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Histoire de France 1618-1661 (Volume 14/19)

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CHAPITRE XXI

LE PREMIER ÂGE DE LA FRONDE—LES BARRICADES—LA COUR, APPUYÉE SUR LA FRONDE, EMPRISONNE CONDÉ
1648-1650

Une chose grave à observer dans l'histoire des révolutions, c'est de savoir si les acteurs parlent avant ou après le repas. Aux assemblées publiques, les séances du soir, pour cette raison, sont toujours orageuses. Anne d'Autriche dînait à midi, et dînait fort (Motteville). De là, ses paroles violentes, ses hasardeux spropositi, qui, dans une révolution plus sérieuse, l'eussent mise sur la voie de Charles Ier.

Au début de la Fronde, elle lança, à l'étourdie, un mot qui pouvait faire crouler le trône, faire regarder en face l'infaillibilité royale: «Dites-moi, avant tout, prétendez-vous borner les volontés du roi?»

Qu'eût répondu Cromwell? Heureusement pour elle, elle avait affaire à Talon. Ce bon avocat général, au nom des magistrats, recula; il frémit «d'entrer en jugement avec le souverain.... Ils ne peuvent, ils ne doivent décider une telle question, pour laquelle il faudrait ouvrir les sceaux et les cachets de la royauté, pénétrer dans le secret de la majesté du mystère de l'Empire

Le galimatias de Talon couvrit l'imprudence de la reine. Elle put, à son aise, braver, gourmer le Parlement, lui donner des nasardes. Un jour, elle voulait le faire pendre. Et quand? Précisément au jour où peut-être, sans lui, le peuple aurait forcé le Louvre.

On dit que le Parlement fit la Fronde. Il serait bien plus vrai de dire qu'il l'empêcha et la fit avorter. La question, sans lui, se serait posée autrement. La reine, allant tous les lundis ouïr la messe à Notre-Dame, y trouvait à la porte un peuple de femmes qui lui criaient: «À Naples!» la menaçant d'une révolution radicale et napolitaine. La presse fut tout d'abord très-franche et très-sincère. Nombre de petits livres racontèrent la vie intime de la reine sous Louis XIII. Mais le Parlement tint pour elle et tâcha de la protéger. En laissant courir les mazarinades, il châtia, et même de mort, les écrits trop sincères. Il voulut à tout prix sauver le secret de la majesté du mystère de l'Empire. Deux imprimeurs auraient péri en Grève si le peuple ne les eût sauvés.

Donc, contemplons, sans trop nous émouvoir, une révolution sans issue, sans résultat possible, dont la stérilité confirma la France dans l'amour du repos quand même, la résignation à la mort, que dis-je? l'amour pour la mort même et pour l'anéantissement. Rien autre chose qu'une répétition un peu vive de la danse éternelle, du triste menuet, que le Parlement exécute devant la royauté, s'avançant deux pas, reculant de trois, enfin tournant le dos.

Le Parlement, sans bien sans rendre compte, trahit le peuple, lui-même amusé et trahi par ses chefs, le président Molé, et le très-remuant, très-brouillon Retz, coadjuteur de l'archevêque de Paris. Le vieux Molé, mené par ses enfants, jouait sa compagnie en parlant fort et haut pour elle, mais, en toute chose grave, suivant l'intérêt de la cour.

Mazarin attendait l'armée. Après un petit essai de violence qui ne réussit pas, il sentit qu'il n'y avait rien à faire qu'à mentir et plier, gagner du temps. La reine eut beau pleurer tout une nuit. Il céda, toléra l'arrêt d'union, permit aux compagnies de s'assembler, de réformer l'État.

Le pouvaient-elles réellement? Une constitution, bâtie en l'air, sans base (ni élection, ni jury, etc.), écrite sur le sable par des gens qui avaient acheté leurs charges, serait-elle sérieuse?

Ils y écrivirent, il est vrai, les deux garanties principales, celle de la personne (nul arrêté sans être interrogé dans les vingt-quatre heures); celle des biens, nul impôt sans vérification parlementaire.

Mais, même dans les choses bonnes, leur incapacité parut. En vertu du dernier article, ils firent précisément ce que désirait Mazarin, annulèrent ses traités avec les financiers. La cour n'osait faire la banqueroute. Le Parlement la fait pour elle, la sanctifie, la canonise par le grand mot de bien public. Mazarin avait emprunté à tout le monde, et ne pouvait ni ne voulait payer. Le Parlement, tête baissée, se jette sur les financiers, sans voir que derrière eux se trouve la masse des petites gens qui, par leurs mains, ont prêté à l'État. Dispense de les rembourser. Bref, le gouvernement est libéré, et la reine, plus douce, commence à croire qu'il y a quelque bien dans la révolution.

Une autre faute insigne du Parlement, c'est de vouloir supprimer les intendants, la grande création du dernier règne. Ces rois commis, il est vrai, étaient lourds, et, sous Mazarin, aussi voleurs que leur maître. Cependant, en les supprimant, qui eût pris le pouvoir? Les gouverneurs de provinces, les vieilles puissances féodales qu'avait écrasées Richelieu.

Avec quelques concessions, Mazarin endormait le Parlement, quand la question suprême fut précisée, formulée par le vieux conseiller Broussel: 1o remise au peuple d'un quart des tailles; 2o l'intérêt de tous les parlements mêlé, et soutenu par le Parlement de Paris; refus de celui-ci d'être seul garanti pour la possession de ses charges (4 août 1648).

La ruse était vaincue par la sincérité. Mazarin fit le mort. Il attendit son salut de l'armée. Quoiqu'il fût mal avec Condé, une victoire de Condé le relevait. On pouvait l'espérer. Car l'Espagne, accablée par ses quatre révolutions (Portugal, Catalogne, Naples, Sicile), obligée de faire face de tous côtés, n'avait pas grande force en Flandre. L'archiduc, étant sans argent, sans vivres, sans munitions, fut lent à se mouvoir. Condé put faire une marche hasardeuse en défilant par les marais; il eut le temps de faire six lieues de circonvallation pour prendre une ville. L'archiduc cependant, lui ayant pris Lens, l'avait obligé (19 août) à une retraite difficile qui fut près d'être une déroute. Le 20, il l'attaqua. Condé certainement était prié, pressé par la cour de livrer bataille. Voyant les Espagnols quitter leur bonne position et venir à lui, il hasarda de faire ce que fit le roi de Suède à Lutzen; il commanda aux Français de recevoir le feu et de ne pas donner à l'ennemi le temps de recharger. Notre infanterie égala la suédoise. La première lignée fut rompue. Lui-même attaqua la seconde dix fois de suite, et fut admirable de valeur et de présence d'esprit. Victoire complète, cinq mille prisonniers, trois mille morts.

La reine, ivre de joie, ayant reçu soixante-treize drapeaux espagnols, ne daigna plus rien ménager et se moqua des peurs de Mazarin. Celui-ci voulut toutefois que, si on se jetait dans les hasards de violence, on ne le fît que sur l'avis de l'homme qu'il détestait le plus, Chavigny (fils de Richelieu?), sur qui il pût se rejeter si la chose tournait mal.

Chavigny avait soufflé le feu de son mieux dans le Parlement. Consulté pour l'éteindre, il fut pourtant fidèle aux traditions violentes de l'autre règne, et dit, ce que voulait la reine, qu'il fallait arrêter les chefs.

Cela était très-hasardeux. La reine en chargea, non le vieux Guitaut, mais son neveu, un jeune homme à elle, Comminges (dont nous avons parlé), et le chargea de lui donner, au péril de sa vie, cette jouissance et cette vengeance personnelle. En sortant à midi du Te Deum, elle lui dit d'une voix émue: «Va et que Dieu t'assiste!»

Il n'y avait pas loin à aller. Des six qu'on devait arrêter, le plus populaire, Broussel, demeurait à deux pas, sur la Seine, au port Saint-Landry. Il n'avait pas été au Te Deum de la bataille (De profundis des libertés publiques). Il venait de faire son sobre repas; il était au milieu de sa famille, cinq enfants, dont deux jeunes demoiselles à marier. Comminges entre et montre son ordre; il faut partir, Broussel doit le suivre tel qu'il est, en pantoufles. L'aînée des demoiselles prie en vain. Comminges n'entend rien et l'enlève.

Il était fort aimé; ses domestiques poussèrent des cris affreux. Il n'en avait que deux: une vieille servante, qui, par la croisée sur la Seine, appela les mariniers, et un petit clerc, qui se mit à courir après la voiture de Comminges, criant: «Aux armes! aux armes! on enlève M. Broussel!» Rue des Marmousets, un banc de notaire fut jeté par la fenêtre, et ailleurs autre chose, si bien qu'au quai des Orfèvres le carrosse tomba en pièces. Comminges prit celui d'une dame qui passait. Le maréchal de la Meilleraye, soldat brutal à qui ce gouvernement d'Arlequin venait de donner les finances, craignant les pierres, fit tirer aux fenêtres. Une femme et deux hommes furent tués. Alors ce fut une grêle. La Meilleraye ne s'en tira qu'en tuant encore un crocheteur d'un coup de pistolet.

À point se trouvait là le coadjuteur de l'archevêque, Gondi (ou Retz), qui confessa le crocheteur agonisant dans le ruisseau. Le peuple fut touché, et pria le prélat d'aller au Louvre et de demander Broussel.

C'est justement ce qu'il voulait. Il s'était mis là tout exprès, dans ses habits pontificaux, devant la statue d'Henri IV, pour bénir et prêcher la foule. Les Gondi, créés par Catherine et conseillers principaux de la Saint-Barthélemy, durent à ce grand exploit d'être à peu près héréditaires dans l'archevêché de Paris. Mais ce dernier Gondi eût voulu davantage, être en même temps gouverneur de Paris, unir les deux puissances.

Il travaillait la ville par les curés, qui, dans cette grande misère, maîtres absolus de l'aumône, distributeurs de pains, de soupes, etc., traînaient après eux des masses affamées. Avec un archevêque gouverneur de Paris, ils croyaient y régner, comme au temps de la Ligue.

Cela les rendait aveugles et sourds quant aux mœurs du petit prélat. Fanfaron, duelliste, plus que galant, basset à jambes torses, laid, noiraud; un nez retroussé. Mais les yeux faisaient tout passer, étincelants d'esprit, d'audace et de libertinage. Peu furent cruelles à ce fripon; il supprimait les préalables et sauvait l'ennui des préfaces.

Il croyait qu'au Palais-Royal on solliciterait son secours. Mais la reine se moqua de lui. Il eut le chagrin et la rage de prêcher la paix en s'en allant, quand il voulait la guerre. Il calma un moment le peuple, mais pour mieux l'exciter la nuit.

La cour avait fait dire que les bourgeois s'armassent. Ils arment le 27, contre la cour. Malheur à ceux qui ne l'eussent fait! Le peuple était levé, et il fit un ouvrage énorme, douze cents barricades en douze heures[25]. Il n'avait guère besoin de Retz. Ce fut toutefois une de ses maîtresses, la sœur d'un président, femme d'un capitaine bourgeois, qui, ayant chez elle le tambour du quartier, le fit battre et donna l'exemple. Un des amis de Retz, capitaine aussi de quartier, le maître des comptes Miron, battit le tambour de son côté. La journée fut lancée.

Le Parlement, la veille, avait décrété contre Comminges. Le 27, à six heures, la cour, audacieuse et timide, prenant l'heure matinale et croyant que Paris n'est pas levé encore, envoie le chancelier casser l'arrêt. La foule est déjà là. On le poursuit, on le pousse. Il se cache. Il était mort s'il ne se fût jeté dans un hôtel; le chef de la justice fût trop heureux d'entrer dans une armoire.

La Meilleraye le dégage. Poussé lui-même, en grand péril, le maladroit, d'un coup de pistolet, tua une femme qui portait une hotte. Le peuple s'empara, au quai de la Ferraille, de tout ce qui tomba sous sa main.

Cependant le Parlement va en corps au Palais-Royal redemander ses membres à la reine. Elle venait de dîner. Rouge, emportée, elle dit avec un geste de furie: «Je les rendrai, mais morts.» Et elle passe dans sa chambre grise, claquant la porte au nez du Parlement.

Ils reçurent cela tête basse. Mais il fallait retourner. Pour faire ouvrir la première barricade, ils mentirent, dirent que la reine donnait espoir, et ils mentirent aussi à la seconde. À la troisième, un garçon rôtisseur, mettant sa broche au ventre du président Molé, lui dit: «Retourne, traître! Tu seras massacré si tu ne nous ramènes Broussel ou Mazarin!»

Vingt ou trente conseillers s'enfuirent par les ruelles. Le reste retourna. Mais cette femme insensée, pleine de viande (et peut-être de vin), parlait de faire accrocher aux fenêtres cinq ou six des parlementaires qui venaient la sauver. Les princesses, qui se mouraient de peur, se mirent à genoux devant elle, et Monsieur même. Mazarin tremblait et priait. Ce qui la décida, ce fut la reine d'Angleterre, qui avait déjà vu de pareilles fêtes à Londres, et dit que Mazarin touchait au destin de Strafford.

Il se le tint pour dit, fit sceller une lettre de cachet pour délivrer Broussel. Et, pendant que le peuple était tout occupé de cette lettre et de sa victoire, notre homme, déguisé sous la perruque et l'habit gris, avec des bottes de campagne, alla respirer hors Paris.

Le 28, à dix heures, ramené dans le carrosse du roi, Broussel fit son entrée. Les barricades tombaient devant lui, et le peuple attendri baisait ses mains et ses habits. Le bon vieillard pleurait à chaudes larmes. Il reprit place au Parlement, en grande modestie, et proposa qu'on décrétât la suppression des barricades.

Funeste excès de confiance. Le peuple, tout en obéissant, sentait trop que rien n'était fait. Mazarin ôta dix millions de tailles. Mais l'armée revenait. Quand il l'aurait en main, que ferait-il? Au moment même, le peuple prit une masse de poudre qu'on tirait de la Bastille. La cour arme pendant qu'il désarme, et déjà prépare au jour de la paix le moyen de le massacrer.

Les scrupules des parlementaires faisaient obstacle à tout. Blancmesnil, mandé par Retz à un conciliabule de résistance, vint, mais dit: «Les ordonnances veulent qu'un magistrat n'opine que sur les fleurs de lis, en public, et sans consulter.»

Mazarin avait tout rejeté sur Chavigny. Il le fit arrêter (13 septembre). Cela étonna, effraya les amis qu'il avait au Parlement, et le président Viole, renvoyant terreur pour terreur, demanda qu'on renouvelât l'ordonnance contre Concini pour défendre aux étrangers de se mêler du gouvernement.

Le Parlement sortit comme d'un songe. Il saisit, il comprit enfin ce que la foule disait depuis un mois: «Il faut aller au Mazarin.»

Le peuple des barricades, le 28 août, avait manqué d'un chef. Molé, Retz, l'avaient amusé. Cette révolution, aveugle et sans yeux, n'ayant de chef sincère qu'un pauvre octogénaire, détournée de son but par l'intrigue des curés, ayant pour centre un avorton de prêtre, ne pouvait qu'être une triste contre-épreuve d'un triste original, la tragi-comédie de la Ligue. L'ascendant des donneurs d'aumônes la baptisait assez de son vrai nom, une insurrection de misère et la révolution du ventre.

Cependant le jour même un élément nouveau surgit. Le Parlement, apportant à la reine ses remontrances, trouve près d'elle l'insolence, la violence, la brutalité militaire. Ce jour, 22 septembre, Condé était revenu. Il menace le Parlement. Il suivait son instinct, la haine de la loi; car lui-même ne savait pas encore ce qu'il ferait. D'une part, il avait besoin de Mazarin pour dépouiller son frère Conti, en hériter, le jeter dans l'Église et lui donner le chapeau. L'avarice le mettait du côté de la cour. Mais l'ambition lui faisait écouter les paroles de Retz, qui le tirait au Parlement, et le mena la nuit chez Broussel. Enfin le prince à double face comprit que, pour forcer le Parlement à accepter un chef militaire, pour s'emparer de la révolution, vierge encore et trop scrupuleuse, il fallait d'abord être du parti de la reine, assiéger et forcer Paris.

C'est le vrai sens de la conduite de Condé. Mazarin eût voulu éviter la violence. Il traita à Munster, 24 octobre, et, le même jour, il fit accepter les articles du Parlement. Mais le premier était la diminution de l'impôt, la défense de le vendre d'avance aux partisans.

Article violé aussitôt qu'accepté. Donc, point de paix. L'armée enveloppe Paris, insultant, ravageant comme en pays ennemi. La reine, à trois heures du matin, le 6 janvier 1649, emmène le roi hors de sa capitale. Elle est libre, elle est gaie et toute à sa vengeance. Ordre au Parlement d'aller siéger à Montargis.

Le Parlement, toujours inconséquent, n'ouvre point la lettre royale, et il envoie au roi. Il proteste de sa soumission, et il arrête qu'on se munira d'armes et de subsistances. Il en charge l'Hôtel de Ville, dévoué à la cour, prêt à trahir Paris.

