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Histoire de France 1547-1572 (Volume 11/19)

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CHAPITRE XVII
LA PAIX, ET POINT DE PAIX
1563-1564

«On pourra mieux châtier ces gens-là, quand ils seront dispersés et désarmés.» Conseil du nonce au pape.

Et, peu après, le duc d'Albe à Philippe II, parlant des grands des Pays-Bas: «Dissimuler, puis leur couper la tête.» (Gr., VII, 233.)

Ces deux mots contiennent les dix ans d'histoire qu'on va lire.

On a douté, tant qu'on ne connaissait ce plan que par les Italiens Adriani, Davila, Capilupi et autres panégyristes de Catherine. Comment douter maintenant devant les lettres originales?

Reste à savoir comment le parti catholique tint si ferme la reine mère jusque-là très-flottante, et la fit marcher droit. Le duc d'Albe nous le dit encore (Ibidem, 280): «Votre ambassadeur doit faire entendre à la reine qu'à l'âge où arrive le roi Charles, V. M. peut lui faire connaître l'état réel de ses affaires.» C'était toute la peur de Catherine qu'on ne mît son fils contre elle; le petit roi, né violent, défiant, faisait peur à sa mère; la nature féline et la griffe pouvaient s'éveiller un matin. Le chat pouvait devenir tigre. Cette peur alla au point qu'on va la voir bientôt chercher dans un plus jeune une arme contre Charles IX, préparer un roi de rechange.

L'autre côté par où on la tenait, c'était la faim. Elle était à l'aumône, vivait d'expédients fortuits. La dépense était de dix-sept millions, la recette de deux et demi. Sans le pape on n'eût pas dîné. On en tirait des dons, quelques ventes des biens du clergé. Guise lui-même n'eût pu faire la guerre sans l'argent du duc de Savoie. En retour, peu avant sa mort, il lui avait rendu ce qui nous restait de tant de conquêtes au delà des Alpes, livré Turin, quitté l'Italie pour toujours.

Voilà la vraie situation, comme elle apparaît dans les basses et serviles lettres du jeune roi et de sa mère, où ils tendent sans cesse la main au pape (Archives du Vatican), au roi d'Espagne et à tous.

Cette pauvreté royale faisait un grand contraste avec la richesse des Guises. Leur maison (ou leur dynastie?) était restée entière à la mort de son chef. Elle gardait ses quinze évêchés, aux mains des cardinaux de Guise et de Lorraine. Elle gardait le palais, la charge de grand maître de la maison du roi, par le fils aîné Joinville; Mayenne était grand chambellan, Aumale grand veneur, Elbeuf général des galères. Toute charge d'épée était donnée par eux. Ils avaient les finances par un homme sûr. Les gouvernements de Champagne et de Bourgogne étaient dans leurs mains, c'est-à-dire nos frontières de l'Est, les passages vers la Lorraine et vers l'Allemagne, la grande route militaire.

Puissance énorme. Mais le chef était un enfant, Henri de Guise, qui n'avait que treize ans. Du père, il eut, non le génie, mais l'audace, l'intrigue; de sa mère, un charme italien, et non pas peu du sang des Borgia. Anne d'Este, en longs habits de deuil (quoique dès le lendemain consolée par Nemours), allait montrant partout sa douleur et son fils. C'était toujours la scène de Valentine de Milan, embrassant le petit Dunois, disant: «Tu vengeras ton père.» L'enfant, fort bien dressé, trouvait des mots hardis, ou on lui en faisait. Les bonnes femmes en pleuraient de joie; les prêtres bénissaient le bon petit seigneur. Tout était arrangé pour faire un favori du peuple, un prince de carrefour, un héros de l'assassinat.

Le chef des protestants, élu le lendemain de la bataille de Dreux qui les délivrait de Condé, était désormais l'amiral, et il avait bien gagné ce titre par cette conquête subite de la Normandie en plein hiver. Seul, ayant fait la guerre, il pouvait faire la paix. Le prisonnier Condé, contre le chef d'élection, était mal posé pour négocier. Coligny revient de Normandie en hâte; quand il arrive, la paix, depuis cinq jours, était signée (Amboise, 12 mars 1563).

Condé l'avait signée pour lui et les seigneurs. Pour lui, la lieutenance générale du royaume, qu'a eue son frère. Pour les seigneurs, le culte libre des châteaux. Et pour le peuple, quoi? Une ville par baillage, de sorte qu'en ce temps de trouble, où l'on n'osait pas voyager, on ne pouvait prier ensemble qu'en faisant un voyage souvent de vingt ou vingt-cinq lieues.

Pour la forme, Condé avait consulté les ministres, mais signé malgré eux. L'amiral en conseil lui dit cette parole: «Monseigneur, vous vous êtes chargé de faire la part à Dieu; d'un trait de plume vous avez ruiné plus d'églises qu'on n'en eût détruit en dix ans. Et, quant à la noblesse que vous avez garantie seule, elle doit avouer que les villes lui donnèrent l'exemple. Les pauvres avaient marché devant les riches, et leur avaient montré le chemin.»

Il était facile à prévoir que tout irait à la dérive; que les seigneurs mêmes, désormais isolés des villes, ne se défendraient pas; que l'influence papale, espagnole, emporterait tout; que non-seulement cette cour misérable s'assujettirait à l'Espagne, mais que les Guises eux-mêmes allaient devenir tout Espagnols.

C'est le moment de bien mettre en lumière une chose qui, méconnue, égara tous les politiques, puis les historiens, et maintenant les égare encore:

La balance était impossible, dans la violence de ces temps, l'équilibre était impossible; un milieu politique, un parti politique, était un mythe, une fiction. Ce parti deviendra possible, mais après la Saint-Barthélemy.

Tous cherchèrent ce milieu et le manquèrent.

Philippe II même imaginait garder son libre arbitre entre les modérés et les violents. Il écoutait Granvelle, il écoutait Gomès, mais inclinait au duc d'Albe.

Chez nous, le connétable eût voulu l'équilibre; peu à peu il pencha aux Guises.

Et le rêve des Guises eux-mêmes aurait été un certain équilibre, une certaine indépendance entre l'Espagne et l'Allemagne. Le cardinal de Lorraine, au moment même où le secours espagnol donnait à son frère la victoire de Dreux, intriguait contre l'Espagne. D'une part détournant Marie Stuart d'épouser le fils de Philippe II, d'autre part créant au concile de Trente un parti anti-espagnol. Il s'y joignit aux Allemands pour obtenir quelques réformes (surtout le mariage des prêtres). Tout cela inutile. Par la mort de son frère, le cardinal retomba au néant. Il lui fallut laisser son rêve d'indépendance et suivre l'impulsion espagnole.

Où donc fut l'équilibre? Dans Catherine de Médicis? Il ne tient pas aux historiens italiens que nous ne voyions en elle le pivot de l'action et le meneur universel. Mais les actes disent le contraire. Ils la montrent toujours servante du succès, habile seulement à faire croire qu'elle mène, lorsqu'elle suit et qu'elle obéit. En 1563, sur la menace de l'Espagne, elle tourne, elle cède, elle change non-seulement sa politique, mais l'ordre de sa politique et l'éducation de ses enfants.

Où donc est l'idée politique, le parti politique? dans le chancelier L'Hôpital? dans son effort pour réformer les lois? Le dirai-je? je ne trouve rien de plus triste que de voir cet homme de bien traîner sa barbe blanche derrière Catherine de Médicis. On ne s'explique pas comment il restait là, ni quelle figure il pouvait faire au milieu de cette cour équivoque, parmi les femmes et les intrigues. Ne comprenait-il pas que sa présence seule, en tel lieu, était un mensonge? que sa réforme du droit, réforme écrite et de papier, faisait prendre le change sur la réalité politique? Quelques bonnes choses en sont restées, comme les tribunaux de commerce. Mais, hélas! si l'on veut savoir combien les lois sont le contraire des mœurs, il faut lire les lois de ce temps. Elles proclament la suppression des confréries au moment où celles-ci s'organisaient militairement et de la manière la plus meurtrière, au moment où elles se liaient, se groupaient, créaient les lignes provinciales qui finirent par former la Ligue.

Dans chaque province, en Gascogne d'abord, en Guienne, bientôt sous les Guises en Champagne, un gouvernement se fait à côté du gouvernement. Qu'opposait à cela la profonde politique Catherine? Elle pensait décomposer tout. Dans un perpétuel voyage, elle croyait neutraliser par l'influence de cour ces influences fanatiques. Elle voulait travailler la noblesse, l'amuser, la séduire. Son principal moyen, s'il faut le dire, c'étaient les filles de la reine, cent cinquante nobles demoiselles, ce galant monastère qu'elle menait et étalait partout. Toutes maintenant fort catholiques, très-exactement confessées. Point de scandales, peu de grossesse. On chassait celle qui devenait grosse.

Tout cela apparut d'abord dans l'expédition que l'on fit pour reprendre le Havre aux Anglais. La reine y mena en laisse Condé et force protestants. Le petit homme tant joli suivait mademoiselle de Limeuil, qui en revint enceinte. Il réussit à chasser ses amis, à irriter Élisabeth, à diviser le parti protestant. Il se croyait au retour lieutenant général du royaume, quasi-tuteur du roi enfant. Mais celui-ci se déclara majeur. L'Hôpital couvrit cette farce d'un discours grave. Pour que les protestants n'osassent réclamer, on leur lança les Guises, qui portèrent contre Coligny une solennelle accusation de meurtre. Dupés, moqués, les protestants, loin d'oser accuser, furent assez occupés à se défendre eux-mêmes. Comme parti, ils semblaient dissous. Leur chef, Condé, servait de secrétaire à la reine mère. Elle lui faisait écrire en Allemagne que tout allait au mieux. Elle se chargeait de le remarier, l'amusait de l'idée d'épouser Marie Stuart, d'autres princesses encore. La riche veuve de Saint-André, qui croyait l'épouser, lui donna le château de Saint-Valéry; il épousa une autre femme et ne rendit pas le présent.

L'Église protestante avait cessé de lui payer sa contribution secrète, et l'envoyait à Coligny. Mais l'amiral savait que, si l'on reprenait les armes, la noblesse voudrait Condé pour chef, et, pour le retenir, lui faisait part sur cet argent.

Les protestants s'étant isolés de l'Angleterre, on osait tout contre eux. La paix leur était meurtrière: c'était la paix aux assassins, la guerre aux désarmés. Impunité complète des violences. Ici un ministre pendu par un gouvernement de province. Là des noyades populaires, des morts violemment déterrés, des femmes accouchées de deux jours qu'on arrache du lit; je ne sais combien d'excès bizarres et de fantaisies de fureur.

Les impatients, Montluc, par exemple, voulaient qu'on en finît. D'une part, ils s'entendaient avec l'Espagne pour enlever Jeanne d'Albret et livrer le Béarn. D'autre part, Montluc envoyait à la reine un homme d'exécution, le Gascon Charry devait prendre le commandement de la seconde garde que le parti donnait au roi, encourager Paris à un grand coup de main. Les deux frères, Coligny et Dandelot, étaient à la cour, et peu accompagnés. Mais Charry était incapable de bien mener la chose. Il se mit follement à insulter Dandelot. Non-seulement il dit qu'il se moquait de son titre de colonel général de l'infanterie, mais il lui marcha presque sur les pieds dans l'escalier du Louvre.

Les deux frères avaient avec eux, entre autres hommes violents, un fameux chef de bande, le Provençal Mouvans, celui qui avec quarante hommes avait combattu des armées. Mouvans n'endura pas la chose. Il frappa un coup imprévu, qui stupéfia la grande ville. Avec un Poitevin dont Charry avait tué le frère, Mouvans va s'établir à attendre Charry chez un armurier du pont Saint-Michel. Le Gascon montant fièrement le pont avec les siens, ils lui barrent le passage. «Souviens-toi,» dit le Poitevin; et il lui passe l'épée au travers du corps. Charry dégaîna-t-il? on ne le sait, mais il fut tué, et un autre. Mouvans alors et son Poitevin s'en allèrent lentement devant la foule par le long quai des Augustins, et personne n'osa les poursuivre.

L'amiral et son frère étaient près de la reine quand on lui dit la chose. Leur gravité n'en fut pas dérangée. Dandelot dit ne rien savoir et ne fit nulle attention aux criailleries de la garde, «en ayant vu bien d'autres.»

Le catholique Brantôme admire le coup et dit «que l'affaire fut très-bien menée.» Paris ne bougea pas. L'audace intimida la force. La reine mère seule en fit grand bruit, et elle en prit prétexte pour expliquer son brusque changement et sa haine nouvelle du protestantisme.

Les protestants, assassinés partout, ayant partout contre eux et l'autorité et les foules, recouraient à l'audace, à l'épée, à des coups violents qui envenimaient encore les haines.

Celle des Guises fut fort irritée par une romanesque aventure du frère de Coligny. Une grande dame de Lorraine, née princesse de Salm et veuve du seigneur d'Assenleville, jura qu'elle n'aurait d'époux que Dandelot. Tous les siens, fervents catholiques, s'y opposèrent en vain. En vain on lui montra que, ses terres étant sous les murs de Nancy, c'est-à-dire dans les mains du duc de Lorraine et des Guises, elle ne pouvait même faire la noce qu'au hasard d'une bataille. Rien ne la détourna.

Dandelot, sommé de venir pour cette agréable aventure en pays ennemi, prit avec lui cent hommes déterminés, et quoiqu'il sût que tous les Guises fussent justement alors chez le duc, il arrive à Nancy. On lui refuse l'entrée par trois fois. Il ne s'arrête pas moins dans le faubourg, y rafraîchit ses cavaliers. Puis, en plein jour et à grand bruit, la cavalcade s'en va au château de la dame. Au pont-levis, tous tirent leurs arquebuses. De quoi tremblèrent les vitres des Guises, qui étaient en face, à peine séparés par une rivière. Et leurs cœurs en frémirent. Le cardinal gémit. Le petit Guise (il avait quatorze ans) dit: «Si j'avais une arquebuse, pour tirer ces vilains!...»

Cependant trois jours et trois nuits on fit la fête, bruyante et gaie, plus que le temps ne le voulait, pour faire rage aux voisins. Puis madame Dandelot, montant en croupe derrière son héros, et disant adieu à ses biens, le suivit, fière et pauvre aux hasards de la guerre civile.

CHAPITRE XVIII
LE DUC D'ALBE.—LA SECONDE GUERRE CIVILE
1564-1567

À la fin de décembre 1563, le duc d'Albe, sur l'ordre de son maître, lui écrit les deux lettres dont nous avons parlé. Consultation en règle sur la politique espagnole (dissimuler, puis leur couper la tête).

Dès janvier 1564, l'effet en est sensible. Philippe II donne congé aux modérés, autorise le cardinal Granvelle «à aller voir sa mère.»

Le duc d'Albe emportera tout. Il suffit de le voir dans les portraits et dans les documents pour comprendre son ascendant. C'est un vrai Espagnol, non un métis bâtard comme son maître. C'est un médiocre génie, mais fort par la netteté du parti pris, par la simplicité des vues et par la passion. Il se caractérise disant, au sujet des demandes des grands des Pays-Bas: »Je contiens mes pensées; car telle est ma fureur qu'on pourrait l'appeler frénésie

Le duc d'Albe est adoré des moines. D'en haut, d'en bas, ils l'aident. Au grand inquisiteur Pie IV succède le grand inquisiteur Pie V, le pape de la Saint-Barthélemy, qui, toute sa vie, la prépara, quoiqu'il n'ait pu la voir. Les lettres de Pie V aux souverains se résument en un mot (le mot qu'il dit aussi aux soldats qu'il envoie en France): «Tuez tout.» C'est lui qui tout à l'heure négociera l'assassinat d'Élisabeth.

Mais ce qui n'aide pas moins le duc d'Albe, ce sont les rapports de police qui viennent des Pays-Bas, les furieuses délations des inquisiteurs de bas étage qu'on envoie à Philippe II. Ce profond politique reçoit, lit tout cela. Espions et contre-espions, police contre police, c'est toute sa science. Il n'a foi qu'aux derniers des hommes. Lisez (coll. Gachard) la longue liste de ces coquins. Le premier à qui il remet l'inquisition des Pays-Bas, un Van der Hulst, plus tard est condamné comme faussaire. Chez sa sœur Marguerite, si fidèle et si dépendante, un ministre lui sert d'espion. Un grand seigneur espionne les chevaliers de la Toison d'or, etc.

Le mieux venu de ces espions, c'est naturellement le plus menteur, le plus atroce et le plus fou, un frère Lorenzo, Andalous, d'une verve furieuse, affreux Figaro de massacre, qui se joue de cette imagination malade par cent contes insensés.

J'ai sous les yeux un excellent dessin qui donne le vrai Philippe II (Panthéon). Figure péniblement grimée d'un commis soupçonneux, prisonnier volontaire, qui, dans sa vie de cul-de-jatte, ne voyant le monde qu'à travers sa paperasserie, sera constamment dupe à force de défiance. Figure pleine de mauvais rêves, cruellement imaginative! Il ira loin! On lui fera tout croire.

Le contre-coup de l'Espagne se sent en France. Dès février 1564, Philippe II y agit comme aux Pays-Bas. Une ambassade impérieuse enjoint à Charles IX d'accepter les décrets du concile de Trente et de révoquer les grâces octroyées aux rebelles.

Réponse vague. Mais on obéit. La mère et le fils se mettent en route pour la frontière d'Espagne, voyageant lentement, constatant sur la route leur bonne volonté catholique. Le jeune roi trace des citadelles pour contenir les villes et maîtriser les protestants. En deux édits (de Lyon et Roussillon), on interdit aux gentilshommes de recevoir personne à leurs prêches de châteaux. Défense aux protestants de faire des collectes, d'assembler des synodes. On les annule comme parti et comme résistance. C'était les livrer désarmés aux catholiques qui armaient.

La reine mère, qui parlait à merveille, expliquait sur la route aux envoyés du pape et des princes italiens la beauté de son plan pour amortir le calvinisme et l'exterminer tout doucement. L'Espagne était plus impatiente. Pendant que Philippe II envoie le duc d'Albe à Bayonne avec sa jeune femme Élisabeth pour animer Catherine, il reçoit à Madrid le crédule comte d'Egmont, par lequel il espère tromper les Flamands. Les faveurs pécuniaires que demande ce grand seigneur lui sont toutes accordées. Il part ravi de cet accueil, si charmé de l'Espagne, qu'il trouve gaies, riantes, les bâtisses de l'Escurial. Pauvre tête, ébranlée déjà, et qui ne tient guère aux épaules (avril 1565).

Son bourreau, le duc d'Albe, est à Bayonne (juin) pour endoctriner Catherine. On sait son mot brutal: «Un bon saumon vaut cent grenouilles.» C'est la traduction du mot que j'ai cité: «Couper la tête aux grands.»

La nouveauté du jour, les bergeries espagnoles qui succédaient aux Amadis, les idylles de Boscan et de Montemayor, imitées par Ronsard, charmèrent l'entrevue de Bayonne. Les chants des nymphes et des bergères couvrirent l'entretien à voix basse de Catherine et du duc d'Albe, discutant la Saint-Barthélemy.

La seule objection de Catherine, c'est que les choses n'étaient pas assez mûres. Condé semblait perdu. Il fallait perdre Coligny, le montrer faible et versatile; c'est ce qu'on essaye à Moulins. Le roi ordonne une réconciliation. L'amiral, sommé au nom de la paix, au nom de l'Évangile, ne peut reculer. Il lui faut embrasser les Lorrains. Mais le jeune Henri de Guise n'embrasse pas. Deux choses à la fois sont atteintes. Coligny est affaibli dans l'opinion, et la vengeance est réservée.

La France suivait l'Espagne pas à pas. Philippe II, si impatient, est obligé encore cette année, 1566, de ruser, de mentir. Sa lettre du 12 août à Rome explique parfaitement sa pensée. C'est l'exemple le plus illustre que donne l'histoire du distinguo casuistique et de la restriction mentale. Il promet le pardon aux Pays-Bas, c'est vrai, mais le pardon du roi d'Espagne, et non pas le pardon de Dieu. Le roi rassure, apaise, tranquillise. Mais cela n'empêche pas que Dieu, par le duc d'Albe, ne ramasse une grosse armée de toute nation, et ne la mène au sac des Pays-Bas. C'est Dieu encore, et non le roi, qui tout à l'heure surprend ces Flamands pardonnés, et coupe le cou à vingt mille hommes sur les places d'Anvers et Bruxelles. Le pape Pie V en pleure de joie.

Quand cette armée du duc d'Albe, cette horrible Babel, de bourreaux espagnols et de sodomites italiens, passa les Alpes, rasa Genève et côtoya la France, il y eut partout une grande terreur. Les protestants couvrirent Genève, et trouvèrent bon que Catherine levât des Suisses pour se garder du duc d'Albe. Mais ces Suisses n'allèrent pas au nord; ils restèrent au centre, et l'on vit qu'ils allaient au contraire servir contre les protestants (août 1567).

Quatre années de cette funeste paix avaient bien empiré la situation de ceux-ci. Les villes n'avaient plus de prêches, et, sous la terreur des confréries, elles n'osaient aller aux prêches des châteaux. Les châteaux solitaires n'étaient plus une protection. On allait donc, dans la guerre qui s'ouvrait, avoir à traîner des familles, des dames délicates, des nourrissons au sein. Guerroyer avec ce cortége dans ces rudes campagnes d'hiver, où le ciel même faisait la guerre, pluie, neige et glaces, âpres frimas, où la jeune famille n'aurait plus de foyer, de toit, que le manteau des mères?

Tous aussi portaient tête basse aux réunions qu'on fit chez l'amiral. Celui-ci avait jusque-là retenu et calmé les autres. Et, cette fois encore, il établit que le plan de la première guerre ne ferait rien et perdrait tout. Que faire donc? Le plus prudent devint le plus audacieux. Il proposa... de s'emparer du roi.

On a brûlé le livre (inestimable, regrettable à jamais) où Coligny racontait cette histoire. Mais nous avons son testament. Il y jure devant Dieu qu'il n'a jamais agi par haine ni ambition, jamais agi contre le roi.

Je crois qu'il fut très-éloigné des vues secrètes de ceux qui eussent voulu donner la couronne à Condé, et qui lui frappaient des médailles, avec ce mot: Roi des fidèles.

Je crois qu'à son insu ce grand homme, de plus en plus, profitait des leçons de Knox et des exemples de l'Écosse; que, dans son cœur, le droit et la justice, la pitié de tant de malheurs, introduisaient, fondaient les doctrines de la résistance; que la royauté, représentée par la vieille Florentine, avec son troupeau de filles, les Gondi, les Birague, les empoisonneurs italiens, que la royauté, dis-je, lui semblait moins sacrée; qu'enfin, en lui, comme en bien d'autres, croissait la pensée du Contr'un.

Bible ou antiquité, Brutus contre César, ou Élie contre Achab, peu importait la route. Mais, par l'une ou par l'autre, les hommes les plus graves y marchaient.

L'héroïque petit livre du jeune La Boétie, Bible républicaine du temps, le Contr'un, tant loué, admiré de Montaigne, avait été écrit vers 1549 et ne fut imprimé qu'en 1576. Mais son esprit courait partout.

La seule difficulté pour prendre le roi, qui n'avait pas encore ses Suisses, c'était de garder le secret. Il fallait pourtant mander d'avance la noblesse éloignée et lui donner le temps. La cour fut avertie. Un des Montmorency fut envoyé chez Coligny à Châtillon, et le trouva en bon ménager, qui faisait ses vendanges. On se rassura; le connétable se moquait des donneurs d'avis; et si obstinément, que l'on fut presque pris. Les Suisses arriveraient-ils à temps? il fallait gagner quelques heures. Les Montmorency y servirent. Le connétable avait deux fois jadis sauvé Guise et perdu la France. Son fils aîné rendit le même service. Lié naguère avec les protestants, mais alors refroidi et brouillé même avec Condé, il l'amusa, lui fit perdre le temps. Les Suisses arrivent. Le roi se met au milieu de leurs lances.

Que pouvait la cavalerie contre ce bataillon massif? escarmoucher, tirer des coups de pistolet. Grand étonnement du jeune roi, et fureur incroyable, qu'on tirât là où il était! Il s'élança plusieurs fois, le poing fermé, au premier rang. De moment en moment, les protestants pouvaient être joints par des renforts et écraser les Suisses. Le connétable escamota le roi, le déroba du bataillon, par un sentier le mit droit à Paris. Il arriva affamé, harassé, furieux de cette idée: qu'il avait fui!

Les protestants avaient deux mille hommes; le connétable, dix mille déjà, et il attendait un secours espagnol. Il avait cette énorme ville, fort dévouée, qui lui fit une armée de plus. Les deux mille eurent la témérité de l'assiéger, brûlant tous les moulins, coupant les arrivages.

