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Histoire de France 1547-1572 (Volume 11/19)

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CHAPITRE IX
PERSÉCUTION—MORT D'HENRI II
1558-1559

Il était temps, grand temps, que le protestantisme prît l'épée et avisât à sa défense. Il périssait certainement s'il ne devenait un parti armé. Des événements graves, cent fois plus importants que cette vaine guerre des deux cours catholiques, s'étaient accomplis dans le monde religieux. La question suprême du temps éclatait dans sa vérité. Elle s'était révélée en Angleterre sous le terrorisme de Marie la Sanglante. En France, des ténèbres elle jaillit par un jet de flammes comme un incendie souterrain. En face de ces grands signes, les rois allaient se reconnaître, cesser une lutte qui n'avait point de sens, s'avouer qu'ils étaient d'accord, qu'ils n'avaient d'ennemi que la liberté protestante et tourner leurs efforts contre elle.

Aux Pays-Bas, en Angleterre, en Italie, en Espagne et en France, au nord comme au midi, tout s'accorde pour l'étouffer.

La Réforme française peut dire à ses enfants, comme le loup de la fable aux siens: «Montez sur une montagne, et regardez aux quatre vents; aussi loin que vous pouvez voir, vous ne verrez qu'ennemis.»

L'Allemagne ne lui est pas amie. Les luthériens sont devenus, par leur succès sur Charles-Quint, un parti officiel et reconnu, une église établie; ils sont maintenant en sûreté dans les constitutions de l'Empire, d'autant moins disposés à en sortir et courir l'aventure, à recommencer les combats pour la réforme calviniste, en rébellion contre Luther.

Allemands autant que luthériens, ils haïssent la France pour le vol des Trois Évêchés. Les réformés français sont encore Français pour eux.

Combien moins de secours ceux-ci peuvent-ils espérer de la Suisse, catholique ou sacramentaire? Ajoutons franchement, de la Suisse gorgée de pensions françaises et espagnoles. (Granvelle, III.)

Que fallait-il? Les chrétiens diront: «Accepter le martyre, continuer de tendre la gorge aux bourreaux. On eût vaincu à force de souffrir.»

Et les philosophes, les amis de la civilisation diront: «Attendre en attendant, se fier à la toute-puissance de la lumière naissante; la lumière, c'est la liberté; elle aurait vaincu à la longue.»

Réponses agréables aux tyrans et celles qu'ils demandent eux-mêmes.

Accepter le martyre? Il y avait quarante ans qu'on l'acceptait sans résistance. Ouvriers ou marchands, bourgeois des villes, ces chrétiens pacifiques se livraient à la boucherie; bien plus, ils voyaient, sans dire un mot, brûler leurs femmes et leurs enfants. Leur soumission excessive, dénaturée (coupable!), aux puissances, aux fléaux de Dieu, trahissait la famille, livrait non-seulement à la mort, mais à la tentation, à la corruption, à la damnation, les âmes innocentes des faibles, dont la défense était leur plus sacré devoir.

On insiste: «Le christianisme primitif a vaincu par la patience, par l'obstination du martyre.» Vieille redite; ajoutez donc la force; une grande révolution sociale dans les rangs inférieurs, une conquête, l'épée de Constantin.

Voilà pour les chrétiens. Quant à l'inertie pacifique des hommes de la Renaissance, qu'aurait-elle produit? que leur eût-il servi de s'aveugler eux-mêmes? qui ne voyait que la lumière, loin de s'accroître, s'éteignait? qui ne voyait l'immense extension de l'intrigue dévote, du matérialisme d'Ignace? D'autre part, la victoire des sots, Ronsard éclipsant Rabelais? Quelle chute de son livre, du livre où gît l'espoir, au livre sceptique, égoïste et découragé de Montaigne!

Les sciences de la nature, si brillantes au début du siècle, vont pâlissant et faiblissant. Tous leurs héros sont des martyrs. Qu'est devenu Paracelse, le Luther des sciences? assassiné. Que devient le Christophe Colomb de l'anatomie, Vésale, tout médecin qu'il est de Charles-Quint? assassiné; du moins, il meurt de faim dans une île déserte. Que deviennent Goujon, Ramus et Goudimel? tués en un même jour. On ne refait pas de tels hommes. Et il ne faut pas croire que la création sera infatigable. L'histoire dit le contraire; et le bon sens aussi.

Non, si les protestants n'avaient tiré l'épée, s'ils n'étaient devenus un grand parti armé qui, du continent condamné, chercha la liberté des îles, en Angleterre, aux Pays-Bas; si l'invincible épée, si les vaisseaux vainqueurs de la Hollande n'eussent gardé, au dernier îlot de l'Europe, l'asile de la pensée humaine, vous n'auriez jamais vu le jet nouveau de la lumière; vous n'auriez eu ni Shakspeare, ni Bacon, ni Harvey, ni Descartes, Rembrandt, Spinosa, Galilée. Oui, je dis Galilée, puisque le télescope hollandais lui ouvrit les cieux.

Au seuil de la grande guerre où le protestantisme sauva les libertés humaines, qu'on me permette d'aller encore au Louvre, et, d'un cœur religieux, de saluer dans les tableaux de Ruysdaël et de Backhuisen le sacré drapeau tricolore de la république de Hollande, qui défendit le monde contre Philippe II, contre Louis XIV.

Quand la vraie foi vaincra, quand on fera des temples au Dieu de la pensée, qu'on y suspende donc les images sublimes où, mettant l'infini dans un infiniment petit, Rembrandt peignit deux fois l'abri sacré de la Hollande, son vieux lecteur, qui ne lit plus, mais qui pense au foyer, son puissant cosmographe, qui, les yeux sur un globe, mesure les mers, le champ de la victoire, la carrière de la liberté. (Musée du Louvre.)

Nous arriverons là, au XVIIe siècle, par cent ans de combats. Car le combat, l'épée, est la condition sine quâ non. Si donc le protestantisme doit sortir des classes pacifiques qui se laissent égorger, pour passer par la classe seule militaire alors, par la noblesse, ne le chicanons pas. C'est l'adresse connue des ennemis de la liberté de l'arrêter ici, de faire appel à nos instincts niveleurs, de dire: «Ces réformés sont nobles; Guillaume et Coligny sont des aristocrates... Les accepterez-vous?» Oui, nous les acceptons; ils aguerrirent le peuple qui, par eux, fut noble à son tour.

Coligny et son frère, colonels généraux de l'infanterie française, rudes, austères instructeurs de nos vieilles bandes, nous font une nation de soldats, qui, le lendemain de la Saint-Barthélemy, sur les corps de leurs capitaines, sans s'étonner, recommencent la guerre en France, aux Pays-Bas, et forcent les rois de traiter.

Nobles épées qui, les premières, formâtes l'avant-garde de la liberté, vous méritiez d'être du peuple. L'historien doit faire pour vous ce qu'on faisait à Gênes quand la noblesse était exclue des charges, et qu'un noble rendait des services. Il avait la faveur d'être dégradé de noblesse, et il montait au rang de plébéien.

Qui mieux que Coligny a mérité cela, quand, après un traité, il dit au prince de Condé: «Votre traité ne garde que les nobles, les châteaux des seigneurs. Et le peuple des villes, qui le garantira?»

La réforme semblait dans un inextricable nœud d'où elle ne pouvait se tirer. Il lui fallait, contre ses doctrines et malgré ses docteurs, devenir une puissante armée, prendre le glaive de bataille.

Calvin n'avait pas hésité à prendre celui de justice, à fonder la juridiction de sa république en condamnant à mort les chefs de l'ancienne Genève, qui l'auraient livrée à la France catholique. Contraction cruelle de salut public, où Genève, pour vivre, se poignarde elle-même. Les Libertins mourants entraînent leur ami, le grand, l'infortuné Servet. (V. la note.)

Toute la réforme italienne, espagnole, qui était à Genève, et dont le rationalisme en rompait l'unité, doit disparaître et fuir. À l'Angleterre, qui brûle les protestants comme raisonneurs (1555), Calvin montre Genève, et dit des philosophes: Ceux-ci ne sont pas protestants.

Loin de contester à l'autorité le droit de sévir, il le reconnaît hautement... Tout pouvoir vient de Dieu. Les rois sont d'institution divine. C'est une vaine occupation aux hommes privés de disputer quel est le meilleur état de police... Si ceux qui vivent sous des princes tirent cela à eux pour révolte, «ce sera folle spéculation et méchante. Bien que ceux qui ont le glaive soient ennemis de Dieu, il a institué les royaumes pour que nous vivions paisiblement sous sa crainte.»

Voilà la doctrine génevoise. C'est dire assez que Genève, la force du parti, comme exemple républicain et comme séminaire de martyrs, en faisait aussi la faiblesse par sa doctrine d'autorité, de respect des puissances.

Le salut vint, je crois, de deux choses par où l'Église protestante, sans s'en apercevoir, s'affranchit de Genève.

Notre noblesse française, ruinée par la cour, par le règne honteux de Diane, gardait peu de respect pour l'autorité tombée en quenouille. Elle se prit d'amour, d'admiration, pour les hommes austères, dont les mœurs faisaient la satire de cette honte publique. Le devoir incarné lui apparut dans Coligny.

D'autre part, le contact de la noblesse d'Écosse, de ses covenant organisés par l'excitateur Knox, bien plus positif que Calvin, modifia de bonne heure la réforme française, et fut un contre-poids au système d'obéissance quand même où persistaient les docteurs génevois.

Et pourtant nulle idée de résistance encore dans la respectable et touchante fondation de l'Église de Paris (1555). L'occasion en fut un baptême. Un gentilhomme, venu de province avec sa femme enceinte, ne voulut pas faire baptiser l'enfant selon le rite qu'il croyait idolâtre. Il demanda un ministre de la parole, le pur sacrement de l'esprit. Cette forte et puissante Église de Paris, qui a tant fait et tant souffert, naît d'elle-même autour d'un berceau (1555).

C'était le moment où Marie la Sanglante, sacrée par un malentendu, ouvrait en Angleterre sa terrible persécution. Un prêtre (précurseur mémorable, prophète et conseiller de la Saint-Barthélemy) prêcha à Saint-Germain-l'Auxerrois l'imitation des saintes ruses qui avaient trompé l'Angleterre: «Le roi, dit-il, devrait un moment faire le luthérien; les luthériens s'assembleraient partout; on ferait main basse sur eux; on en purgerait le royaume.»

Ce conseil charitable était déjà de difficile exécution. Cette année même se constituèrent nombre d'églises, Bourges, Tours, Angers, Poitiers. Un peu après, l'Église de Paris se manifesta.

Au mois de mars 1557, des seigneurs d'Écosse, ceux qui depuis organisèrent le Covenant, étaient venus à Paris. Leurs amis naturels étaient nos réformés. Ceux-ci les accueillirent, les régalèrent de la belle nouveauté du temps, des chants populaires, héroïques, des graves harmonies fraternelles que chantait leur Église dans le secret des nuits. Nos vaillants alliés, fiers chefs de clans et rois chez eux, ne pouvaient s'astreindre au mystère. Nos nobles protestants auraient rougi d'être moins braves. Unis et se donnant le bras, les uns, les autres, allèrent ensemble dans Paris, et se mirent à chanter. C'était déjà le mois de mars, parfois très-beau ici; on se réunissait au Pré-aux-Clercs, et l'on chantait, d'abord des vœux pour le roi, pour l'armée; puis tous les nouveaux psaumes, les chœurs de Goudimel. C'était la première fois que le peuple entendait une musique à quatre parties. Jusque-là, on n'en connaissait que l'essai ridicule. La foule fut ravie; elle se rassembla en nombre sur les hauteurs qui dominaient le Pré-aux-Clercs, et s'unit parfois aux chanteurs. Mais cela dura peu. Le roi, à qui on alla dire que Paris était en révolte, défendit ces réunions. La ville rentra dans le silence.

Quelques mois se passèrent, et le clergé, bien averti, travailla puissamment. Le progrès des misères l'aida beaucoup. Par la prédication, seule publicité de ces temps, par la confession surtout, on inculqua aux masses, aux femmes, que leurs souffrances étaient le châtiment de Dieu, irrité contre les impies.

La cherté des vivres, l'ennemi en marche sur Paris, la défaite de Saint-Quentin, c'étaient les preuves de la colère céleste.

À la nouvelle de la bataille, Paris avait perdu la tête. On lui dit de s'armer, chose inouïe depuis un siècle. Chaque nuit, on croyait voir arriver l'ennemi.

Dans ces vaines alarmes, le 4 septembre 1557, voilà les prêtres du Plessis qui sortent une nuit en criant, appelant la rue Saint-Jacques aux armes. Est-ce l'ennemi? non, ce sont des traîtres qui conspirent de livrer la ville. Des traîtres? non, mais des voleurs. Des voleurs? non, mais des paillards qui, joyeux des malheurs publics, font ripaille, une orgie nocturne. Ces paillards sont des luthériens.

Le peuple respire et se rassure. Mais il reste furieux de sa peur. Ce n'est plus la guerre, c'est la chasse. On se met aux affûts pour prendre ce gibier. On ferme les rues de chaînes, on met des lumières aux fenêtres. On veut voir au visage ces libertins, ces dames effrontées. On ajoute le sel à la chose: qu'ils soufflent la chandelle, pour se mêler entre eux, frères et sœurs, pères et filles; vieille histoire renouvelée des persécutions des premiers chrétiens, redite dans tout le Moyen âge contre ceux que l'on voulait perdre.

C'était une assemblée de trois ou quatre cents protestants qui s'étaient réunis pour faire la cène dans une maison en face du Plessis et derrière la Sorbonne. Réunion fortuite de fidèles de toute condition. Nous savons quelques noms: deux étudiants du Midi, un procureur, un médecin de Lizieux qui était arrivé le jour même à Paris, un Allemand filleul du marquis de Brandebourg. Des deux surveillants de l'assemblée, l'un était un avocat qui tenait une école; l'autre, gentilhomme du Périgord, venait de mourir, mais sa veuve, madame de Graveron, y était à sa place; elle venait d'accoucher et n'avait que vingt-trois ans; c'était une sainte, bénie et adorée des pauvres du quartier Saint-Germain. Des dames de la cour (et de maris fort catholiques), mesdames d'Overty, de Rentigny et de Champaigne, étaient venues aussi, par pitié ou par curiosité. Presque toutes les femmes étaient de bonnes maisons.

Dans cette assemblée pacifique, où peu d'hommes étaient nobles, il n'y en avait guère qui eussent l'épée. Ceux qui l'avaient offrirent pourtant de faire sortir les autres, et, l'épée à la main, de percer à travers la foule. Peu s'y hasardèrent, craignant d'être lapidés. De ceux qui sortirent, en effet, un fut atteint et abattu; la racaille se jeta sur lui et le traîna au cloître Saint-Benoît; il ne garda pas forme humaine. Quelques-uns essayèrent de fuir en sautant les murs du jardin. Ce qui resta surtout, ce furent les malheureuses femmes; elles crièrent par la fenêtre qu'au moins on appelât la justice. Le procureur du roi vint en effet, mais lui-même était effrayé, n'osait les faire sortir. La foule cria: «Si elles restent, nous les brûlerons.» Elles descendirent plus mortes que vives, pâles, aux premiers rayons du jour. La foule, qui les attendait là depuis minuit, assouvit sa fureur sur ces prétendues libertines, les battit, mit en pièces leurs chaperons, leur plaqua l'ordure au visage. À grand'peine, arrivèrent-elles au Châtelet où on les fourra dans les basses-fosses.

Le procès, vivement conduit par le cardinal de Lorraine, ne manqua pas de révéler toutes les infamies qu'on voulut. On assura au roi qu'on avait trouvé les paillasses sur lesquelles se faisait l'orgie et les restes de la ripaille.

On put bientôt juger ces calomnies. Ces infortunés, en justice, parurent ce qu'ils étaient, des saints. La dame de Graveron, si jeune, fut très-touchante. Elle pleurait, riait en même temps; elle badina jusqu'à la mort. On lui dit qu'elle aurait la langue coupée: «Je ne plains pas mon corps, dit-elle; pourquoi plaindrais-je ma langue davantage?

Un des étudiants montra un si grand cœur à embrasser la mort, que le président qui l'interrogeait fut saisi de douleur: «Jésus! Jésus! dit-il, qu'a donc cette jeunesse pour vouloir ainsi se faire brûler pour rien?»

L'élan était donné; les martyrs faisaient les martyrs. Tous portaient à la mort une incroyable joie. L'un d'eux, Guérin, le jour où il devait être brûlé, ouvre le matin la fenêtre, pour voir encore la création et les œuvres de Dieu, et, regardant l'aurore: «Que sera-ce quand nous allons être exaltés par-dessus tout cela!»

Contre cette contagion d'héroïsme, toutes les forces du monde d'avance étaient vaincues. Mais l'affaire de Calais fut un salut pour le clergé. Lui aussi, il eut son héros, son David, son Judas Macchabée. On le chanta, on le prêcha, on le canonisa. Tout un monde de sacristies et de couvents, de confréries, de moines, en parla jour et nuit.

Dès ce jour, le clergé avait l'épée en main. La Terreur fut organisée. Le cardinal de Lorraine se fit donner par Rome les pouvoirs de l'Inquisition. Il tint dans son hôtel des États soi-disant Généraux, et dit que chacun payerait. Il avait les finances, François l'armée; un autre Guise prit la flotte, et un quatrième l'Écosse, un cinquième bientôt le Piémont. La monarchie fut dans leurs mains, dans les mains du clergé.

La police était aux mains des curés, qui confessaient, communiaient la paroisse, sur liste exacte. À qui manquait, la mort! Il y avait près la rue Saint-Jacques la femme d'un libraire qui lisait et se convertit. À la veille des fêtes, contrainte à communier, elle ne savait plus comment faire pour éluder le sacrilége. Elle s'enfuit. Mais, dénoncée par le curé et réclamée par son mari, elle obéit à celui-ci, rentra où l'appelait le devoir, et elle fut brûlée vive.

Les moines, cependant, pendant l'Avent et le Carême, ébranlaient les églises de clameurs furieuses. La mort aux luthériens! Le peuple, hébété de misère, cherchait sa vengeance à tâtons, voulait tuer, et n'importe qui. Un écolier à Saint-Eustache eut le malheur de rire de ces sermons. Une vieille le vit, le désigna. Il fut tué à l'instant.

Un spectacle hideux nourrit cette fureur. Le 27 février, on exhume, on apporte au parvis Notre-Dame un corps demi-pourri. C'étaient les reliques d'un jeune saint, martyr enthousiaste, héroïque enfant, l'apprenti Morel. Frère de l'imprimeur du roi pour le grec et nourri dans sa savante maison, il avait troublé, embarrassé ses juges, et il était mort à propos, quelques-uns disaient, de poison. Un mois après, on tire de la terre cette pauvre dépouille, os et chairs, et lambeaux rongés. Sans pitié, sans pudeur, on l'étale au Parvis; on en régale la foule; la mort brûle, sous les rires et les quolibets.

C'était le carnaval. On s'amusait. On s'étouffait aux potences, aux bûchers. L'assistance dirigeait elle-même et réglait les exécutions. Elle ne souffrait plus qu'on étranglât d'abord ceux qu'on devait brûler. Il lui fallait le spectacle au complet, les cris, les larmes, et les grimaces de douleur, les furieuses contorsions. Beaucoup de magistrats répugnèrent d'autant plus dès lors à condamner, les supplices devenant des fêtes, le bûcher un théâtre, les tortures une farce, que l'assistance insatiable demandait et redemandait. Ils aimaient mieux traîner les procès en longueur; les accusés restaient dans les prisons.

Mais ce n'était pas le compte des moines; ils s'en plaignirent amèrement aux sermons de carême. Un pauvre vigneron qu'on brûla le 4 mars, ne suffit pas pour les calmer. À l'église des Saints-Innocents, un minime dit que ce n'étaient pas seulement les luthériens qu'il fallait massacrer, mais les juges qui les épargnaient, mais les grands qui les protégeaient. Ce nouveau vin démocratique, versé à flot, mit l'assistance dans une vague furie, et chacun en sortant cherchait quelqu'un à tuer. Un homme reconnut son ennemi personnel, l'appela luthérien; mille bras à l'instant le frappèrent. Il rentra dans l'église où on le poursuivit. Par hasard, sur la place, passait un gentilhomme, avec son frère, chanoine de Saint-Quentin. Entendant dire qu'on tuait un homme là dedans et saisi de pitié, il entre, il intervient, il prie le peuple. Mais un prêtre s'écrie: «C'est lui qu'on doit tuer, puisqu'il est pour les luthériens.» Les coups tombent sur le gentilhomme; le chanoine, son frère, veut le défendre; tous deux sont poursuivis. Le gentilhomme se jette au presbytère; le chanoine n'en a pas le temps, il est frappé d'une dague au ventre. Il a beau se dire catholique et montrer qu'il est prêtre; on frappe, on frappe à l'aveugle et toujours, sans même voir qu'il est mort: les plus petits venaient donner leur coup; ils mettaient les mains dans le sang, et les levaient au ciel, fiers de le montrer teintes du sang d'un luthérien. Cela dura jusqu'à la nuit; la foule restait là, assiégeant encore la maison, dans l'espoir de tuer l'autre; et quand on leur disait que la justice allait venir, ils criaient qu'ils tueraient le roi même, s'il venait pour le délivrer (5 mars 1559).

Ainsi montait l'horrible flot. La justice semblait avilie; le nom même du roi était en jeu. Diane s'effraya; elle voulut à tout prix la paix et le retour de Montmorency pour l'opposer aux Guises.

Les difficultés étaient moindres. Marie venait de mourir, et Philippe devenu veuf espérait peu épouser sa sœur qui succédait; il insista moins pour Calais. Nous le gardâmes, et les Trois Évêchés. Toutefois à la très-dure condition de renoncer à l'Italie, en rendant le Piémont, non-seulement le Piémont, mais la Savoie, et plus que la Savoie, le Bugey (l'Ain), de sorte que le duc de Savoie se trouva avancé jusqu'à dix lieues de Lyon. Gardant Calais, nous nous fermons au nord, mais pour nous ouvrir au midi.

Les vieux qui se souvenaient de Cérisoles et de François Ier, de cinquante ans de guerre, faisaient la lamentable énumération des deux cents places fortes que la France rendait d'un trait de plume;—une autre place encore, les Alpes, la grande citadelle que Dieu a mise au milieu de l'Europe.

Deux petits débris italiens qui faisaient mine encore de vivre furent laissés là à leur destin, nos amis de Sienne et nos amis de Corse, abandonnés, livrés. Des Alpes à l'Etna, on n'entendit plus une haleine qui fit souvenir de la grande Italie.

On avait autre chose à faire. Montmorency avait hâte de rentrer, et Philippe II de le renvoyer; il ne souffrit pas qu'il payât sa grosse rançon de connétable, lui fit grâce, dit-on, de deux cent mille écus.

Mais les Guises non moins voulaient traiter. Le cardinal, d'accord avec Granvelle, sentait que les deux monarchies n'avaient d'ennemis que le protestantisme. Un rôle immense allait s'ouvrir en France au cardinal inquisiteur, au duc, chef populaire, épée des catholiques.

Philippe II devait épouser la fille du roi de France. Et celui-ci épousait l'Inquisition, désormais établie en France, aux Pays-Bas, partout. Cet article secret fut révélé à Guillaume d'Orange, l'un des ambassadeurs d'Espagne. Par qui? Par Henri même, qui le croyait instruit. Le Taciturne écouta, ne témoigna aucun étonnement, mais se le tint pour dit, et dès lors prit ses mesures. Il le déclare dans son Apologie.

Sous ces joyeux auspices, deux mariages allaient avoir lieu: sur-le-champ, le Dauphin épouse la reine d'Écosse, Marie Stuart (24 avril), et tout à l'heure le duc d'Albe va venir épouser pour son maître notre princesse Élisabeth.

Le mariage écossais, accompli malgré Diane et la reine, fut le sceau du triomphe des Guises. Ils firent écrire par l'épousée que, si elle mourait, elle donnait l'Écosse à Henri II; que, de son vivant même, la France aurait l'usufruit de l'Écosse jusqu'au remboursement de ce qu'elle avait avancé. Enfin elle signa une protestation contre les lois et constitutions de l'Écosse qu'elle allait jurer. Trois crimes et trois fautes. À quoi ils ajoutèrent la faute insigne de lui faire prendre les armes d'Angleterre, sûr moyen de lui rendre Élisabeth hostile, implacable, et jusqu'à la mort.

Ils voulaient exiger des Écossais, venus pour le mariage, les joyaux et la couronne d'Écosse. Les ambassadeurs refusèrent, et le malheur voulut qu'ils mourussent peu de jours après.

Le connétable était rentré. Le roi, sur son avis, dit-on, n'était pas loin de renvoyer les Guises.

Mais les Guises étaient un parti; ils avaient force dans la persécution. Le cardinal reprit l'accusation contre le frère de Coligny, mais doucement, chrétiennement, pria le roi de l'inviter à rentrer en lui-même. Il connaissait parfaitement la loyauté impétueuse du colonel général, l'orgueil irritable du roi. Henri était à table quand Dandelot, mandé, se présenta. Il lui rappela la nourriture qu'il avait eue chez lui et son affection, et lui reprocha quatre choses: la première, dénoncée par Guise, de ne pas aller à la messe; la seconde, de faire prêcher chez lui; la troisième, d'avoir chanté au Pré-aux-Clercs; enfin, d'envoyer des livres hérétiques à son frère Coligny. Dandelot remplit les vœux du cardinal. Il dit au roi que son épée, sa vie, étaient à lui, son âme à Dieu. Sur cette réponse, nullement insolente, le roi s'emporte, lui jette son assiette à la tête; elle vole au hasard, va blesser le Dauphin. Dandelot est arrêté, dépouillé de sa charge; on le force d'entendre la messe. Voilà les choses au point où les Guises les voulaient, la persécution relancée.

