Histoire de France 1689-1715 (Volume 16/19)
CHAPITRE XVI
LA REINE ANNE ET SARAH MARLBOROUGH—MALPLAQUET
1709-1710
Le grand peuple qui meurt dans cette année funèbre s'éteint sans voix. Il effraye le monde de sa patience.
À peine quelques pages rares et presque ignorées d'un petit paysan (Duval) disent l'horreur profonde des pauvres troupeaux d'hommes poursuivis par la faim, la laissant au village et la trouvant partout, errants sur la plaine déserte, ivres, éblouis de l'hiver, frappés, mais résignés, s'asseyant à terre pour mourir.
Ceux qui étaient armés montraient même douceur. Ni plainte, ni pillage. Dans une armée de cent mille hommes à qui le pain manquait sans cesse, nos soldats épuisés jeûnaient et ne se plaignaient pas, et mouraient de la mort des saints.
Les langues sont finies et les mots épuisés, devant de tels spectacles. L'histoire en deuil s'arrêterait, s'asseoirait aussi pour pleurer, si, dans l'abîme même, elle n'avait vu enfin une lueur.
Hors de la politique atroce qui froidement perpétuait les maux, deux faits fort différents eurent lieu qui recommencèrent la nature.
Nature! grand nom! qu'importe qu'on en ait abusé! Ce n'est pas une vaine parole, c'est la réalité solide qui porte tout le reste, c'est la vie elle-même; d'autre part, l'amour, la pitié. Dans les situations désespérées, ayant creusé la mort, on trouve (au fond, dessous) la Toute-Puissante et l'Adorable, qui renouvelle le monde.
Dès longtemps la pitié, la conscience, tyrannisées et étouffées, réclamaient pourtant et criaient. La reine Anne pleurait à chaque ordre de guerre qu'on la contraignait de signer.
D'autre part, notre infortuné paysan de France, dans l'excès des maux mêmes, eut un réveil étrange. Par le sublime coup de Malplaquet, il reconquit pour nous l'intérêt, le respect de tous.
L'opinion tourna et redevint française. Anne s'enhardit peu à peu, et commença d'agir. Malplaquet n'y suffisait pas. L'élan définitif, qui fit enfin sortir le monde de la mer de sang, eut lieu, il faut le dire, d'abord tout simplement dans le cœur d'une bonne femme.
Elle était bonne, et voilà tout. Du reste, faible, craintive et née pour obéir, pour être le jouet des autres. Tous l'ont méprisée, dénigrée. Elle n'avait pourtant pris le trône que par scrupule religieux. Anglicane zélée et craignant le papisme, elle faisait avec remords et larmes la guerre à son frère qu'elle aimait. Esclave du parti de la guerre, malheureuse dans son intérieur, elle tomba de chagrin dans de tristes faiblesses. N'importe, elle était bonne, d'un cœur compatissant, avait horreur du sang, et on lui doit la paix du monde.
Elle était toute pitié, sensibilité instinctive. Il n'y eut pas une seule exécution (même de meurtriers) pendant son règne, parce que la signature de la reine y était nécessaire et qu'elle ne pouvait la donner. On peut juger du désespoir où la jetaient ces grandes exécutions d'innocents qu'on appelle des batailles, de sa douleur aux massacres inutiles qu'on s'obstinait à faire, la France offrant tout pour la paix! Elle s'écriait: «Mon Dieu! quand donc finira cette horrible effusion de sang?»
On la faisait marcher, on la faisait signer au rebours de sa volonté; par exemple le terrible writ qui inflige la mort à quiconque communiquera avec un pays où serait le Prétendant. Sauvage précaution pour rendre toute négociation impossible, élargir le détroit, éterniser la guerre, faire couler entre les deux peuples un infranchissable fleuve de sang.
Cette pauvre âme de douceur et de paix était entre les mains du démon de la guerre. J'appelle ainsi son amie d'enfance, Sarah Marlborough, charmante, intrigante et perverse, d'un cœur cruel, qu'elle aimait uniquement. Née pauvre, elle était si riche de malice et d'esprit, que le sage Marlborough n'hésita pas à l'épouser, sûr d'y trouver une mine d'or. Comme il était toujours absent, et le mari d'Anne toujours ivre, les deux délaissées s'épousèrent, pour ainsi dire. Mais Anne était la femme. Elle avait les besoins d'une Anglaise: aimer, obéir. Elle dépendait extrêmement de Sarah, car elle souffrait dès qu'elle ne la voyait pas, et elle lui écrivait sans cesse sous le petit nom de Morley. Elle appelait Sarah Freeman (l'homme libre), allusion à son parti et à l'énergie de son caractère.
Les amitiés passionnées de femmes sont, on l'a vu, un caractère de ce siècle. L'amour des hommes était si peu de chose! Les emportées s'y jetaient avec scandale, virilement, comme la fameuse Christine de Suède. Les dévotes, avec une certaine onction féminine, comme les deux reines d'Angleterre, celle de Londres et celle de Saint-Germain (la seconde pour une Italienne). Mais cette bien-aimée Sarah abusait cruellement de son ascendant masculin. C'était un politique en jupes, espion des whigs et lieutenant des Marlborough, qui leur livrait la reine dans son plus secret intérieur. Si elle avait soupiré pour la paix, si elle avait pleuré au souvenir de sa famille, on le savait, et d'autant plus on la traînait dans la voie de la guerre.
Tant que Louis XIV fut vraiment redoutable, avant Blenheim, Ramillies et Turin, la guerre était le droit de l'Angleterre. Mais quand il baissa tellement, qu'il offrit l'Italie, quand il offrit l'Espagne même, il était insensé que les whigs s'acharnassent pour grandir l'Autrichien, pour en faire un Louis XIV. Ils se disaient le parti patriote, et patriotiquement gagnaient de toute manière. Ils engraissaient par la bourse et la banque, en écrasant d'impôts l'agriculture, ruinant le commerce, la marine marchande, partout en proie à nos corsaires. Pendant que leur poète Addison écrivait Caton à leur gloire, leur chef Marlborough s'arrondissait et se faisait tout d'or. Il gagnait par les fournitures, gagnait par les troupes incomplètes, recevait pension des rois, des juifs de Londres. Peu à peu cependant, les offres de la France augmentant, il devenait clair qu'on ne voulait plus rien dans la guerre que remplir ses poches. Comment cette effrontée Sarah soutenait-elle près de la reine une si honteuse situation? Par des moyens honteux certainement, par tout ce qui pouvait obscurcir, affaiblir, ce très-faible esprit.
Le croissant ascendant du parti whig qui gouverna dans le XVIIIe siècle, le souvenir des victoires de Marlborough ont protégé Sarah, et l'ont grandie. Si on la fait criminelle, on la pose en lady Macbeth, digne, altière dans le crime. À l'en croire elle-même, elle aurait tout emporté de haute lutte par l'ascendant d'une âme forte sur une faible. Elle n'eût rompu avec la reine que par mépris de sa dépravation. Le contraire est bien plus probable. Sarah est si souvent menteuse dans ce qu'elle a écrit, qu'elle doit mentir ici encore. Anne était une douce personne, honnête et pieuse, triste, ennuyée, maussade, une sotte peut-être, qui, par pudeur, se défendit fort mal des accusations impudiques d'une femme qui ne rougissait pas. Mais, à les regarder toutes deux, Anne et Sarah, l'histoire (sous serment) jurerait: «La coupable, c'est celle-ci.»
Elle tenait la reine dans ses mains, dans cette demi-séquestration où nous avons vu en Espagne Philippe V. Une personne, ainsi captive, est bien peu responsable. Elle reçoit, subit tout du dehors, même ses vices. Anne, avec sa vie de recluse, d'esclave toujours contrariée, était sur la pente générale alors; elle aimait les spiritueux, buvait l'oubli. Sarah, qui pour cela l'insulta plus tard, y trouvait fort son compte. Dans l'éblouissement, les pesanteurs de tête, le vertige d'un tel état, les signatures passaient bien aisément.
La confidence de cette misère lui donnait une grande prise. C'est un triste côté de la nature humaine qu'une faible personne aime plus celle qui voit ses hontes de nature ou de vice, ces choses humiliantes ou ridicules dont on demande pardon. L'enfant aime qui le souffre, le gâte, sa bonne ou sa nourrice. La demi-ivresse est une enfance. Elle tourne volontiers à l'attendrissement. Anne, tendre d'elle-même, en ces moments de défaillance où l'on est à discrétion, servie, soutenue par Sarah, avait pour elle des élans et des larmes, qu'on eût crues des larmes d'amour. Fort loin des désordres du temps, ignorante des mœurs qu'indiquent les sonnets de Shakespeare, elle se défiait peu, suivait l'instinct aveugle. Sa vie avait été abstinente, ajournée. D'autant plus aisément les mauvaises fées pouvaient agir, l'ivresse et l'ivresse du sang, enfin les ruses caressantes qui sans nul doute ne furent pas épargnées pour tirer des gages solides. Si la pauvre folle en venait à écrire ces folies, si Sarah avait d'elle des lettres ridicules, elle devenait maîtresse absolue. Les rôles étaient changés. Anne était sa servante, et Sarah la foulait aux pieds.
Sarah avait été élevée avec la reine, donc n'était pas très-jeune, et elle n'était pas précisément belle. C'était une petite femme, à traits fins, délicats, dans un contraste singulier avec sa langue aiguë, sa piquante énergie. Si sa riche chevelure, à flots voluptueux, n'eût eu un effet féminin, elle eût tenu beaucoup du jeune homme. Et certainement elle était plus qu'une femme. Sa violence, sa force impérieuse, donnaient du prix à des moments plus doux. C'était un maître, et d'autant plus aimé, pour peu qu'il mollît et fît grâce. Mais cela, sans témoin. En public, elle commandait, grondait et corrigeait la reine.
Elle avait donné à Sarah, on peut dire, l'extrême confiance d'habitudes et de privautés, en la faisant Maîtresse de la garde-robe. Place analogue à celle de la Camerera mayor d'Espagne. C'était la royauté de l'intérieur le plus intime, l'entrée aux heures cachées, aux moments impossibles. Les reines et rois, toujours sous les yeux du public, n'avaient nulle autre retraite (la duchesse de Bourgogne, plus tard le petit Louis XV, s'y cachaient pour pleurer). Moins de mystère, du reste, en France, Espagne ou Italie, où on ne s'enfermait guère. Mais en Angleterre, tout fermé. L'heureuse favorite, admise à cet asile, le témoin unique et chéri pour qui on ne se gardait plus, tenait la personne même.
Sarah avait bien plus que la princesse des Ursins, ayant la clef et le verrou, le sanctuaire où la prude timide laissait la pruderie, mollissait tout à fait. Sortant de là, émue, sous un reste d'ivresse, elle achevait de délirer, et elle écrivait à Sarah bien plus peut-être qu'elle n'eût osé lui dire. C'est ce que voulait la perfide. Loin de la redresser doucement et d'anéantir ces billets, elle les gardait comme menace permanente, comme arme, pour la perdre au besoin.
Dès lors, elle la ménagea peu, la traita comme un mari dur traite une femme de cinquante ans, trop tendre. Non-seulement elle la faisait taire, lui imposait le silence, mais elle signalait son vice, la dévoilait cruellement, comme Cham fit à Noé. Un jour, à un office solennel à Saint-Paul, elle lui donna ses gants à tenir, ce que fit la reine avec soumission. Puis, les lui reprenant, elle se détourna insolemment comme pour éviter son haleine. Anne eût pleuré, et c'eût été tout, si, en particulier, Sarah l'avait dédommagée; mais c'était le contraire. L'assiduité lui pesait. Elle crut pouvoir sans danger l'occuper, l'amuser, en plaçant auprès d'elle sa propre cousine, jeune femme agréable, lady Masham, «pour le service de la chambre à coucher.» Celle-ci était modeste, intéressante. Elle était pauvre. Son père, bon négociant, s'était ruiné. Mariée, elle était veuve, n'ayant qu'un mari nul, de forme et de cérémonie. La reine la trouva fort douce, aussi obéissante que Sarah était insolente. De plus, elle avait justement les opinions de la reine, du torysme anglican. Elle ne parlait que de la paix.
Les deux femmes s'attendrirent ensemble sur les misères de la guerre, le désolant état de l'Europe. Anne sut peu à peu bien des choses qu'elle ignorait. Elle sut que l'Empereur, la Hollande, faisaient peu et ne payaient rien, donc que tout retombait sur l'Angleterre, qui seule payait le massacre annuel, pour l'élévation de l'Autriche et le profit de Marlborough. Le bon cœur de la reine se souleva. Sa conscience s'ouvrit, et elle y vit ce jour terrible, que d'elle primitivement, de sa signature, de sa main, dérivaient tous ces maux,—d'elle captive, d'elle esclave de deux vices, épouse dégradée de ce demi-mari qui l'avilissait en public.
Mais, d'autre part, la pauvre femme se voyait seule. Ce démon tenait tout. Le Parlement, l'armée, toutes les places depuis longtemps étaient dans la main sanglante de Marlborough et de Sarah: «Et mon honneur aussi!» pouvait dire Anne. Car, dans la figure aigre et sombre de son tyran, elle lisait: «Je te perdrai quand je voudrai!»
La honte, la pudeur est forte chez la femme, bien forte chez la femme anglaise. Pour telle misère, fort innocente, elle pâlit, frémit. On a tort de rire ou douter. Elles sont telles, en effet. Qu'était-ce donc, grand Dieu! pour la reine Anne d'être violemment découverte en cette honte d'intérieur, qu'elle avait peu sentie à travers certaines fumées, mais qui maintenant lui semblait si fangeuse!... La reine, en Angleterre, c'est un être de religion, une divinité politique. Et cette divinité, on allait la moquer aux cafés, la chanter aux tavernes, aux carrefours, la traîner aux ruisseaux... Plutôt mourir. Nul doute que telle n'ait été sa pensée.
Entre la peur et la pitié, la conscience, la peur l'emportait.
Les hommes dominent leur bonté fort aisément et l'étouffent au besoin. Mais dans le cœur des femmes, la pitié est souvent une passion souveraine et la bonté une douleur à laquelle elles ne savent résister. Deux choses paraissent avoir emporté la reine Anne, vaincu la peur et la pudeur qui lui liaient les mains.
Elle sut l'épouvantable horreur de notre année 1709 et la grande boucherie du siècle, Malplaquet.
Elle sut la dernière négociation de Louis XIV en Hollande au printemps de 1710. Elle en eut honte et douleur pour les rois.
Ce ne sont pas les femmes seulement, ce sont les hommes et les plus durs, du plus ferme courage, qui pleureront au souvenir de la patience et de la douceur de nos pères dans ces extrémités funèbres.
Les fourbes qui menaient la guerre et qui venaient de refuser les offres illimitées du roi, espéraient retrouver l'aventure de Blenheim. Ils avaient 130,000 hommes de vieilles troupes, et Villars 90,000, en partie de recrues. Avec ce surplus énorme de 40,000 hommes, avec des masses de soldats aguerris contre des corps boiteux complétés par des paysans, ils étaient sûrs de tout, et cependant, ils essayèrent la tromperie, les pourparlers qui à Blenheim avaient détrempé les courages. Villars, qui avait entassé dans Mons ses malades innombrables, couvrait cette ville dans une position assez forte, un croissant dont les pointes étaient gardées de bois. Sa malheureuse armée, retardée par les vivres, avait marché la nuit, et s'était à la hâte fortifiée d'abatis, de petits retranchements.
Les Hollandais hésitaient d'attaquer. Eugène le voulait. Marlborough envoya d'abord des promeneurs qui vinrent causer et regarder. La vue de ces gens bien nourris, bien vêtus, était une tentation. Les nôtres, en guenilles, sentaient d'autant mieux leur misère. Le rouge Anglais et le lourd Hollandais semblaient une risée de leurs tristes figures, de leurs bras maigres, faibles pour lever le fusil. Ces promeneurs inoffensifs furent bien reçus des nôtres. Ils avaient l'air de dire: «Pourquoi se battre? arrangeons-nous.»
Ils firent venir aussi leurs officiers, et enfin l'homme important, dirigeant, de l'armée anglaise, le factotum de Marlborough, le rusé Cadogan, qui, tout en observant nos positions et nos défenses, s'adressa à un de nos généraux, l'Italien Albergotti. On parla de paix, on regretta que Villars ne fût pas là pour en parler. De sorte que ce mot fatal de paix circulait de rang en rang, l'espoir aussi, l'idée qu'entre braves gens on pouvait s'entendre. Voilà qu'on s'attendrit là-dessus; on est amis déjà, on s'embrasse sans se connaître. Villars vit le danger. Mais ces Anglais nous aimaient tant qu'ils ne voulaient pas se retirer. Pour en venir à bout, il fit tirer des coups en l'air.
S'ils n'avaient pu débaucher nos soldats, du moins ils s'en allaient instruits. Quelques dessinateurs avaient eu le temps de saisir les profils de nos défenses; on voyait les jours, les endroits où leur canon pouvait nous entamer, où leurs grosses masses se jetteraient pour nous écraser de leur nombre. Ils virent que le centre était faible, et qu'en portant la grande attaque sur la droite, ils forceraient Villars à affaiblir encore le centre pour secourir cette droite.
Ils virent supérieurement le matériel, point du tout le moral. L'impatience des souffrances, la bataille retardée deux jours, ce parlage inutile et ces embrassements de Judas, avaient donné à nos soldats une violente irritation, une sombre et terrible fureur. Villars, passant devant les lignes, vit des morceaux de pain à terre qu'ils avaient jetés. Ils ne voulaient plus manger, mais le sang de leurs ennemis.
L'expérience s'en fit par les mercenaires de Hollande. Ils vinrent faire contre notre gauche l'attaque secondaire pendant que les Anglais faisaient la principale à droite. Ces soldats allemands étaient menés par de vrais Hollandais, capitaines orangistes, et par le petit prince, neveu de Guillaume III; ils voulaient lui faire gagner sa princerie avec du sang allemand, lui faire planter le drapeau jaune sur les lignes françaises. On les laissa venir à bout portant, et là les grasses légions, mitraillées, fusillées, lardées, fondirent et disparurent. Le recul du drapeau tuait la maison d'Orange. Les pauvres diables de soldats achetés, ne refusèrent pas, gagnèrent leur argent. Ils furent ramenés trois fois par ces furieux orangistes. En un moment, les nôtres firent un tas de douze mille morts.
Notre droite, moins heureuse devant l'épaisse armée anglaise, avait faibli. Villars, pour la sauver, prit des troupes au centre; il chargeait à leur tête, quand un coup de feu lui brisa le genou. On l'emporta évanoui. Heureusement, le vieux Boufflers, qui était venu généreusement l'aider et qui déjà avait eu ce succès de la gauche, accourt au centre. Déjà il était percé par Eugène. Succès facile avec ses nombres énormes. Eugène jeta là trente mille hommes qu'il avait de trop. Boufflers avait de son côté toute la cavalerie française qui n'avait pas donné encore. Il chargea, rechargea, je ne sais combien de fois. Tout restait incertain, lorsque Marlborough vint établir une batterie qui mettait notre cavalerie entre deux feux. Cela décida la retraite. Boufflers la fit lentement avec une moitié de l'armée. L'autre moitié rejoignit bientôt.
Comment les alliés, les prétendus vainqueurs, ne profitèrent-ils pas de cette séparation? C'est qu'ils n'en pouvaient plus. Les nôtres voulaient combattre encore. On ne leur laissa rien que cet horrible champ à nettoyer. L'homme le plus véridique, le modeste Boufflers, dit qu'ils eurent environ vingt mille morts, et les Français sept mille.
Rien ne manquait à la laideur de l'événement. Il était inutile, puisque la France offrait tout. Il fut taché de trahison, fatal aux alliés, qui n'en tirèrent que Mons, qui, plus nombreux que nous d'un tiers, perdirent trois fois plus que nous. Ils purent sonner les cloches, mais les cloches des morts.
Même succès sur la frontière. Entrés par trois côtés, Allemands, Autrichiens, Savoyards, se donnaient rendez-vous à Lyon. La partie fut manquée. Les premiers qui parurent, les Allemands, furent jetés dans le Rhin. On commençait à voir qu'on n'entrait pas impunément en France. Marlborough avouait lui-même que les Français ne se battaient pas mal, «quand ils étaient bien conduits.» À Malplaquet, ils ne furent pas conduits; Villars fut blessé tout d'abord, et vers la fin Boufflers, dans ses brillantes charges, négligea d'appeler à lui sa droite, qui était alors disponible et aurait donné la victoire. Ainsi manquèrent les généraux. Tout se fit par l'élan et l'obstination du soldat. Il y avait donc une France, on l'avait vu, senti, mais une France à bout de ressource. L'hiver, Desmarets descendit aux hontes dernières. Il ne payait qu'en rentes les sommes exigibles. Celui qui attendait cent francs, en touchait cinq, plus un papier de 5 pour 100. C'est la dérision du consolidé, solidement fondé sur la banqueroute prochaine. Éperdu de détresse, il en était à voler des dépôts, à brocanter des grâces; pour argent, il amnistiait les dilapidateurs de la marine; il innocentait les faussaires. Les jeunes arbres des forêts royales, l'avenir, l'espérance, il les coupait, les vendait à bas prix.
Dans ce Versailles doré, sous les triomphants plafonds de Lebrun, l'Europe voyait un mendiant, pauvre diable en faillite, débiteur insolvable. Aux négociations que le roi ouvrit au printemps, quand il offrit de l'argent pour la guerre qu'on faisait à son petit-fils, les Hollandais se mirent à rire, et demandèrent où seraient les sûretés, quels seraient les banquiers qui répondraient pour un homme tellement ruiné. Nos négociateurs, Uxelles et Polignac, répondaient sérieusement, nommaient telles solides maisons. Mais les Hollandais prolongeaient cruellement la facétie, disant: «Si ces banquiers faisaient faillite eux-mêmes...?»
De telles risées portent malheur. On trouva partout odieuse la conduite d'Heinsius. Il voulait seulement pouvoir dire au parti de la paix: «Vous le voyez, je négocie.» Il appelait nos négociateurs, et en même temps, par tous les genres d'affronts, il tâchait d'irriter, d'exaspérer. On lui avait envoyé les deux hommes les plus endurants du royaume, décidés à sourire à chaque soufflet. L'un, le bel abbé Polignac, dispensé (comme prêtre) d'avoir du cœur. L'autre, Uxelles, un bas courtisan. Ils étonnèrent l'Europe de leur martyre diplomatique.
On ne voulait pas seulement qu'ils débarquassent (mars 1710). Puis on ne leur permit de séjour que Gertruydemberg, petite citadelle noyée, et on les logea dans un trou. Encore, durent-ils se déguiser, Polignac en laïque, d'Uxelles quitter son habit militaire. On les tint là comme en prison, avec si peu d'égards, qu'on leur ouvrait leurs lettres et qu'on les leur donnait ouvertes. On traînait le plus qu'on pouvait; chaque proposition mettait dix jours pour aller à la Haye.
Qu'imposait-on? que voulait-on? on ne daignait le dire. Le roi, après tant de choses offertes, offrait encore l'Alsace, il offrait de démolir Dunkerque de ses mains; il offrait cette chose déshonorante de faire une guerre d'argent à son petit-fils, de payer l'exécution de sa ruine. Que voulait-on? tantôt c'était Metz, les trois évêchés, tantôt la Franche-Comté. Pourquoi pas la Bourgogne? pourquoi pas Lyon? Jadis il a dépendu de l'Empire. Bref, on ne voulait rien.
Eugène avait en poche un plan dressé, signé par lui, du démembrement de la France (Duclos l'a vu). C'était là son roman, et il s'y obstinait en furieux. Fort sottement les Hollandais se faisaient ses organes, disaient les choses folles qui devaient rompre tout et rouvrir le champ aux armées. Le roi consentant à payer ceux qui chassaient son petit-fils: «Non, ce n'est pas cela, dirent-ils. Il faut que seul il le chasse lui-même, et en deux mois.—Mais, disait Polignac, Philippe V tient toute l'Espagne, moins Barcelone. Comment le faire partir de là, si vous ne lui donnez au moins la Sicile? Est-il possible que le roi fasse en deux mois la conquête de l'Espagne et des Indes?—Eh bien! la guerre sera possible; nous allons la recommencer.»
