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Histoire de France 1618-1661 (Volume 14/19)

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de France 1618-1661 (Volume 14/19)

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Title: Histoire de France 1618-1661 (Volume 14/19)

Author: Jules Michelet

Release date: December 4, 2009 [eBook #30602]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont été corrigées.

HISTOIRE DE FRANCE

PAR

J. MICHELET

 

NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE

 

TOME QUATORZIÈME

 

PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13

 

1877
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.

HISTOIRE DE FRANCE

PRÉFACE

Les trente années pénibles que je traverse en ce volume sont cependant illuminées par deux grandes lumières, des plus pures et des plus sublimes, Galilée et Gustave-Adolphe. (Voir le chapitre VI.) De l'Italie, du Nord, cette consolation me venait en débrouillant l'énigme laborieuse de la politique française et de la guerre de Trente ans, et elle m'a bien soutenu. Par un contraste singulier, dans cette époque pâlissante où l'homme, de moins en moins estimé et compté, semble s'anéantir dans la centralisation politique, ces deux figures subsistent pour témoigner de la grandeur humaine, pour la relever par-dessus les âges antérieurs.

Leur originalité commune, c'est que chacun d'eux est au plus haut degré le héros, le miracle, le coup d'en haut, ce semble, la révolution imprévue. Et, d'autre part, ce qui est bien différent, le grand homme harmonique, où toutes les puissances humaines apparaissent au complet dans une douce et belle lumière.

Chacun d'eux vient de loin, et le monde s'y est longtemps préparé.

Toutes les nations d'avance avaient travaillé pour Galilée. La Pologne (par Kopernic) avait donné le mouvement; l'Allemagne, la loi du mouvement (Keppler); la Hollande, l'instrument d'observation, et la France celui du calcul (Viète). Florence fournit l'homme, le génie qui prend tout, se sert de tout en maître. Et Venise donna le courage et la liberté.

Jamais homme ne réalisa une chose plus complète. Ordinairement il faut une succession d'hommes. Ici le même trouva en même temps: 1o La méthode, entrevue par les médecins, mais que Descartes et Bacon cherchent encore vingt ans plus tard. Galilée la proclame par le plus grand triomphe qu'elle ait eu dans le cours des siècles.—2o La science, une masse énorme de faits, un agrandissement subit des connaissances, une enjambée de compas qui alla de la petite terre et du petit système solaire aux milliards de milliards de lieues de la voie lactée.—3o Le calcul des faits, la mesure des rapports de ces astres entre eux.—4o Les applications pratiques. Il montra tout de suite le parti qu'en tirerait la navigation.

Mais ces résultats scientifiques étaient moins importants encore que les conséquences morales et religieuses. L'homme et la terre n'étaient plus le monde. Même le système solaire n'était plus le monde. Tout cela désormais subordonné, mesquin, misérable et minime. Que notre petit globe obscur décidât, par ses faits et gestes, du sort de tous les mondes, cela devenait dur à croire. Du ciel ancien, plus de nouvelle. Sa voûte de cristal était crevée, et elle avait fait place à la merveille d'une mer insondable, d'un mouvement infiniment varié, mais infiniment régulier.—Théologie visible! Bible de la lumière, ravissement de la certitude! L'universelle Raison révélée dans l'indubitable et supprimant le doute. La promesse de la Renaissance s'accomplissait déjà: «Fondation de la Foi profonde

Du reste, au premier moment, personne n'y prit garde, excepté le bon et grand Keppler, celui qui avait le plus servi et préparé Galilée, et qui le remercia pour le genre humain.

Gustave-Adolphe fut-il le Galilée de la guerre? Non, pas précisément. Il en renvoie l'honneur à son maître, Jacques de La Gardie, originaire de Carcassonne. Mais, dans cet art, celui qui applique avec génie, dans des circonstances toutes nouvelles et imprévues, n'est guère moins inventeur que celui qui a trouvé l'idée première. Donc, nous n'hésitons pas à proclamer Gustave un héros très-complet en qui se rencontra tout ce qui est grand dans l'homme: 1o L'invention, ou du moins un perfectionnement inventif et original de la vraie guerre moderne, guerre spiritualiste où tout est âme, audace et mouvement.—2o L'action, l'héroïque application de l'idée nouvelle, application heureuse et éclatante, du plus décisif résultat.—3o L'admirable beauté du but, la guerre pour la paix, la victoire pour la délivrance, l'intervention d'un juste juge pour le salut de tous.—4o Et pour couronnement sublime, l'auréole d'un caractère plus haut encore, plus grand que la victoire.

Il est intéressant de voir le double courant qui fait le héros, qui harmonise cette grande force individuelle avec le mouvement du monde, de sorte qu'il n'est pas excentrique, et qu'il est libre cependant, non dépendant de la force centrale. C'est sa beauté profonde d'avoir cette qualité.—Celui-ci est Suédois. Il est homme d'aventures. Son rêve n'est pas l'Allemagne, mais la profonde Russie qu'il voulait conquérir, et le chemin de l'Orient. C'est bien là, en effet, la propre guerre suédoise. Petit peuple, si grand! le seul qui ait le nerf du Nord (et bien plus que les Russes, population légère, d'origine et de caractère méridional.) Le vrai monument de la gloire suédoise, ce sont ces entassements de terre au pied des forteresses russes qu'ont bâties les prisonniers suédois. Les Russes qui connaissaient ces hommes, n'osèrent jamais en rendre un seul, rendant villes, provinces, et tout ce qu'on voulait, plutôt qu'un seul Suédois. Les os des prisonniers y sont restés, et témoignent encore de la terreur des Russes.—Mais, pour être Suédois, Gustave n'en est pas moins Allemand (par sa mère), protestant (de religion et de mission spéciale), enfin Français par l'éducation militaire. Nul doute que notre Languedocien, qui forma dix années Gustave dans les guerres de Pologne, de Russie, de Danemark, n'ait influé beaucoup sur son caractère même. L'étincelle méridionale n'est pas méconnaissable dans ses actes et dans ses paroles. C'est la bonté, l'esprit d'Henri IV, sa parfaite douceur. Du reste, tout cela transfiguré dans le sublime austère du plus grand capitaine, qui donna tout à l'action, rien au plaisir, et qui toujours fut grand. Un seul défaut (et d'Henri IV aussi), d'avancer toujours le premier, de donner sa vie en soldat, par exemple, le jour où, contre l'avis de tout le monde, il passa seul le Rhin.

On prodigue le nom de héros, de grands hommes, à beaucoup d'hommes éminents, à la vérité, mais pourtant secondaires. Cette confusion tient à la pauvreté de nos langues et à un défaut de précision dans les idées. Du reste, les hommes supérieurs ne s'y trompent pas, et n'ont garde d'aller sottement se comparer aux vrais héros. Turenne, l'illustre stratégiste, Condé, qui, par moments, eut l'illumination des batailles, le pénétrant et judicieux Merci, le froid et habile Marlborough, le brillant prince Eugène, auraient cru qu'on se moquait d'eux si on les eût comparés au grand Gustave. Au nom du roi de Suède, ils ôtaient leur chapeau. C'était un mot habituel entre eux: «Le roi de Suède lui-même n'eût pas réussi à cela... Il aurait fait ceci,» etc., etc. On voit que la grande ombre planait sur toutes leurs pensées.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE PREMIER

LA GUERRE DE TRENTE ANS.—LES MARCHÉS D'HOMMES LA BONNE AVENTURE
1618

L'histoire humaine semble finie quand on entre dans la guerre de Trente ans. Plus d'hommes et plus de nations, mais des choses et des éléments. Il faut raconter barbarement un âge barbare, et prendre un cœur d'airain, mettre en saillie ce qui domine tout, la brutalité de la guerre, et son rude outil, le soldat.

Il y avait trois ou quatre marchés de soldats, des comptoirs militaires où un homme désespéré, et qui ne voulait plus que tuer, pouvait se vendre.

1o L'ancien marché de l'Est, ou de Hongrie, des marches turques. Le vieux Bethlem Gabor, qui avait pris part à quarante-deux batailles rangées, se maintenait contre deux empires par la double force d'une résistance nationale et des aventuriers de toute nation. Tous les costumes de guerre, les déguisements par lesquels on essaye de se faire peur les uns aux autres, ont été trouvés là. Le monstrueux bonnet à poil pour rivaliser avec l'ours, l'absurde et joli costume du hussard qui porte des fourrures pour ne pas s'en servir, et, pour sabrer, jette la manche aux vents, toutes ces comédies, fort bien imaginées contre la terreur turque, furent partout servilement copiées dans les lieux et les circonstances qui les motivent le moins.

Au total, la Hongrie, le Danube, étaient la grande école, le grand enrôlement de la cavalerie légère. Là, point de solde et point de vivres, une guerre très-cruelle, nulle loi, l'infini du hasard, le pillage, la bonne aventure.

2o Exactement contraire en tout était le petit marché de la Hollande. Peu d'hommes, et très-choisis, très-bien payés et bien nourris. Une guerre lente, savante. Le plus souvent il s'agissait de siéges. On restait là un an, deux ans, trois ans, le pied dans l'eau, à bloquer scientifiquement une méchante place. Il fallait la vertu de nos réfugiés huguenots, ou l'obstination britannique des mercenaires d'Angleterre et d'Écosse qu'achetait la Hollande, pour endurer un tel ennui. Plusieurs eussent mieux aimé se faire tuer. Mais ce gouvernement économe ne le permettait pas. Il leur disait: «Vous nous coûtez trop cher.»

3o Ceux qui ne possédaient pas ce tempérament aquatique perdaient patience, et s'en allaient aux aventures du Nord. Ainsi fit un certain La Gardie, de Carcassonne, homme d'un vrai génie, qui, ayant su, par les Coligny, les Maurice, tout ce qu'on savait alors, alla s'établir en Suède, et sur le vaste théâtre de Pologne et de Russie, trouva la grande guerre, la haute et vraie tactique. Son fils forma Gustave-Adolphe.

4o Enfin, le grand, l'immense, le monstrueux marché d'hommes, était l'Allemagne, lequel marché, vers 1628, faillit absorber tous les autres et concentrer tout ce qu'il y avait de soldats en Europe, de tout peuple et toute religion.

Danger épouvantable. Si cela s'était fait, il n'y avait nulle part à espérer de résistance sérieuse. C'est ce qu'avait très-bien calculé le spéculateur Waldstein, qui ouvrit ce marché. Les anciens condottieri avaient fait cela en petit; plus récemment le Génois Spinola, sous drapeau espagnol, fit la guerre à son compte. Waldstein reprit la chose en grand, avec ce raisonnement bien simple: Si j'ai quelques soldats, je puis être battu; mais, si je les ai tous, je ferai la guerre à coup sûr, n'ayant affaire qu'aux non-soldats, aux paysans mal aguerris, aux moutons... Et j'aurai les loups!

Maintenant quel fut donc le secret de ce grand marchand d'hommes, de ce puissant accapareur, l'appât qui leur faisait quitter les meilleurs services et les mieux payés, le gras service de la Hollande? Comment se faisait-il que toutes les routes étaient couvertes de gens de guerre qui allaient se vendre à Waldstein? Quels furent ses attraits et ses charmes pour leur plaire et les gagner tous, les attacher à sa fortune?

C'était un grand homme maigre, de mine sinistre, de douteuse race. Il signait Waldstein pour faire le grand seigneur allemand. D'autres l'appellent Wallenstein, Walstein. Sa tête ronde disait: «Je suis Slave.» Tout était double et trouble en lui. Ses cheveux, demi-roux, l'auraient germanisé, si son teint olivâtre n'eût désigné une autre origine. Il était né à Prague, parmi les ruines, les incendies et les massacres, et comme une furie de la Bohême pour écraser l'Allemagne. Quand on parcourt ce pays volcanique, ses roches rouges semblent encore trempées de sang. De telles révolutions tuent l'âme. Celui-ci n'eut ni foi ni Dieu; il ne regardait qu'aux étoiles, au sort et à l'argent. Protestant, il se convertit pour une riche dot, qu'il réalisa en fausse monnaie d'Autriche, et acheta pour rien des confiscations, puis des soldats, des régiments, des corps d'armée, des armées. L'avalanche allait grossissant.

Sombre, muet, inabordable, il ne parlait guère que pour des ordres de mort, et tous venaient à lui. Miracle?... Non, la chose était naturelle... Il établit le règne du soldat, et lui livra le peuple, biens et vie, âme et corps, hommes, femmes et enfants. Quiconque eut au côté un pied de fer fut roi et fit ce qu'il voulut.

Donc, plus de crimes, et tout permis. L'horreur du sac des villes, et les affreuses joies qui suivent l'assaut, renouvelés tous les jours sur des villages tout ouverts et des familles sans défense. Partout l'homme battu, blessé, tué. La femme passant de main en main. Partout des cris, des pleurs. Je ne dis pas des accusations.

Comment arriver à Waldstein, inaccessible dans son camp? Le spectre était aveugle et sourd.

Les âmes furent brisées, aplaties, éteintes, anéanties. Quand le roi de Suède vint venger l'Allemagne et voulut écouter les plaintes, il trouva tout fini. Ces gens, pillés, battus, outragés, violés, dirent que tout allait bien. Et personne ne se plaignait plus!

Un fort bon tableau hollandais, qui est au Louvre, montre aux genoux d'un capitaine en velours rouge une misérable paysanne qui a l'air de demander grâce. Elle a le teint si plombé et si sale, elle a visiblement déjà tant enduré, qu'on ne sait pas ce qu'elle peut craindre. On lui a tué son mari, ses enfants. Eh! que peut-on lui faire? Je vois là-bas au fond des soldats qui jouent aux dés, jouent quoi? La femme, peut-être, l'amusement de la faire souffrir. Elle a encore une chair, la malheureuse, et elle frissonne. Elle sent que cette chair, qui n'est plus bonne à rien, ne peut donner que la douleur, les cris et les grimaces, la comédie de l'agonie.

Le pis, dans ce tableau funèbre, c'est que ce capitaine, enrichi par la guerre et en manteau de prince, n'a l'air ni ému ni colère. Il est indifférent. Il me rappelle un mot terrible par lequel Richelieu, dans son portrait de Waldstein, termine l'éloge qu'il fait de cet homme diabolique: «Et avec cela, point méchant.»

Waldstein fut un joueur[1]. Il spécula sur la furie du temps, celle du jeu. Et il laissa le soldat jouer tout, la vie, l'honneur, le sang. C'est ce que vous voyez dans les noirs et fumeux tableaux de Valentin, de Salvator.

Sort, fortune, aventure, hasard, chance, ce je ne sais quoi, cette force brutale qui va sans cœur, sans yeux, voilà l'idole d'alors. Le dieu du monde est la Loterie[2].

«Il est des moments, dit Luther, où Notre-Seigneur a l'air de s'ennuyer du jeu et de jeter les cartes sous la table.»

Waldstein réussit justement parce qu'il fut la loterie vivante. Il se constitua l'image du sort. Pour rien il faisait pendre un homme; mais pour rien il le faisait riche. Selon qu'il vous regardait, vous étiez au haut, au bas de la roue; vous étiez grand, vous étiez mort. Et voilà aussi pourquoi tout le monde y allait. Chacun voulait savoir sa chance.

La loterie proprement dite, aussi bien que les cartes, nous étaient venues d'Italie. Les gouvernements italiens étaient généralement des loteries où les noms mis au sac, imbursati, jouaient aux magistratures. La ville de l'usure, de la grosse usure maritime, Gênes, imagina la première de mettre sur ces bourses d'élections des lots d'argent que l'on tirait. De là des fortunes subites, des ruines aussi, de grosses pertes, des batailles financières, des morts et des suicides de gens qui survivaient, mais pauvres, non plus hommes, mais ombres, des millionnaires devenus facchini; comme un carnaval éternel; bref, une société mouvante, et toute en grains de sable, que la Fortune d'un souffle drolatique s'amusait à souffler sans cesse, à faire lever, baisser, tourbillonner.

François Ier, qui rapporta plusieurs maladies d'Italie, n'oublia pas celle-là. Il trouva la loterie d'un bon rapport et l'établit en France. Mais, à part l'intérêt du fisc, elle répondait à un besoin de cette société. La grande loterie du bon plaisir se tirant en haut pour les places, le caprice des dames faisant les généraux, les juges et les évêques, il était bien juste que les petits aussi eussent les amusements du hasard, l'émotion des surprises, la facilité de se ruiner.

Un mot entre alors dans la langue, un titre qui fait passer partout et qui tient lieu de tout, qui dispense de tout autre mérite: Un beau joueur. Les portes s'ouvrent toutes grandes à celui que l'on annonce ainsi. Des aventuriers étrangers entrent par là, souvent sans esprit, sans talent, même grossiers, mal faits, malpropres et malotrus. Le joueur d'Henri IV, sa partie ordinaire, est un gros Portugais ventru, le sieur de Pimentel, dont le mérite principal est de voler au roi cent mille francs par soirée. C'est encore là un des mérites du faquin Concini. Son audace héroïque à jouer ce qu'il n'avait pas étonna et charma la reine presque autant que sa grâce équestre, son talent de voltige. Dans la Fronde, un valet, Gourville, marche de front avec tous les seigneurs. Et la grande fortune d'alors est celle d'un fripon de Calabre, fils du fripon Mazarino.

Le général bigot Tilly, le tueur de la Guerre de Trente ans, entre ses messes et ses Jésuites, n'est pas tellement dévot à la Vierge Marie, qu'il ne songe encore plus à cette fille publique, la Fortune. Au moment solennel où il lui faut marcher contre Gustave-Adolphe, quel mot lui vient à la bouche? où prend-il son espoir? «La guerre est un jeu de hasard! Le gagnant veut gagner, s'acharne; le perdant veut regagner, s'acharne aussi. Enfin, tourne la chance; le gagnant perd son gain, jusqu'à sa première mise.» C'était là son augure pour croire qu'il vaincrait le vainqueur.

L'homme le plus sérieux du temps, le calculateur politique qui s'efforça de ne remettre que peu à la Fortune, Richelieu cependant semble envisager la vie en général, comme un jeu de hasard. «La vie de l'homme, dit-il, surtout celle d'un souverain, est bien proprement comparée à un jeu de dés, auquel, pour gagner, il faut que le jeu en die, et que le joueur sache bien user de sa chance[3]

Lui-même, entraîné par la force des circonstances hors des voies de réforme qu'il avait annoncées en 1626, jeté dans les dépenses énormes du fatal siége, et d'une armée, d'une marine indispensables, où allait-il? qu'espérait-il? Il jouait un gros jeu. L'affaire de La Rochelle aurait manqué, faute d'argent; elle tint à un fil. Richelieu, au dernier moment, emprunta un million en son nom et sur sa fortune. Son passage des Alpes, dont nous allons parler, aurait manqué aussi, et il serait resté au pied des monts, s'il n'eût encore trouvé au moment des ressources imprévues. Bref, il était lancé dans l'aventure, dans les hasards d'une roulette où il mettait surtout sa vie.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE II

LA SITUATION DE RICHELIEU
1629

La grande victoire catholique sur La Rochelle et l'hérésie, fut fêtée à Paris d'un triomphe païen. Selon le goût allégorique du siècle, Richelieu exhiba Louis XIII déguisé en Jupiter Stator, tenant à la main un foudre doré.

Que menaçait le Dieu, et qui devait trembler? l'Espagne apparemment, l'Autriche. L'Empereur voulait nous exclure de la succession de Mantoue, nous fermer l'Italie. Et l'Italie, Venise, Rome, dans l'attente terrible des bandes impériales, criait à nous, nous appelait, envoyait courrier sur courrier.

Donc Louis XIII allait lancer la foudre, mais on pouvait se rassurer. Ce maigre Jupiter à moustaches pointues, s'intitulant Stator (qui arrête), disait assez lui-même qu'il ne voulait rien qu'arrêter, qu'il n'irait pas bien loin, s'arrêterait aussi bien que les autres, et foudroierait modérément, jusqu'à un certain point.

Le foudre était de bois. Il y manquait les ailes dont l'antiquité a soin de décorer celui de Jupiter. Ces ailes aujourd'hui, c'est l'argent. Le déficit énorme, accusé en 1626, l'aggravation d'emprunts faits pour le siége, semblaient rendre impossible le secours d'Italie. Chaque effort de ce genre demandait un miracle, un coup de génie. Et encore, les miracles n'eurent pas d'effet quant au but principal. Gustave-Adolphe le dit et le prédit à notre ambassadeur, qui faisait fort valoir la puissance de son maître: «Vous ne pourrez sauver Mantoue.»

L'histoire de Richelieu est obscure quant au point essentiel, les ressources, les voies et moyens. De quoi vivait-il, et comment? on ne le voit ni dans les mémoires ni dans les pièces. Un ouvrage estimable, qu'on vient de publier sur son administration, et qui s'étend fort sur le reste, ne dit presque rien des finances. Comment le pourrait-il? Tout ce qu'on a des comptes de Richelieu (3 vol. manuscrits, Bibl., fonds S. G. 354-355-356) ne comprend que quatre années (1636-38-39-40), et donne fort confusément les recettes ordinaires, poussées à 80 millions. Pas un mot de l'extraordinaire[4].

En 1636, quand la France fut envahie, on créa (ou plutôt on régularisa) la taxe des gens aisés, et les intendants mis partout en 1637, avec triple pouvoir de justice, police et finances, la levèrent en toute rigueur. Mais on ne peut douter que bien auparavant quelque chose d'analogue n'ait existé, surtout dans les passages d'armées par certaines provinces. Autrement, on ne peut comprendre comment, avec un tel déficit sur l'ordinaire, on put faire chaque année des dépenses (de guerres ou de subsides aux alliés) extraordinaires et imprévues.

De là une action variable, intermittente, quelques pointes brillantes, et des rechutes pour cause d'épuisement. On ne pouvait avoir une armée vraiment permanente.

Cela est frappant en 1629, quand Richelieu finit l'affaire des huguenots; mais, celle d'Italie restant en pleine crise, il licencie trente régiments pour en lever d'autres six mois après. De même en 1636, il licencie sept régiments en janvier «pour les refaire en juin.» Économie de cinq mois, forcée peut-être, mais qui faillit perdre la France; en juillet, rien n'était refait, et l'ennemi arriva à vingt lieues de Paris.

La souffrance du grand homme d'affaires qui menait cette machine poussive à mouvements saccadés devait être cruelle. Et l'on comprend très-bien qu'il fût toujours malade. L'insuffisance des ressources, l'effort continuel pour inventer un argent impossible, d'autre part, l'intrigue de cour et je ne sais combien de pointes d'invisibles insectes dont il était piqué, c'était de quoi le tenir dans une agitation terrible. Mais ce n'était pas assez encore; vingt autres diables hantaient cette âme inquiète, comme un grand logis ravagé, la guerre des femmes, la galanterie tardive, plus la théologie et la rage d'écrire, de faire des vers, des tragédies!

Quelle tragédie plus sombre que sa personne même! Auprès, Macbeth est gai. Et il avait des accès de violence où ses furies intérieures l'eussent étranglé, s'il n'eût, comme Hamlet, massacré ses tapisseries à coups de poignard. Le plus souvent il ravalait le fiel et la fureur, couvrait tout de respect, de décence ecclésiastique.

L'impuissance, la passion rentrée, s'en prenaient à son corps; le fer rouge lui brûlait au ventre, lui exaspérait la vessie, et il était près de la mort.

Son plus grand mal encore était le roi, qui, d'un moment à l'autre, pouvait lui échapper. L'Espagne, la cour, attendaient la mort de Louis XIII. Sa femme, son frère, chaque matin, regardaient son visage et espéraient. Valétudinaire à vingt-huit ans, fiévreux, sujet à des abcès qui faillirent l'emporter en 1630, il avait beau se dire en vie, agir parfois et montrer du courage, on soutenait qu'il était mort, du moins qu'il ne s'en fallait guère.

C'était un curieux mariage de deux malades. Le roi aurait cru le royaume perdu, si Richelieu lui eût manqué. Et Richelieu savait que, le roi mort, il n'avait pas deux jours à vivre. Haï tellement, surtout du frère du roi, il devait s'arranger pour mourir avec Louis XIII. Et c'est par là peut-être qu'il plaisait le plus au roi, triste, défiant et malveillant, et qui ne l'aimait guère, mais qui toujours pouvait se dire: «Si je meurs, cet homme est pendu.»

Cette double chance de mort où ses ennemis avaient leur espoir fut justement ce qui le rendit fort et terrible. Il avait des moments où il parlait et agissait comme en présence de la mort; et alors le sublime, qu'il cherche si laborieusement ailleurs, arrivait de lui-même.

Il y touche, en réalité, dans tels passages de l'allocution qu'il tint au roi au retour de La Rochelle, par-devant ses ennemis, la reine mère et le confesseur du roi, le doucereux Jésuite Suffren.