Tel était le mépris des deux mille pour les cinq cent mille, que, recevant le renfort des protestants normands, ils ne daignèrent les garder avec eux; ils les envoyèrent loin de Saint-Denis, où ils étaient, pour affamer la ville de l'autre côté.

Malgré les Parisiens, le connétable s'obstinait à attendre les Espagnols et à parlementer. Cette fois, Coligny ne demandait plus les conditions d'Amboise, mais l'universelle liberté de culte sans distinction de lieux ni de personnes, l'admission égale aux emplois, la réduction des impôts, enfin, ce qui contenait tout, les États généraux.

Vigueur indestructible de la révolution. Tellement diminuée de nombre, elle croissait d'exigence, elle devenait politique, faisait appel au peuple.

Le connétable recula de surprise. Mais la plupart des protestants ne soutenaient pas Coligny; ils se seraient contentés de la liberté du culte, ne voyant pas qu'on ne l'a guère sans la liberté politique. Ils s'y réduisirent et n'eurent rien. Paris leur offrit la bataille (10 novembre 1567).

Un envoyé des Turcs, qui se mit sur Montmartre pour bien voir l'action, fut stupéfait de l'audace des protestants. Quinze cents cavaliers, douze cents fantassins, c'était tout contre vingt mille hommes. Notez, dans les vingt mille, six mille excellents soldats suisses et force artillerie, une grosse cavalerie des meilleures compagnies des gens d'armes. Les protestants, au contraire, étaient généralement une cavalerie légère; la moitié n'avait pas d'armures, «suivant les drapeaux pour leur sûreté, remplissant les rangs avec la casaque blanche et le pistolet.»

Le connétable, fort en colère contre les Parisiens qui le forçaient de combattre, les mit au premier rang. C'était un gros corps de bourgeois galonnés d'or, couverts d'armes étincelantes. Troupe superbe, mais peu sûre, et qui, reculant en désordre, devait troubler les Suisses, qu'il mit derrière.

Les protestants étaient en blanc. Le Turc, qui les voyait si peu nombreux charger ces profonds bataillons, dit: «Si Sa Hautesse avait ces blancs, elle ferait le tour du monde, et rien ne tiendrait devant elle.»

Leurs charges, préparées par le feu de quelques excellents arquebusiers, furent menées avec une vaillance désespérée par Condé et par Coligny. L'Écossais Robert Stuart, cruellement torturé jadis, chercha le connétable, fondit sur le vieillard, qui se défendit bien et lui brisa trois dents. Mais Stuart lui cassa les reins. Anne de Montmorency meurt à soixante-quinze ans. Depuis cinquante, il encombrait l'histoire d'une fausse importance, toujours fatale à son pays.

Ses fils rétablirent la bataille. La nuit venait. Les protestants se retirèrent, mais n'allèrent pas bien loin. Coligny les ramena le lendemain à la même place et brûla La Chapelle.

Les âmes pieuses avaient espéré un miracle. Il y en eut un. Ce fut l'audace des protestants et l'immobilité de Paris.

La royauté avait étonnamment pâli, et par la fuite de Meaux, et par le siége. «Une mouche assiégeait l'éléphant.»

C'est alors, je crois, que se place la conversation que Capilupi rapporte à 1568, entre Catherine et le nonce: «Qu'elle et Sa Majesté n'avaient rien plus à cœur que d'attraper un jour l'amiral et ses adhérents et d'en faire une boucherie mémorable à jamais.»

Autre conversation de la reine avec l'ambassadeur de Venise: «Que, revenant de Bayonne, elle avait lu à Carcassonne une chronique manuscrite de Blanche de Castille et des grands de ce temps, qui, réunis aux Albigeois, appelèrent contre la régente le secours de Pierre d'Aragon, que cette bonne reine fit la paix et sut les désarmer, puis les châtia selon leurs mérites.»

CHAPITRE XIX
—SUITE—
CONQUÊTE DE LA LIBERTÉ RELIGIEUSE
1568-1570

Pie V et Philippe II, l'inflexible grandeur du parti catholique, l'idéal du pape et du roi, au point de vue de l'inquisition, voilà ce que présente ce moment mémorable (1568).

La place de Bruxelles et d'Anvers montre les échafauds du duc d'Albe, et l'Escurial achevé, de ses grises murailles, dérobe à l'Europe effrayée le supplice inconnu de don Carlos.

Cruelles, implacables justices! Mais Philippe II les avait annoncées dès son avénement. En livrant à l'inquisition son bras droit, son maître et son guide, l'archevêque de Tolède (1559), il avait dit: «Si j'ai du sang hérétique, moi-même je donnerai mon sang.»

Cela est neuf, grand et terrible. Le ciel catholique sur la terre. Dieu a donné son fils, et Philippe II en fait autant.

Le 24 janvier 1568, il écrit au pape: «En reconnaissance des bienfaits de Dieu, j'ai préféré le salut de la religion à mon propre sang et sacrifié ma chair et mon unique fils.» Que devint don Carlos? Les historiens espagnols assurent qu'il mourut naturellement.

Toute la vie de Philippe II parut un sacrifice. Renfermé nuit et jour, ne voyant rien que ses papiers, ne présidant pas même son conseil, ne communiquant jamais que par écrit, vit-il réellement? On en douterait, sans les notes de sa grosse écriture qu'on trouve sur les dépêches. Cependant ce fantôme a une femme, une jeune Française, qui se meurt de mélancolie.

Madrid, sur sa plate plaine grise, était trop gaie encore. Dans un paysage sinistre, propre aux gibets ou à l'assassinat, parmi des rochers désolés, s'est élevée en dix ans la maison de plaisance du roi d'Espagne, l'Escurial, palais, monastère et sépulcre, où il doit s'enterrer vivant. Ses hauts murs de granit, surplombant des cloîtres étroits, des fontaines sans eau et des jardins sans arbres, ont déjà étonné, en 1565, le comte d'Egmont. C'est de là que Philippe II, en 1568, écrit lettre sur lettre pour hâter le supplice du comte. Le duc d'Albe répond (13 avril) qu'il ne peut pas aller plus vite, qu'il faut bien, pour l'honneur du roi, quelque forme de justice. Mais, le soir du même jour, craignant en bon courtisan d'avoir mécontenté le roi, il écrit que la semaine sainte fait un peu retarder les exécutions; on n'y perdra rien; il coupera, après Pâques, huit cents têtes pour commencer (Gach. Phil. II, p. 23).

Dans cette sévérité terrible, une chose me frappe. Ce roi, ce père, cet inflexible juge, à qui remet-il la garde de l'agonisant don Carlos? à son ami. Quoi! il a un ami? Je veux dire un ministre immuable dans la faveur. D'autres s'élèvent et tombent. L'heureux Ruy Gomez subsiste et surnage toujours. Dans un monde mystérieux où tout est ténèbres et silence, ce seul mystère m'étonne. Dix ans encore, j'en serai éclairé.

La femme de Gomez, intrépide et cynique, avec son audace espagnole, nous dira hardiment la longue patience de son discret époux. Entre Gomez et Philippe II, elle prend, dans son mortel ennui, le jeune Antonio Perez, c'est-à-dire l'indiscrétion même, la publicité et le bruit. Étouffons vite ce Perez; brisé, étranglé, torturé, qu'il disparaisse. Mais non, il fuit, il crie, éclate; des peuples entiers sont pour lui... Spectacle épouvantable! le voilà un moment presque roi d'Aragon!... Et ce maître du monde n'en peut venir à bout; loin de là, c'est lui qui est pris dans ces assassins maladroits, qui poursuivent Perez jusqu'aux pieds d'Henri IV.

Tout cela est loin encore. Mais la débâcle morale du parti des saints commence dès 1568, la grande année du duc d'Albe, par la chute de la bien-aimée des papes, de la nièce des Guises, de Marie Stuart. C'est le premier procès des rois avant Charles Ier et Louis XVI.

Une double enquête la dévoile. Et ses défenseurs mêmes constatent l'épouvantable chute.

La poétique héroïne des plus beaux vers qu'ait faits Ronsard, l'intrépide amazone qui vient de vaincre ses sujets, perd tout à coup ses masques. Et cette fille publique, que vous voyez traînée à pied par les soldats dans les rues d'Édimbourg, c'est elle... Convaincue en Écosse et convaincue en Angleterre, elle est connue et vue de part en part.

Vraie scène du Jugement dernier. Une vie entière apparaît, précipitée en quatre ans à l'abîme; de l'amour à la galanterie, au libertinage, à l'assassinat! Un agent catholique, un valet italien qu'elle fait ministre, la marie au jeune Darnley, puis la prend pour lui-même.

Elle tombe plus bas. Stimulée d'un démon femelle, d'une sorcière obscène et lubrique, elle est prise, domptée par le galant de la sorcière, un assassin, le borgne Bothwel, qui la réduit jusqu'à la faire son compère dans l'assassinat. Le borgne, pour attirer le mari à son abattoir, lui dépêche la reine. Dans son infâme obéissance, celle-ci, deux fois prostituée, caresse ce mari crédule, et se livre à lui le matin pour qu'il soit étranglé le soir.

Holyrood est connu. L'Escurial, le Louvre le seront en leur temps. Ce dernier nous offre déjà une première lueur du jour qui va se faire.

Un conseil italien s'est formé autour de la reine mère: l'aimable Florentin Gondi, que la Saint-Barthélemy fit duc de Retz, le sage président Birague, qui sera chancelier de France, le violent Gonzague, fils du duc de Mantoue, et, par son mariage, duc de Nevers.

Catherine est bonne mère, mais d'un seul fils.

Non pas de Charles IX, mais du second, Henri d'Anjou, le seul qui lui ressemble.

Elle n'aimait pas Charles IX. Il l'inquiétait et lui faisait peur. Né furieux, il avait des moments de sincérité. Mais elle se reconnaissait, se mirait dans le duc d'Anjou, pur Italien, né femme, avec beaucoup d'esprit, une absence étonnante de cœur. Tout d'abord, il fut au niveau de sa mère en corruption. Les parures féminines lui plaisaient seules, bagues, pendants d'oreilles et bracelets. Il passait sa journée à taquiner les filles de la reine, leur faire des niches, leur tirer les oreilles. Charles IX s'usait à la chasse dans les plus violents exercices. Et Henri s'usait de mollesse; il fut fini à vingt-cinq ans. Après deux minutes d'amour il se mettait trois jours au lit.

À seize ans, cependant, il avait une fleur d'esprit, de grâce, d'audace et de malice. J'entends de noire malice, et du plus perfide chat. Son début fut l'assassinat du chef des protestants. Sa fin, l'assassinat du chef des catholiques. Il est le principal auteur de la Saint-Barthélemy. Elle sortit surtout de la fatale concurrence de Henri d'Anjou et Henri de Guise. Tous les deux finirent mal, et le trône passa à Henri de Navarre.

La question revenait dans cette misérable France idolâtrique à savoir qui des trois petits garçons deviendrait le héros. De trois côtés on travaillait.

Le héros, François de Guise, était mort à Orléans. Et l'homme officiel d'un demi-siècle, le connétable, était mort à Saint-Denis. Qui leur succéderait?

Nous avons dit comment la maison de Lorraine bâtissait dans l'opinion, échafaudait Henri de Guise. On lui avait fait faire une campagne contre les Turcs, une solennelle entrée à Paris. Laquelle entrée fut fort troublée, le gouverneur ayant soutenu qu'on ne pouvait entrer en armes, ayant même tiré sur les Guises. Le petit héros n'en montait pas moins par les soins habiles du clergé, par la publicité du temps, le sermon et les bavardages de confessionnal, de couvent et de sacristie.

La reine mère à ce héros se hâtait d'opposer le sien. À seize ans, elle lui fait remplacer le vieux connétable comme lieutenant du roi. Elle le montre et le présente comme chef au parti catholique. Elle lui donne, pour conduire les armées, deux mentors. Tavannes et Strozzi, hommes d'énergie, d'exécution, qui, avec les secours d'Espagne, vont lui arranger des victoires.

Plan redoutable. À qui surtout? aux Guises, mais encore plus à Charles IX. Il objecte, il résiste. Mais on l'entoure habilement. La majesté du trône le contraint de se réserver.

C'est le commencement d'une sorte de conspiration de la mère contre le fils, qui fit croire à la fin qu'elle avait pu l'empoisonner. Selon nous, elle a fait bien plus!

L'héroïque petite armée des protestants, en novembre et décembre 1567, suivie du duc d'Anjou, deux fois plus fort, marchait à la rencontre d'un secours d'Allemagne, dans les profondes boues, sans toit, sans repos, sans argent, vivant des rançons des villages et de contributions forcées. Les luthériens allemands étaient pour Catherine. Le seul électeur palatin secourt nos calvinistes. Les reîtres joints (4 janvier), autre difficulté. Ils n'ont suivi le palatin que sur promesse de toucher, dès l'entrée, trois cent mille écus d'or. Nos protestants se dépouillent, donnent le dernier fond de leur poche; chers bijoux de famille, anneaux de mariage, tout y passe; les valets mêmes furent admirables de générosité.

Mais, même avec les Allemands, ils étaient faibles encore devant l'armée catholique, grossie de Suisses et d'Italiens du pape. Ils vont pourtant à travers le royaume, traversent tout le centre, et tout à coup tombent sur Chartres. La Rochelle se déclare pour eux, et, avec elle, un monde de marins, de corsaires, qui font la course sur l'Espagne. La république protestante hypothèque son budget sur les galions de Philippe II.

Placés audacieusement entre Chartres qu'ils assiégent et la masse catholique, n'étant que trente mille contre quarante cinq mille, les protestants demandent la bataille. On leur donne la paix. Coup fatal. C'était les dissoudre.

Ce mot de paix fait fondre comme une neige l'armée protestante. Ces pauvres gens, à l'idée seule de la maison, du toit et du foyer, vaincus de cœur, aveuglés de leurs larmes, lisent à peine le traité. Toute promesse et nulle garantie. La liberté, sans force ni défense, sans place de sûreté. Le roi promet de solder leurs Allemands et de les renvoyer chez eux (25 mars 1568, Longjumeau).

Pie V et Philippe II furent indignés. À tort. Le conseil italien et Catherine suivaient le mot du nonce: «Les prendre désarmés.»

Un fait suffit pour dire quelle paix ce fut. Le gentilhomme qui l'apporte à Toulouse, au nom du roi, est pris, et le Parlement trouve moyen de lui couper la tête. Cent huguenots sont massacrés à Amiens, cent cinquante à Auxerre, trente à Fréjus avec René de Savoie, etc. Les confréries déclarent que, si le roi empêchait le massacre, on le tondrait, on en ferait un moine, et l'on ferait un autre roi.

Un autre? Henri d'Anjou? ou bien Henri de Guise?

Condé et Coligny étaient à Noyers en Bourgogne pour conférer de leurs dangers. Tavannes, gouverneur de Bourgogne, reçoit ordre de les saisir. Ordre verbal, qu'apporte un quidam italien, envoyé de Birague. On voulait que Tavannes se lançât et prît tout sur lui. Il se garda bien de le faire. Condé et Coligny sont avertis et partent à la pointe du jour (24 août 1568).

Coligny venait de perdre son admirable femme, tendre et pieuse, un cœur plein de pitié. En deuil, il traînait quatre enfants. Condé en avait aussi quatre, et la princesse était enceinte. Madame Dandelot portait un enfant dans les bras. Point d'escorte que leur maison, une centaine de cavaliers. Le refuge était la Rochelle, à cent cinquante lieues.

Fuir de Bourgogne à l'Océan, passer les fleuves, éviter les troupes et les villes, c'était un voyage improbable. Il se fit par miracle. La Loire baissa pour les laisser passer, grossit pour arrêter ceux qui les poursuivaient.

Les preneurs y furent pris. Ils comptaient sur le guet-apens, n'avaient rien préparé. L'Ouest se déclare protestant, et bientôt le Midi, la Provence et le Dauphiné, les bandes de Mouvans et de Montbrun. Coligny signe à la Rochelle un traité avec les Nassau. Il tire d'Élisabeth de l'argent, des canons. Il établit le droit des prises; les corsaires donneront le dixième à la cause. Il entreprend la vente des biens ecclésiastiques. Il crée des commissaires des vivres. C'est par là, dit la Noue, qu'il commençait toujours l'armée, disant cette parole originale: «Formons ce monstre par le ventre.»

Il projetait un mouvement hardi qui, le reportant vers la Haute-Loire, l'eût rapproché en même temps et des Allemands qui lui venaient de l'Est et de ses renforts du Midi. Les catholiques le prévinrent à Jarnac (13 mars 1569). Les protestants, fort mal disciplinés, venant au combat un à un, y perdirent quatre cents hommes. On eût parlé à peine de cette rencontre si Condé n'y avait péri.

Le matin, le duc d'Anjou, ayant communié, recommanda l'assassinat.

On a vu Saint-André, Montmorency, cherchés et tués par leurs ennemis personnels. L'assassin de Condé fut Montesquiou, capitaine des gardes du duc d'Anjou. Condé, blessé la veille d'une chute, et le jour même ayant la jambe brisée d'un coup de pied de cheval (l'os lui perçait la botte), sans tenir compte de cette vive douleur, avait chargé intrépidement, avec la belle parole que portait son drapeau: «Doux le péril pour Christ et le pays!» Enveloppé dans les masses profondes de la cavalerie ennemie, il tomba sous son cheval tué, et Montesquiou vint par derrière qui lui cassa la tête.

On vit alors ce que c'était que le duc d'Anjou. Ce vainqueur de dix-sept ans que l'habileté de Tavannes avait pu masquer d'héroïsme, parut déjà ce qu'il était, la boue, la lie du temps. Il montra cette joie furieuse, insultante, qu'on ne voit qu'aux lâches. Il fit porter le corps par une ânesse, tête et jambes pendantes. Tout le jour, sur une pierre, devant l'église de Jarnac, resta exposé aux risées le corps du pauvre petit homme, si brave, mais léger, toujours fatal aux siens... Et pourtant ce fut un Français.

Sa mort eût fortifié le parti protestant, dès lors conduit par Coligny, s'il n'eût fallu encore un prince. Si fortes étaient les habitudes monarchiques. Jeanne d'Albret amena à point son petit Henri de Navarre. La sainteté enthousiaste, l'émotion héroïque de la mère, enleva tous les cœurs et les donna au fils.

L'interrègne n'a pas été long. La république protestante épouse le petit Béarnais, enfant douteux, aussi flottant que sa mère était fixe, qui abjurera de temps à autre, selon ses intérêts, et fera de la foi des saints son moyen et son marchepied.

La guerre parut arrêtée brusquement par les discordes intérieures qui travaillaient les deux partis.

La petite cour du duc d'Anjou, ivre de la mort de Condé, pour laquelle Rome, Paris, Madrid, avaient chanté des Te Deum, voulait être payée comptant de sa victoire. Elle exigeait que Charles IX donnât à son frère un apanage, une principauté quasi indépendante. C'était la pensée de Catherine.

Les Lorrains, inquiets, voyant Henri d'Anjou primer décidément et faire oublier leur Henri de Guise, dénonçaient la mère et le fils à Charles IX et au roi d'Espagne. Ils prétendaient qu'Anjou s'entendait avec Coligny. Il en résulta, d'une part, que l'Espagne ne mit nul obstacle au passage des Allemands que le prince d'Orange menait à Coligny, et qui traversèrent tout le royaume. D'autre part, Charles IX, faisant contre sa mère un premier acte d'indépendance, refusa les canons de siége que demandait son frère. Il s'avança même de sa personne jusqu'à Orléans. Il allait prendre le commandement de l'armée. Mais, là, il trouva tout le monde contre lui, les Lorrains aussi bien que sa mère. Spectacle ridicule, un prêtre et une femme, le cardinal de Lorraine et Catherine, dans des intérêts opposés, lui pour Henri de Guise, elle pour Henri d'Anjou, se chargent d'accélérer la guerre.

La guerre s'arrête, et rien ne se fait plus. Henri de Guise essaye d'agir, compromet l'armée, se fait battre. Catherine ne veut pas qu'on agisse et divise les troupes, jusqu'à ce que son duc d'Anjou ait reçu les secours immenses d'Allemands, de Suisses et d'Italiens qu'on lui faisait venir, avec l'argent du pape et des puissances catholiques.

Coligny, d'autre part, fut condamné tout l'été par la noblesse poitevine à assiéger Poitiers, où Guise, poursuivi, s'était réfugié. Fatigués et usés par ce siége inutile, les protestants se trouvent en octobre en face de la grosse armée du duc d'Anjou (Montcontour, 3 octobre 1569). Cette fois, ce fut une vraie bataille, horriblement sanglante. Les Allemands de Coligny l'arrêtèrent court en demandant leur solde au moment de l'attaque. Ils perdirent le moment d'occuper les positions fortes qu'avait désignées Coligny. Ils en furent bien punis. Les Suisses du duc d'Anjou, par vieille jalousie de métier, s'acharnèrent à les massacrer, et les tuèrent jusqu'au dernier. La cavalerie protestante dut porter le faix du combat, cavalerie légère, qui n'avait que le pistolet et de petits chevaux, contre les chevaux de bataille de la grosse gendarmerie, cuirassée, fortement armée. Louis de Nassau y chargea avec l'élan aveugle de Condé. L'amiral même, malgré son âge, dans cette nécessité, agit de sa personne, tua de sa main l'un des rhingraves, protestant mercenaire qui combattait les protestants. Mais l'homme de louage, avant que l'amiral lui brûlât la cervelle, avait eu le temps de le blesser. Une balle perça la joue de Coligny, lui brisa quatre dents; le sang qui emplissait sa bouche et l'étouffait l'arracha du champ de bataille.

Le malheur était grand; la perte pour les protestants était de cinq ou six mille morts, toute leur infanterie allemande. Mais un malheur plus grand, c'était l'apothéose du faux héros, Henri d'Anjou. Une charge excentrique, improbable, de la cavalerie protestante ayant percé au fond de l'armée catholique, le prince, sans blessure, eut son cheval tué sous lui. L'Europe en retentit. Les femmes en raffolèrent. La reine Élisabeth disait en être amoureuse et voulait l'avoir pour mari.

Ce héros menait avec lui l'assassin Maurevert, qui promettait de tuer Coligny. Ne l'ayant pu, Maurevert tua en trahison le gouverneur de Niort, et fut accueilli, caressé, comblé, par le duc d'Anjou.

«L'amiral, dit d'Aubigné, se voyant sur la tête, comme il advient aux capitaines des peuples, le blâme des accidents, le silence de ses mérites, un reste d'armée qui même avant le désastre désespéroit déjà... ce vieillard, pressé de la fièvre, enduroit ces pointures qui lui venoient au rouge, plus cuisantes que sa fâcheuse plaie. Comme on le portoit en une litière, Lestrange, vieux gentilhomme, cheminant en même équipage et blessé, fit avancer sa litière au front de l'autre, et puis, passant la tête à la portière, regarde fixement son chef, et se sépare la larme à l'œil avec ces paroles: Si est-ce que Dieu est très-doux. Là-dessus, ils se disent adieu, bien unis de pensée, sans pouvoir dire davantage.»

Rien ne put briser Coligny. De sa litière, il mène la retraite en bon ordre. Si bien que Tavannes lui-même, le mentor du duc d'Anjou, voyant cette retraite lente, imposante, qui montrait les dents, dit: «Il faut faire la paix.»

Cette situation révéla en effet dans le malheureux capitaine, battu par les fautes des siens, le coup d'œil, l'audace indomptable, l'invention et l'esprit de ressource d'un grand chef de parti.

Il changea le théâtre de la guerre, s'enfonça dans le Midi, s'y promena en long et en large, s'y refit, ramassa une autre armée, d'arquebusiers surtout. Tout au contraire, les catholiques languissent et se consument au siége de Saint-Jean-d'Angély. Le roi y est venu; son frère Anjou s'est retiré. Dès lors, tous les amis de celui-ci, et Catherine elle-même, ont entravé et ralenti les choses, fait désirer la paix. Les propositions royales viennent trouver Coligny à Nîmes. Il les refuse, et déclare à ses troupes que, par le Rhône et la Loire, il entend marcher sur Paris.

Temps singulier, de romanesque audace! Ce prodigieux voyage n'étonne personne. Il se fût accompli, si Coligny n'eût succombé à l'excès des fatigues. Le voilà alité, porté, mal suppléé par Louis de Nassau. Ce torrent d'armes et de guerre qui, du Midi, roulait au Nord, commence à tarir peu à peu. Par une résolution sage et hardie, pour n'être quitté, Coligny les quitte; il déclare qu'il ne garde que sa cavalerie, laisse l'infanterie et les canons. Il va rapidement vers la Loire protestante, qui lui donnera une autre armée. On essayera en vain de lui couper la route.

