Histoire de France 1618-1661 (Volume 14/19)
CHAPITRE IX
LA TRILOGIE DIABOLIQUE SOUS LOUIS XIII—LES RELIGIEUSES DE LOUDUN
1633-1634.
La terrible année de Corbie (on appela ainsi 1636) et l'année encore qui suivit ne donnent nul autre résultat que de démontrer la faiblesse d'un gouvernement forcé qui paraissait fort. Retournons un peu en arrière, et regardons dessous. Nous serons étonnés de voir les discordes morales, les ténébreux abîmes, les gouffres, crevasses et fondrières, dont la plane unité de cette monarchie catholique était minée réellement.
La formule acceptée et répétée de plus en plus en ce siècle, c'est que la France est une, depuis la prise de la Rochelle. Les protestants, s'ils ne sont pas convertis, vont se convertir. Richelieu en est convaincu, et y travaille par de grosses sommes qu'on fait passer par les mains des jésuites et qui gagnent quelques ministres. Il y travaille encore par ses œuvres de controverse qu'il étend, fortifie, perfectionne jusqu'à la mort. Il emploie volontiers les protestants à l'armée, et ailleurs, comme officiers ou gens de lettres. C'est à ce dernier titre qu'il accueille les ministres et leur donne sa protection. L'Académie française, ouverte chez un protestant (Conrart), fut, dans les idées du ministre, un honorable asile et une douce tentation aux littérateurs convertis, comme un hôpital du protestantisme.
Un zèle si patient ne plaît pas à Aubry, son historien. Il veut faire croire que le grand cardinal, s'il eût vécu, eût égalé la gloire de Louis le Grand, employant le fer et le feu pour exterminer l'hérésie; qu'il eût même, avec une armée, converti l'Angleterre. Du reste, pas la moindre preuve. Avec bien plus de vraisemblance, d'autres auteurs du même siècle attribuent ce zèle véhément, cette précipitation guerrière au fougueux père Joseph, romanesque et violent, autant que rusé.
Du reste, la matière manquait à la persécution.
Les protestants étaient alors les plus fidèles sujets du roi; il y avait paru dans l'affaire de Montmorency. Les missions violentes, insolentes, qu'on faisait parmi eux, comme on eût fait en pays turc, ne parvenaient pas à lasser leur admirable patience. Les Jésuites, les Capucins et moines de toute sorte avaient en vain organisé contre eux une machine populaire très-provoquante. On voyait fréquemment l'artisan paresseux, menuisier, perruquier, laisser là son métier, se faire apôtre; emporté d'un excès de zèle, il allait dresser son tréteau dans telle ville, et puis dans une autre, et prêcher en plein vent contre les huguenots. Ils étaient la bourgeoisie riche dans plusieurs lieux, et presque partout le commerce; ces sermons étaient fort goûtés comme appel au pillage, au massacre peut-être, sous un gouvernement plus faible; mais Richelieu ne l'aurait pas souffert, il eût fait pendre les apôtres.
Donc, c'était d'un autre côté que devait se tourner le zèle ardent du Capucin.
Les philosophes, athées et esprits forts, que l'on brûlait de temps à autre, étaient trop peu nombreux, des individus isolés. Une affaire de ce genre ne pouvait faire la fortune d'un homme. La dernière, la persécution de Théophile, chassé à mort en 1623 par le jésuite Arnoult et par tous les curés de France, n'avait pas grandi le Jésuite. Pour que Joseph éclatât et brillât comme vengeur de l'Église, pour que Rome fût forcée de lui donner le désiré chapeau, il lui aurait fallu une classe nombreuse à persécuter, quelque grande, nouvelle, dangereuse hérésie, qui motivât une croisade de Capucins.
La dévotion du roi y eût mordu, et, Richelieu n'osant y contredire, la France entière devenait un théâtre où ces bruyants acteurs eussent paradé devant les foules, rempli tout du tumulte de leurs enquêtes dramatiques, terrorisé les simples. Un pouvoir nouveau se fût constitué, une inquisition capucine, un grand inquisiteur, Joseph.
D'abord Torquemada, mais bientôt Ximénès, il eût jeté bas Richelieu.
Pour bien pousser cette guerre à l'intérieur, il eût fallu finir la guerre extérieure et s'arranger, sacrifier la petite question politique et la balance de l'Europe à la grande question de la foi. Pour cela, il fallait replacer près du roi le bon conseil d'Espagne, la reine mère. Et c'est à quoi Joseph commençait à travailler timidement. Il recevait les lettres de Marie de Médicis, ses prières pour rentrer, et les montrait au roi.
Le Capucin avait plus d'une chance près de Louis XIII et dans le public même. Ce qui tuait le roi et tout le monde sous Richelieu, c'était l'ennui. L'éternelle guerre d'Allemagne où la France épuisée entrait, la misère éternelle (avec certitude de croître), c'était toute la situation. L'air, d'année en année, plus pesant et moins respirable. Un brouillard monotone couvrait la scène où l'on ne distinguait qu'un seul acteur, cette grande figure de plomb. Joseph aurait bien autrement occupé le théâtre. L'intérêt dramatique eût tenu chacun éveillé. Les tragédies de l'autre siècle auraient recommencé, incidentées par le génie burlesque, italien, des cappuccini.
Dans les Mémoires d'État qu'avait écrits Joseph, qu'on ne connaît que par extraits, et que l'on a sans doute prudemment supprimés comme trop instructifs, ce bon père expliquait qu'en 1633 ou 1634 il avait eu le bonheur de découvrir une hérésie, une hérésie immense, où trempaient un nombre infini de confesseurs et de directeurs.
Les Capucins, légion admirable des gardiens de l'Église, bons chiens du saint troupeau, avaient flairé, surpris, non pas dans les déserts, mais en pleine France, au centre, à Chartres, en Picardie, partout, un terrible gibier, les alumbrados de l'Espagne (illuminés ou quiétistes), qui, trop persécutés là-bas, s'étaient réfugiés chez nous, et qui, dans le monde des femmes, surtout dans les couvents, glissaient le doux poison qu'on appela plus tard du nom de Molinos.
La merveille, c'était qu'on n'eût pas su plus tôt la chose. Elle ne pouvait guère être cachée, étant si étendue. Les Capucins juraient qu'en la Picardie seule (pays où les filles sont faibles et le sang plus chaud qu'au Midi) cette folie de l'amour mystique avait soixante mille professeurs. Tout le clergé en était-il? tous les confesseurs, directeurs? Il faut sans doute entendre qu'aux directeurs officiels nombre de laïques s'adjoignirent, brûlant du même zèle pour le salut des âmes féminines. Un de ceux-ci qui éclata plus tard avec talent, audace, est l'auteur des Délices spirituelles, le trop fameux Desmarets de Saint-Sorlin.
Que les couvents fussent corrompus, ce n'était pas là une grande nouvelle. Il n'était nécessaire de supposer que la corruption vînt d'Espagne, qu'elle fût un fruit propre à tel pays, à telle époque. Au temps de saint Louis, l'un de ses confidents, Eudes Rigault, homme très-austère, qu'il avait fait archevêque de Rouen, ayant entrepris la visite des couvents de Normandie, écrivait chaque soir ce qu'il avait vu dans le jour. Son journal fait frémir. Il trouva chez les moines toute la violence féodale, un libertinage effréné, leurs nonnes pleines, et sans pudeur, sans réserve, publiquement, n'imaginant pas même qu'il y eût là rien à cacher.
Qui ramena quelque décence? Surtout la satire hérétique, la concurrence des Églises nouvelles, et le vis-à-vis du protestantisme. Il fallut un peu de tenue en face de cette austérité. Les confesseurs s'abstinrent, mais le Diable ne s'abstint pas. C'était un de ses jeux au XVIe siècle de prendre la figure du pauvre confesseur pour le calomnier et le perdre, de faire sous son visage et sa parfaite ressemblance l'amour aux religieuses. Dans le fameux procès des Augustines du Quesnoy, l'une d'elles avoua que cette ruse du Diable l'avait trompée quatre cent trente-quatre fois, et dans l'église même. Le père était en fuite. Tout retomba sur elle; jetée pour toujours à l'in pace, elle n'y languit pas du moins: elle y mourut au bout de quelques jours (V. Massée. 1540). Nous retrouvons ceci au couvent de Louviers exactement un siècle après.
Au XVIIe, l'intervention du Diable est bien moins nécessaire. Toujours puissant dans les campagnes, il n'est appelé dans les couvents que comme un auxiliaire fort accessoire. Dans les trois grands procès d'Aix, Loudun et Louviers (Gauffridi, Grandier et Pinart), le Diable arrive pour donner l'intérêt dramatique, l'effet de la finale. Mais on voit trop qu'avant qu'on produise cet acteur populaire, la pièce était bien avancée, quoiqu'on ait eu l'attention de laisser dans un demi-jour les premiers actes, trop naturels, pour faire valoir la fin surnaturelle et diabolique.
On ne peut comprendre la toute-puissance du directeur sur les religieuses, cent fois plus maître alors qu'il ne le fut dans les temps antérieurs, si l'on ne se rappelle les circonstances nouvelles.
La réforme du concile de Trente pour la clôture des monastères, fort peu suivie sous Henri IV, où les religieuses recevaient le beau monde, donnaient des bals, dansaient, etc., cette réforme commença sérieusement sous Louis XIII. Le cardinal de la Rochefoucauld, ou plutôt les jésuites qui le menaient, exigèrent une grande décence extérieure. Est-ce à dire que l'on n'entrât plus aux couvents? Un seul homme y entrait chaque jour, et non-seulement dans la maison, mais à volonté dans chaque cellule (on le voit dans plusieurs affaires, surtout par David à Louviers). Cette réforme austère et cette clôture ferma la porte au monde, aux rivaux incommodes, donna le tête-à-tête au directeur et l'influence unique.
Qu'en résulterait-il? Les spéculatifs en feront un problème, non les hommes pratiques, non les médecins. Dès le XVIe siècle, le médecin Wyer nous l'explique par des histoires fort claires. Il cite dans son livre IV nombre de religieuses qui devinrent furieuses d'amour. Et, dans son livre III, un prêtre espagnol estimé qui, à Rome, entré par hasard dans un couvent de nonnes, en sortit fou, disant qu'épouses de Jésus, elles étaient les siennes, celles du prêtre, vicaire de Jésus. Il faisait dire des messes pour que Dieu lui donnât la grâce d'épouser bientôt ce couvent. (Wyer, lib. III. c. VII.)
Si cette visite passagère eut cet effet, on peut comprendre quel put être l'état du directeur des monastères de femmes quand il fut seul chez elles, et profita de la clôture, put passer le jour avec elles, recevoir à chaque heure la dangereuse confidence de leurs langueurs, de leurs faiblesses.
Les sens ne sont pas tout dans l'état de ces filles. Il faut compter surtout l'ennui, le besoin absolu de varier l'existence, de sortir d'une vie monotone par quelque écart ou quelque rêve. Que de choses nouvelles à cette époque! Les voyages, les Indes, la découverte de la terre! l'imprimerie! les romans surtout!... Quand tout cela roule au dehors, agite les esprits, comment croire qu'on supportera la pesante uniformité de la vie monastique, l'ennui des longs offices, sans assaisonnement que de quelque sermon nasillard?
Les laïques même, au milieu de tant de distractions, veulent, exigent de leurs confesseurs la variété du plaisir, l'absolution de l'inconstance.
Le prêtre est entraîné, forcé de proche en proche. Une littérature immense, variée, érudite, se fait de la casuistique, de l'art de tout permettre. Littérature très-progressive, où l'indulgence de la veille paraîtrait sévérité le lendemain. Courbés sur Navarro, Sanchez, Ovando, Escobar et autres, les confesseurs pâlissent à scruter ces mines immenses d'expédients, de fines et subtiles ressources pour exterminer le péché, je veux dire pour le nier, en supprimer partout l'idée. Des hommes si charitablement occupés nuit et jour à trouver des moyens pour autoriser le plaisir, ne garderont-ils pas pour eux une part de tant d'absolutions?
Les mondains exigeaient de l'art; ils n'acceptaient pas l'indulgence, à moins que le confesseur ne l'assaisonnât d'un sophisme. Mais était-ce la peine de ruser, de faire tant de frais avec les pauvres religieuses, faibles et convaincues d'avance?
La casuistique fut pour le monde, la mystique pour les couvents.
Les fines recettes et les distinguo de la première ne sont pas nécessaires ici. La mystique n'a que faire de ces pointes d'aiguille, ayant la flamme d'amour pour brouiller, brûler tout, dans sa dévorante équivoque.
L'anéantissement de la personne et la mort de la volonté, c'est le grand principe mystique. Desmarets nous en donne très-bien la vraie portée morale. Ces dévoués, dit-il, immolés en eux et anéantis, n'existent plus qu'en Dieu. Dès lors ils ne peuvent mal faire. La partie supérieure est tellement divine, qu'elle ne sait plus ce que fait l'autre.
Doctrine très-ancienne qui reparaît souvent dans le Moyen âge. Au XVIIe, elle est commune dans les couvents de France et d'Espagne, nulle part plus claire et plus naïve que dans les leçons d'un ange normand à une religieuse (affaire de Louviers).
L'ange enseigne à la nonne premièrement «le mépris du corps et l'indifférence à la chair. Jésus l'a tellement méprisée, qu'il l'a exposée nue à la flagellation, et laissé voir à tous...»
Il lui enseigne «l'abandon de l'âme et de la volonté, la sainte, la docile, la toute passive obéissance. Exemple, la sainte Vierge, qui ne se défia pas de Gabriel, mais obéit, conçut.»
«Courait-elle aucun risque? Non. Car un esprit ne peut causer aucune impureté. Tout au contraire, il purifie.»
À Louviers, cette belle doctrine fleurit dès 1623, professée par un directeur âgé, autorisé, David. Le fond de son enseignement était «de faire mourir le péché par le péché, pour mieux rentrer en innocence. Ainsi firent nos premiers parents.»
On devait croire que le zélé Joseph, qui avait poussé si haut le cri d'alarme contre ces corrupteurs, ne s'en tiendrait pas là, qu'il y aurait une grande et lumineuse enquête; que ce peuple innombrable, qui, dans une seule province, comptait soixante mille docteurs, serait connu, examiné de près. Mais non, ils disparaissent, et l'on n'en a pas de nouvelles. Quelques-uns, dit-on, furent emprisonnés. Mais nul procès, un silence profond.
Selon toute apparence, Richelieu se soucia peu d'approfondir la chose. Sa tendresse pour les Capucins ne l'aveugla pas au point de les suivre dans une affaire qui eût mis dans leurs mains l'inquisition sur tous les confesseurs.
En général, le moine jalousait, haïssait le clergé séculier. Maître absolu des femmes espagnoles, il était peu goûté de nos Françaises pour sa malpropreté; elles allaient plutôt au prêtre, ou au Jésuite, confesseur amphibie, demi-moine et demi-mondain. Si Richelieu avait lâché la meute des Capucins, Récollets, Carmes, Dominicains, etc., qui eût été en sûreté dans le clergé? Quel directeur, quel prêtre, même honnête, n'avait usé et abusé du doux langage des quiétistes près de ses pénitentes? Leur grand accusateur Bossuet, dans ses lettres à une femme qu'il mène parfois durement (la veuve Cornuau), ne peut lui-même s'abstenir des molles douceurs, des équivoques malsaines, des mots à double entente.
Richelieu se garda de troubler le clergé lorsque déjà il préparait l'assemblée générale où il demanda un don pour la guerre. Un procès fut permis aux moines, un seul, contre un curé, mais contre un curé magicien, ce qui permettait d'embrouiller les choses (comme en l'affaire de Gauffridi), de sorte qu'aucun confesseur, aucun directeur, ne s'y reconnût, et que chacun, en sécurité pleine, pût toujours dire: «Ce n'est pas moi.»
Grâce à ces soins tout prévoyants, une certaine obscurité reste en effet sur l'affaire de Grandier. Son historien, le Capucin Tranquille, prouve à merveille qu'il fut sorcier, bien plus un diable, et il est nommé dans le procès (comme on aurait dit d'Astaroth) Grandier des dominations. Tout au contraire, Ménage est près de le ranger parmi les grands hommes accusés de magie, dans les martyrs de la libre pensée.
Pour voir un peu plus clair, il ne faut pas prendre Grandier à part, mais lui garder sa place dans la trilogie diabolique du temps, dont il ne fut qu'un second acte, l'éclairer par le premier acte qu'on a vu en Provence dans l'affaire terrible de la Sainte-Baume où périt Gauffridi, l'éclairer par le troisième acte, par l'affaire de Louviers, qui copia Loudun (comme Loudun avait copié), et qui eut à son tour un Gauffridi et un Urbain Grandier.
Les trois affaires sont une et identiques. Toujours le prêtre libertin, toujours le moine jaloux et la nonne furieuse par qui on fait parler le Diable, et le prêtre brûlé à la fin.
Voilà ce qui fait la lumière dans ces affaires, et qui permet d'y mieux voir que dans la fange obscure des monastères d'Espagne et d'Italie. Les religieuses de ces pays de paresse méridionale étaient étonnamment passives, subissaient la vie de sérail, et pis encore (V. Del Rio, Llorente, Ricci, etc.). Nos Françaises, au contraire, d'une personnalité forte, ardente, exigeante, furent terribles de jalousie et terribles de haine, vrais diables (et sans figure), partant indiscrètes, bruyantes, accusatrices. Leurs révélations furent très-claires, et si claires vers la fin, que tout le monde en eut honte et qu'en trente ans, en trois affaires, la chose, commencée par l'horreur, s'éteignit dans la platitude, sous les sifflets et le dégoût.
Ce n'était pas à Loudun, en plein Poitou, parmi les huguenots, sous leurs yeux et leurs railleries, dans la ville même où ils tenaient leurs grands synodes nationaux, qu'on eût attendu une affaire scandaleuse pour les catholiques. Mais justement ceux-ci, dans les vieilles villes protestantes, vivaient comme en pays conquis, en liberté très-grande, pensant avec raison que des gens souvent massacrés, tout récemment vaincus, ne diraient mot. La Loudun catholique (magistrats, prêtres, moines, un peu de noblesse et quelques artisans) vivait à part de l'autre, en vraie colonie conquérante. La colonie se divisa, comme on pouvait le deviner, par l'opposition du prêtre et du moine.
Le moine, nombreux et altier, comme missionnaire convertisseur, tenait le haut du pavé contre les protestants et confessait les dames catholiques, lorsque, de Bordeaux, arriva un jeune curé, élève des Jésuites, lettré et agréable, écrivant bien et parlant mieux. Il éclata en chaire, et bientôt dans le monde. Il était Manceau de naissance et disputeur, mais méridional d'éducation, de facilité bordelaise, hâbleur, léger comme un Gascon. En peu de temps, il sut brouiller à fond toute la petite ville, ayant les femmes pour lui, les hommes contre (du moins presque tous). Il devint magnifique, insolent et insupportable, ne respectant plus rien. Il criblait de sarcasmes les Carmes, déblatérait en chaire contre les moines en général. On s'étouffait à ses sermons. Majestueux et fastueux, ce personnage apparaissait dans les rues de Loudun comme un père de l'Église, tandis que la nuit, moins bruyant, il glissait aux allées ou par les portes de derrière.
Toutes lui furent à discrétion. La femme de l'avocat du roi fut sensible pour lui, mais plus encore la fille du procureur royal, qui en eut un enfant. Ce n'était pas assez. Ce conquérant, maître des dames, poussant toujours son avantage, en venait aux religieuses. Il y avait partout alors des Ursulines, sœurs vouées à l'éducation, missionnaires femelles en pays protestant, qui caressaient, charmaient les mères, attiraient les petites filles. Celles de Loudun étaient un petit couvent de demoiselles nobles et pauvres. Pauvre couvent lui-même; en les fondant, on ne leur donna guère que la maison, ancien collége huguenot. La supérieure, dame de bonne noblesse et bien apparentée, brûlait d'élever son couvent, de l'amplifier, de l'enrichir et de le faire connaître. Elle aurait pris Grandier peut-être, l'homme à la mode, si déjà elle n'eût eu pour directeur un prêtre qui avait de bien autres racines dans le pays, étant proche parent des deux principaux magistrats. Le chanoine Mignon, comme on l'appelait, tenait la supérieure. Elle et lui en confession (les dames supérieures confessaient), tous deux apprirent avec fureur que les jeunes nonnes ne rêvaient que de ce Grandier dont on parlait tant.
Donc, le directeur menacé, le mari trompé, le père outragé (trois affronts en même famille!) unirent leurs jalousies et jurèrent la perte de Grandier. Pour réussir, il suffisait de le laisser aller. Il se perdait assez lui-même. Une affaire éclata qui fit un bruit à faire presque écrouler la ville.
Les religieuses, en cette vieille maison huguenote où on les avait mises, n'étaient pas rassurées. Leurs pensionnaires, enfants de la ville, et peut-être aussi de jeunes nonnes, avaient trouvé plaisant d'épouvanter les autres en jouant aux revenants, aux fantômes, aux apparitions. Il n'y avait pas trop d'ordre en ce mélange de petites filles riches que l'on gâtait. Elles couraient la nuit les corridors. Si bien qu'elles s'épouvantèrent elles-mêmes. Quelques-unes en étaient malades, ou malades d'esprit. Mais, ces peurs, ces illusions, se mêlant aux scandales de ville dont on leur parlait trop le jour, le revenant des nuits, ce fut Grandier. Plusieurs dirent l'avoir vu, senti la nuit près d'elles, audacieux, vainqueur, et s'être réveillées trop tard. Était-ce illusion? Étaient-ce plaisanteries de novices? Était-ce réellement Grandier qui avait acheté la portière ou risqué l'escalade? On n'a jamais pu l'éclaircir.
Les trois dès lors crurent le tenir. Ils suscitèrent d'abord dans les petites gens qu'ils protégeaient deux bonnes âmes qui déclarèrent ne pouvoir plus garder pour leur curé un débauché, un sorcier, un démon, un esprit fort, qui, à l'église, «pliait un genou et non deux;» enfin qui se moquait des règles, et donnait des dispenses contre les droits de l'évêque.—Accusation habile qui mettait contre lui l'évêque de Poitiers, défenseur naturel du prêtre, et livrait celui-ci à la rage des moines.
Tout cela monté avec génie, il faut l'avouer. En le faisant accuser par deux pauvres, on trouva très-utile de le bâtonner par un noble. En ce temps de duel, l'homme, impunément bâtonné, perdait dans le public; il baissait chez les femmes. Grandier sentit la profondeur du coup. Comme en tout il aimait l'éclat, il alla au roi même, se jeta à ses genoux, demanda vengeance pour sa robe de prêtre. Il l'aurait eue d'un roi dévot; mais il se trouva là des gens qui dirent au roi que c'était affaire d'amour et fureur de maris trompés.
Au tribunal ecclésiastique de Poitiers, Grandier fut condamné à pénitence et à être banni de Loudun, donc déshonoré comme prêtre. Mais le tribunal civil reprit la chose et le trouva innocent. Il eut encore pour lui l'autorité ecclésiastique dont relevait Poitiers, l'archevêque de Bordeaux, Sourdis. Ce prélat belliqueux, amiral et brave marin, autant et plus que prêtre, ne fit que hausser les épaules au récit de ces peccadilles. Il innocenta le curé, mais en même temps lui conseilla sagement d'aller vivre partout, excepté à Loudun.
C'est ce que l'orgueilleux n'eut garde de faire. Il voulut jouir du triomphe sur le terrain de la bataille et parader devant les dames. Il rentra dans Loudun au grand jour, à grand bruit; toutes le regardaient des fenêtres; il marchait tenant un laurier.
Non content de cette folie, il menaçait, voulait réparation. Ses adversaires, ainsi poussés, à leur tour en péril, se rappelèrent l'affaire de Gauffridi, où le Diable, le père du mensonge, honorablement réhabilité, avait été accepté en justice comme un bon témoin véridique, croyable pour l'Église et croyable pour les gens du roi. Désespérés, ils invoquèrent un Diable, et ils l'eurent à commandement. Il parut chez les Ursulines.
Chose hasardeuse. Mais que de gens intéressés au succès! La supérieure voyait son couvent, pauvre, obscur, attirer bientôt les yeux de la cour, des provinces, de toute la terre. Les moines y voyaient leur victoire sur leurs rivaux, les prêtres. Ils retrouvaient ces combats populaires livrés au Diable en l'autre siècle, souvent (comme à Soissons) devant la porte des églises, la terreur et la joie du peuple à voir triompher le bon Dieu, l'aveu tiré du Diable, «que Dieu est dans le Sacrement,» l'humiliation des huguenots convaincus par le démon même.
Dans cette comédie tragique, l'exorciste représentait Dieu, ou tout au moins c'était l'archange terrassant le dragon. Il descendait des échafauds, épuisé, ruisselant de sueur, mais triomphant, porté dans les bras de la foule, béni des bonnes femmes qui en pleuraient de joie.
Voilà pourquoi il fallait toujours un peu de sorcellerie dans les procès. On ne s'intéressait qu'au Diable. On ne pouvait pas toujours le voir sortir du corps en crapaud noir (comme à Bordeaux en 1610). Mais on était du moins dédommagé par une grande, superbe mise en scène. L'âpre désert de Madeleine, l'horreur de la Sainte-Baume, dans l'affaire de Provence, firent une bonne partie du succès. Loudun eut pour lui le tapage et la bacchanale furieuse d'une grande armée d'exorcistes divisés en plusieurs églises. Enfin, Louviers, que nous verrons, pour raviver un peu ce genre usé, imagina des scènes de nuit où les diables en religieuses, à la lueur des torches, creusaient, tiraient des fosses les charmes qu'on y avait cachés.
