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Histoire de France 1689-1715 (Volume 16/19)

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de France 1689-1715 (Volume 16/19)

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Title: Histoire de France 1689-1715 (Volume 16/19)

Author: Jules Michelet

Release date: July 10, 2012 [eBook #40189]
Most recently updated: October 23, 2024

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE FRANCE 1689-1715 (VOLUME 16/19) ***

HISTOIRE
DE FRANCE

PAR

J. MICHELET

NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE

TOME SEIZIÈME

PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Ce, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13

1877
Tous droits de traduction et de reproduction réservés

HISTOIRE
DE FRANCE

CHAPITRE PREMIER
CHUTE DE LOUVOIS—COUR DE SAINT-GERMAIN
1689

Au moment où Jacques II arrive à Saint-Germain, la question est celle-ci: le ministre imprévoyant à qui ce grand désastre est imputé, Louvois, sera-t-il encore roi de France? Le vrai roi, qui règne par lui-même, dit-on, depuis 1661, ne peut-il se passer de ministre, n'employer plus que des commis?

Louvois s'était trompé, comme on a vu. Au lieu de retenir Guillaume en lui lançant une armée en Hollande, il l'avait laissé s'embarquer tranquillement. La reine d'Angleterre, puis le roi Jacques, les tristes naufragés, lords et évêques, prêtres, Jésuites, qui arrivaient à la file, c'étaient autant d'accusations. Saint-Germain enhardit Versailles. La cour osa parler, et c'était la voix du royaume, celle du roi, qui détestait Louvois.

Personne, pas même le maître, ne l'accusait en face. Tout était dans sa main. On n'eût pas affronté ce redoutable personnage, dont le travail immense semblait la vie de l'État, dont la violence et l'insolence, la permanente colère, faisaient l'effroi de tous. Mais déjà on osait murmurer, parler bas.

Que ne parlait-on haut? il aurait pu répondre. Sa dernière, sa très-grande faute, d'où venait-elle? Pourquoi avait-il eu le tort de porter toutes nos forces sur le Rhin? Précisément parce que déjà il se sentait haï du roi, près de sa perte. Il avait cru se raffermir en arrangeant pour le Dauphin une belle campagne; il avait cru, en faisant briller là le fils du cœur, le petit duc du Maine, neutraliser le travail sourd qu'une certaine personne faisait contre lui dans les profondeurs de Versailles.

Cette lutte intérieure avait été pour lui une fatalité. Pour qui avait-il fait les dragonnades, lui, si peu religieux? Pour expier son alliance avec la Montespan, trouver grâce au parti dévot. Mais, en même temps, il en avait perdu tout le mérite, en s'opposant violemment au mariage du roi, en l'empêchant du moins de couronner madame Scarron. Et il continuait d'empêcher la déclaration du mariage. Le roi ne l'osait pas, Louvois vivant. Et, Louvois mort, il ne l'osa pas encore, recula devant sa mémoire, devant le mépris, la risée dont Louvois l'avait menacé,—de sorte que la fée survivante, assise près du roi dans un fauteuil égal, ne put jamais du fauteuil faire un trône, et trouva dans Louvois, même mort, son empêchement définitif.

Rien d'étonnant si l'on cherche à le perdre. Mais, lui perdu, tout ira à la dérive. Seul encore de sa forte main, il garde un certain ordre. Le grand ministère de la guerre, sous un tel homme, pèse d'un si grand poids, que les autres mêmes, on peut le dire, n'osent se désorganiser. Qui le remplacera? le roi seul. On verra avec quel succès.

En 1689, la France, attaquée par l'Europe, se regarde, et voit qu'au bout de dix années de paix, elle est ruinée. Qui a fait cette ruine? Deux choses qui arrivent au déclin des empires: le découragement général et la diminution du travail, la complication progressive de l'administration et des dépenses. Telle la fin de l'empire romain. Ajoutez-y l'amputation énorme que la France vient de faire sur elle-même.

En 1661, à l'avénement de Colbert, il n'y avait qu'une cour, toute petite, et qui tenait dans Saint-Germain. Depuis 1670, Colbert fut condamné à faire ce monstrueux Versailles. Lorsque Louvois le remplace comme surintendant des bâtiments, c'est bien pis. On bâtit partout. Au lieu d'une cour, il y en a dix, et Versailles a fait des petits.

Sans parler de Monsieur qui réside à Saint-Cloud, ni du Chantilly des Condés, tout le gracieux amphithéâtre qui couronne la Seine, se couvre de maisons royales. Le Dauphin maintenant est devenu un homme, et il a sa cour à Meudon. Les enfants naturels du roi, de la Vallière, de Montespan, fils et filles, reconnus, mariés, tiennent un grand état. Les Condés et les Orléans épousent ces filles de l'amour, les petites reines légitimées de France. Chacune devient un centre, a sa cour et ses courtisans. De Villers-Coterets à Chantilly ou à Anet, de Fontainebleau ou de Choisy à Sceaux, à Meudon, à Saint-Cloud, de Rueil à Marly, à Saint-Germain, tout est palais, tout est Versailles.

Ainsi de plus en plus, dans l'amaigrissement de la France, le centre monarchique va grossissant, se compliquant. Ce n'est plus un soleil, c'est tout un système solaire, où des astres nombreux gravitent autour de l'astre dominant.

Celui-ci pâlirait, si de nouveaux rayons ne lui venaient toujours. Versailles que l'on croyait fini, va croissant, s'augmentant, comme par une végétation naturelle. Il pousse vers Paris des appendices énormes, vers la campagne, l'élégant Trianon, les jardins de Clagny, l'intéressant asile de Saint-Cyr; enfin ce qui est le plus grand dans cette grandeur, le Versailles souterrain, les prodigieux réservoirs, l'ensemble des canaux, de tuyaux, qui les alimentent, le mystérieux labyrinthe de la cité des eaux.

Louvois, par son système d'employer le soldat, de le faire terrassier, maçon, put dépasser Colbert. Il gagea d'effacer le Pont du Gard et les œuvres de Rome, promit d'amener à Versailles toute une rivière, celle de l'Eure. Des régiments entiers périrent à ce travail malsain. On venait de bâtir pour eux les Invalides. Ils n'en eurent pas besoin. Un aqueduc de deux cents pieds de haut, l'aqueduc de Maintenon, inachevé et inutile, fut le monument funéraire des pauvres soldats immolés.

Mais rien n'exprima mieux cette terrible administration que la merveille de Marly. Merveille en opposition violente avec le paysage, un démenti à la nature. L'aimable caractère de la Seine autour de Paris, c'est son indécision, son allure molle et paresseuse de libre voyageuse qui se soucie peu d'arriver. D'autant plus dur semblait son arrêt à Marly. Là la main tyrannique de Colbert, de Louvois, de par le roi, la faisait prisonnière d'État, condamnée aux travaux forcés. Nulles galères de Toulon, avec leur gindre de forçats, n'étaient si fatigantes à voir et à entendre que l'appareil terrible où la pauvre rivière était contrainte de monter. Barrée par une digue, dans sa chute forcée, elle devait tourner quatorze roues immenses de soixante-douze pieds de haut. Ces grossières roues de bois avec des frottements étranges et des pertes de force énormes, mettaient en jeu soixante-quatorze pompes, qui buvaient la rivière, la montaient et la dégorgeaient à cent cinquante pieds de hauteur. De ce réservoir à mi-côte, par soixante-dix-neuf autres pompes, l'eau montait encore à cent soixante-quatorze pieds. Est-ce tout? Non, soixante-dix-huit pompes, par un dernier effort, la poussaient au haut d'une tour, d'où un aqueduc de trente-six arcades, haut de soixante-neuf pieds, la menait enfin à Marly. Un appareil si compliqué, d'aspect énigmatique, qui couvrait la montagne dans une étendue de deux mille pieds, embarrassait l'esprit. Les grincements, les sifflements de ces rouages difficiles et souvent mal d'accord, c'était un sabbat, un supplice. L'ensemble, si on le saisissait, était celui d'un monstre, mais d'un monstre asthmatique qui n'aspire et respire qu'avec le plus cruel effort. Quel résultat? petit, un simple amusement, une cascade médiocre.

Le roi, au moment de Fontanges, quand la paix le relança dans les amusements, avait choisi ce lieu sans vue, obscur et dans les bois, pour s'y faire un libre ermitage, échapper à Versailles. Mais sa gloire l'y suivit. Il remplit tout de lui, et plus qu'à Versailles même. C'est l'avantage de ce lieu concentré. Marly n'est pas distrait; il ne voit que Marly. Le roi n'y voyait que le roi. Le pavillon central (ou du Soleil) présidait les petits pavillons des douze mois. Maussadement rangés, six à droite, six à gauche, ils avaient l'air d'une classe d'écoliers qui, sous la main du maître, lorgnent de côté la férule et s'ennuient décemment.

Dispensé d'étiquette, on n'en était pas moins contraint. Le roi exigeait que devant lui on fût couvert; eût-on mal à la tête, il fallait garder son chapeau. Il ne plaisantait pas; il voulait qu'on fût libre, qu'on s'amusât et qu'on jouât. Grâce à ces pavillons divisés, chacun était chez soi. Mais on ne pouvait faire un pas sans être remarqué.

Colbert, Louvois, dans cet étroit espace, avaient entassé, étouffé je ne sais combien de merveilles, les beaux fleuves de marbre qu'on voit aux Tuileries, les renommées équestres qui en décorent la grille, les chevaux de Coustou (aujourd'hui aux Champs-Élysées). Dans le pavillon du Soleil, les simples contemplaient dans un silence religieux un bizarre ornement qui avait un grand air d'astrologie; je parle des globes énormes de Coronelli (maintenant à la Bibliothèque). Le roi avait dans l'un la terre et dans l'autre le ciel; il tournait à son gré la machine ronde.

Ses magiciens, pour lui, avaient fait l'incroyable. Dans les viviers de marbre, on voyait les carpes royales se promener à travers les fresques et nager entre les peintures des grands maîtres. Des arbres de Hollande, tout venus, gigantesques, sur l'ordre de Louvois, avaient fait le voyage; ils mouraient, d'autres revenaient. Plusieurs qui cependant avaient subi cette tyrannie, esclaves résignés, verdoyaient tristement.

Avec ces terribles efforts, ces laborieux enchantements, on serait mort d'ennui à Marly sans le jeu. On n'avait pas la ressource de la dévotion et des longs offices. Les filles du roi, désordonnées, rieuses, mais contenues sous l'œil de madame de Maintenon, s'étaient jetées sur la roulette, le grand jeu à la mode. La dame aux coiffes noires tâchait de détourner de ce païen Marly vers les pieux amusements de Saint-Cyr. Il fallut cependant le grand coup d'Angleterre, la dévote cour de Saint-Germain, pour changer le roi tout à fait, et décidément le tourner du profane au santissimo.

Qu'était-ce que cette cour? un martyre, un miracle. Jacques était un peu ridicule. Mais, enfin, quel qu'il fût, il avait sacrifié son trône à sa foi. C'était lui, et c'était sa femme qui, dès 1675, plus que la France et plus que Rome, avaient avidement accueilli la légende du Sacré-Cœur. Deux ans entiers dans leur hôtel, le directeur de Marie Alacoque, le Père La Colombière, recevant ses lettres brûlantes et ses révélations, les avait exploitées pour la conversion des lords qu'on lui amenait en grand mystère.

Un miracle ne va guère seul. Une fois dans le surnaturel, on ne s'arrête pas en chemin. Celui du Sacré-Cœur prépara celui de la naissance du prince de Galles. Le roi Jacques assurait que dans ce grave événement, il n'était rien, que la Vierge était tout, que c'était un don de sa grâce. La mère de la reine, Laura Martinozzi, duchesse de Modène, retirée à Rome et près de mourir, lui avait fait, à Lorette, un vœu et des offrandes pour qu'elle sauvât par cet événement l'Angleterre catholique. Elle avait envoyé à Londres des reliques. Dès que la reine les eut au cou, elle conçut.

Telle avait été la naissance de Louis XIV. Elle fut due au vœu de Louis XIII. Pourquoi la Vierge n'eût-elle pas fait pour l'Angleterre ce qu'elle fit pour nous, la naissance d'un roi Dieu-donné? Mais les temps étaient moins favorables. La reine d'Angleterre ne trouva pas même croyance. Londres cria à la friponnerie; Versailles même souriait sous cape. Elle porta la peine des mœurs de l'Italie que les Anglais n'estimaient guère, expia la réputation de son oncle Mazarin, celle des mazarines, ces célèbres coureuses. Hortense, la toute belle, vivait méprisée en Angleterre; et sa jeune sœur s'en fit chasser. La noire Olympe avait le renom d'empoisonneuse, et au moment même on disait qu'elle empoisonnait la reine d'Espagne. Pendant que la reine d'Angleterre faisait le miracle du prince de Galles, sa cousine, duchesse de Bouillon, en faisait un autre à Anet dans la pudique maison de son neveu Vendôme, celui d'accorder ses trois amants, son propre frère, son neveu, son beau-frère, le cardinal de Bouillon.

Quoi qu'il en soit, la reine réfugiée ne déplut pas. Elle avait été mariée par le roi. Elle était très-Française, tout autant qu'Italienne. Reçue par lui, elle parla à ravir, ne disputa pas sur l'étiquette, lui dit qu'elle ferait tout ce qu'il voudrait. Elle était jeune encore relativement à madame de Maintenon; elle intéressait par cet enfant à qui l'Europe faisait la guerre. Elle arrivait touchante, comme une princesse de roman persécutée. Elle n'était que trop romanesque. Elle avait de l'esprit, mais pas plus de bon sens que son mari. Elle le montra par l'accueil excessif qu'elle fit à Lauzun, galant des temps antiques. Ce fat suranné l'éblouit. Elle le prit pour son chevalier. Jacques partagea son engouement. Bégayant, barbouillant, il paraissait comique. Il le devint encore plus quand on sut que sa première visite à Paris avait été pour les Jésuites de la rue Saint-Antoine, à qui il dit: «Je suis jésuite.» Puis il alla dîner chez son ami Lauzun.

Donner à cet homme-là une armée pour retourner en Angleterre, cela semblait un acte fou. Louvois posa la chose ainsi, et résista. C'était bien le moment de s'affaiblir quand on allait avoir toute l'Europe sur les bras! Le frère de Louvois, archevêque de Reims, se moquait hardiment de Jacques: «Voilà un bon homme, dit-il, qui a sacrifié trois royaumes pour une messe!»

Tant que Louvois serait au gouvernail, les jacobites devaient espérer peu. La reine le sentit, et se remit entièrement à l'ennemie de Louvois, à madame de Maintenon. Elle reçut chez elle deux personnes qui lui appartenaient. Elle accepta pour gouverneur de Saint-Germain un M. de Montchevreuil, le plus ancien ami de madame de Maintenon. Sa femme, longue et sèche, lui servait de police; elle surveillait les dames, les princesses, épiait leur conduite, l'avertissait de tout. Elle put lui répondre de la reine d'Angleterre.

Cela créa l'alliance parfaite des dames, unies contre Louvois. Une machine (dirai-je infernale ou céleste?) pour le faire sauter, fut dressée... dans un lieu pacifique, d'où on l'eût attendue le moins, dans ce doux, aimable Saint-Cyr. On fit porter le coup par la main innocente, d'autant plus dangereuse, des demoiselles et des enfants.

CHAPITRE II
CHUTE DE LOUVOIS—SAINT-CYR
1689

Esther se comprend par Saint-Cyr. Et Saint-Cyr même ne se comprendrait pas, si l'on n'en retrouvait l'occasion, l'idée, le germe primitif, dans la vie antérieure de madame de Maintenon.

Peu agréable au roi dans l'origine, elle réussit auprès de lui précisément parce que ses très-réels mérites faisaient un contraste parfait avec les défauts de la Montespan. Elle plut par ses pieux discours; elle plut par les soins attentifs, soutenus, qu'elle avait des enfants que la mère négligeait. Dans la retraite mystérieuse où le roi venait les voir en bonne fortune, elle était parée des gentillesses de l'aîné, le maladif duc du Maine, qui, sans elle, n'aurait pas vécu. Malgré son sérieux, sa tenue un peu sèche, elle était aimée des enfants, même de mademoiselle de Nantes (madame la duchesse), mauvaise et malicieuse. Tous deux, d'espèce féline, jolis, dangereux petits chats, la caressaient, se jouaient autour d'elle avec une grâce infinie, faisaient groupe et tableau. Le roi admira et aima.

Là fut la vraie puissance de la dame, et plus qu'en ses sermons peut-être. Mais cette puissance lui fut retirée après le fameux jubilé de 1676, l'édifiante pénitence dont la Montespan fut enceinte. Madame de Maintenon n'eut pas l'éducation de l'enfant si cher du péché. On aima mieux lui donner une charge de cour. Est-ce à dire qu'elle ait refusé cet enfant par scrupule, pour la honte de la naissance? Nullement; car ce fut chez elle-même, à Maintenon, que la Montespan accoucha. Mais Louvois se chargea de tout, comme Colbert avait fait pour les enfants de la Vallière.

En 1681, quand la mort de Fontanges avertit fortement le roi et le refit dévot, quand la persécution reprit, avec les enlèvements d'enfants, madame de Maintenon suivit cette méthode, et dans sa famille même enleva, adopta une petite fille, sa nièce. Elle rentra dans l'éducation, son élément naturel, entreprit celle d'une Nouvelle catholique. Rien de plus agréable au roi. L'enfant fut bien choisi pour plaire. Il n'y eut jamais rien de si joli, de si gai, de si amusant, que la petite de Villette (plus tard, madame de Caylus). C'était le plus parlant visage, dit Saint-Simon; l'ennui était impossible où elle était; on souriait dès qu'elle apparaissait. Madame de Maintenon, sa tante, prit le temps où le père, officier de marine, était en mer; elle demanda l'enfant à madame de Villette «seulement pour la voir,» et elle refusa de la rendre. Le père cria, puis réfléchit, calcula, se convertit lui-même.

La petite, qui avait huit ans, légère comme un oiseau, prit son parti fort vite. Elle fut ravie de la messe du roi. On lui promit deux choses, qu'elle verrait tous les jours ce beau spectacle, et qu'elle n'aurait plus jamais le fouet. Cette rude éducation durait dans les familles de vieille roche. Le Dauphin même (élève de Montausier et de Bossuet), dans sa première enfance, était fouetté par ses femmes et nourrices; plus tard, son gouverneur lui donnait des férules, et si durement qu'une fois il crut avoir le bras cassé.

Ce fut un rajeunissement pour la dame d'avoir, voltigeant autour d'elle, ce charmant papillon. Elle en avait besoin. Outre son âge, que de choses avaient marqué sur elle! des passions? non, mais des misères et des fatalités. La pauvreté jadis l'avait mariée, l'avait faite la complaisante des grandes dames, même de tel ami, qui, dit-on, la fit vivre; puis vint cette honnête servitude de gouvernante chez madame de Montespan.

Elle eut à cinquante ans cette étrange nécessité (1683) de remplacer la reine, Montespan et Fontanges. Celle-ci si fraîche et si jeune, à vrai dire, un enfant. On fut d'autant plus étonné de voir le roi prendre une personne si mûre. Il aimait beaucoup la jeunesse. Il se prévenait volontiers pour les belles personnes. Madame de Maintenon se rendit justice, et crut judicieusement qu'il trouverait plaisir à protéger, soigner une maison de jeunes demoiselles. Elle en créa une à Rueil, où sa propre nièce acheva son éducation.

Elle n'aimait pas, dit cette nièce, le mélange des conditions. Elle ne prit que des demoiselles nobles, au moins du côté paternel, elles devaient prouver quatre quartiers, cent quarante ans de noblesse. Cela entrait dans les idées du roi qui, alors, pour relever la pauvre noblesse, lui ouvrait pour ses fils des écoles de cadets.

Les demoiselles devaient faire preuve aussi de pauvreté, et de beauté encore, si l'on peut dire. Du moins, elles devaient être bien faites. Elles passaient pour cela la visite d'un médecin qui leur en donnait certificat.

Cette maison, transportée chez le roi même, dans son parc (à Noisy, puis à Saint-Cyr), richement dotée par lui des biens de Saint-Denis, devait attirer les filles de la noblesse. Car, le roi les mariait. Celles qui restaient jusqu'à vingt ans recevaient une dot, tirée de l'excédant des revenus, sinon du trésor même.

Là on faisait venir les plus jolies, les plus dociles, des Nouvelles Catholiques, domptées par la rigueur dans les couvents de province, ou gagnées par Fénelon dans la maison de Paris. Elles arrivaient un peu calmées, ayant versé leurs dernières larmes, émues et fort touchantes encore.

Le roi voulut les voir avant même que tout fût organisé (à Noisy, 1684), et cette première impression lui fut singulièrement agréable. Il alla seul et les surprit. Lorsqu'on annonça: le roi! ce fut un coup de foudre. Les dames dirigeantes, toutes jeunes et très-belles, le furent encore plus du saisissement. Les petites eurent tant peur que, toutes curieuses qu'elles étaient, pas une n'osa regarder. Ces tremblantes colombes le touchèrent fort. Il les avait faites orphelines, et la plupart n'avaient de père que lui. La grande obéissance qu'elles rendaient à ses volontés, ayant soumis leur foi, donné le cœur du cœur, immolé jusqu'aux souvenirs? quel triomphe absolu!... Nul plaisir plus exquis n'eût pu flatter le roi et l'homme.

Tout était calculé, le costume agréable. Les dames, dans un noir élégant, avaient la coiffure à la mode, le visage encadré d'une sorte d'écharpe, nouée sous le menton, mais quelque peu flottante et chiffonnée à volonté, dont on tirait les plus charmants effets. C'était un demi-voile mondain, avant le voile de religieuse qu'elles étaient destinées à porter. Le roi ne tint pas d'abord à exiger ce sacrifice et dit «qu'il y avait déjà trop de couvents.» On n'exigea que des vœux simples.

Le costume des petites, de modeste étoffe brune, se relevait et par le linge et par la bordure de couleur, diverse selon la classe. Un peu de dentelle au cou montrait la demoiselle. On laissait passer de jolis cheveux. Le bonnet seul déplut; il était trop serré et il en faisait des béguines; le roi y fit ajouter un ruban.

Il fit venir Louvois, et il l'envoya, maugréant, pour madame de Maintenon, chercher, choisir, bâtir une maison digne d'une telle fondation. Ce fut Saint-Cyr. Le lieu n'était pas gai. Cependant quand les demoiselles virent ce que le roi avait fait pour elles, quand elles entrèrent dans ces bâtiments vastes, ces jardins sérieux, mais non sans quelques fleurs, elles furent reconnaissantes. Il relevait de maladie (1687). Elles le reçurent, à sa première visite, par un beau chant, qu'avait composé madame Brinon, leur supérieure, et que Lulli avait orné de sa mélodie grave et tendre. C'était le chant célèbre: «Dieu sauve le roi!» que les Anglais nous ont pris sans façon.

Quelle était cette éducation? bien moins sérieuse alors que ne le feraient croire les lettres de madame de Maintenon sur ce sujet. La véritable fondatrice, madame Brinon, une ursuline, éloquente et brillante, née pour la cour, entrait tout à fait dans les vues mondaines du roi. Mais madame de Maintenon qui plus tard rejeta tout sur elle, ne fut nullement innocente. Elle leur fit très-bien apprendre et chanter les prologues d'opéra, l'énervante poésie de Quinault, de ridicule idolâtrie, où l'adulation a toutes les formes de l'amour. Entraînée ou par le désir de plaire au roi, de l'amuser, ou par ses propres engouements, le plaisir de faire des poupées, elle mettait aux plus jolies des nœuds de ruban! des perles! à ces demoiselles pauvres. Les innocentes ne rêvaient plus que la cour et de grands établissements, pour retomber bientôt à la réalité amère.

Le roi croyait, beaucoup croient et répètent que madame de Maintenon était fort judicieuse. Dans les grandes affaires, en conseil, il s'arrêtait parfois, lui disait: «Qu'en pense votre solidité?» Cette solidité ici ne paraît guère. Une éducation contradictoire de dévotion et de cour ne pouvait porter de fruit. Elle était extérieure, n'allait pas au cœur même; elle imposait surtout la convenance. L'élève personnelle de madame de Maintenon, madame la Duchesse (de Bourbon), fut une des personnes les plus mauvaises du siècle.

À Saint-Cyr, les grandes filles, surtout de quinze à vingt ans, devenaient très-embarrassantes. Nobles de père, mais bourgeoises de mère, elles avaient, ce semble, la chaleur du sang plébéien. Plusieurs nous sont connues par leur destinée romanesque. Leur cruelle crise d'enfance, ce violent passé de conversion et l'ébranlement qui en restait, les faisaient passionnées d'avance. Elles n'étaient qu'orage et langueur. On les voyait si tristes, qu'on ne savait comment les consoler. On s'avisa de les faire déclamer, jouer la tragédie. Elles ne l'avaient que trop au cœur.

Nulle n'échappa plus vite à madame de Maintenon que sa nièce, la petite Villette, et même avant treize ans. Elle était gaie, rieuse, peu capable de feindre, crédule, damnablement jolie. Tout tournait autour d'elle, des fats, ou des amies trop tendres. Madame de Maintenon craignit quelque éclat qu'on ne pût cacher, et la maria brusquement. M. de Boufflers, si estimé, se présentait. La tante dit durement: «Elle n'est pas digne d'un si honnête homme.» Et elle eut la cruauté de la donner à un Caylus, grossier, ivre toujours. Admirable moyen de la précipiter sur la pente de l'étourderie.

Elle fit bientôt une autre exécution sur la supérieure de Saint-Cyr. Madame Brinon avait commencé et fait cette maison. Elle y était chez elle, on peut le dire. On venait de la nommer directrice à vie, et on la chassa brusquement. Elle plaisait au roi; ce fut son crime réel. On l'accusa de cette tendance mondaine et théâtrale de Saint-Cyr. Mais madame de Maintenon avait rejeté les pièces pieuses que madame Brinon faisait pour ses élèves, et leur avait fait jouer Racine, Andromaque même! Haute imprudence qui révéla Saint-Cyr, et tout ce qu'il contenait sous son calme apparent. Elles ne jouaient qu'entre elles, et n'en furent pas moins surprenantes d'ardeur et de passion. Ce n'était pas un jeu; c'était la nature même à son premier élan. Il n'en fut guère autrement dans une pièce biblique, la molle et tendre Esther.

Le vrai titre serait: le triomphe d'Esther et la chute d'Aman. C'est le caractère de cette pièce que toutes ses tendresses servent à enfoncer le plus terrible coup.

Un an durant, le génie laborieux de Racine fit et refit, polit cette œuvre unique. Il fallait qu'on sentît déjà Louvois perdu pour qu'on osât cela. La violence de madame de Maintenon y parut, jusqu'à permettre au poète d'insérer un mot de Louvois, celui qu'il avait eu l'imprudence de prononcer et qui dut tant blesser le roi: «Il sait qu'il me doit tout.»