Comment résister à Condé? La première idée de Retz fut d'appeler contre lui les Espagnols; la seconde fut de lui opposer sa sœur même, madame de Longueville, qui tenait sous la main, gouvernait Conti, son jeune frère, fortement épris d'elle.—Idée sotte. La sœur et Conti n'avaient de crédit, d'importance, que comme un reflet de Condé.

N'importe. Le généralissime sera le bossu Conti, ou bien plutôt sa sœur, alors enceinte, qui campe et accouche à l'Hôtel de Ville.

Cet hôtel, fort petit alors, entasse et réunit je ne sais combien de puissances contraires,—d'abord la trahison, le prévôt des marchands;—madame de Longueville, le roman et le bel esprit;—madame de Bouillon, ou l'intrigue espagnole;—enfin, le pauvre vieux Broussel et quelques conseillers chargés de surveiller. Ce sera bien merveille si ces influences opposées ne s'annulent l'une par l'autre. Nous sommes sûrs d'avoir une révolution parleuse et sans action.

La fuite du roi avait effrayé le Parlement, mais point le peuple. Il n'eut que de la fureur, nul abattement. Donc, on pouvait tourner bien autrement les choses, briser l'Hôtel de Ville d'abord, y mettre une autorité sûre, au lieu de le remplir de femmes, et, tout en armant Paris, acheter l'armée allemande que commandait Turenne. Paris l'eût eue pour un million (et qu'est-ce qu'un million pour Paris?). Il n'en coûta pas la moitié à Condé et à Mazarin pour la débaucher.

Le Parlement, en tout cela, agit faiblement, gauchement. Le blâme en est surtout au vrai chef de Paris, à son petit prélat, son tribun tonsuré, qui, sous sa calotte, couvrait plus d'esprit que de sens, plus de saillies que de cervelle.

Leur langage à tous est curieux dès qu'on parle du peuple. Condé dit: «Si je ne m'appelais Louis de Bourbon... Mais je suis prince du sang, et je dois ménager le trône.» Retz dit: «Si je n'étais le chef du clergé de Paris....» Il a peur évidemment d'aller trop loin et de faire tort à l'hérédité épiscopale de la dynastie des Gondi, surtout de manquer le chapeau.

Le siége de Paris dura trois mois (janvier, février, mars). Peu de combats, beaucoup d'intrigues. Le peuple, au début, avait reçu, adopté avec enthousiasme le beau et blond Beaufort, échappé de prison, brave et sot, étourdi, bavard, ne sachant couvrir sa nullité de discrétion et de silence. Ses non-sens et son ineptie ne déplurent pas au peuple. La candeur apparente lui fait pardonner tout.

Paris était trahi dans les deux sens, pour la cour, pour l'Espagne. Le prévôt des marchands et autres étaient pour Mazarin. Madame de Bouillon, souveraine absolue de l'esprit de son mari, ne voulait rien que recouvrer Sedan, et croyait l'obtenir en faisant peur des Espagnols. Elle obtint de Bruxelles, non un ambassadeur, mais un moine qu'elle habilla en cavalier et fit recevoir du Parlement (19 février 1649). Cet envoyé assura hardiment que le roi d'Espagne avait tant de respect pour le Parlement de Paris, qu'il le voulait arbitre de la paix générale, juge entre les couronnes. Le Parlement ne mordit pas à cet excès de flatterie. Il était inquiet. Huit jours auparavant, la cour avait déclaré qu'on se passerait de lui, que les tribunaux inférieurs jugeraient sans appel, et que l'on convoquerait les États généraux. Cet épouvantail des États, la menace de la suppression des charges qui faisaient leur fortune, décourageaient fort les parlementaires.

Le héros, d'autre part, Condé, qui n'avait pas fait grand exploit, inclinait lui-même à la paix. Le 5 mars, on ouvre des conférences. Et, brusquement, le 11, le président Molé déclare au Parlement qu'il a signé le traité.

Il avait signé sans pouvoir. Avec un autre maître plus sérieux que le parlement, il l'aurait payé de sa tête. Il était évident qu'en précipitant les choses on livrait tout. Mazarin, qui tenait le roi, n'avait qu'à donner des paroles; nulle garantie; la Fronde étant dissoute, il allait se moquer de la crédulité des négociateurs.

Il eût fallu attendre encore. Les provinces, plus lentes, se décidaient, suivaient Paris. Les parlements accédaient un à un. M. de la Trémouille promettait d'envoyer du Poitou dix mille hommes, et Longueville autant de la Normandie. On eût pu, par cette terreur, obtenir quelques garanties. Ce traité finit tout. L'armée de Turenne, voyant mollir Paris, traita avec la cour et s'arrangea pour quelque argent avec Mazarin et Condé.

La France put savoir alors ce qu'il en coûte d'avoir fait un héros, un prince à la Corneille, vivant dans le sublime, ne parlant aux mortels que du haut des trophées. Sa sœur, madame de Longueville, de même était passée à l'état de déesse. L'un et l'autre, dans l'Empyrée, ne distinguaient plus les humains de si haut qu'avec un sourire de mépris. Les grands attendaient à leur porte, et des heures. Quand on était reçu, c'était avec des bâillements.

En réalité, que voulait Condé? Se faire le chef de la noblesse contre la cour? Les nobles trouvaient dur d'être traités ainsi. Commencer une nouvelle Fronde? Il eût fallu ménager les parlements; il menaça les députés de celui d'Aix de les faire périr sous le bâton. Visait-il à une principauté indépendante, comme plus tard il la voulut des Espagnols? Ou bien songeait-il à enlever à Monsieur la lieutenance générale? Il est difficile de deviner ce qui se passait dans cette tête bizarre.

Il ne tenait à rien. On vit plus tard qu'il eût très-volontiers changé de religion, s'offrant alors d'une part à Cromwell pour se faire protestant et avoir une armée anglaise, de l'autre au pape pour qu'il l'aidât à se faire élire roi de Pologne.

Les Condés, en 1609, avaient dix mille livres de rente, et en 1649, outre les terres de Montmorency, ils tenaient une partie énorme de la France:

1o Par le grand Condé, ils avaient la Bourgogne, le Berri, les marches de Lorraine, une place dominante en Bourbonnais qui surveillait quatre provinces;

2o Par Conti, la Champagne;

3o Par Longueville, mari de leur sœur, la Normandie;

4o Enfin l'amirauté, et Saumur, place dominante d'Anjou, étaient au frère de la femme de Condé; ils vaquèrent par sa mort et furent revendiqués par eux comme un héritage de famille.

Plus tard, ils négocièrent pour la Guienne et la Provence.

Cette furieuse faim des Condés, qu'on ne savait comment apaiser, servit d'excuse à Mazarin pour se créer aussi quelque établissement. La reine comprit bien qu'un contrepoids devenait nécessaire, qu'à la dynastie des Condés il fallait opposer la dynastie des Mazarins.

Jusque-là c'était un homme seul, sans famille, sans racine en France. Un matin, il fait arriver sept nièces à la fois. La première sera pour Mercœur, l'un des Vendômes; la seconde, pour le fils du duc d'Épernon. Ce pauvre homme pour doter l'une trouve six cent mille livres. Pour l'autre, il s'attire sur les bras la haine de tout le Midi que foulait d'Épernon, il hasarde la guerre civile.

Condé lui fit beau jeu, allant de sottise en sottise. Pour une question de tabourets, il blesse toute la noblesse.

Pour faire donner une place à Longueville, il met la main sur Mazarin, lui tire la barbe et lui dit: «Adieu, Mars.»

Enfin il se fait fort de donner un amant à la reine, l'oblige par menace de recevoir un fat, Jarzay, qui lui fait sa déclaration.

Brouillé avec la cour, le sage prince se brouille encore avec la Fronde. Mazarin lui fait croire que les frondeurs veulent l'assassiner. Condé accuse Retz et Beaufort, sur ce prétexte absurde, au moment où ils auraient pu l'appuyer contre Mazarin (décembre 1649).

On croit écrire l'histoire de Charenton, mais moins folle encore que honteuse. Le procès de Condé tombe au milieu d'un soulèvement des rentiers, contre lesquels le Parlement autorise une suspension de payement. Et ce procès révèle une création nouvelle de Mazarin, qui depuis a fleuri, celle des agents provocateurs et des témoins gagés.

Condé avait tenu, dans l'affaire de Jarzay, la conduite d'un fou furieux. Il dit: «Je le ramènerai, le tenant par le poing; je forcerai la reine à le recevoir.» Cet excès d'insolence la décida. Elle écrivit à Retz de venir la trouver la nuit. Elle lui offrit le cardinalat, s'appuya de cette Fronde, tant détestée, contre le tyran commun. On résolut d'arrêter les trois princes, Condé, Conti et Longueville. On y fit consentir Monsieur.

Mais Mazarin n'eût pas trouvé la pièce bonne s'il n'y eût mêlé une farce. Il tira de Condé, sous un prétexte, sa signature pour une arrestation, s'amusa à lui faire ordonner sa captivité.

Ce grand acte se fit fort aisément et sans cérémonie. Les princes vinrent d'eux-mêmes se mettre dans la souricière. Arrêtés par Guitaut et Comminges, ils furent menés la nuit par une petite escorte de vingt hommes à Vincennes (18 janvier 1650).

La sœur de Condé, la fière madame de Longueville, naguère si populaire, fut trop heureuse de se sauver. Mais, avant de partir, elle eut le temps de voir l'allégresse publique, les transports du peuple et les feux de joie.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXII

SECOND ÂGE DE LA FRONDE.—LA COUR, APPUYÉE PAR LA FRONDE, CHASSE CONDÉ
1650-1651

Le héros sorti de la scène, elle appartient aux héroïnes. Nous allons voir les femmes, à peu près seules, mener la guerre civile, gouverner, intriguer, combattre. Grande expérience pour l'humanité. Belle occasion d'observer cette translation galante de tout pouvoir d'un sexe à l'autre. Les hommes traînent derrière, menés, dirigés, en seconde ou troisième ligne. À la tête de chaque parti, je vois ces nobles amazones, les Clorindes et les Herminies.

S'il n'y a pas beaucoup de suite, si tout remue, varie, ne vous étonnez pas. Elles sont filles d'Éole et tournent volontiers au vent de la passion. Ne les blâmons pas trop. Le vrai tort est à la nature. Ces brillantes guerrières n'en sont pas moins soumises aux révolutions de Phœbé. La femme la plus héroïque est pourtant sous le poids d'une fatalité naturelle; délicate de corps, d'imagination vive, faible souvent, et parfois lunatique.

La première héroïne, comme toujours, est madame de Chevreuse, mère complaisante, qui, fournissant sa fille au jeune prélat de Paris, plus que personne mène la Fronde. À elle l'honneur principal de cet acte hardi, l'arrestation du grand Condé.

Mais la plupart des femmes sont du parti de celui-ci. Son malheur, un roman tout fait, remue les cœurs généreux et sensibles. La gloire sous les verrous! Le héros pris en trahison et prisonnier de qui? De l'abbate Mazarini. Toute la dépouille des Condés distribuée aux sbires du favori, la Normandie à Harcourt, la Champagne à L'Hospital, etc. Une alliance monstrueuse entre le roi et le peuple. La reine maintient la Bastille dans les mains du fils de Broussel; elle donne aux magistrats les hauts emplois, et, ce qui est plus fort, aux rentiers même la surveillance des rentes! Renversement de toutes choses! La noblesse de France ne va-t-elle pas se soulever?

Mais rien ne bouge. Ni les clientèles militaires de Condé, ni ses nombreuses seigneuries, ni ses places, ses gouvernements, ne prennent parti. Bien loin de là, madame de Longueville, qui croit remuer la Normandie, y est repoussée partout. Elle fuit aux Pays-Bas, tourne à l'est; elle englue Turenne, mais ni lui ni elle ne peuvent rien qu'en s'adressant aux Espagnols, pour qui madame de Bouillon travaille de son mieux à Paris. Pendant que la belle amazone perd son temps, chevauche et parade, un secours plus direct et bien plus énergique fut donné à Condé du côté où il eût espéré le moins, de sa maison de Chantilly. Il y avait laissé sa vieille mère et sa jeune femme, son fils âgé de sept ans. Mazarin hésitait à faire arrêter ces deux femmes, craignant l'opinion. La mère vint se cacher à Paris, et, un matin, apparut dans le Parlement, suppliante, versant force larmes, descendant aux prières, aux flatteries et jusqu'aux bassesses.

Mais le plus étonnant fut le courage inattendu de la femme de Condé, cette jeune nièce de Richelieu, tant méprisée, avec qui il coucha par ordre, et dont l'enfant fut fils des volontés absolues du ministre. Elle s'était confiée à un homme de capacité, l'auteur des beaux Mémoires, Lenet. Il la sauva de Chantilly avec son fils, la mena d'abord à Montrond, forte place des Condés, puis, craignant d'y être assiégé, droit à Bordeaux. Le parlement de Guienne était brouillé à mort avec le Mazarin, qui soutenait le gouverneur, cet Épernon à qui il s'obstinait d'allier sa famille. Grande fut l'émotion de la ville et du Parlement de voir cette dame de vingt-deux ans, sous les habits de deuil, cet enfant innocent, qui, porté dans les bras, les prenait par la barbe de ses petites mains, leur demandant secours pour la liberté de son père. Le cortége de la princesse n'y gâtait rien, formé de grandes dames, jeunes pour la plupart et charmantes.

L'explosion fut vive, comme toujours, dans les foules du Midi. Mais le récit même de Lenet laisse voir parfaitement le peu de fond qu'avait ce semblant de révolution populaire. Le peuple, misérable, espérait avoir par les princes des débouchés à l'étranger qui feraient mieux vendre les vins et l'aideraient à vivre. Il domina le Parlement, emporta tout par la terreur. Bouillon et la Rochefoucauld, les conseillers de la princesse, étaient d'avis de laisser mettre en pièces un envoyé du roi. Lenet craignit que cet acte, un peu vif, ne la rendît moins populaire. Deux ou trois fois le peuple faillit égorger le Parlement, dont la minorité fut tenue sous le couteau. L'Espagne promettait de l'argent, et l'on avait la simplicité de la croire. Elle donna à peine une petite aumône. Cependant Mazarin, ayant paisiblement occupé et la Normandie et la Bourgogne, les gouvernements des Condés, s'acheminait vers la Guienne avec l'armée royale. Les Bordelais se montrèrent intrépides, un peu troublés pourtant de voir que les soldats allaient vendanger à leur place. Tout se mit à la paix. La princesse ne se maintenait plus que par l'appui des va-nu-pieds, qu'elle faisait boire et danser la nuit, et qui lui hurlaient aux oreilles cent choses sales contre le Mazarin; ils les lui faisaient répéter, à elle et à son fils. Cet avilissement où elle tombait lui fit désirer la paix à elle-même, accepter la permission de sortir de la ville qu'on lui donnait, avec de vagues promesses de la liberté de Condé (3 octobre 1650).

Bien loin de les tenir, Mazarin, au contraire, éloigna ses prisonniers de Paris, les transporta au Havre. La fortune semblait travailler pour cet homme. Dans cette année où il avait tout oublié, tout négligé pour l'affaire de Bordeaux, presque perdu la Catalogne, compromis la Champagne même, délaissée, sans défense, il fut sauvé de l'invasion par un événement fortuit, l'obstination héroïque d'un certain Marois, qui arrêta quarante jours les Espagnols devant Mouzon, une mauvaise place, à peine fortifiée. Ils rentrèrent en quartier d'hiver. Mazarin eut beau jeu pour guerroyer seul à coup sûr. Maître de tout, rien ne l'arrête. Il ramasse en décembre tout ce qu'il a de force au Nord, avec son armée de Guienne. Son homme, Du Plessis, entraînant sous ses yeux cette grosse avalanche, fond sur Rethel, la prend avant que les Espagnols eussent remué. Turenne, qui était avec eux, ne venait pas à bout de leur lenteur. Ils viennent tard et mal. Mazarin veut, exige que Du Plessis attaque; il lui faut, à tout prix, rapporter à Paris une belle bataille contre les amis de Condé. Dérision de la fortune: c'est Turenne qui est battu. Mazarin a défait Turenne (15 décembre 1650)!

Ingrat de sa nature, Mazarin s'était méconnu, avait tourné le dos aux frondeurs dès qu'il eut mis ses prisonniers loin de Paris. Son succès de Bordeaux, sa victoire de Rethel, lui portèrent à la tête. Il crut décidément qu'il n'avait que faire d'eux. Qui cependant avait gardé Paris pendant sa longue absence, qui, sinon les chefs de la Fronde, sinon Retz, la Chevreuse? Ils avaient endormi et trahi la révolution, sur l'espoir du cardinalat promis par Mazarin à l'amant de mademoiselle de Chevreuse.

Une chose parut cependant, c'est qu'à ce moment même où Mazarin paraissait le plus fort, rapportait dans Paris les drapeaux espagnols, il n'y avait de force réelle que dans la Fronde, trahie, vendue, tournant au vent des intérêts de ses chefs.

En un mois, ce vainqueur, ce héros monté sur sa victoire, a perdu pied; il glisse, il enfonce, il se noie.