L'affaire commença par la supérieure et par une sœur converse à elle. Elles eurent des convulsions, jargonnèrent diaboliquement. D'autres nonnes les imitèrent, une surtout, hardie, reprit le rôle de la Louise de Marseille, le même diable Léviathan, le démon supérieur de chicane et d'accusation.
Toute la petite ville entre en branle. Les moines de toutes couleurs s'emparent des nonnes, les divisent, les exorcisent par trois, par quatre. Ils se partagent les églises. Les Capucins à eux seuls en occupent deux. La foule y court, toutes les femmes, et, dans cet auditoire effrayé, palpitant, plus d'une crie qu'elle sent aussi des diables; six filles de la ville sont possédées. Et le simple récit de ces choses effroyables fait deux possédées à Chinon.
On en parla partout, à Paris, à la cour. Notre reine espagnole, imaginative et dévote, envoie son aumônier; bien plus, lord Montaigu, l'ancien papiste, son fidèle serviteur, qui vit tout et crut tout, rapporta tout au pape. Miracle constaté. Il avait vu les plaies d'une nonne, les stigmates marqués par le Diable sur les mains de la supérieure.
Qu'en dit le roi de France? Toute sa dévotion était tournée au Diable, à l'enfer, à la crainte. On dit que Richelieu fut charmé de l'y entretenir. J'en doute; les diables étaient essentiellement espagnols et du parti d'Espagne; s'ils parlaient politique, c'eût été contre Richelieu. Peut-être en eut-il peur. Il leur rendit hommage, et envoya sa nièce pour témoigner intérêt à la chose.
La cour croyait. Mais Loudun même ne croyait pas. Ses diables, pauvres imitateurs des démons de Marseille, répétaient le matin ce qu'on leur apprenait le soir d'après le manuel connu du père Michaëlis. Ils n'auraient su que dire si des exorcismes secrets, répétition soignée de la farce du jour, ne les eussent, chaque nuit, préparés et stylés à figurer devant le peuple.
Un ferme magistrat, le bailli de la ville, éclata, vint lui-même trouver les fourbes, les menaça, les dénonça. Ce fut aussi le jugement tacite de l'archevêque de Bordeaux, auquel Grandier en appelait. Il envoya un règlement pour diriger du moins les exorcistes, finir leur arbitraire; de plus, son chirurgien, qui visita les filles, ne les trouva point possédées, ni folles, ni malades. Qu'étaient-elles? Fourbes à coup sûr.
Ainsi continue dans ce siècle ce beau duel du médecin contre le Diable, de la science et de la lumière contre le ténébreux mensonge. Nous l'avons vu commencer par Agrippa, Wyer. Certain docteur Duncan continua bravement à Loudun, et sans crainte imprima que cette affaire n'était que ridicule.
Le Démon, qu'on dit si rebelle, eut peur, se tut, perdit la voix. Mais les passions étaient trop animées pour que la chose en restât là. Le flot remonta pour Grandier avec une telle force, que les assaillis devinrent assaillants. Un parent des accusateurs, un apothicaire, fut pris à partie par une riche demoiselle de la ville, qu'il disait être maîtresse du curé. Comme calomniateur, il fut condamné à l'amende honorable.
La supérieure était perdue. On eût aisément constaté ce que vit plus tard un témoin, que ses stigmates étaient une peinture, rafraîchie tous les jours. Mais elle était parente d'un conseiller du roi, Laubardemont, qui la sauva. Il était justement chargé de raser les forts de Loudun. Il se fit donner une commission pour faire juger Grandier. On fit entendre au cardinal que l'accusé était curé et ami de la Cordonnière de Loudun, un des nombreux agents de Marie de Médicis; qu'il s'était fait le secrétaire de sa paroissienne, et, sous son nom, avait écrit un ignoble pamphlet.
Du reste, Richelieu eût voulu être magnanime et mépriser la chose, qu'il l'eût pu difficilement. Les Capucins, le Père Joseph, spéculaient là-dessus. Richelieu lui aurait donné une belle prise contre lui près du roi s'il n'eût montré du zèle. Certain M. Quillet, qui avait observé sérieusement, alla voir Richelieu et l'avertit. Mais celui-ci craignit de l'écouter, et le regarda de si mauvais œil, que le donneur d'avis jugea prudent de se sauver en Italie.
Laubardemont arrive le 6 décembre 1633. Avec lui la terreur. Pouvoir illimité. C'est le roi en personne. Toute la force du royaume, une horrible massue, pour écraser une mouche.
Les magistrats furent indignés, le lieutenant civil avertit Grandier qu'il l'arrêterait le lendemain. Il n'en tint compte et se fit arrêter. Enlevé à l'instant, sans forme de procès, mis aux cachots d'Angers. Puis ramené, jeté où? dans la maison et la chambre d'un de ses ennemis, qui en fait murer les fenêtres pour qu'il étouffe. L'exécrable examen qu'on fait sur le corps du sorcier, en lui enfonçant des aiguilles pour trouver la marque du Diable, est fait par les mains mêmes de ses accusateurs, qui prennent sur lui d'avance leur vengeance préalable, l'avant-goût du supplice!
On le traîne aux églises en face de ces filles, à qui Laubardemont a rendu la parole. Il trouve des bacchantes que l'apothicaire condamné soûlait de ses breuvages, les jetant en de telles furies qu'un jour Grandier fut près de périr sous leurs ongles.
Ne pouvant imiter l'éloquence de la possédée de Marseille, elles suppléaient par le cynisme. Spectacle hideux! des filles, abusant des prétendus diables, pour lâcher devant le public la bonde à la furie des sens! C'est justement ce qui grossissait l'auditoire. On venait ouïr là, de la bouche des femmes, ce qu'aucune n'osa dire jamais.
Le ridicule, ainsi que l'odieux, allaient croissant. Le peu qu'on leur soufflait de latin, elles le disaient tout de travers. Le public trouvait que les diables n'avaient pas fait leur quatrième. Les Capucins, sans se déconcerter, dirent que, si ces démons étaient faibles en latin, ils parlaient à merveille l'iroquois, le topinambour.
La farce ignoble, vue de soixante lieues, de Saint-Germain, du Louvre, apparaissait miraculeuse, effrayante et terrible. La cour admirait et tremblait. Richelieu (sans doute pour plaire) fit une chose lâche. Il fit payer les exorcistes, payer les religieuses.
Une si haute faveur exalta la cabale et la rendit tout à fait folle. Après les paroles insensées vinrent les actes honteux. Les exorcistes, sous prétexte de la fatigue des nonnes, les firent promener hors de la ville, les promenèrent eux-mêmes. Et l'une d'elles en revint enceinte. L'apparence du moins était telle. Au cinquième ou sixième mois, tout disparut, et le démon qui était en elle avoua la malice qu'il avait eue de calomnier la pauvre religieuse par cette illusion de grossesse. C'est l'historien de Louviers qui nous apprend cette histoire de Loudun (Esprit, p. 135).
On assure que le père Joseph vint secrètement, mais vit l'affaire perdue, et s'en tira sans bruit. Les Jésuites vinrent aussi, exorcisèrent, firent peu de chose, flairèrent l'opinion, se dérobèrent aussi.
Mais les moines, les Capucins, étaient si engagés, qu'il ne leur restait plus qu'à se sauver par la terreur. Ils tendirent des piéges perfides au courageux bailli, à la baillive, voulant les faire périr, éteindre la future réaction de la justice. Enfin ils pressèrent la commission d'expédier Grandier. Les choses ne pouvaient plus aller. Les nonnes même leur échappaient. Après cette terrible orgie de fureurs sensuelles et de cris impudiques pour faire couler le sang humain, deux ou trois défaillirent, se prirent en dégoût, en horreur; elles se vomissaient elles-mêmes. Malgré le sort affreux qu'elles avaient à attendre si elles parlaient, malgré la certitude de finir dans une basse-fosse (c'était l'usage encore, voir Mabillon), elles dirent dans l'église qu'elles étaient damnées, qu'elles avaient joué le Diable, que Grandier était innocent.
Elles se perdirent mais n'arrêtèrent rien. Une réclamation générale de la ville au roi n'arrêta rien. On condamna Grandier à être brûlé (18 août 1634). Telle était la rage de ses ennemis, qu'avant le bûcher ils exigèrent, pour la seconde fois, qu'on lui plantât partout l'aiguille pour chercher la marque du Diable. Un des juges eût voulu qu'on lui arrachât même les ongles, mais le chirurgien refusa.
On craignait l'échafaud, les dernières paroles du patient. Comme on avait trouvé dans ses papiers un écrit contre le célibat des prêtres, ceux qui le disaient sorcier le croyaient eux-mêmes esprit fort. On se souvenait des paroles hardies que les martyrs de la libre pensée avaient lancées contre leurs juges, on se rappelait le mot suprême de Bruno, la bravade de Vanini. On composa avec Grandier. On lui dit que, s'il était sage, on lui sauverait la flamme, qu'on l'étranglerait préalablement. Le faible prêtre, homme de chair, donna encore ceci à la chair, et promit de ne point parler. Il ne dit rien sur le chemin et rien sur l'échafaud. Quand on le vit bien lié au poteau, toute chose prête, et le feu disposé pour l'envelopper brusquement de flamme et de fumée, un moine, son propre confesseur, sans attendre le bourreau, mit le feu au bûcher. Le patient, enragé, n'eut que le temps de dire: «Ah! vous m'avez trompé!» Mais les tourbillons s'élevèrent et la fournaise de douleurs... On n'entendit plus que des cris.
Richelieu, dans ses Mémoires, parle peu de cette affaire et avec une honte visible. Il fait entendre qu'il suivit les rapports qui lui vinrent, la voix de l'opinion. Il n'en avait pas moins, en soudoyant les exorcistes, en lâchant bride aux Capucins, en les laissant triompher par la France, encouragé, tenté la fourberie. Gauffridi, renouvelé par Grandier, va reparaître encore plus sale dans l'affaire de Louviers.
C'est justement en 1634 que les diables, chassés de Poitou, passent en Normandie, copiant, recopiant leurs sottises de la Sainte-Baume, sans invention et sans talent, sans imagination. Le furieux Léviathan de Provence, contrefait à Loudun, perd son aiguillon du Midi, et ne se tire d'affaire qu'en faisant parler couramment aux vierges les langues de Sodome. Hélas! tout à l'heure, à Louviers, il perd son audace même; il prend la pesanteur du Nord, et devient un pauvre d'esprit.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE X
LES CARMÉLITES—SUCCÈS DU CID
1636-1637
Nous ne sortons pas des couvents ni du surnaturel. L'histoire de ce temps va de miracle en miracle. Au cloître se fait et se défait par voie occulte le nœud brouillé des plus grands intérêts. Le fil qu'une politique savante croit diriger aux cabinets des princes, une main ignorante de femme le coupe en se jouant. Richelieu propose; la Vierge dispose. Tous les calculs du Palais-Cardinal sont bafoués par le Val-de-Grâce.
Un mot d'avance qui contient tout, qui enveloppe le siècle même.
La question du siècle, c'est le mariage espagnol, redouté d'Henri IV, accompli par sa femme, presque brisé par Richelieu. À l'intérieur, à l'extérieur, Richelieu sue à combattre l'Espagne et la maison d'Autriche. Mais, malgré lui, le mariage espagnol porte décidément son fruit. Une grossesse miraculeuse met dans le trône de France le sang de Charles-Quint, Dieudonné, ou Louis XIV, lequel ne combattra l'Espagne que pour prendre son rôle et la continuer par la ruine de la Hollande et de la France protestante.
C'est la victoire d'un mort sur un vivant, celle de l'Espagne sur la France; l'esprit espagnol, en un siècle, mène celle-ci à sa mutilation et à sa banqueroute de trois milliards.
Est-ce à dire que ce mort, ce blême et faible revenant, ait eu directement cette victoire sur les puissances de la vie? Non, l'Espagne n'aurait pas eu prise si la France elle-même ne s'était ouverte et livrée par l'admiration de cette vieille ruine, employant la vivacité d'un réveil de génie à relever l'Espagne dans l'opinion. Il y fallut Corneille, il y fallut le Cid et son succès national; événement énorme, d'une portée qui n'a jamais été sentie jusqu'ici.
Examinons. En 1635, à la rupture, lorsque l'ambassadeur d'Espagne, Mirabel, partit de Paris, où resta le foyer de l'intrigue espagnole? Aux Carmélites de la rue Saint-Jacques. «C'est alors, dit Laporte, valet de chambre de la reine, qu'elle renoua correspondance avec son frère Philippe IV.» Elle écrivait dans ce couvent.
Cette colonie de Carmélites avait été, sous Henri IV, une vraie invasion espagnole. On a vu leur entrée triomphale à Paris sous les auspices des Guises. Elles établirent rue Saint-Jacques leur dévot ermitage, leur désert extatique, au lieu le plus peuplé et sur la grande route du Midi, la plus fréquentée de France. Ce fut un autre Escurial à un quart d'heure du Louvre.
Nous devons à M. Cousin de connaître les pieuses origines de ces solitaires[11]. Il est heureux. Au revers du critique qui croyait dénicher des saints, il a trouvé, rétabli dans leur niche, je ne sais combien de saintes, acceptant de confiance ce que les religieuses elles-mêmes ont écrit de leur propre sainteté, leur donnant la publicité de ses livres charmants, écrits sur les femmes et pour elles.
Moi, je suis moins heureux. Sur ma route, je vois sortir de là d'étranges réputations, la Fargis, par exemple. J'y vois que les saintes elles-mêmes, fort occupées du monde, mirent toute leur ferveur à avancer les affaires de l'Espagne.
Richelieu y avait l'œil. Il avait cru se donner une prise sur l'ordre en se faisant nommer protecteur des Carmélites, et sur la maison de Paris en lui donnant pour supérieure une de ses parentes. Parente ou non, elle était femme, et, comme telle, dans la ligue universelle des femmes contre Richelieu. La reine trouva là une sûreté qu'elle n'avait nulle part. Elle put y écrire tout le jour à son aise. Elle put y voir à la grille qui elle voulait, des inconnus, de faux pauvres, les agents que Mirabel envoyait de Bruxelles, le lord papiste Montaigu; un joli cavalier aussi, qui, dans ses grandes crises, lui venait à propos pour lui donner courage. Le cavalier n'était autre que la Chevreuse, qui vint parfois de son exil, faisant trente lieues en une nuit.
Entrait-on dans ce monastère? Un passage curieux de mademoiselle de Montpensier nous apprend que les couvents de fondation royale n'avaient point de clôture pour les officiers des princesses. Elle-même, à douze ans, entrant dans un monastère, tous les hommes de sa suite y entraient sans difficulté.
Que pouvait-elle donc tant écrire, n'entrant pas au conseil et tenue hors des affaires? La réponse n'est pas difficile. Le couvent, mêlé de noblesse, de bourgeoisie ligueuse, et visité par tant de gens, était un grand centre d'informations. Et plus directement encore, la reine, par mademoiselle de Hautefort, savait chaque matin ce que le roi avait dit le soir. Plus d'un secret d'État pouvait, par cette voie, aller droit à Madrid.
Il faut bien se rappeler la situation. L'Espagne épuisée se voyait faire la guerre par la France épuisée. À chaque année, elle espérait que Richelieu n'en pourrait plus, serait tari, fini. Elle le crut en 1636, où, faute d'argent, il ne put refaire à temps son armée du Rhin et du Nord. La violente dictature des intendants, qu'il mit partout alors, lui donna des ressources, mais à l'instant provoqua des révoltes. L'Espagne comptait là-dessus, le guettait, l'attendait.
Mais les temps étaient bien changés. Les révoltes, isolées, partielles et sans concert, ne rappelaient en rien la Ligue. Les insurrections de paysans qui éclatèrent ici et là en 1638, la sournoise résistance (de bourgeoisie surtout) qui se fit sous forme religieuse et s'appela le jansénisme, n'auraient pas fait grand chose. L'homme tant détesté n'en fût pas moins resté fort et haut dans l'opinion. On voyait sa terrible route à travers tant d'obstacles, et les résultats (médiocres au fond) qu'il obtenait étaient loués avec raison pour la grandeur de volonté, l'invincibilité que l'on sentait en lui. Mais voici qu'un matin, sous forme littéraire, sans pouvoir être arrêté, réprimé, un coup moral inattendu lui est porté par la main d'un enfant, la main innocente et aveugle du bonhomme Corneille. Coup oblique, indirect, qui entra d'autant mieux. Tout fut changé, et le public, et peut-être Richelieu lui-même. Il ne s'en est jamais relevé. Il faut dire que ce coup fut asséné au jour le plus critique, en 1636, le lendemain de l'invasion, quand la France entamée douta du génie du ministre et l'accusa d'imprévoyance. Elle eut à ce moment un accès fou qu'elle a parfois, celui d'admirer l'ennemi. Et, par un terrible à-propos (que l'auteur, certes, n'avait pas calculé), l'Espagne éclata au théâtre et y fut glorifiée.
Richelieu, essentiellement homme de lettres, aimait, nourrissait ses confrères, qui alors ne pouvaient vivre de leur plume. Malgré la détresse publique, il soutenait les bons écrivains du temps, la Mothe le Vayer, Rotrou, Corneille, Benserade, Renaudot, l'historien Mézeray, l'amusant Boisrobert, l'honnête et savant Chapelain. Il faisait plus que de les payer, il les honorait. Par exemple, il ne souffrait pas que Desmarets lui parlât découvert; il le faisait couvrir, asseoir. Néanmoins sa nature violente et la violence de son gouvernement, qu'il le voulût ou non, étouffait la littérature. Sa manie de faire faire des pièces, dont il faisait le plan et rimait quelques scènes, était despotique, irritante; ces pauvres rimeurs à grand'peine tiraient la charrue sous l'aiguillon de ce terrible camarade.
Un petit juge de Rouen, Pierre Corneille, avait, dès 1629, relevé, ou plutôt créé le théâtre, par une mauvaise pièce, Mélite, qui eut un succès immense. La liberté d'esprit, chassée du monde réel, sembla vouloir se réfugier dans celui des fictions, dans le drame d'intrigue. Trois théâtres surgirent. Richelieu eut l'ambition de conquérir encore cet asile de la fantaisie et de la libre opinion. À son confident Boisrobert il attela quatre hommes, Corneille, Rotrou, l'Étoile et Colletet, et les regarda travailler. Le plus indépendant fut Colletet (de pauvreté proverbiale); il repoussa le plan du tout-puissant ministre. Corneille essaya de résister, puis obéit et fit ce qu'il voulut, mais se retira à Rouen (1635).
Là, un vieux secrétaire de Marie de Médicis, grand admirateur de l'Espagne, lui montra, lui recommanda une pièce espagnole, le Cid, de Guilain de Castro; il l'engagea à porter ce beau sujet sur notre scène. Il y avait une difficulté; la pièce était la glorification du duel, si sévèrement puni par les édits, à ce point qu'on y sacrifia en 1626 la tête même d'un Montmorency. Sévérité, du reste, qui indigna et fut prise dans l'opinion comme un trait des plus odieux de ce gouvernement de prêtre. «Plus de général prêtre!» Ce fut le cri de la noblesse en 1635.
Glorifier le duel, c'était, dans les idées du temps, attaquer, détrôner le prêtre et relever le gentilhomme.
Dans une pièce, du reste, médiocre, Médée, que Corneille venait de faire jouer l'année même de l'invasion, on avait admiré et applaudi ces vers.
Dans un si grand revers, que vous reste-t-il?—Moi,
Moi, dis-je, et c'est assez.
Mot fort et très-profond, bien plus que ne le sentit l'auteur. Le sort, la pensée de la France et son état moral étaient dans cette formule. La tempête d'idées et d'opinions qui battit le XVIe siècle avait laissé un calme morne; plus de protestantisme; le catholicisme stérile (sauf un fruit sec, le jansénisme). Il ne restait guère que l'individu.
Des mœurs religieuses en dessus, fort gâtées en dessous. Et, avec tout cela, cette France gardait une étincelle d'idées? Non, d'énergie, une certaine pointe du moins, la langue acérée, l'épée prompte. Un brillant coup d'épée, à cela véritablement se réduit l'idéal du temps.
«Que vous reste-t-il?—Moi.» Ce mot n'était que le duel.
Précisément la chose que le ministre poursuivait, punissait de mort.
Comment ce pauvre petit juge de Rouen, fonctionnaire craintif, bourgeois de mœurs et d'habitudes, s'emporta-t-il à cet excès d'audace? Et fut-ce bien le vieux secrétaire de la reine mère qui fit cette malice de relever par là nos ennemis les Espagnols? Non, à coup sûr. Il y a une autre explication, meilleure, je crois. C'est que Corneille était dans un moment où les hommes ne se connaissent plus, et font parfois, sans savoir ce qu'ils font, de sublimes imprudences. Il aimait, aimait sans espoir. Sans cette folie-là, il n'eût jamais fait l'autre.
Une autre chose à expliquer, c'est de savoir comment cet homme de robe, ce juge de Rouen, eut la pensée des gentilshommes, l'âme de la noblesse plus qu'elle ne l'avait elle-même. L'esprit bourgeois était très-belliqueux. Des Arnauld, avocats, nous voyons surgir cet Arnauld, capitaine, qui fit le fort Louis contre La Rochelle et forma le renommé régiment de Champagne. Du parlement de Pau sortit l'homme que Richelieu appelait la Guerre, le fameux Gassion. Le fils du président de Thou, cet Auguste de Thou qui doit périr, va comme amateur à la guerre, en partie de plaisir, avec ses amis de la cour, aux endroits les plus dangereux, et s'amuse à se faire blesser.
Corneille amoureux fit Chimène. Corneille escrimeur fit Rodrigue. Je veux dire escrimeur d'esprit et disputeur normand. Ses drames, sauf les moments sublimes, ne sont qu'escrime et polémique.
Le Cid, présenté comme une imitation de l'espagnol, allait droit à la reine. Il fut représenté chez elle au Louvre. Richelieu fut surpris. Cet incident si grave échappa à sa surveillance.
Le coup parti, tout fut fini; impossible d'y revenir. Dès la première représentation, les applaudissements, les trépignements, les cris, les pleurs, un frénétique enthousiasme. Joué au Louvre, joué à Paris, joué chez le cardinal même, qui le subit sur son théâtre, supposant très-probablement que sa désapprobation souveraine, toujours si redoutée, tuerait la pièce, ou tout au moins verserait aux acteurs, aux spectateurs, une averse de glace; que, les uns n'osant bien jouer ni les autres applaudir, le Cid périrait morfondu.
Phénomène terrible! Chez le cardinal même et devant lui, le succès fut complet. Acteurs et spectateurs avaient pris l'âme du Cid. Personne n'avait plus peur de rien. Le ministre resta le vaincu de la pièce, aussi bien que don Sanche, l'amant dédaigné de Chimène.
Contre cette erreur du public, le tout-puissant ministre, n'ayant nulle ressource en la force, fut obligé de faire appel au public même, au public des lettrés contre celui des illettrés, aux écrivains contre la cour et la ville ignorantes. Une compagnie littéraire, à l'instar des académies italiennes, s'était formée vers 1629. Chapelain et autres bons esprits se réunissaient chez un protestant aimé de Richelieu, le savant Conrart. En 1634, le ministre eut l'idée d'en faire une société qui s'occupât de mots (jamais d'idées), qui consacrât ses soins à polir notre langue. Ce fut l'Académie française. Nul péril. L'innocente et honnête société devait la protection du cardinal à son fou Boisrobert, un bouffon de beaucoup d'esprit. Et elle avait pour chancelier un homme qui était tout à lui, Desmarets de Saint-Sorlin.
Le 10 juillet 1637, au moment où Richelieu recommençait encore contre l'Espagne une campagne laborieuse, au moment où la cour l'entourait de complots, son âme littéraire, plus occupée encore du succès de Corneille, éclata toute dans une solennelle ouverture qu'il fit chez lui de l'Académie française contre le Cid et le public.
L'Académie naissante ne se souciait nullement de débuter par contredire l'opinion. Il fallut les ordres précis, et même une menace brutale du ministre, pour qu'elle obéît: «Je vous aimerai comme vous m'aimerez,» dit-il. Évidemment il menaçait de supprimer leurs pensions.
On sait le jugement, faible et froid, médiocre, parfois judicieux, parfois timidement complaisant, que l'Académie publia, et l'insultante critique du ridicule capitan Scudéry, et les lâches injures de Mairet, jusque-là maître de la scène, qui s'avoua jaloux et releva encore par là le succès de Corneille.
Aurait-on pu, en 1637, après le Cid, ce qu'on avait pu en 1626, punir de mort l'obstiné duelliste revenu pour se battre sous les croisées du roi? Non, l'édit était aboli, la scène avait vaincu les lois; sur Richelieu planait Corneille.
La campagne s'ouvrait. De quel cœur la noblesse allait-elle se battre contre les descendants du Cid, ces Espagnols aimés et admirés? Français et Espagnols allaient penser également que l'ennemi n'était qu'à Paris, l'ennemi commun, Richelieu.
Tout en voulant apaiser le ministre et lui demandant pardon d'avoir réussi, Corneille allait de crime en crime. Pas une de ses pièces qui n'eût l'effet d'une conspiration. Horace, quoique dédié au cardinal, fut avidement saisi par les Romains du Parlement, les Cassius de la grand'chambre et les Brutus de la basoche. Cinna, la Clémence d'Auguste, sous cet homme inclément, parut une sanglante satire. Polyeucte fut représenté au moment où le ministre venait de mettre à la Bastille le Polyeucte janséniste, l'abbé de Saint-Cyran. Les femmes de Corneille sont déjà les frondeuses, et ce sont elles qui firent celles-ci. La Palatine se croyait Émilie. Madame de Longueville disait de sang-froid, à Coligny, à la Rochefoucauld, ce que Chimène dit, dans son transport, ne se connaissant plus:
Sors vainqueur d'un combat dont Chimène est le prix.