La pièce fut jouée le 25 janvier 89. Le roi y était seul, on peut le dire; car il n'avait avec lui que le peu d'officiers qui le suivaient à la chasse. L'effet fut délicieux, mais le coup trop peu appuyé. Il paraît que le roi s'obstinait à ne pas comprendre. Louvois était trop nécessaire.

Le 5 février, on appela au secours les grands moyens de succès, d'abord la cour d'Angleterre. C'est pour elle que Racine a fait le beau chant de l'exil, le chœur tout plein de larmes (J'irai pleurer au tombeau de mes pères). Ces hôtes de la France, martyrs de la foi catholique, étaient là comme suppliants. Leur présence muette sollicitait la chute de ce cruel Aman qui défendait de leur porter secours.

Les jeunes actrices n'ignoraient pas qu'Esther était un plaidoyer pour cette sainte cause. Madame de Maintenon (V. ses lettres d'éducation) les tenait au courant de la politique du temps et les faisait prier pour les succès du roi. Plusieurs, avant de paraître en scène, se jetèrent à genoux, et, pour obtenir la grâce de parler dignement, elles dirent un Veni Creator.

Un moyen plus mondain avait été employé par Racine. Les deux rôles de femmes et d'amies, si charmantes, d'Esther et d'Élise, furent joués par deux personnes irrésistibles. La toute jeune mariée Caylus joua Esther, malgré les répugnances de sa tante. Mais Racine insista, l'obtint. Élise était représentée par l'Élise de madame de Maintenon, son bijou du moment, la Maisonfort, jeune chanoinesse, de grâce touchante, qu'on ne voyait pas sans l'aimer. Elle était si émue que Racine en tremblait, ne savait comment la calmer. En vain, paternellement, il lui essuyait ses beaux yeux, comme on fait aux enfants. Cela parut en scène; le roi le dit: «La petite chanoinesse a pleuré.»

Le succès dépassa tout ce qu'on attendait. Ce fut un entraînement prodigieux, et d'abord des actrices, d'Esther-Caylus qui, se sentant aimée, gâtée, se livra sans réserve. Les cœurs furent emportés. Un vertige gagna tout le monde, les femmes même. La singularité du costume y contribua. L'habit persan confondait tout. Assuérus et Mardochée (deux belles grandes demoiselles) différaient peu de la petite Esther.

J'ai sous les yeux la vaste collection des modes de ce temps-là (Bounard, etc., 30 vol. in-folio). J'y vois que, peu après Esther, elles changent tout à coup. Les modes de Ninon et de la Montespan avaient duré jusqu'à l'année du fameux jubilé 1676. Dans la douteuse aurore crépusculaire de madame de Maintenon, surtout dans les années équivoques qui précèdent le mariage, elle avait adopté une coiffure coquette et dévote, qui cachait et montrait, l'écharpe qu'elle donna aux dames de St-Cyr et que toutes imitèrent. Après Esther, l'écharpe est écartée. La face hardiment se révèle. La coiffure est haussée, surexhaussée par différents moyens; elle semble imiter la mitre ou la tiare persane qu'on avait admirée sur ces têtes angéliques. Tantôt c'est un peigne gigantesque, une tour, une flèche de dentelles, et plus tard un échafaudage de cheveux. Tantôt le bonnet-diadème que prit madame de Maintenon, le bonnet-casque, ou crête de dragon, dont les audacieuses (madame la Duchesse) décorèrent leur beauté hardie. Ses portraits et ceux de Caylus, les plus jolis du temps, semblent donner la mode. La première gouvernait et menait la seconde. Elle s'était emparée de la trop faible Esther, l'avait associée à ses jeux satiriques et la compromit fort de son équivoque amitié.

Un effet si mondain dans un tel lieu paraît avoir embarrassé madame de Maintenon. La ville, la plus grande partie de la cour, ne pouvaient assister, et murmuraient sans doute. Elle résolut de les faire taire en faisant jouer la pièce devant le confesseur du roi, devant Bourdaloue et quelques Jésuites. On fit même venir, pour imposer à la bourgeoisie médisante, madame de Miramion, la sainte, la charitable. On joua une autre fois devant Bossuet. On était bien sûr que les saints ne verraient rien que de pieux dans une pièce qui lançait la croisade d'Angleterre.

Qui résistait? Louvois, le bon sens, la nécessité. Le roi qui avait mis cent mille francs aux costumes d'Esther, en était à envoyer sa vaisselle à la monnaie. À grand'peine, on vendait des charges, on pressurait des financiers par une petite Terreur. Pouvait-on donner une armée à Jacques, quand les nôtres affaiblies quittaient le Rhin en brûlant tout, et perdaient Cologne et Mayence? Madame de Maintenon et son ministre Seignelay obtinrent qu'il aurait au moins une flotte et quelques officiers. Le général devait être Lauzun, le favori de Saint-Germain.

Chose curieuse, Lauzun voulait être payé d'avance de ses exploits futurs. Il fallait que le roi le fît duc avant le départ. Refusé sèchement. Alors, il eut l'impertinence de se fâcher, de dire qu'il ne partirait pas.

Pour le consoler, Jacques lui donna la Jarretière, qu'on ne donne guère qu'à des rois, et, pour comble, lui conféra cet ordre par le don d'un précieux joyau de famille, la propre médaille que Charles Ier, le martyr, à la séparation de sa famille, avait remise à Charles II.

C'était aller de sottise en sottise. Enfin, ce cher Lauzun, il le fit dîner en tiers entre lui et le nonce du pape. À ce moment, chose bizarre, Saint-Germain possédait un nonce, et Versailles n'en avait pas.

Était-ce assez de ridicule? Non. Jacques, comme roi de France, exerça son grotesque droit de faire des miracles, de toucher les écrouelles. Cela l'acheva dans l'opinion.

Il part pour Brest. Là, rien de prêt. Seignelay, qui avait tout promis, n'était pas en mesure. Jacques crie. Enfin, tout arrive, mais du ministère de la guerre, et tout arrive par Louvois. Lui seul était en règle, seul agit efficacement. Esther fut inutile, il n'en resta rien qu'un chef-d'œuvre et une mode. Et le départ de Jacques fut un triomphe de Louvois.

CHAPITRE III
MADAME GUYON
1689-1690

Beaucoup de gens blâmaient madame de Maintenon de ne pas se mêler assez des affaires. Reproche injuste. Elle influait infiniment, et de la vraie manière, seule efficace auprès du roi. Elle ne faisait rien, mais peu à peu elle mit au conseil ceux qui faisaient tout, les ministres. Pontchartrain, aux finances, se fit son homme, et Seignelay, à la marine, ne se soutenait que par elle dans sa rivalité contre Louvois. D'autre part, son concert avec un certain groupe de grands seigneurs honnêtes et pieux que le roi estimait, devait avoir, ce semble, un effet plus profond, celui de modifier à la longue le caractère même du roi. «Obsédez-le de gens de bien, lui écrit Fénelon; qu'on le gouverne, puisqu'il veut l'être.» Par ce moyen réellement on fit le roi dévot, pour dix années surtout. Au delà, la vieillesse, le malheur, je ne sais quel endurcissement le jetèrent dans l'indifférence.

Regardons cette petite société, comme un couvent au milieu de la cour, couvent conspirateur pour l'amélioration du roi. En général, c'est la cour convertie. Les fils et filles de la génération violente qui précéda, sont tout humanisés et régularisés, amendés; ils semblent expier l'énergie que leurs pères déployèrent en mal ou en bien, leurs fortunes souvent mal acquises. Les trois filles de Colbert, les sœurs de Seignelay, duchesses de Chevreuse, de Beauvilliers, de Mortemart, semblent autant de saintes. Le duc de Chevreuse, petit-fils du favori Luynes, n'intrigue qu'en affaires dévotes; il est l'agent, le colporteur de la pieuse coterie. Le duc de Beauvilliers (fils de ce Saint-Aignan qui fournit au roi la Vallière) fait ses filles religieuses. Ce qui est beau, très-beau, dans ce parti, ce qui en fait l'honorable lien, c'est l'édifiante réconciliation des mortels ennemis, les Fouquet, les Colbert. La fille de Fouquet, que Colbert enferma vingt ans, la duchesse de Béthune-Charost, par un effort chrétien, devient l'amie, presque la sœur des trois filles du persécuteur de son père. Cette duchesse est la pierre de l'angle dans la petite église, «la grande âme,» admirée et respectée de Fénelon.

Ce tableau a des ombres. Les personnages accessoires qui y entrent, ne sont pas sans reproche. Le fils par exemple de la grande sainte, Charost, dévot et pratiquant, n'en est pas moins l'intime ami des libertins de l'époque. Seignelay, qui devient dévot sous l'influence de ses sœurs et de madame de Maintenon, entre Fénelon et Racine, n'en reste pas moins Seignelay, je veux dire l'orgueilleux, le cruel bombardeur de Gênes, le tyran de nos amiraux. Même sa conversion est tristement datée par un acte d'indélicatesse. Il empêche Jean Bart et Forbin de faire la grande guerre; il se réserve ces vaillants, ces preneurs infaillibles, pour faire la course à son profit.

Pour ne compter dans ce parti que les hommes vraiment pieux en qui la foi était le fond du cœur, les Beauvilliers, Chevreuse, etc., on est frappé de voir combien cette foi sincère est timide et de peu d'effet, pauvre de résultats. Ce sont des courtisans honnêtes et médiocres, qui, pour influer quelque peu, sont obligés de s'observer beaucoup, de s'amoindrir encore, de s'accommoder à la médiocrité sèche du roi et de madame de Maintenon.

Il faut le dire, il y avait un amoindrissement général, et dans la chose même qui faisait la couleur du temps, la dévotion.

Le jansénisme avait pâli. Il languissait avec Nicole octogénaire en son désert du faubourg Saint-Marceau.

Le jésuitisme même avait pâli. Quoique le P. La Chaise, récemment, en 87, pendant la maladie du roi, lui eût surpris la feuille des bénéfices, très-faible était son influence morale. Les Jésuites du Canada, riches et paresseux, avaient interrompu leurs relations romanesques, qui pendant cinquante ans avaient été le vrai journal du temps, le pieux amusement du monde catholique.

L'insipide juste milieu de Saint-Sulpice, la simplicité fausse des Lazaristes, pauvres, sales d'extérieur (et très-riches en dessous), c'est ce qui réussissait en cour. Ennui profond, nullité, platitude.

Ce qui peint madame de Maintenon, c'est qu'en 89, et la veille d'Esther, elle a pour idéal dans la haute spiritualité un Godet-Desmarais, de la plus sèche étoffe qu'ait fournie Saint-Sulpice. Elle estimait en lui sa littéralité serrée de prêtre exact, une certaine médiocrité judicieuse, qui n'est nullement la solidité forte. Il lui plut par sa figure basse, qui disait vrai sur le dedans; il détestait le grand et haïssait le génie. Sa dévotion pauvre, décharnée, sans substance, pour aliment à la vieille âme, ne pouvait donner que des os.

Le jeune homme, dans ce monde de vieillards, est un abbé de qualité qui n'a pas quarante ans, l'aimable Fénelon. Il était déjà mystique et quiétiste en 1686 (lettre du 10 mars), mais avec des ménagements extrêmes et des contradictions (d'activité passive) qui tombent dans le galimatias. Son Éducation des filles, livre admirable de prudence et d'esprit positif, est visiblement fait pour être, de madame de Beauvilliers, transmis à madame de Maintenon. Ses amis conspiraient pour le faire précepteur de l'enfant royal, et il devait ménager le tout. Élevé tour à tour par Saint-Sulpice et les Jésuites, il conservait un pied ici, et un pied là. Il rendait des respects infinis à Bossuet; il l'avait enlacé, et par lui avait prise dans un troisième parti, celui des gallicans. Seulement, il est bien entendu qu'un homme, si agréable à trois partis, n'y parvenait qu'en restant pâle, effacé, un peu faible. De sa longue direction de filles (les Nouvelles Catholiques), il lui restait, ce semble, une certaine douceur féminine, qu'on appellerait énervation, si on la comparait au génie mâle, robuste de Bossuet.

Je le répète, avant 89, par où que je regarde, je ne vois que faiblesse dans cette cour. La molle Esther n'y mit pas l'étincelle; l'effet fut, on l'a vu, mondain, sensuel, et plus propre à augmenter l'énervation.

Tranchons le mot. Ils attendaient leur âme. Une âme jeune devait venir qui réchauffât un moment cette vieillesse commune. Que cette âme fût romanesque, aventureuse et quasi folle, un Don Quichotte religieux, on aurait cru que c'était un obstacle dans un monde de sèche convenance. Oui, mais ce fut son charme. Elle eût fait sourire la mort même. Elle donna un moment l'oubli à tous ces cœurs fanés; ils se crurent jeunes encore. Ce moment dura trois années (1689-1692).

Dans mon livre du Prêtre, de la Femme et de la Famille, j'ai parlé des idées de madame Guyon, pas assez de sa vie, qui en est l'explication nécessaire. Cent choses, très-peu neuves, qu'on voit dans les anciens mystiques, sont cependant chez elle originales, étant sorties de sa situation.

Elle avait eu une enfance d'élue, accomplie de malheur. Maltraitée de sa mère qui n'aimait que son frère, battue par une de ses sœurs, elle passe au couvent. Mal soignée, laissée seule, dans ses fréquentes maladies, elle se met à lire la Bible et des romans. On la donne à quinze ans à un ancien entrepreneur, anobli, un M. Guyon, malade, maussade et brutal. Une aigre belle-mère la garde à vue, et si durement qu'elle n'osait lever les yeux. Loin de la soutenir, sa propre mère aggrave, encourage ces duretés. Une servante maîtresse, ancienne dans la maison et qu'on croyait une sainte, l'insulte impunément, jusqu'à lui tirer les cheveux. Le comble, c'est que ses enfants, dès qu'elle en a, sont élevés contre elle, dressés à l'espionner et à se moquer de leur mère. Nul refuge pour elle dans sa propre maison, nul que la prière et le rêve.

Elle eut des maladies terribles, où sa belle-mère faillit la faire mourir. Une cruelle petite vérole la marqua, menaça sa vue. Elle eut souvent mal à un œil. Et avec tout cela très-jolie, mais de bonté surtout. Je ne sais quoi d'enfantin, de comique, mais d'amoureux aussi, faisait sourire, touchait, la rendait délicieuse.

Sa douceur d'ange était sur son visage, et le cœur fondait à la regarder. Dans un petit séjour qu'elle fit aux Carmélites de Paris, madame de Longueville, qui y demeurait, la rencontra au jardin; elle qui avait vu tant de choses, vieille et blasée, séchée de jansénisme, elle n'en fut pas moins saisie; elle ne se lassait pas de contempler cette personne attendrissante, n'en pouvait détacher les yeux.

Pauvre souffre-douleur, moquée de sa famille, traitée comme une enfant, elle vivait, dit-elle, comme ne vivant pas, et dans une sorte d'enfance qui lui resta toute sa vie. Elle en sortait par des réveils lucides; elle montra une grande capacité d'affaires, dans un moment où l'intérêt de son mari le commandait; elle déploya plus tard une vive éloquence, une vraie force théologique. Avec cela, toujours enfant.

Un jour qu'elle alla consulter un vieux Franciscain très-austère, qui vivait enfermé, et, disait-on, n'avait pas vu de femmes depuis longues années, il lui dit ce mot seul: «Vous cherchez au dehors ce que vous avez au dedans. Cherchez Dieu en vous; il y est.» Puis lui tourna le dos. «Ce fut un coup de flèche, dit-elle; je me sentis une plaie d'amour délicieuse, avec le vœu de n'en jamais guérir.»

Elle prit sur elle d'y retourner encore, et il lui apprit une étrange nouvelle: «Qu'une voix d'en haut lui avait dit: C'est mon épouse.» Sur quoi, elle s'écrie dans une adorable innocence: «Moi! si indigne, votre épouse!... Pardonnez-moi, Seigneur, mais vous n'y pensiez pas!»

Bientôt d'autres ont eu cette révélation. La Visitandine Marie Alacoque, dont j'ai parlé, dans sa vision du Sacré-Cœur qui est à peu près du même temps, sut aussi qu'elle était l'épouse de Jésus. Son abbesse dressa le contrat, célébra les noces. Et néanmoins la différence est grande. La forte Visitandine de Bourgogne que l'on saignait sans cesse, ivre de vie, eut le délire physique et voyait le sang par torrent. Madame Guyon n'était qu'une âme; dans le mariage même, elle ne sut pas ce que c'était, mère n'en fut pas moins demoiselle.

Délicate et souvent malade, elle resta infiniment pure, éthérée d'imagination. Elle aima vraiment un Esprit, n'eut besoin de donner nulle figure à Celui qu'elle cherchait, n'eut de l'amour que la souffrance, l'aspiration et le soupir, puis une étonnante paix.

À travers sa crédulité, souvent puérile, elle a deux choses très-hautes pour l'émancipation de l'âme. Elle se défie des visions, croit que Dieu ne s'y montre point (V. sa vie, I, 81, 83). Elle se défie des directeurs (Ibid., II, 68), et croit qu'on est bien fou de croire l'homme infaillible. Elle s'exposa souvent pour sauver de belles filles de leur confesseur.

N'était-elle pas dangereuse elle-même à son insu? Si faible et maladive, elle n'en avait pas moins, on le voit, une singulière plénitude magnétique. Les plus purs, les plus saints, hommes ou femmes, en sentaient les effluves toutes-puissantes. Le pieux M. de Chevreuse le disait à Bossuet: «N'avez-vous pas senti qu'on ne peut être assis près d'elle sans éprouver d'étranges mouvements?»

Bien loin d'abuser de cette puissance pour s'asservir des volontés, elle s'était imposé le supplice de vivre avec une âme réfractaire à la sienne, une femme de chambre de rude dévotion, dont la parole et le contact lui étaient un martyre. Cette femme la crucifiait tout le jour. Cependant, si elle était malade, elle subissait l'ascendant de sa douce maîtresse; il suffisait que madame Guyon lui défendît de l'être; elle guérissait à l'instant.

Nombre de gens la suivaient malgré eux. Tel fut le P. Lacombe, par qui elle se crut dirigée et qu'elle dirigeait elle-même. Tant qu'il était près d'elle, c'était un saint. Loin d'elle, il s'évanouissait, pour ainsi dire, n'était plus rien. La prison qu'elle supporta très-bien pendant de longues années, fut mortelle à Lacombe. Il se mourait de mélancolie. Sa tête faiblissant, il finit par écrire (ce qui avait peut-être été le vrai secret de sa vie) qu'il était éperdu, désespéré d'amour. Elle sourit, et dit: «Il est devenu fou.» C'était vrai, et il mourut tel.

Cette attraction était universelle. Ses ennemis et ses persécuteurs y cédaient à la fin. Même sa belle-mère y céda, et se mit à l'aimer. Même la vieille fille insolente qui l'avait tant persécutée. Elle l'aima avec emportement, et quand elle quitta la France, elle mourut, dit-on, de regret.

Une pieuse ligue de dévots l'envoyait à Genève, comptant sur sa séduction. Elle donna en partant son bien à sa famille, se réservant une petite pension, n'emportant rien que son dernier enfant, sa toute petite fille, et quelques livres, entre autres Griselidis et Don Quichotte. Elle avait été bien longtemps elle-même l'infortunée Griselidis, martyre du mariage, et elle continuait de l'être en savourant «l'amère douceur des rigueurs du céleste Époux.» Pendant six ans, elle courut la France, la Suisse et l'Italie, les nuages surtout et le pays de l'imagination, comme le chevalier de Cervantès ou ses touchantes Dorothées, réchauffant tous les cœurs, les amusant, les consolant, jetant partout son âme.

Ce qui est curieux, c'est qu'elle se croît très-soumise au clergé; elle veut l'être. Mais les libertés de l'amour divin l'émancipent malgré elle. Elle fait créer deux hôpitaux, pas un couvent, pas une église. L'église et le couvent, ce sont les Alpes, qui ont inspiré ses Torrents. Elle aime étonnamment le peuple et les petits, les paysans, les bergers, les troupeaux. Ses amis sont en toute condition. Ses tendresses, son admiration sont pour trois femmes de Thonon, marchande, serrurière, lavandière, humbles personnes unies en Dieu d'une sainte et suave amitié.

Ce qu'on tolérait le moins en elle, c'est qu'avec sa douce innocence, elle voyait tout cependant, voyait les mœurs du clergé, et les hontes intérieures du cloître. Sans critiquer ni censurer, elle encourage les pauvres religieuses à s'affranchir, à ne plus être le jouet du vice, à rompre telle habitude immonde que sa tyrannie imposait. De là des ennemis terribles, dont la rage la suit partout. Elle ne peut rester ni à Gex, ni à Annecy, ni à Grenoble, ni en Italie.

On la disait sorcière. On éprouvait pour elle les sentiments les plus contradictoires. Une fille de Grenoble la détestait absente, présente l'adorait. Une autre, de la même ville, de bourgeoisie aisée, pleine d'esprit et d'une âme orageuse, tourna le dos aux amoureux, s'éprit de virginité et de madame Guyon, et ne voulut plus la quitter. Elle partait pour l'Italie où on l'avait souvent priée de venir. C'était alors un grand et dangereux voyage. Elle était chargée déjà d'un enfant, sa petite fille, et n'avait de suite que sa femme de chambre et un ecclésiastique inférieur (un quasi-domestique). Cette fille à garder n'était pas un petit embarras, étant de plus fort belle. Il n'y eut pas moyen de l'empêcher de suivre. Madame Guyon en prit la charge, comme imposée de Dieu; elle la tenait au plus près d'elle, ne la couchant que dans sa chambre et avec elle. Elles faillirent périr ensemble sur le Rhône, souffrirent beaucoup en mer. Nul moyen d'aller que par Gênes. Mais Gênes, nouvellement bombardée par les Français, pouvait leur faire un très-mauvais parti. À grand'peine trouva-t-elle un muletier pour passer l'Apennin. Elle avait envoyé en avant son ecclésiastique pour préparer l'établissement en Italie. Le muletier, un Génois très-suspect, avait en main cette pauvre caravane de femmes; il les mène droit dans un bois de voleurs. Madame Guyon ne s'étonne pas, reste calme et sourit. Voilà des gens interdits, en déroute, qui ne savent que dire. Ces incidents la troublaient si peu, que, le long du chemin, elle versait son cœur, ses rêveries, épanchait son livre sublime, et fort dangereux, des Torrents. Tout cela plus passionné dans l'âpreté de l'Apennin. La pauvre fille en fut enivrée, et comme anéantie. À l'arrivée, elle tomba malade; âme et corps, tout lui échappait.

On dut avertir les parents, et ils crurent sottement que madame Guyon voulait la faire tester en sa faveur. Ils envoyèrent son frère en hâte pour la ramener. Elle se remettait, mais refusait, disait qu'elle aimait mieux mourir. Quelle fut sa surprise quand madame Guyon elle-même se mit du côté du frère et lui conseilla de retourner! Le déchirement fut si cruel, qu'elle changea tout à coup, jeta là sa dévotion, montra le fond du fond, la passion, l'attache personnelle et la furie de la douleur. Son frère l'arracha, l'emporta, mais si ulcérée, si haineuse qu'elle dit tout ce que lui firent dire les ennemis de madame Guyon. Elle vomit mille calomnies contre elle, tourna en hontes ses bontés, ses tendresses. Tout cela dit, épuisée de fureur, elle pleura, eut horreur d'elle-même, et, de remords, perdit l'esprit.

C'était le terrible danger avec madame Guyon. Elle semble ne pas l'avoir compris. Elle vous prenait votre âme innocemment, sans rien mettre à la place, sans rien communiquer de sa sérénité. Elle supposait convertis ceux qui se donnaient à elle, elle s'en séparait sans peine, ne leur laissant que le vide, la plus terrible aridité. Aucune âme vivante ne lui fut nécessaire. Sa plénitude et sa puissance ne furent jamais si grandes qu'en parfaite solitude. Elle monta alors très-haut, écrivit son seul livre vraiment original, le livre des Torrents.

J'ai dit ailleurs (V. le Prêtre) comment cela se fit. Dans un couvent de Savoie, les religieuses à qui elle payait pension, lui faisaient faire les choses les plus rudes, blanchir ou balayer l'église. Elle était si grande, cette église, que les bras lui tombaient de fatigue. Elle s'asseyait par terre, dans un coin, et rêvait. Cette rêverie, ce fut son livre.

Là elle est supérieure aux vieux mystiques, supérieure au Château de l'âme de sainte Thérèse. La comparaison des eaux, des torrents, des rivières, est bien autrement riche, vive, variée à l'infini. L'épreuve terrible de l'amour, le tableau de la mort physique, est sans rival dans les romans passionnés. Les Eucharis sont bien fades, à côté.

Les gens qui la menaient et voulaient s'en servir, la tentèrent en lui promettant qu'elle trouverait ici des croix plus cruelles, et, en effet, à peine revenue à Paris, elle fut arrêtée sous prétexte de Molinosisme par l'archevêque de Paris, Harlay de Champvallon. Ce prélat, noté pour ses mœurs, enferma cette sainte. Elle ne sortit qu'en 88, à la prière de sa cousine, la Maisonfort, et de la bonne madame de Miramion, qui était la charité même, et n'ignorait pas que madame Guyon, en Suisse, avait créé deux hôpitaux.

C'était au printemps de 89, après Esther. Madame Guyon allait souvent à la campagne chez ses amies, la duchesse de Charost et la duchesse de Chevreuse. Elle voyait en passant sa parente à Saint-Cyr. Ces visites étaient une fête pour les pauvres captives. Dans la triste maison, de solennel ennui, elle arrivait, comme la vie elle-même, les mains pleines de fruits et de fleurs.

Mais ce qu'on désirait le plus, c'était de la lier avec celui qui était le centre du petit groupe des duchesses. La grande sainte (madame de Charost) arrangea le rendez-vous, l'invita, et, avec elle, Fénelon. Elle les renvoya ensemble à Paris dans le même carrosse, avec une de ses dames en tiers. Madame Guyon dit que Fénelon s'ouvrit peu, et la laissait dire. Il n'était pas précepteur encore; on travaillait à cette grande chose. Il devinait très-bien qu'une spiritualité si hardie, si naïve, pouvait le compromettre. Enfin, elle lui dit: «Mais, monsieur, me comprenez-vous? cela vous entre-t-il?» Alors, se réveillant, et par un mot vulgaire (chose très-inusitée chez lui), il dit: «Comme par une porte cochère.» Dès lors il parla un peu plus.

Il fallait être quiétiste pour complaire aux duchesses qui devaient travailler madame de Maintenon. Il ne fallait pas l'être pour garder Saint-Sulpice, et ne pas perdre la protection de Bossuet.

Ce fut autre chose à Saint-Cyr, Madame Guyon y eut plus qu'un triomphe. Ce fut un enchantement. Ces jeunes cœurs s'épanouirent, et se versaient tous à ses pieds. Les dames, pour la première fois, se sentirent libres. Et les demoiselles mêmes se trouvaient extraordinairement attendries d'une telle mère, toujours jeune, qui plus que les jeunes avait gardé le don d'enfance.