C'était assez et c'était trop. Polignac publia par une lettre dans tous les journaux les offres excessives du roi, les insolences incroyables des Hollandais, le détail désolant de cette bastonnade diplomatique. Triste publicité, dont les cœurs furent touchés pourtant. Un grand revirement avait lieu en Angleterre. Trois partis, sans s'entendre, agirent pour faire sauter les whigs:
1o Les amis de la paix. C'était presque tout le monde, la masse immense qui souffrait de la guerre. Agriculture, commerce, marine marchande, immolés par la banque, la bourse et les agioteurs;
2o Ce qu'on peut appeler les amis de la France. Je ne parle pas des vieux jacobites, je parle du petit parti, très-puissant et très-influent des gens d'esprit qui admiraient, aimaient notre littérature, les mœurs faciles, les modes de France. Groupe brillant de libres-penseurs, qui nous dut son élan, et nous le rendit bien. Ils n'influèrent pas peu sur Montesquieu et sur Voltaire.
3o Mais la coalition qui se faisait contre les whigs avait besoin d'agir dans une forme identique, de prendre unité, force, dans quelque grand mouvement. En Angleterre, les choses politiques prennent souvent l'aspect religieux. Ce fut l'anglicanisme qui fournit cette force, cette apparence populaire. On attaqua les whigs par un côté certainement imprévu, leur tolérance (indifférence en matière religieuse). Un furieux anglican, Sacheverel, déchaîna toutes les langues. Il dénonça, piloria, en chaire, les chefs des whigs. Il prêcha pour le droit des rois et contre la Révolution. Applaudissements unanimes. Chacun trouva commode de placer ses griefs, financiers, politiques, sous ce masque de réaction. Sacheverel, poursuivi, condamné, n'en fut que plus populaire. Les dames eurent son portrait sur les bagues et les éventails. Nul n'y prit intérêt plus que la reine. Elle assista secrètement au procès. Elle attendait de là son émancipation. Chose bizarre, mais vraie. La véhémence fanatique, intolérante, absolutiste, de Sacheverel, travaillait pour la liberté, battant en brèche le parti de la guerre, les Catons de la Bourse, les spéculateurs en carnage.
L'Angleterre était traînée par eux au rebours de sa volonté dans cette guerre éternelle. La reine n'osait même soupirer. On la tenait tellement captive et si étroitement séquestrée, que Sarah ne lui laissait pas seulement porter du vin à une domestique malade. L'ayant surprise ainsi en flagrant délit de charité, elle lui fit une scène effroyable. Anne voulut s'échapper, mais elle la retint, s'adossa à la porte, la força d'entendre, une bonne heure, cent choses abominables. Elle parlait si haut, qu'au-dessous, les domestiques entendaient tout. Anne, prisonnière, tête basse, écoutait malgré elle, perdue de honte et de rougeur.
Et il n'en fut nulle autre chose. La reine avala cela. Contre Sarah, elle n'avait d'armes que la fuite. Six mois après, autre mortelle injure. Marlborough devant être parrain d'une fille qu'on voulait nommer Anne: «Je ne le souffrirai pas, dit la furie, si elle doit porter le nom de cette p...» Le mot court, on en rit, Anne s'enfuit, va se cacher à son château de Kensington. Sarah l'y poursuit et nie tout. Elle l'aurait ramenée en laisse, si la nouvelle amie (selon toute apparence) n'eût été là, invisible et présente. Anne n'osa lui désobéir en obéissant à Sarah. J'explique ainsi sa fermeté. Les pleurs menaçants de Sarah furent inutiles. Anne resta de glace. Ayant une fois résisté, elle se trouva plus brave. On lui fit faire le pas décisif, de commencer à modifier le ministère.
On y alla tout doucement. On changea les ministres un à un, pour tâter l'opinion. On réserva Marlborough. À l'entrée de la campagne, on n'osait lui ôter les armées. Qu'eût-on dit au moindre revers? Les ministres tories, l'adroit Harley et le spirituel Bolingbroke, se tinrent en observation, l'œil sur leur ennemi, ne faisant rien et le regardant faire.
Il ne fit rien du tout,—que prendre de petites villes. Et en même temps Stanhope, autre général whig, éprouvait en Espagne la plus sanglante défaite. Cette année 1710 fut étonnante en changements rapides et romanesques. Les Autrichiens et les Anglais sont vainqueurs d'abord. Philippe V fuit de Madrid. Mais il a l'Espagne pour lui, et la France lui envoie Vendôme. L'archiduc fuit à son tour. Vendôme, à Villaviciosa, trouve les alliés séparés. Par le coup le plus hasardeux, il force les Anglais dans une petite ville, puis bat les Autrichiens. Ceux-ci ont à jamais perdu la partie. L'Europe voit la question d'Espagne décidée. Celle d'Angleterre l'est aussi. Les whigs perdent l'espoir de remonter.
Une chance unique leur restait. Une surprise pouvait leur rendre le palais et la reine elle-même peut-être. Chassés par-devant de Saint-James, ils auraient pu tenter de revenir par les derrières. Anne était une femme faible, tendre, timide, qui aisément s'éblouissait. Sarah avait toujours les clefs du plus secret appartement. L'obstacle unique peut-être et le vrai était son orgueil. Mais son mari, plus corrompu encore, ayant à craindre pour ses vols, n'aurait-il pu la plier jusque-là, la pousser à cette porte? On savait les moments où Anne avait peu de défense. N'eût-elle pas été embarrassée si tout à coup elle avait vu Sarah repentante lui baiser les pieds? N'eût-elle pas été émue de voir la fierté même joindre les mains, vaincue, rendue à discrétion, implorant d'elle, non sa grâce, mais son châtiment? Qui châtie n'en aime que plus. La reine eût bien pu s'attendrir, et la rusée, pour un moment de honte, se serait retrouvée maîtresse.
Les tories n'eurent point de repos que la dangereuse porte ne fût fermée, que Sarah ne rendît la clef. Elle fit une résistance désespérée, sentant que c'était tout. Il le fallait pourtant. Furieuse alors, elle se mit à courir Londres de maison en maison, criant qu'elle publierait les lettres d'Anne, contant toute chose secrète, dévoilant (l'impudique) les tristes nudités de sa maîtresse, exagérant, noircissant, salissant.
Elle mêlait à cela une calomnie meurtrière. Elle disait à l'oreille que le Prétendant naguère avait été dans Londres, qu'Anne l'avait fait venir, l'avait vu, embrassé, qu'elle était vendue à la France, aux papistes, etc.
Terrible accusation en Angleterre. Qu'on se rappelle tant de lugubres souvenirs, la furieuse explosion antipapiste qui eut lieu par trois fois, et sous Élisabeth, et sous Jacques Ier, enfin par Titus Oatès. Avec un morceau de drap rouge, on rend un taureau fou. Et l'Angleterre aussi, avec ces vieilles lueurs de la conspiration des poudres. Que la réaction wigh se fît sous Anne, on aurait eu, au lieu du procès de Marlborough, le procès de la reine, et sa tendre amie eût refait pour elle l'échafaud de Charles Ier.
Elle fût morte de peur, cette femme craintive, si elle eût su son frère dans Londres. Ses ministres frémissaient à l'idée seule d'entamer des négociations avec la France. Il y avait peine de mort. Personne n'osait donner aux whigs une telle occasion, et nul n'attachait le grelot.
On avisa dans un grenier de Londres un quidam, homme de peu, rien qu'un homme mortel, comme dit Shakspeare. C'était un abbé Gautier. On lui fit passer le détroit, d'Angleterre en Flandre. C'était la fin de janvier 1711. Gautier arrive à Versailles chez Torcy: «Voulez-vous de la paix?» dit-il. «C'était demander, dit Torcy, au mourant s'il voudrait guérir.»
Les Anglais offraient de négocier en Hollande. Le roi les étonna en leur disant qu'il aimait mieux négocier en Angleterre. Il leur donna cette grande situation d'arbitres de la paix, leur transmit le sceptre du monde.
Cela enhardit les tories. Ils pensèrent que si l'Angleterre recevait des Français eux-mêmes la royauté du commerce et des mers, elle leur pardonnerait d'avoir oublié la loi. Ils envoyèrent cette fois un Anglais, le poète Prior, ex-garçon de taverne, hardi et plein d'esprit, qui savait la France à merveille. Mais d'abord il demandait tant qu'on était effrayé. On laissa la campagne s'ouvrir. Elle n'eut pas grand résultat. Marlborough s'y enterra (dans l'or). Il ne fit rien, gagna beaucoup; il se sentait descendre, et se hâtait de faire sa main. Pour une petite ville qu'il prit, dans tout l'été, il se trouva avoir mangé deux cent millions.
Anne se hasarda enfin à recevoir un Français, le Normand Ménager, habile homme, avocat et négociant. Elle craignait beaucoup. Ménager logea près Saint-James, chez une sage-femme, et il ne sortait que la nuit pour conférer avec les ministres. En bonne femme, et femme de ménage, la reine s'occupa fort de lui, chargea Gautier d'en avoir soin et de le régaler pour elle.
Du premier coup, grande difficulté. Les tories disaient qu'il fallait satisfaire l'Angleterre d'abord, et remettre à la paix générale les intérêts de la France. «Quelle garantie, si vous n'écrivez rien? leur disait Ménager.—Notre parole et celle de la reine, notre fortune et notre vie.» Louis XIV fit dire qu'une telle garantie suffisait. Les Anglais furent saisis de joie. Harley retint Ménager à souper, et, renvoyant les domestiques, il but «au roi de France, au meilleur ami de la reine.» (Septembre 1711.)
On ne pouvait être difficile.
Les tories, en péril, toujours en vue de leur procès futur qu'on leur ferait pour avoir fait la paix, étaient forcés d'être exigeants.
Premier point capital pour les couvrir d'avance: la France renvoie le Prétendant;
2o La France détruit Dunkerque, le grand nid des corsaires. Elle livre Terre-Neuve (sauf un petit débarquement), Terre-Neuve, la pépinière de ses matelots, qui occupait quarante mille pêcheurs;
3o Elle donne libéralement ce qui est à l'Espagne, Gibraltar, Port-Mahon, la douane de Cadix, le monopole de la traite des nègres.
Enfin tout fut signé. Notre ami Bolingbroke mena le Français à Windsor, où la reine l'attendait. C'était la nuit, l'automne (6 octobre 1711). La reine aussi, comme les feuilles, avait pâli. Elle était loin dans son automne, malade, et elle ne dura guère. La scène fut touchante.
Elle était heureuse de préparer la paix avant sa mort. Elle dit à Ménager avec bonté qu'elle haïssait la guerre, le sang, qu'elle le priait de présenter ses amitiés au roi de France. Peu après, Harley l'ayant rencontré, lui prit les mains et dit avec effusion: «De deux nations n'en faisons qu'une, une seule nation d'amis.»
Grande parole dont tout cœur humain reste touché. Elle est féconde d'avenir. Elle portait bien moins sur le traité (nécessaire et dur) que sur l'autre lien qui rattacha les deux peuples. Je parle de ce pont sublime de la libre pensée et de la nouvelle foi philosophique, victorieuse de deux fanatismes, qui fut jeté sur le détroit.
Le traité fut hardiment publié.
Aux criailleries des Hollandais et Autrichiens, on répondit qu'ils n'avaient aucun droit, n'ayant rien fait de ce qu'ils avaient promis. Ils n'eurent plus de ressources qu'à conspirer contre la reine. L'agent même de son successeur, l'électeur de Hanovre, celui de la Hollande, l'ambassadeur d'Autriche, conféraient la nuit, débattaient des propositions violentes, cruellement révolutionnaires.
Harley savait tout heure par heure. Il le leur dit, et chassa l'Autrichien en lui disant: «Vous êtes déshonoré... La reine eût dû vous faire sortir, mais par les fenêtres.» Il dit au Hollandais: «Vous êtes un incendiaire.»
Enfin, l'exécution fut achevée, comme il fallait, sur le dos de Marlborough, de l'illustre fripon qui si longtemps avait tripoté dans le sang. On arracha l'orgueilleux oripeau qui le couvrait, et l'on saisit quelques-uns de ses vols: le brocantage et le filoutage que depuis si longtemps il faisait sur l'Europe, spécialement sur l'aveugle Angleterre. Un des articles montait à dix millions. En un seul, il put s'excuser, mais pour le reste, rien. Il en fut quitte pour partir, flétri. Non pas en tout. Il y avait trop de complices.
La principale, Sarah, qui seule avait rendu cela possible, par la servitude de la reine, au lieu d'être fouettée à Newgate, comme elle l'avait si bien gagné, alla, riche, trôner en Europe, et dans la France même, qu'elle avait égorgée.
CHAPITRE XVII
RUINE DE LA NOBLESSE—RUINE DU CLERGÉ—MORT DU DUC DE BOURGOGNE
1710-1712
Il est grand temps que tout ceci finisse. On vieillirait à user ce vieux monde, qui, par delà toute raison, prolonge sa décrépitude. Tout est fini. Qu'en faire? Pas une idée ne sortira de là. Ce sont de ces moments (pour parler comme Luther) où Dieu s'ennuie du jeu, et jette les cartes sous la table.
Les cartes, ce sont les rois, les reines et les valets. Tout cela va disparaître en deux ou trois années. L'Empereur d'abord, ce qui fait empereur son frère Charles, prétendant d'Espagne (et cela finira à la longue la guerre). Puis, presque à la fois la reine Anne, le duc, la duchesse de Bourgogne, et je ne sais combien d'autres princes en Europe.
En tête de ces morts, nommons les deux grands morts, non pas des hommes, mais des classes entières. La noblesse, le clergé périssent, dévoilés et déshonorés, elle par l'enquête du Dixième, lui par l'Unigenitus. La noblesse apparaît, ruinée de fortune et de cœur, vivant de honteuse industrie. Le clergé, dans sa folle bulle, condamne à la fois le dogme chrétien, l'esprit anti-chrétien. Il rejette le passé, l'avenir, s'assoit entre eux dans le néant.
C'eût été bien dommage que l'invasion eût réussi. Si l'étranger fût venu donner le dernier coup à la vieille machine, on n'eût pas vu combien elle était pourrie en dessous, on ne l'aurait pas vue s'affaisser d'elle-même.
En septembre 1710, lorsque Desmarets aux abois revint aux grands expédients repoussés en 1708, quand il proposa d'ajouter à tous les impôts le Dixième sur le revenu, qui devait atteindre tout le monde, le clergé et la noblesse, on calma les scrupules du roi en lui disant que le clergé s'en tirerait par un abonnement médiocre, et que la noblesse, recevant de ses dons plus que ce dixième, elle en souffrirait peu. On pouvait ajouter que les gens en crédit se feraient exempter, ne payaient guère. C'est ce qui arriva. Ce gigantesque impôt ne donna par an que vingt-cinq millions.
Ce qu'il donna, ce fut la connaissance que les commis (et par eux tout le monde) eurent des affaires de la noblesse, le jour effrayant et subit qui se fit dans cet égout. Ces commis ne respectèrent rien. Pour s'exempter ou se faire alléger, il fallut leur montrer le fond du fonds. Saint-Simon est révolté de leur royauté insolente, de leur curiosité effrontée. «Un rat de cave, dit-il, fut plus roi que Louis le Grand.»
Que fit-il donc, ce rat de cave, et quel fut ce martyre qu'endura la noblesse? Le grand seigneur le dit en termes vagues, forts, mais obscurs. On voit qu'il aurait trop souffert de s'expliquer. «Il fallut faire toucher ses plaies,» produire au grand jour «les turpitudes domestiques,» subir «cette lampe portée sur les parties honteuses» qui frémissaient d'être montrées.
Que veut-il dire? Voici ce que l'on vit.
La noblesse, généralement expropriée, ruinée, ne vit plus alors que de hasards, d'expédients, jeu, mendicité, vente effrontée du crédit qu'on n'a pas, sales associations avec les financiers, servage des hommes d'argent.
Ceux-ci, robins, commis, traitants, hommes de travail et d'industrie (le plus souvent mauvaise, il faut le dire), avaient secrètement acquis le bien du monde oisif. S'ils laissaient celui-ci subsister, c'était uniquement pour l'exploiter près de la cour. Il ne vivait qu'en l'air, dans l'ombre de lui-même. Il figurait, mais n'était plus.
Entre ces faux propriétaires et les vrais qui daignaient leur laisser leurs titres encore, on vit les plus honteuses, les plus dégradantes transactions. La finance, longtemps plumée par la noblesse, prenait bien sa revanche. Elle se laissait bien moins endormir par des mariages. Georges Dandin, devenu Turcaret, défendait mieux son coffre. De là les désespoirs, les fureurs, les poisons, du temps de la Brinvilliers et de la Voisin.
Les hommes, plus légers, joueurs et parasites, sautant d'un pied sur l'autre, prenaient mieux leur parti. Mais les femmes, plutôt que de baisser, faisaient tout, aimaient mieux périr. Elles défendaient jusqu'au bout l'apparence, le titre, qui les soutenaient à la cour, à portée des bontés du roi. De là une situation contradictoire et difficile. Pour se maintenir dans cette vieille cour de madame de Maintenon, il fallait un peu de décence; au contraire, pour traiter avec les créanciers, beaucoup, beaucoup de complaisance.
La plus fière devait en rabattre. Le mari l'envoyait. Mais l'homme de finance aimait à les tenir suspendus sur la ruine, près d'y tomber. Il exigeait des gages écrits de honte. D'autres, espérant se relever, pour vendre leur crédit, avoir part aux affaires d'argent les plus malpropres, épuisaient les bassesses.
Même avilissement du clergé. J'ai parlé de ses mœurs, des prêtres que le roi sauvait de la justice, mettait en correction à Saint-Lazare, à la Sodome de Bicêtre. Il les cachait, mais eux se dénonçaient les uns les autres. Les Jésuites avaient ri de voir le gallican Harlay, archevêque de Paris, hué du peuple qui l'éclairait la nuit quand il allait secrètement de sa grisette à sa duchesse. Les gallicans purent rire, quand le procureur général des Jésuites partit en emportant la caisse et faisant banqueroute aux créanciers de la maison.
Un peu de honte passe vite. Ils remontaient par la terreur. Dans leur affaire des rites de la Chine, le pape y ayant envoyé le cardinal de Tournon pour faire enquête, ils le firent enfermer dans les prisons chinoises, où il mourut trop tôt pour leur honneur. Le pape n'osa examiner, mais décida contre eux la question des rites.
D'autant plus ils poussèrent la guerre du Jansénisme. J'en ai parlé ailleurs, et j'en ai dit le fonds. Les Jansénistes furent les derniers chrétiens. Ils soutenaient ce qui est le fonds du christianisme, la Grâce, contre le libre arbitre. Les Jésuites, gens d'affaires par le confessionnal, enseignaient traîtreusement la liberté pour la salir.
Ce qu'il y avait en France de plus saint, c'était Port-Royal. Il s'éteignait, ayant défense de recevoir des novices. Les religieuses étaient vingt-deux vieilles femmes, plusieurs octogénaires. Les Jésuites n'ayant pas de temps à perdre pour détruire cette maison détruite. Ils calculèrent qu'un tel coup, obtenu du roi, étonnerait aussi le pape. Le 5 novembre 1709, le lieutenant de police d'Argenson, le magistrat des filles, fort connu pour ses mœurs, vint avec les recors mettre sa main de police sur ces saintes. On enleva les malades qui ne pouvaient se traîner. À peine purent-elles prendre un peu de pain et de vin. Par une nuit humide et froide, on les fit voyager, cinquante lieues d'une traite. Une, de quatre-vingt-six ans, mourut.
Les morts mêmes furent persécutés. L'église, le cimetière, contenaient trois mille cercueils. Il y avait là le cœur du grand Arnaud (apporté de l'exil), les corps des fameux solitaires, Lemaistre de Sacy, Tillemont. Racine y reposait. La grande foule, c'étaient les religieuses, autour de leurs abbesses, la mère Agnès et la mère Angélique. Les pauvres vierges, dans le long martyre d'une vie si austère, privée de toute joie de nature, avaient bien gagné le repos. Gardées, de leur vivant, par le voile et la grille, elles l'étaient alors par la terre. On eut l'indignité d'aller les regarder au fond de cette fosse, d'ôter le dernier voile. Celles dont l'inhumation était récente, honteusement livrées au soleil, furent, parmi les risées, jetées au tombereau.
Le monde recula d'étonnement. On mesura par là la férocité des Jésuites, leur pouvoir, la servitude du roi. Mais ce qui surprit le plus, ce fut la honteuse faiblesse de Noailles, l'archevêque de Paris, qui avait consenti, pour se laver du crime de jansénisme. Des trois juges de Fénelon (Bossuet, Godet, Noailles), les premiers étaient morts, et le dernier tombé bien bas. Fénelon ne blâma la destruction de Port-Royal que sous un point de vue politique, craignant seulement «qu'elle n'excitât la compassion pour ces filles.» Du reste, il en profite pour accabler Noailles. Dans la même lettre (à M. de Chevreuse, 24 novembre 1709), il dénonce un M. Habert, dangereux janséniste, que Noailles tenait chez lui, dans son cloître de Notre-Dame; il envoie à la cour une réfutation de cet Habert, et prie Chevreuse de voir avec le P. Tellier ce qu'on pourrait faire contre lui. Noailles, ainsi noté, dans cette flagrante inconséquence d'abriter à Paris le jansénisme qu'il persécutait à Port-Royal, semblait double, hypocrite et traître. Il n'était que faible et flottant.
Les fervents et fidèles amis de Fénelon, le voyant triomphant, croyaient le ramener à la cour. À leur étonnement, le roi persévéra dans son antipathie. Les Jésuites eux-mêmes, très-probablement, l'aimaient mieux à Cambrai, dépendant, espérant, que d'être sous lui à Versailles. Il attend patiemment, mais, tout en protestant qu'il est résigné à l'exil, et priant Tellier «de ne pas s'exposer pour lui,» il ne néglige rien pour son retour. Il dément dans ses lettres ce qui peut irriter le roi. Il assure «qu'il n'y a nulle satire dans le Télémaque;» et ailleurs: «qu'il n'a jamais proposé de rendre les conquêtes du roi.» Mensonges évidents qui ne servirent de rien.
Il avait rendu aux Jésuites le plus grand service, qui leur livra l'Église, celui de faire marcher avec eux les Sulpiciens, leurs rivaux, les Lazaristes, leurs ennemis, la grande armée de Saint-Vincent de Paul (les Jésuites de la charité). C'est par un Sulpicien, soigneusement dressé à Cambrai, qu'il exécuta pour Tellier la perte de Noailles et prépara le grand coup de terreur (la bulle Unigenitus). Ce Sulpicien, séide de Tellier et de Fénelon, alla secrètement en Vendée, pays barbarisé par la persécution et devenu le plus ignorant de la France. Là résidaient deux évêques imbéciles, un Lescure, un Champflour (Saint-Simon). Cet homme, arrivant de la part des deux grandes puissances, du confesseur qui nommait les évêques, et du grand prélat de Cambrai, fit faire aux évêques (ou apporta tout fait) un mandement terrible contre Quesnel et Noailles. Et cette pièce fut, contre toute règle, affichée au diocèse de Paris.
Noailles la lut avec effroi sur les portes de l'archevêché. Fort maladroitement il répondit, retira aux Jésuites leurs pouvoirs dans son diocèse, en exceptant Tellier! Tellier lui fit défendre de paraître à la cour, et, par ruse ou terreur, travaillant par toute la France, il lança sur lui trente évêques, qui signèrent les lettres que leur envoyait le Jésuite.
La mort du dauphin (16 avril 1711) faisait dauphin le duc de Bourgogne. Le prince des dévots, héritier présomptif, dès lors prit connaissance de toutes les affaires. Le roi même voulut que les ministres allassent travailler chez lui. Laborieux, consciencieux, il fut, cette année, un demi roi de France. Son influence modeste, mais réellement illimitée, donna grand encouragement, et aux Jésuites dans leur guerre, et aux utopistes de Cambrai, de Versailles, qui lui firent parvenir leurs plans.