Mais la Chimène surtout, ce fut la reine. Avec ses trente-sept ans, notre reine espagnole, oubliée, peu comptée, un peu moquée pour ses couches douteuses, refleurit jeune et pure par la vertu du Cid. Sur elle, aux représentations, se fixent tous les yeux, à elle reviennent les bravos et l'enthousiasme public. Tout imite l'Espagne, se drape à l'espagnole, pour être bien vu de Chimène. Elle accepte ce rôle, et, quoique l'auteur inquiet ait dédié le Cid à la nièce du cardinal, la reine se pose sa patronne. Elle demande, obtient de Richelieu qu'on donne la noblesse au père de Corneille, et il n'ose refuser. Contradiction flagrante. Il le fait honorer, il le fait condamner, subissant malgré lui l'arrêt de l'opinion, si bien formulé par Balzac: «Si Platon le met hors de sa cité, il ne peut le chasser que couronné de fleurs.»[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XI
DANGER DE LA REINE
Août 1637
La reine Anne d'Autriche, en 1637, n'était plus jeune. Elle était à peu près de l'âge du siècle. Mais elle avait toujours une grande fraîcheur. Ce n'était que lis et que roses. Née blonde et Autrichienne, elle brunissait un peu de cheveux, était un peu plus Espagnole. Mais, comme elle était grasse, son incomparable blancheur n'avait fait qu'augmenter. Flore devenait Cérès, dans l'ampleur et la plénitude, le royal éclat de l'été.
Elle fut plus tard fort lourde. Retz la trouve, à quarante-huit ans, «une grosse Suissesse.» Mais nous sommes encore en 1637.
Elle nourrissait un peu trop sa beauté, mangeait beaucoup et se levait fort tard, soit paresse espagnole, soit pour avoir le teint plus reposé. Elle entendait une ou deux messes basses, dînait solidement à midi, puis allait voir des religieuses. Sanguine, orgueilleuse et colère, elle n'en était pas moins faible; ses domestiques la disaient toute bonne. Elle avait eu (jeune surtout) un bon cœur pour les pauvres. Cœur amoureux, crédule et ne se gardant guère. La Chevreuse, qui la connaissait, disait à Retz: «Prenez un air rêveur; oubliez-vous à admirer sa belle peau et sa jolie main; vous ferez ce que vous voudrez.»
Sa parfaite ignorance et son esprit borné la livraient infailliblement aux amants par spéculation et aux rusées friponnes qui s'en faisaient un instrument.
Par deux fois, dans deux grands dangers de la France, on la mit en rapport avec l'ennemi. En 1628, quand l'alliance monstrueuse de l'Angleterre et de l'Espagne se faisait sous main contre nous, et qu'on poussait Waldstein à l'invasion de la France, elle sollicita le duc de Lorraine de nous abandonner, c'est-à-dire d'ouvrir la porte à Waldstein (chose avouée par un des Guises). Et, quand l'invasion se réalisa, en effet, dans l'année 1636, où la grande armée des voleurs impériaux entra par le Nord et par l'Est, où commença en Lorraine et au Rhin l'immense destruction dont nous avons parlé, nous retrouvons notre grosse étourdie aux Carmélites, écrivant aux Espagnols, qui viennent à dix lieues de Paris!...
Elle trahissait et elle flattait. Elle s'était rapprochée de Richelieu. Elle lui demandait des grâces. Elle se laissa même aller, pour l'enivrer et l'aveugler, jusqu'à aller le voir chez lui à Ruel, où elle accepta ses fêtes galantes et ses collations, les concerts et les vers qu'il faisait faire pour elle.
Il n'était pas tout à fait dupe. Un si grand changement l'inquiétait plutôt. Et, à ce moment même, il accueillait l'idée d'un petit complot qui eût écarté mademoiselle de Hautefort, l'avocat de la reine, son vertueux espion. Saint-Simon et quelques autres avaient entrepris de changer les platoniques amours du roi et de lui faire aimer une fille plus jeune, Lafayette, moins jolie, toute brune, mais nature tendre, amoureuse, élevée, de celles qui ravissent les cœurs. Le confesseur du roi, le Jésuite Caussin, que l'on croyait un simple, entrait dans cette intrigue. Le fond du fond, ce semble, que Richelieu n'aperçut que plus tard, était que, Lafayette étant proche parente du père Joseph, son succès près du roi eût fait l'élévation du fameux Capucin, donc la chute de Richelieu.
Les choses allèrent très-loin. La haine de la reine, un essai fort grossier qu'elle fit pour humilier la pauvre fille en surprenant cette nymphe idéale dans nos basses fonctions de nature, ne firent qu'irriter, échauffer le roi. Sa réserve, sa dévotion, cédèrent une fois dans sa vie. Il eut un vrai transport, et proposa à Lafayette de venir s'établir chez lui, dans son petit Versailles, et d'être toute à lui.
Elle aurait fort bien pu être reine de France. Le roi ne pouvait avoir qu'une épouse, non une concubine. Tous furent saisis, surpris, épouvantés.
Richelieu commençait à voir à qui l'affaire profiterait. Et les parents de Lafayette commencèrent à prendre peur, à craindre d'être sacrifiés, si le roi, toujours incertain, n'allait pas jusqu'au bout. Ils abandonnèrent Lafayette, firent dire par la jeune fille qu'elle voulait se retirer à la Visitation. Le roi pleura, mais, de toutes parts, on éveilla ses scrupules, on fit appel à sa dévotion. Lafayette pleura encore plus, mais s'en alla (19 mai 1637). Le père Caussin, qui ne lâchait pas prise, insinua au pénitent royal qu'il pouvait sans péché continuer de la voir à la grille. Religieuse et toujours aimée, elle n'en eût été que plus puissante peut-être pour amener le roi où l'on voulait.
La reine triomphait du départ de Lafayette. Cependant, au mois d'août, elle fut frappée à son tour. Un avis positif permit à Richelieu de saisir enfin sa correspondance. On arrêta Laporte, qui ne la trahit pas. Ce fut elle qui trahit Laporte, avoua, et, de plus, se laissa dicter une lettre pour lui ordonner de tout dire. Amené devant le ministre, il nia fermement. On ne poussa pas trop. Richelieu se montra doux et courtois jusqu'à envoyer de l'argent à madame de Chevreuse, qui s'enfuyait et partait pour l'Espagne. Il fit visiter le couvent, ne trouva rien que haires, cilices et disciplines. Il est faux et absurde qu'en cette visite le chancelier ait fouillé la reine effrontément, mis la main dans son sein. Elle n'était pas même à Paris, mais à Chantilly, près du roi.
À quoi tint son salut? À ce qu'on ne trouva pas les pièces essentielles? À ce que mademoiselle de Hautefort alla déguisée à la Bastille, et avertit Laporte de ce qu'il devait dire? Il y eut tout cela, mais encore autre chose. La douceur de Richelieu pour Laporte (qui ne fut pas mis à la question), les éloges même que le ministre donna à sa résistance, à sa fidélité, montrent assez qu'alors il ménagea la reine. Pourquoi? Elle était à ses pieds et elle avait demandé grâce.
Il l'avait terrifiée d'abord, lui faisant croire qu'il avait trouvé tout. Et alors, perdant la tête, elle l'avait prié d'éloigner les témoins et de rester seul avec elle. Le manuscrit cité par Capefigue, quoique de la main du cardinal, est si naïf, qu'on n'y peut méconnaître ce que dut sentir la femme effrayée. Par sa trahison de Laporte, par celle qu'elle fit (plus haut) de la Fargis, on voit comme elle était peureuse. Elle fut d'autant plus caressante, plus qu'une reine, plus qu'une femme ne pouvait l'être avec sûreté: «Quelle bonté faut-il que vous ayez, monsieur le cardinal!... Tirez-moi de là; je ne ferai plus de faute à l'avenir.» Elle avançait, offrant sa main tremblante. C'était fait de la fière Chimène. Au vainqueur de dicter les conditions.
Au grand étonnement de la reine, Richelieu recula. Il ne prit point cette main, s'inclina humblement et dit qu'il allait demander les ordres du roi. Que dire des contradictions humaines? La faveur que, cinq ans plus tôt, en novembre 1632, il avait cherchée, désirée, il la décline en 1637. Y vit-il une perfidie, un piége féminin pour le perdre? Ou peut-être, malade, vieilli, il se jugea, se contenta de tout pouvoir.
Revenu, rapportant l'ordre du roi, il la retrouve humiliée, anéantie. Comme une petite fille, elle écrit devant lui une confession de ses rapports avec l'Espagne, une promesse de ne plus récidiver, de se conduire selon son devoir, de ne rien écrire qu'on ne voye, de ne plus aller aux couvents, du moins seule, et de n'entrer dans les cellules qu'avec telle dame qui en répond au roi.
Pièce grave, qui pouvait servir si l'on allait jusqu'au divorce. Mais, même en donnant cet acte contre elle, elle n'eut pas grâce entière du roi. Il ne lui parla plus. Tout le monde s'éloigna d'elle. Les courtisans qui entraient dans la cour de Chantilly tenaient les yeux baissés, afin qu'on ne pût dire qu'ils regardaient les fenêtres de la reine. Elle étouffait de honte et de douleur, et, les deux jours qui suivirent son pardon, chose inouïe pour elle, elle ne put manger.
Trois personnes lui restaient fidèles et travaillaient pour elle en dessous; d'abord deux femmes généreuses, Hautefort par dévouement, Lafayette par dévotion; enfin le père Caussin, qui, sous son air béat, saisissait adroitement toute occasion de faire scrupule au roi de vivre mal avec sa femme, de tenir sa mère en exil et de continuer la guerre. Pour s'amender des trois péchés, une chose suffisait: renvoyer Richelieu.
Les Jésuites, qu'on croit de si grands politiques, satisfont peu ici. Ils se montrent flottants et peu d'accord. Plusieurs étaient pour Richelieu. Plusieurs, un père Monod, qui gouvernait la régente de Savoie et qui influait sur Caussin, Caussin même et d'autres sans doute voulaient renverser Richelieu. Mais qui eussent-ils mis à la place? On a dit le vieux Angoulême, bâtard (fort méprisé) de Charles IX; j'ai grand'peine à les croire si sots. Angoulême peut-être aurait suffi comme drapeau et mannequin; mais dessous, très-probablement, était en embuscade le seul homme capable, le père Joseph, que sa parente Lafayette eût mis sans peine au ministère.
Quoi qu'il en soit, ces souterrains, ces mines, poussés d'août en décembre, avaient réussi chez le roi. Il était pris. On le voit par une lettre craintive de Richelieu où il lui explique qu'à tort le père Caussin dit qu'il désire se retirer; il le fera quand la paix sera faite. Humble manière de conjurer l'orage et de gagner du temps.
Il arriva pour Angoulême ce qui était arrivé pour les parents de Lafayette. Il s'effraya de cet honneur de succéder à Richelieu. La terrible réputation du cardinal le servit encore cette fois. Angoulême lui dénonça tout. Richelieu le mena lui-même au roi, demanda si vraiment c'était lui qui le remplaçait. Le roi balbutia, s'excusa. Et Richelieu resta plus maître que jamais.
C'était le 8 ou le 9 décembre. Tous les fils laborieusement ourdis par la cabale se trouvaient à la fois rompus. Tous les moyens humains, Caussin, Hautefort et Lafayette, les avertissements, les prières, les suggestions de l'amour et de la dévotion, avaient échoué. Il fallait un coup d'en haut pour trancher le nœud, un miracle. Il se fit.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XII
LA NAISSANCE DE LOUIS XIV
1636-1637
Les origines des grandes choses ne sont pas toujours claires. Le Nil cache sa source, et l'on peut disputer sur celles du Danube et du Rhin. Ne nous étonnons pas si les vraies origines du Messie de la monarchie sont restées un peu troubles, si son fameux Noël n'en est pas moins louche. Pour bien y voir, il manque l'étoile d'Orient.
Ce qui nous permet l'examen et même l'encourage, c'est la conduite du roi, qui se montra tellement désintéressé de la chose, subit patiemment le miracle, mais n'en fut pas mieux pour la reine, ne s'émut point de ses souffrances, enfin, ne l'embrassa pas, comme c'était l'usage, après l'accouchement.
Le sceptique Henri IV s'était montré bien autre à la naissance de Louis XIII. Tout en le proclamant aussi un don de Dieu, il avait prouvé par sa joie qu'il se jugeait l'instrument du miracle; il avait embrassé la mère, versé des larmes paternelles.
Mais ici rien pour la nature. Dieudonné est le fils de la raison d'État.
La date est importante et très-délicate à fixer. Si l'on en croyait la dame qui écrit la vie de mademoiselle de Hautefort, celle-ci eût fait parler le confesseur au roi et décidé le rapprochement des époux la veille d'une grande fête, évidemment Noël (25 décembre 1638). Date improbable, qui, admise, ferait naître l'enfant avant terme, ce qu'on n'a jamais dit. Date plutôt certainement fausse; au 25, le confesseur Caussin était chassé; son successeur, donné par Richelieu, n'aurait pas conseillé au roi de se rapprocher de la reine.
Le calcul exact des neuf mois[12] nous reporte, au contraire, à une date bien plus vraisemblable, au 9-10 décembre, au moment de la grande crise, au jour où Richelieu vainquit Caussin et dut le faire partir le lendemain.
Il en advint à Paris en 1637, comme à Lyon en 1630. L'enfant apparut au moment où la mère se croyait perdue si elle n'était enceinte. Il vint exprès pour la sauver. C'est l'Ultima ratio des femmes, c'est le Deus ex machinâ, qui vient trancher le nœud qu'on ne peut dénouer.
Rappelons-nous les terribles secousses par lesquelles elle avait passé dans cette seule année 1637. Nous en comprendrons mieux l'extrémité où elle se trouva en décembre. Elle s'était vue tour à tour très-haut, très-bas. D'espoirs en désappointements et de triomphes en chutes, elle avait trouvé finalement le fond du désespoir.
Le Cid en janvier a remis l'Espagne en honneur, à la mode. Chimène a glorifié, relevé Anne d'Autriche.
Mais un astre nouveau s'est levé, plus qu'une maîtresse,—une reine possible, la jeune Lafayette. Cela dure quatre mois. Volontairement l'astre s'éteint. La reine est rassurée (mai).
À tort. L'affaire du Val-de-Grâce la met à deux doigts de sa perte (août). Pardonnée, écrasée, elle a chance encore contre Richelieu, si Caussin, si les dames peuvent réussir auprès du roi. Mais Richelieu l'emporte.
Richelieu, irrité de nouveau en décembre, poussera son avantage, fera valoir pour le divorce les aveux qu'elle a faits, les pièces qu'elle a données contre elle.
Elle était descendue où peut descendre une femme. Elle s'était humiliée (et j'allais dire offerte), avait tendu la main. On avait reculé.
Cruel affront au sang d'Autriche! L'âge aussi, pour la première fois, dut lui venir à l'esprit, et la quarantaine imminente; surprise inattendue, amère...
Plus jeune, elle avait dit à ceux qui parlaient de le tuer: «Mais il est prêtre.» L'eût-elle dit alors après un si cruel dédain?
Peut-être elle s'en fût tenue, comme faible femme, au chagrin et aux pleurs. Mais ceux qui la poussaient (je parle des agents espagnols), ceux-là, dis-je, ne pouvaient s'en tenir là. Ils la voyaient bientôt à quarante ans sans avoir encore pris racine en France. Chose honteuse pour l'habileté du cabinet de Madrid d'avoir eu si longtemps ici une infante et de n'en avoir tiré aucun parti. La Fargis n'était plus là, comme à Lyon, pour pousser la reine aux aventures. Mais madame de Chevreuse, de son exil de Tours, venant au Val-de-Grâce, y venait-elle en vain? Le mot fort et amer de Gaston (V. 1631) indique assez que la Chevreuse lui disait ce que l'oncle de Marie de Médicis lui dit au départ: «Sois enceinte.»
On sait que, bien souvent, des femmes condamnées à mort usèrent de ce remède pour gagner du temps. Celle-ci risquait plus que la mort. Elle risquait, non-seulement de ne plus être reine de France et de rentrer dans l'ennui de Madrid, mais, par un procès scandaleux, d'irriter sa famille, déshonorée par elle, et de se trouver perdue, même à Madrid. Si les confidents de la reine, en mars 1631, n'osèrent cacher à Richelieu ni son avortement ni ce qui le provoqua, l'auraient-ils soutenue, couverte jusqu'au bout dans un procès poussé à mort par le ministre tout-puissant? Que de choses on eût sues! Quelle eût été l'indignation de la prude maison d'Autriche contre son imprudente infante, quand on eût vu combien la dévotion espagnole était une gardienne peu sûre, une duègne infidèle de la vertu des reines!
C'était justement cette duègne qui moyennait ici les choses. De quoi s'agissait-il? De sauver l'Église en Europe, l'intérêt catholique aussi bien qu'espagnol. Un tel but sanctifiait les moyens. Le Jésuite Caussin n'était nullement étranger, à coup sûr, à l'art que les grands casuistes professaient depuis quarante ans. L'ingénieux Navarro, le savant et complet Sanchez, les nombreux éclectiques, comme Escobar et autres, avaient creusé et raffiné. En cent cas, l'adultère, pour une femme mal mariée, était un péché véniel.
Il est curieux de savoir quels serviteurs de confiance entouraient notre reine à ce moment. Son écuyer Patrocle la trahissait; elle ne l'ignorait pas. Laporte était à la Bastille. Bouvart, le médecin dévot, peu scrupuleux (qui ordonnait au roi une maîtresse), n'était pas très-sûr pour la reine; il avait avoué l'avortement (1631).
Au total, l'homme sûr à qui la reine pouvait se fier était Guitaut, capitaine de ses gardes. Guitaut n'était pas jeune, et il avait souvent la goutte. Il devait être suppléé dans ces moments par celui qui avait la survivance de sa charge, son neveu Comminges, un beau jeune homme, brave et spirituel, vrai héros de roman (V. Arnauld d'Andilly). C'est lui, pendant la Fronde, à qui la reine donna la périlleuse commission d'arrêter l'idole du peuple, le conseiller Broussel. Mais Mazarin (jaloux, sans doute) ne le laissa pas près de la reine, et l'envoya mourir en Italie.
La familiarité royale avec ces hauts domestiques était extrême alors. La disposition même des appartements était telle, que les princes et princesses, à tout moment en évidence et dans les choses que nous cachons le plus, vivaient (tranchons le mot) dans un étrange pêle-mêle. L'exhaussement même de la royauté, la divinisation des personnes royales, qui eut lieu en ce siècle, les enhardissaient fort, et leur faisaient accorder aux simples mortels qui les entouraient une trop humaine intimité.
Mais laissons tout ceci. Sortons des conjectures, voyons les faits, les dates précises.
Le 8 décembre, Caussin fit près du roi la démarche dernière et le suprême effort contre Richelieu. Angoulême avertit celui-ci, qui, le matin du 9, vit le roi, le reprit, exigea la promesse qu'il renverrait Caussin. Le roi, reconquis et forcé, rentrant en esclavage, pour fuir la cour peut-être et les reproches muets de mademoiselle de Hautefort, pour s'excuser aussi à mademoiselle de Lafayette, partit de Saint-Germain, se proposant de la voir à Paris à la Visitation, mais de ne pas revenir, de continuer le faubourg Saint-Antoine, et d'aller coucher à Saint-Maur, chez les Condé, amis de Richelieu.
Tout cela ne fut pas si prompt qu'on ne pût faire avertir Lafayette pour qu'elle retînt le roi, l'empêchât d'aller s'endurcir et s'obstiner dans ce désert, pour qu'enfin, dans ce jour suprême, s'il se pouvait, elle fondît son cœur.
La reine courut après le roi. Sous je ne sais quel prétexte d'affaires ou de dévotion, elle vint au Louvre, attendre, souper, coucher et profiter peut-être de ce qu'aurait fait Lafayette.
La partie était extraordinairement montée. La reine n'avait pas caché sa vive inquiétude. Des couvents étaient en prières (on le sut le lendemain).
La jeune Lafayette, innocente complice d'une affaire si peu innocente, fit d'autant mieux ce qu'on voulait. Elle tint le roi longtemps, très-longtemps, deux heures, trois heures, quatre heures, tant que ce fut soir. On devine bien ce qu'elle dit. Elle pria pour la reine, supplia, et pour le roi même, pour sa conscience et son salut. Noël allait venir. Pourrait-il bien, dans un tel jour où Christ vient apporter la paix, ne pas donner la paix à sa femme et à sa famille, à la France en péril s'il ne lui venait un Dauphin? Dernier point délicat où cette enfant de dix-sept ans ne put ne pas rougir. Une jeune sainte charmante, demandant, implorant un Dauphin pour la France, belle de sa honte et de son trouble, de son effort suprême pour obéir et dire ce qu'on lui faisait dire, c'était une scène plus forte que celle des pinces d'argent.
Louis XIII, qui semblait de bois, sortit pourtant si animé, qu'il s'en allait éperdu à Saint-Maur par une nuit glacée, un effroyable temps d'hiver. Le bonhomme Guitaut, qui, depuis quatre heures, se morfondait là à l'attendre, lui demanda lamentablement s'il était d'un roi chrétien de faire courir ses gens par ce temps-là. Le roi n'entendait rien. Deux fois, trois fois, il fit la sourde oreille, quoiqu'on lui dît et répétât que la reine, avec un bon feu, était au Louvre, qui bien volontiers lui donnerait à souper, à coucher. Enfin l'obstination de Guitaut l'emporta. Tout entier à ce rêve, à ces brûlantes paroles, à cette image enflammée du rayon de Dieu, il se laissa mener au Louvre. Tout était prêt, et il soupa. Le journal de son médecin malheureusement ne va pas jusque-là; nous saurions quel fut le menu, quel le dessert, si les fameux diavoletti y furent servis, ou les breuvages d'illusion qu'on donnait au sabbat. Quoi qu'il en soit, le roi coucha au Louvre dans le lit de la reine, s'en alla le matin. Quand elle se leva pour dîner, un supérieur de moines se trouva sur la route pour lui annoncer que la nuit un simple, un bon frère lai, avait su par révélation ce bonheur de la France. Et il lui dit en souriant: «Votre Majesté est enceinte.»
Toute la cour était pour la reine. On entoura le roi, on le félicita, on le persuada. Eh! que ne peut la sainte Vierge? N'était-ce pas elle-même que ce jour-là il avait vue dans mademoiselle Lafayette, toute divine et transfigurée? De là l'acte célèbre. Le 13 janvier, par un élan de chevalerie extatique qui revient, je crois, tout entier à la gloire de la jeune religieuse, il mit le royaume de France à la protection de la Vierge.
Neuf mois sont longs. La reine avait à craindre qu'en ces neuf mois un mot, une plaisanterie calculée de Gaston (qui, après tout, perdait le trône), n'assombrît fort le roi et n'éclairât les souvenirs confus qui lui restaient de cette nuit. La fille de Gaston, alors enfant, nous apprend que la reine la faisait venir, ne se lassait pas de la caresser, lui disant et lui répétant: «Tu seras reine, tu seras ma belle-fille.» Ou bien: «C'est ton petit mari.»
Cela calma Gaston, lui fit avaler l'amère pilule. Il avait fait une protestation secrète contre la légitimité de l'enfant. Mais il n'éclata pas, ne troubla pas le doux concert des félicitations dont on flattait l'amour-propre du roi. Lafayette soutenait sa foi, et, d'une bouche pure et non menteuse, affirmait, célébrait le miracle de la Vierge. Mais, plus directement encore, mademoiselle de Hautefort reprit et empauma le roi. Audacieuse de son dévouement, sûre d'ailleurs de ne risquer guère, la vive Périgourdine lui fit des avances innocentes. Elle le refit son chevalier. Il se remit à faire pour elle des vers, de la musique. Il aimait à la voir manger avec les autres demoiselles; il les servait à table; il parlait mal du cardinal. Bref, il n'oubliait rien pour plaire.
De temps à autre, pour l'éveiller un peu, elle le piquait, le querellait; il passait tout le temps à écrire ces petites disputes, les dits et les répliques.
On gagna ainsi les neuf mois. Enfin, le jour venu (5 septembre 1638), on aurait voulu que le roi fût ému, qu'il montrât des entrailles de père. La Hautefort ne s'épargna de l'ébranler, le mettre en mouvement. Elle y perdit son temps. La reine eut beau crier. On eut beau même dire, à tort ou à raison, qu'elle était en danger. Le roi resta calme et paisible.
Il ne fut pas pourtant inhumain pour l'enfant. La Hautefort, pleurant et lui reprochant sa froideur: «Qu'on sauve le petit, lui dit-il. Vous aurez lieu de vous consoler de la mère.»
Si je ne craignais de faire tort à ce pauvre roi, je dirais que, malgré ses sentiments chrétiens, il se fût consolé sans peine de voir crever son Espagnole. La Française était là (non plus Lafayette impossible), mais cette vive Gasconne, qui le tenait alors. La dame qui écrit son histoire assure que toute la nuit, pendant que la reine criait, il se faisait lire l'histoire des rois veufs, qui, comme Assuérus, épousèrent leurs sujettes.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XIII
MISÈRE—RÉVOLTES—LA QUESTION DES BIENS DU CLERGÉ[13]
1638-1640
L'enfant fut un garçon, donc un roi. Gaston perdit le trône. La France en fut folle de joie. Heureuse d'échapper à un autre Henri III, elle acceptait aveuglément les chances d'une royauté de femme, la sinistre loterie d'une régence étrangère où elle avait déjà gagné deux Médicis.