Il est bien entendu que l'on n'en parlait pas. Tous avaient repris l'étincelle. Mais cet état nouveau était si étonnant, visiblement si dangereux, que je ne sais quel accord tacite dissimulait le tout au roi. Seulement la température de la cour avait changé autour de lui, et l'on sentait un souffle tiède. Il était comme un homme qui a un foyer invisible sous le plancher. Malgré les dangers, l'embarras, la détresse du moment, il y avait chez ses meilleurs courtisans je ne sais quelle douceur de pieuse gaieté. D'autant moins pouvait-il tolérer le visage haïssable, la face apoplectique de ce païen Louvois, toujours furieux, tandis qu'autour de lui il ne voyait du reste qu'un certain paradis, et l'aimable sourire des saints.

CHAPITRE IV
MADAME DE LA MAISONFORT—ATHALIE—MORT DE LOUVOIS
1690-1691

Jusqu'où madame de Maintenon irait-elle dans les voies mystiques où l'entraînaient le parti des duchesses, la cour de Saint-Germain, et, pour le dire en général, la dévote cabale des ennemis de Louvois? C'était une grande question. Son influence, timide, réservée, d'autant plus profonde, devait, si elle se donnait à eux, agir peu à peu sur le roi, changer la politique d'intérêts en politique pieuse de sentiments et de passion, c'est-à-dire lancer le roi à l'aveugle dans la grande affaire d'Angleterre.

Voilà pourquoi il faut bien s'arrêter derrière la coulisse, chez madame de Maintenon et surtout à Saint-Cyr, où se fait (entre des personnes innocentes, ignorantes de tout) le violent combat des deux esprits qui se disputent le monde.

Madame de Maintenon, malgré sa dévotion de forme et même sa bonne intention d'être dévote, n'avait aucune tendance à l'amour du surnaturel. Elle était trop sensée pour se prendre à la grossière légende de Saint-Germain, au Cœur sanglant, religion matérielle, qui fut bientôt si populaire. Et d'autre part, elle était trop froide, trop sèche pour être bien sensible aux suaves douceurs de madame Guyon. Notons en passant qu'en cela, elle était comme tout le monde. Peu, très-peu de gens en France goûtèrent le quiétisme. Le grand bruit qu'ont fait là-dessus les glorieux champions, Fénelon et Bossuet, ne doit pas faire illusion. C'étaient de vieilles choses, surannées, dépassées. Le mysticisme pur, rajeuni par le charmant génie de madame Guyon, voulait des âmes tendres, rêveuses, comme on n'en trouvait guère chez un peuple rieur. Le mysticisme impur de Molinos, qui dès longtemps et avant Molinos fut un art subtil de corrompre, était trop sinueux, trop lent, trop patient pour les derniers temps où nous sommes. On allait bien plus droit au but par la transparente équivoque du Cœur et le culte du sang.

Madame de Maintenon n'apportait au quiétisme nulle vocation qu'un très-profond ennui, un grand besoin de nouveauté. Avec sa vie renfermée, solitaire même à certaines heures, on eût dit qu'elle avait un pied dans la vie religieuse. Elle manquait de ce qui en est le fond, une certaine intériorité, un calme d'innocence.

Sa solitude était fort agitée, tout occupée d'affaires d'église, de cour, de son Saint-Cyr et surtout de sa petite police.

Madame Guyon l'amusa. C'était une fête de l'entendre. Elle était touchante et comique; c'était sainte Thérèse, et c'était Don Quichotte. Ses amies, les duchesses, bonnes et caressantes personnes, étaient un monde de velours, où l'on sentait une infinie douceur. Elles serraient, flattaient madame de Maintenon, se trompant, la trompant sur ce qu'elle sentait elle-même. Elle se crut attendrie, imagina que son aridité cesserait. Elle était, si on peut dire, en coquetterie pieuse avec Fénelon qui, devenu précepteur (août 89), de plus en plus entra dans ces doctrines. Elle trouvait piquant d'aller le dimanche incognito chez les duchesses à de petits dîners mystérieux où il présidait. Point d'écouteurs. On se servait soi-même, pour n'avoir pas de domestiques.

Dans tout cela, les idées étaient peu, les personnes étaient tout, et c'étaient elles qui donnaient attrait aux idées. Madame de Maintenon, pour s'y engager fortement, avait besoin d'y être intéressée par ce qui seul l'intéressait, un gouvernement d'âme, par une amitié (non d'égales, de grandes dames, comme étaient les duchesses), mais une amitié protectrice pour une jeune âme dépendante qui marcherait sous elle et avec elle dans ces sentiers de la haute dévotion. Car elle était née directeur (bien plus encore qu'éducatrice). Il lui fallait quelqu'un à diriger, aimer et tourmenter.

Sous son extérieur calculé de tenue, de convenance, son âme était très-âpre, comme on l'est volontiers lorsqu'on a beaucoup pâti. Elle avait eu des amants, sans aimer. Elle avait été recherchée très-vivement (V. sa première lettre) de certaines dames qui raffolaient de la créole, la belle Indienne, comme on l'appelait. Mais ces dames étaient trop au-dessus, d'ailleurs, des ennuyeuses; elle ne fit que les supporter. Cette froideur l'avait conservée. Dans cet âge déjà avancé, dans ce terrible ennui, elle avait une certaine flamme. La Palatine, à qui rien n'échappe, note ce trait, la lueur singulière qui, sous ses coiffes noires, brillait aux yeux de la sinistre fée et faisait quelque peur dans la personne toute-puissante.

Elle eût pu s'attacher à ses élèves. Mais pas une ne tourna bien, ni madame la duchesse, ni sa nièce Caylus, ni (disons-le d'avance) la duchesse de Bourgogne qu'elle eut petite, qu'elle soigna, et qui pourtant lui échappa comme les autres. Aurait-elle plus de succès chez les dames et demoiselles de Saint-Cyr, pauvres et dépendantes, plusieurs même orphelines? Nouvelles catholiques qui n'avaient plus aucune racine sur la terre, et d'autant plus auraient pu se donner?

Plusieurs ont laissé souvenir. Quelques-unes mondaines et de destin étrange, comme mademoiselle de Marsilly, que le père de Caylus, M. de Villette, épousa; elle fit son chemin de mari en mari, et devint lady Bolingbroke. Moins habile fut mademoiselle Osmane, une vive Provençale, qui se perdit dans le roman, mais qui finit par mourir sainte. Parmi les dames, il y eut des personnes accomplies; la plus dévouée, Glapian, aimable, toujours gaie, parfaite, et désolée de n'être pas meilleure; elle avait pris le rôle dont on voulait le moins, celui du vieux Mardochée, et sa touchante voix émut tout le monde. Mademoiselle La Loubère fut la raison autant que la beauté; on la fit à vingt ans supérieure de Saint-Cyr.

Mais la perle, entre toutes, incontestablement, fut Élise, la Maisonfort, pour qui cette âme plus que mûre, peu aimante, s'ouvrit, la première fois peut-être, dans une âpre amitié. Elle eut le douloureux honneur d'occuper, de troubler pendant six années madame de Maintenon et le roi, Fénelon et Bossuet. Tragédie palpitante, où Versailles s'intéressa plus qu'au spectacle de l'Europe. L'intérêt fut si vif, qu'on n'en finit qu'en exterminant la victime. Tous, amis, ennemis, ils concoururent à la briser.

En 1686, au moment où madame de Maintenon partait pour le voyage annuel de Fontainebleau, son confesseur, Gobelin, lui présenta une demoiselle; on l'appelait dame, elle était chanoinesse. Elle amenait sa petite sœur et demandait qu'on la reçut à Saint-Cyr. L'enfant était jolie. Madame de Maintenon l'accepta; mais, en faisant causer la grande sœur, elle lui trouva tant de raison, de douceur et de grâce, qu'elle la pria de rester, la garda pour elle-même et l'emmena à Fontainebleau.

La jeune dame était du Berry, ce pays central de la France, où certains ordres religieux prenaient leurs sujets de préférence comme mieux équilibrés, plus complets, propres à tout. Ce fut cet équilibre, justement, et la belle harmonie, sereine, aimable et souriante, qui charma dans celle-ci madame de Maintenon. Elle était judicieuse, et son bon sens, plus tard, embarrassa fort les théologiens. Sous tout cela, se cachait un cœur tendre, capable de vive amitié. Elle n'avait pas été gâtée. Dès l'âge de douze ans, son père, un pauvre gentilhomme, l'avait donnée aux dames de Poussay, qui lui assuraient une place de chanoinesse. Mais cette petite prébende ne pouvait la faire vivre. Revenue à Paris, trouvant son père remarié, elle était fort embarrassée et allait être obligée de se mettre en servitude, sous titre de demoiselle, dans la sombre maison des Condés. Se voir, à ce moment, par un accueil si imprévu, adoptée, comme enlevée, par la plus grande dame de France, portée par enchantement en pleine cour de Fontainebleau; trouver là l'insigne faveur de vivre au sanctuaire près de cette haute personne, cela semblait un conte des Mille et une Nuits. La Maisonfort, surprise, mais encore plus touchée, se dévoua sans réserve.

Les amitiés de femmes étaient fortes en ce siècle. Les hommes en étaient cause, n'étant que des poupées, comme Monsieur et autres avec des mœurs honteuses, ou des fats insolents et très-cruellement indiscrets. Le mari n'était point, et l'amant, c'était l'ennemi. La méchanceté d'un Vardes ou d'un Lauzun, le plaisir qu'ils avaient à payer par le ridicule, l'amour et l'abandon, devaient mettre les femmes en garde. De là une grande froideur. Madame de Sévigné n'eut d'amant que sa fille. Madame d'Aiguillon la prudente, nièce de Richelieu, n'eut d'autre liaison forte qu'avec une dame qui laissa tout pour elle et lui sacrifia son mari. Marie de Médicis fut comme ensorcelée de la Galigaï, sa sœur de lait, et Marie-Thérèse d'une sœur bâtarde qui lui rendait tous les soins d'intérieur. Pour la même raison, les dames préféraient à tout la personne indispensable, leur femme de chambre. Au siècle suivant, celle-ci est souvent un homme de lettres et ne diffère presque en rien de la demoiselle de compagnie la plus distinguée.

Madame de Maintenon avait une femme de chambre, ancienne et très-capable, mademoiselle Balbien, fille d'un architecte de Paris, qui l'avait servie dans sa pauvreté, et fut, dans sa grandeur, une sorte de factotum. Elle lui fit aménager tout le matériel de Saint-Cyr, acheter le mobilier et organiser tout. Pour le spirituel, elle comptait sur l'excellent esprit de la Maisonfort, qui s'y dévoua. Chaque jour madame de Maintenon y allait passer ses meilleures heures dans cette aimable société. Quand madame Brinon partit, la Maisonfort l'eût remplacée comme supérieure. Mais elle demanda à ne faire jamais qu'obéir. Son cœur répugnait au manége, aux petites nécessités de dureté, de police, qu'implique le gouvernement.

Du reste, elle donna à madame de Maintenon le gage le plus sûr d'un abandon illimité.

Elle lui demanda un confesseur. Signe extrême de confiance. Les religieuses faisaient tout le contraire. Rien ne les désolait plus que d'avoir un confesseur de leur abbesse. Elles savaient que le prêtre le plus discret, sans préciser le détail ni dire les choses par leur nom, peut fort bien faire entendre l'essentiel, le plus délicat. Quand elles pouvaient, elles se confessaient à un Jésuite, à un moine qui passait et qui emportait leur secret. Madame de Maintenon lui donna son Godet-Desmarais, cette figure malpropre et décharnée, un homme de mérite, mais sec, dur, répulsif. Grande peine de se desserrer devant quelqu'un qui vous contracte. La Maisonfort ne l'accepta pas moins comme l'homme de sa protectrice, voulant se donner toute, mettre son cœur dans la main de madame de Maintenon.

Celle-ci avait de grandes vues sur Saint-Cyr. Dans un portrait gravé du temps, et certainement autorisé, on lui donne ce titre: La marquise de Maintenon, supérieure de l'abbaye royale de Saint-Cyr (Bonnard). Elle fait de la main un geste de commandement, vif, dur, impérieux. C'était sa pensée d'avenir. Si elle fût devenue veuve de bonne heure, elle aurait sans doute aimé à être abbesse, à satisfaire dans la plénitude absolue son goût unique, de gouvernement et de règlement, de surveillance minutieuse. Elle l'exerçait déjà sur les dames de Saint-Cyr. Leur vie captive et remplie heure par heure, toute à jour, cachait peu leurs actes. D'autant plus elle voulait atteindre leurs pensées, pénétrer leurs petits mystères, leurs innocents secrets. Or, elle n'y arrivait pas, tant qu'elle ne les avait pas amenées à la soumission absolue de la religieuse, qui ne s'appartient plus, ne peut garder une pensée à elle, et doit tout dire, jusqu'au rêve oublié.

Beaucoup mollissaient tout de suite, se rendaient sans être assiégées et n'en valaient pas la peine. Mais une âme, riche et vivante, comme la Maisonfort, quelque soumise qu'elle voulût être, avait toujours en elle de libres élans de nature. Il y avait de quoi opprimer, toujours un infini à acquérir et conquérir. Devant cette amitié si exigeante qui toujours avançait, pénétrait, elle reculait timidement pour garder un peu d'intérieur. Ce travail la troublait. En trois ans elle avait perdu la belle et sereine harmonie qui avait plu en 86. Au contact des épines, s'était dégagé d'elle ce qu'elle avait au fond, une grande susceptibilité de douleur.

Racine en fut frappé, comme on a vu. Et elle aussi vit bien sa sensibilité. Elle pencha un moment vers lui et vers son jansénisme, si austère, si persécuté. Mais, à ce moment même, madame Guyon parut, enleva tout, la Maisonfort, Saint-Cyr, jusqu'à madame de Maintenon. Le laisser faire et le laisser aller du quiétisme, cet amoureux suicide, convenait à merveille aux captives, si dépendantes, qui ne pouvaient rien faire pour leur propre sort.

La Maisonfort ne voulait rien de plus que cette paix en Dieu. Elle n'avait jamais été mondaine. Si accomplie, et dans cette haute faveur, elle eût pu faire un bel établissement, mais n'y avait nullement songé. Elle avait trouvé son amour, et n'en voulait nul autre. Elle ne rêvait rien que son rêve de captivité volontaire. Ce fut madame de Maintenon qui, poussant ses empiétements, lui imposant le voile, la réveilla. De cette paix mystique qu'on eût crue une mort, ressuscita la volonté.

Madame de Maintenon, arrêtée court, se montra fort habile. Elle tourna l'obstacle. Elle sentit qu'avec une telle nature, qui n'avait jamais résisté, mais qui était très-libre au fond, il n'y avait de prise que le cœur. Godet-Desmarais, inspiré d'elle, se retira un peu. Il prétextait son évêché de Chartres, qui rendait plus rares ses visites à Saint-Cyr, conseilla à la Maisonfort de consulter Fénelon, le nouveau précepteur du duc de Bourgogne, nouvellement établi à Versailles. Conseil fort hasardeux, et je dirais presque machiavélique, d'adresser une âme inflammable à cet homme jeune encore, et de grande séduction.

Véritable énigme vivante pour les contemporains, et sur laquelle nos modernes, Rousseau et autres, se trompent ridiculement. Il faut l'expliquer par sa vie, qui ne fut jamais nette et simple, qui fut impénétrable à ses intimes mêmes et les surprit toujours par des revirements imprévus. Il avait enfin pris pied à la cour. Il le devait à sa mission de Saintonge, où il mérita l'appui des Jésuites, du Père La Chaise, du ministre Seignelay et de ses sœurs, les pieuses duchesses. Il n'est pas plus tolérant que Bossuet. Dans ses lettres à Seignelay, sans approuver les rigueurs irritantes, il demande main-forte pour former la frontière, retenir les protestants fugitifs. Dans le livre célèbre qu'il écrit en 89 pour instruire son élève des principes du gouvernement, il ressasse la vieille et si fausse assimilation de la souveraineté et de la propriété, ne voyant point de différence entre le républicain et le voleur.

En pleine cour, il vécut très-caché. Ni Bossuet, ni les Sulpiciens, n'avaient prévu son quiétisme. Les Jésuites, madame de Maintenon, qui le protégèrent ensuite, étaient loin de prévoir le Télémaque. Même le petit troupeau mystique des ducs et des duchesses aurait-il deviné que, entre l'éducation et la direction, entre son élève et Saint-Cyr, il écrivait Calypso, Eucharis, ces pages romanesques, moins propres à contenir qu'à troubler un jeune cœur?

Fénelon était-il un prêtre dur et sans pitié? Était-il spécialement sans intérêt pour la victime qu'on lui demandait d'immoler? N'avait-il du moins le scrupule de faire une mauvaise religieuse? En réalité, il n'était pas libre, il n'était pas un homme, mais l'homme d'un parti. La lutte était très-vive alors entre Louvois et Seignelay, le frère des trois duchesses, le ministre du parti dévot. Que fût-il arrivé si madame de Maintenon leur eût retiré son appui? Seignelay faisait alors le dernier effort pour la croisade catholique. Expliquons la situation.

Le roi, en mars 90, avait, malgré Louvois, donné à Jacques une petite armée de sept mille hommes. Elle lui eût donné l'avantage, si Seignelay fût parvenu à être si fort en mer, que l'Angleterre craignît une descente, retînt Guillaume et l'empêchât de passer en Irlande. Le fastueux ministre avait grossi la flotte, construit force vaisseaux, mais les arsenaux étaient vides, et cette flotte fort mal équipée. Pour la fortifier, il avait eu recours à un expédient inouï, cruel, autant que chimérique. Il fit passer nos galères de la Méditerranée dans l'Océan. La rame les rendait plus indépendantes du vent; tirant peu d'eau, elles pouvaient, comme nos bateaux à vapeur, approcher mieux la côte. D'autre part, leur construction légère les exposait extrêmement; les rameurs, dans la grande lame, devaient cruellement fatiguer; ces hommes nus, le pont étant très-bas, étaient constamment inondés, ne séchaient pas, devaient rester des mois dans l'eau froide et au vent glacé. Barbarie inutile: l'Océan fit risée de ces maigres galères qui ne tenaient pas aux secousses de son lourd et fort mouvement. On avait beau éreinter les forçats; les échines écorchées, les bras sanglants n'y pouvaient rien; la galère ne pouvait presque jamais suivre la flotte; elle traînait derrière et se faisait attendre.

Guillaume garda tout son sang-froid. Il ne crut pas à la descente. Il était entouré de traîtres. Mais telles furent sa fermeté d'esprit et sa divination, qu'il vit que ces traîtres mêmes ne pouvaient pas encore trahir. Ils n'avaient pas mûri, assuré leur traité. Donc, Guillaume étonna la France, il hasarda ce coup d'emmener tout, son armée et son grand général Schomberg, de confier l'Angleterre à elle-même (4 juin 1690).

Rien de plus violent que les ordres donnés coup sur coup à Tourville, notre amiral. Seignelay lui écrit qu'il faut livrer bataille quoi qu'il puisse arriver.—Puis, ce n'est pas assez: «Combattez sous les dunes, jusque dans la Tamise.» Puis: «N'ayez pas à craindre de risquer des vaisseaux

Une furie de jalousie emportait Seignelay. Il apprenait que Luxembourg (poussé, précipité par Louvois) avait, en divisant ses troupes et risquant tout, gagné à Fleurus une sanglante bataille (1er juillet 90).—Sanglante aussi pour lui qui perdit presque autant que l'ennemi. N'importe; c'était une victoire, et Seignelay, s'arrachant les cheveux, écrivait à Tourville ces paroles pressantes: «Heureux Louvois qu'on obéit si bien!» Il va jusqu'à l'injure, dit à ce grand marin: «Vous êtes brave de cœur, je le sais, mais poltron d'esprit

Tourville, au moment même (10 juillet 89), gagnait une bataille en vue de l'Angleterre. Par faiblesse, par hésitation, prudence politique, l'amiral anglais Torrington se fit scrupule de combattre l'allié du roi Jacques; cependant, ayant ordre exprès de livrer la bataille, il prit un moyen terme, tint ses Anglais presque immobiles, et laissa écraser ce qu'il avait de vaisseaux hollandais.

La grande question était de savoir si Tourville poursuivrait Torrington réfugié dans la Tamise. On se rappelle l'audace de Ruyter qui remonta ce fleuve. Torrington ôta les balises, et Tourville hésita à se lancer dans l'inconnu. Il avait eu un grand succès, douze vaisseaux détruits en bataille et treize encore après. Il s'en tint à une descente dans le midi de l'Angleterre, brûla une petite ville, crut que c'était assez, rentra couvert de gloire.

Seignelay en rugit, et dit qu'il le destituerait. Folle fureur. Quand même Tourville eût remonté la Tamise, au risque d'échouer, d'être pris, cela n'eût rien fait aux affaires. Il avait peu de troupes. Et quand même il en aurait eu assez pour piller Londres, cet acte impie, barbare, n'aurait encore rien fait. On savait à Londres que le lendemain même de la bataille de Tourville, Guillaume avait gagné la sienne, celle de Boyne en Irlande, c'est-à-dire tranché le grand nœud (11 juillet 89). Il y perdit Schomberg, mais se sacra lui-même de son sang; il y fut blessé. On savait le résultat à Londres, et une insulte de Tourville n'eût fait qu'envenimer les choses.

La petite descente qu'il fit et la petite ville brûlée fut déjà un coup très-funeste aux intérêts de Jacques. Les Anglais virent ce qu'ils risquaient dans leurs sottes tergiversations, dans leur mauvaise volonté pour Guillaume. Agréable ou désagréable, c'était leur défenseur unique. On fit dans leurs dix mille églises des collectes pour la ville brûlée; toute famille donna, songeant à ce qu'elle eût souffert d'une descente, d'une dragonnade française.

Ce fut un coup mortel pour Seignelay. Il s'alita et n'en releva pas. Son beau-frère, M. de Chevreuse, était près de lui, et lui faisait de pieuses lectures de l'Imitation. Fénelon lui écrivait ses consolations dévotes, mais si vagues et si générales! Trop profonde était la blessure. Ce n'était pas encore l'insuffisance des succès de Tourville. C'était surtout Fleurus, et le triomphe de Louvois. Lui seul, l'impie Aman, avait su bien servir son maître. Et le monde des saints, la cour de Saint-Germain, madame de Maintenon et son ministre, avaient compromis l'avenir, en ralliant l'Angleterre et lui donnant quelque unité. Seignelay mourut en novembre.

On avait trop compté sur les moyens humains. Il ne fallait qu'un coup de Dieu. Guillaume avait été blessé. Il pouvait l'être encore, frappé d'en haut. C'est cet espoir que manifesta Athalie, dans l'hiver de 91. Le parti des saints espérait, attendait le miracle. Et Louvois tâchait de le faire; il organisait une campagne étonnante, qui fut son chef-d'œuvre, ne repoussant nullement du reste les moyens plus directs que Saint-Germain cherchait dans quelque trahison d'Abner, ou le couteau sacré de Samuel.

La sombre pièce d'Athalie fut jouée le 5 janvier 91, à huis clos, devant les rois tout seuls, et, on peut le dire, pour le roi d'Angleterre. Elle répondait à merveille à l'irritation des deux cours de Versailles et de Saint-Germain.

Elle était faite visiblement pour celle-ci. Dans l'absence de Jacques où la reine avait tant pleuré, le roi ému la comblait de présents dévots, chapelets ou reliques, et de fêtes données pour elle. Il ordonna expressément (Esther étant défendue) qu'on achevât Athalie. Cette pièce terrible où l'on jouait la mort de Guillaume, comme dans Esther celle de Louvois, venait à point pour consoler la triste cour du retour ridicule et trop pressé de Jacques. Humilié sous la main de Dieu, elle voyait du moins, dans la tragédie prophétique, que cette main vengeresse allait frapper son ennemi.

L'inspiration de la nature, la pitié d'un enfant, soutint Racine et préparait les cœurs au dénoûment dénaturé. Un enfant au berceau dépossédé, persécuté, voilà tout ce qu'on y sentait. Cet attendrissement acceptait volontiers la trahison d'Abner et l'égorgement d'Athalie.

Le noir Paris d'alors, tout prosaïque qu'on le suppose, concentrant, refoulant en lui le grand poète, avait fortifié son infériorité, ses tristesses dévotes, jansénistes et bibliques. Élevé au maussade désert de Port-Royal, et transplanté sous Saint-Séverin, il écrivit Andromaque, Iphigénie et Phèdre, dans l'humide rue Saint-André-des-Arts. On sait sa pénitence, son mariage, autre pénitence. Au-dessus du bruit, du brouillard, il monta quelque peu, se posa à mi-côte, rue des Maçons. Douze ans durant, il y languit stérilisé dans l'ombre froide de la Sorbonne. Un doux jeune rayon lui revint de Saint-Cyr, comme une aurore en plein couchant. Les délicates harmonies de couvent, ces innocentes amours de jeunes sœurs, lui firent la mélodie d'Esther. Enfin, montant plus haut, dans l'austérité pure, il trouva le sublime: c'est la tragédie d'un enfant.

Si l'enfant eût rempli la pièce de son péril, l'intérêt eût été très-vif; on n'eût pas respiré. Les femmes auraient pleuré d'un bout à l'autre. Mais cela ne se pouvait pas. On eût taxé l'auteur d'impiété s'il eût laissé douter longtemps que la main divine est présente. Racine ne put faire autrement. Du premier mot, on sent que rien ne périclite, qu'un miracle tranchera tout,—donc, que l'enfant ne risque guère.

Esther avait été lue d'avance à madame de Maintenon de scène en scène, et il en dut être ainsi d'Athalie. Elle craignait. Elle ne voulait plus y être prise. On resserra à l'excès le seul rôle qui intéressât. On craignit de faire de la gentillesse des petites une sensualité de cour, et, dans ce beau sujet du péril de l'enfant, l'enfant ne parut presque pas.

Cependant, le démon Louvois, en plein janvier, forgeait déjà la foudre. En grand secret, il arrangeait une campagne de surprise, où le roi, cette fois encore, tout comme aux jours de sa jeunesse, n'aurait qu'à paraître pour vaincre. Il avait obtenu que, pour cette courte apparition, on ne ferait pas la dépense d'emmener la cour. Donc, pour la première fois, le roi se décidait à laisser madame de Maintenon. Quel renversement d'habitudes! et quel danger! Dans un amour de cinquante ans, l'habitude, on pouvait le croire, c'était le meilleur de l'amour. Mortelle fut l'inquiétude de la dame, mortelle sa haine de Louvois.

C'est la dernière campagne de Louvois, son chef-d'œuvre, un suprême coup de désespoir. Du fond de la détresse publique, tout s'enfonçant sous lui (comme nos trois cents forteresses en ruine), l'homme qui faisait face à l'Europe, l'effraya, la fit reculer. On vit cette fois encore ce que la France était sous sa violente main.