Le 30 janvier 1651, sur quelques mots hardis du Parlement, notre homme, se croyant très-fort, compare cette compagnie au parlement de Londres; il s'emporte devant Monsieur, parle de Cromwell et de Fairfax. La reine, violente d'elle-même et violente de servilité pour son heureux vainqueur, folle de son laurier de Rethel, met les ongles au nez de Monsieur, qui se sauve éperdu, jure qu'il ne remettra jamais les pieds «chez cette furie.»

On saisit ce moment. Retz et les amis de Condé s'étaient réconciliés. Conti devait payer la liberté que lui rendrait la Fronde en prenant une fille salie, la jeune Chevreuse, avec qui vivait le coadjuteur. La vieille Fronde de Retz et des Chevreuse adopte la nouvelle Fronde des amis de Condé, des gens d'épée, des nobles. Ce monstre des deux Frondes, associant deux choses hostiles et inassociables, naquit dans le lit de mademoiselle de Chevreuse, par les soins de sa mère, qui la livrait et faisait de sa honte le lien des partis.

Quoi qu'il en soit, le monstre hétérogène n'en éclata pas moins avec une invincible forme. Les gens d'épée, en nombre, s'assemblent. Au Parlement, sur cette injure de Cromwell et Fairfax, s'élève l'aigre cri des Enquêtes, et bientôt le tonnerre du peuple. Mazarin, sans savoir comment, se sent levé de terre, et si léger, qu'il ne tient plus à rien. Bref, le 6 février, il perd la tête, il part seul du Palais-Royal, seul, lorsqu'il pouvait sans obstacle emmener le roi. Les portes étaient ouvertes, nul obstacle. Par excès de prudence, il jugea qu'une femme, un enfant, retarderaient sa fuite, en rendraient le succès douteux.

Comme on admire toujours ce qui réussit, plusieurs sont parvenus à trouver dans cette lâcheté une politique profonde. Qui ne voyait pourtant que les portes, ouvertes le 6, pourraient être fermées le 9, le jour où il avait remis la fuite de la reine et du petit roi?

En contant cette belle histoire, on est tenté de croire qu'il n'y a plus de mâles en France, plus de virilité que sous la jupe. Il faut une femme pour dire qu'on doit fermer les portes de Paris; c'est la jeune Chevreuse. Il faut une femme, celle de Monsieur, pour signer l'ordre; il n'ose le faire. On s'agite, on s'éveille, on s'arme la nuit du 9; on pénètre au Palais-Royal. Mais une femme suffit pour finir tout et endormir le peuple. La reine, avertie, a le temps de débotter l'enfant royal, de le remettre au lit. Il dort ou fait semblant. Les innocents bourgeois admirent ce bel enfant, leur roi (déjà si bon acteur); ils retiennent leur souffle, s'en veulent d'avoir troublé ce sommeil d'innocence, et, s'écoulant sur la pointe du pied, maudissent ceux qui les ont trompés et leur font passer la nuit blanche (9 février 1651).

Mazarin courait vers le Havre, voulant devancer les frondeurs, et lui-même délivrer les princes. À quoi bon? Ceux-ci voyaient bien qu'il agissait contraint, forcé. Ils rentrent dans Paris, et ils le trouvent charmé de les revoir. Condé sortait refait et rajeuni par son malheur, embelli du roman de sa vaillante petite femme. Les plus hardis des siens lui parlaient d'enfermer la reine et de se faire régent, roi. Mais Mazarin en fuite avait, comme les Parthes, décoché derrière lui un trait aigu qui vint passer à travers les partis, les disjoindre, les affaiblir tous.

Deux assemblées existaient à Paris, dont on pouvait tirer parti contre le Parlement. La noblesse était réunie aux Cordeliers, et le clergé aux Augustins. La première assemblée comptait huit cents messieurs des plus gros bonnets du royaume, princes, ducs, seigneurs. Les voilà qui raisonnent, qui cherchent aux vieux temps, qui se rappellent les hauts plaids féodaux qui gouvernaient jadis, qui se demandent comment le gouvernement est maintenant aux mains sales des gens de chicane, des procureurs crottés. Ils en viennent à cet axiome: «La loi est au-dessus du roi, au-dessus de la loi les États généraux.»

Chose admirable. Le clergé fait écho. Il adopte, sans sourciller, le principe révolutionnaire. Évidemment, la facilité des États de 1614, le peu de peine que les privilégiés avaient eue à les éluder, les enhardirent cette fois, et ils n'hésitèrent pas à prononcer le mot qui, dans un autre temps, leur eût fait dresser les cheveux.

Mort, bien mort était donc le maître (nous voulons dire le peuple, nous voulons dire la France), pour que les valets orgueilleux, les dilapidateurs de cette pauvre maison ruinée, risquassent de prononcer le nom redouté du défunt et de danser sur son tombeau!

L'effet fut excellent. Le faquin l'avait bien prévu de la frontière, quand il envoya ce mot d'ordre. Le Parlement informe sur les injures de la noblesse. La noblesse veut jeter le Parlement à l'eau (mars 1651).

La reine prisonnière se retrouve si bien maîtresse, qu'elle ne daigne consulter Monsieur, et seule change le ministère (3 avril). Qui pourra y trouver à dire? Elle prend justement pour ministres les ennemis de Mazarin, entre autres Chavigny, un ami de Condé. Elle lâche aux Condés la Guienne, tout à l'heure la Provence. Elle lâcherait le royaume pour brouiller Monsieur et Condé, briser l'unité des deux Frondes.

Condé, sorti de sa prison tel qu'il y est entré, borné, brutal, aveugle, aide à cela, bien loin d'y mettre obstacle. Il oublie que la vieille Fronde lui a seule ouvert la prison. Il ne veut plus que son frère paye la rançon convenue, qui était d'épouser la maîtresse du coadjuteur. On rompt brusquement et avec outrage avec les deux Lorraines, les Chevreuse, mère et fille. Les valets, les agents populaires du parti Condé, un savetier, Maillard, à la vue de ces deux infantes, crient dans les rues ce que Paris savait. La demoiselle s'évanouit presque. Du sang, il faut du sang, et «le sang de Bourbon n'est pas trop pour laver l'affront fait au sang de Lorraine.» Il eût fallu que le coadjuteur pût faire assassiner Condé. Il répugnait au guet-apens. Toute la réparation qu'il imagine, c'est de remplir le Parlement de gens armés à lui et de coupe-jarrets, qui, au besoin, pourraient faire un massacre. Les Condés filèrent doux. Les deux dames aux tribunes purent à leur aise triompher. Conti plia les épaules en passant devant elles. Son savetier reçut quelques coups de bâton. Retz, en contant cet exploit immortel, termine par ce grotesque mot: «L'événement pouvait être cruel, me perdre de fortune et de réputation... Je ne m'en suis pourtant pas fait reproche. Car ce sont de ces choses que la politique condamne et que justifie la morale

Ce prélat respectable était alors de nouveau recherché par la reine, qui le caressait fort dans sa jeune Chevreuse, «qu'elle baisait sur les deux joues.» Il allait la nuit au palais en cavalier et en plumet. On le rattrapait par l'espoir du chapeau, et par une idée qu'on lui croyait fort agréable, comme devant venger les Chevreuse, l'assassinat du grand Condé. La reine n'était pas moins altérée de vengeance. Condé la jetait dans le désespoir en l'attaquant sur Mazarin, révélant ses correspondances, la montrant gouvernée par lui dans ses actes et dans ses paroles, cachant ses envoyés aux greniers du Palais-Royal.

Jusque-là, Mazarin n'avait jamais paru féroce, il semblait moins violent que la reine. Cependant la persévérance avec laquelle celle-ci négocia la mort de Condé avec la Fronde, fait croire qu'il n'en repoussait pas l'idée. Elle ne faisait rien de sa tête, rien sans l'ordre du maître absolu. Ne pouvant vaincre les répugnances de Retz, elle lui envoya, pour le convertir, d'abord ceux qui s'offraient pour faire le coup, Hocquincourt et Plessis, enfin M. de Lyonne, agent direct de Mazarin, qui lui fit honte de sa timidité. Ces braves n'osaient agir, à moins que Retz n'assurât que son peuple, le peuple frondeur, les sauverait du peuple des Condés.

Au total, la manœuvre générale de la cour atteste la direction du grand maître en friponnerie, qui du Rhin menait le Palais-Royal. La reine avait d'abord tout lâché à Condé pour le perdre auprès de la Fronde; puis, tourné aux frondeurs, pour tuer ou arrêter Condé. Retz ayant refusé, on fit croire à Condé que c'était Retz qui demandait sa mort.

D'autre part, celui-ci nous explique à merveille qu'il n'était guère moins faux et guère moins hypocrite. Il était prélat populaire tout le jour et frondeur; la nuit, il était cavalier empanaché et royaliste, conseillant au Palais-Royal les mesures qui devaient le lendemain annuler tout l'effet des mensonges et du bavardage qu'il allait faire au parlement.

J'ai trop grand mal au cœur à conter tout cela. Il faut lire les Mémoires du prélat, le voir triompher de sa honte, dire comment, sous les yeux de sa Chevreuse, il disputait le pavé à Condé. Où cela, je vous prie? Au sanctuaire de la Justice même, dans la première cour du royaume et sur les fleurs de lis. Le prince, retiré à Saint-Maur et ne se sentant plus appuyé dans Paris que par des criailleurs gagés, revient pourtant avec ses gentilshommes menacer le coadjuteur. Celui-ci est en force. Il ne craint pas de pousser aux dernières épreuves la patience de Condé. Quatre mille épées sont tirées. Les amis de Condé essayent d'étouffer, d'étrangler le petit prélat entre un mur et une porte. Enfin, par un miracle, les épées rentrent au fourreau. Le galant prêtre peut retourner vainqueur à Notre-Dame et triompher chez la Chevreuse.

Condé a perdu terre. Il ne lui reste plus que la guerre civile, l'appel aux révoltes de provinces, déjà manquées et improbables, l'appel à l'Espagne impuissante, à l'Empereur, à Cromwell ou au Diable.

La Fronde ayant rendu à Mazarin le service de chasser Condé, il pouvait à son aise se moquer de la Fronde, manquer aux paroles données, bafouer Retz et le parlement, rire du public, à qui on a promis les États généraux.

Ces tours de gobelet n'étaient pas difficiles. La fatigue était excessive. La France, accablée, alourdie, ne sentait plus sa tête, n'avait plus conscience d'elle-même, et de bon cœur consentait à être trompée. Jamais escamoteur n'eut spectateurs si débonnaires.

À treize ans et un jour, le roi était majeur et capable de gouverner. Précocité miraculeuse de la dynastie des Capets! Louis XIV, né le 5 septembre 1638, a atteint ses treize ans. Il entend régner désormais. Quel besoin d'États généraux? Un bon roi, pour son peuple, est la première des libertés.

Le 8 septembre 1651, grande fête. Amples distributions de vivres. Le vin pleut sur les places, et les saucissons pleuvent; on se bat pour les ramasser. Le beau jeune roi, à cheval, ayant son petit frère à côté (un joli visage de fille), s'en va au parlement avec la reine, Monsieur, toute la cour. Il remercie la reine, la fait chef du conseil, innocente Condé (absent cependant par prudence), mais déclare Mazarin coupable et seul coupable. Lui seul a fait le mal dans la régence. Défense au susdit Mazarin de revenir jamais dans le royaume. Le roi entend qu'il soit banni et proscrit éternellement.

Le second acte de la Fronde finit en 1651, comme le premier en 1649.

Impuissante deux fois, la cour n'a garrotté le lion à la première, ne l'a chassé à la seconde, que par le secours des frondeurs. C'est la révolution, quoique avortée au premier acte et agonisante au second, qui reste encore plus forte et plus vivace, plus prête à l'action. C'est par elle que l'enfant royal peut rentrer dans Paris, et, par ordre de Mazarin, amuser les frondeurs de la proscription de Mazarin.

Douce situation pour celui-ci, qui, d'avance, par la force du peuple, a brisé l'épée de Condé. Que lui reste-t-il, sinon de faire encore comme il a toujours fait pour ceux qui l'ont servi, de perdre Retz et d'être ingrat?[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXIII

FIN DE LA FRONDE[26]—COMBAT DU FAUBOURG SAINT-ANTOINE
1651

La Fronde est réputée, non sans cause, pour une des périodes les plus amusantes de l'histoire de France, les plus divertissantes, celle où brille d'un inexprimable comique la vivacité légère et spirituelle du caractère national. Cent volumes de plaisanteries! toute une littérature pour rire! Des bibliothèques entières de facéties! n'est-ce pas régalant? Et on en retrouve tous les jours. En voici quelques-unes qu'un jeune savant, M. Feillet, vient de retrouver à la Bibliothèque:

«Il n'y a point de langue qui puisse dire, point de plume qui puisse exprimer, point d'oreille qui puisse entendre ce que nous avons vu (à Reims, à Châlons, Rethel, etc.). Partout la famine et la mort, les corps sans sépulture. Ceux qui restent ramassent aux champs des brins d'avoine pourrie, en font un pain de boue. Leurs visages sont noirs; ce ne sont plus des hommes, mais des fantômes... La guerre a mis l'égalité partout; la noblesse sur la paille n'ose mendier et meurt.... On mange les lézards, des chiens morts de huit jours....»—Ailleurs, en Picardie, on rencontre un troupeau de cinq cents enfants orphelins et de moins de sept ans.—En Lorraine, les religieuses affamées quittent leur couvent pour mendier. Les pauvres créatures se donnent pour un morceau de pain (1651).

Nulle pitié. Une guerre exécrable, acharnée, sur les faibles. Une chasse épouvantable aux femmes. En pleine ville de Reims, une belle fille chassée par les soldats dix jours de rue en rue; et, comme ils ne l'attrapent pas, ils la tuent à coups de fusil. Près d'Angers, à Alais, à Condom, sur toutes les routes de Lorraine, tout violé, femmes et enfants, et par des bandes entières, à mort! Elles expirent, noyées dans leur sang.

Quoi de plus gai? Le duc de Lorraine, ce chevalier errant qui préféra la guerre au trône, régale les nobles dames de ces récits honnêtes; son armée galante, dit-il, est la providence des vieilles, etc. (V. Haussonville).

Condé, sur un grand champ de mort, avait montré aussi une étrange gaieté: «Bah! ce n'est qu'une nuit de Paris.»

Qui donne les détails de famine que l'on a vus plus haut? Principalement les missionnaires envoyés de Paris par Vincent de Paul pour porter à ce pauvre peuple les aumônes des dames charitables. Secours minimes, en tout, six cent mille livres en six années.

En Picardie, on donne trois cents livres par mois pour dix-huit cents personnes; donc, pour chacune, trois sous et demi par mois.

Vincent fut admirable, quelque peu qu'il ait fait. Ce qui étonne seulement, c'est qu'ayant tant de cœur, dans ces extrémités qui font tout oublier, il n'oublie pas son caractère de prêtre, et fait de la confession catholique une condition de l'aumône. À sa recette des soupes économiques que l'on distribuera aux pauvres, il ajoute qu'en distribuant on leur lira des prières en latin, des Pater, des Confiteor, des Ave, des Credo, et qu'on les leur fera «répéter et apprendre par cœur.» Mais quoi! si cet homme affamé est luthérien, calviniste, anglican, faut-il qu'il meure? faut-il qu'il abjure pour manger?

Les dames continuent glorieusement leur généralat. Elles remontent à cheval, et elles donneront des quenouilles aux hommes lassés ou pacifiques, entre autres au grand Condé. L'intrigue de Paris, l'ennui du Parlement, ses duels ridicules avec le petit prêtre, tout cela l'avait rendu malade: «J'ai assez, disait-il, de la guerre des pots de chambre.» Il était réellement un sauvage officier de la guerre de Trente ans, et il se fût déprincisé pour s'en aller, comme le duc de Lorraine, avec une bonne bande de voleurs aguerris, batailler en Allemagne. Ne le pouvant, tenu, lié par sa maîtresse, madame de Châtillon, qui muselait ce dogue, il eût accepté volontiers l'offre de Mazarin, de le laisser, roi du Midi, dormir tranquillement en Guienne. Mais sa sœur ne le voulait pas. Il eût fallu que madame de Longueville sortît du roman, tombât au réel, rentrât en puissance de mari, dans l'ennui de la Normandie. Donc, quand Condé fut en campagne, sa sœur et ses amis firent entre eux un traité où ils l'abandonnaient, s'il faiblissait, et lui substituaient, comme général, son petit frère bossu, Conti, élevé pour l'Église, uniquement dévot aux beaux yeux de sa sœur.

Condé céda, et madame de Longueville emmena triomphante ses deux frères, la Rochefoucauld, enfin ses lieutenants, à la conquête du Midi.

Mais, contre son drapeau de couleur isabelle, la reine, au nord, déploie le drapeau blanc, et, favorisée par la Fronde, mène une armée au-delà de la Loire. Elle n'avait que quatre mille soldats, il est vrai aguerris, de plus le roi, la jeune et blonde image de la royauté pacifique, et du repos futur pour lequel soupirait la France. Condé vit aller en fumée tout ce que ses amis lui promettaient pour l'entraîner. Tout sur la route suivit l'enfant royal. Les recrues ne tinrent pas devant notre vieille infanterie de Rocroy qu'alors menait Harcourt. Condé n'eut un petit secours des Espagnols qu'en livrant une place près Bordeaux et se brouillant avec ce parlement. Celui de Paris n'osa refuser d'enregistrer la déclaration qui le disait traître et l'allié de l'étranger.

