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Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 1 / 10)

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CHAPITRE II

Carlovingiens.—Huitième, neuvième et dixième siècle.

«L'homme de Dieu (saint Colomban), ayant été trouver Theudebert, lui conseilla de mettre bas l'arrogance et la présomption, de se faire clerc, d'entrer dans le sein de l'Église, se soumettant à la sainte religion, de peur que, par-dessus la perte du royaume temporel, il n'encourût encore celle de la vie éternelle. Cela excita le rire du roi et de tous les assistants; ils disaient en effet qu'ils n'avaient jamais ouï dire qu'un Mérovingien, élevé à la royauté, fût devenu clerc volontairement. Tout le monde abominant cette parole, Colomban ajouta: Il dédaigne l'honneur d'être clerc; eh bien! il le sera malgré lui[238]

Ce passage nous rend sensible l'une des principales différences que présentent la première et la seconde race. Les Mérovingiens entrent dans l'Église malgré eux, les Carlovingiens volontairement. La tige de cette dernière famille est l'évêque de Metz, Arnulf, qui a son fils Chlodulf pour successeur dans cet évêché. Le frère d'Arnulf est abbé de Bobbio; son petit-fils est saint Wandrille. Toute cette famille est étroitement unie avec saint Léger. Le frère de Pepin-le-Bref, Carloman, se fait moine au mont Cassin; ses autres frères sont archevêque de Rouen, abbé de Saint-Denis. Les cousins de Charlemagne, Adalhard, Wala, Bernard, sont moines. Un frère de Louis-le-Débonnaire, Drogon, est évêque de Metz, trois autres de ses frères sont moines ou clercs. Le grand saint du Midi, saint Guillaume de Toulouse, est cousin et tuteur du fils aîné de Charlemagne. Ce caractère ecclésiastique des Carlovingiens explique assez leur étroite union avec le pape, et leur prédilection pour l'ordre de Saint-Benoît.

Arnulf était né, dit-on, d'un père aquitain et d'une mère suève[239]. Cet Aquitain, nommé Ansbert, aurait appartenu à la famille des Ferreoli, et eût été gendre de Clotaire Ier. Cette généalogie semble avoir été fabriquée pour rattacher les Carlovingiens d'un côté à la dynastie mérovingienne, de l'autre à la maison la plus illustre de la Gaule romaine[240]. Quoiqu'il en soit, je croirais aisément, d'après les fréquents mariages des familles ostrasiennes et aquitaines[241], que les Carlovingiens ont pu en effet sortir d'un mélange de ces races.

Cette maison épiscopale de Metz[242] réunissait deux avantages qui devaient lui assurer la royauté. D'une part, elle tenait étroitement à l'Église; de l'autre, elle était établie dans la contrée la plus germanique de la Gaule. Tout d'ailleurs la favorisait. La royauté était réduite à rien, les hommes libres diminuaient de nombre chaque jour. Les grands seuls, leudes et évêques, se fortifiaient et s'affermissaient. Le pouvoir devait passer à celui qui réunirait les caractères de grand propriétaire et de chef des leudes. Il fallait de plus que tout cela se rencontrât dans une grande famille épiscopale, dans une famille ostrasienne, c'est-à-dire amie de l'Église, amie des barbares. L'Église, qui avait appelé les Francs de Clovis contre les Goths, devait favoriser les Ostrasiens contre la Neustrie, lorsque celle-ci, sous un Ébroin, organisait un pouvoir laïque, rival de celui du clergé.

La bataille de Testry, cette victoire des grands sur l'autorité royale, ou du moins sur le nom du roi, ne fit qu'achever, proclamer, légitimer la dissolution. Toutes les nations durent y voir un jugement de Dieu contre l'unité de l'Empire. Le Midi, Aquitaine et Bourgogne, cessa d'être France, et nous voyons bientôt ces contrées désignées, sous Charles-Martel, comme pays romains; il pénétra, disent les chroniques, jusqu'en Bourgogne. À l'est et au nord, les ducs allemands, les Frisons, les Saxons, Suèves, Bavarois, n'avaient nulle raison de se soumettre au duc des Ostrasiens, qui peut-être n'eût pas vaincu sans eux. Par sa victoire même Pepin se trouva seul. Il se hâta de se rattacher au parti qu'il avait abattu, au parti d'Ébroin, qui n'était autre que celui de l'unité de la Gaule; il fit épouser à son fils une matrone puissante, veuve du dernier maire, et chère au parti des hommes libres. Au dehors, il essaya de ramener à la domination des Francs les tribus germaniques qui s'en étaient affranchies, les Frisons au nord, au midi les Suèves. Mais ses tentatives étaient loin de pouvoir rétablir l'unité. Ce fut bien pis à sa mort; son successeur dans la mairie fut son petit-fils Théobald, sous sa veuve Plectrude. Le roi Dagobert III, encore enfant, se trouva soumis à un maire enfant, et tous deux à une femme. Les Neustriens s'affranchirent sans peine. Ce fut à qui attaquerait l'Ostrasie ainsi désarmée: les Frisons, les Neustriens la ravagèrent, les Saxons coururent toutes ses possessions en Allemagne.

Les Ostrasiens, foulés par toutes les nations, laissèrent là Plectrude et son fils. Ils tirèrent de prison un vaillant bâtard de Pepin, Carl, surnommé Marteau. Pepin n'avait rien laissé à celui-ci. C'était une branche maudite, odieuse à l'Église, souillée du sang d'un martyr. Saint Lambert, évêque de Liège, avait un jour, à la table royale, exprimé son mépris pour Alpaïde, la mère de Carl, la concubine de Pepin; le frère d'Alpaïde força la maison épiscopale et tua l'évêque en prières. Grimoald, fils et héritier de Pepin, étant allé en pèlerinage au tombeau de saint Lambert, il y fut tué, sans doute par les amis d'Alpaïde. Carl lui-même se signala comme ennemi de l'Église. Son surnom païen de Marteau me ferait volontiers douter s'il était chrétien. On sait que le marteau est l'attribut de Thor, le signe de l'association païenne, celui de la propriété, de la conquête barbare. Cette circonstance expliquerait comment un empire, épuisé sous les règnes précédents, fournit tout à coup tant de soldats et contre les Saxons et contre les Sarrasins. Ces mêmes hommes, attirés dans les armées de Carl par l'appât des biens de l'Église qu'il leur prodigua, purent adopter peu à peu la croyance de leur nouvelle patrie, et préparèrent une génération de soldats pour Pepin-le-Bref et Charlemagne. Dans cette famille tout ecclésiastique des Carlovingiens, le bâtard, le proscrit Carl, ou Charles-Martel, offre une physionomie à part et très peu chrétienne[243].

D'abord les Neustriens, battus par lui à Vincy, près de Cambrai, appelèrent à leur aide les Aquitains, qui, depuis la dissolution de l'empire des Francs, formaient une puissance redoutable. Eudes, leur duc, s'avança jusqu'à Soissons, s'unit aux Neustriens, qui n'en furent pas moins vaincus. Peut-être eût-il continué la guerre avec avantage, mais il avait alors un ennemi derrière lui. Les Sarrasins, maîtres de l'Espagne, s'étaient emparés du Languedoc. De la ville romaine et gothique de Narbonne, occupée par eux, leur innombrable cavalerie se lançait audacieusement vers le Nord, jusqu'en Poitou, jusqu'en Bourgogne[244], confiante dans sa légèreté et dans la vigueur infatigable de ses chevaux africains. La célérité prodigieuse de ces brigands, qui voltigeaient partout, semblait les multiplier; ils commençaient à passer en plus grand nombre: on craignait que, selon leur usage, après avoir fait un désert d'une partie des contrées du Midi, ils ne finîssent par s'y établir. Eudes, défait une fois par eux, s'adressa aux Francs eux-mêmes; une rencontre eut lieu près de Poitiers entre les rapides cavaliers de l'Afrique et les lourds bataillons des Francs (732). Les premiers, après avoir éprouvé qu'ils ne pouvaient rien contre un ennemi redoutable par sa force et sa masse, se retirèrent pendant la nuit. Quelle perte les Arabes purent-ils éprouver, c'est ce qu'on ne saurait dire. Cette rencontre solennelle des hommes du Nord et du Midi a frappé l'imagination des chroniqueurs de l'époque; ils ont supposé que ce choc de deux races n'avait pu avoir lieu qu'avec un immense massacre[245]. Charles-Martel poussa jusqu'en Languedoc, il assiégea inutilement Narbonne, entra dans Nîmes et essaya de brûler les Arènes qu'on avait changées en forteresse. On distingue encore sur les murs la trace de l'incendie.

Mais ce n'est pas du côté du Midi qu'il dut avoir le plus d'affaires; l'invasion germanique était bien plus à craindre que celle des Sarrasins. Ceux-ci étaient établis dans l'Espagne, et bientôt leurs divisions les y retinrent. Mais les Frisons, les Saxons, les Allemands, étaient toujours appelés vers le Rhin par la richesse de la Gaule et par le souvenir de leurs anciennes invasions; ce ne fut que par une longue suite d'expéditions que Charles-Martel parvint à les refouler. Avec quels soldats put-il faire ces expéditions? Nous l'ignorons, mais tout porte à croire qu'il recrutait ses armées en Germanie. Il lui était facile d'attirer à lui des guerriers auxquels il distribuait les dépouilles des évêques et des abbés de la Neustrie et de la Bourgogne[246]. Pour employer ces mêmes Germains contre les Germains leurs frères, il fallut les faire chrétiens. C'est ce qui explique comment Charles devint vers la fin l'ami des papes, et leur soutien contre les Lombards. Les missions pontificales créèrent dans la Germanie une population chrétienne amie des Francs, et chaque peuplade dut se trouver partagée entre une partie païenne qui resta obstinément sur le sol de la patrie à l'état primitif de tribu, tandis que la partie chrétienne fournit des bandes aux armées de Charles-Martel, de Pepin et de Charlemagne.

L'instrument de cette grande révolution fut saint Boniface, l'apôtre de l'Allemagne. L'Église anglo-saxonne, à laquelle il appartient, n'était pas, comme celle d'Irlande, de Gaule ou d'Espagne, une sœur, une égale de celle de Rome; c'était la fille des papes. Par cette Église, romaine d'esprit[247], germanique de langue, Rome eut prise sur la Germanie. Saint Colomban avait dédaigné de prêcher les Suèves. Les Celtes, dans leur dur esprit d'opposition à la race germanique, ne pouvaient être les instruments de sa conversion. Un principe de rationalisme anti-hiérarchique, un esprit d'individualité, de division, dominait l'Église celtique. Il fallait un élément plus liant, plus sympathique, pour attirer au christianisme les derniers venus des barbares. Il fallait leur parler du Christ au nom de Rome, ce grand nom qui, depuis tant de générations, remplissait leur oreille.

Winfried (c'est le nom germanique de Boniface) se donna sans réserve aux papes, et, sous leurs auspices, se lança dans ce vaste monde païen de l'Allemagne à travers les populations barbares. Il fut le Colomb et le Cortez de ce monde inconnu, où il pénétrait sans autre arme que sa foi intrépide et le nom de Rome. Cet homme héroïque, passant tant de fois la mer, le Rhin, les Alpes, fut le lien des nations; c'est par lui que les Francs s'entendirent avec Rome, avec les tribus germaniques; c'est lui qui, par la religion, par la civilisation, attacha au sol ces tribus mobiles, et prépara à son insu la route aux armées de Charlemagne, comme les missionnaires du seizième siècle ouvrirent l'Amérique à celles de Charles-Quint. Il éleva sur le Rhin la métropole du christianisme allemand, l'église de Mayence, l'église de l'Empire, et plus loin, Cologne, l'église des reliques, la cité sainte des Pays-Bas. La jeune école de Fulde, fondée par lui au plus profond de la barbarie germanique, devint la lumière de l'Occident, et enseigna ses maîtres. Premier archevêque de Mayence, c'est du pape qu'il voulut tenir le gouvernement de ce nouveau monde chrétien qu'il avait créé. Par son serment, il se voue, lui et ses successeurs, au prince des apôtres, «qui seul doit donner le pallium aux évêques[248]». Cette soumission n'a rien de servile. Le bon Winfried demande au pape, dans sa simplicité, s'il est vrai que lui, pape, il viole les canons et tombe dans le péché de simonie[249]; il l'engage à faire cesser les cérémonies païennes que le peuple célèbre encore à Rome, au grand scandale des Allemands. Mais le principal objet de sa haine, ce sont les Scots (nom commun des Écossais et des Irlandais). Il condamne leur principe du mariage des prêtres. Il dénonce au pape, tantôt le fameux Virgile, évêque de Saltzbourg, celui qui le premier devina que la terre est ronde, tantôt un prêtre nommé Samson, qui supprime le baptême. Clément, autre Irlandais, et le Gaulois Adalbert troublent aussi l'Église. Adalbert érige des oratoires et des croix près des fontaines (peut-être aux anciens autels druidiques); le peuple y court et déserte les églises[250]; cet Adalbert est si révéré qu'on se dispute comme des reliques ses ongles et ses cheveux. Autorisé par une lettre qu'il a reçue de Jésus-Christ, il invoque des anges dont le nom est inconnu; il sait d'avance les péchés des hommes et n'écoute pas leur confession. Winfried, implacable ennemi de l'Église celtique, obtient de Carloman et Pepin qu'ils fassent enfermer Adalbert. Ce zèle âpre et farouche était au moins désintéressé. Après avoir fondé neuf évêchés et tant de monastères, au comble de sa gloire, à l'âge de soixante-treize ans, il résigna l'archevêché de Mayence à son disciple Lulle, et retourna simple missionnaire dans les bois et les marais de la Frise païenne, où il avait quarante ans auparavant prêché la première fois. Il y trouva le martyre.

Quatre ans avant sa mort (752), il avait sacré roi Pepin au nom du pape de Rome, et transporté la couronne à une nouvelle dynastie. Ce fils de Charles-Martel, seul maire par la retraite d'un de ses frères au mont Cassin et par la fuite de l'autre, était le bien-aimé de l'Église. Il réparait les spoliations de Charles-Martel; il était l'unique appui du pape contre les Lombards. Tout cela l'enhardit à faire cesser la longue comédie que jouaient les maires du palais, depuis la mort de Dagobert, et à prendre pour lui-même le titre de roi. Il y avait près de cent ans que les Mérovingiens, enfermés dans leur villa de Maumagne ou dans quelque monastère, conservaient une vaine ombre de la royauté[251]. Ce n'était guère qu'au printemps, à l'ouverture du champ de mars, qu'on tirait l'idole de son sanctuaire, qu'on montrait au peuple son roi. Silencieux et grave, ce roi chevelu, barbu (c'étaient, quel que fût l'âge du prince, les insignes obligés de la royauté), paraissait, lentement traîné sur le char germanique, attelé de bœufs, comme celui de la déesse Hertha. Parmi tant de révolutions qui se faisaient au nom de ces rois, vainqueurs, vaincus, leur sort changeait peu. Ils passaient du palais au cloître, sans remarquer la différence. Souvent même le maire vainqueur quittait son roi pour le roi vaincu, si celui-ci figurait mieux. Généralement ces pauvres rois ne vivaient guère; derniers descendants d'une race énervée, faibles et frêles, ils portaient la peine des excès de leurs pères. Mais cette jeunesse même, cette inaction, cette innocence dut inspirer au peuple l'idée profonde de la sainteté royale, du droit du roi. Le roi lui apparut de bonne heure comme un être irréprochable, peut-être comme un compagnon de ses misères, auquel il ne manquait que le pouvoir pour en être le réparateur. Et le silence même de l'imbécillité ne diminuait pas le respect. Cet être taciturne semblait garder le secret de l'avenir. Dans plusieurs contrées encore, le peuple croit qu'il y a quelque chose de divin dans les idiots, comme autrefois les païens reconnaissaient la divinité dans les bêtes.

Après les Mérovingiens, dit Éginhard, les Francs se constituèrent deux rois. En effet, cette dualité se retrouve presque partout au commencement de la dynastie Carlovingienne. Ordinairement deux frères règnent ensemble: Pepin et Martin, Pepin et Carloman, Carloman et Charlemagne. Quand il y a un troisième frère (par exemple Grifon, frère de Pepin-le-Bref), il est exclu du partage.

Cette royauté de Pepin, fondée par les prêtres, fut dévouée aux prêtres. Le descendant de l'évêque Arnulf, le parent de tant d'évêques et de saints, donna grande influence aux prélats.

Partout les ennemis des Francs se trouvaient être ceux de l'Église: Saxons païens, Lombards persécuteurs du pape, Aquitains spoliateurs des biens ecclésiastiques. La grande guerre de Pepin fut contre l'Aquitaine. Il ne fit qu'une campagne en Saxe, obtenant la liberté de prédication pour les missionnaires[252], et laissant faire au temps. Deux campagnes suffirent contre les Lombards, le pape Étienne était venu lui-même implorer le secours des Francs. Pepin força les Alpes, força Pavie, et exigea du Lombard Astolph qu'il rendît, non pas à l'empire grec, mais à saint Pierre et au pape[253], les villes de Ravenne, de l'Émilie, de la Pentapole et du duché de Rome. Il fallait que les Lombards et les Grecs fussent bien peu à craindre, pour que Pepin crût ces provinces en sûreté dans les mains désarmées d'un prêtre.

Ce fut une bien autre guerre que celle d'Aquitaine: un mot en expliquera la durée. Ce pays, adossé aux Pyrénées occidentales, qu'occupaient et qu'occupent encore les anciens Ibériens, Vasques, Guasques ou Basques (Eusken), recrutait incessamment sa population parmi ces montagnards. Ce peuple, agriculteur de goût et de génie, brigand par position, avait été longtemps serré dans ses roches par les Romains, puis par les Goths. Les Francs chassèrent ceux-ci, mais ne les remplacèrent pas. Ils échouèrent plusieurs fois contre les Vasques et chargèrent un duc Genialis, sans doute un Romain d'Aquitaine, de les observer (vers 600)[254]. Cependant les géants de la montagne[255] descendaient peu à peu parmi les petits hommes du Béarn, dans leurs grosses capes rouges, et chaussés de l'abarca de crin, hommes, femmes, enfants, troupeaux, s'avançant vers le Nord; les landes sont un vaste chemin. Aînés de l'ancien monde, ils venaient réclamer leur part des belles plaines sur tant d'usurpateurs qui s'étaient succédé, Galls, Romains et Germains. Ainsi, au septième siècle, dans la dissolution de l'empire neustrien, l'Aquitaine se trouva renouvelée par les Vasques, comme l'Ostrasie par les nouvelles immigrations germaniques. Des deux côtés, le nom suivit le peuple, et s'étendit avec lui; le Nord s'appela la France, le Midi la Vasconia, la Gascogne. Celle-ci avança jusqu'à l'Adour, jusqu'à la Garonne, un instant jusqu'à la Loire. Alors eut lieu le choc.

Selon des traditions fort peu certaines, l'Aquitain Amandus, vers l'an 628, se serait fortifié dans ces contrées, battant les Francs par les Basques, et les Basques par les Francs. Il aurait donné sa fille à Charibert, frère de Dagobert; après la mort de son gendre, il aurait défendu l'Aquitaine, au nom de ses petits-fils orphelins, contre leur oncle Dagobert. Peut-être le mariage de Charibert n'est-il qu'une fable inventée plus tard pour rattacher les grandes familles d'Aquitaine à la première race. Toutefois, nous voyons peu après les ducs aquitains épouser trois princesses ostrasiennes.

Les arrière-petits fils d'Amandus furent Eudes et Hubert. Celui-ci passa dans la Neustrie, où régnait alors le maire Ébroin, puis dans l'Ostrasie, pays de sa tante et de sa grand'mère. Il s'y fixa près de Pepin. Grand chasseur, il courait avec eux l'immensité des Ardennes; l'apparition d'un cerf miraculeux le décida à quitter le siècle pour entrer dans l'Église. Il fut disciple et successeur de saint Lambert à Maëstricht, et fonda l'évêché de Liège. C'est le patron des chasseurs, depuis la Picardie jusqu'au Rhin.

Son frère Eudes eut une bien autre carrière; il se crut un instant roi de toutes les Gaules: maître de l'Aquitaine jusqu'à la Loire, maître de la Neustrie au nom du roi Chilpéric II qu'il avait dans ses mains. Mais le sort des diverses dynasties de Toulouse, comme nous le verrons plus tard, fut toujours d'être écrasées entre l'Espagne et la France du Nord. Eudes fut battu par Charles-Martel, et la crainte des Sarrasins, qui le menaçaient par derrière, le décida à lui livrer Chilpéric. Vainqueur des Sarrasins devant Toulouse, mais alors menacé par les Francs, il traita avec les infidèles. L'émir Munuza, qui s'était rendu indépendant au nord de l'Espagne, se trouvait à l'égard des lieutenants du calife dans la même position qu'Eudes par rapport à Charles-Martel. Eudes s'unit à l'émir et lui donna sa fille. Cette étrange alliance, dont il n'y avait pas d'exemple, caractérise de bonne heure l'indifférence religieuse dont la Gascogne et la Guienne nous donnent tant de preuves: peuple mobile, spirituel, trop habile dans les choses de ce monde, médiocrement occupé de celles de l'autre; le pays d'Henri IV, de Montesquieu et de Montaigne, n'est pas un pays de dévots.