La centralisation est une bien grande puissance. Tandis que Guillaume à la Haye négocie, sollicite des forces dans son concile interminable des princes allemands, Louvois, de toutes parts, a réuni les siennes, avec une artillerie, des vivres, un matériel immense. Tout converge sur Mons. La coalition est surprise. Guillaume presse et supplie, s'agite. On lui promet deux cent mille hommes et on lui en donne trente-cinq. Louvois en a cent mille effectifs pour le siége, et pour l'armée de Luxembourg. Vauban enserre la ville, et Guillaume ne vient pas encore. Le roi, avec les princes et sa maison, arrive le 21 mars pour cette guerre à coup sûr. Le 26, on ouvre le feu; soixante-six canons, vingt-quatre mortiers, écrasent la petite ville, l'incendient. Les flammes éclatent partout. Avant le jour prévu, les bourgeois forcent les soldats de capituler et se rendent, le 8 avril. Le 12, le roi part; il laisse Guillaume humilié, ayant perdu devant l'Europe le prestige dont sa victoire d'Irlande l'avait entouré.

Jamais campagne plus courte. Elle dura à peine un mois. L'effet de surprise fut grand sur le continent, plus grand au delà du détroit. On se défia de la fortune de Guillaume. Toute sa capacité connue n'empêchait pas qu'il ne fût faible comme chef de ce corps discordant, mal organisé, la Coalition, dragon tortue qui sifflait de mille langues, mais n'arrivait jamais à temps. En Angleterre, la nation lui était un peu ralliée par la peur d'une descente. Mais les habiles, frappés du coup de Mons, commencèrent à se dire que les chances de Jacques valaient au moins celles de Guillaume. Les grands amis de celui-ci, les whigs, se trouvaient mal payés de leurs votes et de la bataille qui avait transféré le trône. Guillaume, quoi qu'il fît, ne pouvait pas les satisfaire, assouvir leur cupidité furieuse. Ils recevaient, n'en trahissaient pas moins, s'adressaient à Jacques en dessous.

La plus complète collection de coquins que j'ai rencontrée dans l'histoire est celle que Macaulay nous donne à cette époque. Excellente galerie de portraits, finement dessinée. Plus la peinture est visiblement vraie, plus on se dit: Quoi! la nature a fait tant de menteurs, d'intrigants, de faussaires, de traîtres, de faux témoins, de délateurs? Notez que ces derniers, ne sachant rien, accusant au hasard, se trouvent avoir toujours raison.

L'exemple fut donné par la famille même de Guillaume, par Clarendon, oncle de sa femme. Son ministre, le flottant Shrewsbury, ne crut pas sûr non plus de rester avec lui. Un dogue, le violent, le corrompu Russell, qui, en 88, lui avait porté à la Haye l'offre des lords, comblé de charges lucratives, grand amiral, gorgé d'argent, de biens, montrait les dents toujours. Les jacobites espéraient qu'ayant fait, il déferait, n'en resterait pas au début dans son rôle de faiseur de roi. Plus dangereux, plus hypocrite était Marlborough, le bel Anglais. Entre lui et sa femme, il possédait, gouvernait une reine possible, Anne, fille de Jacques, sœur cadette de Marie. Il s'était fait le plan ingénieux de faire sauter Guillaume, par la coalition des jacobites et des whigs mécontents, de montrer à Jacques la couronne pour la lui souffler au moment et la mettre sur la tête de cette Anne, poupée dont il tirait les fils. Dans ce projet de double trahison, l'honnête personne avait mandé à Saint-Germain son repentir; et, comme on en doutait, pour arrhe, il envoya un plan de la future campagne de Guillaume.

Qui donc serait Abner dans la tragédie que l'on préparait? Russell sur mer, et sur terre Marlborough, semblaient propres à ce rôle. Mais on avait une telle estime de Guillaume, que l'on croyait encore que, lui vivant, nulle trahison ne suffirait. Lui mort, tout devenait facile. Un acteur inférieur devenait nécessaire pour que le cinquième acte d'Athalie s'accomplît, que Joas fût vengé et que l'arrêt du ciel devînt la leçon de la terre.

Nous possédons un livre intitulé: Récit véritable de l'horrible conspiration tramée contre la vie de Sa Sacrée Majesté Guillaume III. Ce livre nous apprend qu'en 1691, sous le ministère de Louvois, un capitaine, nommé Grandval, offrit aux cours de Saint-Germain et de Versailles d'assassiner Guillaume, que ses offres furent agréées, que la tentative fut faite en 92, que le procès fut public, conduit avec douceur et sans torture, que l'accusé avoua tout. Publié en anglais, traduit en toute langue, le livre ne reçut aucun démenti. Macaulay, si modéré et si judicieux, établit solidement qu'il n'y a pas l'ombre d'un doute.

Il faut, à ce grave moment, se rendre compte de ce qu'était la cour de Saint-Germain. Le badin Hamilton, dans sa futilité brillante, en donne à peine l'extérieur. Plus il tâche de rire, plus on s'attriste. C'est pitié de le voir, au prologue de sa Zénéide, s'efforcer d'égayer la longue terrasse en amenant des nymphes, des déesses mythologiques, les songes des Mille et une Nuits. Les nymphes qui passaient et repassaient, c'étaient les robes noires des quarante prêtres et jésuites que logeait le château. Les lords et autres réfugiés, plus tristement encore, campaient, comme ils pouvaient, aux greniers de la ville. La reine, en pleurs pendant l'expédition, était bien plus en deuil depuis le retour plus que prudent de Jacques et de Lauzun. Sa cour était surtout la vieille Montchevreuil (surveillante pour madame de Maintenon), et la sœur d'Hamilton, madame de Grammont, une beauté déjà de quarante ans, qui, avertie par sa santé, de plus en plus entrait en dévotion, sous Fénelon d'abord. Le quiétisme, toutefois, trop subtil, ne prit pas fort à Saint-Germain. La place y était occupée par des choses plus grossières, la religion du Sacré Cœur et la naissance légendaire du prince de Galles. Contre les risées de Londres et les sourires de Versailles, l'Italienne, les jésuites anglais, les chaudes têtes irlandaises, défendent le miracle et le roman dévot.

Comment Macaulay s'étonne-t-il que Saint-Germain eût maltraité les jacobites protestants, dédaigné leur dévouement et leurs sacrifices, qu'il ait refusé toute entente avec ses partisans restés en Angleterre qu'on appelait les composants, qui voulaient l'amnistie, un peu de liberté? De telles habiletés humaines étaient indignes d'une telle cour. Tout son art était le miracle. Par le miracle seul elle voulait réussir.

Ce fut avant la mort de Louvois, et sans doute après Mons, en mai ou juin 91, que le capitaine Grandval fit ses offres à Saint-Germain. Elles sourirent à l'imagination italienne de la reine. Jacques n'avait aucun doute sur son droit royal de tuer. Il dit brutalement: «Si vous me rendez ce service, vous aurez toujours de quoi vivre.» S'il eût le moindre scrupule, ses Jésuites, à coup sûr, lui auraient rassuré l'esprit.

Il fallait de l'argent, un peu d'aide. Grandval, envoyé à Versailles, ne put s'adresser qu'à Louvois, factotum des choses secrètes, l'homme d'exécution et qui réussissait toujours. C'était pour le ministre une heureuse occasion de relever son crédit et de se rendre nécessaire. Son beau succès de Mons lui avait été funeste. Pour que rien ne manquât, il avait voulu être au siége, et là son importance, son insolence impérieuse avaient encore blessé le roi. Il enfonçait. L'affaire Grandval semblait être une branche où le noyé pouvait se raccrocher.

Quelle dut être l'impression du roi et de madame de Maintenon (elle sut tout, on le voit au procès)? Très-pénible sans doute. La vie privée où elle était restée n'endurcit pas à ces choses terribles. Elle fut un jour si troublée, dit Phélippeaux, dans une telle angoisse d'esprit, qu'elle envoya vite à Paris chercher partout madame Guyon, pour l'avoir avec elle, se distraire, se calmer à sa sainte parole et par sa sereine innocence.

Le Père La Chaise, sans nul doute, fut consulté. C'était un homme doux, de petite portée, et peu prisé de ses confrères. Il n'eût pas osé ne pas approuver. Pour trouver la chose mauvaise, il lui aurait fallu condamner son ordre même qui n'a guère varié là-dessus, condamner Rome, la majorité du monde catholique, pour qui Jacques Clément fut un saint, un martyr.

Le roi se résigna, à faire? non, mais à laisser faire. Louvois avec Grandval suffisait pour arranger tout. Et pourtant, remarquable contradiction, pour ce service de Louvois, il le détesta d'autant plus. Il le voyait avec l'antipathie la plus profonde. C'est ce que raconte Saint-Simon sans le comprendre.

Il se contenait, ne disait rien, mais il avait le front toujours plissé. Enfin un échec de Louvois, une reculade ridicule que fit un officier qu'il protégeait en Italie, permit au roi de se soulager et de le traiter brutalement. Il comprit que c'était la dernière goutte qui, sur un vase comble, déborde et finit tout.

Il jeta ses papiers, sortit. Cette violente colère rentrée le frappa à mort. L'apoplexie était chose ordinaire dans sa famille. Il fut foudroyé à la lettre. On crut (sans vraisemblance) qu'il était mort empoisonné.

Le roi fut allégé et respira. Il se promena dans ses jardins, et un officier de Jacques et de la reine étant venu le complimenter, il prononça ce mot très-significatif, «que leurs affaires n'en iraient pas moins bien.»

Que voulait dire ce mot?

Que la descente en Angleterre, toujours refusée par Louvois, devenait une chose possible; et sans doute aussi que l'affaire Grandval ne serait pas abandonnée.

C'est très-probablement ce dernier point qui décida le roi à prendre pour successeur d'un homme de tant d'expérience, un garçon de vingt-cinq ans, le fils de Louvois, Barbezieux, qui avait ce grand secret, et continua l'affaire. Il en est posé comme le chef et l'organisateur dans l'interrogatoire de l'assassin. Mais sérieusement Barbezieux, jeune et sans consistance, remplaçait-il ici Louvois? Pouvait-il, comme eût fait son père, prendre sur lui le crime, se contenter d'un vague laisser faire, frapper seul, avertir après, de sorte que le roi n'eût de la chose que le profit et non le trouble? Nullement. Un tel choix n'épargnait rien au roi, et il fallait dès lors qu'il eût le terrible déboire d'avaler les médecines que Louvois avalait pour lui, je veux dire les affaires secrètes et répugnantes, la manipulation des trahisons anglaises qui lui venaient par Saint-Germain, enfin l'affaire Grandval, cette horrible couleuvre. La cour le vit avec étonnement changer dès lors de vie. Avec sa goutte et ses cinquante-quatre ans, il se plongea dans le travail, un travail solitaire, où, dit Dangeau, «il écrivait quatre heures par jour, et de sa main» (août 1691). Était-ce pour la guerre? Point du tout. Elle languit cette année. Il n'y eut presque plus rien depuis avril. La grande affaire qui remplit tout, ce fut la mine que, de façon diverse, on creusait sous Guillaume pour le faire sauter un matin.

Qui eût dit que la mort, tant désirée, de Louvois, assombrirait la cour? C'est pourtant ce qui arriva. Les lourds secrets d'État, la poste violée, les bastilles, la cruelle police militaire, toutes ces besognes royales qui, dans sa rude main avaient si peu embarrassé, étaient maintenant bien pesantes, lorsque le roi les remuait dans la chambre même de madame de Maintenon. D'autant plus tâchait-elle d'échapper, d'oublier, soit qu'à son oratoire elle mît tout cela devant Dieu, soit qu'elle eût quelques heures pour aller à Saint-Cyr. Elle eût voulu profiter davantage des communications de Fénelon. Mais cet homme si fin aimait mieux être désiré. Il savait qu'au total, l'analogie de sécheresse, de médiocrité la ramènerait toujours à Saint-Sulpice et à Godet. Il resta à distance, la laissa solitaire. Il en était de même des dames de Saint-Cyr. Dans leur respect tremblant, elles lui cédaient tout, et lui refusaient tout (le cœur). La seule qui l'aimât et celle qu'elle tourmentait le plus, la Maisonfort, lui montrait généreusement ses résistances et sa saignante plaie. D'autant plus s'acharnait-elle à celle-ci, et elle tournait là l'âcreté que lui donnait sa sombre vie d'une position non reconnue, dont elle n'avait que les misères.

Ajoutez que la royauté veut l'infini et ne peut presque rien. Mais ce qu'elle ne pouvait en Europe, elle eût voulu le pouvoir à Saint-Cyr, absorber l'infini d'une âme. La passion dominatrice s'entendait ici à merveille avec la dévotion et le besoin d'expiation. Car une âme peut payer pour d'autres (c'est le fond du dogme chrétien, l'antique idée du sacrifice). Dans les nécessités cruelles où l'on se trouvait engagé pour la défense de la foi, si ce grand but ne suffisait à sanctifier les moyens, c'était quelque chose d'offrir les larmes de ces femmes innocentes, le virginal martyre d'une jeune âme agréable à Dieu.

CHAPITRE V
LE DÉSASTRE DE LA HOGUE
1692

Tant que Colbert et Louvois ont vécu, le gouvernement, quelle que fût sa violence, fut un gouvernement public et conduit politiquement. Du jour de la mort de Louvois, c'est un gouvernement privé, où l'intérieur gouverne, l'habitude domestique, la conscience religieuse. La fiction royale n'en est plus une; c'est la réalité. Le roi règne vraiment; plus de ministres, mais de simples commis. Le roi les choisit même novices et incapables, pour s'assurer seul l'action. Spectacle remarquable: dans ce moment critique où la France, sans allié, isolée, épuisée, semble déjà s'affaisser sur elle-même, quelqu'un se charge de soutenir la ruine. Qui? le roi même. Il assistait jusqu'ici au conseil: désormais il agit. Chose nouvelle, il écrit de sa main nombre de choses où il veut le secret. Délivré de Louvois, il prend la plume de ce roi des bureaux. «Point de journée, dit Dangeau, où le roi ne travaille huit ou neuf heures (août 91, avril 92).»

Ce Louvois, quelle que fût sa fougue, n'étant ni dévot ni magnanime, avait toujours gêné le roi. Il ne le laissait pas agir selon son cœur pour ses hôtes de Saint-Germain. Toujours, il ajourna la grande idée du règne, rêvée par les ardents du clergé dès le temps de Turenne, la croisade d'Angleterre. À peine il avait consenti à la diversion d'Irlande. Une chose, il est vrai, semblait appuyer ses avis: les deux grandes puissances maritimes étaient unies, et, d'autre part, l'émigration de nos officiers protestants nous avait affaiblis, et brisait le nerf de la flotte. Si, bravant une lutte inégale, nous faisions la folie de jouer notre va-tout dans une grande bataille navale, si même, l'ayant gagnée, nous faisions une descente, qu'adviendrait-il? Qu'en Angleterre les partis s'effaceraient, que tous s'uniraient sous Guillaume, et que notre imprudence l'aurait pour toujours affermi.

Donc Louvois poussait vers la terre, éloignait de la mer. Tout opposées étaient les vues de madame de Maintenon. Elle ne disait rien, et ne conseillait rien. Mais par Seignelay, par les trois gendres de Colbert, les grands seigneurs dévots qui entouraient le roi, elle appuyait les larmes et les prières de la reine d'Angleterre. Elle ne disait rien, mais elle aimait bien mieux les expéditions maritimes, où le roi n'allait pas, que ces campagnes de terre où la variété de mille objets le sortait de ses habitudes. À Namur, soixante dames, qui obtinrent la permission de sortir de la ville assiégée, vinrent le payer de leurs plus doux regards. Après le siége de Mons, les jeunes chanoinesses de cette ville firent événement par leur costume étrange, absurdement joli, et leurs charmants bonnets pointus. (V. les gravures du temps.) Tout cela n'était pas sans danger. D'autant plus vivement, madame de Maintenon voulait la guerre navale, et tenir le roi à Versailles. Fixée sur son ouvrage, silencieuse pendant le conseil, la discrète personne parlait par l'attitude et ses tristes regards.

Elle avait aux finances un homme à elle, Pontchartrain, et elle fit si bien, que, malgré ses refus, ses protestations d'ignorance, il fut chargé encore de la marine. C'était un homme intelligent, honnête, et plus que Seignelay. Cet orgueilleux fils de Colbert ne dédaignait pas, comme on a vu, de faire des affaires, de faire la course à son profit. Rien de tel avec Pontchartrain. Son cruel génie de finances n'agit jamais que pour le roi, pour les nécessités publiques. Ce n'était pas sa faute si, sous un tel gouvernement, la première des nécessités était le faste royal, le grand jeu de Marly, les solennels voyages de la cour à l'armée, lorsque le roi menait les dames en Flandre. Ce qui faisait bien moins de bruit et coûtait gros pourtant, c'était le travail souterrain des rats qui dévoraient Versailles. J'appelle ainsi la mendicité sainte, la mendicité noble, qui, par cent voies secrètes, arrivait à madame de Maintenon. Couvents nécessiteux, nobles veuves et filles en péril dont une dot sauvait la vertu, enfin les grandes maisons, ruinées par le jeu, qu'il fallait soutenir pour l'honneur de la monarchie, tout cela grattait à la porte de cette mère commune de la noblesse et de l'église. Pontchartrain, tant fût-il à sec, n'avait garde de rien refuser. Il trouvait d'en haut ou d'en bas; en bas, par des taxes nouvelles, en haut, par le retranchement de quelque dépense publique.

La marine, en notre pays, est le ministère sur lequel ont toujours grappillé les autres. Il était facile à prévoir que Pontchartrain, dans ses besoins extrêmes, dévoré par la guerre et rongé par la cour, forcé de ne ménager rien sur la campagne de Flandre, où le roi allait en personne, immolerait la marine, ou la dirigerait dans l'intérêt seul des finances. C'est ce qui arriva en 1691. L'objet de la campagne maritime, pour lui, c'était une capture, l'enlèvement de la grande flotte marchande du Levant, qui, disait-on, portait trente millions. Ces millions attendus, espérés, entamés d'avance, c'était toute sa pensée. Il y comptait. La vie d'un si grand État que la France, ses urgentes nécessités, tout semblait tenir à cette petite et douteuse affaire, au hasard des vents et des flots. Tourville eut des ordres en ce sens, mais des ordres contradictoires. On voulait à la fois qu'il protégeât nos côtes menacées, c'est-à-dire se tînt près, et qu'il poursuivît, enlevât cette flotte marchande dans sa fuite, sa dispersion, poursuite qui, infailliblement, allait l'éloigner de nos côtes. Contradiction flagrante, qui fait douter s'il faut accuser l'ineptie ou la perfidie des bureaux. Forbin, Villars, dans leurs Mémoires, accusent nettement les ministres d'avoir voulu les perdre, soit par des ordres écrits qu'on ne pouvait exécuter, soit par des paroles équivoques, légères, qu'on retirait ensuite. Il est certain que la marine assise et bureaucrate était envieuse, malveillante, autant que l'autre, la marine agissante, dorée, empanachée, des brillants officiers de mer, était outrageusement orgueilleuse. Le plumitif malicieusement embarrassait, parfois humiliait ces rois de théâtre. Il y trouvait trop de facilité dans les accusations mutuelles que les officiers envoyaient aux bureaux les uns contre les autres. La révocation de l'édit de Nantes, qui en fit partir un grand nombre et des meilleurs, laissa un germe de discorde parmi ceux qui restaient. L'école de Duquesne (protestant, roturier), qui, si glorieusement, tint l'Océan contre Ruyter, voyait avec tristesse la gloire, le bonheur de Tourville, élève des galères de Malte et de Toulon. Normand, comme Duquesne, mais chevalier de Malte, Tourville, par là, semblait plus spécialement le marin catholique. Sa grande intelligence de la tactique navale, sa belle tête, sa personne majestueuse et pour ainsi dire rayonnante, le rendaient l'objet d'une grande faveur. Tel homme et tel vaisseau. Sur le Soleil royal, splendide vaisseau de plus de cent canons, le brillant amiral semblait plutôt un Dieu des mers.

Une guerre sourde existait entre Tourville et le vieux marin Gabaret, son lieutenant, élève de Duquesne. On ne sait pas précisément quelles étaient les prétentions ou les accusations de celui-ci; une note de la main de Tourville ferait penser que le vieux loup de mer osait douter de sa valeur. Il se croit obligé, non pas de se justifier, du moins de rappeler des actes de vigueur qui l'ont honoré tant de fois. D'autres discordes existaient aux rangs moins élevés de la flotte, spécialement entre M. de Villette, un nouveau catholique, parent de madame de Maintenon, et M. d'Amfreville, gendre du maréchal de Bellefonds, à qui on allait confier l'armée que l'on donnait à Jacques et la descente d'Angleterre.

Tourville, en 91, manqua la flotte marchande, les trente millions tant désirés, mais en récompense, il couvrit, rassura nos côtes. L'amiral d'Angleterre, Russell, sous prétexte de faire escorte à ces marchands, était sorti avec cent vaisseaux. C'était toute la marine anglaise. La côte était très-effrayée. On ne savait pas où cette grande force allait s'abattre. Ferait-elle une descente pour venger la nôtre en 90? Elle pouvait encore emporter Brest, détruire notre grand établissement sur l'Océan. La perte aurait été de bien autre importance que la petite prise qui excitait tellement l'avidité de Pontchartrain.

Le rapport que Tourville fit de cette campagne, et qu'a publié Eugène Sue (t. V, 38, 44), porte en marge des notes écrites d'une main inconnue, malveillante à l'excès. On le chicane sur le nombre des vaisseaux qu'avait Russell; on les réduit de nombre. On mêle à la critique des mots sanglants, amers, injurieux, ceux-ci entre autres: «On lui avait dit de ne rien hasarder, mais cela ne signifie pas qu'il faille continuellement fuir au moindre bruit de l'approche des ennemis sans jamais les voir.»

Et encore, p. 44, Tourville disant: «Je suis surpris que les ennemis ne nous aient pas joints.» L'anonyme ajoute en marge cette cruelle parole: «Peut-être n'en avaient-ils pas plus d'envie que nous

Tourville avait quarante-sept ans. Il venait de devenir riche tout à coup par son mariage avec la veuve d'un fermier général. On disait qu'il aimait l'argent, et n'avait pas voulu d'une fille pauvre. Sa femme était (ou allait être) enceinte. On supposait que ce bonheur récent pouvait calmer sa fougue guerrière et qu'il ne tenait pas à être tué.

Il aurait pu récriminer fortement contre les bureaux. Soit pénurie, soit négligence, la désorganisation entrait partout. Non-seulement on faisait de mauvaises affaires, mais on les faisait mal. La comptabilité, exacte et sévère sous Colbert, et qui eût conservé du moins la lumière dans le désordre même, n'était plus régulière. Les maux augmentaient d'autant plus que la trace en restait moins. Dès lors, de plus en plus, on va s'égarant dans la nuit: nuit des finances, nuit administrative, spécialement dans les fournitures, les actes des munitionnaires. Un petit fait peindra ces temps. Je le prends dans l'intéressant voyage de Chasles, franc et libre penseur. C'était un simple écrivain de vaisseau, mais il ne cache pas avec quelle horreur il voyait tous, employés, officiers, faire risée de la chose publique. La Compagnie des Indes ayant du pain sur les vaisseaux du roi, les munitionnaires de Brest n'en voulaient pas, voulaient qu'il fût perdu. Le capitaine dit à Chasles: «Jetons-le à la mer. Ou bien vendez-le à votre profit.»

Le grand ministère de la guerre allait encore par un reste de l'impulsion de Louvois. Nous avions quatre cent cinquante mille hommes, deux fois plus que dans la guerre de Hollande, mais deux fois moins organisés. Ces vastes troupeaux d'hommes arrachés aux moissons pour mourir de misère, la plupart n'étaient pas soldats. Chose bizarre et fort coûteuse, tout était officiers, tout était cavaliers; cent mille hommes de cavalerie! Des masses de valets à cheval; exemple, les trente-cinq du petit duc de Saint-Simon, qui la première fois va en guerre. Il y avait une bonne armée, celle du Nord, où allait le roi. Et le reste faisait pitié.

On avait ramassé vers Cherbourg et Coutances une masse d'Irlandais, mal nourris et déguenillés, avec les troupes françaises que Tourville devait faire passer en Angleterre. L'affaire tenait uniquement à la promptitude de l'exécution. Si Tourville eût passé en mars, il n'aurait trouvé pour obstacle que fort peu de vaisseaux anglais, au lieu qu'en attendant, il allait avoir affaire à la masse des flottes anglaise et hollandaise. Alors on était sûr qu'il lui faudrait pour passer un rude combat où, vainqueur même, il aurait peine à empêcher les bateaux chargés de troupes d'être cruellement maltraités. On attendait les vivres, l'équipement, les bas, les souliers. Les munitionnaires se firent attendre quinze jours. Funeste et terrible retard.

Tourville ne put partir de Brest que dans les premiers jours de mai (du 9 au 12), et encore il n'emportait pas ce qu'il fallait de poudre. Il y en avait à Valognes, à Carentan, partout. Et il n'y en avait pas à Brest. Le peu qu'on emporta de poudre était mauvais. «Elle ne poussait pas le boulet moitié aussi loin que celle des ennemis.» (Foucault, éd. de M. Baudry.)

Ainsi double malheur. Les munitions en retard ne permirent de passer qu'au prix d'un grand combat. Les munitions défectueuses rendaient la défaite infaillible.

M. de Tourville s'étant plaint que la poudre était mauvaise et ne portait pas les boulets, un commis lui écrivit que, s'il trouvait que la poudre ne portait pas assez loin, il n'avait qu'à s'approcher de plus près des ennemis. (Valincourt, LVII, dans Villette.)

Une question tout autrement grave préoccupait la cour. Le roi irait-il à la guerre? Ce n'était pas l'avis de madame de Maintenon. Tout changement à leur vie de Versailles si régulière, si arrangée, lui semblait dangereux. Il fallait de deux choses l'une: ou abréger excessivement et ridiculement la campagne, comme en 91, où le roi s'absenta un mois pour voir assiéger Mons et revint en avril au grand étonnement de l'Europe,—ou bien l'accompagner, ne le quitter d'un pas.

Madame de Maintenon vainquit et l'on prit ce dernier parti. Habituée à la vie renfermée, toujours serrée et calfeutrée, ne pouvant supporter un souffle d'air, elle n'eût pu se hasarder avant le mois de mai. Et d'ailleurs, on n'était pas prêt. La main de Louvois n'était plus là, ni sa terrible activité. Le roi allait au pas des dames, lentement, à petites journées. Le 11 mai, à Chantilly, il s'arrêta chez les Condé, et dit solennellement à la cour: «Il y aura un grand combat en mer. J'ai donné à Tourville un ordre écrit de ma main, pour qu'il cherchât la flotte ennemie, et qu'il l'attaquât, forte ou faible, partout où il la trouverait.»