Qu'ils partissent de la noblesse, comme Saint-Simon, ou, comme Fénelon, du clergé, ils s'entendaient si bien qu'en comparant ces projets non concertés, ils crurent qu'il y avait du miracle. Le fonds commun était de faire la monarchie fortement aristocratique, de lui associer des assemblées où domineraient les évêques et seigneurs, de remplacer chaque ministre par un conseil de seigneurs et d'évêques. Curieuse médecine! Ils croient guérir les maux par ceux qui les ont faits!
Fénelon va si loin dans son zèle pour la qualité qu'il veut qu'on préfère les nobles, non-seulement pour les grades militaires, mais pour les fonctions judiciaires, qu'on retourne au Moyen âge, aux juges d'épée. Défense à la noblesse de se mésallier par des mariages bourgeois.
Ce qui surprend un peu dans les idées de ces gens, honnêtes pourtant, c'est leur parfait accord pour la banqueroute. Le prêt à intérêt est un péché défendu par l'Église. Ceux qui ont prêté à l'État ont péché, doivent expier. Fénelon ne les rembourse qu'au trentième denier! Saint-Simon veut qu'on ne paye rien à cette canaille. L'horreur qu'on a pour les traitants, on l'étend au peuple immense, infortuné, des petits créanciers de l'État, vieillards, orphelins, pauvres veuves, qui ont là leurs dernières ressources, leurs petites économies.
Autre vœu: Exterminer le jansénisme par une condamnation de Rome: on déposera les évêques, on destituera les docteurs, professeurs, confesseurs qui ne souscriront pas. Il est bien ridicule, après ceci, de parler de la tolérance de Fénelon, d'après ses premiers ouvrages théoriques. Il faut consulter sa pratique, surtout sa ligue avec Tellier.
Saint-Simon, ami des jésuites, et qui en même temps se croit gallican, dans son vertige éloquent et confus, veut nous persuader que le duc de Bourgogne, vers la fin, fut impartial, du moins tâcha de l'être; qu'il eût échappé aux Jésuites; que, nommé par le roi médiateur dans leur querelle, il penchait pour Noailles;—qu'enfin, quand on surprit les lettres toutes faites que Tellier envoyait signer aux évêques, il se fût écrié: «Oh! s'il en est ainsi, il faut chasser le P. Tellier!»
Autre assertion de Saint-Simon. On surprit, on força le consentement du pape. Il refusa jusqu'à la fin la Bulle de proscription. On la placarda malgré lui, etc.
Tout cela n'a guère de vraisemblance. On veut maladroitement laver le pape et le jeune prince. Mais la bulle fut demandée par le roi en décembre 1711, lorsque le duc de Bourgogne était à l'apogée de son influence. Elle ne fut point une surprise. Elle contenait ce que les Jésuites avaient souvent formulé, ce qu'ils sollicitaient depuis cent ans. Le pape hésita de leur donner pleine victoire. Mais comment n'eût-il pas cédé? Le roi lui demandait de décider contre les rois.
Fénelon, l'homme de la Bulle, son violent défenseur, n'était qu'une âme avec le duc de Bourgogne. Et le dernier écrit de celui-ci, inspiré de son maître, est contre les jansénistes, pour les Jésuites et pour le pape.
Il faut ouvrir les yeux, ne pas faire sottement des héros d'humanité contre l'histoire. Le premier acte qui signala l'influence du jeune Dauphin au moment où il eut ce titre, fut un acte de persécution. On ferma aux protestants le commerce, l'unique carrière qui leur restait, en leur défendant de vendre même des biens meubles (17 mai 1711). Cela manquait encore à la Révocation, que le duc de Bourgogne appelle «une conduite modérée.»
Le vieux tigre Basville, trop longtemps inactif, se rafraîchit d'un nouveau sang. L'affaire de Marcilly (v. 1668) se renouvelle (avril 1711). Un camisard du nom de Saint-Julien passait en Languedoc les aumônes de Hollande. En ce moment, il y retournait, il partait de Genève. Basville dépêcha un officier et des soldats qui, sans respect pour la neutralité suisse, ni pour l'État de Berne dont dépendait le lac, l'enleva sur l'eau au passage, le mena à Basville qui, en un tour de main, le jugea, le fit rompre vif.
Répétons-le. C'est sous l'influence du duc de Bourgogne, de Beauvilliers, de Fénelon, que fut demandée au pape la Bulle de proscription contre les jansénistes. On en parle toujours trop tard, longtemps après la mort du jeune prince. Il faut la replacer au moment où on l'exigea, en décembre 1711.
Rien d'étonnant, puisqu'en la même année on recommençait à poursuivre aussi les protestants, à surprendre, à sabrer les pacifiques assemblées du désert.
«Quoi! ces hommes si doux firent cela?» Ils y forcèrent leur cœur, voulant à tout prix rétablir, sauver l'unité de l'Église.
Telle était la situation lorsque tous ceux qui espéraient tant du duc de Bourgogne furent cruellement frappés.
Une fièvre pourprée l'emporta, lui et sa charmante femme (février 1712). La cour fut à la lettre comme assommée du coup. Cent cinquante ans après, on pleure encore en lisant les pages navrantes où Saint-Simon a dit son deuil.
En réalité, quelque ombre que jette sur ce caractère sa bigote intolérance, on ne condamnera pas entièrement la faveur unanime dont les opinions diverses l'ont entourée. On doit considérer sa naissance, son éducation, la cour où il vécut, le mur insurmontable dont furent entourés son esprit ami du vrai, son âme sympathique. Pouvait-il déduire des abus la nécessité de l'égalité? Lui-même était abus, était clergé, noblesse. Il était né justement identique à ce qu'il eût fallu changer.
Donnez un point d'appui, un levier; je soulève un monde. Il n'eut ni appui, ni levier, et il était dans ce monde même qu'il s'agissait d'ébranler de sa base. Pardonnons-lui et comptons-lui sa droite intention, sa vie pure, l'amour du devoir, le désir du bonheur des hommes. Il fit peu, mais voulut... L'histoire est désarmée.
Elle est et restera attendrie de sa mémoire.
Il faut pourtant noter deux choses. Le duc de Bourgogne, impopulaire en 1708, fut-il tout à coup populaire au point qu'on dit? Cela s'est si souvent répété qu'on le dit toujours. En remontant aux sources, on ne trouve pour preuves que des témoignages de cour. Versailles pleura le prince, qu'il trouvait accompli, l'idéal de la cour dévote.
Je doute que la France ruinée ait cru si fortement à ce prochain miracle de l'Âge d'or. Je doute que Paris (déjà tout Régence en dessous) ait eu impatience de voir s'ouvrir un règne intolérant, ennemi de la libre pensée.
Autre chose peu remarquée, c'est que le bon souvenir que lui garda la France, le culte que l'on eut pour son maître, revendiqué également par les philosophes et les dévots, enfin la légende arrangée de Fénelon et du duc de Bourgogne, fut, au XVIIIe siècle, un des plus solides obstacles à la réforme des abus. Les œuvres imprimées de l'un et les papiers secrets de l'autre, lus du Régent, de Louis XV, de son fils le Dauphin, surtout de Louis XVI, fixèrent leur opinion sur plusieurs points très-graves, la resserrèrent et la circonscrirent.
Ils jugèrent que ces hommes vantés des philosophes eux-mêmes (qui ont fait de Fénelon une si aveugle apothéose), avaient posé la vraie limite des réformes raisonnables.
Point de rappel des protestants. Point de grâce pour les jansénistes. La fixe division des castes, comme la base de société.
Tel fut le sort du duc de Bourgogne. Il ne put faire le bien de son vivant, et, très-innocemment, il fit le mal après sa mort.
Dès le lendemain, le roi, frappé de Dieu, crut l'apaiser en faisant une chose qu'il supposa agréable à celui qu'il avait perdu. Il renouvela la terrible ordonnance pour forcer le malade protestant de se confesser.
Dès le second jour, le médecin devait l'en avertir, et, s'il ne le faisait pas sur-le-champ, s'en aller le troisième jour, le laisser crever là. S'il n'y pensait, ce médecin payait une grosse amende et pouvait perdre son état.
Le prêtre averti arrivait, mais avec un huissier pour verbaliser en cas de refus. Les voisins arrivaient. Ils obsédaient le moribond, lui disant le nouvel édit. S'il refusait, il ruinait ses enfants, ses biens étaient confisqués. Il leur donnait l'horreur de le voir traîné sur la claie.
Pour régaler la populace, dont c'étaient là les fêtes, on traînait le corps nu.
Mademoiselle de Montalembert fut traînée ainsi à quatre-vingts ans, et la comtesse de Monion, plus jeune, fut exhibée de même.
Cette ordonnance fut l'acte de piété, d'expiation, de pénitence, la fête funéraire, dont Tellier et le roi honorèrent le tombeau du duc de Bourgogne (8 mars 1712).
CHAPITRE XVIII
LE DUC D'ORLÉANS—FIN DU RÈGNE
1712-1715
Ce triste siècle s'est survécu douze ans, jusqu'à la mort du duc de Bourgogne. Mais, pour le coup, il est fini. La guerre aussi réellement; elle a perdu son nerf. Le règne enfin, ce règne excédant de soixante-douze ans va finir. Louis XIV a l'air de vivre encore jusqu'en 1715.
L'autre siècle est déjà tout entier en dessous, le siècle de la libre pensée, celui des libertins, comme on disait, siècle des audaces effrénées dans l'infini spirituel. Est-ce assez de l'appeler, comme Hegel, l'empire de l'esprit? Ce siècle a dit son nom, plus complet, plus profond: Retour à la nature, retour aux sentiments de la vie, de l'humanité.
Il naît dans les souillures, celles de l'autre siècle et les siennes. N'exagérons pas, toutefois. Il a de moins l'hypocrisie. Il a de moins les hontes ténébreuses d'anti-nature où son prédécesseur a trop vécu. Il est bruyant, il est cynique, il étale ses vices au soleil. Il ne les cache pas aux égouts.
L'Anti-nature, par-devant, c'est la Trappe. Et ailleurs? on n'ose dire quoi. Triste par les deux faces, et profondément triste! même désespérée aux choquants sonnets de Shakspeare.
La Nature, même vicieuse, a la lumière pour elle et la joie de la vie. Ne s'égarant pas dans la nuit, elle peut retrouver son chemin. C'est un caractère vigoureux du XVIIIe siècle. Il s'ouvre par un immense, par un strident éclat de rire sur la bulle Unigenitus. Il se pose déjà dans sa forme première avec son roi des libertins, cet homme doux, de tant d'esprit, facile et humain, le Régent, qui ne put haïr ni punir, qui pleurait ses ennemis, oubliait ses amis et laissait tout aller au vent.
On n'a pas dit pourtant assez une chose, c'est que cet homme si gâté, dans ses vices, n'eût point l'infamie de son père, ni la saleté de Vendôme. Un meilleur temps commence. L'orgie est bien l'orgie, mais elle ne se passe plus d'esprit ni de gaieté. Elle viole la morale, mais non plus l'histoire naturelle. Les femmes sont débordées, et cependant un peu plus fières. Les filles de théâtre moins complaisantes (V. chansons de Maurepas). Ce que les casuistes toléraient sous Louis XIV, ce que la bonne madame d'Elbeuf avouait (sans y trouver le moindre mal, V. Saint-Simon), n'eût plus été possible, même aux soupers du Régent. Ses dames, d'Argenton, Tencin, Parabère, exigeantes et brillantes, libertines pour leur propre compte, par leurs saillies obligeaient de compter. Et quand une fut noble et digne, comme mademoiselle Aïssé, elle sut imprimer le respect.
Ce sont des différences d'un siècle à l'autre qu'on a trop peu senties. Maintenant, voyons l'homme même.
Il ne s'agit pas de refaire, encore moins de copier, le grand portrait, si fort, si fin dans le détail, qu'en a fait Saint-Simon. Tous l'ont lu, tous le savent. Je me tiendrai surtout aux points qu'il laisse dans l'ombre.
Il n'y eut jamais un homme plus doué. Brillant esprit, rapide à prendre tout au vol, étonnante mémoire, et, avec peu d'études, un monde de connaissances. Tous les arts. Et la grâce en tout.
Il ne manquait à cela qu'une certaine base de fixité, de personnalité. Il était né d'éléments trop divers et d'opposition monstrueuse. Son père, Monsieur, était une jolie petite italienne (un Mazarin, selon toute vraisemblance). Ce pauvre prince, sur l'injonction du roi, dut avoir des enfants, et il fut épousé par la robuste et hommasse bavaroise, Madame, d'un corps, d'un esprit mâle, qui n'en faisait grand cas.
Entre de tels époux, il est bien clair que Madame fit tout, Monsieur rien. Elle fit un corps vigoureux qui eut peine à s'éreinter par les excès. Elle fit un esprit curieux, nullement inerte (comme Monsieur), mais, au contraire, actif et voyageur à travers toute science, avec un goût d'universalité étranger à la France de ce temps-là (donc allemand, si je ne me trompe). Qu'eut-il donc de son père? Peut-être le goût italien de la musique, peut-être aussi une certaine facilité débonnaire. Mais il ne tomba pas, comme son père, au burlesque, à la platitude. Le principicule italien, la femmelette et le vieux mignon, qui étaient les traits paternels, ne parurent point dans le Régent. Il était fort vaillant, comme sa mère, très-franc du collier, net, lucide au champ de bataille. Il vit clair à Turin. Il vit clair en Espagne; il vit et fit, à travers mille difficultés qu'on lui suscita. Il y eut des succès, prit des places qui avaient arrêté Condé.
Ce que sa courageuse mère ne lui transmit pas, malheureusement, ce fut l'orgueil. Ce soutien lui manqua. Il fit bon marché de lui-même, il n'y tenait pas, et n'exigeait pas qu'on y tînt. De là un abandon étrange, un grand laisser-aller, beaucoup d'indifférence pour le bien et le mal. Il appelait cela aimer la liberté. Et il citait l'heureuse liberté de l'Angleterre sous Charles II.
Une chose lui fit grand tort, d'avoir un héros favori, de vouloir être un Henri IV, de vouloir lui ressembler, même de visage. Prétention assez commune de nos Bourbons, qui leur était fort chère, en raison de l'invraisemblance. Louis XIII en parlait, voulait qu'on y crût. De même le duc d'Orléans, qui n'y avait aucun rapport. Sa bonne corpulence allemande ne rappelait guère le Béarnais. Sa face pleine et sanguine manquait du fameux nez. Il avait la facilité, mais dans l'abondance éloquente, non l'étincelle du silex, l'éclair gascon. Cette faiblesse d'imitation mena loin Orléans. Si on l'eût laissé en Espagne, il eût rappelé Henri IV par sa valeur. Mais on fit croire au roi qu'il était ambitieux, qu'il supplanterait Philippe V, et on le tint en cage. Il ne put imiter d'Henri que ses galanteries, point sa sobriété. Dans son désœuvrement, il s'enivra de plus en plus.
Dans l'affaissement du vieux monde, le nouveau n'étant pas encore, tout semblait incertain. Orléans eut plaisir à rire de tout ce que croyait Versailles. C'était au fond le mouvement du temps, et surtout celui de Paris. Le siècle semblait suivre, à son début, le précepte de Descartes: Douter d'abord de tout, avant de reconstruire. On secoua, on remua toute base, et la morale même. Cela parut, dès qu'on osa. Mais, déjà au Palais-Royal, le précepteur du prince, Dubois, l'endoctrinait à son profit, pour détruire en lui toute foi, surtout la foi à la vertu, le conduire au mépris des hommes.
D'où venait ce Dubois? Du plus sale endroit du palais. Les dégoûtants insectes de latrine et d'alcôve pullulent les uns par les autres. Monsieur reçut Dubois de son ami de cœur, du chevalier de Lorraine, et judicieusement lui confia son fils unique. L'utilité de ce coquin fut de convertir le jeune prince au mariage qu'on lui imposait. Le roi lui fit accepter sa bâtarde, fille de Montespan. Déplorable union. Le jeune homme y sentit le froid de la mort. Rien au cœur. Un orgueil infernal et profond. Il l'appelait madame Lucifer, et elle en souriait. Elle ne rêvait qu'une chose, faire régner les bâtards, son frère le duc du Maine, et elle lui livrait tout ce qu'elle savait de son mari. Il ne l'ignorait pas. Il ne se fâcha point, mais se jeta dans le désordre. Il essayait parfois aussi de l'étude, faisait de la chimie avec le célèbre Humbert. Saint-Simon le blâme de ces vaines curiosités. Mais c'est encore par là qu'il est un vrai représentant du siècle.
Elles donnèrent, il est vrai, une prise à ses ennemis. La puissante cabale qui voulait continuer l'imbécillité du vieux règne et le triomphe des Jésuites, saisit aux cheveux l'occasion d'écarter, de perdre Orléans, d'introniser le duc du Maine. On ne comptait guère l'enfant de quatre ans qu'avait laissé le duc de Bourgogne. On croyait qu'il ne vivrait pas.
L'affaire fut bien montée. On profita de l'émotion extrême de cette mort si prompte, de l'ébranlement des imaginations qui se perdaient en conjectures sinistres. On dénonça sans dénoncer. On n'articulait pas l'accusation, mais on fuyait le prince, on frémissait, on pâlissait, on levait vers le ciel de tristes yeux. Si on ne parlait pas, c'est qu'on ne voulait pas briser le cœur du roi. Mais on aurait eu tant à dire! Comédie scélérate, à laquelle cette vieille Maintenon, uniquement dévouée à son pupille, ne rougit pas de s'associer. Le roi n'était pas rassuré. Heureusement, pourtant, il ne perdit pas son bon sens. Quelques hommes honnêtes, comme son chirurgien Maréchal, n'aidèrent pas peu à l'affermir.
Quant au peuple, d'avance aigri par ses misères, il donna fort aveuglément dans le panneau. Nul doute qu'il n'y ait eu de l'art et de l'argent. Plus d'une fois, dans cette histoire, on a pu étudier les procédés, toujours les mêmes, par lesquels un grand corps, riche et disposant des aumônes, fabrique à volonté des mouvements spontanés. Que de fois, au XVIe siècle, ces mécaniques grossières furent-elles heureusement employées par les moines d'alors et par les curés de la Ligue!
Quand Orléans mena le deuil du duc de Bourgogne, ce bon peuple était sur le point de le mettre en pièces; il criait, maudissait, menaçait du poing. À Versailles, à Marly, persécution plus cruelle; où il était, on faisait le désert. Désespéré, il suivit le conseil (perfide et dangereux) qu'on lui donnait pour le perdre. Il demanda au roi qu'on lui permît d'entrer à la Bastille, qu'on le jugeât, ce que le roi sagement refusa. La prison seule l'aurait déjà flétri.
Quand même on ne saurait rien des deux rivaux, on se déciderait par une chose, une seule, qui dispense du reste:
Lorsque mourut le grand Dauphin, et avec lui sa violente cabale qui déjà voulait perdre le duc d'Orléans, Saint-Simon le croyait au comble de la joie. Il le trouva en larmes qui pleurait son ennemi.
Lorsque mourut Louis XIV, son bien-aimé duc du Maine, si monstrueusement favorisé, le soir rit et fit rire tout ce qui était là. Il bouffonna, d'un tel talent de mime, que personne ne put se tenir. Ce tonnerre de gaieté perça les murs, jusqu'au mourant peut-être.
Orléans avait aimé fort le duc de Bourgogne, et il était plein des idées de Fénelon. Qu'il pût être accusé d'une chose si atroce, cela le jeta dans le désespoir. Un de ses intimes le trouva sanglotant, se roulant par terre. Et cependant il faut avouer qu'il n'était pas tout à fait innocent des idées odieuses que l'on pouvait avoir. S'il était doux, en revanche il était étonnamment faible, tout livré à sa fille, la petite duchesse de Berry, un prodige de vices, vraie Messaline. On la crut une Brinvilliers. Elle haïssait la duchesse de Bourgogne. Elle pouvait souhaiter sa mort; mais jusqu'à la lui donner? Non.
Toute violente qu'elle parût, on ne voit pas, malgré sa terrible réputation, qu'elle ait rien fait d'atroce, même quand elle fut toute-puissante. Elle fut débordée, mais non à la mode d'alors, hypocrite et passive. Elle était intrépide dans le mal, affichait, montrait tout, et plus encore peut-être qu'il n'y en avait. Sa courte vie fut un suicide. Elle n'eut point les arts du temps. Elle voulut, ce semble, périr, se tua, s'extermina par les grossesses.
Pour la comprendre, il faut se rappeler qu'elle naquit de la discorde même. Orléans, marié malgré lui, l'eut d'une femme où il voyait son tyran, son espion. La petite entendit Madame, si grand'mère, parler outrageusement de la bâtarde. Elle fut élevée, dirigée, par une ennemie de sa mère, une ex-maîtresse d'Orléans, la fille de sa nourrice, une De Vienne, femme de chambre perverse, et qui la fit à son image.
Elle fut très-précoce, en contraste parfait avec sa taciturne mère, tout en dehors, parlante, amusante, dans ses caprices passionnés. Orléans, avec ses roués, ses maîtresses payées, était réellement seul. De plus en plus, il fut pris par l'enfant. Il ne la quittait guère. À peine grandelette, elle le tenait à sa toilette les matinées entières. Elle se fit son camarade en tout. Le soir, il buvait; elle but. Dans la demi-ivresse et l'effréné babil qu'elle donne, elle l'imitait, le dépassait en risées de l'Église et de la vieille cour, et de sa mère surtout. Celle-ci, avec un parler gras, traînant, une grande paresse, semblait une eau dormante, comme un marais suspect. Elle avait une grâce oblique, n'étant pas trop droite de taille, boîtant un peu tout bas (non pas tant que son frère). Elle était belle, pourtant n'attirait pas, avec des joues pendantes, des sourcils ras, pelés roses, qui ne donnaient pas bonne idée de sa peau. Plus, telle infirmité peu agréable dans le monde. Le père, la fille, avaient un très-vilain plaisir à disséquer la mère. La fille la méprisait, se comparait. Grande et jolie, svelte, légère, elle avait de charmantes mains dont son père, dit-on, raffolait. Ses yeux, non rassurants, quelque peu égarés, avaient l'attraction des demi-fous. Elle plaisait par ce qui doit plaire (mais non aux hommes vicieux), la furie du plaisir. Elle ne savait pas sa mesure, s'abandonnait de manière effrayante. Une fois, à quinze ans, devant toute la cour, elle s'enivra avec son père et fut malade, au point de salir tout.
Nul doute que la De Vienne ne la dressât à faire le dernier outrage à sa mère, à profiter des hasards de l'ivresse pour la supplanter tout à fait. En ce siècle, l'inceste était fort à la mode chez les princes et les grands prélats, toléré dans le bas clergé, où la parenté la plus proche couvrait tout, dispensait du bruit. Bientôt, dans un petit roman, Montesquieu exalte les unions patriarcales entre frère et sœur. Les dispenses s'étant élargies depuis le Moyen-âge, la cousine, la nièce étant déjà permises (et bientôt la sœur de la femme), on disait que la sœur serait permise aussi. Et tel Italien dit: la fille!
C'est la fureur première dans l'émancipation de braver tout. Il suffit que la chose parût hardie, impie, pour qu'on l'ait faite alors. Orléans, qui fuyait Sodome, tomba-t-il au piége de Loth? Il le niait. Mais deux choses feraient croire qu'il en fut ainsi. Il se montra très-froid pour marier sa fille au duc de Berry, qui pourtant l'approchait du trône. Et elle, d'autre part, mariée, exigea de son père ce qui pouvait le mieux dégrader sa mère comme épouse, constater à quel point il préférait sa fille. Il s'agissait d'un collier de diamants qui venait de la succession de Monseigneur, et qui était alors dans les écrins de madame d'Orléans. Elle voulut qu'on le lui ôtât, que son père le lui mît au cou, à elle. Il n'osait, hésitait; il remontrait que sa femme allait éclater près du roi. Elle fit de si épouvantables cris, qu'il eut peur d'elle encore plus que du roi. Brave de peur, il affronta madame d'Orléans, se fit ouvrir sa garde-robe, ses pierreries, enleva le collier.
