Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 4 / 10)
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Title: Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 4 / 10)
Author: Jules Michelet
Editor: Gabriel Monod
Release date: February 5, 2013 [eBook #42021]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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ŒUVRES COMPLÈTES DE J. MICHELET
HISTOIRE
DE FRANCE
MOYEN ÂGE
ÉDITION DÉFINITIVE, REVUE ET CORRIGÉE
TOME QUATRIÈME
PARIS
ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR
26, RUE RACINE, PRÈS L'ODÉON
Tous droits réservés.
IMPRIMERIE E. FLAMMARION, 26, RUE RACINE, PARIS.
HISTOIRE DE FRANCE
LIVRE VII
CHAPITRE PREMIER
Jeunesse de Charles VI (1380-1383).
Si le grave abbé Suger et son dévot roi Louis VII s'étaient éveillés, du fond de leurs caveaux, au bruit des étranges fêtes que Charles VI donna dans l'abbaye de Saint-Denis, s'ils étaient revenus un moment pour voir la nouvelle France, certes, ils auraient été éblouis, mais aussi surpris cruellement; ils se seraient signés de la tête aux pieds et bien volontiers recouchés dans leur linceul.
Et en effet, que pouvaient-ils comprendre à ce spectacle? En vain ces hommes des temps féodaux, studieux contemplateurs des signes héraldiques, auraient parcouru des yeux la prodigieuse bigarrure des écussons appendus aux murailles; en vain ils auraient cherché les familles des barons de la croisade qui suivirent Godefroi ou Louis-le-Jeune; la plupart étaient éteintes. Qu'étaient devenus les grands fiefs souverains des ducs de Normandie, rois d'Angleterre, des comtes d'Anjou, rois de Jérusalem, des comtes de Toulouse et de Poitiers? On en aurait trouvé les armes à grand'peine, rétrécies qu'elles étaient ou effacées par les fleurs de lis dans les quarante-six écussons royaux. En récompense, un peuple de noblesse avait surgi avec un chaos de douteux blasons. Simples autrefois comme emblèmes des fiefs, mais devenus alors les insignes des familles, ces blasons allaient s'embrouillant de mariages, d'héritages, de généalogies vraies ou fausses. Les animaux héraldiques s'étaient prêtés aux plus étranges accouplements. L'ensemble présentait une bizarre mascarade. Les devises, pauvre invention moderne[1], essayaient d'expliquer ces noblesses d'hier.
Tels blasons, telles personnes. Nos morts du douzième siècle n'auraient pas vu sans humiliation, que dis-je! sans horreur, leurs successeurs du quatorzième. Grand eût été leur scandale, quand la salle se serait remplie des monstrueux costumes de ce temps, des immorales et fantastiques parures qu'on ne craignait pas de porter. D'abord des hommes-femmes, gracieusement attifés, et traînant mollement des robes de douze aunes; d'autres se dessinant dans leurs jaquettes de Bohème avec des chausses collantes, mais leurs manches flottaient jusqu'à terre. Ici, des hommes-bêtes brodés de toute espèce d'animaux; là des hommes-musique, historiés de notes[2], qu'on chantait devant ou derrière, tandis que d'autres s'affichaient d'un grimoire de lettres et de caractères qui sans doute ne disaient rien de bon.
Cette foule tourbillonnait dans une espèce d'église; l'immense salle de bois qu'on avait construite en avait l'aspect. Les arts de Dieu étaient descendus complaisamment aux plaisirs de l'homme. Les ornements les plus mondains avaient pris les formes sacrées. Les sièges des belles dames semblaient de petites cathédrales d'ébène, des châsses d'or. Les voiles précieux que l'on n'eût jadis tirés du trésor de la cathédrale que pour parer le chef de Notre-Dame au jour de l'Assomption voltigeaient sur de jolies têtes mondaines. Dieu, la Vierge et les Saints avaient l'air d'avoir été mis à contribution pour la fête. Mais le Diable fournissait davantage. Les formes sataniques, bestiales, qui grimacent aux gargouilles des églises, des créatures vivantes n'hésitaient pas à s'en affubler. Les femmes portaient des cornes à la tête, les hommes aux pieds; leurs becs de souliers se tordaient en cornes, en griffes, en queues de scorpion. Elles surtout, elles faisaient trembler; le sein nu, la tête haute, elles promenaient par-dessus la tête des hommes leur gigantesque hennin, échafaudé de cornes; il leur fallait se tourner et se baisser aux portes. À les voir ainsi belles, souriantes, grasses[3], dans la sécurité du péché, on doutait si c'étaient des femmes; on croyait reconnaître, dans sa beauté terrible, la Bête décrite et prédite; on se souvenait que le Diable était peint fréquemment comme une belle femme cornue[4]... Costumes échangés entre hommes et femmes, livrée du Diable portée par des chrétiens, parements d'autel sur l'épaule des ribauds, tout cela faisait une splendide et royale figure de sabbat.
Un seul costume eût trouvé grâce. Quelques-uns, de discret maintien, de douce et matoise figure, portaient humblement la robe royale, l'ample robe rouge fourrée d'hermine. Quels étaient ces rois? D'honnêtes bourgeois de la cité, domiciliés dans la rue de la Calandre ou dans la cour de la Sainte-Chapelle. Scribes d'abord du royal parlement des barons, puis siégeant près d'eux comme juges, puis juges des barons eux-mêmes, au nom du roi et sous sa robe. Le roi, laissant cette lourde robe pour un habit plus leste, l'a jetée sur leurs bonnes grosses épaules. Voilà deux déguisements: le roi prend l'habit du peuple, le peuple prend l'habit du roi. Charles VI n'aura pas de plus grand plaisir que de se perdre dans la foule, et de recevoir les coups des sergents[5]. Il peut courir les rues, danser, jouter dans sa courte jaquette; les bourgeois jugeront et régneront pour lui.
Cette Babel des costumes et des blasons exprimait trop faiblement encore l'embrouillement des idées. L'ordre politique naissait; le désordre intellectuel semblait commencer. La paix publique s'était établie; la guerre morale se déclarait. On eût dit que du sérieux monde féodal et pontifical s'était, un matin, déchaînée la fantaisie. Cette nouvelle reine du temps se dédommageait après sa longue pénitence. C'était comme un écolier échappé qui fait du pis qu'il peut. Le moyen âge, son digne père, qui si longtemps l'avait contenue, elle le respectait fort; mais, sous prétexte d'honneur, elle l'habillait de si bonne sorte que le pauvre vieillard ne se reconnaissait plus.
On ne sait pas communément que le moyen âge s'est, de son vivant, oublié lui-même.
Déjà le dur Speculator Durandus, ce gardien inflexible du symbolisme antique, déclare avec douleur que le prêtre même ne sait plus le sens des choses saintes[6].
Le conseiller de saint Louis, Pierre de Fontaines, se croit obligé d'écrire le droit de son temps. «Car, dit-il, les anciennes coutumes que les prud'hommes tenoient, sont tantôt mises à rien... En sorte que le pays est à peu près sans coutume[7].»
