Histoire de France 1547-1572 (Volume 11/19)
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Title: Histoire de France 1547-1572 (Volume 11/19)
Author: Jules Michelet
Release date: May 20, 2013 [eBook #42744]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
Credits: Produced by Mireille Harmelin, Eline Visser, Christine P.
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HISTOIRE DE FRANCE
PAR
J. MICHELET
NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
TOME ONZIÈME
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
1876
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
Dans cette préface, qui véritablement est plutôt une conclusion, je dois des excuses à la Renaissance, à l'art, à la science, qui tiennent si peu de place dans ce volume, mais qui reviendront au suivant.
Je m'y arrête à peine au règne d'Henri II. Mais, dès ce règne même, sinistre vestibule qui introduit aux guerres civiles, tout souci d'art et de littérature était sorti de mon esprit.
Mon cœur avait été saisi par la grandeur de la révolution religieuse, attendri des martyrs, que j'ai dû prendre à leur touchant berceau, suivre dans leurs actes héroïques, conduire, assister au bûcher.
Les livres ne signifient plus rien devant ces actes. Chacun de ces saints fut un livre où l'humanité lira éternellement. Et, quant à l'art, quelle œuvre opposerait-il à la grande construction morale que bâtit le XVIe siècle?
La forte base, immense, mystérieuse, s'est faite des souffrances du peuple et des vertus des saints, de leur foi simple, dont la portée hardie leur fut inconnue à eux-mêmes, enfin de leurs sublimes morts.
Tout cela infiniment libre. Mais une école en sort qui fait du martyre une discipline et une institution, qui enferme dans une formule la grande âme brûlante de la révolution religieuse. Cette âme y tiendra-t-elle? La liberté, qui fut la base, va-t-elle reparaître au sommet?
Voilà les questions qui m'ont troublé jadis. La voie était obscure et pleine d'ombre; je voyais seulement, au bout de ces ténèbres, un point rouge, la Saint-Barthélemy.
Mais maintenant la lumière s'est faite, telle que ne l'eût aucun contemporain. Tous les grands acteurs de l'époque, et les coupables mêmes, sont venus déposer, et on les a connus par leurs aveux. Philippe II s'est révélé, et, grâce à lui, l'Escurial est percé de part en part. Le duc d'Albe s'est révélé, et nous avons sa pensée jour par jour, en face de celle de Granvelle. Nous connaissons par eux leur incapacité, leur vertige et leur désespoir au moment de la crise. Le duc d'Albe était perdu en 1572, près de devenir fou. Il faisait prier pour lui dans toutes les églises, consultait les sorciers, implorait un miracle ou du Diable ou de Dieu. Le 10 août, ce miracle lui fut promis pour le 24.
Les tergiversations de la misérable cour de France, qui si longtemps voulut, ne voulut pas et voulut de nouveau (poussée par ses besoins, par le riche parti qui lui faisait l'aumône), et qui prit à la fin du courage à force de peur, tout cela n'est pas moins clair aujourd'hui, lucide, incontestable. Ce que le Louvre avait pour nous d'obscur s'est trouvé illuminé tout à coup par cette foule de documents nouveaux qui, d'Angleterre et de Hollande, de Madrid, de Bruxelles, de Rome, d'Allemagne même et du Levant, sont venus à la fois pour l'éclairer. Et, de tant de rayons croisés, une lumière s'est faite, intense, implacable et terrible.
Et qu'a-t-on vu alors? Une grande pitié. Ni l'Espagne, si fière, ni la grande Catherine (que tous méprisaient à bon droit), ne savaient où ils allaient ni ce qu'ils faisaient. Ils cherchent, ils tâtent, ils heurtent. Ils donnent le spectacle très-bas de ces tournois d'aveugles qu'on armait de bâtons, et qui frappaient sans voir. Ils marchent au hasard et tombent, puis jurent, se relevant, qu'ils ont voulu tomber.
Une telle lumière est une flamme, et rien n'y tient; tout fond. Ces majestueux personnages, réduits à leur néant, s'évanouissent, s'abîment, disparaissent, comme cire ou comme neige. Et il ne resterait qu'un peu de boue, si, de tant de débris, un objet n'échappait, ne s'élevait et ne dominait tout, la figure triste et grave d'un grand homme et d'un vrai héros.
Je ne suis pas suspect. Je ne prodigue guère les héros dans mes livres. Mais celui-ci est le héros du devoir, de la conscience.
J'ai beau l'examiner, le sonder et le discuter. Il résiste et grandit toujours. Au rebours de tant d'autres, exagérés follement, celui-ci, qui n'est point le héros du succès, défie l'épreuve, humilie le regard. La lumière électrique, la lumière de la foudre, dont il fut traversé, pâlit devant ce cœur, où rien, au dernier jour, ne restait que Dieu et Patrie.
«Une seule objection, dira-t-on. Cette joie héroïque dont vous faisiez ailleurs le premier signe du héros, elle ne fut point en Coligny. Tout ce que dit l'histoire, tout ce que dit le funèbre portrait, montre en cet homme redoutable un ferme juge du temps, mais plein de deuil, triste jusqu'à la mort.»
Nous l'avouons, par cela il fut homme. Blessé? Plus qu'on ne saurait le dire, à la profondeur même de l'abîme des maux du temps. Qui s'en étonnera? Nul, après trois cents ans, ne pourra seulement les lire, que lui-même n'en reste blessé!
Mais c'est aussi en lui une grandeur d'avoir toujours vu clair par-dessus la nuit et le deuil, d'avoir gardé si nette la lumière supérieure.
Les vrais héros de la France ont cela de commun, que les uns inspirés, les autres réfléchis (comme fut l'amiral), sont éminemment raisonnables. Coligny, quoique fort cultivé, lettré, théologien, quoique gentilhomme et retardé par cette fatalité de classe, allait s'affranchissant et de ses préjugés et de ses docteurs. Sauf un moment d'hésitation chrétienne à l'entrée de la guerre civile, il ne vacilla nullement, comme on l'a dit; il fut ferme et libre en sa voie.
Homme de batailles, il haïssait la guerre. Il y fut superbe, indomptable, dédaigneux pour cette fille aveugle, tant flattée, la Victoire. Il la mena à bout, ne quitta l'épée que vainqueur, après avoir conquis non-seulement la paix et la liberté religieuse (1570), mais les volontés mêmes de l'ennemi et l'avoir vaincu dans son propre cœur. Charles IX (les actes le prouvent), pendant près de deux ans, suivit la voie de Coligny.
Ce grand esprit, si sage, avait vu à merveille la chose essentielle, que la France, dans sa pléthore nerveuse et son agitation, voulait s'extravaser au dehors. Et il lui ouvrait l'Amérique et les Pays-Bas, c'est-à-dire la succession espagnole. Il ne se trompa nullement. Seulement (comme Jean de Witt un siècle après) il eut raison trop tôt. Ses projets furent repris, dès le lendemain de sa mort, par ceux qui l'avaient tué.
C'était un très-grand citoyen et fort libre de son parti même. Lorsque les protestants, ayant le couteau à la gorge, se virent forcés d'appeler l'étranger, il résista autant qu'il put, et tant qu'il en faillit périr.
Sa netteté, son admirable cœur, apparurent à sa mort, quand on lut ses papiers secrets, et que ses meurtriers confus virent ce conseil au roi de se défier de l'Angleterre protestante autant que de l'Espagne catholique.
Grande consolation pour nous, dans cette histoire, de voir la nature humaine tellement relevée ici! de voir marcher si droit, parmi l'aveuglement de tous, ce pur et ferme cœur qui ne regarde que la conscience. Les défaites des siens, leurs folies, leurs destructions, rien ne l'entame. Il va à son but. Quel? une grande mort,—qui semble perdre, mais sauve au contraire son parti.
Car la fille de Coligny, veuve par la Saint-Barthélemy, épousera Guillaume d'Orange. Car la France protestante, de sa blessure féconde, engendre la France hollandaise. Car ce malheur immense, au sein des meilleurs catholiques, mit le regret, l'amour des protestants. «Dès ce jour, dit l'un d'eux, sans connaître leur foi, j'aimai ceux de la Religion.»
De sorte que ce grand homme a réussi, même selon le monde. Par sa mort triomphante, il gagna plus qu'il ne voulait.
Voilà la pensée de ce livre. Et plût au ciel qu'elle nous eût profité aussi à nous, que ces grands cœurs, si riches, nous eussent donné quelque peu d'un tel souffle, et mis dans notre aridité un rien de leurs torrents!
Que si notre temps, si loin de ce temps, et si peu préparé à retrouver l'image de ces grandeurs morales, s'en prenait à l'histoire, l'histoire lui répondrait ce que le jeune d'Aubigné dit un jour dans le Louvre à Catherine de Médicis, qui le voyait debout et si peu plié devant elle: «Tu ressembles à ton père!...
—Dieu m'en fasse la grâce!»
1er mars 1856.
Dans le prochain volume, qui me ramène aux lettres et aux sciences et ferme le XVIe siècle, on trouvera une Critique générale des sources historiques, de ce grand siècle si fécond, mais si trouble. Une partie des notes que je donnerais aujourd'hui reviendrait dans cette Critique. Je les ajourne jusque-là.
Qu'il me suffise ici d'indiquer les principales sources manuscrites où j'ai puisé, et qui m'ont donné spécialement les causes et précédents, très-peu connus, de la Saint-Barthélemy: Lettres de Morillon à Granvelle (c'est, jour par jour, l'histoire du duc d'Albe, celle des rapports de Bruxelles et de Paris).—Lettres inédites de Catherine de Médicis.—Extraits des lettres de Pie V, Charles IX, etc., tirés des archives du Vatican (en 1810), etc.
HISTOIRE DE FRANCE
AU XVIe SIÈCLE
CHAPITRE PREMIER
HENRI II—LA COUR ET LA FRANCE—AFFAIRE DE JARNAC
1547
Plus ferme foy jamais ne fut jurée
À nouveau prince (ô ma seule princesse!)
Que mon amour, qui vous sera sans cesse
Contre le temps et la mort assurée.
De fosse creuse ou de tour bien murée
N'a pas besoin de ma foy la fort'resse,
Dont je vous fis dame, reine et maîtresse,
Parce qu'elle est d'éternelle durée!
Le nouveau règne nous met en plein roman. L'Amadis espagnol, tout récemment traduit, imité, commenté, est sa bible chevaleresque. L'Amadis est bien plus que lu et dévoré, il est refait en action. Henri II rougit presque d'être fils de François Ier; c'est le fils du roi Périon, c'est le Beau Ténébreux. La réalité et l'histoire sont enterrées à Saint-Denis, et libres, grâce à Dieu nous entrons au pays des fées.
Où n'atteindrons-nous pas? Les médailles du temps, les emblèmes et devises ne parlent que d'astres et d'étoiles. La conquête du monde est assurée; mais qu'est-ce que cela? Sur de charmants émaux, un coursier effréné emporte Diane et Henri, aux nues? au ciel? On ne saurait le dire.
À la salamandre éternelle qui régna trente années, au soleil de François Ier, dont sa sœur fut le tournesol, un autre astre succède, la lune, romanesque, équivoque, de douteuse clarté. La Diane d'ici, en son habit de veuve, de soie blanche et soie noire, nous représente la Diane de là-haut, comme elle, et changeante et fidèle. La mobile influence qui régit les femmes et les mers, qui donne les marées et parfois les tempêtes, fait nos destinées désormais. Elle en a le secret et nous promet de grandes choses. Sous le croissant, on lit le calembour sublime: «Donec totum impleat orbem.» (Il remplira son disque; ou, remplira le monde.)
Nouvelle religion, galante, astrologique. Malheur à qui n'y croit! C'est la Diane armée et prête à frapper de ses flèches. Voyez-la à Fontainebleau, sous son double visage: là, céleste et dans la lumière; ici, la Diane des flammes, infernale, et la sombre Hécate. Ainsi la fable nous traduit le roman, et le met en pleine lumière. L'Amadis espagnol s'éclaire du reflet des bûchers.
Nous ne sommes pas, croyez-le, dans un monde naturel, c'est un enchantement, et c'est par suite de violentes féeries et de coups de théâtre qu'on peut le soutenir. Cette Armide de cinquante ans, qui mène en laisse un chevalier de trente doit tous les jours frapper de la baguette. À ce prix elle est jeune; je ne sais quelle Jouvence incessamment la renouvelle. Elle bâtit, abat, rebâtit, s'entoure de tous les arts. Elle lance la France dans d'improbables aventures. Des princes de hasard, les Guises, vont agir sous sa main, éblouir, troubler et charmer. Surprenants magiciens, s'il reste un peu de sens, ils sauront nous en délivrer. La France, décidément romanesque, espagnole, les remerciera de ses pertes.
Et d'abord elle se trouve riche à la mort de François Ier. L'argent abonde pour les fêtes. Trois fêtes coup sur coup. Fête de l'enterrement, splendide, immense, et noblement tragique, où l'on jette les millions. Fête du sacre, de royale largesse, où le roi comblera ses preux. Fête d'un combat à outrance, d'un jugement de Dieu, celle-ci sombre, sauvage et sanglante, où toute la France est invitée.
En attendant, des voyages rapides, qui sont des fêtes eux-mêmes, la vie des chevaliers errants, dans nos forêts, de château en château, et par les arcs de triomphe. Le vieil ami du roi, le connétable, le prend, le mène aux délices d'Écouen, de l'Île-Adam, de Chantilly. Mais Diane le garde à Anet. Là, entouré des Guises, enivré de fanfares, d'emblèmes prophétiques et du rêve de la conquête du monde, les yeux fermés, il donne les actes décisifs par lesquels l'idole signifie sa divinité.
Le premier étonna. Pendant que le feu roi, à peine refroidi, faisait son lugubre voyage de Rambouillet à Saint-Denis, vingt jours après sa mort, on souffleta son règne, on avertit la France qu'elle entrait dans un nouveau monde, hors des anciennes voies, hors de toute voie, de toute tradition, qu'on supprimait le temps, qu'on retournait d'un saut au roi Arthur, à Charlemagne.
Nos rois, nos parlements, suivaient, dès le XIIIe siècle, la grande œuvre du droit. Récemment Charles VIII, Louis XII et François Ier, avaient écrit, rédigé nos Coutumes. Cujas mettait en face le droit romain, et le grand Dumoulin recherchait l'unité du nôtre. Cette révolution se réclamait du roi, se rapportait au roi, cherchait en lui sa force. Mais voilà que le roi la dément et la répudie, et n'en veut rien savoir: tout le travail des lois, il le met sous les pieds. Il réclame le droit de la force, le bon vieux droit gothique, la sagesse des épreuves, la jurisprudence de l'épée. Saint Louis, tant qu'il peut, entrave le duel juridique; Henri II (dans le siècle de la jurisprudence!) l'autorise, le préside et l'arrange; il fait les lices, lance les champions, selon la forme antique: Laissez-les aller, les bons combattants!
Une révolution si grave se fait par trois lignes informes, sans signature, au bas d'un chiffon de défi.
Toutefois, avec ce mot: Fait en Conseil royal. Et signé Laubespin (le nom du secrétaire d'État).
Et quel est ce conseil? Fort inégalement partagé entre l'ami et la maîtresse, entre le connétable qui paraît mener tout, et Diane, présente, agissante, par ses hommes, les Guises, qui emportent tout en effet. Montmorency gouverne à la condition d'être gouverné.
L'acte bizarre dont il s'agit, supposant que ce droit barbare était la loi régnante, obligeait le sire de Jarnac de répondre au défi du sire de la Châtaigneraie.
Jarnac, beau-frère de la duchesse d'Étampes, de la maîtresse qui s'en va avec François Ier. La Châtaigneraie, une épée connue par les duels, un bras de première force, un dogue de combat, nourri par Henri II.
La jeune maîtresse du vieux roi avait trop provoqué cela. Dix ans durant, elle avait harcelé la grande Diane, en l'appelant la vieille. Il y avait chez François Ier, entre ses domestiques, valets privés et rimeurs favoris, une fabrique d'épigrammes contre la maîtresse de son fils. Un jour, on lui offrait des dents; une autre fois on lui conseillait d'acheter des cheveux. Ces fous criblaient à coups d'épingle une femme de mémoire implacable, qui allait être plus que reine, et le leur rendre à coups d'épée.
Il était bien facile de perdre la duchesse d'Étampes. D'abord, elle avait été, comme le malheureux disgracié Chabot, comme Jean Du Bellay, favorable à toutes les idées nouvelles. Elle avait une sœur protestante, connue pour telle, et exaltée.
Ensuite on avait monté contre elle de longue date une machine directe et efficace, par quoi sa tête ne tenait qu'à un fil. On avait dit, répété, répandu, qu'elle avait trahi le roi au traité de Crépy, que sans elle nous aurions vaincu, que c'était elle qui avait amené l'ennemi à dix lieues de Paris. Bruit absurde, comme le prouve Du Bellay, mais d'autant mieux avalé par l'orgueil national, qui y trouvait consolation.
Elle aurait péri sans les Guises. Déjà les gens de loi étaient lancés sur un homme qui lui appartenait et qu'on disait agent de sa trahison. Cet homme intelligent se garda bien de disputer; il donna un château aux Guises. Ceux-ci dès lors ajournèrent tout.
Ils dirent que ce n'était rien de tuer la duchesse, qu'il fallait la désespérer, qu'on ne commençait pas la chasse par les abois, qu'il valait mieux d'abord que la bête harcelée, mordue, sentît les dents, qu'elle eût la peur et la douleur, qu'elle versât surtout ces amères et suprêmes larmes qui prouvent la défaite et demandent merci.
La victime pouvait être mordue à deux endroits, à un d'abord. Elle avait en Bretagne un mari de contenance qu'elle tenait là en exil, comme gouverneur de la province. Il avait accepté la chose pour un gros traitement. Mais elle palpait ce traitement et le gardait. Cela, vingt ans durant. Ce mari, voyant le roi mort et sa femme perdue, éclate alors, crie au voleur, la traîne au parlement. Voilà les deux époux qui se gourment dans la boue, et avec eux la mémoire du feu roi. Diane y jouit fort, au point qu'elle envoya Henri II, le roi, aux juges, aux procureurs, dans cette sale échauffourée, pourquoi? pour assommer une femme qui se noyait déjà.
Autre endroit plus sensible encore où on pouvait lui enfoncer l'aiguille, piquer la malheureuse, sans qu'elle pût crier seulement. Pendant vingt ans, maîtresse d'un roi malade, et tristement malade, elle avait eu sans doute des consolations. La cour malicieuse pensait que le consolateur devait être Jarnac, beau grand jeune homme, élégant, délicat, que la duchesse d'Étampes, pour l'avoir toujours près d'elle, avait donné pour mari à sa sœur. Jarnac faisait beaucoup de dépenses, menait grand train quoique son père, vivant et remarié, ne pût être bien large. Il était trop facile de deviner qui fournissait.
Cela compris, senti, il fallait bien se garder de la tuer. Son ennemie, pour rien au monde, ne lui aurait coupé la tête; elle pouvait lui percer le cœur.
On n'eût pas la patience d'attendre la mort de François Ier. Un an ou deux avant, on mit les fers au feu, Le Dauphin, instrument docile, lança l'affaire brutalement par un mot qu'il dit à Jarnac: «Comment se fait-il qu'un fils de famille dont le père vit encore peut faire une telle dépense, mener un tel état?» Le jeune homme, surpris, se crut habile et parfait courtisan en répondant une chose qu'il croyait agréable, disant que sa belle-mère l'entretenait, ne lui refusait rien. Mot équivoque, qui semblait faire entendre que Jarnac imitait l'exemple du Dauphin, avait la femme de son père.
Ce mot tombé à peine, le Dauphin le relève, le répète partout, et dans ces termes: «Il couche avec sa belle-mère.»
Un tel mot, et d'un prince, va vite. Il alla droit au père de Jarnac, du père au fils. Sous un tel coup de foudre, le jeune homme osant tout, bravant tout, rois et Dauphins, jura que quiconque avait ainsi menti était un méchant homme, un malheureux, un lâche.
Tout retombait d'aplomb sur la tête du prince.
Un roi ne se bat pas, ni un prince, un Dauphin. Mais ils ne manquent guère d'avoir des gens charmés de se battre pour eux. Henri en avait, et par bandes. Grand lutteur et sauteur, aimant l'escrime, il choisissait ses amis sur la force du poignet, la vigueur du jarret, la dextérité du bretteur.
Le spécial ami du Dauphin était un homme fort, bas sur jambes et carré d'échine, admirable lutteur, d'une roideur de bras à jeter par terre les lutteurs bretons. Il avait vingt-six ans, et déjà il s'était signalé à la guerre, surtout à Cérisoles. Quoique bravache, il était brave, et se portait pour le plus brave. Il courait les duels, défiait tout le monde. Cela en avait fait un personnage. Du reste, sans fortune et cadet, il se faisait appeler, de la seigneurie de son aîné, le sire de la Châtaigneraie. Il traînait après lui (aux dépens du Dauphin) une meute de gens comme lui.
Le Dauphin n'eut aucun besoin de lancer la Châtaigneraie. Dès qu'il entendit parler de l'affaire, il la fit sienne. Il soutint que c'était à lui que Jarnac avait dit la chose, qu'il la lui avait dite cent fois, et lui défendit de dire autrement.
Jarnac avait quelques années de plus que la Châtaigneraie, était beaucoup plus grand, long, délicat et faible. L'autre, même sans armes, dit l'inscription mémorative du combat, l'aurait défait, anéanti.
Et cependant que faire? La Châtaigneraie demandait le combat; il avait fait grand bruit et s'était adressé au roi (c'était encore François Ier), qui défendit de passer outre. Combien de temps l'affaire fut-elle suspendue? Nous l'ignorons. Mais les mots ironiques, les gestes de mépris, les affronts, ne furent pas suspendus. Car le 12 décembre 1546, ce fut Jarnac qui, ne pouvant plus vivre, demanda au roi de combattre. Le roi répondit qu'il ne le souffrirait jamais.
François Ier mort (le 31 mars), quelle est la première affaire de la monarchie? La grande guerre d'Allemagne apparemment, les secours promis aux protestants? Non, nous avons bien autre chose à faire. Charles-Quint les bat à Muhlberg. La grande affaire, c'est le duel, la mort de Jarnac, la vengeance de femme.
Un mot dit pendant le combat nous autorise à croire que Jarnac, alarmé, se voyant si forte partie (et derrière le roi même), fit l'humiliante démarche d'aller trouver son ennemie Diane et qu'il essaya de la fléchir. Grande simplicité. Il était trois fois condamné. Comme amant de la duchesse d'abord, mais aussi comme étant Chabot du côté paternel, cousin de l'amiral Chabot, et par sa mère des Saint-Gelais, parent du poète de ce nom, comme tel, affilié peut-être à cette damnable fabrique d'épigrammes contre la vieille, dont nous avons parlé.
La grande dame paraît lui avoir dit, avec sa froideur apparente, qu'elle n'y pouvait rien, que le vin était tiré et qu'il fallait le boire, qu'il n'y avait pas de remède, puisque le roi personnellement était en jeu et qu'il ne céderait jamais.
Nul moyen d'en sortir que de s'humilier, de ne plus démentir l'inceste, de confirmer l'outrage sur le front de son père, de rester le plastron du roi et l'amusement de la cour.
Celle-ci y comptait, et l'on s'en amusait d'avance. Tout était arrangé pour donner à l'affaire une publicité effroyable. On en avait fait une fête; le roi voulait y présider et donner ce régal aux dames.
Henri II avait fait dresser les lices au centre de la France, près de Paris, sur l'emplacement admirable de Saint-Germain. Ce lieu unique, même avant qu'on bâtît la terrasse d'une lieue de long, a toujours été un théâtre et le plus beau de nos contrées. Le plateau triomphal d'où la forêt regarde la Seine aux cent replis reçut toute la France. Paris y vint, bruyant et curieux; marchands et artisans, bourgeois et compagnons de tout état, les deux grands peuples noirs, la robe et l'université, celle-ci spécialement très-aigre et mécontente. Mais le plus curieux, ce fut la foule de la pauvre noblesse qui, du 23 avril au 10 juillet, dans ces deux mois et demi, eut le temps de venir de toutes les provinces.
Étrange elle-même et vrai spectacle pour la cour. On se montrait ces figures d'un autre âge, ces nobles revenants, dont tels pourpoints dataient de Louis XII et tels chevaux boitaient depuis Pavie. Le tout, couché dans la forêt, et, parmi les cuisines odorantes, déjeunant de pain sec, buvant au fleuve, faisant sur l'herbe leur sobre et pastoral banquet.