Cette alliance politique et impie tourna fort mal. Munuza fut resserré dans une forteresse par Abder-Rahman, lieutenant du calife, et n'évita la captivité que par la mort. Il se précipita du haut d'un rocher. La pauvre Française fut envoyée au sérail du calife de Damas. Les Arabes franchirent les Pyrénées; Eudes fut battu comme son gendre. Mais les Francs eux-mêmes se réunirent à lui, et Charles-Martel l'aida à les repousser à Poitiers (732). L'Aquitaine, convaincue d'impuissance, se trouva dans une sorte de dépendance à l'égard des Francs.

Le fils d'Eudes, Hunald, le héros de cette race, ne put s'y résigner. Il commença contre Pepin-le-Bref et Carloman (741) une lutte désespérée, à laquelle il entreprit d'intéresser tous les ennemis déclarés ou secrets des Francs; il alla jusqu'en Saxe, en Bavière, chercher des alliés. Les Francs brûlèrent le Berry, tournèrent l'Auvergne, rejetèrent Hunald derrière la Loire, et furent rappelés par les incursions des Saxons et des Allemands. Hunald passa la Loire à son tour et incendia Chartres. Peut-être aurait-il eu de plus grands succès; mais il semble avoir été trahi par son frère Hatton, qui gouvernait sous lui le Poitou. Voilà déjà la cause des malheurs futurs de l'Aquitaine, la rivalité de Poitiers et de Toulouse.

Hunald céda, mais se vengea de son frère; il lui fit crever les yeux, puis s'enferma lui-même pour faire pénitence dans un couvent de l'île de Rhé. Son fils Guaifer (745) trouva un auxiliaire dans Grifon, jeune frère de Pepin, comme Pepin en avait trouvé un dans le frère d'Hunald. Mais la guerre du Midi ne commença sérieusement qu'en 759, lorsque Pepin eut vaincu les Lombards. C'était l'époque où le califat venait de se diviser. Alfonse le Catholique, retranché dans les Asturies, y relevait la monarchie des Goths. Ceux de la Septimanie (le Languedoc, moins Toulouse) s'agitèrent pour recouvrer aussi leur indépendance. Les Sarrasins qui occupaient cette contrée furent bientôt obligés de s'enfermer dans Narbonne. Un chef des Goths s'était fait reconnaître pour seigneur par Nîmes, Maguelonne, Agde et Béziers. Mais les Goths n'étaient pas assez forts pour reprendre Narbonne. Ils appelèrent les Francs; ceux-ci, inhabiles dans l'art des sièges, seraient restés à jamais devant cette place, si les habitants chrétiens n'eussent fini par faire main basse sur les Sarrasins, et ouvrir eux-mêmes leurs portes. Pepin jura de respecter les lois et franchises du pays.

Alors il recommença avec avantage la guerre contre les Aquitains, qu'il pouvait désormais tourner du côté de l'Est. «Après que le pays se fut reposé de guerres pendant deux ans, le roi Pepin envoya des députés à Guaifer, prince d'Aquitaine, pour lui demander de rendre aux églises de son royaume les biens qu'elles possédaient en Aquitaine. Il voulait que ces églises jouissent de leurs terres, avec toutes les immunités qui leur étaient jadis assurées; que ce prince lui payât, selon la loi, le prix de la vie de certains Goths qu'il avait tués contre toute justice; enfin qu'il remît en son pouvoir ceux des hommes de Pepin qui s'étaient enfuis du royaume des Francs dans l'Aquitaine. Guaifer repoussa avec dédain toutes ces demandes[256]

La guerre fut lente, sanglante, destructrice. Plusieurs fois les Aquitains et Basques, dans des courses hardies, pénétrèrent jusqu'à Autun, jusqu'à Châlon. Mais les Francs, mieux organisés et s'avançant par grandes masses, firent bien plus de mal à leurs ennemis. Ils brûlèrent tout le Berry, arbres et maisons, et cela plus d'une fois. Puis, s'enfonçant dans l'Auvergne, dont ils prirent les forts, ils traversèrent, ils brûlèrent le Limousin. Puis, avec la même régularité, ils brûlèrent le Quercy, coupant les vignes qui faisaient la richesse de l'Aquitaine. «Le prince Guaifer, voyant que le roi des Francs, à l'aide de ses machines, avait pris le fort de Clermont, ainsi que Bourges, capitale de l'Aquitaine, et ville très fortifiée, désespéra de lui résister désormais, et fit abattre les murs de toutes les villes qui lui appartenaient en Aquitaine, savoir: Poitiers, Limoges, Saintes, Périgueux, Angoulême, et beaucoup d'autres[257]

Le malheureux se retira dans les lieux forts, sur les montagnes sauvages. Mais chaque année lui enlevait quelqu'un des siens. Il perdit son comte d'Auvergne, qui périt en combattant; son comte de Poitiers fut tué en Touraine par les hommes de saint Martin de Tours. Son oncle Rémistan, qui l'avait abandonné, puis soutenu de nouveau, fut pris et pendu par les Francs. Guaifer lui-même fut enfin assassiné par les siens, dont la mobilité se lassait sans doute d'une guerre glorieuse, mais sans espoir. Pepin, triomphant par la perfidie, se vit donc enfin seul maître de toutes les Gaules, tout-puissant dans l'Italie par l'humiliation des Lombards, tout-puissant dans l'Église par l'amitié des papes et des évêques, auxquels il transféra presque toute l'autorité législative. Sa réforme de l'Église par les soins de saint Boniface, les nombreuses translations de reliques dont il dépouilla l'Italie pour enrichir la France, lui firent un honneur infini. Lui-même paraissait dans les cérémonies solennelles, portant les reliques sur ses épaules, celles entre autres de saint Austremon et de saint Germain des Prés[258].

Charles[259], fils et successeur de Pepin (768), se trouva bientôt seul maître de l'empire par la mort de son frère Carloman, comme l'avaient été Pepin-l'Ancien par celle de Martin, et Pepin-le-Bref par la retraite du premier Carloman. Les deux frères avaient étouffé sans peine la guerre qui se rallumait en Aquitaine. Le vieil Hunald, sorti de son couvent au bout de vingt-trois ans, essaya en vain de venger son fils et d'affranchir son pays. Il fut livré lui-même par un fils de ce frère, auquel il avait fait jadis crever les yeux. Cet homme indomptable ne céda pas encore, il parvint à se retirer en Italie chez Didier, roi des Lombards. Didier, à qui Charles son gendre avait outrageusement renvoyé sa fille, soutenait par représailles les neveux de Charles, et menaçait de faire valoir leurs droits. Le roi des Francs passa en Italie, et assiégea Pavie et Vérone. Ces deux villes résistèrent longtemps. Dans la première, s'était jeté Hunald, qui empêcha les habitants de se rendre jusqu'à ce qu'ils l'eussent lapidé. Le fils de Didier se réfugia à Constantinople, et les Lombards ne conservèrent que le duché de Bénévent. C'était la partie centrale du royaume de Naples; les Grecs avaient les ports. Charles prit le titre de roi des Lombards.

L'empire des Francs était déjà vieux et fatigué, quand il tomba aux mains de Charlemagne, mais toutes les nations environnantes s'étaient affaiblies. La Neustrie n'était plus rien; les Lombards pas grand'chose; divisés quelque temps entre Pavie, Milan et Bénévent, ils n'avaient jamais bien repris. Les Saxons, tout autrement redoutables, il est vrai, étaient pris à dos par les Slaves. Les Sarrasins, l'année même où Pepin se fit roi, perdirent l'unité de leur empire; l'Espagne s'isola de l'Afrique, et se trouva elle-même affaiblie par le schisme qui divisait le califat; ce dernier événement rassurait l'Aquitaine du côté des Pyrénées. Ainsi deux nations restaient debout dans cet affaissement commun de l'Occident, faibles, mais les moins faibles de toutes: les Aquitains et les Francs d'Ostrasie. Ces derniers devaient vaincre; plus unis que les Saxons, moins fougueux, moins capricieux que les Aquitains, ils étaient mieux disciplinés que les uns et les autres. «Il semble, dit M. de Sismondi (t. II, p. 267), que les Francs avaient conservé quelque chose des habitudes de la milice romaine, où leurs aïeux avaient servi si longtemps.» C'étaient en effet les plus disciplinables des barbares, ceux dont le génie était le moins individuel, le moins original, le moins poétique[260]. Les soixante ans de guerre qui remplissent les règnes de Pepin et de Charlemagne offrent peu de victoires, mais des ravages réguliers, périodiques; ils usaient leurs ennemis plutôt qu'ils ne les domptaient, ils brisaient à la longue leur fougue et leur élan. Le souvenir le plus populaire qui soit resté de ces guerres, c'est celui d'une défaite, Roncevaux. N'importe, vainqueurs, vaincus, ils faisaient des déserts, et dans ces déserts ils élevaient quelque place forte[261], et ils poussaient plus loin; car on commençait à bâtir. Les barbares avaient bien assez cheminé; ils cherchaient la stabilité; le monde s'asseyait, au moins de lassitude.

Ce qui favorisa encore l'établissement de ce monde flottant, c'est la longueur du règne de Pepin et de Charlemagne. Après tous ces rois qui mouraient à quinze et vingt ans, il en vint deux qui remplissent presque un siècle de leurs règnes (741-814). Ils purent bâtir et fonder à loisir; ils recueillirent et mirent ensemble les éléments dispersés des âges précédents. Ils héritèrent de tout, et firent oublier tout ce qui précédait. Il en advint à Charlemagne comme à Louis XIV; tout data du grand règne. Institutions, gloire nationale, tout lui fut rapporté. Les tribus même qui l'avaient combattu lui attribuent leurs lois, des lois aussi anciennes que la race germanique[262]. Dans la réalité, la vieillesse même, la décadence du monde barbare fut favorable à la gloire de ce règne; ce monde s'éteignant, toute vie se réfugia au cœur. Les hommes illustres de toute contrée affluèrent à la cour du roi des Francs. Trois chefs d'école, trois réformateurs des lettres ou des mœurs, y créèrent un mouvement passager; de l'Irlande vint Clément, des Anglo-Saxons Alcuin, de la Gothie ou Languedoc saint Benoît d'Aniane. Toute nation paya ainsi son tribut; citons encore le Lombard Paul Warnefrid, le Goth-Italien Théodulfe, l'Espagnol Agobard. L'heureux Charlemagne profita de tout. Entouré de ces prêtres étrangers qui étaient la lumière de l'Église, fils, neveu, petit-fils des évêques et des saints, sûr du pape que sa famille avait protégé contre les Grecs et les Lombards, il disposa des évêchés, des abbayes, les donna même à des laïques. Mais il confirma l'institution de la dîme[263], et affranchit l'Église de la juridiction séculière[264]. Ce David, ce Salomon des Francs, se trouva plus prêtre que les prêtres, et fut ainsi leur roi.

Les guerres d'Italie, la chute même du royaume des Lombards, ne furent qu'épisodiques dans les règnes de Pepin et de Charlemagne. La grande guerre du premier est, nous l'avons vu, contre les Aquitains, celle de Charles contre les Saxons. Rien n'indique que cette dernière ait été motivée, comme on a semblé le croire, par la crainte d'une invasion. Sans doute il y avait eu constamment par le Rhin une immigration des peuples germaniques. Ils passaient en grand nombre pour trouver fortune dans la riche contrée de l'Ouest. Ces recrues fortifiaient et renouvelaient sans cesse les armées des Francs. Mais pour des invasions de tribus entières, comme celles qui eurent lieu dans les derniers temps de l'empire romain, rien ne peut faire soupçonner qu'un pareil fait ait accompagné l'élévation de la seconde race, ni qu'elle fût menacée elle-même de le voir renouvelé à l'avènement de Charlemagne.

Le vrai motif de la guerre fut la violente antipathie des races franque et saxonne, antipathie qui croissait chaque jour, à mesure que les Francs devenaient plus Romains, depuis surtout qu'ils recevaient une organisation nouvelle sous la main tout ecclésiastique des Carlovingiens. Ceux-ci avaient d'abord espéré, d'après le succès de saint Boniface, que l'Allemagne leur serait peu à peu soumise et gagnée par les missionnaires. Mais la différence des deux peuples devenait trop forte pour que la fusion pût s'opérer. Les derniers progrès des Francs dans la civilisation avaient été trop rapides. Les hommes de la terre rouge[265], comme s'appelaient fièrement les Saxons, dispersés, selon la liberté de leur génie, dans leurs marches, dans les profondes clairières de ces forêts où l'écureuil courait les arbres sept lieues sans descendre, ne connaissant, ne voulant d'autres barrières que la vague limitation de leur gau, avaient horreur des terres limitées, des mansi de Charlemagne. Les Scandinaves et les Lombards, comme les Romains, orientaient et divisaient les champs. Mais dans l'Allemagne même, il n'y a pas trace de telle chose. Les divisions de territoire, les dénombrements d'hommes, tous ces moyens d'ordre, d'administration et de tyrannie étaient redoutés des Saxons. Partagés par les Ases eux-mêmes en trois peuples et douze tribus, ils ne voulaient pas d'autre division. Leurs marches n'étaient pas absolument des terres vaines et vagues; ville et prairie sont synonymes dans les vieilles langues du Nord[266]; la prairie, c'était leur cité. L'étranger qui passe dans la marche ne doit pas se faire traîner sur sa charrue; il doit respecter la terre, et soulever le soc.

Ces tribus, fières et libres, s'attachèrent à leurs vieilles croyances par la haine et la jalousie que les Francs leur inspiraient. Les missionnaires dont ceux-ci les fatiguaient, eurent l'imprudence de les menacer des armes du grand Empire. Saint Libuin, qui prononça cette parole, eût été mis en pièces sans l'intercession des vieillards saxons; mais ils n'empêchèrent point que les jeunes gens ne brûlassent l'église que les Francs avaient construite à Deventer[267]. Ceux-ci, qui peut-être souhaitaient un prétexte pour brusquer par les armes la conversion de leurs voisins barbares, marchèrent droit au principal sanctuaire des Saxons, au lieu où se trouvaient la principale idole et les plus chers souvenirs de la Germanie. L'Herman-saül[268], mystérieux symbole, où l'on pouvait voir l'image du monde ou de la patrie, d'un dieu ou d'un héros, cette statue, armée de pied en cap, portait de la main gauche une balance, de la droite un drapeau où se voyait une rose, sur son bouclier un lion commandant à d'autres animaux, à ses pieds un champ semé de fleurs. Tous les lieux voisins étaient consacrés par le souvenir de la grande et première victoire des Germains sur l'Empire[269].

Si les Francs eussent eu souvenir de leur origine germanique, ils auraient respecté ce lieu saint. Ils le violèrent, ils brisèrent le symbole national. Cette facile victoire fut sanctifiée par un miracle. Une source jaillit exprès pour abreuver les soldats de Charlemagne[270]. Les Saxons, surpris dans leurs forêts, donnèrent douze otages, un par tribu. Mais ils se ravisèrent bientôt et ravagèrent la Hesse. On aurait tort si, d'après ce fait et tant d'autres du même genre, on accusait les Saxons de perfidie. Indépendamment de la mobilité d'esprit propre aux barbares, ceux qui cédaient devaient être généralement la population attachée au sol par sa faiblesse, les femmes, les vieillards. Les jeunes, réfugiés dans les marais, dans les montagnes, dans les cantons du Nord, revenaient et recommençaient. On ne pouvait les contenir qu'en restant au milieu d'eux. Aussi Charles fixa sa résidence sur le Rhin, à Aix-la-Chapelle, dont il aimait d'ailleurs les eaux thermales, et fortifia, bâtit dans la Saxe même le château d'Ehresbourg.

L'année suivante 775, il passa le Weser. Les Saxons Angariens se soumirent, ainsi qu'une partie des Westphaliens. L'hiver fut employé à châtier les ducs lombards qui rappelaient le fils de Didier. Au printemps, l'assemblée ou concile de Worms jura de poursuivre la guerre jusqu'à ce que les Saxons se fussent convertis. On sait que sous les Carlovingiens les évêques dominaient dans ces assemblées. Charles pénétra jusqu'aux sources de la Lippe, et y bâtit un fort[271]. Les Saxons parurent se soumettre. Tous ceux qu'on trouva dans leurs foyers reçurent sans difficulté le baptême. Cette cérémonie dont sans doute ils comprenaient à peine le sens, ne semble pas avoir jamais inspiré beaucoup de répugnance aux barbares païens. Ces populations, plus fières que fanatiques, tenaient peut-être moins à leur religion qu'on ne l'a cru d'après leur résistance. Sous Louis-le-Débonnaire, les hommes du Nord se faisaient baptiser en foule; la difficulté n'était que de trouver assez d'habits blancs; tel s'était fait baptiser trois fois pour gagner trois habits[272].

Aussi, pendant que Charlemagne croit tout fini, et baptise les Saxons par milliers à Paderborn, le chef westphalien Witikind revient avec ses guerriers réfugiés dans le Nord, avec ceux mêmes du Nord, qui pour la première fois apparaissent en face des Francs. Défait dans la Hesse, Witikind rentre dans ses forêts et retourne chez les Danois pour revenir bientôt.

C'était précisément l'année 778, où les armes de Charlemagne recevaient un échec si mémorable à Roncevaux. L'affaiblissement des Sarrasins, l'amitié des petits rois chrétiens, les prières des émirs révoltés du nord de l'Espagne, avaient favorisé les progrès des Francs, ils avaient poussé jusqu'à l'Èbre, et appelaient leurs campements en Espagne une nouvelle province, sous les noms de marche de Gascogne et marche de Gothie. Du côté oriental, tout allait bien, les Francs étaient soutenus par les Goths; mais à l'Occident, les Basques, vieux soldats d'Hunald et de Guaifer, les rois de Navarre et des Asturies, qui voyaient Charlemagne prendre possession du pays et mettre tous les forts entre les mains des Francs, s'étaient armés sous Lope, fils de Guaifer. Au retour, les Francs attaqués par ces montagnards perdirent beaucoup de monde dans ces pors difficiles, dans ces gigantesques escaliers que l'on monte à la file, homme à homme, soit à pied, soit à dos de mulet; les roches vous dominent, et semblent prêtes à écraser d'elles-mêmes ceux qui violent cette limite solennelle des deux mondes.

La défaite de Roncevaux ne fut, assure-t-on, qu'une affaire d'arrière-garde. Cependant Éginhard avoue que les Francs y perdirent beaucoup de monde, entre autres plusieurs de leurs chefs les plus distingués, et le fameux Roland. Peut-être les Sarrasins aidèrent-ils; peut-être la défaite commencée par eux sur l'Èbre fut-elle achevée par les Basques aux montagnes. Le nom du fameux Roland se trouve dans Éginhard sans autre explication: Rotlandus præfectus britannici limitis[273]. La brèche immense qui ouvre les Pyrénées sous les tours de Marboré et d'où un œil perçant pourrait voir à son choix Toulouse ou Saragosse, n'est autre chose, comme on sait, qu'un coup d'épée de Roland. Son cor fut pendant longtemps gardé à Blaye sur la Garonne, ce cor dans lequel il soufflait si furieusement, dit le poète, lorsque ayant brisé sa Durandal, il appela, jusqu'à ce que les veines de son col en rompissent, l'insouciant Charlemagne et le traître Ganelon de Mayence. Le traître, dans ce poème éminemment national, est un Allemand.

L'année suivante (779) fut plus glorieuse pour le roi des Francs; il entra chez les Saxons encore soulevés, les trouva réunis à Buckholz, et les y défit. Parvenu ainsi sur l'Elbe, limite des Saxons et des Slaves, il s'occupa d'établir l'ordre dans le pays qu'il croyait avoir conquis; il reçut de nouveau les serments des Saxons à Ohrheim, les baptisa par milliers, et chargea l'abbé de Fulde d'établir un système régulier de conversion, de conquête religieuse. Une armée de prêtres vint après l'armée de soldats. Tout le pays, disent les chroniques, fut partagé entre les abbés et les évêques[274]. Huit grands et puissants évêchés furent successivement créés: Minden et Alberstadt, Verden, Brême, Munster, Hildesheim, Osnabruck et Paderborn (780-802): fondations à la fois ecclésiastiques et militaires, où les chefs les plus dociles prendraient le titre de comtes, pour exécuter contre leurs frères les ordres des évêques. Des tribunaux élevés par toute la contrée durent poursuivre les relaps, et leur faire comprendre à leurs dépens la gravité de ces vœux qu'ils faisaient et violaient si souvent. C'est à ces tribunaux que l'on fait remonter l'origine des fameuses cours Wehmiques qui, véritablement, ne se constituèrent qu'entre le treizième et le quinzième siècle[275]. Nous avons déjà vu que les nations germaniques faisaient volontiers remonter leurs institutions à Charlemagne. Peut-être le secret terrible de ces procédures aura-t-il rappelé vaguement dans l'imagination des peuples les mesures inquisitoriales employées jadis contre leurs aïeux par les prêtres de Charlemagne; ou, si l'on veut voir dans les cours Wehmiques un reste d'anciennes institutions germaniques, il est plus probable que ces tribunaux d'hommes libres qui frappaient dans l'ombre un coupable plus fort que la loi, eurent pour premier but de punir les traîtres qui passaient au parti de l'étranger, qui lui sacrifiaient leur patrie et leurs dieux, et qui, sous son patronage, bravaient les vieilles lois de la contrée. Mais ils ne bravaient pas la flèche qui sifflait à leurs oreilles, sans qu'aucune main semblât la guider; et plus d'un pâlissait au matin, quand il voyait cloué à sa porte le signe funèbre qui l'appelait à comparaître au tribunal invisible.