Grand bruit. La duchesse de Bourgogne prêcha en vain l'orgueilleuse. Il fallut que le roi intervînt, la forçât de restituer et demander pardon. Il chassa la De Vienne. Elle fut enragée, donna cours à sa haine, à son envie, contre la duchesse de Bourgogne, dont la mort très-prochaine d'autant plus lui fut imputée.
La France tout entière était si occupée et de ces bruits et de la Bulle, que la guerre lui semblait une affaire secondaire. La mort du duc de Bourgogne compliquait pourtant la situation en rapprochant de la succession Philippe V. Louis XIV eut la maladresse de traîner, d'hésiter à tirer de lui la renonciation qu'attendait l'Angleterre. Elle retira bientôt ses troupes, quinze mille Anglais. Mais les Allemands qu'elle soldait s'obstinèrent à rester, à servir sous Eugène. S'il fût resté le vrai Eugène, il aurait marché sur Paris. Il devint un vieux tacticien. Pour prendre Landrecies, il étendit ses lignes à dix lieues de distance. Un conseiller du Parlement, qui se promenait, vit le premier un point faible où on pouvait le forcer.
Le grand rhétoricien Villars, grand menteur (tout héros qu'il est), ou du moins exagérateur, boursoufleur souvent ridicule, pour mieux grossir sa victoire de Denain, suppose qu'en 1712, la situation était celle à peu près de 1709, dans cet effroi qui précéda l'affaire de Malplaquet, quand la France était en prières et que Versailles faisait les prières de quarante heures. «Louis XIV, dit-il, en lui disant adieu, pleura, lui dit que, s'il lui arrivait malheur, lui Louis, monterait à cheval et irait se faire tuer.» Ce morceau à effet devait faire l'ornement du discours que Villars prononça en 1715, lorsqu'il se fit recevoir à l'Académie française. Le roi lui fit rayer cela.
Réellement, dès janvier 1712, on savait la disposition de l'Angleterre. Eugène y avait été de sa personne tâter le terrain. Il y perdit deux mois. On lui avait fait croire que l'on pourrait forcer la main à la reine malade et aux tories. L'électeur de Hanovre, successeur très-hostile de la mourante, qui attendait impatiemment, eût avoué tout à Eugène, si l'on eût pu monter un complot, faire un mauvais coup. Rien ne bougea. La reine ne se vengea qu'en donnant à Eugène une épée qui valait cent mille livres.
Les conférences venaient de s'ouvrir à Utrecht, et, malgré les reproches, les vaines fureurs de l'Autriche et de la Hollande, l'accord réel de l'Angleterre et de la France rendait la paix probable. Les ministres anglais nous étaient amis plus que nous-mêmes. Ils nous ouvraient une chance admirable, celle de transférer Philippe V en Italie, de lui donner la Savoie, le Piémont et la Sicile, qui après lui reviendraient à la France. Le duc de Savoie eût été roi d'Espagne. La politique anglaise, alors vraiment grande et hardie, était (en s'emparant des mers) de renouveler l'Europe par les deux faits qui voulaient s'y produire, la création de deux royaumes: la royauté de Prusse, contre-poids protestant de la vieille et bigote Autriche; la royauté du Savoyard en Italie ou en Espagne. Philippe V s'obstina à rester roi d'Espagne et fit un mal immense à son pays. Les whigs, qui régnèrent après Anne, firent roi le duc de Savoie, mais pour qu'il gardât les Alpes contre nous, nous séparât de l'Italie.
Eugène, voyant les Anglais échapper, voulait dès son retour les employer. Au premier ordre, il vit leur cavalerie qui dessellait, et lui tournait le dos. Le 12 juin, la nouvelle arrive d'une trève conclue entre l'Angleterre et la France. Pour arrhes, le roi donnait Dunkerque. Nouveau coup pour Eugène. Il perdait l'armée britannique, plus de soixante mille hommes. Mais les mercenaires allemands et belges, qui en faisaient les trois quarts, sans s'inquiéter du serment qu'ils avaient fait à la reine Anne, restèrent obstinément, laissèrent partir les vrais Anglais. Il se trouva avoir encore en tout cent trente mille hommes. Villars prétend n'en avoir eu que soixante-dix mille, avec trente mauvais canons. S'il en était ainsi, Eugène, plus fort du double, n'avait qu'à aller en avant. Il en parlait, disait qu'il irait à Versailles. Seulement, il voulait d'abord prendre Landrecies, petite place, qui, dans le style des vieilles guerres, couvrait la Picardie. Autre faute, pour ce siége, il divise son armée en trois armées. Ses lignes étaient faibles à Denain. Il y avait là douze mille de ces coquins, qui servaient contre leur serment, ayant pour général le fils du fameux traître Monck, le restaurateur des Stuarts. On dit qu'un conseiller au Parlement qui se promenait vit le premier cette faiblesse de Denain, et avertit.
Villars, par une feinte heureuse, en se portant vers Landrecies, y attira Eugène, qui affaiblit Denain, s'en éloigna. Villars trompa aussi les siens, qui ne comprenaient rien à ses manœuvres. Ils murmuraient. Tout à coup, il se lance sur Denain. Point de fascines pour aider l'escalade. On y monta avec des hommes, sur les vivants et sur les morts. Rien ne tint contre cet élan. Tout fut tué, et de plus ce qu'Eugène envoya au secours. Il était venu au galop, et furieux, mordant ses gants et ses dentelles, il assistait à la déroute (24 juillet 1712). C'était celle de sa fortune, qui ne se releva jamais. Villars, fortifié, emporta toutes les places voisines, tous les magasins de l'ennemi, se trouva riche tout à coup. Soixante drapeaux envoyés à Versailles.
La France fut rassurée, le ministère anglais encouragé. En août, le brillant Bolingbroke vint à Paris et fut reçu comme l'ange de la paix. Il eut à l'Opéra un de ces enivrants triomphes comme nous savons seuls les donner. Il n'y avait point à cela de bassesse. Car nous étions vainqueurs partout. Et sur le Rhin, et vers les Alpes, l'ennemi avait été arrêté glorieusement. Bolingbroke nous plaisait par l'éclat de son esprit, par son audace d'opinion en toute chose. Paris lui fut charmant. Versailles, encore si près de son grand deuil, l'accueillit de façon touchante. Par une distinction délicate et unique, le roi lui donna un diamant que portait au chapeau son tant regretté petit-fils, le duc de Bourgogne. Bolingbroke retourna Français.
Il avait servi à la fois les deux pays, en avançant l'œuvre de paix. Ni la reine, ni le roi, n'avaient beaucoup à vivre. Les ambassadeurs d'Anne signifièrent à Utrecht que, si la paix n'était pas signée le 11 avril 1713, ils la signeraient seuls. Donc, le 11, fut signée la paix, malgré l'Empereur qui lui-même fut bientôt forcé de signer à Rastadt. L'Angleterre gagne tout. La France ne perd presque rien. Elle croit (bien à tort) avoir acquis l'Espagne. La Hollande reste ruinée. L'Autriche a les Pays-Bas, Milan, Naples, la Sardaigne.
La victoire de Denain! et la paix de l'Europe! deux merveilleuses éclaircies. La misère est la même, l'embarras financier s'accroît. Mais l'âme est riche d'espérance. On voit que le vieux roi, la vieille cour, n'iront pas longtemps. Versailles de plus en plus pâlit, et Paris reprend l'ascendant. Paris n'a pas encore la vie officielle, mais il a celle d'opinion. C'est à l'Opéra de Paris qu'éclata la scène du triomphe de Bolingbroke, triomphe de la fraternité entre les deux grands peuples, qui moins visiblement, mais réellement en dessous, fut l'élan de la pensée libre.
Un brusque changement dans les modes indiqua celui des esprits. L'insipide échafaud en fil de fer, à deux pieds de hauteur, que les dames portaient branlant et tremblotant, comme la vieille tête de madame de Maintenon, il s'écroule un matin. Cela durait depuis 1689. Le roi le détestait. Chacun le trouvait incommode. Et nul n'y pouvait rien changer. L'ambassadrice d'Angleterre, comtesse de Shrewsbury, Italienne de mère, hardie et fort parleuse, arrive en coiffure simple, harmonique à la tête humaine. Nos dames, à l'instant, démolissent leur château, descendent leurs cheveux, exagèrent même, et visent au plat extrême.
Bien avant que le roi meure, se fait en tout le changement. Les soupçons insensés dont Orléans avait été victime, on les oublie; on en sent l'absurdité, le ridicule. Et n'est-ce pas assez de lui voir près de lui cet immuable ami, l'honnête Saint-Simon, l'ami du duc de Bourgogne?
À Versailles, à Marly, Orléans reste seul. On craint madame de Maintenon, le duc du Maine. Mais beaucoup regardent vers lui. Beaucoup attendent, espèrent de ce côté. Et lui, que fera-t-il? rien du tout, que boire et dormir, le soir s'enfermer pour l'orgie. Mais à force de ne rien faire, il grandit cependant. Par la force des choses, il devient le roi de Paris.
Belle fortune pour ce paresseux. Il est désiré à la fois des incrédules et des croyants, des esprits forts, des jansénistes. Ceux-ci, ces hommes austères, sous la persécution cruelle, sont bien forcés de faire des vœux pour l'avénement de la tolérance. Combien plus les infortunés protestants, si barbarement écrasés!
Rien ne profita plus au duc d'Orléans que la bulle Unigenitus, les furieuses et grotesques violences de Tellier pour la faire recevoir. Cela d'avance tuait le rival d'Orléans, le duc du Maine, favori du parti bigot, sous lequel eût continué le règne du Néron jésuite.
Aristophane est grand dans son Plutus vainqueur, qui voit à sa cuisine les dieux destitués, heureux de lui tourner la broche. Rabelais est colossal dans le Gargantua; son rire est un tonnerre qui lézarde et fend le vieux ciel. Mais combien est supérieure la farce de l'Unigenitus, où la Rome idiote, sans s'en apercevoir, se moqua d'elle-même, exterminant et le catholicisme, et le christianisme, et, que dis-je? toute religion!
L'heureux Voltaire avait justement dix-huit ans. Ce fut là son point de départ, il eut de quoi rire pour un siècle.
Tout est miraculeux dans cette bulle. Sa naissance même est un prodige: un roi emploie ses efforts, ses millions (et dans ce temps de banqueroute), un argent emprunté à quatre cents pour cent! pour obtenir du pape, quoi? que le pape condamne la maxime des royalistes: L'excommunication injuste est nulle, qu'il condamne les gallicans et désarme la royauté.
Il insiste pour que le pape se déclare infaillible et dans le dogme et dans le fait, pouvant forcer de croire non-seulement l'absurdité logique, mais le faux matériel, dire ou que trois font un, ou que le soleil luit la nuit.
Il veut que le pape tranche à grand bruit la profonde question de la Grâce, où est la base même du christianisme, question sur laquelle le pape même avait commandé le silence. Les protestants, les jansénistes, en rapportant tout à la Grâce, en abandonnant l'homme à Dieu, rendaient moins nécessaire le prêtre. Celui-ci gagne tout, à décider contre la Grâce, pour le libre arbitre de l'homme, si l'homme n'est libre que d'obéir au prêtre.
Les Jésuites poussaient dans ce sens, qui livraient tout au prêtre-Dieu de Rome. Au fond de leurs colléges et de leur vieille scolastique, ils se trompaient d'époque. S'étant armés du fouet que le roi mettait dans leur main, ils prirent le grand public rieur pour un écolier de sixième, ils fouettèrent au hasard pour lui faire dire: Le pape est Dieu.
La papauté, depuis des siècles, gravitait vers cela, et fatalement devait y arriver. Elle le désirait, le craignait. Par scrupule? non; mais par l'intelligence du danger qu'elle courait. Dans sa force, à l'époque où elle exterminait des mondes (Albigeois, Hussites, Moresques, Protestants), elle ne formula pas cela; comment oser le faire au temps de sa décrépitude? Elle avait un pressentiment que si, vieille, édentée, quasi-paralytique, elle sautait sur l'autel, en béquilles, il lui arriverait malheur. Il fallait la sottise de son terrible adorateur Tellier pour lui faire faire le pas qui devait lui rompre le cou.
Celui-ci ne recula pas qu'il n'eût exécuté la chose. Dans son amour-propre de père, il n'eut point de repos que son monstrueux avorton, la Bulle, n'apparut, exposée à l'adoration dans les bras de la vieille Église.
On n'a jamais encore tout à fait disséqué cette chose étrange. Rien de lié, ni d'organique. Et de soudure, aucune. La plus grossière couture du tailleur de village y manquait même. On avait pris d'ici, de là, nombre de vieilles choses qui traînaient dans l'École, qui ne sortaient pas du séminaire et y seraient mortes tout doucement si ces furieux maladroits ne les avaient fourrées de force dans leur belle création. Là, compilées, mises en face l'une de l'autre, elles criaient, de couleurs discordantes, elles hurlaient, de contradictions. L'ensemble est si difforme qu'on a désespéré de le résumer. On montre tel article, tel membre. Essayons de donner le monstre même, éclos rue Saint-Antoine, adopté de Versailles, intronisé au Vatican, imposé urbi et orbi, mais, hélas! mort sous les sifflets:
Le but et le sens général est Mort à la liberté! à la vraie liberté pratique, qui relève d'elle-même et du droit. Mort à celle de la conscience, et aux franchises de l'État! L'autorité au pape! au prêtre! Son excommunication injuste n'en est pas moins valable: il fait la justice et le droit.
Mort à la Grâce (à la non-liberté), au dogme de saint Paul et de saint Augustin, qui disent que c'est Dieu qui fait le bien en nous[1].
Anathème à l'amour de Dieu, à ceux qui disent que nul bien n'est sans cet amour[2].
Anathème à la charité, à ceux qui disent que: La foi justifie quand elle opère, mais n'opère que par la charité[3].
Anathème à l'amour de la justice, à ceux qui prétendent que: Le cœur tient au péché, tant que cet amour ne le conduit pas[4].
On voit qu'en ce grossier mélange, on a copié d'une part la condamnation de l'esprit moderne, d'autre part celle de l'esprit ancien; celle de la Loi, celle de la Grâce. La philosophie, le christianisme, les deux plaideurs sont mis hors de cause, renvoyés dos à dos.
Quinet a dit excellemment cette vérité profonde: «Pour en finir avec les hérésies, le pape ici poignarde non-seulement le christianisme, mais l'idée même de la religion et de Dieu.
«En vérité, le XVIIIe siècle s'ouvre avec plus de solennité qu'on ne le dit. Du haut du Vatican, le pape jette l'Évangile dans l'abîme. C'est la première journée du siècle. Ce reste de gloire appartenait au souverain de l'ancien monde, de donner le premier signal de son renversement. Voltaire, Rousseau, n'avaient pas une autorité suffisante pour commencer. Il fallait que le prêtre même livrât son Dieu, fît cet aveu: Que toute chose était consommée.»
L'effet fut admirable, une trentaine d'ouvrages parurent contre la Bulle. Mais le meilleur ne s'écrivait pas. On jasait, on riait partout. On contait de Tellier (fausses ou vraies) mille choses plaisantes. À ceux qui objectaient que c'était condamner saint Paul, il aurait dit: «Saint Paul, saint Augustin étaient des têtes chaudes qu'on aurait mises à la Bastille.—Et saint Thomas? lui disait-on.—Vous pouvez penser quel cas je fais d'un jacobin, quand j'en fais si peu d'un apôtre.»
CHAPITRE XIX
DERNIÈRE ANNÉE DU ROI
1715
La mort vivante ou la vie morte, ce misérable état intermédiaire qui n'est ni l'un ni l'autre, c'est ce que je suis condamné à décrire pour épuiser ce règne de soixante-douze ans, terminer ce siècle éternel, enterrer ce revenant grotesque et violent, l'Unigenitus. Funèbre carnaval de morts mal enterrés, qui paradent encore aux approches du jour, qui courent en furieux, et maltraitent encore les passants.
Regardons bien dans les trois fosses. J'appelle ainsi l'arrière-appartement où vit presque toujours Louis XIV à cette époque. J'appelle ainsi le maussade Gesù de la rue Saint-Antoine, où les trois terroristes de la Société, Doucin, Lallemant, Tournemine, préparaient les mesures violentes que Tellier exigeait du roi. Enfin, pour l'humiliation de la nature et du génie, voyons ce palais de Cambrai, où l'homme de la Bulle, Fénelon inquiet, donne le triste spectacle de sa stérile agitation.
Qui écrit, écrira. On ne peut plus s'en empêcher; c'est une maladie. Fénelon écrit à tous, et sur tout. Il régente la guerre, défend les batailles à Villars. Il régente l'État. Et, avec quelle sagesse! Pour l'avenir, une république de grands seigneurs. Pour le présent, un conseil de régence que Louis XIV doit créer de son vivant, pour partager avec lui l'autorité! Mais la grande affaire, c'est la Bulle. Il la salue à sa naissance d'un éloge effréné (12 octobre); il en est le poète et l'apôtre, le berger d'Orient qui vient s'agenouiller à son Noël. Mais tous ne sentent pas comme lui la beauté du Dieu nouveau-né. Les Jésuites seuls sont avec lui. Son cœur est au Gesù de la rue Saint-Antoine. Ses communications continuelles et confidentielles avec le bon Père Lallemant. Il veut que Lallemant lui choisisse de sa main un vicaire général qui travaille avec lui contre les Jansénistes.
Pour le connaître mieux encore, il faut l'étudier dans une source trop négligée, mais singulièrement instructive, qui révèle et l'homme et le temps. Fénelon, toute sa vie, fut par-dessus tout directeur. Regardons-le dans la direction de madame de Montberon. C'est la plus acharnée des saintes, la persévérante brebis. Celle-ci, traînant son mari, vint à Cambrai, vécut là sur cette frontière.
Il en est fort embarrassé. Le genre d'activité qu'il garde, c'est de se diviser entre mille petits soins, lettres, affaires d'amitié, d'hospitalité, d'aumônerie, d'économie de son domaine, de justice parfois; car il juge lui-même, comme prince-évêque de Cambrai. Il va, vient, il suffit à tout; d'autant plus sec, qu'il est plus tiraillé. Il est tari et las de tout. Adieu le flot du cœur. Mais elle, elle ne veut que cela; car, malgré son âge, elle est jeune. Seulement dans sa voie quiétiste où il l'a soutenue longtemps, elle est comme un enfant qui ne sait plus marcher, qui pleure, qui veut être porté. Elle prie, elle supplie. Elle meurt, s'il ne peut pas la confesser. Le mari, qui la voit dans cet état, vient lui-même prier Fénelon. Hélas! ce qu'on demande, il ne l'a plus, il ne sait plus que dire. Cette royauté des âmes (exquise et sensuelle pour les plus saints), elle a abouti là, au néant de l'énervation. Tout ce qu'il trouve pour se tirer d'affaire, c'est de lui dire toujours: «Communiez.—Mais quoi? sans préparation, sans confession?—N'importe, communiez.» Expédient grossier pour un homme si délicat, de la gorger d'hosties! Oh! il lui fallait autre chose. Elle se désespère; elle va s'en aller, s'éloigner. Vous penseriez alors qu'il est quitte et fort satisfait? Point du tout, il se fâche. Il veut l'avoir là, la garder et ne rien faire pour elle. Il lui dit de rester, car nul autre ne la comprendra. Spectacle aride et désolant de deux âmes, qui jusqu'au bout vont s'usant par le frottement à vide, qui, par delà la mort du cœur, continuent leur agitation, ne pouvant s'apaiser, ne pouvant se quitter, ni vivre, ni mourir tout à fait.
Maintenant, passons à Versailles. Derrière le grand appartement se trouvent de petits cabinets noirs. De même à Fontainebleau. Sur la porte dorée, une belle chambre, lumineuse, en a derrière une autre sans fenêtre, sombre et obscure. C'est dans ces sortes de cachettes que madame de Maintenon fuyait la lumière, mais elle ne pouvait fuir le roi. Il était là, et ne la quittait guère. Âgée et fatiguée, un peu sourde, dans le dégoût universel où elle était de tout, elle devait encore endurer jusqu'au bout sa terrible assiduité. Elle expiait, comme Fénelon.
Quand la duchesse de Bourgogne manqua, elle fut épouvantée du vide, de la monotonie, du triste et pesant tête-à-tête qui allait devenir invariable. Elle essaya des moyens extrêmes (peu convenables dans un si grand deuil), des concerts et des comédies. Elle fit venir Villeroi avec ses vieux contes galants. Elle suppléa, comme elle put, la duchesse de Bourgogne par cette Jeannette Pincré, dont j'ai parlé. Le roi y tenait, et ne la laissa se marier qu'en restant à Versailles. Mais la petite fille, devenue grande, devenue une jeune dame, était-elle amusante par des enfantillages trop visiblement calculés? Donc, le poids reporté à droite, à gauche, revenait, retombait d'aplomb sur madame de Maintenon, et elle en était écrasée. Elle se lâche dans ses lettres, et parle indécemment, sèchement du roi, des faiblesses dernières dont elle était témoin et qu'une épouse eût dû cacher: «Il me faut essuyer ses chagrins, son silence, ses vapeurs; il lui prend souvent des pleurs dont il n'est pas le maître, ou bien il est incommodé. Il n'a pas de conversation.»
Mais elle-même n'était-elle pour rien dans cet affaissement d'esprit? De quoi l'occupait-elle? De pauvretés. Elle mêlait mille petites affaires de sacristie aux plus grandes affaires de l'État. Tracasseries de couvents, ou rapports de police, c'était la vie du roi. Gouvernement étrange qui voudrait gouverner homme par homme, et dans le secret même de la conscience. Son effort impuissant, c'est d'arrêter un peu la débâcle de l'Église, de contenir le clergé qui ne se contient plus. Les mœurs des moines, leurs querelles, les élections des religieuses, tout ce misérable ménage, c'est l'occupation incessante.
La simplicité, la crédulité du roi et de madame de Maintenon dépassent tout ce qu'on peut croire. Ils voient la vieille machine de dévotion extérieure aller son train, et ils ne voient pas qu'il n'y a plus rien dessous. On se moque d'eux tout le jour. Les plus impies farceurs se font passer pour saints (Marcé, Courcillon, V. Saint-Simon). Une dame est surprise par son mari en adultère, et c'est le mari qu'on enferme; elle fait croire au roi qu'il voulait la faire protestante (Staal).
Le jansénisme fut un coup de fortune pour madame de Maintenon. Il occupa le roi. Il lui donna chaque jour quelque affaire, quelque ennui, quelque colère, enfin ouvrit une carrière à l'âcreté d'humeur. Les lettres de Fénelon à Tellier (22 juillet 1712), les paroles de Tellier au roi, se résument en un mot: Tout est perdu!—Comment? tout est perdu?—Oui, si l'on ne réprime vigoureusement le jansénisme, qui est à la fois l'hérésie et l'avant-garde des libertins. Son chef, Quesnel, est Anti-Christ; la Bulle le dit en propres mots. Dans ce péril immense, on ne peut ménager nul moyen de salut public.
Le roi le sent; avec regret il emploiera non-seulement la force, mais, il le faut, l'argent. Il corrompt les évêques pour les faire devenir des saints. Le beau Rohan, l'intrigant Polignac, Bissy, l'évêque de Meaux que son prédécesseur Bossuet appelait «un petit fripon,» ont rejeté d'abord la Bulle. Mais le roi sait les attendrir. À Rohan (fils du roi, peut-être par la belle Loubis) il donne la grande aumônerie, à Bissy le chapeau. Polignac reçoit de l'argent. Madame de Maintenon a désormais, heureusement, une affaire. Elle négocie pour la Bulle, elle fait trotter Bissy chez les évêques; c'est le grand chien de chasse qui les rabat dans les filets.