On devinait assez leurs pensées sérieuses. La première pour le mort, déjà bien oublié de la nouvelle cour. Où donc était ce bel acteur, ce grand homme au grand nez, de noble épée, de haute mine, qui, jusqu'au dernier jour (malgré les ans, malgré Vénus, si cruelle plus lui), avait représenté la France? Que de choses couvertes par sa fière attitude, sa grâce et son besoin de plaire, que dis-je! par le souvenir de ses folies, passées toutes en légendes. Magnifique hâblerie, noble farce! tout était fini, rentré dans la coulisse, et la scène était vide.
Le dernier règne, au milieu de ses fautes et de ses discordances, avait eu, au total, une harmonie fictive qui depuis avait disparu: la royauté moderne sous un roi chevalier.
Tant fausse que fût cette chevalerie, elle imposait. Aux choses on opposait les mots. Si la noblesse se plaignait du gouffre dévorant de la cour, des justices seigneuriales anéanties, on répondait par les victoires du roi, Marignan, Cérisoles. Une police s'était créée, secrète, d'honorables espions, qui, de chaque province, écrivait aux clercs du secret. Ces secrétaires du roi, les tribunaux du roi, un vaste établissement despotique, s'était formé, et tout au profit de la cour. La noblesse pourtant du roi-soldat avait tout enduré. Lui mort, tout cela apparaissait nouveau, et désormais intolérable.
Mais, à part le gouvernement, hors de son action, une autre révolution s'était faite, plus grande encore. En moins de cinquante ans, l'argent multiplié, et, partant, avili, avili comme annulé la rente; rentiers et créanciers recevaient beaucoup moins, et tout objet à vendre coûtait plus cher. On ne pouvait plus vivre. Hutten, longtemps auparavant, le dit déjà. La noblesse agonisait dans ses manoirs ruinés. Et, pour comble, elle s'était énormément multipliée; les cadets, qui jadis ne se mariaient pas, s'éteignaient au couvent ou à la croisade, avaient fait souche (de mendiants). Quelle ressource? la domesticité. Les plus adroits s'accrochaient aux seigneurs, vivaient de miettes, léchaient les plats. Mais la plupart étaient trop fiers encore, maladroits et sauvages; drapés dans leur manteau percé, ils mouraient de faim noblement.
Beaucoup pourtant se réveillèrent à cette grande occasion. Ils firent ressource de leurs restes et de tout. Ils voulurent voir la royauté nouvelle, la cour, l'abîme où s'absorbait la France.
Les longs préparatifs, les interminables cérémonies qu'on avait exhumées des livres de chevalerie, la pédantesque érudition qu'on mit à reproduire dans leurs détails ces vieilleries gothiques, leur donnèrent le loisir de regarder, de s'informer, et, les yeux dans les yeux, de percer cette odieuse cour de leurs tristes et haineux regards.
CHAPITRE II
LE COUP DE JARNAC—10 JUILLET
1547
Le roi d'abord, quand on le démêlait dans la foule brillante, étonnait, attristait à le voir. Quoique grand, fort et bien taillé, il n'était nullement élégant. Son teint, sombre, espagnol, faisait penser à sa captivité, rappelait l'ombre du cachot de Madrid, et ses grosses épaules en portaient encore les basses voûtes. Visage de prison. On y sentait aussi l'ennui que son joyeux père avait eu de faire l'amour à la fille du roi bourgeois, la bonne et triste Claude.
Au total, point méchant, mais lourdement bonasse et dépendant (voir le buste du Louvre). On comprend qu'un tel homme, une fois lié et muselé, on put le mener loin; que, né chien, pour plaire à ses maîtres, il put devenir dogue, et de ces cruels bouledogues qui mordent sans savoir pourquoi.
Mais il y avait aussi, dans la figure vivante, une chose que ne dit pas le buste. Le spirituel envoyé d'Espagne, le très-fin diplomate Simon Renard, l'exprime d'un seul mot que tout le monde comprenait alors: «Il est né saturnien.» Saturne, en alchimie, c'est le lourd, vil et plat métal, le plomb. Astrologiquement, Saturne est l'astre sinistre des naissances fatales, des natures malheureuses, des vies qui doivent mal tourner, à elles-mêmes pesantes, pour les autres malencontreuses, de guignon, de triste aventure.
Celui-ci, être relatif, n'était que par rapport à un autre être un astre supérieur. L'astre rassurait peu. Dans son portrait probable (Musée de Cluny), Diane effraie plutôt de son apparente froideur. Fille du Rhône, mais longuement attrempée de sagesse normande, elle mit la froideur dans les mots, dans la noble attitude. Et les actes n'en étaient que plus violents.
Combien elle était redoutée, on le voyait par le servile effort de la reine italienne, la jeune Catherine de Médicis, qui ne regardait qu'elle, et tâchait d'attraper un mot ou un sourire. Elle n'y perdait pas ses peines, et on la rassurait. Ces deux femmes étaient un spectacle pour les austères provinciaux qui ne comprenaient rien à ce partage d'une impudente intimité.
L'audace de Diane et son mépris de tout sentiment public, de toute opinion, apparaissaient en une chose, c'est que, par dessus tous les dons dont nous parlerons tout à l'heure, elle s'était fait donner un procès—avec qui? Avec toute la France.
Elle se fit donner (sous le nom de son gendre) la concession vague, effrayante, de toutes les terres vacantes au royaume. Or il n'y avait pas un seigneur, pas une commune, qui n'eût près de soi quelqu'une de ces terres vacantes et n'y prétendît quelque droit.
Un quart peut-être de la France était ainsi désert, inoccupé, vacant, litigieux.
On réclamait ce quart. On menaçait d'un coup deux ou trois cent mille ayants droit. On leur suspendait sur la tête cet immense procès où l'on était sûr de gagner.
Telle apparut la cour, le 10 juillet au matin, pompeusement rangée sur les estrades de Saint-Germain. On fut très-matinal. Dès six heures, tous siégeant, les lices étaient ouvertes, et l'on procédait aux cérémonies. Le combat n'eut lieu que le soir, fort tard, presque au soleil couché.
Nous avons heureusement un long récit de cette journée, authentique, un procès-verbal dressé par ceux qui virent de près, par les hérauts. Vieilleville y ajoute des faits essentiels, et Brantôme, qui est ailleurs de si faible autorité, mérite ici quelque attention, étant neveu de l'un des combattants, et sans doute informé très-particulièrement de cet événement de famille.
Donc, dès six heures, Guienne, le héraut, alla chercher l'assaillant, la Châtaigneraie, qui entra dans les lices à grand bruit de trompettes et tambours, conduit par son parrain François de Guise, et par ceux de sa compagnie, trois cents gentilshommes, vêtus à ses couleurs, fort éclatantes, blanc et incarnat. Il honora le camp par dehors et en fit le tour. Puis, il fut reconduit solennellement à son pavillon, d'où il ne bougea plus.
Quel était donc ce prince qui faisait son entrée dans un tel appareil? Un cadet de Poitou qui était venu en chemise. «Il y avoit déjà cinq semaines, dit Vieilleville, qu'on voyoit la Châtaigneraie faisant une piaffe à tous odieuse et intolérable, avec une dépense excessive, impossible, si le roi qui l'aimoit ne lui en eût donné le moyen.» Odieuse, en effet, intolérable, lorsque c'était le juge qui prenait si scandaleusement fait et cause pour un des partis.
Si la tête avait tourné complétement à la Châtaigneraie, on ne peut s'en étonner. Fou de sa fatuité propre, il l'était encore plus de la folie commune. Le temps n'existait plus, l'affaire était finie avant de commencer, Jarnac était tué, dans son esprit, et il ne s'occupait que du triomphe. Il allait par la cour invitant tout le monde à son souper royal, les grands, les princes. Un Bourbon refusa.
Un autre des Bourbons, le duc de Vendôme, fort opposé aux Guises, voulut relever le pauvre Jarnac, et demanda à être son parrain; mais le roi le lui défendit. Jarnac n'eut de parrain que Boisy, le grand écuyer, de cette famille des Bonnivet, une famille tombée, éclipsée. Vendôme, indigné d'une partialité si manifeste et si grossière, se leva, et les princes du sang le suivirent.
Depuis deux mois Jarnac s'était préparé à la mort, et il avait fait de grandes dévotions. Toutefois, pour ne négliger rien, il avait fait venir un renommé maître italien qui savait des bottes secrètes et pouvait dérouter un bretteur de profession. Cet Italien s'informa, observa; il sut que la Châtaigneraie gardait un bras quelque peu roide d'une ancienne blessure, et il dressa là-dessus son plan de campagne.
Jarnac, étant l'assailli, avait droit de proposer les armes. La question était de savoir s'il valait mieux pour lui proposer les armes gothiques, embarrassantes et lourdes, du XVe siècle, ou celles, plus légères, qu'on portait au XVIe. En droit, puisqu'on renouvelait tout le vieil appareil, il pouvait exiger aussi les vieilles armes, comme on les portait aux combats de ce genre cent ans ou deux cents ans plus tôt. L'autre parti ne s'y attendait pas. Il n'aurait jamais deviné que le plus faible demandera ces armes pesantes. Brantôme assure pourtant que la Châtaigneraie trouva dans leur roideur un obstacle qui gêna les mouvements du bras jadis blessé.
Du reste, l'Italien comptait si peu sur le succès de ce moyen, qu'à tout hasard il en avait enseigné à Jarnac un autre, connu en Italie. Il lui dit d'exiger deux dagues, l'une longue attachée à la cuisse, l'autre courte, mise dans les bottines; dernière ressource de l'homme terrassé, qu'on appelait miséricorde, parce qu'au moment de doute où le vainqueur était dessus et attendait qu'il demandât merci, il pouvait du bras libre tirer encore la dague et la lui mettre au ventre.
Les dagues furent accordées, et les cottes de mailles, les longues épées pointues, à deux tranchants. Je ne vois pas qu'on parle de cuissards, ni de grèves; apparemment on les crut trop pesantes, dans cette journée chaude, pour un combat à pied.
La difficulté et la discussion qui fut longue porta sur les gantelets que proposa le parrain de Jarnac, longs et roides gantelets de fer, abandonnés depuis longtemps et curiosités d'un autre âge. Il présentait encore un vaste bouclier d'acier poli, non moins inusité alors, mais admirable pour faire glisser l'épée d'un fougueux assaillant, user la force et la fureur du bouillant la Châtaigneraie.
Tout cela refusé de Guise, son parrain. Les juges du litige étaient les maréchaux de France, et celui qui les présidait, le connétable. Il y avait à parier qu'ils décideraient contre Jarnac, pour Guise (et pour le roi). Cependant, soit par sentiment d'honneur et d'équité pour égaler les chances, soit par entraînement pour céder à la voix publique, les maréchaux pensèrent qu'on devait suivre, mot à mot, les usages des derniers combats, et qu'on ne pouvait refuser les armes usitées alors.
La voix du connétable était prépondérante. Qu'allait-il décider? Nous l'avons vu bien faible et bien servile sous l'autre règne. Celui-ci commençait, et l'on ne savait pas bien encore où pencherait la faveur. Quoique Montmorency fût et parût le premier homme de l'État, quoique nominalement il eût tout dans les mains, il avait vu combien facilement sa grande amie Diane, et ses petits amis les Guises, avaient enlevés Henri II, et de Chantilly, d'Écouen, maisons du connétable, l'avaient emporté à Anet. Il avait vu encore au conseil du 23 avril comme aisément, contre toute vraisemblance, ils tirèrent du roi l'ordre du combat, c'est-à-dire la mort de Jarnac. S'il les laissait ainsi toujours aller, lui-même perdait terre. Homme de paille et simple mannequin, il lui restait d'aller planter ses choux.
Tout cela sans nul doute le mettait pour Jarnac. Et cependant il eût flotté encore, redoutant d'irriter le roi, sans une très-grave circonstance qui bien plus droit encore saisit son cœur et dut lui faire violemment désirer la mort de la Châtaigneraie.
Ce fait, entièrement ignoré, et qu'un rapport de dates nous a fait découvrir, est tel:
Ce même jour du 23 avril où le conseil, de gré ou de force, avait cédé au roi et livré le sang de Jarnac, Montmorency obtint, en compensation sans doute de l'acte insensé qu'il signait, une très-haute faveur personnelle. Le roi lui accorda pour son neveu Coligny les provisions de la charge de colonel de l'infanterie française.
Coligny, il est vrai, était très-digne. C'était un homme de trente ans, d'une gravité extraordinaire, d'une éducation forte et savante, d'une bravoure éprouvée et déjà couvert de blessures. Il avait pris la tâche dure de former nos bandes de pied, largement recrutées d'hommes effrénés et de bandits. Il passait pour cruel, dit un historien, mais sa cruauté a sauvé la vie à un million d'hommes. Ses règlements, base première de nos codes militaires, le constituent l'un des premiers créateurs de l'infanterie nationale.
Un tel neveu était une bonne fortune pour l'intrigant austère (on verra si ce nom était dû à Montmorency). Coligny avait justement la réalité des vertus dont l'autre avait le masque. Il était infiniment utile à celui-ci que la noblesse de province, dont Coligny fut l'idéal, jugeât l'oncle sur le neveu. La parfaite netteté de l'un trompait sur l'autre. On lui faisait honneur du fier génie de Coligny, de ses paroles amères, parfois hautaines, sur la lâcheté du temps. Celle des Guises lui fit mal au cœur quand ils mendièrent une fille de Diane. Et il le dit très-haut.
Les Guises eussent voulu à tout prix biffer ce titre que lui donnait le roi. Ils réussirent à tenir la chose en suspens et sans exécution pendant deux ans, pensant, dans l'intervalle, pouvoir la faire passer à quelque favori. Or, celui du moment était la Châtaigneraie, le roi en était engoué; ils conçurent l'idée bizarre, étrange (sotte sous tout autre roi), de faire donner à ce bretteur, pour prix d'un coup d'épée, une charge qui exigeait un si haut caractère, la plus austère tenue, la moralité la plus grave, charge en réalité de juge militaire, une épée de justice autant que de combat!
Le bruit courut partout que la Châtaigneraie avait la charge, autrement dit, que Coligny ne l'avait plus, que l'on se moquait du connétable, que le parti des vieux était bafoué, que tout passait à la jeunesse, aux Guises.
Il devenait très-essentiel au connétable que la Châtaigneraie fût tué. Il approuva les armes proposées par Jarnac.
D'instinct, il sentait bien qu'il avait la France pour lui, que toute la noblesse de province surtout eût fort mal vu la Châtaigneraie vainqueur et colonel de l'infanterie. Pour son maître, il le connaissait, et jugeait qu'après tout il se consolerait fort vite du grand et cher ami, et, s'il était battu, loin de le plaindre, lui garderait rancune.
La discussion fut très-longue, et ce ne fut que bien tard, au plus tôt à sept heures du soir, qu'elle prit fin. La chaleur de juillet, la fatigue, l'attente, avaient porté au comble l'excitation des spectateurs. Nous avons vu ailleurs (à l'épreuve de Savonarole) le vertige qui saisit les grandes foules dans de tels moments.
Enfin les cris sont faits par les hérauts aux quatre vents. Défense de remuer, de tousser, de cracher, de faire aucun signe.
On les prend dans leur pavillon, on les amène en leur bizarre costume, mêlé de deux époques, qui eût paru grotesque dans un autre moment. Personne, en celui-ci, n'avait envie de rire.
«Laissez-les aller, les bons combattants!» Ce mot dit, ils avancent... Et l'on ne respire plus. On n'eût osé lever les mains au ciel, mais les yeux, les cœurs s'y dressaient.
Les deux figures de fer marchant l'une sur l'autre (de droite, la forte et trapue, et de gauche, la longue), la première se fendit, poussa d'estoc et redoubla... en vain.
La longue, c'était Jarnac, remettant tout à Dieu, et ne se couvrant plus de sa pointe, hasarda un coup de tranchant, déchargea son épée (et peut-être à deux mains) sur le jarret de la Châtaigneraie.
Le coup porta si bien que celui-ci ne saisit pas le moment où Jarnac s'était tellement découvert, et où il eût pu le transpercer. Il chancela et parut ébloyer... Ce qui donna à l'autre facilité de redoubler de telle force et de telle roideur que, cette fois, le jarret fut tranché, et la jambe pendait... Il tomba lourdement à terre.
«Rends-moi mon honneur! dit Jarnac, et crie merci à Dieu et au roi!... Rends-moi mon honneur!» Mais il restait muet.
Jarnac, le laissant là, traverse la lice et s'adresse au roi. Il met un genou en terre: «Sire, je vous supplie que vous m'estimiez homme de bien!... Je vous donne la Châtaigneraie. Prenez-le, Sire! Ce ne sont que nos jeunesses qui sont cause de tout cela...»
Mais le roi ne répondit rien.
Acte cruellement partial. Le vaincu que Jarnac avait épargné aurait pu n'être qu'étourdi, se relever derrière et recommencer le combat. On lui donnait le temps de se remettre et de reprendre force.
Le vainqueur le craignit et revint. Mais il le trouva immobile, perdant son sang. Il se jeta près de lui à genoux, et de son gantelet de fer se battant la poitrine, il dit et répéta: «Non sum dignus, Domine.» Puis, il pria la Châtaigneraie de se reconnaître, de rentrer en lui.
Il était en effet revenu à lui, mais par un accès de fureur. Il se leva sur le genou, empoigna son épée, et, d'un mouvement désespéré, il se ruait sur l'autre. «Ne bouge! lui dit Jarnac, je te tuerai.»—«Tue-moi donc!» Et il retomba.
Ce dernier mot pouvait tenter Jarnac. Qu'allait-il arriver s'il ne le tuait? Que ce furieux, vivant et sans doute sauvé par le roi, ne perdrait pas un jour, une heure, à peine guéri, pour tuer son trop clément vainqueur.
Mais il lui répugnait de tuer cet homme par terre, l'homme du roi d'ailleurs, qui peut-être ne le pardonnerait jamais.
Pour la seconde fois, il retourna au roi... Lamentable spectacle!... et se mit encore à genoux:—«Sire, Sire, je vous en prie, veuillez que je vous le donne, puisqu'il fut nourri dans votre maison... Estimez-moi homme de bien!... Si vous avez bataille, vous n'avez gentilhomme qui vous servira de meilleur cœur. Je vous prouverai que je vous aime et que j'ai profité à manger votre pain.»
Cette prière ne fit rien au roi. Il ne desserra pas les dents; enveloppé d'obstination sauvage, lié de sa parole, sans doute, serf d'esprit et de langue, misérablement enchanté.
Le blessé gisait sans secours. Jarnac, y retournant, le trouva couché dans son sang, l'épée hors de la main. Ému de son état, il lui dit: «Châtaigneraie, mon ancien compagnon, reconnais ton Créateur, et que nous soyons amis.» Il n'exigeait plus rien de ce mourant que de penser à Dieu. Mais, tout mourant qu'il fût, il fit encore un mouvement contre lui. Jarnac, du bout de son épée, écarta celle de cette bête sauvage, épée et dague, emporta tout, remit tout aux hérauts.
On voyait que la Châtaigneraie était fort mal. Il pouvait trépasser. Jarnac, pour la troisième fois, alla au roi: «Sire, au moins pour l'amour de Dieu, prenez-le, je vous en supplie...»
Le connétable, en même temps, descendu dans la lice, était allé voir le corps, et, revenant, il dit: «Regardez, Sire; car il le faut ôter.»
Mais le roi était aussi morne que le blessé. Tout le monde voyait que la vraie partie de Jarnac, c'était le roi, et que rien n'était fait. Un frémissement contenu de fureur et d'indignation, sans être entendu, se voyait sur la foule, et il n'était pas une âme, tant basse et servile fût-elle, qui ne lançât au trône une muette malédiction. Jarnac, électrisé de ce grand flot, et mis au-dessus de lui-même, oublia sa nature de courtisan timide; il fit un coup d'audace qui désignait, marquait à la haine publique son vrai but. Il alla à Diane, s'arrêta devant elle, et, de la lice, sur l'échafaud royal, lui lança cette parole: «Ah! madame, vous me l'aviez dit!»
Trente mille hommes la regardaient... La fascination fut brisée, la terreur reportée sans doute où elle devait être; les écailles tombèrent des yeux du roi: il vit la montagne de haine qui pesait sur elle et sur lui, et, baissant les grosses épaules (qu'on lui voit dans son buste), il jeta à Jarnac ce mot sec: «Me le donnez-vous!»
Et alors le vainqueur, se jetant à genoux pour la quatrième fois: «Oui, Sire!... Suis-je pas homme de bien?... Je vous le donne pour l'amour de Dieu.»
Mais le gosier du roi était comme séché. Il ne put jamais articuler: «Vous êtes homme de bien.» Il éluda cette réparation et dit un mot qui ne touchait que le duel: «Vous avez fait votre devoir, et vous doit être votre honneur rendu.»
La foule n'y regarda pas de si près. Les cœurs se desserrèrent, les poitrines s'ouvrirent. Le mourant était emporté, et l'on attendait avec joie que, selon les anciens usages, le vainqueur, au son des trompettes, fût mené par les lices en triomphe. Il y eût des applaudissements à faire crouler le ciel. Le connétable s'enhardit à parler, et rappela l'usage et ce droit du vainqueur. Mais Jarnac frémit d'un triomphe qui l'aurait perdu pour toujours; il refusa avec beaucoup de force: «Non, Sire, que je sois vôtre, c'est tout ce que je veux.»
On le fit monter alors sur les échafauds devant le roi. Et il se jeta encore à genoux. Henri II avait eu le temps de se remettre et de se composer. Il l'embrassa avec cet éloge forcé: Qu'il avait combattu en César, parlé en Aristote.
Quelques-uns disent qu'il l'adopta vraiment et le prit en faveur. Je ne vois point cela. À la fin de ce règne, je le vois encore simple capitaine à Saint-Quentin, sous Coligny.
Ce qui surprit le plus, c'est que le roi parut oublier parfaitement, ou mépriser plutôt, son grand et cher ami. Il ne lui pardonna pas sa défaite, le laissa dans son agonie sans lui donner le moindre signe. Le malheureux fut si exaspéré de ce dur abandon, qu'il arracha les bandes qu'on mettait à ses plaies, laissa couler son sang et parvint à mourir.
Il avait bu jusqu'au fond le calice par l'outrage du peuple. Dès le soir même, son pavillon, ses tentes, avaient été violemment envahis. Le splendide souper qu'il avait préparé pour son triomphe fut dévoré par la valetaille. Puis la foule survint, renversa les plats et marmites, bouleversa les tables. La vaisselle d'argent, prêtée par les grands de la cour, fut pillée, emportée. Par-dessus les voleurs, une tourbe confuse s'acharna, cassant, brisant, déchirant et trépignant sur les débris.
On vint le dire au roi qui, ayant déjà en lui-même une grande colère contenue, fut trop heureux de pouvoir frapper. Il lança ses archers, sa garde, les soldats de la prévôté. Sur cette foule compacte, sans trier ni rien éclaircir, on tomba des deux mains à coups d'épées, de piques, de masses, de hallebardes. Confusion horrible, étouffement, carnage indistinct dans l'obscurité.
La nuit était fermée et sombre, et la foule s'écoula par la forêt et vers Paris, ne regrettant pas son voyage, malgré ce cruel dénouement. Bien des choses étaient éclaircies, et bien des hommes, jusque-là suspendus, commencèrent à prendre parti, ayant vu la cour d'un côté, la France de l'autre.
Tout ce qu'il y avait de pur, de fier, dans la noblesse de province, d'indomptable et noblement pauvre, fut libre dès cette nuit, cheminant d'un grand souffle, ne sentant plus sur ses épaules cette fascination de la royauté qu'avait exercée le feu roi. Et la religion de la cour, le catholicisme des Guises, de Diane, ne leur pesait guère. Beaucoup se sentirent protestants, sans savoir seulement ce qu'était le protestantisme.
Le petit peuple de Paris, étudiants et artisans, malgré l'horrible averse qui avait signalé au soir la royale hospitalité, quoique plus d'un restât sur le carreau, quoique beaucoup revinssent manchots, boiteux ou borgnes, ce peuple, avec une âpre joie, emportait avec lui un proverbe «le coup de Jarnac,» qui, redit, répété partout et dans tout l'avenir, renouvela sans cesse cette défaite de la royauté.
CHAPITRE III
DIANE.—CATHERINE.—LES GUISES
1547-1559
Quelque dompté, docile, né pour l'obéissance que parût Henri II, une femme de quarante-neuf ans qui gouvernait un homme de trente ne pouvait être rassurée. Elle avait grand besoin de l'occuper de rêves, de projets, de pensées. Il y avait un malheur, c'est qu'il ne pensait point, parlait peu, et ne lisait pas. En attendant la guerre, il fallait le jeter dans les pierres et les bâtiments.