Ce coup frappé sur la noblesse, les Guises en vinrent à la justice, entreprirent d'étouffer la sourde opposition qui se formait au parlement. Le dernier mercredi d'avril, le procureur du roi invite ce corps à exercer sur lui-même l'espèce de censure mutuelle qu'on appelait mercuriale. Cette formalité ordinaire ici n'était plus rien de tel. C'était un vrai combat dont les Guises donnaient le signal.

Les deux sections du parlement jugeaient dans un esprit contraire. L'une et l'autre avaient à craindre l'éclat de ce débat. La Grand'Chambre et la Tournelle avaient péché, chacune à leur manière, et tous arrivaient tête basse. La première, sans miséricorde, brûlait les protestants; mais, en revanche, elle venait d'absoudre le meurtre horrible du prêtre charitable tué aux Innocents pour avoir arrêté la fureur populaire. La Tournelle, au contraire, venait d'élargir quatre protestants condamnés par les juges inférieurs; un habile interrogatoire les innocenta malgré eux.

Voilà donc en présence des juges diversement coupables d'avoir violé ou éludé les lois. Les présidents Le Maistre et Saint-André se présentaient à l'examen avec le sang versé aux Innocents et leur scandaleuse absolution des meurtriers. Les présidents Séguier, Harlay, se présentaient, suspects de l'indulgent escamotage qui avait sauvé des martyrs.

La dispute devint interminable. Elle dura en mai et en juin. Elle pouvait tourner mal pour Le Maistre, qui était attaqué non-seulement par des protestants secrets, comme Dubourg, mais par des catholiques austères jurisconsultes. Tel (et non protestant) me semble avoir été l'illustre Paul de Foix, homme de science profonde et d'affaires, qui, trente années durant, servit la France dans les plus difficiles missions, et, prêtre catholique, n'eut guère (ce semble) d'Évangile autre qu'Aristote et Papinien.

La grande majorité du parlement paraissait ralliée à un avis, la demande d'un libre concile, et, en attendant, l'indulgence. Si la mercuriale avait une telle issue, le coup ne portait pas seulement sur Le Maistre et les juges courtisans, mais sur la cour. Il eût frappé les Guises au profit de Montmorency.

Le Maistre cria au secours. Le cardinal de Lorraine dit au roi que le parlement était en révolte si le roi en personne ne comprimait le mouvement. Henri, ému et indigné, y vint (le 14 juin), ayant à droite, à gauche, ceux qui disputaient le pouvoir, le connétable d'un côté, et de l'autre les Guises. La scène fut sinistre, honteuse et laide, le garde des sceaux disant qu'on opinât en liberté, le roi ne disant rien et siégeant là comme un espion.

Les Guises avaient gagné d'avance: ils étaient sûrs que ces graves personnages, défenseurs de la foi ou défenseurs de la justice, ne changeraient rien devant le roi et porteraient haut leur opinion. Des hommes, même timides, mis au-dessus d'eux-mêmes par la situation, trouvèrent de belles paroles. Séguier, Harlay, dirent que la Cour avait bien jugé et continuerait. De Thou, père de l'historien, dit qu'il n'appartenait pas aux gens du roi de toucher aux jugements rendus, et que, pour l'avoir fait, ils méritaient le blâme de la Cour. Paul de Foix paraît avoir abondé en ce sens. Les protestants, menacés spécialement, montrèrent un grand courage. Dubourg, parmi des choses hardies, dit celle-ci, naïve et touchante: «Croit-on que ce soit chose légère de condamner des hommes qui, au milieu des flammes, invoquent le nom de Jésus-Christ?»

On assure que l'élan des magistrats alla si loin, qu'un d'eux, révélant tout à coup l'esprit qui sourdement commençait à couver, le démon du Contr'un, dit le mot du prophète: «Roi, c'est toi qui troubles Israël.»

Le roi ne dit pas mot. Il consulta un moment les siens à voix basse, puis se fit apporter la feuille où les greffiers avaient écrit les opinions. Alors il éclata, et dit qu'il ferait des exemples. Il donna ordre, non à un chef d'archers, mais (chose inattendue!) au connétable, chef de l'armée, de descendre les gradins et d'empoigner les conseillers. Cette humiliation de Montmorency, du principal ami du roi, avait été sans doute conseillée par les Guises; il leur était utile qu'il parût avec eux, subordonné à leur triomphe, isolé de son neveu, Dandelot l'hérétique, et du très-suspect Coligny.

Montmorency avala cela et sauva sa fortune. Ce roi, jouet des rois, qu'en 1540 François Ier s'était plu à faire valet de chambre, Henri II le fit recors et archer.

Il ne sourcille pas. Il descend les gradins, cherche, choisit, saisit les hommes désignés, les ramène, les livre au capitaine des gardes. Ils furent jetés à la Bastille. Le parlement resta anéanti. Avili sous ce règne par la vente des charges, recruté des fils d'usuriers, il avait fort baissé. Mais, ce jour, il fut violé, son nerf brisé, au moment même où il aurait pu être utile. La France tout à l'heure va frapper à sa porte, demander aide à la Justice. La Justice est évanouie.

Montmorency eut le prix de sa bassesse. Les Guises ne purent empêcher qu'il n'emmenât le roi chez lui à Écouen. Mais d'Écouen même, ils tirèrent une violente lettre du roi au parlement, où on lui faisait dire qu'il avait la paix maintenant avec l'Espagne, que l'armée n'avait rien à faire, qu'il l'emploierait contre les luthériens.

L'armée, c'était le connétable; les Guises, par cet acte, le compromettaient encore plus et le faisaient leur instrument.

Pendant que le parlement, pour apaiser le roi, brûle un colporteur de Genève, la foule se porte à Saint-Antoine, au royal palais des Tournelles, à l'église Saint-Paul, où le mariage d'Espagne va se célébrer.

Parmi ces sombres circonstances, on voulait régaler, amuser, le duc d'Albe et la noble ambassade qui venait épouser Élisabeth au nom de Philippe. Les lices étaient sous la Bastille, et sans doute vues des prisonniers. Le roi, selon l'usage, fut au tournoi le premier des tenants, brilla tant qu'il voulut, et tout était fini quand il lui vint la fantaisie de briser encore une lance contre ce capitaine des gardes qui mit Dubourg à la Bastille. C'était un homme jeune et fort, Montgommery. Il refusait, mais le roi insista. Un accident, très-rare dans ces combats inoffensifs, arriva: un éclat de bois arracha la visière de son casque, et lui entra dans la cervelle.

Voilà la joie changée en deuil. La mariée, en noir, est épousée la nuit à Saint-Paul par le duc d'Albe; la sœur du roi au duc de Savoie, dans la chapelle des Tournelles, à deux pas de l'agonisant.

Si jamais coup parut frappé du bras de Dieu, ce fut ce coup sans doute. Les protestants le prirent ainsi. Une main, on ne sait laquelle, osa, sur le corps même, dans les tentures, mettre une tapisserie de saint Paul, où, terrassé au chemin de Damas, il entendait du ciel la foudroyante voix: «Pourquoi, Saül, persécuter ton Dieu?»

Un acte bien autrement hardi venait d'avoir lieu dans Paris, à l'insu de tout le monde. Appelons-le de son vrai nom qu'ignoraient ceux même qui le firent: la république réformée.

Du 26 mai au 29, une assemblée générale des ministres de France avait eu lieu au faubourg Saint-Germain.

Pendant ces violentes disputes du parlement, au milieu des bûchers, au sein d'un peuple furieux qui massacrait jusqu'à des catholiques suspects de tolérance, ces hommes intrépides, de toutes les provinces, vinrent siéger en concile. Dans leur gravité forte, ils écrivirent leur foi, leur discipline, et l'acte de naissance de la démocratie religieuse.

D'où en vint la première pensée? de Paris? de Genève?

Elle sortit surtout de la nécessité. L'immense développement souterrain qu'avait pris la Réforme, cette foule d'églises, nées de l'inspiration spontanée ou des missions, dans une cave, dans une grange, un bois, une lande solitaire, c'était la diversité même; peu en rapport entre elles, elles différaient, sans le savoir, d'organisation et de discipline. Choudieu, ministre de Paris, fut envoyé par son église au synode de Poitiers. Il y porta (ou y trouva?) l'idée d'établir un accord entre les églises de France. Le rendez-vous fut donné à Paris, au volcan même de la persécution. Le faubourg Saint-Germain, que l'on commençait à bâtir hors la ville, offrait quelques retraites à la mystérieuse assemblée.

Pour la discipline, comme pour la foi, on eut en vue de renouveler la primitive église, telle que Genève croyait la reproduire. «Nulle église au-dessus des autres. Deux fois par an s'assemblent les ministres, chacun amenant un ancien et un diacre.

Le ministre nouveau qu'élisent les anciens et les diacres est présenté au peuple pour lequel il est ordonné. S'il y a opposition, elle sera jugée en consistoire, ou en synode provincial, non pour contraindre le peuple à recevoir le ministre élu, mais pour justifier ce ministre.»

Voilà la base républicaine de l'église de France, vraiment républicaine alors; car en ces commencements les électeurs (anciens et diacres) sont eux-mêmes élus par le peuple.

Tout cela calqué sur Genève; mais combien différent, en résultat, quand on le transportait de la petite ville au royaume de France, à cet empire immense que la Réforme allait se créant au Pays-Bas, et en Écosse, en Angleterre, bientôt en Amérique!

Combien plus différent encore quand, d'une ville d'asile et d'école, fermée et protégée, la République réformée passait dans l'aventure, sur ces vastes champs de bataille, aux hasards de la guerre civile!

La distinction du monde spirituel où cette église espérait se tenir durerait-elle d'une manière sérieuse? Le glaive de la parole et de l'excommunication, le seul dont elle voulut s'armer, serait-il suffisant? Les tyrans de la terre en sentiraient-ils la pointe acérée? La défense du peuple, l'impérieux devoir de défendre les faibles, ne forceraient-ils pas de prendre un autre glaive?

La réforme républicaine deviendrait-elle la république armée?

Oui, répondait l'Écosse. Non, répondait la France, s'efforçant encore d'obéir à la tradition génevoise, et de rester fidèle au vieil esprit d'obéissance recommandé par le christianisme.

CHAPITRE X
ROYAUTÉ DES GUISES SOUS FRANÇOIS II
1559-1560

C'était le cérémonial de France qu'une reine veuve restât quarante jours enfermée sans voir soleil ni lune. Mais la situation ne le permettait guère. La reine mère et la jeune reine, avec les Guises, menèrent le petit roi au Louvre, s'y cantonnèrent. La tour et ce qui subsistait du vieux château en faisaient encore un lieu fort, à l'abri d'une surprise. Montmorency resta, cloué par son devoir de grand maître, aux Tournelles pour tenir compagnie au mort, pendant qu'au Louvre on réglait tout sans lui.

En trois ou quatre jours, chacun prit son parti. La grande foule des seigneurs et de la noblesse, chose imprévue, resta avec le mort, et du côté du connétable. La solitude était extrême au Louvre. Les Guises étaient réduits à quelques gentilhommes; leur armée ecclésiastique, populaire et populacière, était partout, nulle part; elle ne se groupait pas encore.

Montmorency, rapproché de Diane aux derniers temps, brouillé avec la reine mère, ne pouvait s'appuyer que sur les princes du sang (Navarre, Condé). Il leur fait dire de venir en toute hâte. Puis se voyant si fort et si accompagné, il laisse le cercueil, marche aux vivants, aux Guises, veut les faire compter avec lui. À travers tout Paris, une file interminable de gentilshommes montrait de son côté toute la noblesse de France. Sa famille imposante l'environnait, ses fils à l'âge d'homme, et, dans les grandes charges, ses neveux, l'amiral Coligny, le cardinal Odet de Châtillon, Dandelot, colonel général de l'infanterie. Superbe trinité d'une élite morale, où la diversité produisait l'harmonie; l'aîné, le bon Odet, aimé de tous, l'ami de tous les gens de lettres et l'homme même de la Renaissance; Dandelot, le plus jeune, loyal, bouillant soldat, plein de cœur et de conscience; ils entouraient avec respect la figure triste et grave, sombrement résignée du héros, du futur martyr.

Des dessins admirables, et terribles de vérité, nous ont conservé cette cour. Ils démentent généralement et les estampes, et les mémoires, et les portraits par écrit. Ces dessins véridiques, inexorables, accusateurs, tracés aux trois crayons par une main émue, et devant les originaux, n'ont pas besoin d'inscription. Ils se nomment d'eux-mêmes. C'est Guise, c'est le cardinal de Lorraine, c'est Coligny, c'est le connétable. Chacun d'eux fait crier: «C'est lui.»

Donc nous pouvons entrer, avec Montmorency, au Louvre. Nous sommes sûrs d'y voir les acteurs, dans leur vrai et naturel visage, comme on les voyait ce jour-là. Nous sommes sûrs aussi d'une chose, c'est que les hommes de toute opinion, sur la vue de ces masques, reculeront et seront effrayés.

Je ne veux dire ici qu'un mot des Guises. Ce qui alarme en tous les deux, dans François et son frère le cardinal de Lorraine, c'est la mobilité nerveuse de la face qu'on ne retrouve à ce degré nulle part. Le cardinal, d'un teint infiniment délicat, transparent, tout à fait grand seigneur, évidemment spirituel, éloquent, d'un joli œil de chat, gris pâle, étonne par la pression colérique du coin de la bouche, qu'on démêle sous sa barbe blonde; elle pince? elle grince? elle écrase?...

François, d'un teint grisâtre, plutôt maigre, d'un poil blond gris, d'une mine réfléchie, mais basse, malgré sa nature fine et sa décision vigoureuse, n'a rien d'un prince. Figure d'aventurier, de parvenu qui voudra parvenir toujours. Plus on le regarde longtemps, plus il a l'air sinistre. Sa sœur Marie de Guise l'accusait de tirer à lui seul. Son frère Aumale ne recevait rien du roi que François n'en fût triste, ne l'en chicanât. Son visage dit tout cela. Il a l'air chiche et pauvre, et si mauvaise mine, que personne, je crois, n'oserait, contre un pareil joueur, jouer une pièce de trente sous.

La reine mère a fait faire d'elle-même un grand et magnifique médaillon italien (Trésor de Num.), pièce admirable qu'il faut rapprocher des dessins de la bibliothèque du Panthéon. Il nous donne et met en saillie le trait essentiel, le mufle traditionnel des Médicis, la forte face intelligente, mais bestiale pourtant par une bouche proéminente, qu'offrent leurs plus anciens portraits. Ce mufle est conservé, quelque peu adouci, dans la dernière de la famille, la petite reine Margot, provocante pourtant par de jolis yeux de catin.

Les autres tenaient aussi de ce trait de la famille, étaient tous Médicis. Dans leur enfance surtout, la bouffissure héréditaire se surenflait d'humeurs mauvaises, trop visiblement héritées des deux grands-pères, François Ier, malade dès seize ans, Laurent, qui meurt à vingt, consumé jusqu'aux os. Ce mal épouvantable sautait parfois une génération; indulgent pour Henri II et Catherine, il retomba d'aplomb sur les petits-fils, qu'il mina sous diverses formes. Il nous délivra des Valois.

François II et sa jeune reine Marie Stuart faisaient un grand contraste. C'était un petit garçon qui ne prit sa croissance que six mois après. Pâle et bouffi, il gardait ses humeurs, ne mouchait pas. Bientôt, il moucha par l'oreille, et dès lors il ne vécut guère. Un nez camus complétait cette figure royale.

Il n'avait pas fallu moins que la violence des Guises, leur féroce impatience, pour marier cet enfant malade, que sa mère défendit en vain. On a vu qu'ils le mirent avec leur dangereuse nièce Marie Stuart (pour le gouverner? ou le tuer?), comme on jette une cire au brasier. Non formé, misérable de ce don ravissant, il se mourait pour elle. Il n'y eut jamais pareille fée. Sa beauté, célébrée par les contemporains, était la moindre encore de ses puissances. Les portraits sérieux nous la montrent fort rousse, de cette peau fine, transparente et nacrée qu'avait son oncle le cardinal; l'œil vif, mais brun, qui par moment dut être dur. Étonnamment instruite par les livres, les choses et les hommes, politique à dix ans, à quinze elle gouvernait la cour, enlevait tout de sa parole, de son charme, troublait tous les cœurs.

En cette merveille des Guises (comme en eux tous) il y avait tous les dons, moins la mesure et le bon sens. Chimérique, malgré son intrigue, avec tant d'apparence de ruse et de finesse, elle donna dans tous les panneaux.

Tout le monde voyait qu'à cette flamme l'enfant royal aurait fondu bientôt, qu'on passerait au second enfant (Charles IX), qui, si l'on en croit l'ambassadeur d'Espagne, n'était guère moins malsain,—que du second on irait au troisième (Henri III) et au quatrième. Les Guises parfois s'en lamentaient, déploraient cette race lépreuse; on se faisait à l'idée d'en changer.

À chacun donc de se pourvoir. La traversée terrible de cinq minorités de suite avait anéanti l'Écosse. Une seule, la folie de Charles VI, avait comme assommé la France. Bon temps qui allait revenir. La fameuse garantie de l'ordre, la forte unité monarchique (qui fut toujours une république de favoris), allait nous en donner une autre, une république de nourrices, de mères et de gardes-malades. Que deviendrait la loi salique qui excluait les femmes du pouvoir? Le salut de l'État posé dans un individu, l'État tombait fatalement aux mains conservatrices par excellence, qui répondaient le mieux de cet individu, aux mains de la mère. Une étrangère allait régir la France.

Le petit roi malade, assis entre les femmes, la Florentine et l'Écossaise, soufflé par elles, dit très-bien sa leçon. Il remercia le connétable avec bonté, et, quand il lui remit le sceau, le prit et le garda, reconnaissant de ses services et voulant soulager son âge, bref, le chassant avec honneur.

La reine mère, qui avait besoin des Guises contre le roi de Navarre, premier prince du sang et tuteur naturel, se montra vive contre le connétable. Elle lui reprocha d'avoir dit au feu roi que pas un de ses enfants ne lui ressemblait: «Je voudrais, lui dit-elle, vous faire couper la tête.» Pendant qu'elle flattait ainsi les Guises, elle recevait contre eux des lettres secrètes des protestants, à qui elle laissait croire qu'elle était touchée de leur sort, point ennemie de leurs doctrines. Plus tard, en mainte occasion, elle affecta d'écouter Coligny.

Maîtres de tout, les Guises n'étaient que plus embarrassés. Leur guerre sous Henri II avait mené la France à bout. Le plus liquide de la succession était quarante-deux millions de dettes. Somme énorme! Nul moyen de créer des ressources. Les États, si on les assemble, commenceront par chasser les Guises. Le cardinal de Lorraine n'y sut d'autre remède que de ne plus payer les troupes, de désarmer. Dès lors on devenait bien faible, humble, devant l'Espagne, et, au dedans, en grand péril, avec tant d'éléments de troubles. Quant aux créanciers importuns et aux solliciteurs, le cardinal sut s'en débarrasser. Il afficha aux portes de Fontainebleau: «Tout demandeur sera pendu.»

Nous sommes à même aujourd'hui d'apprécier la politique des Guises. Les lettres de Granvelle et du duc d'Albe établissent: 1o que leur brillante guerre, qui nous donna Metz et Calais, n'en eut pas moins pour résultat de mettre la France aux pieds de l'Espagne; 2o que les chefs des partis, les hommes considérables qui menaient tout, dépendaient de Philippe II; leur concurrence tournait au profit de son ascendant.

Le connétable fut toujours espagnol. Le cardinal de Tournon, homme spécial de la reine mère, l'était également. Il en était de même de Saint-André, le riche favori d'Henri II. (Granv., VII, 275.)

Les Guises l'étaient-ils à cette époque? En Écosse et en Angleterre, ils se portaient pour chefs des catholiques, en concurrence de l'Espagne. Mais, en France, telle était leur misérable position, que, sans l'appui moral de Philippe II, ils n'eussent pu se soutenir.

Le plus dépendant de l'Espagne était Henri de Vendôme, roi de Navarre. Sa femme, Jeanne d'Albret, une sainte du parti protestant, fortifiait sa position de premier prince du sang par la faveur, les vœux d'un grand parti prêt aux plus extrêmes sacrifices, qui, par-dessus son zèle ardent et fanatique, aurait porté dans l'action toute l'énergie du désespoir. Mais ce prudent Henri suivait peu des conseils de femme; ses conseillers étaient deux traîtres, un d'Escars et un jeune évêque, bâtard du chancelier Duprat. Ils le menaient au gré de ses ennemis. Sous leur direction, il joua un jeu double, faisant bonne mine aux protestants d'une part, de l'autre négociant à Madrid. Les Espagnols le leurraient de l'espoir de l'indemniser pour la Navarre espagnole. Point de roman, de rêve, dont on n'ait amusé cet homme crédule. Une fois, on lui donnait la Sardaigne; une autre fois, la Sicile, la Barbarie. Lui-même, par une idée encore plus folle, il offrit à Philippe II, au pape, de leur conquérir l'Angleterre, qu'il aurait tenue d'eux en fief.

Dès 1559, au moment où Montmorency l'appelait à venir en hâte prendre la direction des affaires, lui, il regardait vers l'Espagne, implorait Philippe II pour son indemnité. Cette Navarre lui fit manquer la France.

Voilà le chef du parti protestant, et l'une des causes de sa ruine. La république religieuse eut cette contradiction fatale d'aller chercher pour chef un roi.

Les Guises étaient terrifiés, s'imaginant que ce parti voyait et voulait son vrai rôle, une grande république à la Suisse. Ils essayèrent souvent d'en arracher l'aveu aux réformés, très-éloignés de cette idée.

Les Guises, sans argent, et partant sans soldats, devaient attendre que le roi de Navarre, avec ses lestes bandes d'admirables marcheurs gascons, arriverait à Paris vingt jours après la mort d'Henri, balayerait le gouvernement, mettrait la main sur François II, convoquerait les États, et se ferait par eux lieutenant général, régent, tuteur, vrai roi au nom du petit roi. À cela il n'y eût eu aucun obstacle. Et les Guises n'y opposèrent rien qu'une lettre de Philippe II.

Pendant que cette dupe, le mou, l'inepte Navarrais, voyage à petites journées, les Guises, à qui ses conseillers vendaient leur maître jour par jour, et qui savaient ses moindres pas, font écrire par la reine mère à Madrid une lettre touchante et maternelle, où elle prie son bon gendre, Philippe II, d'aider et d'appuyer le jeune âge de son fils. Le voudrait-il? on en doutait. Il hésitait à soutenir en France les Guises, qui en Angleterre se portaient ses rivaux.

Même avant la réponse de l'Espagne, le Navarrais s'était perdu. Les Guises le virent, et l'enfoncèrent par des outrages publics. Ils lui laissèrent ses malles à la porte de Saint-Germain, en pleine route, sans les laisser entrer, le logèrent sous le ciel. Saint-André l'hébergea par charité. Il alla à Paris, pour sonder les parlementaires, prudemment et timidement. La nuit, il courait chez eux déguisé. Il trouva tout de glace. Les Montmorency et les Châtillon se gardèrent bien d'aller à lui.

Alors la lettre de Philippe II arriva, l'assomma. Cette lettre, lue en conseil devant lui, était une terrible menace d'intervenir, de faire entrer en France quarante mille Espagnols, d'employer sa vie même, s'il le fallait. Le Navarrais fut tué du coup. À partir de ce jour on le vit courtisan des Guises, les suivre, dédaigné d'eux, n'en tirant pas même un regard.

Voici le commencement du règne de l'Espagne en France. Règne facile. Sur tous, il lui suffisait de souffler.

Les Guises, en même temps, par un coup imprévu, étaient prosternés aux pieds de l'Espagne. Leur violence étourdie les avait perdus en Écosse. Malgré leur sœur, la reine douairière, qui connaissait mieux le péril, ils avaient entrepris de faire en ce royaume une razzia des protestants et le séquestre de leurs biens. Projet fou qui était la base d'un autre encore plus fou, l'établissement sur ces biens de mille gentilshommes français qui, obligés au service militaire, eussent tenu le pays en bride; une miniature enfin du grand établissement de Guillaume le Conquérant en Angleterre. Ce beau projet réconcilia l'Écosse; tous les partis s'unirent. Maîtres d'Édimbourg le 29 juin, le jour de la mort d'Henri II, ils dépouillent Marie de Guise de la régence.

Ils ont l'appui d'Élisabeth, et d'une armée anglaise, qui chassera à la fin les Français. Les Guises, d'autre part, étaient appelés en Angleterre; les catholiques anglais leur offraient l'île de Wight. Qui les arrêta? Qui garda Élisabeth et lui permit d'assurer en Écosse la victoire du protestantisme? On en sera surpris, ce fut le roi d'Espagne qui défendit aux Guises d'accepter.

Ainsi partout l'Espagne. C'est elle encore qui empêche les Guises de tenir en France un concile national, les oblige d'envoyer au concile général qui se tient à Trente, sous le bâton de l'Espagnol.

Donc, l'Espagne faisait la terreur de l'Europe.

On se fût rassuré, si l'on eût su l'état réel de Philippe II comme nous le savons aujourd'hui, pouvant lire dans ses lettres et celles de ses ministres sa misère et son impuissance.

Nous apprenons d'abord du duc d'Albe que toute l'inquiétude de l'Espagne, pendant quatre ans, fut d'empêcher que la machine (de la France) ne se disloquât, n'étant pas encore en mesure de profiter de ses débris. (Granv., VII, 281.)

On voit, par les lettres de Granvelle, sa grande inquiétude, qu'il n'arrivât la moindre chose en Europe, par exemple une tentative de la Savoie sur Genève; Berne en prendrait prétexte pour s'emparer du Milanais ou de la Franche-Comté, que, dit-il, nous ne pourrions jamais reprendre. Philippe II lui répond qu'il est de cet avis, et qu'il y faut bien prendre garde, retenir la Savoie. L'Espagne est si malade qu'elle a peur du canton de Berne. (Granv., VI, 103, 104, 153, 195; juin 1560.)

«Que deviendrions-nous, dit Granvelle, s'il y avait quelque trouble ici, aux Pays-Bas!» (Granv., VI, 41, 43.)

