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Histoire de France 1689-1715 (Volume 16/19)

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Toutes les sévérités du roi sont pour l'austère jansénisme ou le quiétisme, peu répandu. Le Parlement de Dijon condamne au feu un curé quiétiste de Bourgogne (1697). Des sœurs quiétistes sont mises à la Salpêtrière, dans l'égout des filles publiques. Grande rigueur. Comment la concilier avec l'aveuglement complet que le roi et les Parlements montrèrent pour les dévotions du Cœur sanglant, plus dangereuses encore.

Des moyens tout nouveaux d'étouffer les scandales sont pratiqués alors dans les couvents. Les religieuses commencent à saigner, médeciner les religieuses. Madame de Maintenon en fait même un devoir aux dames ou demoiselles de Saint-Cyr, dont un grand nombre, recrutant d'autres ordres, y portaient cette habileté.

Du reste, l'affaire de la Cadière, qui éclatera bientôt et révélera la brutalité des directeurs, fait comprendre pourquoi les pénitentes, rebutées, se rejetaient souvent vers les amitiés féminines, qui, dans leurs excès mêmes, semblaient plus délicates et leur répugnaient moins.

Vers la fin de Louis XIV, le gouffre des couvents devient plus absorbant et l'ennui y augmente. Toute vie morale y disparaît; même l'agitation radoteuse des disputes théologiques n'y occupe plus les esprits. La vie matérielle (qui le croirait après tant de fondations?) y est souvent très-misérable. En 1693, le roi permet aux couvents de demander de grosses dots aux riches héritières qu'on y jetait, pour concentrer les biens sur un frère, un aîné.

Que devenait la demoiselle, dans ce contraste extrême, passant du grand hôtel à la nudité de la cellule? Que devait-elle ressentir en voyant venir au parloir sa mère toujours mondaine, avec le cortége brillant de la femme à la mode, avec son amant, son abbé? La triste créature n'avait guère de refuge que quelque intimité de fille, quelque tendre amitié, sur laquelle on fermait les yeux. C'étaient partout l'Esther, l'Élise de Racine, souvent moins pures, moins éthérées.

Le mélange des cœurs, la guirlande des cœurs mêlés (c'est la forme ordinaire), l'union de ces guirlandes de cœurs sanglants, c'est, dans les couvents, dans le monde, le fait immense et presque universel où finit, sous Louis XIV, une religion de femmes.

Quatre cent vingt-huit confréries se trouvent créées en trente années.

CHAPITRE IX
OUVERTURE DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE
1700-1704

Dans les dernières années du siècle, l'Espagne et son roi moribond, Charles II, étaient préoccupés de deux grandes affaires, auprès desquelles la guerre comptait à peine. Tant de malheurs, tant de ruines, étaient choses secondaires. L'affaire capitale était celle du monde surnaturel, de l'enfer et du ciel, comme un drame de Calderon, où les anges et les diables tiraillent une âme agonisante.

D'une part, la Reine du ciel, la vraie divinité du siècle, la Vierge, avait-elle honoré l'Espagne entre les nations, parlé aux rois d'Espagne par Marie d'Agreda? Celle-ci était-elle une sainte?

D'autre part, ce royaume favorisé du ciel, pourquoi finissait-il, sinon par la malice du diable? Si le roi n'avait pas d'enfant, c'est qu'il était ensorcelé. Mais de qui venait ce charme infernal? On avait interrogé une possédée dont le démon disait que l'auteur de ce charme était un de ses confrères, un démon autrichien. Cette enquête, permise par un inquisiteur favorable à la France, fut condamnée ensuite par un inquisiteur favorable au parti de l'Autriche.

Ainsi, depuis longues années, un combat indirect et sourd se livrait dans cette pauvre Espagne pour savoir à qui elle allait tomber; combat dans la cour, dans l'alcôve et le lit du malade, combat sur sa personne même. L'Espagne, qui se voyait mourir, passer à l'étranger, priait, suppliait Charles II d'engendrer, de laisser un roi qui lui sauvât l'invasion, lui continuât sa vie nationale.

Ce pauvre Charles II, qu'on a trop méprisé peut-être, en proie aux étrangers, les voyant, de son vivant même, mettre sur son Espagne une main avide, se sentit Espagnol de cœur plus que ne l'avaient été ses aïeux, issus du Flamand Charles-Quint. Déjà son père, Philippe IV, avait été fort Espagnol, trop galant, mais dévot, sensible au mouvement d'art qui se produisit sous son règne, le roi de Calderon, le roi de Vélasquez, celui de Marie d'Agreda, la grande sainte d'alors. Il avait avec elle une correspondance que l'on a retrouvée depuis. Par elle, en dédommagement de tant de pertes (Portugal, Roussillon, Flandre, Açores, etc.), par elle il recevait les consolations de la Vierge. Elle en était la confidente, en écrivait l'histoire; l'ordre de Saint-François en elle avait trouvé sa sainte et conquis l'Espagne et le roi dans un féminin mysticisme qui eut des effets analogues à ceux de notre Sacré-Cœur.

Charles II fut un vrai Espagnol, victime de la France, spolié sur la terre, s'indemnisant au ciel. Même avant qu'il naisse, Mazarin s'arrange pour le ruiner. On commence à ourdir dans le traité des Pyrénées ce filet dont la trame occupe soixante ans la diplomatie. L'orphelin au berceau est volé par Louis XIV, son protecteur naturel, le mari de sa sœur, qui, par une chicane de procureur, lui escamote la Flandre. Il n'avait pas sept ans que les deux maris de ses sœurs, Louis XIV et Léopold, se mettaient à peu près d'accord pour le démembrement de son empire. Louis offrait à l'Autrichien l'Espagne et l'Amérique, en prenant l'Italie avec les Pays-Bas. La chose fut arrangée ainsi par un traité secret, dès 1668.

Nous avons raconté les longs malheurs de Charles II, la trahison qui livra à Louis XIV la Franche-Comté, la violence avec laquelle il lui prit en pleine paix des places aux Pays-Bas, la guerre de Catalogne. Ce n'est pas tout. La France le persécute à Rome, fait la guerre aux saints espagnols, forçant le pape d'enfermer Molinos, l'empêchant de canoniser la bienheureuse Marie.

Cette théologie espagnole, dans son amour de la mort et son goût du suicide, exprimait la société. L'abandon de soi-même, le salut par le désespoir, ces doctrines sont la voix réelle d'une nation agonisante. Plus de travail. Le peu qui restait de fabriques trouvèrent intérêt à fermer. Les nobles ne vivaient que de la vente de leurs meubles enlevés aux pays étrangers. Le roi mettait en gage ses joyaux, ses tableaux. Des couvents mêmes étaient réduits à engager des ornements d'église. Madrid offrait l'aspect d'un déménagement général, l'Espagne d'une succession ouverte avant le décès où déjà tout est à l'encan.

La race même penchait vers la mort. La sobriété fabuleuse des Espagnols, leurs jeûnes de dévotion ou de nécessité, la misère, l'ascétisme, avaient exterminé la vie. Drapés de noirs manteaux, ils n'étaient que des ombres. Charles II, vrai roi d'un tel peuple, ne marchait à cinq ans que soutenu; toute sa vie il fut à la lisière!

Une seule chose restait à l'Espagne, sa police, son cancer sacré qui semblait avoir absorbé toute vie nationale, l'Inquisition dominicaine. La place de grand inquisiteur, ce vrai trône d'Espagne, donnée un moment par la mère de Charles II au jésuite allemand Nithard, revint aux Espagnols et aux dominicains; mais pour flotter entre les étrangers, pour favoriser tour à tour les trois partis, France, Autriche et Bavière.

La France l'emporta en 1679. Charles II, âgé de vingt ans, épousa la personne qui semblait la plus propre à faire le miracle espéré, la vive et charmante fille d'Henriette d'Orléans. Toutes les grâces du ciel furent appelées sur ce mariage par un superbe auto-da-fé de cent dix-huit personnes (dont dix-neuf furent brûlées). Et cependant Louise d'Orléans ne devint pas enceinte. Son mariage avec un malade, doux et bon, mais scrofuleux, et qui tremblait de fièvre dès que se fermaient ses scrofules, la remplit de mélancolie. Elle se consolait avec une Française, Olympe Mancini, la mère du prince Eugène, au service autrichien. On crut que cette mère empoisonna Louise, et fit à Vienne, par un si grand service, la haute fortune de son fils.

On revint à une Allemande. Charles II épousa une princesse de Neubourg. Elle pouvait avoir deux influences. Elle était de la maison de Bavière, ennemie de l'Autriche, mais d'autre part sœur de l'impératrice, donc, en rapport avec l'Autriche. Pour qui se déciderait-elle? C'était la question. Ce que la France craignait le plus, c'était qu'elle ne fût pour l'Autriche, et qu'on ne vît renaître par l'union de l'Espagne et de l'Allemagne l'épouvantable empire de Charles-Quint. Le confesseur du roi Froilan et le cardinal Porto-Carrero, partisans de la France, imaginèrent l'ensorcellement pour tuer le parti de l'Autriche. Ils s'étaient fait autoriser à consulter le diable par un grand inquisiteur qui était de leur parti. Il mourut, et son successeur poursuivit Froilan sous le prétexte de la consultation, mais en réalité pour une affaire plus sérieuse, une audacieuse tentative de réformer l'Inquisition.

Fait extrêmement important, dont l'histoire n'a pas tenu compte. Pour l'apprécier, reportons-nous plus haut, et formulons d'un mot tout le destin de cette grande nation: L'Espagne, née de la croisade, a été le martyr du catholicisme. La croisade, l'ambition de convertir la terre, la folie de sauver le monde par la victoire et l'épée à la main, déversa ce peuple hors de lui, le perdit au dehors. Un aveugle désir d'épuration religieuse le perdit au dedans, lui fit supporter la cruelle machine où s'est exprimé le plus fortement le génie catholique, la police de l'Inquisition. De là encore, ces sacrifices immenses où l'Espagne, se mutilant, chassa le commerce (les Juifs), chassa l'agriculture (les Maures).

Cependant la noblesse innée du génie espagnol, un certain sens de justice héroïque qui est dans le peuple du Cid, lui conservait une ressource contre sa passion, sa folie religieuse. Toujours le Conseil de Castille, toujours les légistes espagnols luttèrent et contre les désordres cruels qui exterminèrent les Indiens, et contre la tyrannie intérieure de l'Inquisition. Les règlements les plus humains, les plus minutieux, furent faits, hélas! en vain, pour sauver l'Amérique. D'autre part, à leur grand péril, les mêmes hommes, sans se décourager, posèrent courageusement la loi nationale contre ce monstre sacré qui pouvait, en revanche, les saisir un à un, et, sous un vain prétexte, peut-être les enfouir dans un in pace éternel.

C'est l'Inquisition elle-même, en ses archives, qui a fourni la preuve de ces résistances de l'Espagne. Llorente, secrétaire de l'Inquisition (chap. XXVI, XXXIX), a donné, d'après les pièces, l'authentique histoire et des abus et de la lutte. On y voit que la tentative de réforme qu'on fit sous Charles II, plus sérieuse que les précédentes, était confiée à une Grande Junte, tirée des principaux corps de l'État. Elle n'entreprit pas moins que l'affranchissement du pouvoir civil.

La chose était fort dangereuse. L'Inquisition avait pour elle une armée de canailles, un mystérieux empire de terreur populacière. Elle avait, outre ses domestiques, commensaux, parasites, outre ses officiers, geôliers, bourgeois, un monde ténébreux, en toute classe et tout métier, ses familiers, espions, recors. On voulait l'être pour se faire redouter. Malheur à celui qui ne parlait pas chapeau bas au laquais d'un inquisiteur, ou qui, dans les marchés, ne donnait pas au familier ses meilleures denrées à vil prix. Il risquait le cachot.

Ces cachots étaient si horribles, que beaucoup aimaient mieux la mort. Une fois là, on pouvait languir à jamais. Nulle forme de justice. Relâché, on restait noté, entaché, soi et les siens incapables d'emplois.

La Grande Junte osa rappeler que cette monstrueuse justice de l'Inquisition en matière civile n'avait nulle origine que la tolérance royale. Elle entreprit de faire rentrer ce fleuve de mort, si épouvantablement extravasé, dans ses limites naturelles, la justice en matière de foi. Elle demanda deux choses: que les personnes arrêtées pour causes étrangères à la foi fussent mises dans les prisons du roi, et que, si l'Inquisition agissait par voie de censure, on pût s'en plaindre comme d'abus aux cours royales, qui prononceraient. En résumé, le suprême droit d'appel eût été donné au juge laïque.

Il est touchant de voir cet infortuné Charles II, malgré toute sa dévotion, s'imposer cet effort de justice et autoriser une enquête si hardie. On s'en prit à son confesseur. Le grand inquisiteur fit examiner son affaire de diablerie par cinq théologiens, qui soutinrent courageusement qu'il n'y avait pas lieu à poursuivre. Cependant, fort peu rassuré, il se sauva à Rome.

Llorente dit qu'on soupçonna que Charles II, dans sa perplexité de conscience sur le choix d'un successeur, fit lui-même passer son confesseur à Rome pour consulter le pape. Le vieil Innocent XI (Pignatelli), qui se sentait aussi mourir, répondit en vrai Italien qui voulait sauver son pays des Allemands; il lui dit qu'en conscience il devait choisir un Français.

Les tergiversations de Charles II étaient bien naturelles. Le jeune prince de Bavière, qu'il eût préféré, et qui eût été accepté de l'Europe, mourut à propos pour l'Autriche, et on le crut empoisonné. Restaient le Français, l'Autrichien, l'ennemi de l'Espagne et son perfide ami.

L'Autriche ne pouvait lui donner nul espoir de résurrection. Tyrannie furieuse de Jésuites et de Capucins, baignée du sang de la Hongrie, rude, grossière, roturière pour les nobles nations du Midi, elle était la barbarie en pleine Europe. Toujours sauvée par l'étranger (Sobieski, Eugène), elle n'en était pas moins sottement insolente. Son ambassadeur, Harrach, avait une petite armée de garnisaires allemands qui occupaient Madrid, devant le roi mourant. Il bravait tout le monde, même la reine, appui de son parti. Pour comble, le grand inquisiteur, ami de l'Autriche, arracha au mourant un ordre d'enlever à Rome ce confesseur anti-autrichien qui s'y était réfugié. Il le traîna militairement de prison en prison, et, malgré le conseil de Castille, malgré l'Inquisition elle-même, le tint enfermé à Madrid.

Telle était l'insolence du parti autrichien. D'autre part, le parti français ne devait guère donner d'espoir. La France s'affaissait elle-même. Le roi français, Philippe V, ne reprit nullement la réforme tentée sous Charles II. Il s'allia avec l'Inquisition, y chercha un soutien, fut son indigne serviteur.

L'Espagne, en 1700, se serait amendée, peut-être, si elle eût pu rentrer en soi; si, soulagée du gigantesque empire qui la tenait hors d'elle-même, elle eût été forcée de revenir à l'exploitation de son sol et de sa nationalité. Ces grands empires qui sont, au fond, des crimes, sont aussi la punition des hommes qui les créent. Pourquoi la Russie, la vraie Russie de Moscou, ne peut-elle exister, pourquoi reste-t-elle dans un incurable néant? C'est qu'elle est un empire, la violation de trente nationalités. Il faut savoir mourir, guérir de son iniquité. Si l'Espagne eût alors perdu ses possessions extérieures, elle ne fût pas demeurée une noble nation de fonctionnaires, de parasites, et de valets. Mais les quelques familles, où l'on prenait les vice-rois de Naples, de Milan, de Lima, une douzaine de grands d'Espagne s'entendirent pour sauver, non pas la nation, mais l'empire qui leur profitait. À l'Autrichien, trop éloigné, trop lent, ils préférèrent le plus proche voisin dont les armées arrivaient de plain-pied. Il est vrai que c'était le très-mauvais voisin qui avait martyrisé Charles II, le plus puissant voisin et le plus dangereux. N'importe, ils le choisirent, en première ligne, et, s'il refusait, l'Autrichien.

Une famine qui régnait à Madrid, et dont on accusait le parti allemand, avait exaspéré le peuple. La reine eut peur, et surtout peur pour une amie qui la gouvernait et qu'elle aimait uniquement. Pour la faire échapper avec ce qu'elle avait volé, la reine obtint de l'ambassadeur autrichien qu'il renverrait ses soldats allemands. Cela facilita la chose. Charles II, en pleurant, céda à ce qu'on présentait comme la voix du peuple et le devoir de la conscience. Il testa pour un petit-fils de Louis XIV, qui renoncerait à la couronne de France. S'il refusait, l'Espagne passait au frère de l'Empereur.

La chose faite, il la regrettait, mais il mourut un mois après (novembre 1700).

Le roi de France, qui n'avait pas osé espérer ce grand sacrifice de Charles II, avait fait la démarche modérée, raisonnable, de s'entendre d'avance avec Guillaume sur l'empire espagnol. Tous deux voulaient la paix. Le roi se sentait vieux et la France épuisée; il écoutait les craintes, si naturelles de madame de Maintenon, du duc de Beauvilliers. Guillaume, malade et poitrinaire, était bien plus malade encore des aigreurs de son Parlement. Après le traité triomphant, qui l'avait mis si haut, il n'en trouvait pas moins d'incurables difficultés avec des partis mercenaires qu'on ne menait que par l'argent, et qui, payés, n'en aboyaient pas moins. L'Angleterre corrompue avait été sauvée réellement par la Hollande, par Guillaume et par ses amis, et maintenant elle persécutait Guillaume pour chasser ses sauveurs. Dans cette situation, on s'entendit. Louis XIV, non-seulement renonçait à la succession générale, mais réduisait la part qu'il avait ambitionnée en 1668. Il ne demandait plus ce qui eût alarmé l'Angleterre, les Pays-Bas. Il voulait la Savoie et Nice, quelques ports de Toscane, les Deux-Siciles. Possessions de grand avenir, si l'on ressuscitait l'Italie maritime, mais alors misérables; les Siciles n'étaient qu'une ruine.

Le testament inattendu de Charles II, tombé tout à coup à Versailles (8 novembre 1700), fit regretter ce sage arrangement. Le traité de partage qu'on venait de signer avantageait la France, lui donnait des frontières, fortifiait sa marine; mais il ne faisait rien pour la famille royale. Toute cette famille, de cupidité ignorante et de sotte gloire, mordit à la pomme d'or. La plus hardie à parler fut la petite princesse de Savoie, qui, en 97, avait été le gage de la paix avec son père, et dès lors mariée, quoique enfant. Elle menait toute la cour par sa gaieté, son charme, son apparent abandon, plein de ruse. Madame de Maintenon, qu'elle appelait ma tante, croyait l'élever, et s'imaginait la tenir parce qu'elle en était caressée. Elle restait purement et profondément savoyarde, et ne songeait qu'à la grandeur de sa famille. Dans cette affaire déjà, elle entrevit pour sa sœur le plus grand mariage du monde, celui du roi d'Espagne, et dit, avec sa feinte étourderie: «Le roi serait bien sot s'il refusait l'Espagne pour son petit-fils.»

Ainsi la glace fut rompue. Toute la cour alla dans ce sens. Toutes les ambitions s'éveillèrent. Pas un qui ne se crût déjà vice-roi des Indes. On connaissait le roi père avant tout; on pensait qu'il suivrait sa gloire. Louville, le confident du jeune roi d'Espagne, qui nous donne le seul tableau vrai de ce moment, dit que, dès l'origine, l'acceptation paraissait résolue par le roi. Les seuls qui gardaient le bon sens, la vieille madame de Maintenon et le maladif Beauvilliers, voyaient avec terreur qu'on se lançait dans l'épouvantable aventure qui engloutirait tout. Il y eut plus d'une conférence, où deux jeunes ministres, Barbezieux et Torcy, osèrent argumenter contre celle qu'on craignait tant, hardis de lâcheté, de flatterie pour le Dauphin et le roi même. Barbezieux la poussa de raison en raison, et tellement, qu'elle fut obligée de lui rappeler qu'elle était une femme, et cria: «Au secours!» Elle fit, dit Louville, une très-belle défense; dit au roi qu'il se trompait fort s'il croyait que la parenté dût assurer à la France une alliance éternelle de l'Espagne. M. de Beauvilliers parla comme un sage et un saint, en appela au cœur et à la conscience du roi, lui fit scrupule sur l'incroyable barbarie de recommencer la guerre, et contre toute l'Europe, avec cette pauvre France, blême, amaigrie, étique, et qui n'avait plus que les os. Le roi eut un moment d'honnêteté, de charité, de vraie religion. Il repoussa le démon tentateur qui venait pour perdre son âme, mettre à ses pieds les royaumes de la terre. Il refusa le testament (V. les pièces recueillies par M. Mignet, et citées par M. Moret).

Que devenait l'ambition de la cour et de la famille? Une conspiration universelle s'était formée d'elle-même pour l'acceptation, et elle était dans l'air. Le Dauphin, à trente ans, déjà si près du trône, était craint des plus raisonnables. Il eût fallu bien du courage pour se mettre en travers et braver sa rancune. Dans un dernier conseil, tenu chez madame de Maintenon, il n'y eut d'appelé que le chancelier Pontchartrain, M. de Beauvilliers, et Torcy, chargé des affaires étrangères. Torcy reproduisit tous les arguments pour l'acceptation. Les raisons principales furent celles-ci: Il prétendit que l'on n'avait pas à choisir entre la guerre et la paix, mais entre la guerre et la guerre. Détestable raison. Avec le traité de partage, la France demandant peu, et n'effrayant personne, n'aurait eu qu'une guerre partielle; mais en réclamant tout, elle jetait le défi à l'Europe, l'obligeait pour sa sûreté de lui faire une guerre universelle et d'extermination.

Il prétendait aussi que, quand même la France serait si modérée, l'Angleterre et la Hollande s'uniraient encore à l'Autriche. En quoi il se trompait certainement: les deux puissances maritimes regardaient alors vers les Indes, le commerce et la contrebande d'Amérique et d'Asie; on était sûr d'avance qu'elles seraient ennemies du maître des Indes, quel qu'il fût, donc, ennemies de l'Autrichien, ennemies d'un nouveau Charles-Quint, qui, avec l'Espagne et les Indes, aurait les Pays-Bas, aurait Anvers contre Amsterdam et Londres. Sans doute, le préjugé anglais était contre la France, mais l'avarice anglaise aurait été contre l'Autriche.

Torcy parla avec l'assurance, l'éloquence et le flot d'un homme qui se sent soutenu. M. de Beauvilliers, accablé (et fort malade des entrailles), fit encore un effort pour la France et le pauvre peuple. Le chancelier, prudent (entre le Dauphin et madame de Maintenon), n'osa se décider, biaisa, s'en rapporta à la sagesse du roi. Avant le roi, le Dauphin devait parler, et il le fit d'une manière qui saisit tout le monde.

Personne n'en tenait grand compte jusque-là. Il n'y a pas mémoire d'une plus lourde créature. Ses portraits sont d'un Autrichien blondasse; c'est la graisse de Marie-Thérèse, mais fort sanguine, apoplectique. Il mourut dignement pour s'être crevé de poisson.

Ce pesant fils d'une pesante mère dit que, par elle, l'Espagne était son bien, qu'il consentait, pour la paix de l'Europe, à la donner à son second fils, qu'il n'était pas disposé à en céder à nul autre un pouce de terre. Tout cela adressé au roi avec respect, mais d'un visage rouge, enflammé, violent; et le dernier mot colérique, à intimider tout le monde.

«Et vous, Madame, dit le roi, que pensez-vous de tout ceci?» Elle fit la modeste, ne voulait plus parler. Mais le roi le lui commandant, elle divagua, se mit à louer monseigneur le Dauphin, et enfin ne résista plus.

Le roi dit: «À demain. La nuit porte conseil.» Elle avait une nuit encore, pour tenter un effort. C'est là le moment de l'épouse (V. madame de Coligny), ce moment où l'autre nous-même, pur, réservé, moins troublé par la vie, peut ramener l'homme égaré, lui retrouver la vraie lumière du ciel. Treize ans de guerre universelle, plusieurs milliards de banqueroute, plusieurs millions de vies humaines qui vont périr de misère et de faim, tout dépendait de cette heure (11 novembre 1700, entre dix et onze heures du soir). La responsabilité de madame de Maintenon était immense. De même qu'elle se laissa arracher son avis écrit pour la Révocation, elle céda, se soumit pour la Succession. Elle envisagea l'avenir, le Dauphin demain roi. Elle considéra le roi même qui resterait chagrin contre elle si elle réussissait à lui sauver une faute qu'il désirait commettre. Quelle prise elle eût donnée à la famille pour l'accuser tous les jours en dessous, la miner! Au contraire, si, après avoir honnêtement résisté, elle se soumettait et se lavait les mains des conséquences, les malheurs infinis qui devaient arriver de moment en moment témoigneraient de sa sagesse.