Les chevaliers, qui se piquaient tant de fidélité, étaient-ils restés fidèles aux rites de la chevalerie? Nous lisons que, lorsque Charles VI arma chevaliers ses jeunes cousins d'Anjou, et qu'il voulut suivre de point en point l'ancien cérémonial, beaucoup de gens «trouvèrent la chose étrange et extraordinaire[8]».
Ainsi, avant 1400, les grandes pensées du moyen âge, ses institutions les plus chères, vont s'altérant pour les signes, ou s'obscurcissant pour le sens. Nous connaissons aujourd'hui ce que nous fûmes au treizième siècle mieux que nous ne le savions au quinzième. Il en est advenu comme d'un homme qui a perdu de vue sa famille, ses parents, ses jeunes années, et qui, plus tard, se recueillant, s'étonne d'avoir délaissé ces vieux souvenirs.
Quelqu'un offrant un jour une mnémonique au grand Thémistocle, il répondit ce mot amer: «Donne-moi plutôt un art d'oublier.» Notre France n'a pas besoin d'un tel art; elle n'oublie que trop vite!
Qu'un tel homme ait dit ce mot sérieusement, je ne le croirai jamais. Si Thémistocle eût vraiment pensé ainsi, s'il eût dédaigné le passé, il n'eût pas mérité le solennel éloge que fait de lui Thucydide: «L'homme qui sut voir le présent et prévoir l'avenir.»
Quiconque néglige, oublie, méprise, il en sera puni par l'esprit de confusion. Loin d'entrevoir l'avenir, il ne comprendra rien au présent: il n'y verra qu'un fait sans cause. Un fait, et rien qui le fasse! quelle chose plus propre à troubler le sens?... Le fait lui apparaîtra sans raison, ni droit d'exister. L'ignorance du fait, l'obscurcissement du droit, sont le fléau du quatorzième et du quinzième siècle.
Les chroniqueurs, ne pouvant expliquer ces choses, y voient la peine du schisme. Ils ont raison en un sens. Mais le schisme pontifical était lui-même un incident du schisme universel qui travaillait les esprits.
La discorde intellectuelle et morale se traduisait en guerres civiles. Guerre dans l'Empire, entre Wenceslas et Robert; en Italie, entre Duras et Anjou; en Portugal, pour et contre les enfants d'Inès; en Aragon, entre Pierre VI et son fils; tandis qu'en France se préparent les guerres d'Orléans et de Bourgogne, en Angleterre celles d'York et de Lancastre.
Discorde dans chaque État, discorde dans chaque famille. «Deux hommes, se levant d'un même lit, disent à peine un mot qu'ils s'enfuient l'un de l'autre; l'un crie York, l'autre Lancastre; et, pour adieu, ils croisent leurs épées[9].»
Voilà les parents, les frères. Mais qui eût pénétré plus avant encore, qui eût ouvert un cœur d'homme, il y aurait trouvé toute une guerre civile, une mêlée acharnée d'idées, de sentiments en discorde.
Si la sagesse consiste à se connaître soi-même et à se pacifier, nulle époque ne fut plus naturellement folle. L'homme, portant en lui cette furieuse guerre, fuyait de l'idée dans la passion, du trouble dans le trouble. Peu à peu, esprit et sens, âme et corps, tout se détraquant, il n'y avait bientôt plus dans la machine humaine une pièce qui tînt. Comment, d'ignorance en erreur, d'idées fausses en passions mauvaises, d'ivresse en frénésie, l'homme perd-il sa nature d'homme? Nous ferons ce cruel récit. L'histoire individuelle explique l'histoire générale. La folie du roi n'était pas celle du roi seul: le royaume en avait sa part.
Reprenons Charles VI à son enfance, à son avènement.
Le petit roi de douze ans, déjà fol de chasse et de guerre, courait un jour le cerf dans la forêt de Senlis. Nos forêts étaient alors bien autrement vastes et profondes, et la dépopulation des quarante dernières années les avait encore épaissies. Charles VI fit dans cette chasse une merveilleuse rencontre: il vit un cerf qui portait, non la croix, comme le cerf de saint Hubert, mais un beau collier de cuivre doré, où on lisait ces mots latins: «Cesar hoc mihi donavit (César me l'a donné[10]).» Que ce cerf eût vécu si longtemps, c'était, tout le monde en convenait, chose prodigieuse et de grand présage. Mais comment fallait-il l'entendre? Était-ce un signe de Dieu qui promettait des victoires au règne de son élu? ou bien une de ces visions diaboliques par où le Tentateur prend possession des siens, et les pousse au hasard à travers les précipices jusqu'à ce qu'ils se rompent le col?
Quoi qu'il en soit, la faible imagination de l'enfant royal, déjà gâtée par les romans de chevalerie, fut frappée de cette aventure: il vit encore le cerf en songe avant sa victoire de Roosebeke. Dès lors, il plaça sous son écusson le cerf merveilleux, et donna pour support aux armes de France la malencontreuse figure du cornu et fugitif animal.
C'était chose peu rassurante de voir un grand royaume remis, comme un jouet, au caprice d'un enfant. On s'attendait à quelque chose d'étrange; des signes merveilleux apparaissaient.
Ces signes, qui menaçaient-ils? le royaume ou les ennemis du royaume? On pouvait encore en douter. Jamais plus faible roi; mais jamais la France n'avait été si forte. Pendant tout le treizième, tout le quatorzième siècle, à travers les succès et les désastres, elle avait constamment gagné. Poussée fatalement dans la grandeur, elle croissait victorieuse; vaincue, elle croissait encore. Après la défaite de Courtrai, elle gagna la Champagne et la Navarre[11]; après la défaite de Créci, le Dauphiné et Montpellier; après celle de Poitiers, la Guyenne, les deux Bourgognes, la Flandre. Étrange puissance, qui réussissait toujours malgré ses fautes, par ses fautes.
Non seulement le royaume s'étendait, mais le roi était plus roi. Les seigneurs lui avaient remis leur épée de justice[12] et de bataille; ils n'attendaient qu'un signe de lui pour monter à cheval et le suivre n'importe où. On commençait à entrevoir la grande chose des temps modernes, un empire mû comme un seul homme.
Cette force énorme, où allait-elle se tourner? Qui allait-elle écraser? Elle flottait incertaine dans une jeune main, gauche et violente, qui ne savait pas même ce qu'elle tenait.
Quelque part que le coup tombât, il n'y avait dans toute la chrétienté rien, ce semble, qui pût résister.
L'Italie, sous ses belles formes, était déjà faible et malade. Ici les tyrans, successeurs des Gibelins; là les villes guelfes, autres tyrans, qui avaient absorbé toute vie. Naples était ce qu'elle est, mêlée d'éléments divers, une grosse tête sans corps. Sous le prétexte du vieux crime de la reine Jeanne, les uns appelaient les princes hongrois de la première maison d'Anjou, sortie du frère de saint Louis; les autres réclamaient le secours de la seconde maison d'Anjou, c'est-à-dire de l'aîné des oncles de Charles VI.