Ceci le 4 décembre 1651. Et, le 18, le Parlement apprend par une lettre polie de Mazarin que, pour reconnaître les obligations qu'il a au roi et à la reine, il vient les délivrer; il a levé une bonne armée de dix mille hommes et la conduit en France.

Levé? avec quoi, s'il vous plaît? Avec son argent personnel, sur la fortune d'un homme arrivé sans un sou en 1639. L'examen des registres de son banquier Cantarini venait d'établir qu'il avait volé neuf millions (quarante, tout au moins, d'aujourd'hui).

L'homme qui offrait d'assassiner Condé, Hocquincourt, avait levé et conduisait cette bande, sous la noble écharpe verte de Giulio Mazarino.

Le Parlement a condamné Condé le 4. Le 30, il condamne Mazarin, qui vient faire la guerre à Condé. Le Parlement veut qu'on arme les communes pour arrêter le Mazarin, mais défend de prendre l'argent nécessaire pour cet armement. Il ordonne aux troupes de marcher et prohibe les moyens de pourvoir à leur subsistance, etc.

Sous sa grande fureur (simulée? ou sincère?), un sentiment contraire va se fortifiant, le désir de la paix. Un serviteur de Monsieur ayant hasardé le simple petit mot d'union entre Monsieur et le Parlement, ce mot, qui rappelait la Ligue, eut un effet terrible. «La tendresse de cœur pour l'autorité royale,» la pensée de ces temps maudits, firent repousser, détester l'union....

Pour achever la Fronde, en étouffer le faible souffle, un pesant éteignoir tombe dessus, le chapeau rouge, qui coiffa Retz, l'anéantit. Mazarin avait cru en faire la feinte seulement pour le perdre dans le peuple. Mais le pape haïssait Mazarin. Il fit Retz cardinal, pensant le faire plus fort; et ce fut le contraire, il le tua deux fois: dans la cour, dans le peuple (18 février 1652).

Le héros, le vainqueur de ce moment, c'est Mazarin. Il va de succès en succès, Condé de revers en revers. On se dispute en France la main de ses nièces; ses pas victorieux sont marqués par des mariages. Les Épernon déjà sont à lui. Les Vendômes ont ambitionné de mêler le sang d'Henri IV au sang des Mancini. M. de Bouillon, pour son aîné, pour l'héritier de sa principauté, recherche une autre nièce; ce qui donnera au Mazarin le frère de M. de Bouillon, Turenne, pour arrêter Condé. Celui-ci, perdu en Guienne, ne se voyant au nord qu'une petite armée d'Espagnols que conduisaient fort mal deux étourdis, Beaufort et Nemours, traverse toute la France et reprend son armée. Voilà Condé devant Turenne.

Condé avait trouvé une auxiliaire inattendue. Une femme encore avait pris la grande initiative. Mademoiselle de Montpensier, fille de Monsieur, mais fort indépendante de son père par sa fortune immense, était dépitée, à vingt-cinq ans, de n'être pas mariée. Elle avait le cœur haut, la grande émulation des reines célèbres, les Christine de Suède et les Henriette d'Angleterre. Elle voulait un trône, et d'abord elle s'était proposée à l'Empereur. À la rigueur, elle eût descendu à prendre l'archiduc pour régner sur les Pays-Bas. Mais son rêve favori, c'était le mot d'Anne d'Autriche sur Louis XIV, avant sa naissance et pendant la grossesse: «C'est ton petit mari.» L'enfant avait quatorze ans, elle, vingt-cinq. Et cette grosse différence allait encore augmentant; Mademoiselle perdait de sa première fleur; son teint rougissait trop, son grand nez devenait rosé. Donc, elle imagina, dans sa sagesse, que le meilleur moyen d'épouser le roi, c'était de le battre; que Condé, chassant Mazarin, payerait sa vaillante alliée en la faisant asseoir sur le trône de France.

Pour mettre les choses au pis, la princesse de Condé, souvent malade, ouvrait une autre chance; si Condé était veuf, qui épouserait le héros, sinon l'héroïne qui l'aurait soutenu? Donc, en se jetant dans la guerre, cette intelligente Clorinde pouvait y gagner deux maris.

C'est dans ses Mémoires qu'il faut lire la grotesque épopée, son intrépidité dans une occasion sans péril. Elle y montra du moins que, pour vouloir, oser et se mettre en avant, il suffit de ne rien savoir, de ne rien voir, de peu comprendre. Elle ferma les portes d'Orléans, et donna à Louis XIV, pour premier début de son règne, la mortification de reculer devant une femme, la chance d'être vaincu, peut-être enlevé par Condé, ce qui fut très-près de se faire (Laporte).

Condé eut un grand avantage, il entra à Paris. Il croyait dès lors tenir, dominer, entraîner Monsieur et le Parlement. Mais son étonnement fut grand en voyant, au Parlement, et à la Cour des Aides, où il alla, les magistrats lui reprocher en face et son traité avec l'Espagne, et l'argent de l'Espagne qu'il venait de recevoir, et son audace à se représenter devant les tribunaux qui venaient de le déclarer coupable de lèse-majesté. Il se troubla, s'emporta, mais ne put rien nier. Un simple président des Aides l'accabla, lui parlant de par la loi, de par la France, bravant la sinistre figure qui respirait le meurtre. Il fut bien clair dès lors que les magistrats sentaient derrière eux la bourgeoisie armée, qu'ils repousseraient Mazarin, mais n'adopteraient pas Condé, et que, si celui-ci mettait dans Paris sa petite armée étrangère, ce serait à force de sang.

C'est ce qui rendait si bonne et si forte la position de Mazarin. Le ministre italien semblait encore, ayant le roi de son côté, contre l'allié de l'Espagne et l'armée espagnole, représenter le vrai parti français. La question de nationalité, mise en jeu, prime toujours et domine la question de liberté. Plus d'un frondeur sincère, plutôt que d'ouvrir Paris aux drapeaux de Philippe IV, l'aurait ouvert au Mazarin.

Celui-ci était fort tranquille. Il avait sous la main Turenne, et plus loin la Ferté avec une seconde armée. Le duc de Lorraine vint un moment aider les princes, mais fut aisément renvoyé, ou par terreur ou par argent. N'ayant de bien que son armée, il hésitait beaucoup à la risquer en agissant contre Turenne. Il partit le 16 juin.

Condé, désespéré, retomba sur Paris, son unique ressource, étant sûr de périr s'il n'en venait à maîtriser la ville, à s'y loger militairement, à l'exploiter à fond par sa fausse Fronde, mi-canaille et mi-gentilshommes, faux savetiers, faux maçons qu'il jetait dans le peuple, et qui, sous cet habit, étaient de vieux soldats, nés et habitués dans le sang, et tout prêts aux plus mauvais coups.

Déjà cette terreur avait réussi contre Monsieur. Un de ces maçons de Condé tira sur lui deux coups de pistolet par-devant tout le peuple aux portes du Palais de Justice. Monsieur s'enfuit à toutes jambes. Depuis ce temps, il aima fort Condé et ne put lui rien refuser.

Monsieur dompté, il fallait dompter le Parlement. Le 25 juin, une foule immense assiége le Palais. Le peuple veut qu'on en finisse. D'abord, malentendu entre des compagnies bourgeoises, qui tirent l'une sur l'autre. Les gens de Condé en profitent. Ils nettoyent le grand escalier à coups de pistolet, tuent trente personnes, en blessent un nombre infini dans cette foule compacte. Les magistrats veulent sortir. On leur saute à la gorge. On les fait rentrer pour voter. On bat, on gourme, on traîne les conseillers plus morts que vifs. Les arrêts désormais seront rendus dans le désert, sans président ni conseillers, par quelques jeunes gens des Enquêtes.

Ce qui rend ceci plus horrible, c'est ce qu'explique fort bien Mademoiselle, la grande alliée de Condé. En frappant ce coup sur le Parlement pour l'empêcher de traiter, il voulait traiter lui-même. Il prêtait une oreille crédule aux vaines propositions dont l'amusait le Mazarin. Mais celui-ci employait ce temps; de tous côtés, il rassemblait des troupes, fortifiait Turenne. Une révélation curieuse nous montre qu'à ce moment il était occupé de l'intérieur de la petite cour, autant et plus que de Paris. Le jeune roi avait quatorze ans. On pouvait le croire assez près d'une crise de nature qui donnerait prise sur lui. Sa mère le garderait-elle? ou Mazarin s'en emparerait-il? C'était déjà la question.

Mazarin avait honteusement, indignement négligé l'enfant, et il portait la mère sur ses épaules. Il était excédé des assiduités d'une grosse femme de cinquante ans. Tendre, en réalité trop tendre, elle avait pris dans son absence assez patiemment les galanteries du facétieux Retz. Cela eût été loin si elle n'eût su qu'on en répétait tous les soirs la comédie chez les Chevreuse. Bref, Mazarin, à son retour, ne fut plus le doux, le charmant cardinal, l'ancien Mazarin, mais un rude et brusque mari, ne daignant même ménager les convenances du rang, et disant à la pauvre reine devant témoins: «Il vous sied bien, à vous, de me donner des avis!»

Il n'avait rien fait jusque-là pour gagner le jeune roi. Il le laissait sans argent dans la poche, ne renouvelait pas même ses habits, si bien qu'à quatorze ans il avait ceux de douze, beaucoup trop courts. Il n'aimait que sa mère, était très-caressant pour elle. À vrai dire, elle achetait cela par une complaisance sans bornes, faible et molle, soumise à ses moindres caprices. On pouvait croire qu'elle le voulait garder dépendant, à force de tendresse. La grande affaire de cour tant disputée entre les dames, la question de savoir laquelle donnait la chemise au lever, avait été tranchée; elle ne la prenait que des mains de son fils. Déjà grand, il voulait, exigeait qu'elle le baignât avec elle. Il le voulut un jour, ayant très-chaud, au risque de sa vie, et, sans le médecin, elle hasardait la chose, plutôt que de lui résister.

Déjà il recherchait les dames, se plaisait au milieu des filles de la reine. Il y avait à parier qu'il choisirait bientôt, qu'il aurait quelque favorite. Mais s'il avait un favori? C'est à quoi songea Mazarin. À la Saint-Jean (précisément la veille du massacre fait au Parlement), Mazarin invite l'enfant à dîner. On dînait vers midi. Il revint à sept heures du soir. Que se passa-t-il dans cette longue fête? On ne le sait; mais il revint triste, dit Laporte; il voulut se baigner, et Laporte «vit bien de quoi il étoit triste.»

Laporte sut les choses, mais non pas les personnes. L'enfant ne dénonça pas «l'auteur du fait,» celui avec qui le pervers avait cru le lier par une complicité de honte. Je ne vois près de Mazarin de jeunes gens que ses neveux. L'un fort petit, élevé aux Jésuites, dans leur collége de Clermont. L'autre, déjà hors de pages, n'avait que deux ans de plus que le roi, et pouvait être un camarade. Il était fort aimé de tout le monde pour sa douce et jolie figure, et pour un charme d'esprit et de bonté. Ces deux neveux périrent très-misérablement. Le petit, que son oncle avait mis au collége pour se populariser, fut berné par ses camarades sur une couverture, mais tomba par terre, fut tué. L'autre, cette brillante fleur d'Italie par laquelle il croyait tenir le roi, périt victime de l'impatience qu'il avait de l'avancer. Il l'exposa au combat du faubourg Saint-Antoine, l'y fit lieutenant général à dix-sept ans, et au moment il fut tué.

Pour revenir, Laporte comprit bien que, de toute façon, il était perdu, qu'il parlât ou ne parlât pas. Mais cet homme honnête et courageux, qui avait risqué sa vie pour la reine, s'immola encore, l'avertit. Il était sûr que, dans sa misérable servilité pour Mazarin, elle ne garderait pas le secret. Et, en effet, bientôt Laporte fut chassé en perdant (sans indemnité) la petite charge qui était l'unique patrimoine de sa famille.

Elle profita de l'avis toutefois. L'enfant, fort différent de son jeune frère, aimait les femmes et n'aimait qu'elles. Sa mère paraît l'avoir confié de bonne heure à la maternité galante d'une dame fort laide, madame de Beauvais, sa première femme de chambre, pas jeune et qui n'avait qu'un œil. Elle n'en fut pas moins, dit Saint-Simon, la première aventure du roi.

Voilà donc la situation à la Saint-Jean. Admirable de tous côtés. Sodome à Saint-Germain. Et au Palais, l'avant-goût du carnage qui eut lieu quelques jours après. Ici la boue, et là le sang.

Pendant qu'un prêtre, puis un chartreux, et encore une belle dame, maîtresse de Condé, négocient pour lui à la cour, Mazarin a enfin ses deux armées et peut agir. Condé va se trouver à Saint-Cloud pris entre les deux. Il entreprend de filer sous les murs et d'aller se poster au confluent de Charenton. Opération scabreuse devant un général aussi attentif que Turenne, qui, de Montmartre, de Ménilmontant, de Charenton, pouvait à chaque pas le foudroyer. Condé remit tout à la chance, et compta sur son danger même, pensant qu'il déciderait Paris à le recevoir. Mais le contraire advint. Il frappa à toutes les portes. Aucune n'ouvrit. À la porte Saint-Denis, Turenne était là, pouvait l'écraser de boulets. Il lui tua peu d'hommes d'arrière-garde, et le laissa passer jusqu'à la porte Saint-Antoine.

Condé envoyait coup sur coup presser, prier Monsieur. Sa fille aussi priait, pleurait. Monsieur faisait le malade, et tous les gens de sa maison riaient, pensant que Condé serait tué. Cependant Monsieur, sentant bien qu'il se compromettait par son inaction, sans agir, écrivit. Il donna une lettre vague à Mademoiselle pour l'autoriser à demander à l'Hôtel de Ville les choses nécessaires. Avec ce mot, l'audacieuse princesse pouvait ce qu'elle voulait. Le gouverneur de Paris L'Hospital et le prévôt des marchands lui étaient fort contraires. Ils voulurent ajourner. Leur résistance ne dura pas le temps d'une messe basse qu'elle prit en passant par morceaux. La Grâce agit, surtout par les cris de la Grève, où l'on entendait nettement: «Entrons, noyons ces Mazarins.»

Donc Mademoiselle emporta ce qu'elle voulait, un secours pour Condé, et, le plus difficile, sa retraite à travers Paris. Elle avance bravement au bruit des canonnades dans la rue Saint-Antoine, rencontrant des morts, des blessés, la plupart ses amis. Elle s'émeut, mais sans se troubler.

Condé a fait des efforts surhumains, mais fait des pertes énormes. Il trouve Mademoiselle établie dans une maison tout près de la Bastille. Elle lui offre de lui ouvrir Paris. Il refuse de reculer. «Il était dans un état pitoyable. Deux doigts de poussière sur le visage, ses cheveux mêlés, sa chemise sanglante, sa cuirasse pleine de coups, l'épée nue à la main (ayant perdu le fourreau).... Il pleurait....»

Mademoiselle, pendant qu'il retourne au combat, lui envoie des renforts, fait filer les bagages, reçoit, fait soigner les blessés. Mais tout cela ne suffisait pas. Une seule chose pouvait sauver celui-ci, c'était que la Bastille prît parti tirât de ses tours et le reçut sous son canon.

Les Broussel tenaient la Bastille. Un fils du vieux Broussel en était gouverneur. Se décida-t-il en ce jour sans l'aveu de son père, sans l'aveu des frondeurs, des Miron, Charton, Blancmesnil, de la vieille et pure Fronde? Je ne le pense pas. La désertion du cardinal de Retz, qui s'était fait ermite à Notre-Dame depuis qu'il avait le chapeau, n'avait pas enterré avec lui le parti. Il existait disloqué, discordant. On le voit bien, malgré l'ombre fatale que jette ici la partialité des Mémoires. À croire ceux-ci, Mademoiselle a tout fait. Qui lui permit de faire? Celui qui lui baissa le pont-levis et qui la mit dans la Bastille. Et qui celui-là? C'est la Fronde.

La vieille Fronde avait à choisir entre la brutalité militaire du parti de Condé et l'infamie de Mazarin. Elle choisit, et sauva Condé.

Il était temps. Car on voyait la seconde armée royaliste qui, de la Seine, venait pour prendre en flanc Condé, déjà trop faible contre celle de Turenne. Encore dix minutes, il était perdu.

On voyait tout cela des tours distinctement. Et le fils de Broussel fut trop heureux quand Mademoiselle lui montra l'ordre, faux ou vrai, de Monsieur pour tirer sur l'ennemi.

Quel ennemi?

Les canons braqués sur la ville furent tournés vers Charonne, où était le roi. Qui allait tirer sur le roi?

Ce fut un conseiller nommé Portail, donc le Parlement, qui tira.