L'art avait déjà décliné. Le siècle, à son milieu, ressemblait fort à Diane elle-même. Il suppléait par la noblesse à ce qui déjà manquait d'agréments. En bâtiment, comme en littérature, commençait le genre noble et le style soutenu. L'effort y est, et la grâce sérieuse. Adieu la fantaisie. Que trouver désormais qui ressemble à Chambord, à l'exquise petite galerie de Fontainebleau? La grande salle de bal (ou d'Henri II), toute grandiose et prophétique en ses mystérieuses allégories, a l'effet d'une immense énigme; on fatigue, on travaille, on sue à tâcher de comprendre.
Diane refit d'abord Anet. Elle occupa le roi à lui bâtir un palais, maison d'intimité, grande, et non gigantesque, parfaitement mesurée aux convenances d'une noble veuve qui afficha toujours ce caractère, et qui d'ailleurs voulait posséder, jouir sur-le-champ. Anet, improvisé par Philibert de Lorme, entre Dreux, Évreux et Meulan, non loin de la grande Seine, mais retiré, sur la petite rivière d'Eure, fut tout en promenoirs, tout en rez-de-chaussée, galeries et terrasses, au milieu des prairies, une maison de conversation. Du reste, nulle plus complète; parc, taillis, bois, garennes, arbres fruitiers, volières, fauconneries, héronnières, tout fut prévu, tout ce qui peut distraire un grand enfant. Cours sérieuses, jardin modique; de petits arcs rustiques s'élevaient à l'entrée des allées principales. Une chapelle, élégante et petite, couronnait et consacrait tout.
L'abondance des eaux, les viviers, les canaux, qui coupaient tout cela, égayaient la maison, plus noble que gaie cependant. Sans les forêts voisines et les distractions de la chasse, le roi y eût trouvé les journées longues. Elle en fit un palais de chasse, et se fit donner, pour mettre à l'entrée, le bas-relief de cerfs, de sangliers, qu'a fait Cellini pour Fontainebleau (V. au Louvre).
Avec cela l'attrait manquait. Qui peut dire ce qui fait l'attrait d'une maison, d'un lieu, d'un paysage? Pourquoi l'empereur Charlemagne fut-il tellement épris du petit lac d'Aix-la-Chapelle, sans pouvoir en tirer ses yeux? Un talisman, dit-on, y attacha son cœur, l'y retint fasciné, amoureux et comme enchanté. Mais qui allait créer pour Anet ce mystère et ce tout-puissant talisman?
C'était peut-être la question du règne.
Il fallait s'avouer les choses. Ce qui rendait surtout la maison sérieuse, c'était l'âge de la dame. Il fallait inventer je ne sais quel miracle de jeunesse éternelle qui troublât l'imagination et lui donnât le change, retînt le cœur ému d'un rêve. Un rêve peut supprimer le temps.
Diane se souvint que sa rivale, dans un problème inverse, voulant raviver un vieillard, avait, jeune elle-même, paré sa chambre et entouré son lit des ravissantes filles sorties du ciseau de Goujon. Mais combien le problème était plus difficile ici, où l'objet aimé, déjà mûr, avait besoin d'illusion, d'une Jouvence puissante, inouïe!
J'aurais voulu être à Anet quand l'imposante veuve y fit venir le maître, lui demanda le talisman qui tromperait le roi, l'histoire et l'avenir.
En parcourant d'abord ce noble palais, un peu morne, Goujon vit et sentit la vraie grâce du lieu, les eaux vives. Le monument, dès lors, dut être une fontaine, où l'immobile image s'aviverait sans cesse du mouvement de ces belles eaux, de leur gazouillement qu'elle a l'air d'écouter.
Le gracieux génie du lieu fut ainsi évoqué du fond des ondes, une Diane, non mythologique, plutôt une fée chasseresse, jeune, fraîche et légère, posée à peine, comme pour respirer un moment. Mais elle y est restée plus longtemps qu'elle ne voulait, au doux murmure des eaux; ses beaux yeux errent et nagent; et elle ne bouge plus, rêveuse, prise elle-même à son enchantement.
Elle est prise, et elle aime... Qui? La forêt sans doute, ou ce beau cerf royal contre qui elle incline, appuyant à son poitrail un bouquet négligé de fleurs. Elle aime, qui encore? Le noble lévrier qu'elle enjambe délicatement sans vouloir le presser, d'une grâce si tendre et si charmante.
L'embarras pour l'artiste fut Diane elle-même. La statue serait-elle, ou ne serait-elle pas un portrait?
Tous les portraits sont fictifs, moins, je crois, un seul, une statue dont je parlerai, et qui ressemble un peu à la Diane de Goujon. Dans celle-ci, il aura gardé quelque chose des traits de la vie, une fugitive et lointaine ressemblance.
Le beau nez, fin, dominateur, qui tombe avec décision et d'une autorité royale, est un trait historique. Le front fort découvert (les cheveux étant relevés de toutes parts) est haut plutôt que large; une résolution peu commune habite là, plutôt qu'une pensée. L'œil si vague serait dur cependant, si la prunelle était sculptée.
Elle est nue, et d'autant plus chaste. Virginale? Non. Elle est parée et riche. Elle a pour vêtement un léger bracelet à son beau bras, et sur la tête un si riche ornement, qu'il vaut un diadème. Tout l'art du monde est dans sa chevelure.
Tant d'art et de parure, et elle est nue! c'est le galant mystère. Celle-ci n'est pas apparemment la Diane inexorable... Si c'était une femme? Cette idée vient et trouble.
L'effet était puissant, magique, dans le jardin des Augustins (Musée des monuments français), sous la feuillée et sous l'azur du ciel. Ciel étroit d'un jardin resserré, monastique, tout entouré d'un cloître. La feuille au vent voilait et dévoilait ce rêve. Mais comment était-elle là, charmante et nue? on se le demandait. La jeune et fière beauté, la main sur son grand cerf, semblait égarée par la chasse, par le hasard, dans ce logis de moines, se reposant de la chaleur du jour, surprise... Mais n'allait-elle pas se lever?
L'histoire est de deux âges. Il y a le noble lai d'amour et le gai fabliau; derrière le poème royal, un rire des vieux noëls. La figure est sévère, vivement résolue, le sein naissant et pur. Mais, à côté, d'autres détails font penser à la veuve. Le charme est mêlé d'ironie.
La grande bête au bois superbe, qu'elle retient mollement sous son bouquet de fleurs, ce cerf à l'œil vide, au front vide, aussi passif que sa forêt, est-ce une bête royale, ou un roi tout à fait? Je lui trouve un air d'Henri II.
L'artiste, pour ce lieu de fête et d'amusement, dans sa gaieté shakspearienne, derrière la belle nymphe, s'est donné le plaisir d'un sombre repoussoir, amusante laideur. Il a soigneusement, avec un art exquis, comme il eût sculpté Vénus même, travaillé avec complaisance un barbet hérissé, non, un triste caniche, noir, poil rude, brèche-dent, qui réclame tout bas, comme ferait au cœur de la belle le souvenir vulgaire d'un vieil attachement, d'une triste amitié de mari, d'un Brézé par exemple, à qui elle promit un deuil invariable, et qui timidement mêle à la fête d'amour quelques gémissements de grondeuse fidélité.
Voilà le monument étrange, idéal et réel, amusant, noble et ravissant, l'enchantement diabolique et divin qui a trompé les cœurs et qui les trouble encore, qui démentit le temps, et qui la maintint belle jusqu'à soixante-dix ans, que dis-je, trois cents ans, jusqu'à nous.
Mais laissons là le rêve, laissons la poésie. Voyons l'histoire et la réalité.
Diane, dite de Poitiers (d'après une prétention de descendre des vieux souverains de Poitou), n'était nullement Poitevine, mais du Rhône, du pays le plus processif de la France, le plus âpre aux affaires, le Dauphiné du Midi. Fille de Saint-Vallier, ce brouillon qui crut changer la dynastie, elle épousa Louis de Brézé, petit-fils de celui qui trahit Louis XI, fils d'un Brézé qui eut une fille de France et qui la poignarda. De tous côtés, il y avait des romans dans sa destinée.
Le sang du Rhône, intrigant, violent, fut considérablement tempéré en elle, et assagi par sa transplantation dans le pays de sapience, en Normandie, où elle passa les meilleures années de sa jeunesse, de quinze à trente. Son mari, homme âgé, Louis de Brézé, était une espèce de grand juge d'épée, sénéchal de Normandie. À la petite cour du sénéchal et de madame la sénéchale, venaient se débattre les affaires féodales qu'on pouvait, de gré ou de force, ramener à la suzeraineté du roi. Belle école d'affaires où elle vit sans doute combien la justice est fructueuse. Il ne faut pas s'étonner si le premier don qu'elle obtint d'Henri devenu roi fut un immense procès.
Elle spécula habilement sur son veuvage, le porta haut, se fit inaccessible, mit l'affiche d'un deuil éternel. Cela lui donna le Dauphin, qui aimait les places imprenables; elle le tenta par l'impossible. Et elle le garda, comment? en ne vieillissant pas.
Beau secret. Et pourtant on peut en donner la recette: Ne s'émouvoir de rien, n'aimer rien, ne compatir à rien. Des passions, en garder seulement ce qui donne un peu de cours au sang, du plaisir sans orages, l'amour du gain et la chasse à l'argent. Un diplomate, connu par sa froideur, en jouait un peu tous les jours pour avoir, disait-il, ces petites émotions, petits désirs, petites peurs, qui achèvent la digestion.
Donc, absence de l'âme. D'autre part, le culte du corps.
Le corps et la beauté, soignés uniquement, non pas mollement adorés, comme font la plupart des femmes, qui les tuent par les trop aimer; mais virilement traités par un régime froid qui est le gardien de la vie. Elle profitait des froides heures du matin, se levait de bonne heure, usait très-largement des rafraîchissements inconnus aux dames d'alors, en toute saison se lavait d'eau glacée. Elle se promenait ensuite à cheval dans la rosée; puis revenait, se remettait au lit, lisait quelque peu, déjeunait. Pour digérer et rire, elle n'avait ni nain, ni chien, ni singe, mais le cardinal de Lorraine, un garçon de vingt ans, fort gai, qui lui servait de femme de chambre et lui contait tous les scandales.
Henri II trouvait bon cela, sachant parfaitement la froideur de sa maîtresse, et regardant d'ailleurs ce petit prêtre comme une femme. Celui-ci y trouvait son compte, et par là se faisait souffrir.
Le meilleur oreiller de la grande sénéchale, c'était son intimité avec la reine, la jeune Catherine de Médicis. Celle-ci lui appartenait; Diane avait la clef de l'alcôve, et quand Henri II couchait chez sa femme, c'est que Diane l'avait exigé et voulu. Cela se vit au moment où Diane et les Guises commencèrent la guerre d'Allemagne, malgré le connétable. Le roi n'osait rien faire contre l'avis de celui-ci. Il fallait faire décider la chose par le conseil, qui était partagé; pour en changer la majorité, on y voyait ajouter un membre. Mais que dirait le connétable? On décida que le roi inopinément nommerait, et, pour constater que la chose était bien de lui seul, spontanée et sans influence, on le fit cette nuit coucher chez sa femme, où il fit le matin la nomination. Ainsi Diane se mit à couvert; la majorité fut changée; ni elle ni les Guises n'en eurent la responsabilité.
Sont-ce tous les services que rendait Catherine? Non; sous François Ier, elle fut sans nul doute plus utile à Diane encore. Et comment? Brantôme nous le dit: Elle s'attacha au vieux roi; elle l'amusa, et le faisait causer, le suivait à la chasse, parmi ses dames favorites, écoutant tout, attrapant des secrets. C'est ainsi que Diane dut être toujours avertie, et à même de déjouer à temps les trames de son ennemie, la duchesse d'Étampes.
Catherine (dans une lettre à Charles IX) loue François Ier d'avoir institué la police, d'avoir eu partout des yeux, des oreilles. Elle-même, selon toute apparence, fut chez François Ier la police de Diane, ses oreilles et ses yeux.
Diane l'aimait tellement, qu'elle seule la soignait en ses couches et dans ses maladies. Une fois que Catherine fut en danger, on la vit troublée, inquiète. Avec raison. Où en eût-elle jamais trouvé une pareille, si servile et si corrompue?
«Mais, dira-t-on, comment la jeune reine s'était-elle à ce point donnée à sa rivale?» Pour la raison très-forte que Diane la protégeait contre l'aversion de son mari, qui l'eût cent fois répudiée.
Quand Clément VII vint en France marier sa petite-nièce, il exigea que le mariage fût fait et consommé de suite, irrévocable, se doutant qu'autrement il ne tiendrait guère. La petite fille de quatorze ans, donnée à un mari de quinze, agréable, douce et docile, ayant beaucoup d'esprit et de culture, fut mal reçue, et lui resta singulièrement antipathique. Pourquoi? Comme roturière, du sang marchand des Médicis? Ou bien pour sa nature menteuse, pour son caractère double et faux? Non, pour un point physique.
Physique, mais de portée morale. On y sentait la mort; son mari instinctivement s'en reculait, comme d'un ver, né du tombeau de l'Italie.
Elle était fille d'un père tellement gâté par la grande maladie du siècle, que la mère, qui la gagna, mourut en même temps que lui au bout d'un an de mariage. La fille même était-elle en vie? Froide comme le sang des morts, elle ne pouvait avoir d'enfants qu'aux temps où la médecine défend spécialement d'en avoir.
On la médecina dix ans. Le célèbre Fernel ne trouva nul autre remède à sa stérilité. On était sûr d'avoir des enfants maladifs. Henri fuyait sa femme. Mais ce n'était pas le compte de Diane; elle avait horriblement peur que, Henri mourant sans enfants, son successeur ne fût son frère, le duc d'Orléans, l'homme de la duchesse d'Étampes. En avril 1543, lorsque Henri partait pour la guerre et pouvait être tué, il dut d'abord tenter un autre exploit, surmonter la nature, aborder cette femme et lui faire ses adieux d'époux.
Le 20 janvier 1544 naquit le fléau désiré, un roi pourri, le petit François II, qui meurt d'un flux d'oreille et nous laisse la guerre civile.
Puis un fou naquit, Charles IX, le furieux de la Saint-Barthélemy. Puis, un énervé, Henri III, et l'avilissement de la France.
Purgée ainsi, féconde d'enfants malades et d'enfants morts, elle-même vieillit, grasse, gaie et rieuse, dans nos effroyables malheurs.
Les républicains de Florence, au siége de cette ville, où elle était fort jeune, l'avaient eue dans leurs mains, et plusieurs, par une seconde vue, voulaient la tuer. Elle parut si basse, qu'on l'épargna. Et telle elle resta, ne sachant même haïr, ne pouvant dire un mot de vérité.
Diane, qui la tenait par la peur, la méprisait tellement, qu'elle trouva bon qu'on la sacrât, qu'on lui fît des médailles, etc. Elle-même, elle avait à Anet, en médaillon de marbre, cette chère reine, pour la toujours voir.
Une autre politique de cette femme avisée fut, ayant déjà l'alcôve, d'avoir aussi la guerre. Elle maria ses filles aux aventuriers militaires d'Ardenne ou de Lorraine, qui, se trouvant entre la France et l'Empire, étaient chefs naturels des bandes d'Allemands qui recrutaient nos armées. La première fille fut donnée aux La Marck, et la seconde aux Guises.
Le petit Charles de Lorraine, qui n'était qu'archevêque, prit à l'avénement le chapeau qu'on demanda à Rome, et l'on y envoya dans un honnête exil les douze cardinaux de François Ier. Tous les Guises entrèrent au conseil. François eut la Savoie, et plus tard l'armée d'Italie, l'entrée aux grandes aventures, le vieux champ des romans de la maison d'Anjou, dont il prit hardiment le nom.
Il n'y avait, après Montmorency, qu'un camarade de jeunesse du roi, Saint-André, qui pût leur faire ombre. C'était un homme de luxe et de bonne chair. Ils le soûlèrent de biens, lui firent donner en gouvernement le centre de la France (Lyon, Bourbonnais, Auvergne, etc.).
La grosse part du gâteau fut naturellement pour la grande sénéchale.
Grande véritablement, énormément rapace, miraculeusement absorbante. La baleine, le léviathan, sont de faibles images. Elle avala Anet et Chenonceaux, le duché de Valentinois. Mais qu'est-ce que cela? Elle avala le don du nouveau règne, exigeant que tout ce qu'on payait pour renouvellement de charges, confirmation de priviléges, etc., lui fût payé à elle-même. Mais qu'est cela encore? une part, et elle voulait le tout. Elle prit la clef même du coffre, destitua le trésorier de France, et en fit un à elle, un voleur prouvé tel à la mort d'Henri II. Mais tant de gens avaient volé avec elle, avec lui, que l'on n'alla jamais au fond.
On prit si vite ce qui pouvait se prendre, que bientôt il ne resta que les places futures. On épia les morts. Ils avaient, dit Vieilleville, des médecins pour tâter le pouls à tous ceux qui avaient des charges, les tenir au courant des maladies, des vacances probables, des affaires qu'on pouvait pousser sur les morts ou sur les vivants.
Trois affaires promettaient les plus beaux bénéfices:
- 1o Les confiscations sur les protestants;
- 2o Les procès pour les terres vacantes;
- 3o La punition des révoltes que produirait le désespoir.
Il y en eut une tout d'abord. Les misérables pêcheurs de Saintonge et du Bordelais, réduits par la gabelle à ne pouvoir plus saler leur poisson, leur unique nourriture, mouraient de faim; ils se soulevèrent. Le gouverneur de Bordeaux fut tué. Occasion splendide d'exploiter ces provinces. On effraya d'abord Bordeaux par les supplices, on pendit, on roua, on força les notables à déterrer le mort avec leurs ongles. On rançonna les survivants. Le fait suivant en dit beaucoup; on se croirait déjà aux beaux jours de Louis XIV, à la révocation de l'édit de Nantes.
Cinq grands seigneurs, dont l'un beau-frère de Saint-André, apportent au maréchal de Vieilleville un brevet par lequel le roi donne à eux et à Vieilleville la confiscation de tous les usuriers et luthériens de Guienne, Limousin, Quercy, Périgord et Saintonge. L'idée première appartenait à un certain Dubois, juge de Périgueux, qui répondait que chacun d'eux en tirerait vingt mille écus. Dubois promettait d'en donner moitié dans un mois. Vieilleville les remercia, mais il tira sa dague, et l'enfonça dans le brevet à l'endroit indiqué où était son nom. Ils rougirent et en firent autant, s'en allèrent sans mot dire.
Il était rare qu'on lâchât prise ainsi. Un riche lapidaire de Tours, qui, chaque année, allait aux foires de Lyon, préparait un magnifique collier pour Soliman. Cela rendit curieux: on s'informa de sa foi, et on ne manqua pas de trouver qu'il était protestant. L'accusateur, prêtre de Lyon, pour assurer l'affaire, s'associa un gentilhomme qui, d'abord, demanda en prêt une grosse somme au lapidaire, puis, refusé, sollicita et obtint sa confiscation. Tout son bien était en pierreries, qui disparurent. Exaspérés, les dénonciateurs le traînent à Paris. Mais là il aurait pu acheter protection. On se hâta de le brûler.
La fructueuse spéculation de vendre des procès était poussée en grand par Diane et les Guises, ouvertement et sans mystère. Nous avons dit que le procès contre le confident de la duchesse d'Étampes fut lancé, puis arrêté par le cardinal de Lorraine, qui reçut de lui une terre. Le grand Guise, François, agit de même dans la révision qui se fit du procès des Vaudois. Grignan, gouverneur de Provence et l'un des massacreurs, se lava en donnant son château de Grignan au tout-puissant François. Selon toute apparence, cette réparation singulière de la persécution par un gouvernement persécuteur n'a d'autre explication que l'appétit de la nouvelle cour pour voler les voleurs du règne précédent. Les vers se mangent l'un l'autre.
Quelque peu porté que l'on soit à s'exagérer l'importance d'un individu dans les grandes révolutions, on est forcé de reconnaître que Diane a pesé cruellement dans nos destinées.
Unie aux Guises, à Saint-André, à tout ce qui volait, elle forma, sous Henri II, la ligue compacte qui, plus tard, au jour des réformes, au jour de la nécessité, se dressa comme un mur contre la justice, rendit tout remède impossible.
Par elle, la fortune des Guises (qui fut notre infortune), ne marcha plus, elle vola. Précipitée, violente, inéluctable, par écueils, par abîmes, cette fortune fantasque emporta la France avec elle.
À ce bizarre roman de la vieille maîtresse se lia le roman de fausse chevalerie, de héros de fabrique, de princerie populaire, et tant de sanglantes farces.
En ce pays de prose, où la vraie poésie est peu sentie, pour poésie on prit le roman.
L'influence espagnole y fit beaucoup sans doute. Mais, même avant cette influence, le roman avait commencé.
Les Guises, assez clairement, avaient livré le mot du leur. Enfants d'un cadet de Lorraine (d'un cinquième fils de René II), ils dédaignèrent, comme on a vu, de s'appeler Lorraine, et prirent le nom d'Anjou. Ils en étaient, par leur aïeule, la mère de René II. Mais se nommer Anjou, c'était promettre plus que les livres de la Table ronde.
Cela commence au frère du roi fou, Charles VI, Louis d'Anjou, qui ruine la France pour manquer l'Italie.
Puis vient le fameux roi René d'Anjou, le bon et le prodigue, souvenir populaire, René roi de Jérusalem, René le prisonnier, délivré par sa femme, etc., etc.
Son fils Jean de Calabre, sa fille Marguerite d'Anjou, la furie d'Angleterre, le petit-fils enfin, René II, à qui les lances des Suisses donnèrent le grand succès de la chute du Téméraire: c'étaient là des légendes propres à troubler l'esprit des Guises. Elles leur furent sans nul doute ressassées par leur ambitieuse mère, par leurs chroniqueurs domestiques. Leurs démarches, toujours hasardées fort au delà de leur situation, furent visiblement en rapport avec ce royal passé dont ils faisaient leur point de départ.
Avec le mot Anjou, ils pouvaient réclamer cinq ou six provinces de France et cinq ou six trônes d'Europe. En attendant, avaient-ils des chemises? Leur père Claude arriva fort nu en France, point apanagé de Lorraine. C'était un bon soldat. On lui donna des postes de confiance, des établissements aux frontières champenoises, picardes et normandes. On supposait qu'il pouvait commander nos Allemands, suppléer les La Marck, de quoi il s'acquitta fort mal à Marignan. Déjà auparavant, le bon roi Louis XII l'avait hautement marié en lui donnant Antoinette de Bourbon. Cette Bourbon était petite-fille par sa mère du fameux connétable de Saint-Pol, le grand traître du XVe siècle. Elle en avait le sang, avec une violence sinistre qu'elle fit passer à ses enfants. C'est elle qui décidera le massacre de Vassy.
Je n'hésite nullement à rapporter à Antoinette l'audacieuse initiative que prit son mari Claude pendant la captivité de François Ier; de lui-même, il ne l'eût pas prise. Chargé de couvrir nos frontières de l'Est avec les débris de Pavie, sans ordre, il sortit du royaume, traversa toute la Lorraine, et, s'unissant au duc son frère, près de Saverne, frappa le coup le plus sanglant sur les paysans insurgés. Un témoin oculaire dit: «J'en vis passer dix-huit mille au fil de l'épée.» On reprit Saverne, qui était à l'église de Strasbourg; on rendit à l'évêque, au chapitre, aux seigneurs ecclésiastiques que poursuivaient les paysans, un service d'immortelle mémoire, et non moins grand à l'Empereur; ce torrent débordé fut descendu aux Pays-Bas.
Le roi fut étonné plus que satisfait d'un tel acte, de cet excès de zèle. Était-ce lui qu'on avait servi en étouffant l'insurrection qui aurait pu donner à Charles-Quint de si graves embarras? Il s'en souvint, et, depuis lors, jamais ne fut bien pour les Guises.
Le clergé s'en souvint aussi. À la première occasion, il travailla pour eux. Le roi d'Écosse, Jacques V, veuf d'une fille de François Ier, qu'il aimait fort, était pressé par les siens de se remarier et ne voulait qu'une Française. Il demandait une Bourbon. Ses prêtres d'Écosse firent si bien, qu'en place il accepta Marie, la sœur des Guises.
Ceux-ci, dans ce hasard heureux, faufilés entre deux amours, se trouvèrent sur le trône, par la grâce du clergé, grands et importants par leur sœur, dont la France avait besoin contre l'Angleterre, et qui, bientôt veuve, régente au nom de la petite Marie Stuart, fut courtisée pour livrer cette enfant avec la couronne d'Écosse.