À vrai dire, avec un tel roi, de telle nature, et, par sa longue vie, mis sur une telle pente, il y avait fatalité. Il était entraîné du torrent de la cour, des cupidités éveillées, entraîné des caresses exigeantes de ses enfants, serf de la chair, de son instinct de bestialité paternelle. L'aveuglement sauvage du plaisir de génération reste non moins sauvage dans l'amour furieux des pères pour leurs petits. Ils diraient: «Périsse le monde!» Qui luttera contre la nature à ce moment? L'épouse âgée, bien froide désormais, de peu d'ascendant sur les sens, pouvait-elle ce qu'à peine eût osé une jeune maîtresse? Pouvait-elle risquer un attachement d'estime et d'habitude contre cette passion profonde, aveugle de la paternité, plus forte encore chez le vieillard par le déclin des autres? Elle avait vu pour les bâtards l'infirmité du roi. Pour les doter, il eût fait la France mendiante. Il fit plus pour les légitimes; il la joua à croix ou pile, et l'aventura d'un seul coup.

Le plus terrible encore, dans cette folie colossale, c'est qu'elle fut faite sottement. Les belles grandes folies héroïques ont cela que la passion leur éclaircit la vue et les conduit si bien dans l'exécution de la chose, que la plus hasardée a les effets de la sagesse. Mais les folies du radotage sont plus sottes encore d'exécution qu'elles n'étaient insensées d'idée. La première chose, ici, que fait le roi, c'est d'outrager l'Espagne. En acceptant le testament, il le viole en cette cause essentielle et sacrée: que la France et l'Espagne ne pourront être réunies. Il fait publiquement enregistrer au Parlement les lettres qui réservent au petit roi de pouvoir succéder à la couronne de France. Bel avenir pour l'Espagne d'être une province française! D'aujourd'hui même il semble la croire telle. Il obtient de son petit-fils l'ordre aux gouverneurs espagnols d'obéir à tout ce qui sera ordonné de Versailles! Enfin, au moment où l'on choisit Philippe V pour éviter le démembrement de l'empire espagnol, il essaie de le démembrer et de voler son petit-fils, stipulant, comme indemnité de guerre, une cession future des Pays-Bas!

La profonde ignorance où Versailles était de l'Europe, laissa ce cabinet aveugle sur ce qui aurait fait sa meilleure chance. Une grande révolution avait lieu à cette heure, dans le commerce et dans les habitudes. La ruine de Colbert et la Révocation avaient fait l'Angleterre, la Hollande manufacturières. Elles vendaient par ruse ou par force dans l'immense empire espagnol. La contrebande animait leurs fabriques. D'autre part, leur marine gagnait tout ce qu'elle voulait à rapporter, à vendre ici ce qui devenait le premier besoin de l'Europe, les stimulants de l'Équateur, le sucre, le tabac, le café. Tari d'idées, à sec, on buvait d'autant plus. On amusait le cerveau par l'ivresse, lucide ivresse du café, rêveuse ivresse du tabac. Besoin impérieux; toute politique y eût cédé. Si la France donnait carte blanche là-dessus aux deux puissances maritimes, elle engourdissait leur orgueil, les frappait de paralysie. Et la France elle-même, qui est pour elles un pays du Midi, les fascinait encore par le besoin croissant du vin, de l'eau-de-vie, de l'alcool, ce nouveau roi du monde. L'Angleterre frémissait d'une guerre qui lui fermait le Bordelais, et la condamnerait à l'empoisonnement du Porto (Hallam, chap. XVI). Deux partis existaient à Londres. Les amis de la vie, médecins, sages docteurs, membres considérés de l'Église anglicane, tenaient pour le bordeaux et pour la paix. Les militaires, pour les liqueurs, les esprits, le feu concentré. Marlborough marchait avec cela, et il en donnait galamment à Villars, son ennemi. Villars, de son côté, sans pain, en plein hiver, galvanisait sa misérable armée avec de l'eau-de-vie.

Le roi ne savait rien et ne comprenait rien. Il jeta l'Angleterre, la Hollande, dans le désespoir, en voulant leur fermer le paradis du Sud, leur refusant l'entrée de l'empire espagnol. Notez que c'était pour lui-même qu'il en voulait le plus lucratif. Il fit donner à une compagnie française la fourniture des nègres (assiento), que convoitaient les puissances maritimes.

Le sage roi, par tous ces moyens, créait dans tous les ports du Nord, dans les cabarets des marins, dans les comptoirs, dans les fabriques, une furie de guerre qui n'y existait nullement. Ils crurent finie la grasse vie à cinq repas par jour que leur faisait le commerce interlope, s'imaginèrent n'en faire que quatre, et se sentirent affamés.

À cette irritation, il ajouta l'outrage, la peur même de l'invasion.

Les Hollandais tenaient du roi d'Espagne l'autorisation de garder certaines places des Pays-Bas qui les couvraient eux-mêmes. Ils appelaient cela leur barrière.

Leurs garnisons dormaient là fort tranquillement n'y étant que par Charles II, dont l'héritier ne pouvait guère, ce semble, méconnaître la volonté. Un matin (6 février 1701), le gouverneur du pays, électeur de Bavière, notre ami, nous ouvre ces places; les Hollandais s'éveillent prisonniers. C'était une fort belle armée de vingt mille hommes. La Hollande et Guillaume même, n'étant pas prêts, ont l'humiliation de reconnaître Philippe V.

Guillaume était mourant. Épuisé et phthisique, les jambes ouvertes, il était averti par ses médecins; il l'était par Fagon, qu'il avait fait consulter sous un nom supposé, et qui avait répondu que le malade n'avait pas un an à vivre. Il l'employait stoïquement, cette année, à réveiller l'Angleterre et l'Europe par le sentiment du péril. Avec tout cela, son Parlement avait si peu envie de faire la guerre qu'il punit une pétition belliqueuse du comté de Kent (18 mai 1701), mit les pétitionnaires en prison. Il fallait que Versailles, à force de sottises, parvînt à se faire faire la guerre.

Jacques étant mort (12 septembre 1701), sa veuve et madame de Maintenon obtinrent qu'on reconnût son fils. Démarche fatale aux Stuarts. L'Angleterre défiée ainsi, brutalement secouée dans son demi-sommeil, se mit enfin debout, les poings crispés. Elle refit au prétendant papiste l'échafaud de Charles Ier. Le Parlement le condamna à mort. Le premier acte de la reine Anne, qui succède à Guillaume, est la déclaration de guerre (4 mai 1702).

CHAPITRE X
GUERRE DE LA SUCCESSION D'ESPAGNE
1702-1704

La guerre, c'est le nom propre du vrai roi d'Angleterre, Marlborough, qui va, sous la reine Anne, gouverner et combattre. La guerre, le nom d'Eugène, l'épée, l'âme meurtrière de l'Autriche. Deux sinistres figures, mais d'effet redoutable. Le bel Anglais, dans un tableau du temps, avec de nobles traits, a le teint trouble et faux qui dénonce les âmes fangeuses. Eugène, à trente-huit ans (V. Musée d'Amsterdam), dans son visage indéfiniment long, ses longues et pâles joues flétries, est comme le fantôme d'un vieux prince italien. On en ferait de mauvais rêves. Sa mère, l'empoisonneuse, sa jeunesse avilie (V. la Palatine), sont rappelés dans le gris équivoque, malpropre, de la face. Mais les yeux parlants et le front illuminé, la bouche ardente, le souffle des narines, révèlent puissamment un esprit. Esprit sans âme. Il était fort lettré, artiste en fait de guerre, et poète sur le champ de bataille, un fin connaisseur italien dans ces grands tableaux de tuerie. En plein carnage, calme comme aux musées, il observait, et faisait voir aux siens les effets fantastiques, le pittoresque de la mort, en goûtait la sauvage horreur.

Ni l'un, ni l'autre, n'eut le froid sublime de Turenne, son pur génie mathématique. S'il faut le dire, ces deux hommes de guerre eurent avant tout l'esprit de ruse; ils furent des intrigants d'abord, et non pas des plus élevés. L'Anglais, vendu aux juifs, fut l'homme de la bourse de Londres. Eugène organisa aux colonies frontières l'instrument machiavélique, le poignard de l'Autriche, qui, retourné contre les peuples, perpétua ce monstre, cette Babel impériale.

Il est plaisant de voir ce que Versailles opposait à ces deux exterminateurs. Tous pauvres gens de bien, créatures médiocres de madame de Maintenon. La place du féroce Louvois était tenue par l'agneau Chamillart, un bonhomme incapable de faire aucun mal à personne. Il était si adroit à la guerre du billard que le roi judicieusement le fit ministre de la guerre. Il avait d'ailleurs ce mérite d'avoir arrangé les affaires entre les Chevreuse et Saint-Cyr, dont les terres se touchaient. Pourquoi n'eût-il pas arrangé les affaires de l'Europe? Les généraux de Chamillart, dignes de lui, ne ressemblaient en rien à ce dangereux Luxembourg de Steinkerque et Fleurus, c'étaient des gens paisibles.—Marsin, homme du monde fort léger, mais dévot, ami de Fénelon et de M. de Beauvilliers.—Tallart, esprit doux, fin, gracieux, nullement incapable comme intendant d'armée, mais myope, hanneton qui se heurtait à tout. Ces généraux, modestes autant que malheureux, avaient leurs défaites écrites déjà sur le visage. En regard, au contraire, mettons deux très-beaux hommes, têtes vides et légères que la cour admirait, dont raffolaient les dames: le favori de Chamillart, la Feuillade, qui devint son gendre, et Villeroi, ami de madame de Maintenon, tellement agréable au roi, qu'un jour il s'avança jusqu'à l'appeler «mon favori.» Ces deux fats, adorés et de tous et d'eux-mêmes, étaient précisément les deux hommes qu'Eugène et Marlborough eussent demandés pour adversaires, si on les avait consultés.

La France avait pourtant un très-capable général, vainqueur naguère à Staffarde et Marsaille, le sage et ferme Catinat. Il ne fit rien, ne put rien faire ni en Italie ni en Alsace. Nos anciennes armées avaient fondu, et il n'avait que des recrues contre les vieux soldats d'Eugène. Son inaction désespérait le roi qui voulait des batailles. L'état du matériel les eût rendues fort dangereuses. Sur le Rhin, la moitié de l'armée manquait de fusils (Villars). En Espagne, M. de Tessé avait de vieux canons qui à chaque instant éclataient et ne tuaient que leurs canonniers.

On avisa que pour chauffer ce sage et trop vieux Catinat, il fallait un jeune homme. On envoya le bouillant Villeroi, qui n'avait guère que soixante ans. On était sûr du moins qu'avec celui-ci on aurait du nouveau. Et, en effet, du premier coup, Villeroi se fit prendre. Il était dans Crémone, si peu, si mal gardé que, dans une nuit d'hiver (1er février 1702), le prince Eugène eut le temps d'entrer par un égout et de faire entrer cinq mille hommes. La garnison dormait et dormait aussi Villeroi. Un régiment, par grand hasard, s'était levé pour passer une revue; il voit les Autrichiens sur la place, fait une décharge. La garnison s'éveille. Villeroi descend, sort, est prisonnier. Heureux événement. L'armée sans général ne s'en battit que mieux de rue en rue. Elle coupa le pont qui allait amener encore huit mille hommes à Eugène. D'un clocher, avec désespoir, il vit Crémone perdu, et partit assez vite. On mangea son dîner, avec des risées pour Eugène et des risées pour Villeroi.

Cent chansons en furent faites, et beaucoup excellentes. L'ami du roi eut le mérite de ressusciter notre verve. Le grand recueil de Maurepas témoigne de cette révolution. Aux dernières années du siècle fini, nulle chanson que des impromptus graveleux ou de matières grasses, comme les petites pièces ordurières de madame la Duchesse. En 1702, Villeroi a ranimé l'esprit frondeur. Par lui, la chanson politique recommence. Cette muse est Renée de Crémone.

Ainsi du premier coup, Eugène eut l'ascendant. Il nous eût pris la grande place de Mantoue si les pluies et les boues n'avaient retenu ses canons. Tout l'hiver, nos recrues furent poussées par les Alpes pour compléter l'armée qu'on voulait faire supérieure à tout prix. On avait envoyé Vendôme pour débloquer Mantoue, pour préparer une belle campagne au petit roi d'Espagne, qui devait y venir, et pour dominer, entraîner notre allié douteux, le Savoyard. Celui-ci double d'intérêt, encore plus de nature, était notre beau-père; il était au cœur de Versailles par sa fille adorée, cette petite fée, la duchesse de Bourgogne, qui savait tout, lui disait tout; mais cela ne l'empêchait pas d'être en bons termes avec le prince Eugène (de Savoie), son parent, qui, disait-on, au fond, était excellent Savoyard.

Une intrigue, fort bien menée entre Turin et Versailles, avait dupé le roi, lui avait surpris son aveu pour le mariage d'une sœur de la duchesse de Bourgogne avec le jeune roi d'Espagne.

Celle-ci avait adroitement caressé, aveuglé madame de Maintenon. Le roi n'eut pas plutôt consenti qu'il le regretta.

Le plan très-dangereux du Savoyard était, par cette petite fille, pleine d'esprit, et d'un rusé courage pour l'intérêt de la famille, d'obtenir qu'il fût seul en Italie le général de l'Espagne et de la France, qu'il eût nos armées dans sa main. Là, à son aise, il eût fait ses marchés, balancé les avantages des deux partis. L'Autriche lui offrait le Montferrat, même un morceau du Milanais. Il aurait fallu que la France, contre un pareil appât, lui offrît un royaume (la Lombardie, la Couronne de fer?). La petite venait pour réaliser sur l'Espagne la fable du Lion amoureux, qui se laisse couper griffes et dents.

On lui avait ôté ses dames piémontaises, mais pour lui donner la pire intrigante de l'Europe, madame des Ursins, une Française, qui avait toujours traîné à Rome, vieille maîtresse des cardinaux, des d'Estrées, des Bouillon, galante à soixante ans, admirable pour la pervertir, la rendre encore plus dangereuse.

La petite avait treize ans, lui dix-sept. Deux enfants.

Leurs enfantillages vont faire le destin de l'Europe. L'Espagne, en de telles mains, sera le terrible embarras, le fléau de la France, et toutes deux, s'il ne vient pas un miracle, vont rouler ensemble à l'abîme. Notons donc bien ces choses puériles, ces misères de nature. Comment les mépriser, puisqu'elles décident de la vie, de la mort des nations?

Saint-Simon, qui écrit trente ans après, a tout défiguré. Il faut en croire Louville, qui y était, en croire Philippe V, qui se confia à cet ami d'enfance, en croire son confesseur, le P. Daubenton, qui donne les plus secrets détails. (Louville, I, 207; II, 98, 99.)

La rencontre eut lieu à Figuières (3 novembre 1701). Le roi, qui croyait avoir une femme, se trouva avoir une enfant. C'était une toute petite fille qui grandissait. Elle était vive et jolie, très-blanche, trop même (elle était scrofuleuse); mais elle n'avait pas le goître commencé de la duchesse de Bourgogne. Elle en avait la grâce et la facilité. Ces filles d'Amédée savaient tout en naissant. Celle-ci, emportée, se dominant moins que sa sœur, avait au moindre mot un torrent d'éloquence et de passion. Grand fut l'étonnement du jeune homme, quand cette intrépide poupée se mit à discourir bride abattue, comme un vieux politique, et fit ses conditions.

Elle avait beau jeu. Il avait été élevé, non pour régner, mais pour obéir, céder toujours (à son aîné, le duc de Bourgogne). Il avait du sens, du courage, de la vertu, mais une timidité extrême, et il semblait muet comme un poisson. Il paraît que la petite fille lui débita sa leçon de Turin, voulut le lier, l'engager à remettre tout à son beau-père. Chose impossible. Philippe V arrivait plein encore du respect, de la crainte de son grand-père Louis XIV, et il n'osa promettre rien.

On avait cru tout emporter d'assaut, pensant que le jeune homme, d'un tempérament exigeant, impérieux, ne pourrait disputer. Mais deux choses le soutinrent: d'abord l'enfant n'était pas une femme, puis déjà il en avait une.

Une chanson, qu'on chantait à Versailles (collection Maurepas, X, 35), nous apprend que le frère cadet de Télémaque était accompagné en Espagne de la fille de sa nourrice. Philippe, sans cela, aurait été très-sérieusement malade. On eut même dispense que pour Louis XIV enfant. Cette fille suivit le roi avec sa mère et son père. Le père, huissier du roi, fut (pour cela, sans doute), haï des grands, et même, un jour, outrageusement battu. (Louville, I, 290.)

D'autre part, le confesseur, le P. Daubenton, sut et dit à Louville que la petite princesse, si précoce de langue et de tête, était absolument retardée pour le reste, à peu près inutile. Elle ne devint femme que deux ans après; il fallut encore trois ans de plus pour qu'elle pût avoir un enfant.

Mariage sans mariage. Vrai désespoir pour le jeune prince honnête, qui, dès ce jour, n'avait plus de maîtresse et n'avait pas d'épouse.

Philippe V tomba dans la plus noire mélancolie. Ceux qui étaient contraires au mariage de Savoie écrivirent à Versailles qu'il était illusoire. On consulta deux théologiens, le P. La Chaise, et Godet-Desmarais, l'homme de madame de Maintenon. Ils étaient trop prudents pour déplaire à la duchesse de Bourgogne, sœur de la reine d'Espagne. Ils dirent que le temps, ce grand maître, remédiait à toute chose, confirmèrent le mariage, condamnèrent Philippe V à perpétuité. (Louville, II, 99.)

Victor-Amédée, toutefois, crut que l'affaire était perdue, que Philippe aurait d'autres femmes, et que la reine enfant serait sans influence. Dès le 5 janvier 1702, il traita avec Eugène, sans se déclarer encore ouvertement, afin de le mieux servir contre nous. On le soupçonna à Versailles. Louis XIV, faisant passer Philippe en Italie, ne permit pas à la petite reine de le suivre. Par suite de la même défiance, en payant fort le Savoyard, on le tint hors de notre armée, pour qu'il ne vît pas de trop près nos mouvements. L'étiquette espagnole servit à cela; devant le roi d'Espagne, il n'eut qu'un tabouret, non le fauteuil royal (objet de son ambition).

Le roi avait pour général Vendôme, soixante mille Français, deux mille Espagnols. Il parut ferme et brave. Avec cela, peu de succès. Si Vendôme eut la chance, avec son jeune roi, de battre les Impériaux dans deux affaires brillantes, il ne put, de toute l'année, déloger Eugène de l'île entourée de rivières qu'on appelait serraglio de Mantoue. D'innombrables Français périrent dans ce pays malsain.

Cependant la présence du jeune roi était beaucoup en Italie. C'était son vrai champ de bataille. Victor-Amédée le sentait. Cela le gênait fort. Madame des Ursins n'avait rien négligé pour rendre sa petite reine agréable à l'Espagne en promettant, en offrant tout à tous. Mais elle ne pouvait régner vraiment qu'en tirant le roi d'Italie et le séquestrant en Espagne. Quoiqu'il souffrît de n'avoir pas de femme et même en fût parfois malade, il pensait peu à l'inutile enfant qu'il avait à Madrid, et n'en parlait jamais. Mais elle lui écrivait des lettres tendres, des plaintes d'Ariane délaissée. Ces plaintes furent des cris lorsqu'on apprit que les Anglais avaient fait une descente en Andalousie. On fit semblant de croire que quatre mille Anglais allaient prendre la monarchie, et Philippe V dut revenir (octobre 1702).

Le faire revenir, c'était tout. L'objet unique que sa vertu, sa piété, lui permettaient eut une prise extraordinaire. Plus mélancolique que jamais, sombrement amoureux et acharné à l'impossible, il ne la quittait plus. Trois longs tête-à-tête par jour ne suffisaient pas; il fallait encore écrire, et comme il se défiait de son talent, il faisait faire les billets doux par le jésuite Daubenton, son confesseur, qui les mettait sur sa toilette. Mais tout cela ne faisait rien. Elle était sèche et haute, le menait comme un nègre. À quatorze ans, elle ne rêvait qu'affaires, argent. Elle ne pensait pas encore à autre chose: en vain la des Ursins lui avait introduit un joli cavalier, neveu du duc de Savoie; elle n'y vit qu'un agent politique. Elle était vrai petit garçon, sans nulle pudeur de femme. Un jour qu'elle était mécontente de notre ambassadeur, elle entendit, à travers une porte, Louville qui le justifiait, et se précipita, en court jupon de toile, pour laver la tête à Louville. Elle allait ainsi le sein nu; madame des Ursins courait après, la cachait de la main. Mais elle ne s'en souciait guère.—Ses propos étaient effrénés. Témoin ce que, si jeune, elle contait à Louville de certaine duchesse qui, pour guérir son fils, maltraité de Vénus, avait imaginé de pulvériser des reliques et de les lui faire prendre en lavement.

Ce petit démon colérique, mené par celle que Fleury appelait «la plus méchante femme d'Europe,» accomplit, sur le pauvre prince, une séquestration telle qu'il n'y en a nul exemple que dans les procès de cours d'assises. Il ne vit plus ni notre ambassadeur, ni Louville, son ami d'enfance. Plus de promenades, encore moins de chasse, exercice dont il avait apporté l'habitude, le besoin absolu. Elle le tint assis et immobile. Même on lui défendit le jeu.

Rien hors l'église, et quelques petits divertissements puérils de la reine avec ses femmes et les nains du palais. Madame des Ursins était presque la seule personne qu'il vît. Elle ouvrait, le matin, les rideaux du lit conjugal, et le soir les fermait. Elle éteignait et emportait pêle-mêle et la lampe, et l'épée du roi, et le vase de la reine, son pot de chambre du soir. Elle écrit cela à madame de Maintenon, s'en plaint en badinant. Elle sait bien qu'en réalité on la comptera davantage. Elle ne laissait à personne ces honneurs de sa charge, ces profits quotidiens de la camereira major. Ce que dit Saint-Simon de la duchesse de Bourgogne montre assez que c'était la plus haute faveur.

Le pis pour Philippe V, c'est qu'il n'était pas idiot. Il sentait son malheur. Il avait des réveils. Une fois qu'il put voir Louville, il pleura devant lui sur sa situation. Une autre fois, il essaya de contredire la reine, et elle tomba sur lui à poings fermés. Le plus fort arriva lorsque Louis XIV rappela un moment madame des Ursins. La reine prit, la nuit, le moment le plus tendre, pour dire que si elle la perdait, elle voulait une Piémontaise. Le roi voulant une Française, elle lui dit: «Sortez,» et le jeta à bas du lit. Il alla en chemise s'asseoir et grelotter dans un fauteuil.

Elle n'aimait personne, pas même la des Ursins, mais elle croyait ne régner que par elle. Elle lui passait tout pour cela, jusqu'à laisser coucher dans l'appartement des infantes, touchant au sien, le galant de la vieille, un Aubigny, qui était le vrai roi d'Espagne et vendait toutes les places. Son compère était un Orry, un fournisseur si probe qu'on apporta pour spécimen de ce qu'il fournissait à l'armée espagnole des bottes de carton! La honte était au comble. Cet Aubigny, le matin, faisait sa toilette aux fenêtres de la des Ursins. Il la traitait (justement) de coquine, la désolait de jalousie pour la petite femme d'un maître à danser venu de Paris. Digne gouvernement pour le pays du Cid?

Notre âge, indifférent à tout, qui déclare la peste innocente, ne pouvait manquer de réhabiliter madame des Ursins. On a dit qu'elle eut le mérite de se faire Espagnole, de préférer les Espagnols aux étrangers. Il est vrai qu'elle déguisait son Aubigny en senhor don Luis, et lui faisait porter la fraise nationale. Elle disait qu'il fallait honorer l'Espagne, laisser agir les Espagnols. Et, en réalité, elle faisait tout par trois personnes étrangères, Aubigny, Orry et la reine. Elle jouait habilement de celle-ci, charmante marionnette italienne, qui devint un moment une actrice héroïque et ravit la nation.

Honorer, laisser faire l'Espagne, c'eût été la vraie politique dans un temps de profonde paix. Mais dans l'horrible crise où la France repoussait l'Europe, il fallait bien qu'elle se servît de l'Espagne qu'elle défendait. Or, celle-ci, honorée dans ses vices, dans sa paresse profonde, par cette flatteuse, ne daignait point changer. Elle nous était lourde et funeste. Nous avions sur les bras un géant mort qui ne faisait rien pour lui-même et empêchait de faire. On le voit en Italie (1702). La France fournit soixante mille hommes, l'Espagne deux mille. Et en même temps la France aux Pays-Bas, sur mer, partout, s'épuisait à la défendre, dans cette guerre infinie, disséminée dans les deux hémisphères, deux mille lieues de frontières, deux mille lieues de rivages.

Le règne de cette femme fut funeste à l'Espagne tout autant qu'à la France. Le moment d'apparent réveil que la Castille va avoir ne dure point. Tout retombe plus bas que Charles II. Il est bien ridicule de dire, comme on le fait légèrement, que l'Espagne se releva sous la dynastie de Bourbon. Rien pendant cinquante ans. Il n'y eut de changement qu'extérieur. L'Aragon et la Catalogne, n'étant plus soustraits à l'impôt, le nouveau roi, plus riche que n'avait été Charles II, eut une armée, et voilà tout. Cela change-t-il une nation? Les réformes tardives, et fort superficielles, de Charles III, résultèrent du grand mouvement général, sorti de la philosophie, qui révolutionna tout, et jusqu'à la bigote Autriche.