Un peu plus loin, il sut que Tourville était sorti le 9 de Brest, qu'il avait trente-sept vaisseaux, sans compter ceux que l'amiral d'Estrées devait lui amener de Toulon. Ces derniers ne vinrent pas.

Les gens de bon sens s'inquiétaient. M. de Valincourt ayant dit à Namur, dans la tente du roi, qu'on craignait pour la flotte, le duc de Beauvilliers lui dit qu' «il n'y avoit rien à craindre; que le roi savoit combien les vaisseaux ennemis étoient supérieurs en nombre, mais qu'il savoit aussi que leurs boulets étoient plus petits que les nôtres, et que trois boulets des ennemis sur un des nôtres ne faisoient pas tant d'effet qu'un de nos boulets sur les vaisseaux ennemis.» (Valincourt, LVIII, dans Villette, et Henri Martin.)

Jacques et Tourville n'étaient guère mieux informés que le roi. Ils croyaient que l'ennemi n'avait réuni que quarante vaisseaux. Rien n'était moins exact. Dès mars, l'amiral anglais Delavall, devançant les grands vents qui plus tard arrêtèrent d'Estrées, était sorti de la Méditerranée; le 12 mars, il fut aux Dunes; et cela de lui-même, sans avoir reçu d'ordre, devinant le danger public. En avril, toute la flotte anglaise, de soixante-trois vaisseaux qui portaient quatre mille canons, fut réunie. Les Hollandais, prompts cette fois, du 29 avril au 15 mai, y joignirent trente-six vaisseaux portant deux mille six cents canons. Tourville ne réunit, en tout, que quarante-quatre vaisseaux. Disproportion énorme. L'ordre, plus que léger, de combattre quoi qu'il arrivât, était un ordre de périr.

Habitué par ses campagnes de terre à devancer de longtemps l'ennemi, à se trouver prêt dès l'hiver, le roi crut qu'il en serait de même sur l'élément où tout dépend du hasard des vents et des flots. Puis, on s'inquiéta des lenteurs de Tourville, et on le poussa follement, comme avait fait Seignelay en 1690. Enfin, du pays des romans, de la vaine cour de Saint-Germain, un vent de folle illusion avait soufflé, gagné le roi; c'était chose de foi à Versailles comme à Saint-Germain, «qu'il n'y aurait pas de combat,» que l'Angleterre était excédée de Guillaume, que la flotte ne venait au-devant de la nôtre que pour reconnaître son roi. Tant de prières dans les églises, tant de vœux des religieuses, les innocentes voix des demoiselles de Saint-Cyr, avaient certainement touché Dieu.

La meilleure épée d'Angleterre, Marlborough, qui avait fait le mal, promettait de le réparer. Il faisait savoir au roi Jacques qu'il ne vivait plus que pour le repentir. Il le prouvait en ramenant la princesse Anne à son père et à la nature. Le 1er décembre 91, elle avait écrit à Jacques son profond désir d'expier la tendre compassion qu'elle avait pour son infortune.

Le plus ardent des wighs, Russell, maintenant aigri, mécontent, n'était pas loin d'appeler Jacques, de lui livrer la flotte. Un agent jacobite, exagérant ce qu'avait dit Russell dans ses fureurs, donna, à Saint-Germain, l'assurance positive de sa défection.

Les jacobites d'Angleterre étaient pleins d'espérance, lorsqu'arriva de France une pièce étrange, un acte de Jacques, qu'on pouvait appeler un coup de canon que lui-même tirait sur son propre parti. Il était déjà entouré et de nos troupes et de son armée irlandaise, au bord de la mer, à la Hogue. Il ne lui manquait, pour passer, qu'une victoire de Tourville ou la défection de Russell. La mer porte à la tête. Il était sûr de son affaire. Qu'était-ce que ce petit fossé de la Manche pour l'arrêter? Il crut qu'il était beau, noble, loyal, de faire d'ici un acte de roi, de constater qu'il n'était pas lié des lâches amnisties que donnaient en son nom les renards et les doubles traîtres qui allaient et venaient entre les deux partis. Il disait nettement à l'Angleterre ce qu'elle avait à attendre. Outre certains coupables marqués pour la mort, des classes entières, très-nombreuses, étaient menacées: tous les juges, avocats, témoins, qui avaient, n'importe comment, participé au jugement des jacobites, tous ceux qui avaient dévoilé les projets de Saint-Germain, tous les juges de paix qui tarderaient à se déclarer pour Jacques, tous les geôliers qui ne délivreraient pas sur l'heure les prisonniers,—livrés à la rigueur des lois!

Les amis de Jacques en frémirent. Cette déclaration mettait dix mille têtes sur le billot. Elle épouvantait l'Angleterre, lui faisait voir parfaitement ce que pourrait être l'invasion. Telle serait la justice paternelle du roi. Et qu'attendre, de plus, de la licence militaire de ceux qu'il amenait?

On devine aisément avec quelle force cette terreur agit. L'Angleterre frémit, se serra. Marie et Guillaume le virent; ils fermèrent l'oreille aux accusations dont on les troublait de toutes parts. Ils sentirent que, devant une telle unité nationale, les traîtres ne pouvaient pas trahir. Pensée vraie et hardie. Une déclaration de la reine fut lue le 15 mai à la flotte par l'amiral Russell lui-même; elle annonçait qu'elle mettait dans ses marins une absolue confiance. Des cris d'enthousiasme l'accueillirent. La flotte appareilla (17 mai), résolue et loyale, impatiente du combat.

Le roi était en route et fort loin vers Namur. Pontchartrain, enfin averti, mais n'osant révoquer un ordre écrit de la main du roi, lui envoie un courrier. Long et très-long retard. Ce ne fut que le 27 mai qu'arriva à la Hogue un autre ordre du roi qui dispensait Tourville de combattre, lui disait d'attendre d'Estrées. Cet ordre lui fut envoyé, mais ne lui parvint pas. Le 28, un Suédois, qui passait par hasard, lui dit les forces de l'ennemi et l'avertit de ce que le brouillard lui cachait, que cette immense flotte était là devant lui.

Tourville avait l'ordre de combattre. Il n'avait nul besoin de consulter ses officiers. Mais il ne fut pas fâché d'humilier ceux qui l'accusaient de prudence. Tous ayant donné leur avis (y compris le vieux Gabaret), l'avis unanime de ne pas combattre, Tourville dit froidement que l'on combattrait, tira l'ordre de sa poche, leur montra l'écriture du roi. Et il donna à Gabaret le poste le moins exposé.

Il alla droit à l'ennemi, mais avec peu d'ensemble. Si inférieur en nombre, il le fut encore plus parce que le vent manquait, et que ses vaisseaux n'arrivaient pas en même temps. «Il y avait, dit Villette, du vide, de la confusion sur toute la ligne. Des quarante-quatre vaisseaux, la moitié seulement combattait. On ne peut pas comprendre comment les Anglais, si supérieurs en force, perdirent l'avantage de tenir nos vaisseaux enveloppés.»

Tourville le fut deux fois, par cinq, six vaisseaux à la fois, et ne résista que par miracle. Les trente-six vaisseaux hollandais se laissèrent occuper par quatorze des nôtres, et ne firent pas de grands efforts. La journée, au total, fut très-glorieuse pour nous. Les ennemis avaient perdu deux vaisseaux, les Français pas un seul.

Mais on avait beaucoup souffert. On ne pouvait recommencer le lendemain ce terrible combat. Tourville avait besoin d'une retraite. Il n'y en avait qu'une, bien éloignée, le port de Brest. Cherbourg n'existait pas. Nos autres ports ont tous un même inconvénient: on n'y entre pas à toute heure; une flotte battue, un vaisseau poursuivi de près par l'ennemi, n'y ont accès qu'aux heures de haute marée. On dépense beaucoup aux ports des vieilles villes, qui la plupart ne vaudront jamais rien, au lieu de prendre les havres naturels, préparés par la mer, où l'on entrerait même à l'heure du reflux. C'est ce qui ressort à merveille des travaux récents de M. Havart.

Le 30 mai, Tourville avait trente-cinq vaisseaux; neuf étaient dispersés. La flotte ennemie apparaissait avec ses cent vaisseaux. Il n'y avait plus de poudre. Son vaisseau amiral, le magnifique Soleil royal, percé, criblé, se traînait lentement; il retardait les autres et compromettait tout. Tourville aurait dû le sentir. Mais les deux capitaines du Soleil ne voulaient pour rien laisser leur vaisseau, ils aimaient mieux s'abîmer là. Tourville ne tranchait pas par un ordre précis, craignant d'être accusé par eux. Il fallut que Villette l'allât trouver, lui arrachât cet ordre, le fît passer sur un meilleur vaisseau.

On marcha mieux alors, et, pour aller plus vite, on hasarda de passer le raz blanchard, étroit et dangereux passage entre la terre et les îles. La lenteur d'un pilote, qui menait tout, fit que vingt-deux vaisseaux seulement franchirent le raz et furent sauvés. Treize étaient en arrière, dont trois furent entraînés par les courants vers l'ennemi; dix restèrent à la Hogue.

L'ennemi était bien près. Cependant était-on captif? Ne pouvait-on sortir de là? Jean Bart, certainement, l'eût essayé; il eût passé ou se fût fait sauter. On n'eût pas longtemps été poursuivi; nous étions bien meilleurs voiliers; les Hollandais, surtout, étaient très-lourds et seraient restés en arrière. Seulement il fallait de la poudre. Jacques et le maréchal Bellefonds, qui étaient sur le rivage avec leurs troupes, n'en avaient pas. On en chercha à Valogne et à Carentan. Tourville avait ordre du roi de ne rien faire sans leur avis. On perdit la journée du 31 mai à délibérer.

Il faut faire connaître Bellefonds. Gigault, marquis de Bellefonds, était un honnête homme, fort pieux, pénitent de Bossuet, ami de Port-Royal. Il avait montré à la guerre une grande fermeté. Mais sa gloire, son renom tenait surtout à ce que plus que personne il avait contribué à la conversion de la Vallière. De ses quatre filles, une était religieuse, une autre abbesse. Sa qualité de demi-janséniste, qui longtemps le tint en disgrâce, l'avait pourtant recommandé ici. On voulait montrer aux Anglais un catholique raisonnable.

Bellefonds avait toute vertu privée, une grande attache à la famille. Il avait sur la flotte son gendre d'Amfreville; il repoussa l'avis d'une sortie désespérée, où il pouvait périr. Il y avait aussi son neveu Scepville, un maladroit, qui, pour la seconde fois, avait échoué son vaisseau. Bellefonds eût voulu, pour couvrir cette sottise, qu'on fît échouer tous les dix. Mais il hésitait à le dire, craignant d'être blâmé du roi. Si on l'eût fait à temps, si l'on eût entouré ces vaisseaux échoués d'estacades, défendues par l'armée de terre, on les aurait sauvés. Il y avait là de nombreuses chaloupes pour le transport des troupes; remplies de soldats, elles auraient gardé le rivage et les eaux peu profondes où les Anglais aussi n'auraient pu arriver qu'en chaloupes. L'obstacle fut la rivalité, antique et implacable, de la guerre et de la marine. Tourville aurait été perdu d'honneur dans le corps orgueilleux dont il était, s'il eût accepté, pour se défendre, le secours des troupes de terre. Il assura que ses marins suffisaient au combat (Macaulay). Il en avait à peine de quoi armer quinze chaloupes. Les Anglais en avaient deux cents.

Leur lenteur incroyable donnait le temps de se mettre en défense. Mais personne n'osait prendre d'initiative. Ils craignaient tous les terribles bureaux, avaient peur de Versailles. Il fallut bien pourtant qu'ils en vinssent à l'échouage. Mais ils le firent avec un moyen terme qui permettait de le nier; ils le firent et ne le firent pas. Les vaisseaux restèrent droits sur leur quille. Ils n'étaient pas en mer; ils n'étaient pas à terre. Point d'estacade autour. Nulle entente même pour le sauvetage du matériel. Tous avaient l'air d'avoir perdu l'esprit. Des matelots, démoralisés, volaient ce qu'ils pouvaient. Villette brûlait, pour que l'ennemi ne brûlât pas. Mais Tourville éteignait, soutenant obstinément qu'il était sûr de sauver tout.

Ce ne fut que le 2 juin que les Anglais, qui observaient et savaient qu'il y avait là une armée, se hasardèrent à envoyer leurs chaloupes. Ils brûlèrent d'abord le vaisseau du maladroit Scepville, qui seul était vraiment échoué et assez loin en mer. Puis, ils arrivèrent à la côte. Ils avaient leurs deux cents chaloupes, Tourville ses quinze. Il eût fallu au moins qu'il fût soutenu d'une vive canonnade de Bellefonds. Celui-ci tira peu et mal, il ménagea parfaitement l'orgueil de la marine, la laissa à elle-même. Macaulay, pour orner la victoire des Anglais, suppose un combat de terre entre eux et les régiments de Bellefonds, qui «lâchèrent pied.» Il n'y eut rien de tel. Ces régiments tirèrent quelques coups du rivage, mais ils n'eurent point à fuir. Il n'y eut point de combat. Sans sortir de leurs barques, les Anglais brûlèrent cinq vaisseaux.

Toute la nuit la baie parut en flammes. De temps en temps sautait un magasin à poudre, ou des canons chargés partaient d'eux-mêmes. Jacques et Bellefonds contemplaient ce spectacle comme un feu d'artifice, mais ils ne faisaient rien pour le lendemain. Au matin du 3 cependant, la marée ramena l'ennemi, et Tourville, avec ses marins, essaya de défendre les vaisseaux qui restaient. Il n'eut d'autre secours que quelques coups de canon qui tuèrent un peu de monde aux Anglais. Ils n'en brûlèrent pas moins le reste de la flotte. Enfin, ils s'en allèrent encore dans une anse voisine brûler, prendre des vaisseaux marchands, qu'ils emmenèrent à la barbe de Jacques, chantant par dérision: God save the king!

Il n'y eut jamais chose si honteuse. L'inertie de Jacques et de Bellefonds fit l'amusement des Anglais. Ils ne débarquaient pas, mais, de leurs barques, les insolents tiraient sur le roi. Une de leurs balles l'atteignit presque. Elle blessa le cheval d'un officier qui était à côté de lui.

Grand coup pour Pontchartrain. Mais il n'envoya la nouvelle à Namur que peu à peu, en plusieurs fois, et très-habilement adoucie, Namur se rendit le 5 juin, et le 6, le roi apprit le combat du 30, dont Tourville, avec son petit nombre, s'était si bien tiré; on regrettait seulement son beau vaisseau. Le roi n'en comprit que la gloire. Il était au plus haut de la sienne et dans l'empyrée. Namur, la fameuse pucelle, comme on l'appelait, avait eu pourtant son vainqueur. Elle livrait les voies et de Liége, et des Pays-Bas, et de la Basse-Allemagne. Le Vauban hollandais, Cohorn, s'était mis dans la place, en vain; il avait été forcé de la rendre à notre Vauban. Mais le beau, le sublime, le charmant de l'affaire, c'est que tout cela s'était fait devant le pauvre prince d'Orange, qui, avec quatre-vingt mille hommes, avait joui de ce spectacle, contenu par une armée de Luxembourg, ne pouvant l'attaquer qu'en passant deux rivières, où Luxembourg l'eût écrasé. Donc, il avait tout pris en patience. Les dames le plaignaient. La cour en faisait des risées. Les poètes avaient monté leur lyre. Boileau ne se connaissait plus, et, dans son faux délire, il faisait l'ode emphatique de Namur. Mais le roi se fiait plus encore à lui-même pour célébrer sa gloire. Il écrivit, imprima une relation de ce nouveau miracle de son règne, l'adressa au public, à la postérité.

Le 8, on sut tout le malheur. On dit: «Il nous en coûte quinze vaisseaux.» (Dangeau.) Et puis, on parla d'autre chose.

Il nous semble que jusqu'ici l'histoire a fait un peu comme la cour, ne tenant compte que de la perte matérielle, qui fut médiocre, et non de l'incalculable portée de l'événement.

Sous ce dernier rapport, c'est le grand fait du temps. C'est, au temps de Louis XIV, ce que fut au XVIe siècle le désastre de l'Armada. Les brillantes batailles de Luxembourg et de Catinat, la vaste boucherie de Neerwinde, les fameux siéges de Mons et de Namur, les audaces incroyables de Jean Bart ne firent rien, ne produisirent rien. La Hogue, fort secondaire en apparence, trancha le nœud de l'avenir (1692).

C'est de ce jour que date la confiance de l'Angleterre, qui sur mer se crut invincible. On s'en étonne, quand on voit qu'avec cent vaisseaux elle avait pu à peine en accabler quarante. Mais cette confiance augmenta par les précautions plus que prudentes que prit dès lors notre ministère et qu'il imposa à nos flottes. Il commença une guerre de corsaires, lucrative, il est vrai, contre le commerce des Anglais, mais qui enhardit extraordinairement la marine militaire de l'Angleterre. Nos corsaires, bons voiliers, trompaient sa surveillance, échappaient aux fortes escadres qui leur donnaient en vain la chasse. Plus de grande bataille navale. Dès l'année qui suit la défaite, notre amiral a ordre de ne pas chercher sa revanche, d'éviter les flottes anglaises. En 1694, ses ordres sont, si l'ennemi paraît, de se renfermer dans Toulon. Ainsi l'Anglais ne voit rien qui résiste, et il se figure qu'on n'ose l'attendre. Il s'habitue à poursuivre, à se croire supérieur. Il croît d'audace, et le cœur lui grandit.

Ce qui ne fut pas moins fatal, mais très-inattendu, cette affaire navale fit un tort grave à nos troupes de terre. Dans les trois jours qui suivent, en présence d'une armée dont on ne sut faire aucun usage, l'ennemi toucha le sol français, vint et revint sur le rivage brûler nos vaisseaux échoués. Insigne outrage, qui, impuni, changea étrangement les idées de l'Europe et spécialement de l'Angleterre.

La vraie cause de ce bizarre événement ne fut pas un simple hasard, ni un malentendu. Il tint au détraquement de la machine gouvernementale, à la désorganisation administrative qui commençait et ne fit que s'accroître. L'Angleterre n'eut garde de se dire tout cela pour s'expliquer notre défaite. Elle ne voulut y voir que sa victoire, la première depuis Azincourt. Elle en fut ivre, elle en fut folle. Et elle dut à cette folie commune, qui rallia tous les partis, une chose admirable que n'eût pas donnée la sagesse: l'unité nationale qu'elle cherchait en vain depuis Élisabeth. De là sa force, son élan, sa générosité subite, ses grands sacrifices d'argent, obstinés et croissants, une certaine furie de joueur qui va doublant la mise. Elle jura de ne pas s'arrêter, mais de vaincre, et vraiment vainquit à Ryswick, puisqu'elle y imposa à Louis XIV la reconnaissance du roi élu du peuple contre le roi héréditaire, autrement dit le droit moderne.

CHAPITRE VI
STEINKERQUE—SAINT-CYR DEVIENT UN MONASTÈRE
1692-1696

La France, après ce coup cruel et honteux de la Hogue, entamée d'autre part par le prince Eugène et le jeune Schomberg qui pénétraient en Dauphiné, la France était en fête. Fête d'apparat, officielle. Luxembourg, surpris par Guillaume dans le bois de Steinkerque, et ne pouvant faire usage de son immense cavalerie, la mit à pied, et, par un grand effort, avec de grandes pertes, gagna une bataille brillante, de peu de résultat. De quinze mille morts ou blessés, nous en eûmes sept mille. Le succès retentit, surtout parce que les princes, Bourbon, Chartres, Vendôme, se battirent en simples mortels.

C'était l'aube pour eux (une heure après midi), quand vint cette surprise. En grand négligé du matin, ils n'eurent pas le loisir de faire la solennelle toilette que les seigneurs faisaient pour la bataille (V. La Feuillade dans Saint-Simon). Le débraillé de l'habit ordinaire était alors extrême (Bonnard, XVIII), et digne de leurs mœurs; point de gilet sous le pourpoint, la chemise tout en évidence, et des culottes lâches, quasi tombantes. Conti, sur tout cela, avec un instinct féminin de molle grâce italienne (sa mère était des Mancini), jeta un ornement de hasard, une écharpe qu'il se roula autour du cou. Il était fort aimé parce que le roi le détestait. Avec beaucoup d'esprit et de valeur, une figure charmante, il avait l'excentricité de sa maîtresse (madame la duchesse); ils se moquaient de tout, de leur amour et de la nature même, se passaient l'un à l'autre leurs bizarres infidélités. Ce hasard de Steinkerque fit une mode. De ces héros du vice et de la mode, celle-ci gagna chez tout le monde, à la cour, à la ville. Les femmes coquettement se mirent au cou l'écharpe de bataille.

Elles trouvaient cette mode brave et jolie. Cela ne cachait rien, mais jouait sur le sein. On l'appelait une Steinkerque. Masculine parure qui allait bien avec le haut bonnet, effronté et hardi. Par contre, les hommes portent les mouches et le manchon (Collection Bonnard).

Huit jours après Steinkerque, une honte éclatait. Guillaume faisait le procès de Grandval, l'homme envoyé de Saint-Germain (12 août 92). Sans torture, sans espoir de grâce, sentant quelque remords peut-être, il déclara la part que Jacques, Louvois et Barbezieux avaient eue à l'affaire. Madame de Maintenon n'avait rien ignoré. Le tout imprimé, publié, nullement démenti par la cour de Versailles.

La guerre languit. Car, on n'en pouvait plus. De longues pluies détruisaient les récoltes. Le paysan mourait de faim, et, ce qui semblait bien plus dur, la noblesse ne touchait plus rien, ni de place, ni de revenu. Avec cette vaine bouffissure de Namur, de Steinkerque, le roi désirait fort la paix, mais la désirait seul. La tentative d'assassinat était un préliminaire fâcheux aux négociations. Un seul des alliés ouvrait l'oreille, celui dont on n'avait que faire, le pape (Innocent XII). Dans le cours de 92, on supplia, on le fléchit. On lui fit accepter une rétractation des propositions gallicanes, un désaveu de l'assemblée de 1682, c'est-à-dire l'abandon des vieilles libertés de notre Église. Les évêques, nommés par le roi, qui ne pouvaient avoir leurs bulles de Rome, furent trop heureux d'écrire, un à un, leur soumission, leur repentir.

Cette humiliation, les revers de la Boyne, de la Hogue, la détresse publique, devaient changer Versailles et ne pouvaient manquer d'influer sur Saint-Cyr.

Les contre-coups des grands événements viennent tous aboutir à la chambre de madame de Maintenon. De cette chambre, secrète et muette, transpire pourtant l'effet moral de tout cela, les aigreurs, les tristesses; on les entrevoit dans ses lettres, et on les voit en plein dans ses exécutions sur la maison d'épreuves où elle manifestait son âme. De 1690 à 1693, pendant ces trois années de guerres, de siéges et de batailles, sa guerre qu'elle poursuit, c'est la réduction de Saint-Cyr et de la Maisonfort à la vie religieuse.

D'accord avec Godet, elle y employait Fénelon. Elle allait jusqu'à dire ces paroles imprudentes, peu mesurées: «Voyez l'abbé de Fénelon. Accoutumez-vous à vivre avec lui.» Pour faire de celui-ci un instrument docile, elle lui présenta un leurre, l'espoir de la diriger elle-même (et par elle le roi et la France). Elle lui fit la prière flatteuse de lui dire ses défauts. S'il eût pris cela au sérieux, il empiétait sur Godet et se perdait. Godet eût éclaté, dénoncé ses doctrines. Il ne tomba pas dans le piége. Dans sa réponse prudente, admirable de diplomatie, il recule, il pose en principe qu'il ne faut qu'un seul directeur.

Rien de plus sévère, rien de plus flatteur que cette lettre. Il lui accorde généreusement toutes les vertus mondaines (sauf de jolis petits défauts). Puis, il voudrait que ces vertus disparussent dans une plus pure, la haute spiritualité, l'amour de Dieu. Elle est née modeste et timide; elle se défie trop d'elle-même. Là une stratégie merveilleuse de préceptes contradictoires: ne pas se mêler des affaires, cependant faire faire de bons choix, soutenir les honnêtes gens qui sont en place, faire donner du pouvoir à MM. de Beauvilliers et de Chevreuse. Il faut ouvrir le cœur du roi par une conduite ingénue, enfantine. Ce sont les mots qu'on aurait adressés à une femme de vingt ans.

Il n'est pas dupe d'elle, et pourtant il la sert. Il conduit peu à peu la Maisonfort où elle veut. Sous l'ascendant de ce doux conseiller, de douceur impérieuse, la pauvre personne éperdue et désorientée promet de faire ce que voudront les plus honnêtes gens, Fénelon et Godet (celui-ci assisté de deux lazaristes, MM. Tiberge et Brisacier). Et elle abandonne son sort. Combien il lui en coûte! «Elle m'a raconté, dit Phélippeaux, qu'elle s'était retirée devant le Saint-Sacrement, dans une étrange angoisse. Quand elle sût la décision de ces messieurs, elle pensa mourir de douleur et versa dans sa chambre toute la nuit un torrent de larmes.» (Phélippeaux, 38.)

La vive joie de madame de Maintenon est très-frappante dans ses lettres: «Vous voilà donc dans le fond de cet abîme où l'on commence à prendre pied. Vous savez de qui je tiens cette phrase. Je le verrai demain. Laissez-vous conduire les yeux bandés. Que vous êtes heureuse! etc.»

Dans ce bonheur, la Maisonfort fit pourtant quelques plaintes à ce peu fidèle défenseur qui l'avait si peu défendue. Rien de plus sec que sa réponse, et je dirai, de plus cruel. «Quand Dieu ne donne rien au dedans pour attirer, il donne au dehors une autorité qui décide, etc.» Pas un mot de compassion. Où est ce mouvement de Racine, qui, la voyant pleurer, au moins lui essuyait les yeux? Il avait sa leçon apprise, et l'intérêt de son parti l'obligeait de ménager sa fortune incertaine. Sa petite église visait pour lui de loin à un grand siége, à l'archevêché de Paris. Alors sans doute, il eût repris Saint-Cyr, repris la Maisonfort, qui, travaillant sous lui, fût devenue près de sa protectrice le grand appui du quiétisme.

Malgré cette prudence excessive, il n'inquiétait pas moins Godet. Celui-ci, fort habile sous son sec et plat extérieur, attendait et laissait passer le goût éphémère que madame de Maintenon avait (croyait avoir) pour le quiétisme. Il patientait, ne disait rien et suivait tout de l'œil. Seulement, comme évêque de Chartres, il prit en août 91 une position forte à Saint-Cyr. Il y fit ses lazaristes, Tiberge et Brisacier, directeurs officiels.