Il y dit tout, sa situation vraie, ce qu'il a fait et ce qu'il a reçu, ce qu'il possède, ce qu'il a refusé. Il a de patrimoine vingt-cinq mille livres de rente, et le roi lui a donné six abbayes. Il est obligé à de grandes dépenses, surtout pour payer des gardes, étant entouré de poignards. Il a refusé vingt mille écus de pension, refusé les appointements de l'amirauté (40,000 francs), refusé un droit d'amiral (cent mille écus), refusé un million que les financiers lui offraient pour ne pas être poursuivis.

Il demande sa retraite, non définitive, mais momentanée; on le rappellera plus tard, s'il est encore vivant et si on a besoin de lui. Il explique très-bien qu'il est en grand danger, et qu'il a besoin de se mettre quelque temps à couvert. Veut-il se rendre nécessaire, se constater indispensable, et s'assurer d'autant mieux le pouvoir? Si son but est tel, on doit dire qu'étrange est la méthode, bien téméraire. Il parle avec la franchise d'un homme qui n'a rien à ménager. Il ose donner à son maître, peut-être comme dernier service, l'énumération des défauts dont le roi doit se corriger. Et ce n'est pas là une de ces satires flatteuses où l'on montre un petit défaut, une ombre, un repoussoir habile pour faire valoir les beautés du portrait. Non, c'est un jugement ferme et dur, fort étudié, comme d'un La Bruyère, d'un Saint-Simon qui fouillerait à fond ce caractère cent ans après, un jugement des morts, et par un mort. Promptitude et légèreté, soupçons et jalousie, nulle assiduité, peu d'application aux grandes choses, aversions irréfléchies, oubli des services et ingratitude. Il n'y manque pas un trait.

La reine mère dut frémir d'indignation, et aussi de terreur peut-être, sentant que l'homme qui osait une telle chose oserait tout; et que, si ferme du haut de la mort, il comptait peu la mort des autres.

Le Jésuite dut tomber à la renverse, s'abîmer dans le silence et l'humilité.

Le roi sentit cela, et le reçut comme parole testamentaire d'un malade à un malade, et d'un mourant à un mourant.

Richelieu, prié, supplié, resta au ministère. Il était difficile qu'il se retirât en pleine crise. La guerre des huguenots durait en Languedoc, et la guerre d'Italie s'ouvrait.

Richelieu, appelé par le pape, autant que par le duc de Mantoue, avait là une belle chance qui pouvait le sortir de tous ses embarras. Vainqueur de La Rochelle, s'il sauvait l'Italie, il devait espérer que le pape le nommerait en France légat à vie, comme l'avaient été Wolsey et Georges d'Amboise. Vrais rois et plus que rois, puisqu'ils unirent les deux puissances, temporelle et spirituelle.

Les concessions énormes que le pape avait faites sur les biens ecclésiastiques à l'Espagne, à la Bavière, à l'Autriche, qui en usait si mal et qui allait lâcher ses bandes en Italie, les refuserait-il à celui qui venait le défendre de l'invasion des barbares? Ces bandes, menées par leurs soldats, n'auraient pas plus ménagé Rome que celles du luthérien Frondsberg et du connétable de Bourbon.

La grande question du monde alors était celle des biens ecclésiastiques. L'événement de l'Allemagne, cette année, c'est l'Édit de restitution, qui les transmet partout des protestants aux catholiques. En France, le clergé, le seul riche, ne donnait presque rien. En viendrait-on à le faire financer malgré le pape ou par le pape? C'était tout le problème.

Richelieu, très-probablement, en 1626, eut la première idée. Mais, en 1629, les circonstances changées l'amenèrent à la seconde.

Il délaissa brusquement la politique gallicane qu'il avait suivie dans la grande ordonnance que son garde des sceaux, Marillac, avait compilée de toutes les ordonnances gallicanes du XVIe siècle.

C'est une question débattue de savoir si Richelieu, qui abandonna cette ordonnance en 1629, l'avait conçue et provoquée en 1627. Je le croirais. Il ne ménageait guère le pape alors. Il n'excepta point le nonce de la défense générale faite aux particuliers de visiter les ambassadeurs. Le nonce en jeta les hauts cris; c'était la première fois qu'on défendait aux prêtres de communiquer avec l'homme du pape.

Notez que l'auteur de l'ordonnance, le garde des sceaux, Marillac, et son frère, depuis ennemis de Richelieu, étaient ses créatures, et alors ses agents, à ce point que le frère fut chargé de l'affaire qui lui importait le plus, la digue de la Rochelle. On ne peut guère admettre que Marillac ait fait à cette époque une si importante ordonnance à l'insu ou contre le gré de son protecteur Richelieu.

Cette ordonnance aurait été une grande révolution. Elle fait pour les curés justement ce que fit l'Assemblée constituante; elle dote le bas clergé aux dépens du haut. Elle entreprend de couper court à l'herbe fatale et stérile qui germait partout, d'arrêter l'extension des couvents, la multiplication des moines. On réforme les monastères. On désarme le clergé en lui défendant de procéder par censures contre les juges laïques. On ordonne aux juges d'église de procéder en français.

Dans un acte du même temps, Richelieu, sans oser retirer au clergé les registres de morts, naissances et mariages, lui adjoint des contrôleurs laïques, qui, de leur côté, publieront les bans à la porte des églises.

Que devait attendre Richelieu de son ordonnance gallicane[5]? Qu'apparemment les gallicans, pleins d'enthousiasme, les parlementaires saisis de reconnaissance, se déclareraient pour lui, et qu'à la faveur de ce beau mouvement il entrerait aux Hespérides qui avaient fait tout le rêve du XVIe siècle, la participation de l'État aux biens ecclésiastiques.

Mais, en réformant le clergé, il entreprenait aussi de réformer la justice. Opposition des parlements. Résistance des gallicans au projet le plus gallican.

Richelieu, à ce moment, était au comble de la gloire. En réalité, la victoire lui appartenait à lui seul. Il avait vaincu non-seulement la Rochelle et les huguenots, mais les ennemis des huguenots, la cour, les parlements, les grands seigneurs, la reine mère. Tous l'avaient poussé à la chose, et tous l'y avaient délaissé. Le clergé même, en cette guerre qui était proprement la sienne, donna peu, et recula vite. Les saints, le trop ardent Bérulle, qui, par visions, prophéties, par raisons et par déraisons, avaient travaillé dix ans la croisade, l'entravèrent précisément quand elle fut engagée.

Nos Jésuites français, qui d'abord attaquaient Richelieu (par le fou Garasse), de concert avec ceux de Vienne, se rattachèrent bien vite à lui, au succès et à la victoire. La haute direction du Gesù de Rome vit sans peine cette dissidence apparente de l'ordre, et trouva bon d'avoir des Jésuites dans les deux camps, chez l'Empereur et contre l'Empereur. Ceux d'Autriche guerroyèrent avec l'épée impériale et inondèrent l'Allemagne de sang. Ceux de France conquirent pacifiquement, avec l'appui de Richelieu; ils confessèrent et enseignèrent partout. Il étrangla pour eux la défaillante université de Paris.

Nos Jésuites, moins guerriers d'action que ceux d'Allemagne, l'étaient autant d'esprit. L'âme d'Ignace, romanesquement aventurière autant que patiente et rusée, vivait toujours dans l'ordre. Plusieurs, dans leurs chambrettes de la maison professe rue Saint-Antoine, créaient des flottes, des armées sur papier. D'autres, au grand collége de la rue Saint-Jacques, la verge en main, faisaient la guerre aux hérétiques absents, sur le dos de leurs écoliers. Rome répondait peu à cette ardeur guerrière. Sa piètre politique de neveux ne menait pas à grand'chose. Quand Sixte-Quint lui-même avait pris de si mauvaise grâce l'invincible Armada, que pouvaient espérer ces belliqueux Jésuites du Barberino Urbain VIII et des neveux Barberini? Richelieu, au contraire, après le coup de la Rochelle, était exactement l'idéal, le messie de leur désir, le prêtre militant, le prêtre cavalier, n'ayant d'aides de camp que des prêtres, et pour arrière-garde et réserve mettant partout des régiments jésuites. Par lui, ils firent leur entrée triomphale à La Rochelle, plus tard dans toutes les villes huguenotes du Languedoc et de Poitou. Il les fourra aux armées mêmes, «pour donner des remèdes et des bouillons aux soldats.»

Il s'imaginait avoir conquis l'ordre. À tort. Les Jésuites confesseurs du roi furent presque toujours contre lui. Dans les Jésuites écrivains, il eut quelques fanatiques, qui l'auraient voulu à tout prix chef de l'Église de France, légat du pape à latere, à vie. Un ou deux poussèrent si loin cette passion, qu'ils écrivirent que Paris pouvait avoir un patriarche, aussi bien que Constantinople (1638).

Vers 1629, tous les ordres religieux, moins un (l'Oratoire, créé par Bérulle), semblaient ralliés au cardinal ministre. Les Carmélites elles-mêmes, amenées ici et dirigées par Bérulle, à sa mort, prièrent Richelieu d'être leur protecteur. Il devint en réalité celui des Bénédictins de Cluny, de Cîteaux, de Saint-Maur; celui des Prémontrés. Il s'occupait très-spécialement des Mendiants, des Dominicains et des Carmes, les favorisait fort dans leurs affaires. Plusieurs de ses meilleurs espions, aux crises décisives, lui furent fournis par ces deux derniers ordres.

Grande tentation pour un ministre si attaqué, si menacé, à qui les fonds manquaient pour organiser la police, que de trouver dans tous ces moines une police officieuse! Partout, leur confessionnal devint pour Richelieu un vrai trésor d'informations.

Les ordres voyageurs, ceux qui, sous vingt prétextes (mendicité, prédication, missions, etc.), couraient, rôdaient, vaguaient, étaient les diverses familles encapuchonnées de saint François, Mineurs, Minimes, Capucins. En eux, il trouva des agents pour les affaires extérieures, pour son espionnage d'Espagne, de Méditerranée. Le chef de cette administration équivoque était le fameux Du Tremblay, le Capucin Joseph, vieilli dans la diplomatie, homme très-dangereux, qui servit longtemps Richelieu, mais qui faillit le perdre. Il avait le goût, le talent de la police; tous les espions lui rendaient compte, et par son frère, gouverneur de la Bastille, le Capucin avait sous la main les prisonniers d'État. Sans admettre la part exagérée que ses biographes lui donnent dans la destinée de Richelieu, il est certain que Joseph avait contribué à son élévation, et qu'il eut longtemps sous lui un grand pouvoir. Les apparences pauvres et austères du Capucin imposaient fort à la simplicité de Louis XIII, qui même lui confia quelquefois ses petites affaires personnelles. Richelieu, dont les mœurs furent souvent attaquées, tirait quelque avantage de cette couleur monastique d'un gouvernement de capucins, et par-devant l'Europe catholique et surtout près du roi.

Dès 1625, Joseph fut l'auxiliaire de Richelieu, vivant dans son palais et dans son appartement même. En 1631, il fut tout à fait sous-ministre, ayant quatre capucins pour chefs des quatre divisions de son département.

Le curieux, c'est que ce politique avait eu pour vocation primitive l'idée d'une poétique croisade d'Orient, qu'il fit, du moins en vers, sous le titre baroque de la Turciade. La croisade eût été exécutée par un nouvel ordre de chevalerie, qui, chemin faisant, eût conquis l'Allemagne. Toute cette chevalerie aboutit à une simple mission de Capucins espions, que dirigeait le père Joseph vers l'Orient et dans tous les pays ennemis de la maison d'Autriche.

Par une alliance bizarre de tendances contradictoires, sous l'homme de police, il restait du poëte, du rêveur chimérique. Le père Joseph avait grande confiance dans un fou de génie, le Dominicain de Calabre, Campanella, qui, tenu vingt-sept ans dans les prisons espagnoles de Naples, écrivit là sa Cité du Soleil, plan de communisme ecclésiastique. Campanella, élargi en mai 1626, mais toujours en danger et poursuivi des Espagnols, fut révéré des nôtres comme ennemi capital de l'Espagne et comme oracle d'une politique nouvelle, plus hardiment machiavélique que Machiavel. Il se mêlait aussi d'astrologie. Quand Richelieu fut près de marier Monsieur à mademoiselle de Montpensier (origine première de la grande fortune des maisons d'Orléans), il hésitait, sentant qu'un tel colosse de propriété ferait ombre au trône même et diviserait la France. Le père Joseph, dit-on, obtint de lui de consulter Campanella, alors à Rome. Et l'oracle aurait répondu: Non gustabit imperium in æternum. Il ne sera pas roi de toute l'éternité.

Richelieu dit que Campanella lui fit donner en 1631 un avis essentiel à sa sûreté. Il vint en France en 1635. Il y vécut trois ans dans son cloître des Jacobins de la rue Saint-Honoré, et y fut visité, consulté de Richelieu, probablement vers 1638, au moment où le ministre aux abois sembla près de se jeter dans une politique révolutionnaire.

Mais tout cela est loin encore, et c'est à tort qu'on montre le cardinal comme déjà entré dans ces idées audacieuses dix ans plus tôt, en 1628.

Vainqueur de la Rochelle à cette époque, très-vivement adopté des moines (comptant être légat pour prix de la campagne qui allait sauver l'Italie), il fut réellement et sincèrement dans une politique catholique. Le chef qu'il eût voulu à l'Allemagne, c'était le catholique duc de Bavière, s'il avait pu l'opposer à l'Autriche. Il fallut deux années pour qu'il se décidât à l'alliance du protestant Gustave, qui servit de prétexte à Rome pour lui refuser tout. La politique qu'il suivit ces deux ans, malgré l'éclat de deux pointes brillantes en Italie, n'aboutit pas. Le Bavarois craignait trop de se compromettre. Et la prophétie de Gustave-Adolphe finit par se vérifier: «Vous ne pourrez sauver Mantoue.»[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE III

LA FRANCE NE PEUT SAUVER MANTOUE
1629-1630

L'éclipse de la France, pendant deux ans qu'elle passa en maçonnage, à murer La Rochelle, profita à nos ennemis. Le Danois et la ligue protestante succombèrent. Le vieux chef héroïque des marches turques, Bethlem Gabor, mourut bientôt. Leurs meilleurs hommes passèrent, des deux armées dissoutes, dans l'armée impériale. L'Espagne, notre alliée menteuse qui daignait nous tromper en 1627, n'en prend même plus la peine. De concert avec l'Empereur, elle travaille à force ouverte à déposséder un Français, le duc de Nevers, très-légitime héritier de Mantoue et du Montferrat.

Petits pays, mais grandes positions militaires. La seconde (et sa forteresse Casal), une clef des Alpes. La première, je veux dire Mantoue, la capitale des Gonzague, l'une des plus importantes places fortes de l'Europe, couvrait à la fois le pape, la Toscane et les Vénitiens. Le déluge barbare des armées mercenaires qui, d'un moment à l'autre, pouvait inonder l'Italie, devait d'abord heurter Mantoue, renverser cette digue. Ajoutez, ce qu'on ne voit guère dans les places fortes, que celle-ci, sous les Gonzague, profitant de toutes les ruines, abritant les arts fugitifs, concentrant les chef-d'œuvres ainsi que les richesses, était devenue un trésor, un musée; c'était, avec Venise, le dernier nid de l'Italie.

L'Espagne avait certes le temps et la facilité de prendre Casal et Mantoue. Richelieu et le roi étaient à la Rochelle. Et qui était au Louvre en 1628? Qui régnait effectivement? L'intime alliée de l'Espagne, la reine mère, son conseiller Bérulle, qui voulait qu'on livrât Casal. Ajoutez la jeune reine espagnole, Anne d'Autriche, l'inamorata de Buckingham, galante et paresseuse, que ses dames intrigantes avaient mise partout dans la coalition d'Espagne et d'Angleterre, de Savoie et Lorraine, en 1627. Les deux reines étaient pour l'Espagne; si elles n'osaient agir, elles pouvaient paralyser tout.

Richelieu, sans quitter le siége, ni seconder encore directement le duc de Nevers, avait favorisé ses efforts personnels. Nevers était parvenu à lever en France douze mille hommes qu'on lui menait en Italie (août 1628). Mais le pieux Bérulle, qui rêvait avant tout un bon accord entre le roi catholique et le roi très-chrétien, craignit qu'un succès de Nevers ne fâchât trop les Espagnols et n'empêchât la paix. Il fit écrire par la reine mère à Créqui, gendre et successeur du roi du Dauphiné (Lesdiguières), de faire manquer l'expédition. Créqui refusa les vivres et les facilités que Nevers espérait. La désertion se mit dans cette armée trahie. Elle fut surprise à la frontière par les Espagnols et le Savoyard, beau-frère de Louis XIII. Bref, elle rentra, se débanda. Richelieu n'y put rien. La Rochelle le tint jusqu'en novembre. Tout fut remis à l'autre année.

Ainsi Marie de Médicis donna une armée à l'Espagne pour écraser la France en Italie.

Richelieu, revenu si fort, fut prié par le roi de rester au pouvoir; la reine mère ne souffla mot. Elle attendit qu'il fût aux prises en Italie pour agir encore par derrière. Il l'avait bien prévu, compris qu'on empêcherait tout, s'il n'emmenait le roi avec lui. Il l'enleva, pour ainsi dire, le 4 janvier 1629, en plein hiver, l'enleva seul, sans souffrir que personne l'accompagnât, pas un courtisan, pas un conseiller qui pût lui travailler l'esprit.

Il remettait beaucoup à la fortune. La peste était sur toute la route; le froid très-vif. Si ce roi, de santé si faible, tombait malade, quelle responsabilité! Ajoutez que l'argent manquait. Il n'avait que deux cent mille francs qu'il envoya de Paris. Est-ce avec cela qu'on nourrit une armée? Toute sa richesse était le roi. Il supposait que la présence du roi, son danger personnel à passer les Alpes en hiver, arracheraient des provinces voisines les secours nécessaires. Créqui en Dauphiné, Guise en Provence, devaient tout préparer: Créqui aider le passage des monts, Guise amener la flotte. Il y eut entre eux une entente admirable pour ne rien faire, pour obéir, non pas au roi, mais à sa mère, c'est-à-dire à l'Espagne. Les intendants n'agirent pas davantage. Le parlement de Dauphiné mit ce qu'il put d'obstacles aux approvisionnements. Point de vivres, point de mulets, point de canons, point de munitions. Chaque soldat n'avait que six coups à tirer. Et Richelieu persévéra. Il ramassa le peu qu'il put de vivres, et se présenta au passage. Il avait deviné d'un sens juste et hardi que le Savoyard prendrait peur et qu'il n'y aurait rien de sérieux.

Le fourbe croyait nous amuser. Il était pour nous, disait-il, mais il lui fallait du temps pour se dégager des Espagnols. Ce temps, il l'employait à élever des barricades à Suse, de fortes barricades, large fossé, gros mur. Derrière, trois mille hommes, bien armés. Une saison encore très-mauvaise; partout la neige (6 mars 1629). On attaqua gaillardement de face; et, ce qui fit plus d'effet, c'est que les Savoyards virent derrière eux les pics couverts de montagnards français.

Cela finit tout, et le roi passa. Il envoya dire poliment au duc, son bon parent, qu'il avait été désolé de le battre, qu'il ne demandait que de passer, d'avoir des vivres en payant, de pouvoir ravitailler Casal. Ce qui se fit en effet.

L'affaire surprit l'Europe et fit honneur au roi, qui, de sa personne et en cette saison, avait frappé ce coup, tandis qu'aucun roi (moins un, Gustave) ne sortait de son repos. L'empereur et le roi d'Espagne, par exemple, qui guerroyaient toujours, partout et si cruellement, ne bougeaient de leur prie-dieu.

L'effet moral aurait été très-grand si le roi avait pu rester en Italie. Mais il n'y laissa que cinq mille hommes, et en sortit. Ce furent, au contraire, les impériaux qui y entrèrent à ce moment (24 mai 1629). Ces bandes barbares tant redoutées, contre lesquelles le pape nous avait appelés d'avance, ce fut, tout au contraire, notre courte apparition de six semaines qui accéléra leur invasion. Ils saisirent les Grisons, les passages essentiels qui liaient les États autrichiens avec le Milanais des Espagnols.

Le roi était rentré en France, dès le 28 avril, pour achever la guerre protestante. On concentra cinquante mille hommes autour de Rohan aux abois, qui n'en avait pas douze mille, et qui tomba (3 mai 1629) à l'expédient misérable, criminel, inutile, de conclure avec l'Espagne un traité d'argent qu'on ne paya point. Les victoires de l'armée royale se bornèrent au massacre de la garnison de Privas, qui offrait de se rendre, et qu'on égorgea. Des bourgeois mêmes, bon nombre furent pendus, tous dépouillés, leurs biens confisqués. Cet exemple barbare eût été répété sur d'autres villes si l'affaire d'Italie, plus brouillée que jamais, n'eût donné hâte de finir la guerre. Elle fut conclue le 24 juin 1629, sous la condition de démanteler toutes les villes protestantes.

Richelieu, en quittant le Languedoc, recommanda la modération. Mais en même temps il établit partout d'ardents convertisseurs qui suivirent bien peu ce conseil, des Jésuites surtout, des Capucins. Cette paix victorieuse, ces fondations de missions, le firent à ce moment l'idole du parti. Les évêques (une fois il en eut jusqu'à douze) venaient sur toute la route lui faire leur cour, et reconnaître leur chef et le futur légat.

Tout cela n'empêchait pas les impériaux de réussir en Italie. En Allemagne, la situation était chaque jour plus effrayante. Le Danois n'avait eu la paix qu'en sacrifiant honteusement ses alliés; notre envoyé n'y vint que pour être témoin de ce traité qui désarmait l'Allemagne. Richelieu se moque de nous en prétendant que ce fut le roi de France qui eut l'honneur de cette honte.

On sent ici, comme partout, que ce lent, lourd, prolixe échafaudage de sagesse diplomatique qui caractérise ses Mémoires, comme tant d'autres monuments de ce siècle bavard, n'a rien de sérieux. Un hasard immense plane sur les choses.

Il obscurcit, à force de paroles, des faits très-simples qui sautent aux yeux et dominent tout.

Waldstein grossissait d'heure en heure et ne pouvait plus s'arrêter. Du Danois détruit, du Hongrois fini, d'immenses recrues lui étaient venues, et plus qu'il ne pouvait en nourrir. Son armée, pleine d'armées, allait crever. Pour allégement, on avait envoyé un corps en Italie, on en prêtait un à la Pologne, et on faisait sans cesse filer des troupes sur le Rhin. La grosse masse restait vers la Baltique, comme une baleine énorme sur le rivage. Mais cette situation ne pouvait pas se prolonger. En mangeant un pays mangé, on ne trouvait plus rien. Et le grand marchand d'hommes allait être forcé d'être un conquérant, ou de périr. Cette superbe comédie d'un esprit ou d'un diable, invisible et muet, dans ce camp silencieux, il fallait qu'elle finît. Il était resté deux ans sans rien faire qu'un siége qui manqua (Stralsund). Il avait eu le temps d'étudier à fond la Grande Ourse, les étoiles du Nord. La faim, irrémissiblement, allait le tirer de sa contemplation, et, quoiqu'on dît qu'il voulait passer la Baltique, il n'aurait trouvé là-bas rien à manger que rocs et neiges, il eût fallu toujours qu'après une pointe en Suède, il retombât sur les pays qui pouvaient le nourrir, sur le Rhin, sur les riches villes impériales, sur Strasbourg et le gras évêché de Metz qui le menait en France. Un fou brillant, le duc de Lorraine (à qui nos reines envoyèrent un bonnet de fou), épris de la vie d'aventures, appelait le fléau sur son pays. Et les scélérats étourdis qui menaient Monsieur, frère du roi, l'avaient mis en rapport de lettres avec Waldstein lui-même, jouant au jeu horrible de ramener en France, dans les champs de Châlons, cette armée d'Attila.

Que faisait la France pendant que les bandes allemandes occupaient Worms, Francfort, la Souabe, puis les environs de Strasbourg, puis même un fort dans l'évêché de Metz? La France désarmait. Richelieu, en août 1629, licencie trente régiments, faute d'argent apparemment.

Il s'indigne de la démarche qu'on fit faire au roi près de l'Empereur, pour obtenir de sa bonne grâce l'investiture de Mantoue. Mais cette démarche n'était-elle pas conséquente, au moment où l'on désarmait?