L'Allemagne ne valait pas mieux. Elle se dégageait à grand'peine de son ancien état de hiérarchie féodale, sans atteindre encore son nouvel état de fédération. Elle tournait, cette grande Allemagne, vacillante et lourdement ivre, comme son empereur Wenceslas. La France n'avait, ce semble, qu'à lui prendre ce qu'elle voulait. Aussi le duc de Bourgogne, le plus jeune des oncles et le plus capable, poussait le roi de ce côté. Par mariage, par achat, par guerre, on pouvait enlever à l'Empire ce qui y tenait le moins, à savoir les Pays-Bas.
Par delà les Pays-Bas, le duc de Bourgogne montrait l'Angleterre. Le moment était bon. Cette orgueilleuse Angleterre avait alors une terrible fièvre. Le roi, les barons et leur homme Wicleff avaient lâché le peuple contre l'Église. Mais le dogue, une fois lancé, se retournait contre les barons. Dans ce péril, tout ce qui avait autorité ou propriété, roi, évêques, barons, se serrèrent et firent corps. Le roi, jeune et impétueux, frappa le peuple, raffermit les grands, puis s'en repentit, recula. La France pouvait profiter de ce faux mouvement, et porter un coup.
Cette France, si forte, n'avait d'empêchement qu'en elle-même. Les oncles la tiraient en sens inverse, au midi, au nord. Il s'agissait de savoir d'abord qui gouvernerait le petit Charles VI. Ces princes qui, pendant l'agonie de leur frère[13], étaient venus avec deux armées se disputer la régence, consentirent pourtant à plaider leur droit au Parlement[14]. Le duc d'Anjou, comme aîné, fut régent. Mais on produisit une ordonnance du feu roi, qui réservait la garde de son fils au duc de Bourgogne et au duc de Bourbon, son oncle maternel. Charles VI devait être immédiatement couronné[15].
Une autre difficulté, c'est que, si le pays s'était un peu refait vers la fin du règne de Charles V, il n'y avait pas plus d'ordre ni d'habileté en finances; le peu d'argent qu'on levait mettait le peuple au désespoir, et le roi n'en profitait pas.
On se plaisait à croire que le feu roi avait un moment aboli les nouveaux impôts pour le remède de son âme. On crut ensuite qu'ils seraient remis par le nouveau roi, comme joyeuse étrenne du sacre. Mais les oncles menèrent leur pupille droit à Reims, sans lui faire traverser les villes, de crainte qu'il n'entendît les plaintes. On lui fit même, au retour, éviter Saint-Denis, où l'abbé et les religieux l'attendaient en grande pompe; on l'empêcha de faire ses dévotions au patron de la France, comme faisaient toujours les nouveaux rois.
La royale entrée fut belle; des fontaines jetaient du lait, du vin et de l'eau de rose. Et il n'y avait pas de pain dans Paris. Le peuple perdit patience. Déjà, tout autour, les villes et les campagnes étaient en feu. Le prévôt crut gagner du temps en convoquant les notables au Parloir aux bourgeois; mais il en vint bien d'autres; un tanneur demanda si l'on croyait les amuser ainsi. Ils menèrent, bon gré mal gré, le prévôt au palais. Le duc d'Anjou et le chancelier montèrent tout tremblants sur la Table de marbre et promirent l'abolition des impôts établis depuis Philippe-de-Valois, depuis Philippe-le-Bel. La populace courut de là aux juifs, aux receveurs, pilla, tua[16].
Le moyen d'occuper ces bêtes furieuses, c'était de leur jeter un homme. Les princes choisirent un de leurs ennemis personnels, un des conseillers du feu roi, le vieil Aubriot, prévôt de Paris. Ils avaient d'ailleurs leurs raisons; Aubriot avait prêté de l'argent à plus d'un grand seigneur, qui se trouvait quitte, s'il était pendu. Ce prévôt était un rude justicier, un de ces hommes que la populace aime et hait, parce que, tout en malmenant le peuple, ils sont peuple eux-mêmes. Il avait fait faire d'immenses travaux dans Paris, le quai du Louvre, le mur Saint-Antoine, le pont Saint-Michel, les premiers égouts, tout cela par corvée, en ramassant les gens qui traînaient dans les rues. Il ne traitait pas l'Église ni l'Université plus doucement; il s'obstinait à ignorer leurs privilèges. Il avait fait tout exprès au Châtelet deux cachots pour les écoliers et les clercs[17]. Il haïssait nommément l'Université «comme mère des prêtres». Il disait souvent à Charles V que les rois étaient des sots d'avoir si bien renté les gens d'Église. Jamais il ne communiait. Railleur, blasphémateur, fort débauché, malgré ses soixante ans, il était bien avec les juifs, mieux avec les juives; il leur rendait leurs enfants, qu'on enlevait pour les baptiser. Ce fut ce qui le perdit. L'Université l'accusa devant l'évêque. Un siècle plus tôt, il eût été brûlé. Il en fut quitte pour l'amende honorable et la pénitence perpétuelle, qui ne dura guère.
Abolir les impôts établis depuis Philippe-le-Bel, c'eût été supprimer le gouvernement. Par deux fois, le duc d'Anjou essaya de les rétablir (octobre 1381, mars 1382). À la seconde tentative, il prit de grandes précautions. Il fit mettre les recettes à l'encan, mais à huis clos dans l'enceinte du Châtelet. Il y avait des gens assez hardis pour acheter, personne qui osât crier le rétablissement des impôts. Pourtant, à force d'argent, on trouva un homme déterminé, qui vint à cheval dans la halle, et cria d'abord, pour amasser la foule: «Argenterie du roi volée! Récompense à qui la rendra!» Puis, quand tout le monde écouta, il piqua des deux, en criant que le lendemain on aurait à payer l'impôt.
Le lendemain, un des collecteurs se hasarda à demander un sol à une femme qui vendait du cresson[18]; il fut assommé. L'alarme fut si terrible, que l'évêque, les principaux bourgeois, le prévôt même qui devait mettre l'ordre, se sauvèrent de Paris. Les furieux couraient toute la ville avec des maillets tout neufs qu'ils avaient pris à l'arsenal. Ils les essayèrent sur la tête des collecteurs. L'un d'eux s'était réfugié à Saint-Jacques, et tenait la Vierge embrassée; il fut égorgé sur l'autel (1er mars 1382). Ils pillèrent les maisons des morts; puis, sous prétexte qu'il y avait des collecteurs ou des juifs dans Saint-Germain-des-Prés, ils forcèrent et pillèrent la riche abbaye. Ces gens, qui violaient les monastères et les églises, respectèrent le palais du roi.