J'ai peine à concevoir que d'éminents historiens aient pris au sérieux les calculs de population qu'ont donnés quelques Espagnols: cinq millions sept cent mille âmes en 1702, six millions vingt-cinq mille en 1726, etc. Et tout cela pour un pays plus inconnu que la Russie!

Rien de plus difficile, de plus hasardé que ces dénombrements. La France, en pleine lumière de civilisation, et dans la position spéciale du seul pays centralisé, en a eu un premier essai en 1826, et encore approximatif (Villermé).

L'Espagne a peu changé. C'est le pays de l'immobilité. Où il y eut désert du temps de Charles II, il y a désert aujourd'hui. C'est ce que disent unanimement nos ingénieurs. Sous Philippe II, il y avait à Madrid trente mille Français (Weiss), autant que de nos jours.

On eût cru, sous Philippe V, que ce gouvernement de femmes eût adouci les mœurs. Ce fut tout le contraire. L'Inquisition fut plus féroce. Le jeune roi avait témoigné quelque horreur des auto-da-fé, refusé d'y siéger. Mais les dames régnantes, la des Ursins, la reine, étaient trop bonnes Espagnoles pour rien changer. Le roi dut s'y plier. Dans leur règne de quinze années, puis sous sa seconde femme, enfin pendant les quarante-six ans de Philippe V, il y eut sept cent quatre-vingt-deux auto-da-fé. Douze mille victimes piloriées, fouettées, enterrées dans les in pace. Chaque année, trente-quatre corps humains de brûlés vifs! en tout, de quinze à seize cents. Et cela en présence de deux reines italiennes et sous les yeux d'un roi français.

CHAPITRE XI
VENDÔME—VILLARS
1702-1704

Dans cette guerre universelle, les femmes sont au gouvernail du monde. D'une part, Maintenon, des Ursins et les deux petites-filles, reine d'Espagne, duchesse de Bourgogne. D'autre part, la reine Anne, une femme timide, de cœur tout jacobite, qui, par obéissance pour sa hautaine amante et maîtresse, Sarah Marlborough, signe en pleurant les ordres de la guerre, et malgré elle accable sa famille.

Donc, cette horrible guerre, la plus exterminatrice qu'on ait vue jusque-là, se meut en haut dans la sphère ondoyante du sentiment, au hasard des amours, des amitiés de femmes, au flux et au reflux de leur humeur, de leur santé. Politique oscillante, plus capricieuse en ses alternatives que le caprice de la mer. Elle effraye surtout par sa mobilité dans le choix de nos généraux. Chaque année, ils changent d'armée. Ils courent de l'une à l'autre, d'Italie en Flandre, du Rhin à l'Espagne. Vendôme, Villars, Berwick, Villeroi, Marsin, Tallart, Tessé, sont sans cesse en voyage; nulle part, ils n'ont temps de poser le pied. Dès qu'ils commencent à s'établir et à organiser, quelque raison de cour, quelque intérêt de cœur, un soupir, un souffle de femme, les enlève de là et les envoie à l'autre pôle. Un exemple frappant est celui de Berwick, solide et sérieux général, que la reine d'Espagne renvoie pour cela même en France. Il est remplacé par l'aimable, l'amusant Tessé, beau-père d'un jeune fou, Maulévrier, amoureux de la duchesse de Bourgogne, qui, à peine à Madrid, le devient de sa sœur.

Voilà un élément inconnu partout mêlé à cette guerre, et qui empêche de prévoir. Un autre, c'est l'excès des misères. Les armées ne sont point nourries, souvent elles n'ont pas d'armes. Pourquoi les campements sont-ils souvent si éloignés, partant les mouvements difficiles et de peu d'ensemble? C'est que les corps d'armée cherchent leur vie, et se nourrissent comme ils peuvent. Pourquoi des victoires inutiles, sans résultat? Les généraux répondent: «On n'a pas pu marcher, faute de pain.»

Vouons-nous diis ignotis. Le hasard et la faim mènent la France en cette grande loterie. Lançons-nous-y, tête baissée. Même Eugène et Marlborough, ces grands calculateurs, ont derrière eux des inconnus terribles, les faiblesses de la reine Anne, l'avarice hollandaise, les grandes révolutions d'Autriche.—Qui sait? Des hommes d'aventures et des généraux de hasard pourraient bien, par une risée trop fréquente de la fortune, faire gagner aux fous le gros lot?

On l'a vu sur la mer. Quand les temps réguliers du calcul et de la puissance ont cessé, aux Duquesne, aux Tourville, ont succédé Jean Bart, Duguay-Drouin, l'aventure héroïque, et les bonheurs de l'impossible, frisant l'écueil, n'y touchant pas.

Les généraux qui viennent marcheront dans ces voies scabreuses, suppléant aux moyens qui manquent par d'heureux coups, de brillantes folies qui ont le très-réel effet de ravir le monde ébloui et de créer des forces d'opinion.

Le sombre Saint-Simon, enfermé comme un lion en cage dans sa prison royale, à Versailles, à Marly, regarde à travers ses barreaux les vaillantes pantalonnades de Villars, de Vendôme, et il n'en voit que le grotesque. Il les juge de mauvais acteurs, de pitoyables comédiens. C'est par là cependant, par l'audace souvent ridicule, airs de bravoure, vanterie, menterie, que ces héroïques bouffons relevèrent et soutinrent le moral des armées. Au défaut de solde et de pain, ils payèrent de chansons et firent rire la mort même. Quand nos misérables recrues, arrachées du village, dans un hiver du Rhin, sans habits, sans souliers, arrivaient en pleine Allemagne, qui les sauvait du désespoir? un général immuablement gai, qui buvait avec eux quelque peu d'eau-de-vie, et sifflait des airs d'opéra. Ils le suivaient où il voulait. Aux plus âpres gelées, ils ne voyaient que le soleil, disaient: «C'est le temps de Villars.»

Il en était de même pour le paysan du Midi que la milice arrachait à sa mère et lançait au delà des Alpes. (V. Saint-Simon sur ces désolations.) Le malheureux, résigné à la mort, ayant passé les neiges, trouvait en pleine Lombardie la joyeuse armée de Vendôme; tout était oublié. «On y mourait comme des mouches,» dit Louville. Point d'ordre, rien de prévu; point d'hôpitaux. Mais nulle part on n'était plus gai. Ce gros garçon, le général de la licence, un satyre, un Bacchus, toujours à table, au lit, dans un parfait dédain de l'ennemi, donnait à tous une merveilleuse assurance. Du désordre parfait, une force singulière naissait, l'initiative populaire.

Je regrette de n'avoir pu donner encore mon chapitre du Canada. On comprendrait mieux un instinct qui dort dans nos veines gauloises, et se réveille parfois aux grandes misères, pour nous donner des forces inattendues d'audace ou de patience. C'est l'amour de la vie sauvage. Nos soldats de Vendôme et autres apparaissent souvent avec les allures singulières de nos Canadiens, hardis coureurs de bois. C'est le zouave de ce temps-là.

Mais ce qui est d'alors, point du tout d'aujourd'hui, c'est que le soldat français savait gré à son général d'être un très-grand seigneur, d'en avoir les allures, les vices, l'impertinence. Il se réglait sur lui. Sous Vendôme chacun était prince. La bâtardise lui comptait fort aussi. La plume blanche qu'il portait en bataille, et, d'autre part, son pesant embonpoint, rappelaient la légende, les amours d'Henri IV et de la grasse Gabrielle.

Au château d'Eu, un grand portrait équestre donne l'homme même. Il monte un cheval de hasard, un bon gros cheval noir qu'un maréchal-ferrant lui donna, au défaut du sien, pour charger en bataille; lourde monture espagnole, à l'œil ardent, toutefois, forte et propre aux coups de collier. Lui-même est empâté, visiblement de chairs peu saines. La figure a quelque rapport avec le masque bouffi et polisson de Mirabeau (musée Saint-Albin). Tous deux, de leur sang italien, eurent une heureuse pointe pour la farce et pour le sublime. Chez Vendôme, le regard loustic rappelle aussi le côté gascon et le grand farceur béarnais. Au total, c'est un vieux enfant, un poupart de cinquante-six ans. On rirait; mais une chose trouble embarrasse l'esprit: c'est l'énigme d'un nez, spongieux, écourté; triste blessure qui ne vint pas de Mars. Les Espagnols, qui l'aimaient fort, après sa bataille de Villaciosa, à son triomphe le caractérisèrent d'un mot charmant. Tout Madrid cria: «Cupidon!»

Cet enfant gâté de l'armée étalait naïvement et faisait admirer ses vices. Dès quatorze ans, où il fit la campagne de Candie, il vivait à la turque, ou, si l'on veut, à l'italienne. Chose commune alors; mais lui seul montrait tout cela. Ses grotesques amours étaient hardiment affichées.

Quant à ce que raconte Saint-Simon de ses réceptions aux moments où chacun se cache, ce n'est pas en ce siècle une singularité personnelle. Recevoir, en ces moments-là, était chose royale, vieil usage des cours, une faveur des belles et des rois. C'étaient les moments de la grâce, de favorable audience, que recherchait un courtisan habile, sûr d'éprouver moins de refus. (Voyez les chansons de l'époque. Maurepas, XXX, f. III.)

Avec ces habitudes honteuses et molles, Vendôme fut serf du corps de bonne heure, peu propre à la guerre. Noailles et Saint-Simon le disent. Il était lourd et maladif. Il lui fallait beaucoup de nourriture et beaucoup de sommeil. Il continuait tellement quellement, sur les champs de bataille, la vie de son château d'Anet, mêlée de jeu, de rire et de rien faire. Il la menait partout. Vrai général de la Fontaine, qui, sauf les moments de se battre où il brillait, semblait moins guerroyer que voyager, pour s'arrêter où l'on mangeait le mieux, surtout pour y dormir. L'auteur des Fables et des Contes, qui lui dédie Philémon et Baucis, pour lui, ce semble, fit ce vœu du néant: «Je le verrai, le pays où l'on dort. On y fait mieux: on n'y fait nulle chose

Le rusé prince Eugène le surprenait parfois, mais non pas à temps pour le battre. Il avait d'éclatants réveils. D'ailleurs, sous un général si dormeur, chacun veillait pour soi. Tel colonel devenait général en de telles crises, se dévouait. Il faut lire Mirabeau sur son grand-père, qui se fit tailler en pièces à Cassano. L'orgueil de l'armée d'Italie, son mépris pour celle du Nord, son fanatisme inconcevable pour son étrange général, étonnent en ce récit qui dément Saint-Simon.

Villars fut un autre homme, sauf des ressemblances extérieures. Sa constitution admirable ne faiblit jamais. C'était un grand homme brun, nerveux, toujours en mouvement. Il fabriquait sa généalogie de manière à se rattacher aux antiques Villars du Dauphiné. Mais son indestructible force disait assez sa bonne souche plébéienne. Son grand-père était notaire dans le Lyonnais, et, très-probablement, comme tant de Lyonnais, de race provençale ou gasconne. Son père avait été le plus bel homme qu'on pût voir, aimé de tous, très-brave, recherché pour second aux plus fameux duels, un héros de roman; on l'avait nommé Orondate. Notre Villars n'aimait que les romans, les comédies, les opéras, qu'il retenait, citait à chaque instant. Grand coureur d'actrices et de filles (sans parler de choses pires). Sa vie, de près d'un siècle, fut une merveilleuse gasconnade. Torrent de vanteries, langue de charlatan, figure trop parlante, un peu folle, tout cela détonnait à Versailles, et on l'aurait jugé un comédien de campagne. Mais, sur le terrain, il payait de solides réalités. En jouant le héros, il fut le héros même. Saint-Simon, qui le hait, après l'avoir bien dénigré, est obligé de dire que «ses projets étaient hardis, vastes, presque toujours bons,» et, d'autre part, que jamais homme «ne fut plus propre à l'exécution.» Quel éloge d'un capitaine! Il semble que cela contient tout.

C'est la satire amère de Louvois et de son système de suivre l'ancienneté, qu'un homme si vaillant, si brillant, et toujours en avant des autres, soit arrivé si tard. Il n'était à quarante-neuf ans qu'un officier de cavalerie qui n'avait jamais commandé en chef. Il commençait à l'âge où l'on finit. Son heureuse nature voulut que, jusqu'au bout de cette guerre, dans la suprême crise, il se trouvât toujours le fort des forts. Terribles circonstances qu'on ne peut comparer qu'à la retraite de Moscou.

Le roi ne connaissait ni ses moyens, ni les difficultés, le possible, ni l'impossible. Il ne tenait nul compte des distances, ni des saisons. Il voulait, en 1702, que Catinat, très-faible, qui gardait à peine l'Alsace, s'affaiblît, détachât Villars pour s'en aller à cent lieues, devant des armées supérieures, au fond de l'Allemagne, secourir notre faible allié, l'électeur de Bavière. Il voulait que Villars, en octobre, aux premières neiges des montagnes, passât les étroits défilés du val d'Enfer et de la Forêt-Noire, qu'avec les charrois, l'artillerie et tout l'embarras d'une armée, il suivît ces sentiers qu'on ne passait guère que l'été, à pied, tout au plus à cheval.

Passer le Rhin, c'était déjà chose audacieuse et difficile, devant un excellent général allemand, le prince de Bade. C'est ce que Villars hasarda en face d'Huningue, sous le feu du fort de Friedlingen. Il était inférieur d'un bon tiers en cavalerie, et l'infanterie (comme partout la nôtre) était formée en partie de recrues. L'infanterie allemande avait en outre l'avantage du terrain, occupant une colline et gardée par un bois. On pouvait parier dix contre un qu'on serait battu. Deux choses animèrent ces novices, Villars, et l'arme nouvelle que personne ne maniait mieux que les Français, la baïonnette, réputée invincible depuis la Marsaille. Ils enlevèrent la colline, en effet, culbutèrent, précipitèrent l'ennemi. Puis, peu habitués à vaincre, ils eurent peur de leur victoire et se troublèrent d'une panique. Heureusement notre petite cavalerie avait rompu en plaine les masses de la cavalerie allemande, que son imprudent général priva de son artillerie en se jetant devant, l'empêchant de tirer. Nous vainquîmes un peu par hasard. L'armée, sur le champ de bataille, par un grand mouvement populaire, proclama Villars maréchal. Le roi n'eut qu'à le confirmer (octobre 1702).

L'hiver le ramena en Alsace, mais le résultat moral fut grand, et fort à point. Nous étions de plus en plus seuls. Le Portugal nous quittait. Bien plus, le duc de Savoie, notre beau-père, se mettait avec l'Empereur pour faire la guerre à ses deux filles (janvier 1703). Les Pays-Bas et la frontière du Nord n'eussent pu être défendus contre Marlborough, si les Hollandais ne l'eussent ralenti.

Ce fut encore Villars qui nous releva sur le Rhin. En plein hiver, pendant que ses officiers se chauffaient encore à Versailles, Villars, avec une armée délabrée, dont un tiers seulement avait des fusils, passe le fleuve près d'Huningue, et le descend sur la rive allemande. À peine il y a mis le pied, les pluies cessent, une belle gelée commence et le soleil. Le soldat, plein d'élan, de gaieté, traîne ses canons jusqu'à Kehl, une place de Vauban, qui n'en est pas moins forcée en treize jours (10 mars 1703).

Et, à l'instant, sur un ordre précis, pour sauver la Bavière, il fallut entreprendre l'immense et périlleuse traversée de la Forêt-Noire. Elle ne fut possible, dit Villars, que parce qu'on la crut impossible. Une partie de l'armée, restée au Rhin, occupait le prince de Bade. Villars, ayant fait faire de petits chariots pour les chemins étroits, passa en onze jours du Rhin aux sources du Danube. On alla souvent à la file, souvent sous des hauteurs où pour nous écraser il eût suffi de dérouler des pierres. Enfin, à Willengen, la rencontre se fit; l'Électeur se jeta dans les bras de Villars.

Qu'allait-on faire? Deux partis se présentaient. L'un qu'on peut dire proprement bavarois. L'instinct, l'amour de la Bavière, c'est toujours d'avoir le Tyrol, le pays bizarre et charmant qui le sépare de l'Italie. L'Électeur pouvait profiter de la stupeur de l'Autriche pour percer le Tyrol, pour donner la main à Vendôme, et revenir avec une force double, dicter la loi dans Vienne. Ce plan était fort chimérique, ne tenait compte ni des difficultés géographiques, ni des antipathies nationales du Tyrol, des vives résistances qu'un tel pays peut opposer.

L'autre plan, bien plus raisonnable, celui auquel tenait Villars (V. ses lettres de cette époque, au tome III de Pelet), c'était d'aller tout droit à Vienne. Le moindre résultat aurait été de sauver l'Italie, d'où l'Empereur tremblant eût certainement rappelé ses troupes. Mais on pouvait en espérer un autre, c'était d'exterminer le monstre, de dissoudre l'empire autrichien. Il semblait condamné. Le sang de la Hongrie, abondamment versé dans les massacres et les supplices, fermentait d'autant plus, et l'éclat ne pouvait tarder. Villars montrait ici un vrai génie divinateur. Il voulait frapper le coup à la mi-juin, et ce fut justement vers le 1er juillet que l'insurrection des Hongrois fit éruption sous Ragotzi. Tout cela était sous la terre. Villars n'en savait rien. La juste haine du monstre l'avait illuminé. Et il y fut fidèle. Plusieurs années après, il eut l'idée de recommencer la partie en se joignant à Charles XII. Mais le temps des grandes choses était passé. On retenait Villars; Charles XII était demi-fou, et ses rusés ministres, payés par l'ennemi, le détournèrent sur la Russie.

Villars assure (ce que les lettres prouvent) que la mobilité de l'Électeur empêcha tout. Sur un petit échec, ce prince change de projet. Il lui passe l'idée d'aller en Franconie. Puis, il change de nouveau et se lance, bride abattue, dans la grande folie du Tyrol. Tout échoua. Le Tyrol allemand arrêta les Bavarois. Et Vendôme, de l'autre côté, trouvait les mêmes obstacles au Tyrol italien, quand la défection de Savoie l'obligea de rentrer bien vite en Lombardie.

Malheur immense pour l'Europe. L'insurrection avait gagné moitié de l'empire autrichien, de la Turquie à la Bohême. L'Empereur, aux abois, en était à acheter des Danois, à employer l'aide désespérée des bandes croates, des brigands serbes.

La France avait deux généraux, Villars, Vendôme, et elle n'en sut que faire. Vendôme, sans direction, laissé à sa paresse, flotta, puis s'amusa à la vaine affaire du Tyrol; puis, la Savoie se déclarant, il eut assez à faire de désarmer ce qu'il avait de Savoyards et d'entrer en Piémont. Villars, abandonné sans secours en Allemagne, ayant en face deux armées, et près même de manquer de poudre, ne se tira d'affaire qu'en gagnant une grande bataille sur les troupes de l'Empire à Hochstedt (21 septembre 1703). Bataille longue, acharnée, meurtrière, où il tua huit mille hommes, en prit quatre mille.

Avec cela, nulle ressource nouvelle, aucun secours. Il tirait vers le Rhin et l'Électeur vers la Bavière. Dissentiment complet. On rappela Villars, qui n'en fut pas fâché, ayant, dit-on, beaucoup gagné en Allemagne et pressé de mettre son argent en sûreté. Il eut pour successeur le très-incapable Marsin, et lui-même fut employé, par demi-disgrâce honorable, à pacifier les Cévennes. Le premier général de France, dans une crise si grave, resta enterré là pour faire la guerre à des Français.

CHAPITRE XII
LES CÉVENNES
1702-1704

Rien de semblable à l'affaire des Cévennes dans toute l'histoire du monde. On a vu une fois le miracle du désespoir.

Rien de pareil dans l'Ancien Testament. Les Puritains, non plus, ne se peuvent comparer. Ils n'avaient pas assez souffert. Ils restèrent d'ennuyeux citateurs de la Bible. Mais les nôtres la refaisaient.

Bien plus ridiculement encore on a comparé la Vendée. Le paysan vendéen n'était nullement persécuté. On le lança, aveugle, contre une révolution qui n'agissait que pour le paysan.

L'explosion du Languedoc fut toute spontanée. Il faut être bien simple, ou cruellement partial, pour dire (avec un Brueys) que ce miracle épouvantable fut fait et refait à la main, en 1688 et en 1700, par un fourbe, une tailleuse, etc. Il faut n'avoir rien lu, rien su, ni rien comprendre à la nature, pour croire que ces grandes choses populaires se font ainsi. Ah! gens de peu de cœur, comment ne pas sentir qu'elles sortirent de l'excès des maux?

La même horreur revint deux fois, par l'effet monstrueux d'une pression épouvantable de douleur. Dieu, par deux fois, parla par les petits enfants.—Oui, Dieu, la Justice éternelle.

Appelez cela catalepsie, épilepsie, tout ce que vous voudrez. L'ébranlement nerveux fut la forme, l'effet, le signe de la chose, non la chose même. Les enfants se mirent tous à dire ce que les parents n'osaient dire, à appeler, prédire la vengeance du ciel.

L'enfant naît juste juge. L'instinct du droit est si fort chez lui, que, quelle que soit l'éducation et la famille, il juge pour les persécutés. Ce ne sont pas seulement des enfants protestants qui se mirent à parler. On vit des enfants catholiques (ceux même d'un juge de Basville) qui criaient pour les protestants.

L'intendant Basville avait dit qu'on raserait les maisons de ceux dont les enfants prophétisaient. Grande terreur pour le paysan, qui tient tellement au foyer. Plusieurs maltraitaient leurs enfants; ou même, pour prévenir la délation du curé, ils lui menaient le petit inspiré, demandaient ce qu'il fallait faire. Le curé disait: «Faites-le jeûner.» Ou bien: «Fouettez-le, comme il faut.» Cela n'empêchait rien, et l'enfant sous les coups parlait si bien, avec une si effrayante gravité, que très-souvent le père en larmes était transformé tout à coup. Lui-même, méprisant le martyre, commençait de prophétiser.

L'intelligent Basville, esprit très-cultivé, mais dur légiste et à cent lieues de la nature, ne comprenait rien à cela. Il n'imagina autre chose, pour arrêter la contagion, que de grandes razzias d'enfants. Mesure affreuse. Ces petites créatures, dont plusieurs n'avaient pas cinq ans, furent enlevées et traînées par troupeaux. Les plus grands aux galères. Trois cents des moins âgés étaient dans la prison d'Uzès. Basville les fit étudier par des médecins de Montpellier, qui y furent bien embarrassés. Dès qu'ils entrèrent, ces pauvres petits se mirent à les prêcher, à vouloir guérir l'âme de ceux qui prétendaient guérir les corps. Que dire de ces enfants? Ils n'étaient pas malades, n'étaient pas fous, n'étaient pas fourbes. Étaient-ils du diable? ou de Dieu? Les docteurs s'en tirèrent avec un mot: «Ce sont, dirent-ils, des fanatiques.» La belle explication! Restait toujours à dire comment ils l'étaient devenus.

Nous allons le leur dire; mais il faut remonter plus haut.

Lamoignon de Basville, homme de Parlement, peu ami du clergé, le servit bien mieux que n'eût fait aucun ami. Il voyait bien que les moindres propositions d'un peu de tolérance (hasardées par Vauban, Noailles) étaient aigrement repoussées par les évêques. Il ne pouvait faire sa cour et conquérir le ministère qu'en aidant la persécution. On dit à tort qu'elle cessa dix ans (de 88 à 98). Erreur. Si les nouveaux convertis ne furent plus dragonnés dans les grandes villes, ils restèrent à l'état des suspects de 93, et pis encore, recensés le dimanche par le curé sur les bancs de l'église, tenus au sacrilége. Les ministres qui rentraient, pendus, roués, brûlés.

Dans ce grand peuple de damnés, forcés constamment de mentir, de se crever le cœur, d'avaler (en grinçant) l'hostie, Basville, nullement rassuré, crut devoir se faire une armée, huit régiments de soldats payés, cinquante-deux régiments de milice catholique. Cela eut des effets épouvantables. Le clergé se voyait déjà à la tête de la majorité, l'énorme majorité. Il régnait à Versailles, et il avait l'autorité. De plus, il eut la force armée. On voit (même aux lieux importants, comme les passages du Rhône) que le curé disposait des milices.

Leurs chefs furent ses valets, et Basville lui-même le grand valet, sur son trône de Languedoc. Le curé-capitaine, le capucin-missionnaire, dans leur ardeur gasconne, fougueux, furieux, licencieux, se lâchèrent dans tous les excès, purent enlever qui ils voulaient et l'envoyer aux prisons de Montpellier.

Ce qui me fait frémir dans ce clergé, c'est sa gaieté étrange, la bouffonnerie de Brueys, les plaisanteries de Louvreleuil, la légèreté galante de l'évêque Fléchier. Toujours le mot pour rire, surtout quand il s'agit des femmes. Nés Français et galants, ces abbés du Midi badinent agréablement sur les sujets les plus tragiques. Ils voltigent, tournent sur le pied, avec une grâce militaire. C'est l'esprit de la dragonnade. Derrière les murs de Nîmes, de Montpellier, d'Alais, derrière les armées qui les couvrent, leur riante imagination, dans ces scènes d'horreur, cherche les amourettes, les côtés libertins.