Il n'y eut que trois volées et trois petits boulets. Mais, si la Fronde n'eût été déjà divisée et morte par l'abandon de Retz, ce n'était plus la Fronde, mais la révolution d'Angleterre. Et c'était le Long Parlement.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXIV

FIN DE LA FRONDE—LE TERRORISME DE CONDÉ—MASSACRE DE L'HÔTEL-DE-VILLE
1652

Au messager qui porta la nouvelle et lui montra les tours couronnées de fumée, Condé dit: «Tu me donnes la vie.» Et il faillit l'étouffer de ses embrassements.

Ce feu ne pouvait guère pourtant intervenir de près dans le combat. Il n'eût pas empêché Condé d'être écrasé aux pieds des tours. Il ne portait qu'au loin. Il était admirable pour frapper à Charonne sur le roi et sur Mazarin.

Cela même effraya. On le prit comme la voix de Paris, comme menace de la grande ville, comme signification définitive que la Fronde adoptait Condé, que la Révolution ne reculerait plus, mais se transformerait et frapperait la royauté.

Mazarin fut surpris, atterré. À toutes les portes, il avait cru avoir des gens à lui. Il était sûr d'entrer, et ne songeait qu'à amener la reine et les dames en triomphe. Il resta aplati, ne profita pas de ses forces. S'il eût permis à Turenne de droite, à la Ferté de gauche, de pousser leurs armées, de s'unir en formant un coin, ils entraient infailliblement; ils perçaient à travers Condé, perçaient jusqu'à Paris, ayant de moins en moins à craindre les boulets qui volaient par-dessus leurs têtes. Ils auraient ri sous ces canons tirés dans les nuages, et trouvé à la porte Saint-Antoine un monde de gens impatients de la leur ouvrir. Mais Mazarin perdit la tête. Turenne, je crois, garda la sienne. Pour la seconde fois, il épargna Condé. Froid, calme et prévoyant, il se soucia peu, pour faire triompher Mazarin, de marquer dans l'avenir de sa maison, celle de Bouillon, du sang d'un prince, et du carnage horrible où allaient périr pêle-mêle nombre des grands seigneurs de France.

La porte Saint-Antoine s'ouvrit, non sans peine, à Condé. Il y fallut des prières, des menaces, et l'intérêt aussi qu'excitait sa bravoure héroïque. «Voulez-vous faire périr M. le Prince?» Cela emporta tout.

Mais, à la porte Saint-Denis, on n'entra que de force et en cassant la tête à l'officier bourgeois qui commandait, d'un coup de pistolet.

L'entrée ne fut pas gaie. C'étaient des vaincus qui entraient et qui venaient chercher asile. Une armée moitié espagnole, et des faux Espagnols de Flandres. Des files de bagages infinis et des blessés sans nombre, un encombrement désolant. Rien de moins rassurant, d'ailleurs, que de mettre dans une ville si riche tant d'hommes de pillage et de sang. On les logea entre Saint-Victor et Saint-Marcel, dans un faubourg muré, gardé par la Seine et la Bièvre; on pouvait dire qu'ils étaient dans Paris et qu'ils n'y étaient pas. Mais les bourgeois ne s'aperçurent que trop du voisinage de ces troupes mal disciplinées, battues, mais impudentes et de mauvaise humeur, qui n'auraient pas mieux demandé que d'avoir sur leurs hôtes le succès qu'elles n'avaient pas eu sur l'ennemi.

Condé trouva la ville fort changée et fort partagée. La Fronde même, qui venait de le sauver, n'était nullement d'accord pour lui. Sans parler de la Fronde inerte du cardinal de Retz, caché à Notre-Dame, il y avait la Fronde orléaniste, attachée à Monsieur; la Fronde royaliste, qui voulait le retour du roi et de la cour, et n'excluait que Mazarin. Celle-ci, c'était vraiment presque toute la ville. Peu voulaient Mazarin, et peu voulaient Condé.

Condé n'avait qu'une chance, frapper un coup sanglant, se relever par la terreur, compromettre Monsieur. Qui donna ce conseil sinistre? Qui fit croire à Condé que cet excès d'ingratitude, de frapper qui l'avait sauvé, de punir Paris, son asile, de sa généreuse hospitalité, lui porterait bonheur? On l'ignore. Peut-être un sot et dur soldat, de ces ignorants capitaines, bornés comme un boulet. Ou bien serait-ce l'homme de Richelieu, élevé aux choses violentes, le malencontreux Chavigny, un fils de la fatalité, né pour aller de faute en faute, de malheur en malheur, qui mourut peu après, fort pénitent, fort janséniste? Il serait mort, dit-on, des reproches que lui fit Condé d'avoir traité pour lui; mais, qui sait? ces reproches avaient peut-être un autre sens.

Le prévôt des marchands avait convoqué à l'Hôtel de Ville une assemblée pour le 4 juillet, six magistrats et six bourgeois de chaque quartier, de plus tous les curés, redevenus, comme Retz, grands amis de la paix. Les magistrats frondeurs étaient sûrs d'y être envoyés, et l'on pouvait prédire que la majorité serait frondeuse. Mais frondeuse de quelle nuance? De celle qui voulait le roi sans Mazarin.

Cette Fronde-là avait sauvé Condé, mais elle ne voulait pas éterniser pour lui la guerre.

Le 3 juillet, Condé prit son parti, et chargea ses soldats de faire peur à cette assemblée. Il fit louer le soir chez les fripiers deux cents habits d'ouvriers dont il affubla pareil nombre de ses tueurs les plus déterminés. On loua à la Grève quelques chambres, où l'on pratiqua dans les murs des meurtrières qui répondraient juste aux fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville, qui étaient en face. On jeta un mot d'ordre dans la population misérable du quartier, les maçons sans ouvrage, les bateliers qui ne naviguaient plus: on dit partout la nuit qu'il fallait en finir avec les Mazarins. La chaleur était grande. Pour donner l'élan à l'affaire, on eut soin d'amener en Grève cinquante pièces de vin à défoncer.

Talon, un honnête homme et un consciencieux magistrat, affirme qu'un des amis du prince, M. de Rohan, sut la nuit cet affreux secret; que, le 4 au matin, il pria, supplia Condé de ne point faire cette chose insensée et horrible. Elle devait lui donner un jour de force, mais le lendemain l'horreur universelle, la haine de Paris, qui s'ouvrirait au Mazarin. Pouvait-il bien, d'ailleurs, envelopper dans ce carnage les plus ardents frondeurs, les gens de son parti, du parti qui venait de lui sauver la vie en le couvrant du feu de la Bastille.

Le second de Broussel, Charton, allait se trouver là. L'aîné des barricades, Miron, celui qui, le premier, fit battre le tambour au jour où naquit la Fronde, Miron, allait aussi en aveugle à la mort. Mais, outre ces frondeurs, il y avait des gens, le conseiller Ferrand, l'échevin Fournier, qui étaient purement et simplement amis des princes et des séïdes de Condé. N'était-ce pas une chose énorme et monstrueuse de ne pas les avertir? On eût ébruité le secret, dira-t-on. Mais il était déjà communiqué à tant de gens! Rohan ne fut pas écouté. Apparemment les conseillers du prince jugèrent qu'en cette vieillesse des partis, les amis trop anciens sont tièdes, cependant exigeants, et qu'on est trop heureux de ces purgations fortuites qui expulsent un sang refroidi.

Soit que le secret transpirât, soit pressentiment vague, plusieurs hésitaient d'y aller. Un marchand de la rue Saint-Denis, fort estimé, aimé, était retenu par sa femme. Il dit: «Je suis nommé, c'est mon devoir d'aller.» Mais il se confessa et communia, pensant aller à la mort.

Les deux princes arrivèrent fort tard à l'Assemblée (Conrart dit à six heures). Condé sans doute priait, poussait, dès le matin, Monsieur, peu curieux de cette fête. Un trompette du roi arriva en même temps pour demander qu'on remît l'assemblée. Elle s'insurgea contre, et parut très-frondeuse, mais non dans l'intérêt des princes, demandant seulement «que le roi rentrât sans Mazarin.» Les princes mécontents se levèrent, descendirent.

Est-il sûr qu'ils aient dit à la foule: «Ce sont des Mazarins, faites-en ce que vous voudrez?» On l'a dit, mais j'en doute. Ce signal de mort était superflu. Condé, croyant peut-être se laver les mains de la chose en la rejetant sur un autre, avait logé le roi des Halles, le mannequin Beaufort, dans une boutique des ruelles qui vont à la Grève pour surveiller l'exécution. Chose curieuse qu'atteste Conrart, malgré les cinquante tonneaux de vin, l'affaire ne prenait pas. Quelques coups de fusil partirent bien de la Grève, tirés en haut, donc innocents. Le peuple était plutôt triste, et plus sombre que furieux. «Les plus méchants n'attaquaient point.» Qui voulut fuir d'abord échappa sans grande peine.

Mais il se trouvait là aussi des gens moins incertains, venus de chez Condé, et de ses propres domestiques. Ses soldats déguisés, qui buvaient depuis le matin avec les bateliers, ne souffrirent pas non plus que la chose avortât. Ils attaquèrent en hommes d'expérience, d'une part tirant d'en face par les trous faits exprès sur les larges fenêtres de la salle de l'Hôtel de Ville; d'autre part, attaquant d'en bas, de près et du plus grand courage les défenses improvisées que les archers de la ville avaient faites au vestibule et à l'entrée du fameux escalier. Ces archers, peu nombreux, et n'ayant guère de poudre, firent cependant une très-belle résistance, tirant quatre par quatre, et chaque fois tuant quatre soldats. Ceux-ci étaient désespérés; ils entrèrent en fureur. L'un d'eux, ayant déjà trois balles, s'acharnait de son bras mourant à arracher un pieu; il fut tué dessus à coups de hallebardes, d'épées et de poignards.

Le gouverneur de Paris, L'Hospital, le prévôt, tous les royalistes, craignaient beaucoup, mais non pas les frondeurs. Des hommes idolâtrés du peuple, le président J'dis ça (Charton), le bouillant colonel et maître des comptes Miron, n'imaginèrent pas un moment qu'on voulût s'attaquer à eux. Charton se mit sur une fenêtre, cria qu'on s'arrêtât, qu'il répondait de tout; mais on tira sur lui. Il descendit, il s'offrit pour otage. En un moment, il fut coiffé de cinq cents coups, s'arracha à grand'peine et se cacha aux lieux d'aisance. Miron fut moins heureux encore. Il entreprit de se faire jour pour aller faire armer ses gens et délivrer l'Hôtel de Ville. «Vous périrez, lui dit-on.—Il n'importe! que je périsse en faisant mon devoir.» À peine sur la Grève, il crie: «Je suis Miron.» Il est jeté à terre par un savetier qu'il avait naguère empêché de tuer un magistrat. Un cuisinier et un petit laquais de Condé frappent dessus; il est percé de coups.

Les amis que Condé avait dans l'assemblée, fort étonnés de voir massacrer les frondeurs, se hâtent de faire un écriteau en grosses lettres, y écrivent Union, espérant désarmer l'émeute. Mais l'émeute était ivre de vin, de sang, n'y voyait plus. Ferrand, l'un d'eux, qui descendit, fut tué à côté de Miron.

Cependant Condé et Monsieur étaient entourés de personnes qui priaient, suppliaient, pleuraient pour qu'on envoyât au secours. Le laquais d'un des partisans dévoués de Monsieur, qui était à l'Hôtel de Ville, arriva jusqu'au prince. Il le trouva paisible qui sifflait. «Monseigneur, ils vont tuer mon maître!» Le voyant sourd, paralytique, aveugle, il perdit tout respect, l'empoigna par le bras, croyant le faire lever... Mais toujours ce bras retombait....

Un homme cependant arrive essoufflé. «Le feu est à l'Hôtel de Ville!» Monsieur dit à Condé: «Mon cousin, ne pourriez-vous pas aller mettre ordre à cela?—Monseigneur, dit Condé, je ne m'y entends point. Je me sens poltron pour ces choses.—Eh bien, dit Mademoiselle, j'irai. Il faut sauver le gouverneur, et le prévôt.—J'irai avec vous,» dit Condé. Mademoiselle l'en empêcha. Elle n'alla pas jusqu'au bout. Au pont Notre-Dame, on lui dit qu'ils étaient enragés à ce point qu'ils avaient tiré sur le Saint-Sacrement qu'un curé apportait en Grève. Ses gens la supplièrent de ne pas avancer.

Le feu n'avait pas pris. Il n'y eut qu'une grande fumée dont les enfermés étouffaient. D'autre part, un curé parvint jusqu'à Beaufort, et lui fit honte de ce mélange horrible où il confondait ses amis. Il avança alors, sauva quelques personnes. Mais ce qui fut plus efficace, c'est que, les soldats furieux de Condé ayant été tués ou blessés en grand nombre, il ne restait guère sur la Grève que de la canaille. Ces meurt-de-faim, fort peu passionnés, imaginèrent qu'il y avait là une grosse affaire pour eux à dépouiller les richards qui seraient trop heureux de n'être que volés. Ils montèrent, trente d'abord d'un même flot. Et ils trouvèrent l'affaire encore meilleure. Ces gens, qui n'attendaient que la mort, non-seulement se laissèrent voler très-volontiers, mais leur proposèrent des traités, deux cents francs, trois cents francs, pour être ramenés chez eux. Ce commerce honteux, misérable, des vies humaines, qui s'était fait à la Saint-Barthélemy, se revit dans Paris. Les défenseurs payés se croyaient si autorisés d'en haut, qu'ils ne faisaient difficulté de dire leurs noms, leurs métiers, leur adresse, et venaient froidement toucher le lendemain le prix convenu de la veille.

Mademoiselle, qui, dans tout cela, montre un cœur de princesse, et point du tout de femme, donne la belle excuse qu'elle fit chercher un trompette pour l'envoyer devant et obtenir passage, mais qu'il ne s'en trouva pas dans tout Paris. Elle était revenue au Luxembourg. Son père, après avoir eu peur d'agir, commençait à avoir peur de n'agir pas. Il l'obligea de retourner. Il était minuit, et tout fini. Elle ne rencontra guère de vivants, mais des morts empilés dans une charrette, et si négligemment jetés, que les jambes et les bras roidis passaient d'ici et de là. «Je ne fis que changer de portière, dit-elle, de crainte que les pieds ou les mains ne me donnassent par le nez.» La nuit était très-belle, fort chaude. Cette fille sensible rit fort en rencontrant des marchandes en chemise qui causaient sur la porte avec leurs bons amis en costume plus simple encore. La Grève était moins gaie. «Je ne vis jamais, dit-elle, un lieu plus solitaire.» Beaufort la fit passer sur les poutres fumantes. Elle trouva dans un cabinet le prévôt, et le sauva d'un danger qui n'existait plus.

Il était presque jour. Paris se reconnaissait. On commençait partout à raconter la chose. Et tout retombait sur Condé. «Il y eut un mouvement d'horreur,» dit Joly.—Et Mademoiselle elle-même: «Ce fut le coup de massue pour le parti.» Et le prudent Omer Talon ne fait pas difficulté de dire: «Le coup le plus barbare, le plus sauvage qui se soit fait depuis l'origine de la monarchie[27]

Condé fit l'expérience du changement terrible qui s'était fait pour lui. Son partisan, le conseiller Leboult, vint trouver les deux princes à la tête de plusieurs des victimes échappées, et, quand ils le pressèrent d'articuler qui l'on croyait coupable, il dit fermement: «Vous.» À quoi Condé ne dit rien autre chose, sinon «que personne ne dirait cela qu'il ne le fît périr.»

Un autre de ses partisans, le conseiller Croissy, se déclara hardiment contre lui quand il voulut faire recevoir son ami Rohan duc et pair. Condé en vint à bout par la menace, et, comme il raillait Croissy en sortant et disait qu'après tout il n'agissait que pour chasser les Mazarins, Croissy, en levant les épaules, lui dit: «Je voudrais que personne n'eût pas plus d'intelligence que moi avec lui.» Mot sanglant qui notait cette duplicité exécrable: un massacre opéré pour traiter plus facilement, et la Fronde égorgée pour pouvoir mieux trahir la Fronde.

L'indignation, l'horreur de son propre parti, l'obligèrent de donner quelque satisfaction à l'opinion. Il fit dire aux églises qu'on révélât ce qu'on saurait des auteurs du massacre. Ils n'étaient pas difficiles à trouver.

On prit tout d'abord le petit laquais et le cuisinier de Condé. On les avait vus frapper Miron à terre. Le rapporteur de l'affaire trouve un matin écrit sur sa porte: «Si vous les faites mourir, vous êtes mort!»

Mais, en les défendant, Condé se fut séparé de la Fronde. L'assemblée, chargée de nommer un nouveau prévôt, nomma Broussel à l'unanimité, et l'une des victimes échappées du 4, Charton, brouillé avec les princes et désormais leur ennemi, eut presque autant de voix que Broussel. Celui-ci, octogénaire, maladif et de plus en plus, était incapable d'agir. Sa fermeté, sa probité connue, portent à croire cependant qu'il n'accepta qu'autant que l'on ferait justice. Les deux meurtriers furent pendus.