Pendant que les prêtres règnent, convertissent et jugent, pendant qu'ils poursuivent avec sécurité cette éducation meurtrière des barbares, Witikind descend encore une fois du Nord pour tout renverser. Une foule de Saxons se joint à lui. Cette bande intrépide défait les lieutenants de Charlemagne près de Sonnethal (Vallée du Soleil), et quand la lourde armée des Francs vient au secours, ils ont disparu. Il en restait pourtant; quatre mille cinq cents d'entre eux, qui peut-être avaient en Saxe une famille à nourrir, ne purent suivre Witikind dans sa retraite rapide. Le roi des Francs brûla, ravagea jusqu'à ce qu'ils lui fussent livrés. Les conseillers de Charlemagne étaient des hommes d'Église, imbus des idées de l'Empire, gouvernement prêtre et juriste, froidement cruel, sans générosité, sans intelligence du génie barbare. Ils ne virent dans ces captifs que des criminels coupables de lèse-majesté, et leur appliquèrent la loi. Les quatre mille cinq cents furent décapités en un jour à Verden. Ceux qui essayèrent de les venger furent eux-mêmes défaits, massacrés à Dethmol et près d'Osnabruck. Le vainqueur, arrêté plus d'une fois dans ces contrées humides par les pluies, les inondations, les boues profondes, s'opiniâtra à poursuivre la guerre pendant l'hiver. Alors plus de feuilles qui dérobent le proscrit, les marais durcis par la glace ne le défendent plus; le soldat l'atteint, isolé dans sa cabane, au foyer domestique, entre sa femme et ses enfants, comme la bête fauve tapie au gîte et couvrant ses petits.

La Saxe resta tranquille pendant huit ans, Witikind lui-même s'était rendu. Mais les Francs ne manquèrent pas pour cela d'ennemis. Les nations dépendantes n'étaient rien moins que résignées. Dans le palais même, ce semble, les Thuringiens tirèrent l'épée contre les Francs qui, à l'occasion du mariage d'un de leurs chefs, voulaient les assujettir aux lois saliques. Cette cause, et d'autres encore qui nous sont peu connues, provoquèrent une conjuration des grands contre Charlemagne. Ils détestaient surtout, dit-on, l'orgueil et la cruauté de sa jeune épouse Fastrade, à qui un mari de cinquante ans ne savait rien refuser. Les conjurés, découverts, ne nièrent pas: l'un d'eux eut l'audace de dire: «Si l'on m'eût cru, tu n'aurais jamais passé le Rhin vivant.» Le souverain débonnaire leur imposa pour toute peine quelques lointains pèlerinages aux tombeaux des saints, mais il les fit tuer sur les routes. Quelques années après, un fils naturel de Charlemagne s'associa aux grands pour renverser son père.

Autre conjuration au dehors entre les princes tributaires. Les Bavarois et les Lombards étaient deux peuples frères. Les premiers avaient longtemps donné des rois aux seconds. Tassillon, duc de Bavière, avait épousé une fille de Didier, une sœur de celle que Charlemagne épousa et qu'il renvoya outrageusement à son père. Tassillon se trouvait ainsi beau-frère du duc lombard de Bénévent. Celui-ci s'entendait avec les Grecs, maîtres de la mer; Tassillon appelait les Slaves et les Avares. Les mouvements des Bretons et des Sarrasins les encourageaient. Mais les Francs cernèrent Tassillon avec trois armées; vaincu sans combat, il fut accusé de trahison dans l'assemblée d'Ingelheim, comme un criminel ordinaire, convaincu, condamné à mort, puis rasé et enfermé au monastère de Jumièges. La Bavière périt comme nation. Le royaume des Lombards avait péri aussi; il en restait dans les montagnes du Midi le duché de Bénévent, que Charlemagne ne put jamais forcer, mais qu'il affaiblit et troubla, en opposant un concurrent au fils de Didier que les Grecs ramenaient.

Charlemagne eut un tributaire de plus, et de plus une guerre. Il en était de même en Allemagne; parvenu sur l'Elbe, en face des Slaves, il s'était vu obligé d'intervenir dans leurs querelles, et de seconder les Abodrites contre les Wiltzi (ou Weletabi). Les Slaves donnèrent des otages. L'Empire parut avoir gagné tout ce qui est entre l'Elbe et l'Oder, s'étendant toujours, toujours s'affaiblissant.

Entre les Slaves de la Baltique et ceux de l'Adriatique, derrière la Bavière devenue simple province, Charlemagne rencontrait les Avares, cavaliers infatigables, retranchés dans les marais de la Hongrie, qui de là fondaient à leur choix sur les Slaves et sur l'empire grec. Tous les hivers, dit l'historien, ils allaient dormir avec les femmes des Slaves. Leur camp, ou ring, était un prodigieux village de bois qui couvrait toute une province, fermé de haies d'arbres entrelacés; il y avait là les rapines de plusieurs siècles, les dépouilles des Byzantins, entassement étrange des objets les plus brillants, les plus inutiles aux barbares, bizarre musée de brigandage. Ce camp, d'après un vieux soldat de Charlemagne, aurait eu douze ou quinze lieues de tour[276], comme les villes de l'Orient, Ninive ou Babylone: tel est le génie des Tartares. Le peuple uni en un seul camp, le reste en pâturages déserts. Celui qui visita le chagan des Turcs au sixième siècle, trouva le barbare qui siégeait sur un trône d'or au milieu du désert. Celui des Avares, dans son village de bois, se faisait donner des lits d'or massif par l'empereur de Constantinople.

Ces barbares, devenus voisins des Francs, auraient levé des tributs sur eux comme sur les Grecs. Charlemagne les attaqua avec trois armées, et s'avança jusqu'au Raab, brûlant le peu d'habitations qu'il rencontrait; mais qu'importait aux Avares l'incendie de ces cabanes? Cependant la cavalerie de Charlemagne s'usait dans ces déserts contre un insaisissable ennemi, qu'on ne savait où rencontrer. Mais ce qu'on rencontrait partout, c'étaient les plaines humides, les marais, les fleuves débordés. L'armée des Francs y laissa tous ses chevaux.

Nous disons toujours: l'armée des Francs; mais ce peuple des Francs est le vaisseau de Thésée. Renouvelé pièce à pièce, il n'a presque plus rien de lui-même. C'était alors en Frise, en Saxe, tout autant qu'en Ostrasie, que se recrutaient les armées de Charlemagne. C'est sur ces peuples que tombaient effectivement les revers des Francs. Ce n'était pas assez de porter chez eux le joug des prêtres, il fallait, chose intolérable aux barbares, que, quittant le costume, les mœurs, la langue de leurs pères, ils allassent se perdre dans les bataillons des Francs, leurs ennemis, vainquissent, mourussent pour eux. Car ils ne revoyaient guère leur pays, envoyés à trois ou quatre cents lieues contre les Sarrasins de l'Espagne, ou les Lombards de Bénévent. Pour périr, les Saxons aimèrent mieux périr chez eux. Ils massacrèrent les lieutenants de Charlemagne, brûlèrent les églises, chassèrent ou égorgèrent les prêtres, et retournèrent avec passion au culte de leurs anciens dieux. Ils firent cause commune avec les Avares, au lieu de fournir une armée contre eux. La même année, l'armée du calife Hixêm, trouvant l'Aquitaine dégarnie de troupes, passa l'Èbre, franchit les marches et les Pyrénées, brûla les faubourgs de Narbonne et défit avec un grand carnage les troupes qu'avait rassemblées Guillaume-au-Court-Nez, comte de Toulouse et régent d'Aquitaine; puis ils reprirent la route d'Espagne, emmenant tout un peuple de captifs, et chargés de riches dépouilles, dont le calife orna la magnifique mosquée de Cordoue. Tout s'armait contre Charlemagne, la nature elle-même. Lorsque ces nouvelles désastreuses lui parvinrent, il était en Souabe pour presser les travaux d'un canal qui eût joint le Rhin au Danube, et facilité en cas d'invasion la défense de l'Empire. Mais l'humidité de la terre et la continuité des pluies empêchèrent l'exécution de ce travail[277]. Il en fut comme du grand pont de Mayence qui assurait le passage de France et d'Allemagne, et qui fut brûlé par les bateliers des deux rives.

Malgré tous ces revers, Charlemagne reprit bientôt l'ascendant sur des ennemis dispersés. Il entreprit de dépeupler la Saxe, puisqu'il ne pouvait la dompter. Il s'établit avec une armée sur le Weser, et peut-être pour convaincre les Saxons qu'il ne lâcherait pas prise, il appela son camp Heerstall, comme s'appelait le château patrimonial des Carlovingiens sur la Meuse. De là, étendant de tous côtés ses incursions, il se faisait livrer dans plus d'un canton jusqu'au tiers des habitants. Ces troupeaux de captifs étaient ensuite chassés vers le Midi, vers l'Ouest, établis sur de nouvelles terres au milieu de populations toutes hostiles, toutes chrétiennes, et de langue différente. Ainsi, les rois des Babyloniens et des Perses transportaient les Juifs sur le Tigre, les Chalcidiens au bord du golfe Persique. Ainsi Probus avait transplanté des colonies de Francs et de Frisons, jusque sur les rivages du Pont-Euxin.

En même temps, un fils de Charlemagne, profitant d'une guerre civile des Avares, entrait chez eux par le Midi avec une armée de Bavarois et de Lombards; il passa le Danube, la Theiss, et mit enfin la main sur ce précieux ring où dormaient tant de richesses. Le butin fut tel, dit l'annaliste, qu'auparavant les Francs étaient pauvres en comparaison de ce qu'ils furent dès lors. Il semble que ce peuple thésauriseur ait perdu son âme avec l'or qu'il couvait, comme le dragon des poésies scandinaves. Il tombe dès lors dans une extrême faiblesse. Le chagan se fait chrétien. Ceux d'entre eux qui restent païens mangent dans des plats de bois avec les chiens à la porte des évêques envoyés pour les convertir. Quelques années après, nous les voyons demander humblement à Charlemagne une retraite en Bavière; ils ne peuvent plus, disent-ils, résister aux Slaves qu'ils dominaient auparavant.

Pour cette fois, Charlemagne commença à espérer un peu de repos. À en juger par l'étendue de sa domination, sinon par ses forces réelles, il se trouvait alors le plus grand souverain du monde. Pourquoi n'aurait-il pas accompli ce que Théodoric n'avait pu faire, la résurrection de l'Empire romain? Telle devait être la pensée de tous ces conseillers ecclésiastiques dont il était environné. L'an 800, Charlemagne se rend à Rome sous prétexte de rétablir le pape qui en avait été chassé[278]. Aux fêtes de Noël, pendant qu'il est absorbé dans la prière, le pape lui met sur la tête la couronne impériale, et le proclame Auguste. L'empereur s'étonne et s'afflige humblement qu'on lui impose un fardeau supérieur à ses forces[279]; hypocrisie puérile, qu'il démentit au reste en adoptant les titres et le cérémonial de la cour de Byzance. Pour rétablir l'Empire, il ne fallait plus qu'une chose, marier le vieux Charlemagne à la vieille Irène, qui régnait à Constantinople après avoir fait tuer son fils. C'était la pensée du pape, mais non celle d'Irène, qui se garda bien de se donner un maître[280].

Une foule de petits rois ornaient la cour du roi des Francs, et l'aidaient à donner cette faible et pâle représentation de l'Empire. Le jeune Egbert, roi de Sussex, Eardulf, roi de Northumberland, venaient se former dans la politesse des Francs[281]. Tous deux furent rétablis dans leurs États par Charlemagne. Lope, duc des Basques, était aussi élevé à sa cour. Les rois chrétiens et les émirs d'Espagne le suivaient jusque dans les forêts de la Bavière, implorant ses secours contre le calife de Cordoue. Alfonse, roi de Galice, étalait de riches tapisseries qu'il avait prises au pillage de Lisbonne, et les offrait à l'empereur. Les Édrissites de Fez lui envoyèrent aussi une ambassade. Mais aucune ne fut aussi éclatante que celle d'Haroun-al-Raschid, calife de Bagdad, qui crut devoir entretenir quelques relations avec l'ennemi de son ennemi, le calife schismatique d'Espagne. Il fit, dit-on, offrir à Charlemagne, entre autres choses, les clefs du Saint-Sépulcre, présent fort honorable, dont certes le roi des Francs ne pouvait abuser. On répandit que le chef des infidèles avait transmis à Charlemagne la souveraineté de Jérusalem. Une horloge sonnante, un singe, un éléphant étonnèrent fort les hommes de l'Ouest[282]. Il ne tient qu'à nous de croire que le cor gigantesque que l'on montre à Aix-la-Chapelle est une dent de cet éléphant.

C'est dans son palais d'Aix qu'il fallait voir Charlemagne[283]. Ce restaurateur de l'Empire d'Occident avait dépouillé Ravenne de ses marbres les plus précieux pour orner sa Rome barbare. Actif dans son repos même, il y étudiait, sous Pierre de Pise, sous le Saxon Alcuin, la grammaire, la rhétorique, l'astronomie; il apprenait à écrire[284], chose fort rare alors. Il se piquait de bien chanter au lutrin, et remarquait impitoyablement les clercs qui s'acquittaient mal de cet office[285]. Il trouvait encore du temps pour observer ceux qui entraient ou qui sortaient de la demeure impériale[286]. Des jalousies avaient été pratiquées à cet effet dans les galeries élevées du palais d'Aix-la-Chapelle. La nuit il se levait fort régulièrement pour les matines[287]. Haute taille, tête ronde, gros col, nez long, ventre un peu fort, petite voix, tel est le portrait de Charles dans l'historien contemporain[288]. Au contraire, sa femme Hildegarde avait une voix forte; Fastrade qu'il épousa ensuite exerçait sur lui une domination virile. Il eut pourtant bien des maîtresses, et fut marié cinq fois; mais à la mort de sa cinquième femme, il ne se remaria plus, et se choisit quatre concubines dont il se contenta désormais. Le Salomon des Francs eut six fils et huit filles, celles-ci fort belles et fort légères. On assure qu'il les aimait fort, et ne voulut jamais les marier. C'était plaisir de les voir cavalcader derrière lui dans ses guerres et dans ses voyages[289].

La gloire littéraire et religieuse du règne de Charlemagne tient, nous l'avons dit, à trois étrangers. Le Saxon Alcuin et l'Écossais Clément fondèrent l'école palatine, modèle de toutes les autres qui s'élevèrent ensuite. Le Goth Benoît d'Aniane, fils du comte de Maguelonne, réforma les monastères, en détruisant les diversités introduites par saint Colomban et les missionnaires irlandais du septième siècle. Il imposa à tous les moines de l'Empire la règle de Saint-Benoît. Combien cette réforme minutieuse et pédantesque fut inférieure à l'institution première, c'est ce que M. Guizot a très bien montré. Non moins pédantesque et inféconde fut la tentative de réforme littéraire dirigée surtout par Alcuin; on sait que les principaux conseillers de Charlemagne avaient formé une sorte d'académie, où il siégeait lui-même sous le nom du roi David; les autres s'appelaient Homère, Horace, etc. Malgré ces noms pompeux, quelques poésies du Goth-Italien Théodulfe, évêque d'Orléans, quelques lettres de Leidrade, archevêque de Lyon, méritent peut-être seules quelque attention; pour le reste, c'est la volonté qu'il faut louer, c'est l'effort de rétablir l'unité de l'enseignement dans l'Empire. La seule tentative d'établir partout la liturgie romaine et le chant grégorien coûta beaucoup à Charlemagne; entre tant de peuples et tant de langues, il avait beau faire, la dissonance reparaissait toujours[290]. Drogon, frère de l'Empereur, dirigeait lui-même l'école de Metz.

Avec ce goût pour la littérature et pour les traditions de Rome, il ne faut pas s'étonner que Charlemagne et son fils Louis aient aimé à s'entourer d'étrangers, de lettrés de basse condition. «Il advint qu'au rivage de Gaule débarquèrent, avec des marchands bretons, deux Scots d'Hibernie, hommes d'une science incomparable dans les écritures profanes et sacrées. Ils n'étalaient aucune marchandise, et se mirent à crier chaque jour à la foule qui venait pour acheter: «Si quelqu'un veut la sagesse, qu'il vienne à nous, et qu'il la reçoive, nous l'avons à vendre...» Enfin ils crièrent si longtemps, que les gens étonnés, ou les prenant pour fous, firent parvenir la chose aux oreilles du roi Charles, amateur toujours passionné de la sagesse. Il les fit venir en toute hâte, et leur demanda s'il était vrai, comme la renommée le lui avait appris, qu'ils eussent avec eux la sagesse. Ils dirent: «Nous l'avons, et, au nom du Seigneur, nous la donnons à ceux qui la cherchent dignement.» Et, comme il leur demandait ce qu'ils voulaient en retour, ils répondirent: «Un lieu commode, des créatures intelligentes, et ce dont on ne peut se passer pour accomplir le pèlerinage d'ici-bas, la nourriture et l'habit.» Le Roi, plein de joie, les garda d'abord avec lui quelque peu de temps. Puis, forcé d'entreprendre des expéditions militaires, il ordonna à l'un d'eux, nommé Clément, de rester en Gaule, lui confia un assez grand nombre d'enfants de haute, de moyenne et de basse condition, et leur fit donner des aliments selon leur besoin, et une habitation commode. L'autre (Jean Mailros, disciple de Bède), il l'envoya en Italie, et lui donna le monastère de Saint-Augustin, près de la ville de Pavie, pour y ouvrir école.—Sur ces nouvelles, Albinus, de la nation des Angles, disciple du savant Bède, voyant quel bon accueil Charles, le plus religieux des rois, faisait aux sages, s'embarqua et vint à lui... Charles lui donna l'abbaye de Saint-Martin, près de la ville de Tours, afin qu'en l'absence du roi il put s'y reposer et y enseigner ceux qui accourraient pour l'entendre[291]. Sa science porta de tels fruits, que les modernes Gaulois ou Francs passèrent pour égaler les Romains ou les Athéniens de l'antiquité.

«Lorsqu'après une longue absence le victorieux Charles revint en Gaule, il se fit amener les enfants qu'il avait confiés à Clément, et voulut qu'ils lui montrassent leurs lettres et leurs vers. Ceux de moyenne et de basse condition présentèrent des œuvres au-dessus de toute espérance, confites dans tous les assaisonnements de la sagesse; les nobles, d'insipides sottises. Alors le sage roi, imitant la justice du Juge éternel, fit passer à sa droite ceux qui avaient bien fait, et leur parla en ces termes: Mille grâces, mes fils, de ce que vous vous êtes appliqués de tout votre pouvoir à travailler selon mes ordres et pour votre bien. Maintenant efforcez-vous d'atteindre à la perfection, et je vous donnerai de magnifiques évêchés et des abbayes, et toujours vous serez honorables à mes yeux. Ensuite il tourna vers ceux de gauche un front irrité, et, troublant leurs consciences d'un regard flamboyant, il leur lança avec ironie, tonnant plutôt qu'il ne parlait, cette terrible apostrophe: Vous autres nobles, vous fils des grands, délicats et jolis mignons, fiers de votre naissance et de vos richesses, vous avez négligé mes ordres, et votre gloire et l'étude des lettres, vous vous êtes livrés à la mollesse, au jeu et à la paresse, ou à de frivoles exercices. Après ce préambule, levant vers le ciel sa tête auguste et son bras invincible, il fulmina son serment ordinaire: Par le Roi des cieux, je ne me soucie guère de votre noblesse et de votre beauté, quelque admiration que d'autres aient pour vous; et tenez ceci pour dit, que, si vous ne réparez par un zèle vigilant votre négligence passée, vous n'obtiendrez jamais rien de Charles.