Ayant forcé le Châtelet, ils y trouvèrent Aubriot, le délivrèrent, et le prirent pour capitaine. Mais l'ancien prévôt était trop avisé pour rester avec eux. La nuit se passa à boire, et le matin, ils trouvèrent que leur capitaine s'était sauvé. Le seul homme qui leur tint tête et gagna quelque chose sur eux, c'était le vieux Jean Desmarets, avocat général. Ce bonhomme, qu'on aimait beaucoup dans la ville, empêcha bien d'autres excès. Sans lui, ils auraient détruit le pont de Charenton.
Rouen s'était soulevé avant Paris, et se soumit avant. Paris commença à s'alarmer. L'Université, le bon vieux Desmarets, intercédèrent pour la ville. Ils obtinrent une amnistie pour tous, sauf quelques-uns des plus notés, que l'on fit tout doucement jeter, la nuit, à la rivière. Cependant, il n'y avait pas moyen de parler d'impôt aux Parisiens. Les princes assemblèrent à Compiègne les députés de plusieurs autres villes de France (mi-avril 1382). Ces députés demandèrent à consulter leurs villes, et les villes ne voulurent rien entendre[19]. Il fallut que les princes cédassent. Ils vendirent aux Parisiens la paix pour cent mille francs.
Ce qui brusqua l'arrangement, c'est que le régent était forcé de partir; il ne pouvait plus différer son expédition d'Italie. La reine Jeanne de Naples, menacée par son cousin Charles de Duras, avait adopté Louis d'Anjou, et l'appelait depuis deux ans[20]. Mais, tant qu'il avait eu quelque chose à prendre dans le royaume, il n'avait pu se décider à se mettre en route. Il avait employé ces deux ans à piller la France et l'Église de France. Le pape d'Avignon, espérant qu'il le déferait de son adversaire de Rome, lui avait livré non seulement tout ce que le Saint-Siège pouvait recevoir, mais tout ce qu'il pourrait emprunter, engageant, de plus, en garantie de ces emprunts, toutes les terres de l'Église[21]. Pour lever cet argent, le duc d'Anjou avait mis partout chez les gens d'Église des sergents royaux, des garnisaires, des mangeurs, comme on disait. Ils en étaient réduits à vendre les livres de leurs églises, les ornements, les calices, jusqu'aux tuiles de leurs toits.
Le duc d'Anjou partit enfin, tout chargé d'argent et de malédictions (fin avril 1382). Il partit lorsqu'il n'était plus temps de secourir la reine Jeanne. La malheureuse, fascinée par la terreur, affaissée par l'âge ou par le souvenir de son crime, avait attendu son ennemi. Elle était déjà prisonnière, lorsqu'elle eut la douleur de voir enfin devant Naples la flotte provençale, qui l'eût sauvée quelques jours plus tôt. La flotte parut dans les premiers jours de mai. Le 12, Jeanne fut étouffée sous un matelas.
Louis d'Anjou, qui se souciait peu de venger sa mère adoptive, avait envie de rester en Provence, et de recueillir ainsi le plus liquide de la succession; le pape le poussa en Italie. Il semblait, en effet, honteux de ne rien faire avec une telle armée, une telle masse d'argent. Tout cela ne servit à rien. Louis d'Anjou n'eut même pas la consolation de voir son ennemi. Charles de Duras s'enferma dans les places, et laissa faire le climat, la famine, la haine du peuple. Louis d'Anjou le défia par dix fois. Au bout de quelques mois, l'armée, l'argent, tout était perdu. Les nobles coursiers de bataille étaient morts de faim; les plus fiers chevaliers étaient montés sur des ânes. Le duc avait vendu toute sa vaisselle, tous ses joyaux, jusqu'à sa couronne. Il n'avait sur sa cuirasse qu'une méchante toile peinte. Il mourut de la fièvre à Bari. Les autres revinrent comme ils purent, en mendiant, ou ne revinrent pas (1384).
Des trois oncles de Charles VI, l'aîné, le duc d'Anjou, alla ainsi se perdre à la recherche d'une royauté d'Italie. Le second, le duc de Berri, s'en était fait une en France, gouvernant d'une manière absolue le Languedoc et la Guyenne, et ne se mêlant pas du reste. Le troisième, le duc de Bourgogne, débarrassé des deux autres, put faire ce qu'il voulait du roi et du royaume. La Flandre était son héritage, celui de sa femme; il mena le roi en Flandre, pour y terminer une révolution qui mettait ses espérances en danger.
Il y avait alors une grande émotion dans toute la chrétienté. Il semblait qu'une guerre universelle commençât, des petits contre les grands. En Languedoc, les paysans, furieux de misère, faisaient main basse sur les nobles et sur les prêtres, tuant sans pitié tous ceux qui n'avaient pas les mains dures et calleuses, comme eux; leur chef s'appelait Pierre de La Bruyère[22]. Les chaperons blancs de Flandre suivaient un bourgeois de Gand; les ciompi de Florence, un cardeur de laine; les compagnons de Rouen avaient fait roi, bon gré mal gré, un drapier, «un gros homme, pauvre d'esprit[23]». En Angleterre, un couvreur menait le peuple à Londres, et dictait au roi l'affranchissement général des serfs.
L'effroi était grand. Les gentilshommes, attaqués partout en même temps, ne savaient à qui entendre. «L'on craignoit, dit Froissart, que toute gentillesse ne pérît.» Dans tout cela, pourtant, il n'y avait nul concert, nul ensemble. Quoique les maillotins de Paris eussent essayé de correspondre avec les blancs chaperons de Flandre[24], tous ces mouvements, analogues en apparence, procédaient de causes au fond si différentes qu'ils ne pouvaient s'accorder, et devaient être tous comprimés isolément.
En Flandre, par exemple, la domination d'un comte français, ses exactions, ses violences, avaient décidé la crise; mais il y avait un mal plus grave encore, plus profond, la rivalité des villes de Gand et de Bruges[25], leur tyrannie sur les petites villes et sur les campagnes. La guerre avait commencé par l'imprudence du comte, qui, pour faire de l'argent, vendit à ceux de Bruges le droit de faire passer la Lys dans leur canal, au préjudice de Gand. Cette grosse ville de Bruges, alors le premier comptoir de la chrétienté, avait étendu autour d'elle un monopole impitoyable. Elle empêchait les ports d'avoir des entrepôts, les campagnes de fabriquer[26]; elle avait établi sa domination sur vingt-quatre villes voisines. Elle ne put prévaloir sur Gand. Celle-ci, bien mieux située, au rayonnement des fleuves et des canaux, était d'ailleurs plus peuplée, et d'un peuple violent, prompt à tirer le couteau. Les Gantais tombèrent sur ceux de Bruges, qui détournèrent leur fleuve, tuèrent le bailli du comte, brûlèrent son château, Ypres, Courtrai se laissèrent entraîner par eux. Liège, Bruxelles, la Hollande même, les encourageaient, et regrettaient d'être si loin[27]. Liège leur envoya six cents charrettes de farine.