Le roi fut surpris des oppositions. On lui avait dit que personne ne soufflerait. Sa grande prétention avait toujours été (dans cet affaissement de la papauté), de la suppléer, d'être pape. Il l'avait été en 82 à la tête des gallicans. Il l'avait été en 88, à grands frais, il est vrai, en expulsant 500,000 hommes. Il crut l'être en 1713, en se faisant le bras de Rome contre les gallicans, contre les jansénistes, en imposant de force, comme article de foi, cette déification prodigieuse de la papauté. S'il avait été vaincu par l'Europe, il se relevait triomphant dans la théologie. Il avait demandé et obtenu la Bulle, et ses Jésuites français l'avaient dictée. Il l'imposait au monde catholique, à l'Italie, à l'Espagne, à l'Autriche,—oui, même à cette Autriche qui lui faisait encore la guerre. Le prince Eugène n'avait pu empêcher Villars de prendre Landau, Fribourg, de rançonner l'Allemagne. Et la paix fut faite à Rastadt. Mais l'empereur Charles VI, dans Vienne, était obligé de recevoir et croire (s'il était catholique) la Bulle de Louis XIV. Quelle gloire pour ce nouveau Constantin, cet autre Théodose!
La France seule avait la tête si dure, qu'en donnant aux autres la Bulle, elle n'en voulait pas pour elle-même. Paris, repaire d'athées, d'incrédules, de mauvais plaisants, en faisant des ponts-neufs, des noëls, où le nouveau-né, l'avorton, était durement houspillé. L'autorité royale n'y faisait rien. Chose triste, le roi, à soixante-seize ans, retrouvait le Paris de la Fronde, qui le chassa enfant et le fit fuir à Saint-Germain.
Aussi ne refusa-t-il aux Jésuites nulle mesure de rigueur. Des curés qui s'émancipaient furent mis à la Bastille, des évêques internés, des docteurs remis à l'école, enfermés dans les séminaires. À la Sorbonne, les dernières violences; le syndic, à chaque opposant, criait: «Écrivez qu'il résiste au roi!» On chassa des docteurs, et quatre, fort âgés, furent durement exilés. Des sœurs furent maltraitées, mises à la porte, des couvents entiers détruits, dispersés. En un an, les prisons si pleines, qu'on fut obligé d'enfermer les suspects dans leurs propres maisons, avec des recors, des exempts. Le bon vieux Rollin fut chassé de son collége de Beauvais. Des oratoriens, des feuillants, toutes sortes de gens pêle-mêle, persécutés. Les Jésuites étaient si furieux qu'ils se persécutèrent eux-mêmes. Leur père André, éminent par son esprit philosophique, sa douceur et sa tolérance, parut avoir trop de mérite pour ne pas être janséniste. Un autre Jésuite, trop doux, eut pour punition la défense de porter perruque sur sa pauvre tête pelée.
Quiconque avait un ennemi était suspect et poursuivi. Les plus futiles prétextes suffisaient. Il est austère, retiré... janséniste.—Il est libertin, janséniste. À tel jour maigre il a fait gras: janséniste, à coup sûr.
Quelques-uns furent jetés dans des cachots profonds, d'une humidité meurtrière. Beaucoup prirent peur, et, sans pain, sans argent, fuyaient dans la campagne, et, s'ils pouvaient, hors du royaume. Seconde émigration, après la protestante.
Les jansénistes résistaient, et les protestants ne résistaient pas. Cependant, la persécution des premiers raviva celle des seconds. Nombre d'entre eux envoyés aux galères. Si le roi eût vécu, l'affaire gagnant toujours, on arrivait aux prétendus athées. Fontenelle eût été mis dans une forteresse, si d'Argenson ne l'avait protégé. En revanche, d'Argenson fit sa cour en emprisonnant le jeune et illustre Fréret, savant universel et pénétrant critique, qui, dans sa dissertation sur l'origine des Français, s'était affranchi des mensonges du père Daniel.
Le peuple de Paris était tellement contre la Bulle, que le Parlement l'ayant enregistrée (avec réserve, protestation), on n'osa vendre dans la rue l'arrêt d'enregistrement. Mais les chansons couraient, et mille récits à la honte des acceptants. On disait que Sillery, l'évêque de Soissons, qui, pour avoir Reims, avait accepté la Bulle, devint malade de chagrin, furieux, désespéré. On ferma tout, de peur qu'in extremis il n'éclatât par un désaveu solennel, une pénitence publique. On ne la lui permit pas. Il mourut en poussant des hurlements de damné.
L'année même de la Bulle, 1713, contre l'inquisition jésuite commence une contre-inquisition. Quelqu'un, on ne sait qui, publie les Nouvelles ecclésiastiques, violent journal satyrique, qui a duré 80 ans. Le secret fut impénétrable. De Paris, la feuille invincible, insaisissable, courait toute la France.
L'ingénieuse organisation de ses propagateurs a servi de modèle aux grandes sociétés de la Révolution, spécialement aux Jacobins, sous Duport et sous Robespierre, et le tableau qui l'expliquait faisait tout l'ornement de la salle de conférences à leur club, rue Saint-Honoré.
Cruelle piqûre pour les Jésuites. Tandis que le trio de leur conseil étroit (Doucin, Lallemant, Tournemine) souffle le feu de la persécution, eux-mêmes ils sont persécutés. D'invisibles flèches (aiguisées, assure-t-on, dans les ruines d'un vieux moulin de Vaugirard) volent jusqu'à leur rue Saint-Antoine, jusqu'à Versailles, et transpercent Tellier. Que fait donc la police? D'Argenson court, crie, cherche, ne trouve rien. Maintes fois on eut l'insolence de lui jeter dans sa voiture, à plein paquets, le criminel journal. Encore moins la police du Parlement trouve-t-elle. Est-il sûr qu'elle veuille trouver? qui sait si elle-même ne travaillait pas aux Nouvelles ecclésiastiques?
Les Jésuites tombaient dans le désespoir. Leur P. Lallemant avouait qu'on ne pouvait rien faire en France, si l'on n'y importait l'inquisition d'Espagne. D'autres disaient: «Il y faudrait du sang!»
Ils se trompaient s'ils crurent n'avoir rien fait. Ils avaient fait beaucoup. Ils avaient réglé la Régence, donné la France au duc d'Orléans.
Plus le roi était un fléau, plus on craignait qu'il ne continuât ce règne désespérant de soixante-douze années par une régence jésuite, un conseil d'imbéciles où des Villeroi seraient présidés par le petit fourbe bancroche, le duc du Maine, c'est-à-dire par l'interminable Maintenon et par le noir démon Tellier. Celui-ci avait fait une chose bien rare en politique et dont il pouvait être fier. Il avait mis d'accord les partis opposés, les hommes les plus contraires d'idées, de mœurs. Les plus honnêtes magistrats, exemple d'Aguesseau, n'attendaient rien que du roi des roués.
Tellier n'y voyait plus, de rage. Il désirait moins le triomphe que la mort de ses ennemis. Son rêve était de faire chasser tout évêque récusant. Noailles surtout, Noailles. Il s'acharnait à lui, comme un chien sur un os. Il le voyait déposé, dégradé, lui arrachait son cordon bleu (en rêve), le mettait de sa main dans un in pace, le murait là, jetait la clef à l'eau. Pour en venir à frapper ce grand coup de terreur qui eût emporté tout le reste, il fallait dompter le Parlement même, le sortir de sa position expectante (d'enregistrement sous réserve), où trop visiblement il attendait la mort du roi. On voulait le briser par un enregistrement sans condition qui démentirait tous ses précédents et le déshonorait, de plus, lui faire subir un édit d'après lequel tout évêque devait souscrire purement et simplement, sinon être poursuivi. En même temps, le roi sollicitait Rome pour qu'elle lui déléguât le droit de poursuivre et de déposer les évêques. Énorme pas du pouvoir absolu, qui de Louis XIV eût fait un Henri VIII, eût aplati d'ensemble les évêques et le Parlement, eût désarmé et Rome et les conciles de ce droit de déposition,—pour le transmettre à qui? en réalité à Tellier, à la Société, à son comité de salut public.
Les Jésuites, je l'ai remarqué aux temps de l'Armada et de la Ligue, étant plus fins qu'habiles, sont retombés toujours dans la même faute, celle de faire des écheveaux trop compliqués, tissus de tant de fils cassants, que rien ne leur arrive à point. Ce qui ne peut réussir que par la réussite de tant de choses, ne réussit jamais, avorte.
Ici, que de choses incertaines! Rome faiblirait-elle jusqu'à donner au roi la haute justice sur les évêques? Le vieux roi aurait-il la force de pousser si loin cette affaire? Vivrait-il assez pour cela? Et après lui, qu'adviendrait-il?
Pour sa résolution, elle paraissait forte. Il était au dernier degré d'endurcissement. Jugeons-en par les faits. La reine Anne mourante avait demandé qu'on tirât de leurs chaînes cent trente-six galériens protestants. Cela fut exigé, imposé au traité d'Utrecht. Mais c'était si pénible au roi qu'à peine permit-il que quelques-uns partissent; ils ne furent, la plupart, délivrés qu'à sa mort. Quant aux jansénistes, l'un d'eux, un bon vieux gentilhomme, M. de Charmel, qu'autrefois il avait aimé, demandait à venir à Paris pour se faire tailler de la pierre. Le roi refusa; il fut opéré par des chirurgiens de village et mourut au bout de trois jours.
Ainsi la volonté ne manquait pas. La vie pouvait manquer. De longue date, Tellier, madame de Maintenon, avaient avisé à cela. Contre le duc d'Orléans, que l'on voyait venir, on avait, d'année en année, exhaussé le duc du Maine. Riche de l'héritage de la grande Mademoiselle, légitimé et apte à succéder, prince du sang, déclaré fils de France, gouverneur du Languedoc, il avait eu de plus trois choses qu'on peut appeler trois épées: 1o l'artillerie, dont il était grand maître; 2o l'armée suisse, neuf régiments, outre les gardes suisses; 3o son mariage avec les Condé, grand souvenir, grand patronage militaire.
Ce n'était pas assez. On y ajouta bientôt le commandement de la Maison du roi, dix mille hommes d'élite (gardes du corps, mousquetaires gris et noirs, gardes françaises, etc.).
Tout cela était-il nécessaire pour être simplement président du conseil de Régence? Une si énorme accumulation de forces, contre Orléans désarmé et tout seul, paraît indiquer autre chose. Le petit enfant de cinq ans, délicat, maladif, promettait peu de vie. On ne croyait pas qu'il régnât, on ne le désirait pas. Madame de Maintenon écrivait: «Il vit malgré tout le monde.» Et en effet, il compliquait la situation, empêchait le duc du Maine, le vrai roi en expectative, qui devait, avec les Jésuites, avec ce grand nombre d'évêques jésuitisés, continuer le gouvernement ecclésiastique de Louis XIV, régner pour la Société.—Elle avait calculé précisément sur ce dicton anglais: «Le meilleur roi est celui qui a le plus mauvais titre.»—Or, cet usurpateur, ce fils de l'adultère, qui n'eût pu arriver que par le sinistre moyen d'un procès calomnieux fait au duc d'Orléans, un tel roi, tremblotant et toujours mal assis, n'aurait duré, contre la France, que par ses deux armées de prêtres et de soldats à haute paye.
Projet romanesque, hasardeux, qui nous aurait ramenés dans cette horreur des guerres dont nous venions de sortir, qui aurait mis la France au-dessous de l'Espagne. Philippe V y participait; on lui montrait la chose de profil, comme une simple régence du duc du Maine, qui serait son lieutenant. Une révolution d'Angleterre, une restauration du Prétendant et de la légitimité était l'appoint naturel de cette usurpation. Déjà Louis XIV, avec une témérité idiote, n'ayant pas même encore la paix avec l'Autriche, ayant encore le pied engagé dans l'abîme, provoquait l'Angleterre. Il chicanait sur le traité. Ayant livré Dunkerque, il creusait à côté Mardick, pour en faire un second Dunkerque. Il animait les Jacobites. Il allait lancer le Prétendant, et cela n'ayant pas un sou et ne pouvant plus emprunter. Les whigs, leur roi George, l'envoyé Stairs, le sauvèrent, à force de menaces, de sa propre sottise. Il fut mis en demeure de faire ou ne pas faire la guerre, et dut subir l'outrage permanent des commissaires anglais qui restaient là pour surveiller sa fraude, pour (de leurs propres yeux) sans cesse regarder s'il manquerait, le malheureux homme!
Voilà l'effroyable péril où nous tenait ce trio radoteur d'une femme de quatre-vingts ans, d'un Jésuite demi-fou, et du petit boiteux qui eût eu peur de son épée. Ils affrontaient la guerre! «Monseigneur, disait un jour M. d'Elbeuf au duc du Maine, où commandez-vous cette année?... J'y vais, car je veux vivre. Où vous êtes, il y a sûreté.»
Trio aveugle, sourd, comme madame de Maintenon, n'ayant qu'une pensée, leur intrigue intérieure, le testament qu'ils faisaient faire au roi. Il y avait répugnance; on n'aime pas à régler sa mort. Mais cette répugnance a été exagérée. Il s'agissait de faire pour le fils de son cœur ce que toujours il avait fait, le grandir, le fortifier. Il s'agissait de garantir l'Église, et surtout de sauver son âme.
Il redoutait Orléans comme exemple d'indévotion. Mais il ne le croyait plus empoisonneur. Il était même revenu sur son prétendu complot d'usurper l'Espagne. Il reconnut l'innocence du prince (qui ne voulait agir qu'au cas où Philippe V eût été vraiment impossible). Il reconnut que cette affaire était un roman de la princesse des Ursins. La vieille rouée ayant été chassée par la nouvelle reine d'Espagne qu'elle avait faite elle-même, se réfugiait en France. Le roi lui fit défendre de se trouver partout où serait celui qu'elle avait calomnié, le duc d'Orléans. Que devait penser celui-ci? Qu'apparemment le cœur du roi lui devenait plus favorable, que le testament (inconnu) qu'il avait fait et déposé au Parlement un an auparavant, en 1714, n'était pas contre lui. Insouciant, bienveillant, optimiste, comme il était, c'était à coup sûr ce qu'il pensait et ce qu'on voulait lui faire croire.
Ce testament donnait à Orléans le titre de Régent, le pouvoir au duc du Maine, gardien, tuteur du Dauphin, et à un conseil de Régence composé uniquement de ses amis.
Orléans n'avait pas le moindre soupçon de cela. Il avait chez lui, pour l'endormir, outre son insouciance et sa crédulité, sa femme, madame d'Orléans, qui paraissait le sommeil même et d'autant mieux le communiquait. Il la connaissait, ne l'estimait guère, et cependant l'aimait un peu. Sa langueur apparente, sa mollesse, lui allaient. Elle ne l'aurait pas fait agir, mais elle le faisait ne rien faire. À quoi il était tellement porté! C'était comme une douce torpille pour engourdir une volonté engourdie. Non-seulement on savait par elle tel mot et telle pensée que laissait tomber son mari, mais elle ménageait ces colloques, ces paroles avec l'ennemi, qui détrempent avant la bataille.
Chacun devait songer à soi, prévoir, pourvoir. Visiblement, le roi baissait. Fagon, vieilli lui-même, ne tient plus le journal commencé depuis Henri IV par les médecins royaux. Ce grand monument reste là. Depuis plusieurs années, je ne trouve que des pages blanches dans le dernier volume, qui presque tout entier est vide.
Un régime indigeste de grande mangerie, de fruits glacés, de sucreries, avançait le vieillard. Mais plus qu'aucune chose, je crois, les tracasseries. La sèche et muette insistance de ceux qui l'entouraient, la conspiration du silence chagrin qui le força de faire le testament, le contrista, le fatigua. Ce qui lui fit encore plus de mal que tout le reste, c'est que, bon gré mal gré, il lui fallait partager les fureurs de Tellier. Ce fort et brutal paysan de basse Normandie, dans ses haines effrénées, l'entraînait avec lui, sans répit, sans repos, le voulant toujours en colère et contre tout, contre les Jansénistes, les nouveaux convertis, ou contre les lenteurs de Rome. Il prit à tout cela une petite fièvre. Maréchal le dit à Fagon, qui fit la sourde oreille. Il le dit à madame de Maintenon, qui s'indigna, comme si le fidèle chirurgien avait manqué de respect.
On augmenta cette fièvre. On exigeait du roi qu'il eût, de sa personne, d'irritantes conférences avec les gens du Parlement pour l'affaire de la Bulle. Affaire plus liée qu'il ne semble à celle de la Régence. Si l'on domptait le Parlement pour la question religieuse, on pouvait espérer dans sa docilité pour la question politique. Le roi fit venir plusieurs fois à Marly les présidents et avocats généraux. Ils flottaient, hésitaient, n'osant faire au roi des promesses dont ils auraient été désavoués par leur compagnie. D'Aguesseau, le procureur général, était tout à la fois le plus doux, mais le plus ferme, et les autres n'osaient dire autrement que lui. Le roi, indigné, déclara qu'après Marly il irait lui-même au Parlement, y tiendrait un lit de justice, et verrait (dit-il avec aigreur) ce qu'il avait de crédit dans cette compagnie.
Le samedi 10 août, il revint le soir de Marly à Versailles. On le trouva étonnamment changé. Il ne se sentait pas en état d'accomplir sa menace, de forcer le Parlement dans un lit de justice. Le dimanche 11, il supposa que d'Aguesseau pris seul à part serait plus malléable. Il crut que face à face il ne tiendrait pas contre son roi. Ce magistrat illustre n'était pas imposant. Il était assez gros, d'un visage fort plein, aimable et bon, avec une singularité qui étonnait d'abord, et disposait à l'hilarité, un œil grand, l'autre très-petit. C'était un savant universel et d'étude infinie. Ce qui faisait que sur chaque chose, il voyait tout et ne décidait rien. Homme simple et de mœurs innocentes, toujours dans son devoir, toujours au Parlement, il avait vécu uniquement de l'esprit de cette compagnie qui, pour lui, était le monde même. Le prodigieux respect qu'il avait pour les décisions du Parlement (souvent contradictoires) l'embarrassait encore, à chaque instant le rendait hésitant.
Cela donnait espoir. Le roi le prit de toutes les manières et il ne gagna rien. Tout en s'abîmant de respect, de dévouement, d'Aguesseau éluda, déclina, échappa toujours. Sa fluide éloquence, dans les circuits verbeux, ordinaires au Palais, tourna et retourna toutes les formes de l'obéissance pour se dispenser d'obéir. Le roi fut excédé, comme on l'est par les résistances de ce que l'on a cru mou. C'était comme les cuirasses mexicaines en coton sur lesquelles s'arrêtaient les balles. D'Aguesseau avait trois cuirasses (outre sa bonne conscience): primo, sa compagnie, son dieu, le Parlement; puis le grand parti janséniste, l'Église persécutée; enfin, s'il faut le dire, sa femme, solide janséniste, qui dans cette circonstance lui avait dit: «Monsieur, ne songez là, ni à votre place, ni à votre fortune. Ne vous souvenez point que vous avez femme et enfants.»
Le roi fut tellement indigné que lui, le plus poli des hommes, il sortit de toute mesure, finit par lui tourner le dos.
Pour la première fois, dans son règne, tout lui devenait impossible, la force et la douceur également impuissantes. Point de traité avec le Parlement, et point de lit de justice.
Le plus doux, d'apparence le plus obséquieux, contre lui s'était trouvé ferme. Son procureur et son organe, les gens du roi, comme on disait, qui semblaient en justice la voix du roi, sa volonté parlante, lui donnaient tout doucement sa défaite dernière, son Blenheim et son Malplaquet.
Une chose curieuse, c'est qu'en cette extrémité, et à Versailles et au Palais-Royal, chez le roi et chez Orléans, on eut l'idée des États généraux. Saint-Simon les conseille au prince. Un mémoire anonyme (qu'on croit de Torcy) propose au roi de faire du conseil de régence comme des États généraux au petit pied pour lier les mains au Régent. Ce conseil eût été une sorte d'assemblée nationale où l'on eût appelé un député des États de chaque province et un de chaque parlement.
Un autre projet, plus hardi encore, proposait d'assembler, du vivant du roi, les véritables États généraux, uniquement pour nommer un Régent. Ces États, disait-on, s'en tiendraient là discrètement, et ne manqueraient pas de choisir la personne agréable au roi.
Inutile de dire que ces vains projets n'arrêtèrent pas même un moment. On voulait non tourner l'obstacle, mais le briser, dompter cette Fronde janséniste du parlement de Paris.
On ne songea plus qu'à la force. Villars, fort prudemment, avait quitté Paris pour aller aux eaux de Baréges. Mais la cour avait Villeroi.
CHAPITRE XX
MORT DU ROI—RÉGENCE
Août 1715
Il reste deux récits capitaux de la fin de Louis XIV, celui-ci de Saint-Simon et celui de Dangeau.
Le premier, fort passionné contre le duc du Maine, n'est cependant nullement partial pour le duc d'Orléans. Il note sans ménagement sa faiblesse, son inconsistance, le peu de foi qu'on pouvait ajouter à ses paroles, tous ses défauts de caractère. L'auteur avait le plus grand intérêt à être bien informé, et il put l'être réellement par des témoins de l'intime intérieur qui ne quittèrent point le roi. J'entends spécialement un excellent observateur, l'honnête chirurgien Maréchal, avec qui il était lié, et qui (sur Port-Royal et bien d'autres sujets) partageait ses opinions. Dès sa jeunesse, Saint-Simon avait l'invariable habitude de prendre, jour par jour, des notes sur les événements de son temps. Son récit, quoique achevé longtemps après, a l'autorité de ces notes prises au moment, comme il en a la palpitante émotion.
Le récit de Dangeau ne me rassure en aucun sens. Au milieu de son journal, bref, aride, si peu instructif pour les grands événements, vous trouvez un mémoire d'un style opposé, emphatique. L'auteur embouche la trompette: «Je sors du plus grand, du plus touchant, du plus héroïque spectacle,» etc. Cette pièce a tous les caractères d'une œuvre de réaction, inspirée de la vieille cour et destinée surtout à laver le duc du Maine et madame de Maintenon. Œuvre, je crois, tardive, malgré la précaution qu'on a eue de mettre en tête: «Dimanche, 25 août 1715, à minuit,» etc. Du reste, peu d'intelligence. Au milieu de tant de louanges données à Louis XIV, il omet justement des choses importantes, touchantes, et qui font honneur, telles que le mouvement de cœur et de conscience «sur les restitutions qu'il pouvait devoir au royaume.» Ces grands traits sont dans Saint-Simon.
Après les deux récits de Saint-Simon et de Dangeau, celui d'un moderne, Lémontey, mérite attention. Chargé en 1808 d'écrire l'histoire de Louis XV et de Louis XVI, disposant des plus secrètes archives, il compulsa plus de 600 volumes originaux qui, en 1814, furent enlevés de Paris. Sa critique pénétrante, sa fine plume d'acier, entrent souvent fort loin dans l'intelligence des temps. Trop loin aussi parfois, au delà des réalités. Il est tenté par le subtil, par la fausse profondeur. Ainsi (d'après Lassay), il croit que ceux à qui on représentait Orléans comme empoisonneur «n'en furent que plus ardents à s'attacher à lui. Ils chérissaient dans la certitude de ses crimes passés, le gage d'un dernier crime, et se hâtaient de faire un régent qui saurait bien se faire roi.»
Ceci est faux en plusieurs sens. D'abord, l'horrible idée de 1712 ne s'était nullement soutenue jusqu'en 1715. Rien ne dure trois années en France. Les seuls ennemis personnels d'Orléans faisaient semblant de croire cela. Deuxièmement, c'est faire trop d'injure à la nature humaine. Même aux plus mauvais temps, peu d'hommes se donneraient à un prince parce qu'il serait un assassin.