La désertion avait réduit Condé de cinq mille hommes à deux mille cinq cents. Et il n'osa plus même les tenir campés à Saint-Victor, où les bourgeois, pillés et irrités, eussent fini par les assommer. Les bouchers et nombre d'hommes pareils, pour garantir Retz, disaient-ils, avaient fait du cloître Notre-Dame une place d'armes. Les tours étaient pleines de poudres, de balles et de grenades. La terreur, lancée par Condé, lui revint à lui-même. Il offrit aux bourgeois de faire pendre ceux qu'ils voudraient, et finalement éloigna ses soldats et les mit hors Paris en jurant qu'ils ne prendraient pas un épi de blé.

Cependant le massacre avait eu son effet. Les négociations furent plus faciles. Mazarin se prit platement à croire que Condé était fort, qu'il était maître de la ville, et, comme le prétexte unique et dernier de la résistance était sa présence à la cour, il fit encore la comédie de se retirer pour un temps.

Condé semblait fou de fureur, de dégoût de lui-même. Pendant que la grande folle Mademoiselle essaye de le soutenir d'argent, il se rue dans l'orgie avec une comédienne, si bien qu'il en tombe malade. On croit relire l'histoire de Charles IX, qui se tue sur Marie Touchet.

Il put s'apercevoir que le respect était perdu. Rieux, un de ses partisans, lui résistant en face, il lui donne un soufflet, reclaqué sur-le-champ à la joue de Condé. On les prit tous les deux au corps, ce qui n'empêcha pas qu'ils ne pussent encore échanger les gourmades.

Tout le monde, sous ses yeux, avait quitté la paille, signe de son parti, pour mettre au chapeau le papier, le signe royaliste. Paris et lui étaient las l'un de l'autre. Les Espagnols avaient payé le duc de Lorraine pour venir le secourir. Il partit de bon cœur pour aller le rejoindre. Il enviait la vie errante de ce massacreur mercenaire, joyeux, plaisant dans les horreurs d'une guerre anthropophage.

Voilà Condé et Mazarin partis. Et Condé est perdu. Mazarin même, quoique tenant le roi il tienne tout, aurait peine à se relever (comme on verra) sans l'épée de Turenne.

Que reste-t-il de la Fronde? Rien matériellement qu'une prodigieuse misère. Et moralement? Pis encore: le dégoût de l'action, l'horreur d'agir jamais.

Est-ce tout? Oui, pour le présent. Pour l'avenir et pour l'effet lointain, une chose reste: une langue, un esprit.

Si l'on nous passe une comparaison un peu trop familière, et basse, si l'on veut, mais nette, et qui explique tout, la France avait eu jusque-là comme ce frein charnu de la langue qu'on coupe quelquefois aux enfants pour leur donner la liberté d'organe. La Fronde nous coupa le filet.

On put croire que la France allait être lancée cent ans plus tôt dans une audace extraordinaire d'esprit. Mazarino et son baragouinage avaient déchaîné la verve comique, et le burlesque même. L'idolâtrie royale fut atteinte un moment, et ce fut un fou rire d'avoir vu les visages sous les masques, surpris les dieux dans la bassesse humaine, l'Olympe sur la chaise percée. On ne s'arrêta pas au mari de la reine. La reine elle-même, «la bonne Suissesse,» comme dit Retz, que le peuple appelait sans façon Madame Anne, elle fut chansonnée, et, bien plus, racontée. Le Rideau du lit de la reine, c'est le titre d'un de ces pamphlets. Mais voici le plus fort, Richelieu sort de son tombeau. Son petit journal (d'une authenticité terrible, signé de la griffe du lion) dit au nom de l'histoire la comédie intime, bien plus forte et bien plus comique que n'auraient pu l'imaginer le faible Marigny et le bonhomme Scarron.

L'autel n'impose pas beaucoup plus que le trône. Les esprits forts, brûlés naguère, sont en faveur dans la Fronde, hors la Fronde. Ils se prélassent au Louvre. L'intime ami du cardinal de Retz, le joyeux Brissac, qui, la nuit, court les rues avec ses amis, las de battre le guet, trouve plus amusant de battre Dieu. Voyant le Crucifix, il y court l'épée haute, en criant: «Voilà l'ennemi!»

Le favori de Richelieu, Beautru l'athée, n'en est pas moins toujours chez la dévote reine, comme un animal domestique, chien ou chat favori. Ses bons mots sont célèbres. Un jour, à la procession, il ôte son chapeau devant le Crucifix. «Quoi! dit-on, vous, Beautru?—Oh! dit-il, nous nous saluons, mais nous ne nous parlons pas.»

Est-ce Vanini qui ressuscite! ou bien est-ce déjà Diderot? Rien de tel? Les grandes révoltes sont ajournées. La petite affaire janséniste va absorber les plus hardis.

Tant d'agitations inutiles ont excédé l'esprit public. C'en est fait de la comédie pour quelque temps. On souffle les chandelles, et la farce est jouée. L'auditoire est heureux d'être mis à la porte. Il bâille et va se mettre au lit. Les bouffons de la pièce, pamphlétaires, satiriques, rieurs gagés, n'y gagnant plus leur vie, tournent bientôt au madrigal, plus lucratif, soupirent à tant par vers, et riment pour les ballets du roi.

Ce roi jeune et galant, qui danse le Zéphyr, qui à lui seul joue les Jeux et les ris, qui tout à l'heure sera Phébus, ou le Soleil (soleil d'amour des Mancini, des La Mothe et des La Vallière), voilà l'idole de la paix, le culte nouveau de la France. Si elle est vraiment amoureuse, elle est femme, et ne rira plus.

Qui trouvera-t-on qui rie encore? qui garde l'esprit de la Fronde? Un seul homme peut-être. Dans un triste hôtel du Marais, non loin de Marion Delorme et de la jeune Ninon, l'Homère grotesque, le Virgile cul-de-jatte, Scarron, fait le Roman comique. Rieur obstiné, intrépide, il rit sur son grabat, sur ses propres ruines, sur les ruines du monde. Il se divertit à conter la vie aventureuse d'une société de carnaval, aussi morale, aussi rangée que l'administration de Mazarin et de Fouquet. Peinture divertissante et basse. Mais plus basse, de beaucoup, est la réalité de ce temps-là, lorsque Ragotin trône au Louvre.

La meilleure farce, au reste, de Scarron, c'est celle qu'il a faite sans en deviner la portée. Je parle de son mariage. La jeune Aubigné, qu'il nourrit, qu'il élève (jolie petite prude qu'il prend, ma foi, pour lui), comme il rirait s'il prévoyait qu'il la prépare pour le grand roi! Tant pis pour celui-ci, qui n'y pense que trente ans trop tard. Scarron doit passer avant lui.

Que fût-il devenu, le pauvre homme, si d'avance il eût lu les deux inscriptions qu'on voit aux voûtes de la chapelle de Versailles, et qui disent si bien les deux religions de l'époque: le roi le dieu du peuple, et madame Scarron dieu du roi!

Intrabit in templum suum dominator. Le roi entrera dans son temple.

Rex concupiscet decorem tuum. Ta beauté remplira le roi de désir et de concupiscence.

Voilà pourquoi la foule, en ces derniers temps de Louis XIV, s'obstinait, dit Racine, à demander et faire jouer les farces de Scarron. On l'évoquait pour voir cette vengeance de la Fronde. Scarron ne revint pas. Il eût trop ri. Il eût eu l'aventure de l'Arétin, qui, dans un tel accès, tomba à la renverse et se cassa la tête. Il fût mort une seconde fois.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXV

TURENNE RELÈVE MAZARIN.—RÈGNE DE MAZARIN
1652-1657

Les Mémoires véridiques du modeste Turenne et ceux de son jeune lieutenant York (depuis Jacques II) nous apprennent que, sans la fermeté de ce grand militaire, la cour et Mazarin lâchaient pied, cédaient tout. N'étant reçus ni à Paris, ni à Rouen, ni dans aucune ville de France, sans lui, ils fuyaient jusqu'à Lyon.

C'est-à-dire que Paris, que la France, qui vomissait Condé, ne voulait pas pour cela ravaler Mazarin. Excessif était le dégoût, et la nausée mortelle. Pour qu'on subît cette odieuse médecine, il fallut un peu d'aide. Il fallut la douce contrainte d'une exécution militaire par trois armées (de Turenne, de Condé et des Lorrains), qui fit de la banlieue, à dix lieues à la ronde, un désert comparable à ceux de Picardie et de Lorraine.

Turenne, qui s'efface partout ailleurs, dit ici nettement (et je le crois) qu'il eut les grandes initiatives du temps:

1o Il arrêta la cour, effrayée de l'entrée des Espagnols qui venaient secourir Condé; il l'empêcha de fuir (juillet 1652).

2o Mazarin, s'éloignant encore pour apaiser et faire céder les résistances de Paris (août), Turenne prit toute précaution pour que cet éloignement ne fût pas définitif et pour assurer son retour.

3o Il inquiéta les Espagnols, qui n'allèrent pas plus loin que Laon. Il prit une bonne position à Villeneuve-Saint-Georges, et y tint un mois en échec Condé et les Lorrains (septembre).

4o Enfin, il donna à la cour, à la reine et au jeune roi le courage de rentrer dans Paris, qu'ils redoutaient toujours. À ce point qu'arrivés aux portes, et sachant que Monsieur y était encore, la peur qu'ils eurent de ce peureux leur eût fait rebrousser chemin si Turenne n'avait insisté, se mettant au même carrosse, et les couvrant de la présence du redoutable général qui venait de primer Condé (21 octobre).

La chose réussit. Le peuple applaudit fort le roi. Déjà le clergé de Paris, Retz en tête, les corps de métier, l'avaient prié de revenir. Le 22, le Parlement est mandé au Louvre, dans une salle pleine de soldats et sous l'œil de Turenne. Là, ce beau jeune roi, qui la veille avait été si près de rebrousser chemin, fait lire aux magistrats, vaincus sans combat, la défense de se mêler d'aucune affaire publique, ni spécialement de ses finances, ni entreprendre contre ceux à qui il confie l'administration. C'est la proclamation solennelle et définitive de la monarchie absolue, du grand règne, et de l'âge d'or, qui, parti de la banqueroute, aboutit en un demi-siècle à la sublime banqueroute des trois milliards qui rasa le pays.

Le cardinal de Retz, qui, dès septembre, a reçu le chapeau, est accueilli, caressé et choyé. La reine lui déclare que lui seul a mis le roi dans Paris (éloge vrai, il divisa la Fronde). Et lui seul aussi est frappé. Le 18 décembre, on le met à Vincennes. Alors Mazarin, rassuré, hasarde de rentrer à Paris (février 1653).

Ce qui rend dans tout cela l'initiative de Turenne bien étonnante, c'est que, seul à la cour, il s'obstina pour Mazarin. La reine était entourée de gens lassés et excédés de lui. Elle avait sous la main un homme digne et capable, Châteauneuf, qui l'eût remplacé. L'aimait-elle encore véritablement? Elle venait de sentir son ingratitude, sa perversité (dans la tentative de lui enlever le jeune roi par le goût des plaisirs honteux). Dès son premier voyage, elle avait paru vacillante. Combien plus au second! Par quoi la tenait-il? Très-probablement par le mariage. Mangeuse et fort sanguine, sensuelle et dévote, le tempérament, les scrupules, la ramenaient à cet homme méprisé, odieux, dont elle avait besoin. Elle le dit nettement dans une lettre, comme les femmes n'en écrivent guère (V. Ravenel, Walckenaër, Sévigné, et Cousin, Hautefort). Elle y avoue «qu'elle n'en peut plus.... Et il sait bien de quoi.»

Turenne, très-bon observateur, vit cela, et conclut que, de toute façon, Mazarin finirait par revenir. Il craignit de compliquer la résistance militaire par une révolution de cour.

Cela semblait d'un esprit positif, d'une politique prudente, basse, il est vrai, mais sûre. Si ce coquin était indispensable, si le salut, la paix étaient en lui, il fallait bien le prendre. Mais on eût pu cependant objecter que Turenne, en portant si haut le drapeau de Mazarin, en voulant même, à son départ, qu'on déclarât qu'il reviendrait, se créait, par la force de ce nom détesté, une difficulté très-réelle et au roi un obstacle. Il n'y parut pas dans le Nord, mais beaucoup dans le Centre, et encore plus dans le Midi. Tandis qu'on avait si peu de forces devant l'invasion espagnole, il fallut employer des troupes en Bourbonnais, et bien plus en Guienne, où la résistance contre Mazarin dura un an encore. Pourquoi? Il s'obstinait, dans ce grand péril de la France, à faire recevoir à Bordeaux le fils du duc d'Épernon, plus détesté que Mazarin même, mais qui devait épouser sa nièce!

Hors de la guerre, Turenne était un très-pauvre homme, tout à fait terre à terre, et, s'il ne fit jamais de mauvaise manœuvre, il fit bien des fausses démarches.

À lire ce qui précède, on le croirait un Machiavel, un égoïste et hardi courtisan, qui eût calculé que, cadet et pauvre, simple vicomte de Turenne, il arriverait plutôt au commandement général des armées en se donnant pour maître un étranger isolé, méprisé. Mais ce n'est pas cela. Ses vrais motifs furent autres, tout militaires. Pour les comprendre, il faut connaître les hommes de la guerre de Trente ans.

Turenne et sa petite armée étaient une même personne, presque autant que l'armée de Lorraine et son duc, l'aventurier célèbre. Chacun des avis de Turenne et de ses conseils à la cour fut absolument relatif à la position et au salut de cette armée. Quand il empêcha, en juillet, la cour de fuir à Lyon, on allait l'affaiblir encore, lui prendre une escorte de deux mille hommes; et cette armée, ainsi mutilée, frappée moralement par l'abandon du roi, eût bientôt cessé d'exister. Quand il exigea, en octobre, que le roi hasardât de rentrer à Paris, ce fut, dit-il, parce que, sans cela, il n'y eût eu pour l'armée «ni argent ni quartier d'hiver. Les officiers quittoient déjà tous les jours, faute de subsistances.»

Comprenons bien ce que c'est que Turenne.

Les très-bons portraits qu'on en a donnent une tête assez forte, médiocre, bourgeoise, où personne ne devinerait le descendant des Turenne du Midi, ni le frère de M. de Bouillon. C'est un terne visage hollandais (il l'était de mère et d'éducation), qui tournerait au bonasse s'il n'avait la bouche fort arrêtée, réservée, mais très-ferme.

Cet homme de si grande résolution était hésitant de parole, trivial, ennuyeux, filandreux. L'état d'infériorité où il fut longtemps, comme cadet et bas officier dans les armées de la Hollande, resta en lui toute sa vie. Il était fort modeste, fort serré, non avare, mais extrêmement économe. Ses lettres de jeunesse le disent assez. Il y parle et reparle de son habit qui passe. Lui-même il était né râpé.

Son flegme était extraordinaire, et rien, pas même la plus brusque surprise, ne l'en faisait sortir. Tout le monde sait l'anecdote suivante, qui, du reste, lui fait honneur. Il se levait de fort bonne heure. Un matin qu'il prenait l'air à la fenêtre, un de ses gens, voyant un homme accoudé là en bonnet de coton, le prend pour son camarade, et lui applique amicalement un énorme soufflet au bas du dos. L'homme se retourne, et c'est Turenne. «Monseigneur, s'écrie le frappeur à genoux, j'ai cru que c'était Georges...—Mais, quand c'eût été Georges, dit Turenne en se frottant, il ne faut pas frapper si fort.»

L'homme était excusable. Et tout le monde croira voir Georges si vous mettez à ses portraits un bonnet de coton.

En ce temps d'emphase espagnole et de héros à la Corneille, la prose apparut dans Turenne. On vit que là guerre était chose logique, mathématique et de raison, qu'elle ne demandait pas grande chaleur, tout au contraire, un froid bon sens, de la fermeté, de la patience, beaucoup de cet instinct spécial du chasseur et du chien de chasse, parfaitement conciliable avec la médiocrité de caractère.

Les Mémoires de Turenne n'indiquent pas qu'il ait jamais eu une émotion, jamais aimé, jamais haï. On dira que ce sont des Mémoires militaires, et qu'il n'a voulu qu'expliquer ses opérations. Cependant il est surprenant de voir que même les maîtres de son art, le grand Gustave, l'habile et savant général Merci (son vrai maître en réalité), n'obtiennent à leur mort, d'un écrivain si prolixe, pas un mot de sympathie. Une ligne pour Gustave dans une lettre, une pour Merci dans les Mémoires, et voilà tout. Cependant, à Nordlingen, si Merci n'eût été tué, Turenne n'eût pas sauvé Condé, et la bataille était perdue.

Il est bien entendu que les effroyables événements qu'il traverse, l'état du peuple que son armée dévore, lui sont parfaitement indifférents. Il y a de temps en temps une ligne funèbre, mais rien de plus. «Pas un paysan dans les villages» (d'Alsace, p. 363).—«On passe cent villages sans rencontrer un homme» (en Palatinat, p. 342).—«Dans ce pays (de Moselle), il n'y a pas de quoi nourrir quatre hommes» (p. 399).