Gand ne manqua pas d'habiles meneurs. Plus on en tuait, plus il s'en trouvait. Le premier, Jean Hyoens, qui dirigea le mouvement, fut empoisonné; le second, décapité en trahison. Pierre Dubois, un domestique d'Hyoens, succéda; et voyant les affaires aller mal, il décida les Gantais, pour agir avec plus d'unité, à faire un tyran[28]. Ce fut Philippe Artevelde, fils du fameux Jacquemart, sinon aussi habile, du moins aussi hardi que son père. Assiégé, sans secours, sans vivres, il prend ce qui restait, cinq charrettes de pain, deux de vin; avec cinq mille Gantais, il marche droit à Bruges, où était le comte. Les Brugeois, qui se voyaient quarante mille, sortent fièrement, et se sauvent aux premiers coups. Les Gantais entrent dans la ville avec les fuyards, pillent, tuent, surtout les gens des gros métiers[29]. Le comte échappa en se cachant dans le lit d'une vieille femme (3 mai 1382).
Le duc de Bourgogne, gendre et héritier du comté de Flandres n'eut pas de peine à faire croire au jeune roi que la noblesse était déshonorée, si on laissait l'avantage à de tels ribauds. Ils avaient d'ailleurs couru le pays de Tournai, qui était terre de France. Une guerre en Flandre, dans ce riche pays, était une fête pour les gens de guerre; il vint à l'armée tout un peuple de Bourguignons, de Normands, de Bretons[30]. Ypres eut peur; la peur gagna, les villes se livrèrent. Les pillards n'eurent qu'à prendre; draps, toiles, coutils, vaisselle plate, ils vendaient, emballaient; expédiaient chez eux.
Les Gantais, ne pouvant compter sur personne[31], réduits à leurs milices, n'ayant presque point de gentilshommes avec eux, partant, point de cavalerie, se tinrent à leur ordinaire en un gros bataillon. Leur position était bonne (Roosebeke près Courtrai), mais la saison devenait dure (27 novembre 1382). Ils avaient hâte de retrouver leurs poêles. D'ailleurs, les défections commençaient; le sire de Herzele, un de leurs chefs, les avait quittés. Ils forcèrent Artevelde de les mener au combat.
Pour être sûrs de charger avec ensemble, et de ne pas être séparés par la gendarmerie, ils s'étaient liés les uns aux autres. La masse avançait en silence, toute hérissée d'épieux qu'ils poussaient vigoureusement de l'épaule et de la poitrine. Plus ils avançaient, plus ils s'enfonçaient entre les lances des gens d'armes qui les débordaient de droite et de gauche. Peu à peu, ceux-ci se rapprochèrent. Les lances étant plus longues que les épieux, les Flamands étaient atteints sans pouvoir atteindre. Le premier rang recula sur le second; le bataillon alla se serrant; une lente et terrible pression s'opéra sur la masse; cette force énorme se refoula cruellement contre elle-même. Le sang ne coulait qu'aux extrémités; le centre étouffait. Ce n'était point le tumulte ordinaire d'une bataille, mais les cris inarticulés de gens qui perdaient haleine, les sourds gémissements, le râle des poitrines qui craquaient[32].
Les oncles du roi, qui l'avaient tenu hors de l'action et à cheval, l'amenèrent ensuite sur la place, et lui montrèrent tout. Ce champ était hideux à voir; c'était un entassement de plusieurs milliers d'hommes étouffés. Ils lui dirent que c'était lui qui avait gagné la bataille, puisqu'il en avait donné l'ordre et le signal. On avait remarqué d'ailleurs qu'au moment où le roi fit déployer l'oriflamme, le soleil se leva, après cinq jours d'obscurité et de brouillard.
Contempler ce terrible spectacle, croire que c'était lui qui avait fait tout cela, éprouver, parmi les répugnances de la nature, la joie contre nature de cet immense meurtre, c'était de quoi troubler profondément un jeune esprit. Le duc de Bourgogne put bientôt s'en apercevoir, à son propre dommage. Lorsqu'il ramena à Courtrai son jeune roi, le cœur ivre de sang, quelqu'un ayant eu l'imprudence de lui parler des cinq cents éperons français qu'on y gardait depuis la défaite de Philippe-le-Bel, il ordonna qu'on mît la ville à sac et qu'on la brûlât.
Le roi, ainsi animé, voulait pousser la guerre, aller jusqu'à Gand, l'assiéger; mais la ville était en défense. Le mois de décembre était venu; il pleuvait toujours. Les princes aimèrent mieux faire la guerre aux Parisiens soumis qu'aux Flamands armés. Paris était ému encore, mais disposé à obéir. L'avocat général Desmarets avait eu l'adresse de tout contenir, donnant de bonnes paroles, promettant plus qu'il ne pouvait, trahissant vertueusement les deux partis, comme font les modérés. Lorsque le roi arriva, les bourgeois, pour, le mieux, fêter, crurent faire une belle chose en se mettant en bataille. Peut-être aussi espéraient-ils, en montrant ainsi leur nombre, obtenir de meilleures conditions. Ils s'étalèrent devant Montmartre en longues files; il y avait un corps d'arbalétriers, un corps armé de boucliers et d'épées, un autre armé de maillets; ces maillotins, à eux seuls, étaient vingt mille hommes[33].
Ce spectacle ne fit pas l'impression qu'ils espéraient. La noblesse, qui menait le roi, revenait bouffie de sa victoire de Roosebeke. Les gens d'armes commencèrent par jeter bas les barrières; puis on arracha les portes même de leurs gonds; on les renversa sur la chaussée du roi; les princes, toute cette noblesse, eurent la satisfaction de marcher sur les portes de Paris[34]. Ils continuèrent en vainqueurs jusqu'à Notre-Dame. Le jeune roi, bien dressé à faire son personnage, chevauchait la lance sur la cuisse, ne disant rien, ne saluant personne, majestueux et terrible.
Le soldat logea militairement chez le bourgeois. On cria que tous eussent à porter leurs armes au Palais ou au Louvre. Ils en portèrent tant, dans leur peur, qu'il s'en trouvait, disait-on, de quoi armer huit cent mille hommes[35]. La ville désarmée, on résolut de la serrer entre deux forts; on acheva la Bastille Saint-Antoine, et l'on bâtit au Louvre une grosse tour qui plongeait dans l'eau; on croyait qu'une fois pris dans cet étau; Paris ne pourrait plus bouger.