«Un de ces pauvres dont j'ai parlé, fort habile à dicter et à écrire, fut placé par lui dans la Chapelle; c'est le nom que les rois des Francs donnent à leur oratoire, à cause de la chape de saint Martin, qu'ils portaient constamment au combat pour leur propre défense et la défaite de l'ennemi.—Un jour, qu'on annonçait au prudent Charles la mort d'un certain évêque, il demanda si le prélat avait envoyé devant lui, dans l'autre monde, quelque chose de ses biens et du fruit de ses travaux. Et comme le messager répondit: Seigneur, pas plus de deux livres d'argent; notre jeune clerc soupira, et, ne pouvant contenir dans son sein sa vivacité, il laissa malgré lui échapper, devant le roi, cette exclamation: Pauvre viatique pour un si long voyage! Charles, le plus modéré des hommes, après avoir réfléchi quelques instants, lui dit: Qu'en penses-tu? Si tu avais cet évêché, ferais-tu de plus grandes provisions pour cette longue route? Le clerc, la bouche béante à ces paroles comme à des raisins de primeur qui lui tombaient d'eux-mêmes, se jeta à ses pieds et s'écria: Seigneur, je m'en remets, là-dessus, à la volonté de Dieu et à votre pouvoir. Et le roi lui dit: Tiens-toi sous le rideau qui pend là derrière moi; tu vas entendre combien tu as de protecteurs. En effet, à la nouvelle de la mort de l'évêque, les gens du palais, toujours à l'affût des malheurs ou de la mort d'autrui, s'efforcèrent, tous impatients et envieux les uns des autres, d'obtenir pour eux la place par les familiers de l'empereur. Mais lui, ferme dans sa résolution, refusait à tout le monde, disant qu'il ne voulait pas manquer de parole à ce jeune homme. Enfin, la reine Hildegarde envoya d'abord les grands du royaume, puis elle vint elle-même trouver le roi, afin d'avoir l'évêché pour son propre clerc. Comme il accueillit sa demande de l'air le plus gracieux, disant qu'il ne voulait ni ne pouvait lui rien refuser, mais qu'il ne se pardonnerait pas de tromper le jeune clerc, elle fit comme font toutes les femmes quand elles veulent plier à leur caprice la volonté de leurs maris. Dissimulant sa colère, adoucissant sa grosse voix, elle s'efforçait de fléchir, par ses minauderies, l'âme inébranlable de l'empereur, lui disant: Cher prince, mon seigneur, pourquoi perdre l'évêché aux mains de cet enfant? Je vous en supplie, mon très doux seigneur, ma gloire et mon appui, que vous le donniez plutôt à mon clerc, votre serviteur fidèle. Alors le jeune homme que Charles avait placé derrière le rideau, près de son siège, pour écouter les sollicitations de tous les suppliants, embrassant le roi lui-même avec le rideau, s'écria d'un ton lamentable: Tiens ferme, seigneur roi, et ne laisse pas arracher de tes mains la puissance que Dieu t'a confiée. Alors ce courageux ami de la vérité lui ordonna de se montrer et lui dit: Reçois cet évêché, et aie bien soin d'envoyer, et devant moi et devant toi-même, dans l'autre monde, de plus grandes aumônes et un meilleur viatique pour ce long voyage dont on ne revient pas[292]

Toutefois quelle que fût la préférence de Charlemagne pour les étrangers, pour les lettrés de condition servile, il avait trop besoin des hommes de race germanique, dans ses interminables guerres, pour se faire tout romain. Il parlait presque toujours allemand. Il voulut même, comme Chilpéric, faire une grammaire de cette langue, et fit recueillir les vieux chants nationaux de l'Allemagne[293]. Peut-être y cherchait-il un moyen de ranimer le patriotisme de ses soldats; c'est ainsi qu'en 1813, l'Allemagne ne se retrouvant plus à son réveil, s'est cherchée dans les Niebelungen. Le costume germanique fut toujours celui de Charlemagne[294], je pense qu'il n'eût pas été politique de se présenter autrement aux soldats.

Le voilà donc jouant de son mieux l'Empire, parlant souvent la langue latine[295], formant la hiérarchie de ses officiers d'après celle des ministres impériaux. Dans le tableau qu'Hincmar nous a laissé, rien n'est plus imposant. L'assemblée générale de la nation, tenue régulièrement deux fois par an, délibérait, les ecclésiastiques d'une part, les laïques de l'autre, sur les matières proposées par le roi; puis, réunis, ils conféraient avec un maître qui ne demandait qu'à s'éclairer. Quatre fois par an, les assemblées provinciales se tenaient sous la présidence des missi dominici. Ceux-ci étaient les yeux de l'empereur, les messagers prompts et fidèles qui, parcourant sans cesse tout l'Empire, réformaient, dénonçaient tout abus. Au-dessous des missi, les comtes présidaient les assemblées inférieures, où ils rendaient la justice, assistés des boni homines, jurés choisis entre les propriétaires. Au-dessous encore existaient d'autres assemblées: celles des vicaires, des centeniers; que dis-je, les moindres bénéficiers, les intendants des fermes royales, tenaient des plaids comme les comtes.

Certes, l'ordre apparent ne laisse rien à désirer, les formes ne manquent pas; on ne comprend pas un gouvernement plus régulier. Cependant il est visible que les assemblées générales n'étaient pas générales; on ne peut supposer que les missi, les comtes, les évêques, courussent deux fois par an après l'empereur dans les lointaines expéditions d'où il date ses Capitulaires, qu'ils gravîssent tantôt les Alpes, tantôt les Pyrénées, législateurs équestres, qui auraient galopé toute leur vie de l'Èbre à l'Elbe. Le peuple, encore bien moins. Dans les marais de la Saxe, dans les marches d'Espagne, d'Italie, de Bavière, il n'y avait là que des populations vaincues ou ennemies. Si le nom du peuple n'est pas ici un mensonge, il signifie l'armée. Ou bien quelques notables qui suivaient les grands, les évêques, etc., représentaient la grande nation des Francs, comme à Rome les trente licteurs représentaient les trente curies aux comitia curiata. Quant aux assemblées des comtes, les boni homines, les scabini (schœffen) qui les composent sont élus par les comtes, avec le consentement du peuple: le comte peut les déplacer. Ce ne sont plus là les vieux Germains jugeant leurs pairs; ils ont plutôt l'air de pauvres décurions, présidés, dirigés par un agent impérial. La triste image de l'empire romain se reproduit dans cette jeune caducité de l'empire barbare. Oui, l'Empire est restauré; il ne l'est que trop: le comte tient la place des duumvirs, l'évêque rappelle le défenseur des cités; et ces hérimans (hommes d'armée), qui laissent leurs biens pour se soustraire aux accablantes obligations qu'il leur impose, ils reproduisent les curiales romains[296], propriétaires libres, qui trouvaient leur salut à quitter leur propriété, à fuir, à se faire soldats, prêtres, et que la loi ne savait comment retenir.

La désolation de l'Empire est la même ici. Le prix énorme du blé, le bas prix des bestiaux indiquent assez que la terre reste en pâturage[297]. L'esclavage, adouci il est vrai, s'étend et gagne rapidement. Charlemagne gratifie son maître Alcuin d'une ferme de vingt mille esclaves. Chaque jour les grands forcent les pauvres à se donner à eux, corps et biens; le servage est un asile où l'homme libre se réfugie chaque jour.

Aucun génie législatif n'eût pu arrêter la société sur la pente rapide où elle descendait. Charlemagne ne fit que confirmer les lois barbares. «Lorsqu'il eut pris le nom d'empereur, dit Éginhard, il eut l'idée de remplir les lacunes que présentaient les lois, de les corriger, et d'y mettre de l'accord et de l'harmonie. Mais il ne fit qu'y ajouter quelques articles, et encore imparfaits.»

Les Capitulaires sont en général des lois administratives, des ordonnances civiles et ecclésiastiques. On y trouve, il est vrai, une partie législative assez considérable, qui semble destinée à remplir ces lacunes dont parle Éginhard. Mais peut-être ces actes, qui portent tous le nom de Charlemagne, ne font-ils que reproduire les Capitulaires des anciens rois francs. Il est peu probable que les Pepins, que Clotaire II et Dagobert aient laissé si peu de Capitulaires; que Brunehaut, Frédégonde, Ébroin, n'en aient point laissé. Il en sera advenu pour Charlemagne ce qui serait advenu à Justinien, si tous les monuments antérieurs du droit romain avaient péri. Le compilateur eût passé pour législateur. La discordance du langage et des formes qui frappe dans les Capitulaires, tend à fortifier cette conjecture.

La partie originale des Capitulaires, c'est celle qui touche l'administration, celle qui répond aux besoins divers que les circonstances faisaient sentir. Il est impossible de n'y pas admirer l'activité, impuissante, il est vrai, de ce gouvernement qui faisait effort pour mettre un peu d'ordre dans le désordre immense d'un tel empire, pour retenir quelque unité dans un ensemble hétérogène, dont toutes les parties tendaient à l'isolement, et se fuyaient pour ainsi dire l'une l'autre. La place énorme qu'occupe la législation canonique fait sentir, quand nous ne le saurions pas du reste, que les prêtres ont eu la part principale en tout cela. On le reconnaît mieux encore aux conseils moraux et religieux dont cette législation est semée; c'est le ton pédantesque des lois wisigothiques, faites, comme on sait, par les évêques[298]. Charlemagne, comme les rois des Wisigoths, donna aux évêques un pouvoir inquisitorial, en leur attribuant le droit de poursuivre les crimes dans l'enceinte de leur diocèse. Quelques passages des Capitulaires qui condamnent les abus de l'autorité épiscopale ne suffisent pas pour nous faire douter de la toute-puissance du clergé sous ce règne. Ils ont pu être dictés par les prêtres de cour, par les chapelains, par le clergé central, naturellement jaloux de la puissance locale des évêques. Charlemagne, ami de Rome, et entouré de prêtres comme Leidrade et tant d'autres qui ne prirent l'épiscopat que pour retraite, dut accorder beaucoup à ce clergé sans titre qui formait son conseil habituel.

Cet esprit de pédanterie byzantine et gothique que nous remarquions dans les Capitulaires éclata dans la conduite de Charlemagne, relativement aux affaires de dogme. Il fit écrire en son nom une longue lettre à l'hérétique Félix d'Urgel, qui soutenait, avec l'Église d'Espagne, que Jésus comme homme était simplement fils adoptif de Dieu. En son nom parurent encore les fameux livres Carolins contre l'adoration des images[299]. Trois cents évêques condamnèrent à Francfort ce que trois cent cinquante évêques venaient d'approuver à Nicée. Les hommes de l'Occident, qui luttaient dans le Nord contre l'idolâtrie païenne, devaient réprouver les images; ceux de l'Orient, les honorer, en haine des Arabes qui les brisaient. Le pape, qui partageait l'opinion des Orientaux, n'osa pas cependant s'expliquer contre Charlemagne. Il montra la même prudence lorsque l'Église de France, à l'imitation de celle d'Espagne, ajouta au symbole de Nicée que le Saint-Esprit procède aussi du Fils (Filioque).

Pendant que Charlemagne disserte sur la théologie, rêve l'Empire romain, et étudie la grammaire, la domination des Francs croule tout doucement. Le jeune fils de Charlemagne, dans son royaume d'Aquitaine, ayant, par faiblesse ou justice, donné, restitué toutes les spoliations de Pepin[300], son père lui en fit un reproche; mais il ne fit qu'accomplir volontairement ce qui déjà avait lieu de soi-même. L'ouvrage de la conquête se défaisait naturellement; les hommes et les terres échappaient peu à peu au pouvoir royal pour se donner aux grands, aux évêques surtout, c'est-à-dire aux pouvoirs locaux qui allaient constituer la république féodale.

Au dehors, l'Empire faiblissait de même. En Italie, il avait heurté en vain contre Bénévent, contre Venise; en Germanie, il avait reculé de l'Oder à l'Elbe, et partagé avec les Slaves. Et en effet, comment toujours combattre, toujours lutter contre de nouveaux ennemis? Derrière les Saxons et les Bavarois Charlemagne avait trouvé les Slaves, puis les Avares; derrière les Lombards, les Grecs; derrière l'Aquitaine et l'Èbre, le califat de Cordoue. Cette ceinture de barbares, qu'il crut simple et qu'il rompit d'abord, elle se doubla, se tripla devant lui; et quand les bras lui tombaient de lassitude, alors apparut, avec les flottes danoises, cette mobile et fantastique image du monde du Nord, qu'on avait trop oublié. Ceux-ci, les vrais Germains, viennent demander compte aux Germains bâtards, qui se sont faits Romains, et s'appellent l'Empire.

Un jour que Charlemagne était arrêté dans une ville de la Gaule narbonnaise, des barques scandinaves vinrent pirater jusque dans le port. Les uns croyaient que c'étaient des marchands juifs, africains, d'autres disaient bretons; mais Charles les reconnut à la légèreté de leurs bâtiments: «Ce ne sont pas là des marchands, dit-il, mais de cruels ennemis.» Poursuivis, ils s'évanouirent. Mais l'empereur, s'étant levé de table, se mit, dit le chroniqueur, à la fenêtre qui regardait l'Orient, et demeura très longtemps le visage inondé de larmes. Comme personne n'osait l'interroger, il dit aux grands qui l'entouraient: «Savez-vous, mes fidèles, pourquoi je pleure amèrement? Certes, je ne crains pas qu'ils me nuisent par ces misérables pirateries; mais je m'afflige profondément de ce que, moi vivant, ils ont été près de toucher ce rivage, et je suis tourmenté d'une violente douleur, quand je prévois tout ce qu'ils feront de maux à mes neveux et à leurs peuples[301]

Ainsi rôdent déjà autour de l'Empire les flottes danoises, grecques et sarrasines, comme le vautour plane sur le mourant qui promet un cadavre. Une fois deux cents barques armées fondent sur la Frise, se remplissent de butin, disparaissent. Cependant Charlemagne assemblait des «hommes» pour les repousser. Autre invasion: «L'Empereur assemble des hommes en Gaule, en Germanie[302],» et bâtit dans la Frise la ville d'Esselfeld. Athlète malheureux, il porte lentement la main à ses blessures, pour parer les coups déjà reçus.

«Le roi des Northmans, Godfried, se promettait l'empire de la Germanie. La Frise et la Saxe, il les regardait comme à lui. Les Abotrites ses voisins, déjà il les avait soumis et rendus tributaires; il se vantait même qu'il arriverait bientôt avec des troupes nombreuses jusqu'à Aix-la-Chapelle, où le roi tenait sa cour. Quelque vaines et légères que fussent ces menaces, on n'y refusait pas cependant toute croyance; on pensait qu'il aurait hasardé quelque chose de ce genre, s'il n'avait été prévenu par une mort prématurée[303]

Le vieil Empire se met en garde; des barques armées ferment l'embouchure des fleuves; mais comment fortifier tous les rivages? Celui même qui a rêvé l'unité est obligé, comme Dioclétien, de partager ses États pour les défendre; l'un de ses fils gardera l'Italie, l'autre l'Allemagne, le dernier l'Aquitaine. Mais tout tourne contre Charlemagne; ses deux aînés meurent, et il faut qu'il laisse ce faible et immense Empire aux mains pacifiques d'un saint.

CHAPITRE III

Dissolution de l'Empire carlovingien.

C'est sous Louis-le-Débonnaire, ou, pour traduire plus fidèlement son nom, sous saint Louis, que devait s'opérer le déchirement et le divorce des parties hétérogènes dont se composait l'Empire. Toutes souffraient d'être ensemble. Le mal, c'était la solidarité d'une guerre immense, qui faisait ressentir sur la Loire les revers de l'Ostrasie; c'était le tyrannique effort d'une centralisation prématurée. Plus Charlemagne s'en était approché, plus il avait pesé. Sans doute Pepin, et son père au marteau de forge, avaient durement battu les nations. Ils n'avaient pas du moins entrepris de les ramener, diverses et hostiles qu'elles étaient encore, à cette intolérable unité; unité administrative d'abord; mais Charlemagne méditait celle de la législation. Son fils consomma l'unité religieuse en nommant Benoît d'Aniane réformateur des monastères de l'Empire, et les ramenant tous à la règle de saint Benoît.

C'est une loi de l'histoire: un monde qui finit, se ferme et s'expie par un saint. Le plus pur de la race en porte les fautes, l'innocent est puni. Son crime, à l'innocent, c'est de continuer un ordre condamné à périr, c'est de couvrir de sa vertu une vieille injustice qui pèse au monde. À travers la vertu d'un homme, l'injustice sociale est frappée. Les moyens sont odieux; contre Louis-le-Débonnaire, ce fut le parricide. Ses enfants couvrirent de leurs noms les nations diverses qui voulaient s'arracher de l'Empire.

L'infortuné qui vient prêter sa vie à cette immolation d'un monde social, qu'il s'appelle Louis-le-Débonnaire, Charles Ier, ou Louis XVI, n'est pas pourtant toujours exempt de tout reproche. Sa catastrophe toucherait moins s'il était au-dessus de l'homme. Non, c'est un homme de chair et de sang comme nous, une âme douce, un esprit faible, voulant le bien, faisant parfois le mal, livré à ce qui l'entoure et vendu par les siens.

Le saint Louis du neuvième siècle[304], comme celui du treizième, fut nourri dans les pensées de la croisade. Jeune encore, il conduisit plusieurs expéditions contre les Sarrasins d'Espagne, et leur reprit la grande ville de Barcelone après un siège de deux ans. Élevé par le Toulousain saint Guillaume, comme saint Louis par Blanche de Castille, il eut de même dans la religion la ferveur du Midi et la candeur du Nord. Les prêtres qui l'avaient formé firent plus qu'ils ne voulaient; leur élève se trouva plus prêtre qu'eux, et, dans son intraitable vertu, il commença par réformer ses maîtres. Réforme des évêques: il leur fallut quitter leurs armes, leurs chevaux, leurs éperons[305]. Réforme des monastères: Louis les soumit à l'inquisition du plus sévère des moines, saint Benoît d'Aniane, qui trouvait que la règle bénédictine elle-même avait été donnée pour les faibles et pour les enfants[306]. Ce nouveau roi renvoya dans leur couvent Adalhard et Wala[307], deux moines intrigants et habiles, petits-fils de Charles-Martel, qui dans les dernières années avaient gouverné Charlemagne. Et le palais impérial eut aussi sa réforme: Louis chassa les concubines de son père, et les amants de ses sœurs, et ses sœurs elles-mêmes[308].

Les peuples, opprimés par Charlemagne, trouvèrent en son fils un juge intègre, prêt à décider contre lui-même. Roi d'Aquitaine, il avait accueilli les réclamations des Aquitains, et s'était réduit à une telle pauvreté, dit l'historien, qu'il ne pouvait plus rien donner, à peine sa bénédiction[309]. Empereur, il écouta les plaintes des Saxons, et leur rendit le droit de succéder[310], ôtant ainsi aux évêques, aux gouverneurs des pays, la puissance tyrannique de faire passer les héritages à qui ils voulaient. Les chrétiens d'Espagne, réfugiés dans les Marches, étaient dépouillés par les grands et les lieutenants impériaux des terres que Charlemagne leur avait attribuées; Louis rendit un édit qui confirmait leurs droits[311]. Il respecta le principe des élections épiscopales, constamment violé par son père; il laissa les Romains élire, sans son autorisation, les papes Étienne IV et Pascal Ier.

Ainsi, cet héritage de conquêtes et de violences était tombé aux mains d'un homme simple et juste qui voulait à tout prix réparer. Les barbares, qui reconnaissaient sa sainteté, se soumettaient à son arbitrage[312]. Il siégeait au milieu des peuples comme un père facile et confiant. Il allait réparant, soulageant, restituant; il semblait qu'il eût volontiers restitué l'Empire.

Dans ce jour de restitution, l'Italie réclama aussi. Elle ne voulait rien moins que la liberté[313]. Les villes, les évêques, les peuples se liguèrent; sous un prince franc, n'importe. Charlemagne avait fait roi d'Italie Bernard, le fils de son aîné Pépin. Bernard, élève d'Adalhard et Wala, longtemps gouverné par eux dans sa royauté d'Italie, croyait avoir droit à l'empire comme fils de l'aîné.

Cependant, le droit du frère puîné prévaut chez les barbares sur celui du neveu[314]. Charlemagne d'ailleurs avait désigné Louis; il avait consulté les grands un à un, et obtenu leurs voix[315]. Enfin, Bernard lui-même avait reconnu son oncle. Celui-ci avait pour lui l'usage, la volonté de son père, enfin l'élection.

Aussi, Bernard, abandonné d'une grande partie des siens, fut obligé de s'en remettre aux promesses de l'impératrice Hermengarde, qui lui offrait sa médiation. Il se livra lui-même à Châlon-sur-Saône, et dénonça tous ses complices; un d'eux avait jadis conspiré la mort de Charlemagne. Bernard et tous les autres furent condamnés à mort. L'empereur ne pouvait consentir à l'exécution[316]. Hermengarde obtint du moins qu'on privât Bernard de la vue; mais elle s'y prit de façon qu'il en mourut au bout de trois jours.

L'Italie ne remua pas seule; toutes les nations tributaires avaient pris les armes. Les Slaves du Nord avaient pour appui les Danois; ceux de la Pannonie comptaient sur les Bulgares; les Basques de la Navarre tendaient la main aux Sarrasins; les Bretons comptaient sur eux-mêmes. Tous furent réprimés. Les Bretons virent leur pays complètement envahi, peut-être pour la première fois; les Basques furent défaits, et les Sarrasins repoussés; les Slaves vaincus aidèrent contre les Danois: un roi de ces derniers embrassa même le christianisme. L'archevêché de Hambourg fut fondé; la Suède eut un évêque, dépendant de l'archevêque de Reims[317]. Il est vrai que ces premières conquêtes du christianisme ne tinrent pas: le roi chrétien des Danois fut chassé par les siens.

Jusqu'ici le règne de Louis était, il faut le dire, éclatant de force et de justice. Il avait maintenu l'intégrité de l'Empire, étendu son influence. Les barbares craignaient ses armes et vénéraient sa sainteté. Au milieu de ses prospérités, l'âme du saint mollit, et se souvint de l'humanité. Sa femme étant morte, il fit, dit-on, paraître devant lui les filles des grands de ses États et choisit la plus belle[318]. Judith, fille du comte Welf, unissait en elle le sang des nations les plus odieuses aux Francs; sa mère était de Saxe, son père, Welf, de Bavière, de ce peuple allié des Lombards, et par qui les Slaves et les Avares furent appelés dans l'Empire[319]. Savante[320], dit l'histoire, et plus qu'il n'eût fallu, elle livra son mari à l'influence des hommes élégants et polis du Midi. Louis était déjà favorable aux Aquitains, chez qui il avait été élevé. Bernard, fils de son ancien tuteur, saint Guillaume de Toulouse, devint son favori, et encore plus celui de l'impératrice. Belle et dangereuse Ève, elle dégrada, elle perdit son époux.