Quant aux environs de Paris, on sait, mais non par lui, dans quel état ils se trouvaient, pillés et repillés, ravagés, affamés, outragés par les trois armées, puis empestés des cadavres innombrables d'hommes et de chevaux. Les belles dames de Paris s'en vont, en se bouchant le nez, à travers les charognes, faire collation dans ces armées, et Turenne fait taire le canon quand Mademoiselle va visiter Condé. Mais ces galanteries ne diminuent point l'horreur de la guerre. «Depuis cinq ans, ni moisson ni vendange (V. Feillet). Nous rencontrons des hommes si faibles, qu'ils rampent comme des lézards sur les fumiers. Ils s'y enfouissent la nuit comme des bêtes, et s'exposent le jour au soleil, déjà remplis et pénétrés de vers. On en trouve gisant pêle-mêle avec leurs morts, dont ils n'ont pas la force de s'éloigner. Ce que nous n'oserions dire, si nous ne l'avions vu, ils se mangent les bras et les mains, et meurent dans le désespoir[28]

Le duc de Lorraine, en ces choses, était admirable. Il disait que son armée ne pouvait manquer de vivres, parce qu'au besoin elle mangeait les morts ou les blessés. Il était bon et indulgent pour les jeux du soldat. Un de ces jeux, à Lagny, c'est de rôtir un enfant au four; ailleurs, de voir lequel du mari ou de la femme, tous deux fouettés d'épines à mort, mourra le premier dans son sang. Cette armée était gaie, comme son chef, et facétieuse. On s'y amusait fort. Une des raisons décisives qui firent quitter Paris à Condé, nous assurent les plus graves témoins, c'est qu'il s'amusait beaucoup plus dans cette vie d'agréable aventure.

Turenne n'aimait pas les gaietés excessives, non par souci du peuple, mais parce qu'elles ensauvagent le soldat et le rendent indisciplinable. Il aimait les hommes rangés, laborieux, patients, à son image, et il les faisait tels pour l'intérêt du service. Aux batailles et aux campements, il ne se fiait pas aux bas officiers, comme les Espagnols, ni dans les siéges aux ingénieurs, comme les Hollandais. Il allait le matin à la tranchée; il y allait le soir, et il y retournait pour la troisième fois après souper. Lui-même, il instruisait sans cesse les capitaines de ce qu'il y avait à faire. C'était un maître autant qu'un général. Il les formait soigneusement, ne les traitait nullement comme des machines. Parfois même, cet homme serré, économe, pour s'assurer d'un officier qui pouvait être utile, allait jusqu'à ouvrir sa bourse personnelle et le remontait de son argent.

Il connaissait parfaitement l'ennemi, et devinait heure par heure ce qu'il faisait ou voulait faire. Il comprit, en juillet 1652, quand, avec sept mille hommes, il marcha contre trente mille, que les Espagnols ne voulaient pas sérieusement l'invasion, qu'ils ne voulaient pas faire Condé roi de France, qu'ils ne s'amuseraient pas à conquérir ici pour rendre bientôt, et qu'ils tenaient bien plus à reprendre leurs places de Flandre. Il savait qu'au moment où ils faisaient Condé leur général, ils s'en défiaient, et que l'assurance même de Turenne à marcher si faible contre eux augmenterait leurs soupçons. Ce qui pouvait y ajouter, c'est que tous deux entretenaient (par pur amour de l'art) une correspondance. Turenne n'avait pas un succès que respectueusement il ne fît juge son ancien général des soins qu'il prenait pour le battre.

Si Condé méritait d'être puni pour avoir passé aux Espagnols, il le fut à coup sûr. Ils le firent général, mais en le liant, l'entravant. Des lieutenants comme un gouverneur des Pays-Bas, ou un duc de Lorraine, ne pouvaient obéir. Et d'ailleurs, la vieille tactique espagnole des temps de Charles-Quint, leur méthode des campements romains, retranchés chaque soir, mettait obstacle à tout. La hiérarchie était inflexible, l'étiquette immuable, à l'armée tout comme à Madrid. Un jour que Turenne observait leur camp de très-près, ses lieutenants s'étonnèrent de voir un homme si sage se hasarder ainsi. Il répondit: «Soyez tranquille. Le commandant de ce quartier, Fernand de Solis, n'entreprendra rien de son chef. Il enverra demander permission au général Fuensaldgne, lequel ne fera rien sans en avertir l'Archiduc. Mais l'Archiduc a tant d'égards pour le prince de Condé, qu'il le fera prier de décider avec lui en conseil de guerre sur ce qu'on pourrait faire. Donc, nous avons le temps d'observer. Nous ne risquons rien, sauf peut-être un coup de canon.»

Ce fut encore bien pis quand Don Juan d'Autriche, le fils du roi d'Espagne, vint succéder à l'Archiduc. À chaque campement, en arrivant, il se mettait au lit. L'occasion la plus favorable de livrer bataille fut perdue une fois, parce qu'on n'osa pas l'éveiller.

Turenne crut qu'en combattant des gens si sages on pouvait être hardi. En 1653-1654, n'ayant encore que des moyens très-faibles, il prit les places de Champagne que possédait Condé, et qui étaient le vrai chemin de l'invasion, comme il l'explique. Puis, lorsque Condé, fortifié de deux armées, espagnole et lorraine, essaya par la Picardie ce qu'il ne pouvait plus par la Champagne, Turenne audacieusement (et seul de son avis) ne couvrit point Paris. Il passa derrière l'ennemi, et se mit entre lui et les Pays-Bas. Cependant, à Péronne, Condé crut pouvoir l'accabler. Mais le général espagnol, qui avait peut-être défense de livrer bataille, exigea un conseil de guerre. Or, pendant le conseil, Turenne, qui avançait toujours, était déjà en sûreté.

Ses misères n'étaient pas finies. Dans les années qui suivent, il opéra avec des armées bien plus fortes. Mais son indigne maître, Mazarin, comprit si peu le signalé bonheur qu'il avait eu d'être sauvé par un tel homme, qu'il lui donna toujours pour égaux dans le commandement le médiocre La Ferté, qui arrivait toujours trop tard, s'étonnait, s'embrouillait. Bien plus, le brutal Hocquincourt, un soldat inepte et perfide, dont le mérite unique était d'avoir offert d'assassiner Condé et d'avoir ramené Mazarin[29].

On voit très-bien, dans les récits, quoique modestes et fort doux de Turenne, jamais accusateur, combien ces généraux de Mazarin lui furent embarrassants et dangereux. En 1654, la grande armée des Espagnols voulant reprendre Arras, Turenne exigea, décida qu'on forcerait leurs lignes. La Ferté, Hocquincourt, ne s'en souciaient pas, et croyaient la chose impossible. Ils s'y prirent de manière qu'elle le devint presque en effet. L'attaque générale devait se faire la nuit; ils n'arrivèrent qu'au jour. Mais déjà Turenne seul avait forcé les lignes et défait l'ennemi.

Cela ne décourage pas Mazarin. Il maintient La Ferté pour commander avec Turenne. Il en résulte à Valenciennes (1656), qu'ils assiégeaient, le plus terrible événement. Les Espagnols, ayant rompu les écluses des marais voisins, attaquent, à la faveur de cette inondation, le corps de la Ferté, ne rencontrent nulle garde avancée, prennent le général, tous les officiers, tuent quatre mille hommes. Tout cela en un quart d'heure. Jamais le sang-froid de Turenne ne parut davantage. Lui seul, il n'eut pas peur, n'éprouva aucun trouble, retira son canon, et s'en alla au petit pas. L'armée croyait rentrer en France, et déjà le bagage en avait pris la route. Mais Turenne le fit arrêter, resta en pays ennemi, campa près du Quesnoy. Les ennemis, ayant eu du renfort, semblaient devoir venir à lui. Les nôtres étaient d'avis de ne pas les attendre. Turenne ne bougea, attendit. Les Espagnols respectèrent son repos.

Notons un fait piquant. Dans une occasion (Mém. d'Yorck, p. 589), Turenne a peur, Mazarin n'a pas peur.

Les prêtres et les femmes ne craignent rien. Il s'agissait de passer une rivière sous le feu de l'ennemi; mais devant la rivière il y avait encore des marais et des retranchements, des fossés, et l'on n'arrivait au passage que par une étroite chaussée. Mazarin soutenait que, le roi étant là en personne, on devait braver tout, passer. Turenne objecta qu'on perdrait trop de monde. Mais cela n'eût guère arrêté s'il n'eût montré la chose comme absolument inutile, parce qu'on pouvait passer plus bas.

Était-ce humanité? Non, prudence et bon sens. Des romanciers ont travesti Turenne en je ne sais quel philanthrope, un Fénelon guerrier. Il n'y a rien du tout de cela. La réalité est que la guerre de Trente ans, ayant perdu ses fureurs, ses chaleurs, ayant usé cinq ou six générations de généraux, de plus en plus indifférents, sans passions et dégagés d'idées, a fini par produire l'homme technique ou l'art incarné, lumière, glace et calcul. Nulle émotion ne reste plus. C'est la guerre quasi pacifique, mais non moins meurtrière.

Un froid mortel saisit; une Sibérie à geler le mercure. On voyage dans la nuit des pôles, plus lumineuse que le jour, où l'on voit des batailles de glaces heurtant les glaces, de cristaux brisant des cristaux. Un grand désert. Plus d'hommes, et pas même de morts. Et même on ne s'en souvient plus.[Retour à la Table des Matières]

CHAPITRE XXVI

PAIX UNIVERSELLE.—TRIOMPHE ET MORT DE MAZARIN
1658-1659

Mazarin, on l'a vu avant la Fronde, avait pendant cinq ans exploité le royaume par la force d'opinion que lui donnait alors une victoire annuelle de Condé. Pendant sept ans (après la Fronde), il se releva, brilla, grandit par les solides résultats des succès de Turenne. Il en tira cette gloire qu'à la dernière campagne l'Espagne, sérieusement menacée de la perte des Pays-Bas, rechercha, demanda (1658) la paix que Mazarin avait d'abord offerte.

Donc, par deux fois le génie militaire couvrit devant l'Europe la honte d'un gouvernement vil, trompa sur son habileté.

Ce qui est évident, c'est qu'au temps du plus grand péril (1652), et constamment dans les années qui suivent, Mazarin subordonna entièrement les affaires de la France: 1o au placement de sa famille, au mariage de ses nièces; 2o à son avarice, à la création d'une énorme fortune, la plus monstrueuse qu'aucun ministre eût eue jamais. Ni Concini, ni Luynes, ne sont rien à côté.

Pour faire cardinal son frère, il avait presque fait la guerre au pape, et ce frère, un moine imbécile, il le fit vice-roi de Catalogne. Pour cette position si importante, si précieuse, qui nous mettait au cœur de l'Espagne, on eût dû ménager le peuple catalan à tout prix.

Pour marier une nièce au fils du duc d'Épernon, il aigrit, prolongea la guerre de Guienne, la résistance de Bordeaux.

Pour décider le prince de Conti à épouser une autre Mancini, il donna à ce prince, élevé pour l'Église, contrefait, qui, d'ailleurs, n'avait point vu la guerre, l'armée des Pyrénées, celle qui, par la Catalogne et l'Aragon, devait prendre l'Espagne corps à corps.

Une autre nièce épouse le frère du duc de Modène, qui, avec la Savoie, nous fait attaquer et manquer Pavie. C'est par un mariage semblable que le prince Thomas de Savoie gagne le cœur de Mazarin. Son fils, le comte de Soissons, épouse Olympe Mancini, dont il aura le prince Eugène, le futur fléau de la France.

Au total, il avait sept nièces, qui toutes eurent des dots énormes, la moindre six cent mille livres (d'alors) et le gouvernement d'Auvergne. La plus riche, dont le mari s'appela duc de Mazarin, eut, à la mort de l'oncle, un million et demi de rentes (six millions de rentes d'aujourd'hui).

M. de Sismondi, savant économiste, s'efforce d'expliquer comment la France, après la guerre civile, put se remettre sous Mazarin. Vaines explications. Les faits montrent qu'elle ne se remit pas du tout.

Huit ans après la Fronde, l'année même où meurt Mazarin (1660), les rapports, cités par M. Feillet, nous apprennent cette chose lamentable que, non-seulement aux provinces frontières (Bourgogne, Picardie, Champagne, Lorraine), mais dans celles de l'intérieur, par exemple dans l'Angoumois, la misère était la même qu'aux environs de Paris. Les pauvres mangeaient encore, comme au temps de la Fronde, les bêtes jetées à la voirie, les disputaient aux chiens.

On a vu l'impuissance, l'insuffisance et la misère des secours qu'essaya d'organiser l'excellent Vincent de Paul, les trois sous par mois qu'on donna dans l'année la plus dure aux populations les plus affamées. Ajoutez-y les soupes économiques (d'herbe et d'eau claire, c'était à peu près tout), les magasins charitables, où chacun doit porter ce qui ne lui sert pas. La liste des objets donnés est curieuse; on rirait si l'on ne pleurait: «Dix-neuf lanternes, vingt-six douzaines de chapelets, des vieux peignes, vingt-trois seringues, etc., etc.» (Feillet.)

Du jour où Richelieu voulut toucher aux biens d'Église, ne put et recula, la Charité, aussi bien que l'État, devait perdre à jamais l'espoir. Et les petites aumônes tirées par cette Église si riche du bon cœur de nos dames et de leurs petites économies, ne purent être que ridicules devant le monstrueux fléau qui peu à peu but le sang de la France.

Quel fléau? Deux pompes aspirantes d'incalculable force.

1o La grande pompe centrale du fisc, l'exploitation violente de la France par un coquin pour un coquin. Je parle de Mazarin et de Fouquet, à qui il confia les finances.

2o La pompe universelle de toutes les tyrannies locales. Elles ressuscitent sous un gouvernement faible et fripon, qui se sent trop coupable pour accuser aucun coupable; les campagnes livrées aux seigneurs, avides, nécessiteux et luxueux. Nous aurons pour l'Auvergne le récit aimable et badin du jeune abbé Fléchier, qui montre en ce pays la sauvage horreur du temps féodal, aggravée des caprices d'une tyrannie malicieuse, dont les temps barbares n'eurent jamais l'idée.

Que les peuples soient exploités, volés, c'est la chose ordinaire. On n'y ferait pas attention s'il n'y avait eu ici dans le vol une lâche audace, une intrépidité de bassesse, qu'on nous passe ces mots, toute nouvelle et originale, qui ne s'est peut-être vue qu'une fois.

On vit en huit ans cette chose surprenante, miraculeuse, absurde: un homme qui était maître et roi, prenait ce qu'il voulait, et qui pourtant volait le roi, c'est-à-dire se volait lui-même.

Il était l'État en réalité (autant que le fut jamais Louis XIV). Et en même temps il faisait des affaires avec l'État, s'était fait financier, partisan, munitionnaire. Il trafiquait des vivres, spéculait sur l'artillerie, gagnait sur la marine. Il avait pris à son compte la maison du roi.

Quoiqu'il eût tant d'esprit pour l'intrigue et le ravaudage (dit si bien Retz), il n'avait ni intelligence ni connaissance de la France qu'il exploitait. De sorte qu'à chaque instant, sans tact ni pudeur, à l'aveugle, il faisait des choses immondes. Il avilit les charges, les dignités, en les vendant et les multipliant. «Il aimait mieux faire dix ducs et pairs que donner dix écus.»

Peu avant sa mort, il promet un siége de président à un homme aimé de la reine. L'homme vient le remercier: «Oui, mais j'en veux cent mille écus.» La reine eut beau faire et beau dire; il n'en démordit pas, disant toujours: «J'en veux cent mille écus.» Tout en disant cela, il mourut. Et on l'eut pour rien (Montglat).

On ne pouvait arriver à lui, à moins d'être joueur. Il était fort adroit aux tours de carte, et n'avait jamais pu se corriger d'avoir la main trop vive et trop habile. On dit qu'il choisissait les pièces fausses ou rognées pour les passer au jeu.

Il inventa un jeu nouveau, la spéculation sur la guerre. Il ne comprenait pas d'abord grand'chose aux affaires militaires. Ce qui le prouve, ce sont ses choix ridicules et d'avoir égalé un Hocquincourt au premier général du siècle. À mesure cependant qu'il aperçut qu'il avait en Turenne un génie infaillible, un joueur qui gagnait toujours, il voulut être de la partie; il joua sur Turenne, s'associa d'avance à ses victoires, se fit son fournisseur de vivres, réalisa sur ses conquêtes de gigantesques bénéfices.

Vers la fin, il avait fait encore un pas. Il avait pris un intérêt dans l'entreprise honnête des pirates et des flibustiers qui faisaient la course sur le commerce des Hollandais, nos alliés. Excellente spéculation. On prit en moins de rien trois cents vaisseaux. La Hollande indignée envoya le grand Ruyter, qui prit tout simplement une petite représaille, deux vaisseaux seulement. Mazarin redevint souple, aimable, offrit satisfaction, promit mille choses qu'il ne donna jamais.

On a parlé beaucoup de l'habileté de Mazarin, de sa subtile politique, de sa fine diplomatie, de sa persévérance à continuer la tradition d'Henri IV et de Richelieu. On le redit, parce qu'on l'a dit. Ce sont choses convenues que tout le monde répète. Examinons pourtant. Henri IV et Richelieu cultivèrent, ménagèrent, se rallièrent les petites puissances. Le premier s'assura des Suisses, et fut étroitement uni avec les Hollandais. C'est avec ceux-ci que Richelieu eût voulu partager les Pays-Bas. Mazarin se brouilla avec les uns et les autres.