Les Guises n'étaient pas moins de douze. Douze fortunes à faire! N'ayant pas la faveur du roi, ils se glissèrent par le dauphin Henri, se donnèrent à Diane, mendièrent la main d'une fille de Diane. Cette alliance les enhardit au point que François de Guise (dit-on) fit promettre à ce simple Henri de lui restituer la Provence!
Ils comptaient bien aux noces prendre le manteau de prince. François Ier fut inflexible, et il leur fallut attendre sa mort. Princes alors, malgré les vrais princes, malgré le parlement, ils ne s'en contentent plus. Ils veulent marcher de front avec le premier prince du sang, Bourbon-Vendôme, père d'Henri IV.
La devise du cardinal de Lorraine était un lierre autour d'un arbre. Image naïve des Guises recherchant les Bourbons, les étreignant par alliance, et peu à peu les étouffant.
Leur audace séduisit la France. Quoique éminemment faux, et tout mensonge, ils plurent par le succès et l'à-propos. On leur crut le suprême don que plus tard Mazarin voulait d'un général plus qu'aucun solide mérite, disant toujours: Est-il heureux?
François de Guise, excellent homme de guerre, n'eut pas cependant occasion de faire la grande guerre stratégique. Metz et Calais, deux succès de détails, bien réussis, enlevèrent l'opinion. Un immense parti, qui avait besoin d'un héros, reprit la chose en chœur, la chanta pendant cinquante ans, en assourdit l'histoire.
À voir pourtant cette servilité au honteux combat de Jarnac, à voir son affaire de Grignan qu'il lava pour argent, à voir cette attention aux petits gains, aux petites affaires de ses fiefs (Mém. de Guise), j'ai de la peine à croire que, sous cette bravoure, sous cet éclat, un grand cœur ait battu.
C'est ce qui distinguait fort les Guises de leurs aïeux d'Anjou, et qui, dans leur plus haute fortune, les signalait toujours comme parvenus. Ils n'étaient pas tellement ambitieux dans le grand, qu'ils ne fussent âprement avides, rapaces, crochus, dans le petit. Tout-puissants même, et rois de France, on les vit palper sans rougir les menus profits de la royauté. Leur sœur d'Écosse, et vraie sœur en ceci, les en gronde, surtout leur reproche de ne pas lui faire part et de ne voler que pour eux.
Nous ne suivons pas les satires protestantes, mais bien l'opinion catholique indépendante, celle des Tavannes, par exemple, des Espagnols, du duc d'Albe, qui parle du cardinal de Lorraine comme d'un petit brouillon avec qui on ne peut traiter. Il en dit ces propres paroles: «En disgrâce, il n'est bon à rien. En faveur, il est insolent, et ne reconnaît plus personne.» (Lettre du 18 juillet 1572.)
Ce que les frères eurent de meilleur, ce fut l'entente et l'unité d'efforts. La division du travail et des rôles était parfaite entre eux. Le second, Charles, et le troisième, Aumale, le gendre de Diane, la tenaient par elle et sa fille. Ils n'en bougeaient, surtout le jeune cardinal. Ils assuraient à François, le héros, le vrai champ de bataille des affaires, à savoir la chambre à coucher, ces douze pieds carrés qui (disait Richelieu) donnent plus d'embarras que l'Europe. Le jeune cardinal, entre le roi et Diane, était de tout en tiers; il mêlait à tout ses gambades, et tenait son frère, le héros, très-informé, sans sortir de son rôle, et gardant la bonne attitude d'un militaire étranger aux intrigues.
Nulle affaire lucrative non plus ne passait là sans qu'ils fussent à même d'en happer quelque chose. Ce qu'ils en tirèrent, Dieu le sait. Pour ne parler que du cardinal, on put croire qu'il serait peu à peu le seul évêque de France. Il arriva sous Charles IX à réunir douze siéges, dont trois archevêchés, les grands siéges archiépiscopaux de Reims, de Lyon et de Narbonne; à l'est, les riches évêchés germaniques de Metz, Toul et Verdun; au midi, Valence, Alby, Agen; à l'ouest, enfin, Luçon, Nantes.
Mais ce mot d'évêché ne donne guère une idée de la réalité d'alors; les trois de l'est étaient de riches principautés d'Empire, grasses à ce point, qu'en 1564, voulant s'assurer le duc de Lorraine, le cardinal, sur Verdun seulement, put lui donner en fiefs vacants un don de deux cent mille écus. (Granvelle, VIII, 305.)
CHAPITRE IV
L'INTRIGUE ESPAGNOLE
1547-1559
J'ai donné les acteurs, ce semble. Il ne me reste qu'à commencer le drame. Selon la méthode ordinaire, je dois, dès ce moment, entamer le récit de l'imbroglio politique.
C'est le conseil que le lecteur me donne, et l'art peut-être aussi. Le puis-je, en vérité? L'histoire me le défend, et elle parle plus haut que tout art littéraire. Si j'ouvrais ici le récit, j'aurais beau faire ensuite, il resterait toujours obscur.
Qu'on ne s'y trompe point. Les meneurs de la cour que nous avons nommés, en tout trois ou quatre intrigants, ne sont nullement les grands acteurs réels du drame qui va se jouer. Ils y sont accessoires, entraînés qu'ils sont tout à l'heure sous l'influence souveraine qui les emportera et eux et leurs projets juste au rebours de leurs projets. Cette influence est l'espagnole.
Je ne puis davantage chercher en Charles-Quint la fixité de mon fil historique. On le verra essayer quelque temps de petites résistances contre le grand mouvement espagnol pour en être bientôt entraîné.
Où donc sera mon ancre?
La chercherai-je à Rome? Le nom de Rome incontestablement fit l'unité de la grande conspiration catholique. Unité nominale.
Rome fut divisée sur le dogme: ses plus éminents cardinaux différaient entièrement (à Trente) sur la mesure des concessions à faire. Et, politiquement, Rome fut pitoyable, s'étant mise à faire la guerre folle à l'Espagne qui la défendait.
Pour reprendre, les Guises, Charles-Quint et le pape, dans leurs variations, ne me fournissent aucunement le solide point de départ dont ce livre a besoin.
Sa base est en deux choses qu'il faut donner d'abord, en deux acteurs qu'il faut poser en face: l'Espagne et le Protestantisme.
Je dis l'Espagne, et non pas le parti catholique. Ce parti, avec toutes ses finesses politiques, avec sa mécanique législative de Trente, etc., n'aurait pas pu lutter s'il ne lui était survenu un élément nouveau, très-spécial, qui réchauffa tout.
Élément national qui devint universel, qui espagnolisa la religion par toute l'Europe, substituant le roman à la poésie, et (chose inattendue) de la chevalerie faisant jaillir une police!
Cette police est l'ordre des jésuites, ordre essentiellement espagnol, qui très-longtemps n'a que des généraux espagnols.
Ordre dominateur, comme l'Espagne l'est alors, absorbant et engloutissant, qui transforme toute l'Église, jésuitise ses ennemis même, impose sa méthode à tout prêtre, à tout moine, si bien que tout ordre rival, ne confessant plus qu'à ce prix, doit se faire jésuite ou périr.
Encore une fois, voilà les deux acteurs, et il n'y en a pas d'autres: la Réforme, l'intrigue espagnole; l'Espagne et le protestantisme.
L'Espagne envahit par l'épée, le roman, la police. Et la France, au roman, opposa la poésie.
La poésie du cœur, la grandeur des martyrs, les luttes et les fuites héroïques, les lointaines migrations, les hymnes du désert et les chants du bûcher.
Bien entendu que la France veut dire ici un ensemble de peuples, et la grande école Genève, et ses colonies aux Pays-Bas, en Écosse, en Angleterre, l'infiltration puritaine qui par-dessous fit une autre Angleterre.
Donc, en ce chapitre, l'Espagne. Au chapitre suivant, les martyrs.
L'Espagne avait une prise très-forte sur l'Europe, et par sa grandeur, et par sa misère (qui compte tout autant en révolution).
Grandeur incontestable, par l'immensité des possessions, par le reflet des Indes, le prestige du monde inconnu, par l'ascendant de l'or, par la renommée des vieilles bandes. Mais cette grandeur n'était pas moins dans le respect de l'Europe, dans la fière attitude des Espagnols, dans leurs prétentions, qu'on ne contestait qu'à moitié, dans la servile imitation qu'on faisait de leurs mœurs et de leurs costumes, dans la souveraineté de leur littérature et de leur langue.
La vie noble, pour toute l'Europe, ce fut peu à peu la vie espagnole, le loisir, la noble paresse. Et l'Espagne, en effet, entrait de plus en plus en grand loisir. Elle était délivrée de tout ce qui l'avait occupée au Moyen âge, de sa croisade des Maures, de ses libertés intérieures. Dispensée de se gouverner et de vouloir, elle l'est encore plus de penser. L'Inquisition, qui gouverne (surtout depuis 1539), ferme une à une toutes les voies où pourrait s'échapper l'esprit.
Tout cela sous Charles-Quint. C'est une manie des historiens d'opposer toujours les règnes de Charles-Quint et de Philippe II. La décadence commence sous le premier, et de bonne heure. Seulement la nouveauté des colonies, l'immensité du débouché des Indes, ouvert tout à coup à la nation, l'empêchent de sentir l'asphyxie. À l'intérieur, elle n'est pas moins déjà affaiblie, languissante. En 1545, Charles-Quint demande six mille hommes à l'Espagne et n'en peut tirer que trois mille. L'extension de la mendicité, dans ce pays inondé d'or, se constate par une littérature nouvelle, le genre dit picaresque, les romans de mendiants et de voleurs. Dès 1520, paraît le Lazarille de Tormes.
L'or d'Amérique semble détruire ce qui reste d'activité. À l'oisiveté native, à celle du noble qui y met son orgueil, à celle du fonctionnaire payé pour ne rien faire, s'ajoute le loisir du capitaliste enfouisseur, qui vit d'un trésor inconnu.
Tous inactifs et tous muets. Est-ce à dire qu'ils soient immobiles? Oh! c'est tout le contraire. Tout ce qui ne court pas le monde, n'en voyage que plus en esprit. Ainsi sont les Arabes. Celui-ci qui reste les yeux fixes du matin au soir, il va à la Mecque, à Bagdad, que dis-je? au ciel, par d'infinis romans. De même, cette vive Andalouse ou la passionnée Castillane, en une heure d'immobilité, elles ont couru plus d'aventures que les princesses des Mille et une Nuits.
Les Amadis, qui sont toute une littérature, ont possédé l'Espagne jusqu'au milieu du siècle, où une autre commence, celle des bergeries, dont la France doit tirer l'Astrée.
Ceux qui auront la patience de compulser les annales de l'imprimerie espagnole aux XVe et XVIe siècles (jusqu'en 1540), y trouveront deux classes dominantes de livres, les Amadis, littérature du monde, les Rosaires et autres livres sur la Vierge, littérature de couvent, non moins galante et souvent plus hardie.
Ce sont deux paralytiques, insatiables lecteurs de romans, qui lancent le mouvement espagnol: le Biscayen Ignace, longtemps fixé sur une chaise par sa blessure; la Castillane sainte Thérèse, trois ans clouée au lit sans pouvoir se bouger.
Sainte Thérèse nous dit elle-même l'effet précoce de ces lectures sur elle. À l'âge de dix ans, son frère et elle, nourris par leur mère de romans, et déjà en faisant eux-mêmes, se contentèrent peu des paroles; vrais Espagnols, il leur fallut les actes. Ils partirent un matin, non pour combattre les chevaliers félons, mais dans l'espoir d'en être les martyrs, de périr chez les Maures. Nos petits Don Quichottes furent rattrapés à une lieue.
Mais l'Espagne elle-même ne le fut pas, et ne le sera jamais sur cette route des romans. En lire, en écouter, en faire, c'est le fond de l'âme espagnole.
La charmante sainte de Castille, à l'âme toute noble et transparente, nous a, dans l'élan personnel du roman qui a fait sa vie, donné la vraie pensée de l'Espagne d'alors: Défendre l'opprimé.
La victime des victimes et des opprimés l'opprimé, c'est Jésus, le doux petit Jésus, le bon et l'aimable Jésus, Jésus, l'époux du cœur, etc., etc.
Les juifs l'ont crucifié; brûlons les juifs. Les Maures l'ont blasphémé; brûlons les Maures. Les luthériens ont blessé sa sainte face en ses images; malheur aux luthériens!
Voilà comme la pitié devient fureur. C'est le point de départ de la croisade, le brûlant effort de l'âme espagnole, disons de l'âme du Midi.
Le Midi sous toutes ses faces et par tous ses moyens. Toutes les fureurs d'Afrique ne sont pas assez pour venger Jésus. Toutes les ruses des sauvages, au besoin, suppléent à la force.
Si la Castillane Thérèse n'eût été femme, si elle eût eu l'épée, elle l'eût vengé avec l'épée. Le Biscayen Ignace, aussi rusé que brave, y mit l'esprit de sa montagne, un esprit d'embuscade, de chasseur, ou de contrebandier.
La ruse fut d'autant plus puissante, qu'elle fut naïve; il prit le monde au piége qui le prit le premier.
Le génie romanesque, qui est la tendance nationale, n'osait, devant l'Inquisition, prendre l'essor dans les choses religieuses. Mais voici un matin ce hardi Biscayen qui lui ôte la bride, qui dit à ces rêveurs affamés de romans: «Rêvez, imaginez,» et qui leur en fait un devoir, un point de dévotion.
«Écrivez des romans de piété,» disait plus tard, vers 1600, saint François de Sales à l'évêque de Belley. Ils furent écrits, et partout lus. Mais bien plus neuf et plus hardi avait été, un siècle avant, Loyola, qui mit tout le monde à portée de rêver le sien.
Rien d'écrit, presque rien. Tout oral et tout personnel.
L'Évangile même est la matière de l'amplification... Ne vous effrayez pas. Ce n'est pas la libre lecture ni l'interprétation de l'Évangile. Ce sont tels versets, bien choisis, expliqués par le directeur. Le sens spirituel est fixé; mais les circonstances historiques sont remises au développement facultatif du rêveur solitaire.
Ce cercle est fort serré. Peu ou point d'Ancien Testament. Le merveilleux biblique, austère et sombre, est écarté. L'accord de la tradition antique, la perpétuité de l'Église, le mariage de l'ancienne et de la nouvelle loi, toutes ces grandes choses dont se nourrit la foi protestante, n'entrent pas dans la sphère des Exercitia d'Ignace, sphère toute réaliste, où l'âme s'édifie par l'imagination et l'invention anecdotique, en recherchant en soi les aventures probables qui ont pu se passer sur le terrain des Évangiles.
Or, qui connaît le génie méridional, sa vive personnalité, son instinct dramatique, sentira bien que le rêveur ne sera pas longtemps simple témoin de cette histoire. Il en sera bien vite acteur et coopérateur; il se fera à Bethléem ange ou mage, bœuf ou âne; il se fera ailleurs Pierre ou Matthieu, que dis-je? la Vierge, Jésus même.
Libre du joug de la théologie qui eût creusé le dogme, du joug de la tradition biblique qui explique l'Évangile par quatre mille ans d'histoire antérieure, livré à l'amusement de l'amplification biographique, il s'y mêle hardiment lui-même, en familiarité complète. Il parle sans façon à Jésus, l'écoute et lui répond, lui fait ses plaintes amoureuses, le gronde doucement (comme fait sainte Thérèse), parfois le somme de tenir ses promesses et le presse de ses exigences.
Énorme accroissement du moi, de la personne humaine! Le pécheur est si peu embarrassé, si peu humilié, qu'il dialogue avec son juge, que dis-je? l'embarrasse, et, comme en dispute amicale entre deux camarades, se fait parfois juge à son tour.
Permis de faire descendre Dieu à sa mesure, de rétrécir le Christ à ses convenances, de se faire un Jésus commode, un petit, tout petit Jésus. Car c'est lui qui se gêne, dans cette intimité, qui diminue, disparaît presque. L'idéal se supprime, et le réel est tout; le réel, je veux dire la bassesse individuelle de Sancho, Diégo, la platitude de tel petit bourgeois de telle petite ville.
Car, ne l'oublions pas, la bourgeoisie est née, par toute l'Europe, la classe éminemment propre au roman, un peuple oisif qui vit de la vie noble, peuple borné, d'autant plus difficile, qui n'admet l'Évangile qu'autant qu'il peut le faire à son image, bourgeois et platement romanesque.
Qu'est-ce que le roman? L'épopée non épique, l'histoire non historique, descendues l'une et l'autre de la grandeur populaire à la petitesse individuelle. Et le roman religieux? La religion sortie de sa haute sphère générale, pour se laisser manier et mouler au plaisir de l'individu.
Mais ces individus, ces oisifs, ces nobles et demi-nobles, ces bourgeois, ces rentiers, qui ont le temps de rêver des romans sous la discipline d'Ignace, sont une classe essentiellement paresseuse. Il faut, même en ce genre d'amusement religieux, supprimer le travail, l'effort, leur mâcher tout. Le directeur doit leur faciliter leur amplification, en donner les traits généraux, leur fournir un guide-âne. Et lui-même qui le guidera? Ce scolastique, cet homme de collége, ne sera-t-il pas lui-même embarrassé à mener son pénitent dans la voie du roman? C'est à cela que répondent les Exercitia; c'est un petit manuel assez sec, un livre de classe, un Gradus ad Parnassum, qui pouvait aider la stérile imagination du sot chargé de faire des sots.
Nous avons dit la recette que ce manuel donne pour amplifier, trouver, imaginer. Ce moyen, c'est l'appel aux sens. Tâchez à Bethléem, tâchez au jardin des Olives, tâchez même au Calvaire, d'appliquer les cinq sens. Voyez et écoutez, goûtez, touchez, flairez la Passion. Bizarre précepte, étonnamment grossier. Partout les sens appelés en témoignage des objets spirituels!
Condillac ne parle pas autrement. Comme lui, Loyola fait de la sensation le criterium de l'esprit.
Les sens, si durement étouffés, humiliés par le christianisme du Moyen âge, se trouvent ici bien relevés. Les voilà juges de tout. Dieu n'est plus sûr que par le tact.
L'homme ne croit plus Christ qu'autant qu'il a touché ses plaies, ni la femme Jésus si elle ne touche ses pieds, si elle ne les lave et parfume, ne les essuie de ses cheveux.
Cette méthode hardie et grossière ne pouvait manquer son effet; elle devait, dans le Midi surtout, dans la brûlante Espagne, être accueillie avec passion. Elle avait par deux choses une irrésistible puissance; elle faisait appel à l'esprit romanesque; elle invoquait les sens et faisait un devoir de les interroger.
N'ayez peur que dès lors l'homme ignorant, la femme, ne restent dans le mutisme où les laissait le Moyen âge. La langue est dénouée. C'est là la révolution immense de Loyola. Avec une méthode qui vous force d'analyser à fond la sensation et d'en rendre compte, qui vous impose de parler longuement de vous, de ce que vous sentez, vous êtes sûrs d'avoir des pénitents bavards qui ne finiront plus. Les femmes, les religieuses, se mirent à tant parler, qu'Ignace lui-même, épouvanté, exprima le désir que son ordre s'abstînt de prendre la direction de leurs couvents. On ne l'écouta guère. Même de son vivant, elles eurent des confesseurs jésuites.
Les conséquences de tout ceci devinrent incalculables dans l'Europe. Le monde en fut changé. Au moment où la confession était brisée dans le Nord par l'austérité protestante, elle se trouva immensément amplifiée, fortifiée dans le Midi; non, disons mieux, créée. Ce dernier mot est plus exact pour une révolution si grande.
Qu'on se figure la chose et qu'on la prenne aux entrailles de l'Espagne. Sur cette Espagne dominicaine, sur cette morne et silencieuse Castille, descend ce Basque de Biscaye qui, avec l'expansion de sa race excentrique, déchaîne hardiment le roman, fait parler tout le monde, oblige la Castille, l'Aragon, à desserrer les dents. On sait qu'il y a deux Espagnes, l'une fière et muette, mais l'autre intrigante et parleuse, celle de Figaro. Et Sancho même est de celle-ci; dans sa vulgarité, pour peu qu'on l'initie, il n'est que plus propre aux affaires. Cette Espagne, par les jésuites, eut son avénement dans les choses religieuses.
Le passage subit des dominicains aux jésuites, d'un laconisme de terreur à ce paterne bavardage, l'encouragement à l'esprit romanesque, l'appel aux sens surtout et l'emploi qu'on en fit dans le rêve, tout cela apparut à l'Espagne comme une émancipation, une liberté relative.
Liberté dans la discipline, liberté dans le dogme. Les jésuites étendirent, autant qu'ils purent, la part du libre arbitre de l'homme, restreignant la grâce de Dieu, adoptant sans difficulté là-dessus les opinions des philosophes et des juristes.
Rome encore était indécise et partagée. À l'entrée du concile de Trente, tels de ses cardinaux les plus illustres croyaient qu'il fallait, pour calmer l'Allemagne et satisfaire la ferveur protestante, donner une part prépondérante à la grâce divine, rétrécir l'homme, augmenter Dieu. Les jésuites, bien plus habiles, montrèrent que, tout au contraire, il fallait tout donner à la liberté en spéculation pour s'en emparer en pratique.
L'idéal véritable du système avait été posé par Ignace avec une netteté courageuse, par sa fameuse réduction de l'âme «à un cadavre qui tombe si on ne le soutient.» Dans une autre comparaison bizarre, mais plus exacte, l'ingénieux Biscayen veut qu'elle soit une marionnette qui ne remue que par celui qui tient et peut tirer les fils.
Le penseur fut Ignace, et l'exécuteur fut Lainez, un Castillan peu imaginatif, génie pesant, mais fort, qui, sous le maître, et plus que lui peut-être, écrivit les Constitutions.
À ce concile de Trente où les cardinaux se divisaient, lui, il n'hésita pas. Il apporta ce grossier éclectisme espagnol de l'homme libre en théorie, marionnette en réalité.
Il n'était pas besoin, comme les Italiens le croyaient, de chercher l'apparence, l'ombre de la raison. Lainez avait par devers lui deux machines qui valaient tout argument, et qui en dispensaient.
L'une, c'était la méthode des Exercitia, l'appel aux sens et au roman; l'autre, une méthode de classes, lente, forte, pesante, qui tiendrait longtemps l'enfant sur les mots, courbé sous la grammaire, le rudiment, le fouet.
Deux moyens qui se complétaient. Le premier, charmant, séducteur, prenait les délicats du monde, les rois, les grands, les femmes. Qui dit la femme dit l'enfant; l'enfant, livré par elle, devait passer par la filière de cinq ou six jésuites grammairiens qui, serrant son cerveau de proche en proche (par l'art des Caraïbes), et lui aplatissant le crâne, livreraient cette tête rétrécie et pointue à la seconde opération, celle du directeur jésuite.
Ce Castillan Lainez était un cuistre de génie, qui fabriqua lui-même la machine de sa rude main. C'est le fondateur des colléges jésuites et de tout cet enseignement. L'invention parut si belle à Ignace, que, pour donner l'exemple, il commença à faire des thèmes, se faisant corriger ses solécismes par un enfant de douze ans, Ribadeneira, qui depuis a écrit sa vie.
Là se trouva l'équilibre de l'ordre. Autrement il eût chaviré. À côté de cette scabreuse direction où les jésuites enseignaient à faire des romans, ils eurent une pédantesque direction grammaticale, très-sèchement occupée de mots. Les deux caractères se mêlèrent; dans le roman même et l'intrigue, les jésuites restèrent hommes de collége. Cela les garda quelque temps des dames qu'ils avaient dans les mains.
Cependant ces deux choses, éducation et direction, la verbalité vide et la matérialité, tout se tenait fortement. Plus l'âme restait vide dans cette éducation, nourrie de vents, de mots, plus dans la direction elle prenait gloutonnement la matérialité des images sensibles et grossières. Par deux chemins elle allait au néant.
Rome fut longtemps à comprendre la profondeur barbare de cette méthode espagnole qui la sauvait. Elle crut que les Exercitia étaient un livre de piété pour tous, ne vit point que c'était un manuel spécial et secret pour barbariser les esprits. On lit en tête un beau privilége de Paul III pour répandre partout le livre; et, au-dessous, la recommandation de la Société de ne pas le répandre, de garder l'édition sous clef, de n'en pas donner un volume sinon à des jésuites. Et, en effet, le fond de la méthode n'était nullement qu'on étudiât seul. Ce manuel était le guide du directeur, qui seul devait savoir la voie qu'il faisait suivre, de sorte que l'âme impotente, sans lui paralytique, inerte, ne pût pas faire un pas autrement qu'appuyée sur la béquille du jésuite.