Depuis cette chute, Louis, plus faible, parce qu'il avait cessé d'être pur, plus homme et plus sensible, parce qu'il n'était plus saint, ouvrit son cœur aux craintes, aux scrupules. Il se sentait diminué, une vertu était sortie de lui. Il commença à se repentir de sa sévérité à l'égard de son neveu Bernard, à l'égard des moines Wala et Adalhard, qu'il s'était pourtant contenté de renvoyer aux devoirs de leur ordre. Il lui fallut soulager son cœur. Il demanda, il obtint d'être soumis à une pénitence publique. C'était la première fois depuis Théodose qu'on voyait ce grand spectacle de l'humiliation volontaire d'un homme tout-puissant. Les rois mérovingiens, après les plus grands crimes, se contentent de fonder des couvents. La pénitence de Louis est comme l'ère nouvelle de la moralité, l'avènement de la conscience.

Toutefois l'orgueil brutal des hommes de ce temps rougit pour la royauté de l'humble aveu qu'elle faisait de sa faiblesse et de son humanité. Il leur sembla que celui qui avait baissé le front devant le prêtre ne pouvait plus commander aux guerriers. L'Empire en parut, lui aussi, dégradé, désarmé. Les premiers malheurs qui commencèrent une dissolution inévitable furent imputés à la faiblesse d'un roi pénitent. En 820, treize vaisseaux normands coururent trois cents lieues de côtes, et se remplirent de tant de butin, qu'ils furent obligés de relâcher les captifs qu'ils avaient faits. En 824, l'armée des Francs ayant envahi la Navarre fut battue comme à Roncevaux. En 829, on craignit que ces Normands, dont les moindres barques étaient si redoutables, n'envahissent par terre, et les peuples reçurent ordre de se tenir prêts à marcher en masse. Ainsi s'accumula le mécontentement public. Les grands, les évêques le fomentaient; ils accusaient l'empereur, ils accusaient l'Aquitain Bernard; le pouvoir central les gênait; ils étaient impatients de l'unité de l'Empire; ils voulaient régner chacun chez soi.

Mais il fallait des chefs contre l'empereur; ce furent ses propres fils. Dès le commencement de son règne, il leur avait donné, avec le titre de roi, deux provinces frontières à gouverner et à défendre, à Louis la Bavière, à Pepin l'Aquitaine, les deux barrières de l'Empire. L'aîné, Lothaire, devait être empereur, avec la royauté d'Italie. Quand Louis eut un fils de Judith, il donna à cet enfant, nommé Charles, le titre de roi d'Alamanie (Souabe et Suisse). Cette concession ne changeait rien aux possessions des princes, mais beaucoup à leurs espérances. Ils prêtèrent leur nom à la conjuration des grands. Ceux-ci refusèrent de faire marcher leurs hommes contre les Bretons, dont Louis voulait réprimer les ravages. L'empereur se trouva seul, Franc de naissance, mais gouverné par un Aquitain, il ne fut soutenu ni du Midi ni du Nord; nous avons déjà vu Brunehaut succomber dans cette position équivoque. Le fils aîné, Lothaire, se crut déjà empereur; il chassa Bernard, enferma Judith, jeta son père dans un monastère; pauvre vieux Lear, qui, parmi ses enfants, ne trouva point de Cordelia.

Cependant ni les grands, ni les frères de Lothaire n'étaient disposés à se soumettre à lui. Empereur pour empereur, ils aimaient mieux Louis. Les moines, qui le tenaient captif, travaillèrent à son rétablissement. Les Francs s'aperçurent que le triomphe des enfants de Louis leur ôtait l'Empire; les Saxons, les Frisons, qui lui devaient leur liberté, s'intéressèrent pour lui. Une diète fut assemblée à Nimègue au milieu des peuples qui le soutenaient. «Toute la Germanie y accourut pour porter secours à l'empereur[321].» Lothaire se trouva seul à son tour, et à la discrétion de son père; Wala, tous les chefs de la faction, furent condamnés à mort. Le bon empereur voulut qu'on les épargnât.

Cependant l'Aquitain Bernard, supplanté dans la faveur de Louis par le moine Gondebaud, l'un de ses libérateurs, rallume la guerre dans le Midi; il anime Pepin. Les trois frères s'entendent de nouveau. Lothaire amène avec lui l'Italien Grégoire IV, qui excommunie tous ceux qui n'obéiront pas au roi d'Italie. Les armées du père et des fils se rencontrent en Alsace. Ceux-ci font parler le pape; ils font agir la nuit je ne sais quels moyens. Le matin, l'empereur, se voyant abandonné d'une partie des siens, dit aux autres: «Je ne veux point que personne meure pour moi[322].» Le théâtre de cette honteuse scène fut appelé le champ du Mensonge.

Lothaire, redevenu maître de la personne de Louis, voulut en finir une fois, et achever son père. Ce Lothaire était un homme à qui le sang ne répugnait pas: il fit égorger un frère de Bernard et jeter sa sœur dans la Saône; mais il craignait l'exécration publique s'il portait sur Louis des mains parricides. Il imagina de le dégrader en lui imposant une pénitence publique et si humiliante qu'il ne s'en pût jamais relever. Les évêques de Lothaire présentèrent au prisonnier une liste de crimes dont il devait s'avouer coupable. D'abord, la mort de Bernard (il en était innocent); puis les parjures auxquels il avait exposé le peuple par de nouvelles divisions de l'Empire; puis d'avoir fait la guerre en carême; puis d'avoir été trop sévère pour les partisans de ses fils (il les avait soustraits à la mort); puis d'avoir permis à Judith et autres de se justifier par serment; sixièmement, d'avoir exposé l'État aux meurtres, pillages et sacrilèges, en excitant la guerre civile; septièmement, d'avoir excité ces guerres civiles par des divisions arbitraires de l'Empire; enfin d'avoir ruiné l'État qu'il devait défendre[323].

Quand on eut lu cette confession absurde dans l'église de Saint-Médard de Soissons, le pauvre Louis ne contesta rien, il signa tout, s'humilia autant qu'on voulut, se confessa trois fois coupable, pleura et demanda la pénitence publique pour réparer les scandales qu'il avait causés. Il déposa son baudrier militaire, prit le cilice, et son fils l'emmena ainsi, misérable, dégradé, humilié, dans la capitale de l'Empire, à Aix-la-Chapelle, dans la même ville où Charlemagne lui avait jadis fait prendre lui-même la couronne sur l'autel.

Le parricide croyait avoir tué Louis. Mais une immense pitié s'éleva dans l'Empire. Ce peuple, si malheureux lui-même, trouva des larmes pour son vieil empereur. On raconta avec horreur comment le fils l'avait tenu à l'autel pleurant et balayant la poussière de ses cheveux blancs; comment il s'était enquis des péchés de son père, nouveau Cham qui livrait à la risée la nudité paternelle; comment il avait dressé sa confession: quelle confession! toute pleine de calomnies et de mensonges. C'était l'archevêque Ebbon, condisciple de Louis et son frère de lait, l'un de ces fils de serfs qu'il aimait tant[324], qui lui avait arraché le baudrier et mis le cilice. Mais en lui enlevant la ceinture et l'épée, en lui ôtant le costume des tyrans et des nobles, ils l'avaient fait apparaître au peuple comme peuple, comme saint et comme homme. Et son histoire n'était autre que celle de l'homme biblique: son Ève l'avait perdu; ou si l'on veut, l'une de ces filles des géants qui, dans la Genèse, séduisent les enfants de Dieu. D'autre part, dans ce merveilleux exemple de souffrance et de patience, dans cet homme injurié, conspué, et bénissant tous les outrages, on croyait reconnaître la patience de Job, ou plutôt une image du Sauveur; rien n'y avait manqué, ni le vinaigre ni l'absinthe.

Ainsi le vieil empereur se trouva relevé par son abaissement même: tout le monde s'éloigna du parricide. Abandonné des grands (834-5), et ne pouvant cette fois séduire les partisans de son père[325], Lothaire s'enfuit en Italie. Malade lui-même, il vit, dans le cours d'un été (836), mourir tous les chefs de son parti, les évêques d'Amiens et de Troyes, son beau-père Hugues, les comtes Matfried et Lambert, Agimbert de Perche, Godfried et son fils, Borgarit, préfet de ses chasses, une foule d'autres. Ebbon, déposé du siège de Reims, passa le reste de sa vie dans l'obscurité et dans l'exil. Wala se retira au monastère de Bobbio, près du tombeau de saint Colomban; un frère de saint Arnulf de Metz, l'aïeul des Carlovingiens, avait été abbé de ce monastère. Wala y mourut l'année même où périrent tant d'hommes de son parti, s'écriant à chaque instant: «Pourquoi suis-je né un homme de querelle, un homme de discorde[326]?» Ce petit-fils de Charles-Martel, ce moine politique, ce saint factieux, cet homme dur, ardent, passionné, enfermé par Charlemagne dans un monastère, puis son conseiller, et presque roi d'Italie sous Pepin et Bernard, eut le malheur d'associer un nom, jusque-là sans tache, aux révoltes parricides des fils de Louis.

Cependant le Débonnaire, dominé par les mêmes conseils, faisait ce qu'il fallait pour renouveler la révolte et tomber de nouveau. D'une part, il sommait les grands de rendre aux églises les biens qu'ils avaient usurpés; de l'autre, il diminuait la part de ses fils aînés, qui, il est vrai, l'avaient bien mérité, et dotait à leurs dépens le fils de son choix, le fils de Judith, Charles-le-Chauve. Les enfants de Pepin, qui venait de mourir, étaient dépouillés. Louis-le-Germanique était réduit à la Bavière. Tout était partagé entre Lothaire et Charles. Le vieil empereur aurait dit au premier: «Voilà, mon fils, tout le royaume devant tes yeux, partage, et Charles choisira; ou, si tu veux choisir, nous partagerons[327].» Lothaire prit l'Orient, et Charles devait avoir l'Occident. Louis de Bavière armait pour empêcher l'exécution de ce traité, et par une mutation étrange, le père cette fois avait pour lui la France, et le fils l'Allemagne. Mais le vieux Louis succomba au chagrin et aux fatigues de cette guerre nouvelle. «Je pardonne à Louis, dit-il, mais qu'il songe à lui-même, lui qui, méprisant la loi de Dieu, a conduit au tombeau les cheveux blancs de son père.» L'empereur mourut à Ingelheim dans une île du Rhin près Mayence, au centre de l'Empire, et l'unité de l'Empire mourut avec lui.

C'était une vaine entreprise que d'en tenter la résurrection, comme le fit Lothaire. Et avec quelles forces? Avec l'Italie, avec les Lombards qui avaient si mal défendu Didier contre Charlemagne, Bernard contre Louis-le-Débonnaire. Le jeune Pepin qui se joignit à lui par opposition à Charles-le-Chauve, amenait pour contingent l'armée d'Aquitaine, si souvent défaite par Pepin-le-Bref et Charlemagne. Chose bizarre! c'étaient les hommes du Midi, les vaincus, les hommes de langue latine qui voulaient soutenir l'unité de l'Empire contre la Germanie et la Neustrie. Les Germains ne demandaient que l'indépendance.

Toutefois ce nom de fils aîné des fils de Charlemagne, ce titre d'empereur, de roi d'Italie, et aussi d'avoir Rome et le pape pour soi, tout cela imposait encore. Ce fut donc humblement, au nom de la paix, de l'Église, des pauvres et des orphelins, que les rois de Germanie et de Neustrie s'adressèrent à Lothaire quand les armées furent en présence, à Fontenai ou Fontenaille près d'Auxerre: «Ils lui offrirent en don tout ce qu'ils avaient dans leur armée, à l'exception des chevaux et des armes; s'il ne voulait pas, ils consentaient à lui céder chacun une portion du royaume, l'un jusqu'aux Ardennes, l'autre jusqu'au Rhin; s'il refusait encore, ils diviseraient toute la France en portions égales, et lui laisseraient le choix. Lothaire répondit, selon sa coutume, qu'il leur ferait savoir par ses messagers ce qu'il lui plairait; et envoyant alors Drogon, Hugues et Héribert, il leur manda qu'auparavant ils ne lui avaient rien proposé de tel, et qu'il voulait avoir du temps pour réfléchir. Mais au fait Pepin n'était pas arrivé, et Lothaire voulait l'attendre[328]

Le lendemain, au jour et à l'heure qu'ils avaient eux-mêmes indiqués à Lothaire, les deux frères l'attaquèrent et le défirent. Si l'on en croyait les historiens, la bataille aurait été acharnée et sanglante; si sanglante qu'elle eût épuisé la population militaire de l'Empire, et l'eût laissé sans défense aux ravages des barbares[329]. Un pareil massacre, difficile à croire en tout temps, l'est surtout à cette époque d'amollissement[330] et d'influence ecclésiastique. Nous avons déjà vu, et nous verrons mieux encore, que le règne de Charlemagne et de ses premiers successeurs devint pour les hommes des temps déplorables qui suivirent, une époque héroïque, dont ils aimaient à rehausser la gloire par des fables aussi patriotiques qu'insipides. Il était d'ailleurs impossible aux hommes de cet âge d'expliquer par des causes politiques la dépopulation de l'Occident et l'affaiblissement de l'esprit militaire. Il était plus facile et plus poétique à la fois de supposer qu'en une seule bataille tous les vaillants avaient péri; il n'était resté que les lâches.

La bataille fut si peu décisive, que les vainqueurs ne purent poursuivre Lothaire; ce fut lui au contraire qui, à la campagne suivante, serra de près Charles-le-Chauve. Charles et Louis, toujours en péril, formèrent une nouvelle alliance à Strasbourg, et essayèrent d'y intéresser les peuples en leur parlant, non la langue de l'Église, seule en usage jusque-là dans les traités et les conciles, mais le langage populaire usité en Gaule et en Germanie. Le roi des Allemands fit serment en langue romane, ou française; celui des Français (nous pouvons dès lors employer ce nom) jura en langue germanique. Ces paroles solennelles prononcées au bord du Rhin, sur la limite des deux peuples, sont le premier monument de leur nationalité.

Louis, comme l'aîné, jura le premier. «Pro Don amur, et pro Christian poblo, et nostro commun salvamento, dist di in avant, in quant Deus savir et podir me dunat, si salvareio cist meon fradre Karlo et in adjudha, et in cadhuna cosa, si cùm om per dreit son fradre salvar dist, in o quid il mi altre si fazet. Et ab Ludher nul plaid numquam prindrai, qui meon vol cist meo fradre Karle, in damno sit.» Lorsque Louis eut fait ce serment, Charles jura la même chose en langue allemande: «In Godes minna ind um tes christianes folches, ind unser bedhero gehaltnissi, fon thesemo dage frammordes, so fram so mir Got gewizei indi madh furgibit so hald ih tesan minan bruodher soso man mit rehtu sinan bruder seal, inthiu thaz er mig soso ma duo; indi mit Lutheren irmo kleinnin thing ne geganga zhe minan vvillon imo ce scadhen vverhen[331].» Le serment que les deux peuples prononcèrent, chacun dans sa propre langue, est ainsi conçu en langue romane: «Si Lodhuvigs sagrament que son fradre Karlo jurat, conservat, et Karlus meos sendra de suo part non los tanit, si io returnar non lint pois, ne io ne nuels cui eo returnar int pois, in nulla adjudha contrà Lodhuwig nun lin iver[332]

En langue allemande: «Oba Karl then eid then er sineno brodhuer Ludhuwighe gessuor geleistit, ind Luduwig min herro then er imo gesuor forbrihchit, ob ina ih nés irrwenden ne mag, nah ih, nah thero, noh hein then ih es irrwenden mag, vvindhar Karle imo ce follusti ne wirdhit.»

«Les évêques prononcèrent, ajoute Nithard, que le juste jugement de Dieu avait rejeté Lothaire, et transmis le royaume aux plus dignes. Mais ils n'autorisèrent Louis et Charles à prendre possession qu'après leur avoir demandé s'ils voulaient régner d'après les exemples de leur frère détrôné ou selon la volonté de Dieu. Les rois ayant répondu qu'autant que Dieu le mettrait en leur pouvoir et à leur connaissance, ils se gouverneraient, eux et leurs sujets, selon sa volonté, les évêques dirent: «Au nom de l'autorité divine, prenez le royaume et le gouvernez selon la volonté de Dieu; nous vous le conseillons, nous vous y exhortons, et vous le commandons. Les deux frères choisirent chacun douze des leurs (j'étais du nombre), et s'en référèrent, pour partager entre eux le royaume, à leur décision.»

Ce qui assura la supériorité à Charles et Louis, c'est que Lothaire et Pepin ayant essayé de s'appuyer sur les Saxons et les Sarrasins, l'Église se déclara contre eux. Il fallut bien que Lothaire se contentât du titre d'empereur sans en exercer l'autorité. «Les évêques ayant tous été d'avis que la paix régnât entre les trois frères, les rois firent venir les députés de Lothaire, et lui accordèrent ce qu'il demandait. Ils passèrent quatre jours et plus à partager le royaume. On arrêta enfin que tout le pays situé entre le Rhin et la Meuse[333], jusqu'à la source de la Meuse, de là jusqu'à la source de la Saône, le long de la Saône jusqu'à son confluent avec le Rhône, et le long du Rhône jusqu'à la mer, serait offert à Lothaire comme le tiers du royaume, et qu'il posséderait tous les évêchés, toutes les abbayes, tous les comtés et tous les domaines royaux de ces régions en deçà des Alpes, à l'exception de[334]...» (Traité de Verdun, 843).

«Les commissaires de Louis et de Charles ayant fait diverses plaintes sur le partage projeté, on leur demanda si quelqu'un d'eux avait une connaissance claire de tout le royaume. Comme on n'en trouva aucun qui pût répondre, on demanda pourquoi, dans le temps qui s'était déjà écoulé, ils n'avaient pas envoyé de messagers pour parcourir toutes les provinces et en dresser le tableau. On découvrit que c'était Lothaire qui ne l'avait pas voulu; et on leur dit qu'il était impossible de partager également une chose qu'on ne connaissait pas. On examina alors s'ils avaient pu prêter loyalement le serment de partager le royaume également et de leur mieux, quand ils savaient que nul d'entre eux ne le connaissait. On remit cette question à la décision des évêques[335]

L'odieux secours que Lothaire avait demandé aux païens[336], et dont plus tard son allié Pepin fit aussi usage dans l'Aquitaine, sembla porter malheur à sa famille. Charles-le-Chauve et Louis-le-Germanique, appuyés des évêques de leurs royaumes, perpétuèrent le nom de Charlemagne, et fondèrent au moins l'institution royale, qui, longtemps éclipsée sous la féodalité, devait un jour devenir si puissante. Lothaire et Pepin ne purent rien fonder. Ce Charles-le-Chauve, qu'on croyait le fils du Languedocien Bernard, le favori de Louis-le-Débonnaire et de Judith, et qui ressemblait à Bernard[337], paraît avoir eu en effet l'adresse toute méridionale de ce dernier. D'abord c'est l'homme des évêques, l'homme d'Hincmar, le grand archevêque de Reims: c'est en quelque sorte au nom de l'Église qu'il fait la guerre à Lothaire, à Pepin, allié des païens. Celui-ci, dirigé par les conseils d'un fils de Bernard, n'avait pas hésité à appeler les Sarrasins, les Normands[338] dans l'Aquitaine. Nous avons vu, par le mariage de la fille d'Eudes avec un émir, que le christianisme des gens du Midi ne s'effrayait pas de ces alliances avec les mécréants. Les Sarrasins envahirent au nom de Pepin la Septimanie, les Normands prirent Toulouse. On dit qu'il en vint jusqu'à renier le Christ, et jura sur un cheval au nom de Woden. Mais de tels secours devaient lui être plus funestes qu'utiles; les peuples détestèrent l'ami des barbares, et lui imputèrent leurs ravages. Livré à Charles-le-Chauve par le chef des Gascons, souvent prisonnier, souvent fugitif, il n'établit que l'anarchie.

La famille de Lothaire ne fut guère plus heureuse. À sa mort (855), son aîné, Louis II, fut empereur; les deux autres, Lothaire II et Charles, roi de Lorraine (provinces entre Meuse et Rhin) et roi de Provence. Charles mourut bientôt, Louis, harcelé par les Sarrasins, prisonnier des Lombards, fut toujours malheureux, malgré son courage. Pour Lothaire II, son règne semble l'avènement de la suprématie des papes sur les rois. Il avait chassé sa femme Teutberge pour vivre avec la sœur de l'archevêque de Cologne, nièce de celui de Trêves, et il accusait Teutberge d'adultère et d'inceste. Elle nia longtemps, puis avoua, sans doute intimidée. Le pape Nicolas Ier, à qui elle s'était adressée d'abord, refusa de croire à cet aveu. Il força Lothaire de la reprendre. Lothaire vint se justifier à Rome, et y reçut la communion des mains d'Adrien II. Mais celui-ci l'avait en même temps menacé, s'il ne changeait, de la punition du ciel. Lothaire mourut dans la semaine, la plupart des siens dans l'année. Charles-le-Chauve et Louis-le-Germanique profitèrent de ce jugement de Dieu; ils se partagèrent les États de Lothaire.