Richelieu demeura sans voix. Sa fatalité était désormais d'avoir pour maîtres l'infant de la maison d'Autriche, la régente espagnole. Dans le compliment sec, en deux lignes, qu'il fait à la reine, les paroles lui restent à la gorge: «Madame, les grandes joies ne parlent pas...»
L'avenir était très-obscur. Richelieu, il est vrai, n'avait plus à craindre Gaston. Mais quels seraient les amants de la reine? C'était la question. Haï d'elle à ce point, pourrait-il lui faire accepter un homme à lui? Un homme sans famille et sans racine aucune, un étranger, un prêtre, un aventurier sans naissance, lui valait mieux qu'un autre. C'est, si je ne me trompe, la raison principale qui lui fit adopter bientôt un Italien que lui-même lui présenta comme ressemblant à Buckingham, le fin, le délié, le beau Mazarini.
Il avait apparu en 1630, comme on a vu, pour sauver l'armée espagnole. Cependant le père Joseph l'avait fait accepter de Richelieu comme pouvant être utile à Rome, Mazarin étant domestique de celui des neveux du pape qui tenait le parti français. La mort du père Joseph, en décembre 1638, rendit sa place vide; bientôt Mazarin succéda.
Joseph, cette année même, appuyé par sa jeune parente Lafayette, avait hardiment travaillé contre Richelieu. Il avait tiré du roi promesse de rappeler sa mère, et la demande au pape de le faire cardinal. Le pape n'osait. Il savait que Richelieu, sous main, contre Joseph, poussait le client de Joseph, ce Mazarin, qu'il croyait à lui maintenant, et qu'il voulait faire cardinal. Joseph vit bien qu'on l'amusait. Le désespéré Capucin sentit que le chapeau, l'ambition de toute sa vie, ne lui viendrait jamais, et comprit que son Mazarin le lui soufflait.
Il étouffa, il étrangla; une attaque d'apoplexie le frappe en mai. Et chacun dit: «Il est empoisonné.» Il confirma ce bruit tant qu'il put en quittant l'hôtel du cardinal et se réfugiant à son couvent.
Richelieu l'y calma un peu en lui faisant venir la promesse tant désirée pour la première vacance. Mais le pape était averti. Joseph fut joué jusqu'au bout. Le roi seul était sérieux dans l'affaire, il insistait contre le ministre. Ordre aujourd'hui et contre-ordre demain. Le pauvre martyr n'y tint pas. Une mauvaise nouvelle qui vint de Rome l'acheva, et il mourut deux heures après (18 décembre 1638).
Entre la naissance du Dauphin et la mort de Joseph, Richelieu régala la cour d'une grande fête. Il fit danser le ballet de la félicité publique. Chose hardie au moment où de toutes parts il avait des revers. Impuissance complète en Italie. En Espagne, un honteux échec, Condé, Sourdis en fuite. Au Nord, nouveau projet de conquérir les Pays-Bas avec le prince d'Orange, et, pour tout résultat, la reprise d'une petite place. Richelieu n'avait réussi que là où il n'était pas. Le général aventurier, Weimar, qui guerroyait aidé de quelque argent de la France, battu, battant, avait pourtant à la fin quatre fois défait l'ennemi, pris Brisach. Il songeait à se faire, entre nous et l'Empire, un petit royaume d'Alsace.
Richelieu assurait qu'il avait pris Brisach pour nous. Mais Weimar montra le contraire. Il garda sa conquête, et il allait devenir un danger pour la France quand une fièvre nous en délivra (18 juillet 1639). On admira encore que les ennemis de Richelieu mourussent ainsi toujours à temps.
L'invincible ennemi dont on ne pouvait se défaire, c'était l'épuisement du royaume, l'abîme de la misère publique qui se creusait de plus en plus. Le gouvernement était sérieux, nullement dilapidateur, le ministre économe, le roi avare. Il avait réduit à rien les libéralités royales. Les grands revenus de Richelieu ne paraîtront pas excessifs si l'on songe que sa maison était réellement un ministère des arts qui pensionnait les gens de lettres (nullement nourris par leurs ouvrages alors). Ajoutez-y les fêtes et les diverses dépenses de représentation que Richelieu prenait sur lui. Au milieu de cette guerre dévorante, de cet effort immense pour refaire l'armée chaque année, il avait réussi pourtant à créer une marine. Dans tout cela, il y avait certes beaucoup à admirer, et les éloges de Balzac et de tant d'autres ne sont pas entièrement déraisonnables. Madame de Motteville, comparant Richelieu à Mazarin, le voleur, le prodigue, si justement méprisé et haï, a été jusqu'à dire cette parole excessive et absurde: «Richelieu était adoré.»
Il dit dans ses Mémoires qu'il avait augmenté l'impôt modérément. Cela est vrai relativement, eu égard à l'immensité des dépenses. D'année en année se succèdent des édits sages pour mieux régler la répartition des taxes. Mais toute cette sagesse devait échouer contre ce que nous avons dit ailleurs: il ne pouvait toucher au grand corps riche, au clergé, pas davantage à la noblesse, obérée, ruinée, mendiante. Il s'efforçait d'atteindre la bourgeoisie par sa taxe des gens aisés, et par un examen sévère des exemptions sans titre et de la fausse noblesse.
La bourgeoisie propriétaire se revengeait sur ses fermiers, métayers, paysans, haussait les baux, suçait et resuçait la terre. En dernière analyse, c'était sur le cultivateur que l'impôt retombait d'aplomb.
En 1635 et 1639, les parlements de Toulouse et de Rouen révélèrent le cruel mystère de ce gouvernement. Même quand le chiffre des taxes n'augmentait pas, elles devenaient chaque année plus pesantes. Pourquoi? Parce qu'en chaque commune, ce que ne payaient pas les insolvables, les ruinés, les pauvres gens en fuite, ceux qui restaient solvables le payaient. Mais, écrasés par cette solidarité désolante, ils devenaient peu à peu moins solvables, grossissaient le nombre des ruinés et des gens en fuite. Des villages devenaient déserts.
On saisissait, on prenait, vendait tout, jusqu'aux jupes des femmes. Le parlement de Normandie dit qu'elles ne vont plus à la messe, n'osant montrer leur triste nudité. La saisie principale, malgré les ordonnances d'Henri IV, tombait généralement sur les bestiaux. On enlevait le troupeau du village. Et dès lors, plus d'engrais; la terre jeûnait, ainsi que l'homme, ne se réparait plus. Le maigre laboureur semait chaque année dans un sol plus épuisé, plus maigre. Voilà la route où nous entrons, où nous irons de plus en plus. Vauban et Boisguilbert la déplorent sous Louis XIV. Mais on n'y va pas moins jusqu'en 89.
Une guerre sans élan moral, et faite à contre-cœur, ne se soutenait qu'à force d'argent. On n'entrait en campagne que par l'emploi nouveau de quelque expédient violent, une fois en saisissant la rente et ne payant pas les rentiers, qui s'ameutèrent et qu'on emprisonna. Une autre fois, on fait croire aux provinces, mangées, foulées par les logements de troupes, qu'en payant elles seront quittes de ces misères. Elles paient, et les soldats n'en sont pas moins logés chez l'habitant.
La taxe des gens aisés, acceptée au moment de l'invasion comme une rigueur passagère, subsista, s'étendit, et toute la bourgeoisie fut tenue sous la terreur d'un arbitraire indéfiniment élastique, qui croissait ou baissait à la volonté des commis. Ces commis gouvernèrent en 1637 sous le nom d'intendants, armés d'un pouvoir triple de justice, police et finances, suspendant, entravant et les anciens pouvoirs de Gouverneurs, d'États, de Parlements, supprimant brusquement les élus par qui Richelieu avait voulu d'abord régler l'impôt, mais dont l'action lente ne donnait pas les rentrées sûres, rapides, que demandait la guerre. Un seul roi reste en France, armé des trois pouvoirs, c'est l'Intendant, l'envoyé du ministre; un homme généralement inconnu et de peu de poids, un cadet de famille de juges ou de la cour des aides, de la chambre des comptes. Petit jeune homme en habit court, qui fera faire taire les robes longues, menacera les Parlements, qui sait? par une accusation, fera mener à la Bastille monseigneur le Gouverneur même de la province et les plus grands noms de la monarchie.
Il est curieux de voir la versatilité de ce gouvernement. Richelieu, pendant six années, de 1630 à 1636, emploie toute sa vigueur à introduire partout l'impôt levé par les élus, par trois mille notables de France. Il brise, pour y réussir, les résistances des États provinciaux et des Parlements.
La guerre venue, il quitte brusquement ce système et fait lever l'impôt (révolutionnairement, on peut le dire) par trente-cinq dictateurs sous le nom d'Intendants. L'ordre y gagne; les pouvoirs locaux sont écrasés. Mais l'action violente, précipitée, d'un gouvernement si terrible, décide l'explosion du désespoir. Révoltes, non contre le roi, mais contre le fisc. Les croquants du Midi sont massacrés par la Valette, et les nu-pieds normands sont massacrés par Gassion, beaucoup pendus, plusieurs roués vifs à Rouen (1639-1640).
Tout cela fait, rien de changé. L'impossibilité de payer est la même. Et le roi, dans une ordonnance de novembre 1641, avoue, «les larmes aux yeux,» ce sont ses termes, précisément les mêmes maux dont se plaignaient les insurgés, précisément l'horreur de cette solidarité de ruine qu'ont accusée les Parlements. Mais quel remède propose-t-il? Il n'ose articuler le seul qui serait efficace.
La grande question du monde en ce siècle et aux trois derniers, c'est celle des biens ecclésiastiques. Elle domine toute la guerre de Trente ans. En Allemagne, en France, partout, c'est la question, plus ou moins formulée, ici parlante et là muette.
Il était évident que les biens donnés à l'Église servaient au Moyen âge diverses utilités publiques, écoles, hôpitaux, entretien des pauvres, etc. L'État n'existant pas alors (à proprement parler), l'État réel, sérieux, était dans l'Église. Celle-ci, peu à peu, se dégagea des charges, garda les avantages, s'enfonça dans son repos, donnant pour tout secours à l'État... ses prières.
L'État, chargé de plus en plus par l'organisation de tous les services publics, et frémissant de faim, tournait tout autour du clergé, et rencontrait de toutes parts une merveilleuse clôture. Les grands siéges dont on parle depuis celui de Troie, l'Anvers du prince de Parme et l'Alesia de César, sont fort peu de chose à côté.
François Ier crut pénétrer dans la place par la connivence du pape. Ce fut le Concordat. Le roi mit les siens dans l'Église, paya en bénéfices des emplois, des retraites. Mais on put voir la vertu singulière des terres d'Église pour transformer les hommes. À peine mis dessus, les serviteurs du roi n'étaient que prêtres et défendaient les biens sacrés.
Au premier mot que l'Hôpital risqua pour demander un état de ces biens (mai 1561), le clergé appela l'Espagne. Mais les huguenots étaient là. Il eut peur, il jeta un os, une rente d'un million à peu près pour la dette du roi à l'Hôtel de Ville. Somme minime au siècle suivant, où toute valeur avait changé.
Henri II et Henri IV imaginaient avoir trouvé une fente, une étroite fissure. Au nom de la charité, ils priaient que les abbayes reçussent, comme frères convers, de vieux soldats mutilés. Les pauvres diables y furent reçus si mal, qu'ils aimaient mieux s'en aller et tendre la main aux passants. Leurs places n'en furent pas moins remplies. Les grands abbés y mettaient leurs domestiques en retraite, leurs favoris, les parents de Jeannette.
Aux assemblées qui précédèrent le siége de La Rochelle, puis la rupture avec l'Espagne «pour délivrer l'archevêque de Trèves,» le clergé donna quelque chose, comme une subvention de croisade. En 1638, Richelieu, aux abois, les dents aiguisées par la faim, et peut-être poussé par les conseils hardis du moine révolutionnaire Campanella, sembla déterminé à exiger davantage. On peut croire, toutefois, que, de longue date, il avait prévu ce moment, ayant encouragé un long travail, l'immense compilation des Libertés gallicanes de Pierre Du Puy. Ce savant archiviste, excellent instrument de guerre que possédait le cardinal, l'avait armé de pièces pour prendre la Lorraine. Et il lui prépara un arsenal d'actes et de vieux livres, réimprimés en trois in-folios, pour battre le clergé en brèche. Le sens total fut résumé hardiment par Du Puy dans ce grand axiome: «L'Église ne peut pas posséder.»
Contradiction étrange. En 1629, quand Richelieu crut devenir légat, il obligea le doyen de Sorbonne d'abjurer les doctrines gallicanes. Il les ressuscite aujourd'hui, en 1638. Il les pousse à leur dernière conséquence. On concluait à Rome qu'il voulait se faire patriarche. J'en conclus seulement qu'il périssait faute d'argent, et qu'il voulait rançonner le clergé. La dévotion du roi ne permettait pas une révolution sérieuse. Richelieu, pour gagner le roi, trouva un Jésuite, Cellot, qui appuya Du Puy; un autre, Rabardeau, pour soutenir et autoriser cet épouvantail du patriarcat. Mais tout cela rassurait peu la conscience de Louis XIII.
Ce qu'on pouvait lui faire entendre, c'est que ce clergé économe, qui disputait une aumône à l'État, était effroyablement riche. Son revenu de trois cents millions d'alors a été évalué très-mal douze cents millions d'aujourd'hui. C'est s'arrêter au pur rapport des valeurs métalliques. Mais il faut tenir compte aussi de l'avilissement des denrées (personne ne pouvant acheter dans cette misère), tenir compte de la position du seul riche, du seul acheteur, du seul qui eût de l'argent pour faire toute bonne affaire et pouvoir s'enrichir encore.
Pour parer le coup, Rome avait choisi pour nonce le doux, le charmant Mazarin. Celui-ci obtint en effet de Richelieu une surprenante reculade, un arrêt du conseil contre son propre livre; le livre qu'il avait commandé à Du Puy. Mazarin, par ce grand service, croyait charmer le pape, enlever le chapeau. Mais, en même temps, pour plaire à Richelieu, il l'engagea à envoyer à Rome un ambassadeur militaire qui poussât le pape, Rome étant du tempérament des belles qui ne haïssent pas une douce contrainte. Richelieu envoya d'Estrées, l'homme même qui avait chassé le pape de la Valteline. Enhardie par l'Espagne, Rome manqua à d'Estrées et rappela Mazarin. En octobre 1639, l'ambassadeur interrompit ses relations avec le saint-siége.
Donc la petite guerre commença. Déjà Richelieu avait créé des procureurs du roi dans les tribunaux ecclésiastiques pour les surveiller. Il fit décider par le Parlement que l'enquête ordinaire sur les mœurs des nouveaux bénéficiés se ferait par les évêques, non par les nonces de Rome.
Enfin le modéré Marca, jusque-là contraire à Du Puy, dépassa Du Puy en un point; il enseigna que les églises, ayant droit d'élire leurs évêques, pouvaient donner ce droit au roi. Louis XIII aurait eu les pouvoirs d'Henri VIII. Ces évêques royaux, en concile, eussent pu créer un patriarche.
Le roi (le 16 avril 1639), acceptant, proclamant comme siennes les hardiesses de Du Puy qu'il a désavouées, déclare «que le clergé est incapable de posséder et peut être contraint de vider tout immeuble un an après l'acquisition. Mais il veut bien ne pas le dessaisir; il se contentera d'exiger les droits d'amortissement.» Fière et redoutable menace, mais bien peu soutenue. Le 7 janvier 1640, on avoue platement que le roi s'en tiendrait à un petit don de trois millions.
Le roi est donc vaincu? Du Puy ne l'est pas, et il continue la bataille, aidé surtout par l'ennemi, par les pamphlets papistes qui indignent le public, relèvent le courage du ministre. Trois millions ne sont plus assez; il lui faut le sixième du revenu pendant deux ans (cent millions de ce temps-là), 6 octobre 1640. Une commission, créée par Richelieu pour établir ce droit, sur le refus des pièces, fait enfoncer les portes des archives que lui fermaient les agents du clergé. La bataille est bien engagée.
Et, à ce moment même, Richelieu fait décidément le plongeon. Il se résigne à demander cinq millions et demi, une fois payés (1641).
Il marqua sa mauvaise humeur en faisant renvoyer dans leurs diocèses les cinq ou six évêques dont la résistance avait tout arrêté. Ils partent, mais vainqueurs. La question, dès ce jour, est finie pour jamais.
Le clergé sera quitte dès lors pour donner peu ou rien. Dès lors, le grand riche est exempt, et l'on ne prendra rien qu'aux pauvres.
Si Richelieu veut soutenir la guerre, si le gouvernement a des besoins croissants de toute sorte, qu'il demande à ceux qui n'ont rien.
Si l'on est obligé d'organiser la charité publique, en présence du nombre effroyable de ceux qui demandent l'aumône, les biens d'Église, fondés pour cet usage, ne contribueront pas. Vincent de Paul et autres chercheront des ressources fortuites pour les établissements nouveaux.
Ni Richelieu pour le gouvernement, ni Vincent pour la charité, ne feront rien de grand ni de solide.
Résumons en trois mots les trois chapitres précédents.
Richelieu, vaincu dans l'opinion par le drame espagnol et le succès du Cid, vaincu dynastiquement par la grossesse de la reine et l'enfant du miracle, reste vaincu encore dans la question d'argent par la résistance du clergé.
D'autant plus pesant il retombe sur le peuple, et d'autant plus maudit.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XIV
RICHELIEU RELEVÉ PAR LES RÉVOLUTIONS ÉTRANGÈRES—LES FAVORIS, MAZARIN,
CINQ-MARS
1639-1641
L'Europe, épuisée, haletante, se mourait du désir de la paix. Mais la France malade, l'Espagne agonisante, l'Empire exterminé, ne s'y décidaient pas. Pourquoi? Nulle question essentielle n'avançait, ni la question de propriété, ni la question religieuse. Pas un de ceux qui avait pris ne voulait rendre. Le pape demandait un congrès, et lui-même le rendait impossible, en refusant d'y paraître si l'on admettait un seul protestant. On passa sept années à discuter la forme du congrès, à régler l'étiquette, les passeports, etc.
Notre campagne de 1639 ne valut guère mieux que les autres. Richelieu n'aboutit, avec sa principale armée et le roi en personne, qu'à donner à la Meilleraye, son parent, le petit succès de prendre Hesdin. Et l'on n'y arriva qu'au prix d'une diversion très-malheureuse à l'Est, où on força le brave Feuquières d'attaquer sans avoir des forces, c'est-à-dire de se faire tuer.
Le favori de Richelieu, Condé, en Catalogne, eut échec sur échec. Si nous réussîmes en Savoie par la bravoure d'Harcourt et du jeune Turenne, ce petit succès fut terni par la spoliation de la duchesse de Savoie, fille d'Henri IV et sœur de Louis XIII, que l'on protégea comme on avait protégé la Lorraine, en occupant ses places qu'on prit et qu'on garda.
La scène change en 1640. Mais comment? Par des circonstances extérieures, où, quoi que l'on ait dit, Richelieu eut bien peu de part.
L'Angleterre, allié timide, mais efficace, de l'Espagne, tombe en pleine révolution. Le jugement commence sur le grand traître du parti protestant, déjà dénoncé par Gustave.
L'Empire espagnol tombe en pièces, la France n'aura qu'à ramasser.
Je ne crois pas ce que dit Temple, que Richelieu ait donné deux millions aux Convenantaires pour renverser Charles Ier. Il n'avait guère d'argent. Mais la faveur marquée de ce roi pour l'Espagne, mais son opposition à notre invasion des Pays-Bas espagnols, jeta certainement Richelieu dans les résolutions les plus sinistres. Ses échecs au dehors, au dedans, l'avaient aigri. Il encouragea partout la révolution, employant désormais contre ses ennemis des moyens désespérés.
Notre succès en Catalogne fut très-étrange. Nous réussîmes à force d'être battus. La résistance nationale que nous avaient faite les Catalans méritait des couronnes; à la place, ils reçurent d'Olivarès des garnisaires. Il mit en logement chez eux une armée de brigands qui venaient d'Italie, habitués à tout prendre et tout faire. Les Catalans tuèrent leur vice-roi, appelèrent les Français, qu'ils craignaient d'autant moins qu'ils venaient de les battre.
Il n'y avait pas à marchander avec ce peuple, dans un si grand bonheur et si inespéré. C'est ce qu'on fit pourtant. Louis XIII accepta, non la protection d'une république catalane qu'ils auraient désirée, mais la royauté du pays, alléguant que la Catalogne avait appartenu aux Francs de Charlemagne.
La révolution de Portugal suivit de près. Elle fut toute spontanée. Richelieu y avait pensé, et il cherchait un prétendant. Mais l'explosion se fit d'elle-même et pour Bragance (1er décembre 1640).
Elle nous valut le gain de dix batailles. L'Espagne, étranglée désormais entre deux révolutions, nous laissa faire partout. Elle ne put empêcher ni Harcourt de prendre Turin, ni la Meilleraye de prendre Arras. Cette dernière affaire traîna pourtant et nous mit en péril.
Pendant qu'on fait le siége en règle, à la façon de la Rochelle, en entourant la place d'une circonvallation de cinq lieues, les Espagnols ont le temps de ramasser des forces et d'assiéger les assiégeants. Enfin, sans la lenteur qu'ils mirent de leur côté à attaquer le secours qu'on envoya, il ne serait pas arrivé, et, malgré tant de circonstances favorables, nous aurions échoué encore.
L'intérieur change aussi bien que l'Europe. Richelieu met en scène deux acteurs nouveaux qu'il croit siens. Il donne au roi pour favori un joli page, un écolier à lui, le jeune Cinq-Mars. Et en même temps il établit en France le beau Mazarin, le futur mari de la reine.
La vengeance que l'Italie a tirée de la France pour avoir tant de fois trompé sa confiance a été d'y mettre la peste qui s'exhalait de son tombeau. Les plus grands corrupteurs des mœurs et de l'opinion nous sont venus toujours d'Italie, nombre d'aventuriers funestes, de bravi scélérats, de séduisants coquins. Les uns réussissent, et les autres avortent. Mais tous nous pervertissent. Concini règne ici sept ans, Mazarin quinze. Et le Corse Ornano, gouverneur de Gaston, s'il ne fût mort à temps, peut-être lui aussi eût été roi de France.
La France du XVIIe siècle procède de deux caducités, de la vide enflure espagnole, de la pourriture italienne. Aussi, dans la littérature, le moment vigoureux du siècle, son milieu, est marqué des rides de la décadence. La préoccupation ridicule de la forme dépare, non-seulement les Balzac et autres rhéteurs, mais les plus sérieux écrivains. Richelieu, si net et si fort, n'en est pas moins souvent burlesque. Saint-Cyran, ingénieux, parfois profond, se noie fréquemment dans un galimatias énigmatique. Qui pourrait lire Corneille, sauf ses quatre chefs-d'œuvre? Le grand succès de l'époque est Clélie, long, ennuyeux roman, écrit par une Sicilienne, mademoiselle Scudéry. Et la dictature littéraire est au salon d'une Romaine, née Pisani, madame de Rambouillet.
L'opéra nous vient d'Italie cette année même; ses machines d'abord pour les fêtes de Rueil; puis la musique tout à l'heure, sous la régente et Mazarin.
Richelieu connut-il celui qu'il mettait en France? Parfaitement. Il le crut un faquin, et c'est pour cela qu'il le prit. Il l'avait vu double et ingrat pour l'homme qui l'avait introduit, le père Joseph. Il le savait très-bas, propre aux coups de bâton. Il raille sa bravoure et ses reculades subites dans une lettre spirituelle (1639). À Paris, Jules Mazarin avait donné des conseils de vigueur et fait le Jules César, enhardi Richelieu à envoyer d'Estrées et menacer le pape. Mais, rappelé à Rome, il eut grand'peur. Richelieu l'en plaisante, voudrait qu'il prît cœur, qu'il restât. «Convenons, dit-il, qu'il n'y a que les Italiens pour savoir faire les choses, pour jeter en paix les parfums, les poudres odoriférantes, les fulminantes en guerre,» etc.
Mazarin, dans sa poltronnerie, voulait que Richelieu cédât et reculât brusquement. Mais Richelieu persiste. Alors Mazarin n'y tient pas. Il se sauve de Rome sans dire adieu, se réfugie en France.
La peur était mêlée d'espoir et de spéculation. Le rusé avait calculé que son bon protecteur, le père Joseph, étant près de mourir, il fallait se trouver là, prendre la place chaude et s'y fourrer. Il élut domicile chez son intime ami, Chavigny, qu'il trahit plus tard, comme Joseph. Chavigny, fils de Bouthilier, passait pour fils du cardinal. Ce ténébreux jeune homme, sombre reflet de Richelieu, malgré sa défiance et sa pénétration, accueillit le fourbe Italien. Il venait, disait-il, se donner corps et âme au grand maître de la politique, étudier sous un tel professeur. Richelieu, qui, dans sa grandeur, n'avait pas moins des côtés de pédant, le prit au mot sur cette éducation, l'accepta pour élève. Lui-même le disait à sa nièce un jour qu'elle sortait du théâtre: «Pendant que vous êtes à la comédie, je forme un ministre d'État.»