Qu'arriva-t-il? L'effet du Pas de Suse se trouva tellement perdu, que l'Empereur exigea que le roi, avant de savoir sa sentence, quittât l'enjeu d'abord, livrât ce qu'il tenait, Casal. Et, d'autre part, ceux qui voyaient nos misérables variations, qui voyaient Richelieu occupé de sa guerre intérieure contre sa vieille amante, Marie de Médicis, occupé d'apaiser Monsieur à force d'argent, enfin, le pauvre roi pleurant à chaudes larmes entre son ministre et sa mère, ceux, dis-je, qui voyaient ce tableau d'intérieur, n'avaient garde de s'avancer pour nous, pour être abandonnés demain. L'Italie n'osa rien. Le pape n'osa rien. La Bavière n'osa rien. Et pas même les Suisses, pour protéger leurs propres membres, les Grisons. Qui donc ralentissait les barbares en Italie? La peste seule.

Je dis les barbares, et non les impériaux. Car, avec leur drapeau impérial, ces bons alliés et cousins de l'Espagne s'en allèrent tout droit piller la terre d'Espagne, le Milanais. De là, méthodiquement, ils devaient manger les États vénitiens, le Mantouan, s'assouvir sur Mantoue. Le duc et Venise, notre pauvre unique alliée, agonisaient de peur, et demandaient au roi du moins une parole, la promesse qu'il les défendrait. Le roi ne disait mot.

Richelieu prétend avoir pris de grandes précautions, mais quelles? 1o Menacer la Savoie pour qu'elle menaçât l'Espagne. Mais l'Espagne n'eût pu arrêter les barbares; 2o Pousser la Bavière à organiser contre l'Empereur une résistance catholique. Mais qu'eût fait l'Empereur? Il n'eût pu arrêter ni Waldstein vers la France, ni les brigands qui allaient à Mantoue; 3o Ménager la paix au Suédois et le mettre en état d'agir. La Hollande y travaillait aussi, et une victoire de Gustave sur les Polonais y fit plus que nos négociations. Une trêve fut signée le 15 septembre 1629. Gustave put, dès lors, songer à intervenir dans les affaires d'Allemagne. Ses préparatifs prirent huit mois (jusqu'en juin 1630). Et, pour huit mois encore, il n'agit qu'au bord de la Baltique. Donc, les impériaux eurent plus d'un an pour inonder la France, saccager l'Italie.

Quelles forces avait la France? Six régiments de recrues en Champagne (8,000 hommes), et neuf (12,000) de vieux soldats que Richelieu mena aux Alpes.

Waldstein avait 160,000 hommes, les plus aguerris du monde; et cela seulement sous sa main. Mais toutes les bandes campées sur le Rhin, même en Pologne, même en Italie, lui seraient venues à coup sûr, s'il eût signalé une grosse proie, comme la France à ravager, le pillage de Paris.

Aussi, cette fois, le roi resta au nord, et Richelieu, nommé son lieutenant, alla, connétable en soutane et généralissime, frapper encore un petit coup aux Alpes. Il en était comme dans ces éducations de prince où, chaque fois que le prince manquait, on fouettait son camarade. Si l'Espagne ou l'Empereur agissaient mal en Italie, on fouettait le Savoyard qu'on avait sous la main. On se gardait bien d'aller chercher en plaine des batailles de Pavie.

Richelieu improvisa encore l'hiver cette campagne avec une activité, une vigueur admirables. Il y était intéressé.

S'il eût pu cette fois, par quelque moyen indirect, et sans quitter les Alpes, faire rétrograder les barbares, le pape lui eût sans doute (il l'espérait, du moins) donné ce titre bienheureux de légat à vie, qui l'eût fait roi de l'église de France, et consolidé, éternisé dans les ministères. Aussi, son premier soin, en décembre, avant le départ, fut de forcer Richer, le célèbre doyen de l'Université, à se soumettre au pape et renier sa foi gallicane. Il était fort âgé. Le père Joseph alla, dit-on, pour terroriser le pauvre homme, jusqu'à la comédie de montrer des poignards, de dire qu'il fallait signer ou mourir.

Richelieu emmenait, comme hommes d'exécution, des généraux qu'il croyait sûrs, Montmorency, Schomberg. Comme le vieux duc de Savoie, notre parent et ennemi, était toujours la pierre d'achoppement, le cardinal avait imaginé d'abréger tout en le prenant au corps, le faisant enlever dans sa villa de Rivoli. L'affaire manqua par la chevalerie de Montmorency, qui devait faire le coup et qui avertit le duc. Alors on fit des siéges, on prit Pignerol, et, plus tard, Saluces, deux bonnes petites places. Mais on ne put entrer bien loin dans l'Italie.

Ce n'était pas ces petits succès-là qui pouvaient sauver Mantoue, et l'honneur de la France. Nos ennemis étaient aidés admirablement par la ligue des trois reines, de France et d'Angleterre. Henriette, de plus en plus maîtresse de Charles Ier, le livrait à l'Espagne, lui faisait demander la paix aux Espagnols, dès lors d'autant plus fiers et plus insolents pour la France. Au Louvre, Marie de Médicis avait repris son fils, et, lorsque Richelieu obtint que le roi viendrait à l'armée, Marie et Anne d'Autriche le suivirent, s'établirent à Lyon pour ralentir et paralyser la guerre.

Le prétexte des reines était très-bon. Elles craignaient pour la vie du roi. Une peste épouvantable avait éclaté en Italie (celle que Mansoni peint dans les Promesi Sposi). Elles priaient, suppliaient le médecin Bouvard de garder son malade contre Richelieu qui l'entraînait. Louis XIII poussa à Chambéry, à Saint-Jean-de-Maurienne; la Savoie fut prise, comme toujours. Mais tout cela ne sauvait pas l'Italie. Les reines et le conseil, leur homme, le garde des sceaux Marillac, vieux dévot, amoureux, qui traduisait l'Imitation et couchait avec la Fargis (la confidente d'Anne d'Autriche), toute cette cour travailla si bien, que le roi revint de Savoie. On lui rappela le danger de la Champagne, danger fort diminué pourtant, Gustave ayant débarqué le 20 juin en Allemagne et inquiétant les impériaux. N'importe, avec cela, on fit traîner les choses. L'armée du roi ne passa en Italie que le 6 juillet, trop tard pour y rien faire de grand, assez tôt pour apprendre la prise de Mantoue (18 juillet 1630).

Richelieu rejette sur Venise la faute du honteux et horrible événement. Cependant, par deux fois, elle avait ravitaillé la ville assiégée. Mais qu'était-ce que Venise alors? et comment lui reproche-t-on de n'avoir pu ce que le Roi de France lui-même ne pouvait? Il y avait fait passer furtivement trois cents hommes. Voilà un beau secours! Il est évident qu'au milieu de la peste et de tant de misères les nôtres se serrèrent aux Alpes, et n'allèrent pas voir au visage les vieux soldats, les brigands redoutables, qui tenaient Mantoue à la gorge. Les Vénitiens y allèrent, furent battus. C'était le sort des Italiens. Leurs Spinola, leurs Piccolomini, leurs Montecuculli, firent, en ce siècle, la gloire des armées étrangères. Mais, en Italie même, ils ne pouvaient plus rien, sur cette terre de désorganisation et de désespoir.

Il y avait quinze mois que les brigands avaient pris possession de l'Italie, qu'ils mangeaient en long et en large, sans distinction d'amis ou d'ennemis. Ils avaient désolé les Alpes des Grisons et la Valteline, cruellement écorché au passage le Milanais, les États Vénitiens; et alors ils étaient à sucer lentement l'infortuné pays de Mantoue, la campagne de Virgile. Altringer et Gallas, deux chefs de partisans, savants maîtres en ruines, qui déjà avaient longuement pillé l'Allemagne, appliquaient leurs arts effroyables aux populations plus désarmées encore de l'Italie. Le paysan endura tout; les pillages, les coups et les hontes, et souvent la mort par dessus, pour une larme ou pour un soupir. Le grand vengeur des guerres, la peste, impartiale, était venue ensuite, fauchant et les uns et les autres, les tyrans, les victimes. Le camp barbare se dépeuplait, et, d'autre part, Mantoue perdit vingt-cinq mille âmes. Les vivres n'y manquaient plus pour une population tant diminuée. La peste avait fait l'abondance. Mais, en revanche, il y avait peu, bien peu de soldats pour garder son enceinte immense. Le lac couvrait, il est vrai, la ville, et ses longues chaussées étroites où l'on n'arrive qu'un à un. Mais, le 17 juillet 1630, les assiégeants, apprenant que notre armée, le 6, était enfin en Italie, voyant le roi derrière et croyant (bien à tort) que ce nouveau François Ier irait en plaine se joindre aux Vénitiens, sortirent de leur torpeur; ils quittèrent leur camp, un cimetière, pour attaquer l'autre cimetière, qui était la ville. La nuit, par une belle lune, ils passent en barques, attaquent sur un point, en surprennent un autre, mal gardé. Le duc de Mantoue capitule, se sauve, lui et sa fille, laisse son peuple.

Y avait-il un peuple encore? Trop nombreux malheureusement. Si les rues paraissaient désertes, c'est que les familles malades, ou dans l'agonie de la peur, s'étaient blotties aux greniers ou aux caves, dans les coins des palais. Les brigands surent bien les trouver. On fit la chasse aux hommes. Les pauvres, généralement, avaient déjà échappé par la mort. Ce furent les riches, les nobles, des gens heureux longtemps, d'autant plus vulnérables, qui endurèrent le long supplice. La molle délicatesse de l'Italie, les hommes de l'Aminte et du Pastor fido, les princesses du Tasse, s'évanouirent devant la face atroce d'un rustre roux, endurci vingt ans à tuer. Que dire à ces bourreaux? Les madones vivantes furent aussi maltraitées que celles des musées que ces stupides jouèrent à mettre en pièces, au lieu d'en tirer des millions. La religion ne sauva rien. Les églises furent violées. Tout cela sous le drapeau catholique de l'Empereur, qui avait épousé une princesse de Mantoue.

Une singularité d'horreur qui ne s'est vue nulle part, c'est que cela ne se passa pas sur une ville résistante, ni même sur une ville vivante, mais sur la population dispersée, gisante, immobile, d'une capitale demi-déserte. Tout se fit en grande paix, dans le calme et le silence, sauf quelques cris de femmes ou ceux du patient qu'on chauffait pour qu'il dît où était son argent. Ils eurent toute sécurité et tout le temps, trois longs jours, trois affreuses nuits, pour torturer lentement, outrager à loisir. Et, quand on croyait avoir épuisé tout, d'autres venaient, bourreaux tout neufs, pour recommencer de plus belle. Ils ne respectèrent rien, pas même la peste, et désespérèrent les mourantes, au risque de mourir demain.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE IV

LUTTE DE RICHELIEU CONTRE LES DEUX REINES[6]
Juillet-Octobre 1630

Richelieu, trop évidemment, dans l'Europe catholique et le monde des honnêtes gens, seul, était l'ennemi. Sans lui, tout était paix profonde, ou du moins on ne demandait qu'à se réconcilier. C'est ce que le duc de Savoie fit dire au Roi. C'est ce qu'insinuait le pape, devenu le compère des Espagnols et de l'Empereur, depuis leur horrible succès de Mantoue. C'est, enfin, ce que vint dire à Louis XIII l'envoyé des deux reines, Valençay, un homme très-brave, fort bien choisi pour un conseil de lâcheté.

Tous étaient pour la paix. Thoiras, qui défendait Casal, disait qu'il ne pouvait plus tenir. Nos généraux, d'Effiat, Montmorency, sauf un brillant combat, ne purent et ne firent rien. D'Effiat était malade, Montmorency était, disait-il, ruiné. Il eût voulu devenir connétable. Mais, s'il le devenait, Créqui, le roi du Dauphiné, eût brisé son épée. D'autre part, Guise était en pleine guerre, avec Richelieu pour son amirauté de Provence, Bellegarde pour un droit qu'il prétendait comme gouverneur de Bourgogne, etc. Toutes ces plaintes, ces disputes, ce procès général, entre la cour et Richelieu, retentissaient au roi dans cette triste solitude des montagnes, et il en était accablé. Une forte tête, un homme bien portant, eût succombé; combien plus Louis XIII!

Il faut ici avoir pitié de lui, et dire ce qu'il était.

Plusieurs de ses très-bons portraits (surtout celui de Philippe de Champagne à Fontainebleau) le montrent au vrai, une longue figure de teint très-brun, à moustaches noires. Rien d'Henri IV, rien de Marie de Médicis. Les Espagnols, à son avénement, disaient que ce faux Louis était fils d'un des Orsini. Quoi qu'il en soit, il avait tous les goûts d'un prince italien de la décadence, bon musicien et même compositeur passable, peintre, réussissant dans je ne sais combien de petits arts et de métiers. La prodigieuse idolâtrie de la royauté et de lui-même, où on l'éleva pouvait en faire un vrai tyran. Il n'avait pas beaucoup de cœur, était sec, dur, parfois cruel. Petitement dévot, sans tomber cependant à l'idiotisme des rois espagnols ni de Ferdinand II, le terrible mannequin des Jésuites, Louis XIII avait une conscience, n'était pas insensible à l'idée du devoir. Sa gloire de roi, l'honneur de la couronne et l'honneur de la France se confondaient dans son esprit. Richelieu tira parti de cela admirablement, et de son vice, lui fit plusieurs vertus.

Le malheur était qu'on ne pouvait compter sur rien avec une créature si maladive, qui déjà trois ou quatre fois avait touché à la mort, que l'ennui consumait, que les soucis minaient, que les médecins ruinaient, exterminaient, par la médecine du temps, implacablement purgative, acharnée à chasser cette humeur noire, qui était sa vie même; chassée, elle eût emporté tout.

Le premier médecin, Bouvart, de dévotion toute espagnole et vivant aux églises, l'homme des reines, leur organe, ordonna le retour à Lyon (7 août), l'oubli des pensées de la guerre. À quoi les reines ajoutèrent de vives prières pour que le malade se réconciliât avec ses bons parents, l'Espagnol et le Savoyard, avec l'Empereur. Quoi de plus chrétien? Les rois de l'Europe, en réalité, sont une famille. On le fit consentir à une trêve qui, le 1er septembre, devait livrer Casal aux Espagnols. Les Français n'y gardaient qu'un fort, qu'encore ils devaient livrer du 15 au 31 octobre s'ils ne recevaient secours.

Le roi promit de plus à sa mère, à sa femme, qu'il chasserait Richelieu, mais seulement «après la paix.» Brulart et le père Joseph la négociaient à Ratisbonne.

Richelieu, arrivant à Lyon, trouva la situation toute gâtée et malade autant que le roi. Le roi était encore debout; mais il avait si mauvaise mine, qu'on voyait qu'il allait tomber. Le bon courtisan Bassompierre, homme de la reine mère, Guise, Longueville, le vieux duc d'Épernon, ne perdirent pas de temps pour s'assurer du roi. Lequel? Celui qui était à Paris, le frère de Louis XIII. Le roi de Lyon déjà ne comptait plus.

Ils saluèrent la royauté nouvelle, prirent les ordres de Monsieur pour l'arrestation de Richelieu. Les dames eussent voulu davantage. La sœur de Guise (princesse de Conti) eût préféré sa mort, et elle fit acheter des poignards. Les Espagnols y avaient toujours songé. Et Campanella en avait fait avertir Richelieu. La reine Anne d'Autriche n'y répugnait pas trop. Elle disait seulement: «Il est prêtre.»

Dans ses Mémoires, tout politiques, Richelieu couvre tout cela de respect, de silence. Il ménage les deux reines, ménage les princes étrangers. Mais, dans le petit journal, écrit par lui, pour lui, chaque soir, et qui donne une mention des avis, des rapports d'espions, de toutes les informations qui lui venaient, on y voit bien plus clair. Ces témoignages, du reste, sont pour la plupart confirmés par tous les mémoires, actes et lettres publiés depuis.

Or, voici le dessous des cartes. L'intrigue et la guerre politique couvraient une guerre de femmes.

Richelieu avait été l'amant de Marie de Médicis, plus âgée de vingt ans. Et il ne l'était plus. Ses ennemis ont fait mille contes ridicules sur le libertinage de cet homme si occupé, si maladif, si espionné, observé spécialement par un roi très-sévère.

Dans la vérité, Richelieu avait alors une vie sombre et prudente, très-réservée. Comme tant d'autres ecclésiastiques, il ne se fiait qu'à une parente, une espèce de fille adoptive, sa nièce, madame de Combalet, qui tenait sa maison et avait soin de lui. C'était une jeune femme, jolie, modeste, austère. Quand elle avait eu le bonheur d'être quitte d'un fort pauvre mari, pour ne plus y être reprise, elle fit vœu de se faire Carmélite, s'habilla comme à cinquante ans, prit une robe d'étamine et ne montra plus ses cheveux. Seulement, comme son oncle aimait fort les bouquets, elle ne manquait guère, en l'allant voir, d'avoir des fleurs au sein.

Tout était singulier dans cette jeune femme. On la disait malade secrètement. Nul galant. Mais elle avait un grand attrait. Des dames en étaient éprises et folles, jusqu'à quitter mari, famille et tout, pour s'établir chez elle, la soigner et faire ses affaires. Pour elle, elle semblait uniquement occupée de son oncle, qui eut longtemps la prudence de ne point lui faire de dons excessifs. Ce ne fut que peu avant sa mort qu'il fit tout d'un coup sa fortune, la fit duchesse d'Aiguillon.

Il l'aimait fort. En 1626, quand la mort de Chalais exaspéra la cour, on pinça Richelieu à cet endroit sensible. On fit scrupule à sa nièce de vivre avec ce damné prêtre, cet homme de sang. Elle eut honte, elle eut peur, renouvela son vœu. Le cardinal, troublé, consulta et s'enquit si le vœu était valable. Ses docteurs lui répondirent: Non. Mais elle n'était pas plus tranquille, elle voulait se mettre au couvent. L'oncle n'y sut remède que dans une étrange démarche. Quoique fort mal avec le pape alors, il chargea notre ambassadeur d'obtenir de Sa Sainteté un bref qui interdît le couvent à sa nièce. Elle n'en garda pas moins à la cour, où elle était dame de la reine mère, une tenue de Carmélite, toujours fort sérieuse et ne levant jamais les yeux.

Les reines la haïssaient, et pour son oncle, et comme espion, enfin comme contraste à leur vie et reproche muet. Elles l'abreuvaient de fiel et la mortifiaient tout le jour.

Une autre Carmélite régnait, fleurissait à la cour, madame Du Fargis, née Rochepot, qui avait été trois ans au couvent de la rue Saint-Jacques, mais, il est vrai, sans faire de vœu. Elle s'était liée (là sans doute) avec la nièce du ministre, quoique connue déjà par maints scandales. On lui fit épouser ce Du Fargis, notre ambassadeur en Espagne, qui y signa la paix contre ses instructions, en 1626. Quand on chassa les dames complaisantes qui, au Louvre et ailleurs, avaient si mal gardé la jeune reine contre Buckingham, on leur substitua la Fargis, plus complaisante encore et bien plus dangereuse. Elle était jolie, ardente, effrontée, tout à fait propre à aguerrir la reine par ses exemples. Agent de l'Espagne, elle lui faisait des amis de tous ses amants. C'était Créqui, c'était Cramail, c'était le vieux garde des sceaux, etc. Tel était, dans l'absence de la Chevreuse, le Mentor de la jeune reine.

La vieille reine, non moins honteusement, était menée par un Provençal d'Arles, un musicien aventurier, qui, pour mieux gouverner la dame, s'était fait médecin, et, pour l'assotir tout à fait, étudiait en astrologie. Dans le petit journal de Richelieu, on voit toute l'importance du docteur. Le rival du grand homme, son antagoniste en Europe, ce n'est pas Spinola, ni Waldstein, ni Olivarès. C'est Vaultier. La reine mère crie et pleure pour Vaultier. La question suprême est de savoir si Vaultier remplacera Richelieu, d'abord dans la maison de la reine mère, puis dans l'État, dans le gouvernement.

Le roi s'alita le 22 septembre, et le 30 fut à la mort. Au dedans, au dehors, on agit vivement. On écrivit en Bretagne, en Bourgogne, pour que des deux bouts de la France il y eût explosion contre Richelieu. On écrivit au prince de Condé qu'il se hâtât de quitter celui que tous quittaient et qui allait périr.

Voyons un peu chez le roi comment les choses se passent. Du 20 au 30, ce fut le plus grand trouble. La médecine la plus violente, les remèdes les plus héroïques ne pouvaient guérir Louis XIII. Il allait à la selle quarante fois par jour et rendait le sang pur. L'intrépide Bouvart était à bout et consterné. Saignée sur saignée, médecine sur médecine, rien n'y faisait. La maladie semblait, malignement moqueuse, augmenter d'heure en heure pour humilier la Faculté.

C'était un spectacle lamentable de voir ce moribond, tant de selles, tant de sang. La cour était fort mal logée, et l'étiquette au diable. Chacun entrait, venait, voyait. Tel priait, tel pleurait. Le 1er octobre, il y eut grande scène. Le roi mourant communia et demanda pardon à tout le monde.

C'est de ce mot chrétien que Brienne voudrait abuser pour nous faire croire que le roi fit satisfaction à sa femme. Et il ajoute, comme un sot, que le mourant même promit de se guider par ses conseils!... Conseils d'une telle étourdie, si compromise et le jouet visible de son entourage éhonté!

Tous les autres témoins nous disent le contraire. Ils attestent que le malade était plus défiant que jamais, qu'il démêlait très-bien l'intérêt qu'on avait à sa mort. À ce point, qu'il refusait tout, sauf ce qu'il recevait directement de la main de son premier valet de chambre, un bon homme allemand, Béringhen.

Ce Béringhen devenait extrêmement important. Et, si quelqu'un pouvait in extremis tirer quelque chose de la main mourante, vraisemblablement c'était lui. Ni le confesseur Suffren, ni le médecin Bouvart, n'exerçaient d'ascendant.

Monsieur croyait succéder à coup sûr. Cependant un homme plusieurs fois gracié, noté en des actes publics comme lié aux ennemis de l'État, aurait été aisément contesté, spécialement de Richelieu, sûr de périr si Monsieur était roi.

Une autre personne craignait cet avénement: c'était la jeune reine, jadis bien avec Monsieur, alors mal, parce que le prince rieur et ses bouffons s'égayaient sur les petites aventures de la reine et ses fausses couches. Que n'était-elle enceinte! Elle eût été régente, et Monsieur était écarté! Mais, si elle ne l'était pas, il ne lui restait qu'à épouser cet homme méprisé, et qui riait d'elle tout le jour. C'était le plan de la reine mère, laquelle comptait bien gouverner. La reine Anne serait restée dépendante et petite fille.

On dit qu'une chose violemment voulue et désirée se réalise, qu'un véhément désir parfois crée son objet. J'ignore ce qui en est. Ce qui me semble sûr, c'est que la reine, qui avait tant d'intérêt à être grosse, le devint en effet.

Elle ne le déclara point. Mais, quatre mois après, la chose étant visible pour tous, le confident médecin Bouvart n'osa le nier. Elle avorta en mars 1631, par un moyen artificiel, comme on verra, et probablement à six mois.

Le roi l'avait quittée en mai 1630; il la revit à la fin d'août, étant déjà malade et en pleine fièvre. Ils se réconcilièrent le jour où il crut mourir, se brouillèrent encore, restèrent brouillés. Je ne vois pas quand il put être père.

N'importe. Qu'elle fut grosse au jour de la mort, elle était sauvée. Elle restait reine régente, ou du moins présidant le conseil de régence. Elle subordonnait la reine mère et Monsieur, qui n'était plus que son premier sujet.

Il suffisait pour cela que le roi, s'il testait en forme ordinaire, tout en reconnaissant son frère, laissât ajouter la petite réserve naturelle, qui était de style, quand le mourant était un homme marié: «Sauf le cas où notre très-chère épouse seroit enceinte.»

Mais, si le roi n'aimait pas son frère, il n'aimait guère non plus sa femme. Défiant comme il était, il aurait bien pu être assez malicieux pour effacer ce mot.

Il était bien essentiel qu'on s'assurât de l'homme qui, seul en ce moment, paraissait lui inspirer un peu de confiance, de Béringhen, non pas pour qu'il agît directement, mais seulement pour veiller les moments où la haine du roi pour son frère serait plus forte que sa malveillance pour sa femme. Ce moment, de lui-même allait se présenter. À grand bruit, de Paris, arrivait une armée, les amis de Monsieur avec tous leurs amis, les Guise, les Créqui et les Bassompierre. Déjà ils étaient sûrs du gouverneur de Lyon, de sorte qu'ils tenaient le roi dans leurs mains. Si le 2 ou le 3, le 4 octobre, dans leur impatience d'héritiers, ils venaient le troubler et le faire tester pour Monsieur, les deux gardes du lit, Béringhen et la veuve, n'avaient qu'à surveiller le testament, et le mourant, plus que jamais irrité contre Monsieur, n'eût point fait à la reine l'injure de lui biffer la réserve naturelle en tout héritage.