Le roi de France au contraire fut, au moins dans les premiers temps, l'homme de l'Église. Depuis que cette contrée avait échappé à l'influence germanique, l'Église seule y était puissante; les séculiers n'y balançaient plus son pouvoir. Les Germains, les Aquitains, des Irlandais même et des Lombards, semblent avoir tenu plus de place que les Neustriens à la cour carlovingienne. Gouvernée, défendue par les étrangers, la Neustrie n'avait depuis longtemps de force et de vie que dans son clergé. Du reste, il semble qu'elle ne présentait guère que des esclaves épars sur les terres immenses et à moitié incultes des grands du pays; les premiers des grands, les plus riches, c'étaient les évêques et les abbés. Les villes n'étaient rien excepté les cités épiscopales; mais autour de chaque abbaye s'étendait une ville, ou au moins une bourgade[339]. Les plus riches étaient Saint-Médard de Soissons, Saint-Denis, fondation de Dagobert, berceau de la monarchie, tombe de nos rois. Et par-dessus toute la contrée dominait, par la dignité du siège, par la doctrine et par les miracles, la grande métropole de Reims, aussi grande dans le Nord que Lyon l'était dans le Midi; Saint-Martin de Tours, Saint-Hilaire de Poitiers étaient bien déchues, au milieu des guerres et des ravages. Reims succéda à leur influence sous la seconde race, étendant ses possessions dans les provinces les plus lointaines jusque dans les Vosges, jusqu'en Aquitaine[340]; elle fut la ville épiscopale par excellence. Laon, sur son inaccessible sommet, fut la ville royale, et eut le triste honneur de défendre les derniers Carlovingiens. Il fallut que les ravages des Normands fussent passés pour que nos rois de la troisième race se hasardassent à descendre en plaine, et vinssent s'établir à Paris dans l'île de la Cité, à côté de Saint-Denis, comme les Carlovingiens avaient, pour dernier asile, choisi Laon à côté de Reims.

Charles-le-Chauve ne fut d'abord que l'humble client des évêques. Avant, après la bataille de Fontenai, dans ses négociations avec Lothaire, il se plaint surtout de ce que celui-ci ne respecte pas l'Église[341]. Aussi Dieu le protège. Lorsque Lothaire arrive sur la Seine avec son armée barbare et païenne, dont les Saxons faisaient partie, le fleuve enfle miraculeusement et couvre Charles-le-Chauve[342]. Les moines, avant de délivrer Louis-le-Débonnaire, lui avaient demandé s'il voulait rétablir et soutenir le culte divin; les évêques interrogent de même Charles-le-Chauve et Louis-le-Germanique, puis leur confèrent le royaume. Plus tard les évêques sont d'avis que la paix règne entre les trois frères[343]. Après la bataille de Fontenai, les évêques s'assemblent, déclarent que Charles et Louis ont combattu pour l'équité et la justice, et ordonnent un jeûne de trois jours.—«Les Francs comme les Aquitains, dit son partisan Nithard, méprisèrent le petit nombre de ceux qui suivaient Charles. Mais les moines de Saint-Médard de Soissons vinrent à sa rencontre, et le prièrent de porter sur ses épaules les reliques de saint Médard et de quinze autres saints, que l'on transportait dans leur nouvelle basilique. Il les porta en effet sur ses épaules en toute vénération, puis il se rendit à Reims[344]...»

Créature des évêques et des moines, il dut leur transférer la plus grande partie du pouvoir. Ainsi le Capitulaire d'Épernay (846) confirme le partage des attributions des commissaires royaux[345] entre les évêques et les laïques; celui de Kiersy (857) confère aux curés un droit d'inquisition contre tous les malfaiteurs[346]. Cette législation tout ecclésiastique prescrit, pour remède aux troubles et aux brigandages qui désolaient le royaume, des serments sur les reliques que prêteront les hommes libres et les centeniers. Elle recommande les brigands aux instructions épiscopales, et les menace, s'ils persistent, de les frapper du glaive spirituel de l'excommunication.

Les maîtres du pays étaient donc les évêques. Le vrai roi, le vrai pape de la France, était le fameux Hincmar, archevêque de Reims. Il était né dans le nord de la Gaule, mais Aquitain d'origine, parent de saint Guillaume de Toulouse, et de ce Bernard, favori de Judith, dont on croyait que Charles était le fils. Personne ne contribua davantage à l'élévation de Charles, et n'exerça plus d'autorité en son nom dans les premières années. C'est Hincmar qui, à la tête du clergé de France, semble avoir empêché Louis-le-Germanique de s'établir dans la Neustrie et dans l'Aquitaine, où les grands l'appelaient. Louis ayant envahi le royaume de Charles en 859, le concile de Metz lui envoya trois députés pour lui offrir l'indulgence de l'Église, pourvu qu'il rachetât, par une pénitence proportionnée, le péché qu'il avait commis en envahissant le royaume de son frère, et en l'exposant aux ravages de son armée. Hincmar était à la tête de cette députation. «Le roi Louis, dirent les évêques à leur retour au concile, nous donna audience à Worms, le 4 juin, et il nous dit: Je veux vous prier, si je vous ai offensés en aucune chose, de vouloir bien me le pardonner, pour que je puisse ensuite parler en sûreté avec vous. À cela Hincmar, qui était placé le premier à sa gauche, répondit: Notre affaire sera donc bientôt terminée, car nous venons justement vous offrir le pardon que vous nous demandez. Grimold, chapelain du roi, et l'évêque Théodoric ayant fait à Hincmar quelque observation, il reprit: Vous n'avez rien fait contre moi qui ait laissé dans mon cœur une rancune condamnable; s'il en était autrement, je n'oserais m'approcher de l'autel pour offrir le sacrifice au Seigneur.—Grimold et les évêques Théodoric et Salomon adressèrent encore quelques mots à Hincmar, et Théodoric lui dit: Faites ce dont le seigneur roi vous prie; pardonnez-lui.—À quoi Hincmar répondit: Pour ce qui ne regarde que moi et ma propre personne, je vous ai pardonné et je vous pardonne. Mais quant aux offenses contre l'Église qui m'est commise, et contre mon peuple, je puis seulement vous donner officieusement mes conseils, et vous offrir le secours de Dieu, pour que vous en obteniez l'absolution, si vous le voulez.—Alors les évêques s'écrièrent: Certainement il dit bien.—Tous nos frères s'étant trouvés unanimes à cet égard, et ne s'en étant jamais départis, ce fut toute l'indulgence qui lui fut accordée, et rien de plus... car nous attendions qu'il nous demandât conseil sur le salut qui lui était offert, et alors nous l'aurions conseillé selon l'écrit dont nous étions porteurs; mais il nous répondit, de son trône, qu'il ne s'occuperait point de cet écrit avant de s'être consulté avec ses évêques.»

Peu de temps après, un autre concile plus nombreux fut assemblé à Savonnières, près de Toul, pour rétablir la paix entre les rois des Francs. Charles-le-Chauve s'adressa aux Pères de ce concile (en 859), pour leur demander justice contre Wénilon, clerc de sa chapelle, qu'il avait fait archevêque de Sens, et qui cependant l'avait quitté pour embrasser le parti de Louis-le-Germanique. La plainte du roi des Français est remarquable par son ton d'humilité. Après avoir récapitulé tous les bienfaits qu'il avait accordés à Wénilon, tous les engagements personnels de celui-ci, et toutes les preuves de son ingratitude et de son manque de foi, il ajoute: «D'après sa propre élection et celle des autres évêques et des fidèles de notre royaume, qui exprimaient leur volonté, leur consentement par leurs acclamations, Wénilon, dans son propre diocèse, à l'église de Sainte-Croix d'Orléans, m'a consacré roi selon la tradition ecclésiastique, en présence des autres archevêques et des évêques; il m'a oint du saint-chrème, il m'a donné le diadème et le sceptre royal, et il m'a fait monter sur le trône. Après cette consécration, je ne devais être repoussé du trône ou supplanté par personne, du moins sans avoir été entendu et jugé par les évêques, par le ministère desquels j'ai été consacré comme roi. Ce sont eux qui sont nommés les trônes de la Divinité; Dieu repose sur eux, et par eux il rend ses jugements. Dans tous les temps j'ai été prompt à me soumettre à leurs corrections paternelles, à leurs jugements castigatoires, et je le suis encore à présent[347]

Le royaume de Neustrie était réellement une république théocratique. Les évêques nourrissaient, soutenaient ce roi qu'ils avaient fait; ils lui permettaient de lever des soldats parmi leurs hommes; ils gouvernaient les choses de la guerre comme celles de la paix. «Charles, dit l'annaliste de Saint-Bertin, avait annoncé qu'il irait au secours de Louis avec une armée telle qu'il avait pu la rassembler, levée en grande partie par les évêques.» «Le roi, dit l'historien de l'Église de Reims, chargeait l'archevêque Hincmar de toutes les affaires ecclésiastiques, et de plus, quand il fallait lever le peuple contre l'ennemi, c'était toujours à lui qu'il donnait cette mission, et aussitôt celui-ci, sur l'ordre du roi, convoquait les évêques et les comtes[348]

Le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel se trouvaient donc réunis dans les mêmes mains. Des évêques, magistrats et grands propriétaires, commandaient à ce triple titre. C'est dire assez que l'épiscopat allait devenir mondain et politique, et que l'État ne serait ni gouverné ni défendu. Deux événements brisèrent ce faible et léthargique gouvernement, sous lequel le monde fatigué eût pu s'endormir. D'une part, l'esprit humain réclama en sens divers contre le despotisme spirituel de l'Église; de l'autre, les incursions des Northmans obligèrent les évêques à résigner, au moins en partie, le pouvoir temporel à des mains plus capables de défendre le pays. La féodalité se fonda; la philosophie scolastique fut au moins préparée.

La première querelle fut celle de l'Eucharistie; la seconde, celle de la Grâce et de la Liberté: d'abord la question divine, puis la question humaine; c'est l'ordre nécessaire. Ainsi, Arius précède Pélage, et Bérenger Abailard. Ce fut au neuvième siècle le panégyriste de Wala, l'abbé de Corbie, Paschase Ratbert qui, le premier, enseigna d'une manière explicite cette prodigieuse poésie d'un Dieu enfermé dans un pain, l'esprit dans la matière, l'infini dans l'atome. Les anciens Pères avaient entrevu cette doctrine, mais le temps n'était pas venu. Ce ne fut qu'au neuvième siècle, à la veille des dernières épreuves de l'invasion barbare, que Dieu sembla descendre pour consoler le genre humain dans ses extrêmes misères, et se laissa voir, toucher et goûter. L'Église irlandaise eut beau réclamer au nom de la logique, le dogme triomphant n'en poursuivit pas moins sa route à travers le moyen âge.

La question de la liberté fut l'occasion d'une plus vive controverse. Un moine allemand, un Saxon[349], Gotteschalk (gloire de Dieu) avait professé la doctrine de la prédestination, ce fatalisme religieux qui immole la liberté humaine à la prescience divine. Ainsi l'Allemagne acceptait l'héritage de saint Augustin; elle entrait dans la carrière du mysticisme, d'où elle n'est guère sortie depuis. Le Saxon Gotteschalk présageait le Saxon Luther; comme Luther, Gotteschalk alla à Rome, et n'en revint pas plus docile; comme lui, il fit annuler ses vœux monastiques.

Réfugié dans la France du Nord, il y fut mal reçu. Les doctrines allemandes ne pouvaient être bien accueillies dans un pays qui se séparait de l'Allemagne. Contre le nouveau prédestinianisme s'éleva un nouveau Pélage.

D'abord l'Aquitain Hincmar, archevêque de Reims, réclama en faveur du libre arbitre et de la morale en péril. Violent et tyrannique défenseur de la liberté, il fit saisir Gotteschalk, qui s'était réfugié dans son diocèse, le fit juger par un concile, condamner, fustiger, enfermer. Mais Lyon, toujours mystique, et d'ailleurs rivale de Reims, sur laquelle elle eût voulu faire valoir son titre de métropole des Gaules, Lyon prit parti pour Gotteschalk. Des hommes éminents dans l'Église gauloise, Prudence, évêque de Troyes, Loup, abbé de Ferrières, Ratramne, moine de Corbie, que Gotteschalk appelait son maître, essayèrent de le justifier, en interprétant ses paroles d'une manière favorable. Il y eut des saints contre des saints, des conciles contre des conciles. Hincmar, qui n'avait pas prévu cet orage, demanda d'abord le secours du savant Raban, abbé de Fulde[350], chez lequel Gotteschalk avait été moine, et qui, le premier, avait dénoncé ses erreurs. Raban hésitant, Hincmar s'adressa à un Irlandais qui avait combattu Paschase Ratbert sur la question de l'Eucharistie, et qui était alors en grand crédit près de Charles-le-Chauve. L'Irlande était toujours l'école de l'Occident, la mère des moines, et, comme on disait, l'île des Saints. Son influence sur le continent avait diminué, il est vrai, depuis que les Carlovingiens avaient partout fait prévaloir la règle de saint Benoît sur celle de saint Colomban. Cependant, sous Charlemagne même, l'École du Palais avait été confiée à l'Irlandais Clément; avec lui étaient venus Dungal et saint Virgile. Sous Charles-le-Chauve, les Irlandais furent mieux accueillis encore. Ce prince, ami des lettres, comme sa mère Judith, confia l'École du Palais à Jean-l'Irlandais (autrement dit le Scot ou l'Érigène). Il assistait à ses leçons, et lui accordait le privilège d'une extrême familiarité. On ne disait plus l'École du Palais, mais le Palais de l'École.

Ce Jean, qui savait le grec et peut-être l'hébreu, était célèbre alors pour avoir traduit, à la prière de Charles-le-Chauve, les écrits de Denys-l'Aréopagite, dont l'empereur de Constantinople venait d'envoyer le manuscrit en présent au roi de France. On s'imaginait que ces écrits, dont l'objet est la conciliation du néoplatonisme alexandrin avec le christianisme, étaient l'ouvrage du Denys-l'Aréopagite dont parle saint Paul, et l'on se plaisait à confondre ce Denys avec l'apôtre de la Gaule.

L'Irlandais fit ce que demandait Hincmar. Il écrivit contre Gotteschalk en faveur de la liberté; mais il ne resta pas dans les limites où l'archevêque de Reims eût voulu sans doute le retenir. Comme Pélage, dont il relève, comme Origène, leur maître commun, il attesta moins l'autorité que la raison elle-même; il admit la foi, mais comme commencement de la science. Pour lui, l'Écriture est simplement un texte livré à l'interprétation; la religion et la philosophie sont le même mot[351]. Il est vrai qu'il ne défendait la liberté contre le prédestinianisme de Gotteschalk que pour l'absorber et la perdre dans le panthéisme alexandrin. Toutefois, la violence avec laquelle Rome attaqua Jean-le-Scot prouve assez combien sa doctrine effraya l'autorité. Disciple du Breton Pélage, prédécesseur du Breton Abailard, cet Irlandais marque à la fois la naissance de la philosophie et la rénovation du libre génie celtique contre le mysticisme de l'Allemagne.

Au même moment où la philosophie essayait ainsi de s'affranchir du despotisme théologique, le gouvernement temporel des évêques était convaincu d'impuissance. La France leur échappait; elle avait besoin de mains plus fortes et plus guerrières pour la défendre des nouvelles invasions barbares. À peine débarrassée des Allemands qui l'avaient si longtemps gouvernée, elle se trouvait faible, inhabile, administrée, défendue par des prêtres; et cependant arrivaient par tous ses fleuves, par tous ses rivages, d'autres Germains, bien autrement sauvages que ceux dont elle était délivrée.

Les incursions de ces brigands du Nord (Northmen) étaient fort différentes des grandes migrations germaniques qui avaient eu lieu du quatrième au sixième siècle. Les barbares de cette première époque, qui occupèrent la rive gauche du Rhin, ou qui s'établirent en Angleterre, y ont laissé leur langue. La petite colonie des Saxons de Bayeux a gardé la sienne au moins cinq cents ans. Au contraire, les Northmen du neuvième et du dixième siècle ont adopté la langue des peuples chez lesquels ils s'établirent. Leurs rois, Rou, de Russie et de France (Ru-Rik, Rollon), n'ont point introduit dans leur patrie nouvelle l'idiome germanique. Cette différence essentielle entre les deux époques des invasions me porterait à croire que les premières, qui eurent lieu par terre, furent faites par des familles, par des guerriers suivis de leurs femmes et de leurs enfants; moins mêlés aux vaincus par des mariages, ils purent mieux conserver la pureté de leur race et de leur langue. Les pirates de l'époque où nous sommes parvenus semblent avoir été le plus souvent des exilés, des bannis, qui se firent rois de la mer, parce que la terre leur manquait. Loups[352] furieux, que la famine avait chassés du gîte paternel[353], ils abordèrent seuls et sans famille[354]; et lorsqu'ils furent soûls de pillage, lorsqu'à force de revenir annuellement, ils se furent fait une patrie de la terre qu'ils ravageaient, il fallut des Sabines à ces nouveaux Romulus; ils prirent femme, et les enfants, comme il arrive nécessairement, parlèrent la langue de leurs mères. Quelques-uns conjecturent que ces bandes purent être fortifiées par les Saxons fugitifs, au temps de Charlemagne. Pour moi, je croirais sans peine que non seulement les Saxons, mais que tout fugitif, tout bandit, tout serf courageux, fut reçu par ces pirates, ordinairement peu nombreux, et qui devaient fortifier volontiers leurs bandes d'un compagnon robuste et hardi. La tradition veut que le plus terrible des rois de la mer, Hastings, fût originairement un paysan de Troyes[355]. Ces fugitifs devaient leur être précieux comme interprètes et comme guides. Souvent peut-être la fureur des Northmans et l'atrocité de leurs ravages furent moins inspirées par le fanatisme odinique que par la vengeance du serf et la rage de l'apostat.

Loin de continuer l'armement des barques que Charlemagne avait voulu leur opposer à l'embouchure des fleuves, ses successeurs appelèrent les barbares et les prirent pour auxiliaires. Le jeune Pepin s'en servit contre Charles-le-Chauve, et crut, dit-on, s'assurer de leur secours en adorant leurs dieux. Ils prirent les faubourgs de Toulouse, pillèrent trois fois Bordeaux, saccagèrent Bayonne et d'autres villes au pied des Pyrénées. Toutefois, les montagnes, les torrents du Midi les découragèrent de bonne heure (depuis 864). Les fleuves d'Aquitaine ne leur permettaient pas de remonter aisément comme ils le faisaient dans la Loire, dans la Seine, dans l'Escaut et dans l'Elbe.

Ils réussirent mieux dans le Nord. Depuis que leur roi Harold eut obtenu du pieux Louis une province pour un baptême (826)[356], ils vinrent tous à cette pâture. D'abord ils se faisaient baptiser pour avoir des habits. On n'en pouvait trouver assez pour tous les néophytes qui se présentaient. À mesure qu'on leur refusa le sacrement dont ils se faisaient un jeu lucratif, ils se montrèrent d'autant plus furieux. Dès que leurs dragons, leurs serpents[357] sillonnaient les fleuves; dès que le cor d'ivoire[358] retentissait sur les rives, personne ne regardait derrière soi. Tous fuyaient à la ville, à l'abbaye voisine, chassant vite les troupeaux; à peine en prenait-on le temps. Vils troupeaux eux-mêmes, sans force, sans unité, sans direction, ils se blottissaient aux autels sous les reliques des saints. Mais les reliques n'arrêtaient pas les barbares. Ils semblaient au contraire acharnés à violer les sanctuaires les plus révérés. Ils forcèrent Saint-Martin de Tours, Saint-Germain-des-Prés à Paris, une foule d'autres monastères. L'effroi était si grand qu'on n'osait plus récolter. On vit les hommes mêler la terre à la farine. Les forêts s'épaissirent entre la Seine et la Loire. Une bande de trois cents loups courut l'Aquitaine, sans que personne pût l'arrêter. Les bêtes fauves semblaient prendre possession de la France.

Que faisaient cependant les souverains de la contrée, les abbés, les évêques? Ils fuyaient, emportant les ossements des saints; impuissants comme leurs reliques, ils abandonnaient les peuples sans direction, sans asile. Tout au plus, ils envoyaient quelques serfs armés à Charles-le-Chauve, pour surveiller timidement la marche des barbares, négocier, mais de loin, avec eux, leur demander pour combien de livres d'argent ils voudraient quitter telle province, ou rendre tel abbé captif. On paya un million et demi de notre monnaie pour la rançon de l'abbé de Saint-Denis[359].

Ces barbares désolèrent le Nord, tandis que des Sarrasins infestaient le Midi; je ne donnerai pas ici la monotone histoire de leurs incursions. Il me suffit d'en distinguer les trois périodes principales: celle des incursions proprement dites, celle des stations, celle des établissements fixes. Les stations des Northmen étaient généralement dans des îles à l'embouchure de l'Escaut, de la Seine et de la Loire; celles des Sarrasins à Fraxinet (la Garde-Fraisnet) en Provence, et à Saint-Maurice-en-Valais; telle était l'audace de ces pirates, qu'ils avaient osé s'écarter de la mer, et s'établir au sein même des Alpes, aux défilés où se croisent les principales routes de l'Europe. Les Sarrasins n'eurent d'établissements importants qu'en Sicile. Les Northmans, plus disciplinables, finirent par adopter le christianisme, et s'établirent sur plusieurs points de la France, particulièrement dans le pays appelé de leur nom Normandie.

Quelques textes des annales de Saint-Bertin suffiront pour faire connaître l'audace des Northmen, l'impuissance et l'humiliation du roi et des évêques, leurs vaines tentatives pour combattre ces barbares, ou pour les opposer les uns aux autres.

«En 866, il fut convenu que tous les serfs pris par les Normands qui viendraient à s'enfuir de leurs mains, leur seraient rendus, ou rachetés au prix qu'il leur plairait, et que si quelqu'un des Normands était tué, on payerait une somme pour le prix de sa vie.»