Ce que dut faire un clergé si léger, devenu tyran féodal, maître absolu dans chaque localité, on le devine sans peine. Ce peuple était brisé. L'habitude du mensonge et du sacrilége lui faisait endurer bien d'autres choses honteuses. Il en fallut beaucoup dans ces bonnes années dont on ne parle pas, pour amener enfin l'explosion de 1702. On cite, parmi les tyrans, celui qui fut tué, le grand vicaire Du Chayla. Mais il y avait mille tyrans. Combien d'autres durent en faire autant dans des lieux isolés où ils étaient encore moins en vue de l'opinion!

Du Chayla s'amusait à torturer chez lui, dans sa cave. La torture d'un homme lui amenait les femmes, les mettait à discrétion. Quand, par les soupiraux, les cris du père martyrisé arrivaient à la mère, à la fille, elles se livraient. Elles se damnaient pour le sauver. Et encore, elles n'étaient sûres de rien. Cet homme, racheté si cher, on pouvait le reprendre et l'envoyer à Montpellier. Elles restaient serves du caprice, avilies et désespérées.

Voilà le terrible spectacle que l'enfant avait sous les yeux. D'une part, le sacrilége et le viol de la conscience,—la honte d'autre part, les larmes intarissables. Tranchons le mot, l'enfer dans la famille.

L'enfant vit de paix, d'harmonie. Que pouvait advenir de lui dans ce bouleversement moral? Pour lui, la mère, c'est tout; c'est l'ordre, c'est le monde et c'est Dieu. Mais il est clairvoyant. Une mère hors de sens, éperdue de terreur, menteuse à chaque instant pour le salut des siens, c'est pour lui un tel renversement de toutes choses, que son âme peut y périr. Il sera idiot, ou, tout au contraire, inspiré.

L'enfant du Nord eût succombé. Il en fût resté hébété. Celui du Midi se fait homme. Il prend le premier rôle, devient le chef de la famille, prêche sa mère et relève son père, dit le mot de Dieu et en meurt. Cet atroce prodige d'un nourrisson apôtre est souvent acheté à ce prix.—Il n'importe. Il est fait, le grand pas héroïque. Les parents supportaient, se courbaient et s'avilissaient. Les enfants ne supportèrent pas, et par les plus petits se fit la foudroyante réclamation du Juste et le premier cri de la guerre.

Qui la racontera cette guerre? Et le peut-on? Voilà encore un côté sombre et désolant de l'affaire des Cévennes. Non, on ne peut plus la conter. Elle est presque autant impossible, enfouie et perdue dans la terre, que celle même des Albigeois. Les perfides récits des bourreaux ont menti, obscurci, tant qu'ils pouvaient. Et les récits protestants n'éclaircissent pas. Ce sont ceux des ministres, ennemis des fanatiques. Le seul livre important est une petite compilation confuse qui s'est faite en 1707, quand la malveillance anglicane, quand la sécheresse génevoise et l'étroit esprit des pasteurs entouraient et refroidissaient ceux qui pouvaient encore rendre hommage à la vérité. Le Théâtre sacré des Cévennes, ce curieux et terrible livre, le seul débris d'un monde, est écrit dans la froide atmosphère de Londres, sous la persécution. Elle était unanime; prêtres et philosophes étaient également hostiles. Les libres esprits même, sous cet étrange habit, méconnaissaient la liberté. Aussi, découragés, les témoins véridiques déposent de ce qu'ils ont vu, mais sèchement, tristement, sans détail; ils ne rougissent pas de la vérité, mais sentent qu'elle ne sera pas crue. Ils abrégent, suppriment ce qui eût tant intéressé. Triste punition d'un âge si dur! d'un parti refroidi qui ferma ses oreilles. Sa glorieuse histoire aura péri pour lui,—hélas! aussi pour nous qui l'aurions mieux comprise.

Si quelqu'un l'eût pu faire revivre, c'était M. Peyrat, l'illustre historien du Désert. Son livre a un mérite unique que les contemporains eux-mêmes n'ont point, c'est qu'il donne le sol, le paysage et la nature où le combat se passe. Il vit du souffle même et du génie de la contrée. Cela éclaire beaucoup de choses. Et cependant il reste de l'obscurité sur l'ensemble. Voici comment il m'apparaît:

La chose fut absolument démocratique et populaire. Les nobles n'y prirent aucune part.—Elle fut nationale. Les Cévennes ne reçurent aucun secours de l'étranger.

La guerre réellement, dans sa violence, ne dura que deux ans et demi, de juillet 1702 à décembre 1704. Et dans sa courte durée, elle compta trois générations de héros.

Ils m'aident à donner la formule qui la résume:

1o Les exterminateurs, le forgeron Laporte et le cardeur Séguier, nommé l'Esprit, l'homme des représailles qui rend au clergé supplice pour supplice;

2o L'organisateur, le beau, noble, généreux Roland, où l'insurrection eut son idéal. Il y eut ici fanatisme, mais grand, lucide et sage, l'organisation dans l'Esprit;

3o Les guerriers qui ne furent que cela, le trop célèbre Cavalier, garçon de dix-huit ans; un boulanger d'Anduse, qui avait été à Genève, instruit, rusé, vaillant, qui se révéla capitaine sur le champ de bataille. Ce favori des foules, petit, fort et trapu, avec une grosse tête blonde, leur apparut David, vainqueur de Goliath. Il fut juste assez fanatique pour se servir du fanatisme, l'abandonner à temps. Je l'appelle la guerre, moins l'Esprit.

Nulle part la France n'est plus grande, plus terrible. Il n'y eut jamais plus de trois mille insurgés, et Roland n'en voulait pas plus; il n'acceptait que des hommes solides.

Or, avec ces trois mille, ils allaient et venaient à travers quatre diocèses, et ils eurent un moment affaire à plus de cent mille hommes (en comptant les milices). On envoya contre eux un maréchal de France, et finalement Villars.

Ces pâtres, ces tisserands, qui n'avaient jamais vu le feu, s'y trouvèrent dans leur élément, superbes sur le champ de bataille. Combien plus sur les échafauds! Les bourreaux étaient consternés! Le grand Séguier fit peur à tout le monde quand on le jugea. «Comment devrait-on vous traiter?—Comme je t'aurais traité toi-même.—On vous appelait l'Esprit?—Sans doute. Car l'Esprit est en moi.—Votre domicile?—Au Désert, au ciel.—Demandez pardon au roi.—Le roi, c'est l'Éternel.»—On lui apprit qu'il aurait le poing coupé et serait brûlé vif; on lui dit de se repentir. À quoi il répondit: «Mon âme est un jardin d'ombrages et de fontaines.»

Basville, dans les commencements, avait cru la chose peu importante, il espérait l'étouffer. Le ministre Chamillart, à son tour, différa, n'en parla qu'à madame de Maintenon, qui prit sur elle de n'en rien dire au roi. Ainsi, dans les six premiers mois, l'insurrection eut le temps de grandir. Enfin, en janvier 1703, les soixante régiments de milice parurent insuffisants. On envoya de vrais soldats sous le maréchal Montrevel, vieux fat sans talent, mais féroce. Sa victoire la plus mémorable fut l'horrible incendie d'un moulin aux portes de Nîmes, où il brûla trois cents protestants. Près de Pâques, aux Rameaux, ces malheureux, hommes, femmes et enfants, n'osèrent pas, malgré le danger, ne pas fêter la grande fête. Quand Montrevel fut averti, il était à table et peut-être ivre. Il enveloppe le moulin, y met le feu. Tout ce qui sort, reçu à la pointe des baïonnettes, rejeté dans le brasier. Une fille seule avait été sauvée par un laquais. Tous deux traînés à la potence! On eut une peine infinie à la sauver. Montrevel était hors de lui, jusqu'à sabrer des catholiques. Il voulait commencer une Saint-Barthélemy de tous les protestants de Nîmes.

Ces fureurs eurent d'abord fort peu de résultats. Si les protestants eussent été en Europe les protestants de Coligny, ils avaient le temps de secourir, de sauver leurs frères du Languedoc. Mais l'Angleterre entrait dans sa voie mercantile. La Hollande baissait de courage. Ni Marlborough, ni le pensionnaire de Hollande, Heinsius, qui conduisaient la guerre, ne comprirent l'importance de ceci. Eugène y pensa, mais trop tard. C'est là qu'on voit combien ces grands acteurs, si grands par nos sottises, étaient dépourvus de génie.

Les lettres de Marlborough, récemment publiées, disent sa situation. Il était protégé par sa femme Sarah, la maîtresse absolue de la reine Anne, un démon d'avarice qui menait tout avec les whigs. Il courtise sa femme humblement dans ses lettres.

Anne était malheureuse d'un gros mari allemand, toujours ivre. Elle-même buvait un peu, pour oublier. C'était une sotte, mais bonne; elle avait le cœur tendre, et ne put jamais signer une seule exécution. Comment lui fit-on signer l'exécution de la guerre, le massacre d'un million d'hommes? Il y fallut cette étrange amitié. Sarah, moins jolie que piquante, mais ardente et malicieuse, très-perverse, la prit, et en fit sa servante. L'effrontée n'avait pas assez de se faire payer de toutes manières, de faire autoriser son voleur de mari dans sa guerre lucrative. Il lui fallait afficher la honte de la reine, sa royauté à elle. Sans pudeur, à l'église, elle l'humiliait, lui faisait tenir ses gants, et elle avait l'impertinence de se détourner encore pour éviter l'haleine (peut-être un peu alcoolique) de cette pauvre esclave qui l'aimait uniquement.

Ni ce gouvernement de femme de chambre, ni l'aveugle routine du Parlement whig qui régnait, n'étaient pour comprendre la grande question du siècle, entrevue par quelques penseurs, et devinée des fanatiques à travers le nuage de leur inspiration. C'est que le Jugement approchait, que la révolte pouvait devenir la Révolution. Jurieu le dit à sa manière. Boisguilbert, dans le sombre et sublime commencement de son Factum, paraît le sentir à merveille. Catinat mieux encore. (Saint-Simon, ch. CCCXX.) La Révolution était prête par l'excès des misères, beaucoup plus grandes, je crois, qu'en 1789. Les idées, les formules n'existaient pas; mais la violence croissante de la situation, foulant, refoulant l'âme, lui donnait une préparation, singulière. Que fallait-il pour que la chose s'agrandît, aboutît? Former, par l'intérêt commun, l'alliance des protestants et des innombrables mécontents catholiques pour la réforme de l'État. Un homme d'esprit, audacieux, à grandes vues, le catholique La Bourlie y travaillait dès janvier 1703. Il était frère cadet du marquis de Guiscard, et il avait influence en Languedoc. Il eût fallu lui envoyer nos régiments français de réfugiés sous le légitime drapeau des vieilles libertés de la France, l'appel aux États généraux.

Un autre personnage, le marquis de Miremont, petit-neveu de Turenne, issu d'un bâtard de Bourbon, agissait fort à Londres pour obtenir une armée et en avoir le commandement. Il se gardait bien de dire le vrai caractère de l'insurrection. La reine, bonne anglicane, avait horreur des puritains. On lui habillait tout cela en faisant de Roland un comte, un colonel, un respectable gentleman catholique, qui, par pitié pour les persécutés, s'était converti. L'aristocratie anglaise prit à ce roman, et on donna à Miremont, non une armée, mais la permission d'écrire une lettre au comte des Cévennes (juin 1703). Miremont promettait de seconder la reine. L'envoyé ne put rapporter autre chose à Londres, sinon qu'il avait trouvé ce comte, ce roi des montagnes, dans un antre, sans autre cour que des paysans armés et des espèces de brigands. Il eût pu dire pourtant la noblesse héroïque de Roland qui était peinte sur son visage et qui frappait tout le monde. Une fois, dans un brillant costume, il alla s'asseoir hardiment aux États du Languedoc, sur le banc des barons, et l'on se demandait quel était ce seigneur.

Tout ce que fit l'Angleterre, ce fut d'envoyer un secours d'armes et d'argent qui n'arriva pas. On avait bien recommandé de ne rien hasarder, s'il n'y avait au rivage une bonne force qui aidât le débarquement. L'amiral qu'on chargea de cette ingrate commission s'en débarrassa vite, ne vit rien à terre, n'attendit point et s'en alla. Qu'envoya la riche Hollande? Une somme de vingt mille livres!

Cependant, les mesures les plus violentes furent prises contre l'insurrection. La Terreur fut organisée sur une échelle immense. De toutes parts il vint à Montpellier tant de captifs, qu'il n'y eut plus moyen de juger. Le tribunal condamnait si roide et si vite tout ce qu'on amenait, que des fournées immenses lui fondaient dans la main. «Aux galères! au gibet! à la roue! au bûcher!» Les prêtres épouvantés, et d'autant plus terribles, envoyaient des foules à Basville. Le misérable serf eût été perdu à Versailles, s'il n'eût répondu à cette impatience par la rapidité de ses jugements. Contre le terrorisme massacreur de Montrevel, qui tuait tout (parfois les catholiques), il essayait de maintenir ce simulacre de justice. Jugeant les yeux fermés, tout au moins il jugeait. Il n'assassina par arrêt qu'environ douze mille hommes.

Il était dépassé. Les militaires, exaspérés par un ennemi insaisissable qu'ils n'atteignaient jamais, et qui, lui, savait les atteindre, ouvrirent des avis furieux. Un Julien, maréchal de camp (un apostat), demandait qu'on passât tout au fil de l'épée, et surtout les enfants. Un autre, nommé Planque, plus ingénieux, voulait que doucement on les tirât de la montagne «pour les noyer en mer.» Basville, le modéré, proposa un autre parti, la Saint-Barthélemy des maisons, la démolition de près de cinq cents villages du haut pays. Dès lors plus de retraite l'hiver. L'insurgé devait mourir de froid et de faim.

Cette magnifique opération, autorisée par le roi en septembre, et poussée d'un zèle admirable, fut achevée en décembre 1703. Femmes, enfants, vieillards, par troupeaux, descendirent sous le bâton du soldat. Qu'en faire? Comment nourrir des peuples entiers? Pour les hommes robustes, les hommes de combat, on ne les tenait point. Ils n'eurent garde de se livrer. Désespérés, ils allèrent tous trouver Roland et Cavalier. Puis, la faim les poussant, ils descendirent, mais comme loups, rôdèrent autour des villes, livrèrent d'atroces combats. Ils avaient perdu la montagne, mais ils s'emparaient de la plaine.

Le pape, dès le 1er mai, avait donné indulgence plénière à ceux qui s'armeraient pour égorger les Cévénols. Un ermite entreprit de renouveler la croisade albigeoise. Il ramassa la lie des villes. Nous avons vu, et dans la Ligue, et avant la Révocation, la démocratie ecclésiastique, l'élan belliqueux des bons pauvres qui recevaient la soupe aux portes des couvents. Quand les Assemblées du clergé obstinément venaient frapper le roi de la même demande d'écraser le protestantisme, en cadence, le peuple (ce peuple-là) se signala. On vit l'ouvrier fainéant, on vit le perruquier bavard, qui avec un tréteau, deux planches, se faisaient un métier nouveau. Ils couraient le pays, aboyaient aux huguenots, poussaient à les piller, et le soir, chez les moines, les curés, trouvaient leur salaire, la plus grasse hospitalité. Le métier, sous l'Ermite, était meilleur encore. Derrière l'armée de Montrevel, derrière les cinquante-deux régiments de milice catholique, il ne semblait pas difficile de piller les protestants riches dans les cantons non insurgés. Ces vaillants commencèrent la guerre contre ceux qui ne bougeaient pas et que l'on avait désarmés. Mais la chose leur parut si douce qu'ils négligèrent de s'informer si les gens pillés étaient protestants. Quiconque connaît les mœurs de la canaille du Midi, son fol emportement, ses furies libertines, devine bien ce qu'elle fit. Montrevel lui-même en eut la nausée. Il fut au moment de tomber sur ces camisards blancs, aussi cruels que les camisards noirs, mais infâmes et immondes, autant que les noirs furent austères.

Il s'agissait dès lors bien moins de religion que de propriété. La noblesse protestante, qui jusque-là était étrangère à l'insurrection, devait prendre parti. Or on pouvait prévoir qu'elle n'irait pas quitter ses terres pour se jeter dans les montagnes, se joindre aux paysans armés, qu'elle suivrait bien plutôt la doctrine commode des pasteurs (obéir aux puissances), qu'elle resterait fidèle au roi, qu'enfin, si elle négociait avec les insurgés, ce serait pour les lui ramener, et qu'elle deviendrait le vrai dissolvant du parti.

Ce qui avait rendu les camisards très-forts, c'était de n'avoir ni nobles, ni prêtres, d'ignorer les doctrines énervantes des ministres, les molles résignations de l'Évangile, d'être un parti biblique et non chrétien. D'autre part, ces paysans ne naissaient pas, comme les nobles, dans la tradition monarchique, bâtés, sellés et le mors à la bouche. Ni au dedans, ni au dehors, les gentilshommes protestants ne voulurent entendre rien à une affaire républicaine. Comme les Juifs à Samuel, ils criaient: «Il nous faut un roi!» Quand La Bourlie en obtint quelques-uns du duc de Savoie pour les mener en Languedoc, ils firent difficulté, ne voulant faire la guerre que sous un drapeau royal, et non s'aventurer comme des gens sans aveu, au risque d'être pendus. Il fallut, pour les rassurer, qu'il prît le drapeau de l'Empire.

D'autre part, en Languedoc, un certain Rossel, baron d'Aigalliers, protestant, mais bon royaliste, gentilhomme avant tout, agit directement dans l'intérêt des gentilshommes, qu'il croyait celui du public. Il pensa que Basville, après la destruction des camisards, retomberait sur la noblesse protestante, punirait sa neutralité. Il alla à Versailles, persuada à Chamillart «que la persécution continuait seule la révolte, que, si l'on se confiait aux nouveaux convertis, en leur donnant des armes, ils persuaderaient ou combattraient les camisards.» On le crut. S'il réussissait, l'effet devait être terrible pour les camisards, qui allaient se trouver isolés dans leur petit nombre devant la masse protestante, et voir contre eux, sous le drapeau du roi, leurs frères, les nobles protestants. L'audace des insurgés aux derniers temps, leurs courses, si hardies, dans la plaine, tenaient précisément à la destruction de leurs asiles, des quatre cents villages du haut pays. Avec le plan de d'Aigalliers, et l'amnistie avec un nouvel intendant qui n'aurait pas les rancunes de Basville, ils fussent retournés à la vie agricole. Il n'était pas nécessaire pour cette œuvre de paix d'employer le premier général de France. Il suffisait de d'Aguesseau, l'excellent intendant. On envoya Villars.

Ce fut l'heureuse idée de madame de Maintenon, qui réservait le grand théâtre de la guerre à ses amis, Villeroi, Tallard et Marsin, mais qui aimait Villars, et qui, après ses victoires, ne pouvait décemment le mettre à la retraite. Celui-ci comprit à merveille qu'il allait, à fort bon marché, se donner le laurier de héros pacificateur. C'est ainsi qu'il se pose, dans ses Mémoires, avec ses vanteries ordinaires, maintes et maintes contradictions, tantôt avouant que ces populations étaient fort douces, disposées à la paix, tantôt faisant entendre qu'elles ne se soumirent que terrifiées.

Villars pouvait-il croire, comme le trop simple d'Aigalliers, qu'on allait faire une paix sérieuse entre des partis acharnés? Il était fort léger et tâchait de le croire. Il voulait un succès rapide, quelque semblant de paix, rapporter cela à Versailles, retourner plus grand sur le Rhin. Basville, qui ne s'y trompait pas, et qui n'avalait pas plus aisément que les évêques l'amnistie et l'intervention de la noblesse protestante, Basville s'y prêta, cependant. Il sentit les avantages d'une fausse paix pour désorganiser les camisards.

Ils avaient eu un échec assez grave, mais ils s'en remettaient. Leurs redoutables chefs, Roland, Cavalier, Catinat, Ravanel, étaient tous vivants et en selle. Tous leurs corps s'étaient complétés. Villars, pour mieux les diviser, s'adressa, non pas à Roland, qui était le premier, mais au jeune Cavalier, qui n'avait jamais commandé que sept cents hommes. C'était le plus brillant, le plus populaire; sa défection pouvait être contagieuse. Il lui envoya d'Aigalliers.

Et, d'autre part, Basville, pour prévenir Villars, par un plus court chemin, lui envoya un officier et un protestant que Cavalier connaissait et respectait d'enfance, ayant été petit berger chez lui. La séduction fut très-grossière. On lui offrit de le faire colonel d'un régiment qu'il formerait de ses camisards. Il fut séduit. D'Aigalliers, qui survint ensuite, l'acheva, en chantant des psaumes avec lui, l'embrassant, lui disant qu'il suivrait sa fortune. Cavalier se laissa aller jusqu'à écrire une lettre de repentir, d'aveugle soumission à Villars. On le mena en laisse, de bourgade en bourgade, de banquet en banquet, psalmodiant et promettant la paix. La joie et l'ivresse du peuple, le vertige des foules exaltait le jeune prophète. Les vanités mondaines qui lui troublaient la tête lui faisaient dire, dans l'extase, les plus ridicules paroles: «Ô mon fils lui disait l'Esprit, tu verras le Roi!» C'était, en effet, une des choses qui l'avaient le plus tenté, l'espoir qu'on lui donna de voir ce dieu mortel!

Il n'avait cependant nul droit, nul pouvoir pour traiter. Son chef Roland, bien loin d'approcher, eut horreur du contact, s'éloigna, monta au Désert. Il y surprit, battit un gros parti de cavalerie, pendant que Cavalier, aveuglé par son fol orgueil, acceptait le triomphe que le rusé Villars lui arrangea dans Nîmes, pour bien montrer qu'il le tenait. Rien ne fut plus galant que le joli costume où parut le jeune homme. Une plume blanche flottait au chapeau d'où s'échappaient ses blonds cheveux. Son justaucorps (ventre de biche), galonné d'or, laissait voir un dessous royal, la veste et culotte écarlate. Ajoutez une belle steinkerque au cou, d'ample mousseline blanche. Les dames catholiques s'étonnèrent de voir en lui ce monstre redouté; et plus d'une fut assez folle pour vouloir toucher ses vêtements.

Villars promit généreusement ce qu'il ne pouvait pas tenir, la liberté de conscience, la délivrance des prisonniers, le retour de l'émigration. Il refusa les temples, les villes de sûreté.—Telles sont ses réponses écrites sur la requête écrite de Cavalier. Je m'en rapporte à cette pièce. (Peyrat, II, 165.) Villars, dans ses Mémoires, dit n'avoir pas promis la liberté de conscience. S'il ne l'eût pas promise, Cavalier n'eût pu un seul moment tromper les siens; démasqué et percé à jour, manifestement traître, il serait resté seul dès ce moment, inutile à Villars.

Cavalier, un peu tard, manda tout cela à Roland qui le fit venir, lui fit honte de sa précipitation, et écrivit à Villars qu'il ne traiterait pas sans les garanties de l'Édit de Nantes. Il défendit aux chefs d'obéir à Cavalier.

Mais la grande majorité protestante se déclarait pour la paix. Villars avait abattu les gibets, écrit des choses magnifiques sur la tolérance. Ces banalités éloquentes eurent le plus grand effet. Les villes protestantes s'assemblèrent, signifièrent à Roland que, s'il ne se soumettait, elles armeraient contre lui. Donc, pour manifester quelque bonne volonté de paix, il manda encore Cavalier. Celui-ci, homme de Villars, fut en danger dans ce camp fanatique, fortement menacé. Mais je ne sais quel souvenir d'affection, et la magnanimité naturelle de ces sauvages, le protégèrent. Il en sortit vivant.

Dès lors, il n'était plus grand'chose. Villars, qui avait intérêt à le maintenir important, n'y réussit qu'en lui achetant des soldats par la paye alors énorme de dix sous par jour, quarante aux officiers. Il avait eu la honte d'être forcé de fraterniser avec un chef des bandes de l'Ermite, sale coquin, qui ne marchait qu'avec un violon de guinguette, et qui vint l'embrasser avec douze brigands. Pour comble, la maréchale de Villars, une belle dame, galante et moqueuse, riait de sa triste figure. «Monsieur Cavalier, disait-elle, vous me feriez plaisir de prophétiser un peu devant moi.» On finit par lui faire une centaine d'hommes avec lesquels il partit. Dans ses Mémoires suspects, il se donne l'honneur d'une entrevue avec Louis XIV. Rien de moins vraisemblable. Selon Voltaire, bien plus croyable ici, le roi qui passait vit sur un escalier le petit homme, et lui tourna le dos. On ne s'y fiait pas. Il se sauva en Angleterre, et mourut vieux, gouverneur de Jersey.

Roland devait périr. Une tempête dispersa le secours que lui amenait La Bourlie. Les pasteurs hollandais à qui il se recommanda lui conseillèrent de se recommander à Dieu. C'est tout ce qu'il en tira. D'Aigalliers l'éreinta, le réduisit à rien en obtenant de Chamillart que tous pourraient partir avec leurs parents délivrés, pourraient vendre leurs biens. Roland se fit tuer. Il avait trente ans, et reste le grand chef de l'insurrection cévenole.

La dupe, d'Aigalliers, enfin et à la longue, reconnut qu'il l'était, et alla pleurer à Genève. Villars revint glorieux à Versailles, de la paix qu'il n'avait pas faite et du besoin qu'on eut de lui. Le Languedoc resta écrasé, non pacifié, et il fallut y envoyer Berwick, bâtard de Jacques II, pour assister Basville, un bourreau avec un bourreau.