Cette misère datait de loin. Déjà, en 1556, Charles-Quint, ayant abdiqué, resta des mois aux Pays-Bas, sans pouvoir passer en Espagne, faute d'argent. La scène de l'abdication, qui inaugurait le nouveau règne, se passa dans une salle encore tendue du deuil récent de Juana, la mère de Charles-Quint. Pourquoi? l'argent manquait. On garda le noir par économie.

En janvier 1561, l'argent du roi manque pour envoyer un courrier à Rome; Granvelle le dépêche à ses frais. Il manque même pour arrêter un grand hérétique qui d'Angleterre arrive aux Pays-Bas. (Granv., VI, 247.)

L'Espagne a une littérature qui manque ailleurs, celle des gueux. Mais elle n'a rien, en tous ces livres, de comparable à la conversation lamentable qui se tient par écrit entre Malines et Madrid, entre Granvelle et Philippe II. Celui-ci, dont les Pays-Bas sont la mine véritable (lui rapportant cinq fois plus que les Indes), veut que Granvelle et Marguerite fassent un effort désespéré pour tirer encore quelque argent. Pour cela, il ne cache rien, montre sa nudité; il leur écrit, leur confie de sa main le secret de la monarchie, son budget déplorable. Pour cette année, dépense dix millions, et recette un million (le reste est épuisé d'avance); donc, neuf millions de déficit.

La pièce est curieuse. Entre autres détails importants, on voit que l'armée se débandait, qu'elle eût laissé les garnisons frontières s'il n'était venu un peu d'argent des Indes, qu'on devait deux ans de solde, que les soldats espagnols pourraient bien se vendre à la France; même la maison du roi ne touche rien, etc. (Gr., VI, 146, 156, 183.)

Il ne peut plus payer les pensions aux chefs des reîtres, aux princes faméliques de l'Allemagne. Rien au prince d'Orange, dont la nombreuse maison meurt de faim. Rien au beau-frère de ce prince, Schwarzbourg, que la misère réduit à vendre ses trois filles (Gr., VI, 167, 550). Philippe II voudrait payer ces Allemands, il les payera plus tard, Granvelle peut le leur dire. En attendant, que faire? «À l'impossible, nul n'est tenu.» (Gr., 167.)

Toute la ressource que voit Philippe II pour le moment, c'est de vendre ce qu'il a dans les mains, des indulgences papales; il propose à Granvelle de publier un jubilé.

Le ministre répond avec bon sens que les Flamands, qui viennent d'avoir un jubilé gratis, se garderont bien de payer celui que le roi voudrait vendre. Il peint, déplore sur tous les tons l'épuisement des Pays-Bas. Et, en réalité, la Hollande (Wagenaar) avait, aux derniers temps, payé par an deux ans d'impôt.

Enhardi par cette confiance surprenante de Philippe II, Granvelle se hasarde à lui dire qu'Anvers ne «veut pas croire la détresse de l'Espagne, sachant par le commerce les sommes que S. M. a dans les mains et pourrait réaliser dans peu.» C'était en effet une ressource singulière de ce gouvernement. Parfois les lingots, arrivant des Indes à Séville pour tel négociant, étaient saisis pour un besoin public; en place il recevait une feuille de papier, un titre pour en toucher la rente.

Ce qui effraye dans cette pauvreté de l'Espagne, c'est qu'en réalité elle avait peu fourni à Charles-Quint. Les horribles dépenses de l'empereur avaient porté sur les Pays-Bas, l'Italie et un moment sur l'Allemagne. Qu'était donc ce pays qui, sans donner, s'appauvrissait toujours?

Deux cancers le rongeaient: la vie noble, l'idée catholique. La première desséchait l'industrie, méprisait le commerce, annulait l'agriculture. La seconde multipliait les moines, étendait chaque jour la police de l'Inquisition; mais peu à peu cette police rencontrait le désert; tous, se faisant persécuteurs pour n'être pas persécutés, n'eussent bientôt trouvé à brûler qu'eux-mêmes. Les Juifs manquaient aux flammes, les protestants manquaient. L'Inquisition affamée cherchait au loin, et jusqu'aux Pays-Bas. À chaque instant arrivait à Anvers des dénonciations vagues, sans preuves, d'où? de l'Andalousie! de l'inquisition de Séville!

Faut-il le dire pourtant? ce cancer exécrable qui rongeait les os de l'Espagne, pour l'heure même, la rendait terrible. Philippe II apparaissait comme un peu plus qu'un pape, comme représentant du vrai catholicisme austère, vengeur, épurateur de la foi catholique, le roi des flammes. Rome suivait de loin. Le duc d'Albe parle du pape comme de tout autre petit prince.

Contre la France divisée, contre l'Angleterre agitée, l'Espagne avait la force de sa grande attitude, n'ayant qu'un principe, et non deux. Le jeune roi aussi, vivant renfermé, appliqué, toujours sur ses papiers, mystérieux dans sa vie privée, correspondait à l'idée sombre qu'on se faisait d'un monarque espagnol. Personne ne savait combien sa nature forte, étroite, bigote et dure, sensuelle pourtant et cruelle, allait se pervertir dans son épouvantable rôle.

La France présentait un grand contraste avec l'Espagne. Ruinée d'argent, il est vrai, elle surabondait de force. Une pléthore maladive se montrait dans la violence des partis. Certaines classes s'étaient immensément multipliées, la noblesse et la bourgeoisie. Le peuple s'était fort aguerri. Et, ce qui étonnait le plus, telle qualité, étrangère à l'ancienne France, avait apparu tout à coup. L'austérité, la gravité, la pureté des mœurs protestantes, transformèrent plusieurs villes, même de l'aveu des catholiques. Nombre de ceux-ci, dans la robe surtout, envièrent et imitèrent la noblesse morale des réformés qu'ils haïssaient. S'ils n'en prirent la pureté chrétienne, ils eurent du moins leur gravité, leur tenue, leur persévérance.

Le duc d'Albe pense lui-même qu'à ce moment la France était très-redoutable: «Si les Français n'avaient eu tant d'affaires sur les bras, si Votre Majesté n'avait prévenu leurs projets, il leur était facile de se rendre maîtres de la chrétienté tout entière.» (Gr., VII, 240.)

CHAPITRE XI
TERRORISME DES GUISES—LA RENAUDIE
1560

Les Guises, appuyés en France par Philippe II et ses rivaux en Angleterre, comme chefs du parti catholique, avaient double sujet d'imiter l'Espagne, dans ses furies contre les hérétiques, de la surpasser, s'ils pouvaient.

Comment allait s'organiser la machine des persécutions?

On l'a vue déjà sous deux formes, la police des curés, les sermons sanguinaires des moines. L'énorme clientèle du clergé dans Paris, les confréries marchandes qui lui étaient affiliées, les bandes d'écoliers tonsurés, les frères de toute robe, surtout les Mendiants, enfin, et plus que tout, l'infini des misères publiques, le grand troupeau des pauvres assidus aux églises, assiégeant les couvents, suivant les prêtres distributeurs d'aumônes, tout cela, dis-je, rendait possible la Terreur ecclésiastique.

Force morale énorme, mais non moindre matériellement. Notre-Dame et les grands abbés (Saint-Germain, Sainte-Geneviève, Saint-Martin, etc.), nombre d'églises avaient juridictions, officiers, huissiers, sergents et bedeaux. Tout cela appuyé du guet et du prévôt, d'autre part soutenu des pauvres robustes à bâtons, c'était une cohue redoutable. Qu'était-ce si le clergé, maître dans chaque paroisse, avait fait appel aux bannières, à cette armée urbaine qui, dès le temps de Charles VI, offrait un front de soixante mille hommes?

Dès août 1559, un mois ou deux à peine après la mort du roi, le cardinal de Lorraine dressa ses batteries. Le personnel de ses acteurs se composait ainsi.

Il y avait un clerc du greffe, Freté, homme d'esprit et parleur habile, qui faisait l'apôtre à merveille; on le mettait fréquemment au cachot avec les prisonniers douteux. Ce comédien les gagnait, les tentait, leur faisait désirer la couronne du martyre. Chose peu difficile, au reste; il suffisait de leur dire, comme faisait le lieutenant criminel: «Si tu renies Jésus, il te reniera à son tour.»

Il y avait encore un tailleur, Renard, homme nerveux, peureux, qui, depuis l'horrible hiver de 1535, où l'on brûla tant d'hommes, vingt ou trente ans durant, fut entre la peur et la foi. Il se fit, se défit, se refit protestant. Quand la persécution revint, on lui dit que, comme relaps, il était perdu. Effrayé, il se fit mener à l'inquisiteur de Mouchi, lui donna les noms les adresses, tout le détail des assemblées. En une fois il révéla toute l'Église.

Son charitable conseiller, qui l'effraya et le mena, était un homme de sac et de corde, un certain orfévre, Ruffange, ex-surveillant d'assemblées protestantes, destitué pour s'être approprié l'argent des pauvres. Sur l'espoir de la belle prime qu'on promettait (la moitié de la confiscation!), il s'était fait délateur patenté. On aurait rougi cependant de ne produire que lui. Il fallait des témoins.

Deux apprentis avaient été menés par leurs maîtres aux assemblées. Puis, fiers de ce secret, ne voulant plus rien faire, ils furent mis à la porte. Leurs mères, fort irritées, les mènent à confesse, leur font déclarer tout.

L'inquisiteur et un parlementaire accueillent, caressent ces garçons, les gardent avec eux, les font manger et boire. Les vauriens, tout à coup importants, bien nourris, parlent tant qu'on veut, davantage. Les assemblées infâmes, les orgies aux lumières éteintes, tout ce qu'on disait de sale, ils ont tout vu, tout fait.

Ayant ces témoins respectables, on ramasse des forces. Archers du guet, sergents de la justice, bedeaux et porte-croix, on réunit le ban et l'arrière-ban. On fond rue des Marais sur une hôtellerie. L'assemblée y était nombreuse; quatre hommes tirent l'épée; sans s'étonner de cette racaille de police, barrent la porte de leur corps, donnent le temps aux autres d'échapper. À force de pousser, la foule entra pourtant. Tout fut cruellement saccagé, les gens blessés, les caves surtout pillées, les tonneaux éventrés; une scène hideuse d'ivresse, de sang et de pillage.

On passa à d'autres maisons, aux dénoncés, puis aux suspects. On ne voyait que gens traînés, meubles en vente, butin emporté. La police ne pillait pas seule. Derrière elle venaient les glaneurs, tout ce qu'il y avait de garnements dans la ville. Cela popularisait fort l'exécution; le pauvre monde voyait bien qu'on ne perdait rien à travailler pour Dieu. À chaque carrefour, des moines ou des abbés crottés causaient et animaient les groupes. Et l'on voyait aussi aux bornes de petits misérables qui étaient affamés et cherchaient leur vie aux ordures; car personne n'osait leur donner: c'étaient les enfants protestants.

Les princes d'Allemagne en vain étaient intervenus, spécialement en faveur de Dubourg, qui était encore à la Bastille. Ordre vint de l'expédier. Tout appel épuisé, ses parents, à force d'argent, lui avaient ménagé l'appel au pape. Il refusa et se laissa brûler. Ses collègues, qui étaient ses juges, et qui brûlaient en lui les libertés du Parlement, disaient: «Ce fut un juste; mais il a la loi contre lui.»

La justice s'étant suicidée elle-même, des libertés nouvelles commencèrent dans Paris, celle surtout de battre les passants. À tous les coins des rues, aux meilleures maisons catholiques, on mettait des Vierges Maries devant lesquelles on marmottait. Ces marmotteurs ne perdaient pas leur temps, ils arrêtaient les gens avec leurs boîtes ou tirelires, où il fallait donner pour le luminaire de la bonne Vierge, pour les messes qu'on lui dirait, pour les procès à faire aux luthériens; qui ne donnait, était battu. Mode excellente qui alla s'étendant. On se mit, avec des bâtons, à promener ces boîtes de maison en maison. Un refus désignait pour le meurtre et le pillage.

Cette Terreur dura tout l'hiver. Le cardinal triomphait tellement, qu'il mena à grand bruit les deux apprentis à la cour, contant cyniquement aux dames toutes les infamies protestantes. Le malheur voulut cependant que, dans ce troupeau de moutons qu'on égorgeait muets, il y eût un homme résolu, un certain avocat Trouillas, de la place Maubert. Les deux vauriens parlaient fort des filles de Trouillas et s'en vantaient. Le père, solennellement avec elles, alla s'emprisonner, et exigea que la chose fût éclaircie. Les misérables, confrontés, se coupèrent, s'embrouillèrent. Cette famille courageuse couvrit la justice de honte.

La protection publique cessant, le gouvernement s'affichant comme gouvernement d'un parti, chacun était tenté de se protéger soi-même. On lança édit sur édit pour défendre les armes, et on les enlevait de vive force. Défense très-spéciale de voyager avec des pistolets. Ordre de courir sus à qui en porte, et de crier sur lui: «Au traître! au boute-feu!» Enjoint aux paysans de laisser leurs travaux, pour y courir, de sonner le tocsin sur celui qui voyage armé.

Une réaction était infaillible. Quels en seraient les chefs? Navarre? Condé? l'amiral ou Montmorency? Celui-ci était poussé sans ménagement. Guise n'était pas content d'avoir tiré de lui la charge de grand-maître, et de son neveu le gouvernement de Picardie. Il faisait encore au vieux Montmorency un procès ruineux sur je ne sais quelle terre. Tel était ce pouvoir, irritant, provocant sur le petit et sur le grand, tracassier, processif, menant de front deux guerres, celle de force et celle de chicane, plaidant au Châtelet pour un champ, pendant qu'à main armée il saisissait la monarchie.

Ils pensaient, non sans vraisemblance, que le roi de Navarre d'une part, Montmorency de l'autre, n'oseraient fâcher le roi d'Espagne, dont le premier était l'humble client, l'autre le serviteur et l'obligé.

Condé, moins dépendant que son frère de l'Espagne, était chef naturel de la révolution. On s'adressa à lui. Des hommes intrépides, de fortune désespérée, s'offrirent, dirent que rien n'était plus facile, qu'on ne nommerait pas même le prince, qu'il n'avait rien à faire qu'à s'en aller princièrement jusqu'à la Loire, à Orléans, et là d'attendre, qu'on ferait tout pour lui, qu'on enlèverait les Guises, qu'on lui mettrait en main le roi et le royaume.

L'homme qui se faisait fort ainsi de transférer la France était un gentilhomme du Périgord, le sire de la Renaudie, ruiné et diffamé pour un procès. À tort ou à raison? il n'est aisé de l'éclaircir. Lui-même contait ainsi la chose. Sa famille avait élevé et nourri un jeune et savant homme, le greffier du Tillet; ce nourrisson, dès qu'il eut plumes et ailes, tourna du bec contre son nid; fort de sa position au Parlement, il attaqua ses bienfaiteurs, leur fit procès, gagna. Ce n'est pas tout; il fit happer la Renaudie, comme ayant fait des pièces fausses. Tout cela d'autant plus facile, que du Tillet s'était donné aux Guises, au cardinal de Lorraine, qui se servait de lui. Un beau-frère de la Renaudie, messager du roi de Navarre, fut, par ordre de François de Guise, mis à la torture à Vincennes, et étranglé par le garrot, à la mode espagnole.

La Renaudie, élargi, était passé en Suisse, avait vu les réfugiés à Lausanne, à Genève, mis son épée aventurière à la disposition des saints. La difficulté était de leur faire croire qu'il n'y avait pas de révolte en tout cela. Les vrais révoltés, au contraire, disait-il, les usurpateurs, c'étaient les Guises, qui tenaient le roi prisonnier. On n'agissait que pour son bien, pour le remettre en liberté.

Rien de plus innocent. Nul droit plus évident pour un peuple que d'aller porter à son roi ses doléances. L'année dernière, on avait vu les Écossais, d'un grand soulèvement pacifique, partir à la fois de toutes les villes, aller par cent mille et cent mille, faire leurs remontrances à Stirling. La France allait en faire autant; pacifiquement, mais tout entière, elle devait se diriger vers Blois. Seulement, comme on pouvait prévoir que les Guises fermeraient la porte, il n'était pas inutile d'avoir quelques centaines d'épées de gentilshommes qui se chargeassent de l'ouvrir.

Les actes émanés des Guises, qui qualifièrent et frappèrent la révolte, ne manquent pas, pour l'amoindrir, de la concentrer dans la Renaudie et ceux qui armèrent avec lui. Ce qui est sûr, c'est qu'un petit nombre de nobles, venus de toutes les provinces, se rallièrent à lui à Nantes, et s'engagèrent pour eux et leurs amis. Voilà ce qu'on appelle conjuration d'Amboise ou conjuration de la Renaudie. Les histoires postérieures, écrites longtemps après sous Henri IV, les de Thou, les Matthieu, pour abréger ou simplifier, unifient, concentrent et précisent, écartent nombre de circonstances, réduisent une grande révolution à un petit mouvement. Les modernes encore plus. L'un d'eux, sans preuve, raison ni vraisemblance, suppose une assemblée en règle de tout le parti protestant, et présidée par Coligny!

Tenons-nous-en aux récits du temps même, rétablissons les circonstances qu'on a cru pouvoir écarter. La révolution reparaît ce que le seul bon sens devait faire présumer, immense, infiniment diverse, mais absolument spontanée.

L'équivoque de la Renaudie ne trompait que ceux qui voulaient l'être. On devinait parfaitement qu'un homme comme le duc de Guise ne serait pas aisément enlevé, qu'il y aurait un rude combat. Et l'on sentait aussi qu'aller en armes arracher au roi ses premiers serviteurs, ses oncles (par sa femme), le délivrer des Guises pour l'assujettir à Condé, ce n'était pas précisément un acte d'obéissance.

Rien n'indique que les ministres protestants y aient pris la moindre part. Ils recevaient encore le mot d'ordre de Genève, et Genève condamna cet événement.

Beaucoup de Français s'abstinrent de même par loyauté et fidélité monarchique. Ils auraient cru entacher leur honneur. Au moment où le roi d'Espagne venait de s'engager à protéger le petit roi, une telle prise d'armes pouvait donner prétexte à l'invasion espagnole.

Enfin, chose très-grave, de grands mouvements populaires avaient lieu en Normandie, d'un caractère anarchique et sinistre, absolument étranger et contraire à l'influence de Genève. Un maître d'école de Rouen prêchait la résistance à main armée, non pas la nuit dans quelque cave, mais le jour en plein champ, à un peuple innombrable. Cet homme, dont les protestants parlent avec horreur et qu'ils flétrissent du nom d'anabaptiste, rappelait les prophètes de Munster par son illuminisme, ses visions, ses révélations. L'Esprit le saisissait quand il planait sur cette foule. Il luttait, se débattait contre, écumait, se tordait. Enfin l'Esprit était vainqueur, le torrent débordait en brûlantes paroles qui toutes ne prêchaient que l'épée.

Cette génération, élevée dans la terreur de la tragédie de Munster et dans la plus profonde antipathie pour l'anabaptisme, avait d'autant plus d'éloignement pour toute résistance armée. Il fallut des circonstances inouïes, les plus cruellement provocantes, pour l'amener à la guerre civile. Aussi l'on ne voit pas que beaucoup de gens aient armé. La grande foule qui se mit en mouvement, partit sur ce mot d'ordre qu'on répandit: Aller se plaindre au roi. Elle partit sans armes, innocente et confiante, de toutes les provinces, croyant uniquement appuyer une remontrance sur le gouvernement des Lorrains et l'usurpation étrangère, en faveur des princes du sang, du droit national, de l'autorité légitime. Dans une chose tellement licite, il n'y eut ni crainte, ni précaution, ni mystère. Toutes les routes se couvrirent de gens qui marchaient vers la Loire, sans être affiliés à la conjuration, probablement sans savoir même le nom parfaitement obscur de la Renaudie.

Notez que, dans ceux même qui armèrent et furent pris, il n'y a aucun nom connu. Le plus considérable est un baron de Castelnau, apparenté à quelques grandes familles. Du reste, aucun seigneur. C'étaient, en tout, quelques centaines de petits gentilshommes, étrangers à la haute noblesse, et non moins inconnus à la grande foule populaire qui allait se plaindre au roi.

Ce qu'il y avait de considérable parmi les nobles délaissait les Guises et la cour dans une grande solitude, et s'était tout d'abord groupé autour des Montmorency et des Châtillon. Toute la crainte des Guises, qui furent de très-bonne heure avertis du mouvement, c'était que les trois Châtillon, l'amiral Coligny, le cardinal Odet et Dandelot, n'en prissent la conduite. De quoi ils étaient très-éloignés, et comme neveux du connétable, et comme loyaux sujets, enfin comme chrétiens protestants, encore très-soumis à Genève, fort éloignés des doctrines hardies de Knox et du covenant écossais. Ils ne voyaient pas clair dans ce grand mouvement anonyme d'une foule mêlée, encore moins dans cette ténébreuse chevauchée d'un homme mal noté, qui, avec un parti de petite noblesse, avait aussi embauché quelques reîtres, nouvellement licenciés.

La Renaudie était venu à Paris, sans nul doute pour tâter les ministres réformés, qui y avaient déjà un centre. Tout indique qu'il échoua. L'affaire eût été bien autrement organisée, harmonique et d'ensemble, s'il eût eu l'appui des églises qu'on venait de constituer. N'ayant Genève, il n'eut Paris. Il dut manquer la France.

À Paris, il logeait au faubourg Saint-Germain, dans la maison garnie que tenait un certain avocat Avenelles. Cet homme, à qui on put cacher la chose, y entra, puis s'en effraya et dit tout à Millet, secrétaire du duc de Guise (qui a compilé ses Mémoires). Millet leur mena Avenelles. Ils étaient déjà avertis, surtout d'Espagne. Ils virent que la chose était sérieuse, et se jetèrent, avec le roi, au fort château d'Amboise.

Là, ni troupes ni munitions dans le château. La ville même d'Amboise pleine de protestants. La grande ville voisine, Tours, indifférente ou hostile. La nécessité d'attendre que le secours leur vint de Paris, de cinquante ou soixante lieues. Si la Renaudie eût agi seul, et fût venu d'une seule course avec deux ou trois cents chevaux, il prenait le renard au gîte. Il aurait eu la ville sans coup férir, et le château, sans vivres ni poudre, eût été obligé de traiter au bout de deux jours.

Mais l'assemblée de Nantes, peu confiante pour la Renaudie, lui avait donné un conseil de six personnes qui l'obligèrent d'agir avec prudence, autrement dit de manquer tout. On s'attendit les uns les autres; on voulut agir en cadence avec le chef muet (Condé); on attendit peut-être ce que feraient les Châtillon.

Les Guises étaient perdus sans l'incroyable chance qu'ils eurent de voir leurs ennemis, les Châtillon, Condé, se mettre dans Amboise avec eux, déconcerter l'attaque, paraissant être pour les Guises, et, par leur seule présence, manifestant la discorde morale et l'impuissance de la révolution.

Nous l'avons dit: l'opposition protestante, et toute opposition alors, était brisée d'avance par son incertitude sur la question capitale: Faut-il obéir aux puissances injustes? Oui, répond le Christianisme. Non, répond la Révolution.

Les Guises n'ignoraient pas que Coligny était chrétien, et chrétien de Genève; donc, qu'il obéirait. Ils n'hésitèrent pas à l'appeler.

Ils lui firent écrire par la reine mère que nos troupes étaient assiégées en Écosse, qu'il fallait aller à leur secours, forcer le passage à travers les vaisseaux anglais, que le roi voulait s'entendre avec eux. À l'instant même, les trois frères arrivèrent, Coligny, Dandelot, Odet le cardinal. Ils ne virent que la France et ils sauvèrent leurs ennemis.

La présence du cardinal de Châtillon, inutile pour la question de guerre, indique assez que les trois frères espéraient profiter de cette crise pour la cause de la liberté religieuse.

En effet, à peine arrivés (fin février), on les caresse, on les entoure, on leur demande ce qu'il faut faire. Ils répondent en deux mots: Amnistie, liberté. À quoi on leur dit qu'on a peur d'irriter le parti contraire. On réduit la concession à un acte bâtard qui amnistie le passé pour ceux qui se repentent et changent. Mais on excepte ceux qui conspirent sous prétexte de religion. On excepte les ministres mêmes. On met au bas de l'acte les noms des membres du conseil, spécialement les Châtillon.

Coup terrible pour la Renaudie. Mais un autre lui vient plus fort.

Condé venait lentement entre Orléans et Blois. Un lieutenant des Guises qui allait à Paris le rencontre, lui dit avec une légèreté méprisante qu'on sait tout, qu'on n'en tient grand compte. Le prince perd la tête; il sent le ridicule de sa situation; il voit qu'on se rira de lui, qu'on chansonnera sa prudence. Et, pour se montrer brave, il va se jeter dans Amboise.

Les Guises, surpris de leur bonne fortune, traitent cet étourdi avec le mépris qu'il mérite. Ils sentent que, par lui, ils seront vainqueurs sans combat.

Forts dès lors, ils écrivent au roi de Navarre, lui font peur de l'Espagne, mettent sa pauvre tête dans un tel ébranlement, qu'il rassemble des forces, surprend et taille en pièces trois mille hommes de son parti; il se lave dans le sang des siens.

La Renaudie était un homme peu ordinaire. La duperie des Châtillon, l'insigne étourderie de Condé, la complète connaissance que les Guises ont de son plan, rien ne peut lui faire lâcher prise. Il se tient à six lieues d'Amboise. Il sait parfaitement que les Guises n'ont encore que cinq ou six cents hommes, qu'ils ne les emploient au dehors qu'en dégarnissant le château.

Ayant dans la ville d'Amboise une centaine de réformés, cet homme d'indomptable courage se tient prêt à frapper un coup.