«En 861, les Danois qui avaient dernièrement incendié la cité de Thérouanne, revenant, sous leur chef Wéland, du pays des Angles, remontent la Seine avec plus de deux cents navires, et assiègent les Normands dans le château qu'ils avaient construit en l'île dite d'Oissel. Charles ordonna de lever, pour les donner aux assiégeants à titre de loyer, cinq mille livres d'argent, avec une quantité considérable de bestiaux et de grains, à prendre sur son royaume, afin qu'il ne fût pas dévasté; puis, passant la Seine, il se rendit à Mehun-sur-Loire, et y reçut le comte Robert avec les honneurs convenus. Guntfrid et Gozfrid, par le conseil desquels Charles avait reçu Robert, l'abandonnèrent cependant, eux avec leurs compagnons, selon l'inconstance ordinaire de leur race et leurs habitudes natives, et se joignirent à Salomon, duc des Bretons. Un autre parti de Danois entra par la Seine avec soixante navires dans la rivière d'Yerres, arriva de là vers ceux qui assiégeaient le château, et se joignit à eux. Les assiégés, vaincus par la faim et la plus affreuse misère, donnent aux assiégeants six mille livres, tant or qu'argent, et se joignent à eux.»

«En 869, Louis, fils de Louis, roi de Germanie, se prenant à faire la guerre avec les Saxons contre les Wenèdes qui sont dans le pays des Saxons, remporta une sorte de victoire, avec un grand carnage des deux partis. En revenant de là, Roland, archevêque d'Arles, qui (non pas les mains vides) avait obtenu de l'empereur Louis et d'Ingelberge l'abbaye de Saint-Césaire, éleva dans l'île de la Camargue, de tous côtés extrêmement riche, où sont la plupart des biens de cette abbaye, et dans laquelle les Sarrasins avaient coutume d'avoir un port, une forteresse seulement de terre, et construite à la hâte; apprenant l'arrivée des Sarrasins, il y entra assez imprudemment. Les Sarrasins, débarqués à ce château, y tuèrent plus de trois cents des siens, et lui-même fut pris, conduit dans leur navire et enchaîné. Auxdits Sarrasins furent donnés pour les racheter cent cinquante livres d'argent, cent cinquante manteaux, cent cinquante grandes épées et cent cinquante esclaves, sans compter ce qui se donna de gré à gré. Sur ces entrefaites, ce même évêque mourut sur les vaisseaux. Les Sarrasins avaient habilement accéléré son rachat, disant qu'il ne pouvait demeurer plus longtemps, et que si on voulait le ravoir, il fallait que ceux qui le rachetaient donnassent promptement sa rançon, ce qui fut fait: et les Sarrasins, ayant tout reçu, assirent l'évêque dans une chaise, vêtu de ses habits sacerdotaux dans lesquels ils l'avaient pris, et, comme par honneur, le portèrent du navire à terre; mais quand ceux qui l'avaient racheté voulurent lui parler et le féliciter, ils trouvèrent qu'il était mort. Ils l'emportèrent avec un grand deuil, et l'ensevelirent le 22 septembre dans le sépulcre qu'il s'était fait préparer lui-même.»

Ainsi fut démontrée l'impuissance du pouvoir épiscopal pour défendre et gouverner la France. En 870, le chef de l'Église gallicane, l'archevêque de Reims, Hincmar écrivait au pape ce pénible aveu: «Voici les plaintes que le peuple élève contre nous: Cessez de vous charger de notre défense, contentez-vous d'y aider de vos prières, si vous voulez notre secours pour la défense commune... Priez le seigneur apostolique de ne pas nous imposer un roi qui ne peut, de si loin, nous aider contre les fréquentes et soudaines incursions des païens...»

Le pouvoir local des évêques, le pouvoir central du roi, se trouvent également condamnés par ces graves paroles. Ce roi, qui n'est rien sans l'Église, ne sera que plus faible en s'en séparant. Il peut disposer de quelques évêchés, humilier les évêques[360], opposer le pape de Rome au pape de Reims. Il peut accumuler de vains titres, se faire couronner roi de Lorraine et partager avec les Allemands le royaume de son neveu Lothaire II; il n'en est pas plus fort. Sa faiblesse est au comble quand il devient empereur. En 875, la mort de son autre neveu, Louis II, laissait l'Italie vacante, ainsi que la dignité impériale. Il prévient à Rome les fils de Louis-le-Germanique, les gagne de vitesse, et dérobe pour ainsi dire le titre d'empereur. Mais le jour même de Noël où il triomphe dans Rome sous la dalmatique grecque[361], son frère, maître un instant de la Neustrie, triomphe lui aussi dans le propre palais de Charles; le pauvre empereur s'enfuit d'Italie à l'approche d'un de ses neveux, et meurt de maladie dans un village des Alpes (877)[362].

Son fils, Louis-le-Bègue, ne peut même conserver l'ombre de puissance qu'avait eue Charles-le-Chauve. L'Italie, la Lorraine, la Bretagne, la Gascogne, ne veulent point entendre parler de lui. Dans le nord même de la France, il est obligé d'avouer aux prélats et aux grands qu'il ne tient la couronne que de l'élection[363]. Il vit peu, ses fils encore moins. Sous l'un d'eux, le jeune Louis, l'annaliste jette en passant cette parole terrible, qui nous fait mesurer jusqu'où la France était descendue: «Il bâtit un château de bois; mais il servit plutôt à fortifier les païens qu'à défendre les chrétiens, car ledit roi ne put trouver personne à qui en remettre la garde[364]

Louis eut pourtant, en 881, un succès sur les Northmans de l'Escaut. Les historiens n'ont su comment célébrer ce rare événement. Il existe encore en langue germanique un chant qui fut composé à cette occasion[365]. Mais ce revers ne les rendit que plus terribles. Leur chef Gotfried épousa Gizla, fille de Lothaire II, se fit céder la Frise; et quand Charles-le-Gros, le nouveau roi de Germanie, y eut consenti, il voulut encore un établissement sur le Rhin, au cœur même de l'Empire. La Frise, disait-il, ne donnait pas de vin; il lui fallait Coblentz et Andernach. Il eut une entrevue avec l'empereur dans une île du Rhin. Là il élevait de nouvelles prétentions au nom de son beau-frère Hugues. Les impériaux perdirent patience et l'assassinèrent. Soit pour venger ce meurtre, soit de concert avec Charles-le-Gros, le nouveau chef Siegfried alla s'unir aux Northmans de la Seine, et envahit la France du Nord, qui reconnaissait mal le joug du roi de Germanie, Charles-le-Gros, devenu roi de France par l'extinction de la branche française des Carlovingiens.

Mais l'humiliation n'est pas complète jusqu'à l'avènement du prince allemand (884). Celui-ci réunit tout l'empire de Charlemagne. Il est empereur, roi de Germanie, d'Italie, de France. Magnifique dérision! Sous lui les Northmans ne se contentent plus de ravager l'Empire. Ils commencent à vouloir s'emparer des places fortes. Ils assiègent Paris avec un prodigieux acharnement. Cette ville, plusieurs fois attaquée, n'avait jamais été prise. Elle l'eût été alors, si le comte Eudes, fils de Robert-le-Fort, l'évêque Gozlin et l'abbé de Saint-Germain-des-Prés ne se fussent jetés dedans, et ne l'eussent défendue avec un grand courage. Eudes osa même en sortir pour implorer le secours de Charles-le-Gros. L'empereur vint en effet, mais il se contenta d'observer les barbares, et les détermina à laisser Paris pour ravager la Bourgogne, qui méconnaissait encore son autorité (885-886). Cette lâche et perfide connivence déshonorait Charles-le-Gros.

C'est une chose à la fois triste et comique de voir les efforts du moine de Saint-Gall pour ranimer le courage de l'empereur. Les exagérations ne coûtent rien au bon moine. Il lui conte que son aïeul Pepin coupa la tête à un lion d'un seul coup; que Charlemagne (comme auparavant Clotaire II) tua en Saxe tout ce qui se trouvait plus haut que son épée; que le Débonnaire, fils de Charlemagne, étonnait de sa force les envoyés des Northmans et se jouait à briser leurs épées dans ses mains[366]. Il fait dire à un soldat de Charlemagne qu'il portait sept, huit, neuf barbares embrochés à sa lance comme de petits oiseaux[367]. Il l'engage à imiter ses pères, à se conduire en homme, à ne pas ménager les grands et les évêques. «Charlemagne ayant envoyé consulter un de ses fils, qui s'était fait moine, sur la manière dont il fallait traiter les grands, on le trouva arrachant des orties et de mauvaises herbes: Rapportez à mon père, dit-il, ce que vous m'avez vu faire... Son monastère fut détruit. Pour quelle cause, cela n'est pas douteux. Mais je ne le dirai pas que je n'aie vu votre petit Bernard ceint d'une épée.»

Ce petit Bernard passait pour fils naturel de l'empereur. Charles lui-même rendait pourtant la chose douteuse lorsque, accusant sa femme devant la diète de 887, il semblait se proclamer impuissant; il assurait «qu'il n'avait point connu l'impératrice, quoiqu'elle lui fût unie depuis dix ans en légitime mariage». Il n'y avait que trop d'apparence: l'empereur était impuissant comme l'Empire. L'infécondité de huit reines, la mort prématurée de six rois, prouvent assez la dégénération de cette race: elle finit d'épuisement, comme celle des Mérovingiens. La branche française est éteinte; la France dédaigne d'obéir plus longtemps à la branche allemande. Charles-le-Gros est déposé à la diète de Tribur, en 887. Les divers royaumes qui composaient l'empire de Charlemagne sont de nouveau séparés; et non seulement les royaumes, mais bientôt les duchés, les comtés, les simples seigneuries.

L'année même de sa mort (877), Charles-le-Chauve avait signé l'hérédité des comtés; celle des fiefs existait déjà. Les comtes, jusque-là magistrats amovibles, devinrent des souverains héréditaires, chacun dans le pays qu'ils administraient. Cette concession fut amenée par la force des choses. Charles-le-Chauve avait au contraire défendu d'abord aux seigneurs de bâtir des châteaux, défense vaine et coupable au milieu des ravages des Northmans. Il finit par céder à la nécessité: il reconnut l'hérédité des comtés (877)[368]; c'était résigner la souveraineté. Les comtes, les seigneurs, voilà les véritables héritiers de Charles-le-Chauve. Déjà il a marié ses filles aux plus vaillants d'entre eux, à ceux de Bretagne et de Flandre.

Ces libérateurs du pays occuperont les défilés des montagnes, les passes des fleuves; ils y dresseront leurs forts, ils s'y maintiendront à la fois, et contre les barbares, et contre le prince, qui, de temps en temps, aura la tentation de ressaisir le pouvoir qu'il abandonne à regret. Mais les peuples n'ont plus que haine et mépris pour un roi qui ne sait point les défendre. Ils se serrent autour de leurs défenseurs, autour des seigneurs et des comtes. Rien de plus populaire que la féodalité à sa naissance. Le souvenir confus de cette popularité est resté dans les romans, où Gérard de Roussillon, où Renaud et les autres fils d'Aymon soutiennent une lutte héroïque contre Charlemagne. Le nom de Charlemagne est ici la désignation commune des Carlovingiens.

Le premier et le plus puissant de ces fondateurs de la féodalité est le beau-frère même de Charles-le-Chauve, Boson, qui prend le titre de roi de Provence, ou Bourgogne Cisjurane[369](879). Presqu'en même temps (888), Rodolf Welf occupe la Bourgogne Transjurane, dont il fait aussi un royaume. Voilà la barrière de la France au sud-est. Les Sarrasins y auront des combats à rendre contre Boson, contre Gérard de Roussillon, le célèbre héros de roman, contre l'évêque de Grenoble et le vicomte de Marseille.

Au pied des Pyrénées, le duché de Gascogne est rétabli par cette famille d'Hunald et de Guaifer[370], si maltraitée par les Carlovingiens, qui lui durent le désastre de Roncevaux. Dans l'Aquitaine, s'élèvent les puissantes familles de Gothie (Narbonne, Roussillon, Barcelone), de Poitiers et de Toulouse. Les deux premières veulent descendre de saint Guillaume, le grand saint du Midi, le vainqueur des Sarrasins. C'est ainsi que tous les rois d'Allemagne et d'Italie descendent de Charlemagne, et que les familles héroïques de la Grèce, rois de Macédoine et de Sparte, Aleuades de Thessalie, Bacchides de Corinthe, descendaient d'Hercule.

À l'Est, le comte de Hainaut, Reinier, disputera la Lorraine aux Allemands, au féroce Swintibald, fils du roi de Germanie. Reinier-Renard restera le type et le nom populaire de la ruse luttant avec avantage contre la brutalité de la force.

Au Nord, la France prend pour double défense contre les Belges et les Allemands les forestiers de Flandre[371] et les comtes de Vermandois, parents et alliés, plus ou moins fidèles, des Carlovingiens.

Mais la grande lutte est à l'Ouest, vers la Normandie et la Bretagne. Là, débarquent annuellement les hommes du Nord. Le Breton Nomenoé se met à la tête du peuple, bat Charles-le-Chauve, bat les Northmans, défend contre Tours l'indépendance de l'Église bretonne, et veut faire de la Bretagne un royaume[372]. Après lui, les Northmans reviennent en plus grand nombre, le pays n'est plus qu'un désert, et quand l'un de ses successeurs (937), l'héroïque Allan Barbetorte, parvient à leur reprendre Nantes, il faut, pour arriver à la cathédrale, où il va remercier Dieu, qu'il perce son chemin l'épée à la main à travers les ronces. Mais, cette fois, le pays est délivré; les Northmans, les Allemands, appelés par le roi contre la Bretagne, sont repoussés également. Allan assemble pour la première fois les états du comté, et le roi finit par reconnaître que tout serf réfugié en Bretagne devient par cela seul homme libre.

En 859, les seigneurs avaient empêché le peuple de s'armer contre les Northmans[373]. En 864, Charles-le-Chauve avait défendu aux seigneurs d'élever des châteaux. Peu d'années s'écoulent, et une foule de châteaux se sont élevés; partout les seigneurs arment leurs hommes, les barbares commencent à rencontrer des obstacles. Robert-le-Fort a péri en combattant les Northmans à Brisserte (866). Son fils Eudes, plus heureux, défend Paris contre eux en 885. Il sort de la ville, il y rentre à travers le camp des Northmans[374]. Ils lèvent le siège et vont encore échouer sous les murs de Sens. En 891, le roi de Germanie Arnulf force leur camp près de Louvain, et les précipite dans la Dyle. En 933 et 955, les empereurs saxons Henri-l'Oiseleur et Othon-le-Grand, remportent sur les Hongrois leurs fameuses victoires de Mersebourg et d'Augsbourg. Vers la même époque, l'évêque Izarn chasse les Sarrasins du Dauphiné, et le vicomte de Marseille, Guillaume, en délivre la Provence (965, 971).

Peu à peu les barbares se découragent; ils se résignent au repos. Ils renoncent au brigandage, et demandent des terres. Les Northmans de la Loire, si terribles sous le vieil Hastings, qui les mena jusqu'en Toscane, sont repoussés d'Angleterre par le roi Alfred. Ils ne se soucient point d'y mourir, comme leur héros Regnard Lodbrog, dans un tonneau de vipères. Ils aiment mieux s'établir en France, sur la belle Loire. Ils possèdent Chartres, Tours et Blois. Leur chef Théobald, tige de la maison de Blois et Champagne, ferme la Loire aux invasions nouvelles, comme, tout à l'heure, Radholf ou Rollon va fermer la Seine, sur laquelle il s'établit (911), du consentement du roi de France, Charles-le-Simple ou le Sot. Il n'était pas si sot pourtant de s'attacher ces Northmans, et de leur donner l'onéreuse suzeraineté de la Bretagne, qui devait user Bretons et Northmans les uns par les autres. Rollon reçut le baptême et fit hommage, non en personne, mais par un des siens; celui-ci s'y prit de manière qu'en baisant le pied du roi il le jeta à la renverse. Telle était l'insolence de ces barbares.

Les Northmans se fixent donc et s'établissent. Les indigènes se fortifient. La France prend consistance, et se forme peu à peu. Sur toutes ses frontières s'élèvent, comme autant de tours, de grandes seigneuries féodales. Elle retrouve quelque sécurité dans la formation des puissances locales, dans le morcellement de l'Empire, dans la destruction de l'unité. Mais quoi! cette grande et noble unité de la patrie, dont le gouvernement romain et francique nous ont du moins donné l'image, n'y a-t-il pas espoir qu'elle revienne un jour? Avons-nous décidément péri comme nation? N'y a-t-il point au milieu de la France quelque force centralisante qui permette de croire que tous les membres se rapprocheront et formeront de nouveau un corps?

Si l'idée de l'unité subsiste, c'est dans les grands sièges ecclésiastiques, qui conservent la prétention de la primatie. Tours est un centre sur la Loire; Reims en est un dans le Nord. Mais partout le pouvoir féodal limite celui des évêques. À Troyes, à Soissons, le comte l'emporte sur le prélat. À Cambrai et à Lyon il y a partage. Ce n'est guère que dans le domaine du roi que les évêques obtiennent ou conservent la seigneurie de leur cité. Ceux de Laon, Beauvais, Noyon, Châlons-sur-Marne, Langres, deviennent pairs du royaume; il en est de même des métropolitains de Sens et de Reims. Le premier chasse le comte; le second lui résiste. L'archevêque de Reims, chef de l'Église gallicane, est longtemps l'appui fidèle des Carlovingiens[375]. Lui seul semble s'intéresser encore à la monarchie, à la dynastie.

Cette vieille dynastie, sous la tutelle des évêques, ne peut plus rallier la France. Au milieu des guerres et des ravages des barbares, le titre de roi doit passer à quelqu'un des chefs qui ont commencé à armer le peuple. Il faut que ce chef sorte des provinces centrales. L'idée de l'unité ne peut être reprise et défendue par les hommes de la frontière. Cette unité leur est odieuse; ils aiment mieux l'indépendance.

Le centre du monde mérovingien avait été l'Église de Tours. Celui des guerres carlovingiennes contre les Northmans et les Bretons est aussi sur la Loire, mais plus à l'occident, c'est-à-dire dans l'Anjou, sur la marche de Bretagne. Là, deux familles s'élèvent, tiges des Capets et des Plantagenets, des rois de France et d'Angleterre. Toutes deux sortent de chefs obscurs qui s'illustrèrent en défendant le pays.

La seconde veut remonter à un Torthulf ou Tertulle, Breton de Rennes, «simple paysan, dit la chronique, vivant de sa chasse et de ce qu'il trouvait dans les forêts». Charles-le-Chauve le nomma forestier de la forêt de Nid-de-Merle[376]. Son fils, du même nom, reçut le titre de sénéchal d'Anjou. Son petit-fils Ingelger, et les Foulques, ses descendants, furent des ennemis terribles pour la Normandie et la Bretagne.

Les Capets sont aussi d'abord établis dans l'Anjou. Il semble que ce soient des chefs saxons au service de Charles-le-Chauve[377]. Il confie à leur premier ancêtre connu, Robert-le-Fort, la défense du pays entre la Seine et la Loire. Robert se fait tuer en combattant, à Brisserte, le chef des Northmans, Hastings. Son fils Eudes, plus heureux, les repousse au siège de Paris (885), et remporte sur eux une grande victoire à Montfaucon. À l'époque de la déposition de Charles-le-Gros, il est élu roi de France (888).

M. Augustin Thierry, dans ses Lettres sur l'histoire de France, a suivi avec beaucoup de sagacité les alternatives de cette longue lutte qui, dans l'espace d'un siècle, fit prévaloir la nouvelle dynastie. Il m'est impossible de ne pas emprunter quelques pages de ce beau récit. La question n'y est traitée que sous un point de vue, mais avec une netteté singulière.

«À la révolution de 888, correspond de la manière la plus précise un mouvement d'un autre genre, qui élève sur le trône un homme entièrement étranger à la famille des Carlovingiens. Ce roi, le premier auquel notre histoire devrait donner le titre de roi de France, par opposition au roi des Francs, est Ode, ou selon la prononciation romaine, qui commençait à prévaloir, Eudes, fils du comte d'Anjou Robert-le-Fort. Élu au détriment d'un héritier qui se qualifiait de légitime, Eudes fut le candidat national de la population mixte qui avait combattu cinquante ans pour former un État par elle-même, et son règne marque l'ouverture d'une seconde série de guerres civiles, terminées, après un siècle, par l'exclusion définitive de la race de Charles-le-Grand. En effet, cette race toute germanique, se rattachant, par le lien des souvenirs et les affections de parenté, aux pays de la langue tudesque, ne pouvait être regardée par les Français que comme un obstacle à la séparation sur laquelle venait de se fonder leur existence indépendante.

«Ce ne fut point par caprice, mais par politique, que les seigneurs du nord de la Gaule, Francs d'origine, mais attachés à l'intérêt du pays, violèrent le serment prêté par leurs aïeux à la famille de Pepin, et firent sacrer roi, à Compiègne, un homme de descendance saxonne. L'héritier dépossédé par cette élection, Charles, surnommé le Simple ou le Sot[378], ne tarda pas à justifier son exclusion du trône en se mettant sous le patronage d'Arnulf, roi de Germanie. «Ne pouvant tenir, dit un ancien historien, contre la puissance d'Eudes, il alla réclamer, en suppliant, la protection du roi Arnulf. Une assemblée publique fut convoquée dans la ville de Worms; Charles s'y rendit, et, après avoir offert de grands présents à Arnulf, il fut investi par lui de la royauté dont il avait pris le titre. L'ordre fut donné aux comtes et aux évêques qui résidaient aux environs de la Moselle de lui prêter secours, et de le faire rentrer dans son royaume, pour qu'il y fût couronné; mais rien de tout cela ne lui profita.»