En fait, le contraire est exact. La grande majorité jugeait le futur Régent précisément ce qu'il était, faible, corrompu, mais très-doux, débonnaire. Indifférent au bien, au mal, il ne devait ni punir les coupables, ni venger ses propres injures. C'est ce qui le fortifia immensément, et fit que les meilleurs amis du duc du Maine le laissèrent sans scrupule. Ils savaient qu'il ne risquait rien sous le Régent, que de rester un très-grand prince, très-riche, de continuer en repos une vie de fêtes et d'amusements et de jouer toujours la comédie à Sceaux.
Le vrai danger était qu'avec beaucoup d'esprit et des idées très-avancées, Orléans ne gardât les vieux hommes et la vieille cour, ne fût prodigue et généreux pour elle aux dépens de la France. Ses ennemis, sous lui, prirent tout ce qu'ils voulurent, eurent les plus hautes positions. Pour l'enfant royal qu'on voulait si sottement défendre de lui, il l'aima, et s'y attacha. Il le trouvait joli et fin, et le préférait de beaucoup à son fils, un lourdaud que lui avait donné son indolente et suspecte moitié.
Le 11 août, pour la dernière fois, le roi avait sondé d'Aguesseau, tâté le Parlement. Il en désespéra. Et, sa santé ne lui permettant pas d'aller lui imposer ses volontés, il écrivit le 13 un codicille qui pouvait passer pour une déclaration de guerre.
Ce Parlement qui, après tant d'années d'obéissance et de silence, faisait mine de vouloir reprendre la voix, n'imposait pas beaucoup. Ce n'étaient plus les graves et savants magistrats du XVIe siècle. Beaucoup faisaient les grands seigneurs, étaient les singes de la cour. On avait vu, dès la mort d'Henri IV, combien, sous la pourpre et l'hermine, ces gens de plume aisément mollissaient, étaient souples devant l'épée. Il avait suffi que d'Épernon leur fît sonner la sienne, sans la tirer, pour les déconcerter. On fit un d'Épernon. Villeroi était un peu mûr pour jouer ce rôle de spadassin. Mais ses réminiscences de jeunesse, ses contes galants le surfaisaient aux yeux du roi. À soixante ans, soixante-dix ans, il faisait le gaillard, avait une petite maison, et pas trop en secret. Bref, c'était le mauvais sujet, vieil enfant gâté de la cour, l'homme d'épée et de panache, que l'on avait tant admiré. Au jour du décès, Villeroi devait monter à cheval, prendre le commandement de la Maison du roi (dix mille hommes d'élite), et marcher droit au Parlement. On lui ordonnait même expressément de l'investir, «d'avoir soin que les gardes du corps, les gardes françaises et suisses prissent leur poste dans les rues et au Palais.» Alors, le jeune roi présent, on ouvrirait le testament. Et que ferait-on si les amis du duc d'Orléans réclamaient, invoquaient son droit de plus proche parent, pour lui donner une régence réelle, et non pas nominale. Rien d'écrit. Villeroi, sans doute, avait l'ordre verbal d'enlever les récalcitrants.
Ce codicille voulait que le jeune roi fût mené «dans un lieu où l'air est très-bon,» dans le château fort de Vincennes, vieille place de guerre très-défendable encore, tout au moins contre un coup de main. Qu'avait-il donc à craindre, cet enfant, objet de l'intérêt de tout le monde? De qui voulait-on le garder? du Régent? Vaine et outrageuse précaution. Que pouvait le Régent, subordonné au Conseil de régence? rien que par un crime. C'était donc annoncer que l'on craignait un crime. Sans doute, à chaque repas, le gouverneur, la gouvernante, feraient l'essai des mets, maintiendraient l'opinion dans les plus sinistres idées.
Chose bizarre, le roi absolu déléguait en mourant son pouvoir à une république, au Conseil de régence, dont le duc du Maine eût été le dictateur. Mais le bâtard n'eût pu remplir ce rôle; il n'avait pas le poids nécessaire. Orléans dégradé, en suspicion, n'aurait pas eu grande influence. La partie était belle pour l'étranger, le roi d'Espagne. Tous les trois auraient travaillé, tiré en sens contraire. La France eût été ballottée comme au jour le plus noir de toute son histoire, sous les oncles de Charles VI.
Le même jour, 13 août, le roi fit l'effort de recevoir debout un prétendu ambassadeur de Perse et de signer avec lui un traité. Cette comédie, dont les ministres avaient flatté sa vanité, l'acheva réellement. Le matin, il avait fallu le porter à la messe, et le soir on le roula au concert qui se faisait chez madame de Maintenon. Il y parut un homme mort. La princesse des Ursins le jugea tel, et ne voulant pas se trouver en France sous la régence d'Orléans, elle partit le lendemain pour Rome.
Fagon ne voulait pas que le roi fût malade, et personne n'eût osé le dire. Quatre médecins qu'il appela, se gardèrent bien d'être d'un autre avis. Ils ne firent rien qu'admirer, approuver, chanter en chœur la sagesse de Fagon. Le lendemain, quatre autres médecins, mais toujours des louanges et des admirations.
Tout en faisant semblant d'être fort rassuré, on se hâtait pourtant d'agir. On fit venir les gens d'armes du roi à Versailles, dans l'espoir qu'il pourrait encore en passer la revue, le vendredi 22, avant la Saint-Louis. On voulait commencer à s'assurer des troupes.
Mais il baissait si vite que la chose devint impossible. Là se posait la question: Qui remplacerait le roi, le représenterait dans cette circonstance solennelle? Qui poserait devant les troupes dans la majesté du commandement? Le fils de son frère, Orléans, si près du trône, était appelé là par la force des choses, par son droit de naissance, et par cette convenance aussi qu'il avait commandé (et avec honneur) en Espagne. Ajoutez qu'une partie de ce corps, les gens d'armes d'Orléans, était déjà sous son commandement. Le roi envoya le duc du Maine.
Dangeau, dans sa plate chronique, a brouillé de son mieux l'événement, pour nous donner le change sur les ruses de ceux qui menaient le roi. Saint-Simon est fort net, et dit fort nettement la scène qui, du reste, fut très-publique, et se passa en plein soleil.
On doutait de l'accueil que les troupes feraient au bâtard, qui avait laissé dans l'armée une triste idée de sa bravoure et qui la confirmait par la mine la moins militaire. On fit parler le petit Dauphin; on lui fit désirer, demander d'être de la partie, de figurer sur son petit cheval qu'on lui apprenait à monter. Habile mise en scène, qui ornait fort le triomphe du bâtard. De son coursier royal, dominant, abritant le pâle et fragile orphelin, il apparaissait là comme le tuteur nécessaire. Il profitait des applaudissements qu'on ne manquerait pas de donner à l'intéressante créature, postérité unique du duc de Bourgogne, et débris dernier du naufrage.
Grand coup pour Orléans. Si la chose se fût bien passée, on eût récidivé pour d'autres corps, et le duc du Maine se serait trouvé avoir tout doucement conquis cette nombreuse élite. Orléans demeurait dans l'ombre et oublié. Il aurait laissé faire certainement sans Saint-Simon. L'âpre seigneur, sans ménagement, lui fit honte de sa paresse, dit qu'on la croirait lâcheté, qu'on dirait qu'il n'osait se montrer devant le bâtard. La haine donne une seconde vue; il prévit, il prédit que le duc du Maine aurait peur, blanchirait comme un linge. Il voulait (en grand poète dramatique, comme eût voulu Shakespeare) qu'Orléans exploitât fortement la situation, que, de sa figure mâle, poursuivant le triste poltron, il lui rendît des respects dérisoires, lui fît sa cour, l'en accablât, jusqu'à ce que la pauvre femmellette défaillît devant tout le monde, dévoilât son manque de cœur.
Le duc fut moins cruel, ne suivit pas ce terrible programme. Il resta modestement à la tête de sa compagnie, et salua le Dauphin. Il n'en eut pas moins le plaisir de voir la prédiction s'accomplir. Le bâtard pâlit, se troubla, baissa les yeux, ne sut plus où se mettre. Chacun s'émut de voir les rôles intervertis, le faux prince sur le cheval blanc, à la place du roi, le vrai prince avec les soldats, en simple capitaine. On compara les mines, et leurs exploits aussi. Tous, d'un tact français, reconnurent qui était l'homme et qui était la femme, et, d'un mouvement instinctif, sans regarder si l'on observait des fenêtres, laissèrent l'un et entourèrent l'autre.
Ce fut comme un coup de lumière qui éclaira la situation. Les médecins mêmes y virent plus clair. Ils comprirent dès lors où en était le roi. Ils distinguèrent aux jambes des marques noires, qu'ils n'auraient osé voir la veille.
Ceux qui menaient le roi prirent leurs dernières dispositions. La principale, c'était, si l'on pouvait, d'endormir Orléans. On y employa deux moyens, l'un de parlementer, de lui envoyer Villeroi; l'autre d'employer le roi même à tromper son neveu. Moyen, à coup sûr, imprévu de donner au mourant un rôle dans cette comédie. Orléans ni personne, contre une chose si nouvelle, n'eût songé à se mettre en garde.
Les deux choses se firent le 24 et le 25 août, jour de la Saint-Louis. Villeroi vint trouver Madame d'Orléans, la fit parler à son mari. Elle lui dit que ce bon maréchal, plein d'amitié pour lui, voulait le voir dans son pur intérêt et pour sa sûreté, lui révéler un grand secret. Orléans ne refusa pas. Et mystérieusement Villeroi vint en effet. Mais pour dire cette chose, tellement utile au prince, il exigeait d'abord qu'il s'engageât à conserver la place à son ami le chancelier. Il lui apprit ensuite la teneur du testament, les avantages qu'il donnait au duc du Maine et à lui Villeroi, tout comme chose naturelle qui ne pouvait faire difficulté, ajoutant (le vieux fat) qu'en ce qui le regardait (l'emploi des troupes), «il n'en abuserait pas.»
La chose était bien grave. Orléans devait voir qu'avec ce commandement des troupes, son adversaire pouvait parfaitement le faire arrêter, était maître de sa liberté, au besoin, de sa vie. Ce qui est incroyable, mais certain (Saint-Simon l'affirme avant, après la mort du roi), c'est qu'Orléans prit bien cela, n'objecta rien, et ne fit rien, se résigna, se reposa, trouvant infiniment commode d'être dispensé de gouverner. L'essentiel pour lui était de s'amuser, de souper, s'enivrer, à Paris, à Asnières.
Quand Villeroi vint redire à Versailles cette merveilleuse insouciance, on ne put pas la croire. Pour plus de sûreté, on employa l'autre moyen. Le 25, l'état du roi s'étant aggravé, il reçut les sacrements, communia et fut administré de l'extrême-onction. Il ajouta de sa main quelques lignes au codicille. Puis il fit appeler le duc d'Orléans. «Il lui témoigna, dit Saint-Simon, beaucoup d'estime, d'amitié, de confiance. Mais ce qui est terrible, avec Jésus-Christ sur les lèvres encore qu'il venait de recevoir, il l'assura qu'il ne trouverait rien dans son testament dont il ne pût être content.» De telles paroles, en un tel moment, supprimaient tous les doutes. Le duc crut retrouver un père, et il fondit en larmes, sortit, suffoqué de sanglots. (Dangeau, 121.)
«Il n'y avait pas une demi-heure qu'il avait communié, reçu l'extrême-onction, et il venait de retoucher dans l'entre-deux ce codicille qui mettait le couteau dans la gorge à M. le duc d'Orléans, dont il livrait le manche en plein au duc du Maine.»
Saint-Simon est bien étonné. Moi, non. N'ai-je pas vu (surtout aux procès d'Angleterre) les Jésuites sur l'échafaud jurer des faits dont la fausseté fut ensuite très-bien constatée? Si l'on en croit Dorsanne (Histoire de la Bulle), le roi avait été affilié à la Société dix ans auparavant, et Tellier à sa mort lui en fit faire le quatrième vœu. Il put participer au privilége de pouvoir mentir in articulo mortis.
Pitoyable spectacle. On avait vu dans le Légataire la très-choquante scène d'un mourant jouet d'un fripon. Le duc du Maine dépassa Regnard. Né mime et pour la farce, il mit les deux rôles en un seul et fit de Géronte un Crispin.
Rien n'était plus contraire à la nature de Louis XIV, qui aimait le noble et le grand. Il fallut, pour qu'il en vint là, la violence de l'amour paternel, la faiblesse d'un mourant, les craintes dont on l'obsédait. Il semble que parfois il entr'ouvrît un peu les yeux. Tellier lui fit signer sa nomination de confesseur du futur roi. Mais il ne parvint pas à lui faire nommer aux bénéfices vacants. Les candidats proposés par Tellier apparemment lui donnaient moins de confiance. Il dit (le 26) aux cardinaux de Rohan et de Bissy qu'il mourait soumis à l'Église, mais qu'il n'avait rien fait que ce qu'ils avaient voulu, qu'ils en répondaient devant Dieu, qu'il ne haïssait point le cardinal de Noailles. À ce mot, Fagon, Maréchal (d'un mouvement inattendu) demandèrent si le roi mourrait sans voir son archevêque.—«Oui, si l'archevêque veut souscrire la Constitution.» Telle fut leur réponse, à laquelle le roi se soumit.
Le public ne se soumit pas. Tout le monde fut indigné. On se lâcha sans ménagement sur l'affaire ecclésiastique. Ce fut la première, la très-vive échappée de la liberté.
Le roi, qui avait eu toute sa vie une grâce majestueuse, l'eut aussi dans la mort. Il trouva les belles et touchantes paroles de la situation pour ses serviteurs, pour l'enfant. J'y voudrais un mot pour la France. Un seul peut-être indique qu'il eut l'idée de la terrible responsabilité qu'il avait prise en tant de choses. Il disait que la mort lui semblait peu pénible. «Elle ne l'est, dit madame de Maintenon, que quand on a de la haine, de l'attachement aux créatures, ou des restitutions à faire.—Je n'en dois à personne, comme particulier, dit le roi. Mais, pour celles que je dois au royaume, j'espère en la miséricorde de Dieu.»
Dans ces crises suprêmes, la nature apparaît. Les âmes les plus fausses laissent voir quelque vérité. Tellier, madame de Maintenon, le duc du Maine, apparurent dans leur lustre. Ils avaient de lui ce qu'ils voulaient. Ce n'était pour eux qu'un corps mort. On ne faisait pas seulement dire la messe dans sa chambre. Un capitaine des gardes s'en indigna et rappela les prêtres à leur devoir.
Le duc du Maine avait peine à contenir sa joie. Il croyait tout tenir. Sa sœur, la duchesse d'Orléans, avait fait demander à Saint-Simon, par une personne intime et confidente, ce que son mari faisait, préparait, et il avait répondu: «Rien, vous le verrez vous-même.» Le bâtard, tout à fait rassuré, éclata de bonheur, d'hilarité, nous l'avons dit, avec plus d'impudence qu'on ne l'eût attendu d'un homme de tant d'esprit; mais son mauvais cœur l'emporta. Il bouffonna le soir, entre ses familiers, la scène d'un empirique qui était venu s'offrir, la grimace de Fagon, etc.
Madame de Maintenon aussi crut tout fini avec le codicille qui remettait l'épée à Villeroi. Tranquille sur le succès de son fils d'adoption, elle laissa le roi dans ce dernier combat, partit lestement pour Saint-Cyr. (Dangeau travaille en vain à l'excuser.)
Mais voilà le 29 que le mort ressuscite. La drogue du charlatan agit. Le roi prend du vin d'Alicante et deux petits biscuits. Il demande où est Madame de Maintenon. Elle revient de Saint-Cyr. Les appartements se repeuplent. Et d'autant se dépeuplent ceux du Palais-Royal, qui un moment s'étaient remplis. Le mieux, au reste, ne dura pas un jour. Le soir même du 29, on vit que la gangrène occupait tout le pied, gagnait le genou même; la cuisse était enflée. C'en était fait réellement.
Dans le moment de solitude qu'eût Orléans au milieu du 29, Saint-Simon, le trouvant de loisir, l'avait confessé, avait tiré de lui l'aveu de sa faiblesse à l'entrevue de Villeroi. Le violent seigneur, vrai magister du prince, lui donna de cruelles férules, lui démontra la honte, le ridicule de sa conduite, les gorges chaudes de ses ennemis. Le bâtard et sa sœur avaient joué d'ensemble, et gagné la partie, réussi à lui faire subir un arrangement qui l'égorgeait, réussi à lui faire peur, à le convaincre qu'il avait bien peu de cœur. Voilà le nouvel Henri IV, etc. Orléans resta accablé et ne dit pas un mot. Il sentait la piqûre. Il voyait que sa femme s'était moquée de lui, l'avait jeté dans le filet. Il lui dit deux mots fermes, dont elle avertit Villeroi, toutefois, espérant encore qu'il n'en serait que des paroles, que, satisfait d'avoir parlé, il se rendormirait, ne ferait rien du tout.
Il avait du courage. Ce mot, qu'on lui avait fait peur, était entré et l'avait réveillé. Stairs, l'ambassadeur d'Angleterre, le poussait aux résolutions non-seulement vigoureuses, mais violentes et jusqu'au crime, peut-être. C'était un drôle, Écossais intrigant, fils d'avocat, qui se fit lord. Il était capable de tout, et il avait commencé, à neuf ans, par tuer son frère en jouant. Il disait nettement à Orléans qu'il fallait un usurpateur en France comme en Angleterre, une alliance intime entre les deux usurpations. Il le précipitait au trône.
Orléans était à cent lieues de vouloir régner par un crime. Il n'avait pas non plus, près de lui, comme son père, un chevalier de Lorraine. Il n'avait qu'un rusé fripon. Son Dubois, avec Canillac, Noailles, lui fit le petit brocantage nécessaire. On savait par le codicille qu'avait montré le chancelier, le rôle que devaient jouer les Gardes françaises. Leur colonel, M. de Guiche, était entièrement livré au duc du Maine; mais il avait des dettes, et c'était un panier percé. On le gagna par la promesse d'un don de six cent mille francs. Le colonel des Gardes suisses se donna sans autre raison que sa haine contre le bâtard, colonel général des Suisses. Déjà Orléans avait moitié des mousquetaires (les noirs), par Canillac qui les commandait. Paris même venait à lui. Le lieutenant de police d'Argenson lui assura le guet et la maréchaussée, et le commandant Saint-Hilaire l'artillerie de la ville.
Pour qui les Condé seraient-ils? Madame du Maine était Condé, et la mère du chef des Condé était sœur du duc du Maine. Cette sœur, madame la duchesse (fille de Montespan), la maligne faiseuse des bouts-rimés les plus salés du temps, vint trouver Orléans, se déclara contre son frère (du Maine), et lui demanda pour son fils, M. le duc, la présidence du Conseil de Régence. Ce fils, tout jeune, était un petit borgne et aveugle d'esprit, incapable, indigne en tout sens. Mais il avait été, comme Orléans, victime de Louis XIV, qui l'avait marié de force à une femme beaucoup plus âgée. On devait croire qu'il serait fort contraire à toute tradition du vieux roi. Premier prince du sang, il siégeait là avec convenance et fermait la porte au bâtard, Orléans ne refusa rien à madame la duchesse, avec qui, autrefois, il avait été plus que bien.
Je ne crois pas que tous ces mouvements aient pu se faire avant le 29 (onze heures du soir), avant le moment où la gangrène si rapide assura de la mort prochaine, qui eut lieu le 1er septembre au matin. Plus tôt, on aurait craint un retour de vie, les rapports de la police de madame de Maintenon et du bâtard. Depuis, on devina fort bien que cette police elle-même tournerait et ne dirait plus rien. Et, en effet, ils ne surent rien du tout. Elle partit en pleine sécurité. Lui, il alla au Parlement, serein, gai, en triomphateur, n'ayant pas même l'ombre d'un doute.
Ceux qui ont prétendu que le duc d'Orléans travaillait son succès lui-même, qu'il allait la nuit, enfermé dans une chaise à porteurs, s'entendre, au cloître Notre-Dame, avec l'abbé Pucelle et autres jansénistes, ont fait un roman ridicule. Il n'avait besoin de bouger. Tout l'attendait, le désirait, comme une rénovation, une délivrance. Soixante-douze ans d'un règne si pesant, que le duc du Maine et madame de Maintenon auraient continué, parlaient assez pour le Régent. Des prisons, tout un monde, enfermé par Tellier, faisaient des vœux pour lui. Le Parlement, sous lui, allait reprendre la parole, l'action, le droit de remontrances. Les pairs (et l'ardent Saint-Simon) comptaient par lui se relever contre les premiers présidents et contre les princes bâtards. La noblesse, à qui le feu roi avait accordé un sursis pour payer ses dettes, espérait bien sous un prince si bon payer tard ou ne point payer. Le peuple enfin, dans la joie violente qu'il eut de la mort du roi, crut voir mourir aussi tout l'enfer des finances, l'anthropophage Desmarets, et salua dans Orléans un doux libérateur qui allait alléger l'impôt. Quoi de plus vraisemblable? Orléans, c'était la paix même. Au contraire, le duc du Maine, tout pacifique qu'il fût, malgré lui tournait à la guerre. Seul ou avec le roi d'Espagne, c'était l'âme de Louis XIV, c'étaient ses idées, ses projets, ses dangereuses tentatives pour rétablir le Prétendant, l'imprudence insensée qui, dans les derniers jours, avait risqué la paix, signée à peine à Utrecht, à Rastadt, relancé la France épuisée vers une ruine qui, cette fois, aurait été définitive.
Ce qui pouvait le plus nuire à Orléans, c'étaient ses amis. Lord Stairs voulut assister à la séance du Parlement, témoigner par sa présence de l'intérêt de l'Angleterre pour Orléans et pour la paix. Mais cette bonne pensée, sous une si mauvaise figure, la figure provoquante, aigre et basse d'un hardi coquin, était faite pour tourner tout le monde à la guerre et contre Orléans. D'autre part, Saint-Simon prit juste ce moment pour soulever une dispute qui pouvait brouiller le prince avec le Parlement. Une question était pendante entre les pairs et les premiers présidents, celle du salut (du bonnet). L'âpre seigneur voulait qu'on réglât l'affaire du bonnet avant celle de la monarchie. Orléans le pria en grâce d'ajourner, mais ne put si bien faire qu'à l'entrée même, l'imprudent Saint-Simon, que l'on savait son ami personnel, ne levât ce lièvre fâcheux, ne protestât, n'annonçât qu'Orléans avait donné parole de juger ces usurpations des présidents contre les pairs. C'était tout d'abord nuire au prince, montrer le désaccord de son parti, poser une querelle prochaine entre les amis du Régent, parlementaires et grands seigneurs.
Le premier président, M. de Mesmes, commensal du duc du Maine, qui ne bougeait de chez la duchesse, de son petit théâtre et jouait Gilles et Arlequin, leur avait donné bon espoir. Le duc entra d'un air riant et de jubilation, Saint-Simon va jusqu'à dire: «Il crevait de joie!» Boitant, mais non sans grâce, il vit tout, salua profondément, «perçant chacun de son regard.» Le duc d'Orléans, au contraire, fort myope, ne voyant qu'à deux pas, faisait moins bien dans l'assemblée. Il avait (dès l'âge de quatre ans) un œil un peu malade, de plus, le teint rouge, échauffé. Il apportait les codicilles, mais déjà il les violait, n'amenant pas, comme ils l'ordonnaient, le jeune roi au Parlement. De là, sans doute, sa contenance un peu embarrassée. Il s'affermit pendant la lecture du testament, des codicilles, et dit ensuite que ces écrits étaient contraires aux assurances que lui avait données le roi, «qu'il ne trouverait rien dont il ne dût être content.» Ces assurances avaient été publiques.
Qu'eût pu répondre le duc du Maine? sinon qu'écrivant une chose, et en disant une autre, le moribond avait menti.
Ce qu'Orléans venait de dire de fort, il le gâta par un mensonge, assurant faussement qu'aux derniers jours le roi avait renvoyé à lui, pour les ordres à donner, qu'il lui avait adressé les ministres pour le travail, etc.