Ce qu'il y eut de roues et de potences à Montpellier, de bûchers pour brûler ces martyrs, nous ne le dirons pas. Mais ceux qui, vers le soir, aux derniers rayons du soleil, suivront la lumineuse allée du Peyrou vers la mer et le ciel, verront encore leurs âmes sur la via sacra.

CHAPITRE XIII
GOUVERNEMENT DES DAMES—DÉFAITES DE BLENHEIM, RAMILLIES, TURIN
1704-1706

Le lendemain du jour où la mort de Roland semble pacifier les Cévennes (16 août 1704), nous éprouvons en Allemagne l'épouvantable revers de Blenheim. De quatre-vingt-dix mille hommes, il en revint cinq mille. Le reste, tué, dispersé et perdu. Le pis, un corps nombreux qui se rend sans combat; chose inouïe! une armée prisonnière, plus que Pavie, Azincourt et Poitiers!

Juste punition d'avoir écarté Catinat et Villars, pour donner le grand rôle aux généraux de madame de Maintenon.

Les historiens militaires sont véritablement bien secondaires ici. Il faut remonter à la source, à la cause primitive des événements. Avant d'être perdue sur les champs de bataille, la campagne fut perdue dans la chambre de madame de Maintenon. De là partirent ces généraux indignes. De là les ordres, à la fois timides et imprudents, qui les firent opérer plus mal encore qu'ils n'auraient fait. Publiés enfin de nos jours, ils révèlent ces ordres que les grandes sottises furent expressément commandées de Versailles et visiblement inspirées par la petite prudence d'une femme médiocre, qui, en craignant tout, perdit tout.

Elle craignit, en 1701, de choquer la duchesse de Bourgogne et lui sacrifia Catinat qui accusait la perfidie de son père. Elle craignit, en 1702, la mauvaise humeur du roi, dont la santé s'altérait de nouveau (Journal des médecins), et lui cacha l'affaire des Cévennes, laquelle eut le temps de grandir, tant qu'on y envoya Villars. Elle craignit, en 1704, les manœuvres hardies qui nous auraient sauvés, fit perdre les occasions.

Il faut savoir à fond ce que c'est qu'un gouvernement de femmes. Et, j'entends, de deux femmes; car, à partir de 1700, la petite duchesse influe beaucoup. Deux caractères fort opposés, entre lesquels l'union fut bien moindre qu'on ne l'a dit.

Madame de Maintenon qui l'eut à onze ans, crut l'élever, s'imagina qu'elle en ferait une demoiselle de Saint-Cyr. La petite, douce et rusée, déjà bien dressée par son père (comme sa sœur la reine d'Espagne), amusa la vieille dame, la conquit, la trompa. Elle savait d'avance parfaitement ce qu'était de naissance madame de Maintenon. Elle l'appelait ma tante, la captait et la caressait, en faisait ce qu'elle voulait. Elle resta tout à fait elle-même, exactement le contraire de la prude, l'opposé de cette secrète personne. Dès douze ans, ou treize ans, elle était maîtresse de tout. Il n'y avait pas moyen de la garder, car ses gardiennes et tout le monde, du roi jusqu'aux valets, étaient séduits, gagnés, fascinés de sa grâce caressante, de son entrain charmant et de sa très-réelle bonté.

L'ennuyeux palais de Versailles, attristé des affaires, attristé de vieillesse, se mit à sourire malgré lui. Elle remplissait tout de sa gaieté d'enfant, mais d'enfant très-intelligent. Elle entrait (à propos) chez madame de Maintenon, et la forçait souvent de rire. Elle sautait sur les genoux du roi, le caressait, lui tirait le menton. Bien plus, elle brouillait ses papiers, et parfois y lisait. Jamais le roi n'avait eu, pour les siens mêmes, cet excès d'indulgence. Mais l'enfant était si folâtre, paraissait si légère, qu'on pouvait croire que tout ne serait qu'amusement et n'irait pas jusqu'à l'influence sérieuse.

Le contraire éclata en 1700, à l'occasion du testament de Charles II. Le fond se révéla. Des flatteuses grâces italiennes se détacha la décision piémontaise. Elle prit parti hardiment pour l'acceptation, c'est-à-dire se mit avec Monseigneur et la famille contre madame de Maintenon. Cela paraissait très-français, mais c'était surtout savoyard; elle espérait marier sa sœur à notre jeune roi d'Espagne.

La petite duchesse se trouvait bien puissante alors. Elle avait justement quinze ans. Elle éclatait de grâce et d'agréments, divinisée par son petit mari, par la faiblesse du roi et de tous. Elle ne touchait pas terre. Point jolie, elle était pourtant juste au point où fleurit la gentille figure, un peu pouponne, de Savoie.

Au portrait de Versailles, on l'a prise plus âgée, en tâchant de la faire princesse imposante. On a armé ses yeux de hardiesse (royale? ou libertine?). Elle les avait très-beaux, très-tendres et qui promettaient plus d'amour qu'elle n'en aurait eu à donner. Le masque intelligent, comique, est d'un petit bouffe italien, sensuel et facétieux. Les lèvres sont un peu épaisses, mais mordantes, dit Saint-Simon, et cela aux deux sens, pour la malice ou le baiser.

Le buste qui est en face en dit bien davantage. La personne est trouble, charnelle. Et, en effet, sans sa bonté, sa crainte de déplaire, je crois qu'elle aurait été loin. Ces natures molles, de tissus lâches, se dépravent aisément. Ici, sous la femme gracieuse, il y a comme un page mignon dont on ne sait trop que penser.

Enfant, elle était indomptable pour les polissonneries de garçon. Elle se faisait traîner sur le dos, par les pieds, dans les appartements. Plus grande, elle mit à se rappeler tout ce qu'elle avait su de baragouinage des deux côtés des Alpes. Le solennel Louis XIV, qui, dans son âge mûr, détestait le grotesque, Téniers et Scaramouche, s'amusa, contre toute attente, de ces petites farces. D'elle, il prenait tout bien. Il fallait qu'on en rît. Madame de Maintenon en riait.

Mais jusqu'où irait-elle dans cette voie scabreuse? La mesure n'était pas la même ici et en Italie. Nos divertissements de Pourceaugnac et du Malade imaginaire n'étaient pas au niveau des bouffons de là-bas. Les belles Italiennes, innocemment, se contraignaient bien peu en maintes choses de nature qu'on n'aurait acceptées ici que dans les jeux de carnaval. Hasarder de telles licences dans ce Versailles, dans cette cour tendue de dignité, que dis-je? dans cette chambre, le saint des saints de la pruderie et des plus hautes affaires, c'était l'audace la plus hasardeuse. C'était un grand coup de partie, à tout perdre ou à tout gagner. Si le roi supportait, goûtait ces choses hardies, ces privautés extrêmes, il était dompté dès ce jour, et madame de Maintenon subordonnée, dès lors fort peu comptée.

On se demande comment, bonne et douce, comme elle était, elle passa ce Rubicon d'audace impertinente qui devait blesser, humilier la respectable dame. Je crois qu'elle fut provoquée. En calculant, on trouve qu'il faut placer ici un fait que Saint-Simon rappelle plus tard, mais comme ancien. Madame de Maintenon, la voyant prendre son vol (au testament d'Espagne), lui suscita tout doucement une petite concurrence. Elle inventa dans ses appartements une autre amuseuse du roi. Elle prit une enfant, toute jeune, jolie, hardie, une certaine Jeannette Pincré, qu'elle destinait, disait-elle, à Saint-Cyr, mais qui n'y alla point. Aux absences de la duchesse, Jeannette était là (par hasard) et ne se sauvait pas si le roi arrivait. On faisait semblant de la renvoyer; mais il la retenait, la caressait beaucoup. Il la garda si bien que non-seulement elle fut la doublure de la duchesse, mais qu'elle lui succéda à sa mort, et fit seule leur amusement aux trois dernières années.

Soit par émulation de petites farces, soit autrement, la duchesse en hasarda une infiniment hardie. Elle la fit avec le concours de la vieille Nanon Balbieu, la confidente de madame de Maintenon, qui la lui avait donnée. Celle-ci, tout en l'aimant, peut-être, n'était pas fâchée qu'elle fît un coup de tête, qu'elle passât une fois toute mesure, choquât le roi et reçût une leçon qui pour toujours la contiendrait.

Il faut lire la scène dans Saint-Simon (ch. 321). Une fois qu'il y avait comédie, la princesse, le dos tourné au feu, se courbant un peu en avant sur un bas paravent, laissa Nanon approcher d'elle par derrière, comme pour lui rajuster quelque chose, mais en effet pour lui insinuer un petit lavement. Le roi voulant savoir ce qu'on faisait, elle se mit à rire et dit: «Je fais ce que je fais les jours de comédie pour me tenir la tête fraîche; je prends un lavement d'eau.» Le roi rit à mourir. Il ne la gronda point du tout, trouva cela plaisant, charmant. Il n'y vit qu'une naïve liberté italienne, une audace de petite fille (je crois qu'elle n'avait pas quinze ans), et enfin la tendre assurance d'une enfant gâtée qui sait bien que, quoi qu'elle puisse faire, elle n'en sera que plus aimée.

Selon toute apparence, il y eut encore autre chose. Tout en cédant à madame de Maintenon dans tant d'affaires sérieuses, il se plaisait en revanche à l'humilier. Sa plus grande mortification qui montrait assez qu'il la trouvait peu amusante, c'est qu'il faisait entrer chez lui par les derrières (uniquement pour causer) des dames spirituelles, comme madame de Grammont, et aussi une demoiselle naïve, hardie, qui ne ménageait guère la dame régnante.

La petite princesse, en traitant celle-ci sans façon, en se mettant tellement à l'aise avec elle et chez elle, savait ne pas déplaire au roi, flatter plutôt sa malice secrète.

Ce qui est fort bizarre, et ce que madame de Maintenon ne pouvait prévoir, c'est que, cela ayant réussi, l'audacieuse recommença, en fit une habitude, et que, le roi le trouvant bon, il fallut bien le souffrir. Tout le monde le sut bientôt. Les dames imitèrent la princesse; si bien que ce fut une mode, constatée dans la Collection des modes du temps. Cette grande histoire des mœurs qui donne tant de faits précieux (j'y ai montré plus haut l'avénement de madame de Maintenon), représente celui-ci dans une pompe solennelle. Et peut-être, en effet, ce fut le véritable avénement de la duchesse de Bourgogne.

Seulement, le graveur a fait d'une espièglerie une chose théâtrale, impudente et cynique. Chez lui, c'est bien une Italienne, mais de fier profil italien, une dame de majesté royale. Elle est près de sortir, et déjà on lui tient sa chaussure, son chien de manchon. Couchée sur un lit de repos, elle montre d'un geste hardi un jeune domestique en grande tenue qui apporte l'objet, et va le remettre aux mains d'une autre dame qui a la chaussure et qui apparemment fera l'office de femme de chambre. Quatre vers, mis au bas, disent l'utilité de la chose quand on va à la comédie ou au bal: «Cela s'appelle un agrément en style de galanterie.»

Un trait peut sembler satirique. La seconde dame est fort parée, assise, donc n'est pas une femme de chambre. Serait-ce une parente pauvre, une amie inférieure, comme madame Scarron le fut jadis à l'hôtel d'Albret, chez madame de Richelieu, etc., serviable, complaisante à tout faire?

Ce que ne dit pas la gravure, et le plus facétieux, qu'explique Saint-Simon, c'est que, la chose prise, elle la gardait toute la soirée, jusqu'après le souper du roi, allant, venant, siégeant en grande cérémonie. Étrange carnaval dont la malignité riait fort en dessous, de voir la jeune espiègle représenter, trôner entre ces personnages tragiques, le grand roi du grand règne, et la fausse reine, la prude, obligée d'endurer.

Celle-ci se hâta de prendre la prise ordinaire des vieilles sur les jeunes, de noter ses glissades, de la tenir par ses secrets.

Elle l'avait fort bien entourée, lui avait donné de sages dames d'honneur, mesdames du Chastelet et de Nogaret. Plus, comme dames de palais, ses jeunes nièces (Mailly, Noailles). Mais la petite femme était si caressante, se faisait tellement aimer, que tout cela ne servait à rien. Elle avait des gens qui, pour elle, eussent voulu traverser la flamme. Tel fut son Domingo, un Espagnol, domestique qui ne l'était guère, d'un esprit élevé, orné, qui ne voulut point se marier «pour ne pas se partager.» Elle ne l'ignorait pas et lui en savait gré. Elle morte, il s'alita, mourut.

Madame de Maintenon ne pouvait se fier à des gens qui aimaient à ce point, et moins à ses nièces qu'à d'autres. Elle prit pour observateur une personne froide, sûre, discrète, madame d'Espinoy, princesse lorraine, qui gouvernait Monseigneur, le grand dauphin, père du duc de Bourgogne.

Monseigneur, fort épais et jeune à cinquante ans, de sang et de bêtise, aimait les farces d'écolier, à courir la nuit, berner les gens. Notre étourdie ne manqua pas de se faire son second. Le souffre-douleur qu'on bernait était une dévote grotesque et sale, la princesse d'Harcourt, favorite de madame de Maintenon. Dans l'hiver, à Marly, fort tard, Monseigneur s'en allait avec la petite duchesse surprendre dans son lit la pauvre femme et la noyer de neige. Chose peu humaine, encore moins convenable, qu'une jeune personne courût ainsi la nuit. Ces libertés menaient plus loin, madame de Maintenon ne pouvait l'ignorer.

Madame, mère du Régent, dit avec sa brutalité, que madame de Maintenon trouva son compte à la corrompre. Mot dur, exagéré. Il faut dire seulement qu'elle n'était pas fâchée qu'elle se compromît, qu'elle lui donnât droit de la gronder, de lui dire qu'elle savait tout et de lui faire valoir qu'elle n'en disait rien au roi. La duchesse pleurait, l'embrassait.

Elle était mal mariée. Dans cette cour vieille, le jeune duc de Bourgogne était vieillot, avait l'air d'un abbé. Il avait de l'esprit, du cœur, mais avec une dévotion ennuyeuse, parfois puérile. Il en était fort amoureux, et elle y répondait tant qu'il voulait, mais regardait ailleurs. Tout ce qu'il y avait de jeune à la cour papillonnait autour d'elle, comme d'une flamme. Elle choisit assez tristement, prit un garçon agréable, Nangis, du reste, médiocre, et qui ne monta guère haut. Il fut discret, modeste, convenable. On aimait la duchesse et l'on ne disait rien. Mais elle-même se faisait du tort par sa nature toute en dehors, involontairement provoquante. Un regard expressif, un accueil trop charmant, faisaient croire qu'on était aimé. Un fat, Maulévrier, d'ambition encore plus que d'amour, osa faire le jaloux et menacer Nangis. La duchesse, craignant le scandale, endura très-imprudemment, voulut calmer ce furieux, lui fit écrire, ou écrivit, lui envoya une femme de chambre, une madame Cantin. Les choses en vinrent au point que ce Maulévrier, en lui donnant la main pour la conduire, par une fausse fureur, la lui serrait à l'écraser. On le fit partir pour l'Espagne, où il fit de même l'amour à la reine. Bref, n'arrivant ni ici, ni là-bas, au but de folle élévation qu'il s'était proposé, le jour même du vendredi saint, il se jeta par la fenêtre. Autre scandale: elle le pleura. Tout cela fit du bruit. D'autres eurent la même pensée, entre autres l'abbé de Polignac. Il n'alla pas bien loin, et cependant tel était ce faible cœur que, le voyant partir, elle se mit encore à pleurer.

Tout cela très-public, et elle croyait qu'on ne voyait rien. Le soir, au cabinet, dans un laisser-aller tout italien, elle se soulageait de ses confidences amoureuses au milieu de deux ou trois dames qu'elle appelait mon puits (de discrétion), et qui le matin disaient tout.

Non-seulement madame de Maintenon n'ignorait rien, mais elle était à même d'avoir des gages contre elle. Je ne croirai jamais que la femme de chambre ait fait à son insu l'étonnante démarche d'aller chez ce Maulévrier. Par sa veuve, ou encore par la femme de Nangis, qui était très-jalouse, il ne lui fut pas malaisé d'avoir des billets de l'imprudente.

C'était la tactique ordinaire de madame de Maintenon. Elle eut des lettres amoureuses de la princesse de Conti, qui la perdirent. Elle eut des lettres satiriques de la mère du Régent, dont elle l'accabla, l'effraya, jusqu'à la mort du roi.

Une chose résultait de ce très-dangereux système. Madame de Maintenon tenait autour de la duchesse, au cœur de la famille royale, cette madame d'Espinoy et les Lorrains. La maison de Lorraine eut, comme on sait, toujours un double rôle. Française et Allemande, elle avait ici son intrigue, mais son cœur dans l'Empire. Ses cadets, Guise ou Vaudemont, ont fait plus d'une page noire à notre histoire. Vaudemont, général chez nous, n'en avait pas moins ses enfants généraux sous Eugène. Sa nièce, d'Espinoy, espion de madame de Maintenon pour la duchesse de Bourgogne, paraît l'avoir été aussi contre la France. Elle avait sa sœur mariée secrètement au dangereux chevalier de Lorraine (l'empoisonneur de madame Henriette), intime du bavard Villeroi, si avant dans la confiance du roi. Entre ce chevalier et Vaudemont, Villeroi était tout à jour. La cour, l'armée n'avaient rien de secret. Les Lorrains mandaient tout au chef de leur famille, le duc de Lorraine, qui le mandait au prince Eugène. Maître en intrigues, aussi bien qu'en batailles, celui-ci assistait invisible à tous nos conseils. Il vivait comme entre le roi, le ministre et madame de Maintenon. Il la connaissait à fond, cette chambre, si bien close, où tout se décidait. Il en tenait les portes, il l'occupait par ses démons familiers.

Madame de Maintenon aidait à se trahir elle-même. C'est par égard pour les dames lorraines, ses indispensables espions, qu'elle ferma l'oreille aux révélations de Catinat sur ce Vaudemont, agent de l'ennemi. Et, par égard pour la duchesse de Bourgogne, elle supprima les dépêches où le clairvoyant général annonçait la prochaine trahison de son père. Ainsi, elle eut une double prise sur elle, les bienfaits aussi bien que la crainte. Elle se serait fait trop haïr, si, tout en la grondant et lui reprochant ses écarts, elle ne l'eût servie dans ses intérêts de famille. Cela alla bien loin. C'est la principale cause qui fit rebuter, dégoûter, enfin éloigner du service Catinat, l'homme que le duc de Savoie craignait le plus, l'homme qui l'avait éreinté à la Marsaille, l'homme qui avait exécuté l'ordre de brûler ses châteaux, ses propriétés personnelles; l'homme qui le connaissait, le devinait. On soulagea le duc de Savoie de ce dangereux ennemi; on envoya Catinat en Alsace. Là, comme en Italie, on le laissa très-faible, n'ayant que des recrues, et ne pouvant agir; ce qui le perdait près du roi, excédé de sa lenteur. Tout doucement, l'opinion s'établit que ce bon général malheureusement avait vieilli, était usé. On le plaignit; sans le disgracier, on fit si bien qu'il dut se retirer de lui-même.

Le roi n'avait à cœur qu'un général, son ami Villeroi, un acteur, un bravache, militaire de théâtre, qui, sous son panache et ses plumes, n'ombrageait aucune cervelle. Il est des sots qui savent au moins gouverner leur sottise, la masquer de quelques semblants. Celui-ci était tel, que le roi même, parfois, voyant qu'il ne comprenait rien, baissait la tête et rougissait, essayait de lui mettre les choses à sa portée. Dans ce siècle, cette cour qu'on croit si spirituelle, l'inepte Villeroi fut le héros des dames, leur admiration unanime. Et plus, il les eut toutes. Nulle femme importante qui n'eût été, dans un temps ou un autre, la maîtresse de Villeroi. Il fut, cinquante années durant, le charmant, le vainqueur et l'irrésistible.

Il avait près du roi un grand mérite, c'était (ayant son âge) de rester cependant l'évaporé jeune homme du temps de la Vallière. Villeroi, des premiers, à soixante ans, eut ce que les jeunes gens commençaient à avoir aux faubourgs de Paris, une petite maison. Maisons à rendez-vous; mais, pour trancher le mot, vrais cabarets, où, parmi les coquines, de grandes dames venaient se soûler (V. Madame). Il n'en avait pas moins la haute estime de madame de Maintenon. Rien ne donne une plus pauvre idée d'elle et du roi.

Il n'y avait dans cet homme qu'ignorance et fatuité, tout faux, tout vent, tout vide. L'âge même et la cour qui forment les plus incapables, ne purent rien mettre dans ce rien. Au contraire, son néant s'accrut, si l'on peut dire, sa bouffissure aussi. Les plus cruelles piqûres que la fortune y fit à nos dépens, n'aplatirent pas cette outre. D'un zéro gonflé échappèrent les réels malheurs de deux règnes. Du bavard de Louis XIV et de l'inepte général, resta pour Louis XV un radoteur funeste, vieil enfant corrompu pour corrompre un enfant.

Sa ridicule affaire de Crémone ne lui nuisit pas. Le roi, à son retour de sa prison, gracieusement lui permit sa revanche, et lui donna l'armée du Nord, le vis-à-vis de Marlborough.

Le moment était le plus grave de toute cette guerre. L'Autriche agonisait. Le criminel empire qui s'est bâti de la mort des nations, et dont l'Angleterre, tant de fois, fit un si immoral usage, il périssait. L'Angleterre allait perdre son mercenaire gagé, l'épée barbare qui lui servit, à volonté, dans tous les sens. Pour la sauver, il ne fallait pas moins que déplacer le théâtre de la guerre. Par une situation unique, Marlborough, dictateur en Angleterre, entraîna encore la Hollande par son ami, le puissant Heinsius, et par la haine envieillie de la France. Il obtint carte blanche pour aller joindre Eugène au fond de l'Allemagne. Pour comble de bonheur, il n'avait en présence que cet imbécile Villeroi.

Nous n'avions plus Catinat en Alsace. Tallard avait l'armée du Rhin. Marsin était en Bavière près de l'électeur. Il s'agissait, pour Marlborough, de se jeter entre nos deux armées, d'y faire sa jonction avec les Allemands. Il trompa Villeroi, l'amusa, marcha vers Coblentz, où il eut déjà les renforts de la Prusse et de la Hesse. Où allait-il? on l'ignorait. Villeroi eut peur pour la France.

Un ordre exprès de Versailles lui défendit de s'écarter; autrement dit, on lui enjoignit de ne pas déranger Marlborough et de respecter son voyage. Donc, Villeroi serra l'Alsace, s'y joignit aux deux corps qu'y avaient Tallard et Coigny. À eux trois, ils avaient en face 15,000 hommes d'Eugène, restés pour observer. Ils étaient quatre fois plus forts, pouvaient les accabler. Mais un ordre exprès de Versailles leur défendit de le faire, leur enjoignit de respecter Eugène, comme on avait fait pour Marlborough. Admirable prudence de madame de Maintenon et de Chamillart. Ils voulaient avant tout garder la France, et croyaient que ces 15,000 hommes allaient envahir le royaume!

Notez que, pendant que Marlborough allait à tire-d'ailes, et promptement, heureusement, accomplissait sa jonction, les nôtres ne bougeaient qu'au doigt de Chamillart. On écrivait à cent vingt lieues pour obtenir des ordres. Versailles délibérait lentement, mûrement. Nos soldats, ces marcheurs terribles qui si souvent ont effrayé le monde de leur rapidité, marchaient au pas d'une vieille femme.

Les Anglo-Allemands se trouvèrent avoir 60,000 hommes contre 30,000 qu'avaient Marsin et l'électeur de Bavière. Marlborough, pour forcer celui-ci de changer de parti, le pillait, le brûlait, exerçait contre lui par le fer et le feu une cruelle contrainte par corps.

Il criait au secours. On lui envoie enfin Tallard. Les deux armées françaises réunies, tout était sauvé. Il n'y avait qu'à attendre. Nos ennemis n'ayant qu'un pays dévasté, et ne pouvant faire venir leurs vivres que de loin, eussent été fort embarrassés. Les Hongrois avaient battu les Autrichiens en Moravie, battu encore la seule armée qui couvrît Vienne. On s'y croyait perdu.

Marlborough, venu de si loin au secours de l'Autriche, avait l'air de ces charlatans qu'on fait venir in extremis, et qui n'ont à soigner qu'un mort.