Alors commencèrent les exécutions. On mit à mort les plus notés, les violents[36]; puis d'honnêtes gens qui les avaient contenus et qui avaient rendu les plus grands services, comme le pauvre Desmarets[37]. On ne lui pardonna pas de s'être mis entre le roi et la ville. Après quelques jours d'exécutions et de terreur, on arrangea une scène de clémence. L'Université, la vieille duchesse d'Orléans, avaient déjà demandé grâce; mais le duc de Berri avait répondu que tous les bourgeois méritaient la mort. Enfin on dressa, au plus haut des degrés du Palais, une tente magnifique, où le jeune roi siégea avec ses oncles et les hauts barons. La foule suppliante remplissait la cour. Le chancelier énuméra tous les crimes des Parisiens depuis le roi Jean, maudit leur trahison, et demanda quels supplices ils n'avaient pas mérités. Les malheureux voyaient déjà la foudre tomber et baissaient les épaules; ce n'était que cris, des femmes surtout qui avaient leurs maris en prison: elles pleuraient et sanglotaient. Les oncles du roi, son frère, furent touchés; ils se jetèrent à ses pieds, comme il était convenu, et demandèrent que la peine de mort fût commuée en amende.
L'effet était produit; la peur ouvrit les bourses. Tout ce qui avait eu charge, tout ce qui était riche ou aisé, fut mandé, taxé à de grosses sommes, à trois mille, à six mille, à huit mille francs. Plusieurs payèrent plus qu'ils n'avaient. Lorsqu'on crut ne pouvoir plus rien tirer, on publia à son de trompe que désormais on aurait à payer les anciens impôts, encore augmentés; on mit une surcharge de douze deniers sur toute marchandise vendue. La ville ne pouvait rien dire; il n'y avait plus de ville, plus de prévôt, plus d'échevins, plus de commune de Paris[38]. Les chaînes des rues furent portées à Vincennes. Les portes restèrent ouvertes de nuit et de jour.
On traita à peu près de même Rouen[39], Reims, Châlons, Troyes, Orléans et Sens; elles furent aussi rançonnées. La meilleure partie de cet argent, si rudement extorqué, alla finalement se perdre dans les poches de quelques seigneurs. Il n'en resta pas grand'chose[40]. Ce qui resta, ce fut l'outrecuidance de cette noblesse qui croyait avoir vaincu la Flandre et la France; ce fut l'infatuation du jeune roi, désormais tout prêt à toutes sottises, la tête à jamais brouillée par ses triomphes de Paris et de Roosebeke, et lancé à pleine course dans le grand chemin de la folie.
CHAPITRE II
Jeunesse de Charles VI (1384-1391).
La Flandre, qu'on disait vaincue, domptée, l'était si peu qu'il y fallut encore deux campagnes, et pour finir par accorder aux Flamands tout ce qu'on leur avait refusé d'abord.
Cette pauvre Flandre était pillée à la fois par les Français, ses ennemis et, par les Anglais, ses amis. Ceux-ci, irrités du succès des Français à Roosebeke, préparèrent une croisade contre eux comme schismatiques et partisans du pape d'Avignon. Cette croisade, dirigée, disait-on, contre la Picardie, tomba sur la Flandre. Les Flamands eurent beau représenter au chef de la croisade, à l'évêque de Norwick, qu'ils étaient amis des Anglais, point schismatiques, mais, comme eux, partisans du pape de Rome; l'évêque qui, sous ce titre épiscopal, n'était qu'un rude homme d'armes et grand pillard, s'obstina à croire que la Flandre était conquise par les Français et devenue toute française. Il prit d'assaut Gravelines, une ville amie, sans défense, qui ne s'attendait à rien. Cassel, pillée par les Anglais, fut ensuite brûlée par les Français. Bergues eut beau ouvrir ses portes au roi de France; le jeune roi, qui n'avait pas encore pris de ville, s'obstina à donner l'assaut; il escalada les murs dégarnis, força les portes ouvertes.
Le comte de Flandre insistait pour qu'on agît sérieusement et qu'on terminât la guerre. Mais tout le monde était las. Le pays commençait à être bien appauvri; il n'y avait plus rien à prendre sans combat. Ce qu'il fallait prendre, si on pouvait, c'était cette grosse ville de Gand; à quoi il fallait un siège, un long et rude siège; personne ne s'en souciait. Le duc de Berri surtout se désolait d'être tenu si longtemps loin de son beau Midi, de passer tous ses hivers dans la boue et le brouillard, à faire les affaires du duc de Bourgogne et du comte de Flandre. Heureusement celui-ci mourut. Les Flamands, dans leur haine contre les Français, prétendirent que le duc de Berri l'avait poignardé[41]. Si ce prince, naturellement doux et plutôt homme de plaisir, eût fait ce mauvais coup, ce qui est peu croyable, il eût servi mieux qu'il ne voulait le duc de Bourgogne, gendre et héritier du mort. Ce gendre ne fut pas difficile sur les conditions de la paix; il n'avait contre les Flamands ni haine ni rancune; l'essentiel pour lui était d'hériter. Il leur accorda tout ce qu'ils voulurent, jura toutes les chartes qu'ils lui donnèrent à jurer. Il les dispensa même de parler à genoux, cérémonial qui pourtant était d'usage du vassal au seigneur, et qui n'avait rien d'humiliant dans les idées féodales (18 décembre 1384).
Le duc de Bourgogne était la seule tête politique de cette famille. Il s'affermit dans les Pays-Bas par un double mariage de ses enfants avec ceux de la maison de Bavière, laquelle, possédant à la fois le Hainaut, la Hollande et la Zélande, entourait ainsi la Flandre au nord et au midi. Il eut encore l'adresse de marier le jeune roi, et de le marier dans cette même maison de Bavière. On proposait les filles des ducs de Bavière, de Lorraine et d'Autriche. Un peintre fut envoyé pour faire le portrait des trois princesses. La Bavaroise ne manqua pas d'être la plus belle, comme il convenait aux intérêts du duc de Bourgogne. On la fit venir en grande pompe à Amiens[42]. Le mariage devait se faire à Arras. Mais le roi déclara qu'il voulait avoir tout de suite sa petite femme; il fallut la lui donner. C'étaient pourtant deux enfants; il avait seize ans, elle quatorze.
Voilà le duc de Bourgogne bien fort, un pied en France, un pied dans l'Empire. Il voulait faire une plus grande chose, chose immense, et pourtant alors faisable: la conquête de l'Angleterre. Les Anglais désolaient tout le midi de la France; ils envahissaient la Castille, notre alliée. Au lieu de traîner cette guerre interminable sur le continent, il valait mieux aller les trouver dans leur île, faire la guerre chez eux et à leurs dépens. Ils avaient entre eux une autre guerre qui les occupait, guerre sourde, silencieuse et terrible. Ils étaient si enragés de haines, si acharnés à se mordre, qu'on pouvait les battre et les tuer avant qu'ils s'en aperçussent.
L'effort fut grand, digne du but. On rassembla tout ce qu'on put acheter, louer de vaisseaux, depuis la Prusse jusqu'à la Castille. On parvint à en réunir jusqu'à treize cent quatre-vingt-sept[43]. Vaisseaux de transport plus que de guerre; tout le monde voulait s'embarquer. Il semblait qu'on préparât une émigration générale de la noblesse française. Les seigneurs ne craignaient pas de ruine, sûrs d'en trouver dix fois plus de l'autre côté du détroit. Ils tenaient à passer galamment; ils paraient leurs vaisseaux comme des maîtresses. Ils faisaient argenter les mâts, dorer les proues; d'immenses pavillons de soie, flottant dans tout l'orgueil héraldique, déployaient au vent les lions, les dragons, les licornes, pour faire peur aux léopards.