Deux fois plus forts, les catholiques ne peuvent l'arrêter, ni même le combattre dans les positions qu'il choisit.

Le Poitou, pendant ce temps, avait de nouveau échappé aux catholiques. Coligny, sur la Loire, grossi des protestants du Centre et de l'Ouest, pouvait tenir parole et marcher sur Paris.

La reine mère désirait fort la paix. On en comprend les causes. Non-seulement les ressources manquaient, mais, en s'arrêtant là, elle avait juste ce qu'elle désirait. Son fils chéri restait glorieux, Charles IX effacé. Sa présence à l'armée, son séjour de trois mois au siége de Saint-Jean-d'Angély, semblaient avoir tué le parti catholique. Henri de Guise n'avait paru que pour recevoir un échec. Le bien-aimé Henri d'Anjou gardait tous les lauriers, demeurait le héros de Jarnac et de Montcontour.

Mais Catherine n'obtint cette paix qu'à des conditions très-sévères. Non-seulement Coligny exigea la liberté de conscience pour tous, la liberté du culte pour les villes déjà protestantes, pour les châteaux des protestants, non-seulement l'admission aux emplois, mais une reconnaissance du roi que ceux qui venaient de lui faire la guerre étaient ses très-loyaux sujets. Les Parlements et tribunaux avaient la honte de rayer leurs arrêts.

Le roi, pour garantie de sa parole, laissait pour deux ans quatre places de sûreté, la Rochelle et la mer, la Charité, la clef du centre, Cognac et Montauban, la porte du Midi (Paix de Saint-Germain, 8 août 1570).

Paix glorieuse, s'il en fut jamais, qui semblait fonder la liberté religieuse.

Philippe II et Pie V pouvaient crier. Mais les secours d'Espagne, faibles en 1568, furent nuls en 1570. La cour de France avait à dire, en se soumettant à la paix, qu'elle y était contrainte, l'Espagne l'ayant abandonnée.

CHAPITRE XX
CHARLES IX CONTRE PHILIPPE II
1570-1572

L'écrivain distingué auquel nous devons la publication des Négociations de la France devant le Levant, dit que les lettres de Catherine de Médicis donnent l'idée d'un femme «simple, bonne et presque naïve, qui eut surtout le génie de l'amour maternel et lui dut ses hautes qualités politiques.»

Pour porter sur Catherine un jugement si favorable, il faudrait s'en remettre uniquement à ce qu'elle écrit elle-même. La naïveté apparente de ses lettres, leur grâce incontestable, sont du reste le charme propre à la langue de cour, vers la fin du XVIe siècle. Tandis que les provinciaux, même hommes de génie, un Montaigne, un d'Aubigné, fatiguent par un travail constant, les grandes dames de l'époque, Catherine, Marie Stuart, Marguerite de Valois, écrivent au courant de la plume une langue déjà moderne, agréable et facile, où le peu qu'on trouve de formes antiques semble une aimable naïveté gauloise et donne un faux air de vieille franchise.

Mais le même écrivain se met en contradiction directe avec les actes, quand il ajoute: «On admire la pensée infatigable qui dirige tout le mouvement de cette époque, que les ambassadeurs interrogent comme l'âme de cette politique, devant laquelle s'incline le conseil de Philippe II,» etc. Tout au contraire, on voit que le conseil de Philippe II (le modéré Granvelle comme le violent duc d'Albe) est unanime dans son opinion sur la reine mère, et, loin de s'incliner devant elle, ne la nomme jamais qu'avec mépris.

Ce n'est pas que ces politiques soient tombés dans l'erreur des écrivains protestants qui ont accumulé sur elle tous les crimes de l'époque. Ils la connaissaient mieux, sachant parfaitement qu'elle avait très-peu d'initiative, nulle audace, même pour le mal. Elle suivait les événements au jour le jour, accommodant son indifférence morale, sa parole menteuse et sa dextérité à toute cause qui semblait prévaloir. Ainsi, quoiqu'à la suite, elle influa infiniment. Seule elle était laborieuse, seule avait une plume facile, toujours prête, toujours taillée. À la tête des Laubespin, des Pinart et des Villeroy, et autres secrétaires français, à la tête des Gondi, des Birague et autres secrétaires italiens, il faut placer cette intarissable scribe femelle, Catherine de Médicis. Elle écrivaille toujours. S'il n'y a pas de dépêche à faire, elle se dédommage en écrivant des lettres de politesse, de compliment, de condoléance, même aux simples particuliers; elle sollicite des progrès; elle écrit pour ses bâtiments, pour les petites villas, les casines qu'elle fait ou veut faire. La plus connue est la gentille casine de ses Tuileries, petit palais élégant qu'on ne peut plus retrouver sous les monstrueuses gibbosités et perruques architecturales dont l'a affublé le grand siècle.

Catherine aimait les arts, mais dans le petit. Elle était restée juste à la mesure des petites principautés italiennes.

Elle représentait fort bien, avec une certaine noblesse dans le costume, les fêtes et les bâtiments, une belle tenue de reine mère, que démentaient, d'une part, sa cour équivoque de filles faciles, d'autre part, certaines échappées de paroles qui lui arrivaient à elle-même, des saillies bouffonnes et cyniques qui rappelaient la vulgarité des Médicis, la fausse bonhomie qui n'aida pas peu à l'élévation de ces princes marchands.

Elle n'était jamais plus gaie que quand on lui apportait quelque bonne satire contre elle, amère, outrageante et sale. Elle riait, se tenait les côtes. «Le roi de Navarre et la royne mère étant à la fenestre dans une chambre assez basse, écoutoient deux goujats qui, faisant rostir une oye, chantoient des vilenies contre la royne ................ Et ils maugréyoent de la chienne, tant elle leur faisoit de maux. Le roi de Navarre prenoit congé de la royne pour aller les faire pendre. Mais elle dit par la fenestre: «Hé! que vous a-t-elle fait? Elle est cause que vous rôtissez l'oye.» Puis, se tourne vers le roi de Navarre en riant, et lui dit: «Mon cousin, il ne faut que nos colères descendent là... Ce n'est pas nostre gibier.»

Voilà la véritable Catherine de Médicis, bonne femme, si l'on veut, en ce sens qu'à toute chose elle fut insensible.

Du reste, prête à admettre tout crime utile. Son admirateur Tavannes, qui la justifie assez bien de quelques empoisonnements, lui attribue le meurtre d'un favori de son fils, et même la grande initiative de la mort de Coligny. Il la surfait, je pense, et l'exagère, en lui attribuant l'idée d'une chose si hardie. Elle y consentit, y céda. Mais jamais, sans une pression étrangère et une grande peur, elle n'aurait osé un tel acte.

Elle n'avait pas plus de cœur que de sens, de tempérament. Comme mère, elle appartenait pourtant à la nature, elle était femelle, elle aimait ses petits. Un seul du moins; elle appelait sincèrement et hardiment le duc d'Anjou: «La personne de ce monde qui m'est la plus chère» (Lettre du 1er déc. 1571). Elle était dure pour sa fille Marguerite et pour le duc d'Alençon, fort hypocrite pour l'aîné, le roi Charles.

Il ne tient pas à sa fille Marguerite que nous ne croyions que cette digne reine n'ait eu des révélations prophétiques, «ces avertissements particuliers que Dieu donne aux personnes illustres et rares... Elle ne perdit jamais un de ses enfants qu'elle n'aie vu une fort grande flamme. Et la nouvelle arrivait... Malade à l'extrémité, elle s'écrie, comme si elle eût vu donner la bataille de Jarnac: «Voyez comme ils fuyent! mon fils a la victoire!... Eh! mon Dieu! relevez mon fils, il est par terre!... Voyez-vous dans cette haye le prince de Condé mort!» Ce qui fait tort à ce récit, c'est un mélange de deux faits et de deux époques, de Jarnac et de Montcontour.

Si elle aimait Henri d'Anjou, nous l'avons dit, c'est qu'il était Italien. Elle restait tout Italienne. Elle fit la fortune de son parent, le Florentin Gondi, à qui elle confia Charles IX, la fortune de son cousin, le Florentin Strozzi, qui devint colonel général de l'infanterie. Quand le duc d'Anjou quittait par moment le commandement de l'armée, elle y mettait un Italien, Gonzague, duc de Nevers. Elle correspondait régulièrement avec son cousin Côme de Médicis, duc de Toscane, et ce qui l'indisposait le plus contre Philippe II, c'est qu'il contestait à Côme le titre de grand-duc que lui avait accordé le pape, et qui eût donné le pas aux Médicis sur tous les princes d'Italie.

Nous avons parlé de son confident, le président Birague. De même, quand le Corse Ornano se réfugia en France, elle fit créer la garde corse, remettant aux épées italiennes le corps et la personne du roi, confiés jadis aux Écossais.

Ses lettres montrent partout une Italienne plus que prudente, fort craintive pour ses enfants, qui ménage tout et a peur de tout. Nulle trace de cette profonde dissimulation qui lui eût fait préparer la Saint-Barthélemy pendant tant d'années. On voit, et par ses dépêches confidentielles, et par les plus secrètes instructions données à nos ambassadeurs, que, si elle avait eu cette idée en 1568, elle ne songeait plus alors à rien de pareil. Elle sentait le poids de l'épée protestante et n'espérait plus rien. Jamais elle n'eut l'idée ni le courage d'une révolte contre les faits. Enlevée par les Guises en 1561, elle se résigna, fut quasi catholique. Dominée et vaincue par Coligny en 1570, elle se résigna, fut quasi protestante. Cela dura deux ans.

Toute sa préoccupation, c'était l'intérieur, sa famille, son fils Henri d'Anjou. La guerre semblait l'avoir débarrassé du concurrent Henri de Guise qui, par deux fois, s'était ridiculement avancé, compromis. À la Roche-l'Abeille, il entraîne l'armée, malgré les généraux, se sauve; on fut au moment de tout perdre. Devant Poitiers, il s'obtine à combattre, se sauve, se trouve trop heureux de se réfugier dans la ville. Brave de sa personne, il parut un franc étourdi, parfaitement indigne de son père, indigne du grand rôle de chef des catholiques que saisissait Henri d'Anjou.

La seule inquiétude de Catherine, c'était la jalousie de Charles IX. Elle avait gagné sur lui de lui faire garder, en pleine paix, dans un frère du même âge, un lieutenant général du royaume, un commandant de l'armée, une espèce de maire du palais. Le roi entrevoyait qu'il avait fait un autre roi, et qu'il ne pouvait le défaire, les généraux catholiques étant à lui. Mais, s'il ne pouvait le destituer, il pouvait le tuer. Il en eut l'idée, un peu tard. Déjà son frère l'avait perdu.

Charles IX n'avait personne à lui. Sa mère le tenait isolé. Au contraire Henri d'Anjou. La cour galante, parfumée de ce mignon toujours au lit, et déjà médeciné pour l'épuisement, était pleine d'hommes d'exécution: Tavannes, si sanguinaire à la Saint-Barthélemy; le noir Strozzi qui, en un jour, noya de sang-froid trois cents femmes; Montesquiou, qui avait assassiné Condé, et enfin des assassins de profession, comme Maurevert. Ce prince femme aimait les mâles, et, comme tels, tous ceux qui frappaient.

La vie de Charles IX ne leur eût guère pesé, s'ils n'avaient cru régner sous lui et bientôt hériter. On était sûr qu'il mourrait de bonne heure de quelque accident, blessure, excès ou maladie. Il fut blessé d'un cerf en 1571; son frère un moment se crut roi.

Ce malheureux Charles IX (disons aussi: ce misérable) fut une énigme pour tous et pour lui-même. Son âme trouble était l'image de sa naissance absurde, du moment où son père l'engendra malgré lui d'une femme haïe et méprisée. Il fut un divorce vivant.

Pendant que sa facilité, son éloquence naturelle, son amour des vers et de la musique, eût semblé un reflet de François Ier ou de Marguerite, sa furie d'armes, de chasse, et ses tueries de bêtes (même à coups de bâton) étonnaient, faisaient peur. Il était né baroque, aimait les masques hideux, burlesques, les divertissements périlleux, les tours de force qu'on laisse aux baladins. On a de lui une gageure contre un seigneur, portant qu'en deux ans d'exercice le roi parviendra à baiser son pied. Quoique ses mœurs fussent bonnes (relativement à son frère), il était cynique en paroles, et ce qu'on peut dire polisson. Parfois, dans ses gaietés étranges, il se levait la nuit, faisait lever tout le monde, courait masqué, avec des torches, éveiller en sursaut, prendre au lit quelque jeune seigneur, qu'il faisait sangler ou fouetter lui-même.

Mais plus souvent encore, d'humeur noire et mélancolique. Il s'enfermait, forgeait des armes, battait le fer jusqu'à n'en pouvoir plus. Ou bien, il s'enfonçait dans les grandes forêts, s'épuisait et ne s'arrêtait que quand la fièvre le prenait.

On lui attribue de beaux vers de Ronsard. Moi qui ne crois guère aux vers des rois, je ne suis pas trop éloigné d'accepter ceux de Charles IX. Dans son portrait (fait à seize ans) où son œil furieux est quelque peu loustic, par l'obliquité du regard, il y a pourtant une lueur. Cette âme violente, hautaine, put, par quelque beau jour d'orage, rencontrer et forcer la Muse; la capricieuse qui fuit les sages, se laisse quelquefois surprendre aux fous.

Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,
T'asservit les esprits dont je n'ai que les corps.
Elle t'en rend le maître et te sait introduire
Où le plus fier tyran ne peut avoir d'empire.
Tous deux également nous portons des couronnes,
Mais roi, je les reçois; poète, tu les donnes.

Ce qui est sûr, du reste, c'est qu'il n'eut rien de la bassesse de sa mère, rien des sales amours des Valois, des égouts de son frère Henri. Il aima, et la même. Il l'a aimée jusqu'à la mort.

L'objet de cet unique amour était une demoiselle un peu plus âgée que lui, Marie Touchet, Flamande d'origine, petite-fille par sa mère d'un médecin du roi, et fille d'un juge d'Orléans.

Deux choses avaient force sur lui, la musique et cette calme Flamande. C'est en elle qu'il se réfugia aux deux moments les plus terribles. Le seul enfant qu'il laissa d'elle fut conçu dans le désespoir, au jour où on lui fit dire qu'il avait voulu le massacre. Et peu après, quand il mourut, parmi les ombres et les visions de la Saint-Barthélemy, il la fit venir encore, chercha en elle le suicide, et s'extermina par l'amour.

Revenons. Dans le danger visible où le mettait son frère, Charles IX, quoique demi-fou, fit deux choses qui n'étaient pas folles. Il se maria, et il négocia pour marier son frère et le mettre hors du royaume.

En novembre 1570, Charles IX épousa (malgré la secrète opposition de Philippe II) la fille cadette de l'Empereur, dont Philippe épousait l'aînée.

En janvier, il apprit que la reine d'Angleterre parlait d'épouser le duc d'Anjou.

Cela dérangeait fort les plans de Catherine. Elle écrivit en hâte (2 février) à notre ambassadeur à Londres que son fils Anjou n'en voulait à aucun prix, à cause des mauvaises mœurs d'Élisabeth, qu'elle prit plutôt le plus jeune, Alençon. Mais, le 18, tout change. Catherine récrit qu'Anjou désire infiniment ce mariage. Évidemment elle eut peur du roi Charles. Anjou, s'il refusait, était en grand danger.

Élisabeth envoyait son portrait. Anjou, amoureux malgré lui, fut forcé d'envoyer le sien. Catherine laissait aller les choses, feignait de les hâter; mais elle arrêtait tout par ce mot à l'ambassadeur:

«Faites connaître aux catholiques anglais le bien que ce sera pour eux.» Sûr moyen d'exciter l'inquiétude des protestants et de susciter au mariage des obstacles insurmontables.

Élisabeth était bien haut. Elle tenait sous sa clef la reine d'Écosse, et dominait l'Écosse réellement. Elle avait profité de la ruine des Pays-Bas. Cent mille hommes, et des plus actifs, ouvriers ou marins, avaient fui devant le duc d'Albe. Ceux-ci se firent corsaires, n'eurent plus de patrie que la mer, insaisissables désormais entre la Rochelle et Portsmouth. La course commença contre l'Espagne, par vaisseaux d'abord, puis par flottes (dépêches de Fénelon). Les mines du Mexique se trouvèrent travailler pour Londres. Les galions, attendus à Cadix, entraient à la Rochelle. Contre Anvers ébranlée, contre Rotterdam saccagée, Élisabeth ouvrit à grand bruit la Bourse de Londres (1571), parmi les fanfares prophétiques qui d'avance sonnaient le naufrage de l'Armada.

Philippe II, au contraire, déjà embarrassé, se trouva tout à coup dans une complication nouvelle. Ce fut encore cette fois l'odieux, l'impie, le détesté mahométisme, qui fut le salut de l'Europe.

Le prince d'Orange l'avoue dans ses lettres. C'est la révolte des Maures contre Philippe II qui changea la face des choses. Poussés au désespoir, ils armèrent, fuirent aux montagnes, se firent un roi de leur race. Et, en même temps, les Vénitiens venaient dire au roi d'Espagne que le sultan attaquait Chypre, que les Turcs reprenaient leur immuable plan de conquérir la Méditerranée.

De l'Occident, Philippe fut reporté vers l'Orient. Toute sa pensée fut la formation de la Ligue sainte où entrèrent le pape, Venise, les princes italiens par leurs contributions. Il eût voulu aussi y faire entrer la France qui, dans cette croisade, lui eût été subordonnée.

Charles IX haïssait Philippe II, et pour sa sœur Élisabeth, morte, disait-on, de poison, et surtout pour la préséance que l'Espagne avait prise récemment sur lui et chez le pape et dans l'Empire. Le mépris que les Espagnols faisaient de nous paraissait et en Italie, où ils saisirent Final qui était sous notre protection, et en Amérique, où ils massacrèrent la faible colonie que nous avions à la Floride.

On fut fort étonné quand on vit en décembre 1570 la cordialité avec laquelle Charles IX reçut une grande ambassade de l'Empereur et des princes d'Empire, réclamant pour les protestants. Ceux-ci se rassurèrent et vinrent trouver le roi. L'un des envoyés était le jeune Téligny, et l'autre Lanoue bras de fer. Choix habile; il n'y a jamais eu d'hommes plus aimables, plus estimés. Lanoue fut le Bayard du temps, non moins irréprochable, net entre tous. Dans ces horribles guerres, il garde un cœur de paix, l'immuable cœur du vrai brave. La gaieté innocente de ce bonhomme (dans ses Mémoires) étonne et attendrit; elle dit que la nature, l'humanité, ne sont pas mortes encore.

Le jeune roi fut tout d'abord gagné. Ils lui dirent qu'il avait les Indes à sa portée; que, dans l'embarras de l'Espagne, il n'avait qu'à étendre la main pour prendre les Pays-Bas, qui désiraient d'être pris. Que, pendant que Philippe II était aux mains avec les Turcs, les Rochellois dresseraient le pavillon français en Amérique. Louis de Nassau, déguisé, vint lui dire les mêmes choses, s'offrir et se donner à lui.

Une chose arrêtait Charles IX, c'est que cette belle guerre eût été conduite encore par le duc d'Anjou. La première chose était de le mettre hors de France.

Contre la Ligue du Midi qu'organisait Philippe II, Élisabeth méditait une alliance avec la France. Elle venait de faire sa déclaration au duc d'Anjou. Je ne crois pas qu'elle mentît alors. Elle était femme, et on ne parlait que du prince et de ses deux batailles, de sa grâce et de son esprit, surtout «de sa belle main.» Les semi-catholiques poussaient fort à la chose. Le grand ministre, Burleigh, n'y contredisait pas. Il laissait faire Élisabeth, sachant bien qu'après tout elle était fort prudente, et qu'elle se raviserait. Le Français, moins âgé qu'elle de vingt ans, n'eût épousé la vieille que pour servir de centre au parti catholique, «pour se faire veuf peut-être, pour épouser Marie Stuart.»

Les catholiques déjà écrivaient au duc d'Anjou: «Passez la mer, et ne disputez pas; acceptez toute condition; vous vous trouverez ici bien plus fort que vous ne pensez.»

Tout au contraire, en France et en Espagne, les catholiques avaient peur de ce mariage. Le clergé de France, tellement que, pour l'empêcher, il offrait au roi de lui donner par an quatre cent mille écus. Charles IX en rit: «Nous sommes ravi, dit-il, d'apprendre que notre clergé est si riche.»

L'Espagne crut n'avoir pas de temps à perdre. Tout en négociant avec Élisabeth, elle agit pour la détrôner, appuyant en dessous l'intrigue de Marie Stuart avec le plus grand seigneur d'Angleterre, le duc de Norfolk. Du fond de sa prison, cette Hélène, poursuivie de tant d'amants ambitieux, et qui fut la perte de tous, tourna la faible tête de Norfolk, et en fit un traître. Il le paya sur l'échafaud.

En tout cela, la France était contre l'Espagne, mais timidement, sournoisement. Elle aurait voulu décider Venise à s'arranger à tout prix avec les Turcs plutôt que de s'engager dans une guerre qui allait la faire vassale de Philippe II. Les Vénitiens n'écoutèrent rien; ils firent la sottise de gagner, pour la glorification des Espagnols, la grande bataille navale de Lépante (7 octobre 1571).

Mais la France, du moins, accéléra la paix. Les Turcs, reconnaissants, firent un triomphe à notre ambassadeur, et poussèrent vivement les Français à profiter des embarras de l'Espagne pour s'emparer des Pays-Bas (Charrière, III, 232).

Voilà ce que révèlent les pièces les plus secrètes, aujourd'hui publiées. La cour de France travaillait réellement contre l'Espagne.

Que voulait Catherine? La grandeur de ses enfants, rien de plus. Dans sa parfaite indifférence à tout le reste, elle eût vu volontiers le duc d'Anjou époux de Marie Stuart et chef des catholiques, roi d'Écosse (et bientôt de France?). D'autre part, le duc d'Alençon époux d'Élisabeth et chef des protestants.

Chose curieuse! Autant les catholiques de France craignaient le mariage du duc d'Anjou avec Élisabeth, autant le craignait Coligny, pour une raison, il est vrai opposée. Il pensait qu'un tel mariage mettrait la guerre civile en Angleterre, que les catholiques anglais en tireraient une audace extrême pour Marie contre Élisabeth. Il ramena à son opinion son frère, l'ex-cardinal Odet, qui avait d'abord donné aveuglément dans cette idée.

Ce qu'aurait voulu Coligny, c'eût été de faire épouser à Élisabeth le petit Henri de Navarre, de marier le protestantisme français au protestantisme anglican. La difficulté était l'âge, tellement disproportionné. Elle âgée déjà, lui enfant.

La cour de France, inquiète cependant, renouvela une idée d'Henri II, celle de marier Henri de Navarre à Marguerite, sœur du roi. Charles IX était très-ardent pour ce mariage. Sachant que l'obstacle était Henri de Guise, aimé de sa sœur, il dit froidement: «Nous le tuerons.» Et il en donna l'ordre. Guise eut peur et épousa une autre femme le lendemain.

La sincérité de Charles IX parut encore à une chose. Les moines ayant lancé la populace de Rouen contre les protestants, dont plusieurs furent tués, le roi y envoya Montmorency, qui pendit quelques catholiques. C'était la première répression sérieuse.

Elle paraît avoir décidé Coligny. Il ne disputa plus. Il en crut Téligny, son gendre, et la plupart des protestants. Il crut le roi sincère (et le roi l'était sans nul doute). Il crut surtout l'intérêt visible de la couronne de France.

Une lettre de Catherine apprend à Londres l'étonnante nouvelle: «Nous avons ici l'amiral, à Blois.» (27 septembre 1571.)

Pas grave et vraiment hasardeux. Dans ce même mois de septembre, cette cour s'était signalée par un assassinat cynique, exécuté en plein jour. Un Lignerolles, homme du duc d'Anjou, essaya de servir le roi et de l'éclairer sur son frère. La mère et le fils parvinrent à faire croire à Charles IX qu'il trahissait des deux côtés, et il le leur abandonna. Ils le firent tuer devant tout le monde, de façon à constater qu'il ne fallait pas se jouer à se mettre entre eux et le roi.

Ce fait sinistre disait le fond que l'on pouvait faire sur un homme comme Charles IX, et prophétisait l'avenir.

CHAPITRE XXI
COLIGNY À PARIS.—OCCASION DE LA SAINT-BARTHÉLEMY
1572

Théodore de Bèze écrivait peu après la Saint-Barthélemy: «Que de fois je l'avais prédite! que de fois j'en donnai avertissement!»