Comment acquit-on Béringhen? Comme on acquiert un jeune homme, faible et doux, fort galant, sans défense contre les femmes. Celle qui menait l'intrigue, la confidente d'Anne, la Fargis, s'en saisit par un coup d'audace. La cour était campée à Lyon dans un hôtel étroit. Chacun couchait où il pouvait. Béringhen, dans les rares moments où la fatigue l'obligeait de prendre un peu de repos, se jetait sur un matelas, à deux pas de son maître, dans une pièce de passage où on allait et venait. La Fargis n'hésita pas. Sans crainte des passants, sans pudeur du mourant, qui aurait pu entendre, elle alla s'établir dans le lit du valet de chambre, et on les vit entre deux draps.

Il ne manquait plus qu'une chose, c'était que le roi se hâtât de mourir. Les deux partis étaient en présence. La reine Anne tenait la Chambre, et les amis de Monsieur tenaient la ville. Quel que fût le vainqueur, Richelieu périssait. Il se trouva tout à coup seul. Il avait parlé à Bassompierre. En vain. Il parla à M. de Montmorency, à qui il avait donné espoir de le faire connétable. Mais tout ce qu'il tira de son caractère généreux, ce fut l'offre de le faire sauver de Lyon; offre très-dangereuse, car c'était le pousser à s'accuser lui-même. En le sauvant ainsi, il le perdait.

Les médecins avaient saigné six fois en six jours cet homme pâle qui n'avait point de sang. Ils essayèrent encore de lui en tirer le 2 octobre. À ce moment, la nature le sauva. La vraie cause du mal, ignorée des docteurs, un abcès à l'anus, creva. Tout fut fini. Quoique très-faible, il se mit sur son séant, parla de se lever.

Le jour même arrivaient Guise, Créqui, Bassompierre, représentants du nouveau roi. Ils furent consternés, terrifiés, de trouver cet homme mort qui se levait de son tombeau. Richelieu était près de lui. Il lui montrait que les impériaux se jouaient de lui à Ratisbonne. Il en tira, le 2, un ordre ferme qui semblait annoncer la résurrection de la France, ordre à l'ambassadeur Brulart de revenir; le père Joseph, son auxiliaire, pouvait rester, n'ayant pas caractère pour signer un arrangement. Du reste, Richelieu se croyait bien sûr de Joseph, son très-intime confident.

L'Empereur, qui jusque-là empêchait la paix en n'offrant qu'un traité impossible, avait hâte alors de la faire, d'abord parce que Gustave avançait, deuxièmement, parce qu'il savait que Louis XIII avait promis, dès la paix faite, de chasser Richelieu. Joseph et Brulart, fort pressés des impériaux et sans doute de nos deux reines, étaient dans un grand embarras. Il y a loin de Lyon à Ratisbonne. Joseph reçut-il les nouvelles du 1er octobre, la communion du roi mourant? ou celles du 2, sa résurrection? On l'ignore. Mais, quand il eût eu les dernières, même le roi vivant, Richelieu pouvait périr si Joseph consommait le traité de paix qui devait faire son expulsion.

Donc, au total, Joseph semblait tenir le fil des destinées de Richelieu[7]. C'était son homme, mais il ne l'aimait pas. Joseph croyait l'avoir créé, et avoir créé un ingrat. Le ministre ne faisait pas ce qu'il voulait pour sa fortune. Avec ses sandales de capucin, sa ceinture de corde, cette comédie d'humilité, il visait au chapeau, qui sans doute lui eût donné moyen de supplanter son ami. Richelieu qui le voyait venir, essaya, dès 1628, de s'en débarrasser, de le claquemurer dans une ville morte, à La Rochelle, dont il l'eût fait évêque. Mais Joseph, non moins fin, déclina l'honneur de cet enterrement, et s'obstina à rester Capucin.

En acceptant le traité de l'Empereur contre les instructions de Richelieu, il avait deux chances pour une. Si le roi mourait, le nouveau roi l'approuvait, le louait. Et, si le roi ne mourait pas, les deux reines montraient au convalescent le traité de Joseph, et, la paix étant faite, lui faisaient chasser Richelieu. Qui succéderait à celui-ci? Il n'y avait qu'un homme capable, Joseph encore. Il devenait ministre, et, de plus, cardinal. Le pape se joignait à l'Empereur pour le presser de faire la paix.

Le fameux Capucin était un homme aimable, obligeant, qui, tout agent qu'il fût de Richelieu, avait trouvé moyen de rester bien avec tout le monde. C'est lui qui, en 1626, fonda l'énorme fortune d'Orléans, en décidant Richelieu, malgré sa répugnance, à donner à Monsieur mademoiselle de Montpensier. Monsieur l'aimait, et dit avec regret à la mort de Joseph: «C'était l'ami des princes.»

Il mérita ce titre à Ratisbonne. Pressé, prié, il consentit que Brulart, son collègue, signât la paix. Lui, Capucin indigne, il déclinait un tel honneur. Mais on lui mit la plume en main, et sans doute on lui dit que le pape le voulait, qu'en s'abstenant il perdrait pour jamais le chapeau. Il signa (13 octobre 1630).

Cet acte, œuvre de Vienne, était un monstre d'équivoques et de piéges qui compromettait tout:

1o L'honneur. En Italie, le commissaire de l'Empereur entrait à Casal; les Français et les Espagnols sortaient, mais avec grande différence, les Espagnols pour rester à deux pas; notre duc de Mantoue, sans protection et tout seul, restait comme un mouton à la garde des loups;

2o Ce beau traité compromettait la France, lui interdisant l'alliance avec les ennemis de l'Empereur (dès lors avec Gustave); il ouvrait le royaume, il y avait une phrase qui eût pu faire rendre à l'Empire les Trois évêchés;

3o La paix n'était pas pour la seule affaire d'Italie, mais générale, donc comprenant l'Espagne, qui n'avait rien demandé, et qui restait tout à fait libre de signer ou de ne pas signer. Le traité nous liait les mains et n'obligeait pas l'ennemi.

Joseph a dit qu'il avait signé pour gagner du temps; que le roi pouvait, après tout, ne pas ratifier. Très-mauvaise raison. Dans le désir général de la paix, dans les rapides entraînements de la France, ce chiffon de traité une fois répandu et connu, tout devait aller à la dérive, son premier et son grand effet étant justement d'écarter la main forte qui tenait la corde tendue.

Le tant désiré parchemin s'envole à Lyon, comme la colombe de l'Arche. Saisi et baisé des deux reines, il est ébruité dans toute la ville, célébré à cor et à cris. La paix! la paix!... Les feux de joie s'allument. Les reines au balcon, croyant, dans la fumée, voir s'évanouir Richelieu.

Cela le 20. Et, le 26, le même effet en Italie, sous Casal, effet décisif et terrible sur notre armée. Richelieu, du 2 au 26, avait obtenu du roi réveillé un effort désespéré; il avait de ses mains arraché aux intendants, envoyé l'argent nécessaire. Plus, des renforts. Plus, l'ordre précis du roi de donner la bataille, et, si on la gagnait, de ne pas s'amuser à ménager l'Espagne, mais de finir ces comédies et d'entrer dans le Milanais. Cette armée était sous trois maréchaux, Schomberg et d'Effiat, deux hommes de talent et très-sûrs, le troisième suspect (l'agent des reines), Marillac, frère du garde des sceaux. Mais ce Marillac dut marcher. Schomberg, ayant l'ordre précis et répété, ne voulut plus attendre une heure, et mena l'armée à l'ennemi. Les Espagnols étaient perdus. Leur grand général Spinola venait de mourir, et leur courage aussi. Les Français, pleins d'élan, allaient leur passer sur le corps, et d'autant plus sûrement qu'ils avaient carte blanche, non plus pour secourir une méchante ville de Piémont, mais pour s'en aller voir Milan, la Lombardie.

À ce moment, comme du ciel, un secours vient aux Espagnols, l'envoyé du pape, l'abbé Mazarino. C'était le 26, et, depuis plusieurs jours, le traité fait le 13 avait été apporté en Piémont. Une semaine entière, probablement, Mazarin le garda en poche, devinant bien, le rusé comédien, le parti qu'il en tirerait. Aux premières salves, faites de loin, sans danger encore, notre abbé se présente aux rangs français, court, se démène, fait signe d'un mouchoir le long des premiers rangs; il va, vient, voltige à cheval, criant: La paix! la paix!

Ce n'était pas assez pour arrêter Schomberg, qui, le matin encore, dans une dernière lettre du roi, avait lu qu'il ne reconnaissait pas cette paix. Mais c'était assez pour détremper ceux (il y en a en toute armée) qui ne marchent pas volontiers. C'était assez pour faire crier à Marillac que tout était fini. Schomberg lui-même se rangea à cet avis, tant il vit les esprits changés et l'armée refroidie.

Le résultat de cette farce était de finir la résistance de Casal.

Assiégeants, assiégés, Espagnols et Français s'en vont. Mais les impériaux (pires qu'Espagnols) y entrent, un commissaire de l'Empereur, avec une armée de domestiques allemands.

Ce joli trait de Mazarin commença la carrière de ce grand Mascarille.

Tout le parti espagnol en Europe, et nos reines surtout, en firent, en ornèrent la légende. Et quoi de plus touchant? Entre deux armées engagées, dans la première furie, sous une grêle de balles, ce jeune homme intrépide (mousquetaire avant d'être prêtre) se précipite, brave mille morts pour arrêter l'effusion du sang.

Tant de courage, d'humanité, de charité chrétienne... Tout à la fois la légende d'un saint et celle d'un héros de roman!...

Telle fut la noble et charmante auréole sous laquelle fut bientôt présenté à notre Espagnole Anne le sauveur de l'armée d'Espagne. Admirable rencontre! mystérieuse prédestination! On fit remarquer à la reine que cet ange de paix avait des traits du beau, du noble Buckingham, du héros qu'elle avait aimé.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE V

JOURNÉE DES DUPES.—VICTOIRE DE RICHELIEU SUR LES REINES ET MONSIEUR
De novembre 1630 à juillet 1631

L'effort du grand ministre, les nobles velléités du roi à son réveil, avaient donc avorté. On devait croire le roi indigné contre ceux qui lui avaient enlevé une victoire certaine, une conquête probable. Or, le contraire advint. En gardant encore son ministre, il assura de nouveau aux reines que, «la paix faite, il le renverrait.» (Fin d'octobre 1630.)

Par quelle prise avaient-elles ressaisi le roi? Par la plus imprévue: une femme, un amour... Cet insensible, ce malade saigné à blanc, si pâle, qui faisait presque peur, on trouva l'art de le rendre amoureux!

L'aventurier Vaultier, musicien de la reine mère, qui s'était fait son médecin et astrologue, était un esprit pénétrant. On lui doit cet hommage. Il devina que ce moment où un homme échappe à la mort, où, les cierges de l'extrême-onction s'éteignant, il voit la vraie lumière, se croit rené, il est infiniment sensible par sa faiblesse même, enfant, tendre et poète, sous l'enchantement de sa nouvelle aurore.

Donc, il advint que cette aurore, cette belle lumière de vie dont la nature se pare pour un mourant ressuscité, Louis XIII la vit un matin tout animée, charmante, dans une demoiselle de quinze ans, une blonde du Midi. L'avisé Provençal avait cherché, trouvé la petite fille au fond du Périgord, l'avait fait venir avec sa grand'mère, qu'il gagna en lui promettant de devenir dame d'atours de la mère du roi.

On savait parfaitement par quel concert d'éloges, organisé et concordant comme par hasard, on pouvait faire aimer quelqu'un de Louis XIII. On lui donnait de temps à autre un favori, un camarade d'amusement ou de chasse. En hommes, c'était assez facile, plus difficile en femmes. Le sentiment qu'il avait de son insuffisance le rendait plus timide. Mais ici, le grand intérêt que les reines avaient à la chose leur donna de l'adresse. On prépara le roi à voir cette jeune merveille, et, quand il fit ses relevailles (pour ainsi dire) et alla rendre grâces à Saint-Jean de Lyon, le coup désiré fut frappé.

Le roi, plein de reconnaissance, ayant bien remercié Dieu, resta encore à entendre un sermon. Là, les yeux errants du convalescent tombèrent sur la nouvelle venue, mademoiselle de Hautefort. L'Aurore comme l'appelaient ses compagnes pour son teint rose, ses cheveux rutilants, illuminée sans doute du reflet des vitraux, apparut un rayon d'en haut et la résurrection elle-même à ce Lazare. Il eut honte d'avoir un carreau sous les genoux quand elle n'en avait pas, et, sans s'inquiéter de ce qu'on en dirait, il suivit son sentiment poétique et lui fit porter son carreau. Une fille du Nord eût été abîmée d'étonnement et d'embarras, eût fait quelque gaucherie. Mais celle-ci, d'une légère rougeur, du vif éclat de ses yeux bleus, transfigurée, prit le carreau, et, sans s'en servir, le posa près d'elle avec respect. Et tout cela d'un si grand air, d'une telle noblesse virginale, que tout le monde en fut ébahi.

Voilà le roi, dès ce jour, sorti de la vie sauvage où l'avaient tenu ses favoris de chasse et autres, Luynes, Baradas, récemment Saint-Simon. Le voilà assidu désormais chez les reines, sans cacher aucunement qu'il y va pour mademoiselle de Hautefort. Il fait pour elle des vers, de la musique, lui parle de sa chasse comme à un camarade, de ses ennuis et même des affaires du royaume, parfois de son ministre. Elle, sans rechercher l'honneur de ces confidences, elle y répond modestement, avec adresse et présence d'esprit. Parfaitement dévouée aux reines, à sa chère maîtresse, Anne d'Autriche (si innocente et si persécutée), elle dit à merveille, d'une vivacité naïve et gasconne, les petits mots qu'on lui fait dire, du reste, ne parlant qu'en chrétienne, pour l'union de la famille royale, pour le soulagement du pauvre peuple et la fin de la guerre.

Richelieu se noyait. Et voilà que cette enfant, innocente et charmante, presque sans s'en douter, lui met la pierre au cou.

Le naufragé imagina de se reprendre à une vieille planche, la reine mère, à son ancien attachement. Puisque, de toutes parts, le vent était à l'amour et que l'amour lui faisait la guerre, il entreprit d'y recourir lui-même. Il avait fort vieilli, il est vrai; il avait déjà les joues creuses, le poil gris, l'air fantôme qu'on lui voit au portrait du Louvre. Mais enfin, la bonne dame avait toujours vingt ans de plus. Un homme de tant d'esprit, et qui avait cet esprit dans les yeux, ne pouvait-il, à force de tendres respects, de mensonges, réveiller au vieux cœur l'étincelle des beaux jours passés? Un Vaultier tiendrait-il contre Richelieu en présence? Celui-ci prit un parti héroïque, ce fut de s'établir sur le terrain de Vaultier même, dans le propre bateau, l'appartement et l'alcôve mouvante où la reine descendait la Loire pour aller à Paris. Elle passait les jours au lit; lui à ses pieds, agenouillé sur des coussins, comme on faisait alors.

Spectacle intéressant! Et quel dommage que Saint-Simon ne fût pas né! La passion première parut revenue tout à fait. C'était un doux concert de mots charmants en italien entre la vieille haineuse et le prêtre enfiellé. Amico del cor mio! disait-elle. Lui, il était ému, rêveur, visiblement fervent et plein de religion, mais troublé sans doute de tant de beauté.

Qui tromperait et mentirait le mieux? C'était la question. La Florentine avait l'émulation de Catherine de Médicis. Mais, parmi ses douceurs, telle venimeuse œillade put révéler au grand observateur la plaie qui lui restait et que rien ne guérit. La Fargis avait eu soin de lui dire que le cardinal et sa nièce (qui, comme tous les caractères sombres, avaient des échappées bouffonnes) égayaient leurs ébats à faire la comédie des galants transports de la vieille en baragouinage italien.

Long et pénible fut ce tête-à-tête du bateau. Dès qu'elle en descendit, le cardinal partit grand train et rejoignit le roi à Auxerre. Le roi, loin des beaux yeux d'Aurore, avait quelque peu réfléchi. Une chose le rendait soucieux, c'était d'apprendre peu à peu comme on avait travaillé aux huit jours où il était mort et dans quelle tendre intimité on était avec l'homme de l'Espagne, Mirabel, alors à Bruxelles, qu'on fit revenir. Il avoua à Richelieu que la reine mère était toujours contre lui et n'oubliait rien pour le perdre.

La bataille était pour Paris. Le champ de bataille était le Luxembourg, où la reine mère promenait sa fureur dans sa galerie de Rubens. Quoique le roi n'eût rien promis qu'après la paix, elle voulait sur l'heure qu'il chassât Richelieu (11 novembre 1630). Celui-ci, averti, accourt, veut entrer, se défendre; mais la porte est fermée; il entre par une autre. Il s'explique, il prie et il pleure. Une effroyable averse d'injures est la réponse. Le roi s'enfuit et se sauve à Versailles.

On a dit que Richelieu, en ce moment, se crut perdu, qu'il fallut le conseil, la fermeté du cardinal de la Valette, pour lui rendre le courage et le faire aller aussi à Versailles. J'en doute fort. Sa ténacité indomptable est bien prouvée. Il avait près du roi un ami, il est vrai, un petit ami, Saint-Simon, ex-page que le roi avait fait premier écuyer. Ce favori obscur, sans grande action, avait pourtant cela d'être près du roi à toute heure. Il n'avait pas les charmes et les heureux moments de mademoiselle de Hautefort, mais en revanche l'assiduité; nuit et jour, il était le très-discret écho, sourd, non retentissant, des plaintes du roi. Il faisait profession de ne se mêler de rien, de n'avoir aucune initiative. Il savait dire: «Oui, Sire,» donner la réplique, simple, indispensable. Le roi, s'affligeant de son abandon et du fardeau d'affaires qu'allait lui laisser Richelieu, aurait dit d'un ton de regret: «Où est-il, maintenant?» À ce mot, qui n'était pas une demande, l'autre répondit cependant: «Mais, Sire, il est ici.»

Richelieu, comme de dessous terre, reparut et changea le roi. Il lui montra avec respect, mais lui montra pourtant, qu'en France, en Italie, partout, on se moquait de lui; qu'il avait perdu à Casal les résultats de deux campagnes, que l'Empereur en était maître, donc l'Espagnol (c'était même chose); que le pape était devenu tout impérial, que Venise demandait grâce à l'Empereur, qu'ici l'homme des reines, le vieux garde des sceaux, Marillac, là-bas, son frère le général, étaient excellents Espagnols; que sa cour, son conseil, n'avaient pour chef réel que l'ambassadeur Mirabel, appelé secrètement par la reine Anne à Paris.

Le Paris de la Ligue avait eu pour roi Mendoza. Il ne tenait pas à Mirabel qu'il ne jouât le même rôle. Il trouvait dans le Parlement force têtes pointues pour l'écouter, ou des sots importants, ou des fous imprudents qui auraient joué au jeu insensé de s'appuyer sur l'ennemi «dans l'intérêt des libertés publiques.» Le roi eut honte, eut peur d'une telle situation. Il reprit les sceaux au vieux Marillac, l'exila, fit arrêter l'autre Marillac à l'armée. Mais il était encore si incertain, qu'il lui fallut du temps pour se décider à donner les sceaux à Châteauneuf, un homme énergique et capable que lui désignait Richelieu. Il s'assura de Paris et de la police du Parlement en nommant Lejay premier président.

Mais, comment la reine mère allait-elle prendre tout cela? C'était l'inquiétude du roi. Il envoya quelqu'un, à deux heures de nuit, de Versailles à Paris, pour réveiller le père Suffren, au noviciat des Jésuites, et le prier d'intervenir et de calmer sa mère.

Cette journée, qu'on appela journée des dupes (11 novembre 1630), ne fut point décisive au fond, comme on l'a dit. Richelieu n'était sûr de rien; le roi restait chagrin de voir que lui seul eût raison.

Il n'avait pas eu assez peur. On n'avait pu, sur des preuves certaines, lui faire voir, lire, toucher le complot. Heureusement pour Richelieu, en surveillant la Lorraine, le centre ordinaire des intrigues, il saisit sur la route (décembre 1630) un médecin du roi, Senelle, chargé et surchargé de lettres pour la reine Anne, pour la Fargis et autres.

Que contenaient ces lettres? On ne le sait pas trop. Dans le procès qu'on fit, on n'ose lever qu'un coin du voile. On parle de complots contre la vie du roi, sans en alléguer d'autres preuves que des recherches astrologiques qu'on faisait pour savoir l'époque de sa mort. Curiosité, il est vrai, mauvaise et très-sinistre. On a vu que les pronostics de la mort d'Henri IV y avaient très-réellement contribué, encouragé les meurtriers, qui se crurent sûrs de le tuer au jour prédit, marqué là-haut.

Les deux reines et Monsieur ne souhaitaient qu'une mort, celle de Richelieu. On en avait souvent parlé, mais toujours on disait que, si Monsieur faisait tuer Richelieu, le roi le ferait mourir. Cela aurait pu arriver. Louis XIII, malade, comme Charles IX, avait sous les yeux son histoire. Dès son enfance, endoctriné par de Luynes, il tenait de lui cette opinion que Charles IX fut empoisonné par Catherine, et qu'il n'eût pas péri s'il eût fait périr son frère.

Donc, Monsieur devait y songer, attendre encore.

La mort de Richelieu exigeait la mort préalable du roi, qui, du reste, semblait ne devoir tarder; il ne se rétablissait point. Mais les valets parfois sont plus impatients que les maîtres; il se pouvait que ceux de Monsieur ou des reines perdissent patience et donnassent au roi malade quelque suprême médecine. L'Église y eût gagné, et l'âme aussi de Louis XIII. Car il allait se perdre, faire le grand péché d'Henri IV qui lui coûta la vie, l'alliance protestante. On le disait partout depuis un an pour irriter les catholiques, quoiqu'en réalité il ne traita que l'année suivante.

Dans la riche collection de lettres qu'on saisit, parmi celles qui étaient écrites à la reine, aux grands personnages, il y en avait une pour une vieille bourgeoise, de nom fort significatif, mademoiselle du Tillet.

Cette vieille était un vrai bijou du Diable, dont elle avait l'esprit. Une destinée tout à rebours. Pour sa laideur, elle avait été adorée du duc d'Épernon. Et, pour sa roture de petite bourgeoise, elle régnait dans la maison de Guise, faisait la pluie et le beau temps. Il y avait quelque chose là-dessous. Elle ne bougeait du Luxembourg, où la reine mère la traitait avec grande considération. C'était une sibylle, une espèce d'oracle; on répétait et on retenait ses mots. On la consultait en affaires, comme on fait des grands hommes qui, en leur temps, ont accompli des choses ardues et hasardeuses. Comment s'en étonner? Elle passait pour avoir été dans le secret de Ravaillac.

Mais elle était très-fine, et cette fois, pas plus que l'autre, on ne put la prendre. Interrogée, elle plut à Richelieu en parlant outrageusement de la Fargis.

La découverte des lettres mit les trois cabales en déroute et en division. Chacun sacrifia les deux autres.

Monsieur traita, promit d'être l'ami de Richelieu, qui acheta ses favoris. Il promit à la reine de parler pour elle, et parla plutôt contre.

La reine mère traita aussi pour sauver son Vaultier. Elle envoya le nonce du pape à Richelieu lui dire qu'il y avait moyen de s'arranger. Puis, inquiète, elle lui envoya encore le père Suffren pour le prier de venir, et, quand il fut venu, très-douce, elle lui dit qu'elle avait réfléchi et qu'elle sentait bien que les affaires du roi ne pouvaient se passer de lui. Elle consentit à aller au conseil, et là, faisant bon marché de la jeune reine, sa belle-fille, elle trouva fort bon qu'on punît la Fargis, qui ne pouvait guère l'être sans qu'Anne en demeurât tachée.

Mais la plus embarrassée était la jeune reine, dont la grossesse apparaissait. Elle ne fit pas beaucoup d'effort pour la Fargis; elle pensa à elle-même, et, avec la faiblesse d'une femme en cet état, chargea et dénonça sa grande amie. Elle dit cette chose ridicule, trop visiblement improbable, qu'elle (la reine Anne) avait défendu le cardinal, refusé de le perdre, et que cette méchante Fargis avait forgé les lettres pour l'en punir et la perdre elle-même.

Richelieu, absolument maître de la situation, montra pour la reine une grande douceur. Il craignit de déchirer le rideau de gaze légère qui couvrait le triste intérieur de la famille royale. Il craignit de rendre le roi ridicule. Il craignit peut-être pour Anne elle-même. Car cet homme, qui semblait si sec, aimait les femmes pourtant. Il croyait la reine fragile; il la voyait tombée jusqu'à l'avilissante faiblesse d'accuser son amie. Il espéra dans cette mollesse de nature, et crut qu'un jour ou l'autre, dans quelque embarras où l'étourdie se jetterait encore, il l'aurait à discrétion.