Le parti, malheureusement, lui avait donné des lieutenants qui lui ressemblaient peu. L'un d'eux, baron de Castelnau, homme de haute noblesse, de science et de grande piété, conduisait une petite bande du Périgord. Assiégé dans une maison par le duc de Nemours et cinq cents cavaliers, il parvint cependant à faire avertir la Renaudie. C'était justement l'occasion que celui-ci attendait. Il calcula que si Castelnau résistait, il trouverait les Guises à peu près désarmés. Au grand galop il courut vers Amboise. Trop tard. Il sut en route que Castelnau avait parlementé, que, Nemours lui donnant sa parole de prince de le mener au roi sans qu'il lui arrivât mal, de lui faire donner audience, le bonhomme l'avait remercié de lui procurer sans combat un tel excès d'honneur. Inutile d'ajouter que la parole de prince, l'honneur, l'audience royale, se résumèrent en une cave où il fut jeté en attendant qu'on l'étranglât.

La Renaudie fut tué, peu après, dans une obscure rencontre. Mais les Guises purent voir que sa mort ne finissait rien. Ces hommes obstinés, intrépides, arrivaient toujours et toujours pour se faire tuer. On en trouvait tout autour dans les bois. Amenés, ils ne paraissaient pas dans une humble attitude de captifs, mais parlaient franchement, tout haut et menaçants, disant sans détour qu'ils venaient uniquement pour chasser les Guises. On pouvait les tuer, non leur ôter leur espoir, tant ils étaient sûrs de leur cause et de la justice de Dieu. Au milieu même du triomphe des Guises, il y eut encore un gentilhomme d'un si aventureux courage, qu'il faillit enlever la ville sous leurs yeux, et que, sans un malentendu, la chose eût encore réussi.

Cette obstination jeta Guise dans un sauvage désespoir. Il jugea fort bien dès ce jour qu'il périrait par ce parti: «Du moins je vengerai ma mort, dit-il, je jouerai quitte ou double; j'en tuerai tant qu'il en sera mémoire.—Attendez donc au moins, dit le chancelier Ollivier, que vous ayez les chefs.» Mais il ne voulut rien attendre. Il se donna à lui-même (17 mars) des lettres royales qui le firent lieutenant du roi pour les faire mourir sans forme de procès. Il avait mis au bas: De l'avis du conseil, qu'il n'avait daigné consulter.

Le mouvement était si vaste et si universel, qu'on dédaignait ou ignorait (dans les provinces lointaines) la Terreur de la Loire.

En Berry, en Guyenne, des soulèvements commençaient. En Provence, trois mille hommes armés forçaient la ville d'Aix pour délivrer un prisonnier. Dans le Dauphiné même, dont Guise était le gouverneur, les protestants s'inquiétèrent si peu de l'échec de la Renaudie, qu'ils prirent ce moment même pour occuper une église de moines, en faire un temple. Le danger était plus grand à Rouen, où l'anabaptisme se prêchait hardiment aux grandes foules d'ouvriers, bravant également et les catholiques impuissants et les protestants dépassés.

Nul doute que cette situation n'intimidât et ne paralysât les Châtillon. On les retint d'autant mieux à Amboise à attendre les vieilles bandes qui allaient venir, disait-on, et s'embarquer avec eux pour l'Écosse. Dandelot écrit dans ce sens à son oncle le connétable (26 mars 1560). Il espère qu'on étouffera ces mauvaises et pernicieuses volontés; l'exécution des prisonniers continue tous les jours. Il n'en écrit pas davantage.

Exécutions sans procès et sans preuves. On ne put jamais rien tirer des prisonniers que parfait dévouement au roi. La situation du chancelier Ollivier qui les interrogeait, les trouvait innocents et les voyait périr, était épouvantable, pleine d'horreur et d'infamie. Cet homme éclairé, modéré, au bout d'une carrière honorable, marquée par des réformes utiles, se laissait traîner par les Guises, abîmer dans la boue, dans la damnation. Ses prisonniers étaient ses juges et le tenaient sur la sellette. L'un d'eux (c'était le baron de Castelnau), à qui Ollivier demandait où il était devenu si savant, lui répondit: «Chez vous, par vos exhortations, quand vous me disiez d'aller à Genève, quand je vous vis pleurer votre faiblesse pour le massacre des Vaudois, et que vous sentîtes dès lors que vous étiez rejeté de Dieu.»

Un autre, un orfévre, nommé Picard, alla plus loin. Il lui défila toute sa vie, lui rappela combien de fois il lui avait porté des livres protestants et révéla son intime intérieur. Le chancelier, comme un homme blessé et chancelant, faisait le brave encore. Il menaçait un jeune homme de le faire pendre. «Pendre! dit celui-ci, cela est bien aisé à dire. Si l'on vous eût pendu lorsque vous l'avez mérité, vous seriez sec depuis trente ans. Rappelez-vous qu'étant écolier à Poitiers vous tuâtes méchamment un camarade, si bien que votre père depuis ne voulut plus vous voir. Et rappelez vous aussi que, pour ce meurtre vous avez laissé pendre votre ami Arquinvilliers à la place Maubert.»—Cette révélation d'un crime si longtemps ignoré, qui lui éclatait tout à coup, fut une lame qui lui perça le cœur. Il ne contredit pas, et resta là anéanti. On le prit, on le porta à son lit. Et le vieillard débile, devenant frénétique, se mit à battre son lit plus fort que n'eût fait un jeune homme. Tout le monde était épouvanté. Le cardinal de Lorraine y alla, pour que du moins il mourût décemment. Mais Ollivier ne put le voir. Il s'écria: «Ah! cardinal, par toi, nous voilà tous damnés.—Mon frère, dit le prélat, résistez au malin esprit.—Bien dit! bien rencontré!» dit l'autre avec un rire horrible. Il tourna le dos, et mourut.

Quand le duc de Guise le sut, il fut exaspéré de l'audace du mourant qui damnait un homme comme lui. «Damnés! damnés! s'écriait-il, tirant sa barbe rousse. Il en a menti, le vilain!... Il est mort comme un chien, qu'on me le jette à la voirie!»

Cette certitude qu'il avait d'être tué tôt ou tard le rendait très-féroce. Castelnau, ayant longuement disputé de la foi avec le cardinal, lui fit accepter quelque chose, et il en prenait à témoin le duc: «Eh! que m'importe à moi? dit celui-ci. Qu'ai-je à faire de ta religion? mon métier n'est pas de parler, mais de couper des têtes.—Mot indigne d'un prince!» dit courageusement le martyr.

Les femmes et les enfants étaient menés, après souper, voir les exécutions. Les petits frères du roi s'y habituaient et finirent par en rire.

Les dames avaient pitié dans le commencement. La duchesse de Guise, qu'on traîna pour voir ce spectacle, rentra éperdue chez la reine mère. «Qu'avez-vous? lui dit celle-ci.—Ce que j'ai? Ah! madame! je viens de voir la plus piteuse tragédie, le sang innocent répandu, les bons sujets du roi à mort... Comment douter qu'un grand malheur ne frappe bientôt notre maison!»

Personne ne fut exempt de cette complicité des yeux. On exigea de Condé même qu'il regardât par la fenêtre, qu'il vît mourir ceux qui mouraient pour lui. On l'y traîna, pour ainsi dire. À ce dernier degré de honte, mordu au cœur, il s'écria: «Je comprends bien pourquoi on fait mourir tant de braves gentilhommes qui ont rendu tant de services. Les étrangers auront bon temps; avec l'aide d'un prince ennemi, ils mettront en proie le royaume.» Ce mot était tout un réquisitoire pour faire mourir plus tard les Guises. Ils comprirent, et le cardinal dit qu'il fallait le tuer. On assure qu'ils auraient voulu que François II, qui jouait souvent avec lui, lui donnât un coup de dague. Comment compter pourtant sur une main si faible? on ne tenait ni le roi de Navarre, ni Montmorency. Qu'eût-il servi d'égorger Condé!

Toutefois, pour être folle, l'idée eût pu, à la rigueur, leur traverser l'esprit. Le cardinal était dans le paroxysme féroce d'un poltron rassuré qui se venge de sa peur; Guise, dans la sauvage fureur d'un homme qui s'est cru adoré, et qui se voit maudit. Il avait soif de sang. Toutes les lettres qu'il fait écrire, comme lieutenant du roi, ne parlent que de tuer, pendre, tailler en pièces: «En finir avec la canaille qui ne fait que charger la terre,» etc., etc. Sans parler des potences, et des têtes fichées, les cadavres exposés au marché, dont on souffrait la puanteur, on noyait dans la Loire, on tuait dans les bois, on tuait dans le château. Un gentilhomme étant venu s'informer de la santé de Guise de la part du duc de Longueville, qui se disait malade (pour se dispenser de venir), Guise voulut qu'il emportât un effet de terreur, et qu'on sût bien quel homme désormais il était. Il le reçut à table, et dit: «Rapportez-lui que je me porte bien, et de quelle viande je me régale.» On amena un homme grand, de belle apparence, qui fut accroché par le cou aux barreaux des fenêtres, et lancé sous les yeux du gentilhomme épouvanté.

Mais ces morts n'étaient pas muettes. On n'avait pas si bon marché de ces hommes d'épée que des pauvres martyrs des villes, ouvriers, artisans, qui, quarante ans durant, avaient alimenté la flamme des bûchers, sans rien faire que bénir, prier. Ceux-ci priaient contre leurs assassins, voulaient leur châtiment, et déjà le commençaient par leurs regards et leurs paroles. Ils sentaient avec eux la France, la vraie France, le ciel et l'avenir. Ils levaient en mourant leurs mains loyales à Dieu. L'un d'eux, M. de Villemongis, trempa les siennes dans le sang de ses amis déjà exécutés, et, les élevant toutes rouges, cria d'une voix forte: «C'est le sang de tes enfants, Seigneur! Tu en feras la vengeance!»

CHAPITRE XII
MORT DE FRANÇOIS II ET CHUTE DES GUISES
1560

Le 31 mars et le 12 avril, les Guises firent faire au nom du roi deux apologies de l'affaire d'Amboise, l'une envoyée au Parlement, l'autre au roi de Navarre. Ils réduisirent les tailles, et créèrent chancelier un homme connu pour modéré, L'Hospital, chancelier de la sœur d'Henri II, Madeleine, récemment mariée au catholique duc de Savoie, mais qui tenait à Nice sa cour dans un tout autre esprit.

Changement subit, inouï, incroyable! Disons mieux, défaillance étrange des Guises! Le cœur manqua, ce semble, au cardinal de Lorraine; la girouette tourna; la violence fit place à la peur.

Non sans cause. Dans les murs mêmes d'Amboise, et parmi les supplices, contre les Guises venait de se former le tiers parti.

Observons-en bien la naissance. Ceux qui, par devoir ou hasard, se trouvèrent au fatal château dans ce moment d'horreur, les Châtillon spécialement, en désapprouvant la révolte, cherchèrent inquiètement par où l'on contiendrait les Guises.

Le jeune roi, âgé de dix-sept ans, nerveux et maladif, avait été d'abord fort ému de l'affreux spectacle. Il en avait pleuré, disant toujours: «Hélas! qu'ai-je donc fait à mon peuple?»—Puis, entendant les condamnés n'accuser jamais que les Guises, il en avait fait la remarque, comprenant très-bien que l'entreprise n'était nullement, comme on le lui disait, dirigée contre lui.

Cette faible et pauvre volonté ne s'appartenait pas. Deux femmes se la disputaient, sa mère, sa jeune épouse. De quel côté pencherait-il? Cette grande question, décisive pour la France, était toute dans la chambre à coucher. Jeune et malade, il avait bien ses faiblesses natives pour sa mère et nourrice. Mais qu'était tout cela contre un mot de Marie Stuart?

La mère, plus que prudente, et n'osant même souffler devant les Guises, avait cependant pris parti dans l'amnistie accordée le 2 mars. Le messager royal qui porta l'acte au parlement y ajouta ce mot: Que le cardinal de Lorraine demandait qu'on attendît quatre jours et qu'on fit des processions dans Paris, mais que la reine mère engageait à enregistrer sans attendre.

Voilà la première et timide révolte de Catherine.

Elle intervint, et avec beaucoup d'insistance, pour que l'on sauvât Castelnau, apparenté à maintes grandes familles qui, disait-elle, ne pardonneraient jamais sa mort. D'autres, surtout les Châtillon, prièrent aussi pour lui. On poursuivit les Guises de prières et de caresses jusque dans leur chambre. On ne tira du cardinal qu'un mot: «Il mourra, et personne ne viendra à bout de l'empêcher.»

Je ne vois point que la jeune Marie Stuart, alors toute-puissante, se soit jointe à sa belle-mère. Elle avait été élevée par le cardinal de Lorraine, et ne faisait qu'un avec lui. Les lettres de sa plus tendre enfance, qui témoignent d'une précocité d'esprit extraordinaire, montrent aussi combien elle naquit violente et dure. Elle y félicite sa mère des exécutions qu'elle faisait en Écosse: «Vous avez très-bien fait de ce que voulés faire justice; ils en ont bon besoin.» (Labanoff, I, 6.)

Élevée, dès l'âge de six ans, par sa belle-mère Catherine, qui la faisait coucher près d'elle à côté de ses filles, à peine fut-elle reine, qu'elle devint son espion, mais ouvertement, sans pudeur; elle se fit, à dix-huit ans, gouvernante et surveillante d'une femme de cinquante ans qui lui avait servi de mère, abusant de ce que l'audace et l'insolence lui donnait d'ascendant sur cette personne fine et rusée, mais vile, tenue toujours très-bas, lâche de nature et d'habitude.

Choquant spectacle! de voir la vieille qui tremblait sous la jeune? de voir déjà en cette créature comblée de tous les dons, et qu'on eût voulu adorer, le cœur ingrat, le vilain cœur des Guises et leurs bas instincts de police!

La situation de Catherine lui faisait regretter sans doute d'avoir, pour plaire aux Guises, reçu durement Montmorency.—D'autre part, les Châtillon, ses neveux, ne pouvaient avoir prise sur le jeune roi contre sa femme qu'au moyen de sa mère. Ils s'adressèrent à Catherine, exprimèrent le désir qu'elle prévalût près de son fils.

Qu'auraient-ils fait? Le roi de Navarre négociait avec l'Espagne, et, pour plaire à l'Espagne, pour se laver de l'affaire de Condé, égorgeait son propre parti!

Montmorency, les Châtillon, pensèrent sans doute qu'après tout cette Italienne, infiniment prudente et modérée, sans amis ni parti, serait heureuse de s'appuyer sur eux, de se régler par leurs conseils.

Le connétable agit dans ce sens et contre les Guises. Armé chez lui et cantonné à Chantilly, il voulut bien en sortir sur un ordre du roi pour expliquer au parlement l'affaire d'Amboise. Il blâma la prise d'armes, mais non le mécontentement public, et spécifia qu'on n'avait attaqué que les Guises, les désignant ainsi comme la pierre d'achoppement, la cause de tous les embarras.

L'ambassadeur d'Espagne (qu'on croyait dirigé par les avis du connétable) offrit les secours de son maître, mais à qui? non aux Guises. Loin de là, il dit qu'on ferait bien de les écarter pour un temps.

Ce mot seul les tuait. Et au même moment leur fortune périssait en Écosse. Philippe II se vengeait de leur duplicité. Ils sollicitaient son appui en France, et en Angleterre travaillaient pour se faire, à sa place, les chefs du parti catholique. Le roi d'Espagne protégea la protestante Élisabeth, leur interdit de l'attaquer. Elle put à son aise envoyer des troupes en Écosse et en chasser les Français. Les Guises ne désarmèrent Élisabeth que par l'intercession de Philippe II.

Donc voilà les deux faits qui dominent la situation: le tiers parti commence en Catherine, et les Guises ne se maintiendront qu'en devenant de plus en plus les serviteurs du roi d'Espagne, dont ils avaient eu jusque-là la folie de se croire rivaux.

Blessés ainsi au sein de leur victoire, ils étaient fort embarrassés de Condé. Ils ne pouvaient guère l'élargir qu'en lui faisant excuse. On n'avait rien trouvé dans ses papiers. Il était en mesure de les menacer à son tour. Lui-même avait besoin d'une bravade pour se relever, après le triste rôle qu'il avait joué, son mensonge palpable et le reniement de ses amis. Il risqua un outrage aux Guises.

Le mot de Castelnau qu'un bourreau n'était pas un prince, indiquait ce qu'il fallait dire. Condé, dans le conseil, déclara que ses ennemis qui le prétendaient chef de la conjuration avaient menti, qu'il était prêt à mettre bas son rang de prince, pour, les haussant à son niveau, les combattre, leur faire avouer qu'ils étaient poltrons et canailles. Cela dit, il sortit, les ayant d'un mot, dégradés.

Cela leur fut amer. Ce nom de princes, fort longtemps disputé, laborieusement établi, mais si justement contesté à des bourreaux couverts de sang, ils le revendiquèrent bien vite. Guise se leva, il dit que, comme parent du prince, s'il y avait combat, il avait droit d'être son second.

Voilà ce mot qu'on a défiguré.

Condé se trouva libre. Marguerite ne l'était pas. Les Guises sentaient bien que leur péril dès lors était en elle, et la gardaient à vue. Son garde et son geôlier, c'était sa tendre fille Marie Stuart, qui ne pouvait s'arracher d'elle, ne la quittait d'un pas. On savait que, sous main, dans les rares échappées qu'elle avait eues, elle adressait de bonnes paroles aux réformés. Une fois, elle avait cru pouvoir se ménager un moment d'entrevue avec Régnier de La Planche, l'illustre historien protestant. On le sut à l'instant, Catherine jura qu'elle n'avait voulu que trahir La Planche, le faire parler devant les Guises, lui faire livrer les secrets du parti. Et, en effet, elle cacha le cardinal de Lorraine, de manière à pouvoir l'entendre. Elle l'écouta longuement, puis le fit arrêter. Elle obtint cependant qu'il sortît quatre jours après.

Il en fut de même d'une adresse que les réformés lui firent remettre par un jeune homme à son passage entre deux portes; cette pièce fut saisie à l'instant dans les mains de la reine mère par sa belle-fille et portée aux Guises. Catherine, lâchement, abandonna l'homme en péril; mise en face de lui, elle lui reprocha de lui avoir remis un pamphlet qui l'attaquait elle-même. «En quoi? dit-il.—En attaquant MM. de Guise, avec qui nous ne faisons qu'un.»

Le plus bizarre de la situation, c'est que le cardinal de Lorraine, inquiet de cette popularité de Catherine, imagina de lui faire concurrence auprès des protestants. Deux mois après Amboise, ayant à peine lavé ses mains sanglantes, il veut conférer avec eux, les appelle, les accueille, dispute amicalement.

C'est lui qui avait appelé L'Hospital, créature d'Ollivier, légiste, homme de lettres, et grand faiseur de vers latins, panégyriste facile des grands, à la mode italienne. C'était un homme absolument inconnu de la magistrature, et qui avait cheminé sous la terre. Personne ne devinait qu'il fût très-honnête et très-bon, excellent citoyen. Il était fils d'un médecin, d'un proscrit qui avait suivi le connétable de Bourbon. Il avait longuement vécu en Piémont. Le malheur et l'exil l'avaient fort aplati; au dehors seulement, car le cœur était admirable. Plus que sage et plus que prudent, il était secrètement favorable aux réformés, et pourtant le cardinal de Lorraine le croyait son homme. D'Aubigné assure qu'il avait donné, comme sans doute une infinité de gens inconnus, sa petite contribution d'argent aux conjurés d'Amboise.

Dans ce moment les Guises étaient entre l'enclume et le marteau. D'une part, Philippe II les pressait d'acquitter le vœu d'Henri II, et d'accepter l'Inquisition. D'autre part, ils auraient voulu calmer le parti réformé qui partout se montrait en armes. L'Hospital, déjà chancelier (sans avoir encore sa nomination), leur fit habilement le bizarre édit de Romorantin, un édit à deux faces, indulgent et sévère. Il donnait aux évêques le jugement d'hérésie. Nulle peine indiquée que la mort. Voilà pour le sévère, et ce qu'on montrait à l'Espagne. Mais, d'autre part, les Parlements ne jugeant plus, et la mort ne pouvant être prononcée par l'Église seule, les protestants n'avaient à craindre que les punitions canoniques.

Cependant Condé, de retour près de son frère, l'avait ramené au connétable, aux Châtillon. Tous ensemble exigèrent les États Généraux. Les Guises n'osèrent s'y opposer. Seulement ils rusèrent, en faisant seulement une assemblée de notables, intimidant Navarre, l'empêchant d'y venir. Montmorency vint seul, mais avec ses neveux et une armée de gentilshommes. (Fontainebleau, 21 août 1560.)

Les deux partis obtinrent ce qu'ils voulaient. Coligny dit que, sur l'ordre de la reine mère, il avait vu la Normandie, et qu'il en rapportait une adresse des réformés pour obtenir la tolérance. «Par qui signée? dit-on.—Par cinquante mille hommes de Normandie, si vous voulez, demain.» On disputa, mais on promit la tolérance provisoire, et les États Généraux, qu'exigeait aussi Coligny.

En revanche, les Guises se donnèrent à eux-mêmes, au nom du roi, l'indemnité complète, la plus blanche innocence, pour tous leurs actes de finances et de guerre.

L'édit pacificateur est du 26 août. Et le 27, le connétable étant à peine en route pour retourner chez lui, les Guises mettaient à la Bastille un complice du connétable qui, d'accord avec lui et d'autres, écrivait au roi de Navarre, pour l'engager à faire mourir les Guises, dont les États auraient ordonné le procès. Tout cela, disait-on, se lisait dans les lettres qu'on prit sur un messager.

C'était déjà la guerre civile. Et elle éclatait de toutes parts.

Dans le Midi, le parti protestant, tout au contraire de ce qu'on attendait, eut pour lui les meilleures épées, des hommes redoutables qui sont restés célèbres. En Provence, Mouvans, avec une poignée d'hommes, embarrassa, déconcerta, et le gouverneur de la province, et le vieux Paulin de la Garde, fameux par ses campagnes avec les forbans turcs et par le massacre des Vaudois; ce héros des galères fit très-mauvaise contenance devant un vrai héros.

En Dauphiné, plus tard dans le Comtat, commençait ses campagnes l'intrépide et cruel Montbrun.

Un échappé d'Amboise, Maligny, avait entrepris pour le roi de Navarre une affaire aussi grave peut-être que celle d'Amboise: c'était de prendre Lyon. La chose ne manqua que par la lenteur et l'hésitation de ce malheureux Navarrais qui, comme à l'ordinaire, par peur ou par conseil des traîtres, défendit de rien faire et faillit ainsi faire périr ceux qui s'étaient tant avancés.

Saint-André assura Lyon pour les Guises. Leurs lieutenants reprirent le dessus en Provence et en Dauphiné, à force de bonnes paroles et de serments qui suivaient les massacres. Les Guises se trouvaient forts par leur défaite même d'Écosse. Les vieilles bandes leur étaient revenues. Ils crurent pouvoir jouer quitte ou double, attirer Navarre et Condé, les Châtillon, les dégrader par la main du roi même, les faire mourir comme hérétiques.

Projet désespéré, mais non invraisemblable. J'en juge par la ressource non moins extraordinaire qu'ils cherchèrent en octobre dans une somme tirée violemment de leurs partisans mêmes, du clergé de Paris. Elle devait être payée par l'évêque et les grands abbés en six jours. On leur envoyait pour huissier et pour garnisaire un conseiller du roi, qui devait attendre la somme, séjournant à leurs frais, pouvant saisir leur temporel, poursuivre leurs officiers et receveurs, vendre leurs biens, sans forme de justice. Que si, avec tout cela, ils tardent de payer, ce conseiller emmènera l'évêque, les grands abbés et leurs chapitres, qui resteront avec le roi, le suivront, à leurs frais, jusqu'à l'entier payement. (Saint-Germain, 7 octobre 1560.)

Qu'auraient fait de plus les réformés? L'embarras fut extrême. Mais le clergé ne vendit pas un pouce de terre. Il aima mieux engager les reliques.

Un coup si violent, si révolutionnaire, frappé sur les leurs mêmes, donne à penser sur ceux dont ils auraient frappé leurs ennemis. Pour subir de telles choses, le clergé dut attendre des résultats définitifs. Si Navarre et Condé périssaient en effet, leur mort eût commencé dans les provinces une Saint-Barthélemy, comme celle que le Savoyard, au moment même, à l'aide de nos troupes, exécutait sur les Vaudois.

Les deux frères, le roi et le prince, n'en croyaient pas moins de leur honneur de venir à ces États qu'ils avaient demandés. Ils avaient manqué l'assemblée de Fontainebleau; pouvaient-ils manquer celle-ci? La seule question était de savoir s'ils y viendraient en armes. Leurs femmes, ardentes protestantes, la reine Jeanne d'Albret et la princesse de Condé, les priaient, conjuraient, de se laisser accompagner. Dans tout le Midi et l'Ouest, une grande cavalerie protestante s'était levée d'elle-même, d'elle-même réunie à Limoges; elle brûlait d'aller parler aux Guises et de les voir de près. Elle se payait et se nourrissait, et ne voulait des princes que l'honneur de leur faire escorte. Mais les Guises tenaient déjà par ses conseillers le roi de Navarre; ils le tenaient par une demoiselle de la reine mère dont il était amoureux. Il s'ennuyait fort à Nérac près de Jeanne d'Albret, malgré les prêches assidus dont on le régalait. Il avait hâte d'échapper à sa femme. Condé aussi, très-vraisemblablement, suivait un même attrait; tous les avis de son ardente épouse lui faisaient moins d'impression que les plaisirs faciles de la cour de la reine mère. Rien de plus futile que ces deux frères, vrais papillons, nés pour donner droit dans la flamme et se brûler à la chandelle.

Catherine n'ignorait pas certainement l'appeau grossier des Guises; on se servait d'une fille à elle pour amener les princes à la catastrophe qui l'eût annulée elle-même. Elle versa des larmes quand ils entrèrent dans Orléans, et pourtant elle était tellement dépendante, tellement obsédée, dominée par Marie Stuart, qu'elle ne risqua pas un mot pour les sauver.