Il était facile de prédire ce que les catholiques criaient dans toutes les chaires dès le temps d'Henri II, ce que le nonce et le duc d'Albe conseillaient depuis dix ans, ce que Pie V recommandait dans toutes ses lettres, ce que Catherine, en 1568 (et sans doute plus tôt), confiait en riant aux ambassadeurs italiens. Nul doute que cette cour indigente n'eût cent fois amusé le pape de cet espoir pour en tirer de l'argent. Catherine, du matin au soir, brocantait la Saint-Barthélemy.

Comment donc ce vieux capitaine, prudent et expérimenté, blanchi dans les affaires, alla-t-il se rendre à ses ennemis et se livrer lui-même? Était-ce donc un enfant tout à coup, une petite fille niaise que cet amiral Coligny? Ou bien voudra-t-on dire que son second mariage (dont nous allons parler) lui avait amolli le cœur, et fait désirer la paix à tout prix? que ce trop bon mari fut toujours poussé par ses femmes, par l'une (on l'a vu) à la guerre, et par la seconde à la paix?

De telles explications ne viennent guère à l'esprit, quand on a vu seulement (aux excellents dessins Foulon) le visage de l'homme, son ferme et douloureux regard, cette tête de juge d'Israël, cette face étonnamment austère.

Des données plus certaines sont d'ailleurs maintenant dans nos mains; elles mettent en pleine lumière la chose essentielle:

La situation était changée entièrement, et Charles IX avait tellement intérêt à s'appuyer de Coligny, que celui-ci devait se hasarder, livrer sa personne à la chance.

L'occasion était la plus belle que la France eût eue depuis deux cents ans. Les Pays-Bas s'ouvraient. Le duc d'Albe était dans une situation épouvantable; il avait rencontré l'unanime, l'invincible résistance, non plus des protestants, mais des catholiques. Lâchement trahi de son maître, qui maintenant devant les Flamands faisait le bon, le doux, il n'avait pas même la force de cacher son désespoir. Il en perdait l'esprit, consultait les devins. «Il semblait près de rendre l'âme.»

Maintenant un homme grave, le maréchal de Cossé, venait montrer à Coligny que Charles IX lui tombait dans les mains, se remettait à lui (par la haine surtout qu'il avait du duc d'Anjou). C'était par Coligny, non par son frère, qu'il voulait faire l'expédition.

Tout cela très-personnel à l'amiral, et très-peu au roi de Navarre dont les historiens ultérieurs s'occupent fort, mais dont Charles IX ne s'occupait pas du tout. Si bien qu'en invitant Coligny, il avait oublié d'inviter Jeanne d'Albret et son fils, quoiqu'on parlât du mariage. Catherine engage le roi Charles à être plus poli pour eux. (Lettre d'avril 1571.)

L'essentiel pour Charles IX était d'exclure son frère du commandement de l'armée. Un seul homme pouvait cela, celui qui apportait lui-même une armée en dot, et qui, de sa personne, avait montré dans la dernière guerre un véritable génie militaire, un esprit inventif et inépuisable en ressources, celui que l'Europe admirait, qu'on célébrait même en Turquie.

Charles IX donnait des gages réels, incontestables. Il négociait partout contre l'Espagne, et en Angleterre, et à Venise, et en Allemagne où il envoya Schomberg, et avec les Nassau.

La reine mère elle-même, nullement favorable au projet de son fils, si elle y était entraînée, y trouvait pourtant elle-même un avantage, la fortune de Strozzi, son parent, qui eût coopéré à l'expédition de Coligny avec une petite armée qu'on eût embarquée à Bordeaux.

C'étaient là certainement des motifs sérieux pour s'avancer; non pas des garanties certaines, mais d'assez fortes vraisemblances pour qu'un chef de parti eût le devoir étroit et strict d'y hasarder sa vie, de la jouer sur cette carte.

J'ajouterai une chose triste, qu'il faut dire; je la dirai crûment.

Il arrive qu'en révolution, où l'on s'éprouve et se connaît plus vite, il y a un moment où l'on se connaît trop dans l'intérieur de son parti, et où l'on est plus las des amis que des ennemis.

Coligny connaissait parfaitement trois secrets qu'on va voir:

1o La lassitude du protestantisme, et l'éloignement de la France qui ne voulait pas de réforme morale.

2o La duplicité d'Élisabeth et la malveillance de l'Angleterre. On verra qu'au moment où Coligny allait hasarder tout contre Philippe II et se jeter aux Pays-Bas, la jalousie anglaise travaillait déjà contre lui.

3o Même le prince d'Orange, celui qu'on lui associait dans l'admiration, dans la gloire, ce très-grand personnage si bien nommé le Taciturne et dont on cherche encore le mot, quels que fussent ses desseins profonds, eut des hésitations inexplicables, non-seulement en 1566, où il resta du côté espagnol, non-seulement en avril 72, où il désapprouva la prise de Briel en Hollande (faite en partie par des Français), mais encore en août il se montra assez froid aux avances de Coligny qui espérait se joindre à lui. Coligny était sûr de Louis de Nassau, mais nullement de son aîné, Guillaume d'Orange.

Tout fondait dans ses mains.

Pour ne reprendre ici que le premier article, le protestantisme tarissait. Les sages et les prudents s'en étaient retirés. Restaient les fous et les héros.

Les grandes provinces si sages, la raisonnable Normandie, le Dauphiné si avisé, n'en voulaient plus. L'affaire était décidément mauvaise.

Le prince de Condé, qui n'était pas un traître, n'en avait pas moins cruellement trahi, livré le protestantisme à son fatal traité d'Amboise. En délaissant les villes, et ne réservant que les châteaux, il avait tout perdu, les châteaux même. Le parti, ce jour-là, fut coupé cruellement, et la tête isolée de la racine; la séve n'y monta plus. Il lui fallut sécher.

Et il se trouvait que cette tête qui restait pour faire le corps à elle seule était justement la partie la moins propre à figurer le protestantisme. Imaginez des saints comme Montbrun, le partisan féroce, comme Mouvans, dont on a vu la vendetta risquée dans Paris en plein jour. Du moins de braves et dignes gentilshommes, comme Lanoue, évidemment soldat, rien autre chose. Tout s'était transformé. Coligny, qui avait employé sa vie à établir la discipline et mettre la justice dans la guerre, se consumait à contenir les siens. Rien n'y faisait. Voyant un de ses meilleurs capitaines qui pillait, il fondit sur lui à coups de bâton. L'autre, fier gentilhomme, ne s'émeut (car c'est Coligny), mais, sous le bâton même, il persiste à piller. Comment faire autrement d'ailleurs? La réponse est prête: Il faut vivre. Il faut nourrir l'armée.

Tant de crimes pour punir le crime! tant d'excès pour établir l'ordre!... Et si c'était ainsi sur terre et sous ses yeux, qu'était-ce donc sur mer? La Rochelle, l'abri des martyrs, abritait tout ce qui venait. Tout pirate du Nord se disait protestant, et, pour voler en mer, jugeait tout navire espagnol.

Aux Pays-Bas surtout, les nôtres, qui étaient là sans chef, se livraient à la vie sauvage, où nous mène si aisément l'emportement national. Ils prenaient sur les prêtres, les moines, les religieuses, d'étranges représailles. Bien entendu, c'étaient Orange et Coligny qui ordonnaient tout cela.

«Désespère, et meurs!» Il ne pouvait même pas se dire ce mot, ni s'affranchir comme Caton. Il était chrétien, condamné à vivre.

Grand citoyen aussi, profondément Français. On le sut à sa mort; quand on ouvrit son secret et son cœur, on trouva la patrie sanglante.

Ce grand esprit, présent à tout, et sur qui toutes les misères d'un peuple venaient retentir et frapper, sut trop pour son malheur. Les calamités privées, qui étaient infinies, lui tombaient, goutte à goutte, sur son front misérable qui ne pouvait plus les porter.

Je me garderai bien de conter tout cela. Car le cœur du lecteur, absorbé et perdu dans ce cruel détail, n'entendrait plus et ne comprendrait plus, laisserait échapper le fil central et la pensée du temps que j'ai peine à lui faire tenir. Qu'on lise seulement la fuite de Toulouse. Qu'on lise l'expulsion des pauvres familles d'Orléans, chassées et poussées à la Loire sous l'épée catholique, leur terreur, quand, arrêtées au fleuve, elles virent un noir nuage de cavaliers qui venaient à toute bride. Par bonheur, dans les cavaliers, ils démêlèrent des dames et devinèrent que c'étaient leurs amis, d'autres protestants fugitifs, des frères, des protecteurs. Tous réunis se jetèrent à genoux, au bord du fleuve, et chantèrent le psaume de la sortie d'Égypte. Mais les sanglots, les pleurs, ne permettaient pas de chanter.

Lui aussi avait eu sa fuite, quand, en 1568, avec Condé, ils traînaient leurs petits enfants d'un bout à l'autre du royaume. Vraie image de la France, la famille de Coligny fut cruellement émondée, coup sur coup. Il avait perdu, en 1568, sa sainte femme. En 1569, l'honnête et digne Dandelot, premier soldat de France, dont quelques nobles lettres montrent qu'il eût été éminent, même sans un tel frère, Dandelot meurt, empoisonné, dit-on. Chose peu invraisemblable, puisque les Guises montraient partout un homme pensionné exprès pour l'expédier; pour Coligny, autre assassin spécial. En 1571, à Londres, meurt le bon Odet, l'ex-cardinal, le protecteur des lettres, aimé de tous, en qui fut moins l'âpreté de la Réforme que le doux esprit de la Renaissance. Empoisonné aussi, personne n'en douta. Ainsi cette belle trinité d'hommes si différents, si unis, la voilà rompue et détruite. Il reste, sur son foyer brisé, avec quatre orphelins en deuil.

Restait-il? vivait-il? On a vu qu'à la dernière campagne il avait succombé aux fatigues. C'est en litière qu'il revint du fond du Midi vers le Nord, et jusqu'à trente lieues de Paris. Ombre redoutable, mais ombre déjà. Il avait un pied dans la mort.

Cela se voit au beau portrait. Il est marqué aux joues d'un triste rouge qui dit son mal profond, un mal d'entrailles qui prend l'homme à la base, à ce creuset vital où nos émotions versent l'eau-forte que ne contient nul vase, qui mangerait le fer et le diamant. Un pli au front, aux tempes dégarnies des veines bleues, saillantes, accusent un amaigrissement, disons plus, une diminution de la personne. C'est un homme réduit, très-frappé et qui se survit. Mais, tout luxe vital ayant fondu, l'homme intérieur se révèle mieux, il apparaît lui-même. Eripitur persona, manet res.

Oui, plus claire que ne fut jamais le Coligny entier, est cette ombre de Coligny.

L'œil gris, pensif, contient toutes les souffrances du temps. Ce qu'il a vu, cet œil, de douloureux, d'horrible, qui le dira? Et il l'a vu comment? non pas en général, de haut, mais dans l'affreux détail, avec le positif d'un esprit à qui rien n'échappe, qui a sondé à mort les misères et la honte de son propre parti.

Ce dessin ne donnant que le masque, ni cou, ni cheveux, ni coiffure, la tête semble d'un décapité, comme elle fut quand on la trancha pour la porter à Rome. Elle a l'air de vous regarder du fond de l'autre monde, dans la force définitive de celui sur qui on ne peut plus rien.

Mort ou vivant, il est, et on ne l'abolira pas; car il est un principe. Une chose éternelle est en lui.

C'est pour cela qu'on voudra le tuer; car, on voit bien, à ce fixe regard, on voit à ce menton si arrêté, à cette bouche serrée d'une résolution indomptable, que cet homme se sent assis sur le rocher des siècles. On essayera le fer, et on l'y brisera.

Ce portrait final donne les âges et les révolutions par lesquelles il en est venu là. Gentilhomme d'abord, on le voit à la peau; puis tanné et hâlé par places; colonel général de l'infanterie, il a marché à pied avec le peuple, combattu avec lui; son capitaine, mais non son complaisant; juge inflexible du soldat; l'œil et la bouche restent tristes et amères de tant d'arrêts de morts qu'il lui a fallu prononcer.

Car il ne faut pas s'y tromper, cette tête infiniment austère d'un Christ des guerres civiles n'est pas douloureuse seulement; elle est extrêmement redoutable. C'est le Christ de la Loi, sans cruauté, mais résigné à la justice, et qui en acceptera toutes les conséquences, résigné à la punition des ennemis du droit et de Dieu.

Représentez-vous maintenant cet homme de justice à la Rochelle, en plein nid de corsaires, dans le pêle-mêle et le chaos sanglant de la révolution maritime, d'une guerre atroce sans loi et sans merci, par un peuple mêlé, sans nom...

Représentez-vous cet homme politique, chrétien, mais citoyen, affranchi par la guerre et la longue expérience de ses dépendances génevoises qui, en 1560, l'avaient tant entravé. Voyez-le parmi les ministres fort divisés entre eux, les uns lui commandant la paix, les autres conseillant la défiance.

Une question profonde agitait aussi la Réforme. Le peuple, admis primitivement aux consistoires qui gouvernaient l'Église, pouvait-il y rester, siéger près des ministres, et avec eux se gouverner lui-même? Bèze et Genève disaient non, et croyaient la chose mauvaise dans le nouvel état des mœurs. Le fameux professeur Ramus (qui avait suivi et servi puissamment Coligny dans sa dernière campagne) voulait que l'on maintînt la démocratie de l'Église.

Qu'en pensait Coligny? Nous l'ignorons. Mais sur un autre point, il avait délaissé Genève. Une lettre de Ramus à Bullinger (3 mars 1572) nous apprend que l'amiral en était venu à préférer la foi des Suisses, foi qui (sous forme théologique encore) n'était pas moins la pure philosophie et l'antimysticisme, supprimant dans l'hostie la substance divine, ne voyant dans la Cène qu'un simple souvenir.

Grand changement! On ne peut imaginer aujourd'hui par quels déchirements les hommes d'alors s'affranchissaient de cette poésie antique. Si Coligny en vint là, son cœur en dut saigner. Il lui fallait, avec ce dogme, arracher ses amitiés mêmes, laisser là les docteurs, les martyrs qui l'avaient soutenu, qui avaient combattu, souffert avec lui. Isolé dans la grande crise qui le menait à la mort, il n'eut plus d'appui que son propre cœur.

Les femmes ont une seconde vue. Une femme sembla avoir deviné tout cela. Du fond de la Savoie, d'un vieux manoir des Alpes, madame d'Antremont déclare à l'amiral qu'elle veut épouser un saint et un héros, et ce héros, c'est lui. Le duc de Savoie s'y oppose. Elle s'en moque, laisse ses biens, arrive à la Rochelle. Comment repousser un tel dévouement?

C'était tard, oh! bien tard! C'était épouser le tombeau. Mais tous, d'un avis unanime, l'Église et les amis, voulurent qu'il se remariât. Madame d'Antremont avait des châteaux en Savoie, une place forte en Dauphiné, au passage des montagnes. Elle apportait en dot des positions redoutables qui pouvaient servir le parti.

Coligny était trop honnête homme pour n'épouser que ses fiefs. Il aima fort tendrement celle qui adoptait ses enfants.

Il lui en laissa un. Elle devint enceinte en mars 1572.

Elle emporte dans l'avenir, pour sa couronne historique, avec les persécutions terribles qu'elle eut plus tard, la lettre touchante qu'il lui écrit la veille de la Saint-Barthélemy. Saint souvenir! qui montre que les grands sont les plus tendres, et tout ce qu'il y a d'amour dans le cœur sacré des héros.

C'est au milieu de cette situation étrange, de cette sombre lueur d'un bonheur tellement tardif, que la pressante invitation du roi vint le trouver à la Rochelle. Charles IX le reçut comme il eût fait de son sauveur, lui jeta toutes les grâces, pour lui, pour le parti. Et, en effet, si la chose eût tenu, Coligny l'aurait sauvé de sa mère et de son frère; il ne serait pas devant l'histoire le roi de la Saint-Barthélemy.

Coligny à la cour, c'était un phénomène, déjà presque un scandale. Mais qu'était-ce donc de le mettre à Paris? Cependant il le fallait pour la victoire des protestants. Il fallait montrer à la grande ville celui qui, avec deux mille hommes, l'avait bravée, défiée, réduite à s'enfermer, pendant qu'il brûlait La Chapelle. La grosse bourgeoisie, depuis sa fuite ridicule de la plaine Saint-Denis, ne lui pardonnait pas. Le commerce ne l'aimait point parce qu'il hait toute guerre. Pour le peuple ecclésiastique, le clergé si nombreux, les moines et tonsurés de toute sorte, les vieilles et les bons pauvres, l'entrée de Coligny était l'abomination de la désolation, la fin du monde. Le ciel allait crouler, et la foudre écraser la ville.

Il n'entra pas moins à Paris, à la droite de Charles IX. Et son premier acte indiqua qu'il ne composerait jamais.

En arrivant rue Saint-Denis, non loin des Innocents, il vit un monument exécrable de fanatisme, une pyramide infamante élevée à la place où avait été la maison de Gastine, un malheureux marchand, brûlé par une assemblée de protestants tenue chez lui. Sur une plaque de bronze on y lisait l'arrêt du parlement. Coligny attesta le traité récent par lequel de tels arrêts devaient être effacés. Grand embarras. Cette pyramide portait au sommet une croix. On n'allait pas manquer de dire, si elle était détruite, que la croix, la croix parisienne était frappée par les impies vainqueurs. On respecta la croix, mais on la transporta avec la pyramide sous les charniers des Innocents (décembre 1571).

Le prévôt des marchands, qu'on chargea de faire la chose de nuit, discrètement, était justement un Marcel qui, plus tard, déchaîna la Saint-Barthélemy. Il avertit son monde. Et le matin, il y eut, sur la place, quelques centaines de coquins pour figurer le peuple, soutenir l'honneur de Paris. Ils soutinrent cet honneur en volant et pillant quelques maisons du voisinage. Absorbés dans ce pieux travail, ils ne virent pas le gouverneur de la ville, Montmorency, qui fondait sur leur dos avec sa cavalerie. Quoique armés jusqu'aux dents, ils ne résistèrent pas. Plusieurs restèrent sur le carreau; un seul fut pris, pendu aux grilles d'une fenêtre, et resta là, pour salutaire exemple.

Les Audin, Capefigue, etc., ont tant dit, répété que c'est le peuple qui a fait la Saint-Barthélemy, qu'on finit par le croire. Une chose montre pourtant que ce peuple était divisé. Il y avait le peuple libre, et le peuple des confréries. Une émeute éclata contre les Italiens, dont certains hôtels furent pillés. Le bruit courut qu'ils volaient des enfants pour les tuer et en fournir le sang à la reine mère et au duc d'Anjou, à qui les médecins ordonnaient, pour l'épuisement, des bains de sang humain. Telle était, chez les Parisiens, la popularité du vainqueur de Jarnac, du héros catholique.

Donc Paris était divisé. Et, si on laissait aller les choses, la grande masse peu à peu inclinerait au parti vainqueur. Coligny arrivait avec la force du succès et de la révolution. Le roi d'Espagne, avec son grand bruit de Lépante, n'en était pas moins écrasé partout.

En Espagne d'abord, où il ne comprima les Maures qu'en leur faisant des concessions.

Dans le Levant ensuite. Les Turcs gardèrent Chypre et refirent leur flotte. Le grand vizir disait plaisamment: «Nous vous avons coupé un membre, qui est Chypre; vous n'avez fait, en détruisant des vaisseaux si vite refaits, que nous couper la barbe; elle a poussé le lendemain.»

Mais Philippe II était bien plus malade aux Pays-Bas. Nous l'avons dit, le duc d'Albe devenait fou de désespoir; Élisabeth arrête son argent au passage. Les corsaires lui saisissent en une fois cinq cent mille écus. Sommée de faire réparation en chassant les corsaires, Élisabeth, pour réparation, lui lance de ses ports les gueux de mer, qui, n'ayant plus d'asile, débarquent en Zélande même et prennent Briel (1er avril). Le 11 avril, malgré la reine mère, Charles IX signe le mariage de sa sœur Marguerite et du roi de Navarre, le 29, l'alliance anglaise.

L'Espagne était bafouée de deux côtés.

En Angleterre, on procédait contre son duc de Norfolk, prétendu de Marie Stuart.

En France, Charles IX souriait des menaces de l'ambassadeur espagnol, et disait: «Je suis prêt à tout.» (Languet, I, 177.)

Cependant l'Espagne, ayant régné si longtemps en France, y gardait des racines. Elle avait d'un côté les Guises, de l'autre le parti d'Anjou. Tavannes, l'homme de Montcontour, qui se croyait vainqueur de Coligny, ne digérait pas la paix que son vaincu avait victorieusement imposée. Ils se rencontraient sur le quai, devant le Louvre, à la tête de leurs gentilshommes. Un jour Coligny, franchement, dit à Tavannes: «Qui ne veut pas la guerre avec l'Espagne, a dans le ventre la croix rouge» (c'est-à-dire la croix espagnole). Tavannes, qui était un peu sourd, se dispensa d'entendre. Mais il alla disant que Coligny lui cherchait querelle pour le tuer.

Par un tel mot, sévère et mérité, de l'amiral aux hommes du duc d'Anjou, la guerre était constituée sur le pavé de Paris entre eux et les protestants. Cette petite cour jalouse ne manquera pas de justifier l'accusation de Coligny en révélant ses projets jour par jour au duc d'Albe, et s'associant intimement aux Guises pour le meurtre de l'amiral.

Celui-ci tenait Charles IX pour le moment. Il le gagna d'emblée par deux choses qui ne pouvaient manquer d'entraîner un jeune homme. Il se remit à lui entièrement:

1o Dans un mémoire commencé à la Rochelle et toujours continué depuis, Coligny déclarait au roi que, non-seulement l'Espagne, mais l'Angleterre, était l'ennemie de la France, dont il fallait toujours se défier.

Ce mémoire n'était pas entièrement achevé à sa mort. Mais Coligny certainement, dans ses longues conversations avec le roi, lui en avait dit la substance.

Charles IX avait pu comprendre que l'amiral n'était nullement un aveugle sectaire, mais avant tout un bon Français, un protestant sans doute, mais encore plus un grand et excellent citoyen. Pendant que la plupart des protestants mettaient tout leur espoir dans l'alliance anglaise, disant, la larme à l'œil (à Walsingham), que sans elle ils étaient perdus, Coligny déclarait qu'il ne se confiait qu'à la France et au roi.

2o Et cela, il le prouvait en rendant, malgré les répugnances et les défiances de son parti, les places de sûreté qu'il avait dans les mains.

Était-ce une imprudence? Non. Trois petites places qu'il rendit n'étaient pas une garantie sérieuse. On rendait peu de chose pour acquérir beaucoup, la volonté royale et la direction de la monarchie.

Lorsqu'au 1er avril les gueux de mer, Hollandais et Français, renvoyés des ports d'Angleterre sur les réclamations du duc d'Albe, s'emparèrent de Briel et prirent pied en Zélande, ce succès du protestantisme encouragea tellement Charles IX, l'entraîna tellement sous l'ascendant de Coligny, qu'il fit la démarche la plus décisive. L'agent français déclara de sa part qu'il protestait contre la tyrannie du duc aux Pays-Bas, et que, s'il ne supprimait son impôt du dixième, la France rompait avec l'Espagne (Morillon à Granvelle, 15 avril 1572). Intervention hardie, violemment révolutionnaire, qui équivalait à un appel aux armes, à une promesse de soutenir les insurgés. Le 17 juin encore, l'ambassadeur de France à Madrid menaçait Philippe II (Ibidem).

L'affaire de Briel, quoique désapprouvée du prince d'Orange, qui n'était pas préparé à la soutenir, n'en commença pas moins le soulèvement de la Hollande et de la Zélande. Nos huguenots, sous Lanoue, surprirent Valenciennes le 15 mai, et Louis de Nassau, le bouillant frère du prince d'Orange, moins en rapport avec lui qu'avec nous, par un coup hardi s'empara de Mons (25 mai).

Charles IX semblait protestant. Le pape refusant la dispense pour le mariage de Navarre, il dit qu'on s'en passerait. Malgré la haute opposition du pape, malgré la sourde résistance de Catherine et d'Henri d'Anjou, il poursuivait l'affaire. La reine mère ne réussit pas à la faire avorter. La mort même de Jeanne d'Albret, empoisonnée, dit-on, et qui le fut au moins d'ennui et de dégoût, ne put rien arrêter (9 juin). Le roi avait signé le mariage le 6 avril, et le fit le 18 août.

Il ne voulait pas moins sincèrement le mariage de son frère Alençon avec la reine Élisabeth. Ce qui ne permet pas d'en douter, ce sont les présents magnifiques qu'il fit aux envoyés anglais. Dans cette cour nécessiteuse, l'argent, jeté ainsi, prouve mieux qu'aucune chose qu'il y avait bonne foi et une volonté sérieuse.