La merveille de l'expédition, c'était une ville de bois qu'on apportait toute charpentée des forêts de la Bretagne, et qui faisait la charge de soixante-douze vaisseaux. Elle devait se remonter au moment du débarquement, et s'étendre, pour loger l'armée, sur trois mille pas de diamètre[44]. Quel que fût l'événement des batailles, elle assurait aux Français le plus sûr résultat du débarquement; elle leur donnait une place en Angleterre, pour recueillir les mécontents, une sorte de Calais britannique.
Tout cela était assez raisonnable. Mais le duc de Bourgogne n'était pas roi de France. Le projet avait le tort de lui être trop utile; le maître de la Flandre eût profité plus que personne du succès de l'invasion d'Angleterre. On obéit donc lentement et de mauvaise grâce. La ville de bois se fit attendre, et n'arriva qu'à moitié brisée par la tempête. Le duc de Berri amusa le roi, le plus longtemps qu'il put, en mariant son fils avec la petite sœur du roi, âgée de neuf ans. Charles VI partit seulement le 5 août, et on lui fit encore visiter lentement les places de la Picardie, de manière qu'il n'arriva à Arras qu'à la mi-septembre. Le temps était beau, on pouvait passer. Mais les Anglais négociaient. Le duc de Berri n'arrivait pas; il n'était aucunement pressé. Lettres, messages, rien ne pouvait lui faire hâter sa marche. Il arriva lorsque la saison rendait le passage à peu près impossible[45]. Le mois de décembre était venu, les mauvais temps, les longues nuits. L'Océan garda encore cette fois son île, comme il a fait contre Philippe II, contre Bonaparte[46].
Notre meilleure arme contre la Grande-Bretagne, c'est la Bretagne. Nos marins bretons sont les vrais adversaires des leurs; aussi fermes, moins sages peut-être, mais réparant cela par l'élan dans le moment critique. Le connétable de Clisson, homme du roi et chef des résistances bretonnes contre le duc de Bretagne, reprit l'expédition, et en fit l'affaire de sa province. Clisson visait haut; il venait de racheter aux Anglais le jeune comte de Blois, prétendant au duché de Bretagne; il lui donna sa fille, et il l'aurait fait duc. Le duc régnant, Jean de Montfort, prit Clisson en trahison; mais ses barons l'empêchèrent de le tuer[47]. Ce petit événement fit encore manquer la grande expédition d'Angleterre.
Les Anglais, réveillés toutefois et bien avertis, prirent des mesures. Ils désarmèrent leur roi, qui leur était suspect. Leur nouveau gouvernement nous chercha de l'occupation en Allemagne. Il y avait force petits princes nécessiteux qu'on pouvait acheter à bon marché. Le duc de Gueldre, qui avait plus d'un différend avec les maisons de Bourgogne et de Blois, se vendit aux Anglais pour une pension de vingt-quatre mille francs; il leur fit hommage, et, d'autant plus hardi qu'il avait moins à perdre[48], il défia majestueusement le roi de France.
Le duc de Bourgogne fut charmé, pour l'extension de son influence, de faire sentir dans les Pays-Bas et si loin vers le nord ce que pesait le grand royaume. Il fit faire contre cette imperceptible duc de Gueldre presque autant d'efforts qu'il en aurait fallu pour conquérir l'Angleterre. On rassembla quinze mille hommes d'armes, quatre-vingt mille fantassins[49]. La difficulté n'était pas de lever des hommes, mais de les faire arriver jusque-là. Le duc de Bourgogne, pour qui on faisait la guerre, ne voulut pas que cette grande et dévorante armée passât par son riche Brabant, dont il allait hériter. Il fallut tourner par les déserts de la Champagne, s'enfoncer dans les Ardennes, par les basses, humides et boueuses forêts, en suivant, comme on pouvait, les sentiers des chasseurs. Deux mille cinq cents hommes armés de haches allaient devant pour frayer la route, jetaient des ponts, comblaient les marais. La pluie tombait; le pays était triste et monotone. On ne trouvait rien à prendre, personne, pas même d'ennemis. D'ennui et de lassitude, on finit par écouter les princes qui intercédaient, l'archevêque de Cologne, l'évêque de Liège, le duc de Juliers. Charles VI fut touché surtout des prières d'une grande dame du pays, qui se disait éprise d'amour pour l'invincible roi de France[50]. Sous ce doux patronage, le duc de Gueldre fut reçu à s'excuser; il parla à genoux, et affirma que les défis n'avaient pas été écrits par lui, que c'étaient ses clercs qui lui avaient joué ce tour (1388).
Le résultat était grand pour le duc de Bourgogne, petit pour le roi. Deux mots d'excuses pour payer tant de peines et de dépenses, c'était peu. Au reste, les autres expéditions n'avaient pas mieux tourné. La France avait envahi l'Italie, menacé l'Angleterre, touché l'Allemagne. Elle avait fait de grands mouvements, elle avait fatigué et sué, et il ne lui en restait rien. Elle n'était pas heureuse; rien ne venait à bien. Le roi, gâté de bonne heure par la bataille de Roosebeke, avait cru tout facile, et il ne rencontrait que des obstacles[51]. À qui pouvait-il s'en prendre, sinon à ceux qui l'avaient jeté dans les guerres? À ses oncles, qui l'avaient toujours conseillé à son dam et à leur profit.
Les pacifiques conseillers de Charles V prévalurent à leur tour, le sire de La Rivière, l'évêque de Laon, Montaigu et Clisson. Charles VI, tout enfant qu'il était, avait toujours aimé ces hommes. Il avait obtenu de bonne heure que Clisson fût connétable. Il avait sauvé la vie au doux et aimable sire de La Rivière, que ses oncles voulaient perdre. La Rivière était l'ami et le serviteur personnel de Charles V; il a été enterré à Saint-Denis, aux pieds de son maître.
Le roi avait atteint vingt et un ans. Mais les oncles avaient le pouvoir en main: il fallait de l'adresse pour le leur ôter. L'affaire fut bien menée[52]. Au retour de leur triste expédition de Gueldre, un grand conseil fut assemblé à Reims, dans la salle de l'archevêché. Le roi demanda les moyens de rendre au peuple un peu de repos, et ordonna aux assistants de donner leur avis. Alors l'évêque de Laon se leva, énuméra doctement toutes les qualités du roi, corporelles et spirituelles, la dignité de sa personne, sa prudence et sa circonspection[53]; il déclara qu'il ne lui manquait rien, pour régner par lui-même. Les oncles n'osant dire le contraire, Charles VI répondit qu'il goûtait l'avis du prélat; il remercia ses oncles de leurs bons services, et leur ordonna de se rendre chez eux, l'un en Languedoc, l'autre en Bourgogne. Il ne garda que le duc de Bourbon, son oncle maternel, qui était en effet le meilleur des trois.