Il fit mieux. Devinant qu'à ce rude contact, les cœurs se fermeraient, et qu'on ne saurait rien, il introduisit deux dames à Saint-Cyr, personnes sûres et intelligentes, qui jouèrent à merveille leur personnage. Elles surent écouter. Elles obtinrent confiance. Elles firent parler la Maisonfort, parurent charmées, touchées de ces nouvelles dévotions. Elle ne fit nulle difficulté de livrer à ces chères amies ses sentiments les plus secrets. Tout cela, jour par jour, rapporté, dénoncé. Quand Godet eut de bonnes preuves écrites et qu'il pouvait montrer, il éclata. Il déclara à madame de Maintenon qu'une hérésie existait dans Saint-Cyr.

Saint-Simon dit qu'elle fut étonnée. Mais dès longtemps elle savait tout, et même participait à tout. Ce qui est vrai, c'est qu'elle fut effrayée. Qu'eût-ce été si tout droit il eût porté cela au roi? si la sage personne, que le roi croyait la prudence même, eût été convaincue d'avoir suivi une folle, d'avoir eu, à cet âge, une échappée de cœur? Elle ne sut nullement gré à la Maisonfort d'avoir été si expansive pour ses amies. Et pourquoi avait-elle des amies? Cela la refroidit pour elle. Elle la gronde dans une lettre. Sans oser trop se mettre encore en flagrante contradiction avec elle-même, ni tourner brusquement contre madame Guyon, elle dit que cette haute doctrine ne convient pas à tous, et que Saint-Cyr doit se mener par les voies simples (par les lazaristes et Godet).

Godet fut très-adroit. Il avait inquiété madame de Maintenon sur les doctrines, mais savait bien qu'elle y était peu engagée, qu'elle ne tenait qu'aux personnes, à celle qu'elle voulait décidément s'approprier. Sans délai, ni ménagement, courtisan sous sa forme rude, il fit ce qu'il fallait pour sceller, murer sur la Maisonfort les portes de cette maison. Le 2 février 92, assisté de ses lazaristes, il lui fit déclaration qu'elle devait sortir ou se faire religieuse. Nous l'apprenons par la lettre où sa protectrice la félicite de ne pas vouloir sortir.

Sortir? mais où aller? Elle était restée là sept années, les plus belles de la jeunesse, sans récompense ni salaire, et, au bout de ce temps, on la mettait nue dans la rue. Pâlie de travail et de larmes, retournerait-elle vers le monde, qu'elle ne connaît plus, le vaste monde froid, étranger? Plus de famille; la maison paternelle est fermée par la belle-mère et une sœur à marier. Un couvent? et lequel osera la recevoir? Madame Brinon, à sa sortie, n'en trouva pas un qui s'ouvrît; elle fût restée sur le pavé sans la bonté courageuse d'une princesse allemande. «—Mais, dira-t-on, si elle restait seule?» Comment eût-elle vécu? Eût-elle travaillé de ses mains? Les dames de Saint-Cyr étaient, il est vrai, grandes tapissières. Il eût paru étrange, pourtant, qu'une demoiselle noble gagnât sa vie ainsi. On n'eût pas voulu y croire, et on l'eût dite entretenue (ce mot entre alors dans la langue). La calomnie, dont on accable si aisément une femme sans défense, eût mis en interdit sa pauvre petite industrie.

L'ordre cruel de sortir ou de se faire religieuse lui fut donné en plein hiver. La dure exécution se fit entre deux fêtes, lorsqu'on célébrait le mariage de deux bâtards du roi, celui du duc du Maine avec la fille du prince de Condé, celui de mademoiselle de Blois avec le duc de Chartres. Le roi se donnait le bonheur de glorifier son vieux péché, d'égaler, de mêler aux vrais princes du sang ces enfants du scandale. Des dots monstrueuses furent données. Tout était à Versailles pompe et lumières, banquets, tables de jeu. Tout à Saint-Cyr douleur et deuil.

Un petit fait que nous fournissent les lettres de madame de Maintenon, ne contribua pas peu, je crois, à la rendre cruelle, à l'éloigner des voies d'indulgence et de liberté où madame Guyon l'avait un moment engagée. Dans une des instructions éternelles dont elle fatiguait les demoiselles de Saint-Cyr, une étourdie eut l'imprudence de rire. Une autre, qui jouait très-bien dans Athalie, se montra orgueilleuse et un peu indisciplinée. Ces choses durent l'aigrir et la sécher encore. Elle s'en prit moins aux enfants qu'aux jeunes dames qui les formaient. C'est depuis ce moment surtout qu'elle voulut les dompter, briser les humbles et timides résistances qu'elles laissaient voir encore, et réduire la maison à l'absolue dépendance d'un couvent. Supérieure réelle de Saint-Cyr, et sa future abbesse (si elle avait perdu le roi), elle pouvait exercer là le plus complet pouvoir qui peut-être fût sur la terre.

Qu'était réellement ce pouvoir des abbesses? Plusieurs prêchaient. Mais leur grande prétention (on le voit dans sainte Thérèse et ailleurs) était de confesser. Dans nombre d'abbayes le confesseur n'était qu'un valet principal, et l'abbesse était tout. Ce pouvoir d'homme, elle l'exerçait comme femme dans un détail impitoyable, où tout homme aurait épargné les répugnances féminines. La religieuse devait, ou mentir devant Dieu, ou faire des aveux humiliants, parfois irritants. Si elle éludait ou cachait, ou seulement en était soupçonnée, on la domptait par cent moyens. Au nom de l'obéissance, on pouvait lui imposer tout. Le pouvoir médical, autant que pénitentiaire, était dans les mains de l'abbesse, qui exigeait les saignées canoniques, faisait jeûner, ou, pis encore, mettait sa victime au régime mortel des froids poisons. Elle pouvait sans cause infliger de dures pénitences, flagellations, humiliations publiques, la fatigue cruelle de rester des jours entiers à genoux. On la forçait de dénoncer ses sœurs, de se faire haïr, éviter. Sinon, de noirs cachots, à rendre folle une femme peureuse, comme celle (V. plus haut, 1610) qu'on faisait coucher dans dans un vieil ossuaire et sur les os des morts. Même sans employer ces rigueurs corporelles, par la torture morale d'une incessante inquisition, une femme acharnée à réduire une femme, pouvait bien la désespérer. Parfois, c'était la jalousie qui la poussait. Souvent l'orgueil et l'instinct tyrannique, cette curiosité perverse (la maladie des cloîtres) qui veut savoir et voir de part en part. Redoutable exigence, lorsque l'abbesse était un bel esprit, comme celle de Fontevrault, la sœur de Montespan, ou bien un esprit de police, une femme née directeur, comme eût été à Saint-Cyr madame de Maintenon.

Quelle que fût cette perspective, la Maisonfort céda et se livra. Madame de Maintenon, qui la caressait fort, l'appelait «sa fille,» et se disait de plus en plus «sa mère,» avait rompu pourtant avec les douces doctrines qui, un moment, les avait tant liées, et qui seules pouvaient la mener à accepter le sacrifice. Elle ne s'y résigne que pour le quiétisme, pour Fénelon, qu'elle croit garder comme directeur. Elle déclare qu'elle ne fera de vœux que dans ses mains, ne recevra le coup que de lui.

Elle le reçoit le 1er mars. Dans quel état, grand Dieu! Elle avoua avec désespoir, avec honte, que son esprit troublé croyait de moins en moins, qu'elle doutait. Un tel mot aurait dû arrêter court ces hommes, s'ils eussent eu le respect de Dieu, celui du sacrement. L'homme de bois, Godet, passa outre; et Fénelon n'osa rien objecter. Elle dit ce qu'on voulait. Elle le dit et s'évanouit.

Elle se réveilla sous le froid de la mort, et prit cela pour une paix. Mais il y eut bientôt une terrible réaction de la vie et de la nature. Dans tout ce mois de mars 92, elle passa par d'affreux combats, des mouvements contraires, tantôt des efforts d'abandon religieux, tantôt des retours de jeunesse, de douloureuse humanité.

Ses barbares médecins, par leur affreux remède, avaient fait dans cette personne, née si raisonnable, un volcan.

Fénelon avait exécuté ce qu'on voulait de lui; il s'éloigna. Sa lettre du 7 juin est curieuse. Il est très-occupé. Il ne renonce pas à l'aller voir de loin en loin. Mais n'a-t-elle pas son supérieur? Bref, il s'en va. Il l'a amenée là, et il l'y laisse. À qui? À la personne qu'il n'ose même nommer, le vrai directeur et l'unique, madame de Maintenon.

L'infortunée tomba dans une grande solitude. Toutes ces faibles femmes se tenaient à l'écart. Elles se sentaient observées, épiées. Ni dames, ni demoiselles n'osaient même penser. Une dame en fit compliment à madame de Maintenon: «Consolez-vous, madame, nos filles n'ont plus le sens commun.»

Elle était loin de se consoler. Elle avait cru tenir cette victime, mais, dans l'état où on l'avait mise, on ne tenait rien du tout. La Maisonfort flottait, battue du plus cruel orage. Une autre eût eu le cœur percé. Madame de Maintenon n'est qu'aigrie, irritée, et c'est à ce moment qu'elle lui écrit ce mot cruel et ironique: «Vous faites consister la piété en mouvements, abandons, renoncements. Mais quel est le renoncement de celle qui veut avoir le corps à son aise et l'esprit en liberté?» (31 mars 92.)

Flèche aiguë et empoisonnée. Basse insulte. Avoir le corps à l'aise, cela signifie-t-il manger le pain amer qu'elle gagne à Saint-Cyr? Ou bien voudrait-on dire que ce cœur pur, ailé, et qui vola si haut, ne pleure que de laisser les sensuelles joies de la terre?

On voit ici la vérité de ce que dit la Palatine. Cette femme de calcul, de décence, de convenance, en perdait le sens par moments, dans de vrais accès de fureur.

Elle se décida à frapper le grand coup. Le 27 août 92, elle n'alla pas à Saint-Cyr. Mais elle y envoya le roi. Jamais il n'avait désiré que Saint-Cyr fût un monastère, et il avait quelque pitié de ces jeunes dames. Il y alla à regret. Il les fit appeler, et leur dit qu'il voulait qu'elles fussent religieuses. Elles y étaient si tremblantes, si interdites, qu'elles ne purent même pleurer. De vingt-sept qu'elles étaient, une seule osa parler. C'était mademoiselle La Loubère, qui avait vingt-quatre ans, vierge sage, s'il en fut, qu'on avait faite, pour sa beauté, sa sagesse, supérieure (nominale). Elle pria le roi de trouver bon qu'elle ne prît pas le voile. Elle se retira dans un couvent d'Ursulines, où elle enseigna les enfants jusqu'à sa mort.

La sentence fut exécutée sur-le-champ en ce qu'elle avait de plus dur. Madame de Maintenon fit venir d'un couvent de Chaillot, que protégeait la cour de Saint-Germain, des sœurs Augustines, rudes, grossières, pour plier à la vie monacale les dames de Saint-Cyr, des personnes tellement affinées, lettrées, qu'elle avait tant gâtées, et qui durent souffrir d'autant plus.

Ces Augustines avaient si peu de cœur que dans les longs offices, aux grandes chaleurs de l'été, elles exigeaient qu'on restât toujours à genoux. Les petites filles n'en avaient pas la force et s'évanouissaient. Madame de Maintenon elle-même trouva que c'était trop.

Elle trônait alors, comme mère de l'Église, absolue, mais ayant perdu cette dernière grâce de femme qu'elle avait eue encore à ce moment de quiétisme et d'amitié. Ce qu'elle fut alors, insipide, ennuyeuse, regardez-le au Louvre, sous le royal brocart bleu mêlé d'or dont elle est affublée dans le plat portrait de Mignard.

Dans cette révolution, le sage Fénelon, contre Godet, s'était mis à couvert en se donnant un confesseur jésuite. Ayant baisé la griffe, il se croyait en sûreté.

La Maisonfort n'imite pas cette prudence. Comme elle a tout perdu, elle n'a guère à ménager. Quand la mère de l'Église donne à Saint-Cyr ses règlements, minutieux, impérieux, elle s'en moque, éclate contre ces petitesses.

Les dames firent leurs vœux, la plupart en décembre 93. En 94, la Maisonfort franchit le dernier pas, passa sous le drap mortuaire. Fénelon prêchait ce jour-là le bonheur de la mort religieuse. Elle ne la subit que pour lui. L'archevêché de Paris était alors vacant.

La Maisonfort, pour reprendre crédit et soutenir Fénelon près de la dame toute-puissante, revint à elle, fit sa volonté, et s'abandonna sans retour.

On dit que ces exécutions étaient peu agréables au roi, et qu'il en était triste. La succession de ces prises d'habit était comme un convoi perpétuel. En 1698, une seule restait à voiler, mademoiselle de Lastic, belle personne qui, pour sa taille royale et son noble visage, avait joué Assuérus. Racine était présent à sa prise d'habit. Il se troubla, versa des larmes, dont rit madame de Maintenon.

Triste temps, désormais stérile, et déjà loin du temps d'Esther. Le génie fut glacé. Un grand silence commença.

CHAPITRE VII
NEERWINDE—AFFAISSEMENT—PAIX DE RYSWICK
1693-1698

La guerre fut plus cruelle après Louvois. Le roi, qui lui avait reproché sa cruauté, la dépassa pourtant. Comment expliquer cela? C'est que la guerre devint, de politique qu'elle était, une guerre personnelle et royale, de sentiment, de passion. Le roi était aigri et de l'invasion du Dauphiné, et du désastre de la Hogue, et de l'affaire Grandval, si honteusement démasquée. Il en voulait beaucoup aux princes, ses parents ou alliés, qui, honorés de mariages français, ne lui faisaient pas moins la guerre; il voulait châtier le Palatin, le Savoyard. Il les prit par leur faible, leurs villes favorites, leurs châteaux de famille où ils mettaient toutes leurs complaisances. À cet ordre de destruction, Catinat répond: «Je puis assurer Votre Majesté que l'on exécutera avec passion et ressentiment ce qu'elle ordonne.» Il était spécifié expressément que la ruine, l'extermination, commencée sur les paysans, s'étendrait désormais à la noblesse. De là les massacres du Piémont, et, sur le Rhin, l'horrible événement d'Heidelberg.

Cette atrocité de la guerre, cet universel écrasement, ne sont nullement sentis dans les très-froids mémoires du temps. Le seul historien ici, c'est le Puget, le grand solitaire de Toulon. Le roi ne l'aimait guère, et je ne m'en étonne pas. Son génie fier et tendre, même dans ses monuments officiels, proteste douloureusement. J'ai parlé des Atlas et de la petite Andromède, où l'on croit reconnaître les saints forçats de la Révocation et les enlèvements d'enfants. En 1688, un voyage qu'il fit à Versailles le remplit de mélancolie, de mépris de la cour, ce semble. Et il sculpta le hardi bas-relief d'Alexandre et de Diogène, où le cynique, au conquérant bouffi, dit: «Retire-toi de mon soleil.»

Une statue équestre du roi devait être faite à Toulon. Puget en donna un projet. Étrange et violente satire, qui à coup sûr ne put être goûtée. C'est le petit Alexandre qu'on voit au Louvre. On s'y arrête peu. La vulgarité du héros (voulue, calculée par l'artiste), fait qu'on en détourne les yeux. C'est le vulgaire bel homme sur un gros cheval fort lancé. Il galope, comme un lourd centaure, sans remarquer ce qu'il écrase, une montagne de chair humaine.

Au plus bas, sur le sol, un beau jeune homme, à longs cheveux de femme, si ce n'est même une femme. La pauvre créature gît sur le dos. Son ventre porte le poids immense; il doit être écrasé, crevé. Ce que notre nature a de faible et qui craint le plus la douleur, est en saillie pour souffrir davantage. Au-dessus, cuirassé, un terrible soldat, désarmé, mais de force énorme, n'est nullement aplati encore; il est précipité sur les genoux. Son bras droit, bras d'airain qui porte à terre et ne plie pas, fait arc-boutant, porte le cavalier. Et bien plus, il porte un mourant, autre jeune figure, qui touche justement le cheval, la poitrine brisée par cet horrible poids. Elle craque; on l'entend. De la main gauche, il s'arrache les cheveux, et la droite en appelle au ciel.

Dessous et dessus le soldat cuirassé, les deux jeunes gens sans cuirasse ont l'air d'être les deux frères. C'est le peuple, ceux-ci, le peuple innocent, pacifique, qui ne voulait que se défendre, qui a péri pour sauver le foyer.

Je ne connais aucun monument d'art qui plus fortement morde au cœur. Et cependant cette image de guerre, si cruelle, n'en donne pas ce qui en fait alors la laide et basse horreur. La guerre, sans argent ni ressource, se continue, comment? par la gaieté affreuse et la liberté effrénée, qu'hors des batailles on permet au soldat. Trois cent mille gueux, sans pain ni solde, jeûnent, il est vrai, mais tout au moins s'amusent. Leurs campagnes sont des bacchanales d'un rire sauvage qui partout fait pleurer. Les généraux donnent l'exemple. Luxembourg est l'autorité des jeunes, pour les plus sinistres orgies. Vendôme obtient du roi un congé pour se faire soigner d'une honteuse maladie (il revient sans nez à la cour). Villars, gai, brave, aimable, a des gaietés si débordées qu'un beau jeune Allemand, un prince souverain, est forcé de tirer l'épée (V. Madame). Tels généraux et tels soldats. Ceux-ci, sans loi ni frein, par-devant l'officier, font de la guerre royale une jacquerie populacière, en toute liberté de Gomorrhe.

Peuple riche en contrastes. La même armée, à travers tout cela, présente des choses admirables. Un de ces soldats si misérables, ayant tué un seigneur cousu d'or, jette le vil métal et le renvoie à l'ennemi. À Neerwinde, nos officiers, voyant le chef des réfugiés, Ruvigny, qui s'était emporté au milieu d'eux et allait être pris, ne voulurent pas le voir, le reconnaître, le laissèrent échapper. À la destruction d'Heidelberg, ils faisaient l'aumône d'une main à ceux même qu'ils ruinaient de l'autre.

La campagne de 93 s'ouvrit par cet affreux événement. On se rappelle qu'en 74, Turenne avait brûlé dans ce pays deux villes et vingt-cinq villages, détruit les vivres et les bestiaux. En 89, Duras, à l'incendie, ajoute la démolition; le pic, la poudre y travaillèrent. Spire, Worms, Manheim, furent changés en monceaux de cendres; Heidelberg fut atteint. Il était encore noir du feu en 93; mais hélas! ce ne furent plus les pierres seules qui souffrirent; ce furent les personnes mêmes. La ruine des villes détruites en 89 avait augmenté Heidelberg, la ville de cour. Cette capitale chérie du Palatin paraissait un plus sûr asile. C'est pour cela justement qu'elle fut si odieusement insultée.

Le maréchal de Lorges avait passé le Rhin, et les gens d'Heidelberg voulaient douter encore. On leur faisait espérer le secours des Impériaux. Au 19 mai, la ville voit ses belles montagnes de chênes toutes hérissées d'épées et de mousquets. Le redouté Mélac, bourreau connu des Allemands, l'homme des grosses exécutions, était là, et couvait la ville. La lettre d'un bourgeois qui vit et subit l'événement (dans Limiers, XI, 554) nous dit l'agonie de terreur où on était. Le gouverneur perd la tête, encloue ses canons, se retire au château. Au fond, ne pouvant résister, il espérait pour la ville la miséricorde du roi, quelque égard pour le Palatin son beau-frère. Plus d'un bourgeois y crut aussi. Mais les autres en foule se précipitent pour entrer au château. On s'étouffe, on s'écrase aux portes. Les faibles, les dames et les enfants, refoulés dans la ville, s'entassent dans les églises. Le soldat entre, sans combat et à froid; il tue pourtant un peu, puis bat, joue et s'amuse, met de pauvres gens sans chemise. Mais ceci n'était rien. Quand ils entrent aux églises et voient cette immense proie de femmes tremblantes, l'orgie alors se rue, l'outrage, le caprice effréné. Ces dames, leurs enfants dans les bras, sont insultées, souillées par les affreux rieurs, et exécutées sur l'autel.

Près de ces demi-mortes laissées là, la joyeuse canaille fait sortir les vrais morts, les squelettes, les cadavres demi-pourris des anciens Électeurs. Effroyable spectacle! Ils arrivent dans leurs bandelettes, traînés la tête en bas. Nul officier, nul chef n'eût osé empêcher cela. Le père de la duchesse d'Orléans, de Madame, fut très-spécialement distingué. On lui coupa la tête, puis on lui fit, le traînant par les pieds, son triomphe autour de l'église.

Le narrateur, fort modéré, et qui recueille ce qu'il y a de plus favorable aux Français, dit qu'un de nos officiers le sauva avec sa famille, les mena au château. Tout y allait. Le feu étant mis vers le soir aux quatre coins de la ville, pour n'être pas brûlées, les victimes des églises durent en sortir, se traîner au château. Cette grande foule désespérée, sans vivres, sans abri que le ciel, resta la nuit dans les cours. Masse compacte à ne pas remuer. Quelle fut encore leur épouvante, quand on sut que, pour brusquer la reddition de la place, on allait y jeter des bombes. Une seule qui eût éclaté, dans une foule si serrée, aurait emporté par centaines des membres et des têtes. On se rendit. La nuit du 23, tous partirent. Ils étaient quinze mille. Désordre immense; effroi. Les maraudeurs pouvaient les suivre, en faire ce qu'ils voudraient. Ils étaient dispersés, éperdus, ne pouvaient même se rejoindre. On n'entendait que des cris de douleur, du mari qui cherchait sa femme ou ses enfants perdus. Mais personne ne s'arrêtait. On allait dans la boue, à travers les ténèbres. Nulle nourriture. Des femmes grosses succombèrent, accouchèrent, délaissées; les nouveau-nés mangés des chiens!

L'homme d'Heidelberg ajoute avec une douceur surprenante: «Il y eut, dans tout cela, plus de licence que de volonté. Des officiers payèrent de leur bourse les ravages et les incendies qu'ils ne faisaient que par ordre.»

L'armée du Rhin ne fit plus rien après ce bel exploit. Elle s'affaiblit en envoyant des troupes à celle de Flandre, dont le roi venait de prendre le commandement (7 juin 93). Il était tard dans la saison, et cependant le prince d'Orange n'avait pu mettre à fin le grand travail de négociation qui préparait chaque campagne. Il n'avait pas encore toutes ses forces. Il devina très-bien que le roi, ayant pris Mons et Namur, visait Liége ou Bruxelles. Il prit poste à Louvain, d'où il était à demi-route pour secourir également les deux villes menacées. Il ne pouvait mieux faire. Mais sa situation n'était pas bonne. Liége, français de cœur, ne voulait pas de son secours, et, s'il en approchait, pouvait bien tourner contre lui.

L'armée du roi, au contraire, était gaie, pleine d'espoir. Les princesses étaient à Namur avec un monde de dames, d'officiers de chambre et de bouche, de musiciens, tout un complet Versailles. On s'amusait. Madame la Duchesse, avec sa petite Caylus, faisait un roman satirique où sa sœur, la belle Conti (qu'elle y nommait Julie, fille d'Auguste), avait les mœurs de Messaline. On se croyait établi là, et on s'y était arrangé. Tout à coup ordre de départ. Le roi retourne. Pour faire un siége, il faut une bataille, et il ne veut pas la livrer. Même reculade qu'en 76 devant Bouchain, ici plus triste encore. Luxembourg qui, dit-on, se croyait sûr de vaincre, se jeta aux genoux du roi. Un conseil que l'on tînt se garda bien d'être moins sage, moins prudent que Sa Majesté. Le pis, c'est qu'après son départ elle eut lieu, cette bataille, et que Luxembourg la gagna.

Luxembourg sentait bien quel serait l'effet en Europe, si, avec une armée nombreuse, il ne se battait pas. Quoique affaibli d'un détachement qu'on renvoya au Rhin, il était supérieur en force, et il le devint encore plus quand Guillaume, pour retenir Liége, y jeta vingt mille hommes. Il n'en avait que cinquante mille contre quatre-vingt mille Français. Il y fut admirable de bravoure et d'obstination. Le village de Neerwinden, où il s'était fortifié, fut défendu, pris et repris, perdu, et pris encore. Les princes français étaient tous à la tête de ces charges acharnées. Guillaume mit pied à terre quatre fois, mêlé à son infanterie. Il était fort reconnaissable par la Jarretière qu'il portait et son étoile de diamants. Trop faible, il refusait le poids de la cuirasse que l'on portait encore. Il ne fut pas blessé, mais frôlé de trois balles, dont l'une effleura sa perruque, l'autre son habit; une autre le serra au côté de si près qu'elle coupa son ruban bleu. Macaulay, à ce sujet, note ingénieusement le caractère moderne de la guerre. La bataille n'est pas ici entre les forts, entre Hector et Ajax, mais entre les plus faibles, le nain bossu, le squelette asthmatique, dont l'un fit les brillantes charges et l'autre couvrit l'armée anglaise par une fière retraite qu'on ne poursuivit pas. (29 juillet 1693.)

Dix mille Français, dix-sept mille alliés, restèrent pour engraisser la terre. On se battait des deux côtés avec une fureur inexplicable. Il n'y avait nul fanatisme, ni religieux, ni politique. Mais tel est le sauvage enivrement de la guerre. Il va toujours croissant, sans cause. Les Français, en 90, avaient tué et brûlé en Piémont. Les Piémontais en 91 ont brûlé, tué, en Dauphiné. Et pourtant en 93, l'armée de Catinat est aussi furieuse que si elle n'avait provoqué. Elle détruit encore les villages, les granges, pour que, l'hiver, l'habitant meure de faim. Elle détruit les belles villas, dont chacune était un musée. On met en pièces les statues, les tableaux. Le 4 octobre, à la Marsaille, bataille horriblement cruelle, nos Français catholiques, voyant en face, dans les rangs piémontais, les Français protestants, s'y acharnèrent, bien moins par haine religieuse que par rivalité de guerre, par cette émulation féroce qu'on vit dans la guerre de Trente ans. Les catholiques avaient la baïonnette, récemment adoptée chez nous. Ils ne tirèrent pas, mais coururent, confiants dans cette arme terrible. Ce fut une boucherie, longtemps même après la bataille. Les réfugiés, les Piémontais, les Allemands du duc de Savoie, furent égorgés jusqu'au dernier.

La guerre, en mer, n'était pas moins terrible, et le commerce avait cessé. La France avait tout l'avantage d'un pays ruiné, point de marchands à protéger, nul embarras de défensive, un grand nombre de matelots inoccupés, donc, grande facilité d'attaque. La misère excessive, les mauvaises récoltes, le pain à vingt sols (quatre francs d'aujourd'hui), tout cela précipitait les hommes vers la mer. La marine de France ne songea plus qu'aux prises. Le roi se fit pirate. Je veux dire qu'on ne dirigea guère nos flottes que vers des coups de main lucratifs. On n'osait plus sortir de Londres ou d'Amsterdam qu'en grandes caravanes, escortées de vaisseaux de guerre. Quatre cents vaisseaux marchands, en une fois, ce qu'on appelait la flotte du Levant, sortent de la Tamise en 1693. Mais Tourville et d'Estrées, plus heureux qu'en 92, opèrent leur jonction, surprennent à Lagos cette énorme flotte. Ils battent, ils dispersent, ils détruisent, calamité immense. Quelque Français qu'on soit, comment se réjouir de ces grandes destructions de paisibles marchands, pères de famille étrangers à la guerre, de ces vastes noyades de trésors qui ne profitent à personne? De telles expéditions, très-cruelles à nos ennemis, nous rapportaient fort peu. Pontchartrain en tirait quelques millions à peine. La guerre s'en irritait, s'envenimait. L'Angleterre enragée, de plus en plus, se donna à Guillaume et lui fournit les sommes fabuleuses qui lui firent sa victoire, son traité vainqueur de Ryswick.