Donc, il se contenta d'éloigner cette Fargis. Il la laissa s'enfuir, ce qui rendait le procès impossible. Mais, contre son attente, la Fargis partie (30 décembre 1630), la reine se désola et s'emporta; elle montra pour la perte de celle qu'elle venait d'accuser un inexplicable désespoir. Elle disait tantôt qu'elle savait qu'on voulait la renvoyer en Espagne, tantôt la faire mourir pour que la nièce du cardinal pût épouser le roi. Elle priait, pleurait aussi, pour conserver un valet d'intérieur auquel elle tenait d'une manière étonnante, son apothicaire. Elle en fit une affaire d'État. De couronne à couronne, l'Espagne demanda à la France, par son ambassadeur, que cet indispensable serviteur fût rendu à la reine. On le lui rendit pour deux mois, et avec cette clause, qu'il ne la verrait qu'au Louvre et en présence d'une dame très-sûre.

Son embarras tenait à l'éloignement de sa garde-malade et de l'homme qui pouvait simplifier son état. Il devenait visible. Richelieu, malicieusement, envoyait voir souvent comment elle se portait. Exaspérée, elle dit: «Mais qu'il vienne lui-même!... Il sera le très-bienvenu!»

Cet état ne l'empêchait pas de s'agiter, de recevoir des agents de Lorraine ou de trotter aux Carmélites, pour voir Mirabel en cachette, ou un anglais papiste, lord Montaigu, agent de sa belle-sœur Henriette, et mêlé dans tous les complots.

Intrigues misérables, sans résultat possible. L'Espagne n'avait aucune chance de soulever le peuple en ce moment. Le seul complot qui eût pu réussir, c'était de profiter de la passion du roi pour mademoiselle de Hautefort, de le faire succomber, et, par elle, de s'emparer de lui entièrement. Innocente, mais dévouée, passionnée pour sa maîtresse, cette enfant (de seize ans) eût donné sa vie pour la reine, et peut-être un peu plus encore. L'intérêt de l'Église, d'ailleurs, eût tout couvert. Quel beau texte pour les casuistes! une douce faiblesse qui empêchait un crime (l'alliance protestante), qui chassait Richelieu, le démon de la guerre, qui rendait la paix à l'Europe et réconciliait la grande famille chrétienne!... Près d'un tel dévouement, qu'était-ce que celui de Judith, qui ne sauva que Béthulie?

La jeune victime était toute leur ressource en ce naufrage. Vaultier le dit dès Lyon. Son collègue, le pieux médecin Bouvart, à Saint-Germain, quand la reine fut visiblement grosse, n'osa plus tarder, mit les fers au feu. Il se jeta un jour dans un long discours à la Sganarelle, que le roi ne pouvait comprendre. Le sens qu'il démêla à la fin, c'est qu'il n'était malade que de chasteté (comme un de ses aïeux qui en mourut, dit-on); mais que lui, ce serait grand dommage s'il en mourait. Et, comme le roi s'impatientait, demandait où il en voulait venir, à quel remède, saignée, médecine ou lavement... Bouvart, embarrassé, insinua que la vraie médecine, c'était mademoiselle de Hautefort.

Bouvart était un sot. Un homme que lui-même purgeait, dit-on, deux cents fois par an, était bien à l'abri de ces basses tentations. Il fut scandalisé. C'est tout ce qu'on gagna.

Cependant les choses pressaient. On fit un essai plus direct. Le fait est très-connu, mais de date incertaine. Je n'hésite pas à le placer au moment où la reine, dans une situation urgente, eut besoin d'emporter la chose.

Un jour, en souriant, mademoiselle de Hautefort tenait, laissait voir un petit billet. Voilà le roi curieux. Il veut savoir ce que c'est. En badinant toujours, elle recule, et le roi avance, curieux et intrigué de plus en plus. Il la prie de le laisser lire, avance la main pour prendre. Elle le cache dans son sein. Le roi est arrêté tout court et ne sait plus que faire. Cela se passait devant la reine. Elle fit une chose hardie, et qui pouvait avoir de grandes conséquences. Elle prit les mains de la jeune fille, et la tint pour que le roi pût la fouiller.

Mais Louis XIII fut plus embarrassé encore. Il recourut à l'expédient (ridicule, excellent) de prendre de petites pincettes d'argent qui étaient là, et, chastement, de ce lieu délicat, sans contact, enleva la lettre.

Que serait-il arrivé si les choses s'étaient passées autrement? On rira si l'on veut, on se moquera de ceux qui donnent aux petites causes une grande portée. Il n'y a rien de petit au gouvernement monarchique.

Si les pincettes ne s'étaient trouvées là, si Louis XIII n'eût pas été homme à les prendre, il serait arrivé que le roi eût senti la débonnaireté de la reine, goûté sa complaisance, compris ce que dit madame de Motteville: «Que la reine désirait qu'il aimât mademoiselle de Hautefort.» Enfin sa conscience dévote eût cédé, étouffée par cette connivence de la personne intéressée.

Mademoiselle de Hautefort ne se fût pas sacrifiée pour n'en retirer rien. Aussi ardente et résolue qu'elle avait été vertueuse, le pas fait, elle aurait mené bien loin le roi dans le sens de la reine. Victoire complète de l'Espagne et du pape. Chute et procès de Richelieu. Nulle alliance avec Gustave-Adolphe.

Mais Louis XIII ne fut pas assez inintelligent pour ne pas comprendre. Il méprisa ceux qui l'entouraient, et se donna solidement et fortement à Richelieu.

Celui-ci, qui connaissait mieux son homme et son malade, en contraste avec l'impuissante corruption de la cour, réussit par l'austérité. Le roi aimait le Capucin Joseph.

Richelieu, non-seulement rappela Joseph, mais lui organisa un ministère de Capucins. Joseph eut quatre principaux secrétaires de son ordre, un état de maison, des chevaux, des voitures, des logements aux résidences de la cour.

Mais rien ne fit meilleur effet auprès du roi que de voir le ministère peuplé de ces robes grises. Rien n'affermit mieux sa conscience et dans ses sévérités pour sa mère, et dans ses résistances au pape, dans l'alliance avec Gustave. Il crut que beaucoup de choses étaient permises à un roi qui faisait aller les Capucins en carrosse.

Du reste, Richelieu, qui connaissait Joseph et l'avait expérimenté le premier fourbe de la terre, tout en le grandissant ainsi, le mit parfaitement dans sa main. Il dit aimer tant ce cher frère qu'il ne le logerait qu'avec lui. Lui et ses Capucins, ses employés, son petit ministère, tout fut établi chez le cardinal, au même étage, dans son appartement et sous ses yeux, de sorte qu'il pût toujours lui-même espionner ce chef des espions.

Le tenant de si près, il l'employa à dire au roi certaines choses difficiles, à ouvrir certains avis violents, se réservant pour lui des dehors de modération. Le Capucin, né homme d'épée, passait pour en garder l'esprit, et on en faisait cent histoires plaisantes. On disait, par exemple, qu'un jour, disant sa messe, il reçut un officier qui venait prendre un ordre pressé pour une surprise de place: «Mais, s'ils font résistance?» dit l'officier. «Alors tuez tout,» dit le bon père, et il reprit sa messe interrompue.

Richelieu ne pouvait, sans une mauvaise couleur d'ingratitude, parler contre son ancienne protectrice, la reine mère. Peut-être fit-il parler Joseph, et, par lui, enleva la grande mesure de la séparation de la mère et du fils.

Monsieur, le 31 janvier, ayant repris la guerre par une sortie furieuse et une bravade qu'il vint faire chez le cardinal, on acheva de persuader au roi, excédé de ces orages, qu'avec sa mère et son frère il n'aurait jamais de repos.

Il alla à Compiègne avec toute la cour, mais partit, y laissa sa mère sous la garde de M. d'Estrée, lui faisant dire qu'il la priait d'aller à Moulins, d'y rester. On lui enleva Vaultier, pour le lui rendre, disait-on, dès qu'elle serait à Moulins.

Le lendemain (25 février 1631), on mit son fidèle Bassompierre à la Bastille.

La sœur de Guise, princesse de Conti, fut exilée avec trois duchesses, dont deux étaient aussi de la maison de Guise.

Monsieur s'enfuit en Franche-Comté, sur terre espagnole, le 11 mars, avec le secours de sa mère, qui lui remit les pierreries de sa défunte femme. Elle-même, laissée sans gardes à Compiègne, sur je ne sais quel avis qu'on lui donna, s'enfuit aux Pays-Bas (18 juillet 1631).

C'est ce que voulait Richelieu.

Trois gouverneurs de provinces, Guise, Elbeuf et Bellegarde, avaient quitté la France. On les fit condamner à mort par le parlement de Dijon, ainsi que la Fargis, et Senelle aux galères. Le roi lui-même avait été à Dijon pour assurer la Bourgogne, gouvernement du fugitif Bellegarde.

Le roi fit ce voyage en mars, et partit de Dijon le 2 avril, pour revenir. Ce fut en mars que la reine avorta.

Richelieu avait eu la complaisance de laisser revenir près d'elle la Chevreuse, qui promettait de le servir désormais.

Monsieur en plaisanta. Il dit dans son exil «qu'on avait fait revenir la Chevreuse pour donner plus de moyens à la reine de faire un enfant.» (Journal de Richelieu, Arch. cur., t. V, p. 71.)

On lit dans le même journal, p. 41, cette note curieuse:

«Madame Bellier a dit au sieur Cardinal, en grandissime secret, comme la reine avoit été grosse dernièrement, qu'elle s'étoit blessée, que la cause de cet accident était un emplâtre qu'on lui avoit donnée, pensant faire bien. Depuis, Patrocle (écuyer de la reine) m'en a dit autant, et le médecin ensuite.»

Le roi ignora-t-il cette grossesse? Et Richelieu fût-il tellement magnanime pour sa belle ennemie, jusqu'à la couvrir de son silence?

Je ne l'imagine pas.

Je crois plutôt qu'il laissa ce triste secret arriver au roi, pensant ne pouvoir s'affermir sur une meilleure base que sur le mépris de la reine.

Ce qui est sûr, c'est qu'Anne d'Autriche avorta en mars, et que Richelieu, définitivement vainqueur et maître, osa, au mois d'avril, clore et signer son traité avec Gustave, dressé dès le mois de janvier.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VI

GUSTAVE-ADOLPHE[8]
1631

Voilà quatre-vingts pages pour le récit de trois années. Et qu'ai-je raconté? Rien du tout.

Ce rien est quelque chose. Car c'est le fond du temps. La grandeur de l'effort, le sérieux des tentatives, la complexité des combinaisons, l'ostentation savante d'une grosse machine politique et diplomatique, entravée par la moindre chose, qu'il faut raccommoder sans cesse, et qui crie, gémit, grince pour donner un minime effet, voilà ce qu'on a vu. Les infortunés machinistes, Sully et Richelieu, par une force très-grande de sagesse et de volonté, atteignent de petits résultats éphémères.

Que reste-t-il de Sully, à cette époque, des bonnes volontés d'Henri IV? Et ce retour que Richelieu, en 1626, comptait faire aux économies de Sully, cet espoir de réforme, que sont-ils devenus? Louis XII et François Ier conquirent la Lombardie avec moins de labeur que Richelieu ces deux petites places de Pignerol et de Saluces qu'il nous fait tant valoir. Le résultat unique et réel qu'on ait obtenu, c'est l'amortissement définitif d'une grande force vive par où jadis la France fut terrible à l'Espagne; je parle du parti protestant, de la marine protestante.

Du reste, l'impuissance est le trait marqué de l'époque. Chacun sent nettement que quelque chose meurt, et on ne sent pas ce qui vient.

Les vigoureux génies qui, dans ce siècle, ont un moment prolongé l'autre, Shakespeare et Cervantès, ont une intuition fort nette de ces pensées de mort. Ils jouent avec la leur et ne regrettent rien.

«Pleurez-moi seulement ce moment où la cloche tintera pour dire que je vais loger avec les vers... Oubliez-moi et ne répétez point ce pauvre nom de Shakespeare.»

L'Espagnol est plus triste, car il s'obstine à rire. Après une histoire fort plaisante: «Je sens bien à mon pouls que dimanche il ne battra plus. Adieu, gaieté! adieu, plaisanterie! adieu, amis! À l'autre monde!»

C'est la fantaisie, direz-vous, qui part avec Shakespeare et Cervantès. Une sérieuse renaissance va commencer, de prose et de bon sens. Voici venir les gens de Port-Royal, l'austérité du jansénisme, des efforts méritoires pour mettre la raison dans la foi. Il est curieux de voir pourtant comment les fondateurs eux-mêmes jugeaient de la situation. Jansénius et Saint-Cyran, jeunes en 1613, à l'occasion de Gauffridi, prince des magiciens (V. le volume précédent), concluaient que le temps de l'Antichrist était venu, le dernier temps du monde. Vers 1653, Saint-Cyran, au principe même de la réforme de Port-Royal, montre infiniment peu d'espoir. Il dit en propres termes à Angélique Arnauld: «Il se fera une réformation dans l'Église... Elle aura de l'éclat et éblouira. Mais ce sera un éclat qui ne durera pas longtemps et qui passera.»

En résumé, ce siècle même, à sa bonne époque, dans ses vigoureux commencements jusqu'à Pascal, manque du haut et fécond caractère qui marqua le XVIe siècle à son aurore. Je parle de l'espoir, du signe décisif où le héros se reconnaît, la joie.

J'en ai parlé fortement pour Luther, qui, parmi ses tempêtes, offre pourtant ce signe, la grande joie révolutionnaire, destructive et féconde, et la charmante joie des enfants.

J'en ai parlé pour le sublime fou de la Renaissance, l'engendreur du Gargantua, qu'on range avec les fantaisistes, et qui, tout au contraire, eut la conception première du monde positif, du monde vrai de la Foi profonde, identique à la science.

Je ne vois au XVIIe siècle que deux hommes gais, Galilée et Gustave-Adolphe.

Galileo Galilei, fils du musicien qui trouva l'opéra, et musicien lui-même, élève des grands anatomistes de Padoue, qui lui apprirent à fond le mépris de l'autorité, professait les mathématiques. En littérature, son livre, c'était l'Arioste; il laissait là le Tasse et les pleureurs.

Deux choses un matin lui tombent dans les mains, un gros livre d'Allemagne et un joujou de Hollande. Le livre, c'était l'Astronomia nova de Keppler (1609) et le joujou, c'était un essai amusant pour grossir les objets avec un verre double.

Keppler avait trouvé les mouvements des planètes, affermi Copernic et pressenti Newton. Galilée, au moyen de l'instrument nouveau qu'il organise, suit la voie de Keppler, et, derrière ses planètes, il voit la profondeur des cieux (1610).

Foudroyé et ravi, saisi d'un rire divin, il communique au monde la joie de sa découverte. Il en fait un journal: Messager des étoiles.

Puis les célèbres dialogues. Nulle pompe, nulle emphase; la grâce de Voltaire et le style le plus enjoué.

Voilà la vraie grandeur.

Nous la trouvons la même dans le maître de l'art militaire, Gustave-Adolphe, créateur de la guerre moderne. Si l'on veut croire ce qu'il disait, qu'il l'apprit d'un Français, il restera du moins le héros qui la démontra.

Vrai héros et grand cœur, dont ses ennemis, terrassés, ne bénirent pas moins la douceur et l'inaltérable clémence.

Ce qui étonnait le plus en lui, c'était surtout son étonnante sérénité, son sourire en pleine bataille. La conception du bon Pantagruel, du géant qui voit de haut les choses humaines, semblait s'être réalisée dans ce véritable guerrier. Il n'eut ni le génie morose de notre Coligny, ni le froid sérieux du Taciturne, ni l'âpreté farouche du prince Maurice. Tout au contraire, une humeur gaie, des traits de bonhomie héroïque.

Cet enjouement de Galilée et de Gustave-Adolphe, des deux hommes vraiment supérieurs, est un trait fort spécial, fort étranger au temps, et qui n'y a nulle influence. Le temps est sec, et triste, sombre.

Gustave n'apparut que pour un jour, pour montrer une science nouvelle, vaincre, périr. Galilée, pendant très-longtemps, influa peu; vingt ans après sa découverte, le jeune Descartes, qui va en Italie, ne le visite point et semble ignorer qu'il existe. La révolution de Luther, en l'autre siècle, a couru en un mois par toute l'Europe, et jusqu'en Orient. Celle de Galilée est négligée vingt ou trente ans, comme serait un badinage astrologique. Personne n'en sent l'énorme portée, morale et religieuse.

Avant de faire connaître la révolution militaire qu'opéra Gustave-Adolphe, il n'est pas mal de le montrer lui-même.

C'était un homme de taille très-haute (quelques-uns disent le plus grand de l'Europe). Très-large front. Nez d'aigle. Des yeux gris clairs (assez petits, si j'en crois les gravures), mais pénétrants. Il avait pourtant la vue basse, et il eut de bonne heure, étant Allemand par sa mère, beaucoup d'embonpoint. Sa grande force d'âme et de corps, sa paix profonde dans le péril où il passait sa vie, et l'absence absolue de trouble, n'avaient pas peu contribué à le faire gras. Cela le gênait un peu; on ne trouvait guère de chevaux assez forts de reins pour le porter. Mais cela le servait aussi. Une balle, qui eût tué un homme maigre, se logea dans sa graisse.

Il était fort sanguin, et il avait parfois de petits moments de colère, fort courts, après lesquels il se mettait à rire. Il s'avançait aussi trop en bataille, comme un soldat. Sans ces défauts, les seuls qu'on lui reproche, on aurait pu le croire plus haut que la nature humaine.

Il était étonnamment juste, et trouvait bon que ses tribunaux suédois le condamnassent en ses affaires privées. Il apparut dans cette horrible guerre de Trente ans, où il n'y avait plus ni loi ni Dieu, comme un divin vengeur, un juge, la Justice elle-même.

L'approche seule de son camp, irréprochablement austère, était une révolution. Un de ses hommes, qui venait de prendre les vaches d'un paysan, sent une main pesante qui se pose sur son épaule. Se retournant, il reconnaît le bon géant Gustave, qui lui adresse avec douceur ces fortes paroles: «Mon fils, mon fils, il te faut t'aller faire juger.» Ce qui voulait dire: Te faire pendre.

Il était le représentant du principe opprimé, le protestantisme, celui de la liberté de l'Europe. Car son père ne fut roi de Suède que par la ruine du catholique Jean. Il fut le roi de la défense nationale contre la Pologne et les Jésuites. Son père le désignait, enfant, comme le vengeur de cette cause. «Je n'achèverai pas, disait-il; ce sera celui-ci.» L'Allemagne le comprit ainsi. Et, quand il eut vingt ans (1614), les grandes villes impériales, si éclairées, Strasbourg, Nuremberg, Ulm, voulaient déjà le nommer leur défenseur contre la maison d'Autriche. Le landgrave de Hesse l'appelait aussi.

Il avait eu une éducation très-forte. Il écrivait et parlait l'allemand et le hollandais, le latin, l'italien et le français. Il entendait le polonais et le russe. Mais ce qui était plus important, c'est que, dans la trêve de douze ans entre la Hollande et l'Espagne, nombre d'officiers, de toute nation, qui vinrent servir en Suède lui apprirent à fond toute cette savante guerre de Hollande. Situation très-favorable. Il se trouva, en réalité, le successeur du prince Maurice.

C'était la guerre des siéges, des canaux, des marais. Mais, pour la stratégie proprement dite, la guerre des grandes manœuvres en plaine, le maître était en Suède. Pontus de la Gardie (de Carcassonne) l'avait entrevue, et son fils Jacques la trouva tout entière, la réalisa, l'enseigna à Gustave.

Né en 1585, Jacques avait dix ans de plus que lui. La nécessité de faire face avec une petite infanterie à l'immense cavalerie polonaise et aux profondes masses russes le força d'avoir du génie et d'inventer. Il pénétra jusqu'à Moscou. Et ce qui prouve que l'homme en lui fut aussi grand que l'homme de guerre, c'est que les Russes, battus par lui, eussent voulu le canoniser.

La Suède parut quelque temps irrésistible. Elle reprit Calmar sur le Danemark. Elle conquit la Finlande, imposa la paix à la Russie. Elle conquit la Courlande, la Livonie, la Prusse polonaise, imposa la paix à la Pologne.

En Pologne déjà, Gustave se trouva en face des impériaux, venus comme alliés. Il allait les retrouver en Allemagne, sur la côte du Nord, pour l'empêcher d'accomplir, ce qui semblait le mouvement naturel de sa conquête, le tour de la Baltique.

Ce n'était pas une querelle accidentelle, mais naturelle, essentielle et fondamentale; la Baltique, visiblement, allait appartenir à quelqu'un; à Gustave? à Waldstein? Celui-ci assiégeait Stralsund, et Gustave la lui fit manquer (1628).

Dès 1625, la Suède, sous Jacques la Gardie et Gustave, avait planté le drapeau de la réforme militaire, fait hardiment (elle si pauvre!) son plan pour une armée de quatre-vingt mille hommes. Et quelle prime offrait-elle? Un code d'une sévérité extraordinaire. De plus, elle supprimait presque les armes défensives.

Un Français avait trouvé un principe de guerre opposé aux trois guerres d'alors. On peut le formuler ainsi: que ce qu'il y avait de plus fort, ce n'était pas l'élan des Turcs, la tempête de cavalerie, ce n'était pas la pesanteur des cuirassiers impériaux, ni même les murs et les savantes fortifications de la Hollande,—mais bien les murs humains, le ferme fantassin en plaine et la poitrine de l'homme.

Et, bien loin de faire des carrés épais comme ceux des Espagnols, des Janissaires, des rangs serrés contre les rangs, qui, une fois rompus, s'embrouillaient de plus en plus, il mit ses hommes en files simples, et du vide derrière, disant: «Si la cavalerie vous rompt, laissez passer, et reformez-vous à deux pas.»

Cette confiance extraordinaire à la force morale eut son effet. Et cette belle tactique suédoise tenta les braves au point que beaucoup quittaient des services lucratifs, et la Hollande même, pour venir prendre part à la guerre hasardeuse où, pour rempart, on n'avait que le cœur.

Ainsi apparut dans la guerre le vrai génie moderne qui méprise les sens et la platitude du sens commun, qu'on appelle souvent le bon sens, et qui, le plus souvent, est la routine. Les sens, le sens commun, avaient dit que le ciel était une voûte de cristal à clous d'or.

Galilée n'en crut rien, y vit et y montra un abîme infini. Les mêmes sens disaient que le plus sûr en guerre était de se mettre derrière des cuirasses et des murs. Gustave n'en crut rien, et il crut, d'après la Gardie, que le vrai mur, c'est l'homme ferme, et que cette fermeté mobile, dégagée des armures de limaçon sous lesquelles on traînait, est le secret de la victoire.

Dans ces hardis joueurs qui venaient à cette noble loterie, on voyait un bon nombre de nos Français réfugiés de Hollande. L'armée suédoise était surtout, avant tout, l'armée protestante. L'alliance française, qui eût été désirable à Gustave en 1627, quand Richelieu faisait la guerre au pape en Valteline, lui fut extrêmement antipathique en 1629, quand Richelieu, vainqueur de la Rochelle, appelé par le pape en Italie, était chanté et célébré par tout le parti catholique. Et, d'autre part, le ministre, qui alors comptait sur Rome, et déjà se croyait légat, n'eût eu garde de tout gâter par une telle alliance. Il tenait cependant près de Gustave un militaire distingué, Charnacé, qui négociait, semblait vouloir traiter, se mêlait fort des affaires de Gustave (de sa trêve avec la Pologne). Ce qu'il voulait surtout, c'était d'inquiéter l'Empereur, de retenir Waldstein au Nord, tandis que le duc de Lorraine et Monsieur l'appelaient en France.

Une alliance que préférait Gustave était celle de Bethlem Gabor, son beau-frère, le chef des Marches turques, qui tenait l'Empereur par derrière. Mais il mourut en novembre 1629. Gustave eût volontiers pris des subsides du roi d'Angleterre, directement intéressé aux affaires d'Allemagne pour la spoliation de son parent, le Palatin. Mais Charles, en lutte avec sa nation, et sous l'influence de sa femme Henriette, n'était nullement ennemi de la maison d'Autriche. Gustave ne l'ignorait pas; il jugeait déjà Charles comme aurait fait Cromwell, et voyait dans son employé Vane un traître, un employé de Madrid.