Apparent mysticisme, absolument contraire aux vrais mystiques, à leur voie libre et pure. La pauvre madame Guyon, enfermée sous Louis XIV pour sa théorie du pur amour, déclare expressément que «sa vie d'oraison fut vide de toutes formes et images,» et qu'elle n'adora qu'un esprit. Au contraire, dans la voie expressément tracée par Loyola, la piété doit sans cesse imaginer et faire appel aux cinq opérations des sens.
On était sûr dans cette route d'atteindre Marie Alacoque, l'idolâtrie du cœur sanglant.
Toute cette histoire a été si mal datée, qu'on n'y a rien compris.
Rappelez-vous que, dès 1522, vingt ans avant l'approbation du pape, Ignace écrit ses Exercices et les applique, commence ses sociétés dévotes, libres jésuites qui travaillèrent l'Espagne en dépit des dominicains.
En trente années, avant la mort de Loyola et de Charles-Quint, toute l'Europe était envahie, l'Asie, l'Amérique entamées.
Dix colléges en Castille, cinq en Aragon, cinq en Andalousie. L'Italie partagée en trois provinces jésuitiques. En France et en Allemagne, moins de puissance visible; mais des mines partout, l'action souterraine, individuelle du confessionnal; les femmes prises surtout pour aller aux enfants.
Les confesseurs des rois n'eurent pas un moment à perdre pour se mettre à la mode. Leurs pénitents les auraient délaissés. Amis ou ennemis des jésuites, ils subirent leur méthode, les imitèrent, et s'en trouvèrent très-bien. La sensualité d'un gouvernement si complet des âmes et des passions rendit toute réforme du clergé impossible; elle enfonça le prêtre dans son confessionnal, devenu le trône du monde.
Un prédicateur bénédictin, aimé de Charles-Quint, s'était aventuré à dire «que le mariage était, pour le salut, un état plus sûr que le célibat.» Il ne trouva aucun appui dans le clergé espagnol; l'Inquisition l'emprisonna. Les prêtres eurent peur du mariage. Ils se soucièrent peu de cette femme unique, éternelle, par laquelle ils perdaient l'infini du roman.
Le parti politique, qui alors menait Charles-Quint, et qui eût voulu le rendre arbitre de la question religieuse, lui fit prendre des mesures hardies qui affranchissaient les moines de l'Inquisition, et enlevaient à sa juridiction même ses familiers, tout son monde d'espions (1534-1535). Si le clergé eût appuyé, l'Inquisition était par terre. Ni prêtres ni moines ne bougèrent. Loin de là, les prélats irritèrent l'Empereur par d'obstinés refus d'argent (1524, 1533, 1538). Dans son horrible crise de 1539, Charles-Quint, dégoûté, quitta l'Espagne, et abandonna le clergé à l'Inquisition. Il s'y abandonna lui-même, chargeant le grand inquisiteur de gouverner avec l'infant. Il rendit à l'Inquisition le jugement sur ses familiers, brisa ses propres officiers (un vice-roi de Catalogne!) sous les pieds de l'Inquisition.
Philippe II, âgé de seize ans, ordonne à un autre vice-roi, grand d'Espagne et du sang royal, qui a touché aux familiers de l'Inquisition, de subir sa pénitence et de tendre le dos au fouet.
Je ne vois pas, dès cette époque, que Charles-Quint ait varié autant qu'on le suppose. Les ordonnances qu'il fit alors en Flandre, horribles, par lesquelles les femmes protestantes étaient enterrées vives, sont constamment exécutées, même à l'époque de l'Intérim et de ses mésintelligences avec le pape.
L'année même de l'Intérim, une femme fut enterrée vive à Mons.
Les confesseurs espagnols, qui dirigent l'Empereur malade, se soucient peu du pape, trop peu catholique à leur gré.
Rien ne caractérise plus la moralité de l'époque et la sécurité nouvelle de la conscience religieuse, que la naissance du bâtard de l'Empereur, le fameux don Juan d'Autriche. En remontant du jour de cette naissance à neuf mois, on trouve précisément le jour où l'Empereur signa la guerre sainte et l'extermination du protestantisme.
Par la force de cette position tout espagnole, du haut des bûchers, des massacres (trente mille morts aux Pays-Bas, si j'en croyais Navagero), il commandait au pape. Paul III lui donne contre l'Allemagne douze mille hommes, deux cent mille ducats, la moitié des revenus de l'Église d'Espagne pour un an, l'autorisation de vendre pour cinq cent mille ducats de biens de moines espagnols.
Sa joie fut vive. Jamais il ne s'était vu un tel trésor. Mais en pourrait-il profiter? Chaque année il était malade. La goutte, l'asthme, les maux d'estomac, de continuelles indigestions, travaillaient le triste Empereur. Peu après, quelqu'un écrivait en France qu'il ne marchait que courbé avec l'aide d'un bâton; que, pour sortir d'une ville et faire croire qu'il montait encore à cheval, il se hissait sur un banc, d'où on le mettait en selle, sauf à descendre à deux pas pour continuer en litière. Il sentait son état, et il avait fait, refait son testament. Souvent aussi il avait eu l'idée de se retirer au couvent et de songer enfin à Dieu.
Ce traité le fit tout autre. Il fut signé le 26 juin 1546. Et, la veille, l'Empereur s'en trouva si ragaillardi, si jeune, qu'il voulut faire un coup. Après la table, les pâtés de poisson et de gibier, ce qu'il aima, c'étaient les femmes. On lui chercha une femme dans la ville (Ratisbonne). On découvrit une pauvre jeune demoiselle qui fut amenée, livrée au spectre impérial. Elle s'appelait Barbe Blumberg.
On se demande comment un malade si malade, souvent près de la mort, chercha cette triste aventure dans les pleurs d'une fille immolée. Apparemment sa conscience était à l'aise. Un prince qui protégeait l'Église de tels supplices, un prince qui, à ce moment même, recevait l'épée sainte, dut croire un tel péché léger et véniel lavé d'avance par sa future bataille et par le sang des protestants.
Neuf mois après, un fils lui vint, blond, aux yeux bleus comme sa mère. Elle n'eut pas la consolation de le garder. Pendant qu'elle allait cacher sa honte aux grandes villes des Pays-Bas, l'enfant fut porté en Espagne par un valet de chambre, élevé par un musicien joueur de viole, du service de Sa Majesté. C'est du testament de l'Empereur, c'est-à-dire de sa bouche même, que nous tirons tous ces détails.
Nous pourrions donner sur deux lignes l'histoire correspondante des galanteries et des exécutions qui les excusent et les absolvent: les bâtards datés des massacres, les bûchers payant les amours.
Le célèbre adultère de Philippe II avec la femme de son ami Ruiz Gomez ne peut se placer (nous le prouverons) qu'au second veuvage du roi, aux premiers mois où il rentre en Espagne, c'est-à-dire au moment où l'horrible auto-da-fé de Valladolid introduit dans la voie des flammes ce règne de terreur qui passa entre deux bûchers (octobre 1559.)
Ab Jove principium. La morale nouvelle, la nouvelle direction, dut s'emparer des rois d'abord, des grandes dames. Nous la verrons descendre de proche et s'infiltrer partout. Tous les historiens catholiques ont caractérisé avec orgueil l'organisation de ce réseau immense qui enveloppa l'Europe, non pas en général, mais par villes et villages, par rues, par maisons, par familles. De sorte qu'il n'y eut pas une alcôve où ne veillât un œil ou une oreille ouverts pour le pape et l'Espagne. Tout couvent devint un foyer, un laboratoire de police. Tout moine fut espion ou messager pour Philippe II. Un moine, le premier, lui apprit la Saint-Barthélemy.
CHAPITRE V
LES MARTYRS
1547-1559
«Il y avait à Saintes un artisan pauvre et indigent à merveille, lequel avait un si grand désir de l'avancement de l'Évangile, qu'il le démontra un jour à un autre artisan aussi pauvre et d'aussi peu de savoir (car tous deux n'en savaient guère). Toutefois le premier dit à l'autre que, s'il voulait s'employer à faire quelque exhortation, ce serait la cause d'un grand bien. Celui-ci, un dimanche matin, assembla neuf ou dix personnes, et leur fit lire quelques passages de l'Ancien et du Nouveau Testament qu'il avait mis par écrit. Il les expliquait en disant que chacun, selon les dons qu'il avait reçus de Dieu, devait les distribuer aux autres. Ils convinrent que six d'entre eux exhorteraient chacun de six semaines en six semaines, le dimanche seulement.» C'est le premier trait du tableau que Palissy fait des origines de la Réforme dans l'ouest de la France. Je ne connais rien qui rappelle autant la douceur des idylles bibliques de Ruth et de Tobie. Déjà les drapiers de Meaux, les tisserands de Normandie, s'étaient fait les uns aux autres de semblables enseignements. Souvent c'était une vieille femme, de longue expérience et de grands malheurs, qui lisait et expliquait la Bible. L'effet moral en fut profond.
«En peu d'années, les jeux, banquets et superfluités avaient disparu. Plus de violences ni de paroles scandaleuses. Les procès diminuaient. Les gens de la ville n'allaient plus jouer aux auberges, mais se retiraient dans leurs familles. Les enfants même semblaient hommes. Vous eussiez vu le dimanche les compagnons de métier se promener par les prairies et bocages, chantant par troupes psaumes, cantiques et chansons spirituelles. Vous eussiez vu les filles, assises dans les jardins, qui se délectaient ensemble à chanter toutes choses saintes.»
La Réforme, encore sans ministres, sans dogme précis, réduite à une sorte de ravivement moral et de résurrection du cœur, se croyait un simple retour au christianisme primitif, mais elle était une chose très-neuve et très originale. Elle allait avoir une littérature et des arts imprévus si la dureté des temps n'y mettait obstacle.
D'une part, l'éloignement naturel pour les anciennes images, objet d'un culte idolâtrique, devait produire et produisit l'art nouveau d'une ornementation tirée de la vie animale et de toute la nature, art charmant qui resta à son aurore dans le génie de Palissy pour être bientôt étouffé.
Mais ce qui ne put l'être, ce qui surnagea et dura à travers tant de malheurs, ce fut l'élan de la musique. L'harmonie, le chant en partie, à peine entrevus du Moyen âge, dominèrent, se développèrent dans les grandes assemblées religieuses du XVIe siècle. L'harmonie n'était pas là de convenance, de système et d'art; elle se faisait d'elle-même par la différence concordante des sexes et des âges; les fortes et basses voix d'hommes y mettaient la gravité sainte de la grande parole biblique; les tendres et pathétiques voix de femmes y faisaient pleurer l'Évangile, tandis que les petits enfants enlevaient la symphonie au paradis de l'avenir.
«Ils trouvaient tout cela entre eux, n'ayant pas plus de musiciens que de ministres. Voyez l'enfant quand il est seul, il chante, non pas un chant appris, mais celui qu'il se fait lui-même. Ce qu'il y eut alors d'invention, à ceux qui aiment et qui ont foi de le deviner, nul document ne le constate. Tout s'est évanoui comme le parfum quitte le vase. En vain, j'ai cherché les chants de cette primitive Église réformée. Quand bien même on les retrouverait, comment les chanter maintenant?» (Alfred Dumesnil, Vie de Bernard Palissy.)
Nous ne pouvons recommencer. Nous ne pouvons que créer. Nous nous avançons d'un cœur ferme dans la voie virile de l'avenir. Et cependant ce regret mélancolique d'un jeune homme m'est revenu plus d'une fois en parcourant les actes de ces saints et de ces martyrs où les paroles naïves semblent si près de révéler les mélodies qui y furent jointes: «Quand même on les retrouverait, comment les chanter maintenant?»
Moment primitif, unique, ciel sur terre, qu'il faut mettre à part. Les formules vont venir, un sacerdoce se former; la forte école de Genève va donner ses livres et ses chants, lancer sur toutes les routes ses colporteurs intrépides, ses dévoués missionnaires. Il le fallait. Les résistances finiront par s'organiser. Constatons seulement ici que, dans cette première époque, même dans la seconde encore pendant très-longtemps, il n'y eut aucune idée de résistance; au contraire, une étonnante obéissance, un incroyable respect des tyrans, et jusqu'à la mort.
Pendant plus de quarante années, les nouveaux chrétiens se laissèrent emprisonner, torturer, brûler et enterrer vifs, sans avoir la moindre idée de résister aux puissances. Pourquoi? C'est qu'ils étaient chrétiens.
Dès 1523, à Bruxelles, les premiers qui furent brûlés, trois augustins, se montrèrent pour leurs supérieurs obéissants jusqu'à la mort. En 1524-1525, Castellan à Metz, Schuch à Nancy, se livrèrent, pour ne pas compromettre les villages où ils prêchaient.
Ils désapprouvèrent hautement et les paysans révoltés de Souabe en 1525, et les anabaptistes de Munster en 1535, s'appuyant sur ce principe: «Qui s'arme n'est pas chrétien.»
Cette primitive Église était d'autant plus pacifique qu'elle ne contenait presque aucun noble. Je n'en vois que deux chez nous à l'origine, Farel et un autre. Dans le martyrologe immense de Crespin, que j'ai compulsé tout entier dans ce but, je ne trouve que trois nobles en quarante années (1515-1555), deux Français, le fameux Berquin et le chevalier de Rhodes Gaudet, un Anglais, Patrice Hamilton. Les autres sont généralement de pauvres ouvriers, des bourgeois et des marchands. Il n'y a que deux paysans, dont l'un, laboureur aisé, qui, tout seul, apprit à lire, et même un peu de latin.
Luther et Calvin prêchent l'obéissance. En 1560, Calvin se déclare amèrement contre la conjuration d'Amboise. De là une indécision, une hésitation, et des démarches contraires, fatales au parti protestant.
On pouvait parier cent contre un que la Réforme périrait:
Pour son austérité d'abord. L'esprit d'abstinence chrétienne qu'elle proposait, au moment même où la vie physique s'était réveillée dans son intensité brûlante, au moment où la nature enfantait des mondes de plus pour charmer et pour séduire l'homme, arrivait-il à propos?
Ces forces nouvelles, à peine nées, qui s'en emparait par surprise? Le vieil esprit. Le christianisme matérialisé, la dévotion romanesque, éclataient dans leur triomphe par la ruse de Loyola. L'invasion jésuitique, derrière l'invasion espagnole, menaçait toute l'Europe. Machine d'épouvantable force, qui, partout où elle agissait, trouvait pour auxiliaire la conjuration toute faite de la nature sensuelle, de l'intrigue passionnée, de la femme et du désir.
«Mais la Réforme, en revanche, n'était-ce pas la démocratie?» Oui et non. Elle était assez populaire parmi les ouvriers des villes, mais fort peu dans les campagnes. Dès 1524, je vois près de Hambourg, Zutphen, un des premiers martyrs, torturé par cinq cents paysans qu'ont lancés les dominicains en les enivrant de bière. Les missionnaires de Genève qui prêchaient nos moissonneurs n'en recevaient que des injures. Tout protestant, indistinctement, passait pour ennemi des images. Personne ne soupçonnait les arts que gardait dans son sein le protestantisme; personne ne devinait Palissy, Goujon, Goudimel, le mouvement lointain, infini, de Rembrandt et de Beethoven.
La Réforme, je le répète, devait périr: 1o comme spiritualiste; 2o comme incomprise de la majorité du peuple; 3o elle devait périr pour son indécision sur la question capitale de la légitimité de la résistance.
On a reproché aux plus fermes caractères, à Coligny, à Guillaume le Taciturne, leurs fluctuations. Mais c'étaient celles du parti, celles de ses plus grands docteurs, et l'indécision de la doctrine elle-même. Le protestantisme n'avait pas d'avis arrêté sur la question pratique d'où dépendait son salut.
Cet argument pharisien embarrassait les protestants: «Si vous êtes chrétiens, vous devez, sans murmure, obéir, souffrir, périr.»
Calvin baisse la tête, et dit: «Oui. Résistons spirituellement, sauvons l'âme, et laissons le corps.»
Mais ceux, comme l'Écossais Knox, qui étaient sur le champ de bataille et regardaient de plus près, sentaient bien que cette réponse ne résolvait rien. Si vous vous livrez vous-mêmes aux tyrans, allez-vous livrer aussi l'enfant, la femme, tous les faibles, qui, dans ces cruelles épreuves, pourront abandonner la foi? Vous donnez le monde aux bourreaux qui poursuivront l'œuvre de mort jusqu'à celle du dernier chrétien, jusqu'à ce que croyances et croyants aient également disparu de la terre. Est-ce là la victoire dernière que la foi doit remporter? Le christianisme doit-il avoir pour but, solution légitime, l'extermination du christianisme?
Dans l'autre parti, au contraire, dans le parti catholique, il n'y a pas d'indécision sur cette question du glaive. Loin de là, une violente et terrible unanimité. Caraffa et Loyola la formulent (1543) en organisant pour le monde l'inquisition universelle, calquée sur celle d'Espagne.
Cette unité, cette vigueur, semblaient devoir à coup sûr exterminer un parti indécis et divisé, qui raisonnait contre lui-même et discutait chaque essai de timide résistance.
On insiste beaucoup trop sur les querelles de ménage entre catholiques, entre le pape et l'Empereur. Au moment même où l'Empereur était le plus contraire au pape, il faisait exécuter d'autant plus exactement les ordonnances effroyables qu'avait dictées le clergé d'Espagne et des Pays-Bas.
Nous ne faisons pas l'histoire d'Allemagne; nous n'avons pas à raconter les scrupules, les hésitations du pieux électeur de Saxe et des autres protestants; au contraire, la résolution avec laquelle le peu scrupuleux Empereur, absous d'avance par ses prêtres, vous trompe ces bons Allemands. Indécis et timoré, le parti protestant, en face de tels adversaires à qui tout moyen était bon, devait succomber sans nul doute.
Par quoi se défendait-il, cet infortuné parti? Uniquement par l'éclat de ses martyrs.
Il n'y eut jamais une candeur plus sublime, plus intrépide à confesser tout haut sa foi.
Jamais plus de simplicité, de douceur, devant les juges.
Jamais plus de joie divine, plus de chants et d'actions de grâces dans les horreurs du bûcher.
«Je vous écris altéré et affamé de la mort.» Ce mot d'un des anciens martyrs semble donner la pensée de ceux du XVIe siècle. On voit qu'Alexandre Canus (d'Évreux, 1532) prêchait par toute la France, sans aucune précaution de prudence, sur les places mêmes, dans les rues; c'est le premier à qui l'on coupa la langue. Même en 1550, un Italien, un Romagnol, Fanino, de Faenza, terrifia l'Italie de son intrépidité. Une seule chose blessait en lui, c'était sa gaieté, sa joie. «Quoi! lui disait-on en prison, Christ sua le sang et pria que le calice lui fût épargné. Et toi, pour mourir, tu ris!...» À quoi cet homme héroïque répondit, en riant encore: «C'est que Christ avait pris sur lui toutes les infirmités humaines, et qu'il a senti la mort... Mais moi, qui, par la foi, possède une telle bénédiction, qu'ai-je à faire qu'à me réjouir?»
Dès l'origine, ce fut une très-grande difficulté de trouver des supplices pour venir à bout de tels hommes.
Quand Charles-Quint, quittant l'Espagne en 1540, laissa le pouvoir au grand inquisiteur; quand il traversa la France pour comprimer la révolte des Flandres, le clergé des Pays-Bas lui dit que les lois d'Espagne ne suffisaient pas; qu'il en fallait de singulières, extraordinaires et terribles.
Défense de s'assembler, de parler, de chanter et de lire. Ceux qui ne dénonceront pas sont punis des mêmes peines que ceux qu'ils n'ont pas dénoncés. Quelles peines? Les hommes brûlés, les femmes enterrées vives.
La chose se fit à la lettre. Les villes furent fermées, et l'on fit des visites domiciliaires qui procurèrent sur-le-champ une razzia de victimes, vingt-huit dans Louvain seulement. Deux femmes furent enterrées vives: l'une, nommée Antoinette, de famille de magistrats; l'autre était la femme d'un apothicaire à Orchies. Marguerite Boulard, épouse d'un riche bourgeois, fut ensevelie de même, à la fête de la Toussaint. Puis, à Douai, Matthinette du Buisset, femme d'un greffier: à Tournai, Marion, femme d'un tailleur; à Mons, une autre Marion, femme d'un barbier, et, plus tard, une dame Vauldrue Carlyer, de la même ville, coupable de n'avoir pas dénoncé son fils, qui lisait la sainte Écriture.
Pourquoi ce supplice étrange? Une femme brûlée donnait un spectacle non-seulement épouvantable, mais horriblement indécent, que n'aurait pas supporté la pudeur du Nord. On le voit par le supplice de Jeanne d'Arc. La première flamme qui montait dévorait les vêtements, et révélait cruellement la pauvre nudité tremblante.
Donc on enterrait par décence. La chose se passait ainsi. La bière, mise dans la fosse sans couvercle, était par-dessus fermée de trois barres de fer quand la patiente était dedans. Une barre serrait la tête, une le ventre, une les pieds. La terre était jetée alors sur la personne vivante. Quelquefois, par charité, le bourreau pour abréger, étranglait d'avance (supplice de la femme du tailleur de Tournai, 1545). Mais on voit par un autre exemple, celui de la femme du barbier de Mons, que l'exécution se faisait parfois d'une manière plus sauvage, plus lente et par étouffement. La pauvre femme, répugnant à recevoir de la terre sur la face, demanda un mouchoir au bourreau, qui le lui donna avant de jeter la terre. «Puis il lui passa sur le ventre, la foula aux pieds, tant que finalement elle rendit heureusement son esprit au Seigneur (1549).»
Nous épargnons au lecteur le détail abominable de tout ce qu'on inventa. Il paraît seulement que le plus excellent moyen pour atteindre et désespérer l'âme, c'était la privation de sommeil. Une stupeur mortelle prenait l'homme; il perdait l'entendement. Cette ingénieuse torture paraît avoir été trouvée d'abord par les docteurs d'Oxford pour venir à bout du martyr Cowbridge, que rien ne pouvait briser (1536).
Le supplice du feu était extrêmement variable, arbitraire à l'infini. Parfois, rapide, illusoire, quand on étranglait d'avance; parfois horriblement long, quand le patient était mis vivant sur des charbons mal allumés, tourné, retourné plusieurs fois par un croc de fer, ou encore flambé lentement à un petit feu de bois vert (martyre d'Hooper, 1555). Hooper, évêque protestant, fut extrêmement torturé, brûlé en trois fois; il y eut d'abord trop peu de bois; on en rapporta, mais trop vert, et, comme le vent la détournait, la fumée ne l'étouffait pas. On l'entendait, demi-brûlé, crier: «Du bois, bonnes gens! du bois! Augmentez le feu!» Le gras des jambes était grillé, la face était toute noire, et la langue, enflée, sortait. La graisse et le sang découlaient; la peau du ventre étant détruite, les entrailles s'échappèrent. Cependant il vivait encore et se frappait la poitrine. Un sanglot universel s'éleva de toute la place; la foule pleurait comme un seul homme.
Aux Pays-Bas, l'Inquisition reprochait au clergé local d'exploiter cette terreur et de rançonner les accusés. Il en était de même en France. On défendit au clergé de ruiner les accusés par des amendes qui gâtaient la confiscation et faisaient tort aux courtisans. L'émigration protestante devait profiter fort à ceux-ci surtout, étendant les biens vacants dont les Guises et Diane avaient la concession.
En 1551, dans l'édit de Châteaubriant, ils montrèrent naïvement que pour eux la persécution et l'épouvantail du bûcher étaient une affaire. Ils attribuèrent au dénonciateur la prime énorme et monstrueuse du tiers des biens du dénoncé!
On demande comment Henri II, qui, après tout, n'était pas un homme pervers, put être mené jusque-là. Comment put-on l'aveugler tout à fait, lui crever les yeux?
On y parvint par la colère, par l'orgueil, par une violente et cruelle mortification (1549), en le mettant en face d'un de ses propres domestiques, dont l'humiliante résistance lui donna la haine, l'horreur, comme l'hydrophobie du protestantisme.
L'homme choisi pour l'expérience par le cardinal de Lorraine était un ouvrier du tailleur du roi. Diane voulut que la scène eût lieu sous ses yeux, dans sa chambre. L'effet alla au delà de toutes les prévisions. Le pauvre homme, avec respect pour la majesté royale, se démêla habilement de toutes les arguties; mais, loin de céder, héroïque, inspiré des anciens prophètes, il dit à cette Jézabel, qui s'avançait à dire son mot: «Madame, contentez-vous d'avoir infecté la France de votre infamie et de votre ordure, sans toucher aux choses de Dieu.»