Ce qui exaspéra l'Anglais, c'est que, depuis la Hogue, se croyant le maître des mers, il ne pouvait cependant bloquer nos ports. Devant Dunkerque, il tenait à grand frais une escadre permanente, et Jean Bart sortait à toute heure.

Il s'appelait Bart, et non Barth, c'est-à-dire qu'il était Français, d'origine normande, de Dieppe, du Pollet, ce faubourg des pêcheurs. De longue date, les Bart s'étaient établis à Dunkerque pour se faire pêcheurs d'hommes, autrement dit, corsaires. Les Hollandais faisaient tant de cas de ces Dunkerquois, qu'ils n'en prenaient pas un sans le faire pendre. Mais on n'en prenait guère; ils se faisaient sauter. Ainsi fit Jacobsen, grand-oncle de Jean Bart, nommé le Renard de la mer.

Il y avait dans ces familles, où l'on ne savait lire, une science étonnante. Le détroit et la Manche, la mer du Nord, ils savaient tout cela de tradition dans le plus terrible détail. Ils connaissaient les bancs, à toute profondeur, les courants, les marées, savaient les jours, les heures, les passes très-précises où l'on pouvait parfois voguer sur un écueil. Ils passaient par des lieux, des temps et des tempêtes où personne n'aurait su le faire. Ils faisaient des choses insensées (du moins qui semblaient telles), mais qui réussissaient. La mer, dans cette intimité qu'ils avaient avec elle, leur permettait de hasarder ce qui eût fait périr tout autre. Le forçat protestant Marteilhe vit le frère de Jean Bart (un pêcheur, toujours gris), sauver ainsi la flotte des galères qu'on avait si imprudemment mises dans l'Océan. Par un horrible temps, où l'on ne ramait plus, ce Bart osa tendre des voiles; par un revirement terrible, mais sauveur, la flotte tourbillonne... On se croyait perdu. On était au quai de Dunkerque.

Ces braves gens faisaient un peu de tout, de la pêche, de la contrebande, pour se délasser de la course. Ainsi, jadis, nos flibustiers avaient varié leurs industries. Ce qu'ils firent à l'Espagne, les Dunkerquois le firent à la Hollande. Jean Bart a quelques traits (plus nobles) de Montbars l'exterminateur.

Son début fut la contrebande. De douze à seize ans, il la fit à l'école la plus cruelle, sous un certain Picard, fameux pour sa férocité. Mais il avait l'ambition de servir un bien autre chef. Il alla se donner au grand Ruyter, jusqu'à vingt et un ans. Ainsi, tout jeune encore, il put, sous son bon maître, coopérer au plus beau coup du siècle, la fameuse visite que Ruyter fit à la Tamise, son séjour à Chatham, où il resta tant qu'il voulut. Un tel fait crée des hommes. Jean Bart revint en France. Il était Jean Bart pour toujours.

C'était un grand garçon, blond, de beau teint, avec des yeux bleus, une physionomie heureuse. Il était très-robuste (une fois, se sauvant d'Angleterre, il rama deux jours et deux nuits). Avec cette grande vocation pour tuer, il était fort brave homme, affable et bon enfant, charitable à tous ceux qui venaient lui conter leurs malheurs. Il n'avait aucune gloriole. Ce que Forbin, son rusé camarade, dit, qu'il le menait en laisse, le montrait comme un ours, est extrêmement vraisemblable. Bart parlait peu, n'écoutait pas, ayant toujours sa guerre en tête, quelque chose devant les yeux. Quelle? La mer, la mer de Hollande, la grande mer aux harengs. Il en avait un sens parfait, profond. Il savait que c'était là les vraies mines d'or qui soldaient la coalition. Par une lettre de Seignelay, on voit que l'idée fixe de Jean Bart eût été d'y croiser toujours, vers le nord et vers la Baltique. Le ministre aima mieux le faire courir à son profit. Sous Pontchartrain, Jean Bart, revenant à la charge, demanda qu'on organisât une croisière de légères frégates pour inquiéter, empêcher le commerce de couper ses communications. Cette escadre, tantôt réunie, tantôt séparée tout à coup, aurait dans l'Océan des points de ralliement déterminés d'avance. Cruelle idée, mais de génie, qui devait supprimer la sécurité sur toutes les mers. Pontchartrain opposa d'abord un refus aigre et sot. Forbin, plus habile que Jean Bart, fit réussir l'idée et se l'appropria. Les résultats en furent immenses. On ne voyait dans Londres que marchands pâles, épouvantés, désespérés. Devant les grandes flottes anglaises, Jean Bart entrait, sortait comme il voulait, avec son Provençal Forbin. La gaieté de Ruyter (V. son portrait au Louvre) était dans ces deux hommes, dans leurs redoutés bâtiments. Forbin montait les Jeux, et Jean Bart la Railleuse. Jamais hommes ne jouirent autant de ces terribles fêtes de l'abordage et du triple péril d'un combat à mort sans retraite entre la mer et l'incendie. Il paraît qu'il y a là des douceurs, des délices que les élus connaissent. Les gens de Saint-Malo en prenaient largement leur part. Un jeune homme, Duguay-Trouin, fou de femmes et de jeu, trouvait pourtant dans l'abordage de bien autres plaisirs. Il raconte qu'il tremblait d'abord, puis s'y délectait tellement qu'il allait plus loin que les autres. Cassart, de Nantes, ne fut pas moins terrible. Mais pas un d'eux n'a emporté la gloire de l'Ours du Nord, qui, seul, put toujours entrer et sortir de Dunkerque avec liberté, et qui, sans parler de ses prises sur les Anglais, à la Hollande seule prit ou brûla sept cents vaisseaux.

Cet homme, qui fit tant de prises, eut des millions, en main, n'eut pas grande faveur et ne fit pas fortune. Il avait 2,000 livres de pension. Ce ne fut que fort tard, près de sa mort, que le roi le fit chef d'escadre. Il laissa 24,000 francs. Il fut payé de bien autre monnaie, en gloire proverbiale et populaire. Il eut cet insigne bonheur, en 94, de nourrir la France affamée. Il prit un grand convoi, qui fit tomber le boisseau de blé de trente francs à trois. La nouvelle, portée à Versailles par le fils de Jean Bart, mit partout une grande joie. Le roi lui donna la noblesse, dont il n'avait que faire. Mieux avisée, une femme charmante, qui, dans ses vices, gardait du cœur, pourtant, la fille de la Vallière, princesse de Conti, pour porter à son père, lui remit une fleur.

Ces coups d'audace et d'héroïsme, le grand succès que Jean Bart eut encore peu après, en brûlant 55 vaisseaux, n'empêchaient pas les grandes flottes des Anglais de dominer la mer. Ils vinrent à leur aise insulter cruellement nos ports en 93 et 94, par les machines infernales qui menacèrent Saint-Malo, détruisirent Dieppe, mutilèrent Dunkerque et le Havre. Ils auraient certainement occupé Brest, si Marlborough ne nous eût avertis de cette expédition. Vauban y accourut à temps et écrasa les assaillants. Grande honte, pourtant, de n'avoir été sauvé que par l'avis d'un traître.

Chose plus humiliante et plus inattendue, Guillaume prit l'ascendant sur terre. Luxembourg était mort; le roi l'avait remplacé par son ami d'enfance, Villeroi, le brillant, le charmant (toutes les femmes l'appelaient ainsi), irrésistible à cinquante ans. Mais tel il ne fut pas sur le champ de bataille. Il emmenait, il est vrai, un bagage embarrassant, le jeune duc du Maine, qu'il fallait faire briller et ne pas exposer. Cette fine petite fouine de cour, dressée au demi-jour dans la chambre d'une femme, ne supporta pas la lumière, défaillit devant l'ennemi. On pouvait accabler à part Vaudemont, lieutenant de Guillaume; mais il fallait une bataille. Le succès était sûr, Villeroi l'avait promis au roi. Au moment, le petit homme n'eut pas même la force de déguiser sa peur. On demandait ses ordres, il demanda son confesseur. Pendant qu'il songe à son salut, Vaudemont accomplit le sien. Rien ne fut plus sensible au roi que cette honte. Personne n'osa l'en avertir. Il ne l'apprit que par les gorges chaudes qu'en firent les gazettes hollandaises. Il eût étouffé de mauvaise humeur, si, pour une occasion légère, il n'eût cassé sa canne sur le dos d'un laquais. Il ne recula pas devant la vengeance plus directe, que promettaient les nouveaux complots contre Guillaume.

Celui-ci, dans cette campagne, trouva son apogée. La fortune, qui si longtemps avait chicané avec lui, vaincue par la persévérance, rendit hommage à la sagesse. Tel fut le secret, l'admirable rapidité de ses opérations, qu'avant qu'on se fût mis en garde, ses forces (anglaises et alliées) convergèrent vers Namur. Boufflers n'eut que le temps de s'y jeter. Ce très-bon général y avait avec lui toute une armée, seize mille hommes. La grande armée de Villeroi arrivait. À Versailles, on croyait Guillaume en danger. Mais l'art d'attaquer et de défendre les places, désormais régularisé, permit au très-habile Cohorn de reprendre Namur aussi bien que Vauban, naguère, avait su le lui prendre. Les gardes de Guillaume et autres troupes anglaises se montrèrent dans l'attaque, à travers le fer et le feu, d'une ténacité surprenante. La ville fut prise le 6 juillet, Boufflers renfermé dans le château.

Que faisait Villeroi? Il se promenait en Flandre et en Brabant. Il écrasait de bombes la ville inoffensive de Bruxelles, pour venger, disait-il, nos ports incendiés. Six couvents, quinze cents maisons anéantis. Des masses de dentelles, de tapisseries brûlées. Force femmes tuées, ou qui moururent de peur. L'électrice de Bavière en fit une fausse couche. Cette barbare et ridicule expédition ne pouvait faire manquer l'affaire de Guillaume. Villeroi vint enfin, ayant ramassé 80,000 hommes, en vue de Namur. Boufflers, du haut de sa citadelle, le voyait déjà, l'espérait, écoutait avec joie la promesse du salut, une salve de cent coups de canon que lui fit Villeroi. C'était l'heure attendue. À Versailles, le roi, madame de Maintenon, avaient communié, et le saint-sacrement était exposé dans la chapelle. Guillaume, comme tout le monde, croyait à la bataille. Le 19 juillet, tout était prêt. Mais Villeroi avait vu la bonne position de Guillaume; il battit en retraite. Et Boufflers, sans espoir, ayant, pour son honneur, repoussé encore un assaut, rendit la citadelle (26 août 1694).

Très-grand événement militaire, le plus grand depuis cinquante ans. La France y perdit l'ascendant qui datait de la bataille de Rocroi.

Les Anglais, d'orgueil et de joie, perdirent presque l'esprit. Maîtres des mers, ils crurent l'être de la terre. Ils s'exagérèrent même la valeur du succès, l'estimant très-grossièrement comme une supériorité de race et de vigueur physique. Tout l'honneur de l'affaire fut pour un certain Cutts, dont on fit un Ajax, et dont on dit des choses ridicules. Ce Cutts, assurait-on, était si fort qu'il avait passé à travers le feu sans se brûler. Swift en fit une farce: Description de la Salamandre.

Le héros, après Cutts, et plus justement, fut Guillaume. «L'Angleterre, quoi qu'il fît, était décidée dès lors à trouver tout bien» (Macaulay). L'Europe reconnut son incontestable grandeur. La coalition lui obéit (moins le duc de Savoie, que regagna la France). Sa marche fut facile et simple. Tout alla au torrent des Whigs, et, pour la première fois, il y eut un ministère vraiment parlementaire. Guillaume, sans crainte ni danger, lâcha la presse et la fit libre. Elle était tout entière pour lui. La banque naissante de Londres reçut de toutes parts des capitaux pour les prêter largement au roi. Cela tranchait la question d'avenir. On savait bien que Jacques, s'il revenait, n'en payerait pas un sol; il eût plutôt fait pendre les prêteurs. Ceux-ci, de plus en plus nombreux, furent d'ardents orangistes. L'Angleterre, entraînée par eux, fit pour ainsi dire au dernier vivant avec Guillaume. La Banque devint le fort et la forteresse des Whigs. Le parti déclinant des Tories se réfugia surtout dans l'Église.

Le plus flatteur, peut-être, pour Guillaume, fut l'admiration de la cour de France, qui lui rendit enfin justice. Un jacobite distingué, Middleton, ayant quitté Guillaume et venant à Versailles, fut étonné d'entendre dire au roi et aux ministres: «C'est un grand homme.» Il n'en pouvait croire ses oreilles.

Jamais une vie personnelle n'eut un tel poids dans la balance du sort. Jamais aussi on ne désira plus que cette vie fut tranchée. Le fils de Jacques, le froid et très-intelligent Berwick, raconte qu'il détailla au roi un nouveau plan d'assassinat, et que Louis XIV n'y fit aucune objection. Seulement il voulait ne donner des troupes qu'après le meurtre, lorsque l'insurrection aurait déjà éclaté. Les jacobites les désiraient avant.

Macaulay explique parfaitement les deux complots qui se tramaient, l'un, celui de Charnock, qui, pendant deux années, y travailla à Londres; l'autre, celui d'un Barclay, homme de Saint-Germain, qui en sortit sous le prétexte, alors admis et à la mode, d'aller se faire guérir de certain mal. Vingt autres, dans le même but, quittèrent un à un Saint-Germain. L'affaire était manipulée à Londres par un bon moine. Il était arrangé qu'un dimanche, Guillaume passant pour aller à l'office ou à la chasse, on tirerait sur lui. Le coup n'était pas mal monté. Mais l'hésitation du roi de France, la tardive arrivée des troupes à Calais, l'apparition de Jacques, tout cela ralentissait ou compromettait le complot. Il fallait beaucoup d'hommes. Un défaillit, et dit ce qu'il savait. L'affaire dès lors fut terrible pour Jacques, terrible pour la France. Elle créa pour Guillaume une telle unanimité, qu'il n'y en avait pas eu de pareille depuis la Conspiration des poudres. Tout ce qui, en Angleterre, savait écrire, s'engagea par écrit à défendre ou venger le roi. Il y eut 314,000 signatures. Guillaume se sentit si haut, si fort, dans ce moment, qu'il ne voulut savoir aucun des noms des traîtres; il fit couper la tête aux assassins qui offrirent de les révéler. Un délateur tardif lui désignait les chefs des Whigs; Guillaume fit venir et embrassa les dénoncés.

Louis XIV, ayant détaché la Savoie de la coalition, hésitait à subir la condition humiliante que l'épuisement lui imposait, la reconnaissance de Guillaume. La Chambre des communes supplia celui-ci de n'accorder nulle négociation, si, au premier article, il n'était reconnu roi d'Angleterre. La France était si bas, que l'impôt ne rendait plus rien. Le désespoir fit perdre le respect. Un grand cri de douleur, de révolution, échappe au Mirabeau du temps, un petit juge de Rouen, l'immortel Boisguilbert (1697). Nous en parlerons tout à l'heure.

Au contraire, le crédit anglais se relevait. L'Hypothèque générale, la création d'un fonds consolidé, rassurant les prêteurs, Guillaume eut l'argent qu'il voulut: il se retrouva riche et fort à la fin de cette longue guerre. Nous, nous étions in extremis. Contre l'Espagne même, «qui ne put réunir mille hommes,» nous avions eu peu de succès. Nous n'occupâmes Barcelone que par l'abandon de la garnison espagnole. En Amérique, on surprit Carthagène. Une société d'armateurs envoya une flotte sous l'amiral Pointis, qui, sans scrupule, se fit aider par douze cents flibustiers. Effroyable assistance, qui fit, dans une ville rendue par capitulation, un des plus grands malheurs du siècle. Il y avait à Carthagène d'énormes masses d'or qu'on devait partager avec les flibustiers. Mais Pointis vola les voleurs, enleva les lingots en mer. Les flibustiers, exaspérés, se vengèrent sur la pauvre ville, renouvelèrent plus cruellement les horreurs d'Heidelberg, et firent subir aux femmes la plus infâme exécution.

Ce honteux et barbare succès ne relevait pas nos affaires. Il fallut se soumettre à avaler l'amère pilule, reconnaître Guillaume, promettre de ne plus le troubler dans la possession de ses trois royaumes, de n'aider plus ses ennemis ni les conspirateurs (1698).

Il fallut rendre tout ce qu'on avait pris depuis le traité de Nimègue (1678) et restituer tous les vols. L'Empire encore cette fois perdit seul; on garda l'Alsace.

La question n'était pas moins tranchée et sur terre et sur mer, par la Hogue et Namur, contre la France et le catholicisme. L'Angleterre se sentit le pilote des affaires humaines, et se dit: Rule! Britannia!

CHAPITRE VIII
MISÈRE—DISSOLUTION—LIBERTINS—QUIÉTISTES—ESSOR DU SACRÉ-CŒUR
1696-1700

La France, par moments, a de nobles réveils; elle se souvient alors des grands hommes et des grandes choses. La mémoire lui revient, et son âme est hantée d'illustres revenants qui, dans leur temps, furent cette âme elle-même. Qu'un de ces moments vienne! puissions-nous voir, sur le pont de Rouen, vis-à-vis de Corneille, la statue d'un grand citoyen, qui, cent années avant 89, fit partir de Rouen la voix première de la Révolution, avec autant de force et plus de gravité que ne fit plus tard Mirabeau.

Cet homme, courageux entre tous, était juge au bailliage de Normandie (petit tribunal de première instance); il s'appelait Pesant de Boisguilbert. Son admirable livre, le Réveil de la France, précéda de dix ans la Dîme royale de Vauban et les secrets mémoires que Fénelon envoyait de Cambrai à Versailles.

Sa supériorité sur eux est de deux sortes: l'audace de l'initiative, l'originalité des vues.

Nous ne voulons rien ôter à Vauban ni à Fénelon. Mais cependant que risquaient-ils? Vauban, un maréchal, sacré par nos victoires, par tant de siéges heureux qui avaient fait la victoire du roi, Vauban, bouclier de la France, et, comme tel, inviolable, propose dans sa Dîme une réforme aussi timide qu'elle est impraticable, de lever l'impôt en nature. Il s'adresse au roi et à la noblesse, promet à celle-ci de la relever, de lui rendre de grands avantages. (Voir la collection de ses mém. à la Bibliothèque.)

Fénelon, à l'époque de sa grande faveur près de madame de Maintenon, vers 1693, lorsqu'elle le pria de lui dire à elle-même ses propres défauts, fit dans la même forme (et certainement à sa prière) une lettre au roi sur ses défauts, sur ceux de son gouvernement. Madame de Maintenon parle de cette lettre (en 95 à Noailles, v. Rulhières), mais elle ne dit point du tout que la lettre fut montrée au roi. Il faudrait ignorer la cour et sa situation, toute l'histoire du temps, ignorer la timidité de madame de Maintenon, ignorer l'orgueil irritable du roi, pour croire qu'elle hasarda d'envoyer une telle lettre anonyme à son adresse. L'auteur, trouvé bien vite par les limiers de la police, eût été droit à la Bastille. Ce fut évidemment une chose confidentielle, un amusement entre elle, Fénelon, les ducs et duchesses de Beauvilliers et de Chevreuse. Les filles du roi écrivaient contre lui des lettres et des chansons. Le petit groupe quiétiste put faire contre lui des mémoires.

Plus tard, Fénelon, archevêque de Cambrai, prince d'Empire, exilé dans son diocèse, ne pouvant rien craindre de plus, n'ayant rien à faire qu'à attendre la mort du roi et l'avénement de son élève, put être hardi tout à son aise. Le Télémaque, publié en 1700 (contre sa volonté, dit-on), lui avait aliéné le roi pour toujours. La glace ainsi cassée décidément, il put écrire et envoyer aux ducs de Beauvilliers et de Chevreuse des mémoires sur la situation de la France. Ces très-prudents, très-timides amis, lisaient cela au duc de Bourgogne, mais auprès du roi n'en usaient (s'ils en usèrent jamais) qu'avec d'infinis ménagements. Dans ces mémoires, que voulait Fénelon? Soulager le peuple en relevant la noblesse, faire le traité des moutons et des loups. Il voulait, dans le Télémaque, pacifier la société en l'immobilisant en castes invariables, dont chacune porterait tel habit. Salente est copié sur le pensionnat de Saint-Cyr.

Tout cela fut écrit visiblement pour une petite société de grands seigneurs. Fénelon en est de naissance; c'est à la noblesse qu'il parle.

Avec plus de douceur et de désintéressement, ses idées diffèrent peu de celles de Saint-Simon et de Boulainvilliers.

Boisguilbert parle au peuple, à tous. C'est sa première et redoutable originalité. Pour la réforme, il attend peu d'en haut.

Il pose cette réforme dans une grande simplicité: «La permission pour le peuple de labourer, de commercer,» de vivre, d'échapper aux cent mille liens créés, pour la plupart, par la bureaucratie, la réglementation infinie de Colbert, tellement aggravée encore depuis sa mort.

D'où viennent tous les maux de la France?

1o On ne consomme plus, on ne peut consommer. L'impôt, la rente, absorbent tout. L'impôt est proportionnel en sens inverse. Une ferme de quatre mille livres de rente paye dix écus; une de quatre cents livres paye cent écus. La première, dix fois plus forte, paye dix fois moins; donc, au total, le riche paye cent fois moins que le pauvre.

2o On ne circule plus. Les aides et les douanes empêchent le transport. Les denrées pourrissent et périssent. Le droit sur le détail est tel qu'un sou de vin se vend vingt sous. Les commis, maîtres des auberges qui sont sous leur terreur, se chargent de leur vendre du vin. Ils tuent toutes celles des campagnes. On fait huit lieues sans boire, sans trouver un abri.

À qui la faute? Là, l'auteur montre un grand courage. La faute? aux financiers, aux traitants, qui ruinent le pays pour leur profit, non pour l'État. Et, derrière les traitants, il voit la main des princes, qui partagent avec eux. Plus loin encore, en remontant dans le passé, il voit l'Église. Elle s'est fait donner le domaine royal, qui jadis dispensait d'impôt. Elle a enlevé la dîme au roi, qui, à la place, a mis la taille.

Ainsi «les biens du peuple ont été saisis.»—Qui dit cela? Le peuple même. «Dans ces mémoires, quinze millions d'hommes parlent contre trois cents personnes qui s'enrichissent de leur ruine.»

Terrible et menaçante désignation, qui, en face de la nation, montre le gouffre: les princes, hauts seigneurs et traitants, qui ensemble dévorent toute la substance publique.

Le principal remède, selon lui, c'est de rendre la taille générale, de tailler tout, princes, nobles et clergé, d'y joindre un impôt uniforme par feu, de supprimer les aides, les douanes intérieures, de rendre le mouvement au pays, à la France le droit de commercer avec la France.

Remède insuffisant, comme on l'a dit. On lui reproche aussi, avec raison, de s'exagérer le passé, d'y placer je ne sais quel paradis qui ne fut jamais. Il est trop dur, injuste pour Colbert, ne tient pas compte de la fatalité qui a pesé sur lui, l'a fait agir contre ses idées propres.

Avec tous ces défauts, c'est encore Boisguilbert qui donne la plus précieuse lumière sur ce passé. Nous lui devons d'avoir marqué le point précis de la révolution qui, au milieu du siècle, fit passer la propriété des mains des travailleurs aux mains improductives. Sous la terrible administration de Mazarin, surtout de 1648 à 1651, pendant la Fronde, la taille fut doublée par l'État. Et cet État, d'ailleurs, ne maintenant aucun ordre public, les riches, les notables, firent en famille, à leur profit, d'inégales et d'injustes répartitions de l'impôt. Les petits propriétaires, nés sous Sully et Richelieu, furent écrasés, et se hâtèrent de vendre à vil prix aux seigneurs de paroisse.

Grande et cruelle révolution. Les seigneurs ne restèrent pas là pour profiter de ces terres achetées. Ils vinrent à la cour tant qu'ils purent, et pendant qu'ils s'y ruinaient, leur intendant, pressurant le fermier, rendant le travail misérable, les ruinait d'une autre façon. Les nobles, tant favorisés, ne vivotaient pourtant qu'en empruntant. Cela fut dévoilé quand ils demandèrent et obtinrent du roi qu'on laisserait leurs emprunts inconnus, qu'on supprimerait la publicité des hypothèques, établie par Colbert. Mais qui pouvait avoir le courage de leur prêter? Leur intendant, qui seul savait au vrai ce qu'ils avaient encore, et qui ne prêtait qu'à coup sûr sur ces biens que lui-même avait dans les mains. C'est la principale origine des traitants, des Boisfranc, Crozat, Bechameil, et autres, qui traitèrent dans l'impôt, dans les fermes royales, et ruinèrent l'État, comme ils avaient ruiné leurs maîtres.

«Mais ces traitants, devenus seigneurs, propriétaires de terre, ils avaient des fermiers qui la leur labouraient. Pourquoi est-elle improductive?» Les nouveaux maîtres sont absents, comme l'ont été les vrais seigneurs. De cette terre qu'ils n'ont vue jamais, ils tirent beaucoup. Elle est deux fois mangée par la rente et l'impôt. Les bestiaux disparaissent, et avec eux l'engrais et la fécondité. Enfin, sur cette agriculture éreintée, comme la bête agonisante au combat de taureaux, arrive le matador, le tueur; c'est l'Enregistrement. Dans l'intérêt fiscal, il veut des mutations fréquentes, et défend les baux à longs termes, qui auraient pu encore intéresser le fermier à la terre et perpétuer la culture!

«Et le noble, que deviendra-t-il?» C'est ce grand peuple en guenilles élégantes, qui pique les assiettes des seigneurs, qui mendie une place dans les bureaux de Pontchartrain, de Barbezieux ou de Torcy. «Pour travailler?» Fi donc! Pour se vouer au plus profond repos. Le commis-noble a le mépris, l'horreur du travail, à ce point que tout se paralyse. À la mort du grand roi, on trouva à la Bastille un homme qui depuis trente-cinq ans y était sans savoir pourquoi. C'était une méprise; on l'avait mis là pour un autre, et, dans ces trente-cinq ans, on n'avait pas eu le temps de chercher son dossier.

Des professions nouvelles commencent pour la noblesse. D'innombrables tripots, aux tournois de leurs tapis verts, voient jouter la chevalerie nouvelle; un mot a enrichi la langue: chevalier d'industrie. Pour toute industrie, d'autres n'ont que leur élégance, une figure de fille effrontée.