Quant au Danois, la terreur de sa défaite l'avait mis si bas, que, pour se sauver seul, il sacrifiait tous ses alliés protestants. Bien plus, il entrait (en dessous) dans un honteux traité avec l'aventurier, le grand marchand de meurtres, Waldstein, et il allait mêler le sang de cet homme au sang royal en épousant sa fille, riche des pleurs de l'Allemagne!

Donc, Gustave était seul.

Richelieu ne vint sérieusement à lui que fort tard, le 24 décembre 1629. Ayant alors vaincu la cour par la découverte des lettres qui dévoilaient les trois cabales, à cette époque aussi décidément désabusé du pape, il offrait de l'argent à Gustave pour qu'il passât en Allemagne. À quelles conditions? En promettant de respecter l'usurpation que la Bavière avait faite du Palatinat. Or, c'était le point grave dans les affaires de l'Allemagne. L'électorat du Palatin, transmis à la catholique Bavière, était le signe suprême de la victoire des catholiques. En respectant cela, quoi qu'on fît, on ne faisait rien. Richelieu n'appelait Gustave en Allemagne qu'en l'entravant, voulant qu'il s'abdiquât et s'énervât d'avance.

Et cela pour trois cent mille francs!... Richelieu offrait cette somme pour chaque année. Mais y aurait-il plusieurs années? La première, dans une si grande et si terrible lutte, ne serait-elle pas la victoire ou la mort?

La question fut décidée par le sénat de Suède, indépendamment de la France. Le chancelier Oxenstiern était contre le passage. Le roi et le sénat furent pour: 1o parce qu'on avait déjà un pied en Allemagne, Stralsund, qu'on avait défendu contre Waldstein et qu'on voulait garder; 2o pour garder (chose grave pour un pays pauvre comme la Suède) le gros revenu de la douane de Dantzig qu'on venait d'acquérir; 3o pour garder surtout la Baltique. Waldstein s'y établissait décidément, comme maître du Mecklembourg. Il s'intitulait follement propriétaire des mers du Nord. Mais l'Espagne, mais la Hollande, avec leurs grandes flottes, ne l'auraient pas laissé paisible. Elles seraient venues se battre dans la Baltique, s'y faire des établissements. Et le Suédois n'eût plus été chez lui.

Donc, on résolut le passage. Le 20 mai 1630, Gustave apporta aux États de Suède son unique enfant dans ses bras (la petite Christine), la leur remit, leur fit ses adieux, et il chanta son psaume (le quatre-vingt-dixième): «Rassasie-nous, le matin, de ta Grâce... Nous serons joyeux tout le jour!»

Le 24 juin, il débarqua en Allemagne, près de l'île Rugen, avec quinze mille hommes. Il écrivit ses griefs à l'Empereur, l'appelant sans souci de l'étiquette, dans sa bonhomie de soldat: «Notre ami et cher oncle.» À quoi Ferdinand, exaspéré, ne répondit pas moins avec une douceur jésuitique «qu'il ne se rappelait pas avoir fait de la peine au roi de Suède.»

Celui-ci, en touchant ce rivage désolé de l'Allemagne, fut bien surpris de voir que ce peuple, qui l'appelait depuis si longtemps, qui semblait vouloir l'appuyer, le nourrir, «qui lui aurait donné son cœur même à manger,» ne bougea plus, se recula plutôt de lui avec terreur. Tant la tyrannie exécrable de Waldstein les avait brisés. Le Poméranien, obligé de recevoir Gustave à Stettin et ne pouvant lui résister, en fit à Vienne les plus basses excuses. Les électeurs de Saxe, de Brandebourg, en qui il espérait, ne lui envoyèrent personne. Ils envoyèrent à l'Empereur, à sa diète de Ratisbonne. Bref, Gustave n'eut ni ami ni ennemi sérieux. Il eut beau laisser tout ouvertes les portes de Stettin pour inviter les impériaux à venir l'attaquer. Ils restèrent à distance. Il prit des villes, il prit l'embouchure de l'Oder, et n'en fut pas plus fort. Sa guerre était tout autre que celle des impériaux. Ils prenaient tout et affamaient les villes. Lui, il leur apportait du pain.

Cette situation dura presque une année (de juin en juin). Les princes protestants, au lieu de se joindre à Gustave, exploitèrent seulement sa présence en Allemagne pour faire peur à l'Empereur à Ratisbonne, et obtenir de lui la destitution de Waldstein.

Cette affaire fut poussée d'ensemble et par les protestants (Saxe et Brandebourg) et par le catholique duc de Bavière, qui espérait succéder à Waldstein comme général des forces de l'Empire. Mais la destitution de celui-ci n'était que nominale. Simple particulier, il n'en restait pas moins le chef secret de ces loups effrénés qui n'eussent jamais trouvé un si bon maître, c'est-à-dire si cruel ni si tolérant pour le crime.

On a dit à la légère que le père Joseph avait fait son beau traité à Ratisbonne pour obtenir de l'Empereur la destitution. Chose prouvée fausse par les dates. Waldstein fut destitué en septembre, le traité signé en octobre (1630).

En décembre, Gustave était encore fort seul dans le nord de l'Allemagne, dans un affreux désert. Il croyait y périr. Le 4, il écrit à son ami Oxenstiern en lui donnant courage, mais sans cacher qu'il espère peu, et il lui recommande son enfant, sa mémoire. C'est peu de jours après qu'il reçut l'offre de Richelieu, un subside, une entrave, un très-faible subside; avec la condition de s'abstenir des plus riches pays de l'Allemagne, des gras électorats ecclésiastiques du Rhin, et de respecter la Bavière. De janvier en mars, dans sa grande misère, il résista encore, dit Non. Cependant il avait contre lui l'armée de Tilly. Et l'Empereur songeait à rappeler Waldstein en lui donnant la dictature militaire de l'Allemagne. Deux armées catholiques allaient se former contre lui, tandis que les princes protestants tergiversaient. Il prit enfin la plume, signa et reçut l'argent catholique, secours minime et illusoire, trois cent mille livres pour la première année, et libéralement un million pour chaque année suivante, probablement après sa mort.

Il signa. Et pourquoi? Pour avoir le nom de la France. Il rendit public, imprima cet acte que Richelieu voulait secret. L'effet en fut immense. Ce nom, réellement, donna des ailes à sa fortune.

Avril 1631 est mémorable par les traités contraires que fit la France en même temps.

Le 22 avril fut ratifié le traité avec Gustave-Adolphe contre l'Empereur.

Le 6 avril, avait été conclu, à Chérasco, un traité de la France avec l'Empereur. Ce traité pour l'Italie seule, il est vrai, mais qui permettait à Ferdinand de retirer une armée d'Italie et de l'envoyer contre Gustave.

Troisièmement, en mai, Richelieu fit un traité secret avec la Bavière (rival secret de l'Empereur, ennemi public de Gustave), que la France eût voulu faire respecter du roi de Suède pendant que le Bavarois envoyait contre lui Tilly.

Honteuse politique et misérable imbroglio. Mais les événements déchirèrent les fils brouillés de cette toile d'araignée.

D'abord, le cabinet jésuite de Ferdinand, très-sottement rusé pour ne tromper personne, déclare aux protestants qu'il renonce à leur faire des procès religieux pour les restitutions; on ne fera que des procès civils; les gens de loi de l'Empereur vont s'établir chez chaque prince et s'immiscer partout dans le régime intérieur des États. En réalité, plus de princes, plus de gouvernements; la justice impériale aurait remplacé tout.

Il s'éleva un cri d'indignation contre une telle hypocrisie. Et, au même moment, un fait horrible perça le cœur de l'Allemagne, Magdebourg brûlé et quarante mille hommes égorgés par Tilly au cri de Jésus! Maria! Lui-même écrit paisiblement: «On n'a rien vu de tel depuis la ruine de Jérusalem.»

Ce fut le fruit des hésitations de l'ivrogne électeur de Saxe, qui, parmi les brouillards du vin, croyait tenir la balance entre Gustave et l'Empereur, ne faisait rien et paralysait tout.

Tilly marcha vers lui, et, dans sa peur, il fallût bien alors que le Saxon se réfugiât sous la main de Gustave. Celui-ci entraîna encore le Brandebourg, et il avait déjà le Mecklembourg, la Poméranie. Le courageux landgrave de Hesse, si loin de sa protection, seul sur le Rhin, se déclarait aussi pour lui.

L'approche de Tilly s'annonça à la Saxe par l'incendie de deux cents villages. Il n'était pas loin des armées suédoises et saxonnes. Mais il voulait attendre l'armée des bourreaux de Mantoue pour en fortifier celle des bourreaux de Magdebourg. Notre traité de Chérasco lui faisait espérer ce gros renfort. Gustave ne lui donna pas le temps de le recevoir. Le 7 septembre, il le défit et l'anéantit à Leipzig. Ce fut le solennel essai de la tactique nouvelle.

Gustave fit un usage habile, heureux, d'une rapide et mobile artillerie légère. Il dit aux fantassins: «Ne tirez pas avant d'être assez près pour voir le blanc des yeux.» Et, comme la masse pesante des cuirassiers impériaux pouvait les alarmer, il dit: «Poignardez les chevaux.»

Les vieux régiments de Tilly combattirent avec une fureur inexprimable, d'autant qu'ils perdaient leur métier, que dès lors la chance était aux Suédois. Mais ils furent écrasés. Leur fuite fut plus sanglante encore que la bataille. Car la terre délivrée, la terre se souleva, les montagnes du Hartz fondirent sur eux, et les pierres sur tout le chemin semblèrent s'être changées en paysans armés pour consommer cette juste vengeance et cette punition de Dieu.

Il n'y eut jamais victoire si belle. C'était celle du peuple, celle de l'humanité, de la pitié, de la justice.

Gustave pouvait faire ce qu'il voulait, aller où bon lui semblerait, à droite ou à gauche;—ou tout droit au midi, par la Bohême ruinée, aller frapper l'Autriche à Vienne;—ou bien, au sud-ouest, aller s'établir et se refaire dans les pays non ruinés, dans les bonnes terres de prêtres sur le Rhin, et, s'il le fallait, en Bavière.

Le chancelier Oxenstiern, qui était loin, eût voulu qu'on allât à Vienne. Gustave, qui était près, jugea qu'il fallait aller vers le Rhin.

Tous l'en blâment. Moi, non. Ce misérable Empereur, qui avait fait de ses mains une Arabie de la Bohême, qui avait épuisé ses États patrimoniaux et bu leur sang, d'où tirait-il un peu de moelle encore? Des pays de l'ouest, des princes-prêtres qui l'aidaient malgré eux. La main mise sur ceux-ci, et la perfidie bavaroise étant neutralisée, d'un seul revers à gauche, Gustave eût abattu l'Autriche.

Il chargea donc la Saxe d'envahir le désert de Bohême, et il s'en alla vers le Rhin, guerroyant à son aise, ménageant tout le monde, riant avec les prêtres, dont ses Suédois buvaient le vin. Il était sûr de réussir s'il n'avait d'obstacle que ses ennemis.

Mais il pouvait aussi trouver obstacle en ses amis, en ses alliés malveillants. En approchant du Rhin, il allait toucher Richelieu.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VII

COMMENT RICHELIEU PROFITA DES VICTOIRES DE GUSTAVE
1632

Quand Richelieu vit son ami Gustave venir à lui à travers toute l'Allemagne, faire sans obstacle deux cents lieues vers l'Ouest et arriver au Rhin, il fut étonné, j'allais dire effrayé. Quel dérangement de l'équilibre! quelle énorme prépondérance du parti protestant! Il n'avait deviné en rien ce roi de Suède. Il l'avait mesuré à la mesure de Spinola, de quelque autre bon général, et il avait compté sur une guerre hollandaise où les deux partis, faisant pied de grue, restaient des dix ans à se regarder.

Gustave était bien plus qu'un général. C'était une révolution.

Bien vite Richelieu fit trois choses:

Il poussa son roi en Lorraine dès le lendemain de la bataille de Leipzig, pour profiter, happer quelque dépouille (octobre 1631). Chose peu difficile dans ce grand moment de terreur.

Deuxièmement, il avertit les catholiques, et en général les princes d'Allemagne, de se réfugier tous sous la garantie du traité de France, dans une neutralité armée, de n'aider ni Gustave ni l'Empereur. Neutralité qui, plus tôt aurait été favorable à Gustave, mais qui, lorsqu'il était vainqueur, devenait son obstacle. S'avançant seul et si loin, il avait besoin d'être aidé si l'on voulait que sa victoire fût sérieuse, durable, fatale à la maison d'Autriche.

Enfin Richelieu invita Gustave même à ne pas profiter de son succès, à laisser ces prétendus neutres garder leurs forces entières et se tenir armés, au profit réel de l'Autriche, dont ils restaient les secrets alliés, et demain les auxiliaires actifs, au premier revers du Suédois.

Il semble qu'il eût cru, pour ses trois cent mille francs, avoir acquis Gustave pour le diriger, l'arrêter, le mener ici et là. Voilà que, sans avoir rien fait, on voudrait limiter, détourner la conquête de cet Alexandre le Grand. Il ne touchera pas à la Bavière, évitera l'Alsace, tournera Trêves, respectera Mayence, n'ira pas en Lorraine, dont le duc était allé le provoquer et se faire battre.

Gustave eut la bonté de répondre qu'il ne lui était pas facile d'épargner tous ces princes amis de l'Autriche; que le Bavarois jouait double, armait en faisant négocier; qu'on savait ses pensées, et par lui-même, ayant intercepté ses lettres; que l'ennemi, d'ailleurs, qui venait de lui disputer l'Allemagne à Leipzig, était le Bavarois Tilly.

Gustave n'avait pas la moindre idée de se détourner en Lorraine. La protection dont Richelieu couvrait un pays que l'on n'attaquait pas n'était qu'un prétexte pour y prendre des gages, s'y établir comme protecteur. Quant à l'Alsace, Gustave pensait certainement à Strasbourg, qui l'avait appelé, comme bien d'autres villes. Richelieu n'y pouvait trouver à redire, lui qui, aux derniers dangers de Strasbourg, n'avait osé lui donner des secours que l'autorisation d'emprunter quelque argent aux marchands de Paris!

La protection que Richelieu offrait aux catholiques d'Allemagne n'était pas sérieuse. Il n'était pas armé encore, et, quoiqu'il se vante d'avoir eu au printemps suivant cent mille hommes, on a peine à le croire. En comptant bien les trois armées qu'il eut, on n'en trouve que cinquante mille. Mais alors, à la fin de 1631, il n'avait encore presque aucune force. C'était par le nom seul du roi qu'il voulait arrêter Gustave et lui faire respecter ces petits princes. Tous leurs ambassadeurs vinrent se grouper auprès de Louis XIII. Ils en tirèrent une sotte confiance. Les moindres en prirent une assurance ridicule pour chicaner, marchander avec une force irrésistible.

On le vit à Francfort. Les Francfortois le prièrent de passer son chemin, disant que, s'il leur faisait manquer à la fidélité qu'ils devaient à l'Empereur, ils pourraient bien être privés du privilége de leurs foires. Ce qui leur valut la verte semonce qu'on va lire: «Vous ne parlez que de vos foires; mais vous ne parlez pas de conscience et de liberté... Si j'ai trouvé la clef des places, de la Baltique au Rhin, je trouverai bien encore celle de Francfort... Suis-je venu ici pour moi-même? Non, c'est pour vous et pour les libertés publiques.—Que Votre Majesté nous permette du moins de consulter monseigneur l'archevêque de Mayence...—C'est moi qui suis monseigneur de Mayence. Et, comme tel, je vais vous donner une bonne absolution qui vaudra bien la sienne... Pour la Bavière, n'y pensez pas; j'ai déjà pris de ses canons que je pourrais vous faire entendre...»—Là, les voyant tout blêmes, il reprit sur un ton plus gai: «Je ne suis pas votre ennemi. Mais j'ai besoin de votre ville... Votre Allemagne est un vieux corps malade; il faut des remèdes héroïques. S'ils sont un peu forts, ayez patience. Moi, j'en ai bien. Je ne suis pas ici pour me divertir. Je couche sur la dure avec mes hommes, tandis que j'ai là-bas une belle jeune femme avec qui je n'ai pas couché depuis longtemps... Bref, Messieurs de Francfort, vous me tendez le bout du doigt; moi, je veux votre main entière pour vous donner la main. Je vois bien la manœuvre... mieux que je ne vois celle de vos braves soldats. Pour des paroles, la seule à quoi je me fie, c'est celle de Dieu; il est ma garantie, avec ma propre prévoyance.»

Il avait dit: «Je suis électeur de Mayence et duc de Franconie.» Il jugeait avec raison que l'Empire était fini. On le voyait crouler à la première impulsion.

Les deux mensonges s'en allaient.

Le mensonge autrichien (de tant de peuples unis d'eux-mêmes, disait-on) était violemment démenti, et par la Bohême qui, en deux mois, passa à la Saxe, et par la Hongrie, demi-soulevée, et par l'Autriche elle-même qui voulait armer contre l'Autrichien.

Et le grand mensonge allemand, la fiction du saint-empire, la sotte comédie d'élire un prince réellement héréditaire, tout cela finissait aussi. Tous ces princes et principicules, valets-nés du plus fort, qui, sous l'ombre du grand vautour, mangeaient, suçaient le plus patient des peuples, il leur fallait quitter le jeu. Un vengeur et un protecteur arrivait à l'Allemagne pour briser à la fois et ses faux protecteurs, et le fléau de l'armée des brigands. Il avait été droit à Francfort, au champ d'élection, pour couper court avant tout à la vieille farce qu'ils allaient jouer encore, de faire un faux roi des Romains dans le fils de l'Autriche. Gustave, avec son titre de prince des Goths que portent les rois de Suède, assurait ne connaître rien au vieux droit de l'Empire. Son droit, c'était Leipzig, la vengeance et la délivrance de l'Allemagne, prouvée si incapable de se délivrer elle-même.

Nul doute qu'en présence du fléau exécrable qui rongeait le pays, l'armée générale des voleurs qui se refaisait sous Waldstein, il ne fallût un gardien de l'Allemagne qui campât, l'épée nue, non pas sur la Baltique au petit bord, mais au cœur, sur le Rhin. Un grand royaume armé du Rhin était la seule condition de salut pour cette race infortunée, si Dieu avait assez pitié d'elle pour conserver Gustave-Adolphe.

La Suède lui est-elle étrangère? Elle parle un dialecte germanique, et Gustave spécialement était Allemand par sa mère. D'où vint donc cette répulsion, cette antipathie, cette froideur? D'elle-même, l'Allemagne est jalouse. Si grande et si féconde, matrice et cerveau de l'Europe en plusieurs de ses grandes crises, elle ne devrait rien jalouser. Et le Suédois encore moins qu'autre chose. Grand vainqueur, mais très-petit prince, très-pauvre, une force passagère qui ne pouvait tirer consistance et durée que d'une extrême bonne volonté de l'Allemagne. Elle lui manqua réellement. Les princes, ceux du moins qui ne furent pas forcés par la présence de Gustave, suivirent de leur mieux le conseil de Richelieu, de rester impartiaux et de garder une juste balance entre Dieu et le Diable, entre leur sauveur et leur exterminateur. La bourgeoisie des villes impériales, qui, quinze années plus tôt, avait appelé Gustave, lui venu, se montra prudente, fine et avisée, politique, aidant le moins possible celui qui combattait pour tous, chicanant au libérateur ce que le lendemain elle donna généreusement aux brigands.

Il me faut bien ici laisser les grandes choses pour conter les petites, voir maintenant comment Richelieu, en entravant Gustave, profita de ses victoires, exploita habilement la terreur de son nom et grappilla sur sa conquête.

L'histoire est identique ici à l'histoire naturelle. L'astucieux corbeau suit l'aigle ou va devant, attentif à se faire sa part, s'invitant au repas et relevant les restes même avant la fin du festin.

L'attention qu'il a dans ses Mémoires à brouiller son récit, à intervertir les dates de mois et jours, empêche d'observer que chaque pas de Louis XIII suit chaque victoire de Gustave; que nos succès sont les contrecoups naturels des grands succès de là-bas. Il est bien entendu que la plupart des auteurs de mémoires et historiens ont reproduit soigneusement ce désordre. Rétablissons le synchronisme des affaires d'Allemagne et de celles de France qui en étaient les résultats.

Richelieu ne bougea avant que Gustave eût gagné sa bataille de Leipzig (7 septembre 1631). À l'instant, il emmena le roi avec quelques troupes qu'il avait en Champagne (23 octobre), et fondit sur la Lorraine allemande, investit Moyenvic, petite forteresse de l'évêché de Metz, que les soldats de l'Empereur occupaient et fortifiaient. Le drapeau impérial flottant sur Moyenvic n'empêcha pas le roi d'y entrer (27 décembre 1631). Après la déchirure qu'y venait de faire à Leipzig l'épée du roi de Suède, ce drapeau n'était qu'un lambeau.

L'étourdi duc de Lorraine avait pris justement ce temps pour provoquer à la fois les deux rois. D'une part, il avait chez lui le frère de Louis XIII et le mariait secrètement à sa sœur. De l'autre, il s'en allait, dans ce moment terrible où le torrent de Suède emportait tout, se mettre devant. Éreinté et jeté au loin, il ne rentra chez lui que pour y voir le roi de France. Le roi eut pourtant la bonté de le recevoir, de lui dire qu'il le protégerait contre Gustave (qui ne songeait guère à l'attaquer), mais que, pour rassurer Gustave sur les intentions du duc de Lorraine, lui Louis XIII prendrait en dépôt sa ville de Marsal et ses salines, le meilleur de son revenu (6 janvier 1632).

Le duc de Lorraine méritait cela, et pis. On ne peut qu'applaudir à une ruine si méritée. Cependant Richelieu mit à sa spoliation successive, qui dura deux ans, un luxe de ruse et d'astuce absolument inutile avec ce petit prince qui ne pouvait ni se défendre ni se faire défendre par les impériaux ou Espagnols. Il prit la Lorraine en trois fois, par trois cessions successives, tenant, ce semble, à ne rien prendre que par le consentement forcé du spolié, et non comme conquête, mais comme amende et punition. Enfin il le désespéra au point qu'il alla se faire reître.

Le second grand coup de Gustave, la défaite, la mort de Tilly (5 avril 1632), donna à Richelieu une force inouïe au dehors, au dedans, pour frapper ici les amis, là les alliés de l'Espagne.

L'Espagne, battue sur le Rhin par un petit parti suédois, tombait dans le ridicule. Et ses malheurs la faisaient radoter. Elle en était à faire sa cour au pape pour qu'il tirât le glaive spirituel, octroyât la croisade contre le prince des Goths. Elle priait Venise et la Toscane de vouloir bien faire avec elle une ligue italienne. Venise s'en moquait et soudoyait Gustave-Adolphe.

On comprend le mépris avec lequel Richelieu reçut l'intervention des deux protégés de l'Espagne, la reine mère et Gaston, dans le procès qu'il faisait faire au maréchal Marillac. Ils avaient cru faire peur aux juges, effrayer la commission qui procédait. Richelieu prit sur lui le danger possible et futur. Il rassura les juges en leur laissant l'excuse de pouvoir dire plus tard, s'il le fallait, qu'il les avait forcés. Il fit faire le procès chez lui-même à Rueil. Marillac, comme général, s'étant fort mal conduit, avait montré une inertie perfide dans les moments critiques. La trahison pourtant était difficile à prouver. Il fut condamné comme voleur, ayant détourné de l'argent, l'argent des vivres, gagné sur la vie du soldat. Sa condamnation et sa mort, malgré les menaces insolentes qu'on faisait de Bruxelles, furent une victoire sur l'Espagne, sur ses alliés, la mère et le fils (10 mai 1632).

L'Espagne ne désespérait pas d'opérer ici par nos traîtres une petite diversion. En mettant Gaston à la tête d'une bande de deux mille coquins de toute nation (qu'on disait Espagnols), on le lançait en France, où les Guise, les Créqui, les d'Épernon, et autres, même Montmorency, faisaient espérer de le soutenir. Les Espagnols promettaient tout, une armée aux Pyrénées, une flotte en Provence, etc. Et cela au moment où, de toutes parts, ils étaient enfoncés, battus, perdus, ne pouvaient plus se reconnaître. Louis XIII en fut si peu inquiet, qu'il prit ce moment pour mordre encore un bon morceau dans la Lorraine. Alléguant que Gaston avait fait en Lorraine sa petite armée, il passa au fil de l'épée deux régiments lorrains, campa devant Nancy (23 juin). Le duc, non secouru, est réduit encore à traiter, et, cette fois, cède trois forteresses.