Il ajouta: «Il faut que le feu roi n'ait pas compris ce qu'on lui faisait faire (là il regarda le duc du Maine), puisqu'avec un tel Conseil de régence, ma régence à moi serait nulle. La chose touche non-seulement mon droit, mais mon honneur. J'espère assez de l'estime de tous ceux qui sont présents pour croire que ma régence sera déclarée libre, entière...»—Le duc du Maine voulait parler, mais Orléans se tournant vers lui, dit d'un ton sec: «Monsieur, vous parlerez à votre tour...»
Au même instant, partit l'acclamation. On ne put même prendre les voix dans la forme ordinaire. Il fut Régent en pleine autorité, pouvant choisir le Conseil de régence, qui voterait les affaires politiques. Mais toute chose de grâce et de justice était au Régent seul. (Pouvoir embarrassant dont lui-même, obsédé dans tous les sens, souffrit bientôt.)
Encouragé, il passa du testament aux codicilles, et dit que son honneur y était plus blessé encore, sa liberté et sa vie en danger, que le jeune roi s'y trouvait dans la dépendance absolue de ceux qui avaient profité de la faiblesse d'un roi mourant pour lui arracher ce qu'il n'avait pu entendre.—Selon une relation anonyme, il eût été plus loin (échauffé par l'acclamation, ou peut-être d'un peu de vin). Il aurait dit que, «si l'auteur d'un tel conseil était connu, il mériterait un châtiment exemplaire.» Et encore (selon Saint-Simon): «qu'un tel codicille jetterait infailliblement la France dans de très-grands malheurs.» Intimidation violente que l'on n'attendait pas de lui.—Le duc du Maine devint de toutes les couleurs, s'anima, et, par une attaque indirecte, dit qu'ayant l'éducation, il fallait bien qu'il eût la garde de la personne, la maison militaire, qu'il devait en répondre, ayant eu pour cela toute la confiance du feu roi.
À ce mot, Orléans l'arrête... Il connaissait son homme, qui s'aplatit, recule, et qui, au lieu de prendre l'offensive, de parler de défiance, se jette de côté, adoucit, divague. Que serait-il arrivé s'il n'eût été poltron, s'il eût franchement rappelé les bruits sinistres (absurdes, mais si forts cependant) qui avaient rendu Orléans suspect?—Il ne lui fût arrivé rien du tout. On se fût récrié, mais personne n'eût tiré l'épée contre ce coup de poignard; Orléans l'eût reçu en pleine poitrine, ne pouvant entamer une apologie, accepter le rôle d'accusé, ni plaider dans le Parlement qu'il n'était pas empoisonneur. Sa situation devenait mauvaise. Quand il dit: «C'est à moi que la plus grande confiance était due,» plusieurs pensèrent tout le contraire, qu'il était après tout l'héritier de l'enfant et intéressé à sa mort.
À demi-voix on parlait de partage entre les deux rivaux. Saint-Simon approcha, conseilla au Régent de continuer la discussion dans une chambre voisine, et ils y passèrent en effet.—Laisser les juges, s'en aller dans un coin discuter seul, c'était baisser, faire croire qu'il allait s'arranger avec le duc du Maine. Celui-ci s'enhardit. Dans un cercle formé de curieux, de passants, d'officiers, ils se disputent à demi-voix. Chose inconvenante en tout sens. Le Parlement se morfond à attendre. On en avertit Orléans. Il rentre et dit qu'il est trop tard pour retenir la Compagnie, qu'il faut aller dîner. Seulement, puisqu'elle vient de lui confirmer la Régence, il en use pour faire M. le Duc chef du conseil. Il expliquera au Parlement la forme nouvelle qu'aura le gouvernement. Mais, dès ce jour, il compte profiter de ses lumières et il lui rend le droit de remontrances. Tonnerre d'applaudissements.
Il est deux heures. On sort, les deux princes fort diminués, ayant paru pitoyablement faibles, chacun à sa manière, l'un dans sa reculade, l'autre dans la bassesse maladroite de sa finale, ce droit de remontrances rendu là si mal à propos comme payement du matin, comme achat de l'après-dînée! On ne le croirait pas si la chose n'était contée par Saint-Simon, l'ami d'Orléans.
Le duc du Maine, battu par le testament, crut avoir vaincu par le codicille, garder le roi, la force en main. Et en effet, Orléans avait deux fois évité la discussion, quittant le Parlement pour une chambre à part, puis quittant cette chambre même.
Trois courriers, coup sur coup, l'annoncèrent à Versailles, à Villeroi, qui attendait. Et tout Paris le crut aussi.
Orléans, au Palais-Royal, fit venir d'Aguesseau et Joly de Fleury, s'entendit avec eux, et prit du courage en dînant. À quatre heures, il rentra plus ferme, plaça la question sur le terrain même qu'évitait le duc du Maine, dit nettement qu'on ne pouvait laisser un codicille qui rendait celui-ci arbitre de la liberté, de la vie du Régent. Son rival n'avait osé dire que le Régent pouvait faire mourir le roi. Lui, il articulait que le duc du Maine pouvait faire mourir le Régent.
L'affaire, ainsi réduite aux termes d'un combat possible, les prudents s'effrayèrent, et les plus sages mêmes comprirent qu'il n'y avait pas de partage possible entre gens qui pensaient pouvoir être tués l'un par l'autre. Le gouvernement eût été un duel permanent. Ce que chacun eût reçu de pouvoir, n'eût été qu'une arme de guerre.
Le duc du Maine avait une réplique, mais dangereuse; c'était de dire: «Aimez-vous mieux risquer la vie du jeune roi?»
Il y eût eu là sans nul doute un tumulte. Car, on avait dîné, et chacun était échauffé. Il le sentit, et il eut l'air d'un condamné, la mort sur le visage. Il fut respectueux et humble, parla bas. Personne n'écouta, et, d'un élan, on opina, sans même attendre les discours que les avocats généraux avaient préparés.
Le duc du Maine, se voyant tondu, dit Saint-Simon (mais, je pense, content, heureux de vivre encore, de n'avoir que faire de bravoure), parla très-bien, dit avec adresse et mesure qu'il demandait alors à ne conserver que l'éducation, à être déchargé de la garde du roi, à ne plus répondre de sa personne.—«Très-volontiers, monsieur, dit Orléans, il n'en faut pas davantage.» Le pauvre homme resta assommé.
Le Régent, en remerciant, dit que le conseil de Régence serait le conseil suprême où ressortiraient les hautes affaires, que lui-même ne gouvernerait qu'avec l'aide des conseils qu'il allait créer, conformément aux idées du duc de Bourgogne,—qu'aux conseils de l'intérieur et des affaires ecclésiastiques, il appellerait des magistrats qui y porteraient leurs lumières, spécialement sur les droits de l'Église gallicane.
Sous cette forme modérée, il proclamait réellement la liberté religieuse, émancipait les Jansénistes. Le lendemain, il vida les prisons.
Les Jésuites, en déroute, n'eurent de consolation qu'à bien montrer que le mort fut Jésuite. Ils firent autour de lui, avant l'enterrement, les petites cérémonies qu'ils font pour un des leurs. Et pendant que le corps, fort mal accompagné, allait à Saint-Denis, le cœur, selon sa volonté, alla rue Saint-Antoine, aux Grands Jésuites. Six de ces Pères (et pas un courtisan), dans un simple carrosse, portèrent chez eux ce cœur que personne ne leur disputa.
NOTES
Le volume précédent, c'est la mutilation, et celui-ci, c'est la dissolution.
La mutilation de la France, la Révocation de l'Édit de Nantes.
Et maintenant la dissolution de la vieille société.—Royauté, clergé et noblesse aboutissent d'ensemble à la débâcle. Tout s'en va à vau-l'eau, mœurs, idées, dogmes et fortunes.
La banqueroute financière et morale se fait avant la mort du roi. Ce qu'on appelle la Régence, existait déjà en dessous; et pis, une vie souterraine de vices étranges, immondes, monstrueux enfants des ténèbres. Si bien que la Régence, dans son effronterie, montrant tout au soleil, semble un retour à la nature.
Tout cela a été gazé, arrangé, décoré de décence et de majesté. Ou bien encore, on l'a enfoui sous l'immensité du détail militaire, administratif. Enfin, de piquants accessoires, d'amusantes anecdotes, de curieux portraits, occupant, détournant l'attention, l'empêchent de saisir le vrai fil historique, disons mieux, la fibre vivante où est l'unité morale, l'âme de l'histoire.
Le dernier âge de Louis XIV (un quart de siècle, 1689-1715) commence et finit dans le santissimo. La dévotion y est la grande affaire. La guerre même est secondaire, et l'administration périt. C'est la royauté de la Grâce, le gouvernement des dames et des saints. L'énervation du Quiétisme en est le commencement, la fin un coup de tête de vieillards tombés en enfance. La grotesque bulle Unigenitus.
Là, un strident éclat de rire ouvre le XVIIIe siècle.
NOTE I.—DE LA SANTÉ DU ROI.
Les angoisses morales de madame de Maintenon dont parle Phélippeaux, le travail assidu et secret du roi après la mort de Louvois (Dangeau), la connaissance (incontestable, V. Berwick, Macaulay, etc.) qu'il eut des tentatives contre la vie de Guillaume, tout cela coïncide avec l'époque où Fagon modifia son régime. On l'entrevoit fort bien, quelque peu instructif que soit le Journal des médecins ms., déjà cité aux tomes précédents. Rien de plus uniforme que ce journal. La médecine de ce temps ne s'occupe que d'une chose, l'observation quotidienne des résultats de la digestion. Observation utile certainement, mais impossible alors, dans l'état si imparfait des connaissances. Il eût fallu d'ailleurs l'éclairer par un journal correspondant de toutes les autres fonctions et activités (chasse, promenades, travail, vie intime, etc.). C'est sur un tel bilan complet des dépenses vitales qu'on pourrait raisonner.—Toute l'industrie de Fagon est de faire croire au roi que ses médecins le soulagent d'une prodigieuse quantité d'humeurs fermentées, qu'il rend des vers (chose peu croyable pour cet âge avancé), «de grands vers morts, tués par la médecine.» (1697, 1702, 1704.)—On voit dans ce journal que les séjours de Marly, de Fontainebleau, les visites du roi d'Angleterre, étaient des occasions de cuisine, de mangerie, de galas, où le roi ne s'épargnait pas et se rendait malade. D'autre part, les jours maigres, il mangeait imprudemment d'immenses quantités de pois qu'il ne digérait pas.—«Je lui fais suivre, dit Fagon, un régime qui eût été trop nourrissant pour un autre, mais que les courtisans trouvent épuisant pour le Roi. (1705).»—Dans ce journal, il ne paraît nullement l'homme robuste de l'histoire convenue. On est obligé de prendre pour lui les précautions que demandent les vieillards les plus délicats. En 1702, Fagon avoue ce qu'il niait en 97, que le roi a la goutte. Dès cette époque, et même plus tôt, il le fait suer beaucoup, en le chargeant de couvertures de ouate, de manteaux ouatés, etc., en lui faisant le matin des frictions avec des linges chauds (1706). L'année 1704, où commencèrent ses grands revers (Blenheim, etc.), est celle où l'on commence les fortifiants, par moment le vin d'Alicante, «le rossolis des cinq graines chaudes (1710).»—En 1711, tombe le coup de foudre, la mort du grand Dauphin. Mais le roi n'en mange que plus de petits pois. Là finit le journal. Fagon lui-même est vieux, malade, fatigué. Le reste du gros volume est blanc (voy. le ms de la Bibliothèque).—Il eût été curieux en 1712. On sait qu'à ce moment le roi et madame de Maintenon craignirent la mort extrêmement, l'épidémie régnante. La duchesse de Bourgogne étant morte, ils se sauvèrent à Marly, sans attendre le pauvre jeune duc, qu'ils laissèrent à Versailles et qui les rejoignit pour mourir.
NOTE II.—DIVISION DE CE VOLUME EN DEUX PÉRIODES.—LA PREMIÈRE, DE 1691 À 1705, SOUS L'INFLUENCE EXCLUSIVE DE MADAME DE MAINTENON ET DE CHAMILLART.
Le roi était très-facile à conduire, pourvu qu'on lui fit croire qu'il dirigeait. Le gouvernement personnel fut en réalité celui de deux petites cabales: celle qu'on peut appeler des médiocres (madame de Maintenon, Chamillart, Godet-Desmarais, les sulpiciens, les lazaristes); plus tard celle des dévots, du duc de Bourgogne, de MM. de Beauvilliers et de Chevreuse, c'est-à-dire de Fénelon et des Jésuites. Cette dernière, écartée d'abord, reprend crédit en 1705, règne en 1709 et jusqu'à la mort du roi.
La première période est relativement modérée.—Le roi désapprouve le zèle excessif du clergé dans la persécution protestante. Il fait interdire la prédication à un Carme qui veut faire communier de force les nouveaux catholiques (mai 88). Il recommande la douceur pour une fille de Metz qui ne s'est pas mise à genoux devant le saint-sacrement et que le peuple a arrêtée (août 1691). Seignelay, en envoyant des ministres aux îles de Sainte-Marguerite, écrit: «Ce sont gens qu'il faut plaindre et traiter avec le plus d'humanité possible.» (29 juin 92.) Pontchartrain modère le lieutenant de police d'Argenson, et ne goûte pas son expédient d'ôter les enfants aux nouveaux catholiques qui veulent sortir du royaume (1697). Le roi écrit à l'évêque de Luçon, qui demande encore des dragons, qu'il ne faut pas que les ecclésiastiques emploient la violence et les menaces, qu'il faut instruire, etc. (1697). Il désapprouve aussi (Corresp. admin., IV, 386, 408, 428, 447) les Lazaristes, aumôniers des galères, qui faisaient battre à mort les forçats protestants, quand ils ne s'agenouillaient pas à la messe (Mémoires du forçat Marteilhe).—Dans cette période de douceur, le roi ne se dément que pour le vieux duc de la Force, qu'il aime et qui est de son âge; il fait de cette conversion son affaire personnelle, son travail, j'allais dire son amusement. Il le fait venir, le prêche, l'emprisonne, le persécute consciencieusement. Rien de plus triste que ces vieillards en face; c'est un mort qui tourmente un mort. Le duc, faux catholique, échappe enfin au roi, meurt protestant. Il n'est pas quitte encore. Le roi retombe sur la duchesse, la persécute interminablement. (Correspond. admin., IV, 422, 486 passim. Bulletin d'histoire protestante, 1854, p. 229, 478.)
Dans cette période qui commence par la chute de Louvois, l'histoire, comme je l'ai dit, est surtout chez madame de Maintenon, à Saint-Germain et à Saint-Cyr. Saint-Simon n'y a rien compris. Il ignore cette conspiration de femmes, de jeunes demoiselles, contre l'impie Aman. Il ignore les tentatives d'assassiner Guillaume, autorisées de la cour de Versailles, et que l'auteur d'Athalie idéalise à son insu. Ces dures nécessités d'État qui coûtèrent certainement au cœur du roi et de madame de Maintenon, assombrirent celle-ci, la rendirent un moment mystique, docile aux doctrines quiétistes de l'oubli, de l'anéantissement. Mais cette dévotion, tournée vite à la sécheresse, retomba sur Saint-Cyr, sur la pauvre la Maisonfort et les jeunes dames, qui durent prendre le voile. Rien de plus douloureux. La Maisonfort, cruellement abandonnée de Fénelon, et durement traitée de Bossuet, près duquel elle s'était mise à Meaux, fut ensuite exilée dans je ne sais quel couvent de province, livrée à des nonnes imbéciles, à ses agitations surtout, et à sa dispute intérieure. Bossuet, en vérité, ne répond rien de sérieux à ses objections. Alors, elle périt; ce n'est plus qu'un fantôme, une ombre. Il semble que ce soit celle du siècle qui ne peut arriver à la lumière du XVIIIe. MM. de Noailles, Lavallée, dans leurs ouvrages estimables et très-utiles du reste, me donnent peu là-dessus. Ils ne disent rien d'un point essentiel qui avait fait l'attrait primitif de Saint-Cyr. C'est que le roi avait promis de constituer des dots pour toutes celles qui restaient jusqu'à vingt ans. (Voy. Hélyot, IV, 426, 441.) Phélippeaux et les lettres de Maintenon, Fénelon, Bossuet, me soutiennent dans tout ce récit.
Si j'y suis un peu long, il faut que l'on m'excuse. Là est le fil moral qui conduit tout. Saint-Germain et Saint-Cyr mènent Versailles, sans qu'il y paraisse. Où? aux descentes en Angleterre et au désastre de la Hogue, etc. Où? à cette piété qui, quoique modérée, enhardit l'exagération des furieux prêtres du Midi, et leur fait, par mille vexations inconnues, décider l'explosion du Languedoc.
La meilleure source moderne pour cette guerre est, je l'ai dit, l'éloquent ouvrage de M. N. Peyrat, qui, ayant l'âme même et du peuple et de la contrée, a l'autorité d'un contemporain. Joignez-y la belle carte de M. Chante, professeur au Vigan, les Complaintes, recueillies par M. Voss, etc. On a généralement exagéré l'importance de Cavalier, trop peu apprécié la grandeur de Roland, des véritables camisards. On est très-injuste pour la Bourlie. J'avoue que j'y vois un grand homme, un grand citoyen. Son malheur fut d'être trop au-dessus de son temps, mal soutenu de la Hollande, de l'Angleterre. Il fut cruellement mis à mort, disons, assassiné, par les ministres anglais. (Voy. Archives cur., XI, 198.)—Un fait peu connu, mais admirable, au grand honneur de la nature humaine, c'est qu'en 1691, cinq villages près de Saint-Quentin furent tellement touchés de la courageuse douceur des martyrs qu'ils voulurent se faire protestants. (Correspond. admin., IV, 433; octobre 1691.)—D'autre part, rien de plus choquant que la démoralisation qui suivit la Révocation de l'édit de Nantes. Des prêtres, des sergents de police, persécutent des protestants pour les faire communier, puis leur vendent des dispenses. (Correspond. admin., IV, 439, 455.) Un gentilhomme, nouveau converti, est payé par la police; il rappelle au ministre les services qu'il rend comme espion. C'est dans ce but qu'il reste président du consistoire, et que sa femme ne se convertit pas encore ostensiblement (Bulletin d'histoire protestante, 1855, p. 587.)
On ne sait pas assez qu'à côté des martyrs protestants, il y eut des martyrs juifs, au XVIIe siècle. J'aurais dû, en 1669, donner la belle histoire de Raphaël Lévy, un juif des environs de Metz. On l'accusait d'avoir volé et tué un enfant. Sujet du duc de Lorraine, il pouvait ne pas venir aux tribunaux du roi et très-facilement échapper. Mais le peuple de Metz, follement irrité, eût massacré les juifs. Le clergé d'une part, d'autre part la concurrence commerciale, poussaient à ce massacre. Lévy vint se mettre en prison, prouva son innocence. On terrorisa l'intendant royal, en disant qu'il était le receleur de l'enfant, l'ami des juifs. On entraîna le Bailliage, qui lui-même terrorisa le lieutenant criminel. Enfin le Parlement ne put résister au mouvement populaire, à la fureur des prêtres, des femmes, etc. Et Lévy fut brûlé. En 1678, sur un mot dit par le fils du bourreau, un enfant de douze ans, on tue deux juifs, etc. (Archives israélites de MM. Cahen, curieux recueil de tant de choses ignorées, t. II et III, articles de M. Terquem.)
NOTE III.—LA SECONDE PÉRIODE.—LE MINISTÈRE OCCULTE. 1705.—L'INFLUENCE DOMINANTE DU DUC DE BOURGOGNE, DES AMIS DE FÉNELON ET DES JÉSUITES. 1706-1715.
La grande et difficile affaire en ce volume était de bien dater, de dater l'histoire intérieure, dont personne n'a donné les époques, de marquer où commence, où finit telle influence dominante. Dangeau date soigneusement le menu, l'extérieur et surtout l'inutile. Les autres n'y suppléent nullement. Saint-Simon suit sa passion, néglige l'ordre du temps, les causes et les effets. Il est d'ailleurs nombre de faits qu'il ne veut pas voir. En vain lui demanderais-je l'époque principale du règne de la duchesse de Bourgogne. La voici fixée, selon moi, fixée par le rapprochement d'un nombre immense de faits secondaires ou minimes, mais qui disent beaucoup par l'ensemble:
Le règne exclusif de madame de Maintenon a commencé, je l'ai dit, à la mort de Louvois, qui en balançait l'influence (1691). Mais, à partir de la discussion sur la succession d'Espagne, où sa petite duchesse, son élève, sa fille adoptive, nourrie à Saint-Cyr, se déclara contre elle pour qu'on acceptât la succession, elle connut la dangereuse enfant et elle compta avec elle. L'enfant était la reine; le mariage venait d'être consommé; elle était adorée de toute la famille pour qui elle s'était déclarée dans cette affaire d'Espagne contre madame de Maintenon. Celle-ci fit, comme pour la Révocation et pour bien d'autres choses, elle louvoya, laissa faire la petite, qui travailla hardiment pour son père. Elle lui obtint la confirmation du mariage d'Espagne que le roi voulait rompre, lui obtint l'éloignement de Catinat que le duc de Savoie haïssait et craignait. Il ne tint pas à elle, plus tard, qu'on ne brisât Villars pour une prétendue insulte au duc de Savoie. Cependant, la jeune folle allait bride abattue, traînant après elle une meute de poursuivants, Nangis, Maulévrier, Polignac. Madame de Maintenon eut enfin en main des lettres d'elle, et le roi, fort blessé de ces légèretés, se refroidit (1705).
D'après cela, je circonscris son apogée en cinq années, 1700-1705. Elle resta aimée et influente, mais non pas exclusivement.
Qui profita de ce changement? Personne ne l'a su, personne ne l'a dit que Saint-Simon. Il faut lui rendre hommage. Il n'est pas seulement le plus grand écrivain de l'époque, il est ici l'historien le plus instructif.
Malheureusement ce fait capital, il ne le donne point en son temps, 1705. Il en parle longtemps après, mais de manière à constater que la chose commence en 1705.
Ce fait, c'est le ministère occulte de M. de Chevreuse, à qui Chamillart et les autres ministres de madame de Maintenon durent rendre compte, et qui, sur leurs plans, leurs projets et leurs actes, dut très-secrètement donner avis au roi.
Quel avis? Non pas du seul Chevreuse, mais l'avis d'une trinité qui de plus en plus influa, celui de Beauvilliers et du jeune duc de Bourgogne qui regagna du terrain chaque jour près de son grand-père.
Ceci après Blenheim, la grande honte. Le roi, comme averti d'en haut, sacrifia ce qu'il gardait de défiance contre les amis de Fénelon, les amis des Jésuites. Leur triomphe fut complet en 1708. La triste campagne du duc de Bourgogne, loin de lui nuire, l'aida beaucoup. Le roi, personnellement blessé des chansons, des risées qui poursuivirent son petit-fils, lui revint tout à fait, à lui, à la petite cabale, inspirée de Cambrai, reçut d'eux en 1709 son ministre et son confesseur, et, dès lors, sans partage se donna aux Jésuites.
Le respect perd l'histoire. Personne n'a osé exposer franchement cela, dire la part odieuse de Fénelon à la triste affaire de la Bulle et au règne de Tellier. Tous semblent avoir dit: «Quel dommage de gâter une si belle légende, qui concilie la religion, la liberté, la philosophie! Il vaut mieux supprimer les dix dernières années de Fénelon, laisser croire qu'il fut tolérant.» Sur ces belles raisons, beaucoup des plus sages et des nôtres ont fait comme Rousseau, qui n'a pas lu et ne sait point, mais qui, au nom de Fénelon, s'attendrit, pleure à chaudes larmes.
Pour moi, je crois devoir distinguer les époques, et les tendances différentes d'un homme si complexe. Je ne nie nullement ce qu'il y eut d'élevé, de grand, de délicat, dans ce charmant esprit. Je ne méconnais pas tant de belles pages, inspirées de l'amour des hommes. Je ne le déclare pas durement un hypocrite, comme Bossuet (Ledieu, ann. 1700, p. 242). Le Télémaque (quoiqu'une œuvre bâtarde et de décadence) ne me paraît pas mériter le jugement si sévère de l'évêque de Meaux: «Il le jugea écrit d'un style efféminé et poétique, outré en toutes ses peintures, indigne d'un chrétien, plus nuisible que profitable,» etc. (Ibidem, p. 12.)