Du moment que les princes eurent renvoyé la formidable escorte qui eût voulu les suivre, les caresses, les honneurs, dont les amis des Guises les entouraient, cessèrent. Personne ne vint plus à leur rencontre. La route fut morne et solitaire. Mais il n'y avait plus à reculer; ils avançaient toujours vers l'abattoir.

Les Guises avaient concentré toute une armée dans Orléans, infanterie, cavalerie et canons, les vieilles bandes surtout, endurcies et féroces, qui avaient fait les guerres sans quartier d'Écosse et d'Italie. Race de dogues, ignorée jusque-là, mais propre à cette époque, et soigneusement choyée des Guises. Le type, c'est Tavannes, sanguin et furieux Bourguignon, c'est le bilieux Gascon Montluc, homme de guerre, mais aussi de massacres, qui ont eu soin de raconter leurs crimes.

Nos étourdis, entrés dans Orléans, passèrent entre deux files de ces soldats des Guises qui riaient d'eux et s'apprêtaient à rire davantage à l'exécution.

On ne daigne leur ouvrir la porte du palais.

Admis par le guichet, ils montent, trouvent Catherine en larmes, le pâle petit roi qui joue son rôle de colère, et les arrête. Navarre reste au logis du roi sans savoir s'il est libre, mais entouré et observé. Condé, qu'on craignait plus, est jeté dans une maison à fenêtres grillées, qu'on change tout à coup en tombeau, l'entourant en deux jours d'un fort de briques, avec triple rang de canons qui montrent la gueule à trois rues.

Navarre était si peu de chose, et tellement captif en tous sens, lié, livré par sa maîtresse, et sans autre foi que la sienne, qu'il eût abjuré de grand cœur, se fût fait catholique ou turc; il n'était pas aisé de le tuer, à moins de simuler une querelle, où François II l'eût tué pour se défendre, comme l'empereur Valentinien assassina Aétius. Pour Condé, une commission du Parlement devait l'expédier, sa mort déjà fixée au 26 novembre, et les bourreaux mandés.

Une seule chose eût pu retarder, c'est qu'on attendait Coligny. Il s'était mis en route, voulant, disait-il, confesser sa foi, mourir, s'il le fallait, avec le prince de Condé. Peut-être aussi plus sagement crut-il gagner du temps et prolonger la vie du prince, en faisant espérer aux Guises d'envelopper tous leurs ennemis dans une mort commune.

La mort au nom d'un mort. François II arrivait à la solution prévue. Dès longtemps, les Guises eux-mêmes, qui avaient tant d'intérêt à sa vie, disaient que tous Valois étaient pourris, que cette race était lépreuse, et qu'il faudrait bientôt changer de dynastie. François avait seize ans et dix mois. Sa belle épouse en avait près de vingt. C'était une forte rousse et fort charnelle; son oncle, le cardinal, qui nous la peint charmante dès l'enfance, ne lui connaît de défaut que de trop manger. Cette personne puissante, violente, absorbante, devait user l'enfant. Le duc d'Albe dit expressément «qu'il mourut de Marie Stuart.»

Dès longtemps il avait la fièvre. Le 16 novembre, il tâcha encore de faire le gaillard et alla à la chasse. Il revint avec une grande douleur à la tête; un abcès s'était déclaré; un flux d'oreille survint, puis la gorge parut gangrenée.

Les Guises désespérés voient les têtes des princes leur échapper et pourtant n'osent accomplir l'assassinat. Chose qui peint ces héros de la ruse, ils avaient fait signer du conseil l'ordre d'arrestation, et eux-mêmes n'avaient pas signé.

Le roi mourait. Mais ils avaient une armée dans les mains. Ils tentent d'intimider, gagner la reine mère; ils lui offrent la régence et tout, pour qu'elle couvre de son nom les deux meurtres dont ils ont besoin.

Elle se garda bien de refuser, mais demanda à se consulter un peu, espérant que son fils mourrait et qu'elle serait régente sans eux. L'Hospital, créé par les Guises, vint la conseiller, mais contre eux. Cependant François expirait (5 déc. 1560), et le pouvoir des Guises aussi. Ils avaient tout à craindre. Le tuteur naturel du jeune roi âgé de dix ans allait être le roi de Navarre, à qui ils voulaient couper la tête. Si la France le saluait régent, que leur serviraient Orléans et leur petite armée?

Catherine leur fut très-utile pour attraper ce pauvre prince. Elle le fit amener, et d'autre part les Guises. Elle lui fit accroire qu'il était encore en péril, lui fit promettre qu'il serait leur ami, qu'il leur laisserait leurs charges, et qu'il refuserait la régence pour la laisser à Catherine.

Et que lui donnait-on à cette dupe?

Pampelune et la Navarre, dont on allait bientôt obtenir pour lui la restitution de Philippe II.

De plus, le cœur de sa maîtresse et les caresses d'une fille. L'idiot jura tout, baisé, livré, tondu des ciseaux de sa Dalila.

CHAPITRE XIII
CHARLES IX—LE TRIUMVIRAT—POISSY ET PONTOISE
1561

Le connétable, qui faisait le malade à Étampes, arriva au galop le lendemain de la mort du roi, et, rencontrant aux portes d'Orléans la nouvelle garde créée par les Guises: «Que faites-vous là? Le roi est gardé par son peuple.» Et il les licencia, de son droit de connétable de France.

Sans nul doute il était en force. Les Châtillon venaient derrière. Mais toutes choses étaient arrangées. Guise gardait le roi, comme grand maître, et les clefs du palais; son frère, le cardinal, les finances, l'argent, c'est dire à peu près tout.

Une chose pourtant était inévitable: la France allait se voir, découvrir la blessure énorme que lui laissait ce terrible gouvernement, un gouvernement de désespérés. En doublant toutes les dépenses, il avait fait l'amère plaisanterie (pour désoler ses successeurs) de diminuer les tailles. Cette diminution eût-elle été réelle, il eût fallu la compenser par des avanies à la turque, des contributions noires, des razzias d'argent, comme ils en avaient fait eux-mêmes sur leur ami, le clergé de Paris.

Ces maîtres de la France, avec toutes leurs armes de terreur, avaient travaillé les élections, croyant surtout fermer la porte aux protestants. Ceux-ci n'en arrivent pas moins en bon nombre aux États, et la plupart des autres députés sont des protestants politiques.

On s'était figuré que les trois ordres, fondant leurs cahiers et se réunissant, choisiraient un seul orateur, le cardinal de Lorraine. Il fut respectueusement, mais positivement écarté.

La noblesse était si divisée, qu'elle ne put s'entendre et présenta quatre cahiers.

Le clergé et le Tiers restèrent en face, en deux armées compactes, l'armée des gras, l'armée des maigres.

La demande du Tiers fut que désormais le clergé, selon sa vraie institution, fût par le peuple et pour le peuple, élu par lui, le servant de ses biens pour les pauvres et les enfants, pour les hospices et les écoles. Plus de persécutions. Plus de justice vénale, plus de jugements par les valets de cour. Plus de douanes intérieures. L'économie dans les finances. Tous les cinq ans les États Généraux.

C'est la voix de 89 qui éclatait déjà de la poitrine de la France. Aussi l'homme qui parla n'eut pas besoin, comme les orateurs du clergé et de la noblesse, de lire un discours apprêté. Jean Lange, avocat de Bordeaux, avait son discours dans le cœur; les autres le lurent, lui seul parla.

Il parla à genoux. Il ne put s'expliquer sur le point capital, sans lequel le reste était vain. La bourgeoisie timide n'osa pas le toucher. Elle n'osa pas nommer les ennemis publics. Les réformes qu'elle demandait, elle en laissa le soin à ceux qu'il fallait réformer.

Le Tiers avait pourtant une force, s'il eût su en user, dans les honteux aveux qu'on apportait. Un déficit énorme apparaissait. Où trouver tant d'argent dans les remèdes proposés? L'Hospital n'osait pas parler des monstres de richesse chez qui l'on eût trouvé les vols. Il demandait aux pauvres. Il proposait une augmentation de la taille, des droits sur le sel et le vin. La noblesse, il est vrai, eût payé sa part, les nouveaux droits portant sur la consommation. Le clergé eût été chargé de racheter les domaines et les impôts aliénés.

Tous dirent qu'ils n'avaient pas de pouvoirs suffisants. On convient que, le 1er mai, chacun des treize gouvernements enverrait un député noble et un du Tiers, pour apporter réponse.

Les Guises, les tyrans, les voleurs, avaient eu belle peur devant la France. Mais, désormais, ils étaient quittes, sûrs d'escamoter les réformes.

La Justice d'abord les rassura. Le Parlement donna l'exemple de la mauvaise volonté. L'honnête chancelier espérait, par une ordonnance, sans toucher au passé, amender un peu l'avenir (ord. d'Orléans). Il rendait part au peuple, au bas clergé, dans les élections ecclésiastiques, réprimait la noblesse, rendait moins arbitraire l'assiette de la taille, protégeait le commerce. En même temps il rognait les juges, les réduisant de nombre et de profits. Le Parlement, blessé de n'avoir pas été ménagé dans la réduction générale des gages, éclata honteusement par cette question d'argent. Il trancha du Caton, se montra gardien inflexible des libertés publiques, repoussa les réformes qui venaient de la cour, surtout la tolérance, garda sous clef les protestants qu'on devait élargir, d'après un vœu des États Généraux.

La ligue des juges et des voleurs était palpable. Nul remède aux maux, si l'on ne commençait des justices sérieuses. Les États provinciaux de l'Île-de-France (encouragés par Coligny) demandèrent une enquête des vols publics.—Et, pour que le Conseil n'empêchât pas, ils voulaient nommer le Conseil, enfin que le roi de Navarre devînt lieutenant général et vrai chef du gouvernement (20 mars 1561).

Mémorable insolence! Tous les voleurs s'en indignèrent, crièrent que tout était perdu.

Et il y eût eu, en effet, un grand bouleversement. Quel spectacle eût-ce été si l'on eût remué les douze ans d'Henri II, pénétré les mystères d'Anet, de Chantilly, montré au jour l'horreur de l'antre de Cacus? À l'odeur de tout ce fumier, un monde de témoins se fût levé, fût venu déposer. Et de tant de boue soulevée, n'en eût-il pas jailli sur la Justice même, servante de cour en blanche hermine, par les mains de laquelle des tas d'ordures avaient passé?

Il fallait vite sauver l'honneur public, le respect dû aux princes et aux honnêtes gens. Tous étaient d'accord là-dessus. Les Guises le sentirent, et qu'on aurait grand besoin d'eux. Ils s'éloignèrent; l'ancienne cour, certainement, allait s'unir au clergé pour les prier de revenir.

Diane, effrayée la première, sortit de son manoir d'Anet, remontra sa beauté ridée, et, magnanimement, sans rancune pour les Guises ingrats, se mit à travailler pour eux. Elle alla trouver Saint-André, non moins effrayé qu'elle, et il alla trouver Montmorency, le pria de s'entendre avec MM. de Guise.

Trop facile négociation. Le vieil oncle, jaloux de la grandeur de ses neveux, du poids qu'avait pris Coligny, se sentait catholique et commençait à éprouver de grands scrupules religieux. Scrupules augmentés par sa femme, une dévote Savoyarde. Ce pieux personnage avait-il les mains nettes? Dès le temps de François Ier, il avait vendu des procès, blanchi Châteaubriant. Il avait, de Philippe II, reçu grâce et merci, dispensé par lui de payer une rançon de connétable, pas moins de 200,000 écus. Fort aimé des Granvelle, depuis longues années, il était (en tout bien, sans doute) un très-bon conseiller de la couronne d'Espagne.

Les choses en étaient venues au moment où Montmorency devait se déclarer décidément pour le clergé et pour les Guises, ou décidément contre.

En ce dernier cas, il perdait son inestimable joyau, l'amitié de l'Espagne, qui avait fait, autant qu'aucune faveur royale, la racine ignorée de sa permanente fortune.

Qui nous dit ce mystère qu'on n'eût point soupçonné d'un fourbe si masqué de franchise, d'un vieux soldat paré de cheveux blancs? Qui le dit? C'est le duc d'Albe, dans la lettre secrète à son maître que nous avons déjà citée.

Le 6 avril 1561, jour de Pâques, jour que l'histoire marquera d'un rouge sombre, Montmorency, Guise et Saint-André, communièrent dans la basse chapelle de Saint-Saturnin à Fontainebleau, pendant que, près de là, dans une autre chapelle, priaient les protestants qu'on voulait égorger.

Ce qui précipitait les choses, c'est que le chancelier préparait un édit pour enjoindre aux bénéficiers de donner sous deux mois déclaration des biens et revenus des bénéfices.

Mot impie, qui toujours atteint le prêtre au cœur, déchire le voile du temple. Jamais il ne fut prononcé, sous l'ancienne monarchie, qu'un grand vent de tempêtes ne mugît et ne menaçât. Au dernier siècle, Machault et les voltairiens, d'Argenson furent disgraciés pour l'avoir dit. De l'idée seule périt Turgot. L'orage artificiel, le foudre de théâtre, fit peur aux rois, jusqu'à ce que lui et les rois fussent enlevés par le grand et réel orage.

Les 23 avril, l'évêque du Mans écrit pour excuser un tout petit massacre, que son bon peuple (littéral) vient de faire, mais sur des impies. On apprend qu'à Beauvais un mouvement plus grave encore se fait contre l'évêque, le frère de Coligny.

Paris ne peut être en arrière. Aux derniers jours d'avril, les bandes sales de l'Université, moines tondus et régents tonsurés, le noir peuple séminariste, commence à grouiller sur les places, par les profondes boues de la rue du Fouarre, des Mathurins à Saint-Jean-de-Beauvais et jusqu'à Montaigu. De l'Aventin crotté, le peuple souverain des cuistres, dans sa force et sa dignité, s'achemine vers le Pré-aux-Clercs. Il y avait, sur le Pré même, l'hôtel du sire de Longjumeau, qui avait ouvert sa porte aux protestants et protégé leurs assemblées. La bande marche à l'assaut, soutenue de bons pauvres, d'infirmes, d'aveugles clairvoyants. Pas un n'y manque. La maison était riche.

Longjumeau ne s'étonne pas. Il ferme, fait avertir le guet. Le guet, fort et nombreux sur le pont Saint-Michel, n'a garde de venir, ni de faire de la peine à la pauvre commune. C'est le nom charitable dont le Parlement qualifie cette foule dans sa remontrance au bon peuple.

En deux minutes, les carreaux sont cassés à coups de pierre par la jeunesse. Les hommes forts arrivent alors avec leurs bûches, enfoncent la grande porte, rencontrent le portier, le tuent. Ils en auraient tué d'autres s'ils n'eussent rencontré au museau les pointes piquantes des épées. Une panique les prend derrière. Un avocat, nommé Rusé, qui revenait du Parlement, et passait sur la place, vit cette cohue hurlante, et fut saisi d'indignation. Quoique avocat, il avait une épée (tous commençaient à en porter dans ces temps de péril). Quoique seul et fort désigné dans cette foule noire par un manteau rouge, il prit à deux mains cette épée et se mit à frapper les dos. Blessés ou non, sans oser regarder, ni se compter, les voilà qui détalent, et ils couraient encore aux Mathurins.

Que fait le Parlement? Il emprisonne l'avocat héroïque. Il envoie un ajournement au sire de Longjumeau, pour lui reprocher de s'armer, le réprimande, le bannit. À ces juges iniques, souteneurs de l'émeute, du meurtre et du pillage, il fit répondre avec un froid mépris que, sans doute, il vidait Paris, mais qu'à cette heure il était occupé, avec des gentilshommes armés, à protéger les maçons qui réparaient les brèches, et le mort couché là, en son jardin, couvert de paille.

Comment le Parlement eût-il puni l'émeute? Lui-même en faisait une contre le chef de la justice. Le chancelier, ayant adressé aux petits tribunaux l'édit de tolérance (si souvent repoussé du Parlement), le Parlement lui lance un ajournement personnel. Le prévôt de Paris a l'impudence de défendre, de publier l'édit du roi.

Quelle fut la punition de cet acte étonnant? aucune. Ce fut le Parlement qui se plaignit encore, et sa furieuse plainte, qui montrait la sédition aux portes, était faite pour la déchaîner.

Datons d'ici l'ère véritable des guerres civiles. Elles datent, non pas du tumulte d'Amboise ni du soulèvement armé, mais du jour où l'émeute fut sous les fleurs de lis, où les gens du roi se mirent à plaider contre le roi et proscrivirent l'édit de pacification.

Ce fut le premier pas. Et le clergé fut le second, l'appel à l'étranger.

Le 3 mai, jour où on lui présenta l'ordre de déclarer ses biens, le chapitre de Paris dit qu'il fallait attendre et que Dieu aiderait. Ce Dieu, c'était le roi d'Espagne.

On rédigea d'amples instructions, et, en même temps qu'on envoyait aux Guises, le clergé adressa à Philippe II un messager secret, le prêtre Arthur Didier (qui fut saisi à Orléans).

Dans une remontrance adressée aux États, il déclarait: «Que cette description odieuse qu'on demande du bien de l'Église, contre les libertés du royaume, cessât, selon le vœu du droit commun qui l'estime dure et inhumaine aux républiques libres, où chacun également jouit du sien en pleine liberté, pour ne découvrir la vilité des uns et faire envier les facultés des autres.»

La liberté! l'égalité!... Les amis des formules seront ravis ici. Quelle preuve plus manifeste que le clergé de France eut toujours la vraie foi révolutionnaire... La fraternité manque, il est vrai, au symbole.

Cet acte hypocrite et pervers, pour mettre sous l'abri du droit commun le plus monstrueux monopole, est le point de départ et le digne évangile de la démocratie catholique que la Saint-Barthélemy va mieux révéler tout à l'heure, et dont toute la Ligue nous donnera le commentaire.

Maintenant que les lettres secrètes (d'Espagne et d'Allemagne) ont été publiées, cette année 1561, jusque-là incompréhensible, a pris quelque lumière. On voit parfaitement que le clergé et ses agents, les Guises, marchèrent d'un pas ferme à la guerre civile; que leurs actes, flottants et discordants en apparence, concordent admirablement, et (d'une extraordinaire roideur) les mènent directement au but.

La noblesse était divisée: pour la bonne moitié, mécontente; pour un quart, protestante; un quart à peine du côté du clergé. Mais ce quart, protestant, très-vaillant et très-aguerri, était de plus ardemment fanatique, prêt à donner sa vie.

De fanatisme, il n'y en avait parmi les catholiques que dans le petit peuple. Les nobles, amis des Guises, étaient des hommes d'intrigues et d'intérêts, très-froids dans les commencements.

Du premier jour, les Guises virent qu'ils n'avaient de salut que Philippe II. Faire venir l'Espagnol, et obtenir des Allemands luthériens qu'ils n'aidassent pas nos calvinistes, ce fut toute leur politique.

Philippe II de lui-même s'occupait de la France. Même du vivant de François II, il signifia qu'il ne voulait point en France de concile national, et il fut obéi. Nos prélats se rendirent à son concile de Trente. Après la mort de François II, les Guises, renonçant à leurs intrigues d'Angleterre, s'unirent à Philippe II de plus en plus. Son ambassadeur Chantonnay, frère de Granvelle, agit de deux manières. D'une part, il travailla, gagna et corrompit le roi de Navarre, l'amusa de la folle idée de conquérir l'Angleterre et d'épouser Marie Stuart, en répudiant Jeanne d'Albret. D'autre part, il tint en échec le faible gouvernement de Catherine et de L'Hôpital; et c'est lui sans nul doute qui leur fit faire des actes directement contraires à leur pensée.

Sans cette terreur de l'Espagne, il est impossible d'expliquer les deux faits qui suivent:

Le chancelier, naguère outragé par le Parlement, vient dans son sein, déclare que le roi veut avoir l'avis du Parlement sur la religion. Là-dessus longue discussion qui aboutit au but voulu des Guises; l'interdiction des assemblées protestantes. Énorme reculade, et bientôt prétexte aux massacres (juillet 1561).

L'autre fait, de même inexplicable sans la pression de l'étranger, c'est la subite réconciliation de Guise et de Condé (août). Quelques fières paroles de Condé ne couvrirent pas la honte de cet acte, qui le rendit suspect aux siens, le paralysa pour longtemps.

«Dieu aidera,» avait dit le clergé de Paris. Et il y paraissait.

Le parti catholique, ayant derrière lui et pour lui cette ombre menaçante, ce monstre, la puissance espagnole, se trouvait maître du terrain. Le prêtre Arthur Didier, envoyé du clergé à l'Espagne, saisi avec ses lettres et toutes les preuves, est livré par le chancelier au Parlement. Ce corps, si cruellement sévère pour les moindres délits, indulgent tout à coup dans ce cas de haute trahison, prononce la peine dérisoire d'une amende honorable contre le messager, supprime les lettres et n'en fait nul usage, respecte le nom des vrais coupables, et par sa connivence s'associe à la trahison (14 juillet).

Toute la pensée du chancelier et de la reine, battus sur ce terrain, était au moins d'agir sur celui des finances, de faire composer le clergé.

Il fut convoqué à Poissy, où il forma une sorte de concile, tandis que, conformément au plan bizarre adopté aux derniers États, treize députés nobles des treize gouvernements furent appelés à Pontoise, et treize aussi du Tiers État. Le célèbre discours du magistrat d'Autun (l'homme du chancelier) ne proposait pas moins que de prendre tous les biens du clergé, sans, disait-il, qu'il y perdît, puisqu'on lui en payerait la rente. Ces biens vendus auraient donné une énorme plus-value, qui aurait payé la dette publique et libéré l'État.

Plan admirable, mais si peu exécutable alors que je ne puis le considérer que comme une menace pour amener le clergé où on voulait. Elle produisit une transaction. Le domaine engagé montait à seize millions. Le cardinal de Lorraine les offrit. Et, à ce prix, le roi révoqua l'ordre qui obligeait le clergé à déclarer ses biens.

Le cardinal de Châtillon (frère de Coligny, et, je crois, son organe) parla pour cet arrangement, c'est dire assez qu'il était seul possible.

L'histoire s'est méprise entièrement selon moi sur la situation réelle, à ce moment. Elle a cru que le clergé avait accepté malgré lui la demande, souvent faite par les protestants, d'une discussion publique, d'un colloque à Poissy. Les actes publiés montrent très-bien que cette discussion le servait fort, qu'elle était dans son plan, que les Guises l'avaient ménagé et en tirèrent un grand parti.

On sait maintenant qu'ils regardaient vers l'Allemagne, voulaient gagner les luthériens, et les séparer de nos calvinistes. Parents et amis de l'un des princes luthériens, du duc de Wurtemberg, qui avait longtemps servi dans nos armées, ils voulaient le constituer répondant de leur bonne foi par-devant ses compatriotes, par lui garder le Rhin.

Ceux de Genève virent-ils le guet-apens où on les attirait? Je l'ignore. Quand ils l'auraient vu, ayant tant demandé une discussion, ils n'auraient pu la décliner.

Les protestants eux-mêmes, dans leur sincère et violent fanatisme, ne pouvaient deviner l'excès d'indifférence où les grands prélats catholiques étaient de leur propre doctrine. C'étaient deux mondes séparés l'un de l'autre par une mutuelle ignorance, plus profonde que celle où notre planète se trouve des habitants de Sirius.

Ces innocents qui, de Genève et de toute la France, à travers les malédictions et pierres de la populace, venaient confesser leur foi à Poissy, étaient fort loin de deviner qu'on les faisait acteurs dans une farce religieuse, arrangée pour brouiller la grosse intelligence des reîtres et lansquenets du Rhin.

L'Espagne n'y comprenait rien. L'idée d'un tel colloque avait saisi d'horreur Philippe II. Sa femme, Élisabeth, en écrivit à Catherine; et, celle-ci s'excusant sur sa faiblesse et son isolement, Philippe II répliqua que, pour la foi, il donnerait secours à quiconque le demanderait.

Ce quiconque était tout trouvé. C'était le clergé de France qui lui avait écrit déjà, c'étaient les Guises, tellement dépendants dès lors du secours de l'Espagnol, qu'ils lui sacrifiaient tout projet personnel sur l'Angleterre, et désiraient que leur Marie Stuart épousât l'infant Don Carlos, pour renverser Élisabeth. Si l'on en croit de Thou, ils eussent même désiré que Philippe II vînt en personne en France; le jésuite Lainez, envoyé alors à Poissy, eût été en Espagne, comme organe des Guises et du clergé de France, pour le sommer au nom de Dieu. Mais Chantonnay, l'ambassadeur d'Espagne, qui connaissait son maître, savait bien que difficilement il quitterait sa table, ses papiers, son silence, son antre de Madrid.

Les Guises pensèrent que le secours d'Espagne serait peu de chose, et que son apparition aurait un grand effet, un air menaçant de croisade, que les hommes du Rhin, depuis longtemps sans guerre, et n'ayant pas perdu la mémoire de nos vins, pouvaient être tentés d'en venir boire. La grande pépinière de soldats était toujours l'Allemagne, féconde et redoutable, si elle s'ébranlait une fois contre l'Espagne épuisée, tarissante.

Donc il fallait élever sur le Rhin un solide brouillard, qui empêchât l'Allemagne de voir la France, qui présentât nos calvinistes sous un faux jour, les fît méconnaître par les luthériens.

C'est à quoi servit le colloque.

Les cardinaux se distribuent les rôles, Lorraine disputeur insidieux, Tournon violent interrupteur. Au lieu de discuter le Credo par article, on fait tout porter sur un seul, la présence réelle, le seul point essentiel sur lequel Genève différait de l'Allemagne.

Bèze, un grand esprit littéraire, éloquent, chaleureux, sentit si peu le piége, qu'il leur fournit ce qu'ils voulaient, un mot où ils puissent crier: Blasphemavit. Le cardinal de Tournon se voile la tête, et ne peut plus en entendre davantage. Pour que le coup s'enfonce, on lève la séance. Cependant, là derrière, étaient les docteurs luthériens que le cardinal de Lorraine tenait chez lui, repaissait, abreuvait de vins français et de mensonges.