Quand Mazarin réfugié vint ainsi se mettre à l'école, Richelieu sentit le parti qu'on en pouvait tirer. Lui qui voyait tant d'hommes, il n'avait jamais vu un homme ni si fin ni si bas. S'il ne s'y fia pas, il crut cependant qu'avec un tel valet il n'y avait du moins pas grand danger de révolte, qu'on le tiendrait tout au moins par la peur. Il résolut de le pousser, de le mettre au plus haut, insista près du pape, et tant, qu'à la longue il arracha pour lui le chapeau. Mais je crois qu'il fit plus. Il y avait six mois à peu près qu'il avait donné au roi son joujou, le petit Cinq-Mars. Répugna-t-il à ce que Mazarin, bien vu dès longtemps de la reine, intéressant alors par son malheur, son dévouement pour nous, s'avançât, réussît près d'elle? Les fêtes de décembre et janvier, les repas qu'on y fait, sont des temps d'attendrissement pour les dames qui aiment la table. Ce qui est sûr, c'est qu'elle fut enceinte de la nuit de Noël (1639), et qu'au 22 septembre suivant elle accoucha de son second fils, d'un prince tout à fait italien. C'est le frère de Louis XIV.
On a dit que ce roi fut fils de Mazarin; à tort certainement; il fut Français, lesté d'Autriche. Mais son frère, le duc d'Orléans, tout comme le premier, Gaston, ne fut rien qu'Italie, pour l'esprit, pour les mœurs. Il fut tout aussi Mazarin que Gaston était Concini.
Je sais bien les difficultés. Les contemporains croient qu'elle ne se donna à lui que plus tard. Il y a eu tout au moins un entr'acte dans sa faveur. Richelieu l'avait présenté «comme ressemblant à Buckingham,» et pour qu'il réussît. Ressemblance invincible, mais présentation trop suspecte. Il put être favorisé d'amour plus que de confiance. Lui-même fut peut-être effrayé du succès, et recula vers Richelieu.
Mais revenons au roi et à Cinq-Mars, histoire plus ridicule encore.
Louis XIII, on l'a dit, n'était pas Henri III. Je le crois bien. C'est un temps bien plus vieux. La virilité baisse encore. Tous les rois de l'Europe n'en peuvent plus, et, si Anne d'Autriche n'eût vigoureusement relevé la race, les nôtres en seraient venus au rachitisme de Charles II d'Espagne.
Cette misère physique et cet épuisement général se marque par l'usage très-grand des excitants, vieux ou nouveaux. Les écrivains du siècle buvaient beaucoup de vin; la plupart se grisaient (V. le dîner connu d'Auteuil). Le café va bientôt donner l'ivresse sobre. Le scocolato espagnol est reproché par Richelieu au cardinal son frère, comme une drogue nouvelle et funeste qu'il a apportée de Rome.
Mais, si les forces baissent, les passions restent, ou du moins les velléités. L'admiration de la beauté (admiration non pure, mais abstinente) est le vice singulier des princes du temps, tous Italiens dégénérés. Le faible et gras Jacques Ier (fils éreinté du chanteur Rizzio) n'a aucun besoin de maîtresse. Il lui suffit d'aimer une jeune âme, docile et imparfaite encore, que lui, maître Jacques, formera, rendra parfaite; cette âme est Buckingham. Le castoiement (comme dit le Moyen âge), le plaisir, non de châtier avec des coups, mais de gronder, de corriger, d'humilier, de faire pleurer, de se brouiller toujours pour se raccommoder sans cesse, c'est tout l'amusement de ces rois. Louis XIII (Orsini?) n'avait d'autre plaisir. Jusque-là peu heureusement. Son premier ami, Baradas, jeune homme grand et fort, était un rustre qu'on ne pouvait mener ainsi. Saint-Simon fut trop nul. Et mademoiselle de Hautefort, au contraire, eut trop d'esprit gascon, de nerf et de saillie; il n'y avait pas plaisir à la gronder; elle rendait les coups; elle ne pleurait pas; elle riait. Et c'était le roi qui s'en allait pleurer chez Richelieu.
Celui-ci, grand admirateur des Jésuites, et spécialement de leur pédagogie, n'ignorant nullement le secret de leurs succès, comprit qu'au goût du roi c'était un vrai écolier qu'il fallait[14]. Il le fallait joli, fantasque, vicieux, mais susceptible de réforme, tel que le roi entreprît de le castoyer et de le refaire. Son ami d'Effiat, en mourant, avait laissé un enfant charmant, le jeune Cinq-Mars, et une fille qui épousa la Meilleraye, parent de Richelieu. Cinq-Mars était presque allié de celui-ci. Il arrivait à dix-sept ans. Il allait porter l'épée et entrer dans les grades. Nouvel amusement pour le roi, né caporal, et qui ne parlait que de soldats, même à mademoiselle de Hautefort. La vive demoiselle endurait cet excès d'ennui assez patiemment. Mais combien mieux le roi pouvait-il parler d'armes, de chasse et de tout à un jeune militaire! Donc, le cardinal le lança, bien instruit, bien stylé, pour observer le roi d'abord, et peu à peu pour lui plaire s'il pouvait.
Le roi vit bien venir la chose, et, trouvant cet enfant qui dormait ou faisait semblant dans les coins des appartements, il devina qu'il dormait pour le cardinal, pour écouter et rapporter. Cela même lui donna pitié de la jeune âme qu'on corrompait ainsi, et qui, logeant dans ce beau corps, devait être mieux douée de Dieu, appelée par lui à autre chose. De là une tentation naturelle de convertir Cinq-Mars et d'en faire un honnête garçon, un parfait gentilhomme. Il était tard. Car l'étourdi était déjà fort engagé dans la jeune société noble du temps, le monde du Marais, comme on disait, autrement dit des élégants, des esprits forts, des gens qui ne croyaient à rien et ne se gênaient guère.
Cette préoccupation du roi commence vers juin 1639 au siége d'Hesdin, où mademoiselle de Hautefort n'avait pu venir. Il y prit habitude d'avoir toujours là Cinq-Mars pour le prêcher. Et voilà qu'il ne pouvait plus s'en passer. À la moindre absence, il criait: «Où est Cinq-Mars?» Richelieu usa sur-le-champ de cette première fleur de passion. L'enfant gâté dit qu'il aimait le roi, mais voulait être seul, c'est-à-dire qu'il n'aimât plus la Hautefort. Cela promis, ce ne fut plus assez. Pria-t-il? pleura-t-il? On ne sait; mais le roi, pour l'apaiser, eut la faiblesse de promettre qu'il la chasserait de la cour. Chose plus facile à promettre qu'à faire. Car nulle précaution n'y servit; elle se mit, malgré tous les ordres, sur le passage du roi, et fit rougir le pauvre Sire.
Le cardinal, vainqueur, ayant un si bon instrument, et sachant que ces choses-là durent peu, poussait son petit homme au grand galop. Il l'engageait à exiger, faire le difficile et se faire valoir. Le roi, ayant voulu lui donner la place qu'avaient eue Saint-Simon, Baradas, le jeune insolent dit: «C'était bon pour eux, de petits gentilhommes.» Il fallut que le roi négociât avec le vieux M. de Bellegarde pour satisfaire sa volonté, qui fut d'abord d'être grand écuyer. Dans la langue de cour, ce petit polisson fut appelé Monsieur le Grand.
Louis XIII avait jusque-là paru un homme sec, mais assez raisonnable. Il avait eu deux lueurs poétiques, l'apparition première de mademoiselle de Hautefort et la transfiguration de Lafayette. Mouvements excusables de cœur, courts élans de jeunesse dans un homme né vieux, mais enfin tout cela était d'humanité, de nature, donc non ridicule. Un côté de son caractère qui l'était davantage, c'est qu'il avait du temps pour tout, sauf pour la royauté. Il écrivait des plans de campagne, envoyait de petits articles à la Gazette de France, faisait de petits airs et des chansons en bouts rimés. Son extrême désœuvrement lui donna parfois des curiosités peu royales, celle, par exemple, d'apprendre la cuisine; il prit des leçons pour savoir larder.
Pauvretés, ennui, innocence. L'excuse, c'était Richelieu, un autre roi, qui, en le consultant toujours avec respect, n'eût pas souffert qu'il fît rien de sérieux.
Ce qui le mit plus bas que sa lardoire, ce fut son radotage pour un enfant qui se moquait de lui. Il donna là des signes d'imbécillité caduque, à quarante ans. Les froideurs de Cinq-Mars, ses rebuffades, un simple oubli d'écrire dans les absences, faisaient pleurer le roi. Mais, quand on voit ses lettres à Richelieu pour faire chapitrer l'écolier, lettres si pesantes et si sottes, on est du parti de l'enfant, on trouve qu'à bon droit il fuyait l'éternelle gronderie et plus encore les burlesques tendresses de son royal Jésuite. Mieux valaient les verges et le fouet.
Il échappait tant qu'il pouvait. Parfois, aux antichambres, ce garçon, que le roi eût voulu maréchal de France, passait le temps à lire le roman de Cyrus avec les valets. Parfois, la nuit, il se sauvait de Saint-Germain, galopait à Paris, au quartier élégant, à la place Royale, dans les belles ruelles et les conversations galantes. On l'y travaillait fort. Les dames politiques n'épargnaient rien pour le gâter, lui brouiller la cervelle, le rendre fou et traître. L'intrigante Marie de Gonzague en faisait son Petit Jean de Saintré, et par le roman le menait à l'histoire (la plus triste). Le roi avait beau le tenir, le garder, le coucher dans son lit, avec lui; il fuyait, s'évanouissait.
Cependant l'influence occulte se révéla. Il ne se tint pas satisfait d'un grand titre ni de la faveur. Il prétendit avoir part aux affaires. Richelieu fut bien étonné lorsque, le roi tenant conseil chez lui (il était malade à Rueil), Cinq-Mars resta, siégea. Le cardinal refusa de parler devant lui, et le lendemain le tança fort de son outrecuidance. Mais ceux qui menaient le jeune homme, loin de reculer, avancèrent, lui firent demander... quoi? un bijou? une armée! et dans le moment le plus difficile pour secourir notre camp d'Arras, menacé par les Espagnols. Le roi était si faible, que, sans Richelieu, il cédait. Du moins il lui donna à conduire le corps des volontaires, toute la jeune noblesse de France. Il eut un cheval tué, se crut Alexandre le Grand. Le roi ne souffrit plus qu'il se hasardât davantage.
Les Espagnols battus regagnaient par l'intrigue ce que perdaient leurs armes. La ligue universelle des femmes était pour eux. Marie de Médicis en Angleterre, aux Pays-Bas, la Chevreuse à Madrid, à Londres, les filles d'Henri IV, Henriette, Christine, ne travaillaient pas seules. Le duc de Lorraine avait épousé (sa femme vivant encore) une Italo-Flamande, qui le mena aux genoux du roi pour rentrer chez lui et trahir. Le jeune Guise, archevêque de Reims, un brillant duelliste, s'était marié deux ou trois fois, et suivait la sagesse de la Palatine. Le duc de Bouillon, longtemps général de Hollande, et qui passait pour une forte tête, ayant vieilli dans les affaires, avait épousé sur le tard une catholique qui le fit catholique, le jeta dans tous les casse-cous.
En 1641, la partie fut liée à merveille. Madame de Bouillon fit de son vieux mari goutteux le centre, la clef de voûte d'une ligue universelle. L'Empereur fournit des troupes, et l'Espagne en promit. Mais, pour donner à l'invasion étrangère un air national, un prince du sang, le comte de Soissons, réfugié chez Bouillon, prit le commandement de l'armée. Les émigrés français, de tout parti, devaient partir de Londres et faire une descente en France. Il leur semblait faire la guerre à coup sûr, ayant Paris d'avance où le jeune Gondi eût surpris la Bastille, ayant la cour, les vœux de la reine, ayant le cabinet du roi et son secret par son enfant gâté, Cinq-Mars, à qui il disait tout. L'armée même que Richelieu leur opposait était en grande partie pour eux. L'armée, la France, tout le monde était gagné par le mot séducteur que l'ennemi avait mis sur son drapeau: La paix.
Richelieu, en si grand péril, fit d'abord procéder le Parlement contre Guise et Bouillon. Soissons étant prince du sang, on ne pouvait le juger, mais bien le faire tuer. Le dévot et scrupuleux Dunoyer, homme très-discret, se chargea, dit-on, de négocier l'affaire. Il partit, emporta une forte somme pour payer l'assassin.
Des deux côtés, les choses se passèrent comme on pouvait le prévoir. Soissons battit sans peine une armée qui voulait être battue. Mais, d'autre part, pendant que ce vainqueur, autre Gustave-Adolphe, regardait la déroute, il lui advint comme à Gustave, il fut frappé à mort sans que l'on sût par qui (6 juillet 1641).
Jamais mort d'homme n'eut un plus grand effet. Le général français étant tué, l'affaire changeait de caractère; elle reparaissait tout à fait étrangère, c'était une invasion, et elle manquait. Sept mille impériaux pour conquérir la France, ce n'était pas assez. Les Espagnols n'arrivaient pas. Et la descente des émigrés de Londres ne se fit pas non plus. Bref, Bouillon demanda pardon, et jura au roi une fidélité éternelle. Richelieu fit semblant d'y croire, et, pour l'éloigner de France, lui promit le commandement de l'armée d'Italie.
Il savait tout. Il les avait tous sous la main, et, s'il ne frappait pas, c'est qu'il n'y avait guère de témoins ni de preuves. Tous s'entendaient et tous étaient coupables. Le roi même l'était en un sens, par ses plaintes, ses protestations d'être excédé de Richelieu.
Cinq-Mars était dans l'affaire de Soissons. La reine en était-elle[15]? On ne peut en douter quand on voit la subite, la violente irritation que Richelieu montra alors contre elle, et que n'explique aucun auteur du temps. Il fit écrire (et écrivit, dit-on) la pièce de Mirame, pleine d'allusions à la situation, à sa victoire sur tous ses ennemis, insultante surtout pour la reine qu'on y reconnaissait dans mille traits injurieux. Il avait bâti tout exprès, au Palais-Cardinal, un théâtre qui ouvrit par Mirame, et qui resta le Théâtre-Français.
La reine y assista, la cour y assista, et personne n'osait y manquer. On subit le ministre, mais on punit l'auteur. Un silence de glace, un ennui calculé, lui revinrent de toute la salle et le morfondirent dans sa loge. On traita le malade comme étant mort déjà. Il sentit le froid du linceul, frissonna dans sa bière. Supplice inouï et cruel pour une âme brûlante, affamée d'immortalité: on affecta de l'oublier vivant.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XV
CONSPIRATION DE CINQ-MARS ET DE THOU
1642
Les choses inclinaient vers leur terme (janvier 1642). Le cardinal était toujours malade, mais le roi beaucoup plus. Les médecins ne lui donnaient pas six mois à vivre. Pour une solution si prochaine, chacun songeait à se pourvoir.
C'était fait des ménagements. Richelieu fit exclure Cinq-Mars de tout conseil, et engagea le roi à retirer le Dauphin des mains de la reine. Laisser le roi futur dans une main espagnole, c'était risquer de revoir l'étranger régner encore au Louvre, comme Henri V aux temps de Charles VI.
Le très-intelligent Fontrailles, notre auteur principal ici, assure que la reine en péril désirait qu'il y eût un complot[16], et y contribuait de son mieux, ne pouvant qu'y gagner, quel que fût celui qui pérît, Richelieu ou Gaston, l'un ou l'autre de ceux qui pouvaient à la mort du roi lui ôter la régence.
Était-elle capable d'un si grand machiavélisme? Par elle-même? Non, mais peut-être par la Chevreuse, qui lui donna alors un homme à elle, non pas pour conspirer, mais pour lier entre elles les conspirations différentes, s'entremettre de l'une à l'autre, et, du moins indirectement, pousser à l'action.
Bouillon, pardonné, exilé au généralat d'Italie, était plus que jamais poussé par sa femme orgueilleuse à se venger de Richelieu.
Cinq-Mars, chassé par lui du conseil, et avec outrage, pleurait et sanglotait, ne songeait qu'à le faire tuer.
Gaston allait être emmené par Richelieu à la guerre du Midi, mais sans emploi, sans titre. Il disait à Fontrailles: «Ne le tuera-t-on pas?»—On lui répondait: «Oui, devant vous, sur votre ordre, mais non autrement.»
Il n'était pas jusqu'au roi qui ne parût contre lui. Il ne cessait de dire qu'il voudrait s'en défaire. Mot équivoque, traduit diversement. À tout ce qu'on disait, il n'objectait qu'une chose: «Comment le renvoyer? Il est maître de tout...—Mais, Sire, on le tuera...—Un prêtre! un cardinal!... Je serais excommunié!»—À quoi un de ses mousquetaires, Troisville (homme estimé qui fut plus tard de Port-Royal), répondait en riant: «Ordonnez seulement, laissez-moi faire... Je m'en irai à Rome, où j'aurai mon absolution.»
L'homme de la Chevreuse, qui devint celui de la reine, l'intermédiaire des mécontents et le trait d'union des partis, était un homme de mérite, au fond sans importance, mais parent du duc de Bouillon, familier de Cinq-Mars, lié avec Fontrailles et les hommes de Monsieur.
Auguste de Thou, fils de l'illustre historien, était jeune, candide, dévoué, honnête, non sans élévation, et l'on s'étonne de le rencontrer avec ces gens-là. C'était un savant, comme son père; il était conseiller et bibliothécaire du roi, mais, de plus, intendant d'armée, ce qui le mêla aux grands seigneurs, à la jeune noblesse, avec qui volontiers il s'exposait en amateur. De nature tendre et généreux, il ne recula point devant l'occasion romanesque de se hasarder «pour une grande reine,» si malheureuse, à qui on voulait ôter ses enfants. Il lia Cinq-Mars et Bouillon, jusque-là sans rapport, alla, vint, s'entremit, porta de l'un à l'autre des paroles, des propositions.
De Thou n'était nullement intéressé, point ambitieux. Mais c'était un homme déclassé, hors de tout, hors de la robe sans être de l'épée, n'ayant le pied ferme nulle part. Il était fils de l'impartialité historique et de l'indécision. Lui-même, s'il était quelque chose, il était l'agitation même. Ses amis l'appelaient en riant: «Votre inquiétude.»
Ce n'est pas un tel homme qui pouvait penser à un assassinat. Que voulait-il? Rien que sauver la reine, finir la guerre européenne. Or, on croyait à tort que la guerre, c'était Richelieu, que l'Espagne voulait la paix.
La paix! quelle belle parole! dit Jean Gerson, comme elle emplit la bouche de miel!... Il faut se souvenir des terribles malheurs qui avaient dépeuplé des provinces entières. Cinq cent mille hommes étaient morts de misère en Lorraine et au Rhin. C'était le tour de la France du Nord. Les familles les plus honorables (et c'étaient les parlementaires, la bonne bourgeoisie) ressentaient cette douleur. Des femmes charmantes, excellentes, femmes de présidents, de simples conseillers, se réunirent bientôt autour d'un petit homme (resté si grand), Vincent de Paul, et elles envoyaient quelques secours, hélas! bien peu de chose, une goutte d'eau sur un grand incendie. La paix seule pouvait atténuer ces maux. Mais pouvait-on la faire? C'était la question.
Telle fut l'illusion de de Thou et d'autres parlementaires. Je ne leur reproche rien. Quoique leur conduite ait été tantôt coupable et tantôt ridicule, je comprends leur fluctuation. Ils ne sentirent pas assez, sans doute, que la France eût péri sans cette violente dictature, qu'elle eût été engloutie par Waldstein, puis par les menus brigands, les Gallas et les Jean de Werth; ils ne virent pas que Richelieu, malheureux à la guerre, nous aguerrit pourtant et prépara Rocroy. D'autre part, quand on sait, par l'horrible affaire de Loudun, la force et la furie que les tyrannies secondaires déployaient avec les pouvoirs de la grande tyrannie centrale, on excuse les parlementaires d'avoir (sans droit, sans mission, n'importe) tenté de suppléer les garanties publiques qui n'existèrent jamais dans ce misérable pays.
Pour revenir, le pauvre de Thou se vit mené plus loin qu'il ne croyait. Les hommes de Gaston, spécialement Fontrailles, homme d'esprit, sans conscience, un furieux bossu, dont Richelieu s'était moqué, organisaient deux choses. D'abord, le cardinal devant suivre le roi qui partait pour la guerre d'Espagne, il fut réglé qu'on le tuerait à Lyon; Gaston devait y aller tout exprès, et, brave cette fois, donner lui-même le signal. Mais Richelieu tué, restaient ses hommes et ses parents, tant de gens qu'il avait placés, les Brézé, les la Meilleraye, les Chavigny, en tête les Condé, dont le fils venait d'épouser sa nièce. Les grands militaires de l'époque, Guébriant, Harcourt, Fabert, Gassion, tenaient personnellement à Richelieu, et se seraient ralliés aux Condés pour faire face à Gaston. Celui-ci, méprisé, n'avait pas grande chance hors de l'assistance étrangère. M. de Bouillon l'exigeait, Fontrailles tira de Gaston une lettre où il s'engageait à faire livrer aux Espagnols une place forte (c'était Sedan) pour les enhardir à entrer en France. La reine ne donna point de lettre, ne signa rien, resta derrière.
Les Espagnols hésitaient fort, pour cette raison. Ils voyaient la régence qui allait leur venir par Anne d'Autriche. Avaient-ils besoin de Gaston? Et, s'il réussissait par eux, ne publierait-il pas sa secrète protestation pour détrôner le fils de leur infante? Cependant les succès de Richelieu en Allemagne, une bataille qu'il gagna sur le Rhin, le voyage du roi pour prendre Perpignan, le Roussillon, la Catalogne, les décidèrent, et le traité se fit. Ils promirent secours à Gaston (mars 1642).
Comment de Thou resta-t-il dans l'affaire lorsqu'elle devenait si criminelle? Une lettre qu'il écrivit à sa mort nous le fait deviner. Il était alors amoureux d'une dame très-aimée de la reine, jolie petite princesse à tête légère, madame de Guémené. Elle était janséniste, et refusait tout à de Thou. Il était roux, il était homme de robe, etc. Elle fut vertueuse pour lui, mais non pour Retz. Elle prodigua au prêtre libertin (et fort laid) ce qu'elle avait refusé à l'amour, au culte d'un homme supérieur qui, dans un meilleur temps, eût été peut-être un grand homme, qui avait mis son idéal en elle, et dont elle fut la suprême pensée.
Ce fut, je crois, le vain espoir de fléchir les rigueurs de cette cruelle qui aveugla de Thou, lui cacha l'énormité de sa faute, et le rendit, non pas témoin seulement, comme on a dit, mais acteur très-actif dans cette affaire coupable qu'il croyait celle de la reine.
Gaston, à son ordinaire, manqua de parole. Les conjurés l'attendaient à Lyon; il resta à Blois. Les deux malades, le roi en avant, le cardinal derrière à quelques lieues, continuèrent d'avancer au Midi. Mais, à Narbonne, le dernier, craignant, sur les rapports qu'il recevait, que le roi ne permît sa mort, dit ne pouvoir aller plus loin. Son incertitude était grande; tout en se disant incapable de bouger, il partit de Narbonne sans trop savoir où il irait. Le gouverneur de Provence le reçut dans un abri sûr, au château de Tarascon, d'où il pouvait toujours s'embarquer et gagner la mer, puis, en tournant l'Espagne, aller s'enfermer à Brouage qu'il avait fortifié. Dans sa mortelle inquiétude, il fit prier le prince d'Orange d'intercéder pour lui, et fit dire au vaillant colonel Gassion que le moment venait où il faudrait qu'on se déclarât, qu'on distinguât ses amis de ses ennemis.
Le roi n'était pourtant nullement décidé contre lui. L'impertinence de Cinq-Mars, qui bravait, démentait les meilleurs officiers, provoqua une explosion. Le roi lui dit: «Je vous vomis.» Souvent il lui ferma sa porte. Une défaite éprouvée dans le Nord, qui jeta la panique jusqu'à Paris, fit vivement sentir l'absence de Richelieu.
Cependant le roi semblait si malade, qu'on se croyait au moment décisif. De Thou, qui était à l'armée, pensa qu'il était bon que la reine s'assurât des chefs, et, comme il était difficile de deviner de loin quelles conditions ils feraient, il la priait de lui envoyer des blancs seings qu'il pût remplir selon les circonstances. Elle l'aurait fait étourdiment. Brienne se donne l'honneur de l'en avoir empêchée. Je crois qu'auprès de Richelieu même elle eut un autre conseiller qui la renseigna et la dirigea. Mazarin très-probablement. Il put lui faire entendre que les choses n'en étaient pas où on le lui disait, que le roi vivait, que Richelieu vivait et tenait encore les armées, que le danger, d'ailleurs, de la future régente, était Gaston bien plus que Richelieu, que Gaston se noyait dans une entreprise manquée, qu'au lieu de se lier à lui il fallait l'enfoncer plutôt et aider au naufrage.
Selon Fontrailles, selon Voiture et autres, ce fut la reine qui fit trouver le traité. Chavigny, sans le dire, fit un jour entendre la même chose.
Elle envoya un homme sûr au cardinal (dit Monglat), et, sans doute par cette voie, lui donna connaissance du traité. La paix se fit entre eux à ce prix. Elle garda ses enfants.
Le roi malade avait quitté le siége et était revenu à Narbonne quand l'homme de Richelieu, son ombre, Chavigny, vint le trouver et lui dévoila tout. Le roi saute au plancher. Quelle preuve cependant? Chavigny ne lui donnait pas le traité (comme on l'a dit à tort); il apportait seulement l'affirmation de Richelieu. Le roi hésitait fort. Il fallut que l'on s'adressât à sa conscience. Chavigny alla trouver le confesseur, le père Sirmond, le fit parler. Sirmond, le cas posé, décida qu'en un grand péril de l'État, un roi ne pouvait se dispenser d'agir préventivement, d'arrêter l'accusé.