Ainsi, d'avril en juin, Charles IX suivait réellement le flot montant de la révolution, fortement entraîné et remorqué par Coligny.

La reine mère et son duc d'Anjou faisaient semblant de suivre.

Plusieurs lettres de Catherine montrent qu'elle était fausse; d'autres, qu'elle était hésitante, embrouillée dans ses propres ruses.

Qu'on lise sa lettre du 5 juin à Élisabeth. Au moment où, par des dépêches innombrables et par une ambassade solennelle, elle présente pour époux à la reine son fils Alençon, elle lui écrit une lettre où elle ne parle que d'Henri d'Anjou, de la romanesque hypothèse où Henri épouserait Marie Stuart, qui serait adoptée comme héritière par Élisabeth, de sorte qu'Henri, qui n'a pu être époux d'Élisabeth, se trouverait son fils adoptif!

Inexplicable lettre, d'une mère si aveugle, qu'elle perd de vue également la politique et le bon sens. À quel point faut-il croire qu'elle ignore la nature humaine, pour supposer qu'Élisabeth, dont tous les mots et tous les actes sont brûlants de haine pour Marie Stuart, change au point d'en faire sa fille?—et cela en la mariant à ce Henri d'Anjou qui vient de donner à Élisabeth la mortification d'un refus?

Cette lettre inepte, qui met bien bas cette fameuse Catherine, nous révèle que l'ambassade devait proposer à la reine d'Angleterre d'épouser Alençon, pour avoir des enfants, des héritiers? non pas; mais en prenant pour héritière sa rivale abhorrée, qu'eût épousée Anjou.

Combinaison très-digne de Bedlam et de Charenton! Admirable, à coup sûr, pour irriter Élisabeth, qu'on suppose trop vieille pour qu'Alençon en ait des enfants.

Voilà les mains dans lesquelles était la France, ineptes, vacillantes et perfides. Rien n'avançait et rien ne se faisait. Henri d'Anjou, toujours lieutenant général du royaume, chef de l'armée, n'était que trop à même d'éluder, de tromper les résolutions de Charles IX. La reine mère alléguait à son fils la nécessité de voir d'abord ce qu'allait faire une armée espagnole que Philippe II préparait contre les Turcs, mais qui ne partait pas.

On permit seulement à des volontaires protestants d'aller secourir Mons, menacé par le duc d'Albe. Genlis, qui devait les conduire, vint déguisé prendre à Paris les ordres du roi. Le lendemain, on le savait à Bruxelles, la chose était publique. Tant le conseil privé du roi était soigneux d'avertir le duc d'Albe. Nos protestants, livrés ainsi d'avance, furent battus devant Mons; une partie seulement parvint à entrer dans la ville (9 juillet).

Jamais petit événement n'eut de si vastes résultats.

Charles IX, qui venait d'écrire à son ambassadeur à Londres de régler avec Élisabeth le partage des Pays-Bas (Fénelon, VII, 301), écrit bien vite: «La guerre se fera en Flandre, mais pas de mon côté. Du reste, si la reine a des vues sur les Pays-Bas, je n'y mets nul obstacle.»

De son côté, Élisabeth (22 juillet) ne sait plus si elle veut se marier, elle s'aperçoit de la disproportion d'âge.

Ainsi tout est glacé. On avait jeté à Flessingue quatre cents Anglais et cinq cents Français. La France et l'Angleterre veulent les rappeler.

Catherine, enhardie par le découragement de son fils, croit l'occasion favorable pour faire éclater la querelle domestique. Elle pleure, gémit des apartés du roi, de ses conseils secrets avec Coligny. Elle voit bien que son fils la quitte, qu'il n'a plus besoin d'elle. Eh bien, qu'on la laisse donc retourner à Florence et y mourir! Elle part, en effet, et s'arrête à deux pas. Le roi, qui n'avait jamais rien fait, jamais écrit ni travaillé, qui était habitué à la voir tout écrire, se crut perdu; il ne pouvait se passer d'une telle mère, d'un tel scribe. Il court après, l'apaise et la ramène.

CHAPITRE XXII
LES NOCES VERMEILLES
Août 1572

Le génie indomptable que Coligny avait déployé après Montcontour, où il partit d'une défaite pour courir la France en vainqueur, le dévouement tout personnel qu'il montra jeune à Saint-Quentin, où il couvrit la France de son corps, il les montra encore en juillet et en août 1572. De son corps et de sa personne il couvrit son parti.

S'il eût seulement bougé de Paris, tout le Nord, qui avait les yeux sur lui, eût lâché pied. Élisabeth, d'abord, eût reculé; elle parlait d'abandonner Flessingue, d'en rappeler ses Anglais. Le prince d'Orange eût reculé. S'il s'aventura dans les Pays-Bas, et fit sa pointe hardie en Brabant, en Hainaut, c'est qu'il gardait l'espoir des douze mille arquebusiers que lui promettait Coligny. Toutes ces villes de Hollande et de Zélande qui venaient de se déclarer avaient la confiance que les Français allaient serrer le duc d'Albe et le retenir au Midi.

Le seul séjour de Coligny à Paris, et l'attente qui en résultait, donnaient une force énorme au parti protestant.

Il avait perdu un millier d'hommes, il est vrai, devant Mons. Mais il triomphait en Hollande et dans les pays maritimes.

Il ne faut pas s'y tromper, ces succès, cette ardeur volcanique qui saisit la calme Hollande, tinrent en grande partie au débordement du grand parti protestant français qui se répandait dans le Nord. Les nôtres sont alors partout. Et le premier secours que le prince d'Orange envoya à Flessingue, fut un corps de cinq cents Français.

Situation étrange! Le parti s'extravase au nord; le chef reste à Paris, à peu près seul.

Le prince d'Orange, si parfaitement informé, dit que l'amiral n'avait gardé à Paris que six cents gentilshommes. Plusieurs avaient des domestiques; quelques-uns, qui étaient des grands seigneurs, avaient leur maison. Ce n'était guère plus de deux mille épées qui restaient près de Coligny.

L'agent intelligent que Granvelle, alors éloigné, conservait à Bruxelles pour lui rendre compte de tout, le prêtre Morillon, lui écrit qu'on doute que Coligny envoie les siens contre le duc d'Albe, qu'il ne ferait finement de se tant désarmer. Finement? Non, sans doute. L'amiral ne fit pas finement. Le prêtre Morillon et le prêtre Granvelle auraient été plus fins. Ils eussent gardé une armée autour d'eux.

On voit que ces deux politiques, Granvelle et Morillon, ne regardent que la Belgique. Granvelle écrit (11 juin): «Tout l'espoir que nous avons est que ceux des Pays-Bas ne voudront pas être Français.» Prévision très-juste. À la déroute de Genlis, ou vit les paysans du Hainaut tomber sur les vaincus, égorger leurs libérateurs; les prêtres faisaient accroire à ces idiots que nos protestants français venaient faire un massacre général des catholiques.

Mais si les nôtres échouèrent en Belgique, ils réussirent à merveille en Hollande. Partout, dans ces villes du Nord, nos Français se jettent intrépidement, et ils ne contribuent pas peu à ces résistances désespérées dont la Hollande étonna le monde. Elle commence dès lors, cette France hollandaise, si glorieuse pendant cent cinquante ans.

Là échoua tout prévision; le calcul de Granvelle, très-bon pour la Belgique, est faux pour la Hollande. De plus en plus, ces éléments s'associeront; il se fera un admirable mariage, de cet ardent élément français, de vive étincelle d'héroïsme méridional, avec la force hollandaise, l'héroïque persévérance du Nord. Et c'est pourquoi la Hollande fut la pierre de la résistance, l'asile universel et le salut du genre humain.

Le sacrifice de Coligny a porté ses fruits. Son sang n'a pas été perdu. Son obstination courageuse à rester à Paris en juin, en juillet et en août 1572, avec tel péril que tout le monde voyait, fit l'espérance même, l'audace et l'élan du parti.

Par les lettres du prince d'Orange, par la correspondance (inédite encore) de Granvelle, par les dépêches anglaises, etc., toute la situation est dévoilée. Il y avait des raisons contraires, et très-équilibrées, pour espérer et craindre. L'amiral eût été ridicule à jamais, s'il eût quitté Paris. En restant, il pourvut à son honneur, il servit grandement son parti, il agit comme on doit, dans les circonstances douteuses, avec une prudence héroïque.

En août, on se remettait du petit échec de juillet. L'affaire de Mons paraissait, ce qu'elle était, minime. Malgré l'échec, la ville n'en avait pas moins été secourue.

Charles IX, un peu remonté, était déterminé à tenir sa parole, à faire le mariage de Navarre et à envoyer des troupes en Belgique. Il y avait un commencement d'exécution. Morillon l'écrit à Granvelle (11 août): «On fait de grands apprêts en Champagne. Il y a vingt-quatre pièces d'artillerie en fonte pour venir sur Luxembourg, où il n'y a personne.»

Si les choses n'allaient pas plus vite, c'est que l'argent manquait; c'est qu'on craignait que D. Juan d'Autriche, au lieu d'embarquer ses Espagnols contre le Turc, ne les amenât par le chemin qu'avait suivi le duc d'Albe, par la Savoie et la Franche-Comté (Morillon). En tenant des forces en Champagne, Coligny répondait aux deux éventualités; ou il attaquait D. Juan, ou il attaquait Luxembourg, et secondait le prince d'Orange.

Les Anglais, rassurés aussi vite qu'ils avaient été effrayés, retombaient dans leur péché éternel de nature, la sournoise et haineuse jalousie de la France: «Il est impossible, humainement parlant, que les Français ne réussissent pas, dit Walsingham. Mais les princes allemands y auront l'œil. Ils forceront bien la France de se contenter de la Flandre et de l'Artois. L'Angleterre aura la Hollande. Pour le Brabant et tout ce qui dépendait de l'Empire, on le donnera à quelque prince d'Allemagne, qui ne peut être que le prince d'Orange.»

Burleigh (la pensée même d'Élisabeth) avait déjà écrit à Walsingham: «Il faut que les Pays-Bas s'affranchissent eux-mêmes et non par d'autres.» Enfin, un agent anglais avait dit sèchement à l'amiral lui-même: «Vous ne commanderez pas en Flandre, nous ne le souffrirons pas.»

Ce qui est bien plus fort, c'est que Guillaume d'Orange, à qui Coligny faisait envoyer de l'argent français, et que tout le monde croyait l'alter ego de l'amiral, paraît très-froid pour lui. Il nous apprend dans une de ses lettres que Coligny le prie de ne pas combattre avant leur jonction, et ajoute: «En cela, j'agirai selon que je verrai les commodités et occasions.»

Telle était la situation de l'amiral pendant qu'il couvrait de son corps la cause protestante. L'Angleterre lui était déjà hostile, l'Allemagne jalouse et ses amis très-froids. En revanche, ses ennemis d'une ardeur furieuse. À Paris, à Bruxelles, on se sentait perdu sans un assassinat.

Il n'y a pas à en douter. Les lettres de Morillon le disent assez clairement. «Le duc d'Albe est désespéré. On a mandé son fils. Son secrétaire n'ose pas rester seul avec lui; à chaque nouvelle, on dirait qu'il va rendre l'âme. Ce qui me déplaît, c'est qu'il écoute les devins, la nécromancie. Ils disent qu'on va regagner tout par enchantement. On se vante qu'avant quinze jours on verra merveille.»

Ceci est écrit le 10 août. Ajoutez moins de quinze jours, vous avez le 24. C'est le jour précis du massacre qui fut cette merveille.

On a bonne grâce à prédire quand on fait l'événement!

Dès le commencement d'août, sous le prétexte des noces prochaines, l'armée des Guises est entrée dans Paris, je veux dire les bandes nombreuses que cette riche maison, du revenu de ses quinze évêchés, et dans ses terres, ses fiefs, ses innombrables seigneuries, nourrissait et gardait en armes. Quelques-uns étaient des bravi, comme Maurevert et Attin, pensionnés pour tuer Coligny et son frère. La grande masse étaient de pauvres gentilshommes, gueux nobles et mendiants bien nés, que les cardinaux de Lorraine et de Guise, les princes de la famille, Henri de Guise, Aumale, Elbeuf, etc., tenaient en meutes, avec leurs dogues, pour les lâcher au jour utile. Ajoutez une grande clientèle de serviteurs volontaires et désintéressés de la famille, de gros corps de noblesse picarde et autre, qui venaient d'amitié accompagner MM. de Guise et les garder. Un seul gentilhomme, Fervaques, un furieux Picard catholique, leur amenait de son pays un renfort de vingt ou trente épées.

Tout cela logé autour des Guises, ou chez le clergé de Paris, les uns chez les chanoines, aux cloîtres Notre-Dame, Saint-Germain-l'Auxerrois; les autres chez les moines, dans les grands bâtiments des abbés-princes, chez les curés enfin, où ils se trouvaient en rapport avec les gros bourgeois et les meneurs des confréries.

Ils se trouvaient ainsi groupés d'avance, ayant appui dans la population.

Au contraire, les protestants, gens du Midi et de l'Ouest, logeaient où ils trouvaient logis, étaient fort dispersés, comme perdus dans la grande ville. Quelques-uns cependant s'obstinèrent à rester dehors, au faubourg Saint-Germain.

Dans une situation si menaçante, Coligny oserait-il exiger de son jeune roi la chose redoutée des catholiques, la chose épouvantable qui marquait la victoire du protestantisme, les noces de Navarre, le premier mariage mixte entre les deux religions, la solennelle reconnaissance qu'un protestant est homme, et non un monstre, l'introduction hardie du petit prince de montagne, semi-paysan béarnais, dans l'alcôve du Louvre, dans le lit de la Marguerite, qui affichait très-haut son mépris, son dégoût?

Rien n'arrêta l'homme de bronze. Il somma le roi de sa parole, et la lui fit tenir.

Les simples fiançailles (17 août) produisirent déjà une explosion dans Paris. Avec des hurlements terribles, l'armée des aboyeurs, déchaînée dans toutes les chaires, cria que Dieu ne souffrirait pas cet exécrable accouplement, que la colère du ciel allait tomber, qu'on verrait des torrents de sang.

Quels étaient ces prédicateurs de la Saint-Barthélemy? La première place entre eux est due certainement à l'évêque Sorbin, à l'évêque Vigor, qui la prêchaient depuis douze ans. La seconde aux jésuites, le vrai poignard de Rome; Auger, l'un d'eux, fit, à lui seul, la Saint-Barthélemy de Bordeaux.

Mais le plus véhément de tous, un prêcheur de grande éloquence, plein de feu, plein d'esprit, puissant acteur, brûlant parleur, fut le cordelier Panigarola, dont nous avons les œuvres. C'était un jeune Milanais, un mondain effréné, connu par un duel douteux et fort sinistre d'où il sortit peu net, en ceignant le cordon de Saint-François. Pie V, le plus violent des papes, le plus fixe au massacre, et qui en suit l'idée dans toutes ses lettres, ayant entendu Panigarola, crut que ce comédien terrible était l'homme même de la chose. Il fit pour lui ce que jadis on avait fait pour Loyola. Il l'envoya, comme étudiant, à Paris. L'étudiant ne fit qu'enseigner; sa chaire tonnante enseigna le massacre et professa l'œuvre de sang.

Les voix bruyantes de ces enfants perdus ne donnent pas le dessous des choses. Quels étaient ceux qui travaillaient Paris, qui informaient Bruxelles, qui donnèrent à l'Espagne la première nouvelle du massacre? Sans nul doute, ceux qui, dès 1560, sollicitaient l'assistance de Philippe II (V. plus haut). Parti riche, à lui seul énormément plus riche que le roi, la cour et le gouvernement, et qui les emportait légers comme une paille, qui entraînait tout par l'argent, par la force d'un patronage immense. Parti qui précipitait Guise et l'animait par la concurrence d'Henri d'Anjou; parti qui rassurait le duc d'Albe et lui promettait le massacre au plus tard pour le 24 août. (Morillon, lettre du 10.)

Le roi même était menacé. Sorbin disait en chaire que, s'il faisait les noces, il en serait de lui comme d'Ésaü, que Dieu dépouilla de son droit d'aînesse pour le transférer à Jacob.

D'autre part, Coligny le tenait, ne lâchait pas prise. Il agissait sur lui par l'honneur, par la confiance excessive et illimitée. Ayant rendu les places de sûreté, il avait tiré sur le roi (si le roi était gentilhomme) une lettre de change qu'il fallait payer ou mourir.

On disait de tous les côtés à Coligny qu'il se perdait en exigeant cela. Il répondait froidement: «Je suis assez accompagné, si je n'ai affaire qu'à MM. de Guise.»

Charles IX, alarmé, fit venir au Louvre le chef de la famille, Henri de Guise, et, Coligny présent, pria et somma le jeune homme de se réconcilier sincèrement avec cet illustre vieillard, ce grand homme en cheveux blancs, qui toujours avait protesté qu'il n'avait pas fait tuer son père. Henri, sans hésiter, donna la main à Coligny, et prouva ce jour-là sa descendance maternelle, la parenté des Borgia.

On disait dans le peuple «que les noces seraient vermeilles,» qu'elles n'auraient pas lieu, ou seraient marquées d'un combat. Elles se firent paisiblement à Notre-Dame.

Charles IX affirma que le pape donnait la dispense, qu'elle allait arriver, et le cardinal de Bourbon n'osa plus résister. La cérémonie se fit sous le ciel, sur un échafaud magnifique qu'on avait dressé au Parvis. Marguerite, qui appartenait de cœur aux Guises et à son frère Anjou, s'obstina (dit-on) à ne pas dire: Oui, et ce fut Charles IX qui, d'un mouvement brusque, lui fit baisser la tête et consentir en apparence. Pendant la messe, Coligny et le roi de Navarre restèrent à l'Évêché. Après, ils entrèrent dans l'église. De Thou, alors enfant, vit et entendit Coligny, qui, voyant aux murailles les drapeaux de Jarnac et de Montcontour, disait: «Nous en mettrons d'autres à la place, plus agréables à voir,» parlant des drapeaux espagnols.

Le miracle infaisable s'était fait cependant, et l'on s'était passé du pape. Le parti papal, espagnol, était poussé à bout. Dans son exaltation furieuse, la coterie des futurs Ligueurs dit le jour même à Notre-Dame, aux protestants restés hors de l'église: «Vous y entrerez bientôt malgré vous.»

Le massacre était arrêté certainement, que la cour le voulût ou non. Du reste, la reine mère ne refusait nul acte préalable. Le soir des noces, on fit signer au roi une lettre aux gouverneurs, pour arrêter tout courrier ou tout autre qui passerait les monts avant six jours. Calipuli affirme que cette lettre fut envoyée à tous les gouverneurs, dans toutes les directions. On dut faire croire à Charles IX, à l'amiral peut-être, qu'il était important que don Juan d'Autriche, l'Espagne, l'armée espagnole, qui d'Italie nous menaçait, ignorassent le départ de nos troupes pour les Pays-Bas.

Le massacre pouvait-il se faire, sans le roi, malgré lui, par l'audace des Guises, appuyé d'un si fort parti? Je dis hardiment oui, on pouvait soulever Paris et tenir le roi dans son Louvre. Coligny avait peu de monde, six cents épées, le reste des valets.

Mais les Guises n'avaient de chef que ce jeune homme de vingt ans qui avait si peu brillé à la guerre. Le très-prudent cardinal de Lorraine avait pris le chemin de Rome. La vraie tête des Guises était une femme italienne, Anne d'Este, la mère d'Henri de Guise, hésitante certainement par instinct maternel.

Parti de feu, tête de glace. Pour suivre son parti et hasarder l'exécution, le jeune Guise voulut un ordre de l'autorité, sinon du roi, au moins du lieutenant du roi, qui était le duc d'Anjou.

Jamais Anjou, jamais sa mère, n'auraient pris ce courage. Ce fut Coligny qui le leur donna, en les poussant au désespoir.

Nos envoyés dans le Levant et autres avaient écrit de longue date que le trône de Pologne allait vaquer. Ouverture vivement saisie de Charles IX pour éloigner Anjou. Catherine aussi, pour gagner du temps, fit semblant de le désirer. Mais, en juillet, voici la vacance de Pologne, voici une ambassade polonaise, voici l'insistance de Coligny qui veut chasser Anjou ou le faire expliquer. La chose est poussée à l'extrême par un mot fort et décisif de l'amiral: «Si Monsieur, qui n'a pas voulu de l'Angleterre par un mariage, ne veut pas non plus de la Pologne par élection, décidément qu'il déclare donc qu'il ne veut pas sortir de France

Henri d'Anjou était mis en demeure de résister en face à Charles IX, de dire franchement qu'il aimait mieux sa situation d'héritier qu'aucun trône du monde; héritier d'un frère de son âge; héritier futur, improbable, d'autant plus menaçant, pouvant être tenté de faire du futur un présent, de se garnir les mains, d'abréger ce frère éternel et de le mettre à Saint-Denis.

Charles IX sentait tout cela. Il pénétrait fort bien ce mignon de Catherine, avec ses airs de femme, bracelets, boucles d'oreilles et senteurs italiennes. Un trop juste instinct lui disait qu'en ce cadet, docile, doux et respectueux, il avait son danger, sa perte. Et c'était trop vrai en effet.

Dans un récit très-vraisemblable, attribué au duc d'Anjou, il dit: «Comme j'entrai un jour dans la chambre du roi, sans me rien dire il se promena furieusement à grands pas, me regardant souvent de travers et mettant la main à sa dague, de façon si animeuse, que je m'attendois à être poignardé. Je fis si dextrement, que, lui se promenant et me tournant le dos, je me retirai vers la porte que j'ouvris, et, avec une courte révérence, je fis ma sortie, qui ne fut quasi aperçue que quand je fus dehors, et toutefois pas assez vite qu'il ne me lançât encore deux ou trois fâcheuses œillades. Je crus l'avoir échappé belle.»

Cette frayeur du fils passa augmentée à la mère. Dans le récit que j'ai cité, le progrès de leur peur est marqué admirablement. Elle alla jusqu'à leur faire faire la démarche qui autrement leur eût été la plus antipathique, une alliance avec les Guises.

Ceux-ci avaient besoin extrêmement de l'assassinat. Pourquoi? Parce que, Henri de Guise, leur héros, ayant tellement échoué à la guerre, il leur fallait un coup pour se relever.

Le crime fut débattu entre deux femmes. Catherine fit venir la veuve de François de Guise (alors duchesse de Nemours), la mère de Henri de Guise. Il n'y eut, avec le duc d'Anjou, que deux témoins, probablement Gondi (Retz) et Birague. On demanda à la veuve de Guise si elle ne voulait pas, ayant si belle occasion, exécuter enfin cette vengeance dont elle faisait bruit, qu'elle affichait depuis dix ans.

Mais maintenant que la question était vue de si près, la mère de Henri de Guise eût bien voulu que l'affaire se fît par les hommes du roi, ou de Henri d'Anjou. Elle proposa un Gascon, épée connue et sûre. On le fit venir et causer. Mais le duc d'Anjou n'eut garde de le prendre. Il insista pour que cette vengeance de famille se fît par la famille, par l'homme qu'elle nourrissait exprès, l'assassin patenté, Maurevert. En d'autres termes, sa prudence laissait tout sur le dos des Guises.

Ceux-ci réfléchirent qu'après tout, ayant à commandement, outre leurs bandes personnelles, cette grosse ville, sa milice de cinquante à soixante mille hommes contre les six cents gentilshommes de Coligny; ayant, par le duc d'Anjou, lieutenant général du roi, les Suisses royaux, tous catholiques, et la garde royale, ils étaient plus de cent contre un; que, d'ailleurs, très-probablement, il n'y aurait point de bataille; que, Coligny tué, tout se disperserait.

Donc ils prirent tout sur eux: ils fournirent l'assassin; ils fournirent le logis d'où l'on devait tirer; ils fournirent le cheval qui devait sauver l'assassin. L'intendant de Guise, Chailly, alla chercher Maurevert et le logea chez le chanoine Villemur, ex-percepteur de Guise, au cloître Saint-Germain-l'Auxerrois. Ce fut des écuries des Guises qu'on tira un cheval d'Espagne, qui, sellé, bridé, attendit dans l'arrière-cour, près de la porte de derrière. Trois jours durant, derrière un treillis de fenêtre masqué de vieux drapeaux, se tint patiemment l'assassin, l'arquebuse chargée de balles de cuivre, appuyée et couchant en joue.