Pour terminer la comédie, arrivaient, de Rome et d'Espagne, des ambassades solennelles pour faire rougir la reine mère d'avoir permis une telle scène. L'Espagnol Maurique d'une part, le jésuite Lainez de l'autre, conspuent, renversent tout, gourmandent Catherine, chassent les ministres; Lainez, pour toute discussion, les appelle des porcs et des singes.

Dans un esprit plus doux, un nonce romain, cardinal de Ferrare, issu des Borgia et oncle des Guises, venait surtout pour gagner le roi de Navarre. Il réussit en lui donnant pour secrétaire et confident un ami du jésuite Lainez.

Toute l'Europe croyait, et même jusqu'ici l'on a cru, que Philippe II était déjà dans cette ligue. Un acte du 25 octobre prouve qu'il n'était pas engagé. Sa pénurie le rendait lent. Il croyait, bien à tort, ainsi que la gouvernante des Pays-Bas, que le roi de Navarre était maître de la situation, et il envoyait un agent obscur, Courteville, «pour découvrir quels amis S. M. pourrait avoir de son côté, et s'il n'y a personne en France sur qui on pût faire fondement et qui le premier voulût montrer les dents à Vendôme (au roi de Navarre).» (Gr., VI, 433.)

Courteville découvrit les Guises, qui surent montrer les dents par le massacre de Vassy.

La gouvernante des Pays-Bas et Granvelle avaient reçu en septembre ce budget confidentiel de Philippe II où il prouve qu'il n'a pas un sou, et ils reçurent en novembre la nouvelle de cette mission dans laquelle on voyait très-bien qu'il allait prendre en main l'affaire épouvantable de France et d'Angleterre. Leur sang en fut glacé. Marguerite rappelle à son frère les échecs de leur père Charles-Quint et du connétable de Bourbon, «si peu aidé des catholiques,» qui s'offrent maintenant. Si l'on trouble la France, il faut le faire par les Guises, à l'aide du Parlement, avec plainte de la tyrannie, et pour les libertés de la nation. Surtout, ne pas parler de religion; ce mot pourrait armer les protestants.» (Gr., VI, 444, 451, 13 déc. 1561.)

Ce qui frappe le plus dans cette curieuse lettre, c'est le mot d'ordre donné dès lors dans tout le parti catholique: Liberté, résistance à l'oppression protestante. L'ambassadeur Vargas à Rome ne cesse de crier pour la liberté du concile de Trente, contre les conciles où jadis la liberté était étouffée par les Ariens. On a vu que plus haut le clergé, menacé d'avoir à déclarer ses biens, atteste aussi la liberté.

En avril, le bon peuple du Mans, de Beauvais, de Paris, avait fait ses premiers essais dans les libertés du massacre. En juillet, même scène à Cahors. Le 12 octobre, à Paris de nouveau, les protestants assemblés hors de la ville, à Popincourt, apprennent qu'on leur ferme les portes; ils les enfonçent et rentrent; des deux côtés, des morts et des blessés. Huit jours après, batterie plus sanglante à Montpellier; les protestants prennent d'assaut une église; nombre d'hommes sont tués. Aux protestants se mêle une foule inconnue dont ils ne sont plus maîtres, gens ruinés et désespérés, soldats licenciés, etc.

Courteville traversa cet océan de révoltes, et arriva à Saint-Germain, où la petite cour, toujours plus solitaire, était comme cachée. Elle venait d'essayer la force, et elle avait été humiliée. Un Minime, qui prêchait le meurtre, fut enlevé par ordre du roi, mené à Saint-Germain. Mais il fallut bien vite le renvoyer aux Parisiens, qui lui firent un triomphe; nombre de marchands à cheval vinrent au devant de lui, et le ramenèrent à sa chaire.

Cependant, depuis le colloque, les protestants avaient une grande attitude. Ils formaient à Bordeaux le cinquième de la population. Ils comptaient parmi eux toutes les familles d'échevins et consuls des villes du Midi. À Paris même, ils étaient redoutables. Chacune de leurs deux assemblées avait cinq ou six mille fidèles, nombre de gentilhommes. Sous la protection de ces hommes d'épée, ils prenaient confiance. On avait vu des familles même de gens de loi, de cour, faire leurs mariages et baptêmes, «à la mode de Genève.» Donc ils s'organisaient. Chose plus alarmante pour le clergé, ils réglèrent en public, imprimèrent et firent afficher les secours qu'ils donnaient aux pauvres, avec les noms, prénoms et qualités des diacres chargés de la distribution.

C'était un point sur lequel le clergé n'eût toléré aucune concurrence. Les pauvres lui tenaient trop au cœur. De tous ses priviléges, celui dont il était le plus jaloux, c'était d'être l'unique et souverain distributeur d'aumônes, de tenir seul sous lui les masses faméliques, les redoutables bandes des pauvres qui l'informaient de tout, l'appuyaient, constituaient son armée populaire. Que fût-il arrivé si l'Église rivale, incomparablement généreuse (voir la Hollande) par ferveur et par concurrence, eût pu lui disputer sa plus sûre royauté, la royauté du ventre!

On pouvait aisément prédire que le mouvement d'avril allait recommencer, non plus au Pré-aux-Clercs, mais dans les grands faubourgs de la misère, Marceau et Popincourt. C'était là justement que les protestants, encore exclus de la ville, étaient autorisés à s'assembler.

Au faubourg Saint-Marceau, l'assemblée protestante se tenait dans un lieu qu'on nommait et qu'on nomme encore le Patriarche, à peine séparé par une petite rue de l'église de Saint-Médard. Le curé était un moine de Sainte-Geneviève, puissamment soutenu d'en haut par cette riche abbaye de la Montagne. Et, il l'était d'en bas, par l'abbaye de Saint-Victor (emplacement de la rue Cuvier). Abbayes, seigneuries aux revenus immenses, puissants fiefs ecclésiastiques, dont les moines seigneurs, magnifiques de costume et d'habits (spécialement les Génovéfains), étaient les vrais rois du quartier. Le pain, la soupe, distribués à la porte de ces couvents, entretenaient les foules qui ne pouvaient et ne voulaient rien faire, mais qui, au besoin, pouvaient faire un coup de violence, comme le saccagement de l'hôtel Longjumeau.

D'autre part, l'assemblée protestante était fort nombreuse, étant unique, et se tenant un jour à Popincourt, un jour au Patriarche. Elle comptait habituellement au moins six mille personnes, et parfois beaucoup plus. Ayant tant d'ennemis, ils n'y allaient qu'en nombre, avec femmes et enfants, mais la plupart armés, pour garder leurs familles. Cela faisait une longue défilade à travers Paris, et comme une revue. Il y avait beaucoup de gentilhommes; la masse était mêlée; mais tous tâchaient de se bien mettre et voulaient se faire respecter. On voit par un journal du temps (Condé, 20 déc. 1561) qu'en une grande occasion où ils croyaient que la reine mère viendrait les voir passer, beaucoup louèrent chez les fripiers des habits honorables, et commencèrent à porter des cornettes et colliers empesés, qui jusque-là n'étaient portés que par les gentilshommes. On remarquait dans cette foule deux avocats, l'intrépide Rusé qui, en avril, avait mis seul en fuite les assaillants de l'hôtel Lonjumeau, et l'illustre Charles Dumoulin, premier consul de ce temps et de tous peut-être.

Ces assemblées, du reste, étonnaient par l'ordre admirable, la gravité, une tenue que la France ne connaissait guère. Le péril évident augmentait la ferveur, chez les hommes sombre et redoutable, chez les femmes touchante, émue surtout, et non sans larmes chez des mères qui amenaient, exposaient leurs enfants. Rien d'excentrique du reste, ni bizarrement fanatique (comme on vit plus tard aux Cévennes). Tout se passait en grande publicité, de jour, par devant le soleil, les curieux et le magistrat. Car l'autorité assistait, aux termes des derniers édits.

Nul prétexte à l'attaque. On s'en passa. Le 24 décembre, le curé de Saint-Médard, hors de l'heure des offices, se mit à faire sonner toutes ses cloches, de façon qu'on ne pût entendre le prêche qui se faisait tout près. Mais des hommes notables se détachèrent de l'assemblée, allèrent dire au curé qu'une si nombreuse réunion, légale, autorisée et présidée du magistrat, ne pouvait ainsi recevoir sa loi. Il cessa de sonner, ne voulant rien encore que dire: «Les huguenots nous font taire... Ils tiennent la ville en subjection.»

Le 27 décembre était une fête. On monte pour ce jour un grand coup. Les pauvres des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, et jusqu'à Notre-Dame-des-Champs, sont avertis de venir au tocsin. Le curé s'assure de l'armée des deux grandes abbayes, frères convers, chantres, domestiques, bedeaux, sergents ou porte-croix. Seulement les deux abbés voulurent auparavant consulter les gros bonnets du Parlement, le premier président, le président Saint-André et le procureur général Bourdin. Ils promirent de fermer les yeux.

On avertit sous main les protestants qu'il y aurait un terrible mouvement du peuple, qu'ils couraient un grand risque. Ces avertisseurs charitables pensaient qu'ils n'oseraient venir; leurs assemblées, dès lors, suspendues par la peur, cessaient d'elles-mêmes; leur culte se trouvait supprimé sans combat. Ils ne reculèrent pas; ils vinrent au complet, hommes et femmes; ils étaient douze mille. Les prières faites, et le psaume chanté, le ministre Mallot prit ce texte: «Venez, vous qu'on opprime.» L'autorité qui présidait était Rouge-Oreille, prévôt de la maréchaussée.

On n'avait commencé qu'à trois heures; les vêpres étaient dites, et l'église silencieuse. Rien d'apparent; on l'aurait crue déserte. Mais à peine le sermon commence, les cloches se réveillent et se mettent en branle; elles sonnent à toute volée, en furieuses, on n'entend plus qu'elles. Alors une batterie imprévue se démasque. À toute ouverture du clocher, du plus haut au plus bas, des têtes apparaissent; flèches et pierres pleuvent comme grêle. Le tocsin sonne, appelle le faubourg et l'armée des deux abbayes.

Des députés, l'un parvient à entrer, et il est tué. L'autre revient à toutes jambes. Le magistrat espère être plus respecté. Il avance seul vers l'église. La pluie de pierres ne continue pas moins. Il est forcé de revenir.

Les protestants, malgré leur nombre, auraient eu fort à faire s'ils n'avaient eu quelque cavalerie. Ceux qui, venus de loin, étaient à cheval, faisaient le guet autour de l'assemblée. Ils virent bientôt de noires fourmilières des faubourgs Saint-Marceau et Saint-Jacques, venir à eux, gens de toutes sortes, à qui on faisait croire que l'église était au pillage. Ils mirent leurs chevaux au galop, et, sans qu'ils en vinssent à charger, toute la foule avait disparu.

Cependant les douze mille qui étaient devant Saint-Médard avaient leur homme dans l'église qu'on ne leur rendait pas et dont ils ignoraient le sort. Ils entreprirent de le reprendre, et enfoncèrent les portes. Cela ne se fit pas assez vite pour qu'ils ne reçussent d'en haut une effroyable grêle dont plusieurs furent blessés. Ils entrent pourtant, et ils trouvent leur homme à terre; ce n'est plus qu'un cadavre. L'église pleine de gens armés. Les reliques avaient été retirées et cachées la veille; les images restaient, les statues, les crucifix; les protestants les mettent en pièces. Je ne crois nullement, comme ils le disent, que les catholiques eux-mêmes les aient brisés pour s'en armer; dans une chose si bien préparée, ils s'étaient pourvus d'autres armes.

Le nombre des blessés protestants est inconnu; mais il y en eut trente ou quarante parmi les catholiques. Le curé et ses gens se réfugièrent dans le clocher, laissant leurs paroissiens devenir ce qu'ils pourraient. «Pauvres idiots populaires, dit le récit protestant, qu'on tâcha de sauver, bien qu'il n'y eût pas une vieille qui n'eût fait son devoir, au défaut d'autres armes, d'amasser et jeter des pierres.»

Pour prendre le clocher et faire taire le tocsin, on fit mine de vouloir mettre le feu au pied. Ils descendirent alors, et le prévôt les fit lier. Le difficile était d'emmener ces prisonniers, et aussi de pourvoir à la sûreté des protestants qui se retiraient à travers un quartier hostile.

Le guet et les cavaliers protestants en vinrent à bout. Ceux-ci, à la première tentative de sortie violente qu'on fit de certaines maisons pour déranger la file, rembarrèrent si durement les assaillants qu'ils n'y revinrent pas; la route fut paisible jusqu'au Châtelet, où le prévôt mit les prisonniers.

Première et notable victoire de la liberté religieuse (15 déc. 1561).

Le lendemain dimanche, elle fut constatée. Au matin, l'assemblée se fit, moins populaire, mais toute armée, et en mesure de résistance. Nul désordre pourtant, pas un geste, pas un mot d'outrage, le calme de la force.

Le soir, quand pas une âme n'était au Patriarche, on vint bravement en faire le siége; on cassa, brûla tout, la chaire fut mise en pièces. Tout eût été détruit, sans douze cavaliers protestants, accourus au galop, qui fondirent et dispersèrent tout, sauf cinq ou six vauriens qu'ils saisirent sans les maltraiter, et livrèrent aux gens de justice.

La rage fut profonde, on peut le croire. On fit cent récits sur les blasphèmes et sacriléges, sur les injures des huguenots au Dieu de pâte. On assura que, le lendemain, des hommes (était-ce des huguenots? ou des gens apostés?) revinrent à Saint-Médard et brisèrent tout ce qui restait. Mais on n'eût pas produit assez d'effet, si l'on n'eût forgé un martyr; on supposa «qu'un pauvre boulanger, chargé de douze enfants, avait pris dans ses bras le saint ciboire où était le précieux corps de Notre-Seigneur, et qu'en voulant le protéger il avait reçu le coup mortel.» Ces histoires vraies ou fausses exaspérèrent tellement les esprits faibles, qu'au pont Notre-Dame une femme, voyant passer le lieutenant civil, avec ses gens, tomba sur lui des ongles; elle fut prise, menée au Châtelet. Là-dessus, nouveaux cris, lamentations, larmes, sanglots sur l'esclavage de Paris, pire cent fois que la captivité de Babylone.

Le premier président avait fait le malade, pour ne pas faire agir la police du Parlement, pensant donner aux catholiques le temps de faire leur coup. Eux battus, on s'éveille; le président n'est plus malade; le Parlement condamne à mort deux archers, suspects d'avoir favorisé les protestants. Exécutés à l'instant même; les enfants, le prétendu peuple, arrachent et traînent leurs cadavres.

Tout cela vu, approuvé, goûté du connétable qui vient siéger au Parlement, jure de donner sa vie pour la religion catholique. On se prépare à faire à Saint-Médard une grande fête d'expiation, de ces fêtes sinistres qui toujours s'arrosaient de sang.

Cependant L'Hôpital avait imaginé d'opposer tous les parlements au parlement de Paris. Il avait réuni à Saint-Germain leurs députés, choisis par lui dans les plus modérés, et avait, avec leur concours, fait un nouvel édit (17 janvier 1562) qui, d'une part, rendait aux catholiques les églises envahies par les protestants, d'autre part assurait à ceux-ci le droit, déjà reconnu, de s'assembler hors des villes.

Édit durement repoussé par le parlement de Paris. Mais ceux de Rouen, de Bordeaux, de Grenoble, de Toulouse, de Rennes, d'Aix même (mais après un combat), enregistrent successivement.

Dijon seul et Paris résistent.

Condé, cependant, avec l'aide du gouverneur de l'Île-de-France, Montmorency l'aîné (opposé à son père), avec l'aide des Châtillon, quelques centaines de vieux soldats, de gentilshommes et d'écoliers, tenait le haut du pavé dans Paris. Les écoliers surtout, dans un esprit nouveau, tout contraire aux vieilles écoles, menaçaient fort le parlement.

L'ambassadeur d'Espagne, au nom des libertés publiques, demanda que Coligny quittât Paris, qu'on respectât la désobéissance d'un parlement que les parlements mêmes avaient abandonné. Ce corps, si bien soutenu de l'étranger, allait céder. Il céda le 6 mars.

Mais auparavant un grand acte, sanglant et décisif, avait lancé la guerre civile.

Guise, que nous avons longtemps perdu de vue, dès octobre, avait cru à la victoire des protestants, si l'on ne recourait aux plus extrêmes moyens.

Le premier, fort bizarre, fut une tentative d'enlever le jeune frère de Charles IX, le petit Henri, depuis Henri III. Son gouverneur était gagné, et il avait gagné l'enfant, qui toutefois le soir dit tout naïvement à sa mère.

La ruse ayant manqué, il fallait un autre moyen, de force et de violence, un coup sanglant. Seulement, si on le frappait par devant, n'aurait-on pas par derrière un coup vengeur de l'Allemagne? C'est ce qu'on voulut éviter.

CHAPITRE XIV
INTRIGUE DES GUISES EN ALLEMAGNE
1562

Sur un superbe livre d'Heures, manuscrit du XIVe siècle, qui fut le livre usuel de Pie VII à Fontainebleau, parmi des miniatures délicieuses de fleurs et de jeux d'enfants, imagerie sensuelle, mais adorablement naïve, je trouvai sur un feuillet une chose qui me fit reculer, comme eût fait une tache de sang. C'était ce mot ajouté, d'une grande, belle et forte écriture du XVIe siècle: Parvenir ou mourir. Puis le funèbre millésime de la Saint-Barthélemy: 1572.

Quel main écrivit cette note sur ce livre royal, qui n'a appartenu qu'à des rois, des princes ou des papes? Je n'en sais rien. Mais je sais bien que dans la sinistre effigie de François de Guise, dont j'ai parlé, j'ai cru lire les mêmes mots, en terribles caractères, datés de 1562 ou du massacre de Vassy.

Parvenir, par le meurtre. Au meurtre parvenir par l'abaissement du caractère, par la bassesse du mensonge et les hontes de l'hypocrisie.

Fut-il mené là par son frère, son mauvais ange et son démon, le lâche cardinal de Lorraine? ou s'y précipita-t-il par la furieuse violence de sa nature, par le besoin absolu et désespéré qu'il avait de réussir? L'une et l'autre explication sont vraisemblables également. La fortune lui avait joué un tour qu'elle fait à peu d'hommes; elle l'avait lancé d'abord d'une manière inouïe, puis arrêté court, heurté sur un obstacle invincible. Il s'y acharna, s'y brisa, y jeta son âme, son salut de chrétien, que dis-je? son honneur de gentilhomme et tout le soin de sa mémoire.

Le hasard nous a conservé l'acte irrécusable sur lequel sa mémoire est jugée.

Acte écrit au moment même, et d'un homme tenu pour hautement estimable et véridique par tous les partis du temps, d'un prince protestant, dont les catholiques mêmes font un éloge illimité, Christophe, duc de Wurtemberg. Fils du malheur et de l'exil, longtemps otage en Espagne, longtemps au service de France, Christophe le Pacifique ne succéda à son père, le violent Ulrich, que pour en différer en tout. Non-seulement il eut grande part aux transactions qui consacrèrent les libertés religieuses dans l'empire, mais il travailla à donner au Wurtemberg un bien non moins précieux, l'accord et l'unité des lois. L'égalité des poids et mesures, l'aménagement des forêts, la protection du commerce, signalèrent sa prévoyance paternelle. Il avait l'autorité la plus haute, et son désintéressement connu augmentait encore son autorité. Quoiqu'il eût un fils, il décida son oncle à se marier, et lui donna ce qu'il avait dans la Comté et dans l'Alsace.

Sa mère était Bavaroise, sa femme du Brandebourg; ses filles épousèrent les landgraves de Hesse-Cassel et Hesse-Darmstadt. Il était fort apparenté au Nord, au Midi, sur le Rhin. Par ses alliances il était l'un des premiers princes de l'Allemagne, par son caractère le premier.

L'opinion qu'en avait la France est assez constatée par un acte. Après la mort du roi de Navarre et du duc de Guise, Catherine de Médicis offrit la lieutenance du royaume à Christophe, qui refusa (25 mars 1563).

L'offre était-elle sérieuse? Ce qui est sûr, c'est qu'elle voulait faire cet hommage à l'Allemagne dans son plus honorable prince, se concilier la grande nation militaire d'où venaient nos meilleurs soldats.

Et c'est pour la même cause qu'en février 1561, lorsque tout semblait devoir les retenir en France, en plein hiver, les Guises firent le voyage, très-long alors et pénible du Rhin. Ils le firent en corps de famille, quatre frères, le duc, le cardinal de Lorraine, le cardinal de Guise et le duc d'Aumale.

Quel était leur but? Touchant, noble, chrétien: de travailler à leur salut.

Le rendez-vous était à Saverne. Les Guises s'y arrêtèrent et prièrent Christophe de venir, ayant le plus grand désir de s'entretenir amicalement avec lui et avec ses théologiens.

Dès le lendemain de l'arrivée, au matin, le cardinal prêcha, devant les Allemands, un sermon du luthéranisme le plus pur, puis conféra avec les théologiens. Après midi, bonnement, Guise alla voir Christophe et causa de choses diverses; puis lui dit, par occasion, que, n'étant qu'un homme de guerre, il ne s'était guère enquis jusqu'ici de religion, qu'il était fort ignorant, mais qu'il aimerait à s'instruire et à assurer sa conscience. «J'ai été élevé dans la foi de mes pères. Est-elle vraie?... Si elle était fausse, j'en serais fâché...»

L'Allemand était un esprit trop sérieux pour ne pas voir où tendait cette grande affectation de simplicité.

Dans sa réponse, il cacha peu ses motifs de défiance: «Comment se fait-il qu'à Poissy on ait fait porter la discussion sur un seul point, la sainte Cène?» Cependant il ajouta que, si Guise voulait s'instruire, les livres qu'il lui avait envoyés l'éclaireraient; qu'au surplus, s'il avait quelque question à faire, il y répondrait volontiers.

C'est ce mot que Guise attendait: «Les ministres à Poissy nous appelaient idolâtres. Mais qu'est-ce qu'idolâtrie?

«C'est adorer d'autres dieux que le vrai Dieu, de chercher d'autre salut que son Fils.

«Alors je ne suis pas idolâtre, dit Guise. Je n'ai de Dieu que Dieu, et je sais que je ne puis être sauvé que par son Fils, non par mes propres mérites.»

Ici, le sage Allemand, trop sensiblement flatté, perdit la sagesse, et crédulement: «J'entends cela avec joie... Puissiez-vous persévérer!»

Sur la messe, le rusé disciple ne manqua pas également d'être d'accord avec le maître. Christophe, entraîné par la douceur de dogmatiser, fit cependant un effort pour se tenir sur la pente d'une séduction qu'il sentait, tout en y cédant. Il reprit, avec un peu de cette rudesse apparente qui couvre souvent la douceur intérieure de l'Allemand: «On dit pourtant que c'est vous et votre frère le cardinal qui, sous le dernier roi et après, avez fait périr nombre de personnes qui sont mortes pour leur foi?»

Alors, avec de grands soupirs: «On nous accuse de cela et de bien d'autres choses, dit Guise, mais on nous fait tort. Avant le départ, nous vous expliquerons tout cela.»

Le bon Allemand continua ses explications de dogme et entendit avec bonheur Guise, vaincu par son éloquence, s'écrier: «S'il en est ainsi, c'en est fait, je suis luthérien.»

Le cardinal de Lorraine, dont l'élément propre et naturel était le mensonge, vint à bout bien plus aisément de se démêler des ministres. Il leur disait hardiment que, dans ses Trois Évêchés, il ne souffrait plus de messe, à moins qu'il n'y eût des communiants; qu'il allait bientôt abolir le canon de la messe; qu'il fallait, non adorer, mais vénérer Jésus dans l'Eucharistie; qu'après tout il suffisait de lui faire la révérence, etc., etc. Les Allemands étaient stupéfaits.

Mais ce qui était bien doux et consolant pour Christophe, c'était de voir les progrès du néophyte François. Il luttait bien encore un peu, avait quelque scrupule; ses agitations parfois l'empêchaient de dormir la nuit. Mais sa conversion était sûre, et n'en était que plus touchante.

La chose fut menée vivement, comme le siége de Calais. Du 15 au 18 février, tout était fini. Les deux partis étaient d'accord. L'éloquence, l'aplomb, l'audace du cardinal de Lorraine, avaient tout simplifié. Le théologien Brentz crut l'embarrasser en lui disant que l'Écriture ne parle pas des cardinaux: «Eh! qu'importe cela? dit-il. Si je n'ai une robe rouge, j'en porterai une noire, et bien volontiers.»

Mais le point où il insista le plus avant de partir, ce fut le reproche d'avoir fait mourir des protestants. Il fut indigné qu'on en eût l'idée; il nia, repoussa la chose avec des serments épouvantables: «Au nom de Dieu, mon Créateur, et sur le salut de mon âme, je n'ai pas fait mourir un seul homme pour cause de religion. Loin de là, quand il s'agissait au Conseil de tels accusés, je m'excusais, je m'en allais, je les laissais au bras séculier.»

Guise fit le même serment. Les Allemands en auraient pleuré de joie: «Je suis ravi, dit Christophe, de vous entendre ainsi parler. Si vous voulez, j'en ferai part à tous mes amis d'Allemagne... Mais, je vous en prie encore, ne persécutez pas ces pauvres chrétiens.»

Les Guises lui donnèrent la main, ils lui jurèrent, foi de princes et sur leur salut, de ne faire le moindre mal aux réformés publiquement ni secrètement. De plus, ils lui proposèrent de ménager une conférence des deux partis en Allemagne, qui, mieux que le concile de Trente, pourrait assurer la paix. L'Empereur s'y serait prêté pour balancer l'influence de ce concile tout espagnol.

En gagnant du temps ainsi, on était sûr que Christophe, par lui et ses gendres, les landgraves, empêcherait quelque temps tout mouvement militaire et s'opposerait à l'embauchage que nos protestants menacés essayeraient de faire sur le Rhin.