Cinq-Mars eut un jour pour s'enfuir et n'en profita pas. En voyant Chavigny, il avait deviné sa perte. Il eut l'idée, à tout hasard, de le faire poignarder avant qu'il pût parler au roi. Mais déjà il était trop tard. Il aurait pu encore, en sautant à cheval, passer les portes de Narbonne. Mais il perdit la tête, et on eut le temps de les fermer.
On fit crier peine de mort pour qui cacherait Cinq-Mars. Une femme l'avait caché dans son lit même. Mais le mari alla le dénoncer. On arrête Cinq-Mars et de Thou. Ordre envoyé à l'armée d'Italie, où commandait Bouillon, pour l'arrêter et l'envoyer en France (13 juin 1642).
Ce qu'on craignait le plus, c'était que Gaston ne s'enfuît et qu'on n'eût pas son témoignage. Le roi, pour le tromper, lui écrivit que «c'était pour ses insolences» que Cinq-Mars était arrêté.
Richelieu était en péril peut-être autant que Cinq-Mars même. On voit, par ses notes écrites à Tarascon le 5 et le 7 juillet, qu'il faisait commencer le procès sans preuves ni témoins, donc sur la simple révélation verbale qui lui venait de la reine. Mais il ne pouvait avouer cette source. Il parle dans ces notes comme s'il eût deviné l'existence du traité. Il dit qu'il faut l'avoir, l'acheter à tout prix d'un confident de Gaston.
Avec un homme moins peureux que Gaston on n'eût rien obtenu, et Richelieu, n'ayant nulle pièce, eût été conspué, chassé pour calomnie, poursuivi à son tour. Mais Chavigny, qu'il lui envoya, le terrifia en assurant qu'on avait le traité, une copie du moins, «trouvée par des pêcheurs dans une barque échouée en Catalogne.» À lui, Gaston, de mériter sa grâce en délivrant l'original. C'est ce qu'il ne pouvait plus faire; dans sa peur, il l'avait brûlé. Mais il offrit d'y suppléer par la confession la plus complète; confession terrible, meurtrière, où il allait dire les péchés des autres, ne risquant pour lui que la honte; un fils de France ne peut aller en Grève.
Le roi avait comblé sa terreur en écrivant que, si sa confession était incomplète, on le poursuivrait avec des troupes et qu'on l'enfermerait; mais que, s'il disait tout, on le laisserait aller libre à Venise en lui faisant une pension.
Il parla tout au long, et chacun de ses mots tuait,—d'abord Cinq-Mars, Bouillon, Fontrailles, puis de Thou même.
La reine, sans le vouloir ni le savoir peut-être, en mettant Richelieu sur la voie de tout découvrir, avait perdu de Thou. Il fallait bien au moins une tête à la justice. Or Gaston ne pouvait périr. Bouillon, arrêté, eut sa grâce en livrant sa place, Sedan. Fontrailles était en fuite. Si le roi sauvait Cinq-Mars, un seul mourait: c'était de Thou.
Pour elle, elle n'avait rien à craindre. Elle pouvait dormir paisiblement, attendre la régence. On la croyait perdue. Madame de Lansac, que Richelieu avait faite gouvernante du Dauphin, vint triomphante le matin lui dire qu'on tenait Cinq-Mars et de Thou. Elle faisait la dormeuse entre ses rideaux. La Lansac les tira, mais la trouva fort calme. Elle connaissait bien de Thou, savait qu'il mourrait sans parler.
Quant à Gaston, ce qui aurait fait son supplice, c'eût été qu'on le mît en face de ceux qui s'étaient immolés pour lui et qu'il faisait périr. Mais les magistrats complaisants assurèrent qu'il n'y avait nul exemple qu'un fils de France fût confronté. On le fit venir à deux lieues de Lyon, et comme à la porte du tribunal, pour en tirer au besoin ce que demanderait le procès. Principal accusé, il ne figura que comme témoin, et ce témoin dispensa des pièces mêmes, puisqu'on n'avait que des copies, des chiffons de papier, et sans caractère authentique.
Cinq-Mars essaya de nier, et attesta Bouillon qu'il croyait loin. À l'instant même, on le lui présenta pour le démentir. On l'avait pris caché dans une meule de foin et amené à Lyon, où Mazarin lui conseilla en ami de faire comme Gaston, de se sauver par la lâcheté. Le roi lui laisserait sa tête et ne lui prendrait que Sedan.
De Thou montra du courage, mais il aurait plus honoré sa mort s'il eût moins chicané sa vie par des fins de non-recevoir de procureur. Il se retrancha trop habilement sur une chose fausse, qu'il avait eu une simple connaissance de la chose, n'avait pu trahir ses amis. En réalité, il avait agi, dirigé même, indiquant tous les rendez-vous, y conduisant les conjurés, les faisant entrer, sans entrer lui-même, et restant à la porte.
Amené, dit-on, devant Richelieu, il prétendit «avoir ordre du roi.» Nul écrit, à coup sûr; des paroles vagues, à la bonne heure.
De Thou fut bien jugé. Un cœur comme le sien ne pouvait manquer de le reconnaître. Lorsque Cinq-Mars et lui allèrent à la mort, leurs juges (dont était l'illustre Marca) étaient sur leur passage, et les condamnés les remercièrent de la juste sentence qui, lavés et purifiés, allait les envoyer à Dieu.
Cinq-Mars, si beau, si jeune, de Thou, si estimé jusque-là, si pur (moins une erreur), excitèrent dans la foule un intérêt extraordinaire. La maladresse d'un bourreau novice qu'on employa ajouta encore à l'émotion. Quand la tête de Cinq-Mars tomba, il s'éleva de toute la place un horrible cri de douleur. De Thou, manqué d'abord et très-cruellement égorgé, jeta la foule dans un accès de fureur frénétique. Des pierres volèrent sur l'échafaud. Ce bon peuple de France maudit cette justice qu'il appelait vengeance, et pleura amèrement les coupables qui l'avaient trahi.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XVI
ISOLEMENT ET MORT DE RICHELIEU—MORT DE LOUIS XIII
1642-1643
Richelieu avait fait lui-même sa dernière maladie. Par propreté galante, il avait supprimé un flux d'hémorrhoïdes, dérivatif utile de maux plus graves, qui le tenait en vie. Immédiatement un abcès parut à la main, au bras, d'autres ailleurs. Dès lors, rien n'y servit; il eut beau faire; il était mort.
De toute façon, Cinq-Mars l'avait tué. Son maître le haïssait désormais sans retour. L'auteur primitif du complot avait été le roi. Tout avait commencé par ses paroles imprudentes qui semblaient demander qu'on le délivrât de son ministre. Il avait été découvert par les aveux des accusés; et, lorsque, revenant au Nord, il lui fallut à Tarascon comparaître devant Richelieu, il y vint comme un accusé.
Malade, on le mit sur un lit en face du malade, et, quelque soin que prît le cardinal de le rassurer, de lui donner le change, ni l'un ni l'autre dès lors ne s'y trompa. C'étaient deux ennemis.
Le roi revint seul à Paris avec les mêmes hommes qui, même avant l'affaire Cinq-Mars, offraient, au premier ordre, de le défaire de Richelieu.
Dans ce triste château de Tarascon, plus tard fameux par les massacres, au bruit monotone du flot qui sanglote en passant, la petite cour du cardinal avait été un moment réduite à quatre hommes trop compromis pour le quitter vivant. Ses instruments d'abord et sous-ministres, Chavigny, Dunoyer, Mazarin. Le premier seul était bien sûr; seul il représentait, exécutait sa violente volonté. Dunoyer, le bœuf, le Jésuite, ne pouvait manquer tôt ou tard, par sa dévotion, de tourner à l'Espagne, c'est-à-dire à la reine; c'est ce qui arriva. Pour Mazarin, le plus douteux de tous, il avait bien servi pour espionner Cinq-Mars, pour faire parler Bouillon; il marchait droit sous l'œil du maître; mais son zèle apparent, son patelinage italien, son caressant baragouinage, n'inspiraient pas, comme on va voir, grande confiance à Richelieu.
Le quatrième personnage, sur lequel il faut s'arrêter, était un homme de vingt ans qui n'avait rien de jeune. Très-sinistre figure d'oiseau de proie, la plus bizarre du siècle. Point de front et nez de vautour; des yeux sauvages et fort brillants; rien d'homme, quelque chose de moins ou de plus, et d'une espèce différente. Animal féroce et docile, servile en ses débuts, plus servile à la fin. Ce personnage étrange, nourri par Richelieu dans sa ménagerie, va éclater dans l'histoire. C'est Condé.
Ces Condés étaient sombres et bas, et semblaient toujours inquiets. Frappant contraste avec les Condés d'autrefois, avec celui des guerres civiles, celui de la chanson (le Petit Homme tant joli, qui toujours chante et toujours rit...). Mais ceux-ci étaient contestés. On a vu la terrible affaire du père du grand Condé, né en prison d'une mère accusée d'empoisonnement. On le disait l'œuvre furtive d'un page gascon qui se sauva. Henri IV, sans enfant alors, fit réformer le jugement de la mère, prit le petit pour vrai Condé et lui fit sa fortune en lui donnant mademoiselle de Montmorency.
Les deux époux se détestaient. Il n'aimait pas les femmes; tous ses amours étaient dans l'Université de Bourges (Lenet). Cependant, quand il fut mis à la Bastille par le maréchal d'Ancre, il joua à sa femme le tour de dire qu'il ne pouvait se passer d'elle. Elle, glorieuse, mit son honneur à accepter, et elle s'enferma avec lui. Homme d'esprit, mais bas, sale, avare, portant sur le visage son âme d'usurier, il avait tout ce qu'il fallait pour éloigner une femme. Mais la prison, l'ennui, firent un miracle. Elle devint enceinte, et fit tout à sa ressemblance la très-jolie madame de Longueville, la future reine de la Fronde. Puis un garçon, cette figure crochue du grand Condé; enfin Conti, prêtre et bossu, que sa sœur fit général de Paris.
Les deux garçons naquirent amoureux de leur sœur. Condé, éperdument, jusqu'à lui passer tout, adopter ses amants, puis jusqu'à la haïr. Conti, sottement, servilement, se faisant son jouet, ne voyant rien que ce qu'elle lui faisait voir, dupé, moqué par ses rivaux. Condé le père maria son aîné, qu'on appelait alors Enghien, à une nièce du cardinal, croyant que le ministre allait à sa Bourgogne ajouter je ne sais combien de gouvernements, refaire en lui Charles le Téméraire. Il lui devait déjà la dépouille de son beau-frère, Montmorency, décapité. Puissance merveilleuse des maris sur les femmes. Condé dressa la sienne à faire sa cour au cardinal, à lui faire visiter, pour affaire et pour intérêt, les juges qui avaient envoyé son frère à la mort.
Le serviteur du grand Condé, Lenet, nous apprend que cette famille, si mendiante auprès de Richelieu, tâchait pourtant à tout hasard de se créer contre lui des moyens de résistance. De temps à autre, sous différents prétextes, ils ajoutaient aux fortifications d'une bonne place qu'ils avaient en Bourbonnais au carrefour des routes de quatre provinces. Madame la princesse, par tout moyen, attirait la noblesse à sa cour. Quand le petit prince monta à cheval, on ouvrit à portée de la résidence un marché de chevaux, pour que, sous ombre d'achats, les gentilshommes vinssent, montassent au château pour faire leurs hommages, devinssent clients de la maison.
L'enfant fut élevé d'une manière populaire et ambitieuse. On le mit au collége à Bourges, sous un Jésuite, parmi nombre d'enfants de gentilshommes qui s'attachèrent à lui. Il eut l'éducation variée, littéraire, que donnaient les Jésuites, sans fond moral, mais bien combinée pour l'effet; les langues, les exercices publics, des thèses où l'écolier brillait. Mais, après le collége, son père voulut encore qu'il sût un peu d'histoire, de mathématiques. On entendait par là surtout la fortification, l'art de l'ingénieur.
Son couronnement d'éducation fut d'être envoyé par son père pour tenir sa place en Bourgogne, pour s'informer de tout, et du militaire, et de la justice, pour caresser le Parlement.
Il fut du premier coup très-brave (campagne d'Arras, 1640). Son père voulait le pousser au commandement et lui faire avoir une armée. C'est pour cela surtout qu'il lui fit épouser malgré lui mademoiselle de Brézé. Il avait vingt ans, elle douze. Il fut très-dur pour elle, vivant à côté d'elle sans en tenir compte et tout à fait à part. En réalité, maladif (il fut un moment à la mort), ambitieux comme sa mère, avare comme son père, il visait de loin la grande héritière, mademoiselle de Montpensier, l'énorme fortune d'argent que feraient les biens d'Orléans par-dessus les biens des Condé et des Montmorency. Seulement le roi y consentirait-il? Ce jeune homme d'aspect si sauvage, mais excellent calculateur, trouva moyen d'aller au cœur du roi en s'associant à sa mère, à sa sœur, dans leur zèle pour les Carmélites. Il quêta pour leur faire avoir un reliquaire fort riche. Chose rare qu'un jeune militaire eût une dévotion si précoce.
Richelieu le voyait venir, et il en était indigné. Cette chasteté persévérante, ce divorce dans le mariage pour en préparer un plus riche, montraient en celui-ci un homme qui passerait son père. Il y avait là avarice, insolence, l'orgueil et la haine secrète qu'il avait sucés de sa mère, sœur de Montmorency. Quoi! le sang de Richelieu était-il donc si vil, qu'un prince d'une princerie fort douteuse dédaignât d'y mêler le sien? Qu'avait-elle fait, cette enfant innocente? Était-ce sa faute si elle était nièce du plus grand homme de l'Europe, et si le prévoyant ministre refusait d'armer les Condés de ces moyens de guerre civile dont tant de princes en notre histoire ont si cruellement abusé?
Les cardinaux sont protecteurs des trônes. Richelieu, comme cardinal, avait la prétention de ceux d'Espagne et d'Italie, qui passent devant les princes. Visité par la reine, il restait assis devant elle. La pourpre qu'il portait, lui et son frère, l'archevêque de Lyon, lui semblait l'égaler aux rois.
Haï de Richelieu et le lui rendant bien, Enghien eut pourtant la prudence de se garder de l'affaire de Cinq-Mars. Il ne varia pas, ne douta pas un moment de la victoire du cardinal, à ce point qu'il quitta le siége, laissa le roi et revint à Tarascon.
C'était s'offrir à Richelieu. Mais celui-ci n'en était pas moins envenimé. L'injure faite à son sang lui cuisait d'autant plus, qu'il se sentait mourir. Que serait-ce après lui si, lui vivant, on méprisait les siens? Il voulut à tout prix que le rang supérieur des cardinaux, admis par les Condés, les menât à avouer qu'il n'y avait point mésalliance du sang d'un cardinal au sang d'un prince. Pour la même raison, Enghien se réservait cette cause de divorce. Quand il passa à Lyon, il évita de voir l'archevêque, frère de Richelieu et cardinal, n'accepta pas la fête qu'il avait préparée, ne coucha pas chez lui. Richelieu, porté aux eaux de Bourbon, semblait près de sa fin. Il n'en fut que plus furieux, ne put se contenir; devant ses domestiques, «il jura si terriblement, qu'ils en eurent horreur.»
Le père d'Enghien, cependant, avait pris peur. Il envoie son fils demander pardon. Mais nul moyen d'apaiser le cardinal. Il en était à regretter Gaston. Il ne le laissa pas aller à Venise, lui fit dire qu'il pouvait rester à notre frontière de Savoie. Visiblement il aimait mieux son mortel ennemi que les Condés ingrats.
Enghien, désespéré, faisait sa cour à madame d'Aiguillon, la très-puissante nièce, la priait de dicter ce qu'il avait à faire. Elle lui dit: «Aimez votre femme.» Il obéit sur l'heure, vole à Paris, et aime. La petite femme fut enceinte.
Mais ce n'était pas tout. Il fallut boire le fond du vase, le plus amer. Richelieu ne le tint pas quitte qu'il n'allât faire excuse à Lyon au cardinal, et, pour mieux mater le jeune homme, le rancuneux ministre envoya son frère en Provence, afin que d'Enghien, qui courait après, eût tout le royaume à traverser.
Tel est le chemin de la gloire. À ce prix, d'Enghien espérait obtenir une armée. Mais on pouvait sans peine augurer qu'un jeune homme, chaste par avarice et servile par ambition, ne ménagerait rien, et que, s'il avait des succès, il en abuserait cruellement pour brouiller, troubler le royaume.
C'est dans ces pensées sombres que Richelieu revenait vers Paris, rapporté par ses gardes, revenait vers la mort. Il rapportait ce sentiment amer que le roi dont il avait tant honoré le règne était son plus grand ennemi, entouré de ses ennemis, et peut-être de ses assassins.
Le roi n'allait guère à Rueil, et Richelieu n'osait aller à Saint-Germain. Il voyait le roi entouré précisément des officiers qui avaient offert de le tuer à Lyon. Il priait, insistait, pour qu'on les éloignât, déclarant qu'autrement il ne pouvait entrer qu'avec ses propres gardes. Précaution fort raisonnable, mais que le roi trouvait injurieuse. Longue fut cette négociation. Elle fut poussée à bout par l'insistance de Chavigny, que le roi n'aimait pas, mais que dès lors il prit en grippe, et qui décidément, comme on verra, fut perdu pour tout l'avenir.
Chavigny, fils de Bouthilier et d'une mère aimée de Richelieu, passait pour fils du cardinal, et il était la seule personne à qui il se fiât. Il le méritait en réalité, l'ayant servi en ce dernier moment, comme il avait besoin de l'être, avec un âpre dévouement, sans réserve, sans considération de l'avenir ni de sa fortune. Richelieu le croyait un grand esprit, «et le plus grand du monde,» dit Tallemant. En réalité, c'est lui qui lui donna le conseil de ménager Gaston, de le garder contre la reine et les Condés, de le retenir à portée pour pouvoir, au jour nécessaire, les neutraliser les uns par les autres.
Quant à Mazarin, le rusé s'est posé, donné à l'histoire comme l'élève chéri de Richelieu, une espèce de fils adoptif. Le croire serait faire peu d'honneur à la pénétration du grand ministre, à son expérience des hommes. Il voyait, comprenait très-bien où visait cette glissante couleuvre dans ses douces ondulations et son frétillement. Mais il était tellement seul! Il ne voyait guère mieux autour de lui. Il flottait entre deux pensées, l'éloigner, l'employer. Parfois il voulait l'envoyer au pape, le tenir hors de France; il demanda aux commis de la marine s'il y avait un vaisseau prêt. «Pas encore, mais bientôt,» dirent-ils.
D'autre part, le sachant si lâche, il crut le gouverner encore après sa mort, et le tenir par Chavigny. Il voyait celui-ci antipathique au roi, et pensait que peut-être, Mazarin (créé par Chavigny) lui demeurant uni, l'un ferait passer l'autre, que l'Italien compenserait la roideur du Français par ses grâces et par sa bassesse.
Dans les instructions qu'il laissait par écrit au roi, et où il lui formait son conseil, il y donna place à Mazarin, mais en réalité Chavigny aurait dominé, ayant deux voix, celle de son père Bouthilier et la sienne. On pouvait croire que l'homme de travail, l'universel commis, Dunoyer, qui faisait la grosse besogne dans une docilité servile, continuerait de labourer sous Chavigny et Mazarin, qui, ayant besoin l'un de l'autre, continueraient d'ensemble la pensée de Richelieu.
Voilà tout ce que le mourant put prévoir, arranger dans l'intérêt public. Il ne lui restait plus qu'à s'acquitter de la grande et commune fonction humaine. Il s'en tira fort honorablement, mourut d'une manière conséquente à sa vie, en théologien catholique et en controversiste, faisant honneur à ses livres (qu'il aimait plus que chose au monde) par la fermeté de sa foi. Assisté du curé de Saint-Eustache, qui l'engageait à pardonner à ses ennemis, il dit cette parole noble et, je crois, vraie: «Je n'en eus pas d'autres que les ennemis de l'État.»
Que ses actes le jugent. Ne nous amusons pas à ces portraits où, pour concentrer les grands traits, on fait abstraction des détails nombreux et complexes où est justement la vie propre, l'intime individu. Encore moins nous jetterons-nous dans les vagues comparaisons qui obscurcissent en voulant éclaircir. Richelieu, quoiqu'on l'ai tant dit, ne ressemble guère à Louis XI. Et combien moins au dernier roi de France qu'on appelle la Convention!
Qu'il ait eu un génie systématique et centralisateur, cela est vrai. Moins pourtant qu'on n'a dit, car ce qu'il fit de plus grand dans ce sens (la création des intendants), cela, dis-je, se fit le lendemain de l'invasion, sous l'empire d'un besoin pressant, non d'après une idée préméditée. Celle-ci même était contraire à celle que Richelieu essayait de faire prévaloir depuis plusieurs années (la levée de l'impôt par les élus).
En cela, comme en bien d'autres choses, il fit toute autre chose que ce qu'il avait projeté. Mais la grandeur visible de son âme et de sa forte volonté, l'immensité de son labeur, la dignité sinistre de sa fière attitude, couvraient, sauvaient les sinuosités, les misères infinies de ces contradictions fatales.
Le premier homme d'un mauvais temps ne peut guère être que mauvais. En celui-ci, il y eut des laideurs, des caricatures, le prêtre cavalier, les ridicules d'un pédant de Sorbonne, d'un rimeur pitoyable; plus, des échappées libertines, communes chez les prélats d'alors, mais plus choquantes dans un homme d'un si terrible sérieux.
Il eut des âcretés de prêtre. Il eut, comme politique, des furies de joueur acharné à gagner quand même, qui met sa vie sur une carte, la vie des autres aussi. Et cependant fut-il vraiment cruel? Rien ne l'indique. Les quarante condamnés qui périrent sous lui, en vingt ans, furent mal jugés sans doute (comme on l'était alors, par des commissions), mais n'en étaient pas moins coupables, et la plupart étaient des traîtres qui nous livraient à l'étranger.
Il ne pardonna guère. Mais il n'eût pardonné qu'aux dépens de la France.
Il aimait fort ceux qu'il aimait. Il n'oublia jamais un bienfait, et il n'y eut jamais un meilleur ami. Même à l'égard de ceux qu'il n'aimait pas, il essayait parfois de se dominer à force de justice. Fontenelle cite de lui un fait très-beau et curieux.
Richelieu, comme auteur, avait une misérable jalousie de Corneille, et, comme politique (on l'a vu), il avait reçu de lui, au jour de ses revers, le plus sensible coup, l'Espagne glorifiée par le Cid.
Toutes les pièces de Corneille semblaient des dénonciations indirectes de guerre au tout-puissant ministre. Il le pensionnait cependant et le recevait même. Un jour, il le voit arriver d'un air fort abattu, triste, rêveur. «Vous travaillez, Corneille?—Hélas! je ne puis plus, monseigneur. Je suis amoureux.» Et il explique qu'il aime, mais une personne si haut, si haut placée, qu'il n'a aucun espoir. «Et qui encore?—La fille d'un lieutenant général (des finances) de la ville d'Andely.»
«N'est-ce que cela?» dit Richelieu. C'était justement le moment où l'on venait de jouer Cinna. Richelieu prit l'âme d'Auguste. Il fit écrire au père de venir sur l'heure à Paris. Le bonhomme, étonné, effrayé, se présente. Et le ministre lui fait honte de refuser sa fille au grand Corneille. Celui-ci fut marié de la main de son ennemi.
Il mourut tellement redouté, qu'on n'osait nulle part dire qu'il fût mort, même dans les pays étrangers (Monglat). On aurait craint que, par dépit, par un terrible effort de volonté, il ne s'avisât de revenir.
Le roi le haïssait. Et il eut même, à sa dernière visite où Richelieu mourant lui renouvela le don du Palais-Cardinal, l'indignité de s'en emparer sur-le-champ et d'y mettre ses gardes. Et, avec tout cela, il lui obéit de point en point après sa mort, refusant tout aux prisonniers, aux exilés, si durement, que, madame de Vendôme priant pour son mari, il lui dit: «Si vous n'étiez femme, je vous mettrais à la Bastille.»
De toutes les personnes persécutées, la plus suspecte au roi, c'était la reine. Des trois ministres, Dunoyer, Mazarin, Chavigny, le premier se crut fort par les prédilections dévotes du roi pour sa dévotion; il commença à travailler sourdement pour la reine. Il comptait arriver par elle à l'archevêché de Paris. Cela le perdit près du roi, qui le traita si mal, qu'il lui fallut demander sa retraite.
Mazarin, Chavigny, ne se maintinrent qu'en paraissant très-contraires à la reine. Monsieur, flétri naguère, déclaré incapable de toute charge et mal voulu du roi, n'eût pu songer à la régence.
Ils dirent au roi habilement que, si on la faisait régente, il fallait la lier et la subordonner, lui mettre sur la tête un conseil souverain, et non destituable: Monsieur, Condé, Mazarin, et le père et le fils, Bouthilier, Chavigny. Tout se déciderait à la pluralité des voix. Le tout, ordonné par le roi, formulé en déclaration, enregistré au Parlement.
Mais, en même temps, Mazarin faisait dire à la reine, par le nonce Grimaldi, que cette ordonnance, si sévère pour elle, en réalité la sauvait, lui assurait le point essentiel: que son mari mourant ne l'écartât pas de la régence, parût l'en juger digne. Avec cela, elle allait être maîtresse et ferait ce qu'elle voudrait.