Cependant les noces de Navarre et de Condé, qu'on maria aussi, continuaient. Des bals, des farces plus ou moins indécentes, remplissaient toutes les nuits, et le jour on dormait; toute affaire ajournée, le roi perdu dans les amusement avec sa furie ordinaire; protestants, catholiques, tout mêlé et dansant ensemble. Cependant, dans ces fêtes folles, on distingue fort bien la malice du duc d'Anjou et sa griffe de chat. C'est lui, sa mère, les Italiens, qui, sans nul doute, se donnèrent le plaisir de ridiculiser le jeune paysan béarnais, d'en faire un sot devant sa femme, de faire jouer aux dupes mêmes une comédie du futur crime, de rire avant d'assassiner.

Ce fut, en mascarade, le Mystère des trois mondes, comme on fit jadis à Florence au pont de l'Arno. Au paradis, rempli de nymphes, voulaient entrer des chevaliers (Condé, Navarre); mais il était gardé par d'autres chevaliers, par le roi et ses frères, qui rompaient la pique avec eux et finissaient par les traîner du côté de l'enfer, où les diables les enfermaient. Cependant les vainqueurs allèrent chercher les nymphes et dansèrent avec elles toute une grande heure, longueur impertinente, ennuyeuse pour les vaincus. Navarre dut rester en enfer pendant qu'on fit danser sa femme. Le combat reprit ensuite, et des traînées de poudre qui éclatèrent de tous côtés, remplissant le palais de fumée, d'odeur sulfureuse, mirent en fuite toute l'assistance.

Damnés, vaincus et ridicules, ce fut le sort des deux maris. Le jour suivant, on les fit Turcs, c'est-à-dire vaincus encore; les Turcs venaient de l'être à la bataille de Lépante. Dans un tournoi en mascarade, le roi de Navarre avec les siens, parurent vêtus en Turcs, avec des turbans verts. Ces Turcs de carnaval furent battus par deux femmes, deux amazones, qui n'étaient autres que le roi et son frère.

La majesté royale en jupe courte! Spectacle honteux, baroque! Mais plus choquant encore était Anjou, impudique figure qui se complaisait dans ce rôle et dans sa grâce infâme, couvrant de honteuses folies les apprêts de l'assassinat (jeudi 21 août 1572).

CHAPITRE XXIII
BLESSURE DE COLIGNY.—CHARLES IX CONSENT À SA MORT
22-23 Août 1572

Coligny, quoique malade, croyait partir la semaine qui suivrait le mariage. Il l'écrit ainsi à sa femme, dans une lettre infiniment tendre, fort touchante, qui ferait croire qu'il sentait sa situation et pensait bien que c'étaient les dernières paroles qu'ils dussent échanger dans ce monde.

Dans un sombre petit hôtel, voisin du Louvre, tout près du cloître Saint-Germain-l'Auxerrois, il recevait coup sur coup de mauvaises nouvelles. L'édit de pacification devenait une risée; un enfant qu'on portait au prêche pour le baptiser fut tué dans les bras de sa mère. Les Guises grossissaient dans Paris, et Montmorency en sortait.

Ce chef futur des politiques, en abandonnant ainsi Coligny, fut une des causes du massacre. S'il fût resté avec les siens, avec la nombreuse noblesse attachée à sa famille, on eût regardé à deux fois avant de tirer l'épée.

Il crut acquitter sa conscience en avertissant Coligny de pourvoir à sa sûreté.

Le devoir clouait celui-ci au fatal séjour de Paris; s'il eût bougé, il perdait tout. La seule chance qu'il eût qu'on fît droit aux plaintes des protestants, et qu'on aidât d'un secours l'invasion du prince d'Orange, était dans sa persévérance, dans l'ascendant qu'il avait pris sur l'esprit du jeune roi. Partir, c'était rompre avec lui, c'était tout abandonner, recommencer la guerre civile. Dût-il mourir à Paris, cela valait encore mieux.

Sentinelle infortunée du grand parti protestant qui ne lui donnait nul appui, ni d'Angleterre, ni d'Allemagne, il périssait abandonné. On le voit parfaitement par une lettre de Catherine (21 août). Au moment où l'assassin attendait déjà Coligny, la reine mère est si convaincue de l'indifférence d'Élisabeth à cet événement qu'elle suit avec confiance l'affaire du mariage, et propose une entrevue entre son fils Alençon et la reine d'Angleterre «sur mer, par un beau jour calme, entre Douvres, Boulogne et Calais.»

On savait parfaitement qu'Élisabeth, alarmée des grands projets de Coligny, ne vengerait nullement sa mort et prendrait fort en patience un événement qui allait fermer aux armes françaises la conquête des Pays-Bas.

Lui seul était la pierre d'achoppement. Il inquiétait l'Europe, surtout ses prétendus amis.

Le vendredi 22 août, comme il rentrait lentement chez lui, revenant du conseil et lisant une requête, il passe devant la fenêtre fatale, il est tiré... Une balle lui emporte l'index de la main droite, une autre traverse le bras gauche.

Maurevert avait tiré, comme Poltrot, de manière à blesser son homme, lors même qu'il serait cuirassé. Son arme était appuyée et pouvait tirer bien mieux. Mais la main du fanatique était restée ferme, et la main du coquin trembla.

Sans s'émouvoir, Coligny montre la fenêtre d'où l'on a tiré et dit: «Avertissez le roi.»

Le roi jouait à la paume avec Guise et Téligny. Il jeta sa raquette, parut tout bouleversé et rentra brusquement, puis fit trois choses qui prouvaient sa bonne foi. Il ordonna l'enquête, il défendit aux bourgeois de s'armer (Registres de la ville), et il fit dire à tous les catholiques logés autour de l'amiral d'aller ailleurs, afin qu'on pût y concentrer des protestants.

On a dit qu'il voulait faire massacrer ceux-ci, qu'il les réunissait pour les envelopper. Cependant, quand on songe à la vaillance connue de cette noblesse, à sa fermeté éprouvée, on sentira que la réunir ainsi, c'était la fortifier, c'était rendre le meurtre infiniment plus difficile, préparer un combat à mort.

Je ne vois pas que Coligny ait profité de l'autorisation. Il voulut lier Charles IX, comme il avait fait en lui rendant les places de sûreté. Pourquoi eût-il voulu plus de garantie pour lui-même qu'il n'en gardait pour son parti? Beaucoup de protestants venaient. Mais il n'eut, à poste fixe, que des gardes du roi. Anjou eut soin d'y mettre un capitaine ennemi de l'amiral.

L'illustre chirurgien Ambroise Paré coupa le doigt du blessé et fit à l'autre bras de profondes incisions. Ses amis pleuraient. Lui, merveilleusement patient: «Ce sont là des bienfaits de Dieu.»—Quelqu'un dit: «Oui, monsieur, remercions-le. Il a épargné la tête et l'entendement.»

Il y avait là un saint homme, le ministre Merlin, le même, je crois, qui sauva le coupable père de Rubens et obtint sa grâce du prince d'Orange. Merlin dit à l'amiral: «Vous faites bien, monsieur, de ne penser qu'à Dieu et d'oublier les assassins.»

Le calme et l'extraordinaire force d'âme de l'amiral parut à deux choses:

Dans l'opération très-douloureuse, et qu'Ambroise Paré ne fit qu'en trois fois, ayant un mauvais instrument, le patient ne sourcilla point et dit seulement à l'oreille d'un de ceux qui le soutenaient que Merlin donnât cent écus d'or aux pauvres de l'Église de Paris.

D'autre part, malgré tant de vraisemblances, de preuves même et d'aveux des gens de la maison fatale, comme on parlait des coupables, il dit: «Je n'ai d'ennemis que MM. de Guise. Toutefois je n'affirme point qu'ils aient fait le coup.»

Quelques hommes déterminés offrirent à l'amiral d'aller poignarder les Guises à la tête de leurs bandes. Mais il le leur défendit.

Les maréchaux Damville, Villars et Cossé vinrent le voir. Ils le trouvèrent gai et calme. Il dit à Cossé «Vous souvenez-vous de l'avis que je vous donnais il y a quelques heures?... Il faut prendre vos sûretés.»

Damville, avec Téligny, alla de sa part prier le roi de venir. Il vint à deux heures et demie; mais sa mère, son frère Anjou, Gondi, son ex-gouverneur, ne le laissèrent pas aller seul; ils le suivirent, inquiets de ce que dirait le blessé. Ils trouvèrent la petite rue, le petit hôtel, combles de protestants armés qui les regardaient de travers et se parlaient à l'oreille, témoignaient peu de respect, croyant voir dans la mère et son fils Anjou les vrais assassins.

Charles IX dit ces propres paroles: «Mon père, la blessure est pour vous, la douleur pour moi, et pour moi l'outrage... Mais j'en ferai telle vengeance qu'on se souviendra à jamais.» Et il en fit avec fureur le plus terrible serment.

Coligny parla comme un homme qui se sent près de la mort. Parmi les plaintes des Églises, il articula deux accusations.

«Pourquoi ne peut-on dire un mot dans votre conseil privé que le duc d'Albe n'en soit averti au moment même?»

Puis il lui dit à l'oreille (ce que de Thou a supprimé par respect pour Catherine et pour Henri III): «Souvenez-vous des avertissements que je vous ai donnés sur ceux qui trament contre vous. Si Votre Majesté tient à la vie, elle doit être sur ses gardes.»

«Vous vous échauffez trop, dit la reine. Il n'y pas d'apparence de faire parler si longtemps un malade.» Et elle emmena le roi. Le seul Henri d'Anjou, dont la maligne nature jouissait dans le mensonge, resta un moment de plus pour dire un mot d'amitié à celui qu'il assassinait.

Cette hypocrisie pouvait-elle donner le change à Charles IX? On peut en douter; il rentra profondément triste et rêveur. Sa mère cependant l'obsédait pour tirer de lui ce que l'amiral avait dit si bas. Il refusa quelque temps, puis éclata tout à coup: «Ce qu'il me disoit, madame? Si vous voulez le savoir, il disoit que tout le pouvoir s'est écoulé dans vos mains, et qu'il m'en adviendra mal.» Il sortit et s'enferma. «Nous vîmes bien dès lors, dit lui-même Henri d'Anjou, qu'il n'y avoit pas de temps à perdre pour dépêcher l'amiral.»

Cependant le roi de Navarre et le prince de Condé, qui avaient demandé en vain permission de se retirer, délibéraient chez Coligny avec quelques protestants sur ce qu'il convenait de faire. L'un d'eux dit: «Partir à l'instant. Mais le blessé eût été difficile à transporter, et Téligny répondait de la sincérité du roi.»

Marguerite nous apprend ici un fait essentiel. On voit que les protestants ne se fiaient pas beaucoup à son mari, le roi de Navarre; qu'ils le voyaient apprivoisé par les caresses catholiques, qu'un pressentiment leur révélait dans le petit Béarnais ce leste sauteur qui dit: «Je vais faire le saut périlleux.» Et: «Paris vaut bien messe.» Ils lui firent signer, à lui, au prince de Condé et sans doute aux courtisans protestants de Charles IX, une obligation écrite de venger l'attentat fait sur Coligny.

Le bruit s'en répandit sans doute. On sema par tout Paris la nouvelle lamentable que ces furieux protestants avaient juré d'égorger le pauvre jeune Henri de Guise. Malgré les défenses du roi, les capitaines de quartier, les meneurs des confréries, avaient fait prendre les armes. L'immensité du mouvement dépassait tout ce qu'avaient attendu Catherine et le duc d'Anjou, mouvement donné par le clergé et tout au profit de Guise (samedi 23 août).

Henri d'Anjou, qui s'était retiré si habilement derrière Guise pour lui faire frapper le premier coup sur l'amiral, perdait toute son importance, toute faveur des catholiques, tout son renom de Jarnac et de Montcontour, s'il restait toujours derrière. Il se hasarda dans Paris, non à cheval, mais à demi caché dans un coche, menant avec lui son frère bâtard, Henri d'Angoulême, à qui il promettait la place d'amiral de France s'il achevait Coligny. Sur leur route par la ville, trouvant tout le peuple armé, ému, mais trop lent encore, ils semèrent habilement une panique (le même moyen qui fit faire en 93 les massacres de septembre): ils dirent, ce que disaient les protestants, que Montmorency avait été chercher un grand corps de cavalerie pour tomber sur Paris. L'effet désiré fut atteint. On trouva dans la peur des forces inouïes de courage; d'officieux avertisseurs dirent qu'il fallait se hâter d'égorger les protestants.

Un petit conseil secret de la reine et des Italiens avait eu lieu à l'écart, non au Louvre, mais aux Tuileries, par-devant le roi. Leur avis, original et singulier, était qu'il fallait profiter du mouvement, laisser les Guises égorger les chefs protestants; le roi surviendrait alors, tomberait sur les Guises affaiblis, se trouverait débarrassé des uns et des autres, de tous les grands, et vraiment roi.

Conseil italien et classique, d'après les modèles célèbres que les petits princes italiens avaient laissés en ce genre, mais ici inapplicable. Le roi était loin de pouvoir se débarrasser des Guises, étant en réalité plutôt dans leurs mains.

Il paraît du reste avoir goûté très-peu ces conseils. Un domestique des Guises ayant été arrêté, ils vinrent hypocritement dire à Charles IX qu'accablés par la calomnie et dans la disgrâce du roi, ils demandaient la permission de se retirer. Le roi dit: «Vous pouvez partir. Je saurai bien vous retrouver, s'il faut faire justice.» Ils se mirent seulement en route et s'arrêtèrent dans les faubourgs.

C'était le samedi soir (23 août). La reine mère fit un effort décisif près de son fils. Elle lui montra qu'il était seul, avec son petit régiment des gardes; que les protestants allaient appeler à eux des renforts, soulever toutes les villes; que les catholiques eux-mêmes, s'il n'agissait pas, agiraient sans lui, nommeraient un capitaine général. C'était lui dire précisément ce qui se fit dans la Ligue.

Elle lui dit: «Vous n'aurez pas une seule ville en France où vous retirer.

Ce qui me prouve que le récit attribué au duc d'Anjou est vraiment de lui ou d'un homme à lui, c'est qu'à ce moment il dissimule la situation honteuse où se trouvèrent les coupables (lui, sa mère et Retz), et suppose que Catherine réussit auprès du roi. Tavannes (homme du duc d'Anjou) suit la même tradition, la moins humiliante pour le fils et la mère.

Mais voici le grand, le véritable, le naïf historien de la Saint-Barthélemy, Marguerite de Valois, qui nous apprend que le fils et la mère, repoussés apparemment par Charles IX, dans leur peur et dans leur danger, lui envoyèrent un homme qui pleurât pour eux et le décidât au massacre qui seul pouvait les sauver. Cet homme était Retz (Gondi), ex-gouverneur de Charles IX.

Marguerite nous apprend que, le lendemain dimanche, les huguenots en corps devaient venir au corps accuser Guise solennellement devant le roi. Guise, contre qui tant de preuves se réunissaient, n'eût pu ni voulu nier un coup qui le mettait si haut dans la faveur des catholiques; mais il eût dit qu'il n'avait rien fait que sur l'ordre de l'autorité légitime, l'ordre de monseigneur le duc d'Anjou, lieutenant général du royaume.

Ainsi, tout se fût dévoilé à la face du monde.

Anjou et Catherine allaient être convaincus d'avoir voulu tuer Coligny, parce que Coligny poussait le roi à mettre hors de France son dangereux héritier. Cela était trop évident. Avec un homme soudain et violent comme Charles IX, Anjou eût fort bien pu périr, et Catherine, menacée tant de fois d'être renvoyée en Italie, eût probablement, à ce coup, repris le chemin de Florence.

Donc, le samedi 23 août à dix heures du soir, les deux coupables, la mère et le fils, firent avouer leur cas honteux, en tâchant de donner le change sur leurs vrais motifs. Retz dit au roi, dit Marguerite: «Que le coup n'avoit été par M. de Guise, mais que mon frère le roi de Pologne et la reine ma mère avoient été de la partie.»

Pourquoi: «Parce que la reine mère avoit voulu se venger de la mort de Charny.» Bourde grossière, qu'on dut faire difficilement avaler à Charles IX. Il connaissait trop sa mère, qui n'avait ni cœur ni âme, ni amour ni haine, nulle vendetta, à coup sûr.

À l'appui de cette sottise qui ne prenait pas, Retz ajoutait tout doucement que: «Si le roi continuoit en la résolution qu'il avoit de faire justice de M. de Guise, il était en danger lui-même, puisque sa famille était accusée.»

Mais Charles IX faisant apparemment la sourde oreille, Retz ajoutait: «Que les huguenots étoient en tel désespoir, qu'ils s'en prenoient non-seulement à M. de Guise, à la reine, à M. d'Anjou, mais qu'ils croyaient aussi que le roi en fût consentant et avoient résolu de recourir aux armes la nuit même. De sorte qu'il voyoit Sa Majesté dans un très-grand danger, soit du côté des huguenots, soit des catholiques par M. de Guise.»

C'était le samedi 23 à dix heures du soir, on voulait agir à minuit. Pour être en mesure, il fallait tirer un ordre immédiat. Ainsi, pas un moment de délibération; il lui fallut se décider sur l'heure et sans remise, trancher en un moment sur la résolution suprême qui allait, à partir de cette minute, retenir à jamais, emporter sa mémoire dans l'exécration éternelle!

La peur est contagieuse. Il est probable que la peur visible de ce lâche Italien, sa pâleur, sa mine basse, courbée, son frissonnement, gagnèrent Charles IX. Sur son attitude hautaine, et sur sa colère au retour de Meaux, on l'avait cru brave. Mais il était, tous les récits l'attestent, d'un tempérament nerveux, d'une imagination infiniment impressionnable. La nuit, la situation imprévue, la pensée surtout d'avoir dans le Louvre même trente ou quarante protestants des plus redoutés, un Pardaillan, un de Piles, les premières épées de France, tout concourut à la terreur.

Ajoutons une circonstance, la première que je vais emprunter aux récits protestants (jusqu'ici je n'ai rien tiré que des sources catholiques). On apprit à Charles IX que le peuple était armé!—Et comment cela? dit-il étonné.—Votre Majesté elle-même avait ordonné que chacun fût à son quartier.—Oui, mais j'avais défendu que personne prît les armes.

Cet étonnement du roi ne se trouve que dans la Relation protestante. Fait grave déjà prouvé par les Registres de la ville. D'autant plus grave et naïf ici, qu'il échappe à l'auteur de la Relation contre son propre système, et dément la longue préméditation qu'il attribue à Charles IX.

Retz n'a point écrit de mémoires malheureusement. Nous ne savons pas par quel moyen décisif il gagna sa cause.

Seulement il faut se rappeler qu'on parlait à un homme de tête bien peu solide, poète et fort imaginatif. L'Italien dut l'emporter, non en atténuant la chose, mais plutôt en la grandissant, en rappelant les massacres illustres de l'histoire, comme les Vêpres siciliennes, mystérieuse et soudaine extermination d'un grand peuple en une nuit, saignée immense, vastes ruisseaux de sang...

Charles IX, dans sa visite à Coligny, avait demandé et vu la manche de son habit encore trempée de sang et de rouge. Une très-mauvaise vue pour un fou. Il s'était fort exalté, regardant toujours cette manche: «Quoi! c'est là, répétait-il, le sang, le véritable sang de ce fameux amiral!»

Il paraît qu'au beau milieu de l'animation il lui revint une terreur. Mais si les protestants se vengent, s'ils se soulèvent par toute la France, s'ils ont des armées étrangères, etc.

À cela, le doux Italien eut une réponse facile: c'est que MM. de Guise prenaient tout sur eux, qu'ils en faisaient une affaire de vendetta, de famille, une querelle personnelle, et nullement une affaire générale de religion. La chose resterait ainsi comme ces vieilles querelles de villes italiennes, comme les meurtres de La Scala, comme les vengeances mutuelles des Montaigu, des Capulet.

Le roi pouvait dormir sur les deux oreilles. Le dimanche soir, tout serait fini, Guise partirait de Paris. Et en même temps une lettre du roi pour toute la France: «Les Guises et les Châtillons se sont battus; on n'a pu les en empêcher; le roi le déplore, mais il s'en lave les mains.»

Lâche et bas conseil d'un cruel poltron, mais qui trouva le roi à son niveau.

Ce ne fut guère qu'entre onze heures et minuit que Charles IX, après ces deux longues conversations, entamé par sa mère d'abord, achevé par Retz, fasciné et magnétisé par la peur de ce misérable, défaillit et consentit...

On était si peu sûr de ses résolutions, qu'en envoyant l'ordre à Guise et à Marcel, ex-prévôt des marchands, la reine mère décida que le signal sonnerait, non pas d'abord à l'horloge du Palais, assez éloignée, mais à l'église même du Louvre, à Saint-Germain-l'Auxerrois.

Chose bizarre, mais très-naturelle, l'ayant enfin emporté, elle commença à avoir peur de sa propre résolution. Tavannes et le duc d'Anjou l'avouent unanimement. «Elle se serait désistée, dit Tavannes, si elle avait pu.»

«Nous allasmes, dit le duc d'Anjou, au portail du Louvre joignant le jeu de paulme, en une chambre qui regarde sur la place de la basse-cour, pour voir le commencement de l'exécution. Où nous ne fûmes pas longtemps, ainsi que nous considérions les événements et la conséquence d'une si grande entreprise (à laquelle, pour dire vray, nous n'avions jusques alors guères bien pensé), nous entendismes à l'instant tirer un coup de pistolet. Et ne sçaurois dire en quel endroict, ni s'il offensa quelqu'un: bien sçay-je que le son seulement nous blessa si avant en l'esprit, qu'il offensa nos sens et notre jugement, esprit de terreur et d'appréhension des grands désordres qui s'alloient alors commettre. Et pour y obvier, envoyasmes soudainement et en toute diligence un gentilhomme vers M. de Guise, pour lui dire et espressément commander qu'il se retirât en son logis, et qu'il se gardât bien de rien entreprendre sur l'admiral, ce seul commandement faisant cesser tout le reste. Mais tôt après, le gentilhomme retournant nous dit que M. de Guise lui avoit respondu que le commandement étoit venu trop tard et que l'admiral étoit mort.»

CHAPITRE XXIV
MORT DE COLIGNY ET MASSACRE DU LOUVRE
22-26 Août 1572

Si le coup de pistolet fit tressaillir la reine mère et son fils, on peut bien croire que le blessé, dans sa triste insomnie, ne fut pas sans l'entendre. Il n'avait pas grand monde autour de lui. Beaucoup étaient au Louvre, chez le roi de Navarre, pour qui on craignait encore plus. Mais il avait, dans deux maisons voisines de son hôtel, deux postes de gardes du roi. Il se sentait gardé par la parole royale, par les promesses et les traités faits avec les princes étrangers, par tout ce qu'il y a de respecté parmi les hommes. Il venait de recevoir une visite aimable, la plus rassurante de toutes. La nouvelle mariée, Marguerite de Navarre, dans ces moments sacrés où, femme et fille encore, oscillant d'un état à l'autre, la jeune épouse est si touchante, était venue le voir, et comme chercher la bénédiction du vieillard.

Fallait-il croire qu'elle fût un espion? Une envoyée d'Anjou? Et ce frère, trop aimé, usa-t-il de sa petite Margot (ils appelaient ainsi leur sœur) pour cette commission scélérate? On en croira ce qu'on voudra.

Le blessé, sur son lit, était dans ses pensées. Quelles? La famille peut-être qu'il ne devait jamais revoir, cette femme admirable qu'il avait laissée enceinte et qui le rappelait en vain? Ou bien plutôt encore cette grande famille de l'Église, si divisée, si hasardée, orpheline de Dieu, dont la crise suprême était venue par toute la terre?

Mais ces sombres pensées ne le reportaient-elles pas plus haut, plus loin encore, à la grande question des déchirements du dogme, à l'écroulement de l'arbre qui couvrit l'humanité de son ombre? Ramenée à la foi des Suisses qu'adoptait Coligny, rentrée dans la simple raison, l'eucharistie emporte le christianisme lui-même.

Tout cela pour lui seul. Il avait cependant près de lui dans cette chambre deux hommes admirables. L'homme de la douleur, le grand chirurgien du siècle, Ambroise Paré, grand de cœur autant que de génie. L'homme de la conscience, le saint pasteur Merlin qui, je crois, avait été envoyé par le prince d'Orange. C'est lui qui fit la prière à l'heure dernière de Coligny.

Près de la porte de la chambre veillait aussi un bon et fidèle Allemand qui, à l'armée, lui servait d'interprète. En bas, quelques serviteurs et cinq ou six Suisses du roi de Navarre.

C'était un peu avant le jour, entre trois et quatre heures (dimanche 24 août). La cavalerie de Guise arrive aux portes et remplit la petite rue. À l'instant, les gardes du roi, de gardiens se font assassins. Cosscins, leur capitaine, frappe au nom du roi. Le gentilhomme qui avait les clefs ouvre; il est poignardé.

L'amiral se lève au bruit, et, couvert d'une robe de chambre, dit au ministre: «Monsieur Merlin, faites-moi la prière.» Et lui-même ajouta: «Je remets mon âme au Sauveur.»