Lui et Gaston avaient agi comme des enfants. Au défaut de l'Espagne, ils comptaient sur Waldstein; ils appelaient Waldstein, comme s'il eût pu bouger, étant alors en face de l'épée de Gustave. Seulement, comme celui-ci était obligé de se concentrer devant Waldstein, il était faible sur le Rhin, presque autant que les Espagnols. Cela permettait à Richelieu d'avancer entre les uns et les autres, de profiter de la terreur des princes-prêtres et de se garnir les mains. Les Suédois avaient préparé, Richelieu recueillait. Il arrivait, comme protecteur des catholiques, pour escamoter les conquêtes, le prix du sang des Suédois. C'est ainsi que ceux-ci, ayant battu les Espagnols dans l'archevêché de Trêves, et croyant avoir pris Coblentz, virent sur la forteresse flotter le drapeau d'une garnison française que l'archevêque y mit lui-même.

Telle était l'union de ces bons alliés. Mais l'effet moral de l'alliance n'en était pas moindre. «Ces deux puissances jointes ensemble, dit Richelieu, on sentoit qu'il n'y avoit rien en terre qui pût résister.» Donc, le pauvre Gaston put continuer en France son pèlerinage solitaire. Pas une province ne bougea, pas une ville n'ouvrit ses portes. Les gouverneurs qui avaient donné espoir, d'Épernon, Créqui, se gardèrent bien de se déclarer. Une seule chose était dangereuse, c'est que Valençay, qui tenait Calais, avait promis de l'ouvrir à l'Espagne. Mais l'Espagne n'y fut pas plus à temps qu'elle ne le fut aux Pyrénées pour soutenir Montmorency, gouverneur du Languedoc. Celui-ci s'était brouillé avec Richelieu, fort maladroitement, pour un chevalier comme il était, sur une question d'argent. Richelieu et d'Effiat, son surintendant des finances, avaient fait l'entreprise d'introduire en Languedoc, comme dans tous les pays d'états, l'impôt réglé par les élus. Impôt, il est vrai, non voté, donc d'un arbitraire élastique, mais en revanche dégagé des surcharges insensées, honteuses et monstrueuses, que les états votaient pour dons aux gouverneurs et autres grosses têtes de l'assemblée. Montmorency y perdait cent mille francs. Belle et noble occasion pour faire la guerre civile!

Montmorency n'entraîna les états que par la force en emprisonnant les récalcitrants. Mais il n'entraîna pas du tout nos protestants des Cévennes, ni ceux des villes, Narbonne, Nîmes, Montpellier. Ils n'avaient garde d'armer contre Richelieu, qu'ils croyaient ami de Gustave.

Qui croirait que Gaston, Montmorency, ces pitoyables fous, eurent l'idée ridicule d'écrire à Gustave, d'imaginer que, n'étant pas content de Richelieu, il leur enverrait des secours? autrement dit, que Gustave coopérerait avec les Espagnols?

Gaston n'était qu'un page, et ne méritait que le fouet. Son frère, pour châtier ou ramener cet enfant prodigue, lui envoya, pour pédagogues, deux protestants, la Force et Schomberg, avec quelques mille hommes. Leur besogne fût peu difficile. Gaston était plus fort que Schomberg, comme nombre. Mais, comme force morale, il était nul; il apportait à la bataille le découragement de l'Espagne, sa reculade universelle et l'entrain des défaites. Schomberg avait, tout au contraire, la France et le roi derrière lui, plus l'alliance du redouté vainqueur, la lointaine terreur et l'invincibilité de Gustave. Gaston le sentait bien. Montmorency peut-être aussi. Mais il n'osa pas reculer, et, les yeux fermés, à peine suivi, ce vaillant fou plongea dans les rangs de Schomberg. Il n'eut pas le bonheur d'être tué; il fut blessé et pris (1er septembre 1632).

Schomberg était trop politique pour faire prisonnier l'héritier du trône. Gaston pouvait s'enfuir. S'il eût fait retraite vers la mer, il aurait reçu au rivage six mille Napolitains que l'Espagne lui faisait passer. Mais Schomberg négocia avec lui, lui fit espérer que, s'il ne fuyait pas, il aurait de bonnes conditions. Il resta, les posa lui-même comme s'il eût été vainqueur, exigeant des choses excessives, qui auraient été la honte du roi, des places de sûreté pour lui, le rétablissement des condamnés, entre autres, celui de la Fargis près de la reine Anne. Pendant ce temps, on le tournait, on l'enveloppait, on passait au midi entre lui et l'Espagne. Il lui fallut baisser de ton. Bullion, homme de Richelieu, arriva, et lui dit qu'il n'avait de salut que dans une soumission complète. Mais quelle? La plus déshonorante, avec deux clauses terribles: promesse de dénoncer à l'avenir les complots qu'on fera pour lui, engagement de ne prendre aucun intérêt à ceux qui l'ont suivi et de ne pas se plaindre s'ils subissent ce qu'ils méritent.

Gaston (à en croire ses lettres et ses mémoires écrits par un des siens) avait peur et horreur d'avaler cette infâme médecine. On lui dit que c'était la seule chance d'apaiser son frère et de sauver Montmorency. La femme du prisonnier pria Gaston elle-même de trahir son mari en paroles pour le sauver en acte. Le roi pourtant ne fut pas engagé, Bullion n'ayant pouvoir ni caractère pour promettre la grâce en son nom.

La situation était analogue à celle d'Henri IV dans l'affaire de Biron, avec cette différence que Montmorency n'avait rien de la noirceur de l'autre, qu'il était aimé de tout le monde et méritait de l'être pour ses charmantes qualités. C'était un pauvre esprit, léger et indécis (comme sa parole même, il bredouillait un peu), mais le cœur sur la main, un attrait tout particulier de naïveté chevaleresque. Toute la cour, toute la noblesse de France, étaient à genoux devant le roi et priaient pour lui. Faire périr un tel homme, et dans son Languedoc même, où il était adoré, et dont lui et ses pères étaient gouverneurs depuis si longtemps, cela paraissait un horrible coup. Et un coup qui serait vengé. Monsieur avait dit que, si l'on touchait à cette tête, il connaissait plus de trente gentilshommes qui poignarderaient Richelieu.

Celui-ci nous a conservé la délibération. On y voit qu'il donna les raisons pour et contre, faisant valoir surtout les raisons pour la mort, l'avantage de décourager à jamais le parti de Monsieur, la grande difficulté de garder un tel prisonnier; puis se démentant tout à coup, et concluant à le garder comme otage.

Il est trop évident qu'il voulait que le roi eût seul la responsabilité d'un pareil acte. Mais le roi n'avait rien de spontané, nulle initiative. On avait beau lui arranger la chose, lui bien montrer la question. Il fallait que quelqu'un le poussât par un avis exprès, lui fît signer la mort. Le panégyriste du père Joseph, écrivain ailleurs très-peu grave, mérite ici quelque attention quand il affirme, «d'après des mémoires sûrs,» que le Capucin eut l'honneur de la chose, qu'il mena toute l'affaire, d'abord la trahison de Bullion, l'espoir dont il leurra Monsieur, puis le conseil de mort. Richelieu mit Joseph en avant et le fit parler avant lui. Il le connaissait vain, aimant à se faire fort d'énergie machiavélique et à faire blanc de son épée. Joseph parla d'autant plus ferme, qu'il sentait trouver faveur et appui dans le cœur de Louis XIII, porté de sa nature à la sévérité. Montmorency, condamné au Conseil, le fut immédiatement par le Parlement de Toulouse, décapité le même jour (30 octobre 1632).

L'étonnement fut extrême en France et en Europe. On ne l'eût jamais cru, et personne ne l'aurait prévu. Chacun baissa la tête, et sentit bien qu'après ce coup il n'y avait de grâce à attendre pour personne. L'effet fut plus terrible que celui de la mort de Biron. Montmorency était si aimé, que ce fut pour beaucoup comme une perte de famille, un coup tout personnel, l'effet d'un frère décapité.

On fit comme pour Biron. On calma les parents en leur donnant les biens du mort. Le mari de sa sœur, le prince de Condé, le plus avare homme de France, tendit la main, reçut. Principale origine de cette énorme fortune des Condé. Celui-ci en 1609 n'avait pas dix mille francs de rente. Sa femme l'enrichit, puis la mort de son beau-frère, qui lui valut Écouen, Saint-Maur et Chantilly. Richelieu, déjà malgré lui, avait fondé les Orléans (1626) et fonda encore les Condé. Montmorency, qui mourut comme un saint, lança pourtant, par testament, une rude pierre au front de Richelieu. Il lui fit un don, lui légua un tableau de prix.

Plusieurs des amis de Montmorency, de ses principaux gentilshommes, furent mis à mort, et leur fidélité punie. Chose nouvelle qui scandalisa, indigna. Elle brisait les vieux attachements de vassal à seigneur, de client à patron, de domestique à maître. Nul maître désormais que le roi et l'État.

Sévérité terrible, mais nécessaire. C'était le commencement du règne de la loi. Et, dans les mœurs, dans l'opinion d'alors, il y avait à oser cela et péril et grandeur.

L'effet voulu fut obtenu. Pour longtemps les partis restèrent décapités, la guerre civile impossible, et l'Espagne n'eut plus de prise. Les complots furent réduits aux chances de l'assassinat.

Dès ce jour, beaucoup désirèrent violemment la mort de Richelieu. Et cela, il faut le dire, moins encore pour son audace que pour le mélange d'une basse cruauté de robe longue qu'on crut y voir mêlé. On trouva monstrueux qu'un des gentilshommes de Montmorency fût envoyé aux galères ramer avec les forçats. Pour l'échafaud, à la bonne heure. On trouvait même que l'acte hardi de la mort de Montmorency avait été fait lâchement. Il l'avait voulue sans nul doute, et n'avait pas osé la conseiller. Il y avait montré le courage d'une âme de prêtre, ne frappant pas lui-même, mais poussant le couteau.

Il se sentit très-seul. Le spectacle de cette cour terrifiée, mais désolée, était effrayant pour lui-même. Le roi avait tenu bon au moment décisif. Mais n'aurait-il pas de retour? Par un revirement surprenant et qu'on put croire timide, à ce moment de grande audace, Richelieu envoya à Madrid et fit des ouvertures aux Espagnols.

Gustave-Adolphe avait pâli, et Richelieu, par un sens froid, exact, de la destinée du héros, jugeait qu'il était temps de l'abandonner. Waldstein et l'armée des brigands avaient ressuscité, et l'Allemagne ne secondait pas sérieusement son libérateur. Quand Gustave vint contre Waldstein défendre Nuremberg, la capitale du commerce et l'arche sainte du génie allemand, on le laissa deux mois languir, s'épuiser là de misère et de maladies.

Richelieu calcula qu'il fallait profiter d'une situation encore entière et de l'effet moral qu'allait avoir ce coup de vigueur sur Montmorency. Avant l'exécution, il fit partir Beautru (le bouffon, l'esprit fort et l'excellent espion), de manière qu'il fût à Madrid quand la nouvelle de la mort arriverait, à temps pour voir la mine piteuse des Espagnols et pour en profiter. Beautru les trouva en effet abattus, détrempés, d'autant plus tendres aux avances imprévues de Richelieu. Il saisit ce moment pour dire qu'après tout on n'était pas ennemi, et il présenta les prisonniers espagnols que renvoyait le cardinal. On s'arrangea, d'abord pour l'Italie.

Chose agréable à l'Espagne, qui pourrait en tirer des forces pour agir sur le Rhin contre les Suédois. Agréable, honorable au pape, qui, depuis quatre ans, s'entremettait fort pour la paix, faisait trotter son Mazarin et jouait son petit rôlet. Enfin chose agréable à notre jeune reine espagnole, à sa cour, qui, par mademoiselle de Hautefort, n'était pas sans influence sur le roi. La bonne entente avec Rome et l'Espagne allait peut-être atténuer l'effet du sang versé, adoucir quelque peu les haines, faire rentrer le cardinal dans le concert des honnêtes gens.

Il semblera bien étonnant, bizarre, absurde, que justement alors Richelieu, couvert d'un tel sang, voulût plaire à la reine! On ne peut pourtant en douter. Ce qu'on a dit du goût qu'il avait pour Anne d'Autriche et de ses tentatives près d'elle est incertain pour le temps qui précède et démenti pour le temps qui va suivre. Mais, pour ce moment où nous sommes, la chose est sûre et constatée.

On l'a vu en avril 1631 l'espionner, la désespérer, en surveillant sa grossesse. On le verra en 1635 demander son divorce à Rome et vouloir la chasser. Mais aujourd'hui (novembre 1632) il est galant près d'elle, lui fait sa cour, semble en être amoureux.

Tyrannique esprit de cet homme, de précipitation sauvage et sans respect du temps. La tête de Montmorency vient de tomber le 30 octobre, presque sous les yeux de la reine. Et il lui faut sourire et accepter des fêtes, descendre avec lui la Garonne, se laisser promener en France, et loger et coucher chez lui!

Il semblait espérer justement dans le deuil de la reine, dans sa terreur et son abaissement. Depuis l'avortement d'avril 1631, sa situation était fort humble. Le roi n'en tenait pas le moindre compte, et venait tous les soirs chez elle pour mademoiselle de Hautefort sans lui dire un seul mot. On l'avait amenée au voyage du Midi, moins comme reine que comme otage, comme une prisonnière suspectée qu'on ne pouvait laisser à Paris. Elle semblait n'être venue que pour aller d'exécution en exécution, sur le Rhône d'abord, puis en Languedoc. L'étrange demande de Gaston de rendre la Fargis à la reine disait assez qu'il restait encore quelque lien entre la reine et son beau-frère. L'indifférence haineuse du roi dut s'en accroître. Il la laissa aux mains de Richelieu, et s'en alla droit à Paris.

À celui-ci d'en faire ce qu'il voudrait, de la régaler et fêter dans l'intérêt du traité espagnol. C'est le prétexte qui couvrit son changement à l'égard de la reine. Changement inespéré, douce surprise pour elle, rassurée tout à coup. Surprise forte pour un cœur de femme. Elle pouvait défaillir et mollir, laisser prendre de grands avantages à l'audace d'un homme tout-puissant, d'un vainqueur, disons d'un maître, et qui voulait ce qu'il voulait.

Richelieu n'était beau ni jeune, et ne ressemblait pas à Buckingham. En revanche, il l'avait battu; le brillant fanfaron était mort ridicule. Richelieu, au contraire, nécessaire aux Suédois, et désiré des Espagnols, semblait l'arbitre de l'Europe, grandi des victoires de Gustave, des succès de Lorraine, de la défaite de Monsieur. Même la tragédie de Toulouse, pour laquelle on avait pleuré, elle le servait peut-être au fond. Les femmes aiment qui frappe fort, et parfois ceux qui leur font peur.

Donc ce triomphateur, menant la cour vaincue, la reine souriante et tremblante, descendait doucement de Garonne en Gironde. À Bordeaux, sa victoire devait doubler encore par la mortification, le désespoir du vieux gouverneur, le duc d'Épernon. Il touchait aux quatre-vingts ans. La fête eût été belle si la rage remontée l'eût expédié et que le cardinal eût pu l'enterrer en passant.

Vain espoir! À Bordeaux, tout change.

Vicissitude étrange de la destinée qui s'amuse à nous prendre au plus beau moment, en pleine fête et couronnés de fleurs, pour nous tordre le cou!... Les violentes émotions de Richelieu, sa préoccupation terrible, l'effort qu'il avait fait, son audace craintive, enfin, par-dessus tout, le tourment de l'espoir, tout cela fut plus fort que lui. Et il fut frappé à Bordeaux.

Il n'y avait pas à lutter avec ce mal. L'irritation de la vessie, l'impossibilité d'uriner, semblent du premier coup l'approcher de la mort. L'augure fâcheux d'une mort subite vient le frapper, Schomberg mort en soupant. Et déjà, en Allemagne, il a perdu d'Effiat, général, financier, homme universel, son autre bras droit. Tout s'assombrit. La reine part en avant. Les fêtes qu'il lui préparait chez lui (à Brouage) et dans sa conquête sur son champ de gloire à la Rochelle, tout se fera sans lui. Pour comble, le vieux coquin d'Épernon, insolent d'être en vie, vient chaque matin, à grand bruit, avec toute une armée de spadassins, pour lui tâter le pouls et le voir au visage, lui aigrissant son mal par ces accès de peur. Qui l'empêche, en effet, d'enlever le malade, de le mettre au château Trompette, sinon dans l'autre monde? Le roi eût été en colère, mais on l'eût entouré, calmé, félicité, et, dans la joie universelle, il eût accepté les faits accomplis.

La reine, quitte à si bon marché, continuait joyeusement son voyage, profitait pleinement des fêtes du cardinal, que sa présence aurait gâtées. Il y eut à la Rochelle des magnificences incroyables, arcs de triomphe, joutes, combat naval, des danses et des concerts. Une extrême gaieté, car on disait qu'il était mort ou qu'il allait mourir. On dansait. Cependant la reine, qui palpitait d'espoir, impatiente, envoya son bon La Porte, un confident valet de chambre, pour s'assurer de l'heureux événement. «Je le trouvai, dit La Porte, entre deux petits lits, sur une chaise où on le pansait. Et on me donna le bougeoir pour l'aider à lire les lettres que je lui apportais.» Il interrogea fort La Porte pour savoir ce que faisait la reine, si M. de Châteauneuf, le garde des sceaux, y allait souvent, et s'il y restait tard, s'il n'allait pas ordinairement chez madame de Chevreuse, etc. Mais il ne s'en rapporta pas au valet de chambre, et recueillit des notes exactes sur ceux qui avaient ri et sur ceux qui avaient dansé.

Le bal ne dura pas, et la joyeuse cour revint au sérieux tout à coup, apprenant deux nouvelles qui changeaient le monde. Richelieu avait uriné, et Gustave-Adolphe était mort (16 novembre 1632).[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE VIII

RICHELIEU, CHEF DES PROTESTANTS—SES REVERS—LA FRANCE ENVAHIE
1633-1636.

Le monde a vu et perdu une chose bien rare, un vrai héros, et, avec lui, une admirable chance de salut. Si Gustave-Adolphe eût vécu, on arrivait dix ans, quinze ans plus tôt, à la paix de Westphalie.

Il ne fit qu'apparaître, et n'en reste pas moins un bienfaiteur du genre humain. Sa victoire eut deux résultats qu'on n'a pas assez remarqués. Elle sauva les villes impériales, non-seulement Nuremberg, mais Strasbourg, mais Augsbourg et toutes, que l'armée des brigands aurait certainement visitées. La sienne, la primitive armée libératrice, s'épuisa devant Nuremberg et y laissa ses os; mais elle y eut le succès admirable de détruire en même temps le monstre militaire, l'armée de Waldstein. Celui-ci, à Lutzen, ayant perdu ses hommes de confiance, fut en réalité éreinté pour jamais. Il ne les remplaça que par de petits officiers, brigands de troisième ordre, parmi lesquels l'Autriche trouva sans peine un assassin.

Répétons-le, Gustave ne mourut pas en vain. Il fit la grande chose pour laquelle il était né. Il coupa la tête au dragon, au gouvernement de soldats qui eût anéanti la civilisation de l'Europe.

La menue monnaie de Waldstein, toute cette populace de bons généraux qui continueront la guerre de Trente ans, perpétuent les misères, mais ne renouvellent pas le danger du monde.

Chaque fois que j'entre dans Strasbourg ou Francfort, dans Nuremberg, ce grand musée, dans la splendide Augsbourg, dans ces puissants foyers du génie allemand d'où jaillirent Gœthe et Beethoven et tant d'autres lumières, je me remémore avec un sentiment de religion le grand soldat Gustave, qui sauva l'Allemagne, et qui sait? la France peut-être.

Et je dis à ces villes: «Où seriez-vous sans lui?... Dans les ruines et les décombres, les cendres où finit Magdebourg.»

Tout ce que l'histoire fabuleuse avait conté du héros fut accompli ici et à la lettre: Sauver le monde, mourir jeune et trahi.

On sait sa mort. À cette furieuse bataille de Lutzen, il accable Waldstein, le bat, le blesse, le crible, le renverse, lui tue ses fameux chefs, l'homme surtout qui fut la guerre même, ce Pappenheim, qui, en naissant, eut au front deux épées sanglantes. Il revenait, paisible et pacifique, confiant comme à l'ordinaire, de la terrible exécution. Il n'avait avec lui qu'un Allemand, un petit prince qui avait passé, repassé plus d'une fois d'un parti à l'autre. Un coup part, et Gustave tombe. L'homme suspect qui l'accompagnait s'enfuit et alla droit à Vienne (16 septembre 1632).

Il avait fait beaucoup, et beaucoup lui restait à faire. S'il eût vécu quelques années de plus, non-seulement il eût imposé, forcé la paix, mais il eût obtenu un résultat moral immense; il eût imprimé au cœur abaissé de l'Europe un idéal grand, fort, fécond.

L'allégresse héroïque qui fit ce bon géant calme et serein, et «joyeux tout le jour,» elle eût été comme une aurore morale dans cette sombre époque. C'est l'effet d'une telle force de tout rasséréner et de tout élever à soi. Chacun regarde, admire, et grandit d'avoir regardé. La moyenne générale change. Tous gagnent un degré; même les moindres sont moins petits. Le vrai héros, de loin, et là même où il n'agit pas, par cela seul qu'il est, imprime à tous une gravitation par en haut; le monde aspire et monte, hausse vers le niveau de son cœur.

Le politique, le grand homme d'affaires, comme fut Richelieu, ou tel grand militaire, tel soi-disant héros, n'ont point du tout cette influence. Leur forte tension, et le bras d'airain, par lesquels ils serrent les ressorts, bandent la machine à casser presque, n'ont après, pour effet définitif, qu'une détente déplorable, une énervation générale. Et le monde en reste aplati.

L'idée de Richelieu, celle de l'équilibre et du balancement des forces, était-elle une idée vitale qui renouvelât l'esprit européen? Point du tout. L'équilibre peut avoir lieu entre vivants ou entre morts. Le très-faux semblant d'équilibre qu'on obtint à la longue par le traité de Westphalie, on ne l'eut réellement que par l'épuisement définitif et par voie d'extermination.

Maintenant, osons le dire, Richelieu se méprit sur le fond de son idée même. En cherchant l'équilibre entre protestants et catholiques, il ne s'aperçut pas que les protestants isolés, débandés, n'étaient pas même un parti, tandis que les catholiques avaient la force et l'unité d'une faction.

Quand Rome, Vienne, Madrid, les Jésuites, illuminèrent et firent des fêtes pour la bataille de Lutzen, ce n'était pas seulement pour la mort de Gustave, mais pour la ruine de Waldstein, qui, rendu et fini, bientôt tué, allait restituer à l'Empereur son rôle de chef des armées catholiques et donner à ce parti, lié si fortement, l'unité absolue[9].

Qui dit l'Empereur, dit les Jésuites. Ils sont les vainqueurs des vainqueurs.

La guerre, menée par des hommes de paix, par des hommes qui n'y vont pas, ne peut manquer d'être éternelle. La médiocrité, la platitude et la bassesse, centralisées au cabinet jésuite, vont de Vienne s'étendre partout comme un pesant brouillard de plomb.

Où est le général en chef après Waldstein? Au prie-dieu, entre deux Jésuites. En réponse à cette question, ceux-ci avec satisfaction vous auraient montré là leur ouvrage, leur créature et leur propriété, un petit homme gras, qu'ils tiennent jour et nuit, gardent à vue, mènent, ramènent de l'oratoire à la chapelle. Créature étonnante! Il serait curieux d'expliquer comment ces pères ont couvé, fait éclore cette espèce jusque-là inconnue en histoire naturelle. On avait bien le fanatique, mais on n'avait pas le bigot. Heureux mélange du sot, du furieux, combinaison savante d'aveugle docilité et de stupidité sauvage. Le fanatique était terrible; mais enfin il avait des yeux; il risquait par moments d'entrevoir des lueurs. Mais rien ici; le sens de la vue manque. Aussi quelle force et quelle roideur! Nulle courbe; une droite ligne de férocité sotte qu'on n'eût imaginée jamais.

On ne peut contester qu'il n'y ait là une puissance réelle. L'absence de doute et de scrupule, la parfaite unité automatique, garde cet être à part des tergiversations humaines. En lui est scellée l'unité du parti catholique. Parti très-fort, qui ne peut se disjoindre. Que le pape ait des velléités pour la France, que l'Espagne parfois soit tentée de traiter à part, ces petites inconséquences n'ont aucune portée. L'un et l'autre essentiellement sont unis à l'Autriche. Même le Bavarois, rival jaloux de l'Autrichien, comment s'en séparerait-il? Richelieu, bien à tort, a bâti sur cette espérance. Comment ne voit-il pas la fatale unité, l'indissolubilité de ce parti, où la Bavière et tous, par la grande question de spoliation territoriale, sont liés, attachés, collés et cimentés ensemble. Le drapeau de l'Empereur, c'est l'Édit de restitution.