Cette très-longue comédie, ce mensonge pendant trois grands jours, ces faux serments prodigués, avaient aigri, fatigué Guise. Il revint fort sombre à Joinville, séjour de sa vieille mère et de sa famille. Et il n'y trouva que de mauvaises nouvelles: Condé maître de Paris, le parlement de Paris ébranlé et presque forcé à subir l'édit de tolérance que tous les autres parlements enregistraient. Peut-être même il trouva l'ordre précis de l'Espagne pour tirer l'épée.

L'excessive pénurie de Philippe II aurait dû le retenir. Mais l'état des Pays-Bas le poussait à la guerre. En attendant qu'il y pût mettre l'inquisition espagnole, il avait entrepris d'y faire dix-sept évêques, gens à lui, qui balanceraient l'influence des grands. Ceux-ci s'appuyaient sur un élément populaire, sur le flot montant du protestantisme. Ils avaient envoyé en France consulter sur la légalité du projet le premier jurisconsulte de l'Europe, Charles Dumoulin, que nous avons vu dans cette grande revue des protestants à Popincourt. En tout sens, la résistance des Pays-Bas s'appuyait sur la France. C'était en France d'abord que Philippe II voulait combattre ses sujets.

Voilà comme politiquement on explique sa conduite. Et lui-même sans doute se croyait un grand politique. En réalité, il était poussé par derrière, instrument fatal du parti qui partout se sentait périr, qui déjà avait donné sa démission de la polémique et ne comptait que sur la force. Un de ses plus dignes soutiens interdit la discussion, «qui, dit-il, nous réussit mal.»

Restaient les souterrains d'Ignace, l'administration habile de l'aumône, des confréries et des écoles, la captation du peuple.

Restaient la violence, la police de l'Inquisition, enfin restait l'épée des Guises.

CHAPITRE XV
MASSACRE DE VASSY
1562

Nous avons indiqué, mais non expliqué l'outrage personnel que Guise croyait avoir reçu des gens de Vassy.

Entre les Guises et Vassy, la guerre datait de fort loin. Cette petite ville champenoise était tout près de Joinville, érigée pour leur père en principauté, quand il épousa Antoinette de Bourbon. Vassy, qui était un siége royal, perdit à cette occasion une trentaine de villages qui étaient de son ressort et qui formèrent celui de Joinville. Enfin les Guises tout-puissants obtinrent la ville elle-même en usufruit, comme douaire de leur nièce Marie Stuart, quand elle épousa le Dauphin. D'autre part, Vassy, étant du diocèse de Châlons, relevait ecclésiastiquement de l'archevêché de Reims et du cardinal de Lorraine.

Sous cette double sujétion, temporelle et spirituelle, les habitants n'en restèrent pas moins fort indépendants, étant la plupart des marchands ou des hommes de petits métiers, participant à l'esprit industriel et démocratique de leur voisine, la grande ville de Troyes. Le 12 octobre, après le colloque de Poissy, les ministres de Troyes entreprirent de créer une église à Vassy et y envoyèrent l'un d'eux. Les principaux de Vassy l'avertirent qu'il était sur terre des Guises, qu'il y avait grand péril. Le ministre n'en agit pas moins, commençant sa petite église dans la maison d'un drapier; il s'y trouva cent vingt personnes, et le lendemain six cents (dans une ville de trois mille âmes). Il fallut prêcher en plein air, dans la cour de l'Hôtel-Dieu. Guise, averti par les moines de Vassy, envoya en novembre quelques soldats pour aider le prévôt de la ville à étouffer la petite église, et ne réussit à rien. D'autre part, le cardinal-archevêque de Reims envoya (17 décembre) l'évêque de Châlons, avec un moine ergoteur, fort célèbre, armé jusqu'aux dents des armes de la scolastique. L'évêque appela les notables, et leur dit d'inviter le peuple à venir le lendemain entendre son moine. À quoi ils répondirent doucement, mais fermement, «que pour rien au monde ils ne voudraient entendre un faux prophète.» Ils le décidèrent à venir plutôt écouter leur ministre.

Tout le peuple catholique y vint le lendemain avec l'évêque, le prévôt, le procureur du roi, le prieur du couvent. Là, le ministre étant en chaire, l'évêque voulut parler le premier. Le ministre, rappelant son droit qu'il tenait de l'édit royal, dit qu'on pouvait écouter le prélat comme homme, non comme évêque, et qu'il ne l'était pas: «Pourquoi?»—«Vous ne prêchez pas; vous ne nourrissez pas votre troupeau de la parole de Dieu. Votre élection n'a pas été confirmée par le peuple.» Le prélat répondant par des risées, le ministre ajouta: «J'ai souvent exposé ma vie pour le nom du Seigneur Jésus, et je me sens encore prêt de la quitter à toute heure. Je scellerai de mon sang la doctrine que je donne à ce pauvre peuple dont vous n'êtes point pasteur.» L'évêque voulait dresser procès-verbal; mais le prévôt était déjà parti, dans la crainte qu'il avait du peuple. L'évêque aussi partit, au milieu des cris populaires: «Au loup! au renard!»—et d'autres: «À l'âne! à l'école! hors d'ici!»

Cette scène, révolutionnaire plus qu'évangélique, aigrit les choses. L'évêque alla à Joinville, mortifié de sa déconvenue, et il y fut accueilli par les brocards du duc d'Aumale. La vieille mère des Guises, Antoinette, fut exaspérée; Guise dit qu'il saccagerait tout. On fit un procès-verbal qu'on envoya à la cour sans en tirer autre réponse sinon que toute voie de fait était défendue par le roi. Le 25 décembre, malgré les avis qui venaient à Vassy, trois mille âmes de la ville et des environs y confessèrent leur foi; neuf cents prirent la Cène.

Tout enragés qu'ils fassent, les Guises prirent patience, jusqu'à ce qu'ils fussent rassurés du côté du Rhin. Mais, au retour, ils se lâchèrent; ils n'attendirent pas même qu'ils arrivassent chez eux. Dès Saint-Nicolas (en Lorraine), ils firent étrangler en passant, à un poteau de la halle, un épinglier qui avait fait baptiser son enfant à la mode de Genève. Soixante fermiers des terres du cardinal fuirent, comme devant un ouragan. Guise, arrivé à Joinville, instruit des affaires de Vassy, «commença à marmonner et à se mordre la barbe.» Il envoya ses archers, avec soixante hommes d'armes, l'attendre à Vassy.

Cet homme si calculé eût pourtant ajourné le coup si la situation générale ne l'eût elle-même poussé à donner cours à sa vengeance. Il fallait relever Paris qui, depuis près de cinq mois, n'entendait plus parler des Guises, les accusait, les croyait morts. Il voulait se montrer en vie, fort et terrible, s'éveiller par un furieux coup de tonnerre qui troublât ses ennemis.

Toutefois, dans l'audace même, il gardait un esprit de ruse. Il emmenait un équipage à la fois de guerre et de paix: d'une part, ses domestiques armés et deux cents arquebusiers pour joindre à ceux qui déjà étaient à Vassy; d'autre part, un prêtre, son frère, le cardinal de Guise, sa femme enceinte, et son fils Henri, un enfant. De cette façon, il pouvait dire: «La chose a été fortuite; autrement, y aurais-je mené ma femme?» En réalité, il ne la mena point; elle n'eut point le spectacle de l'exécution, ayant attendu son mari dans la campagne, hors des murs de la ville.

Peut-être aussi supposa-t-il que, devant cette force, les gens de Vassy craindraient de s'assembler, et que le prévôt prendrait et lui livrerait quelques hommes à étrangler, comme on avait fait à Saint-Nicolas. Mais la petite communauté, le 1er mars, jour de dimanche, se serait fait scrupule de ne point aller au prêche. Guise prit cette heure pour arriver. Sur la route, entendant la cloche, il feignit de ne savoir ce que c'était, et le demanda. On lui dit que les huguenots sonnaient pour leur assemblée: «Marchons, dit-il, allons les voir.» Ses gens se réjouirent fort, disant: «Ils vont être bien huguenotés.» Les laquais ne se tenaient d'aise, comptant bien sur le pillage; la petite ville marchande n'était pas à dédaigner.

Il y avait un nouveau ministre, récemment envoyé de Genève. L'assemblée était de douze cents personnes; à juger par les noms qui restent, la plupart étaient gens de commerce; il y avait cinq ou six drapiers, un boucher, un crieur de vin, un huissier, un maître d'école; le plus notable était le procureur syndic des habitants de Vassy.

À l'entrée, la troupe vit un jeune cordonnier, qui sortait de chez lui, proprement vêtu de noir. On l'entoure: «Es-tu ministre? où as-tu étudié?—Nulle part; je ne suis pas ministre.» Alors on le laissa aller. Le duc descendit chez les moines, y dîna, se promena sous la halle, avec leur prieur et le prévôt. On le regardait de loin; il semblait fort agité. Enfin, il fit dire aux catholiques qui étaient à la messe du couvent de ne pas sortir de l'église. Il ordonna aux siens de marcher vers une grange où le prêche se faisait. Et lui-même les suivit.

À vingt-cinq pas, on tira aux fenêtres de la grange deux coups d'arquebuse. Ceux qui étaient près de la porte la voulurent fermer, ne purent. Tous entrèrent, l'épée tirée, en criant: «Tue! tue!... À mort!»

Trois hommes furent tués tout d'abord, avant l'arrivée de Guise.

Les catholiques soutiennent que les protestants jetèrent des pierres. Guise présent, la tuerie continua à coups d'épée, de coutelas, de poignard. On tira, à coups d'arquebuse, ceux qui étaient de côté sur les échafauds. Quelques-uns percèrent le toit, échappèrent et sautèrent même dans les fossés de la ville. Plusieurs restèrent sur le toit; le duc criait: «À bas, canailles!» Un seul de ses domestiques se vantait d'avoir à lui seul abattu six de ces pigeons.

La duchesse, qui attendait hors des portes, entendit pourtant ces horribles cris; elle fit dire à son mari: «Sauvez du moins les femmes grosses.» Et dès ce moment, en effet, les femmes ne furent plus tuées.

Le ministre Morel, qui d'abord était resté dans sa chaire, échappait dans le tumulte, et il était près de la porte, quand il heurta un cadavre, tomba, fut pris, reconnu, fort blessé et mené à Guise. Le duc lui demandant comment il avait séduit ce peuple, il eut la force encore de dire: «Monsieur, je ne suis pas séditieux, mais j'ai prêché l'Évangile.» Guise lui tourna le dos et le laissa aux laquais, qui s'en firent un horrible jeu. Les dévotes de la ville vinrent par-dessus pour le tuer, disant: «Il est cause de tout.» Ce ne fut pas sans peine qu'on l'arracha de leurs ongles, pour pouvoir lui faire son procès.

Le jeune cardinal de Guise était resté appuyé contre le mur du cimetière, et regardait le massacre. Le duc lui donna le livre qu'on avait trouvé dans la chaire. Le cardinal regarda et dit: «C'est la Sainte Écriture.» Cinquante à soixante cadavres furent ramassés, enterrés. Les blessés étaient innombrables.

L'événement se répandit avec une rapidité inouïe, et saisit tout le monde d'horreur. Partout on en fit des gravures, infiniment populaires, d'un caractère fort et terrible qui, sur-le-champ, furent calquées, imitées par les Allemands. Un genre nouveau commença, l'illustration des légendes historiques, pamphlets en dessin, plus puissants que tous les pamphlets écrits.

Guise, dès l'heure même, se sentit solitaire. Sa femme même et son frère ne l'approuvaient pas. Il regarda autour de lui, et rien dans sa situation ne lui parut plus utile que d'aller d'abord chez lui à Nanteuil, d'y inviter le vieux connétable, d'opposer son nom respecté à l'explosion de la haine publique, et d'écrire, et faire écrire le cardinal de Lorraine à son ami redouté, le duc de Wurtemberg, qui pourrait plaider sa cause auprès des Allemands, et peut-être parviendrait à les empêcher de venir secourir leurs frères en danger.

Mais Montmorency viendrait-il dans cette maison, dès ce jour à jamais sanglante? Il vint. Guise était sauvé.

À la reine qui le priait de venir à Saint-Germain, il répondit cyniquement qu'il faisait une fête à Nanteuil pour traiter quelques amis.

Le connétable, avec un monde immense de gentilshommes armés, conduisit Guise à Paris. Condé y tenait encore, mais fort peut accompagné. Le frère du prince de Condé, le cardinal de Bourbon, un idiot qui avait le titre de lieutenant général du roi, tira parole de l'un et de l'autre qu'ils sortiraient de Paris. Condé partit, mais non Guise. Son avocat, le connétable le mena au Parlement, et dit que ce n'était leur faute, mais que le bon peuple de la ville les obligeait de rester.

Guise avait la tête très-basse. En arrivant dans la ville, il avait trouvé un froid glacial. Au coin de certaines rues, des hommes hors d'eux-mêmes, sans s'inquiéter de cette armée qu'il menait avec lui, disaient qu'ils voudraient être morts et leur dague dans son ventre. Au Parlement, deux magistrats, Harlay et Séguier, avaient laissé leur place vide, fui l'aspect de l'homme de sang.

Il dit assez piteusement «qu'il n'avait rien fait à Vassy que pour sauver son honneur, ses enfants et sa femme grosse, qu'il voyait bien qu'on le tuerait, qu'on avait envoyé à Paris contre lui trente assassins, qu'il priait qu'on en informât. Il n'avait jamais abusé de la force qu'il avait. Et maintenant il n'en a plus; il l'a toute remise au roi, dans les mains de son connétable. Il ne demande qu'à passer par la justice; il se constituera prisonnier, si on l'ordonne. S'il a failli, qu'il soit puni, ainsi qu'il l'aura mérité.»

Humbles paroles d'hypocrisie choquante, quand on voyait les forces dont il tenait la ville et entourait le Parlement, quand on voyait près de lui le connétable et le roi de Navarre, enfin le roi d'Espagne. Je veux dire Chatonnay, le frère du cardinal Granvelle, l'ambassadeur de Philippe II, qui, jetant tous les masques et tout respect de convenance, planta seul à Monceaux le petit Charles IX pour suivre à Paris ce roi du meurtre et de la guerre civile.

Dès ce jour, en revanche, les protestants prenant la couleur blanche, alors nationale, Guise et les siens, sans pudeur, adoptèrent celle de Philippe II, le rouge, la couleur de l'Espagne et du massacre de Vassy.

CHAPITRE XVI
PREMIÈRE GUERRE DE RELIGION
1562-1563

Je n'ai pas le courage de parler des lois, de la réformation des lois, vaines et risibles feuilles de papier, au milieu de la scène épouvantable de violences qui s'ouvre ici. Non que je méconnaisse l'utilité future de cet idéal d'ordre que L'Hôpital s'amusait à tracer. En lisant sa grande ordonnance d'Orléans, on se croit aux jours de 89. Amère dérision! Ni les hommes, ni les circonstances, n'étaient prêts de longtemps. Une longue série de fureurs, de carnages, allaient tenir la France à l'état barbare jusqu'à Richelieu et Louis XIV. Les donjons et les cachots souterrains, abolis en 1561, subsistent en 1661. Les mémoires de Fléchier nous parlent d'hommes enterrés vifs par tel seigneur, pendant qu'on brûlait vif Morin au parvis Notre-Dame (1664). Dans l'ordre spirituel et temporel, tout restera barbare, presque toute réforme inutile. L'histoire doit, pour être fidèle, marcher dans le mépris des lois.

Cette ordonnance d'Orléans accorde tout ce qu'avaient demandé les États, c'est-à-dire surtout les notables bourgeois. La royauté abdique au profit des influences locales. Elle leur remet les élections, l'administration des deniers des villes, etc.

Quelles sont maintenant ces influences locales? De quel esprit, de quel parti? On ne le sait, la royauté ne le sait elle-même. Ici, la chose doit tourner à l'avantage des protestants; là et presque partout, elle fortifie les catholiques, déjà infiniment plus forts. De sorte que le législateur fait juste le contraire de ce qu'il veut; il favorise l'inconnu, le hasard, disons plutôt la guerre civile. Le gouvernement était faible, désarmé (ayant réduit les pensions, licencié la garde écossaise, etc.), mais il se fait plus faible encore, en consacrant partout l'autorité locale, urbaine. Aux flots de la mer soulevée, aux éléments furieux, au chaos, il dit: «Soyez rois!»

Loin d'aider aux rapprochements, l'ordonnance transcrit comme lois tels vœux insensés que chaque ordre avait exprimés aux États pour tenir séparés les rangs, les conditions:

Défense aux nobles de descendre aux bourgeois en dérogeant par le commerce, défense aux bourgeois de monter, par l'orgueil des habits, dorures et autres luxes, etc.

Vainqueurs, avant la guerre, et du droit du massacre, les Guises prennent l'autorité en s'emparant du roi. Leur mannequin, le roi de Navarre, va prendre à Fontainebleau l'enfant Charles et sa mère, Catherine, qui venait d'autoriser les protestants à prendre les armes. Cette reine, aux petites habiletés, tant exagérée par l'histoire, fut alors et sera le jouet des événements. Le 6 avril le roi est à Paris, et le 12 les catholiques font un nouveau massacre à Sens, ville archiépiscopale du jeune cardinal de Guise. Cent morts à Sens; il n'y en avait eu que soixante à Vassy.

Pendant ce temps, les protestants sondaient leur conscience et cherchaient dans la Bible des versets pour la résistance.

Ils étaient fanatiques, mais point assez pour résister. Ils n'avaient point encore la furieuse folie des Cévennes, ni l'illuminisme écossais. Ils n'avaient pas tout prêts des prophètes et des prophétesses, des Élic Marion, des Débora, qui n'eussent qu'à branler la tête pour voir l'épée de flamme, entendre les trompettes des anges et sonner les combats de Dieu. Les protestants d'alors étaient d'ardents chrétiens, convaincus, mais raisonnant encore, chose fâcheuse pour la guerre civile.

On assure que Condé attendit Coligny, et que Coligny attendit sa conscience, et que ce grand citoyen, entrant en considération des maux épouvantables qui allaient arriver, eut quelques jours d'une profonde mort morale.

Il savait parfaitement que les protestants étaient une petite minorité, une élite, non toute à l'épreuve, qu'au bout de quelques mois de guerre, la plupart (ce qui arriva) ne se trouveraient plus protestants.

Il savait que Condé un mois avant, ayant demandé aux protestants de Paris dix mille écus, n'en avait eu que seize cents.

Condé était si faible à Paris, dit Lanoue, «qu'il eût suffi des chambrières des prêtres pour l'en chasser avec des bâtons.»

Le pis, c'est que ce parti faible n'était point homogène, mais composé de deux moitiés, en désaccord profond, le pur élément protestant, âpre d'esprit, inflexible de foi et de principes, et d'excessive austérité, et les protestants de hazard, de circonstance, de mécontentement (comme étant la plupart des nobles). Coligny les savait, dit un contemporain, «brouillons, remuants, frétillants,» de plus variables, crédules, prêts à tourner au vent de la passion.

Voilà le parti qu'il fallait mener, commander, sauver malgré lui, et cela, quand il avait en tête les trois quarts de la France, et la monarchie espagnole, l'étranger appelé par les prêtres depuis un an, et mis au cœur de la patrie!

Les femmes ont, dans les guerres civiles, de grandes initiatives. Elles croient volontiers l'impossible; elles le font parfois, par la grandeur du cœur, où elles l'inspirent et le font faire. La reine Jeanne d'Albret, la princesse de Condé, Jeanne de Laval, femme de Coligny, furent vraiment l'avant-garde de la croisade protestante.

L'amiral, dit-on, plein de doute et de pressentiment, était au lit taciturne et faisait semblant de dormir, quand il entendit des sanglots. Jeanne pleurait sur l'Église abandonnée par son mari, sur tant de frères délaissés sans défense. «Être tant sage pour les hommes, dit-elle, ce n'est pas être sage à Dieu.»

Je crois que l'amiral, qui ne disait sa pensée à personne, ne tardait à armer, que pour armer d'ensemble. Qu'on songe ce que c'était que de mettre en mouvement ce monde immense de volontaires d'un bout de la France à l'autre, chacun se cherchant de l'argent, préparant son cheval, ses armes, retenu bien souvent par le défaut de ressources, par les adieux de la famille.

Le sage capitaine, heureux de voir cette âme sainte et dans une si haute voie, lui dit avec bonté: «Mettez la main sur votre sein, madame, sondez votre conscience... Est-elle bien en état de digérer les déroutes, les hontes, les reproches du peuple qui juge par le succès, les trahisons, les fuites, la nudité, la faim de vos enfants, la mort par un bourreau, votre mari traîné... Je vous donne trois semaines encore.»—Mais elle dit impétueusement: «Ne mets pas sur ta tête les morts de trois semaines!»

Il suffit d'avoir vu le vrai portrait de Coligny pour voir que, sous le roc, il y eut un cœur en cet homme. Ce mot de femme lui entra; il le crut de la part de Dieu, et, sans plus s'informer du nombre ni savoir si l'on était prêt, le matin, il monta à cheval avec ses frères et sa maison.

Le premier malheur du protestantisme, république spirituelle, avait été de prendre un roi pour chef, le triste roi de Navarre; le second, qui perdit l'entreprise d'Amboise, fut d'avoir un prince pour chef, l'étourdi prince de Condé. Ce fut sous un sinistre auspice que ces deux hommes en qui étaient deux mondes, Coligny et Condé, reçurent ensemble la sainte Cène (29 mars). Le lendemain, ils étaient en parfait désaccord; Condé, tous les chefs nobles, voulaient le secours étranger; Coligny et les ministres disaient que c'était tenter Dieu, qu'il fallait laisser cette honte au parti ennemi.

Datons bien cette chose. Et que l'histoire sorte donc de la fausse et injuste impartialité où elle s'est tenue jusqu'ici.

Les Guises, dès la fin de 1559, firent écrire Catherine au roi d'Espagne, et sollicitèrent son appui pour leur gouvernement.

En février 1560, ils tirèrent de Philippe la foudroyante lettre qui achevait leur victoire d'Amboise et mettait à leurs pieds le roi de Navarre.

En mai 1561, le clergé, à qui on demandait de déclarer ses biens, sollicita l'appui du roi d'Espagne.

En mars 1562, après Vassy, Guise apparut au Parlement, couvert de la protection de l'ambassadeur espagnol, et prit bientôt l'écharpe rouge.

Il la porte devant l'histoire, et son parti, comme en 1815, est le parti de l'étranger.

On va voir, au contraire, combien tardivement, et sous quelle pression épouvantable de la nécessité, le parti protestant accepta cette honte et ce malheur.

Condé et sa noblesse prirent Orléans, à force de vitesse, au grand galop, au milieu des cris de joie et des risées; on eût dit tous les fous de France. Contraste saisissant avec Coligny et la troupe noire des ministres qui y vinrent après.

Il semblait qu'une immense traînée de poudre éclatât sur tout le royaume. Comment s'en étonner? On apprenait massacre sur massacre. Celui de Vassy ébranla, et celui de Sens décida. Tout homme connu pour protestant crut prudent, pour sa vie et pour la vie de sa famille, de s'armer et d'affronter tout. La Loire d'abord éclate, Tours, Blois, Angers; puis la Normandie et les côtes, Rouen, Dieppe, Caen, Poitiers, la Saintonge. La moitié du Languedoc, nombre de villes de Guyenne et de Gascogne, dès l'hiver étaient protestantes. La Provence était catholique; mais le Dauphiné éclata et pendit le lieutenant de Guise. La grande Lyon (30 avril) se trouva elle-même entraînée, avec Châlon, Mâcon, Autun.

Écharpe immense, qui contournait la France par l'ouest et par le midi, plongeant même au dedans par les villes de Loire, par Bourges et par Sancerre au centre.

Sur cette vaste zone, une armée sortant de la terre d'hommes terribles, au moins par la peur, réveillés en sursaut par le tocsin de Sens et de Vassy.

Tout cela en six semaines! Il était évident que les Espagnols n'arriveraient pas à temps. L'explosion eut lieu en avril; ils n'arrivèrent qu'en août.

Guise s'adressa en hâte aux Suisses catholiques qui ne vinrent que lentement. Il était en péril, si deux choses ne l'avaient sauvé:

1o L'argent. Il tenait les prêtres à la gorge, par la nécessité. Leur peur fut son trésor. Leur argent alla droit au Rhin, et trouva prêt les marchands d'hommes, les colonels et capitaines, le rhingrave, très-bons protestants, qui firent d'abord les scrupuleux; on leva leurs scrupules en leur offrant le bénéfice énorme de ne fournir que moitié des soldats, et d'être payés double; moitié étaient des soldats de papier. À ce prix ils n'hésitèrent plus (aveu de Castelnau, catholique et agent des Guises).

L'autre moyen, ce fut l'intrigue, le nom du roi, la fantasmagorie royale, la lâcheté de la reine mère. Guise avait en celle-ci une excellente actrice, grosse femme imposante, fort déliée pourtant, qui avait attrapé Navarre, et pouvait attraper Condé. On la savait fausse et perfide; mais Guise la refit dans l'opinion, en lui permettant, pour parure, le chancelier de L'Hôpital: bon homme qui, pour faire quelque bien de détail, couvrit de sa vertu l'intrigue qui noya la France de sang.

Nos historiens ont été si honnêtes, tranchons le mot, si innocents, que tous ont pris au sérieux Catherine de Médicis. Pas un n'a sondé ce néant. Ravalée et domptée, avilie dès l'enfance, brisée du mépris d'Henri II, servante de Diane, naguère encore gardée, terrorisée par la petite reine d'Écosse, elle eut enfin l'entr'acte de la première année de Charles IX, où elle posa comme régente. Avec son chancelier, elle goûtait assez le protestantisme qui eût vendu les biens d'Église. Mais, au coup de Vassy, au coup de Fontainebleau d'où les Guises l'enlevèrent avec son fils, et où elle sentit la main pesante sur son cou, elle fit le plongeon, baissa la tête, le cœur lui retomba à sa bassesse naturelle. Guise fut très-poli, lui laissa l'extérieur, l'appareil de la royauté; paraître, pour elle, était plus qu'être, dans le vide absolu qu'une si grande pourriture avait faite en dedans. Elle prit patiemment le rôle de théâtre qu'on lui faisait, de reine pacificatrice qui, aux entrevues solennelles, trônait avec sa jolie cour, entre les amours et les grâces. Ce qui, en bonne langue du temps, veut dire dame d'un mauvais lieu, et maquerelle au profit de Guise.