«Alors celui qui a été témoin et qui a rapporté ces choses entra dans la chambre, et, étant interrogé par Ambroise Paré que voulait dire ce tumulte, il dit, en se tournant vers l'amiral: «Monseigneur, c'est Dieu qui nous appelle à luy.» Il répondit: «Il y a longtemps que je me suis disposé à mourir... Mais sauvez-vous, vous autres, s'il est possible.» Les témoins affirment qu'il ne fut pas plus troublé de la mort que s'il n'y eût eu bruit quelconque. Tous montèrent et échappèrent la plupart par le toit; l'Allemand, Nicolas Muss, resta seul avec l'amiral. (Relation.)

Cependant on avait rompu la porte de l'escalier. Cosscins marchait en tête avec les Suisses du duc d'Anjou, sous ses couleurs (blanc, noir et vert). Ces Suisses, voyant sur l'escalier les Suisses du roi de Navarre, ne tiraient pas. Mais Cosscins fit tirer les gardes.

On força alors la porte de la chambre, et deux hommes entrèrent les premiers, deux serviteurs des Guises: l'un, le Picard Attin, qui était au duc d'Aumale, nourri chez lui longtemps pour tuer le frère de l'amiral; l'autre était un Allemand, Behme, attaché à la personne de Henri de Guise, qui passait pour aimer beaucoup le jeune prince et le gouvernait entièrement. Il fut récompensé plus tard par un riche mariage avec une bâtarde du cardinal de Lorraine qui avait été élevée en Espagne près de la reine Élisabeth. Behme fut comblé des dons du roi d'Espagne, mais finit misérablement.

Avec ces deux meurtriers, se trouvaient Sarlabous, le gouverneur du Havre, ex-capitaine de Coligny, qui venait tuer son chef pour constater sa foi de renégat.

Attin a raconté plus tard qu'ils avaient été interdits de trouver si extraordinairement tranquille un homme qui avait la mort devant les yeux. L'impression fut telle sur Attin que, revenu chez lui, plusieurs jours après, il restait blême et dans une sorte de frayeur.

L'Allemand Behme, qui s'était animé à lever la porte avec un épieu (et qui, sans doute, avait pris du cœur dans le vin), fut plus résolu que les autres. Il avança et osa dire un mot; il demanda ce qu'il savait très-bien: «N'es-tu pas l'amiral?»

Coligny lui dit posément: «Jeune homme, tu viens contre un blessé et un vieillard... Du reste, tu n'abrégeras rien.» Faisant entendre que, malade, frappé de la nature, il était mort déjà, hors de la main des hommes.

Behme, avec un juron horrible, en reniant Dieu, lui poussa dans le ventre cette bûche pointue, ce gros épieu qu'il avait dans la main. On dit que Coligny, assommé de la sorte par cette lourde bête, n'ayant pas même un coup d'épée, sentit son cœur de gentilhomme, et, tombant, lui lança ce mot: «Si c'était un homme, du moins!... C'est un goujat!...»

Alors Behme frappa, refrappa sur la tête. Et les autres, enhardis, vinrent lui donner chacun son coup.

Guise était en bas à cheval dans la cour avec le bâtard d'Angoulême. Il cria: «Behme, as-tu fini?—C'est fait!—Mais M. d'Angoulême n'en veut rien croire, s'il ne le voit.»

Behme alors, avec Sarlabous, prirent le corps par-dessous pour le jeter par la fenêtre. Était-il, n'était-il pas mort? On ne le sait. Il se trouva par le trouble des meurtriers, ou par je ne sais quel réveil de vie et de résistance, que le corps s'accrocha un moment à la fenêtre; cependant il tomba.

Ces assommeurs savaient si mal leur métier, que, frappant à tort, à travers, ils avaient justement gâté ce qu'eût le mieux gardé tout sage bourreau, ce qu'on expose, le visage et la tête. Les deux grands seigneurs, descendus de leurs chevaux, avaient beau regarder. Cependant le bâtard «lui torcha la face,» et, écartant le sang, dit: «Ma foi, c'est bien lui.» Et il lui donna un coup de pied. Certains disent que Guise en fit autant et lui donna du pied dans le visage.

Il y avait là aussi un Italien de Sienne, Petrucci, qui appartenait à Gonzague, duc de Nevers. Il coupa proprement la tête, et la porta au roi et à la reine, au duc d'Anjou. On l'embauma avec soin pour l'envoyer à Rome qui, depuis si longtemps et si instamment, l'avait demandée.

Au moment où l'assassinat fut su au Louvre, l'affaire étant lancée et toute hésitation désormais impossible, la cloche du signal sonna à la paroisse du Louvre, Saint-Germain-l'Auxerrois. Ce ne fut que longtemps après, lorsqu'il était grand jour, qu'on sonna la cloche du Palais au coin du quai de l'Horloge, pour convier la ville au massacre.

Mais la ville était déjà avertie d'une autre manière. Coligny tué, la tête coupée, et «ce morceau de roi» ayant été porté au Louvre, on avait généreusement donné à la canaille les reliefs du festin.

Des enfants et des misérables, qui ne sont ni enfants, ni hommes, sans barbe, sans âge et qu'on croirait sans sexe, femmes-hommes et hommes-femmes, les fils naturels du ruisseau, fondirent, à travers les soldats, dans la cour de l'amiral, et trouvant là ce corps, furent ravis de s'en emparer. Si la tête manquait, il y avait encore autre chose, assez pour le régal; les couteaux travaillèrent, on coupa les mains pâles qui avaient tenu si longtemps l'épée de la France, la sainte épée de Dieu; on coupa les parties naturelles, et on les porta dans Paris.

Au tronc, les enfants attachèrent une corde, et le tirèrent par les ruisseaux rougis jusqu'au bord de la Seine, et il y resta quelque temps. Mais d'autres amateurs survinrent, qui s'en emparèrent à leur tour, le suspendirent à Montfaucon. On l'y mit de façon outrageante et bizarre, le dos sur une poutre, le cou, les pieds, chacun de leur côté, flottant, ballant, le ventre en l'air.

D'autres, qui arrivaient tard, n'y surent plus que faire, sinon d'allumer du feu dessous, pour le noircir du moins, le griller comme un porc. Quelques-uns s'en tenaient les côtes.

Dans cette nuit fatale, du samedi 23 au dimanche 24, les heures se marquent ainsi. La reine parle au roi le soir (sept ou huit heures?) Retz vient lui faire l'aveu de sa mère et de son frère (dix heures?) Ordre donné à Guise (onze heures?) par la reine et le duc d'Anjou. La ville avertie d'armer à minuit. Long intervalle de quatre heures, les Guises attendant que la ville soit armée, avant d'attaquer Coligny. À l'aube, un peu avant quatre heures, signal du coup de pistolet; Coligny tué.

Marguerite dit qu'au petit jour son mari se leva, sortit, qu'elle dormit une heure, puis fut éveillée par le massacre du Louvre qui dut commencer entre cinq et six.

Pourquoi ce dangereux retard après la mort de Coligny qui, su au Louvre, pouvait faire mettre en défense les protestants du roi de Navarre? Le duc d'Anjou l'explique peut-être en disant qu'il y eut un moment d'hésitation, que sa mère et lui eurent frayeur et eussent voulu tout arrêter, mais que Guise dit qu'il était trop tard.

Qu'allait-on faire de ces gentilshommes qui étaient dans le Louvre, sous le toit du roi? Grande et cruelle question.

Si la reine mère, si Retz avaient eu le soir tant de peine à décider Charles IX sur la question générale, il est peu probable qu'ils l'eussent encore compliquée de cette difficulté terrible.

Ce fut, je crois, le matin, et, Coligny tué, ce fut vers cinq heures qu'on apporta à Charles IX ce breuvage amer et qu'on le lui fit avaler.

C'était lui-même qui, le jour de la blessure de l'amiral, avait engagé Navarre et Condé à faire entrer leurs gentilshommes pour se garder des entreprises de Guise, qu'il appelait «un mauvais garçon.» Tous s'étaient offerts, empressés, sur une telle assurance; ils étaient trente ou quarante, outre les gouverneurs, précepteurs, valets de chambre et domestiques des deux jeunes princes. Depuis trois jours, Charles IX vivait avec eux, les avait aux tables royales, mêlés avec sa maison. Exécrable fatalité. Il fallait que ce couteau qui leur coupait le pain du roi, on le leur mît dans le cœur; que, de commensaux et convives qu'ils avaient été le soir, les serviteurs, officiers ou capitaines des gardes se trouvassent au matin bourreaux? La parole du roi de France, révérée chez les infidèles et jusqu'au bout de la terre! la parole de gentilhomme, de l'hôte féodal, la sécurité complète avec laquelle on quittait ou on déchargeait ses armes en passant le pont-levis! Toutes ces vieilles religions de la France brisées et détruites, et l'honneur même assassiné!... Pour en venir là, il fallut une grande peur, une crainte extrême de ces hommes et l'attente d'un combat sanglant.

Dans ce Louvre si bien fermé, au fond même du filet de mort où personne n'aurait vu, nous trouvons pourtant un témoin, la jeune reine de Navarre:

«Le soir, étant au coucher de la reine ma mère, assise sur un coffre auprès ma sœur de Lorraine que je voyois fort triste, la reine m'aperçut et me dit que je m'en allasse coucher. Comme je faisois la révérence, ma sœur, se prenant à pleurer, me dit: «Mon Dieu, ma sœur, n'y allez pas!» Ce qui m'effraya extrêmement. La reine se courrouça fort et lui défendit de me rien dire. Ma sœur lui dit qu'il n'y avoit point d'apparence de m'envoyer sacrifier comme cela, et que, sans doute, s'ils découvroient quelque chose, ils se vengeroient sur moi. La reine mère me commanda encore rudement que je m'en allasse coucher. Ma sœur, fondant en larmes, me dit bonsoir sans m'oser dire autre chose. Et moi je m'en allai toute transie et éperdue.

«Je trouvai le lit du roi, mon mari, entouré de trente ou quarante huguenots que je ne connaissois point encore, et qui parlèrent toute la nuit de l'accident de l'amiral. La nuit se passa sans fermer l'œil. Au point du jour, le roi, mon mari, dit qu'il vouloit aller jouer à la paume, attendant que le roi Charles fût éveillé, se résolvant de lui demander justice. Il sort de ma chambre et tous ses gentilshommes aussi.

«Moi, voyant qu'il étoit jour, estimant le danger passé, vaincu du sommeil, je dis à ma nourrice qu'elle fermât la porte pour pouvoir dormir. Une heure après, comme j'étois le plus endormie, voici un homme frappant des pieds et des mains à la porte, et criant: «Navarre! Navarre!» Ma nourrice ouvre, pensant que ce fût mon mari. C'étoit un gentilhomme nommé M. de Téjan, qui avoit un coup d'épée dans le coude et un coup de hallebarde dans le bras, et étoit encore poursuivi de quatre archers qui entrèrent tous après lui. Il se jeta dessus mon lit. Moi, sentant ces hommes qui me tenoient, je me jette à la ruelle, et lui après moi, me tenant toujours à travers du corps. Je ne connoissois point cet homme, et ne savois s'il venoit là pour m'offenser, ou si les archers en vouloient à lui ou à moi. Nous criions tous deux et étions aussi effrayés l'un que l'autre. Enfin Dieu voulut que M. de Nançay, capitaine des gardes, y vînt, qui, me trouvant en cet état, encore qu'il y eût de la compassion, ne se put tenir de rire et se courrouça fort aux archers de cette indiscrétion, les fit sortir et me donna la vie de ce pauvre homme qui me tenoit, lequel je fis coucher et panser dans mon cabinet jusqu'à ce qu'il fût guéri.

«Je changeai de chemise, parce qu'il m'avoit toute couverte de sang. M. de Nançay me conta ce qui se passoit, et m'assura que mon mari étoit dans la chambre du roi et qu'il n'auroit nul mal. Et, me faisant jeter un manteau de nuit sur moi, il m'emmena chez ma sœur, où j'arrivai plus morte que vive. Entrant dans l'antichambre, un gentilhomme, se sauvant des archers qui le poursuivoient, fut percé à trois pas de moi. Je tombai de l'autre côté presque évanouie entre les bras de M. de Nançay, et pensai que ce coup nous eût percés tous deux.»

Rien ne manque à ce récit, ni la dureté incroyable de la mère, qui aventure ainsi sa fille et la remet au hasard, à la générosité improbable de ceux qu'on va assassiner; ni, d'autre part, la confiance, l'imprévoyante légèreté des gentilshommes protestants, qui s'en vont jouer à la paume dans ces sombres circonstances, se divisent, comme pour rendre l'exécution plus facile. Car les uns allèrent jouer, les autres restèrent en haut; le capitaine des gardes désarma ceux-ci un à un. Pour les joueurs, on leur ôta le roi de Navarre, que Charles fit appeler, avec le prince de Condé. La mort de ces deux princes avait été mise en discussion, et ils n'avaient été sauvés que par le duc de Nevers, et sans doute aussi par l'idée qu'en les tuant on eût rendu trop forts les Guises. On fit remarquer à Charles IX qu'en réalité ces jeunes princes n'avaient guère de religion que les femmes et l'amusement; non plus que trois ou quatre autres protestants de cour qu'on sauva et qui se donnèrent au roi. Navarre et Condé mandés, Charles IX leur aurait dit, selon quelques-uns: «La messe! ou la mort!» Parole non probable dans la bouche du royal acteur, qui décidément avait pris son rôle, et le joua à faire croire qu'il l'avait toujours médité.

Mais les autres, qui n'étaient pas princes, que devenaient-ils? Les archers, comme on a vu, les piquaient de chambre en chambre pour qu'ils se précipitassent par les escaliers ou par les fenêtres dans la cour, où les massacreurs, en rang, les piques serrées, les recevaient, les achevaient.

Le premier qui fut tué dans la cour fut un gentilhomme qui, voyant toutes ces troupes, s'avisa de demander pourquoi elles étaient là rangées si matin. On avait dit au dehors qu'on les réunissait de nuit pour une fête, un combat simulé. Celui à qui il parlait (c'était un Gascon) pour réponse lui passa l'épée au travers du corps.

Mais la boucherie générale se fit par les Suisses. On voit alors combien ces Allemands étaient utiles; ne sachant pas le français, étant catholiques, des petits cantons qui ont l'exécration du protestantisme, ils frappaient comme des ours ou des assommeurs de bœufs. Ivres d'ailleurs probablement, ils tuaient sans regarder, des gens désarmés, n'importe.

Il paraît cependant qu'on doutait de l'obéissance. Car on décida le roi à se montrer à une fenêtre de la cour. Les amis des Guises sans doute, Anjou et sa mère, voulurent qu'il fût bien constaté qu'il était de la tuerie, qu'il la voulait et l'ordonnait.

Le plus vaillant de ces vaillants, Pardaillan, que la plupart n'auraient pas regardé en face, amené là, sans épée, à l'abattoir, fut saigné comme un mouton. Le propre gouverneur du roi de Navarre, Beauvais, sans la moindre considération de son élève, fut égorgé. Ces malheureux, de la cour, adressaient à cette fenêtre les appels les plus pathétiques, et ne trouvaient dans le roi, dans leur hôte, dans ce magistrat de la justice commune, que l'œil sauvage, égaré, furieux, d'un misérable fou.

Il y avait dans cette foule un homme que Charles IX devait entre tous épargner, c'était lui qui l'avait arrêté trois mois au siége de Saint-Jean-d'Angély, le capitaine de Piles; c'était comme un adversaire, un ennemi personnel. À ce titre, il était sacré. De Piles le sentait, et, dans la cour, devant ce monceau de morts sur lequel il devait tomber, il lança au balcon du roi un cri foudroyant, le sommant de sa parole, à faire trembler la cour du Louvre.

Il entendit et fit le sourd. Alors de Piles, arrachant de ses épaules un manteau de valeur, le tend à un gentilhomme: «Prenez, monsieur, et souvenez-vous!» Le gentilhomme n'osa prendre ce gage dangereux de vengeance, il eût été tué à deux pas.

Cette surdité de Charles IX a constaté sa bassesse. Elle le met devant l'histoire plus bas que la Saint-Barthélemy.

CHAPITRE XXV
QUELLE PART PARIS EUT AU MASSACRE
Août 1572

Guise, Montpensier et Gonzague (Nevers), trois princes, furent les principaux exécuteurs. Ajoutons-y Tavannes, l'homme du duc d'Anjou.

Le roux et sauvage Tavannes, dont le portrait fait horreur, regardait les protestants comme des rivaux militaires avec jalousie de métier. Il se vengeait du mot qu'il avait dû avaler (que Tavannes était espagnol). Il égaya le massacre: «Saignez, saignez, disait-il; la saignée est bonne en août comme en mai.»

Tavannes tua en brutal soldat, Montpensier en dévot furieux, Guise et Gonzague en Italiens calculés et politiques.

D'abord Gonzague (Nevers) voulait se tirer de Paris, agir plutôt au dehors, supposant bien que les choses seraient moins en lumière et resteraient moins dans le souvenir. Il voulait qu'on le chargeât de poursuivre ceux qui fuiraient avec sa cavalerie. On ne lui permit pas.

Guise montra dans le massacre une froideur extraordinaire pour un jeune homme de son âge. Il dit d'abord cyniquement aux troupes qu'il s'agissait d'une bataille à coup sûr, d'en finir pendant qu'on tenait ces gens, dont on aurait bon marché. Ensuite, il arrangea la chose de manière à se faire des amis en tuant les ennemis, à rendre le massacre agréable à beaucoup de gens.

Par exemple, il mena chez M. de la Rochefoucauld un homme qui avait promesse de sa compagnie de gens d'armes, qui même n'avait voulu marcher qu'à cette extrême condition. La Rochefoucauld était aimable et plaisant, fort aimé du roi, qui le soir avait essayé de le retenir au Louvre, peut-être pour le sauver. Le matin, six masques frappent à sa porte. Le malheureux ne fait nul doute que ce ne soit une algarade du roi qui vient le faire battre. Il n'hésite pas à ouvrir, en demandant toutefois qu'on le traite en douceur. Il riait quand on l'égorgea.

Téligny, gendre de l'amiral, était aussi une sorte de favori du roi; il l'aimait, tout le monde l'aimait. On n'aurait pas pu le tuer. Mais le duc d'Anjou le faisait chercher. On l'avisa sur un toit, qui fuyait, et on le tira.

Les protestants du faubourg Saint-Germain avaient tant de confiance, qu'avertis, ils s'obstinèrent à tout attribuer aux Guises et envoyèrent demander la protection du roi. Grand fut leur étonnement quand, abordant en bateau près du Louvre, ils virent les gardes du roi qui tiraient sur eux; ils s'enfuirent... Ce fou Charles IX, d'un sauvage instinct de chasseur: «Ils fuient, dit-il, ils fuient... Donnez-moi une carabine...» Et on assure qu'il tira.

Celui qui s'était chargé d'égorger le faubourg Saint-Germain avait manqué son affaire. Guise crut que tout était perdu. Il y avait plusieurs chefs, spécialement Montgommery. Il y court, se trompe de clef; à la porte de Bucy, il ne peut sortir. Tous se sauvent. Il les suivit au grand galop, mais toujours fort distancé, jusqu'à Montfort l'Amaury.

À son départ, les gens de l'Hôtel de Ville, loin d'approuver le massacre, se mirent en réclamation. Hardis de l'absence de Guise, le prévôt des marchands Charron (dont l'ex-prévôt Marcel avait usurpé la nuit les fonctions), mais qui était un magistrat, et un modéré, fait prier le roi d'empêcher sa maison, ses princes et le petit peuple de tuer et piller.

Il était midi. Le roi, qui lui-même venait de tirer, accueille la demande à merveille et ordonne aux échevins de monter à cheval et d'arrêter tout. Ordre aux bourgeois de désarmer et de rentrer dans leurs maisons.

On voit que la ville était bien loin d'avoir en cette horrible affaire l'unanimité qu'on a supposée. Quelle part réelle prit-elle au massacre? c'est ce qui restera fort obscur.

Je ne nie nullement du reste que Paris ne fût de mauvaise humeur contre le protestantisme. Le commerce était ruiné par la guerre, la milice humiliée, l'université déserte. Paris descendait cette pente de décadence et de ruine dont le siége effroyable de 1594 a marqué le fond.

Les massacreurs d'août 1572, comme ceux de septembre 1793 (je l'ai fait remarquer ailleurs d'après les pièces originales), furent en partie des marchands ruinés, des boutiquiers furieux qui ne faisaient pas leurs affaires.

Un seul, l'orfévre Crucé, se vantait d'avoir égorgé quatre cents hommes. Après le massacre, il se fit ermite, et assassina encore un marchand qu'il reçut dans son ermitage.

Mais la milice bourgeoise n'était pas toute de ce caractère. Un de ces capitaines, Pierre Loup, procureur au Parlement, se trouvait avoir arrêté un grand seigneur protestant et tâchait de le sauver. Les émissaires de la cour lui demandent ce qu'il attend: «J'attends, dit-il, que je parvienne à me mettre bien en colère.» Ils lui dirent alors qu'ils étaient chargés de mener son homme au Louvre, le lui arrachèrent des mains et le tuèrent à deux pas.

Dans cette bataille à coup sûr que Guise promettait à ses gens, la palme doit être accordée au capitaine Charpentier, capitaine et professeur, honnête bourgeois de la ville, riche, estimé, considéré, qui, dans ce jour d'énergie, se signala par la mort du plus dangereux révolutionnaire, du mortel ennemi de la scolastique, du novateur insolent Pierre Ramus, ou la Ramée.

Charpentier est suffisamment caractérisé par un mot: «Les mathématiques sont une science grossière, une boue, une fange où un porc seul (comme Ramus) peut aimer à se vautrer

Charpentier, fortement poussé, poussé des Guises, jusqu'à être fait Recteur à l'âge de vingt-cinq ans, ne dédaigna pas d'acheter une chaire de mathématiques au Collége de France, pour l'explication d'Euclide et autres mathématiciens grecs. À quoi il avait un titre solide, de ne savoir (dit-il lui-même) ni grec, ni mathématiques.

Ramus et la majorité du Collége de France réclamèrent au Parlement, qui décida qu'un examen préalable était nécessaire. Charpentier était si puissant, qu'il se moqua de la sentence, et enseigna sans examen, et sans dire un mot de mathématiques. Ainsi le but fut atteint, la chaire devint inutile. On commençait à comprendre (d'après Copernik qui se répandait) combien la lumière des mathématiques pouvait être dangereuse aux vieilles ténèbres. Charpentier rendit le service de fermer solidement cette porte des sciences.

Les familles bourgeoises n'envoyèrent plus leurs enfants qu'au collége de Clermont, où fleurissait la grammaire, où les jésuites, dès lors de plus en plus à la mode, enseignaient Musa, la muse.

Ramus méritait la mort, et pour avoir détrôné l'Aristote scolastique, et pour avoir restauré dans l'enseignement l'harmonique unité des sciences, et pour avoir forcé la science à parler français; mais bien plus la méritait-il pour avoir dit que le capitaine Charpentier était un âne, pour l'avoir laissé douze ans écrire contre lui, sans y faire attention.

Si Charpentier était un âne en mathématiques, il ne l'était pas dans l'intrigue. Dans le procès des jésuites qui les établit en France, il se mit pour eux, et par là gagna le cardinal de Lorraine, vieux camarade de classe de Ramus, qui jusque-là le protégeait. Il s'unit intimement à l'évêque Vigor et autres futurs ligueurs qui déjà depuis longtemps demandaient la Saint-Barthélemy. Enfin, quand Ramus, en péril, menacé par eux comme protestant, quitta Paris et suivit l'armée de Coligny, Charpentier se mit à la tête des professeurs bien pensants pour demander que les fuyards, les renégats de l'Université, ne pussent y rentrer jamais. À la paix de 1570, Ramus ne trouva plus sa chaire; il eut par grâce un abri dans sa propre maison, dans le collége de Presles, qu'il avait recréé, et même rebâti de son argent.

De ce grenier rayonnait une lumière importune. Toute l'Europe y avait les yeux. Les universités d'Italie, d'Allemagne, de Hongrie, de Pologne, offraient des chaires à Ramus. L'Angleterre acceptait ses doctrines; ses livres, un siècle encore après, y furent commentés par Milton.

Cela était intolérable. Les futurs ligueurs poussaient contre lui des cris de mort. Charpentier mettait la main sur la garde de son épée: «Si j'ai quitté la toge pour l'épée, dit-il, Caton, Cicéron, en firent autant. Le pape aussi. N'a-t-il pas pris son glaive, sonné la charge, combattu avec nous, tout au moins de son argent? La terreur dont vous vous plaignez est un moyen légitime. Les proscriptions! N'en parlez pas, car vous y feriez penser... Prenez garde! prenez garde! Vous ne songez pas assez à l'issue que tout ceci peut avoir...»