Pour pénétrer dans ces deux caractères, il ne faut pas s'en tenir à leurs ouvrages théoriques, à leur admirable duel où ils furent si grands écrivains. Il faut, comme je l'ai dit, les comparer au fonds, au plus intime, dans la direction. Là, Bossuet gagne beaucoup. Il est plus fort, plus simple, moins raffiné. Sauf quelques mots imprudents d'amoureux mysticisme (comme en laissent échapper tous les prêtres qui écrivent aux femmes), Bossuet est ferme et haut; sa direction est mâle, de grand bon sens. Il veut que sa pénitente (la Cornuau) travaille et lise l'Écriture. Il ne lui permet de se faire religieuse que pour être chargée des affaires de la communauté. Il regarde la communion comme la ressource suprême dans les troubles de l'âme. Il ne la prodigue pas comme Fénelon et les Jésuites.
Tout cela, au reste, même dans Bossuet, est fort malsain. Fénelon montre très-bien combien la direction énerve, amortit, sans calmer. Il dit (vers 1700): «Je suis dans une paix sèche, obscure et languissante, sans ennui, sans plaisir, sans pensée d'en avoir jamais... sans vue d'avenir en ce monde, avec un présent insipide et souvent épineux... C'est un entraînement journalier. Cela a l'air d'un amusement par légèreté d'esprit et par indolence.—Le monde m'apparaît une mauvaise comédie qui va disparaître, et je me méprise encore plus.» (Lettre 256; ann. 1700.)
Il dit encore vers cette époque (lettre 194): «... Je ne puis expliquer mon fonds. Il m'échappe. Il me paraît changer à toute heure. Je ne saurais guère rien dire qui ne me paraisse faux un moment après... J'agis beaucoup par prudence et arrangement humain... Vous n'avez point l'esprit complaisant et flatteur comme je l'ai... J'ai eu autrefois une petitesse (humilité) que je n'ai plus...»
Le dernier mot est juste et fin. Moins humble, plus irritable à cette époque, il sortit de cette paix sèche en écrivant contre les jansénistes, en s'associant à l'intrigue des Jésuites. Tout ce qu'il écrit vers la fin est un coupable radotage. La petite cabale de Cambrai finit par donner au roi, à la France, ce désolant fléau, Tellier!
Persécutés pour jansénisme, les gallicans, Noailles, demandent qu'on persécute les protestants. Cet archevêque, de lui-même doux et charitable, sollicite pour que les nouveaux catholiques, après leur long supplice d'hypocrisie forcée, ne puissent mourir en paix. «Le roi a trouvé sur la table de Maintenon une ordonnance du cardinal Noailles pour que les curés préparent de bonne heure les malades à la mort. Il en fera une ordonnance pour le royaume.» (1707.) Correspond. admin., IV, 295.
Ceci en 1707. Mais en 1709 (avénement réel des Jésuites et du duc de Bourgogne), la persécution commence franchement en Languedoc. Frappant contraste! En 1700, le roi avait décidé qu'on ne pouvait forcer les convertis d'appeler les médecins (catholiques), et en 1712 il renouvelle la barbarie sauvage d'exiger que le médecin vienne et force son malade de faire ses dévotions, sinon, le laisse et par là le trahisse!
Les papiers du duc de Bourgogne, extraits par Proyart, montrent combien le bon petit prince perdait toute sa bonté, dès qu'il s'agissait des huguenots. Il leur reproche amèrement de ne pas vouloir contribuer aux dépenses des églises catholiques. On apprend au Conseil que des catholiques de Saintonge ont brûlé la maison d'un huguenot (t. II, p. 104); le roi et le duc s'attendrissent, mais pour les brûleurs, et ne peuvent s'empêcher d'applaudir.
NOTE IV.—L'ANNÉE 1709.—MALPLAQUET LA REINE ANNE, ETC.
La grande face du temps est horrible; et c'est elle surtout que j'ai dû marquer fortement. Mais l'on aurait péri si cette face eût été la seule. À travers tant de misères et de sottises, on ne peut nier que l'excès des maux ne provoque de très-beaux éclairs. En citant de mémoire la lettre que Louis XIV adresse en 1709 à la nation, je n'en ai pas assez marqué le noble caractère. Mais, ce qui est sublime, c'est la douceur héroïque de nos soldats dans ces campagnes. Leur mot à Villars arrache des larmes: «Panem nostrum quotidianum,» etc. Il n'y avait de pain que de deux jours l'un. On n'en donnait qu'à la moitié de l'armée qui était en marche. Étonnante révélation de la France qu'on croit si violente! L'année 1709 ressemble à 93. Mais il y a une grande différence: 93 eut un drapeau; 1709 n'en avait pas. Ceux de 93, le matin des batailles, au défaut de pain, avaient la Marseillaise. Le soir, sans pain, sans feu, on soupait du Chant du Départ. Hélas! 1709 avait le souffle à peine, et point la force de chanter.—D'autant moins comprend-on ce miracle de Malplaquet. Mais les hommes n'y combattaient pas. C'était la Justice éternelle.
Au nom de la justice aussi, j'ai dû faire ressortir tout ce qu'il y eut de bon, d'humain, dans une faible femme que tous ont immolée, la pauvre reine Anne. Il n'est nullement prouvé qu'étant si bonne anglicane, elle ait voulu donner l'Angleterre à son frère, à un catholique; mais il est certain qu'elle eut horreur du sang; qu'elle voulut finir la guerre à tout prix et tendit la main à la France, morte presque et ensevelie. Sur sa faiblesse pour la misérable Sarah, j'ai suivi les auteurs extraits par Macaulay, et par le regrettable M. Moret, dont l'important ouvrage a été heureusement achevé (et très-bien) par M. Saillant.
NOTE V.—SUR SAINT-SIMON, VOLTAIRE, ETC.
On me reprochera des lacunes. Je répondrai: «Il le fallait.» C'est au prix de grands sacrifices que j'ai pu dégager cette unité cachée que les anecdotiers, les chroniqueurs, etc., me dérobaient sans cesse. Contre un Dangeau et autres, on se défend sans peine. Mais qu'il est difficile de marcher droit quand on a près de soi le maître impérieux qui vous tire à droite et à gauche, qui donne tout ensemble à l'histoire le secours et l'obstacle, son guide, son tyran, Saint-Simon.
Quand je le lus la première fois, il y a vingt-cinq ans, je le subis sans résistance. Sa force hautaine et colérique m'imposait ses jugements. Il m'a fallu du temps pour en revenir. En vivant avec lui, j'ai passé par plus d'une phase. Je l'ai adopté, critiqué. Je l'ai aimé et désaimé. Le fruit de ces variations, c'est que j'ai pu enfin acquérir, en face de ce rude seigneur, une certaine liberté.
J'en sais le fort, le faible. S'il a écrit longtemps après, c'est sur les notes qu'il faisait le jour même. Elles palpitent, ces notes, encore de l'émotion du moment. Il veut être vrai, il veut être juste. Et souvent, par un noble effort, il l'est contre sa passion. Par exemple, après un portrait haineux, désolant, de Villars, après force chapitres où il lui nie ses victoires une à une, sans souci de se contredire, il ajoute généreusement un mot qui efface tout: «que ses plans étaient bons, et l'exécution admirable.»
Saint-Simon se croit gallican. Il s'intéresse à Port-Royal. Et il est ami des Jésuites. Il les défend contre Noailles qui voulait les chasser à l'avénement de la Régence. Il est dans de bons termes avec cet horrible Tellier, qu'il qualifie un scélérat. Étrange aveu d'inconséquence. Ami de Beauvilliers et des amis de Fénelon, il ne l'est pas moins de leurs adversaires, le chancelier Pontchartrain.
Son plus grave défaut, c'est d'étendre, enfler, exagérer de petites choses éphémères, en abrégeant, rapetissant des choses vraiment grandes et durables. Quelle importance il donne à la cour de Meudon, à la cabale de Monseigneur, qui n'aboutit à rien! Quelle abondante et puissante éloquence il prodigue pour détacher le duc d'Orléans de sa maîtresse, et préparer par là le mariage de sa fille, déplorable et sans résultat! Ainsi, il tourne la lorgnette et tour à tour regarde par un bout ou par l'autre, mais presque toujours pour grossir l'infiniment petit.
On a noté ses injustes sévérités (il n'est pas éloigné de croire que M. de Noailles est un empoisonneur!) Mais on n'a pas noté assez ses excessives indulgences, non moins déraisonnables. Après avoir flétri les turpitudes de Vendôme, il exalte Conti qui avait les mêmes vices, et il le compare à César. Rien de moins exact que ses jugements sur le duc de Bourgogne, qu'il veut faire croire impartial pour les Jésuites dans l'affaire de la Bulle. Pour la duchesse, il omet le plus grave, la secrète assistance qu'elle donna toujours à son père.
L'abrégé brillant de Voltaire n'a pas peu contribué aussi à fausser nos idées. Il écrit de mémoire, d'après ses souvenirs de jeunesse, les récits légers, hâbleurs de Villars. Il est faible pour Louis XIV, faible pour les Jésuites. Il les croit de grands humanistes. Il ne comprend rien à leur affaire des cérémonies chinoises, prend leur friponnerie pour une tolérance philosophique. C'est la maladie de nos pauvres philosophes d'être souvent trop doux pour l'ennemi. Rousseau est pitoyable sur Fénelon, qu'il ne connaît pas du tout. Chose étonnante, je trouve la même faiblesse chez nos modernes. On verra combien, au XVIIIe siècle, ces légendes d'Henri IV, de Fénelon et du duc de Bourgogne entravèrent les idées, retardèrent les réformes. De nos jours, tout cela subsiste. Une ornière s'est creusée de redite en redite, et elle se creuse encore par l'excessive modération des nôtres, leur excès d'impartialité. Il m'a fallu une sorte de violence pour en tirer l'histoire qui restait là.
On se plaindra de ne plus reconnaître les visages auxquels on était accoutumé. Qu'y puis-je? C'est par des faits certains, des dates précises, que j'ai effacé la légende. Ses effets indirects étaient incalculables pour consacrer, perpétuer le faux, l'idolâtrie.
NOTE VI.—SUR LA MARINE ET LA GUERRE.
J'y suis fort incomplet. Pour la seconde, on trouve un excellent tableau de l'administration de Louvois dans l'histoire de M. Henri Martin (si utile et si instructive), ainsi que dans l'ouvrage exact et très-bien fait de M. Chéruel.
Page 51, etc. Sur l'affaire de la Hogue et de la marine de ce temps en général, les pièces publiées par Eugène Sue sont certainement la source principale. Elles font toucher au doigt les jalousies, la tyrannie des bureaux, etc. Mais il est loin de savoir tout. Macaulay donne le point capital qui réduit la gloire des Anglais: le désastre et l'incendie des vaisseaux n'auraient pas eu lieu si Tourville, organe fidèle du corps orgueilleux de la marine, n'eût refusé le secours de nos troupes de terre.—Sur l'imprévoyance générale, la mauvaise qualité de la poudre, etc., l'intendant Foucault fournit de précieux renseignements. M. Baudry, qui publie ce manuscrit, a bien voulu me le communiquer.—V. aussi le très-important récit de Villette et Richer, Vie de Tourville, etc., etc.—Sur les galères, V. M. Brun, Histoire du port de Toulon, 1860, et l'Étude, de M. Laforêt. La barbarie de Seignelay, qui fit servir les galères dans l'Océan, est immortalisée par le livre d'un saint, l'admirable forçat Marteilhe, qui n'est pas réimprimé! (chose honteuse pour les protestants!)—Dans une note manuscrite que M. Brun veut bien me communiquer, je trouve le désolant tableau de la ruine de notre marine, de l'abandon de l'Arsenal par les ouvriers qui ne sont plus payés, du délabrement des vaisseaux non réparés dont on vend le bois, etc.
NOTE VII.—DÉBÂCLE DE LA NOBLESSE ET DU CLERGÉ.
La noblesse de ces temps est un vrai carnaval. Ses familles fictives ne se perpétuent qu'en prenant les noms des femmes, des collatéraux, etc. (Voir Benoiston de Châteauneuf, Annales d'hygiène, 1846, t. XXXV, p. 25). Blanchefort se fait Créqui; Vignerot se fait Richelieu, Champagne se fait Sully; Crussol et Chabot deviennent Uzès et Rohan; Précigny devient Montausier, etc.
Jusqu'en 1687 (observe très-bien Lémontey; 336), Louis XIV récompensait les services militaires des laïcs par des bénéfices, des pensions sur les évêchés, etc.; mais depuis il donne les évêchés, les abbayes, aux petits garçons des grandes familles. (Voir le pitoyable résultat dans Legendre.)
On ne comprendra rien aux mœurs du clergé, ni aux mœurs de ce temps en général, si l'on reste dans les hauteurs, si l'on n'a l'œil ouvert à ce qui se passe en bas, sous cette société décrépite, mais encore un peu élégante, un peu dorée en dessus. Cent choses honteuses ont lieu dans les caves et dans les égouts. La grande occupation du roi est de couvrir ces laideurs, ces misères, de maintenir quelque décence, d'empêcher la lumière qui perce, de fermer et boucher les trous.
Les Archives du Vatican, dont les nôtres possèdent de curieux extraits, apprennent beaucoup sur tout cela, non-seulement pour l'Italie, mais pour la France. Quelque déchue que fût Rome, une foule de plaintes y arrivaient, de pauvres diables, décidément perdus, désespérés, qui, ayant tout épuisé, s'adressaient au diable ou au pape. C'est un gémissement immense de toutes les prisons de l'Europe, mais des nôtres surtout. Exemple: Des forçats catholiques de nos galères écrivent au pape que depuis dix ans, vingt ans, trente ans, ils ont fini leur peine, et qu'on les retient pour ramer jusqu'à la mort; que leurs aumôniers (les Lazaristes, les gens de saint Vincent de Paul) ne font rien pour eux que les persécuter. Remarquable confirmation des plaintes du protestant Marteilhe.—Mais le plus effrayant, c'est la multitude infinie des plaintes que font au pape les ecclésiastiques eux-mêmes. Les moines poussent des cris douloureux. On sent que la vie monastique devient tout à fait impossible. Un capucin de Dijon, qui a prêché la réforme de son ordre, écrit au pape que ses supérieurs vont le mettre in pace pour le reste de ses jours, comme ils y ont mis un autre capucin qui avait été à Rome demander protection. Un Jésuite, réduit au désespoir, écrit au pape pour la troisième fois; il en appelle des mauvais traitements de son général Oliva. On voit que ce galant et voluptueux Oliva, dont on a vanté la douceur, n'était pas moins terrible pour les simples religieux.
Ces lettres, adressées à Rome et au pape, sont pleines des crimes de Rome. Un Polonais écrit que le secrétaire du nonce vient de violer sa fille. Un Espagnol écrit que la papauté doit attendre, «si elle ne se réforme, un horrible jugement de Dieu.» Il a vu, à Rome même, les prêtres user de toutes les religieuses, publiquement et comme en mariage. Un pauvre Turc écrit qu'il a été racheté des galères de Malte par les aumônes des mosquées, que les chevaliers ont reçu l'argent, et ne l'en ont pas moins donné au pape pour servir comme forçat sur les galères de l'Église. (Archives de France, Extraits des Archives secrètes du Vatican, carton L, 384, 387.)
Le clergé de France était plus prudent, et plusieurs ont cru qu'il était régulier. En réalité, nos Françaises, étant moins que les Italiennes asservies au plaisir passif, éclataient en scandales, grossesses, etc. Sous Richelieu, les Jésuites français organisèrent l'hypocrisie. On fit des grilles et des murs aux couvents. Clôture fort illusoire, qui, en excluant les mondains, n'existe qu'au profit des prêtres. Le directeur entre, et même dans chaque cellule. (Voy. l'affaire de Louviers, celle de la Cadière, etc.) Le vicaire général et autres dignitaires entrent pour inspection. L'aumônier entre, pour dire la messe; avant, après, pour préparer et ranger, il reste avec une jeune religieuse de son choix (la sacristine). Chose curieuse: c'est justement depuis les réformes décentes du XVIIe siècle que nos couvents se ferment aux médecins. Les religieuses ne les appellent guère. Elles sont médecins entre elles. Madame de Maintenon, qui prévoit tout et sait que les demoiselles de Saint-Cyr seront la plupart religieuses, ordonne expressément qu'elles sachent saigner et faire un peu de médecine.
Il faut songer qu'alors un peuple immense de femmes entre au couvent (par les quatre cents confréries du Sacré-Cœur, créées subitement aux dernières années de Louis XIV). Il faut songer que l'heureuse équivoque de ce culte nouveau, si favorable aux séductions ecclésiastiques, dispense le supérieur, le directeur, le confesseur, de tous les moyens d'autrefois.
Ces prêtres ont sur les religieuses une prise qu'ils n'avaient nullement aux temps indécents d'Henri IV. Ils en sont très-jaloux. Malheur à elles si elles s'écartent du côté des mondains. Ainsi, l'abbé de Clairvaux, blessé des légèretés de la prieure de l'Abbaye-aux-Bois, osa réclamer sur elle son droit de supérieur. Ce droit, au Moyen âge, aurait été atroce, la peine même de l'épouse infidèle: on la mettait in pace, et le mari ou le père spirituel y entrait une fois par jour pour la discipliner. Au XVIIe siècle, plus doux, le père spirituel se contentait d'une correction donnée en secret et dans la cellule. Mais cette dame, à la tête d'une maison brillante du faubourg Saint-Germain, dont le parloir était sans doute un centre de société, fut révoltée dans sa fierté. Elle n'avala pas la chose, comme le faisaient les autres. Alors, il éclata et exigea que tout se fit en public, qu'elle fût châtiée devant ses religieuses. Elle recourut au roi, qui craignit le scandale.
Il prit un moyen terme, bien fâcheux pour la pauvre dame. Ce fut de sauver seulement «l'honneur de la maison,» en cachant tout, défendant la honte publique. Point de bruit et point de lumière. Mais on la remet au supérieur, qui la tiendra dans un couvent de l'ordre. Dur, cruel abandon! Une fois là, perdue et oubliée, qu'en fera-t-il? Ne va-t-il pas lui faire expier longuement la prétendue grâce du roi? (Corresp. adm., IV., 186; 9 oct. 1692.)
Les Mémoires trop peu lus de l'abbé Legendre (Magasin de librairie) et de l'abbé Blache (Revue rétrosp., 1833, t. I, II, III) donnent les faits les plus curieux sur la pourriture de l'Église, ses mœurs effrénées et barbares. On voit les lazaristes à Saint-Lazare, comme aux galères, user du nerf de bœuf à mort! On voit l'avilissement public de l'archevêque Harlay, que le peuple poursuit et hue la nuit par les rues et par les ruisseaux. Il va des duchesses aux grisettes, donne à une petite chanteuse, apprentie couturière, seize mille livres de rentes en biens d'Église. Voilà le premier prélat de France, le chef des fameuses Assemblées du clergé, exemple et surveillant des mœurs des prêtres. Aussi elles ne sont pas bonnes. Ils se déguisent en cavaliers, courent les Anglaises ou Irlandaises réfugiées. (Corresp. adm.)
Les notes du lieutenant de police sur Bicêtre ne nomment presque que des prêtres, et tellement immondes qu'on ne peut les tenir qu'en loges, comme des fous ou des bêtes sauvages: «François Laire, âgé de 40 ans, prestre du diocèse de Bayeux, impie et scandaleux, abominable, qui faisoit des pactes avec le diable et qu'on ne peut entendre sans horreur, tant il est impénitent et endurci;—Jean-François du Rollet..., âgé de 50 ans, prestre qui se mesloit d'invocations sataniques. On assure que parmi tous les scélérats que l'autorité du Roy retient à Bicestre, il n'y en a point de si dangereux que celui-là. Aussi a-t-on été obligé de le mettre dans une chambre à part, à cause de la corruption de ses mœurs...—Jean-Ant. Poujard, récollet apostat, séditieux, impie, capable des plus grands crimes, sodomite, athée si on peut l'estre; enfin c'est un véritable monstre d'abomination qu'il y auroit moins d'inconvénients à étouffer qu'à laisser libre... Mis en liberté le 10 octobre 1715.—Jacques de Bret, hermitte de Montmorency, mendiant, libertin de mauvaises mœurs, qui a souvent fait servir les choses sacrées à ses abominations et à ses désordres.—Jean Lemaire, âgé de 30 ans, religieux qui ne sauroit estre trop caché pour l'honneur de la religion.—Innocent Thibault, âgé de 64 ans, prostituoit les filles à des prestres et à des religieux, etc.»
NOTE DERNIÈRE DU RÈGNE DE LOUIS XIV.
Nous achevons les soixante-douze années du règne de Louis XIV.
Pénible étude, mais vraiment instructive.
Ce n'est pas seulement le plus long règne de l'histoire, c'est le plus important, comme type et légende du gouvernement monarchique. L'Europe l'a accepté ainsi. Elle n'a point du tout accepté les glorieuses tyrannies militaires qui ont pu suivre. Elle n'y a vu qu'un accident sinistre. Mais Louis XIV est la règle, le roi des honnêtes gens.
Le bien, le mal, le pire, on a tout imité de lui. Il est le vrai et le complet miroir où tous les rois ont regardé. Ils ont copié servilement sa cour, son administration, ses fautes surtout. La France même de 93 lui a volé les lois de la Terreur et le régime des suspects.
Donc, tout ce que l'on sait de lui a une portée fort générale, au delà de son temps, de son individualité. Il nous apprend au précédent volume comment la royauté politique et religieuse (celle de Louis XIV fut tout cela) n'atteint son idéal qu'en se faisant les plus cruelles blessures.
Cette sottise de la Révocation avait été parée de faux prétextes d'une grande sagesse politique. Nous devions obtenir par là une belle et puissante unité. On avait suivi à la lettre le précepte de Molière: «À votre place, je me crèverais cet œil; vous y verriez bien mieux de l'autre.» Pendant vingt-cinq ans, les évêques, d'assemblée en assemblée, ont demandé, peu à peu obtenu la mutilation de la France. Oh! que la voilà belle, allégée de 500,000 hommes!—Attendez, il manque une chose! Plus clairvoyants que les évêques, les Jésuites, dans l'œil qui lui reste, voient une paille, le jansénisme, tourmentent le malade pour l'arracher. Voilà qu'il agonise. Encore un peu, ils n'auront plus qu'un mort.
Ce qui saisit dans cette fin lamentable de 1715, c'est que, non-seulement toute la vieille machine (royauté, clergé et noblesse) s'enfonce et presque disparaît, mais l'ordre, même extérieur, l'administration, vraie gloire de ce règne, n'existe plus, à proprement parler. La bureaucratie est paralysée, la comptabilité périt. Le gouvernement effaré ne peut même plus se rendre compte de ses fautes.
Dans tout ceci éclate le contraste et la lutte de deux choses qu'on aime trop à confondre dans l'idée complexe de la centralisation royale: le gouvernement personnel et l'administration. C'est justement le premier qui tue l'autre. Colbert, Louvois, malmenés par le roi et minés par la ligue des courtisans et des dévots, meurent à la peine, et avec eux l'ordre même. Au gouvernement personnel, ils avaient prêté le beau masque et la couverture secourable d'une certaine régularité administrative qui faisait illusion. Ces commis-rois faisaient obstacle au roi, empêchaient ce gouvernement d'apparaître dans sa vérité. Quitte enfin d'eux, la royauté se révéla, fut elle-même. Libre, Louis XIV en donna le vrai type, la forme pure. Il put descendre en pleine majesté ce superbe Niagara de la banqueroute, du plus profond chaos, de l'écrasant naufrage.
La France ne fut pas sauvée, comme on l'a dit, mais roulée et brisée. Elle enfonça, disparut. Et, si elle revint, ce fut en tel état que, jusqu'à la Révolution, le monde entier jura qu'elle n'était jamais revenue.
FIN DU TOME SEIZIÈME