Cet Ulysse (sous la peau d'Achille) savait parfaitement, d'après l'affaire d'Amboise, l'endroit où la grande chaîne de résistance armée était faussée d'avance et manquerait. Elle devait manquer par Condé.

Ce petit galant, comme Guise l'appelle pour sa taille exiguë, ce prince en miniature, adoré de ceux qu'il perdait par sa galanterie française, sa bravoure étourdie, est, de la tête aux pieds, dans les bouts-rimés détestables qu'ils firent à sa louange:

Ce petit homme tant joli,
Qui toujours chante, toujours rit,
Et toujours baise sa mignonne,
Dieu gard' de mal le petit homme.

Condé, qui ne pesait pas plus qu'une plume au vent, volait de sa nature vers cette cour de filles, vers cette bonne dame de reine qui professait de les tenir en toute modestie, mais qui était toujours trompée. La demoiselle de Rouhet trompe Catherine pour le roi de Navarre qui y sacrifia la régence; et la Limeuil pour Condé qui y sacrifia le protestantisme. Elle fut grosse de lui, l'année suivante, et la réforme était perdue.

Il ne faut pas grande tromperie pour qui veut se tromper. Le 12 juin, Guise, par son petit roi et Catherine, offre une amnistie. La reine mère arrange une trêve, puis négocie une entrevue. Faute insigne déjà, qui allait jeter la glace sur ce grand feu de paille de l'insurrection protestante.

La plaine de Beauce, rase comme la main, n'en est pas moins commode à l'oiseleur. La vieille y tendit son filet, où l'étourneau ne manqua pas de s'y prendre.

L'escorte, de chaque côté, était de cent gentilshommes, qui, se reconnaissant et la plupart amis, s'attendrirent, s'embrassèrent. Autre malheur qui refroidit encore. Beaucoup disaient: «Quels sont ces gens qui ne savent s'ils sont amis ou ennemis?... Bien fou qui se risque pour eux!»

Ce que sans doute Condé avait fait valoir près des siens pour accepter cette entrevue, c'est que la reine mère, jusque-là prisonnière des Guises, s'affranchirait probablement, se mettrait avec lui, reviendrait avec lui. Dans cette idée, il s'avança imprudemment, jasa et bavarda, dit que si Guise partait de France, lui Condé partirait, que tout serait pacifié. «Quand partez-vous?» dit-elle, et elle offrit pour ceux qui partiraient l'autorisation de vendre leurs biens.

Donc la reine était libre, et vraiment pour les Guises. Il était prouvé à la France que les protestants la trompaient en disant que le roi et sa mère étaient captifs. Toute la force morale de la royauté, flottante jusque-là dans l'opinion, apparut ferme et vraie du côté catholique. Cette vieille religion politique de la France étranglait le protestantisme.

La reine mère n'était pas prisonnière; elle n'était liée que de sa bassesse native qui la fit amie du plus fort et sincère pour la première fois; liée de l'effroi qu'inspirait l'Espagne; liée de l'argent du clergé qu'elle avait cru d'abord tirer par les mains protestantes, mais que le clergé effrayé remettait de lui-même; liée enfin des subsides de Rome, des aumônes que le pape et tous les catholiques firent dès lors à cette cour mendiante. Les preuves en sont au Vatican (V. les notes).

Cela eut lieu le 24 juin. Le 25, Guise écrit au cardinal de Lorraine une lettre incroyable d'élan, de joie, de fureur triomphante; tout est fini; sa passion anticipe: «La religion réformée va à vau-l'eau, les amiraux aussi... Nos forces demeurent; les leurs rompues; leurs villes rendues sans condition...» Et, dernier trait d'orgueil: «Notre mère et son frère ne veulent plus jurer que par nous.» Donc, la vieille furie Antoinette avait quitté son donjon, était venue près de son fils, espérant boire du sang; la ruse d'un tel fils lui en promettait une mer.

Guise, pour enfoncer sa dupe, confirme par toute la France le bruit de la paix, quitte l'armée le 27 juin, avec Montmorency et Saint-André. Ils s'en vont à deux pas. Cependant les chefs protestants, sur l'assurance de Condé, vont à leur tour trouver la reine mère, et de sa bouche apprennent qu'il n'y a rien, que rien n'est fait, qu'on ne tolérera pas les réformés.

La farce était jouée. Ils revinrent le cœur mort, désespérant de vaincre, et la plupart, à leur insu, petits de foi, de cœur. Ils commencent à s'apercevoir qu'il y a trois mois qu'ils sont aux champs, à regretter leur femme et leur famille.

Cette armée jusque-là était comme un couvent. Ni jeu, ni jurement, ni filles. Ce jour, la corde casse. Pendant que Coligny, pour détruire le fatal effet de l'entrevue, mène ses gens à l'ennemi, un gentilhomme protestant entre dans une ferme, trouve une fille et s'assouvit sur elle. Voilà le commencement.

Une pluie horrible tombe, mouille la poudre; on ne peut plus rien faire. On va à Beaugency, qu'on force: sac, pillage et viols.

Cependant, par toute la France, les protestants, un moment hésitants par la nouvelle de la paix, se trouvent énervés, détrempés; ils commencent à se compter, à voir qu'ils sont très-peu.

Ils sont mûrs pour la mort. Tout se réveille contre eux. La Justice lance le massacre; le Parlement pousse Paris; soixante hommes tués pour débuter. Peu de chose; la grande levrière (les catholiques appelaient ainsi la populace) est lâchée maintenant; on va la voir à l'œuvre.

Pourquoi parle-t-on toujours de la Saint-Barthélemy de 1572, et non de celle de 1562? C'est que celle de 72 se passa surtout à Paris; mais celle de 62 fut bien plus meurtrière en France. Suivez-la de ville en ville; vous êtes effrayé de voir trois choses qu'on n'a revues jamais: 1o massacre dans l'intérieur des murs; 2o poursuite acharnée des fuyards par les paysans; 3o... Est-ce tout? Non, tant de sang ne suffit pas; les juges n'ont pas encore leur part; les supplices commencent alors sur une échelle immense: ici trois cents pendus, et là deux cents roués.

Reportons-nous un moment en avril, au jour où coururent les nouvelles du sang versé à Vassy et à Sens. La réaction protestante avait été violente, surtout dans le Midi, où la fureur est dans la race et le tempérament. Quel prétexte de meurtre manqua jamais au Rhône, aux violents pays albigeois? Il y eut des prêtres tués. Cependant, il faut le dire, presque partout la vengeance tomba de préférence sur les pierres, les images. Le petit peuple protestant, mené par les enfants d'abord, décapita les saints des cathédrales. Les reliques fameuses, qui avaient fait tant de miracles, furent sommées d'en faire un nouveau pour se défendre elles-mêmes. Les guérisseurs universels qu'on venait chercher de si loin furent constatés sans force pour se guérir, traînés comme menteurs, imposteurs, charlatans. Dans ces dévastations confuses, périrent, avec les saints, plusieurs tombes de rois et de princes. Foule idiote qui brisait les mortes idoles, adorait les vivantes? Guerre absurde de la liberté au nom d'un prince du sang! au nom du roi captif des Guises!

Quant aux monuments d'art, que je pleure autant que personne, je m'étonne pourtant que plusieurs écrivains, brefs et légers sur les massacres, s'attendrissent longuement sur les pierres. «Irréparable malheur!» disent-ils. Bien plus irréparables ceux qui furent massacrés. Le mot du grand Condé sur un champ de bataille: «Bah! ce n'est qu'une nuit de Paris,» ce mot cynique est faux. Les morts, qu'on le sache bien, ne se refont jamais les mêmes, ni le génie, ni les vertus des morts. La génération protestante qu'on égorgea, et qui purifiait la France, lui aurait épargné l'incroyable aplatissement qui suivit, la pourriture des temps d'indifférence, et le scepticisme hypocrite, d'où si difficilement ressuscita la liberté.

Le sens des hommes de nos jours s'est trouvé tellement perverti, nos amis ont si légèrement avalé les bourdes grossières que leur jetaient nos ennemis, qu'ils croient et répètent que les protestants tendaient à démembrer la France, que tous les protestants étaient des gentilhommes, etc., etc. Dès lors, voyez la beauté du système: Paris et la Saint-Barthélemy ont sauvé l'unité. Charles IX et les Guises représentent la Convention.

Manie bizarre du paradoxe, impartialité sans cœur, amie de l'ennemi, sans pitié pour les précurseurs de la liberté massacrés! Comparaison bizarre de l'Assemblée qui défendit la France avec l'intrigue fanatique qui la livra à l'étranger.

Sans doute, lorsque les protestants des villes (les vingt-cinq mille de Toulouse, par exemple) fuirent la nuit éperdus, emportant leurs petits enfants, lorsque le tocsin sonnait sur eux dans les campagnes, et que les paysans, armés par les curés, les traquaient dans les bois, alors, sans doute, il n'y eut plus guère de protestants dans les villes. Pour l'être, il fallut bien posséder un donjon.—Qui fit des protestants une aristocratie? Vous, parti massacreur, qui les appelez aristocrates.

Et cependant, cette année même 1562, les seuls noms que je trouve des infortunés qui périrent à la première répétition de la Saint-Barthélemy qui se fit à Paris, lorsque le Parlement autorisa le tocsin catholique, ces noms, dis-je, ces professions n'indiquent que des industriels: cordonnier, libraire, imprimeur, colporteur, orfèvre, brodeur. Et pas un nom de gentilhomme.

On se tromperait fort si l'on croyait que cette Terreur épouvantable fut la vengeance des excès des protestants. Qu'avaient-ils fait en Picardie! Qu'avaient-ils fait en Champagne? Presque partout on les frappa pour le mal qu'on leur avait fait. La vieille mère des Guises, revenue à Joinville, accomplit la vengeance de sa maison sur la petite ville de Vassy—la vengeance de quoi? du massacre déjà souffert; un premier sang altère, il en faut d'autre. Elle obtint d'abord que le Parlement désarmât la ville et rasât ses murs; puis, chez l'habitant désarmé, on logea des soldats pour faire à leur plaisir, voler, tuer. Premier essai des futures dragonnades, qui dura près d'un an. Cette scène de fureur s'ouvrit par le tocsin des paysans vassaux des Guises, qu'ils lançaient sur la ville. Les noms des morts attestent que c'était une guerre des serfs contre l'ouvrier libre et le petit marchand.

On dit que ces paysans ivres, qui tuaient au hasard, mordaient dans la chair crue, et mangèrent le cœur des enfants.

Les Espagnols, entrés en France, étonnèrent par leur barbarie nos plus féroces soldats. Le dur Gascon Montluc, homme de sang, qui se vante d'avoir garni de morts tous les arbres des routes, raconte que ces noirs Espagnols, à qui il livra une fois deux cents femmes pour les houspiller, aimèrent mieux les éventrer toutes, même les grosses, pour tuer les petits luthériens.

Je ne m'étonne pas si, recevant ces horribles nouvelles, les protestants armés voulaient revenir chez eux défendre leurs familles. Il fallut les y renvoyer. Il fallut renoncer au beau songe où s'était obstiné Coligny, de faire par la seule France les affaires de la France. Ce que les catholiques faisaient depuis deux ans, les protestants le firent dans cette nécessité extrême et sur leurs maisons ruinées, leurs familles égorgées; ils implorèrent leurs frères de l'étranger. Dandelot fut envoyé en Allemagne, un autre en Angleterre (juillet). La difficulté était d'ouvrir les yeux aux Allemands, d'écarter la montagne de calomnies et de mensonges qu'on avait entassés. Les espions des Guises étaient là chez les princes allemands pour voler sur leurs tables les lettres des protestants de France. Tel Allemand partait payé des princes pour secourir nos protestants, que l'on gagnait en route, et qui venait combattre dans les rangs catholiques.

Cependant Coligny tenait ferme Orléans et son petit noyau d'armée. Partout ailleurs des bandes. La bande de Montbrun, de Mouvans, celle de Des Adrets, couraient tout le sud-est, avec des cruautés atroces. Le dernier, tout autant qu'il saisissait de catholiques, les égorgeait ou les jetait des tours. Représailles barbares, mais qui n'étonnaient point, quand on voyait des juges, ceux du parlement d'Aix, enrichis des massacres de Merindol et de Cabrières, envoyer à la mort avec près de mille hommes quatre cent soixante femmes, et même encore vingt-quatre enfants!

La reine d'Angleterre se laissa prier, de juillet jusqu'à la fin de septembre, pour donner cent mille écus et six mille hommes. Dandelot ne put amener ses Allemands qu'en octobre et novembre. Il lui fallut passer par la Lorraine et la Bourgogne, pays ennemis. Cette lenteur fit la chute de Rouen, longuement assiégée par le roi de Navarre, qui y fut tué, et par Guise, qui la prit d'assaut. Le pillage y dura huit jours, et les grands seigneurs s'y vautrèrent à l'égal du soldat.

Rouen fut prise le 26 octobre. Condé n'eut ses Allemands que le 6 novembre. Fort alors et terrible, il marcha sur Paris. Grand effroi. Un président en meurt de peur. On attendait trois mille Espagnols qui n'arrivaient pas. Qui croirait que Condé pût encore, en un tel moment, la France nageant dans le sang, s'amuser aux paroles? La reine mère, souriante et charmante, parlemente avec lui près d'un moulin à vent. Force embrassade catholiques et galantes œillades. Le prince perd trois jours. Les Espagnols arrivent. On lui tourne le dos.

Sa propre armée le menait; les soldats allemands ne savaient qu'un mot: «Geld.» Et, pour être payés plus tôt, ils marchaient vers la mer, au-devant de l'argent anglais. La grosse armée des catholiques marchait parallèlement. Leur intérêt était de combattre avant que les protestants eussent joint les troupes anglaises.

Ceux-ci, qui avaient l'Eure entre eux et Guise, devaient l'empêcher de passer. Mais un prince du sang n'a garde de paraître craindre la bataille. Condé lui permet le passage, et il l'a devant lui près Dreux (19 décembre 1562).

Les catholiques, faibles en cavalerie (deux mille contre cinq mille), étaient en revanche énormément plus forts en fantassins, ayant quinze mille contre sept seulement qu'avaient les protestants. Au total, Guise avait dix-sept mille hommes, et Condé douze mille.

Ce qui caractérise le premier, ce héros de la ruse, c'est que par une prudence singulière, excessive, il ne voulait se battre que sur ordre du roi et de la reine mère, ses mannequins. Il agissait toujours sur pièces régulières et préparées pour répondre en justice si on lui faisait son procès. À la demande de cet ordre, la reine mère se moqua et dit, comme la nourrice du roi entrait (elle était protestante): «Nourrice, que vous semble?—Mais, madame, puisque les huguenots ne veulent se contenter jamais, il faut les mettre à la raison.»

Qui l'emporterait des lansquenets protestants ou des Suisses catholiques? c'était douteux. Ce qui ne l'était pas, c'est que l'élément sûr, qui ne bougerait point, qui, quoi qu'il arrivât, resterait ferme pour frapper le grand coup, c'était la masse noire des trois mille Espagnols. Ajoutez quelque peu de nos vieilles bandes françaises. Guise se mit avec ces Espagnols, dit qu'il ne commanderait pas et serait là en simple capitaine. Il les laissa, selon leur usage (on l'a vu à Ravenne), se faire un rempart de charrettes pour briser la cavalerie et, derrière, regarder à leur aise les évolutions du combat. Ajoutez que, devant, ils avaient un petit ravin.

La tactique était fort surannée. Les armes des vieux siècles. Quand on voit dans les exactes gravures de Pérussin ces bataillons antiques ou féodaux, l'infanterie semble du temps des Romains et la cavalerie du temps des croisades. De lourdes charges semblaient décider tout. Le connétable au centre, avec sa gendarmerie, fonça, puis, brusquement abandonné, blessé, se trouva prisonnier. Condé chargea et rechargea les Suisses, leur passa sur le corps; mais telle était cette infanterie, que ce qui ne fut pas écrasé par les chevaux se releva, combattit de plus belle. La cavalerie, menée par Condé et Coligny, s'épuisa en efforts, fit fuir l'infanterie française des catholiques, mais vit également en déroute sa propre infanterie allemande.

Ils n'avaient pas deux cents chevaux ensemble, lorsque Guise, qui depuis cinq heures prenait en patience la destruction de ses amis, s'ébranla avec sa masse espagnole et ses arquebusiers des vieilles bandes. Condé fut pris. Tout parut balayé.

Cependant les frères indomptables, Coligny et Dandelot (celui-ci malade, tremblant de la fièvre, et en robe fourrée), réunissent douze cents cavaliers, et d'une furie désespérée arrêtent court les vainqueurs. Parmi eux, le fameux Saint-André, si riche, le voleur des voleurs, est pris, disputé, et un de ses vieux serviteurs, malgré ses prières et ses offres, lui casse la tête d'un coup de pistolet.

Guise n'en pleura pas, ni de la prise du connétable. En place, il avait pris Condé. Il le caressa fort, jusqu'à le faire coucher avec lui. Excellent moyen de le perdre, d'exciter la défiance contre lui, de faire dire, comme disaient déjà les Allemands: «Ces girouettes françaises, pour qui on se tue aujourd'hui, sont prêtes à s'embrasser demain.»

Voilà Guise non-seulement vainqueur, mais seul. Plus de princes. Plus de Navarre, plus de Condé, plus de connétable. Ce simple capitaine, qui n'avait voulu à la bataille que mener sa compagnie, se trouve lieutenant général du royaume.

La nuit, qui avait séparé les combattants, permit à Coligny de reformer ses reîtres à deux pas. Il lui en restait quelques mille. Il leur dit froidement qu'il n'y avait rien de fait, qu'il fallait recommencer, fondre sur ces gens qui mangeaient. Les Allemands lui montrèrent leurs armes brisées, eux-mêmes en pièces. Il était resté huit mille hommes sur le carreau. Seulement on sut dès ce jour qu'on ne vainquait jamais Coligny.

La difficulté était pour lui de garder ces Allemands, qui, n'étant pas payés et n'ayant reçu que des coups, trouvaient le métier dur, regardaient du côté du Rhin. Le ferme capitaine leur dit qu'ils avaient raison de vouloir de l'argent, mais qu'il fallait l'aller chercher au Havre et prendre la Normandie sur le chemin.

La difficulté était d'empêcher ces soldats nomades, qui traînaient tout avec eux, d'emmener la masse encombrante de leurs chariots où ils serraient leur petite fortune, leurs pillages d'anciennes campagnes. Ils y tenaient plus qu'à la vie. Coligny mit ces chariots dans le chœur même de Sainte-Croix d'Orléans. À ce prix, il les emmena, laissant pour défendre la ville contre Guise, qui arrivait, Dandelot malade et des fuyards allemands.

Il part en plein janvier. Terrible hiver. L'épidémie, se joignant aux misères de la guerre, avait enlevé dix mille hommes dans Orléans. Quatre-vingt mille, dit-on, étaient morts à l'Hôtel-Dieu de Paris. Nombre d'hommes, de femmes, d'enfants, chassés, n'osaient rentrer, couraient les bois. Pour obtenir l'argent des Anglais, il avait fallu leur offrir le Havre, et cet argent n'arrivait pas. Les reîtres murmuraient. Coligny leur montrait la mer et les tempêtes. Mais plus d'un commençait à se payer par le pillage. Dans cette extrémité terrible, plus grand encore qu'au fort de la bataille, apparut l'amiral. Le premier qui pilla, il le fit serrer haut et court, lui faisant pendre aux pieds, pour l'embellissement du trophée, tout ce qu'il avait volé aux paysans, robes de femmes, volailles, etc.

À la prise du château de Caen, un soldat mit la main sur un de ceux qui sortaient après la capitulation, lui fouilla dans la poche. L'amiral l'envoie au gibet. Il était sur l'échelle, quand les Anglais, qui venaient d'arriver, intercédèrent pour lui.

Cette discipline vigoureuse porta ses fruits, les succès furent rapides; mais très-probablement les Allemands peu encouragés à venir chercher en France un service si dur.

Il en était de même dans Orléans. Le parti protestant s'exterminait par la vertu. Deux notables furent surpris en adultère. Les ministres leur firent leur procès, et les firent pendre. Il aurait fallu pendre la noblesse et la bourgeoisie. Les mœurs de la vieille France étaient positivement au-dessous de la Réforme. Celle-ci se faisait le désert.

Désertion, découragement, épidémie. Il n'y avait presque plus personne dans Orléans. Dandelot, avec la fièvre, courait partout et faisait tout. Chaque matin, les ministres, à six heures, rassemblant soldats, habitants, chantaient leurs psaumes, et s'en allaient en tête, travailler aux fortifications. Cela ne pouvait durer guère. Guise était furieux de n'avoir pas encore sa proie; «j'en mords mes doigts,» dit-il dans une lettre. Il avait écrit à la reine qu'elle trouvât bon qu'il n'y eût plus d'Orléans, qu'il allait la raser, et qu'il tuerait tout, jusqu'aux chats.

C'est lui qui fut tué (18 février 1563).

L'homme qui fit le coup, Poltrot, sieur de Meray, était un jeune gentilhomme de l'Angoumois, fort bon soldat à Saint-Quentin, où il fut pris et mené en Espagne. Protestant, il y vit l'idéal catholique, Philippe II et l'Inquisition. Il put assister aux splendides et royaux auto-da-fé qui ouvrirent dignement ce règne.

Poltrot revint d'Espagne, comme on peut croire, plein de vengeance et de meurtre. Il ne parlait plus d'autre chose. Il montrait son bras à ses camarades, disant: «Ce bras tuera M. de Guise.» Il en parla à son seigneur, chez qui il avait été nourri, M. de Soubise; il en parla à l'amiral, à qui bien d'autres gens parlaient légèrement de la même chose, et qui n'y fit grande attention. Cependant Poltrot s'offrait pour espion. Coligny lui donna de l'argent pour acheter un bon cheval d'Espagne.

Poltrot, fort brun, sachant bien l'Espagnol, était appelé dans l'armée l'Espagnolet. Il passa, se fit présenter, s'offrit au duc de Guise, qui lui dit: «Cinquante mille livres pour toi, si tu peux rentrer dans la ville et faire sauter les poudres.»

Le 18 février, Poltrot, ayant prié Dieu de lui dire si vraiment il fallait frapper, crut se sentir au cœur la voix divine, avec un mouvement étonnant d'allégresse et d'audace. Il attendit Guise, vers le soir, au coin d'un bois; prudemment, froidement, il calcula qu'il devait être armé en dessous, et qu'il fallait le tirer à l'aisselle, juste au défaut de la cuirasse. Il tira à six pas, d'une main ferme, très-juste et l'abattit.

Guise n'était pas mort, et vécut encore six jours. Il mourut comme un saint (si l'on croit la légende qu'en fit l'évêque Riez), citant cent fois l'Écriture sainte, qu'il n'avait jamais lue, s'excusant à sa femme de maintes peccadilles, et lui pardonnant à elle-même tout ce qu'elle avait pu faire.

Ceux qui ont vu au visage le duc de Guise (comme moi, dans le dessin Foulon), qui ont présente cette face sinistre et désespérée, jugeront que cet homme perdu, qui n'avait vécu que du succès, dut mourir furieux quand un tel coup lui arrachait la proie des dents, et que la main d'en haut, l'ayant amené là, vainqueur, maître de tout et seul, les autres étant morts, à son tour lui tordait le cou.

Poltrot fut mené à Paris devant la reine et le conseil, puis devant les gens de justice, qui lui prodiguèrent toutes les formes de la question. Que dit-il? que déposa-t-il? On ne le sait que par les fort douteux procès-verbaux qu'en firent ces gens valets des Guises. On ne manqua pas de lui faire dire qu'il avait été poussé par l'Amiral. À quoi celui-ci répondit peu après franchement, sincèrement, qu'il n'aurait pas pris pour cette affaire un grand parleur, si léger en propos; que du reste, depuis qu'il savait que Guise cherchait à se défaire du prince de Condé et de lui, il n'avait nullement détourné ceux qui parlaient de tuer Guise.

Le Parlement de Paris, qui, dans ces occasions, déploya plusieurs fois un zèle ignoblement féroce, une exécrable courtisanerie de supplices, jugea Poltrot (comme plus tard Ravaillac et Damiens), tâchant d'accumuler sur cette misérable chair mortelle tout ce qu'on peut souffrir sans mourir.

Le jour même où le saint héros, rapporté à Paris, exposé aux Chartreux, fut glorifié à Notre-Dame, on fit la boucherie de Poltrot derrière la Grève.

Le procès-verbal avoue qu'il dit deux fières paroles: «Avec tout cela, il est bien mort, et ne ressuscitera pas.» Et encore: «La persécution des fidèles...» La populace hurla, l'arrêta un moment, mais il reprit: «Si la persécution ne cesse, il y aura vengeance sur cette ville, et déjà les vengeurs y sont.»

Quand il fut lié au poteau, le bourreau avec ses tenailles lui arracha la chair de chaque cuisse, et ensuite décharna ses bras.

Les quatre membres, ou les quatre os, devaient être tirés à quatre chevaux. Quatre hommes qui montaient ces chevaux les piquèrent et tendirent horriblement les cordes qui emportaient ces pauvres membres. Mais les muscles tenaient. Il fallut que le bourreau se fît apporter un gros hachoir, et à grands coups détaillât la viande d'en haut et d'en bas. Les chevaux alors en vinrent à bout; les muscles crièrent, craquèrent, rompirent d'un violent coup de fouet. Le tronc vivant tomba à terre. Mais, comme il n'y a rien qui ne doive finir à la longue, il fallut bien alors que le bourreau coupât la tête.

Un juge et les greffiers, pendant toute la cérémonie, étaient là écrivant les cris de cette tête, dans les entr'actes, ses prétendues dépositions, dont on fit le prétexte de la Saint-Barthélemy.

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