Les protestants, qu'étaient-ils en substance? La transition du christianisme à la liberté, la liberté naissante, sous forme encore chrétienne.

La liberté, c'est la variété spontanée du génie humain. Elle arrivait avec vingt masques qui ne se reconnaissaient pas encore dans leur unité intime. Les calvinistes, à chaque instant, étaient maudits, trahis par les luthériens et les anglicans. Le grand traître, c'était l'Angleterre de Charles Ier, au jugement de Gustave. Entre les luthériens, le Danemark frappé, effrayé, laissa les autres; la Saxe, même le Brandebourg, ne furent pas plus fidèles. L'Allemagne luthérienne, en masse, était jalouse des Suédois, applaudissait peu leurs victoires.

Les protestants, si faibles par leur division nécessaire, furent un moment liés par un miracle. Ce miracle est Gustave-Adolphe.

Il fallait le laisser aller. Richelieu ne le pouvait pas avec son roi dévot. Et il ne le voulait pas non plus, étant prêtre, cardinal, légat de Rome en espérance. Il soutint, fortifia moralement les catholiques, c'est-à-dire les plus forts. Voilà quel fut son équilibre en 1632.

Somme toute, ce grand homme d'affaires ne montra pas beaucoup de prévoyance. Il ne prévit pas le rapide succès de Gustave, puis se l'exagéra. Il ne prévit pas la mort de Gustave, et agit comme s'il devait vivre toujours, comme si un homme mortel, un héros toujours en bataille, était le danger futur de l'Europe plus que la faction durable de Vienne. Il ne prévit pas la fidélité forcée de la Bavière à l'Autriche. Il ne prévit pas l'infidélité de Saxe et de Brandebourg, qui le poussèrent à la guerre, et puis le plantèrent là.

Frappé par la mort de Gustave, par la mort de Waldstein, qui unifiait le parti catholique et lui restituait sa prépondérance intrinsèque, il fallut bien alors, tellement quellement, qu'il suppléât Gustave, qu'il entreprît le rôle étrange et impossible de chef des protestants, lui cardinal; que d'abord il payât la guerre, puis la fît. Avec quoi? Avec des officiers tellement ses ennemis, qu'ils aimaient mieux les Espagnols et désiraient être battus.

En janvier 1633, quand on le rapporta à Bordeaux, et que Louis XIII alla dix lieues au devant du malade, il paraissait très-fort. Il frappa ses ennemis, frappa ses faux amis. Mais maintenant quels seront les vrais? Nous avons vu comment le P. Joseph l'avait trahi à Ratisbonne. Montmorency, naguère ami à Lyon dans la crise de 1630, a tourné et péri. Châteauneuf, son ami à la Journée des dupes, mais depuis gagné par les dames, a dansé pour sa mort; il le fait arrêter. Son instrument, d'Estrées, qui, en 1631, se fit pour lui garde, presque geôlier de la reine mère, d'Estrées même, cette fois, est du complot. Il a peur et se cache. Richelieu est forcé de le chercher, de le rassurer, de le reprendre; à quel autre se fierait-il mieux?

Il est trop évident que personne ne croit que Richelieu puisse durer. Il mourra, ou le roi mourra. Et d'ailleurs le roi peut changer. Comment lui reste-t-il? C'est ce qu'on a peine à comprendre. Comment supporte-t-il la vie que lui fait Richelieu?

Premièrement, celui-ci lui a chassé sa mère, la tient dehors, et ferme solidement la porte, lui faisant, pour rentrer, la condition impossible de livrer son confesseur qui, dit-on, veut faire tuer le cardinal.

Deuxièmement, il maintient le roi en défiance de l'unique personne qu'il aime, lui démontrant sans peine que la gracieuse Hautefort est au fond l'espion de la reine, et lui redit tout ce qu'il dit.

Au moins ce roi dévot s'épanchera-t-il au confessionnal? Point du tout. On lui prouve que le Jésuite Suffren appartient à sa mère, et tout à l'heure que Caussin, l'un de ceux qui succèdent, intrigue pour Anne d'Autriche.

Voilà un roi bien seul, bien ennuyé. De moins en moins, sa santé lui permet la chasse. Et Richelieu, de plus en plus, lui interdit d'aller à la guerre.

Par quoi donc le tient-il? Serait-ce par le douteux Joseph, si peu sûr en lui-même, par le ministère capucin?

La nécessité politique le pousse à chaque instant à des choses qui devraient être intolérables à la conscience du roi. En janvier 1633, pour l'affaire Montmorency, il lui faut proscrire cinq évêques. Il lui faudra bientôt agir contre le pape, qui approuve le mariage de Monsieur avec une Lorraine, qui accorde à l'Espagne les moyens de la guerre, l'argent de l'église espagnole, en refusant à Richelieu de faire payer le clergé français.

Richelieu ménagea au roi l'amusement d'achever l'affaire de Lorraine en entrant lui-même à Nancy.

La conquête fut menée comme une saisie judiciaire; le prétexte en justice, passablement grotesque, fut le rapt commis sur Gaston, un homme de trente ans, par la jeune princesse de Lorraine, qui en avait dix-huit.

En réalité, le roi était mené par la force des choses à se saisir de la Lorraine, comme chemin de l'Allemagne, où il devenait le chef réel du parti protestant.

Il avait travaillé l'hiver à refaire l'unité discordante de ce pauvre parti, qui paraissait s'abandonner lui-même. En avril 1633, il signa une ligue avec quatre cercles d'Allemagne, et avec les Suédois, à qui il promettait un million par année. Secours insuffisant. On le lui dit. Et il y parut bientôt à Nordlingen, où Bernard de Weimar, général allemand des Suédois, fut battu par les Impériaux (août 1634). L'Allemagne, à la discrétion de l'empereur, priait Richelieu de prendre Brisach, Philipsbourg, le haut Rhin, mais d'armer et d'intervenir, de descendre en champ clos, de remplacer Gustave.

Ainsi l'attraction fatale de cette guerre terrible, affamée d'hommes, entraînait la France. Et personnellement Richelieu, par son intérêt de ministre et ses passions d'homme, n'y était pas moins attiré. L'Espagne le minait au Louvre. Serait-ce toujours impunément que le roi irait chaque soir chez la reine écouter cette fille dévote, dangereuse et charmante, qui lui parlait pour sa maîtresse? Le plus fort levier de l'Espagne était à Paris même. Richelieu lui avait déjà ôté la prise de la reine mère. Il devait lui ôter encore celle que lui donnait la petite cour de la reine Anne. Cette cour, qu'on voudrait croire délicate, élégante, n'en était pas moins la fabrique des plaisanteries fort sales et fort grossières qui couraient sur le ministre, sur sa vessie, ses urines, sur un ulcère caché qu'aurait eu, disait-on, sa nièce. On n'y épargnait rien pour faire arriver au roi cent contes ridicules sur ses mauvaises mœurs, ses déclarations à la reine, ses visites à Marion Delorme, les escapades invraisemblables d'un malade de cinquante ans, et si souvent au lit. Ces sottises, lors même qu'on les prouve fausses et controuvées, diminuent un homme à la longue, l'avilissent, fatiguent ceux qui le défendent; ils finissent par croire que, dans tant de choses fausses, il y a un peu de vérité.

En 1634, Richelieu avait pris enfin deux grandes décisions: rupture ouverte avec l'Espagne, renvoi de la reine espagnole.

Cette dernière mesure eût été un grand coup en Europe. Elle eût indiqué qu'on faisait peu de cas des forces de l'Espagne, puisqu'on ne craignait pas de rompre sans retour avec elle, par un outrage personnel, d'homme à homme et de roi à roi.

Une dépêche de Philippe IV (arch. Simancas, ap. Capefigue) montre qu'il fut extrêmement effrayé. Elle nous apprend que Louis XIII était tout décidé, qu'il voulait faire entendre raison à la reine par l'ambassade même d'Espagne, en lui faisant craindre un procès scandaleux qui l'eût couverte de honte, et qui l'eût perdue en Espagne même, dans sa famille humiliée. Cette terreur agit si bien sur Philippe IV, qu'il charge son ambassadeur d'une démarche assez basse près de Richelieu, voulant l'apaiser par tous les moyens, lui offrant tout, lui faisant dire qu'un esprit si vaste, si avide de gloire, ne pouvait trouver un champ digne de lui qu'auprès du roi d'Espagne et dans les moyens infinis de la monarchie espagnole.

La même dépêche nous apprend que M. de Créqui, le gouverneur du Dauphiné, homme si important, et influent en Italie, était envoyé à Rome pour le divorce. Vaine ambassade. Il était évident que le pape, même sous la pression du parti français, n'en viendrait jamais à faire une telle injure au roi d'Espagne, à la maison d'Autriche, avec qui ses rapports secrets étaient bien plus intimes.

En tout, sur tout, à ce moment, le pape était contre la France. Il lui refusait l'argent qu'il donnait à l'Espagne. Richelieu, pour obtenir un don du clergé de France sans l'autorisation de Rome, fit valoir aux évêques qu'il n'allait commencer la guerre que pour délivrer un évêque, l'électeur de Trêves, enlevé par l'Espagne et prisonnier à Vienne. Cette pieuse croisade devait s'exécuter par l'épée protestante des Suédois et des Hollandais. Par son traité avec ceux-ci, Richelieu leur donnait moitié des Pays-Bas, s'adjugeait l'autre.

Richelieu accuse Henri IV d'avoir imprudemment voulu la guerre au moment de sa mort. Henri y était pourtant mieux préparé, plus en état d'y frapper de grands coups. Il dit à tort qu'il avait assez d'argent, de troupes, des places en bon état. Fontaine-Mareuil et autres disent le contraire, et l'événement ne prouva que trop bien qu'ils avaient raison.

Il ne vit pas, ne prévit pas. Ce qu'il aurait pu voir, c'était son isolement réel, combien il était haï, et le profond bonheur que tout le monde aurait à le faire échouer. Et il ne prévit pas que l'argent manquerait dès la seconde année, que la France, au lieu d'envahir, serait elle-même envahie.

Il y avait du jeune homme en ce grand homme, et de fortes chaleurs de cœur. Deux fois l'audace en choses improbables lui avait réussi, et dans la tentative de dompter la mer à la Rochelle (n'ayant pas de marine encore), et dans celle de forcer les Alpes au Pas de Suze (n'ayant pas même de poudre). Donc, il se remit à la chance, dans cette guerre contre l'Espagne, guerre contre la reine, guerre contre la cour, contre tous ses ennemis.

Pour leur crever le cœur, le jour même où il envoya la déclaration de guerre à Bruxelles, il exigea que l'on rît à Paris. Il fit représenter une comédie sur son théâtre, dont il fit l'ouverture (16 avril 1635). Il voulut voir la mine que ferait cette cour ennemie, et si elle oserait ne pas rire. La pièce, les Tuileries, avait été esquissée par lui-même, écrite par Rotrou, Corneille et trois autres. Mais le drame était l'auditoire, et les spectateurs étaient le spectacle. Devant la face pâle du pénétrant esprit, du revenant qu'on voyait au fond de sa loge et qui surveillait tout, on travaillait à être gai.

Plus d'un de ses applaudisseurs se vengèrent de leur lâcheté de courtisans par leur perfidie à l'armée. Ils y vinrent impatients de se faire battre et prêchant la désertion.

Il y avait bientôt quarante ans que la France n'avait fait la grande guerre. Et personne ne la savait plus. Nos gentilshommes duellistes n'étaient pas du tout des soldats. Pas un général sérieux, sauf Rohan, Thoiras, qui moururent, sauf peut-être le jeune Feuquières et le très-vieux La Force. Turenne est encore un enfant. Personne qui mérite confiance. Richelieu, en 1630, avait trois généraux à l'armée d'Italie, qui commandaient chacun son jour. En 1635, il suit une méthode moins absurde, mais mauvaise encore, deux généraux à chaque armée, et l'un d'eux un parent ou ami du ministre qui observe l'autre, l'empêche de trahir. Au nord, ce fut Brézé, son beau-frère, et sur le Rhin, le cardinal la Valette. Prétexte pour ne point obéir. La noblesse ne veut prendre l'ordre d'un général prêtre. L'armée, arrivée à Mayence, lui signifie qu'elle n'entrera pas en Allemagne. À quoi bon? Le parti protestant qu'on veut secourir est dissous, puisque Saxe et Brandebourg ont traité avec l'Empereur. Loin de pouvoir rejoindre les Suédois, la Valette est forcé de faire une retraite désastreuse. Aux nouveaux corps qu'on envoie, les anciens prêchent la révolte. L'arrière-ban, convoqué, vient ajouter l'insolence féodale d'une chevauchée de gentilshommes qui veulent bien servir le roi en France, mais non ailleurs, et encore faire seulement leurs quarante jours, le petit service de l'ost, d'après les us de saint Louis. Ni guet, ni garde; tout cela est au-dessous de la noble gendarmerie. Charger, à la bonne heure; une bataille, et aujourd'hui, sinon ils retournent chez eux.

Tout manqua de tous les côtés. La grande invasion des Pays-Bas n'eut d'autre effet que la ruine d'une ville, l'horrible saccagement de Tirlemont. En Italie, quoiqu'on eût pour soi le Savoyard, on resta, on échoua devant une bicoque.

Bref, la première campagne resta de tout point ridicule. Madrid dut être satisfaite. Mais le Louvre l'était bien plus, et la cour nageait dans la joie.

Richelieu réussirait-il mieux en 1636? Il n'y avait pas d'apparence. L'argent manquait. Il avait entrepris, en commençant la guerre, une chose hardie, et révolutionnaire alors, d'alléger quelque peu la taille du peuple en faisant payer quelques exemptés, les gros bourgeois pour une partie de leurs fiefs, les ecclésiastiques propriétaires pour ce qu'ils possédaient d'étranger à l'Église. Très-vive irritation. Elle ne fut pas moindre dans les gens d'épée quand, pour punir l'armée du Rhin, il déclara dégradés de noblesse ceux qui quittaient l'armée; les officiers non nobles envoyés aux galères, et les soldats punis de mort.

Il lui avait fallu licencier cette armée. Et, d'autre part, celle du Nord était retenue en Hollande au service des Hollandais, qui ne la renvoyèrent qu'en plein été. Donc, la France était découverte. Une invasion n'était pas improbable. Le divorce demandé à Rome, le plan pour partager les Pays-Bas, c'étaient deux crimes, deux injures personnelles que la maison d'Autriche brûlait certainement de venger.

Richelieu fit visiter nos places du Nord par un homme qu'il croyait très-sûr, par Sublet Du Noyer[10]. C'était un petit homme, de méchante mine cagote et d'âme pire, mais un bœuf de labour qui, ni jour ni nuit n'arrêtait, qui satisfaisait le maître de quelque charge dont on chargeât son dos. Il faisait toujours plus, il faisait toujours trop. Un ministre homme d'esprit, à qui les affaires n'ôtaient nullement l'ambition littéraire, trouvait bien doux de trouver là toujours les grosses épaules voûtées de ce Sublet pour y mettre tout ce qu'il voulait. La facilité plate d'expédier passablement une foule de matières qu'il ne connaissait point rendait ce terrible commis en état de suffire à tout. On lui mit dessus la marine où il ne savait rien, et il s'en tira assez bien. On ajouta la guerre, et tout alla très-mal; mais était-ce sa faute?

Par l'entraînement des affaires, peu à peu, tout alla à lui. Il avait deux choses pour lui: son énorme travail, qui semblait consciencieux, et sa bassesse de nature, peinte en sa face de hibou, qui empêchait de croire qu'il pût avoir aucune prétention élevée. Au total, un homme ténébreux, haineux et dangereux, qui ruinait sourdement ses concurrents, et qui, à la longue, eût bien pu oser miner Richelieu même, car il plaisait au roi par sa dévotion, et secrètement il était aux Jésuites.

Ce commis ne connaissait rien aux places de guerre. Il rapporta à Richelieu ce que désirait le ministre, que tout était en bon état. Et celui-ci, tranquille sur le Nord, regarda au sud-est, où le prince de Condé, gouverneur de Bourgogne, lui proposait d'envahir la Franche-Comté. Le prince le flattait de l'espoir qu'en cette campagne, la Meilleraie, un bon soldat, parent du cardinal, éclaterait sous lui, justifierait la faveur singulière du ministre, qui venait d'obtenir du vieux Sully sa démission de grand-maître de l'artillerie pour donner cette haute charge au brave et peu capable la Meilleraie.

Pour faire réussir celui-ci, on met dans cette armée deux officiers solides, très-fermes et très-forts sur leurs reins, déjà vieux dans la guerre de Trente ans, soldats du grand Gustave, que le roi venait d'acquérir. L'un, l'Allemand Rantzau; l'autre, le Béarnais Gassion. On croyait surprendre, emporter Dôle; elle prise, la province eût suivi; la Meilleraie revenait couvert de gloire, le premier général du siècle.

Pendant ce temps, une chose facile à prévoir est arrivée au nord. La France est envahie.

L'ambassadeur d'Espagne, en ce moment, gouvernait ceux qui gouvernaient Ferdinand II. Il obtint qu'à vingt mille fantassins espagnols qui iraient vers Liége (sous prétexte d'une révolte), l'Empereur joindrait quinze mille cavaliers sous Piccolomini et Jean de Werth. Pendant ce temps, le duc de Lorraine entrait en Bourgogne, et Gallas, autre général de l'Empereur, allait par la Franche-Comté. Union pour la première fois, parfaite entente, accord actif de l'Espagne et de l'Autriche.

Le gouverneur des Pays-Bas, le cardinal infant, menait l'armée du Nord en France (1er juillet 1636).

Il assiége et prend la Capelle. Nul obstacle. Des places non approvisionnées, démantelées. Des gouverneurs tremblants, que les habitants forcent de se rendre. Un indicible effroi dans les campagnes. Toute la barbarie des guerres turques; incendie, pillage et massacre. Jean de Werth remplissant tout de son nom et de sa terreur. La grande masse espagnole s'arrête à assiéger Corbie, qui est prise (15 août). Le torrent roule vers Paris. Les Croates vont jusqu'à Pontoise. Paris, épouvanté, déménage, fuit vers Orléans.

Richelieu, ce génie si sérieux et si attentif, à qui l'on supposait le don de prescience, souffrait ici plus qu'un revers; il semblait convaincu d'étourderie. C'était l'astronome tombé dans un puits, c'était le prophète aveugle qui se voit avalé au ventre de la baleine. Il avait cru prendre, et il était pris. Il sentait les risées du Louvre, la joie sournoise du monde de la reine. On dit que le cœur lui manqua, qu'il fut troublé de voir un peuple immense qui remplissait les rues, qui, pour la première fois, parlait. Ce fut, dit-on encore, le Capucin Joseph qui le releva, le ranima. J'en doute. À ce moment, ce personnage double s'était fait l'avocat de la mère du roi, le doucereux réconciliateur de la famille royale. Loin d'encourager son ami à rester et tenir ferme, il l'eût plutôt poussé à bas et aidé à sa ruine.

Richelieu, comme tout homme d'imagination, en telle rencontre, était très-agité. Mais, homme d'esprit avant tout, il comprit bien qu'en ce pays de France, sous les croisées moqueuses du Louvre, il fallait de l'aplomb et une belle contenance. Il sortit en voiture, à peu près seul, traversa en tous sens cette foule qui jusque-là le maudissait et qui ne sut plus qu'applaudir.

Paris, en ce moment, fut très-beau. Il y a toujours d'étranges ressources avec ce peuple. Les métiers, reçus par le roi dans la grande galerie du Louvre, montrèrent un noble enthousiasme et promirent une armée. On la leva réellement avec l'aide du Parlement et de toute la bourgeoisie, qui donna sans compter.

Nos troupes grossissaient. Et celles de l'ennemi fondaient chaque jour. Les cavaliers d'Allemagne, enrichis de pillage, laissaient le camp et s'évanouissaient chaque nuit. Voilà pourquoi le cardinal infant traînait et hésitait pour s'enfoncer en France. Il ne profita pas des perfidies secrètes de nos généraux princes du sang, le comte de Soissons et Monsieur, qui craignaient de trop réussir contre les Espagnols et tramaient un complot pour tuer Richelieu. Il ne tenait qu'à eux, et sa vie était dans leurs mains. Monsieur, se rappelant sans doute ce qu'on disait, que, Richelieu tué, le roi pourrait bien le tuer lui-même, Monsieur, dis-je, cette fois encore, saigna du nez, tourna le dos au moment où les conjurés le regardaient et attendaient son ordre.

En six semaines, Richelieu et le roi reprirent Corbie, une méchante petite place qu'on aurait pu enlever en vingt-quatre heures, et à qui on fit les honneurs d'un siége.

La tempête du Nord dissipée, celle de l'Est eût pu nous emporter encore si le duc de Lorraine et Gallas, qui arrivaient par deux chemins, eussent combiné leur invasion. Mais Gallas, affaibli aussi par la désertion des pillards, vint s'aheurter au siége d'une petite place, Saint-Jean de Losne, dont la population, attendant les dernières horreurs des brigands impériaux, fit une défense incroyable, les femmes comme les hommes. Rantzau parvint à s'y jeter, et dès lors régala les Allemands de sorties furieuses. La Saône se mit de la partie et déborda. Les assiégeants étaient dans l'eau, et ne réchappaient qu'à la nage. Cette ville fut délivrée le jour où Corbie fut reprise (14 novembre 1636).

On peut dire que la France s'était sauvée elle-même. Ce gouvernement, fort, dur, pesant, s'était vu désarmé, et, loin de protéger, c'est lui qui, dans la crise, fut protégé par la nation.

Mais comment la nation le put-elle, appauvrie qu'elle était et déshabituée de la guerre? Il faut l'avouer franchement, parce que l'invasion n'était pas sérieuse, et que les conquérants se souciaient peu de conquérir. Les bandes qui entrèrent par le Nord, par la Lorraine et la Franche-Comté, sous le drapeau de l'Espagne et de l'Empereur, ne se battaient ni pour l'un ni pour l'autre; elles ne voulaient rien que piller. C'est ce qu'elles firent à leur aise, non-seulement en France, mais en Franche-Comté sur terre espagnole. Puis, chargées, surchargées, ayant déménagé, vidé, ruiné le pays de fond en comble, elles plantèrent là leurs généraux.

Nous pûmes triompher à notre aise de leur départ que nous n'avions pas fait, mais triompher dans le désert sur nos propres ruines.

La Franche-Comté, jusque-là protégée par une neutralité tolérée, était pleine de biens. Elle périt alors, et ne s'en est jamais bien relevée. La Picardie entra dans le terrible crescendo de famine que l'on verra plus tard. La Lorraine resta rasée comme la main, et tout le pays à l'Est. L'invasion des Barbares, attendue depuis dix ans, retardée par Gustave quand il brisa Waldstein, ne fut pas une conquête, comme elle l'eût été sous ce chef, mais un grand pillage anarchique. Tous retournèrent à leurs camps d'Allemagne, ramenant chacun sa charge de vol, qui un cheval, qui un âne, qui une grosse charrette pleine. Ils ne laissèrent à manger que les pierres. On assure qu'en deux ans, dans l'Est seulement, un demi-million d'hommes mourut de misère et de faim (V. l'historien jésuite et autres, rapprochés par Bonnemère, Histoire des Paysans).

Donc Richelieu n'empêcha rien. Sa petite combinaison d'opposer la Bavière à l'Autriche ayant échoué complétement, tous les princes allemands se soumirent, et firent roi des Romains le fils de l'Empereur, consolidèrent la couronne impériale dans la maison d'Autriche.

En France même, les Espagnols prirent à notre barbe et gardèrent longtemps nos îles de Provence, tenant nos côtes en crainte et nos flottes en échec.

En remontant à la cause première de nos revers de 1636, on trouvait que Richelieu, privé de son armée du Rhin et ne pouvant ravoir celle de Hollande, employant le peu qu'il avait de forces en Franche-Comté, n'avait pas eu à temps l'argent qu'il eût fallu pour recruter l'armée du Nord.

Donc, l'argent, l'argent, et de suite, c'était le seul moyen pour éviter de grands malheurs en 1637. Mais, l'impôt étant augmenté, la Guyenne ruinée par les armes.

Devant ce désespoir d'une misère trop réelle, le parlement de Toulouse faiblit, dispensa de payer.

Un certain Boismaillé offrit à Richelieu de lui apprendre à faire de l'or, et de lui faire trouver deux cent mille écus par semaine. Tels étaient sa détresse, son abattement et son inquiétude, que, tout sérieux qu'il fût, il ne repoussa pas cette chimère, et se mit au creuset pour travailler en alchimie.[Retour à la Table des Matières]

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