L'électeur le tira d'affaires. Il était furieux du ravage, furieux d'avoir reculé. Dès qu'il se vit en force, il voulut en tirer une vengeance éclatante, exigea la bataille. Tallard et Marsin obéirent. L'exemple de Villars, déporté aux Cévennes pour indocilité, disait assez à ces généraux courtisans ce qu'ils avaient à faire. Ils prirent précisément le champ d'Hochstedt où, l'année précédente, Villars avait vaincu. Mais ils ne suivirent nullement la disposition qui l'avait fait vaincre. D'abord, ils isolèrent leurs deux armées, laissèrent entre un espace. Puis, ils se crurent couverts par un méchant ruisseau. Tallard mit son infanterie dans le village de Blenheim, où elle lui fut inutile. Enfin, ils crurent longtemps que l'ennemi n'osait venir à eux. C'est que Marlborough attendait pour attaquer d'ensemble avec Eugène. Alors, au grand étonnement des nôtres, il passa le ruisseau. Tallard n'était pas à son poste; il était dans l'autre armée près de Marsin et de l'électeur. Il y retourna en hâte. Pressé et accablé, il demande secours à Marsin, qui ne peut. Il court alors à Blenheim pour en tirer des troupes. Il venait de perdre son fils. Effaré et myope, il se lance au galop juste dans l'ennemi. Il est pris. Personne pour donner des ordres. Marsin, satisfait d'avoir résisté à Eugène, n'en demande pas plus, et emmène l'armée bavaroise. Que deviendra l'infanterie de Tallard, entassée dans Blenheim? Celui qui la commandait perd la tête, se sauve et se noie. Elle est enveloppée de toutes parts. Douze escadrons, vingt-sept bataillons de vieilles troupes sont livrés à l'ennemi. Les officiers capitulent, malgré la fureur des soldats.

Tout était-il perdu? non. L'électeur soutint qu'on pouvait rester en Bavière. Et, en effet, ce pays, seul contre tant d'ennemis, se soutint tout l'hiver encore. Mais l'abattement était extrême. Un conseil de guerre décida qu'on évacuerait toute l'Allemagne. Marsin ramena 5,000 hommes sur la rive gauche du Rhin.

Un seul mot fait juger du coup qu'avait reçu la France: que put-elle, que fit-elle dans toute l'année suivante, 1705? rien.

Rien en Espagne. Les Anglais y avaient pris Gibraltar, qu'ils ont gardé pour eux. On ne put le reprendre. Barcelone et Valence se déclarèrent pour l'archiduc.

Rien sur le Rhin. On admira Villars qui, dans un camp très-fort, attendit Marlborough et l'invasion. Ce qui arrêta réellement celui-ci, ce fut la discorde des alliés. Les Allemands lui manquèrent de parole, et les Hollandais voulurent retourner dans les Pays-Bas.

Rien de sérieux même en Italie, sauf la brillante affaire de Cassano, où Vendôme, surpris par Eugène, lui tua beaucoup de monde. Eugène, sans secours de l'Autriche, recula jusqu'au Tyrol. Le Savoyard, abandonné, semblait perdu. Il ne lui restait que Turin. Vendôme perdit six mois à préparer le siége de cette ville par celui d'une petite place qui la couvrait, et il y resta tout l'hiver.

Voilà l'année 1705, misérable d'impuissance, d'épuisement. La vieillesse du roi apparaissait. Dans l'hiver de 1706, il fait pourtant effort, prépare un coup. Il donne sa grande armée de Flandre à Villeroi, avec ordre de livrer bataille. Armée de 80,000 hommes. Mais on la croit trop faible encore, on lui ordonne d'attendre un énorme renfort que Marsin va lui amener. Villeroi fut jaloux et voulut vaincre seul.

Quatre courriers du roi, envoyés coup sur coup, ne gagnèrent rien sur lui. Il n'y a pas d'exemple d'une désobéissance si obstinée. Il prit juste un terrain connu, fort désavantageux, que Luxembourg avait jadis soigneusement évité. Il s'arrangea si bien que toute sa gauche resta inutile, le nez dans un marais; son centre faible et vide. Un officier général le lui dit. Villeroi s'emporta, dit qu'il lui manquait de respect. Il fut percé à jour, écrasé. Il essaye la retraite. Impossible: une panique immense emporte tout. (Ramillies, 21 mai 1706.)

Marlborough, d'un seul coup, eut Anvers, Bruxelles, Bruges, les Pays-Bas.

Tout notre espoir était en Italie. Ce que le favori du roi avait perdu en Flandre, le favori de Chamillart, son gendre La Feuillade, allait le regagner par la prise de Turin. C'était un Villeroi, plus jeune, de souveraine impertinence, qui, comme duc, faisait peu de cas de son beau-père, le piètre Chamillart. Celui-ci osait à peine lui transmettre des ordres. Vauban s'offrit en vain pour le guider dans les travaux du siége. L'étourdi s'en moqua. Il n'avançait à rien, lorsqu'il fut menacé par le duc de Savoie et Eugène, que Vendôme devait arrêter aux fleuves et qu'il laissa passer. La Feuillade vit bien qu'il fallait se hâter, livra trois assauts, où il échoua. Lui-même allait être assailli par l'armée qu'on voyait venir. Le jeune duc d'Orléans, qui avait un grand sens et du coup d'œil, dit qu'il ne fallait pas attendre, mais prévenir, qu'on devait se donner l'avantage du choc, et ne pas subir la bataille dans les lignes du siége en dispersant ses forces sur un front de six lieues. Mais avec lui était venu au camp un personnage militaire d'autorité, ce Marsin de Blenheim. Il soutint qu'il ne fallait pas aller attaquer M. de Savoie, mais se défendre contre lui, s'il attaquait.

Tout le conseil de guerre qu'on assembla fut pour Marsin.

Le bruit du temps, dont la trace est restée dans des monuments bien légers (dans les chansons), mais qui me semble pourtant grave et infiniment vraisemblable, c'est que Marsin, ami et confident de madame de Maintenon, apportait la pensée des dames, ses craintes à elle, et surtout celles de la duchesse de Bourgogne. La première n'aurait pas aimé une victoire du duc d'Orléans; la seconde aurait craint une bataille rangée où l'on aurait peu ménagé son père. Dans l'attaque des lignes, il restait maître de se hasarder plus ou moins. Duclos (très-informé) dit durement que la princesse nous trahissait, informait de tout le duc de Savoie. On a peine à le croire; mais il est bien probable que, dans une si terrible occasion, où il s'agissait de sa vie, elle l'avertit. Tout au moins, elle put chapitrer Marsin à son départ, lui faire promettre qu'il ouvrirait l'avis le moins dangereux pour son père.

Ce qui est sûr, c'est que Marsin, homme ferme jusque-là, se trouva désorienté, flottant, timide. Ce qui n'est pas moins surprenant, c'est que La Feuillade, qui avait tant d'intérêt au succès, y crut peu et espéra peu, et de bonne heure achemina vivres, munitions, fourgons sur la route de France.

Nos lignes, peu élevées, mal garnies de soldats, malgré une vive résistance sur quelques points, furent forcées de côté par le duc de Savoie, de front par Eugène.

L'indiscipline augmenta le désordre, une brigade refusa de marcher. Marsin ne donnait aucun ordre. La Feuillade en donnait d'absurdes, et contre ceux du duc d'Orléans. Celui-ci fut grièvement blessé, Marsin tué.

Eugène et le duc entrèrent à Turin. La Feuillade alors désespère, lève le camp, encloue ses canons, brûle ses poudres, prend la route de France, abandonne toute l'Italie.

Orléans seul voulait rester, et il avait contre lui tous les officiers généraux qui avaient fait leur main en rançonnant le pays, et voulaient mettre leur gain en sûreté.

Grande histoire, et très-simple. Nous lui avons rendu son unité. C'est la direction qui part du seul Versailles.

On croit lire des faits militaires. Non, ce sont des événements de cour, ceux du gouvernement féminin, personnel. Les dames y sont les Parques. De leur main délicate elles font la destinée.

Ces galants généraux, admirables pour être battus, ces ordres équivoques, cette demi-entente avec l'ennemi, tout cela part du même lieu, de la même influence.

En 1704, Blenheim, qui perd tout en Allemagne, qui perd notre réputation, notre ascendant militaire. En 1706, Ramillies et Turin, la perte des Pays-Bas et de l'Italie. Ajoutons Gibraltar, Barcelone et Valence.

CHAPITRE XIV
GOUVERNEMENT DES SAINTS—LE MINISTÈRE OCCULTE
LE DUC DE BOURGOGNE
1707-1708

Le roi ne sut que tard, à la mort de la duchesse de Bourgogne, la fâcheuse influence qu'elle avait eue sur nos affaires. Mais, dès 1704, dès la campagne de Blenheim, il eut regret à celle de madame de Maintenon, et, sans destituer son ministre Chamillart, il créa à côté un ministère occulte auquel celui-ci dut rendre compte, soumettre les dépêches, les plans, projets, etc.

Sous cette honte de Blenheim, humilié et se croyant, sans doute, frappé de Dieu, il regretta non-seulement son gallicanisme, mais même les tempéraments religieux de madame de Maintenon, cet esprit d'équilibre qui lui faisait préférer Saint-Sulpice et les Missions.

Il trouva qu'il avait été trop dur pour les Jésuites en écoutant leurs accusateurs des Missions sur leur paganisme chinois. Tout en gardant La Chaise, il avait fait condamner et chassé le P. Lecomte, confesseur de la duchesse de Bourgogne. Il avait nommé et créé contre eux un archevêque de Paris, M. de Noailles, allié de madame de Maintenon. Tout cela ne laissait pas que d'inquiéter sa conscience. Le fantôme du jansénisme qu'on lui montrait à l'horizon, comme impiété et comme esprit frondeur, le troublait fort aussi. De plus en plus il revint aux Jésuites et accorda sa plus secrète confiance aux dévots des dévots, MM. de Beauvilliers et de Chevreuse, qui, avec le jeune duc de Bourgogne, n'étaient qu'une âme en trois personnes et formaient comme un petit couvent au milieu de la cour.

Ces honnêtes gens, fort crédules, appartenaient à Rome entièrement et par suite aux Jésuites. Beauvilliers et le jeune duc étaient déjà dans le Conseil. Chevreuse n'y entra pas, pour être d'autant plus discrètement l'agent du ministère occulte qui contrôlait les actes de Chamillart et rendait compte au roi.

Cette trinité, inspirée de Cambrai, grandit toujours contre madame de Maintenon, se révéla, et, en 1708, elle eut tout le pouvoir. Elle négociait toujours. On peut justement l'appeler le parti pacifique, celui de la paix à tout prix.

Parti chrétien pour qui la guerre fut un péché, qui ne sut faire ni la paix, ni la guerre. Parti romain, mené par les Jésuites, qui, malgré sa douceur, les suivit à l'aveugle jusqu'à donner au roi le plus funeste confesseur, le furieux jésuite Tellier. Parti de grands seigneurs à petites vues qui, dans leurs projets de demi-réformes, repoussèrent les réformes profondes de Vauban et de Boisguilbert.

Leur évangile était la lettre où Fénelon (dès 1693) voudrait que le roi demandât la paix et expiât par cette honte la gloire dont il a fait son idole, qu'il rendît ses conquêtes. Les provinces qu'il eût fallu rendre étaient nos barrières naturelles; s'en dessaisir, c'était démanteler le royaume, abattre ses murailles et l'ouvrir à l'ennemi.

Autant il était sage de ne pas commencer la guerre, autant il était dangereux de faire le pacifique en pleine guerre, d'aller offrant, cédant de plus en plus. Mais rien ne suffisait; l'ennemi ne voulait rien que la France elle-même.

Un vent de paix, doux, énervant et fade, soufflait ainsi de Cambrai à Versailles, et l'on fit humblement les plus compromettantes démarches. Dans leur triomphe olympien, Marlborough, Eugène eurent ce surcroît de voir arriver en Hollande un homme de Versailles. Grotesque négociateur. C'était l'empirique Helvétius, médecin de Chamillart, guérissant par les vomitifs, célèbre pour des cures improbables, et qui spécialement avait, par l'ipécacuanha, tiré M. de Beauvilliers d'une diarrhée désespérée. Helvétius, qui était Hollandais, venait comme pour voir son père en Hollande. Personne n'y fut pris. L'absence d'un homme si connu tout d'abord marqua à Paris; on en rit dans l'Europe. La France offrait de faire rendre gorge au roi d'Espagne, de lui faire céder l'Italie, plus tard les Pays-Bas, plus tard l'Espagne même, et telle enfin de nos provinces.

Le cœur du parti de la paix, l'homme de la résignation, le vénérable enfant qui, de son vivant, fit légende, doit d'abord être bien connu.

Le duc de Bourgogne, né en 1682, n'avait rien de son père, Monseigneur, si lourdement matériel, rien de Louis XIV, si froidement équilibré, rien de la maison de Savoie dont il était par son aïeule et sa grand'mère; il n'eut la ruse ni l'esprit politique de cette maison. Il dériva entièrement de sa mère, fille de l'électeur de Bavière. Son aïeule maternelle était autrichienne; c'était une de ces filles de l'empereur Ferdinand qui peuplèrent l'Allemagne de Jésuites. Il descendait ainsi de Ferdinand II, le terrible fantôme de la guerre de Trente Ans, et, d'autre part, de l'ambitieux Maximilien de Bavière, des deux exterminateurs de l'Allemagne. Bigote et cruelle origine, qui ne promettait pas d'aboutir à cet aimable prince, qui n'en garda que la dévotion.

Sa mère était fort romanesque. Laide malheureusement, mais de cœur amoureux, d'esprit cultivé, distingué, elle ne demandait qu'à aimer, et, quand elle vint en France, elle se donna très-naïvement et aima son mari. Monseigneur, tout épais, inculte, fait pour les choses grossières, était disputé par tous et par toutes. Sa sœur, la charmante princesse de Conti, fille de la Vallière, l'amusait et le gouvernait; elle n'eut pas grand mal à l'éloigner de l'Allemande, qu'elle couvrit de ridicule. Il en eut trois enfants et ne l'aima pas davantage. Elle bouda, s'isola; il la laissa et l'oublia. Elle fut comme recluse à Versailles, et tourna tout son cœur, tout ce qu'elle avait de poésie et d'imagination, vers certain bijou italien, une jeune Tyrolienne, la Bessola, avec qui elle avait été élevée et qu'elle avait comme femme de chambre. C'est ainsi que Marie-Thérèse, femme du roi, avait eu une Espagnole en son intime intimité, et surtout pour certains petits soins corporels. La Bessola n'était nullement une intrigante; elle aimait elle-même tendrement sa princesse. Mais comme elle avait beaucoup d'esprit, elle la priait et suppliait de se modérer un peu, de cacher ce délire. Le contraire arriva. La Bessola ayant été malade, la Dauphine, éperdue, ne ménagea plus rien. Elle crut qu'on la lui avait empoisonnée, s'enferma avec elle, oublia tout devoir, toute convenance, ne vit personne, ni mari, ni enfants. Quand elle l'eut sauvée, elle sortit de là étrangère à tout le monde. Rien de plus triste que sa vie. Elle ne tarda pas à mourir, la pauvre Allemande. On parla de poison, et il y en eut un en effet, le délaissement, la moquerie dont elle était l'objet. Sa Bessola ne lui survécut pas.

Sauf le dernier de ses enfants (Berri, épais comme Monseigneur), ils semblaient nés sans père, de leur mère uniquement et de cet étrange roman. Le duc de Bourgogne eut l'aspect italien, un long et fin visage, les cheveux fort bruns et crépus; il naquit emporté, passionné, et de certaine passion (dit Saint-Simon) qui aurait aisément tourné aux goûts bizarres, à l'amour excentrique qui avait possédé sa mère. L'autre, le roi d'Espagne, Philippe V, fut, de tous les hommes connus, le plus asservi au besoin du sexe, à la vie conjugale, mais sombrement mélancolique, encore plus dévot que Bourgogne, craignant toujours la mort, l'enfer, et demi-fou.

Fénelon n'eut le duc de Bourgogne qu'à sept ans. Il en fut effrayé. De sa mère et de ses nourrices, des femmes qui l'élevaient, il était tout gâté. Faible et fougueux, orgueilleux, méprisant, cruel, railleur, et à chaque instant furieux. Subtil comme un Allemand, âpre, ardent comme un Italien. Fort pénétrant, précoce aux choses littéraires, ayant tous les défauts et des princes et des gens de lettres.

Fénelon, né lui-même ému, mais si fin et si calculé, dans l'embarras terrible où le mettait ce caractère, hasarda une chose, la médecine homéopathique; contre la passion, il usa d'elle-même. Il se donna à l'enfant, le nourrit de son âme. Ceux qui ne la connaissent, cette âme, que d'après les livres arrangés (comme l'ouvrage de Beausset), croiront qu'elle ne fut qu'harmonie. Il faut en croire Fénelon même, qui si souvent nous fait entendre les débats intérieurs qui se passaient en lui. On a parlé de l'homme double, mais que celui-ci fut multiple! mêlé de principes contraires! Le tout glissait sous la douceur chrétienne (naturelle et voulue), sous le poli de l'homme de cour et de l'élégant écrivain, mais sans se concilier. Il n'arriva, de guerre lasse, qu'à un état fort négatif, ce qu'il appelle «une paix sèche.» Il en était fort loin encore quand il forma le duc de Bourgogne. Il était au fort du combat. Il lui transmit ce combat même. Amitiés et disputes, quiétisme, ultramontanisme, foi systématique au passé, lueurs de l'avenir, utopies sociales plus ou moins chimériques, il verra tout dans cette éducation, et jusqu'à ce roman d'amour qu'on croirait sorti de la direction des Nouvelles catholiques.

Éducation très-hasardeuse, peu saine assurément, qui ne put qu'augmenter la fermentation d'une nature passionnée. Elle l'ennoblit, mais l'exalta, et fit de l'enfant une trop fidèle image de Fénelon, mêlé du prêtre et du sophiste, de l'écrivain surtout. Sous ce dernier rapport, il était plus qu'imitateur; il était le singe du maître. Dès qu'il le voyait faire un travail pour lui, il en faisait autant sans en parler. L'orgueil de la naissance, dont lui-même plus tard il s'accuse sans se corriger, était très-fort en lui, et, en rendant au précepteur ce que doit l'écolier, il le cachait à peine sous les dehors d'une fausse modestie. Il disait à neuf ans: «Je laisse derrière la porte le duc de Bourgogne et ne suis avec vous que le petit Louis

C'était un être tout factice, nerveux et cérébral, affiné, affaibli par sa grande précocité morale et sexuelle. Il n'était pas né mal fait; sa taille resta droite, tant qu'il fut dans les mains des femmes. Mais, pendant ses études, de bonne heure elle tourna, et il devint un peu bossu. On l'attribua à l'assiduité avec laquelle il tenait la plume et le crayon. On essaya de tous les moyens connus alors, des plus durs même (la croix de fer). Mais rien n'y fit. Il en était fort triste, ayant besoin de plaire. Rien peut-être ne contribua à le contenir et à le jeter dans la grande dévotion. Il aima, mais uniquement dans le cercle du devoir, et n'eut d'Eucharis que la sienne, la duchesse de Bourgogne.

Fénelon le quitta en 1694, et cinq années après, en 1699, il parle encore des défauts choquants qu'il conserve. C'est alors qu'eut lieu le grand changement sous l'influence de sa petite femme et de M. de Beauvilliers. Dans cette année (23 octobre), le mariage, célébré depuis deux ans, devint réel. Il parut ravi d'elle; elle bien moins de lui, pleura beaucoup. (Arch. cur., t. XII.) Il était faible et délicat, et on les faisait vivre encore presque toujours à part. Grand accroissement de passion. Pour elle, il fut poète, fit quelques vers passables, se fit son humble et tremblant serviteur. Il l'appelait en plaisantant Draco, du nom du terrible législateur. L'orgueil, l'emportement, la dureté, tout mollit en lui par l'amour. Il s'attendrit, et M. de Beauvilliers (c'est son très-grand honneur), profitant de ce beau moment, lui étendit sa sensibilité, fit appel à son cœur, l'intéressa aux souffrances du peuple. Dès lors, ce fut un saint. Sa charité était extrême, et, dans ce but, il se retranchait tout ce qu'il pouvait. On eût voulu seulement qu'elle fût un peu plus raisonnée, moins aveugle pour les couvents. De même sa vie intérieure, son travail, n'étaient pas d'un prince, mais d'un savant, scribe ou lecteur à gage. S'il arrivait le matin à Marly avec le roi, dès qu'il l'avait accompagné, il revenait en hâte travailler à son cabinet de Versailles jusqu'au dîner de Marly; il s'absentait encore avant le souper. Il était ainsi tout tendu dans l'étude et la piété, tout à fait étranger aux hommes.

Cependant M. de Beauvilliers lui avait fait un devoir de connaître la France. Il l'occupa de poser les questions qu'il adressait aux intendants sur l'état de leurs provinces, lui fit étudier leurs réponses. Cette enquête, faite par des hommes officiels qui profitent souvent des abus, dévoila cependant une immensité de maux et de douleurs. Quelle terrible odyssée commence! jusqu'où iront les choses! Nous ne sommes encore qu'en 98, et déjà le pays semble à l'extrémité. Dans la riche Normandie, autour de Rouen, sur sept cent mille personnes, il n'y en a pas cinquante mille qui ne couchent sur la paille. Dans le Berry, vaste désert; les paysans sont des sauvages qu'on ne voit que loin des chemins, parfois assis en rond dans une terre labourée. Si l'on approche, ils disparaissent.

Ces mémoires parlent peu des protestants. On sent que c'est là le point délicat sur lequel on craindrait d'éveiller la sensibilité du prince. Les écrits qui restent de lui montrent qu'on le tint, à cet égard, dans une singulière ignorance. Il croit que «le nombre des huguenots qui sortirent du royaume peut monter (avec le calcul le plus exagéré) à soixante-sept mille sept cent trente-deux personnes.» Chiffre mensonger, ridicule, dans sa précision apparente. Il ne fait pas honneur à ses éducateurs, Fénelon, Beauvilliers. Ces hommes, délicats sous tant d'autres rapports, dès qu'il s'agit de l'unité de l'Église, semblent beaucoup moins scrupuleux. Il faut qu'ils aient bien mal instruit leur prince, qu'ils lui aient étrangement défiguré le passé. Il accepte la Saint-Barthélemy, l'impute aux protestants mêmes, par ce raisonnement singulier que, s'il n'y avait pas eu d'hérétiques, on n'eût pas tué les hérétiques. De ces lugubres souvenirs, il tire, non la pitié et l'idée de réparation; il conclut, au contraire, qu'il faut pour toujours fermer la France aux protestants.

En l'entretenant des maux de la France, des réformes dont elle a besoin, ses éducateurs l'abusèrent sur la grande réforme, la seule qui eût relevé l'État, la question des biens d'Église. «C'est de ces biens que vivent les pauvres. Il serait contre l'intérêt de l'État de les dénaturer.»

Sur d'autres points encore, il est trop évident qu'on le tint dans une ignorance voulue et calculée. On lui fait croire que le soldat en France est naturellement dévot. On lui fait croire que la noblesse est le soutien militaire de la France (erreur tellement démentie en 1674, où on lui fit son dernier appel).

MM. de Beauvilliers et de Chevreuse, honnêtes, aimables et excellents par tant de côtés, étaient faits pour être dupes, et pour duper consciencieusement le duc de Bourgogne. Le premier, dévoué à Rome et aux Jésuites, leur livra le jeune prince, et employa sa modeste, mais grande et croissante influence, à relever les Jésuites, à leur rendre un pouvoir dont ils abusèrent cruellement.

Vers 1700, ils gisaient au plus bas. De tous côtés, ils venaient d'être connus, percés à jour. Non-seulement on les avait repris sur leur Morale relâchée, de plus en plus molle et fangeuse, mais par la découverte de leurs mensonges hardis sur l'Amérique et l'Orient, ils étaient la fable du monde. Leurs rivaux des Missions les convainquaient d'idolâtrie, et la Sorbonne les déclarait païens. Je dirai ailleurs tout au long comment au Canada, et comment en Asie, leurs masques tombèrent. Le chef de leur conseil étroit de la rue Saint-Antoine, le P. Tellier, fut doublement frappé et par les Sorbonnistes et par les Jacobins (l'inquisition dominicaine).

La Chaise avait pourtant la feuille des bénéfices, mais pour être obligé de les donner aux Sulpiciens, aux Missionnaires et Lazaristes. Ainsi enfonçaient les Jésuites. Qui eût dit qu'en si peu de temps ils remontassent, et que ce P. Tellier, si mal noté, serait en 1709 confesseur du roi, ou plutôt roi lui-même, et jusqu'à remplir la Bastille, toutes les bastilles de France!

À partir de 1703, l'année où Bossuet fut atteint de la maladie dont il mourut, Fénelon fut le grand évêque, le premier homme de l'Église. Il écrivait pour Rome (qui l'avait condamné) contre les Jansénistes, et sensiblement remontait.

La cour voyait venir son jeune duc de Bourgogne. Malgré l'antipathie du roi, de Cambrai à Versailles, il y avait en dessous un va-et-vient continuel. Le prince obéissant ne communiquait pas alors avec son maître. Même en Flandre, et traversant Cambrai, il l'embrassa sans lui parler. Mais, indirectement, il ne cessait d'en recevoir l'esprit. MM. de Beauvilliers et de Chevreuse, faisant chaque semaine une petite retraite chez eux, à Vaucresson, voyaient là quelques bonnes âmes, de pieux officiers qui arrivaient de Flandre. Cambrai était leur passage nécessaire pour aller à l'armée. Par eux revenait la légende de la noble hospitalité du prélat, de sa charité, des secours qu'il donnait aux pauvres soldats. L'ennemi même, Marlborough et Eugène, l'aimaient, l'honoraient, faisaient respecter les propriétés de son Église. Le défenseur de Fénelon à Rome, le cardinal de Bouillon, ayant quitté la France, ils lui firent un triomphe, lui montrèrent leur armée, lui firent l'honneur de donner le mot d'ordre.