Le flot montait si fort pour elle, que le roi, vers la fin, n'eut plus la force de soutenir la digue. Les prisonniers sortirent, les exilés revinrent, toute la vieille cabale à la file. On fit scrupule au mourant de persister jusqu'à la fin.
Tout d'ailleurs le fuyait, lui échappait. Enghien, à qui il venait de donner la grande armée du Nord, s'offre secrètement à la reine. À Saint-Germain et à Paris, on travaille pour elle les gardes suisses et les gardes françaises. On lui offre d'occuper le Palais avant même que le roi expire, de crainte que Monsieur n'y soit le premier. Quand le roi enfin meurt (14 mai 1643), le château où il meurt est déjà à la reine, et le Parlement, et la ville. Le roi femelle occupe tout.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XVII
LOUIS XIV—ENGHIEN—BATAILLE DE ROCROY
1643
La régente espagnole ouvre son règne de quinze ans par un chemin de fleurs. Ce peuple singulier, qui parle tant de loi salique, est tout heureux de tomber en quenouille. Sans qu'on sache pourquoi ni comment cette étrangère est adorée.
Elle est femme et elle a souffert. Les cœurs sont attendris d'avance. Elle est faible. Chacun espère en profiter. Ce sera un règne galant. Mais où sera la préférence? Cette loterie d'amour autorise l'infini des rêves. Quel qu'il soit, le nouveau Concini ira plus loin que l'autre avec une Espagnole fort mûre qui va tourner à la dévotion, aux scrupules, à la fixité des attachements légitimes. Que sera-ce si elle finit par devenir fidèle, pour la ruine de la France?
En attendant, tout tourne à son profit. Les favoris du dernier règne, les Condés, gagnent une bataille à point pour elle, et font à Rocroy la brillante préface du règne emphatique de Louis XIV[17]. C'est l'enfant qui en a la gloire, c'est la sage régente. Heureuse reine qui gagne des batailles en berçant son fils?
Le jeune duc d'Enghien, nous l'avons vu, assez mal vers la fin avec Richelieu, avait, par sa dévotion, gagné le cœur de Louis XIII, celui du grand commis Dunoyer, si avant dans le parti dévot, qui, seul avec le roi, faisait le travail de la guerre. On avait tout l'hiver arrangé ce travail de manière à préparer une campagne au duc d'Enghien. Il en fut justement comme en 1638, où l'on avait grandi la Meilleraye à l'armée du Nord, en immolant Feuquières à l'armée de Lorraine. De même, cette fois, on mit toutes les forces à l'armée royale que menait Enghien. Aucun renfort à l'armée d'Allemagne, où Rantzau, Guébriant venaient de gagner des batailles, de sauver les Suédois, de résister aux efforts combinés des impériaux et Bavarois. La fameuse armée de Weimar, achetée par nous et si bien menée par Guébriant, s'usa, tomba à six mille hommes qui se maintinrent à grand'peine en Alsace.
Enghien eut seize mille fantassins, sept mille chevaux, surtout des mentors admirables, vieux soldats de Gustave-Adolphe. Le succès était vraisemblable. Il était nécessaire. C'était réellement la seule forte armée de la France, la seule qui la couvrît de l'ennemi.
La France, qu'on dit si incrédule, si sceptique et si positive, a pourtant toujours besoin d'un miracle, du miracle humain, le héros. Il lui faut adorer quelqu'un ou quelque chose qui lui semble au-dessus de l'homme. Nous avons déjà, pour François de Guise à Metz et à Calais, observé la fabrique, les recettes pour faire des héros. Quand ce royaume énorme, qui s'est fait de douze royaumes, centralise sa force pour un général favori, il ne peut guère manquer de frapper un grand coup. Le miracle se fait.
Un héros est tombé du ciel. Le peuple est à genoux.
Si un malencontreux critique cherche les cordes et les machines qui, par derrière, ont aidé au miracle, c'est un envieux, un dénigreur; on lui en sait très-mauvais gré.
Lisez le grand Bossuet, lisez l'historien de famille, l'homme d'affaires des Condé, Lenet, vous verrez qu'Enghien seul nous fit la victoire de Rocroy. Lenet craint tellement que ses lieutenants y aient la moindre part, qu'il les note en passant de stigmates fâcheux. Il voudrait flétrir même la probité de Gassion.
Nous avons ailleurs heureusement des sources plus sûres, des détails plus exacts, plus dignes de l'histoire.
Les Espagnols, sachant le roi à l'extrémité, crurent que le moment était bon, laissèrent là la Hollande, et, ramassant toutes leurs forces sous deux excellents généraux, D. Francisco de Mello et le vieux comte de Fontaine, firent mine d'entrer en Picardie, mais tournèrent, percèrent les Ardennes, enveloppèrent Rocroy.
Le roi et Dunoyer, qui devaient mêler à tout leur médiocrité, avaient eu soin, en lançant le duc d'Enghien, de le paralyser. Ils lui avaient adjoint un sage général (frère de Vitry, qui tua l'Ancre), camarade fort aimé du roi qu'il voulut faire maréchal avant sa mort, Hallier ou L'Hospital. Son sage conseil était qu'on s'affaiblît en mettant des secours dans cette méchante petite place, qu'on jetât là des gens pour les faire prendre, et qu'on évitât la bataille. On eût été ensuite poussé à reculons par l'Espagnol, qui, avançant toujours, ayant sur nous l'avantage de l'offensive, nous eût de proche en proche découragés, déconcertés, battus.
Un conseil fut tenu, et heureusement les maréchaux de camp qui avaient fait les guerres d'Allemagne et vu Gustave-Adolphe, le très-avisé Gassion, le ferme et fort Sirot, dirent qu'il fallait combattre.
Un mot de ces deux hommes. Lorsque le grand Gustave débarqua en Allemagne, le premier homme qu'il vit au rivage fut ce petit gascon, Gassion, qui venait se donner à lui. Il fut le plus ardent de tous les amoureux de ce géant qui ravissait les cœurs et les grandissait à sa taille.
Il plut fort à Gustave. «Va-t'en à Paris, lui dit-il, achète-moi des Français.» Gassion en ramena une centaine qui firent bonne figure au sublime moment de Leipzig.
Quant au Bourguignon Sirot, un peu vantard, quoique si brave, il contait volontiers qu'il avait fait le coup de pistolet avec trois rois, et même avec celui que personne n'osait regarder. Il avait mis, disait-il, une balle dans le chapeau de Gustave, ramassé ce chapeau que Gustave laissa derrière lui.
Richelieu, qui connaissait les hommes, prit à lui ces deux-ci, et en même temps un brave ivrogne allemand, le célèbre Rantzau, qui se ménageait peu et laissait un membre à chaque bataille.
Pour revenir, ces hommes d'expérience, et qui ne s'étonnaient de rien, comprirent que cette armée, comme ordinairement celles d'Espagne, n'était pas espagnole, sauf quelques milliers d'hommes, un petit bataillon. C'était un mélange italien, allemand, wallon, flamand. Ils insistèrent pour la bataille. Et le duc d'Enghien se mit avec eux. Un nouveau règne commençait, celui de la reine, point du tout amie des Condés. Il y avait à parier qu'on ne donnerait plus à celui-ci une occasion pareille. L'Hospital se trouva tout seul de son avis. Le roi, son protecteur, étant mort, son autorité n'était pas forte. Le maréchal d'hier eût eu mauvaise grâce de s'obstiner contre des gens qui avaient tant vu et tant fait.
Le roi avait laissé carte blanche à L'Hospital et au conseil du prince. Mourant, il avait eu, dit-on, pressentiment de la bataille. Il crut la voir. Il dit agonisant: «Ils sont aux mains. Enghien les bat... Apportez-moi mes pistolets.»
Il meurt le 14 mai. La bataille a lieu le 19.
Les Espagnols étaient fort tranquilles autour de Rocroy, leurs corps dispersés, et bien loin de croire que la France, malade et alitée sans doute avec le roi, vînt les déranger là. Du reste, ils étaient couverts de tous côtés par ces bois infinis de petits chênes qu'on appelle la forêt des Ardennes, et dont le triste Rocroy, sur sa basse colline, est une clairière peu étendue. Pour y venir, par où qu'on vienne, il faut arriver à la file par les étroites avenues de ces bois. Opération assez scabreuse. Gassion se la réserva, passa le premier avec quinze cents chevaux. Pendant que les Espagnols, un peu étonnés, s'appellent, se réunissent, Enghien passe, et tout passe, si bien que, quand l'armée d'Espagne se trouve enfin en ligne, la française lui fait vis-à-vis. Autre surprise pour eux. Ils avaient cru d'abord que Gassion venait seulement pour se jeter dans la place. Mais voici l'armée tout entière. On se canonne, on se salue (18 mai).
La nuit, un transfuge nous apprit que, le lendemain matin, les Espagnols, déjà plus forts que nous, recevraient de surcroît une petite armée de mille cavaliers, trois mille fantassins. Nouvel argument pour Gassion, et décisif pour la bataille.
Le 19, vers trois ou quatre heures, à l'aube, Enghien, fort gai, passa au front des troupes, n'ayant que sa cuirasse, sur la tête force plumes blanches. Pour mot d'ordre de la bataille, il donna son nom même, Enghien.
Les Espagnols ne bougeaient. Nous marchâmes. Et la bataille fut en un moment gagnée à la droite, perdue à la gauche.
À droite, Gassion et le duc marchèrent vers un petit rideau d'arbres où les Espagnols avaient caché mille mousquetaires pour nous fusiller en flanc quand nous irions à eux.
Gassion les tailla en pièces, et, ce bois bien purgé, tomba sur la cavalerie ennemie, enfonçant le premier rang, le renversant sur le second et mettant tout en fuite.
Grande tentation pour le prince d'imiter l'autre Enghien de Cérisoles, de se lancer à la poursuite. Gassion ne le permit pas, n'alla que bride en main, se rallia, se ramassa.
À l'autre aile, L'Hospital fut battu, blessé, son lieutenant pris, et, chose plus grave, notre canon aussi.
Cette aile paraissait si malade, qu'Enghien, qui vit de loin le désastre, envoya dire à la réserve que Sirot commandait de marcher au secours.
Le vieux soldat comprit que, s'il obéissait, si ses troupes venaient à la file, il ne ferait ajouter qu'au désastre et serait battu en détail. Il dit: «Il n'est pas temps.»
Un officier de cette aile battue vint pour la seconde fois ébranler Sirot: «Monsieur, la bataille est perdue... Retirons-nous...—Monsieur, rien n'est perdu. Car Sirot reste encore.»
À ce moment, l'ennemi fondit sur lui, le trouva tout entier et ferme. Sans reculer d'une semelle, il tint, étant bien sûr que Gassion venait.
Celui-ci, en effet, ayant terminé sa besogne, c'est-à-dire passé sur le corps de toute la fausse Espagne (l'infanterie d'autres nations), revint en face de Sirot, et chargea par derrière ceux qui le chargeaient par devant.
Ces vainqueurs de notre gauche furent vaincus à leur tour.
Restait la vraie Espagne, la fameuse infanterie, comme un gros hérisson de piques, où on ne mordait pas.
On y donna de tous côtés, et, pour l'entamer sûrement, on y fit sur un flanc une percée à coups de canon, par où on y entra. D. Francisco échappa. Mais le vieux comte de Fontaine, qui avait la goutte et qui se faisait porter ici et là dans sa chaise l'épée à la main, ne la posa pas, fut tué.
On ne fit pas la faute de Ravenne, où Gaston de Foix s'obstina à massacrer et périt. Nos Français, qui, dès ce jour, avaient pris l'avantage et pour jamais, respectèrent, admirèrent ces pauvres diables, qui avaient la mort dans le cœur.
L'infanterie française resta, reste la première du monde. Et cela indépendamment de ses généraux. Il y parut bientôt. Quiconque l'eut avec soi vainquit. Harcourt, un bon soldat et général passable, fut assez heureux pour battre Condé dès que celui-ci n'eut plus avec lui l'invincible infanterie. Dans la comédie de la Fronde, on vit, chose plus comique encore, Mazarin général et vainqueur de Turenne. L'espiègle avait volé l'épée de la France endormie.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XVIII
L'AVÉNEMENT DE MAZARIN
1643
Ce grand bonheur fit deux malheurs. Il créa un héros insatiable et insupportable, monté sur des échasses et prêt à tout tuer pour la moindre prétention d'orgueil ou d'intérêt. D'autre part, il glorifia l'avénement de Mazarin, il sacra le roi des fripons.
C'est une grande simplicité de croire qu'un événement aussi prévu que la mort du roi ait trouvé la reine au dépourvu, qu'elle n'ait su où donner de la tête, qu'elle ait sérieusement offert le pouvoir à celui-ci, à celui-là. Toute l'affaire était certainement réglée d'avance. Et par quoi? Par son indolence qui lui disait qu'un lit tout fait lui valait mieux pour s'allonger, dormir, qu'un arrangement nouveau qui l'obligerait de vouloir, de penser.
Elle voyait prêts à partir de Londres, de Bruxelles ou Madrid, je ne sais combien d'exilés, se disant tous martyrs de la cause de la reine, et venant exiger la couronne de ce martyre. Comment les satisfaire? Son oreille était tout ouverte à celui qui lui enseignait les douceurs de l'ingratitude.
Mazarin ici était admirable. Il a bien varié, mais jamais sur ce point. Son caractère offre la beauté d'un type bien soutenu qui ne se dément pas. Ingrat pour ses auteurs, Joseph et Chavigny qui le créèrent en France, il se tira d'affaire deux fois pendant la Fronde par le même moyen, ingrat pour Condé, puis pour Retz. Enfin il couronne sa vie par le plus fort, l'ingratitude pour la reine, sa vieille amoureuse.
Rappelons ses précédents. En 1631, il plut; Richelieu, en le présentant, fit valoir qu'il ressemblait à Buckingham. En 1639, réfugié et fixé en France, il fut favorisé, ce semble, au moins un moment. En 1642, il devint maître de la reine, après le traité d'Espagne, dit Tallemant, ce qui signifie, selon moi, quand il lui conseilla de révéler le traité, pour obtenir de garder ses enfants.
Les hommes de Richelieu, odieux et détestés, les Chavigny, les Bouthilier, se trouvaient impossibles. Mazarin était étranger, sans racine ici et prêt à partir dès qu'il aurait mis la reine au courant. Il faisait ses paquets. Bon moyen pour rester.
Mais que n'eût-on pas dit si l'on eût prévu Mazarin? La reine parut fort incertaine. Elle consulta beaucoup, hésita beaucoup, alla jusque dans l'Oratoire demander à Gondi, père de Retz, s'il voulait le ministère. En attendant, elle suivait les avis d'un simple, un vieux bonhomme d'évêque de Beauvais.
Une concurrence plus sérieuse pour Mazarin fut celle de la maison de Vendôme, de leur cadet Beaufort. Ce petit-fils de Gabrielle en avait la beauté. Il était jeune, brave, tout fleuri, en longs cheveux d'or, un Phébus Apollon. C'est celui qui bientôt sera le roi des halles, dont les poissardes raffolaient.
Facilité brillante pour le galimatias, éloquence grotesque, un torrent de non-sens. Il ne lui manquait rien pour charmer une sotte.
Femme avant tout et tendre, la reine eut un moment pour lui. Le jour même de l'avénement, elle l'avait près d'elle, et, pour faire retirer la foule qui l'étouffait, elle employa Beaufort, qui, pour son coup d'essai de maladresse, parla comme le maître de la maison, et se fit une affaire avec le vieux Condé. Ce fut encore à lui qu'elle se remit pour aviser à la sûreté du roi et l'amener à Paris dans ce moment douteux où elle pouvait craindre encore les tentatives du parti d'Orléans.
Donc, Beaufort, un moment, eut l'attitude et l'apparence du favori, du préféré. Deux choses l'empêchèrent d'en avoir le réel. D'abord, il fut conquis à grand bruit par Vénus, la Vénus effrontée du temps, madame de Montbazon, beauté superbe et colossale, qui reconnut bientôt les petits moyens de Beaufort, et dit partout que, pour les dames, cet innocent n'avait aucun danger. Moins jeune, Mazarin valait mieux. Mais il ne parut pas d'abord, et resta derrière le rideau jusqu'à ce que la reine fût régente absolue.
Gaston, assez piteusement, puis Condé, renoncèrent à l'autorité que leur donnait le feu roi; les autres à plus forte raison. M. Talon, avocat général, requit qu'elle fût régente, mais libre de se faire assister par qui elle voudrait, et «sans être obligée de suivre la pluralité des voix.»
Donc, le tour était fait. Deux heures après, Condé vint dire à Mazarin, «prêt à partir,» que la reine le faisait chef du conseil, gardant aussi Chavigny et son père, le chancelier Séguier, le même qui avait fait contre elle l'enquête de 1637.
Coup mortel pour Beaufort et les Vendômes, les amis de la reine. Quand ils lui demandèrent explication, elle dit que Mazarin ne lui ferait point oublier ses amis, qu'il était au courant des choses, étranger, donc peu dangereux, qu'il était amusant, mais surtout désintéressé.
Ce désintéressement alla au point, et ce pauvre homme resta si pauvre, qu'au bout de peu d'années, quand on le chassa, et qu'il voulut rentrer, il put lever une armée de son argent.
Pour revenir à l'avénement, Mazarin commença dès lors l'éducation de la reine, enfermé toutes les soirées avec elle pour lui apprendre les affaires. La cour, la ville, ne jasaient d'autre chose.
La nouvelle de Rocroy, qui arriva deux jours après pour faire une fête publique, était à point pour Mazarin. Il se serrait sous les Condé. Il écrivit au jeune vainqueur qu'il ne serait que son chapelain, et ferait tout ce qu'il voudrait. Le vieux Condé, sa femme, lui rendaient le service d'exclure du ministère le seul homme qu'il craignît pour concurrent, le très-capable Châteauneuf, prisonnier si longtemps pour la cause de la reine. Lorsque madame de Chevreuse, l'ancienne amie de cœur, revint, proposa Châteauneuf, Mazarin répondit que la princesse de Condé ne laisserait jamais arriver celui qui avait fait couper la tête à son frère, M. de Montmorency.
Il y avait un autre homme que Mazarin brûlait de perdre, celui naturellement à qui il devait le plus, son bienfaiteur fils de son bienfaiteur, Chavigny (fils de Richelieu?). On l'entama par son père officiel, Bouthilier, que l'on renvoya du conseil. Puis madame de Chevreuse imposa à Mazarin d'éloigner Chavigny, et, quoique son cœur en saignât, il lui fallut immoler son ami.
Pour avoir un ministère harmonique et bien homogène, il fit bientôt contrôleur des finances un Italien, Émeri de Particelli, homme d'esprit, d'expédients, qui, jeune, avait eu le malheur d'avoir affaire avec la justice et d'être pendu à Lyon (en effigie). C'était le temps où Mazarin, alors soldat du pape, commençait ses campagnes en pipant et volant au jeu.
Pour faire accepter ce gouvernement de Trivelino principe, il y eut une profession de grâces extraordinaire, un débordement de faveurs, un déchaînement de prodigalités. Les admirateurs des faits accomplis appellent cela la détente naturelle du règne tendu de Richelieu; ils diraient presque légitime. Nul doute cependant que, si la reine n'eût pas pris son amant si bas, si elle n'eût pas appelé au suprême pouvoir ce bouffon italien, elle eût eu moins à faire et à donner pour se faire pardonner son choix. Châteauneuf, à meilleur marché, eût été chef du ministère. Il ne déplaisait pas aux ennemis de Richelieu, et il avait été jadis l'ami du grand ministre; il avait sa tradition.
Mais il faut avouer que la reine fut embarrassée pour excuser son choix, et qu'il lui fallut l'expier, l'excuser, l'acheter, en jetant tout à tous, livrant la France en proie.
Mazarin n'y eût pas suffi s'il n'eût trouvé moyen de se débarrasser de tous les amis de la reine. C'est à quoi le servit admirablement leur imprudence, celle de Beaufort et de sa Montbazon, qui irritèrent à plaisir les Condé, surtout la sœur du héros, madame de Longueville. Et cela au moment où Rocroy faisait le frère et la sœur rois de la cour, rois de l'opinion, où la reine et Mazarin étaient leurs protégés. Madame de Longueville, la belle, la prude, la précieuse, une déesse de l'Empyrée, du haut de son nuage, favorisait fort Coligny. La Montbazon eut la malice de se procurer deux lettres de cette divinité où elle descendait de l'autel, s'humanisait pour son adorateur. Dès lors, explosion. Les écritures confrontées chez la reine, à l'honneur de madame de Longueville (cependant un ami de celle-ci crut prudent de brûler les lettres). La Montbazon, condamnée aux excuses par la reine (donc, par Mazarin). De là une rage extraordinaire. Je ne sais combien de gentilshommes, jusqu'à quatorze princes, viennent offrir leur épée à la Montbazon contre le ministre.
Non pas que cette belle eût vraiment tant de chevaliers. Mais on était déjà assommé de la tyrannie des Condé et de leur ami Mazarin, de la vertu immaculée de madame de Longueville, de sa princerie prétentieuse. Dans sa modestie fausse, on sentait déjà l'insolence du héros que l'on attendait.
L'ancienne cabale de Monsieur, abandonnée par lui, les Fontrailles et les Montrésor, maintenant amis de Beaufort, et que la cour appelait les importants, avaient, dès Richelieu, leurs traditions violentes, la politique d'exécution pour trancher les nœuds embrouillés. Ils furent d'avis de tuer ce nouveau Concini, sûrs que la chose serait reçue avec applaudissement. D'accord avec les dames de Chevreuse et de Montbazon, ils mirent cela en tête de l'innocent Beaufort. L'affaire était très-bien montée et infaillible. Elle manqua par madame de Chevreuse, qui, pour éviter un combat, avertit un intime ami qui commandait au Louvre de faire le sourd s'il y avait du bruit aux portes. Mazarin, averti, obtint de la reine qu'elle fit arrêter Beaufort et ses amis. Elle obéit, et donna l'ordre, en pleurant à chaudes larmes sur Beaufort, comme sur un amant sacrifié. Mais déjà Mazarin avait le pouvoir d'un mari[18] (2 septembre 1643).[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XIX
GLOIRE ET VICTOIRE—TRAITÉ DE WESTPHALIE
1643-1648
Puer triomphator. C'est la devise d'une médaille qui ouvre le grand règne. Le nourrisson royal reçoit les clefs de trente villes ou villages du Rhin, où l'on n'entra que pour sortir. C'est de cette fumée que Mazarin nourrit la France et la tint cinq longues années immobile pendant qu'il la saignait à blanc.
Sous Richelieu, on n'en pouvait plus; son sage et économe surintendant Bullion ne savait comment vivre. Mais l'homme de Mazarin, Émeri, le sait; Fouquet, tout à l'heure, le saura en doublant, triplant les dépenses. Des emprunts usuraires, l'impôt vendu d'avance, toutes les ressources de l'avenir compromises ou détruites, un gouvernement de joueur qui ne ménage rien, de joueur furieux, mais non pas tant aveugle, qu'en jetant l'or par les fenêtres il ne remplisse aussi ses poches.
Ce gouvernement trouve, en pleine famine, cinq cent mille écus pour créer l'Opéra. Quel besoin plus urgent? Il faut en effet des surprises, des changements à vue, des rêves et des illusions, tous les mensonges de la scène, pour distraire d'une réalité désespérée.
La grande scène du temps, le triomphe du faux, c'est la guerre. Le machiniste, c'est Condé.
Sans Condé, Mazarin n'eût pu se soutenir. Il fût mort étouffé dans le mépris public. La bassesse frappante dans sa figure de beau laquais, son langage grotesque, son insolence alternée de tristes reculades, ses petites noirceurs de femme pour brouiller les gens entre eux, tout cela l'eût bientôt perdu, malgré la reine. On savait trop comment il fallait lui parler. Miossens, à qui il avait promis de le faire maréchal, le rencontre sur le Pont-Neuf, l'arrête, lui promet cent coups de bâton. «À la bonne heure, dit-il, voilà qui est parler!» Il signe sa nomination. Miossens est maréchal d'Albret.
Pour qu'il durât, il fallait qu'on pût dire: «C'est un lâche, un fripon, un escroc. Mais il réussit.» Lui-même n'eut pas d'autre idéal. Quand on lui proposait un général, il ne demandait pas s'il était brave, habile, mais seulement: «Est-il houroux (heureux)?»
Être heureux, c'était chaque année frapper un coup brillant qui saisît l'opinion. À quel prix? Peu importe. En concentrant tout sur un point, dans une seule armée, et laissant le reste au hasard, par un grand sacrifice d'hommes, chaque année, on frappait ce coup. Une bataille sanglante, de nom sonore, occupait l'opinion. Qu'elle restât stérile, sans résultat, qu'elle fût même suivie de revers, cela n'y faisait rien. On avait le coup de trompette, le changement à vue, et le miracle d'opéra.
La chose était plus facile qu'il ne semble. Il était arrivé en petit à Richelieu ce qui arriva plus tard en grand à la Révolution, de mourir à la peine, mais en mourant de laisser une épée, l'épée enchantée, infaillible, pour gagner les batailles. En 1635, au début de la guerre, Richelieu n'avait eu personne. Mais, en huit ans, par les plus dures épreuves et de sanglants revers, un personnel s'était créé d'officiers admirables et de passables généraux, plus, le maître des maîtres, le modeste, le grand Turenne.
Il était jeune encore et en sous-ordre. Ce n'était point du tout l'homme qu'il fallait à Mazarin. Il lui fallait non-seulement un heureux capitaine, mais un très-grand acteur, qui, d'instinct, de passion, avec une terrible âpreté, jouât chaque printemps la scène émouvante que l'on attendait.