Dans la crise si grave où la rivalité maritime commençait entre l'Angleterre et la Hollande, c'était le moment ou jamais de s'attacher celle-ci. Mazarin ne voit là qu'une facilité de pirater. Noble commencement de cette longue série de sottises par lesquelles Louis XIV réussit à rattacher solidement la Hollande à l'Angleterre.

Cromwell, tout Cromwell qu'il pût être, avec sa république viagère, n'avait pas fait grand'chose, tant que l'invincible Ruyter promenait sur les mers le pavillon de Hollande. Cromwell était près de sa mort, et Charles II de sa restauration. L'Angleterre allait retomber. Qui fonda sa grandeur? La politique profonde de Mazarin, hostile à la Hollande, la politique profonde de Louis XIV, qui fait de notre ancienne et de notre meilleure alliée une chaloupe à la remorque du vaisseau britannique.

Littérairement, à coup sûr, la diplomatie française est charmante. Les dépêches de Mazarin, de Lyonne, etc., ne sont guère au-dessous des lettres de madame de Sévigné. Est-ce assez pour justifier l'admiration sans bornes qu'on a montrée pour cette diplomatie aux derniers temps? Regardons, je vous prie, surtout les résultats.

On pouvait s'y tromper en avril 1657, à la mort de l'empereur Ferdinand III. La France ne put faire élire son candidat, le duc de Bavière. Mais les princes du Rhin et autres, s'alliant à la France et à la Suède, n'élurent l'Autrichien Léopold qu'en lui faisant signer l'engagement «de ne donner aucune aide aux Espagnols».

Ce succès de la France, poussant ceux-ci au désespoir, pouvait les décider à l'alliance monstrueuse de Cromwell, à unir le drapeau de l'État catholique entre tous à celui de la république puritaine. On assure qu'ils offraient au Protecteur d'assiéger avec lui Calais pour y faire rentrer les Anglais, les rétablir en France, guérir la plaie dont l'orgueil britannique saignait depuis cent ans.

Cromwell, dont le ferme et froid regard voyait très-bien, malgré les succès de Turenne, l'épuisement réel de la France, la faiblesse misérable d'un gouvernement dilapidateur, demande à Mazarin ce qu'il lui donnera à la place. Et celui-ci est trop heureux que l'Anglais accepte Dunkerque, Mardick et Gravelines, trois ports pour un, que Mazarin se fait fort de conquérir sur l'Espagne pour les lui donner.

Traité, au fond, fort triste, qui faisait de la France la servante de l'Angleterre, lui faisait employer son sang à conquérir pour sa rivale. Avec quel résultat? D'établir les Anglais sur le continent.—Non pas à Calais, il est vrai, mais à deux pas de Calais.

Qui ne voit que Dunkerque, en Flandre, mais si près de la France, n'était guère moins dangereux, permettant également la descente d'une armée qui pouvait à son choix tomber sur nous ou sur les Pays-Bas?

Le but de Mazarin, dit-on, était d'abaisser à la fois l'Espagne et la Hollande. Son traité avec l'Angleterre eût eu le résultat d'humilier la première sur terre, la seconde sur mer. Politique admirable, zélée pour la marine anglaise!

Turenne eut des succès rapides. Il gagna sur les Espagnols la bataille des Dunes (14 juin 1658), qui nous donna le bel avantage de mettre les Anglais dans Dunkerque. Puis, on prit Gravelines, Ypres, Oudenarde, Menin. On était maître du chemin de Bruxelles. Si l'on y eût été, si l'on eût procédé sérieusement à la conquête des Pays-Bas, on aurait vu bien vite les résultats du traité qui mettait l'Anglais à Dunkerque. Il eût fait volte-face, n'eût jamais permis un tel agrandissement de la France, et, profitant de la descente qu'il avait par nous sur le continent, notre excellent ami nous eût pris par derrière.

La mort de Cromwell qui survint (septembre 1658) put rassurer sur ce danger. Et, d'autre part, une victoire du Portugal sur l'Espagne encourageait notre conquête. La grande barrière des Pays-Bas avait été brisée par la prise de tant de places. Mais ce fut alors qu'on traita.

La France, naguère alliée de Cromwell, retomba dans ses attractions catholiques, dans le vieux rêve de ses reines, toujours le mariage espagnol. Marie de Médicis y avait tout sacrifié. Combien plus Anne d'Autriche, Espagnole elle-même, et dont le fils était Espagnol par sa mère! La femme née, de Louis XIV, prédestinée et légitime, était l'infante, sa cousine.

Autant Anne le désirait, autant Philippe IV. Il aurait fait ce mariage à tout prix. On pouvait croire qu'une telle union fortifierait l'ascendant moral, déjà si fort, des Espagnols, tant moqués des Français, mais toujours copiés. Du reste, cet excellent père, pour procurer ce grand mariage à sa fille, faisait bon marché de l'Espagne même. N'ayant qu'un fils à la mamelle, très-frêle et maladif, il envisageait sans effroi l'hypothèse où sa fille (malgré la renonciation qu'elle fit) hériterait de l'empire espagnol. Cette nation si fière n'eût plus été qu'une dépendance de la France (Motteville).

Les Castillans haïssaient moins celle-ci. Leur haine et leur furie était toute contre les Portugais, leurs vaillants frères, qui les battaient. Ils croyaient, le lendemain de la paix avec la France, exterminer le Portugal, comme ils avaient déjà soumis les Catalans.

Mazarin, par une suite de fautes, avait perdu la Catalogne. Il sacrifia le Portugal. C'est la base réelle de son Traité des Pyrénées (7 novembre 1659).

Encore un sacrifice du faible au fort, le sacrifice d'un allié aussi précieux contre l'Espagne, que l'était la Hollande contre les Pays-Bas espagnols.

L'abandon de la Catalogne et du Portugal, celui de Naples et de la Sicile dans leur grande crise de 1647, c'étaient les solides services par lesquels Mazarin pouvait se vanter d'avoir ressuscité l'Espagne, si elle ressuscitait jamais.

Il prévoyait, dit-on, que l'infante ou ses enfants hériteraient.—Oui, soixante ans après, et au prix d'effroyables guerres. Les deux pays étant quasi exterminés, un des morts se coucha sur l'autre. Résultat si lointain, si coûteux, d'avantage si contestable, qu'on a tort d'en tant triompher. Que l'Espagne devînt si française, cela n'a guère paru en 1808, et depuis.

Ce qui poussa Mazarin à abandonner le Portugal, et à précipiter le mariage (plus que les Espagnols qui le désiraient tant), c'était la pénurie d'argent. On avait touché le fond et le tuf. Le financier de Mazarin, le petit Fouquet, son noir diablotin (qu'on voit à Versailles), était à bout de ses tours. Un nouveau gouffre s'était ouvert, qui mangeait autant que la guerre. Ce gouffre était le jeune roi. Depuis deux ou trois ans, ses divertissements, fêtes, bals, concerts, carrousels, avaient pris un vol effréné. Le colossal recueil des dessins des Ballets du roi que possède la Bibliothèque, fait deviner combien il en coûtait pour ces folles représentations.

Mazarin le tenait par cet étourdissement des fêtes. Ses nièces en faisaient l'ornement. L'une d'elles, Olympe Mancini, qui avait pris le cœur du roi, en était l'âme et la déesse. Mazarin, nous dit-on, en fut très-affligé. Je ne le pense pas. À cette même époque, il faisait les plus grands efforts pour en faire une (Hortense) reine d'Angleterre, tentant le vénal Charles II par une dot de six millions. Et l'on veut qu'il n'ait pas saisi l'espoir de faire Olympe reine de France! L'obstacle réel fut Anne d'Autriche. Il avait tout fait pour éloigner d'elle son fils, et lui ôter toute influence. Elle le punit, ce jour-là, de son ingratitude. Sa fierté espagnole se releva. Elle dit: «Si mon fils est assez bas pour faire cela, je me mettrai contre lui avec mon second fils, à la tête de tout le royaume.»

Il ne resta à Mazarin qu'à faire le magnanime. Il écrivit au roi, contre ce mariage, les belles lettres de désintéressement austère qu'on a tant admirées.

Je laisse les amateurs de négociations s'amuser à celles du mariage d'Espagne, qui était fait d'avance par la violente envie que les deux partis avaient de le faire à tout prix. La France y garda les conquêtes de Richelieu, l'Artois, le Roussillon, mais peu ou rien des conquêtes de Mazarin. Elle rendit les places fortes de Flandre, le prix des victoires de Turenne.

Condé rentra et recouvra ses biens, mais non pas ceux de ses amis, qui restèrent sacrifiés. Il se retrouva prince du sang, gouverneur de Bourgogne, mais perdu pour tout l'avenir.

On assure que Mazarin, en rendant tant de places de l'intérieur des Pays-bas, eût pu obtenir de garder Cambrai, mais que l'Espagne le gagna en lui donnant l'espoir de le soutenir au premier conclave, de lui donner la papauté. Rien d'invraisemblable en cela. L'habitude si longue qu'il avait de tromper, de mentir et trahir, put le rendre prenable à ce vain leurre qui, dans son état de santé, devenait pourtant ridicule.

Rien de plus gai que Mazarin au moment où il signe le grand traité à la Bidassoa. Il écrit à Paris: «Tout va être fini. Je ne ferai pas grand séjour au pays basque, à moins que je ne m'amuse à leur voir pêcher la baleine, à apprendre le basque ou à sauter comme eux.»

Cependant le sauteur, au milieu de ces joies, est pincé par la goutte. La poitrine se prend. Il continue au lit sa vie habituelle. Le lit du moribond, couvert de cartes, est la table du jeu, le comptoir à vendre les places. Cartes et sacrements allaient pêle-mêle. La seule réparation de ses vols qu'il imagina, ce fut de tout offrir au roi, bien sûr qu'il refuserait. Ce refus le tranquillisa entièrement, et il continua en toute sécurité son jeu et ses dévotions. Tous en furent édifiés, et trouvèrent qu'il faisait une bonne fin. Du moins, conséquente à sa vie. Il vécut, mourut en trichant (9 mars 1661)[30].

Il croyait tricher l'avenir. Heureux joueur, il avait eu la partie toute faite. L'augure de sa jeunesse s'était trouvé rempli. Il avait apparu, à vingt-cinq ans, sur un champ de bataille, criant: La Paix! la Paix! ce qui fut le premier escamotage de sa vie. Aux grands et sérieux travailleurs qui sont morts à la peine en lui préparant tout, il escamote encore la gloire de la paix triomphante de Westphalie, des Pyrénées. Richelieu travailla. Mazarin recueillit. L'un fit l'administration, l'armée, la marine et mourut justement la veille de Rocroi. L'autre gâta tout, et réussit en tout. Grand par Condé et plus grand par Turenne, affermi par l'orage même et l'avortement de la Fronde, il a ce dernier bonheur qu'on fait honneur à son génie de la paix forcée et fatale où l'on tomba par lassitude. Ce piédestal lui reste. Il garde, après la mort, ce masque de l'ange de la paix.

Vraiment, est-ce une paix? Elle arrivait trop tard. L'Allemagne, agonisant sur ses ruines, ne trouva pas la paix dans le traité de Westphalie. L'Espagne, finie et défunte, n'était plus en état de ressentir la paix des Pyrénées. Et la France elle-même, qui entre par là dans un procès de cinquante ans pour la succession d'Espagne, la France va trouver dans cette paix et la guerre fiscale au dedans et la guerre sanglante au dehors[31].

J'ai dit ailleurs ce que je pensais du prétendu système d'équilibre au XVIIe siècle. J'ai hasardé de dire aussi que Richelieu n'y comprit rien, croyant que les protestants, si faiblement liés (par les idées), faisaient un contrepoids au parti catholique, fortement lié (par les intérêts). Du reste, quand on voit dans ses Mémoires les conditions misérables, accablantes, qu'il fait au Palatin pour le rétablir sur le Rhin, sa partialité pour la Bavière, on sent qu'une telle paix n'eût été qu'une amende honorable des Protestants demandant grâce à genoux, la corde au cou, et que, bien loin d'établir l'équilibre, elle aurait fait dans l'avenir leur irrémédiable déchéance.

On peut prévoir que, si ce grand, ce ferme Richelieu se tient si peu dans l'équilibre, la France des Louvois, des Chamillart, etc., ira de plus en plus gauchissant d'un côté, jusqu'à verser tout à fait dans l'ornière de la Révocation. Louis XIV succède à Philippe II, et la France à l'Espagne. Elle marche à la même ruine.

Cela se voit de loin, et, dès le commencement. Le beau roi de seize ans, revenant de la chasse, en bottes à l'écuyère et le fouet à la main, défend au Parlement de demander jamais aucune économie. Il commence la guerre à l'argent. Avec Fouquet, plus tard avec Louvois (malgré les efforts de Colbert), il ouvre contre la France la campagne victorieuse où il vint à bout définitivement de la fortune publique, emportant pour dernier trophée l'immortelle banqueroute de trois milliards à Saint-Denis.

Toute autre nation, après les Mazarin, les Fouquet, les Louvois, tant de guerres, tant de gloire, tant de héros, tant de fripons, resterait assommée à ne se jamais relever. Et celle-ci pourtant dure encore.

Ce brevet d'immortalité, cette Jouvence nationale, comment les expliquer? Le pauvre Sismondi se gratte ici la tête, et ne trouve rien, sinon que peut-être, à force de tuer, les hommes étant plus rares, le salaire croissait pour les survivants, qui souffraient un peu moins. Je ne vois point cela. Vauban et Boisguilbert semblent dire plutôt le contraire dans les lugubres épitaphes qu'ils font de la France de Louis XIV.

La seule explication, je l'ai trouvée dans un auteur anglais du XVIIe siècle, qui, traversant nos plaines à cette époque, vit, non sans peur, une grande foule déguenillée de gens étiques, une ronde de vingt ou trente mille gueux, qui dansaient de tout leur cœur. Ces squelettes, n'ayant pas soupé, au lieu de se désespérer, faisaient un bal le soir. C'était une armée de Louis XIV.

Oublier, rire de tout, souffrir sans chercher de remède, se moquer de soi-même et mourir en riant, telle fut cette France d'alors. La chanson continue, et la comédie vient. Les grands consolateurs sont nos comiques.

Leur instrument, la nouvelle langue française, née des Mazarinades, y est déjà étincelante. Elle est dans le Roman comique. Elle est dans les Mémoires de Retz, qu'il commença certainement à Vincennes (1652). Elle va éclater dans le pamphlet mordant, puissant, victorieux, de la Fronde religieuse, les Provinciales (1657). Et déjà aux portes est Tartufe (1664).

Adieu le gaulois. Salut au français.

La belle forte langue du XVIe siècle, qui si souvent vibre du cœur, était un peu pédante. Elle s'accrochait dans les plis de sa robe, se retardait dans les aspérités (pittoresques, admirables) dont elle est hérissée. Ce n'était pas langue de gens pressés, de gens d'affaires, de combattants qui visent à frapper vite, et ne demandent à la parole que vigueur et célérité.

C'est là le sérieux de la Fronde. Elle ne laisse nul résultat visible, palpable, matériel. Elle laisse un esprit, et cet esprit, logé dans un véhicule invincible, ira, pénétrera partout.

Elle a fait, pour l'y mettre, une étrange machine, la nouvelle langue française.

Cette langue a subi comme une transformation chimique. Elle était solide, et devient fluide. Peu propre à la circulation, elle marchait d'une allure rude et forte. Mais voici que, liquéfiée, elle court légère, rapide et chaude, admirablement lumineuse. Si quelques capricieux (des Montesquieu, des La Bruyère) en exploitent surtout l'étincelle, le grand courant, facile et pur, n'en va pas moins d'une fluidité continue, de Retz en Sévigné, et de là en Voltaire.

La Fronde a fait cette langue. Cette langue a fait Voltaire, le gigantesque journaliste. Voltaire a fait la Presse et le journalisme moderne.

Mais faut-il dire que cette puissance soit celle d'une langue nationale? Non, c'est la langue européenne, acceptée par la diplomatie de tous les peuples, reine hier par Voltaire et Rousseau, et aujourd'hui si absolue, que les autres langues vaincues subissent peu à peu sa grammaire.

Ce terrible engin d'analyse éclaire tout, dissout tout et peut tout mettre en poudre, broyer tout, formalisme, lois, dogmes et trônes. Son nom, c'est: La raison parlée.

Un si fort dissolvant, que je ne suis pas sûr que même, pendant le beau et solennel récitatif de Bossuet, on n'ait pas ri sous cape. La France était, n'était pas dupe. Les deux choses sont peut-être vraies, et pourraient bien se soutenir. L'enfant est grave en berçant sa poupée (sincère même), la baise et l'adore, mais il sait bien qu'elle est de bois.

Fatalité de la lumière! Elle va pénétrant, par cette maudite langue française, qu'on n'arrêtera pas. Plus d'asile aux ténèbres. Plus de mystère, et plus de sanctuaire obscur. La Nuit divine (d'Homère) est supprimée. Une telle langue, c'est la guerre aux dieux.[Retour à la Table des Matières]

FIN DU TOME QUATORZIÈME

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