Dans la collection des modes de Bonnard, regardez ce joli jeune homme qui, adossé aux piliers de la scène, dans une gracieuse pose, éclipse les acteurs. Ce garçon avisé fait déjà le commerce que fera demain Richelieu, héros du genre, qui, de chaque maîtresse, prendra au moins douze louis.

Ce qui, sous Henri III et du temps du père de Condé, de Mazarin, etc., s'appelait les mœurs italiennes; ce qu'on notait alors comme excentricité, devient fort ordinaire en France. Vers le milieu du siècle, Monsieur, Choisy et autres, s'habillaient volontiers en femmes. Burlesque carnaval de quelques jeunes fous, qui peut-être choquait moins encore que l'habit d'homme efféminé qu'on porte généralement aux temps de la vieillesse de Louis XIV. La parure féminine, mouches et manchon, etc., mêlée au costume viril, est l'enseigne dégradante et comme le drapeau d'un ambigu de vices effrontément unis et étalés.

Même immoralité dans les modes de femmes. Les gravures très-soignées de modes, étant la plupart des portraits de grandes dames bien connues, sont significatives. Elles n'ont plus les beaux traits classiques des Ninon et des Montespan, ni le riche épanouissement qu'on montrait sans façon. Le diable n'y perd rien. Si l'on ne laisse plus voir de dos, d'épaules, le peu qu'on montre et que l'on semble offrir, n'est que plus provoquant. Le front tout découvert, les cheveux relevés dont on voit toutes les racines, le très-haut peigne ou bonnet diadème, ont une audace qui ne correspond guère à des visages d'enfants à traits petits et mous. Cette enfance, si peu naïve, avec la steinkerque masculine, leur donne l'air de mignons de sérail ou de fripons de pages qui auraient volé des habits de femme. Telles elles voulaient être, pour plaire à la dépravation.

À peine, aux premiers moments du mariage et pour avoir un héritier, le mari se faisait l'effort de penser à sa femme. Les plus honteux moyens pour créer sans désir devenaient nécessaires. Elles-mêmes avouaient avec simplicité cette chose humiliante, que l'infamie d'un tiers pouvait seule ranimer ces morts. Ce qu'avouait madame d'Elbeuf dépasse tout Suétone. Et Saint-Simon en rit, la chose évidemment n'étant rare ni mystérieuse.

Tout cela, chaque semaine, allait au confessionnal. On n'en épargnait pas la moindre chose au prêtre. Le pénitent malicieux ne lui faisait pas grâce. À lui de blanchir tout. Les Jésuites, en particulier, ne gardaient leur crédit qu'à la condition de laisser faire. Leur discussion avec leur général, leurs divisions, leurs reculades en 97, les achevaient. Ils lâchaient tout, acceptaient tout. D'autant plus on allait à eux, mais comme on va à la borne banale du carrefour, constamment hantée des passants. Les résultats témoignent qu'ils étaient arrivés aux derniers avilissements de l'indulgence. Les plus dévots ménages, confessés chaque jour, sont stériles ou presque stériles. La femme, ayant mari, amants, ne craint plus les grossesses. Le triste art d'éluder l'amour, le plaisir égoïste, que Liguori consacrera plus tard, triomphe ici déjà. Le libertinage, permis, devient plus froid que la vertu. On le subit, on le méprise. Madame la duchesse put avoir un amant pour faire enrager son mari: ses goûts étaient ailleurs; la rieuse Caylus la désennuyait de Conti.

Le roi ignorait-il l'état réel des mœurs? Point du tout; il fermait les yeux. Pour les prêtres surtout, il était indulgent, pour ne pas faire de bruit. Un évêque, exilé pour ses dérèglements, a avec lui un compagnon étrange, un homme-femme (femme déguisée). Il se démet, cela suffit; le roi lui écrit même «qu'il le verra avec plaisir.» (Corresp. adm., IV, 195, 233.) Même indulgence dans une chose plus forte. Un jeune cocher accuse certain abbé, très-coutumier du fait. Et l'abbé en est quitte pour se retirer chez lui; le roi lui fait dire d'y rester; c'est toute la punition. (Ibid., 298, note.) Plus tard, les prêtres de ce genre furent si nombreux, si effrontés, que le roi fut forcé d'en mettre bon nombre à Bicêtre pour une courte correction. Mais comment atteindre et punir un vice universel, découvert dans les prêtres, couvert dans la famille? Tout cela est abandonné au seul tribunal de l'Église, au confessionnal, à la plus complète indulgence.

La gravité du roi, la décence de madame de Maintenon, imposaient cependant. Quel était leur propre intérieur? L'important médaillon de cire, que très-heureusement M. Soulié a retrouvé (Versailles), donne là-dessus des idées étranges. Il porte la trace parlante des basses sensualités du temps. Il y a de l'endurcissement, mais il y a surtout une certaine détente morale. Ces joues, ces lippes épaissies, n'expriment que trop bien un pesant amour de la chair, qui doit exiger plus qu'au temps de la jeunesse.

Le précieux journal des médecins du roi indique que, depuis la fistule (de 1687 à 1700), sauf de légers accès de goutte, il était raffermi. Mais son médecin Daquin, uniquement occupé à faire face à ses excès de table, l'avait longtemps purgé, ce qui devait le tenir faible. Madame de Maintenon, attentive, commença, en 92, à faire sous main prévaloir les conseils d'un homme d'esprit, Fagon, le médecin des enfants de France, qui l'avait aidée à faire vivre le duc du Maine. Fagon, très-sagement, substitua le bourgogne au Champagne que buvait le roi, essaya clandestinement le kinkina et le cavé (sic). Il supplanta Daquin (nov. 93). Il remonta le roi. Seulement, dans sa grasse vie de viandes et de vins, la matérialité débordante qui en résultait dut prendre, malgré l'âge, les tendances bassement charnelles dont témoigne le médaillon. Une vie plus variée l'en avait préservé. Mais alors la concentration dans un cercle étroit d'habitudes, une vie calfeutrée, pour tant de longues heures, dans l'arrière-chambre sans fenêtres de Fontainebleau, l'arrière-cabinet noir (nommé oratoire) de Versailles, le matérialisaient encore. Au médaillon, pour parler franchement, le porc domine, bien plus, le porc sauvage.

On plaint madame de Maintenon. Elle eut certes à pâtir. Elle échappait des heures à Saint-Cyr tant qu'elle pouvait. Cette sobre personne, qui ne but jamais que de l'eau, froide de tempérament et d'âge, dans sa sèche vieillesse, endurait le contraste d'une vieillesse toute charnelle. La lourdeur autrichienne avait reparu chez le roi. Fixé par sa conversion et tenace de nature, il accablait de sa fidélité madame de Maintenon et le P. La Chaise. Saint-Simon donne le martyre du dernier, mais il ne l'explique pas. Un homme qui entendait chaque jour de la bouche du roi, outre les secrets politiques, d'autres plus tristes encore, ces misères de nature qu'on se cache à soi-même, un tel homme, dis-je, était un prisonnier d'État à perpétuité. Le roi ne le lâcha jamais, et pas même mourant. Il s'acharnait à ce cadavre. Il était mort déjà, que le roi le forçait encore à l'écouter, et à l'absoudre.

Quel que fût l'intérieur du roi, il est certain que sa décence contenait quelque peu la débâcle des mœurs, à la cour, dans l'Église. L'honneur de celle-ci surtout était son inquiétude. N'ayant plus rien à demander contre les protestants, elle n'avait plus rien à faire; en tuant, elle s'était tuée. Nulle pensée, et dès lors, une grande dissolution. Les Assemblées du clergé étaient mortes. Elles ne se faisaient que pour voter le don gratuit. Elles n'auraient su faire autre chose. Les députés, prélats souvent imberbes, étaient des fils de ministres ou de grands seigneurs favoris. Les vieux évêques, Cosnac et autres, en étaient indignés. Un de ces prélats-enfants, Croissy-Colbert, avait quinze ans à peine. Son précepteur le menait, le ramenait et le gardait à vue. Cosnac les rencontra à propos au moment où le précepteur, irrité d'une escapade de Monseigneur, sans son intervention, lui eût donné le fouet. (Mém. de l'abbé Legendre.)

Une chose était trop évidente. Le catholicisme fondait, s'écroulait. Il n'était plus gardé que par le roi.

Deux forces, en apparence opposées, le mettaient à rien.

Les libertins, d'une part, mêlaient une liberté de mœurs abandonnée, honteuse, à quelques lueurs faibles de la liberté de penser.

D'autre part, les mystiques, avec leur amour pur, faisaient du dogme et des pratiques du sacrement une chose secondaire. Ils l'adoraient, mais en le dépassant, et vivant au delà.

Chose bizarre, mais très-réelle, madame Guyon et Fénelon, à leur insu, étaient alliés naturels des Chaulieu, des Vendôme, de l'effréné monde du Temple. Ils allaient chacun par leur voie, à la dissolution du christianisme même.

Un des convives du Temple, le cardinal de Bouillon, un des amants de la reine des esprits forts, duchesse de Bouillon, souillé de vices étranges qu'il ne cachait nullement, n'en fut pas moins ami des quiétistes. Il se fit envoyer à Rome pour y défendre Fénelon.

C'est là évidemment ce qui frappa Bossuet. Les libertins, de plus en plus nombreux (tout à l'heure philosophes), supprimaient le christianisme. Les quiétistes le rendaient inutile. Comment? En l'épuisant dans ce qu'il a de plus intime, donnant à tous sa dangereuse essence, son absorption de l'homme en Dieu.

Ce qui est dur à dire, et pourtant vrai, c'est que dans la fluctuation morale du temps, madame Guyon, avec sa pureté angélique, était plus dangereuse que le libertinage des esprits forts. Pourquoi? Parce que ceux-ci, dans leur corruption même, faisant appel à la raison active, poussaient aux énergies nouvelles, à la résurrection de la pensée. Et elle, innocemment, par un sommeil d'enfance, elle enfonçait les âmes dans l'impuissance radicale et dans la mort définitive.

Elle allait à l'aveugle, voyait sans voir. Chose bizarre: elle avait très-bien observé comment on abusait de la direction pour corrompre les religieuses, et elle ne voyait nullement que sa spiritualité amoureuse pouvait devenir l'auxiliaire le plus puissant de ces abus. À part l'imprévoyance et l'invincible aveuglement, elle fut admirable. On la mêle dans cette affaire beaucoup trop avec Fénelon. Leur doctrine ne fut pas la même. Leurs conduites furent toutes contraires.

Elle montra un abandon, une douceur, une docilité extrêmes. Elle se remit sans réserve à Bossuet, communia de sa main; elle alla s'établir à Meaux, au couvent qu'il lui désigna, promit de ne plus écrire, de ne plus parler, et elle eût tenu parole si les partisans de Bossuet n'eussent cruellement abusé de son silence.

Toute autre en cette affaire fut la diplomatie de Fénelon: habile, ingénieuse et subtile. On sent que toutes ses démarches furent délibérées, calculées dans le cénacle des saints et saintes qui avaient pour suprême vœu de le garder à Paris, à la cour, de l'y faire tout-puissant, inattaquable, comme archevêque de Paris. On ne pouvait réussir malgré Bossuet. M. de Chevreuse, l'ordinaire messager de la petite Église, alla lui dire que tout lui était remis dans les mains. Fénelon, pour mieux le gagner, s'engagea à l'excès, se soumettant docilement «et comme un petit écolier» à ce que Bossuet déciderait. Il acceptait la chance étrange de renier ce qu'il croyait la vérité.

La décision définitive fut remise par le roi à trois personnes: Bossuet, Noailles, évêque de Châlons, allié de madame de Maintenon, et à M. Tronson, supérieur de Saint-Sulpice, ami de Fénelon. La soumission de celui-ci rendait ces commissaires fort modérés. Bossuet avoua que l'Église n'avait jamais condamné en lui-même l'amour pur, désintéressé. Cela donnait espoir pour l'archevêché de Paris (qu'Harlay, malade, allait rendre vacant). Mais dans l'ombre veillait l'homme que Fénelon avait déjà rencontré à Saint-Cyr sur son chemin, Godet, l'évêque de Chartres. Il était directeur de madame de Maintenon. Il la trouvait plus froide pour Fénelon, surtout craintive et incapable de contrarier le roi, antipathique au quiétisme. En février 95, quand on croyait avoir vaincu, tenir le siége de Paris, la foudre tonne; le roi a promu Fénelon à l'archevêché de Cambrai! Haute fortune, une principauté, mais principauté dans l'exil!

Tant d'adresse fut donc inutile! L'affaire si bien menée échoua. À vrai dire, Godet n'eut pas grand mal. Cet arrangement donnait le siége de Paris à M. de Noailles, dont le neveu épousait une nièce de madame de Maintenon.

Fénelon perdait à la fois et son élève, le duc de Bourgogne, et ses amis dévoués; les duchesses, leurs pieux maris. Toutes pleurèrent, une en fut alitée.

Fénelon signa (le 10 mars) les articles arrêtés à Issy par les commissaires. De partie on le faisait juge, mais pour qu'il se frappât lui-même. On lui faisait signer avec ses juges l'instruction qui condamnait en partie son credo intérieur. Il avala cela, et, en signe d'unité parfaite avec ses adversaires, le 10 juin, il fut sacré (pour l'exil et pour la disgrâce) par Bossuet, assisté de l'évêque de Chartres. Celui-ci eut victoire complète et vit Fénelon à ses pieds.

Cependant le roi était vieux et son petit-fils jeune. Fénelon devait croire qu'il avait pour lui l'avenir. En 95 et 96, il montra une prudence infinie, excessive. Il écrivit des choses dures sur madame Guyon, fit très-bon marché d'elle. La pauvre femme, dans son couvent de Meaux, quoiqu'on eût reconnu son innocence, était âprement insultée, calomniée. On diffamait ses mœurs. Elle fit un tout petit mensonge, obtint de son tyran la permission d'aller aux eaux, et vint se cacher à Paris chez ses amis et défenseurs. Le roi, sur la demande de Bossuet, lâcha contre elle la meute de police. On eut l'indignité d'employer ce Desgrais, l'horrible agent qui prit La Brinvilliers, en lui faisant l'amour. Le lieutenant La Reynie, habitué à interroger les assassins et le voleur, s'ingénia à la surprendre, cette innocente, cette sainte, en ses paroles. Il la tint trois ans sous sa main enfermée à Paris. En 98, n'en tirant rien que l'amour pur de Dieu, il l'envoya à la Bastille et à Vincennes. Elle y resta quatre ans, heureuse de souffrir et de pouvoir se dire en mauvais vers qui ne sont pas sans charmes:

Mon cœur n'aurait connu Vincennes ni souffrance,
S'il n'eût connu le pur amour!

Que faisait Fénelon pour elle? Il offre d'en tirer une rétractation, mais proteste qu'il ne demande pas qu'elle sorte de prison: «Je suis content qu'elle y meure, que nous ne la voyions jamais et que nous n'entendions plus parler d'elle.» (Beausset, II, 328-336.) Et ailleurs: «S'il est vrai que cette femme ait voulu établir ce système damnable (de Molinos), il faudrait la brûler, au lieu de la communier, comme l'a fait M. de Meaux.» (Maintenon, III, 248.)

Bossuet voulait le faire aller plus loin, lui faire condamner, comme archevêque, le livre dogmatique où il prétendait distinguer entre la vraie et la fausse spiritualité. Fénelon gagna les devants, et très-secrètement écrivit, imprima son Explication des Maximes des saints.

Il triomphe à son aise quand il rappelle historiquement la longue tradition des mystiques, acceptés, loués de l'Église; mais beaucoup moins, quand il essaye de ramener cette ivresse du cœur à une sagesse relative, de mettre la raison dans les folies de l'amour, de délirer avec méthode et jusqu'à certain point. Avec quelques ménagements pour échapper dans le détail, il prend de tout cela justement le plus dangereux, avouant que la transformation de l'âme est justement l'état le plus passif, recommandant la plus profonde mort comme l'état le plus élevé.

Par le côté essentiel, il est bien inférieur à madame Guyon. Il n'emprunte rien d'elle qu'en lui ôtant ce qui est tout en elle, la liberté charmante de l'âme solitaire. Il subordonne tout au directeur, et y renvoie sans cesse. Toujours le prêtre, partout le prêtre. C'est comme dans les lettres de madame de Maintenon (sur l'éducation); en toute chose il faut consulter. On ne peut pas marcher. Il faut des lisières, des béquilles.

Madame Guyon a beau être absurde ou puérile, elle a des ailes, un souffle. Même dans ses peintures terribles de la mort mystique, on sent que la morte est vivante. Elle est en terre, mais à ciel découvert, tout au contraire de Molinos. Chez lui, elle est scellée sous la pierre funéraire, sous la pesante direction. C'est là précisément ce que pourtant Fénelon rétablit. Ce côté étouffant et dangereux du quiétisme qui avait éclaté pourtant par des scandales, c'était le côté cher aux prêtres, même étrangers au quiétisme. Les jésuites et le pape étaient peu inquiets du fond de la doctrine, pourvu que la confession fût souveraine et la direction absolue.

Jamais Bossuet et Fénelon ne déployèrent plus de talent. Mais, au point de vue moral, la lutte fut moins glorieuse, Bossuet montra infiniment de violence, et nulle délicatesse sur le choix des moyens de vaincre. Il tronqua des passages (voir Beausset), abusa de lettres confidentielles. D'autre part, Fénelon usa d'un stratagème, d'une ruse qu'une femme, ou un prêtre, pouvait seul imaginer; ce fut d'adresser à Bossuet une sorte de confession, qui, s'il l'eût acceptée, le liait, et, comme confesseur, l'obligeait au silence.

Tous deux, dans cette affaire, s'appuyaient du pouvoir royal. Bossuet directement dénonça l'affaire à Louis XIV, le poussa et le fit agir. Fénelon indirectement avait l'appui du roi d'Espagne, Charles II, qui justement sollicitait à Rome la canonisation d'une Guyon espagnole, sœur Marie d'Agreda. Cette béate avait été correspondante et conseillère du roi Philippe IV, et, à ce titre, vénérée par Charles II, son fils. Fénelon, obtenant de faire juger son livre à Rome, mettait le pape dans un grand embarras.

On comprend l'irritation de Louis XIV. Sorti de sa maison, et fait par lui la veille archevêque de Cambrai (ville espagnole encore et récemment conquise), Fénelon se trouvait marcher à peu près dans la voie des mystiques espagnols que soutenait Charles II. Cambrai n'était nullement une prélature ordinaire; l'archevêque était prince, et avait gardé sa justice à côté de celle du roi. Qu'arriverait-il, si cette importante ville frontière était assiégée, et que son prince évêque eût affaire à ces Espagnols avec qui il était d'accord dans un point si grave de foi?

Fénelon était soutenu par d'autres alliés encore, les ordres monastiques. Le grand ordre populaire de saint François, les Cordeliers, plaidaient à Rome pour leur sainte, Marie d'Agreda, et pour le quiétisme. Les Jésuites, qui voyaient ces doctrines si puissantes en Espagne, en Italie, dans tous les couvents catholiques, ne leur étaient nullement ennemis en France et favorisaient Fénelon.

L'ordre était bien malade, en parfaite débâcle morale. Démenti et déconsidéré, en sa mission, avili en Europe, au confessionnal, par ses pénitents mêmes, il subissait à Rome une violente révolution. Un nouveau général, l'Espagnol Gonzalès, voyant ce corps périr, s'enfoncer dans la boue, avait imaginé l'emploi d'un remède héroïque, de passer tout à coup de l'indulgence à la sévérité, d'interdire le probabilisme. Brusque revirement, impossible en pratique. Comment changer tous les confessionnaux, interdire aujourd'hui ce que l'on permettait hier?

Cela rompit partout l'unité de l'ordre. Les divisions cachées apparurent. Paris vit avec étonnement Jésuites contre Jésuites. Les Jésuites enseignants du grand collége (rue Saint-Jacques), et la majorité de l'ordre, en tête le P. La Chaise, étaient pour Fénelon, le quiétisme, la doctrine espagnole. Les Jésuites prédicateurs ou confesseurs de la rue Saint-Antoine, Bourdaloue et La Rue, etc., furent contre Fénelon, pour le roi et la cour, pour la doctrine française. S'ils n'eussent suivi le roi, ils perdaient tous leurs pénitents.

En juillet, août 97, le roi se porte à Rome accusateur de Fénelon, défend à celui-ci d'aller se défendre, et lui ordonne de rester à Cambrai. Le pape espère gagner du temps. Depuis cinq ans, il amusait l'Espagne par l'examen interminable de Marie d'Agreda. Il comptait amuser la France. Le 12 octobre 97, il nomme une commission pour Fénelon, laquelle, toute une année, reste en suspens, ne résout rien, et n'obtient nulle majorité: toujours six contre six.

Le P. La Chaise, par une lettre hardie, faisait entendre à Rome que le roi ne tenait pas à la condamnation. Le roi le sut et lui lava la tête. Les Jésuites, effrayés, firent le plongeon. Lorsqu'on doutait encore du parti qu'ils prendraient, leur P. La Rue, en chaire devant le roi, invectiva contre le quiétisme.

Le roi montra à Rome la même hauteur impérieuse que pour la condamnation de Molinos. Il ne s'arrêta pas à la longue comédie qui voulait lui donner le change. Il insista, il menaça. Le pape, poussé au pied du mur, condamna plusieurs propositions tirées des Maximes des saints. Coup cruel à l'Espagne, à Charles II, dont la sainte était frappée du même coup. Un mois avant cette condamnation de Rome, Fénelon à Cambrai avait déclaré sa soumission. Elle fut son triomphe. Il gardait avec lui tout le grand Midi catholique, et Rome même, qui n'avait agi que sous la pression de la France (1699).

Toute théologie était finie. Bossuet meurt peu après dans le silence et le désert. Il travaille, et il parle encore, mais personne n'écoute plus. Le jansénisme, épouvantail du roi, dans sa faible résurrection, ne dût son pâle éclat qu'à la persécution cruelle qui s'acharna aux os des morts, ruina Port-Royal. Mais il l'était déjà.

Le grand mouvement désormais était hors du quiétisme, hors du jansénisme. Tout cela était trop raffiné. Un pesant matérialisme remplaça les disputes. C'était la tendance invincible. Bossuet même, le meilleur de tous, dans ses lettres à la Cornuau, n'hésite pas à user de la très-charnelle poésie du Cantique des cantiques. Son serviteur et panégyriste, l'abbé Le Dieu, remarque que, dans ses Sermons, dans ses Heures, dans son Catéchisme, il dit en parlant de l'Eucharistie: «L'union corps à corps et esprit à esprit.» Les libertins, dit Le Dieu, n'y voyaient autre chose que ipsa copula, la plus sensuelle union (II, 308, 17 nov. 1705).

Ces tendances matérielles trouvèrent prise dans l'équivoque du Sacré-Cœur, du Cœur sanglant, du Précieux Sang et des Cinq plaies sanglantes.

En 1697, la cour de Saint-Germain, dès longtemps dans cette voie, pria la cour de Rome d'en faire l'objet d'un culte spécial, et elle obtint d'abord le culte des Cinq Plaies. Rome affecta de croire qu'en toute l'affaire du Cœur il s'agissait d'un objet symbolique (V. Tabaraud, et mon livre le Prêtre). Mais les Jésuites, ici et partout, avouèrent qu'il n'y avait pas de métaphore, qu'il s'agissait de la chair même.

Le mélange des Cœurs, agréable équivoque! le plus fécond principe des confréries qui fut jamais. Vers le milieu du siècle, ce mouvement avait commencé par une Marie des Vallées, adoratrice de la Vierge; ce fut d'abord le culte d'une femme pour le cœur d'une femme. À ce cœur de Marie, celui de Jésus fut ajouté après coup par un Anglais, Godwin, et l'oratorien Eudes, élève des Jésuites. Ceux-ci exploitèrent les deux formes. Mais, quoi qu'on fît, la Vierge, son cœur et son sang dominaient. Des religieuses, dans leurs hymnes, chantaient ce cœur de femme, comme une quatrième personne de la Trinité. Un manuel de Nantes dit expressément que Jésus, relique de la Vierge, et tenant d'elle toute tendresse, est naturellement au-dessous de sa mère (Grég., II, 69). La race féminine du christianisme, subordonnée longtemps, mais si vraie, si profonde, parut décidément, et pour ne plus être éclipsée.

Les deux cœurs font l'accord du Dieu femme avec un Dieu féminin, femme encore. En cela les deux n'en font qu'un. C'est le principe féminin s'aimant lui-même.

Cette révolution était propre au XVIIe siècle, au temps où les femmes régnèrent, et par trois longues régences, et dans les mœurs. Le premier des rois de l'Europe tenait conseil avec Colbert, Louvois, dans la chambre à coucher. Une femme, même laide, même âgée, une femme dont on ne voulait rien, était comptée, influait comme femme. Voyez dans Saint-Simon comment le très-mauvais ministre Pontchartrain est sauvé par la sienne.

Qu'était la cour de Saint-Germain, quand la reine d'Angleterre sollicita l'affaire du Cœur et du Sang? Elle avait la douleur de voir que le roi de France, qui lui avait montré un goût tout personnel et une sorte de chevalerie, était cependant obligé d'abandonner sa cause. Dans son plus intime intérieur, sa belle comtesse de Grammont la délaissait; un moment quiétiste, elle tournait au jansénisme, antipode des dévotions de Saint-Germain. La reine vivait alors d'une unique amitié et de plus en plus exclusive, celle d'une dame italienne qui lui avait sacrifié l'Italie, sa famille, l'avait suivie partout. Ne pouvant supporter de la voir debout à Versailles, quand elle était assise, elle sollicita, obtint pour elle le titre de duchesse, qui lui donnait le tabouret. Ces deux amies, n'ayant qu'un même cœur, durent grouper autour d'elles dans les confréries primitives et des dames de cour qui n'osaient se faire quiétistes, et, d'autre part, des Carmélites, des Augustines de Chaillot, qui depuis cinquante ans, étaient sous le patronage des reines d'Angleterre. Si celle-ci perdit trois royaumes, elle en fit un immense, en donnant l'essor à cette puissante machine religieuse qui n'avait que faire de doctrines. Adieu les systèmes; un emblème remplace tout; que dis-je, un emblème? une pièce de chair sanglante! la saignante réalité que l'on sent battre en soi, et dans laquelle l'amoureuse équivoque à volonté mettra son rêve.

La grande sainte populaire de cette religion, sœur Marie Alacoque, avait naïvement montré la commodité de l'emblème. Du premier jour où on lui donna pour directeur le jeune P. La Colombières, le Cœur sanglant, qui jusque-là lui montrait seulement ses noces avec Jésus, lui représente son cœur mêlé à celui du Jésuite. Un vaste champ se trouve ouvert à la dévotion sensuelle, et combien plus facile que la voie sinueuse et profonde du quiétisme!

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