Fénelon n'avait pas à se louer fort des Jésuites qui, dans l'affaire du quiétisme, l'avaient quitté si vite. Il n'en fut pas moins empressé et secourable pour eux dans leur péril des Rites chinois. Il écrivit au P. La Chaise une lettre ostensible où il louait le pape de bien examiner, de ne pas se presser de décider contre eux. Mais un plus grand service qu'il leur rendit, ce fut de se mettre avec eux dans la diversion qui détourna l'attention, qui fit oublier les Jésuites et poursuivre les Jansénistes.

M. de Noailles, qui lui avait enlevé l'archevêché de Paris au moment où il y touchait, goûtait fort, ainsi que Bossuet, la première partie de Quesnel, un livre janséniste fort modéré. Il l'avait approuvé, sans prévoir que la fin du livre serait tout à fait janséniste. Fénelon, en 1703, demande l'examen de Quesnel par les évêques, et lui-même donnant l'exemple, lance un mandement. La chose fut, tout à fait en cadence, travaillée à Versailles. Les Jésuites obtinrent du roi que Quesnel, alors à Bruxelles, serait arrêté. Fénelon l'apprit le 4 juin 1703, et à l'instant il fit avertir Beauvilliers pour que les papiers saisis de Quesnel fussent portés à Versailles et épluchés de près pour découvrir les secrets du parti. Le fin mystère qu'on brûlait de surprendre, eût été de savoir si les Jansénistes étaient en rapport avec les gallicans, Bossuet, Noailles. Cette secrète pensée de Fénelon se devine surtout par un mot passionné, qui échappe à cet homme si contenu: «Si on fait des mandements, il faudra bien que M. de Meaux parle, ou que son silence montre le fonds

Ce mot est le premier du terrorisme qui pesa sur l'Église. Quiconque n'attaqua pas les Jansénistes et se tut, fut suspect. Le seul silence compta pour jansénisme. Bossuet mourant (1704) fut forcé de parler, et condamna Quesnel. Saint-Sulpice, rival des Jésuites, et son grand homme, Godet, l'évêque de Chartres (et de Saint-Cyr), le confesseur de madame de Maintenon, se serait tu peut-être sur Quesnel, pour ménager Noailles, le parent de la dame. Mais il lui fallut suivre les amis des Jésuites sur ce terrain de guerre qui allait être pour eux celui de la victoire et du retour au pouvoir absolu. Fénelon, que Godet avait humilié jadis, prit doucement sa revanche. Il veut bien (24 mai 1703) «s'entendre avec M. de Chartres, mais sans que le roi le sache.» Clause très-favorable aux Jésuites. Car le roi, voyant ceux-ci appuyés également dans leur guerre au jansénisme, et par les amis de Fénelon, comme Beauvilliers, et par ceux de madame de Maintenon, comme le sulpicien Godet, par deux partis qu'il croit brouillés entre eux, le roi, dis-je, admirera une telle concordance et dira: «Les Jésuites évidemment ont ici la cause de Dieu, l'unanimité de l'Église.»

Ainsi le roi croyait Fénelon à Cambrai, et il était à Versailles. «Le grand homme à grand nez,» dont parle Saint-Simon, eût pu s'y reconnaître, même à ces traits physiques. M. de Beauvilliers lui ressemblait par le long et maigre visage, par ce nez fin, spirituel, chimérique, qui se reproduisait encore dans le duc de Bourgogne. Au moral, ressemblance encore plus forte. Beauvilliers, c'était sa douceur insinuante; Chevreuse, sa subtilité; le jeune duc, sa mysticité, avec plus de dévotion littérale, et moins d'esprit du monde. D'eux au roi, la pensée du maître filtrait dans les détours d'une infinie prudence. Le jeune prince n'agissait qu'à force de respect et dans les formes de la timide obéissance. Les deux ducs avaient pour moyen l'assiduité, la domesticité, dit franchement Saint-Simon, l'attitude humble, admirative, la tremblante idolâtrie. Ils le gouvernaient par le tremblement, toujours accablés, effrayés de la supériorité de son génie. Sans s'en apercevoir, il adoptait, répétait, leur imposait leur propre pensée, celle de Cambrai, qu'il avait reçue d'eux d'abord.

Toute la politique de Fénelon, qu'il soufflait à Versailles, portait sur un point faux: «Que l'Espagne était l'unique cause de la guerre, que les alliés étaient sincères, et que, du jour où le roi ne soutiendrait plus l'Espagne, la France aurait la paix.» Le duc de Bourgogne était le meilleur frère, il se saigna le cœur et fut de cet avis. Il mettait cette immolation de son frère aux pieds de Dieu. Quand on eut perdu l'Italie en 1706, on en vint à cette cruelle opération; sans consulter Philippe V, on offrit l'Espagne même aux alliés. Et cela juste au moment où cette pauvre Espagne semblait se relever un peu d'elle-même.

Le mouvement espagnol, mal représenté jusqu'ici, tint aux rivalités provinciales des Catalans et Castillans, au fanatisme de ces derniers, à leur haine des Anglais hérétiques qui soutenaient l'archiduc. La petite reine y montra un courage, un élan qui plut aux Espagnols. Berwick gagna la bataille sanglante, disputée, d'Almanza. Le duc d'Orléans déploya un vrai talent militaire; sans moyens, sans ressources, contrarié par la malveillance des dames dirigeantes, il reconquit la Catalogne, prit Lérida.

D'autre part, sur le Rhin, Villars fit une course hardie en Allemagne, rançonna le pays. Choses brillantes, de peu d'importance. Cela n'empêchait pas la France d'être morte réellement. On repoussa Eugène et le duc de Savoie qui entraient en Provence, mais on n'eut pas la force de les poursuivre dans leur retraite. Vendôme, qui refaisait en Flandre l'armée battue à Ramillies, avec des recrues ou des troupes découragées, n'osa bouger. On vit ce général, qui passait pour aventureux, en venir à la triste précaution de faire entre lui et l'ennemi une tranchée de cent lieues de long, misérable monument de peur qui fait penser à la muraille des Chinois, aux longs murs contre les barbares que bâtissaient les Byzantins.

En cette année 1708, la timide coterie des amis de Fénelon révèle son pouvoir par un événement de cour très-significatif. Chamillart, ébranlé, ne cherchant où se prendre, marie son fils; il peut lui donner une nièce de madame de Maintenon, et il préfère celle de M. de Beauvilliers, mademoiselle de Mortemart. Celui-ci, qui luttait contre le ministre, fait la paix avec lui et le domine, l'acquiert par ce mariage. Leur union devient si forte que Chamillart, pliant sous le fardeau des deux ministères réunis de la guerre et des finances, cède les finances à Desmarets, parent de mesdames de Beauvilliers et de Chevreuse (les pieuses filles de Colbert). Les Colbert, on peut le dire, ont alors seuls tout le pouvoir. Ses neveux, Desmarets, Torcy, ont les finances, les affaires étrangères. De ses gendres, Chevreuse a le ministère occulte et la confidence du roi; Beauvilliers, la direction très-patente de l'ensemble et une influence directe sur la guerre, par le mariage qui unit sa famille aux Chamillart. Madame de Maintenon, en perdant Chamillart, sa créature, semble alors avoir perdu tout.

C'est l'apogée des saints, l'avénement réel du duc de Bourgogne, la rentrée violente des Jésuites au pouvoir par un directeur absolu, que les saints vont donner au roi.

L'incapacité de la coterie apparut tout d'abord dans les entreprises légères où elle entraîna Chamillart. Sur la foi de quelque intrigant, elle crut que l'Écosse, irritée contre l'Angleterre, n'attendait que le Prétendant pour se donner à lui. Les Anglais étaient avertis, surveillaient le passage. Forbin, si résolu, jugeait l'entreprise impossible. Ceux qui voyaient tout du prie-dieu, de la chapelle de Versailles, la déclaraient facile. Elle traîna, manqua. On n'en eut que la honte.

Même espoir chimérique pour reprendre les Pays-Bas. Là, Beauvilliers, Chevreuse, montrèrent d'un coup ce qu'ils étaient, prouvèrent qu'ils ne soupçonnaient rien ni des affaires, ni de l'armée, ni du monde réel, de l'éternelle nature humaine. Ils eurent l'idée bizarre de mettre à cheval leur petit duc de Bourgogne, de lui faire commander la grande armée de France, de lui faire faire sur Marlborough cette conquête de la Flandre.

L'armée, péniblement refaite, n'avait pas besoin d'un tel surcroît de découragement. Inexprimables furent l'étonnement, et, s'il faut le dire, la risée. Le roi, jadis, avait amusé le soldat en lui donnant dans son bâtard, le duc du Maine, un général bancroche; mais celui-ci était bossu. Il y a bien des manières de l'être. Le bossu Luxembourg, fortement ramassé, donnait une idée d'énergie, de concentration redoutable. Mais le duc de Bourgogne était de ces bossus longuets qui sont la faiblesse même.

Saint-Simon, dont il fut le Dieu, ne peut dissimuler le triste effet de sa figure, nez long et long menton pointu, un grand désaccord des mâchoires, dont le râtelier supérieur débordait jusqu'à emboîter celui d'en bas. De là une parole et un rire ridicules. Les cuisses et les jambes trop longues, non qu'elles fussent inégales; mais l'extrême grosseur d'une épaule rompait l'harmonie générale et le faisait boiter. Il n'était pas mieux à cheval. Il s'y tenait fort raide. «Il y semblait une pincette.» Ce qu'il avait de beau et de charmant, les yeux, la fine et spirituelle physionomie, c'est ce qui ne se voit que de près, et point du tout de loin. À la tête des troupes, la silhouette étrange d'un avorton bossu, boiteux, fut tout ce que vit le soldat.

Le génie d'un Molière eût arrangé les choses qu'on ne serait pas arrivé à les rendre plus comiques. Sous lui dut commander l'homme de France le plus en contraste, le gros duc de Vendôme, patron des libertins, des mangeurs, des rieurs, cyniquement obscène et dissolu. Qui n'eût pas connu sa bravoure, aurait dit à le voir une femme grasse, impudente. Comme on l'a vu plus haut, loin de cacher ses vices, il en faisait trophée. Il était solennellement, triomphalement sale et immonde. Les soldats en riaient et ne l'aimaient pas moins. Ils le croyaient heureux, homme de grands réveils et de brillants coups de collier. Il avait cependant cinquante ans et devenait lourd. Manifestement, il baissait.

Le jeune duc, qui avait passé sa vie ou dans son cabinet d'études, au prie-dieu, ou dans une société délicate de pieuses dames, ne pouvait être qu'indigné. Il ne voyait rien, n'entendait rien de Vendôme qui ne dût lui faire faire un signe de croix. En toutes choses, même de guerre, il n'y vit qu'un damné bouffon qui ne pouvait qu'attirer sur nos armes la colère divine. Les coups hardis et hasardés, où Vendôme avait réussi, ne lui parurent que des folies heureuses. La circonspection naturelle du novice était autorisée par le déplorable mentor que le roi lui avait donné, M. d'O, qui déjà en pleine victoire navale, avait arrêté le comte de Toulouse et gâté son succès. Il n'avait promis qu'une chose, de ramener vivant M. de Bourgogne. Même les gens habiles que le prince consulta ensuite, étaient des hommes de tactique, opposés d'école et d'esprit à Vendôme, comprenant moins l'élan de nos Français. Seuls, peut-être, ils auraient bien fait, mais ainsi en contraste avec un génie opposé, ils ne pouvaient qu'entraver tout.

On avait tout porté en Flandre. On n'était pas assez fort sur le Rhin pour empêcher Eugène de le quitter et d'aller joindre encore Marlborough, comme il l'avait fait à Blenheim. Les faciles et brillants succès qu'on avait eus sur le premier, tant qu'il fût seul, furent bientôt arrêtés. Les dissentiments éclatèrent entre les deux partis qui divisaient l'armée. Ils s'accusent les uns les autres, et tous deux justement. Vendôme fut parfois lent, et le prince hésitant, trop circonspect. Toutefois nous devons, au total, en croire moins Saint-Simon qui était alors à Versailles, que les historiens militaires qui étaient présents.

Dans l'affaire d'Audenarde, où on se laissa surprendre, Vendôme, avec la droite seule, combattit l'ennemi, et jamais il n'obtint des conseillers du prince que la gauche le secondât. La nuit vint, nous sauva. Vendôme, exaspéré, voulait rester sur le champ de bataille, recommencer le lendemain. On lui dit qu'alors il resterait seul, ce qui lui arracha ce cri de fureur: «Vous le voulez? Il faut donc se retirer.» Et regardant le duc de Bourgogne: «Aussi bien il y a longtemps, Monseigneur, que vous en avez envie!» Brutalité cruelle qui s'adressait au moins coupable, à un enfant peu responsable de ce qu'on lui faisait faire. Les assistants pâlirent, baissèrent les yeux. La foudre aurait eu moins d'effet. Un tel outrage au petit-fils de France! Lui, il n'eut aucun embarras; il était chrétien, étranger aux idées de l'honneur du monde. Il ne dit rien. Peut-être, en son for intérieur, trouva-t-il qu'en ce mot si dur, tout n'était pas mensonge, et son respect religieux de la vérité l'empêcha de le démentir. Quoi qu'il en soit, cet étrange silence qui parut un aveu, n'édifia pas, il indigna. Il aggrava et enfonça l'outrage.

Pour comble, les conseillers du prince, voyant la retraite se faire un peu confusément, auraient voulu qu'il prît une chaise de poste, laissât l'armée, sous le prétexte d'aller au-devant d'un renfort. Vendôme l'en empêcha. Il craignait une débandade. Il n'avait que trop dégradé, par son imprudente parole, ce jeune prince qui, après tout, était le drapeau de l'armée; il sentit qu'on s'en prendrait à lui, s'il l'avilissait tout à fait.

Ces divisions enhardirent l'ennemi. Eugène et Marlborough prirent le dessein téméraire d'aller saisir la porte de la France, sa barrière du Nord, la place de Lille. Pour pénétrer ainsi en pays ennemi, il fallait tout prendre avec soi; l'armée d'Eugène, qui arrivait derrière, devait traîner un monde de vivres et de bagages. L'occasion était belle pour l'attaquer à part, isolée et embarrassée. Vendôme le voulait, mais on l'empêcha de bouger. Qui dit cela? L'apologiste même du duc de Bourgogne, Saint-Simon, qui ne peut s'empêcher de déplorer cette faute, et qui la juge inexplicable.

Par deux fois, Eugène, en personne, put amener ses troupes et ses convois, le matériel immense dont un tel siége avait besoin. Le 12 août, Lille est investi. Par un dévouement admirable, le vieux maréchal de Boufflers, qui était alors près du roi pour contrôler, diriger Chamillart, quitta une position si douce, obtint de se jeter dans Lille. Sa résistance obstinée, héroïque, donna quatre mois à l'armée pour venir au secours. Et elle ne vint pas. Le prince avait près de lui, pour l'autoriser contre Vendôme, un général sérieux, habile, Berwick, qui n'en donna pas moins de funestes conseils. On perdit du temps à percer des bois qui séparaient de l'ennemi. On perdit du temps en prières publiques, en processions où le duc de Bourgogne s'arrêta avec trop de complaisance. Il semblait étranger aux choses de la terre. Il avait acheté une lunette anglaise, et s'amusait le soir à observer la lune. Il menait à l'armée sa vie de Versailles, s'y livrait à ses jeux de femme ou de séminariste. Quand la nouvelle vint de la reddition de Lille, il jouait au volant et il n'interrompit point la partie. Son menin, M. de Gamaches, lui dit ce mot piquant: «Je ne sais, Monseigneur, si vous gagnez le royaume des cieux; mais pour celui d'ici-bas, il faut avouer que Marlborough et le prince Eugène s'y prennent de toute autre manière.»

On fut enfin devant l'ennemi. Vendôme voulait attaquer et en avait l'ordre du roi. Berwick et les amis du prince s'obstinèrent à attendre. Ils exigèrent qu'on en référât encore à Versailles, ce qui donna au prince Eugène tout le temps désirable pour fortifier ses lignes, barrer la plaine intermédiaire et devenir inattaquable. Alors arrive Chamillart, avec l'ordre nouveau et précis d'attaquer. Trop tard. Une vaine canonnade montre qu'il n'y a plus rien à faire. On s'éloigne; on se borne à essayer d'affamer l'assiégeant. Cela eût réussi peut-être. L'espoir dernier d'Eugène était un grand convoi de vivres qui lui venait d'Ostende. On chargea d'arrêter ce convoi un mauvais officier, protégé du ministre, qui se fit battre, et le convoi passa. Lille dès lors devait succomber. Après plusieurs assauts repoussés avec grand carnage, après que Boufflers, retiré de la ville dans la citadelle, l'eût défendue encore deux mois, il reçut du roi l'ordre de capituler (10 décembre 1708), et l'ennemi, maître de Lille, le fut d'envahir le royaume. Lille une fois rendue, ce fut une débâcle morale, Gand se livra sans tirer un seul coup. Rien n'arrêta le cours des revers.

Le duc de Bourgogne resta fort tard dans la saison pour assister, impuissant, immobile, à ces malheurs, pour en endosser la lourde responsabilité. Ce fut, de toutes parts, contre lui un cri, de risée à la cour, et dans le pays, de douleur. Saint-Simon a beau épuiser les ressources infinies du talent, de la passion, à grossir, à gonfler l'importance de la cabale de Vendôme, de la cabale de Meudon. Mais la France, tout entière, alors, était dans la cabale.

Les monuments les plus naïfs, les lettres même du duc de Bourgogne et de son maître, disent que la France avait raison. Ses bonnes intentions ressortent, mais aussi sa parfaite incapacité, son indécision, sa préoccupation des petites choses et des petits scrupules. Parmi ces grands et cruels événements, il est préoccupé de minuties. Il demande s'il ne pèche pas en prenant logement dans un couvent de religieuses. Fénelon admire ce scrupule d'une âme si timorée, répond en s'écriant: «Ô! que cet état plaît à Dieu!»

Le plus souvent pourtant, c'est Fénelon qui est le militaire, et le prince semble le prêtre. Fénelon l'anime et le pousse. Il semble qu'il grossisse sa voix pour l'obliger d'avoir du cœur. Il lui écrit le mot biblique: «Combattez et soyez vaillant.»

Mais ne l'est pas qui veut. Il y faut ou l'énergie de race, ou une vaillante éducation. Il n'avait eu ni l'une ni l'autre. Il était né d'une femme passionnée, maladive et mélancolique. Il était l'œuvre d'un bel esprit mystique, qui l'éleva justement dans son grand moment quiétiste. Rien de plus énervant que la quiétude agitée. En général, l'éducation dévote, habituant l'esprit à l'espoir du miracle, à l'attente du surnaturel, détruit la foi en soi, le nerf, l'activité de l'homme. Cela détruit, on ne le refait pas. Un exemple saillant est celui des tribus d'Amérique que les missions convertirent; adoucis, christianisés, devinrent incapables de se défendre contre leurs sauvages voisins.

Les réponses du prince sont fort touchantes, mais elles donnent peu d'espoir. Il s'humilie et s'accuse encore plus qu'on ne le fait. On lui reprochait seulement la mollesse, l'indécision. Il se reproche la hauteur et l'orgueil (fatalité native, qu'il ne pouvait dompter même à l'égard d'un exilé, notre hôte, le pauvre Prétendant). Il se reproche le mépris des hommes. Là il exagère ou confond. Car son cœur charitable n'eut nul mépris du peuple. Quant à son entourage de cour qui le menait si mal, tout en eût été mieux s'il l'avait vraiment méprisé.

C'est du reste l'adresse instinctive des dévots de se dispenser de réforme en s'accusant, s'humiliant; ils esquivent par l'humilité. Il ne dit pas un mot sur le point essentiel, le défaut d'activité, et l'inertie mobile qui tourne, sans avancer. Il n'y peut rien changer. Il subit passivement ses défauts, qui sont sans remède, étant devenus sa nature. «Il se renferme, prie et lit.»

Ainsi, dans cet aimable prince, l'un des meilleurs hommes du temps, se trahit l'incurable vieillesse d'un monde qui va finir. Chez lui, c'est impuissance. Chez les autres, endurcissement. À la veille des plus grands malheurs, nulle réforme possible, ni dans l'État, ni dans l'Église. Tous se résignent à leurs vices, qui sont leur imminente ruine, aux abus qui, plus que la guerre, plus que tous les fléaux, vont amener la catastrophe.

CHAPITRE XV
SUITE DU GOUVERNEMENT DES SAINTS—L'ANNÉE 1709
1708-1709

On devinait que quelque chose de terrible allait arriver. Les prophètes ne manquaient pas; mais qui les croit dans ces moments? Les avertissements successifs, les appels à la pénitence, je veux dire aux grandes réformes, revinrent souvent, comme une cloche funèbre. Fénelon dès 93; Boisguilbert en 98; et celui-ci plus tard encore dans sa mémorable réponse à la principale objection: «Peut-on réformer l'État en pleine guerre?» Il cite avec raison l'exemple d'Henri IV et de Sully, qui vaillamment commencèrent la réforme bien avant la paix de Vervins.

Mais le dernier et le grand avertissement se fit en 1707. On entrait dans la banqueroute. Chamillart en était aux ressources désespérées des assignats, d'une espèce de papier-monnaie. Et on n'en voulait plus, de son papier. Tout l'argent fuyait sous la terre. Éperdu, ne sachant où donner de la tête, devenu jaune, étique, lui-même ne pouvait plus se porter sur ses jambes. Il n'y avait pas de temps à perdre. L'année 1708 mangée d'avance. Pour faire face à la guerre et à toutes dépenses, il ne reste que 20 millions.

Dans ce moment suprême, à ce lit de l'agonisant, viennent deux médecins, deux prophètes, Vauban et encore Boisguilbert. Leurs avis, différents en plusieurs choses, sont identiques en une, l'essentielle, qu'on peut dire d'un mot: «L'égalité,» l'impôt sur tous, sans égard aux priviléges.

Ces créateurs de la science économique, parmi leurs vues fécondes, mêlaient (toute création a pour ombre un peu de chaos) nombre de choses hasardées et qui donnaient prise. Leur grand élan de cœur, leur chaleur admirable, faisait tort quelquefois à ce qu'ils apportaient de lumineuse vérité. Il était trop facile de ridiculiser Vauban, par exemple sur la dîme royale payée en nature par la gerbe patriarcale des anciens âges. Leurs réformes, à ces choses près, étaient-elles impraticables par excès de hardiesse? Point du tout. La plupart se sont faites par les progrès des temps, et nous semblent aujourd'hui timides. Même trois ans après, on en prit quelque chose, et l'on imposa la noblesse.

Vous ne lirez rien de si éloquent dans les hommes de 1789, non pas même dans Mirabeau, que la préface du Factum de Boisguilbert (1707). Il y a à la fois l'amertume du grand inventeur méconnu, l'âpreté désespérée de la sibylle qui revient une dernière fois; ce sont les accents de Cassandre, mais avec la sombre menace du temps nouveau qui vient vengeur. En voici deux mots abrégés: «On a ri de mon premier livre (en 98). Il y avait encore alors de l'huile à la lampe. Ceux qui ruinent la France trouvaient encore de quoi se payer leurs mensonges, acheter la protection. Mais aujourd'hui que tout a pris fin faute de matière, que leur sert de me contredire?... Ils ont crié à la folie. Oui, l'un des deux partis est fou... Christophe Colomb et Copernic ont été traités ainsi. Saint Augustin, Lactance, ont appelé fou celui qui le premier parla des antipodes. Et la suite a fait voir que la folie était de leur côté...»

«La France a la pierre dans les reins. Il faut une incision...»

Était-elle praticable? Non, disait la routine, l'administration (d'accord avec la cour et les traitants protégés par elle). Non, disait l'utopie anodine et superficielle de Fénelon, de Beauvilliers, du duc de Bourgogne; et l'on va voir qu'eux-mêmes ils ne savaient proposer rien.

Ce parti était au plus haut, puisqu'il donna au roi, comme j'ai dit, son ministre et son confesseur. Eh bien! avec tant de paroles et de vaine sensibilité, il était si peu sérieux, que sur ces vingt millions qui restaient en tout pour l'année, il en donne un à notre gouverneur des Pays-Bas, l'électeur de Bavière, pour qu'il laisse la place et l'éclat des succès au duc de Bourgogne. La dévote cabale voyait l'avenir, et Salente, le prochain règne du jeune Télémaque, et ne voyait pas l'horreur de la situation présente. Du moins elle ne la sentait pas, mais elle en jasait à merveille.

Vauban fut disgracié, comme un dangereux fou. Ordre de saisir son livre. Il meurt six semaines après de voir la France perdue. Pour Boisguilbert, on lui accorde l'essai de son système, mais où? comment? dans un essai, dérisoire, impossible, qu'on en fit justement chez un parent de Desmarets son adversaire, intéressé à faire échouer tout. Boisguilbert s'emporta, fut exilé, privé de son gagne-pain, sa place de petit juge de Rouen. Saint-Simon eut grand'peine à le sauver.