Le roi, transpercé de ce trait, qu'il n'aurait jamais prévu, bondit de fureur, jura qu'il le verrait brûlé vif. Il y alla, et il en fut épouvanté et malade. L'homme, dans ce supplice horrible, immobile et comme insensible, tint sur lui un œil de plomb, un regard fixe et pesant, comme la sentence de Dieu. Le roi pâlit, recula, s'en alla de la fenêtre. Il dit qu'il n'en verrait jamais d'autres de sa vie.
Ces héros de calme et de force, d'apparente insensibilité, sont innombrables dans les riches martyrologes de Crespin, de Bèze, de Fox, etc.; mais j'aime mieux encore ceux qui ont été sensibles, ceux qui traversèrent vainqueurs les grandes épreuves morales, non moins douloureuses que celles du corps. Homme, je cherche des hommes, et je les vois tels à leurs pleurs. La plupart n'étaient pas des individus isolés; c'étaient des hommes complets, des familles; ils étaient maris et pères. Aux portes de leurs prisons priaient leurs femmes et leurs enfants. Je ne connais pas de plus saints monuments dans toute l'histoire du monde que les lettres simples, graves et pathétiques qu'ils écrivent à leurs femmes du fond des cachots. C'est là qu'il faut voir ce qu'est la sainteté du mariage et la force de l'amour en Dieu. Nulle idée plus que la glorification du mariage ne fut portée haut, enseignée, défendue par la Réforme. Plus d'un martyr y mit sa vie. Un augustin marié, Henri Flameng, avait sa grâce s'il eût voulu dire que sa femme était une concubine. Il refusa, mourut pour elle, soutint son honneur au milieu des flammes, la laissa légitime épouse et veuve glorifiée d'un martyr.
L'amitié a eu aussi, dans ces temps, des martyrs sublimes dont l'inestimable légende doit être soigneusement recueillie.
Celle qui me touche le plus est celle de deux hommes de Louvain et de Bruxelles, le coutelier Gilles et le pelletier Just Jusberg, deux martyrs et deux amis.
Leur légende, forte et déchirante, est faite pour apprendre au monde léger, insensible, où ce nom d'ami est un mot, ce qu'est pour les âmes pures ce fort et profond mariage que Dieu réserve à ceux qu'il a le plus aimés.
Just Jusberg était tellement estimé et chéri de tous, que, quand il fut pris à Louvain, condamné aux flammes, les conseillers de la chancellerie, venus de Bruxelles, revinrent près de la Gouvernante pour demander qu'il ne fut que décapité: «Hélas! dit-elle, c'est bien petite grâce!... Mais je le veux bien.»
Just se trouvait en prison avec plusieurs de ses frères. Mais sa meilleure consolation était d'y être avec un saint, Gilles, jeune coutelier de Bruxelles. Celui-ci, qu'il faut faire connaître, était un homme de trente-trois ans, d'une douceur, d'une bonté, d'une charité extraordinaires, qui ne gagnait que pour les pauvres, et qui, dans une épidémie, avait vendu son bien pour eux. Il était connu, admiré, béni, dans tous les Pays-Bas. Geôliers, bourreaux, tous étaient à ses pieds, et on ne savait comment lui faire son procès, dans la crainte qu'on avait du peuple.
Just, qui n'avait eu jusque-là de pensée que Dieu, eut, en ce jeune saint, sa première attache à la terre. Son cœur, saisi d'une forte, profonde, véhémente amitié, reprit sa racine ici-bas. Pourtant, il croyait mourir bien. La nuit qui précéda sa mort, prié par ses compagnons de leur faire une exhortation, il leur parla fermement de son bonheur du lendemain, les pria de rester unis, de s'aimer, de se préparer ensemble à tout ce qui adviendrait: «Car, si je ne me trompe, j'en vois quelques-uns parmi vous qui me suivront de bien près...»
Ce mot, ce regard imprudent, lui révéla (à lui-même et à tous) la force du sentiment qui allait être brisé par la mort. Il voit Gilles dans cette foule, et il ne peut plus parler; sa langue sèche, il étouffe, il tombe foudroyé dans ses larmes.
Voilà que tout le monde pleure; tous faiblissaient si Gilles même n'eût succédé, pris la parole, embrasé de l'esprit de Dieu. Avec un charme, une force, une habileté admirables, il couvrit, fit oublier la défaillance de Just, le releva, et le refit, ce que vraiment il était, un saint, un héros, un martyr.
«Bon Dieu! que tes secrets sont admirables!.... Vous voyez Just, notre frère, condamné par le jugement du monde... Mais c'est un vrai enfant de Dieu... Ne vous scandalisez point; rappelez-vous Jésus même que nous suivons pas à pas. Il est écrit de Jésus: «Nous l'avons vu frappé de Dieu, et cela pour nos péchés.» Or le disciple n'est point par-dessus le maître... Nous vous réputons heureux, Just, notre frère, en vous voyant si ferme et fortifié de Dieu... Oh! heureuse l'âme qui habite au domicile de ce corps et comparaîtra demain, dégagée de toute souillure, en présence du Dieu vivant!... Ce bien éternel, nous l'aurions, n'était la lenteur des bourreaux qui nous contraignent de demeurer encore en misère pour cette nuit.»
Cette justification céleste d'une délicatesse infinie ne raffermit pas seulement Just et l'assemblée; elle avait emporté les cœurs aux portes du paradis. On pria, et Just disait: «Je sens une grande lumière et une inexprimable joie.»
CHAPITRE VI
L'ÉCOLE DES MARTYRS
1547-1559
Navagero, envoyé de Venise près de Charles-Quint, écrit en 1546, dans son rapport au Sénat: «Ce qui décide l'Empereur à agir contre les luthériens, c'est l'état des Pays-Bas, c'est l'anabaptisme. On y a fait mourir pour cela trente mille personnes.»
Confusion terrible de deux choses si différentes. La Saint-Barthélemy juridique, commencée contre le communisme anabaptiste, se poursuivait indéfiniment contre les protestants étrangers à cette doctrine, et qui, le plus souvent, ne la connaissaient même pas.
Ne pas mêler ces deux procès, c'était un point de droit autant que de religion. L'anabaptiste changeait la société civile, la propriété, le mariage même, tout le monde extérieur. Le protestant (surtout en France) ne changeait rien, ne voulait rien que s'enfermer, fuir les idoles, garder les libertés de l'âme, obéir, et il obéit jusqu'à extinction, se laissant brûler quarante ans avant de prendre les armes.
Comment, dans le siècle de la jurisprudence, dans l'âge de Dumoulin, Cujas et tant d'autres, les grands docteurs autorisés ne posèrent-ils pas cette distinction? L'unique réclamation qui reste devant l'avenir est celle d'un écolier de l'Université de Bourges, d'un élève d'Alciat, Calvin.
Né Picard, d'un pays fécond en révolutionnaires, en bouillants amis de l'humanité, né peuple et petit-fils d'un simple tonnelier, fils d'un greffier de Noyon qui, tour à tour, travailla dans les deux justices, ecclésiastique et civile, il se trouve avoir en naissant un pied dans le droit, un pied dans l'Église. On lui donne à douze ans une sinécure cléricale, qu'il jette bientôt avec le désintéressement altier de Rousseau ou de Robespierre. Il vit de peu, de rien, pauvre jusqu'à sa mort.
C'était un travailleur terrible, avec un air souffrant, une constitution misérable et débile, veillant, s'usant, se consumant, ne distinguant ni nuit ni jour. Il aimait uniquement l'étude, le grec surtout, et les lettres saintes. Il était fort timide, défiant, ombrageux, seul et caché tant qu'il pouvait. Pour le tirer de là, il fallait un coup imprévu, une manifeste nécessité morale, la violence du ciel et de la conscience, si j'osais dire, la tyrannie de Dieu.
C'était en 1534. Il avait vingt-cinq ans, et sortait à peine des hautes écoles. L'horrible tragédie de Munster, la fatale équivoque de l'anabaptisme, commençait à tomber sur le protestantisme comme une pluie de fer et de feu. Tout le monde voyait que les protestants non-seulement n'étaient pas des anabaptistes, mais leur étaient contraires. Tous le voyaient. Pas un ne le disait.
Le cri de la justice sortit de ce grand et jeune cœur, amant profond, sincère, de la vérité et de la loi.
Cet homme si timide parut seul devant tous, sacrifia l'étude, sa chère obscurité, et changea sa vie sans retour.
Son livre, l'Institution chrétienne, n'était nullement d'abord le gros livre, l'encyclopédie théologique qu'on voit maintenant. C'était une courte apologie.
Si l'acte était hardi, la forme ne l'était pas moins. C'était une langue inouïe, la nouvelle langue française. Vingt ans après Commines, trente ans avant Montaigne, déjà la langue de Rousseau.
C'est sa force, si ce n'est son charme. Rousseau a dit, après l'Émile: Conticuit terra. Mais combien plus dut-on le dire quand, pour la première fois, elle jaillit, cette langue, sobre et forte, étonnamment pure, triste, amère, mais robuste et déjà toute armée.
Son plus redoutable attribut, c'est sa pénétrante clarté, son extrême lumière, d'argent, plutôt d'acier, d'une lame qui brille, mais qui tranche.
On sent que cette lumière vient du dedans, du fond de la conscience, d'un cour âprement convaincu, dont la logique est l'aliment. On sent qu'il vit de la raison, qu'il parle pour lui-même, et ne donne rien à l'apparence; qu'il sue à bon escient et se travaille pour se faire un solide raisonnement dont il puisse vivre, et que, s'il n'a rien, il meurt.
Voilà donc cette France légère, cette France rieuse, dont le gaulois naïf semblait hier encore un bégayement d'enfance... Quelle énorme révolution!
Épouvanté de son triomphe, il se cache à Strasbourg, se colle sur les livres. Mais il était perdu. Dieu ne devait plus le lâcher.
Farel vint le prendre là, grondant et refusant. Il l'enleva, et le mit où? À Genève, dans la ville la plus antipathique à son génie. Calvin lui prouva que Genève était le lieu où il serait le plus inutile, et qu'il n'y ferait rien de bon. Farel rit, alla son chemin.
Nous avons parlé de ce personnage, un très-violent montagnard du Dauphiné, homme d'épée et de naissance, un petit homme roux, d'un œil flamboyant, d'une parole foudroyante, d'une intrépidité, d'une opiniâtreté incroyables, l'homme du temps qui eut au plus haut degré la gaieté révolutionnaire. On tirait sur lui, il riait; on le frappait, on battait de sa tête les murs et les pavés sanglants, il se relevait riant, prêchant de plus belle.
Notez que ce héros fanatique était plein de sens. Il glissa sur les points les plus obscurs du dogme, chercha à tout prix l'union des églises de Suisse. Il n'était pas écrivain, le savait, se rendait justice. C'était une flamme, rien de plus. Il ne se sentait nullement le pesant et puissant génie de fer, de plomb, de bronze, qui pouvait transformer Genève. Avec l'autorité des voyants de la Bible, il saisit le savant jeune homme qui avait tous ces dons, lui jeta le fatal manteau de prophète et législateur, lui ordonna d'y mourir à la peine.
Cet homme pâle, arrivant à Genève, trouva une joyeuse ville de commerce, qui, ayant déjà fort souffert, n'en restait pas moins gaie. Sa situation est charmante, pleine d'air et de vie. Avec ce grand miroir du lac et ce brillant fleuve azuré, Genève a double ciel, deux fois plus de lumière qu'une autre ville. C'est le carrefour de quatre routes. De Savoie et de Lyon, de Suisse et du Jura, tout y passe. Circulation constante de marchands et de voyageurs, de visages nouveaux et de toutes les nouvelles de l'Europe. La population était à l'avenant, légère de parole et de vie. Mœurs du commerce, mœurs des seigneurs; chanoines et moines, chevaliers et barons, tous venaient jouir à Genève. Elle s'en moquait, et les imitait, rieuse et satirique, changeante comme son lac, subite comme son Rhône, vraie girouette et le nez au vent.
Lyon lui faisait du tort. La déchéance du commerce avait éveillé à Genève un esprit de résistance politique contre le prince évêque et le duc de Savoie. Avec un grand courage, cette révolution n'en garde pas moins la vieille légèreté génevoise. Elle est héroïque et espiègle. La première scène qui s'ouvre est une farce sur un âne mort.
Son chroniqueur, Bonnivard, pour avoir été dix ans enfermé aux caves du château de Chillon, n'en a pas moins partout cette gaieté intrépide. On la trouve encore dans Farel, dans Froment, ses premiers prêcheurs. Nul livre plus amusant que la chronique de Froment, hardi colporteur de la Grâce, naïf et mordant satirique que les dévotes génevoises, plaisamment dévoilées par lui, essayèrent de jeter au Rhône.
Qu'on juge de l'impression que ce sombre Calvin, malade, amer, le cœur plein des plaies de l'Église, reçut quand il arriva là! Je suis sûr que le lieu, le paysage, le choqua; aimable, gai autant que grandiose, il dut lui apparaître comme une mauvaise tentation, une conjuration de la nature contre l'austérité de l'esprit. Il chercha la rue la plus noire, d'où l'on ne vît ni le lac ni les Alpes, l'ombre humide et verdâtre des grands murs de Saint-Pierre. Mais les hommes le choquaient encore plus que tout le reste. Il détestait Froment. Il avait ses amis en abomination, presque autant que ses ennemis.
Le fond de ce grand et puissant théologien était d'être un légiste. Il l'était de culture, d'esprit, de caractère. Il en avait les deux tendances: l'appel au juste, au vrai, un âpre besoin de justice; mais, d'autre part aussi, l'esprit dur, absolu, des tribunaux d'alors, et il le porta dans la théologie. Son Dieu, qui d'avance sauve ou damne dans un arbitraire si terrible, diffère peu du royal législateur, comme on le trouve dans nos violentes ordonnances, ou dans la loi de Charles-Quint, effrayant droit pénal qu'il entreprit d'imposer à l'empire, et qui eut influence sur toute l'Europe.
Ce fanatisme d'arbitraire, porté dans la théologie, semblait devoir en supprimer le mouvement. Tout au contraire, il le lança. Il en fut comme du mahométisme primitif qui affrontait si hardiment une mort décrétée et écrite, que nulle prudence n'éviterait. La prédestination de Calvin se trouva en pratique une machine à faire des martyrs.
Imposer à Genève ce joug terrible n'était pas chose aisée. Elle chassa Calvin; mais les désordres augmentèrent, et elle le rappela elle-même. Il refusait, écrivait à Farel: «Je les connais; ils me seront insupportables, et eux à moi... Je frémis d'y rentrer.» Farel l'y contraignit. Il fallait que cet homme eût foi à l'impossible, pour croire que la Réforme tiendrait là, que la petite république subsisterait indépendante. Quand on examine la carte d'alors, on est effrayé d'une telle situation. L'imperceptible cité avait son étroite banlieue coupée, mêlée, enchevêtrée des possessions des grands États, ses mortels ennemis. À l'époque de la captivité de François Ier, il est vrai, Berne et les Suisses avaient senti qu'il fallait protéger Genève. Et la France le sentait aussi. Mais c'était là justement le péril de la petite ville. Quand le roi, en 1535, envoya sept cents lances pour la couvrir de la Savoie, la ville semblait perdue, et, en effet, le roi espérait l'absorber. Quand les Bernois, l'année suivante, prirent le pays de Vaud, Genève se crut au moment d'être emportée par l'avalanche, submergée par le déluge barbare des populations allemandes.
Situation unique d'alarmes continuelles. Chaque nuit, le Savoyard pouvait tenter l'escalade. Chaque jour, les alliés bernois, ou les protecteurs français, pouvaient arriver sur la place et surprendre la seigneurie. Il fallait se garder des ennemis, bien plus des amis, veiller toujours, craindre toujours. Et voilà pourquoi Genève a été la Vierge sage, et a tenu si haut sa lampe. Voilà pourquoi elle a été la grande école des nations. Mais, pour qu'il en fût ainsi, il fallait qu'elle subît une transformation complète, qu'elle s'abjurât elle-même; que, d'une ville de plaisir, d'une joyeuse ville de commerce, elle se fit la fabrique des saints et des martyrs, la sombre forge où se forgeassent les élus de la mort.
L'émigration religieuse de France, d'Italie, d'Allemagne, y créa une ville nouvelle, population disparate, mais naturellement plus docile à son dictateur ecclésiastique. La vraie et ancienne Genève, irréconciliable à l'esprit de Calvin, lutta quelque temps dans les Libertins (ou amis de la liberté), qui s'entendaient avec la France. C'étaient spécialement les amis du cardinal Du Bellay, de la Renaissance contre la Réforme. On assure qu'ils lui proposaient de conquérir Genève pour son maître. Qu'en serait-il arrivé? Que Du Bellay, impuissant pour défendre en France la liberté de penser, n'eût pu rien pour elle à Genève. On le vit en 1543, où, sous ses yeux, et lui étant évêque de Paris, on lui brûla (à Paris même) son secrétaire, un jeune protestant!
La Renaissance ne se protégeait pas. François Ier ne sauva pas Dolet. Marot, l'homme de sa sœur, et dont il goûtait les écrits, fut obligé de s'exiler. Rabelais ne vécut qu'à force de ruses. Ceci juge la question.
Si le Capitole antique eut pour première pierre dans ses fondements une tête coupée et saignante, on peut en dire autant de Genève réformée.
Par où qu'on regarde Calvin, on y trouve l'image la plus complète du martyre.
Rupture des amitiés, nécessité de rompre avec les pères de la Réforme.
L'effort incessant, douloureux pour un logicien exigeant, de bâtir un dogme éclectique qui répondît à tout, de concilier en apparence ce qui est inconciliable, et de satisfaire le monde sans se satisfaire soi-même.
Le cœur, l'esprit brisé et le corps usé à cette torture. La maladie habituelle, des fatigues excessives, l'enseignement, la prédication, les disputes acharnées, une correspondance infinie, accablante, avec toute l'Europe. Au dedans, nulle consolation, la maison pauvre et veuve. Au dehors, la haine d'un peuple, le sentiment que son œuvre ne réussira pas; qu'en donnant toute son âme, il n'inspire pas l'esprit de vie! En 1552, lorsque Genève était si puissante par lui, lui désespère; il écrit à un ami: «Je survis à cette ville, elle est morte; il faut la pleurer...»
Mais sa plus exquise douleur, c'est celle qui sortait de son œuvre même. Les martyrs, à leur dernier jour, se faisaient une consolation, un devoir d'écrire à Calvin. Ils n'auraient pas quitté la vie sans remercier celui dont la parole les avait menés à la mort. Leurs lettres respectueuses, nobles et douces, arrachent les larmes. Étaient-elles sans action sur cet homme de combat? Oui, disent ceux qui le jugent sur sa violente polémique, sa dure intolérance. Nous pensons autrement. Ceux qui vécurent avec Calvin disent qu'il ne fut étranger à nulle affection de la famille et de l'amitié, très-attaché surtout aux fils de sa parole. Il les suit des yeux par l'Europe dans leurs lointaines et cruelles aventures, les soutient et souffre avec eux. Ses lettres, fortes et chrétiennes, n'en sont pas moins pathétiques. Supplice étrange! de toutes parts, la mort lui revient, lui retombe. Le monde infatigablement vient battre le fer sur son cœur!
Si Calvin a fait les martyrs, eux-mêmes ont autant fait Calvin. On comprend bien que de tels coups, sans cesse répétés, ensauvagèrent cet homme, le rendirent absolu, féroce, à défendre un dogme qui, chaque jour, lui tirait du sang. C'est ainsi qu'on peut expliquer le crime de sa vie, la mort du grand Servet, dont nous parlons plus loin.
Crime du temps plus que de l'homme même!
N'importe! il fut des nôtres!...
Quand j'entre dans le vieux collége de Calvin et de Bèze, quand je m'assois sous les ormes antiques, quand je visite l'académie et l'église, où Calvin, faible, exténué, parfois soutenu sur les bras de ses auditeurs, enseignait et prêchait à mort, je sens bien que le grand souffle de la Révolution a passé là. Ces vaillants docteurs du passé nous ont préparé l'avenir.
Huit cents auditeurs, de toute nation et de toute langue, l'écoutaient; émigrés la plupart ou fils d'émigrés. Parmi eux, nombre d'artisans. Tels de ceux-ci étaient de grands seigneurs qui avaient cherché à Genève la pauvreté et le travail. L'un d'eux s'était fait cordonnier.
Ville étonnante où tout était flamme et prière, lecture, travail, austérité. Quel était le ravissement de ceux qui, ayant réussi à fuir la terre idolâtrique, atteignaient la cité bénie! De quel œil tous ces fugitifs, ayant, par bonheur incroyable, passé la route de Lyon, suivi l'âpre vallée du Rhône, voyaient-ils le clocher sauveur! Nombre de familles illustres laissaient tout, bravaient tout, pour venir à Genève. Les Poyet, les Robert Estienne, la veuve, les enfants de Budé, cherchèrent cette nouvelle patrie. Plus d'un confesseur de la foi y apportait ses cicatrices. L'intrépide, l'indomptable Knox, après huit années passées aux galères de France, les bras sillonnés par les chaînes, le dos labouré par le fouet, avant ses grands combats d'Écosse, venait s'asseoir encore un jour au pied de la chaire de Calvin.
Tout affluait à cette chaire, et de là aussi tout partait.
Trente imprimeries, jour et nuit, haletaient pour multiplier les livres que d'ardents colporteurs cachaient sur eux, faisaient entrer en Italie, en France, en Angleterre, aux Pays-Bas. Missions terribles! Ils étaient attendus, épiés. Pour le seul fait d'avoir sur eux un Évangile français, ils étaient sûrs d'être brûlés. C'est alors que l'imprimerie fit ses deux efforts admirables: la Bible en un volume, un petit volume, aisé à cacher! et les Psaumes français, avec la musique interlinéaire. En touchant ce qui reste encore de ces vieilles éditions, ces volumes tachés, usés dans les prisons, et qui souvent, jusqu'au bûcher, firent l'office de confesseurs, et soutinrent la foi des martyrs, on est tenté de s'écrier: «Ô petits livres! petits livres! pauvres témoins des souffrances de la liberté religieuse, soyez bénis au nom de la liberté sociale! Si quelque chose reste en vous des grands cœurs qui vous ont touchés, puisse cela passer dans le nôtre!»
Plût au ciel qu'on pût raconter tout ce qui s'accomplit alors! Mais les dangers étaient si grands, que presque toute cette histoire est restée enfouie et mystérieuse. Le peu qu'on en retrouve, c'est l'histoire de quelques martyrs.
J'ai suivi attentivement le martyrologe de Crespin pour trouver et dater les premières missions protestantes. Elles semblent d'abord fortuites. Ce sont presque toujours des Français que la persécution a fait fuir à Genève, et qui, pour affaire de famille, pour revoir leur pays ou répandre des livres, entreprennent de revenir.
On voit très-bien, dans ces histoires, que l'origine de tout cela est spontanée, d'abord française; mais la grande et forte école de Genève leur a formulé en doctrine leur sentiment religieux, leur a donné les livres, le désir de les répandre et de les interpréter.
Le premier exemple est celui d'une petite colonie de gens qui avaient cherché asile à Genève, et qui, attirés vers l'Angleterre par la réforme d'Édouard VI, s'en vont ensemble par la route du Rhin. «M. Nicolas, homme de savoir, François, et Barbe, sa femme, Augustin, barbier, et sa femme Marion, tous deux du Hainaut.» On voit ici l'égalité religieuse, le barbier de compagnie avec l'homme de savoir et le bourgeois aisé. Et c'est le barbier qui règle la route; il obtient de M. Nicolas qu'il visite le petit troupeau des fidèles de Mons. De là leur catastrophe horrible. Les deux hommes sont brûlés. Barbe faiblit, a peur. La pauvre Manon est enterrée vive. (V. plus haut.)
Ce qui est remarquable dans cette légende fort ancienne (1549), c'est que ces infortunés, sur la charrette et au bûcher, se soutiennent par le chant des psaumes de Marot et de Bèze, qui pourtant ne furent imprimés que deux ans après (1551). Sans doute, on les enseignait, on se les transmettait oralement dans les églises de Genève.
Lorsque François Ier sauva Marot en 1530, ce fut à condition qu'il continuerait le Psautier. Lorsque, en 1543, Calvin l'accueillit à Genève, il le fit autoriser par le Conseil à continuer cette œuvre. À sa mort, Bèze la reprit, l'acheva et fut autorisé à l'imprimer en 1551; mais on changea la musique primitive, galante, inconvenante, profanée par le succès même. François Ier les avait chantés, et Henri II, et Catherine de Médicis, Diane, et tout le monde! Cette musique fut biffée et on lui substitua des mélodies fortes et simples de l'Église de Genève, qu'on imprima sous les paroles.