Charpentier avait raison. On ne respecte pas assez la redoutable armée des sots, imposants à tant de titres, surtout comme majorité. Elle n'entend pas raillerie. Le spirituel diplomate Jean de Montluc le dit à Ramus, et voulut l'emmener en Pologne, où il allait travailler l'élection du duc d'Anjou. Il eût voulu seulement que Ramus l'y aidât de son éloquence. Ce grand homme, qui était un honnête homme, n'accepta nullement d'entrer dans ce tripotage.

Il resta, et il périt.

Ce fut le mardi 26 août, quand la première fureur était calmée, quand les protestants étaient massacrés pour la plupart, mais qu'on glanait ici et là, chacun cherchant ses ennemis.

Charpentier ne parut pas. Mais le peuple fit l'affaire. Le peuple, c'était un tailleur et un sergent, avec une bonne escouade de gens payés. Ils ne cherchèrent pas au hasard, mais allèrent droit à l'adresse, forcèrent la porte du collége, montèrent sans hésitation au cinquième, où Ramus avait son cabinet de travail.

Ils le trouvèrent qui priait. L'un tira à bout portant, et pourtant si mal, qu'il tira à la muraille. L'autre, plus habile, lui passa une épée au travers du corps. Palpitant, on le jeta du cinquième étage. Il vivait encore.

Les enfants (on a toujours des enfants pour ces fêtes-là) le traînèrent à la rivière; dans la route, un chirurgien coupa, emporta la tête (sans doute pour Charpentier).

Quelque temps, le corps surnagea près du pont Saint-Michel. Mais des bourgeois, qui trouvaient qu'il n'en avait pas assez, payèrent des bateliers pour ramener le corps au rivage, où les petits écoliers lui donnèrent le fouet.

Qui pourrait croire qu'on ait pu envier à Charpentier l'honneur qu'il a si bien gagné dans cette grande circonstance? Celui qui le lui conteste fut, dit-on, «témoin de toute l'affaire.» Et la preuve qu'on en donne, c'est qu'il était à Orléans.

Croyons-en le pauvre Lambin, ami de Ramus. Il ne doutait nullement que Charpentier ne fût l'assassin; si bien que, sachant qu'il le cherchait aussi, il se crut mort, prit la fièvre, et réellement mourut de peur.

Croyons-en surtout Charpentier lui-même. Lorsque tout le monde regrettait, déplorait la Saint-Barthélemy comme un crime horrible, de plus inutile, lui, il lui reste fidèle et la glorifie, écrivant au cardinal de Lorraine en janvier 1573: «Ce brillant, ce doux soleil qui a éclairé la France au mois d'août.»

Sur le système de Ramus: «Ces fadaises ont bientôt disparu avec leur auteur. Tous les bons en sont pleins de joie. Dieu nous la rende durable, Dieu que tu outrageas (Ramus!) et qui enfin t'a puni.»

Enfin, ce mot touchant d'un vainqueur qui s'attriste presque, sentant qu'il n'a plus rien à faire (Nunc dimittis servum tuum): «Ramus et Lambin vivants, j'avais à lutter; la vie me fut douce. Quel charme maintenant auront mes études? Plus d'adversaires, plus de rivaux.»

Charpentier avait des raisons très-sérieuses de pleurer Ramus. Il avait imaginé de faire payer les leçons (toujours gratuites) du Collége de France, et percevait un droit à la porte de son cours. Tant que Ramus fut vivant et que dura la dispute, on allait chez Charpentier écouter ses injures. Il gagnait gros. Ramus mort, il se trouva ruiné, la boutique abandonnée; l'appariteur se morfondit sur son comptoir vide, Charpentier ne vécut guère; en 1574, le pauvre homme mourut, et probablement de chagrin.

CHAPITRE XXVI
SUITE DU MASSACRE
Août, Septembre et Octobre 1572

Le lundi 25, au soir, Guise, harassé de sa longue chevauchée, rentrant dans Paris, y trouva une chose peu rassurante; le massacre continuait, mais malgré le roi, et au nom de Guise. Le roi, malgré l'horrible exécution du Louvre faite sous ses yeux et par lui, se lavait les mains du tout, commandait aux Parisiens le désarmement, et faisait écrire aux provinces que les Guises avaient tout fait, qu'il avait assez eu à faire pour se garder dans son Louvre, qu'il n'y avait rien de rompu dans l'édit de pacification.

Dès lors, affaire particulière et querelle de famille. Vendetta pour vendetta. La question posée ainsi ne pouvait manquer de tourner contre la poitrine de Guise cent mille épées protestantes. Tout retombait d'aplomb sur lui. Le très-secret conseil italien de la reine mère paraissait se dévoiler: Tuer les Châtillons par les Guises, puis les Guises par les Châtillons.

Henri de Guise, qui avait promis au roi de quitter Paris le dimanche soir, ne bougea pas. Tout son parti le retint. Les deux mille qu'on avait tués du premier élan étaient sans nul doute les six cents gentilshommes de Coligny et leurs domestiques. Tous ceux qui directement avaient travaillé au massacre, comme les dizeniers de la ville, ou l'avaient favorisé, comme les moines qui l'avaient prêché, les chanoines, curés et riches ecclésiastiques, qui logeaient l'armée des Guises, se sentaient fort compromis. Si Montmorency fût entré avec sa cavalerie pour exécuter le désarmement qu'ordonnait le roi, tous ces violents catholiques auraient été accusés par leurs voisins qui les avaient vus opérer, par les protestants parisiens. Ceux-ci étaient gens de commerce et d'industrie, comme on le voit sur une liste nominale des morts (des principaux, des gens connus) que donne la Relation: cordonniers, libraires, relieurs, chapeliers, tisserands, épingliers, barbiers, armuriers, fripiers, tonneliers, horlogers, orfévres, menuisiers, doreurs, boutonniers, quincailliers, etc. Ces libres marchands étaient en concurrence naturelle avec les marchands clients du clergé, affiliés aux confréries, coopérateurs de l'exécution. Mille raisons de peur, de haine, de jalousie de métier, et, tranchons le mot, d'intérêt, devaient leur faire désirer que l'exécution de dimanche continuât sur ces voisins odieux, concurrents de leur commerce, et peut-être demain leurs accusateurs.

Malgré tant de bonnes raisons pour recommencer le massacre, il y avait langueur pourtant, lassitude; l'affaire, le lundi, ne reprenait pas. L'Hôtel de Ville et le roi venaient de se prononcer contre; peut-être n'eût-on plus rien fait sans une ingénieuse machine dont s'avisa un cordelier. Le temps était admirable; le soleil très-beau, très-chaud; les arbres reverdoyaient de cette végétation tardive qu'on appelle les pousses d'août. Au cimetière des Innocents, il y avait une aubépine; notre cordelier cria qu'il y voyait une fleur! Y était-elle? La chose n'est pas impossible. Mais peut-être aussi fut-elle attachée; car on ne permit à personne de vérifier de près; pour garder l'arbre de la foule, on l'environna de soldats qui tinrent le peuple à distance. Mais, s'il ne vit pas de miracle, tout au moins il l'entendit; car, de toutes les paroisses, de tous les couvents, dans tous les clochers, les cloches se mirent en branle comme elles auraient fait à Pâques; elles bondirent, mugirent de joie. Cette épouvantable tempête de bruits si inattendus qui plana sur la grande ville y versa comme une ivresse, un vertige de meurtre et de mort. Nous avons vu (t. VII), aux grandes émeutes des villes populeuses des Flandres, ces effets terribles des cloches; il n'y avait pas un tisserand, quand Rolandt sonnait à volée, qui ne saisît son couteau.

Cette sonnerie tranchait nettement, violemment la question. Le clergé, en la faisant, reprenait l'affaire pour son compte. Le roi et Guise déclinaient, se renvoyaient le massacre. Et bien, le ciel l'adoptait; ce n'était plus le massacre du roi Charles IX ou d'Henri de Guise, c'était la justice de Dieu.

Les choses recommencèrent avec un caractère nouveau et singulier d'atrocité, cette fois de voisins à voisins, entre gens qui se connaissaient. On tua plus soigneusement, et les femmes, et les enfants, et même les enfants à naître, pour éteindre les familles, couper court aux futures vengeances. Il est singulier de voir combien on tua de femmes enceintes; on leur fendait le ventre et on arrachait l'enfant, de peur qu'il ne survécût. «Le papier pleureroit, si nous y mettions tout ce qui se fit.» Un marchand qu'on traînait à l'eau eût ce malheur que ses enfants, ne voulant pas le quitter, se suspendaient après lui, criant toujours: «Hélas! mon père! hélas! mon père!» Tous ensemble furent massacrés et jetés à la rivière. Dans une maison déserte où tout avait été tué, restaient deux tout petits enfants; les bourreaux les prirent dans une hotte comme une portée de petits chats, et gaiment, devant tout le monde, les jetèrent par dessus le pont. Un nourrisson au maillot fut traîné la corde au cou par des gamins de dix ans. Un autre presque aussi petit, qu'un tueur emportait dans ses bras, se mit à jouer avec sa barbe en souriant; le barbare, qui peut-être aurait faibli, maugréa contre le petit chien, l'embrocha et le jeta.

Tout était hurlements, cris épouvantables de femmes qu'on jetait par les fenêtres, coups de fusil, portes brisées à coup de bûches et de pierres, cadavres traînés dans le ruisseau par les huées, les sifflets.

Il y eut des choses inouïes. Un mari remercia ceux qui venaient de le faire veuf. Une fille mena les meurtriers à la cachette de sa mère. Un pauvre homme, déjà dépouillé, mis tout nu, avait échappé, caché sous l'arche d'un pont; la nuit, il court chez sa femme. Mais elle n'ouvrit; elle le laissa dans la rue jusqu'à ce qu'il eût été tué.

Dans la confusion immense, l'occasion était belle pour faire des affaires. Les plaideurs tuaient leurs parties. Les candidats aux charges les rendaient vacantes par la mort des occupants. Les héritiers, avec une balle ou deux pouces d'acier, se mettaient en possession.

Les grands seigneurs ne perdirent pas leur temps. Loménie, secrétaire du roi, avait une belle terre à Versailles, fort enviée de Gondi. Dès qu'il fut emprisonné, Gondi lui offre protection; Loménie lui eût tout donné; Gondi, très-délicat, ne veut la terre qu'en l'achetant, l'achète au prix qu'il veut. Ce n'est pas tout: il faut encore que Loménie, par écrit, donne sa charge de secrétaire. Tout fini, il est poignardé.

L'appétit venant en mangeant, on commençait à tuer aussi quelque peu les catholiques. Un Rouillard, chanoine de Notre-Dame, fut tué dans sa maison. Pourquoi? Un historien en donne une raison, plus forte qu'on ne croit dans les guerres civiles: «C'était un homme d'un mauvais caractère, et médiocrement agréable aux officiers de la ville.»

Biron, quoique catholique, ne se fia pas à cela; il s'enferma dans l'Arsenal, dont il était gouverneur, fit lever les pont-levis et pointer deux couleuvrines sur Paris. Il se garda ainsi, et avec lui quelques personnes, un enfant entre autres, qui avait le malheur d'être un riche héritier. Sa sœur et son beau-frère étaient désespérés de voir l'enfant échapper au massacre. La sœur donna ce spectacle exécrable de venir aux portes de l'Arsenal prier et pleurer pour avoir son petit-frère, qu'elle voulait sauver, disait-elle.

Tout le monde sait l'aventure du jeune Cumont de la Force, qui montra tant de prudence. Caché sous les corps poignardés de son père et de ses frères, du fond de son bain de sang, il entendait toutes sortes de gens qui allaient et venaient, regardaient les enfants morts. Quelques-uns disaient: «Tant mieux! Ce n'est rien de tuer les loups, si l'on ne tue les petits.» D'autres disaient: «C'est dommage.» Mais l'enfant ne bougeait pas. Vers le soir enfin, il voit un homme qui levait les mains au ciel, et disait avec des larmes: «Oh! Dieu punira cela!» Il leva alors la tête tout doucement, et tous bas hasarda ce mot: «Je ne suis pas mort...—Mais comment t'appelles-tu? Menez-moi à l'Arsenal. M. de Biron vous payera bien.»

Que furent dans tout cela les Guises? Moins violents encore qu'avisés. Henri prit pour sa part un homme, le fameux partisan d'Acier, chef renommé des bandes du Midi. Il le sauva, et d'Acier devint son âme damnée. «Pour son corps, il donna son âme.»

Chose populaire pour les Guises, dur contraste à la conduite du roi, qui n'osait sauver personne, et força même Fervacques à tuer son intime ami.

Sauf ce cas toutefois, les Guises, partout ailleurs impitoyables, firent soigneusement tuer leurs ennemis personnels. Le catholique Salcède, par exemple, dix ans auparavant, avait empêché le cardinal de Lorraine, évêque de Metz, de replacer cette ville sous la souveraineté de l'Empire. Ils le firent tuer dans son hôtel; tout le pillage fut réservé et porté à l'hôtel de Guise.

L'aspect du Louvre était bizarre. Charles IX qui, la veille au soir, avait défendu le massacre, le lundi donnait les dépouilles, autorisait le pillage. Il abandonna généreusement aux Suisses, pour salaire du dimanche, le pillage d'un riche lapidaire, qui valait cent mille écus. De moment en moment, des hommes considérables venaient lui demander telle charge: «Elle est remplie.—Non, vacante. Le titulaire est mort.» On la donnait, mais non gratis. Les secrétaires du roi étaient là pour faire prix.

C'est, sans nul doute, ce qui fit tuer le président des Aides, le célèbre Laplace, l'excellent historien. Aimé, estimé et recommandé du roi et de la reine, il n'en fut pas moins égorgé. Deux jours entiers, il resta entre la vie et la mort; on venait toujours lui dire qu'il était attendu au Louvre. Il se déroba de chez lui, frappa à trois portes d'amis, mais il n'y avait plus d'amis. Il rentra chez lui pour mourir. Il assembla sa famille, tous ses domestiques et servantes, et leur fit paisiblement une instruction sur les psaumes. On revint, il se décida, dit adieu aux siens. Il n'était pas à quatre pas, que sa mort fit vaquer sa place. On put la demander au Louvre.

Ce Louvre étant une boutique, un comptoir, il devenait ridicule de désapprouver des morts dont on profitait. La reine et Anjou aussi, qui craignaient que Montmorency n'arrivât comme au secours du roi, et livrât bataille aux Guises, persuadèrent à Charles IX qu'il valait mieux prendre la chose sur lui, déclarer que c'était lui qui avait fait le massacre, mais pour se défendre d'un complot qu'aurait tramé Coligny.

Dès lors Montmorency n'avait que faire de venir.

Le mardi 26 août, on vit ce misérable mannequin, ce fou sauvage, avec son poil roux hérissé, le teint sinistrement rouge (troisième portrait Sainte-Geneviève), marcher solennellement avec sa cour, parmi les morts et les mourants, du Louvre au Palais de Justice, dire ce mensonge au Parlement: «Que c'était lui qui faisait tout.»

Le président de Thou, le premier poltron de France, admira la sagesse du roi, et dit le mot de Louis XI: «Qui nescit dissimulare, nescit regnare.»

Donc, le roi n'est pas un zéro. Donc il est obéi, c'est pour lui obéir qu'on a versé tout ce sang. En sortant, il se croyait roi.

Roi de risée, de honte. Comme il sort, quelqu'un crie: «Il y a ici un huguenot.» Un homme est tiré de sa suite, sans autre façon poignardé. Le fou royal, regardant la foule de cet œil oblique et loustic (que donne son portrait de jeunesse), dit, pour flatter les assassins: «Si c'était le dernier huguenot!»

Depuis le jour où l'autre Charles, le pauvre idiot Charles VI, siégeait, bavant, riant, pour l'amusement des Anglais, jamais la France n'avait été plus bas.

Les protestants prétendent que les provinces reçurent des ordres écrits de massacre. C'est méconnaître étrangement la prudence de la reine mère. Dans la peur qu'elle avait d'un soulèvement des grandes villes, elle donna à des quidam, à des aventuriers qui sollicitaient ces commissions, des lettres, mais de simple créance, pour les gouverneurs et magistrats, avec ordre verbal d'emprisonner les protestants notables. On se disputait ces commissions lucratives, qui, en réalité, constituaient ces drôles chefs de l'exécution et dictateurs du pillage. Partout la chose commença par l'emprisonnement et le massacre des prisons; puis la tuerie de maison en maison, le pillage des boutiques. Les victimes furent partout des marchands et des fabricants. Les listes nominales ne donnent point de gentilshommes. Ils échappèrent apparemment.

Cette grande exécution tomba sur le commerce et l'industrie naissante, et un peu sur la robe. Elle fut extrêmement inégale, très-sanglante ici, et là nulle. De Thou dit qu'on évalue les morts à trente mille, mais qu'on exagère.

La chose fut moins aveugle qu'on ne l'a cru. Elle fut dirigée de manière à rendre le plus possible. Plusieurs en restèrent riches. Ils tirèrent parti de leurs morts jusqu'à vendre la graisse aux apothicaires.

La cour dirigeait si peu, qu'à Meaux, dont la reine mère était comtesse, et où l'explosion eut lieu dès le dimanche, une des premières victimes fut un receveur de la reine qui percevait pour elle la taxe fort dure qu'elle avait mise sur le drap et le vin.

Dans plusieurs lieux, à Meaux, à Lyon, le procureur du roi se mit à la tête de l'exécution. Mais généralement les autorités locales s'en chargèrent, et la justice se tint coi, s'effaça, s'absenta, ignora.

À Troyes, le conseil du massacre se tint chez l'évêque Bauffremont. À Orléans, il se fit sur une lettre de l'évêque Sorbin, prédicateur du roi. À Toulouse l'emprisonnement se fit par le Parlement même; les membres catholiques firent arrêter leurs confrères protestants. Les étudiants, maîtres d'armes, spadassins des écoles, se chargèrent du massacre. Cinq conseillers furent pendus en costume.

En Dauphiné, en Provence, en Auvergne, il n'y eut rien ou presque rien. Les gouverneurs, MM. de Gordes, de Tende, exigeaient des ordres écrits. Le dernier, allié de Montmorency, dit que, même avec ordre, il ne ferait rien. Les protestants, bien avertis, étaient partout armés, leurs anciens chefs tout prêts. Aux gens de la cour qui venaient, Gordes dit: «Montbrun vit encore.»

Rien en Bourgogne, peu ou rien en Picardie et dans le Nord, excepté à Rouen, où on versa beaucoup de sang.

Le 30 août, lettre du roi, envoyée partout pour arrêter le massacre. On y fit si peu d'attention, qu'à Troyes, celui qui l'apportait la garda deux jours dans sa poche, pendant qu'on fit l'exécution.

Du reste, il ne faut pas s'y tromper: la Saint-Barthélemy n'est pas une journée; c'est une saison. On tua par-ci par-là, dans les mois de septembre et d'octobre.

À la Saint-Michel, le jésuite Auger, envoyé du collége de Paris, annonça à Bordeaux que l'archange Michel avait fait le grand massacre, et déplora la mollesse du gouverneur et des magistrats bordelais. Un homme de la cour gourmanda aussi leur lenteur. Le 3 octobre, les jurats, avec des bandes en chapeau rouge, forcèrent le gouverneur à laisser faire l'exécution.

On tua deux cent soixante-quatre personnes, et on ne se fût pas arrêté; mais le reste des protestants avait trouvé un asile au Château-Trompette.

Une industrie existait à Paris. On avait fait des magasins de protestants, où les chefs de l'exécution les tenaient en réserve, sans doute pour les faire financer. Quand ils étaient ruinés, on les tuait.

Le 5 septembre, le roi envoya chercher le capitaine Pézon, qui était un boucher, et lui demanda s'il en restait encore, de ces huguenots: «J'en ai jeté vingt hier à la Seine, dit-il froidement, et j'en ai autant pour demain.» Le roi se mit à rire de voir son amnistie si bien respectée.

Il faudrait désespérer de la nature humaine, si cette férocité avait été universelle. Heureusement, un nombre immense de catholiques détestèrent la Saint-Barthélemy.

Une classe fut admirable, celle des bourreaux. Ils refusèrent d'agir, disant qu'ils ne tuaient qu'en justice.

À Lyon et ailleurs, les soldats refusèrent de tirer, disant qu'ils ne savaient tuer qu'en guerre.

Le long du Rhône, les catholiques, voyant flotter les victimes de Lyon, en poussaient des cris de douleur, invoquaient Dieu contre les assassins.

Si des protestants abjurèrent, en revanche des catholiques, par l'horreur d'un tel événement, furent détachés de leurs croyances. «Cet acte, dit l'un d'eux, me fit dès lors aimer les personnes et la cause de ceux de la Religion.»

Les gens du Parlement sentaient très-bien le coup profond, terrible, que s'était porté le catholicisme. Ils se désespéraient de voir l'antique religion de la France, la royauté, mise plus bas par un fou furieux qu'elle ne fut jadis par un idiot. Ils entreprirent de replâtrer l'idole, insistèrent pour justifier la cour, qui ne le demandait point. Pour laver quelque peu le roi, il fallait réussir à salir les victimes, tirer de quelques protestants des aveux contre l'amiral, un semblant de conspiration. On s'en procura deux, qu'on attrapa dans l'hôtel même de l'ambassadeur d'Angleterre, qui grogna quelque peu et s'apaisa bien vite. L'un, Briquemaut, vénérable vieillard qui avait servi le roi toute sa vie; l'autre, Cavagne, intrépide, énergique. On n'en tira rien que l'honneur, la gloire de Coligny.

On avait apporté ses papiers au Louvre. Les misérables, découvrant sa grande âme, furent surpris et embarrassés. De 1570 à 1572, il avait, tous les soirs, écrit l'histoire des guerres civiles. De plus, longuement élaboré un mémoire sur l'état du royaume; là, son ferme conseil au roi de ne point apanager ses frères. Enfin, un petit mémoire sur la guerre des Pays-Bas; le sens était: «Si vous ne les prenez, l'Angleterre va les prendre.»

En le voyant si Français, si fidèle, tellement citoyen (contre l'Angleterre protestante), les meurtriers baissaient les yeux. Quelqu'un dit: «Cela est très-beau, digne d'être imprimé.» Gondi en détourna le roi, prit ces papiers et les mit dans le feu.

Catherine seule ne sentit rien de cela. Avant qu'on brûlât, elle fit trophée de ces papiers si glorieux pour Coligny, si accablants pour elle, pour ceux qui l'avaient tué. Elle les montra, triomphante, à l'ambassadeur Walsingham: «Le voilà, votre ami! voyez s'il aimait l'Angleterre!—Madame, il a aimé la France.»

Depuis le 24 août, ce n'était plus que fêtes; le temps les favorisait fort. Le clergé fit la sienne, dès le jeudi 28; il publia un jubilé où allèrent le roi et la cour, faisant leurs stations et rendant grâce à Dieu.

Le Parlement ne fut pas en reste; il fonda une fête, une procession annuelle pour le beau jour de la Saint-Barthélemy.

Il était parvenu, grâce à Dieu, à trouver Coligny coupable, s'appuyant des aveux des deux hommes qui n'avaient rien dit. On le condamna à être traîné sur la claie et pendu, «si toutefois on retrouvait son corps,» sinon en effigie. On fit son mannequin fort ressemblant de mise et d'attitude, sans oublier le cure-dent que le taciturne amiral avait si souvent à la bouche. On le brûla en Grève, en même temps qu'on pendait Cavagne et Briquemaut. Le roi alla à l'Hôtel de Ville voir cette fête avec sa mère et le petit roi de Navarre. Seulement Charles IX regardait derrière un rideau.

Pendant plusieurs jours, disent le catholique Brantôme et l'auteur protestant de l'Estat de la France, il y avait eu pèlerinage à l'épine des Innocents et pèlerinage à Montfaucon pour voir un je ne sais quoi sans forme, quelque chose de noir, demi-grillé, qu'on disait être le corps de Coligny. Le roi y avait été des premiers avec la cour et la foule des bonnes gens de Paris.

On avait grand soin, dans ces temps, de mener les enfants aux supplices des brigands, aux expositions de voleurs, pour les moraliser et leur imprimer le souvenir de ces exemples salutaires. On conduisit à Montfaucon les petits huguenots, tout nouveaux catholiques, les propres fils de l'amiral. L'aîné, âgé de quinze ans, sanglotait à crever. Le plus jeune, de sept, appelé Dandelot et digne de ce nom, regarda d'un œil ferme, voyant son père transfiguré comme il le sera dans l'avenir.

FIN DU TOME ONZIÈME

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