Il dit très-bien: «Les livres de Vauban et de Boisguilbert avaient un grand défaut. Ils enrichissaient le roi et sauvaient le peuple; mais ils ruinaient l'armée des financiers, des commis, des employés. La robe, qui a toutes ces places, en rugit tout entière.»—Il devrait ajouter la Cour. Les gens de cour, même tels parents de madame de Maintenon, telle duchesse, sublime d'amour pur et de quiétisme, étaient autorisés par le roi à avoir part dans les affaires des traitants. Ils s'associaient (à l'aveugle, je veux bien le croire) dans mainte affaire véreuse qu'ils ne comprenaient même pas. Le roi ainsi réparait leur fortune.

Affaire de cœur et de pitié. Tous les abus de cour étaient intéressants, et il y avait la plus grande cruauté à les frapper. C'étaient tous des cas spéciaux et hors des lois, de ces miserabiles personæ devant lesquelles le droit s'arrête. Vauban et Boisguilbert, qui fauchaient tout cela, semblaient des cœurs bien durs. Les bons, les doux, les pacifiques, comme Beauvilliers, Chevreuse, même leur austère jeune prince, n'auraient pas supporté le tolle et les cris qu'une telle violence eût soulevés. Le roi, attaché au passé, dominé par la cour, n'eût pu la voir en deuil, en larmes.

Les hauts tenants de la situation, Beauvilliers et Chevreuse, gendres de Colbert, mirent aux finances le cousin de leurs femmes, neveu de Colbert, Desmarets, qui se fit fort de nous tirer d'affaire sans sortir des anciens errements, sans entrer dans l'inconnu périlleux des révolutions.

La qualité qu'on demandait le plus aux contrôleurs généraux, c'était la dureté, et Desmarets l'avait. Saint-Simon l'appelle cyclope, anthropophage. Il n'avait pas bonne réputation, et on l'avait chassé jadis pour une assez mauvaise affaire. Il était très-capable. Il le montra par cette belle réforme de créer les receveurs généraux, de faire par eux presque pour rien ce qui engraissait tellement les traitants. L'histoire pardonnera beaucoup à celui qui fit face à ce moment terrible, et trouva de l'argent pour le suprême effort des résistances, dans cette crise désespérée.

N'eût-il pas pu le trouver autrement? Oui, s'il avait pu faire peser la grande réforme sur les privilégiés, sur le clergé, le grand propriétaire, et, dès 1708, exiger d'eux sérieusement ce qu'il essaya d'en tirer plus tard, en un mot, faire payer la guerre, la défense du sol à ceux qui possédaient le sol. Pour cela, il aurait fallu que ceux qui influaient et qui donnèrent un confesseur au roi, le lui trouvassent hardi, d'un grand cœur qui forçât le sien et qui imposât la réforme pour expiation de son règne. Desmarets alors, ayant carte blanche, eût pu oser prendre l'argent où il était vraiment, au lieu de pressurer et de sucer à mort ceux qui n'avaient plus que les os.

Mais les amis de Fénelon, les Beauvilliers, etc., amis dévoués des Jésuites, étaient très-loin de ces idées. Leur cœur sensible eut pitié des abus, pitié du clergé, des seigneurs. Desmarets ne put rien que suivre l'ancienne route, c'est-à-dire écraser le pauvre.

Son premier pas est net et simple. Il ne paye plus. Des fonds mangés d'avance, en 1708, aucun payement. On payera en 1709, puis plus tard, puis jamais. Cependant la nécessité l'oblige d'anticiper sur les années suivantes jusqu'en 1716! Et comme on doute fort qu'on soit jamais payé, on ne lui prête plus qu'avec une usure effroyable.

Mais si l'industrie, le commerce pouvaient se relever, l'impôt retrouverait où se prendre. Le colossal effort de Colbert, le grandiose, l'éphémère monument de l'Industrie improvisée par lui, et aujourd'hui gisant à terre, ne va-t-il pas se relever sous son neveu? Pour cela, le moyen est simple. Rouvrez les portes de la France. Telle est l'obstination de nos protestants exilés dans leur amour pour elle, que la plupart encore quitteraient les meilleurs abris, pour venir travailler ici, sous l'écrasement de l'impôt. En cela justement, Desmarets est encore lié par sa malheureuse origine. Il est appelé, créé précisément par le parti dévot qui repousse l'idée de ce rappel, qui subirait plutôt toute réforme; celle-ci blesse trop leur conscience. On l'a vu par ce que nous avons cité des papiers du duc de Bourgogne.

Loin de relever l'industrie, le commerce, Desmarets, étranglé par le pressant besoin, pour un petit profit, leur porte un coup terrible. Boisguilbert avait dit que le salut se trouverait surtout dans la libre circulation. Desmarets la supprime. Il double en une fois les droits de passage sur les routes, les péages des rivières. Dès lors, le peu de mouvement qui restait a cessé. Dans ce grand corps paralytique, chaque parti s'isole. La main gauche peut mourir que la droite n'en saura rien. Nulle action que celle de la dévorante armée financière qui ronge le royaume. Nul bruit que celui des mâchoires du cyclope exterminateur, qui mange les mourants et tout à l'heure les morts.

C'est une erreur de dire que Desmarets relevait la France quand le terrible hiver de 1709 vint l'accabler. Il faut dire au contraire que les grands coups étaient portés même avant cet hiver, et que, s'il fut si meurtrier, c'est qu'il sévit sur un peuple que l'on avait mis en chemise.

On fut saisi cruellement, et l'on perdit l'esprit. Il y paraît aux contradictions singulières qu'on trouve dans les récits de ce fléau. On ne s'accorde ni sur la date du mois où il sévit, ni sur son intensité réelle. Ce qui est sûr, c'est qu'après un début d'hiver tiède, où les feuilles revinrent, on fut percé à vif d'un froid subit. Les uns disent que la mer gelait (exagération ridicule). Toutes les rivières furent prises. Le froid, dit M. Peignot dans ses recherches sur les grands hivers, fut à Paris de 16 degrés Réaumur et ailleurs de 18. Cela est rigoureux, mais nullement extraordinaire. C'est ce qui se voit habituellement en Pologne, souvent même en plusieurs parties de l'Allemagne; c'est ce qui n'est nullement inouï en France, ce qui s'est vu et avant et depuis (en 1788, en 1829).

La mortalité n'en fut pas moins épouvantable. On le comprend par ce qu'on vient de voir, que la riche Normandie, dans sa riche généralité de Rouen, ne couchait que sur la paille.—On le comprend quand on sait que le pauvre Français d'alors n'était vêtu que de toile (l'Anglais de laine);—quand on sait que partout les maisons ne se réparaient plus, que la chaumière, ouverte à la bise sifflante, était vide de bestiaux, que la famille n'avait plus ces bons compagnons, ces doux réchauffeurs de la vie humaine qui, de leurs toisons, de leur tiède haleine, la défendent si puissamment. La nature fut sévère, mais n'eût pas été homicide, si elle n'eût pas frappé sur l'homme nu, dépouillé par l'homme.

On put jouir alors de la belle ordonnance qui doublait les droits de passage. Le blé resta où il était, et ne circula point. Il s'accumula forcément ou s'entassa perfidement, attendant, spéculant sur la cherté croissante. Saint-Simon donne ici et paraît partager les horribles soupçons qui couraient dans le peuple. La cour aurait été complice! Madame va plus loin; elle affirme que madame de Maintenon, qui, pieusement en public, mangeait du pain bis, trafiquait sur les blés, et y gagna énormément. Il n'y a à cela aucune vraisemblance. Peut-être ses parents, expressément autorisés à refaire leur fortune en prenant part aux affaires des traitants, furent-ils (à leur insu) associés aux bénéfices de ces cruelles spéculations.

Louis XIV, nullement complice, agit comme s'il l'eût été. Il trouva fort mauvais que les Parlements menaçassent les monopoleurs. Il se chargea de les punir lui-même. Mais aucun de ses officiers n'aurait osé saisir des gens appuyés de si haut.

Pour comble, de pauvres laboureurs s'étant avisés de semer du blé de mars, alors peu répandu, la police, soit par bêtise et stupide ignorance, soit par servilité féroce pour les puissants accapareurs du froment, défendit cette culture. Défense monstrueuse! qu'on révoqua trop tard.

Des petits travaux dans Paris, donnés à quelques ouvriers, un petit essai de taxe des pauvres, tout fut misérable et honteux.

On crut un moment que la peste allait aider la faim. Des épidémies vinrent. Immense queue à la porte des hôpitaux. Ceux-ci, épuisés de ressources, revomissaient les pauvres par torrents pour mourir de faim.

Les suites du fléau furent plus cruelles peut-être encore. Les misérables survivants, les enfants pâles, étiques que laissèrent des pères épuisés, eux-mêmes n'engendrèrent que des infirmes et des avortons maladifs. L'exiguïté des Français fut proverbiale en Europe. Les gravures anglaises surtout exposent à la risée, sous leur taille de nains, les sujets de Louis le Grand (V. Hogarth, etc.).

Comment le roi prit-il cette crise? La misère n'était plus au loin. Elle était sous ses yeux, à sa cour, à sa table presque. Elle emplissait Versailles. Un flot de squelettes affamés venait battre la grille d'or. On ne se fia pour la repousser qu'aux Suisses qui, ne sachant que l'allemand, n'entendaient pas leurs navrantes prières. L'idée du châtiment que Dieu étend sur les rois mêmes, la redoutable idée que les puissants parfois expient les maux publics, lui vint-elle enfin à l'esprit? La peur et la pitié auraient bien pu, ce semble, agir en son cœur pour le pauvre, et lui faire enfin écouter la voix de ces réformes populaires qu'il avait si outrageusement écartées. Un homme qu'il aimait, son chirurgien, Maréchal, un homme excellent, ferme et droit, eut le courage de lui dire la situation, mais ceux à qui elle profitait trouvèrent moyen de l'irriter. On afficha dans Paris des lettres où l'on disait «qu'il y aurait encore des Ravaillac.» Bon moyen de donner le change, de le crisper, de le raidir, de le tenir dans les vieilles voies, fermé, serré dans son Versailles.

Il était tard pour qu'il changeât. Ce peuple qui criait à lui, qui croyait encore à son roi, et semblait espérer qu'il changerait les pierres en pain, ce roi n'y comprit rien que le Paris de son enfance, le Paris de la Fronde. Il s'assombrit, mais ne s'attendrit pas.

Dans l'état de sécheresse où il était, on ne peut même dire qu'au propre sens, il fût dévot. Il pouvait seulement, sans humilité vraie, s'abaisser, céder tout, se livrer entièrement aux amis des Jésuites, qui étaient ceux de la paix à tout prix.

Il faut laisser l'orgueil, être vrai, ne déguiser rien. Tout ce qu'on a dit sur la dignité du gouvernement de Versailles dans ces extrêmes malheurs est absolument faux. Deux ans durant, il donna à l'Europe un solennel spectacle d'humilité dévote dans la diplomatie, avala les risées, souffleté, tendit l'autre joue.

Depuis plusieurs années, les menées maladroites de Torcy et de Chamillart faisaient l'amusement de la Hollande. Chacun des deux ministres envoyait des agents secrets, des quidams de toute sorte qui travaillaient à part, se dénigraient les uns les autres. On les faisait parler, on en tirait ce qu'on voulait, on en riait, on ne répondait rien.

Cependant, en 1709, le grand pensionnaire Heinsius, notre rancuneux ennemi, calcula qu'en faisant semblant de vouloir nous entendre il amuserait en Hollande le parti de la paix, et réellement fortifierait la guerre par l'avilissement du roi.

Sur ce leurre d'Heinsius, on envoya bien vite M. Rouillé de Marbeuf à un très-secret rendez-vous, où il trouva deux Hollandais sans instructions, sans pouvoirs, et qui n'avaient rien à lui dire. L'entrevue secrète est publiée partout. Eugène et Marlborough simulent la surprise, une grande colère contre leur compère hollandais. Nulle paix si le roi n'abandonne Philippe V. «Il l'abandonne, ne demande pour lui que les Deux-Siciles.—Non, ce n'est pas assez... Il faut qu'il le renverse et le chasse lui-même.—Mais le roi reprendra-t-il Lille?—Nous gardons Lille, et nous voulons l'Alsace.»

Voilà ce qu'on avait gagné à cette démarche. Une telle négociation, en mars, avant la campagne, valait déjà la perte d'une bataille. Eh bien! cela n'éclaira pas. Beauvilliers (d'après Fénelon) imaginait que, l'Espagne perdue, la France était sauvée. Un conseil eut lieu le 28 avril, où il y eut moins de raisons que de larmes. Ceux qui avaient repoussé les grandes réformes, repris la routine impuissante, exposèrent lamentablement la situation, sans dire (ni voir peut-être eux-mêmes) combien ils y avaient contribué. M. de Beauvilliers, par ce navrant tableau, fit pleurer tout le monde. Son homme, Desmarets, l'empirique, qui, en 1708, s'était fait fort de sauver tout sans recourir aux moyens radicaux de Vauban et de Boisguilbert, avoua qu'il était perdu, qu'il ne pouvait plus rien. Curieuse destinée de nos contrôleurs généraux. Chamillart avait fini par une sorte d'idiotisme. Desmarets, que vit Saint-Simon, lui parut un fou furieux dans la rage du joueur à sec.

Sous ce vertige, le conseil, effaré de désespoir et de terreur, eut recours à ce qui était la ruine et l'abîme même, la honte des offres suppliantes... Le roi écrivit de sa main à Rouillé de céder sur tout, pour tout, et sans réserve. Puis, la peur gagnant dans la nuit, on avisa le lendemain que Rouillé, ignorant l'absence absolue de ressources où l'on était, louvoierait encore, traînerait. Le ministre Torcy lui-même, emportant ce fatal secret, alla solliciter à la Haye la pitié de nos ennemis implacables. Dans sa petite maison d'où il gouvernait la Hollande, Heinsius fut bien étonné quand on lui dit qu'un homme était là dans son antichambre, et que cet homme était... la France, en son ministre des affaires étrangères. Autre bataille gagnée, à bon marché. Eugène et Marlborough ne montrèrent aucune grandeur. Ils jouèrent comme le chat féroce avec la proie. Ils dirent qu'on pourrait bien donner un royaume à Philippe V pour le dédommager, non la Sicile, mais un royaume en France, fourni par son grand'père, par exemple la Franche-Comté.

Une maladroite tentative pour corrompre Marlborough ne fit qu'éclairer sa vertu. L'irréprochable capitaine déclina respectueusement l'offre du roi. Nous étions tellement bas, et lui si haut, que ce n'était plus pour lui la peine de prendre quelque argent. Il croyait bientôt avoir tout.

La farce finit le 28 mai par l'ultimatum dérisoire qu'on fit au roi et qu'on peut dire d'un mot: N'obtenir rien, et céder tout. Le roi doit, en deux mois, chasser son petit-fils, faire sur lui la conquête de l'empire espagnol. Il doit, à l'instant même, détruire, combler Dunkerque. Et, à ce prix, sans doute, il obtiendra la paix?—Non, une trève de deux mois.

Mystification insolente, mais méritée par l'excès de sottise de gens qui s'en allaient pleurer devant l'ennemi, qui énervaient ainsi la guerre à l'ouverture de la campagne.

Le roi alors, disent les historiens, se releva dignement par un appel à la nation. Cette pièce n'a point du tout ce caractère. C'est une circulaire adressée aux grands seigneurs, gouverneurs de province. Elle est pieuse plus que patriotique. Le roi montre qu'il a fait ce qu'il a pu pour avoir la paix, que la guerre n'est pas son péché, mais bien celui des alliés. Il pense que ses peuples refuseraient la paix à ces conditions qui blessent la justice et l'honneur.

Du moins sa conscience était calme; elle était en bonne main. Le P. La Chaise étant mort le 20 janvier 1709, le roi chargea MM. de Beauvilliers et de Chevreuse de choisir le Jésuite qui deviendrait son confesseur. Grande mortification pour madame de Maintenon, non consultée. Par grâce, elle obtint cependant que ses hommes, les sulpiciens, Godet, évêque de Chartres, et le curé la Chétardie, conféreraient sur le choix avec les deux ducs. Ces sulpiciens, en baisse, furent trop heureux d'être de leur avis.

Beauvilliers et Chevreuse furent ici incompréhensibles. Ils firent un choix prodigieux, inattendu et incroyable, en parfaite contradiction avec ce que le roi pouvait désirer, et directement opposé à leur propre caractère. Leur servilisme ultramontain ne suffit pas pour expliquer cela. Et il ne suffirait pas non plus de dire que, dans les grands malheurs, l'esprit baisse, que la vue devient trouble et louche. Si ce n'eût été que sottise, le résultat eût été négatif, ils auraient pris un imbécile. Il fut très-positif en mal, riche en funestes conséquences.

Dans les plus petites choses, ces messieurs regardaient Cambrai. Combien plus dans celle-ci, l'affaire vraiment la plus grave du royaume! Qui sera assez sot pour croire qu'ils aient agi sans Fénelon? Il faut voir sérieusement ce qu'il était alors, et on le voit très-bien dans sa double correspondance, de direction mystique et de direction politique. Ceux qui ont tant jasé sur ses livres auraient bien fait de lire ses lettres, tout autrement transparentes, instructives.

Il est absolument perdu dans sa guerre du jansénisme. Toute sa peur, quand son élève vient en Flandre, c'est qu'il n'écoute les Jansénistes. Il veut faire venir à Cambrai des Jésuites pour travailler ensemble à cette belle guerre. On verra avec effroi jusqu'où l'esprit de polémique put entraîner cette ombre qui ne vivait plus que par là. Dans l'affaire de la Bulle, il suivit les Jésuites jusqu'à l'extinction du christianisme et la condamnation des propres mots de l'Évangile.

On est stupéfait de la manière étrange et malicieusement équivoque dont il parle du jansénisme: «Les libertins sont pour le jansénisme qui prêche de suivre son plus grand plaisir

Veut-il dire que les hommes de Port-Royal sont des épicuriens? C'est le premier sens qui se présente et qui trompera le lecteur vulgaire (qui est le plus nombreux). Ce qu'il veut dire au fond, c'est la calomnie éternelle des prêtres contre la Liberté. La Liberté pour eux, c'est Quod libet, ce qui plaît au caprice. Ils n'ont garde de reconnaître qu'elle consiste à suivre la voix, nullement capricieuse, de la conscience, interprète intérieur du Droit et de la Raison. Le respect que l'on doit à ce parti austère du jansénisme, c'est de reconnaître qu'à travers ses inconséquences, il défendit pourtant contre la Bulle (contre le Quod libet anti-chrétien de Rome), l'Évangile et la conscience.

Fénelon dit ailleurs, avec une légèreté incroyable: «qu'en deux mois, on peut finir le jansénisme.» Une victoire si prompte implique des moyens bien violents. Quel homme était capable d'employer ces moyens? Qui pouvait faire rentrer le roi dans la voie de rigueur, la voie de la Révocation, lui faire proscrire les Jansénistes comme les protestants? Il n'en était qu'un seul.

MM. de Beauvilliers et de Chevreuse, investis du pouvoir étrange de choisir ce maître du roi, allèrent tout droit rue Saint-Antoine, aux Grands Jésuites (qu'on appelait ainsi en opposition des Jésuites enseignants de la rue Saint-Jacques). Ceux-ci n'enseignaient pas, prêchaient un peu, mais surtout confessaient. Ils intriguaient, couraient les grands hôtels. Leur vraie besogne était de ruminer sans cesse, de conspirer pour la grandeur de l'ordre.

Derrière l'église maussade de Saint-Louis et de Saint-Paul, dans une cour noire, verte d'humidité, et qui est comme un puits, on voit encore l'ennuyeux bâtiment (aujourd'hui collége Charlemagne). Les corridors étroits et monotones, percés de portes basses, vous mettent dans des chambres nues, tristement blanchies à la chaux. Dans une de ces chambres se trouvait un vieux cuistre, le P. Tellier, durci, recuit, dont l'âcre fiel jaunissait ses yeux louches. S'il ne les eût baissés, on n'eût pu supporter son regard de travers, faux, menteur, et pourtant d'un fou furieux.

Tellier avait, au grand complet, tout ce qui pouvait l'exclure de la place en question. Le roi aimait les belles figures, et celui-ci avait la mine atroce, «il eût fait peur au coin d'un bois.» Le roi, dans l'affaire de la Chine, s'était fort déclaré, avait chassé le P. Lecomte. Et justement Tellier, pour cette même affaire, eut contre lui les Missions, la Sorbonne, les Dominicains, tout le monde. Le roi était habitué avec La Chaise à être dirigé tout doucement, par un homme à tempéraments, qui, en même temps, ménageait le clergé, atténuait l'odieux de sa grande puissance. Tellier n'avait rien de tout cela; il était fait pour briser tout. Il vivait dans une seule idée (la grandeur des Jésuites), sans voir rien autre, ni ciel, ni terre. Il était clos dans cette monomanie, comme une bête dans une cage de fer. Ses confrères en avaient terreur. À peine cinq ou six, de sa trempe, hasardaient d'approcher du monstre.

Jamais un homme, même le plus mal né, n'arriverait de lui-même à cette perfection dans le mal. Il y faut l'action collective des grands corps qui, à la longue, concentrent dans un individu un enfer de méchanceté. Les Jésuites de France, maîtres de nos rois et rois réels de la grande monarchie du siècle, étaient trop gros seigneurs pour être bien avec leurs généraux (Gonzalès, Tamburini). Le vrai Gesù était moins celui de Rome que celui de Paris, la grande vilaine maison. Là se tenait leur conseil étroit, une véritable inquisition dont le chef et la cheville ouvrière était ce Tellier. Ils réparaient leur indocilité en étant plus Jésuites que les Jésuites romains, plus intrigants, plus furieux, plus scélérats pour la grandeur de l'ordre. Ils avaient été impudents, comme on a vu, l'avaient payé. Et d'autant plus, par ces humiliations, le venin de Tellier s'était envenimé. Il était fou de haine et de vengeance. Il empoigna cet énorme pouvoir que les deux ducs lui mettaient dans les mains, comme une massue pour écraser, comme un cruel fouet de pédant, un knout, un martinet de fer.

Il faut avouer que ces honnêtes et modestes seigneurs, qui n'avaient pris ascendant sur le roi qu'à force de l'adorer, le ménagèrent bien peu ici. Vingt ans plus tôt, jamais ils n'eussent osé lui montrer seulement un tel homme. Mais alors ils pensèrent sans doute que, vieux, sec et brisé, il serait moins sensible, recevrait le mors de cette rude main, et peut-être la subirait d'autant mieux parce qu'elle était rude, et par esprit de pénitence.

Les Missions, les Sulpiciens, les ex-concurrents des Jésuites, appuyés sur l'influence décrépite de madame de Maintenon, ne purent faire équilibre. Elle continuait de baisser devant l'importance croissante du duc de Bourgogne, de Beauvilliers. Elle échoua pour mettre un homme à elle dans le conseil contre Beauvilliers. Voisin, qu'elle parvint à substituer à Chamillart, n'eut aucune influence morale. L'influence resta tout entière du côté du soleil levant, de la puissance nouvelle qui montait à l'horizon, je veux dire du côté du duc de Bourgogne. Son père, le grand Dauphin, déjà apoplectique, pouvait mourir et mourut en effet.

Toute la cour se rallia sous la pieuse cabale. Si le jeune prince, par excès de scrupule, faisait effort pour être juste (comme Saint-Simon veut le faire croire), il ne le pouvait pas. Il était en tutelle. On ne lui avait pas permis seulement de lire les Provinciales. C'est l'année de sa mort que Fénelon enfin lui permet, non de les lire, mais de se les faire lire par le Jésuite Martineau, qui saura bien les commenter et en adoucir le venin.

La France étant en de telles mains, la grande affaire est le salut et le monde à venir, la dispute théologique. L'ennemi capital n'est pas Marlborough, mais Quesnel. Les grands événements ne sont pas les batailles, mais les mandements.

Pour l'extérieur, le trait saillant de la politique des saints, c'est la confiance pour l'ennemi. Il y aurait peu de charité à douter de la bonne foi de M. de Marlborough. Toute la colère de la cabale dévote est pour Philippe V, qui ne veut pas abdiquer. Fénelon ne dissimule pas qu'il craint nos succès, qui endurciraient le roi d'Espagne dans son obstination. Lui-même, si l'ennemi prend Cambrai, il ne quittera pas (dit-il) son diocèse, subira le maître autrichien. Dans cet esprit de résignation, de bons généraux et de bons ministres ne sont pas désirables; ils retarderaient ce qui doit s'accomplir, prolongeraient nos calamités. On rappelle d'Espagne notre ambassadeur Amelot, homme capable, administrateur sérieux qui eût un peu relevé ce pays. On rappelle le jeune Orléans, qui y a eu quelques succès. On laisse croupir chez lui Vendôme, qui eût pu en avoir. À grand'peine on en vint à l'employer plus tard.

Plusieurs proposaient de céder tout à l'ennemi jusqu'à la Somme, d'abandonner ce que la France avait gagné en deux cents ans, de revenir à la misérable France ouverte et désarmée que trouva Louis XI à son avénement.

Fénelon mord à cette idée. «On pourra, dans ce cas, dit-il, fortifier Péronne, Saint-Quentin, Guise.»

Qui prouve qu'on eût gardé Paris?

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