«Le parti des Carlovingiens, soutenu par l'intervention germanique, ne réussit point à l'emporter sur le parti qu'on peut nommer français. Il fut plusieurs fois battu avec son chef, qui, après chaque défaite, se mettait en sûreté derrière la Meuse, hors des limites du royaume. Charles-le-Simple parvint cependant, grâce au voisinage de l'Allemagne, à obtenir quelque puissance entre la Meuse et la Seine. Un reste de la vieille opinion germanique qui regardait les Welskes ou Wallons comme les sujets naturels des fils des Francs, contribuait à rendre cette guerre de dynastie populaire dans tous les pays voisins du Rhin. Sous prétexte de soutenir les droits de la royauté légitime, Swintibald, fils naturel d'Arnulf et roi de Lorraine, envahit le territoire français en l'année 895. Il parvint jusqu'à Laon avec une armée composée de Lorrains, d'Alsaciens et de Flamands, mais fut bientôt forcée de battre en retraite devant l'armée du roi Eudes. Cette grande tentative ayant ainsi échoué, il se fit à la cour de Germanie une sorte de réaction politique en faveur de celui qu'on avait jusque-là qualifié d'usurpateur. Eudes fut reconnu roi[379], et l'on promit de ne plus donner à l'avenir aucun secours au prétendant. En effet, Charles n'obtint rien tant que son adversaire vécut; mais à la mort du roi Eudes, lorsque le changement de dynastie fut remis en question, le Keisar, ou empereur, prit de nouveau parti pour le descendant des rois francs.

«Charles-le-Simple, reconnu roi en 898, par une grande partie de ceux qui avaient travaillé à l'exclure, régna d'abord vingt-deux ans sans aucune opposition. C'est dans cet espace de temps qu'il abandonna au chef normand Rolf tous ses droits sur le territoire voisin de l'embouchure de la Seine, et lui conféra le titre de duc (912). Le duché de Normandie servit plus tard à flanquer le royaume de France contre les attaques de l'empire germanique et de ses vassaux lorrains ou flamands. Le premier duc fut fidèle au traité d'alliance qu'il avait fait avec Charles-le-Simple, et le soutint, quoique assez faiblement, contre Rodbert ou Robert, frère du roi Eudes, élu roi en 922. Son fils Guillaume Ier suivit d'abord la même politique, et lorsque le roi héréditaire eut été déposé et emprisonné à Laon, il se déclara pour lui contre Radulf ou Raoul, beau-frère de Robert, élu et couronné roi, en haine de la dynastie franque. Mais peu d'années après, changeant de parti, il abandonna la cause de Charles-le-Simple et fit alliance avec le roi Raoul. En 936, espérant qu'un retour à ses premiers errements lui procurerait plus d'avantages, il appuya d'une manière énergique la restauration du fils de Charles, Louis, surnommé d'Outre-mer.

«Le nouveau roi, auquel le parti français, soit par fatigue, soit par prudence, n'opposa aucun compétiteur, poussé par un penchant héréditaire à chercher des amis au delà du Rhin, contracta une alliance étroite avec Othon, premier du nom, roi de Germanie, le prince le plus puissant et le plus ambitieux de l'époque. Cette alliance mécontenta vivement les seigneurs, qui avaient une grande aversion pour l'influence teutonique. Le représentant de cette opinion nationale, et l'homme le plus puissant entre la Seine et la Loire, était Hugues, comte de Paris, auquel on donnait le surnom de Grand, à cause de ses immenses domaines. Dès que les défiances mutuelles se furent accrues au point d'amener, en 940, une nouvelle guerre entre les deux partis qui depuis cinquante ans étaient en présence, Hugues-le-Grand, quoiqu'il ne prît point le titre de roi, joua contre Louis-d'Outre-mer le même rôle qu'Eudes, Robert et Raoul avaient joué contre Charles-le-Simple. Son premier soin fut d'enlever à la faction opposée l'appui du duc de Normandie; il y réussit, et, grâce à l'intervention normande, parvint à neutraliser les effets de l'influence germanique. Toutes les forces du roi Louis et du parti franc se brisèrent, en 945, contre le petit duché de Normandie. Le roi, vaincu en bataille rangée, fut pris avec seize de ses comtes, et enfermé dans la tour de Rouen, d'où il ne sortit que pour être livré aux chefs du parti national, qui l'emprisonnèrent à Laon.

«Pour rendre plus durable la nouvelle alliance de ce parti avec les Normands, Hugues-le-Grand promit de donner sa fille en mariage à leur duc. Mais cette confédération des deux puissances gauloises les plus voisines de la Germanie attira contre elles une coalition des puissances teutoniques, dont les principales étaient alors le roi Othon et le comte de Flandre. Le prétexte de la guerre devait être de tirer le roi Louis de sa prison; mais les coalisés se promettaient des résultats d'un autre genre. Leur but était d'anéantir la puissance normande, en réunissant ce duché à la couronne de France, après la restauration du roi leur allié: en retour, ils devaient recevoir une cession de territoire, qui agrandirait leurs États aux dépens du royaume de France. L'invasion, conduite par le roi de Germanie, eut lieu en 946. À la tête de trente-deux légions, disent les historiens du temps, Othon s'avança jusqu'à Reims. Le parti national, qui tenait un roi en prison et n'avait point de roi à sa tête, ne put rallier autour de lui des forces suffisantes pour repousser les étrangers. Le roi Louis fut remis en liberté, et les coalisés s'avancèrent jusque sous les murs de Rouen; mais cette campagne brillante n'eut aucun résultat décisif. La Normandie resta indépendante, et le roi délivré n'eut pas plus d'amis qu'auparavant. Au contraire, on lui imputa les malheurs de l'invasion, et, menacé bientôt d'être pour la seconde fois déposé, il retourna au delà du Rhin pour implorer de nouveaux secours.

«En l'année 948, les évêques de la Germanie s'assemblèrent, par ordre du roi Othon, en concile, à Ingelheim, pour traiter, entre autres affaires, des griefs de Louis-d'Outre-mer contre le parti de Hugues-le-Grand. Le roi des Français vint jouer le rôle de solliciteur devant cette assemblée étrangère. Assis à côté du roi de Germanie, après que le légat du pape eut annoncé l'objet du synode, il se leva et parla en ces termes: «Personne de vous n'ignore que des messagers du comte Hugues et des autres seigneurs de France sont venus me trouver au pays d'outre-mer, m'invitant à rentrer dans le royaume qui était mon héritage paternel. J'ai été sacré et couronné par le vœu et aux acclamations de tous les chefs et de l'armée de France. Mais, peu de temps après, le comte Hugues s'est emparé de moi par trahison, m'a déposé et emprisonné durant une année entière; enfin, je n'ai obtenu ma délivrance qu'en remettant en son pouvoir la ville de Laon, la seule ville de la couronne que mes fidèles occupassent encore. Tous ces malheurs qui ont fondu sur moi depuis mon avènement, s'il y a quelqu'un qui soutienne qu'ils me sont arrivés par ma faute, je suis prêt à me défendre de cette accusation, soit par le jugement du synode et du roi ici présent, soit par un combat singulier.» Il ne se présenta, comme on pouvait le croire, ni avocat, ni champion de la partie adverse, pour soumettre un différend national au jugement de l'empereur d'outre-Rhin, et le concile, transféré à Trèves, sur les instances de Leudulf, chapelain et délégué du César, prononça la sentence suivante: «En vertu de l'autorité apostolique, nous excommunions le comte Hugues, ennemi du roi Louis, à cause des maux de tout genre qu'il lui a faits, jusqu'à ce que ledit comte vienne à résipiscence, et donne pleine satisfaction devant le légat du souverain pontife. Que s'il refuse de se soumettre, il devra faire le voyage de Rome pour recevoir son absolution.»

«À la mort de Louis-d'Outre-mer, en l'année 954, son fils Lothaire lui succéda sans opposition apparente. Deux ans après, le comte Hugues mourut, laissant trois fils, dont l'aîné, qui portait le même nom que lui, hérita du comté de Paris, qu'on appelait aussi le duché de France. Son père, avant de mourir, l'avait recommandé à Rikard ou Richard, duc de Normandie, comme au défenseur naturel de sa famille et de son parti. Ce parti sembla sommeiller jusqu'en l'année 980.»

Ce sommeil, que M. Thierry néglige d'expliquer, ne fut autre chose que la minorité du roi Lothaire et du duc de France, Hugues-Capet, sous la tutelle de leurs mères Hedwige et Gerberge, toutes deux sœurs du Saxon Othon, roi de Germanie[380]. Ce puissant monarque semble avoir gouverné la France par l'intermédiaire de son frère, Bruno, archevêque de Cologne et duc de Lorraine et des Pays-Bas[381]. Ces relations expliquent suffisamment le caractère germanique que M. Thierry remarque dans les derniers Carlovingiens. Il était naturel que Louis-d'Outre-mer, élevé chez les Anglo-Saxons, que Lothaire, fils d'une princesse saxonne, parlassent la langue allemande. La prépondérance de l'Allemagne à cette époque, la gloire d'Othon, vainqueur des Hongrois et maître de l'Italie, justifieraient d'ailleurs la prédilection de ces princes pour la langue du grand roi. Pour être parents des Othons, les derniers Carlovingiens, les premiers Capétiens, n'en furent pas plus belliqueux. Hugues-Capet et son fils Robert, princes voués à l'Église, ne rappellent guère le caractère aventureux de Robert-le-Fort et d'Eudes, leurs aïeux, qui s'étaient fait si peu de scrupule de guerroyer contre les évêques, nommément contre l'archevêque de Reims. Mais reprenons le récit de M. Thierry.

Après la mort d'Othon-le-Grand, «le roi Lothaire, s'abandonnant à l'impulsion de l'esprit français, rompit avec les puissances germaniques, et tenta de reculer jusqu'au Rhin la frontière de son royaume. Il entra à l'improviste sur les terres de l'Empire, et séjourna en vainqueur dans le palais d'Aix-la-Chapelle. Mais cette expédition aventureuse, qui flattait la vanité française, ne servit qu'à amener les Germains, au nombre de soixante mille, Allemands, Lorrains, Flamands et Saxons, jusque sur les hauteurs de Montmartre, où cette grande armée chanta en chœur un des versets du Te Deum. L'empereur Othon, qui la conduisait, fut plus heureux, comme il arrive souvent, dans l'invasion que dans la retraite. Battu par les Français au passage de l'Aisne, ce ne fut qu'au moyen d'une trêve conclue avec le roi Lothaire qu'il put regagner sa frontière. Ce traité, conclu, à ce que disent les chroniques, contre le gré de l'armée française, ranima la querelle des deux partis, ou plutôt fournit un nouveau prétexte à des ressentiments qui n'avaient point cessé d'exister.

«Menacé, comme son père et son aïeul, par les adversaires implacables de la race des Carlovingiens, Lothaire tourna les yeux du côté du Rhin pour obtenir un appui en cas de détresse. Il fit remise à la cour impériale de ses conquêtes en Lorraine, et de toutes les prétentions de la France sur une partie de ce royaume. «Cette chose contrista grandement, dit un auteur contemporain, le cœur des seigneurs de France.» Néanmoins, ils ne firent point éclater leur mécontentement d'une manière hostile. Instruits par le mauvais succès des tentatives faites depuis près de cent ans, ils ne voulaient plus rien entreprendre contre la dynastie régnante, à moins d'être sûrs de réussir. Le roi Lothaire, plus habile et plus actif que ses deux prédécesseurs[382], si l'on en juge par sa conduite, se rendait un compte exact des difficultés de sa position, et ne négligeait aucun moyen de les vaincre. En 983, profitant de la mort d'Othon II et de la minorité de son fils, il rompit subitement la paix qu'il avait conclue avec l'Empire, et envahit de rechef la Lorraine, agression qui devait lui rendre un peu de popularité. Aussi, jusqu'à la fin du règne de Lothaire, aucune rébellion déclarée ne s'éleva contre lui. Mais chaque jour son pouvoir allait en décroissant; l'autorité, qui se retirait de lui, pour ainsi dire, passa tout entière aux mains du fils de Hugues-le-Grand, Hugues, comte de l'Île-de-France et d'Anjou, qu'on surnommait Capet ou Chapet, dans la langue française du temps. «Lothaire n'est roi que de nom, écrivait dans une de ses lettres l'un des personnages les plus distingués du dixième siècle[383]; Hugues n'en porte pas le titre, mais il l'est en fait et en œuvres.»

Les difficultés de tout genre que présentait en 987 une quatrième restauration des Carlovingiens effrayèrent les princes d'Allemagne; ils ne firent marcher aucune armée au secours du prétendant Charles, frère de l'avant-dernier roi, et duc de Lorraine sous la suzeraineté de l'Empire. Réduit à la faible assistance de ses partisans de l'intérieur, Charles ne réussit qu'à s'emparer de la ville de Laon, où il se maintint en état de blocus, à cause de la force de la place, jusqu'au moment où il fut trahi et livré par l'un des siens. Hugues-Capet le fit emprisonner dans la tour d'Orléans, où il mourut. Ses deux fils, Louis et Charles, nés en prison et bannis de France après la mort de leur père, trouvèrent un asile en Allemagne, où se conservait à leur égard l'ancienne sympathie d'origine et de parenté.

«Quoique le nouveau roi fût issu d'une famille germanique, l'absence de toute parenté avec la dynastie impériale, l'obscurité même de son origine dont on ne retrouvait plus de trace certaine après la troisième génération, le désignaient comme candidat à la race indigène, dont la restauration s'opérait en quelque sorte depuis le démembrement de l'Empire.

«L'avènement de la troisième race est, dans notre histoire nationale, d'une bien autre importance que celui de la seconde; c'est, à proprement parler, la fin du règne des Francs et la substitution d'une royauté nationale au gouvernement fondé par la conquête. Dès lors, notre histoire devient simple; c'est toujours le même peuple, qu'on suit et qu'on reconnaît malgré les changements qui surviennent dans les mœurs et la civilisation. L'identité nationale est le fondement sur lequel repose, depuis tant de siècles, l'unité de dynastie. Un singulier pressentiment de cette longue succession de rois paraît avoir saisi l'esprit du peuple à l'avènement de la troisième race. Le bruit courut qu'en 981 saint Valeri, dont Hugues-Capet, alors comte de Paris, venait de faire transférer les reliques, lui était apparu en songe et lui avait dit: À cause de ce que tu as fait, toi et tes descendants vous serez rois jusqu'à la septième génération, c'est-à-dire à perpétuité[384]

Cette légende populaire est répétée par tous les chroniqueurs sans exception, même par le petit nombre de ceux qui, n'approuvant point le changement de dynastie, disent que la cause de Hugues est une mauvaise cause, et l'accusent de trahison contre son seigneur et de révolte contre les décrets de l'Église[385]. C'était une opinion répandue parmi les gens de condition inférieure, que la nouvelle famille régnante sortait de la classe plébéienne; et cette opinion, qui se conserva plusieurs siècles, ne fut point nuisible à sa cause[386].

L'avènement d'une dynastie nouvelle fut à peine remarqué dans les provinces éloignées[387]. Qu'importait aux seigneurs de Gascogne, de Languedoc, de Provence, de savoir si celui qui portait vers la Seine le titre de roi s'appelait Charles ou Hugues-Capet?

Pendant longtemps le roi n'aura guère plus d'importance qu'un duc ou un comte ordinaire. C'est quelque chose cependant qu'il soit au moins l'égal des grands vassaux, que la royauté soit descendue de la montagne de Laon, et sortie de la tutelle de l'archevêque de Reims[388]. Les derniers Carlovingiens avaient souvent lutté avec peine contre les moindres barons. Les Capets sont de puissants seigneurs, capables de faire tête par leurs propres forces au comte d'Anjou, au comte de Poitiers. Ils ont réuni plusieurs comtés dans leurs mains. À chaque avènement ils ont acquis un titre nouveau, pour rançon de la royauté, pour dédommagement de la couronne qu'ils voulaient bien ne pas prendre encore. Hugues-le-Grand obtient de Louis IV le duché de Bourgogne, et de Lothaire le titre de duc d'Aquitaine.

Dans l'abaissement où l'avaient réduite les derniers Carlovingiens, la royauté n'était plus qu'un nom, un souvenir bien près d'être éteint; transférée aux Capets, c'est une espérance, un droit vivant, qui sommeille, il est vrai, mais qui, en temps utile, va peu à peu se réveiller. La royauté recommence avec la troisième race, comme avec la seconde, par une famille de grands propriétaires, amis de l'Église. La propriété et l'Église, la terre et Dieu, voilà les bases profondes sur lesquelles la monarchie doit se replacer pour revivre et refleurir.

Parvenus au terme de la domination des Allemands, à l'avènement de la nationalité française, nous devons nous arrêter un moment. L'an 1000 approche, la grande et solennelle époque où le moyen âge attendait la fin du monde. En effet, un monde y finit. Portons nos regards en arrière. La France a déjà parcouru deux âges dans sa vie de nation.

Dans le premier, les races sont venues se déposer l'une sur l'autre, et féconder le sol gaulois de leurs alluvions. Par-dessus les Celtes se sont placés les Romains, enfin les Germains, les derniers venus du monde. Voilà les éléments, les matériaux vivants de la société.

Au second âge, la fusion des races commence et la société cherche à s'asseoir. La France voudrait devenir un monde social, mais l'organisation d'un tel monde suppose la fixité et l'ordre. La fixité, l'attachement au sol, à la propriété, cette condition impossible à remplir tant que durent les immigrations de races nouvelles, elle l'est à peine sous les Carlovingiens; elle ne le sera complètement que par la féodalité.

L'ordre, l'unité, ont été, ce semble, obtenus par les Romains, par Charlemagne. Mais pourquoi cet ordre a-t-il été si peu durable? c'est qu'il était tout matériel, tout extérieur, c'est qu'il cachait le désordre profond, la discorde obstinée d'éléments hétérogènes qui se trouvaient unis par force. Diversité de races, de langues et d'esprits, défaut de communications, ignorance mutuelle, antipathies instinctives: voilà ce que cachait cette magnifique et trompeuse unité de l'administration romaine, plus ou moins reproduite par Charlemagne. «Mortua quin etiam jungebat corpora vivis, tormenti genus.» C'était une torture que cet accouplement tyrannique de natures hostiles. Qu'on en juge par la promptitude et la violence avec laquelle tous ces peuples s'efforcèrent de s'arracher de l'Empire.

La matière veut la dispersion, l'esprit veut l'unité. La matière, essentiellement divisible, aspire à la désunion, à la discorde. Unité matérielle est un non-sens. En politique, c'est une tyrannie. L'esprit seul a droit d'unir; seul, il comprend, il embrasse, et, pour tout dire, il aime.

L'Église elle-même doit devenir une. L'aristocratie épiscopale a échoué dans l'organisation du monde carlovingien. Il faut qu'elle s'humilie, cette aristocratie impuissante, qu'elle apprenne à connaître la subordination, qu'elle accepte la hiérarchie, qu'elle devienne, pour être efficace, la monarchie pontificale. Alors dans la dispersion matérielle apparaîtra l'invisible unité des intelligences, l'unité réelle, celle des esprits et des volontés. Alors le monde féodal contiendra, sous l'apparence du chaos, une harmonie réelle et forte, tandis que le pompeux mensonge de l'unité impériale ne contenait que l'anarchie.

En attendant que l'esprit vienne, et que Dieu ait soufflé d'en haut, la matière s'en va et se dissipe vers les quatre vents du monde. La division se subdivise, le grain de sable aspire à l'atome. Ils s'abjurent et se maudissent, ils ne veulent plus se connaître. Chacun dit: Qui sont mes frères? Ils se fixent en s'isolant. Celui-ci perche avec l'aigle, l'autre se retranche derrière le torrent. L'homme ne sait bientôt plus s'il existe un monde au delà de son canton, de sa vallée. Il prend racine, il s'incorpore à la terre: «Pes, modò tam velox, pigris radicibus hæret.» Naguère, il se classait, il se jugeait par la loi propre à sa race, salique ou bavaroise, bourguignonne, lombarde ou gothique. L'homme était une personne, la loi était personnelle. Aujourd'hui l'homme s'est fait terre, la loi est territoriale. La jurisprudence devient une affaire de géographie.

À cette époque, la nature se charge de régler les affaires des hommes. Ils combattent, mais elle fait les partages. D'abord elle s'essaye, et sur l'Empire dessine les royaumes à grands traits. Les bassins de Seine et Loire, ceux de la Meuse, de la Saône, du Rhône, voilà quatre royaumes. Il n'y manque plus que les noms; vous les appellerez, si vous le voulez, royaumes de France, de Lorraine, de Bourgogne, de Provence. On croit les réunir, et, loin de là, ils se divisent encore. Les rivières, les montagnes réclament contre l'unité. La division triomphe, chaque point de l'espace redevient indépendant. La vallée devient un royaume, la montagne un royaume.

L'histoire devrait obéir à ce mouvement, se disperser aussi, et suivre sur tous les points où elles s'élèvent toutes les dynasties féodales. Essayons de préparer le débrouillement de ce vaste sujet, en marquant d'une manière précise le caractère original des provinces où ces dynasties ont surgi. Chacune d'elles obéit visiblement dans son développement historique à l'influence diverse de sol et de climat. La liberté est forte aux âges civilisés, la nature dans les temps barbares; alors les fatalités locales sont toutes-puissantes, la simple géographie est une histoire.

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