À vingt-deux ans, Condé avait déjà tout de la guerre, le brillant, le sérieux, l'élan et la réflexion; de plus, la chose rare, très-rare dans un jeune homme, une ténacité indomptable, une résolution fixe et forte qui l'enracinait au champ de bataille. Tout cela parut à Fribourg.
Néanmoins, la justice exige qu'on fasse une distinction quand on le compare aux maîtres de la guerre de Trente ans, aux persévérants militaires qui, toute leur vie, restèrent sur le terrain, et créèrent l'art de la guerre; je parle des Mercy, des Turenne. Il fut un général d'été.
Je m'explique. Ces savants généraux, les martyrs de leur art, avec des armées peu nombreuses qu'il leur fallait industrieusement nourrir, abandonnés pendant de longs hivers, firent face à des difficultés incroyables, et souvent, à force de vertu militaire, de talent, de génie, n'arrivèrent qu'à être battus. N'importe, en suivant bien leurs campagnes, leur science profonde, leur divination surprenante des pensées de l'ennemi, étonnent, remplissent de respect. On admire jusqu'à leurs revers.
Telle ne fut pas la carrière de Condé. On le lançait aux beaux moments, à l'instant favorable de la belle saison, avec de grands moyens, qui, amenés par lui subitement, jetés sur le terrain, emportés dans sa fougue, relevaient tout, opéraient la victoire.
Il ne faut pas dire seulement que les Condé étaient en faveur. Ils étaient maîtres, et se donnaient les moyens qu'ils voulaient. Le vieux Condé profitait des victoires de son fils pour grossir, gonfler sans mesure sa monstrueuse fortune. Sous Richelieu, au moment où il attrapa la dépouille de Montmorency, il demandait humblement, à genoux, des terres, des abbayes, toute espèce de choses lucratives. Sous Mazarin, Condé, mendiant fier et redoutable, exigea qu'à sa Bourgogne on joignît le Berry et l'énorme gouvernement de Champagne, long de cinquante lieues. Son gendre, Longueville, avait la riche Normandie. Mais ce n'était pas assez. Il rêvait le Midi, rêvait l'amirauté, la mer aussi bien que la terre. Il n'y avait pas à marchander; il avançait toujours, il voulait tout.
La grosse armée, l'armée privilégiée, celle qu'on nourrissait (les autres jeûnaient), était chaque année celle du duc d'Enghien. En mai ou juin, emmenant une troupe leste, un gros renfort, parfois de huit ou dix mille hommes, plus un tourbillon de noblesse, tous les jeunes volontaires de France, il partait de Paris, volait à l'ennemi. Une telle mise en scène exigeait un succès immédiat. Donc, sans tourner ni rien attendre, souvent par le point difficile, on attaquait sur l'heure, et on l'emportait à force de sang.
C'est l'histoire uniforme de Fribourg, de Nordlingen, de Lens.
La boucherie de Fribourg dura trois jours. Condé, qui avait en face la très-petite armée du très-grand général Mercy, voulut attaquer par le côté le plus glorieux, c'est-à-dire par l'inaccessible. Il refusa, comme indigne d'un prince, l'offre qu'on faisait de le conduire derrière et de lui faire tourner l'ennemi. Il amena tout son monde heurter aux palissades impénétrables de Mercy, qui, derrière, tuait à l'aise. Des masses énormes périrent là (3 août 1644). La nuit, Mercy se déroba, et avec une habileté, un ordre admirable, se posta mieux encore sur la Montagne-Noire, qui domine Fribourg. Nouvelle attaque infructueuse. Condé revient tout seul à petits pas, tous ses amis tués. À l'un d'eux qui vivait encore: «Ce n'est rien, dit-il, nous allons recommencer, et nous y prendre mieux.» Alors, sept fois de suite, on charge, quoi?... du bois, les abatis dont Mercy s'était entouré, et l'on se retire à grand'peine.
Mercy était si bien où il était, qu'il n'en eût bougé de sa vie. Il laissait les Français triompher de leur échec et s'empester de leurs propres morts. À la longue, craignant pour ses vivres, il marcha, mais si bien, choisissant son terrain si habilement, qu'on ne pouvait le joindre qu'en marchant à la file. On le fit. On reçut de ce prétendu fugitif une charge terrible, où il nous prit plusieurs drapeaux.
Cela s'appelle la victoire de Fribourg.
Nous perdîmes bien plus que Mercy. Mais il y eut un résultat moral. L'Europe fut effrayée de la docilité du soldat français qui avait obéi à ce point-là, s'aheurtant sans murmure à une chose impossible. Et on fut effrayé du courage tenace, froid et furieux, impitoyablement cruel, de cet homme de vingt ans qui enterrait là un monde de soldats, de noblesse, tous ses amis, plutôt que de lâcher prise. Toutes les petites villes du Rhin, dans cette terreur, ouvrirent, et Mayence même, qu'on rendit, il est vrai, bientôt.
Pendant ce temps, échec en Italie, échec en Catalogne. On ne parla que de Fribourg.
L'anniversaire de la bataille, le 3 août (1645), même histoire à Nordlingen. Turenne languissait très-faible et venait d'avoir un revers quand le secours lui vint, mais conduit par celui qu'on chargeait tous les ans de gagner la bataille. Mercy, cette fois encore, sut nous faire combattre quand et où il lui plut. Une fois, à l'improviste, il nous coupe la route, nous canonne derrière un marais. Une autre fois, trompés encore, nous le voyons qui nous attend dans un poste très-fort, sur une colline. On l'attaque sur l'heure, de peur qu'il ne se fortifie. Le terrain est mal reconnu. Enghien, repoussé à gauche, tire des troupes de sa droite, et tant, que la droite affaiblie entre en pleine déroute. Nos cavaliers coururent jusqu'à deux lieues. La gauche, formée de nos Allemands, restait seule entière sous Turenne[19]. Enghien, désespéré, la prend, et charge avec succès. Mercy était tué. On ne sait autrement comme eût tourné l'affaire (3 août 1645).
La perte fut égale, quatre mille hommes de chaque côté. Et l'ennemi s'en alla fièrement, sans être molesté, ayant détruit nombre de nos canons. Tous nos officiers généraux tués ou blessés. On n'en fut pas moins joyeux à la cour, la reine surtout. Mazarin fut plus grave. Chaque victoire de Condé augmentait sa servitude, l'exigence et la rapacité de cette famille. On ne savait plus trop, à force de donner, s'il resterait au roi quelque chose.
Enghien était un maître insupportable, même pour ceux qui l'avaient fait, qui avaient commencé sa gloire. Sur une observation de Gassion, il lui adressa devant toute l'armée ces paroles brutales qui resteront sur sa mémoire: «Ce n'est pas à vous à raisonner, mais à obéir. Je suis votre général, et j'en sais plus que vous. Je vous apprendrai à obéir comme au dernier goujat.»
La vengeance de Gassion, qui lui avait donné sa victoire de Rocroy, fut de le faire triompher encore. Dans la campagne de Flandres, que le duc d'Orléans commença et où Enghien eut l'adresse de le remplacer, Gassion prit Furnes pour lui et l'aida à prendre Dunkerque (11 octobre 1646) en le couvrant de sa personne contre les Espagnols qui venaient dégager la place.
Un an après, il fut tué. Ce grand homme de guerre, nullement courtisan, et protestant jusqu'à la mort, n'en avait pas moins été honoré de Richelieu. Il l'appelait la Guerre. Il ne fut, ne voulut jamais être autre chose. Sa vie passa comme un boulet de fer, n'ayant molli jamais. Il n'eut aucune connaissance des femmes, ne fut jamais amoureux que du grand Gustave. Quelqu'un voulait le marier. «Je n'estime pas assez la vie, dit-il, pour vouloir la donner à personne.»
Puisque nous sommes à parler de grands guerriers, parlons de Mazarin. Ancien soldat du pape, voici qu'il fait la guerre au pape (Innocent X). Non sans cause, vraiment. Le pape ne veut pas faire cardinal un sot moine, frère de Mazarin. Celui-ci, qui n'a pas d'argent pour nourrir nos armées, en trouve pour une si belle cause. Il arme une grande flotte à Toulon, il y met six mille hommes, et expédie le tout, non pas à Rome même, il est vrai, mais à côté, sur un point que tenaient les Espagnols. Quelle joie d'effrayer Rome! quelle gloire pour les Mazarini restés là-bas! Malheureusement tout manque. L'amiral est tué. Le vent éloigne les vaisseaux. La petite armée mazarine s'enfuit par la Toscane. Énorme dépense perdue.
Croyez-vous que cela l'arrête? Que fait l'argent à un grand cœur? Il recommence, et il en vient à bout. La signora Olympia, qui régnait pour le pape, apaise ce conquérant à bon marché, lui jette le chapeau.
L'amiral tué était beau-frère d'Enghien. Celui-ci demande sa succession comme chose due, l'amirauté et la Rochelle. Mazarin, fort embarrassé, ne trouve qu'un expédient, c'est de faire la reine amirale. Enghien, devenu Condé alors, ne se paye point de cela. Il insiste, il exige. La brouille est imminente.
Mazarin timidement avait imaginé de lui créer un concurrent. Il avait envoyé en Catalogne Harcourt, illustré par Turin. Bien armé et bien appuyé, il eut quelques succès, mais vint échouer devant le roc de Lérida, place déjà funeste aux Français. Les amis des Condé crièrent qu'il y fallait Condé. Il se laissa persuader. Mazarin malicieusement l'y envoya. Il y avait plus d'un obstacle. Le principal, c'est que les Catalans ne voulaient plus de nous. Ils savaient qu'au congrès de la paix européenne, Mazarin offrait tous les jours de les livrer, voulait les vendre. Donc, la Catalogne tourna. L'Aragon arma contre nous. Condé, avec sa confiance ordinaire, ouvre la tranchée avec des violons. Le commandant de Lérida, aussi poli que brave, envoie au prince des glaces pour le bal et des oranges tous les jours. D'autres oranges toutefois pleuvaient comme grêle, et l'on n'avançait pas. Le fer de nos mineurs rebroussait sur ce roc. L'armée d'Aragon s'avançait. Bref, la chaleur venait, les maladies. Condé désespéré fut obligé de s'en aller, et, pour se soulager le cœur, égorgea tout dans une petite ville qu'il prit sur son passage. Il eût bien mieux aimé égorger Mazarin.
Avec nos fameuses victoires, il était évident que l'Espagne avait pourtant l'avantage. Deux ou trois fois, nous nous étions heurtés à cette porte redoutable, Lérida, et toujours en vain. Nous ne nous relevâmes que par les révolutions imprévues de Naples et de Sicile, dont l'Espagne vint pourtant à bout. Résurrections tardives des nationalités antiques. Le sublime corroyeur de Sicile, qui menait tout, périt. Et de même, Mazaniello, le pêcheur roi de Naples. Elle appela les Français, qui y coururent sous Guise, plus fou que le pêcheur. Mazarin promit tout, ne tint rien, et fit le plongeon.
Ce grand ministre, aussi longtemps qu'il eut un sou, voulut la guerre européenne, la continuation du gâchis militaire où il pouvait, de cent façons, escroquer, faire sa main. Mais enfin Émeri lui dit qu'il avait tout vendu, que personne, à aucun prix, ne voulait plus prêter, qu'il fallait s'arranger. Mazarin, dès ce jour, se sentit pour la paix un cœur humain, chrétien. Il l'avait jusque-là effrontément retardée de toutes ses forces[20]. Nous avions fait attendre tout le monde au congrès, où nous siégeâmes les derniers, et fîmes mille insolences calculées pour rompre tout[21]. Nous y suivîmes la maxime admirable que notre ambassadeur rappela à celui de Suède: «Qu'on était convenu de se relâcher sur l'intérêt public, à proportion qu'on serait satisfait sur ses intérêts particuliers.»
Je reviendrai sur ce grand replâtrage où tout le monde, excédé et lassé, se désista de ce qu'il avait si longtemps défendu. Nous gardâmes les conquêtes de Richelieu sur l'Empire, quelques morceaux d'Alsace. Mazarin resta un grand homme et un politique profond qui avait finalement étendu le royaume.
Mais pouvait-on garder ce qu'on avait pris à l'Espagne? La question restait tout entière. Elle ne fut nullement tranchée par la bataille de Lens, une des meilleures de Condé qui firent admirer le plus et son tact militaire, et son héroïque intrépidité.
Avec cela, il avait le cœur gros, et il en voulait mortellement à Mazarin, croyant qu'il l'avait perfidement envoyé contre ce roc de Lérida pour s'y casser le nez.
Un soir, à je ne sais quelle comédie où était le prince, un impertinent siffle. On voulait l'empoigner. Il s'évanouit dans la foule en décochant ce trait: «On ne me prend pas.... Je suis Lérida.»
Cette rage de Condé n'a pas peu aidé à la Fronde.[Retour à la Table des Matières]
CHAPITRE XX
LE JANSÉNISME—LA FRONDE
1648
La France de Mazarin, décorée au dehors des drapeaux de Rocroy, et au dedans dévastée, ruinée, me rappelle ces vieux palais délabrés de Venise dont le perron triomphal de vingt marches de marbre et dont la porte aussi me semblaient faire bonne figure sous leurs armes héroïques[22]. Mais au rez-de-chaussée, jadis plein d'amiraux, de vaillants capitaines, vous ne trouviez que trois coquins qui y prenaient le frais. Par un escalier magnifique, vous montiez, l'odorat saisi (chaque palier servant de latrine). Et, dans cette saleté, sous des toiles d'araignée, quelque bon vieux tableau pourtant, tout noirci, se montrait encore. En cherchant bien, vous trouviez dans un bouge un escroc d'intendant avec un brocanteur, vendant les derniers meubles. À force de monter, vous auriez découvert dans quelque galetas l'héritier, joli garçon malpropre et mal peigné, vautré tout le jour sur un lit dont les draps passent à l'état de dentelle, à quoi travaille de son mieux le jeune seigneur, prenant plaisir à agrandir les trous, y passant le pied ou la jambe, ou enfin se levant le soir pour s'amuser à quelque farce où il jouera Mascarille ou Scapin. On travaille du reste à son éducation. L'abbate le régale de contes gras, et, le soir, l'intendant, s'il ne lui fait courir les filles, le travestit en fille et le mène je n'ose dire où.
Nous venons presque de redire, mot à mot, ce que Laporte, valet de chambre dévoué, confident de la reine, raconte de l'éducation que Mazarin donnait au jeune roi, de l'abandon, de la misère où il était, du plaisir qu'il avait à jouer les valets, etc., etc.
La reine disait en 1643 que Mazarin n'était pas dangereux pour les femmes, qu'il avait d'autres mœurs. Deux ans après, elle lui confie son fils.
La lutte du pauvre valet de chambre pour garder cet enfant (dans l'abandon dénaturé où le laisse sa mère) pour en faire un honnête homme, malgré tout le monde, est une chose très-belle à lire.
Laporte essaye d'apprendre un peu d'histoire de France au roi de France; il lui lit Mézeray. Mais Mazarin se fâche. On verra ce qu'il lui apprit.
Le jeune roi était très-beau, bien né et bien doué, sans grand éclat d'esprit, mais d'un bon jugement. Il préférait Laporte, malgré toutes ses sévérités. Il leur fallut chasser cet honnête homme pour que l'enfant cédât aux vices.
On verra, Laporte chassé, comment allèrent les choses, et dans quel bourbier allait tomber l'enfant, si de bonne heure il n'eût eu des maîtresses. Les femmes le sauvèrent de l'effroyable éducation de Mazarin.
La révolution de la Fronde, songeons-y bien, fut une révolution morale. On a fort obscurci ceci. Mais il faut le tirer à clair. Plus on était dévot au culte, à l'idolâtrie royale, moins on pouvait laisser cette innocente idole, sur qui portait la destinée d'un peuple, aux mains d'un homme dont la reine elle-même ne contestait pas l'infamie.
La Fronde, au total, fut la guerre des honnêtes gens contre les malhonnêtes gens[23].
Lenet, l'homme des princes et l'ennemi des parlementaires, qui ne déguise pas leurs sottises, déclare pourtant qu'ils furent en général «des hommes de grande vertu.»
Que la corruption d'idées entrât dans ces familles, même celle des mœurs chez les jeunes magistrats qui imitaient la cour, je ne le nie pas. Mais les habitudes étaient honnêtes et régulières, et la vie sérieuse, laborieuse. Et tranchons tout d'un mot dont on sentira la portée: la vie noble, la fainéantise, avait tout envahi; les magistrats seuls travaillaient.
Regardez sur la Seine, au quai de la Cité, en vue de la Grève, une vieille maison triste et tournée au nord. Là demeurait celui dont les Mémoires se moquent, le courageux Broussel, un bon, digne et grand citoyen.
Harlay et Molé, intrépides, n'en ont pas moins molli, on l'a vu et on va le voir, au vent corrupteur de la cour. Leurs enfants en furent cause, et leurs mauvaises affaires, et leur besoin d'argent. Ils avaient cent mille francs par an. Broussel n'eut pas de tels besoins; il avait quatre mille livres de rente, et ne voulut point davantage. Avec cela, il éleva une grosse famille et vécut honorablement.
Ce n'était plus le temps des grands jurisconsultes. On n'aurait plus vu des princes d'Empire régler des successions d'États indépendants sur la consultation d'un avocat de Paris. Un radotage immense d'ordonnances non exécutées entravait, embrouillait le champ légal, laissait aux juges un arbitraire sans bornes. Pauvres, ils donnaient à qui ils voulaient des millions, et voyaient la cour à leur porte. Jamais le Parlement n'eut plus besoin de probité.
Broussel ferma sa porte, ou ne l'ouvrit qu'aux pauvres. Il avait alors soixante-quatorze ans, dont trente-six en 1610, à la mort d'Henri IV. Il en garda l'impression, et pour toujours resta l'adversaire de la cour, l'ennemi des ennemis de la France. À sept heures du matin, ce doyen des grondeurs venait siéger au Parlement, auprès du rêveur Blancménil, pur utopiste et fou, non loin de l'ambitieux et très-dissimulé Longueil, du président Charton, honnête, borné et violent, d'une vulgarité proverbiale, qui finissait toujours par un mot attendu et risible: «J' dis ça.»
Broussel n'était pas ridicule. Tous ses avis étaient marqués d'un caractère de simplicité forte et courageuse, nullement exagérée, quoi qu'on ait dit. C'est le défaut contraire qui le fit échouer, lui et le Parlement. Les révolutions étrangères qui avaient lieu alors, loin d'enhardir, terrifièrent ces pauvres gens de bien. Celle d'Angleterre leur fit horreur en leur montrant le billot de Charles Ier. Celles de Naples et de Sicile leur firent peur; ils crurent voir de la Grève ou de la Grenouillère sortir un Mazaniello. Bref, leur modération les mena, par une voie étrange, au terrorisme; quand les princes égorgèrent Paris, ils se trouvèrent sans force, sans espoir ni ressource que de subir le Mazarin.
Broussel était-il janséniste? Je ne le vois pas. Mais il l'était de mœurs. L'austérité du jansénisme, sinon son dogme, avait fait d'honorables progrès dans le Parlement.
Cette fronde religieuse avait précédé la fronde politique, et indirectement y aida fort. Le jansénisme était l'aîné. Déjà alors il était constitué. Il avait son Pathmos au monastère des vertueuses et disputeuses dames de Port-Royal. Son saint Jean fut le grand martyr Duvergier de Hauranne, le prisonnier de Richelieu. Sa nuit de Pentecôte est celle où, le corps du martyr étant encore exposé à Saint-Jacques, la mère Angélique arme son chapelain d'un rasoir, et lui dit: «Je veux, je veux les mains de M. de Hauranne, les mains qui consacraient le pain de Dieu pour moi.» Il obéit. Le sacrilége pieux s'accomplit dans l'église. Et, du moment que la relique est déposée à Port-Royal, les langues se délient, le génie polémique, jusque-là contenu dans les énigmes de Du Hauranne, éclate, strident et provocant, par la voix des Arnauld.
Le manifeste fut le beau livre, grave et fort, incisif, contre la Fréquente communion, contre la prostitution quotidienne que les Jésuites faisaient de l'hostie, faisant litière du corps de Jésus et le prodiguant aux pourceaux. L'effet fut saisissant, le contraste violent et terrible, le Calvaire retrouvé pour l'effroi des marchands du Temple, la pâle tête du Crucifié et sa sainte maigreur foudroyant l'embonpoint ventru du père Douillet. Les Jésuites tombent à la renverse. Éperdus, sachant trop que leur galimatias ne les sauvera pas de ce livre, ils trottent à Saint-Germain, vont pleurer chez la reine, chez le bon cardinal. De fripons à fripons, on s'aide et on s'entend. Ce Mazarin, qui fait la guerre au pape pour que son frère ait le chapeau, dès qu'il ne s'agit que de Dieu, est plus Romain que Rome; il lâche et cède tout. Scandaleuse ignorance de la tradition de la France dans un homme qui la gouvernait. Il fait décider par la reine qu'un Français doit aller à Rome, et soumettre sa doctrine au pape, c'est-à-dire aux Jésuites, contre qui son livre est écrit.
La Sorbonne réclame. Le Parlement réclame, toutes les chambres du Parlement veulent s'unir, s'assembler. Alors notre homme prend peur. Vite il s'explique, excuse sa sottise par une sottise: il n'a pas voulu soumettre un Français au jugement de l'étranger, mais éclaircir à l'amiable un point de théologie (1644).
Il faut la guerre pour pêcher en eau trouble. Mazarin vivait de la guerre et d'une victoire annuelle de Condé, qui lui donnait la force, à l'intérieur, de faire la guerre aux bourses:
1o Guerre aux propriétaires. Il trouve un vieil édit fait le lendemain de l'invasion de Charles-Quint quand on venait de craindre un siége, lequel défend d'étendre les faubourgs. Mais Paris, en cent ans, avait grossi, grandi, débordé de tous côtés. Les pauvres logeaient dans cette banlieue, sous des maisonnettes de boue qu'ils se faisaient eux-mêmes. Un matin, les gens du roi, avec des troupes, viennent toiser ce Paris nouveau qu'on va abattre si l'on ne paye sur l'heure. L'effet fut si terrible, que Mazarin d'abord eut peur et recula. Condé lui mit du cœur au ventre par sa bataille de Nordlingen. Mazarin reprend le marteau. Tous ces infortunés accourent au Parlement, pleurent, se mettent à genoux, prient qu'on ne les jette pas dans la rue pour camper l'hiver sous le ciel. Un homme s'attendrit, le président Barillon, vieil ami et défenseur de la reine dans ses adversités. Il plaide pour ces pauvres propriétaires mendiants, et le soir il est enlevé avec quatre ou cinq autres, enfermé, non en France, mais à Pinerolo, sous la neige et le vent des Alpes, et il y meurt dans quelques jours (1645).
On se le tint pour dit. Le Parlement, tout à coup raisonnable, enregistre devant le roi, non-seulement la ruine de Paris, mais une fournée de dix-huit autres édits.
2o Cet impôt et dix autres, spécialement un emprunt forcé, ayant mis à sec les propriétaires, on passe aux non-propriétaires. On frappe une entrée sur les vivres (1646). Bel impôt, disait Émeri (l'homme de Mazarin), impôt égal pour tous, qui fait payer les riches. Comme si c'était même chose pour celui qui n'a rien et qui cherche chaque jour le pain qu'il mettra sous la dent! La Sicile avait armé pour l'impôt des farines, Naples pour celui des fruits, le dernier aliment du pauvre (1647). Paris, sans un pareil motif, n'eût pas eu le mouvement universel et violent qui décida les Barricades.
L'entrée sur les consommations rendit la tyrannie sensible, expliqua la révolution. Paris, sans idée, sans parti, dans la torpeur de la misère, se réveilla par l'estomac.
Mazarin, cette fois, ne craignit pas le Parlement. Il croyait tenir les magistrats par leur fortune même et l'avenir de leurs enfants. La Paulette, la garantie qui leur assurait la succession des charges achetées, expirait le 1er janvier 1648. Ils avaient tout à craindre. Ils n'en défendirent pas moins courageusement toute une année le pain du peuple[24].
L'inquiétude était générale dans une classe nombreuse, et vraiment la plus respectable. Il y avait en France quarante-cinq mille familles qui, directement ou indirectement (veuves, enfants, parents, alliés), pouvaient être ruinées par le refus de cette garantie. Mazarin employa ce moyen de terreur, il refusa la garantie, envoya le roi au Parlement, et fit enregistrer de force sept édits qui créaient de nouveaux magistrats ou bien affamaient les anciens. On ne leur continuait les charges achetées qu'en les empêchant d'en vivre, les laissant quatre années sans gages. Beaucoup ne vivaient d'autre chose; on leur ordonnait de mourir de faim.
Toutes les compagnies souveraines de Paris, soumises au même retranchement, les Aides, les Comptes et le Grand Conseil, envoient demander au Parlement association, union. Une assemblée générale se formera par députés dans la Chambre de Saint-Louis, et l'on y appellera les députés du Corps de ville. Le but est posé nettement: la réformation de l'État (13 mai 1648).
Que la Chambre des Comptes, celles des Aides, ces compagnies paisibles, eussent quitté leurs dossiers, leurs calculs, pour commencer la guerre; que l'instrument de la cour, le Grand Conseil, s'unît avec le Parlement! cela renversait toute idée, c'était la fin du monde. Les choses mortes elles-mêmes, les papiers et les chiffres, s'étaient levés d'indignation et avaient pris la voix.[Retour à la Table des Matières]