Grande révolution populaire! Elle gagna par toute la France. Elle donna aux persécutés, aux fugitifs, un viatique, qui ne leur manqua jamais dans leurs extrêmes misères, dans ce qui plus que les supplices énerve les révolutions, l'implacable longueur du temps.
L'Église militante et souffrante, au centre des persécutions, la forte Église de Paris transfigura ces mélodies, et, par un coup de génie, en fit la lumière de l'Europe.
Le Franc-Comtois Goudimel, alors à Paris, gardant la séve austère et pure de ses montagnes du Jura, fit hardiment des psaumes un chant d'amis, un chant de frères, une musique à quatre parties.
Jean-Jacques Rousseau confesse avoir reçu en naissant la puissante inspiration de ces vieux chants de Goudimel. Et que d'hommes ils ont soutenus!
Lorsque Rabaut, aux Landes, aux déserts des Cévennes, resta trente années sous le ciel, sans reposer sous un toit, lorsque le Vaudois Léger passa tant d'horribles hivers dans les antres des Alpes, au souffle des glaciers, que tiraient-ils de leur sein pour se ranimer et se réchauffer? Quelque cordial? Sans doute, le cordial puissant de ces psaumes. Ils en chantaient les mélodies, et, si quelque ami courageux osait venir serrer leur main, la sainte assemblée se formait, l'Église était là tout entière, la mâle harmonie commençait, le désert devenait un ciel.
Tout n'est pas bon dans les paroles, mais la musique emportait tout. Tel accent connu et tels vers, souvent chantés dans les supplices (À toi, mon Dieu! mon cœur monte!... Mon Dieu! prête-moi l'oreille), ne manquaient pas leur effet. Et sur les visages bronzés de ces confesseurs du désert une mâle pudeur avait peine à ne pas laisser voir de pleurs.
CHAPITRE VII
POLITIQUE DES GUISES—LA GUERRE—METZ
1548-1552
Maintenant que nous avons posé l'enclume «où vont s'user tous les marteaux,» nous pouvons amener les frappeurs inhabiles qui vont frapper dessus, voir au jeu les grands politiques avec leurs superbes machines de profonde diplomatie, l'immensité des efforts et le néant des résultats.
Les actes, les lettres secrètes récemment publiées, arrachent les beaux masques, la pourpre et le velours. Ces fiers acteurs, aujourd'hui en chemise, font peine à voir. On ne peut plus comprendre dans quel aveuglement marchaient les deux partis, le roi de France et Charles-Quint.
Nous simplifierons fort si, dès d'abord, en 1548, nous indiquons le but où vont ces fous, par un circuit immense d'intrigues, de dépenses et de guerres, en douze années, vers 1560.
L'Espagne alors apparaîtra ruinée. À Granvelle éperdu qui lui expose l'épuisement des Pays-Bas, Philippe Il communiquera en confidence son budget espagnol en déficit de neuf millions sur dix! (Granv., VI, 156.)
Et la France, qui n'a pas les Indes, à plus forte raison est ruinée. Les Guises, maîtres de tout en 1560, et vrais rois, seraient morts de faim dans leur royauté, sans une razzia à la turque sur leur propre parti, sur l'évêque et le clergé de Paris, qu'ils frappent d'un emprunt forcé avec contrainte par corps.
Ruine d'autant plus radicale qu'elle est universelle. La grande crise sociale et financière du siècle, précipitée par le changement des valeurs monétaires et l'enchérissement monstrueux de toutes choses, dessèche la source de l'impôt. Le fisc, cette pompe âprement aspirante, où plonge-t-il? dans nos poches vides; et qu'en aspire-t-il? le néant.
Dès la première année du règne d'Henri II, en 1547, on voyait parfaitement où on allait. Le déficit annuel était déjà d'un demi-million, et dès qu'on augmenta l'impôt, il y eut révolte. On ne vécut plus que d'expédients, du fatal expédient surtout de vendre des charges, de prendre un peu d'argent comptant en grevant de nouveaux salaires les années suivantes et l'avenir.
Les rêves et les folies de François Ier en 1515, avec la forte France d'alors, étaient des folies de jeune homme; celles des Guises et de Diane, en 1547, avec une France ruinée, étaient une démence d'aliénés, une désespérée furie de joueurs, disons le mot, un jeu d'aventuriers qui, ayant peu à perdre, bravent la chance, et mettent les enjeux sur la carte la moins probable.
Quelle était cette carte? Nous le savons par leurs flatteurs de Rome, par le cardinal du Bellay, qui, pour regagner son crédit, mériter son retour en France, entre dans leur pensée et caresse leur rêve. Quel rêve? la conquête d'Italie, toujours la vieille idée de leur maison, toujours René d'Anjou, l'expédition de Naples. Dans cette voie de folies, ils prennent hardiment la plus folle. Du Piémont envahir Milan, c'est chose trop raisonnable encore. Non, il leur faut les Deux-Siciles.
Et routiniers autant que chimériques, sur quel appui comptent-ils pour recommencer ce roman? sur le pape, dès longtemps fini, sur Parme, sur les petits princes italiens, sur Ferrare, dont François de Guise se dépêche d'épouser la fille. Mais qui ne voyait que l'Italie était morte? Qu'était devenue Rome? un désert! Telle la représenta Rabelais dès 1536. Le pape? une ombre. Le duc d'Albe en parle avec un dur mépris. (Granv., VII, 284.)
Le moindre bon sens indiquait qu'il n'y avait que deux choses à faire:
L'une, vraiment sensée, tendre la main à la nation militaire qui prêtait des soldats à toute l'Europe, à l'Allemagne, l'aider à défendre la liberté religieuse contre les Espagnols. En quoi faisant, du même coup on s'assurait l'Angleterre, où montait le flot du protestantisme.
L'autre parti, humiliant, triste et bas, mais possible pourtant, c'était de marcher avec l'Espagne et dans son mouvement. C'était la secrète pensée de Montmorency, qui fut toujours (lettre du duc d'Albe, Granv., VII, 281) foncièrement espagnol, et que l'Espagne tâcha toujours de maintenir au gouvernement de la France.
Mais cet homme, sous forme rude, hautaine, était le courtisan des courtisans. La folie étant en faveur, il suivit le parti des fous.
Ce troisième parti, celui des Guises et de Diane, parti non espagnol, et pourtant catholique voulait faire la guerre au roi catholique et combattre son propre principe.
Ce qui les rendait forts, prépondérants dans le conseil, c'est qu'ils tenaient l'Écosse par leur sœur, et se chargeaient de faire une Écosse française, de mettre en France la royauté d'Écosse en livrant au roi leur nièce, la petite Marie Stuart, qu'épouserait le Dauphin. Et l'enfant, en effet, nous fut livrée en 1548.
Cela semblait un beau succès, une forte garantie contre l'Angleterre. Une garantie, mais trois dangers:
1o On rendait l'Angleterre irréconciliable, implacable et désespérée, lui mettant la France même dans son île, une grande colonie française «des seigneuries pour un millier de gentilshommes.»
2o Cette Marie de Guise qui livrait son enfant, livrait-elle l'Écosse, ou n'allait-elle pas par cette trahison donner des forces incalculables aux Écossais protestants et en faire le parti national?
3o Comme on ne tenait l'Écosse que par une intime alliance avec les violents catholiques, avec le grand brûleur des protestants, l'archevêque de Saint-André; comme on se portait pour son défenseur (et vengeur quand il fut tué), on associait la politique aux phases variables, incertaines, de la révolution religieuse.
Dès lors, comment s'entendre avec l'Allemagne, avec les grands ennemis de l'Empereur, les luthériens? Condamnée aux démarches les plus contradictoires, papiste pour l'Écosse et pour le roman d'Italie, et d'autre part défenseur hypocrite des libertés de l'Allemagne, la France allait apparaître à l'Europe comme un hideux Janus à qui ne se fierait personne.
Deux ans durant, cette France des Guises ne regarda que vers l'Écosse, vers l'Italie, et oublia la grande affaire du monde, l'Allemagne, l'oppression de l'Empire.
Situation bizarre! Les luthériens, le pape, étaient d'accord pour implorer la France contre Charles-Quint. Elle paraissait forte dans la faiblesse universelle. L'occupation d'Écosse, la reprise de Boulogne, que l'Angleterre nous rendit (pour argent), faisaient illusion.
Charles-Quint n'était plus un homme depuis sa victoire de Muhlberg. Il ne se connaissait plus. Ce n'était plus César, mais Attila, Nabuchodonosor. L'attitude de modération qu'il avait prise en sa jeunesse, après Pavie, sa faible tête de vieillard ne pouvait la retenir. Il paraissait horriblement aigri. Granvelle l'en excuse sur sa maladie. Il fit couper les pieds aux soldats allemands qui, selon leur vieil usage, s'étaient loués en France (Mém. de Guise), et l'infant (Philippe II) intercéda en vain pour eux.
Pour connaître le vrai Charles-Quint de cette époque, il ne faut pas toujours citer ses actes officiels, œuvre de ses ministres, mais lire les instructions qu'il écrit lui-même pour son fils. Elles indiquent deux choses: que sa tête est affaiblie, et qu'il ne connaît point du tout sa situation. Cet acte grave, écrit pour guider bientôt le jeune roi, n'a aucun caractère sérieux; il est d'une banalité plate, nullement instructif. Un prince qui s'amuse à écrire de telles choses, vaguement générales, évidemment n'a pas d'idées précises, ne sait pas le détail qui seul serait utile pour diriger son successeur (Granv., III, 267, 1548).
Les Vénitiens qui connaissent ses affaires mieux que lui, disent (L. Contarini, 1548) que, malgré sa victoire, il est ruiné. «Il ne peut plus rien tirer de l'Italie. Ses sujets, surtout à Milan, aiment mieux abandonner la terre.» D'autre part, il tire encore moins de l'Espagne. Sa pauvreté en hommes est désolante. Tous les grands capitaines du siècle sont morts; il ne lui reste que le duc d'Albe, médiocre (au jugement de Contarini), et un bandit italien qu'on appelait le marquis Marignan.
Mais ce coup de Muhlberg et l'Empire tombé à ses pieds, cinq cents canons enlevés aux villes, les razzias d'argent faites par ses soldats espagnols, lui avaient tourné la tête. Il donna au monde un de ces spectacles qui effrayent, qui appellent la colère divine. Ce fut une chose nouvelle dans l'Europe chrétienne de voir renouveler les scènes barbares de captifs promenés, montrés (comme Bajazet dans sa cage de fer). Il menait par l'Allemagne et jusqu'aux Pays-Bas ses prisonniers, l'électeur, le landgrave, un héros et un saint, comme on montre une ménagerie de bêtes fauves. Sauvage exhibition qui ne montrait que son parjure. Car il avait promis leur liberté, et il éluda par un faux, un faux ridicule, irritant, d'une lettre impudemment changée dans le traité, en vertu de laquelle il garda ceux qu'il avait promis d'élargir.
Même dérision d'insolence à la diète d'Augsbourg. Ses théologiens présentèrent aux deux partis un compromis tout catholique. Quelques districts, et pour un certain temps, gardaient le mariage des prêtres et la communion sous les deux espèces. Tout le reste de l'Empire, dès le jour même, rentrait sous le vieux joug. Cela s'appela l'intérim. La chose à peine lue, sans délibération, sans consulter personne, un prélat catholique, l'archevêque de Mayence, remercie l'Empereur, dit que la diète accepte, parlant effrontément pour les protestants mêmes. La séance est levée.
Voilà tous les débats religieux finis par cet escamotage. Le voilà pape aussi bien qu'Empereur. Et que lui manque-t-il pour avoir cette monarchie universelle dont l'avaient bercé ses nourrices? Peu ou rien: conquérir la France, aller à Rome. Le pape est vieux, Charles-Quint peut lui succéder; déjà ses médecins remarquent que sa goutte se trouverait bien mieux du climat d'Italie.
Comme en ces moments de folie les valets dépassent le maître, son gouverneur du Milanais encourage l'assassinat de Pierre Farnèse, fils du pape Paul III, duc de Parme et de Plaisance, en saisissant la dernière ville. Paul III, effrayé par la victoire de Charles-Quint, par son concile de Trente, négociait avec la France, et voulait faire épouser à son petit-fils une bâtarde d'Henri II. Charles-Quint, qui déjà avait marié sa fille naturelle au fils du pape, n'en approuva pas moins cette cruelle affaire de Plaisance, où lui-même volait ses petits-enfants. Le pape perça l'air de ses cris, appela au secours la France, les protestants, les Turcs (dit-on), et voyant sa famille s'arranger avec Charles-Quint, baiser sa main sanglante, il en mourut de désespoir.
Cet acte atroce saisit l'attention de l'Europe, étonna, effraya. Bientôt après, le frère de Charles-Quint, Ferdinand, estimé pour sa modération, fit poignarder son ennemi réconcilié, le moine Martinuzzi, à qui il devait la Hongrie.
Nous ne raconterons pas la punition; elle est connue. Une seule ville, Magdebourg, résista à l'Empereur, à l'Espagne, à l'Empire. Et son maître Maurice, qui l'avait fait vaincre, le trahit à son tour. Ce fut une belle scène, et consolante pour la terre opprimée, de voir ce vainqueur des vainqueurs presque pris dans Insprück, forcé de fuir la nuit avec sa goutte, manqué de deux heures par Maurice (23 mai 1552).
Maurice avait traité avec la France dès octobre 1552. Le roi avait pris Metz en avril; en mai il était en Alsace.
Dès janvier 1552, les levées s'étaient faites à grand bruit par tout le royaume. «Il n'y avoit bonne ville où le tambour ne battît pour la levée des gens de pied; toute la jeunesse se déroboit de père et mère pour se faire enrôler; la plupart des boutiques demeuroient vides d'artisans. Tant étoit grande l'ardeur de faire ce voyage et de voire la rivière du Rhin!» Cette cohue immense de gens de pied, rapidement levée, dressée bien ou mal, comme on put, s'ébranlait vers l'ouest, sous le maître des maîtres, son rude instructeur Coligny. Le gendre de Diane, le frère de Guise, avait la charge agréable et plus noble de mener la cavalerie.
À voir ce mouvement, on se fût trompé sur le siècle, sur la pensée du règne. Ce roi persécuteur qui venait de lancer un édit inouï contre la liberté religieuse (donnant au délateur le tiers des biens du condamné!), voilà qu'il se portait en Europe pour le vengeur de la liberté politique. Il frappait des médailles au bonnet de la liberté, aux devises du Brutus antique!
Ce carnaval romain avait-il action sur les esprits? et vraiment qu'en pensait la France? On ne le sait. Ce qui est sûr, c'est qu'à ce mot de sauver l'Allemagne, de délivrer l'Empire, de punir Charles-Quint, le peuple, la noblesse, s'étaient précipités.
Cette noblesse mécontente avait tout oublié, et elle était venue en si grand nombre (même les sauvages nobles de Bretagne, d'armes et de maisons inconnues), qu'Henri II, étourdi de sa propre grandeur, dit dans un sot orgueil: «Protecteur de l'Empire! Mais pourquoi pas Empereur?»
Le grand point était dès le premier pas de rassurer l'Allemagne de réfuter la défiance ordinaire pour les Welches, de montrer qu'en les appelant elle ne s'était pas trompée. Les princes qui invitaient Henri lui avaient assez légèrement donné le titre de vicaire impérial dans les trois évêchés, Metz, Toul et Verdun. Il n'en fallait pas abuser. L'occupation de ces places devait se faire avec grande prudence, de doux ménagements. Metz naturellement hésitait. Le connétable y fut très-mal habile, brutalement, impudemment fourbe. Il obtint d'y mettre une enseigne; mais, sous cette enseigne de 500 hommes, 5,000 passèrent. On s'empara de même en trahison du duc de Lorraine, âgé de dix ans. On l'envoya en France. La ruse réussit moins contre Strasbourg. On avait dit que les ambassadeurs de Venise et du pape qui voyageaient avec le roi voulaient voir la fameuse ville, la merveille du Rhin. Ils arrivent fort accompagnés, mais ils sont reçus à coups de canon (3 mai).
Admirable conduite pour réconcilier les Allemands avec l'Empereur. Maurice, ayant dicté à Charles-Quint le traité qui garantissait les libertés de l'Allemagne (Passau, 17 juillet 1552), écrivit au roi ses remercîments. Il ne restait qu'à revenir.
Charles-Quint, miraculeusement relevé par nous, par la haine de l'Allemagne pour son faux défenseur, tombe sur nous trois mois après. Le vieux malade, ravivé, rajeuni de l'élan de l'Empire, vient avec soixante mille hommes pour nous reprendre Metz. Mais la France elle-même y était. Elle défendait en personne ce poste essentiel d'avant-garde. Tout ce qu'il y avait de jeune noblesse, les princes du sang, une élite de dix mille vieux soldats, sous le duc de Guise, s'enferma là, décidé à combattre à outrance. Le duc d'Albe, qui menait l'armée impériale, trouva la ville formidablement préparée, tout rasé à l'entour à grande distance, cinq faubourgs abattus, une grande armée d'Henri II tout près pour l'inquiéter, enlever ses convois, le ciel enfin contre lui, et l'hiver. Une mortalité terrible commença chez les assiégeants, plongés jusqu'au nez dans la boue. L'Empereur malade se désespérait. On lui prête des mots contre lui-même: «La Fortune est femme, elle n'aime pas les vieux.» Et un autre plus grave: «Hélas! je n'ai plus d'hommes!»
Il perdit trente mille soldats, dit-on, avant de pouvoir s'arracher de là (1er janvier 1553). Il laissa un monde de malades que nos Français (comme en 92) soignèrent, nourrirent avec les leurs.
Donc nous gardâmes Metz, Toul et Verdun. Admirable morceau d'Empire. Mais ce qui valait plus, l'estime de l'Empire et l'amitié de l'Allemagne, nous ne les gardâmes pas. Nous les perdîmes pour toujours. C'est la suprême fin de l'alliance protestante. La France reste seule en Europe.
Où prit-elle l'argent pour résister à l'Empereur? Dans un moyen désespéré qui, plus qu'aucune chose, va hâter la révolution:
Les deux grands corps qui écrasaient le royaume, le clergé et les gens de lois, amènent le gouvernement aux abois à doubler leur pouvoir.
Ceux qui ont lu les chapitres terribles des Chats fourrés de Rabelais, ceux qui ont vu les effrayantes voûtes du Palais de Rouen, leurs menaces suspendues, ceux-là devinent ce que pesa la tyrannie des marchands de justice, la justice, devenue marchandise et propriété, achetée et vendue. Que fut-ce donc quand Henri II, vendant six cents siéges à la fois, et créant six cents juges, multiplia ces antres de chicane et de vénalité par toute la France, quand toute petite ville eut son présidial, tribunal, avocats, procureurs, gens de lois innombrables? Les causes civiles et pécuniaires au-dessus de deux cent cinquante livres leur étaient interdites, mais ils jugeaient à mort. On réservait l'argent, mais on livrait le sang. Une vie d'homme était cotée fort au-dessous de cent écus.
Pouvoir énorme, et dans les mains des enrichis, des fils de financier, des enfants d'usuriers, d'une bourgeoisie de petite ville, d'esprit étroit et bas, toujours le chapeau à la main devant les gens de la cour et les puissants solliciteurs, contre qui eût lutté parfois la liberté des Parlements. La justice fut mise à la portée des plaideurs qui plaidèrent d'autant plus, mais elle fut bien plus dépendante. Les grands seigneurs se mirent à plaider tous, étant toujours sûrs de gagner.
Une révolution non moins grave, ce fut l'énorme reculade du pouvoir civil devant le clergé. On lui rend ses justices.
Le prêtre peut-il être juge? et n'a-t-on pas à craindre sa trop grande miséricorde? J'ai trouvé la réponse dans un registre de 1403, où un prisonnier aime mieux être pendu par le prévôt du roi que rester prisonnier de l'évêque. La reine Blanche est célèbre pour avoir brisé les cachots de l'église de Paris. Tout le travail de nos rois avait été de miner, supprimer, les justices ecclésiastiques.
Le clergé profita de l'invasion imminente. À la royauté effrayée, qui ne sait où donner de la tête, il offre trois millions d'écus d'or. Il ne demande qu'une chose, c'est qu'on biffe le grand titre de François Ier, l'ordonnance appelée la Guillelmine (de Guillaume Poyet), qui avait mis au néant les justices de l'Église. Le clergé, ce pauvre clergé qui, à toute demande, déplore son indigence, trouve cette somme tout à coup; une vente de chandeliers, de vases, vingt livres imposées par clocher, y suffirent, sans vendre un pouce de terre.
Le grand jurisconsulte Dumoulin venait précisément de donner au roi contre le clergé plus qu'une armée, un livre qui marquait Rome et les évêques comme simoniaques et faussaires. Puissant coup de tocsin sur les biens ecclésiastiques. Le clergé répondit par ce grand don d'argent. Dumoulin fut puni d'avoir servi le roi. Loué du connétable, persécuté des Guises, il lui fallut s'enfuir de France.
De la belle défense de Metz, et de l'échec de l'Empereur, il nous resta un grand malheur public. Cette défense, où tous furent admirables, devint la gloire d'un seul.
François de Guise s'était trouvé, par le concours de tous les princes et seigneurs de la France, dans la haute et singulière position de commander à tous, d'avoir pour soldats des Vendôme, des Condé, des Montpensier, des Longueville; il fut là le prince des princes, et j'allais dire le roi des rois. Des hommes moins connus, bien autrement utiles, Italiens et Français, les premiers militaires du temps, groupés autour de Guise (gendre du duc de Ferrare), l'aidaient de leur conseil, et il en savait profiter. Il montra, en ce grand moment et dans ce rôle unique, un très-bel équilibre de qualités contraires, guerrières et administratives, de valeur froide et ferme, de prudence, d'humanité même.
Mais il y eut encore autre chose. Et ce ne fut pas tant pour cela qu'on l'adora, mais pour sa fortune et sa chance; on dit, redit: «Il est heureux.» Ce peuple, ami de l'aventure, qui venait d'être mis en possession de la loterie, crut en Guise avoir un joueur sûr de gagner toujours. Fatale idolâtrie, et punissable! La France expie bientôt d'avoir fait un dieu du succès.
CHAPITRE VIII
RONSARD—MARIE LA SANGUINAIRE—SAINT-QUENTIN
1553-1558
Au faux Achille un faux Homère, au faux César un faux Virgile. Pour chanter dignement la prochaine conquête du monde, il fallait un grand poète, un immense génie. On en forgea un tout exprès.
L'universel faiseur, le jeune cardinal de Lorraine, à qui rien n'était impossible, y eut, je crois, bonne part. Dans une de ses tours du château de Meudon, ce protecteur des lettres logeait un maniaque, enragé de travail, de frénétique orgueil, le capitaine Ronsard, ex-page de la maison de Guise. Cet homme, cloué là et se rongeant les ongles, le nez sur ses livres latins, arrachant des griffes et des dents les lambeaux de l'antiquité, rimait le jour, la nuit, sans lâcher prise. Jeune encore, mais devenu sourd, d'autant plus solitaire, il poursuivait la muse de son brutal amour. Gentilhomme et soldat, il n'était pas fait pour attendre, ménager son caprice; de haute lutte, il la violait. Il frappait comme un sourd sur la pauvre langue française.
Il y a laissé trace; grâce à lui, cent choses naïves de liberté charmante, de génie, de divine enfance, qu'elle a encore dans Rabelais, en ont été biffées, effacées pour toujours. Et il n'y a pas eu de remède. À tels côtés ingrats, noblement secs, que toute l'Europe justement lui reproche, il n'est que trop facile à voir que cette langue des gens d'esprit a passé par les mains des sots.
La France, par cet homme, est restée condamnée à perpétuité au style soutenu.
Il est bien entendu que celui qui exerce une si grande influence, tant maladroit, gauche et baroque qu'il ait été, eut quelque chose en lui. Celui-ci avait en effet une flamme, une volonté indomptable, héroïque. Et c'est justement cette volonté terrible qui, n'étant pas aidée de génie, lui fit faire ces cruels efforts, et pratiquer sur notre langue de si barbares opérations.
L'avénement de Ronsard date de l'époque où le monde des honnêtes gens, des caffards et des chats fourrés, parvint à condamner Rabelais au silence. Son protecteur Jean Du Bellay, ennemi et rival du jeune cardinal de Lorraine, avait placé Rabelais (pour observer le cardinal?) juste sous le château de Meudon, dans la cure du village. Et le joyeux curé, n'osant plus imprimer, mais visité de tout Paris, se dédommageait en criblant d'épigrammes le royal poète des sommets de Meudon.
La haine des deux partis venait de loin. Rabelais, dès les premières pages du Pantagruel, quinze ans d'avance, avait prédit Ronsard. Son noble Limousin, monté sur le cothurne antique, qui parle latin en français, qui, dans sa toge, fièrement déambule par l'inclyte cité qu'on vocite Lutèce, semble déjà le poète de Meudon. Il est de la nouvelle école; comme Ronsard, Jodelle, Joachim Du Bellay, il peut pindariser, courtiser les Camènes, chanter la chanson chasse-ennui.
Joachim était propre neveu du cardinal Jean Du Bellay, le patron de Rabelais; il en était jaloux, et il haïssait cruellement ce roi des rieurs. Ce fut lui qui, plus que personne, travailla contre Rabelais, éleva l'autel nouveau, la nouvelle religion littéraire, le nouveau dieu Ronsard.
Il l'avait rencontré dans une hôtellerie et il avait été frappé de sa haute mine, de sa noble et martiale figure, encadrée de cheveux d'un châtain doré, de barbe blondoyante, une face de Phœbus Apollo. De tels dons préparaient ce héros de la mode.
Ardent jeune homme, et non sans éloquence, mais de trop peu de poids, Joachim parla pour un autre, l'exalta, l'adora, le mit sur le pavois. Il lança à la fois et l'homme et la doctrine.
Dans son Illustration de la langue française, cette langue naît, à l'entendre, et elle n'a pas eu de poète. Notre littérature commence; elle bégaye, mais elle va parler. Qu'elle ceigne le laurier antique, qu'elle se pare et s'orne sans scrupule des dépouilles de Rome vaincue et surpassée.
À ce moment, Ronsard saisit sa lyre, chante le roi, les Guises et à tout à l'heure Marie Stuart. Personne ne comprend; tous admirent. Les jeunes font cercle autour de lui; leur brillante pléiade entoure de ses respects l'Homère patenté d'Henri II.
On lui fait sa légende. Il est né justement dans la triste année de Pavie. La France, qui perdait son roi, concentra ses puissances et se dédommagea; elle enfanta son roi de poésie.
S'il naquit aux terres prosaïques du Vendômois, il tire sa lointaine origine des rives du Danube et du pays d'Orphée. Cet Orphée gentilhomme est le marquis de Thrace. Ou lui crée cet illustre fief.
Si on le comprend peu, comment s'en étonner? L'antiquité elle-même, ressuscitée en lui, daigne parler français; c'est la langue des dieux; tout dieu parle en oracle. Étudiez et vous pourrez comprendre. Il est passé le temps où cette langue, basse et vulgaire, voulait être entendue de tous:
Odi profanum vulgus, et arceo.
À ce poète des rois, la cour tresse un laurier royal. Le succès double son effort, sa joue enfle, il souffle sa trompe. Tous soufflent après lui. Et la France n'a plus rien à envier à l'ampoule espagnole. Le genre sublime et vide est créé pour toujours. L'homme change, et le genre reste. Le XVIIe siècle, habile et littéraire, soufflera plus habilement. La trompette est toujours l'instrument national. Tous y soufflent, et jusqu'à Bossuet. Voyez ces chérubins bouffis, ces tritons effrénés de la grande galerie de Versailles. Ils sonnent à crever, pour la gloire de l'astre nouveau pour lequel l'enflure s'est enflée dans un crescendo de deux siècles. Au royal empyrée où brilla jadis le Croissant, triomphe le soleil en perruque, effigie de Louis XIV.
Revenons au XVIe siècle. Pendant ces chants et ce triomphe, six mois après son avantage, la France reçoit le plus sensible coup. Charles-Quint relevé est plus haut que jamais dans l'opinion de l'Europe. La mort d'Édouard VI met sur le trône d'Angleterre la catholique Marie, qui se donne à l'Espagne, à Charles-Quint, à Philippe II son fils. Un miracle se fait pour le pieux enfant. L'Angleterre paraît catholique. Philippe, protecteur et restaurateur de la foi, entre dans le grand rôle qu'il doit garder jusqu'à la mort (1554).
Il est le vrai, le légitime chef du parti catholique, et la France est le faux. La fausse position de celle-ci va dès lors éclater, et sa contradiction. Violemment catholique chez elle et en Écosse, il lui faudra, en Angleterre, s'associer traîtreusement aux conspirations protestantes.
Rien de plus curieux que de voir l'étrange fantasmagorie de cette révolution dans les dépêches de Renard, l'envoyé d'Espagne, qui conseilla Marie, la poussa, la soutint. L'affaire fut un malentendu. Le grand bouleversement économique et social qui changeait l'Angleterre prit, comme tout prenait alors, une apparence religieuse. L'Angleterre, protestante de cœur (le pape l'avoue six mois après), porte, ou laisse porter au trône Marie la catholique. Pourquoi? l'Angleterre croit revenir au bon temps, aux premières années d'Henri VIII.
Marie, d'autre part, ignorante, intrépide de son ignorance, qui ne sait rien, ne comprend rien, croit toute l'Angleterre catholique. Vieille fille et fille d'Henri VIII, Aragonaise de mère, âcre de passions retardées, la petite femme, maigre et rouge, va droit, sans avoir peur de rien. Où? à la messe et au mariage.
Péril énorme! La première messe fait une sanglante émeute à Londres. Par toutes les campagnes, ses partisans détrompés prennent les armes. Elle tient bon, tue sa parente Jeanne Gray, reine des révoltés. Et elle est bien près de tuer sa sœur Élisabeth. Sans souci des Anglais, elle appelle l'infant qu'elle aime sur sa réputation. Ce fatal personnage apparaît, pour la première fois, beau comme le spectre de Banco, séducteur et irrésistible: «Il est maigre, petit, de jambes grêles, mais fort velu de corps, donc, porté à l'œuvre de chair.»
Ce trait des jambes grêles est de grande conséquence. C'est le signe de l'homme assis, du scribe infatigable qui passera sa vie à une table. Flamand pâle et blondasse, aux yeux ternes et de plomb, quoiqu'il ait toujours travaillé à imiter les Castillans, il offre le vrai type d'un patient commis, d'un laborieux et sombre bureaucrate, méritant et très-appliqué. Du reste, nul talent. Une œuvre personnelle en fait foi, c'est la lourde lettre, pédantesque et tristement plate, qu'encore infant il écrivit comme accusation d'Henri II. (Granvelle, V, 81.)
Sa femme, qui, en quatre ans, brûla vifs trois cents protestants, écrasant le pays (jusqu'à inquiéter Philippe même), lui donna le renom d'avoir refait l'Angleterre catholique et la bénédiction du clergé en Europe. Elle le sacra roi de tout l'ancien parti. Il put perdre Marie et perdre l'Angleterre, il n'en garda pas moins cette position unique de chef d'une religion.
Ni Rome ni la France ne comprenaient cela. Qui se souciait du pape? Le vrai pape, c'était le roi d'Espagne, le restaurateur de la foi en Angleterre. C'est pour lui qu'on priait dans toutes les églises, pour lui que les jésuites et les moines travaillaient partout.
Ce fut aux Guises une insigne faute de s'associer aux fureurs du vieux pape Caraffe (Paul IV) contre le roi catholique. Les papes, depuis longtemps, n'avaient de but ni de moteur que l'esprit de famille. Paul III n'avait songé qu'aux Farnèse ses neveux, et avait appelé jusqu'aux luthériens pour les soutenir. Jules III s'était vendu à l'Espagne pour faire son neveu prince. Caraffe, le furieux Paul IV, violent inquisiteur, et croyant n'agir que pour l'Église, suivait les haines d'un neveu. Celui-ci, longtemps militaire au service des Espagnols, un brutal soldat, un bandit, n'y avait rien gagné et leur gardait rancune. Il lança son oncle, à l'aveugle, dans une folle guerre contre l'Empereur et Philippe, et cela au moment où Philippe était en vénération, en bénédiction, dans tout le monde catholique.
La France, qui vivait de hasard, à un mois ou deux de distance, fit deux traités contraires avec et contre l'Empereur, par les Guises une ligue de guerre (déc. 1555), par le connétable un traité de paix (février 1556).
Qui l'emporterait des deux partis? Ce qui, je crois, décida pour la guerre, ce fut une intrigue de cour qui compromit la royauté de Diane, et lui fit désirer d'occuper Henri II par les périls d'une situation nouvelle.
Cette fidélité tant chantée par les poètes du style soutenu ennuyait le roi à la longue. La reine voyait bien que Diane baissait; mais comment hasarder de susciter au roi un caprice, une fantaisie, qui l'affranchît de son vieux joug? Catherine s'y prit adroitement. En 1554, le roi étant attendu à Saint-Germain, elle organisa une petite mascarade maternelle, déguisant ses filles en sybilles, avec la jeune Marie Stuart et une autre princesse, toutes enfants de douze ou treize ans. Pour compléter le nombre, elle y joignait une enfant un peu plus âgée, une petite fille écossaise, miss Flaming, jolie, parleuse, hardie.
L'effet désiré fut produit. Les grâces enfantines de cette tendre jeunesse repoussaient la vieille maîtresse dans la caducité. Les choses allèrent si bien, que cette enfant eut un enfant du roi. Caprice dangereux. La petite prit sa honte avec un orgueil intrépide, qui pouvait rendre le roi fou; elle allait déclarant la chose, faisant trophée, triomphe, d'aimer le plus grand roi du monde.
Il n'y avait pas un moment à perdre pour distraire Henri II par une guerre. C'était bien pis que la fenêtre de Trianon et la dispute de Louis XIV et de Louvois qui poussa celui-ci à décider la guerre européenne.
Les Guises y avaient hâte, non-seulement pour leur roman de Naples, mais aussi pour une chance de conclave. Le vieux pape était si colère, et il arrosait tant sa colère de vin du Vésuve, qu'il pouvait un matin être emporté par un accès. Si l'armée française était là, le cardinal de Lorraine n'eût pas manqué d'être élu pape; lui pape, et Guise roi de Naples, tous deux maîtres de l'Italie.
En lisant les dépêches des envoyés de France, on voit bien que ce pape Caraffe était constamment ivre ou fou. Nulle scène plus comique. Des heures de suite, à perdre haleine, il faisait la guerre en paroles, disant qu'il allait faire Henri II empereur, ses fils rois des Lombards, rois de Sicile ou cardinaux. Mais point de paix! À ce seul mot de paix, regardant de travers les deux Français: «Prenez-y garde! si vous voulez la paix, je n'irai pas me plaindre au roi; je vous coupe la tête... Vos têtes! j'en couperais de pareilles par centaines! le roi ne s'en souciera guère.» Il continua jusqu'à ce qu'il ne put plus parler.
Il faisait le procès à Philippe II, appelait Soliman et les luthériens. Le duc d'Albe fut obligé de le mettre à la raison.
Il était près de Rome, que Guise était à peine parti de Saint-Germain (novembre 1556). Le fameux défenseur de Metz ne put pas faire grand'chose en Italie. À la première place qu'il prit, les habitants furent massacrés. La seconde, Civitella, instruite par un tel exemple, fit une résistance désespérée. Guise s'y morfondit. La nouvelle d'une grande défaite, celle de Saint-Quentin, qui le rappelait en France, lui vint fort à propos. «Partez, lui dit le pape. Aussi bien, vous avez peu fait pour le roi, moins pour l'Église, et rien pour votre honneur.» Le duc d'Albe finit cette guerre d'enfant, en demandant pardon au pape, dès lors sujet du roi d'Espagne.
Cependant une intrigue nouvelle avait changé, en France, la face des choses. Marie Stuart, fiancée du Dauphin, avait atteint seize ans et sa suprême fleur, et déjà elle était la reine. Elle dominait, entraînait, troublait tout. La triste Catherine et la vieille Diane, toutes les deux reculaient dans l'ombre, en présence du soleil naissant. Les Guises poussaient au mariage. Diane et Catherine, inquiètes, s'étaient liguées pour l'ajourner.
Que fit le cardinal de Lorraine? une chose inattendue et monstrueuse. Pour rompre cette ligue, il se rapprocha de la reine, lui immolant Diane, l'auteur et créateur de la fortune des Guises, la reniant, plaignant les siens d'avoir dérogé jusqu'à épouser sa fille.
Diane, en décadence, déjà persécutée du temps et des années, se sentant manquer sous les pieds son soutien naturel, fut heureuse de voir son ancien allié, Montmorency, lui revenir. Il lui demanda pour son fils aîné la bâtarde Diane, légitimée de France, qu'on croyait fille de la grande Diane. Ce n'est pas tout, le raccommodement alla si loin, que, pour son second fils, il lui prit sa petite fille. Alliance complète et sans réserve qui irrita fort Catherine.
Guerre pour guerre. Catherine, qui avait toujours pour son mari l'attention de s'entourer de belles jeunes dames, hasarda (à ce moment, je crois) une mine nouvelle pour faire sauter Diane. Une dame fut mise en avant, une certaine Nicole de Versigny, dame de Saint-Remi, perverse, intrigante et mielleuse, espion femelle de la reine, qui depuis, pour argent, s'offrit comme espion à l'Espagne (Granvelle VIII). Cette Nicole eut un moment d'Henri, et sut en avoir un enfant.
Pour se venger, Diane faisait dire au roi par Montmorency qu'en vérité, sauf la bâtarde, nul de ses enfants ne lui ressemblait.
On travaillait aussi contre les Guises. Le roi disait lui-même que c'était dommage de dépenser 160,000 écus par mois pour s'endormir devant Civitella.
Le connétable allait être mis en demeure de montrer s'il savait mieux faire. Le jeune roi d'Espagne nous attaquait au Nord. Son armée était à Rocroi, et ne rencontrait pas d'obstacle. Même surprise qu'en 1521. On en était à faire venir des hommes de Gascogne à Mézières!
Cependant le neveu du connétable, Coligny, comme gouverneur de Picardie, avait vu, avait dit, que le péril n'était pas sur la Meuse. Les vieilles bandes de l'Espagne restaient toutes à l'ouest. Et, en effet, quand leur habile général, le duc de Savoie, vit tous les Français vers Mézières, il tourna brusquement, entra en Picardie et se jeta vers Saint-Quentin.
S'arrêterait-il au moins à Saint-Quentin? c'était le seul espoir. En 1521, Bayard, par la défense de Mézières, avait sauvé la France. Quel serait le nouveau Bayard? Coligny se dévoua.
Grand, très-grand sacrifice.
C'était accepter une honte certaine, et la captivité probable, se faire tuer ou se faire prendre; c'était (chose qu'on compte encore plus à la cour) ruiner sa fortune dans l'avenir, faire dire ce mot qui tue: Bon officier, mais malheureux.
La différence aussi était grande dans les situations. Bayard, simple capitaine, qui ne commanda jamais, hasardait beaucoup moins. Coligny, grand amiral, ex-colonel de l'infanterie, gouverneur de Picardie et bientôt de l'Île de France, neveu favorisé du tout-puissant ministre, jetait dans une affaire désespérée d'avance une fortune toute faite, croissante encore et sans limites, que tout autre aurait ménagée.
C'est ici que je dois dire un mot de ce grand homme, qu'on n'a nullement exagéré. J'ai attentivement regardé si sa tragique mort, si la passion d'un grand parti n'avait pas fait d'illusion; mais, d'abord, j'ai trouvé que plusieurs catholiques, et très-hostiles, ne l'ont pas mis moins haut. En regardant de près les faits, on est forcé de dire qu'il n'y a jamais eu de vertu plus rare, de caractère plus ferme, plus suivi, jamais démenti.
Son dur métier d'instructeur et créateur de l'infanterie, son rôle d'inflexible justicier, pour dompter le soldat et protéger le peuple, son effort pour rester lui-même, ferme et pur, au foyer des intrigues, donna à cette haute vertu une ombre, d'être amère et chagrine. Vivante censure de ses contemporains, il opposa à la fortune un fier mépris, et le reproche de son triste et hautain regard.
Des choses et non des mots, agir et non paraître; c'est ce qu'on voit dans toute sa vie. La discipline militaire, la moralisation de l'armée, c'est toute sa pensée pendant quarante ans. Toujours prêchant d'exemple; partout où il y a quelque service dur, obscur, périlleux, des coups à recevoir, et point de récompense, là on rencontre Coligny. Au contraire de tant d'autres qui se mettent en avant, il s'est montré si peu, que c'est par un hasard, souvent par ses ennemis, qu'on découvre ce qu'il a fait.
Lisez par exemple Tavannes. Il conte que son père fit à Renty la belle charge de gendarmerie qui renversa les impériaux, et dont Guise voulut se donner l'honneur. Mais Brantôme (peu partial certainement, catholique, et non récusable) dit que la charge était impossible tant qu'on n'avait pas débusqué d'un bois un corps d'arquebuses espagnoles, qui, posté sur le flanc, eût foudroyé ceux qui chargeaient. Coligny mit pied à terre; avec ses meilleurs fantassins, une pique à la main, il fondit dans le bois, battit les Espagnols deux fois plus forts, fit de sa main la rude et hasardeuse exécution. Tavannes alors chargea.
Le soir, dans la chambre du roi, Guise disant:
«Nous avons fait ceci, cela...» Coligny dit: «Où étiez-vous?» Mot dur, mais juste. Le trop avisé capitaine, quelle que fût sa valeur, se réservait souvent, arrivait tard et recueillait le fruit. À Dreux, cette lenteur passa pour trahison, quand on vit Guise attendre froidement que tout, ami et ennemi, se fût détruit, et rester seul vainqueur.
Quoi qu'il en soit, ce mot de vérité lui fut comme un fer rouge. Il se sentit compris et pénétré, et il s'écria violemment: «Ah! ne m'ôtez pas mon honneur!—Je ne le veux nullement.—Et vous ne le sauriez!...» Les choses se gâtaient. Le roi s'interposa et les fit taire. Mais depuis ils furent ennemis.
Pour revenir à Saint-Quentin, on voit parfaitement que l'homme qui s'y jetait se perdait à coup sûr pour donner deux jours à la France, désarmée et surprise. Jarnac et d'autres le lui dirent. Tout le monde fuyait de Saint-Quentin. Et fort peu voulaient y aller. De ceux qu'y menait Coligny, bon nombre le laissèrent en route. La chance d'être secouru était minime, la défense ne pouvant être que très-courte, les Espagnols étant arrivés très-forts, Montmorency faible, éloigné, éperdu, ahuri dans les préparatifs.
Dans le récit très-fier qu'il a laissé de son malheur, il y a pourtant cela de réservé et de modeste qu'il glisse sur l'horreur de la situation et l'imprévoyance de son oncle. Il abrége; on en sent plus qu'il ne dit. Il constate seulement qu'à Saint-Quentin il n'eut en arrivant que vingt-cinq arquebuses, que le boulevard était sans parapet, le fossé commandé par des maisons où se logeaient les Espagnols, le rempart nul, «et le dehors plus haut que le dedans.» On pouvait faire brèche en une heure. Deux ouvertures étaient bouchées avec des claies d'osier, des balles de laine. De vieilles poudres, qui pourtant éclatèrent, tuèrent beaucoup d'hommes et ouvrirent une brèche à passer trois chariots. Coligny s'y mit lui septième, et un moment fut seul, ou à peu près, pour défendre sa ville. Tout le monde y était si découragé que, d'une foule de paysans réfugiés, personne ne travaillait. Il fut contraint de dire qu'il ferait pendre ceux qui ne voulaient pas se défendre. Par deux fois, son frère Dandelot hasarda tout pour entrer dans la ville à travers les marais. Il y parvint, mais avec peu de monde.
Montmorency enfin, le 10 août, arriva pour le dégager. Diane, amie du connétable, en haine de François de Guise, qui ne faisait rien en Italie, avait obtenu pour Montmorency autorisation de livrer bataille. S'il gagnait, c'était Guise qui allait se trouver battu, autant et plus que l'Espagnol.
Il suffit de voir aux dessins du temps la grosse tête carrée, médiocre, suffisante, de Montmorency, pour sentir que cet homme fort et laborieux, qui eut plus de suite sans doute, de travail et de sérieux, que d'autres favoris, n'en étaient pas moins incapable, qu'il fut un ministre, un général de troisième ordre, inévitablement battu.
Il se mit à canonner l'ennemi, l'obligea à se concentrer. Il triomphait. On lui disait en vain qu'il pouvait être enveloppé. Il avait entre lui et l'Espagnol, il est vrai, un marais et une rivière. Une chaussée traversait le marais, et par cette chaussée qu'il n'eut pas l'esprit d'occuper, les Espagnols pouvaient tomber sur lui. Serré de toutes parts par des forces bien supérieures, il fut pris, lui et tout, sauf quatre mille hommes tués et un corps qui se dégagea. Que pouvait Coligny? Il eut beau s'obstiner avec son frère. Eux seuls voulaient se battre. L'amiral n'avait que trois hommes avec lui sur la brèche, quand un Espagnol lui rendit le service de le prendre et le sauva des Allemands qui ne faisaient aucun quartier.
Nul n'arrêta les Espagnols que Philippe II lui-même. Ce jeune roi, si sage et si peu curieux de la guerre, était resté aux Pays-Bas. Il eut peur de trop vaincre, accourut et arrêta tout. Il ne voulait point faire un pas avant d'avoir bien assuré sa route; il se mit à fortifier nos villes picardes, comme s'il les eût prises à jamais. Sa prudence fit notre salut.
Cependant Guise arrive. On le fait lieutenant général du royaume. On lui dit d'attaquer Calais. C'était depuis longtemps l'avis de Coligny. Notre brave italien Strozzi avait fait plus que de conseiller; avec un habile ingénieur de son pays, il s'était hasardé d'entrer déguisé dans la place, et il répondait de la prendre. Guise hésita, pensant que c'était un piége de ses ennemis. Mais le roi ordonna, et dit qu'il s'y rendrait lui-même, ce que refusa Guise obstinément. S'il assiégeait Calais, il voulait en avoir l'honneur.
Le 1er janvier 1558, une marche rapide, habilement dérobée à l'ennemi, nous mit devant la ville. Il n'y avait que huit cents hommes, ni vivres, ni munitions. La seule entrée par terre, le pont de Nieullay, fut emportée d'emblée par nos arquebusiers français. Mais, du côté de la mer, un auxiliaire, sur qui Guise ne comptait pas, lui était arrivé. Le frère de Coligny, colonel général de l'infanterie, n'avait pas perdu un moment; échappé de prison, il accourt au galop, met pied à terre, emporte Risbank, l'entrée du port, l'abord du côté de la mer (2 janvier). Le 4, la brèche était ouverte; le 5, la vieille citadelle emportée. Lord Wentworth, gouverneur, étonné de cette furie et sans moyen de défense, capitule le 8 janvier. Nous reprenons Calais, perdu depuis deux cent dix ans. L'Angleterre pleure de rage; la France est ivre et folle. Elle ne se souvient plus de sa grande défaite. Cet heureux coup de main a fait tout oublier.
Le bizarre et l'inattendu, c'est que Guise, l'épée du parti catholique, par son succès, refait l'Angleterre protestante. Marie, avec son légat Pôle, dans ses quatre années de supplices, avait usé la Terreur catholique. Vaincue par les martyrs, elle se sentait impuissante et comme submergée dans la grande marée montante du protestantisme vainqueur. Négligée de son cher époux, le roi velu, et furieuse de ses nuits veuves, blessée par Rome qu'elle servait si bien, excommuniée par un pape imbécile, elle reçut encore cet horrible coup de Calais, honte nationale que l'Angleterre lui mit comme une pierre sur le cœur. Elle n'y survécut guère, et mourut conspuée du peuple, laissant le trône à celle qu'elle haïssait à mort, la protestante Élisabeth (novembre 1558).
Au retour de Calais, ce n'était plus le même Guise. C'était un grand chef de parti. Il allait, il montait, emporté du coursier de feu qu'on appelle opinion. Sa fortune eut deux ailes: d'une part, l'engouement populaire; de l'autre, la passion calculée d'un parti en péril, qui avait besoin d'un messie. Il avait la France, il avait l'Église. Sa subite grandeur faisait ombre à la royauté.
Il ne ménagea pas cette situation unique. Ce fils de la fortune, cyniquement, d'une âpreté sauvage, la brusqua en se dégradant.
Une seule chose le gênait, Montmorency, les Châtillons. Ce grand homme en prison, Coligny, lui était amer, odieux. Dandelot, qui venait à Calais de l'aider d'un bon coup d'épaule, lui était singulièrement à charge. Il dit au roi, en revenant, que Dandelot n'allait pas à la messe, et que, s'il le suivait à Thionville, dont on proposait le siége, sa présence ferait tout manquer.
C'était plus qu'une prière dans l'état violent où était Paris. Le roi n'aurait osé employer Dandelot, qui ne tarda pas à perdre la charge de colonel de l'infanterie.