L'évêque de Laon mourut empoisonné, mais il avait rendu un double service au royaume. Les oncles, renvoyés chez eux, s'occupèrent un peu de leurs provinces, les purgèrent des brigands qui les dévastaient. Les nouveaux conseillers du roi, ces petites gens, ces marmousets, comme on les appelait, rendirent à la ville de Paris ses échevins et son prévôt des marchands. Ils conclurent une trêve avec l'Angleterre, favorisèrent l'Université contre le pape, et cherchèrent les moyens d'éteindre le schisme. Ils auraient aussi voulu réformer les finances. Ils allégèrent d'abord les impôts, mais furent bientôt obligés de les rétablir.
Le gouvernement était plus sage, mais le roi était plus fol. À défaut de batailles, il lui fallait des fêtes. Il avait eu le malheur de commencer son règne par un de ces heureux hasards qui tournent les plus sages têtes; il avait à quatorze ans gagné une grande bataille; il s'était vu salué vainqueur sur un champ couvert de vingt-six mille morts. Chaque année il avait eu les espérances de la guerre; à chaque printemps sa bannière s'était déployée pour les belles aventures. Et c'était à vingt ans, lorsque le jeune homme avait atteint sa force, lorsqu'il était reconnu pour un cavalier accompli dans tout exercice de guerre, qu'on le condamnait au repos! Un gouvernement de marmousets lui défendait les hautes espérances, les vastes pensées... Combien fallait-il de tournois pour le dédommager des combats réels, combien de fêtes, de bals, de vives et rapides amours, pour lui faire oublier la vie dramatique de la guerre, ses joies, ses hasards!
Il se jeta en furieux dans les fêtes, fit rude guerre aux finances, prodiguant en jeune homme, donnant en roi. Son bon cœur était une calamité publique. La chambre des Comptes, ne sachant comment résister, notait tristement chaque don du roi de ces mots: «Nimis habuit» ou «Recuperetur». Les sages conseillers de la chambre avaient encore imaginé d'employer ce qui pouvait rester, après toute dépense, à faire un beau cerf d'or, dans l'espoir que cette figure aimée du roi serait mieux respectée. Mais le cerf fuyait, fondait toujours; on ne put même jamais l'achever[54].
D'abord, les fils du duc d'Anjou devant partir pour revendiquer la malheureuse royauté de Naples, le roi voulut auparavant leur conférer l'ordre de chevalerie. La fête se fit à Saint-Denis, avec une magnificence et un concours de monde incroyables. Toute la noblesse de France, d'Angleterre, d'Allemagne, était invitée. Il fallut que la silencieuse et vénérable abbaye, l'église des tombeaux, s'ouvrît à ces pompes mondaines, que les cloîtres retentissent sous les éperons dorés, que les pauvres moines accueillissent les belles dames. Elles logèrent dans l'abbaye même[55]. Le récit du moine chroniqueur en est encore tout ému.
Aucune salle n'était assez vaste pour le banquet royal; on en fit une dans la grande cour. Elle avait la forme d'une église[56], et n'avait pas moins de trente-deux toises de long. L'intérieur était tendu d'une toile immense, rayée de blanc et de vert. Au bout s'élevait un large et haut pavillon de tapisseries précieuses, bizarrement historiées; on eût dit l'autel de cette église, mais c'était le trône.
Hors des murs de l'abbaye, on aplanit, on ferma de barrières des lices longues de cent vingt pas. Sur un côté s'élevaient des galeries et des tours, où devaient siéger les dames, pour juger des coups.
Il y eut trois jours de fêtes: d'abord les messes, les cérémonies de l'Église, puis les banquets et les joûtes, puis le bal de nuit; un dernier bal enfin, mais celui-ci masqué, pour dispenser de rougir. La présence du roi, la sainteté du lieu, n'imposèrent en rien. La foule s'était enivrée d'une attente de trois jours. Ce fut un véritable Pervigilium Veneris; on était aux premiers jours du mois de mai. «Mainte demoiselle s'oublia, plusieurs maris pâtirent...» Serait-ce par hasard dans cette funeste nuit que le jeune duc d'Orléans, frère du roi, aurait plu, pour son malheur, à la femme de son cousin Jean-sans-Peur, comme il eut ensuite l'imprudence de s'en vanter[57]?
Cette bacchanale près des tombeaux eut un bizarre lendemain. Ce ne fut pas assez que les morts eussent été troublés par le bruit de la fête, on ne les tint pas quittes. Il fallut qu'ils jouassent aussi leur rôle. Pour aviver le plaisir par le contraste, ou tromper les langueurs qui suivent, le roi se fit donner le spectacle d'une pompe funèbre. Le héros de Charles VI[58], celui dont les exploits avaient amusé son enfance, Duguesclin, mort depuis dix ans, eut le triste honneur d'amuser de ses funérailles la folle et luxurieuse cour.
Les fêtes appellent les fêtes; le roi voulut que la reine Isabeau, qui, depuis quatre ans, était entrée cent fois dans Paris, y fit sa première entrée. Après la noble fête féodale, le populaire devait avoir la sienne, celle-ci gaie, bruyante, avec les accidents vulgaires et risibles, le vertige étourdissant des grandes foules. Les bourgeois étaient généralement vêtus de vert, les gens des princes l'étaient en rose. On ne voyait aux fenêtres que belles filles vêtues d'écarlate avec des ceintures d'or. Le lait et le vin coulaient des fontaines; des musiciens jouaient à chaque porte que passait la reine. Aux carrefours, des enfants représentaient de pieux mystères. La reine suivit la rue Saint-Denis. Deux anges descendirent par une corde, lui posèrent sur la tête une couronne d'or en chantant:
Dame enclose entre fleurs de lis,
Êtes-vous pas du paradis?
Lorsqu'elle fut arrivée au pont Notre-Dame, on vit avec étonnement un homme descendre, deux flambeaux à la main, par une corde tendue des tours de la cathédrale.
Le roi avait pris tout comme un autre sa part de la fête; il s'était mêlé à la foule des bourgeois, pour voir aussi passer sa belle jeune Allemande. Il reçut même des sergents «plus d'un horion» pour avoir approché trop près; le soir, il s'en vanta aux dames[59]. Le prince débonnaire, sachant aussi qu'il y avait à la fête beaucoup d'étrangers qui regrettaient de n'avoir jamais vu joûter le roi, se mêla aux joûtes pour leur faire plaisir.
Bientôt après, le jeune frère du roi, le duc d'Orléans, épousa la fille de Visconti, le riche duc de Milan[60]. Charles VI voulut que la fête se fît à Melun. Il y reçut magnifiquement la charmante Valentina, qui devait exercer un si doux et si durable ascendant sur ce faible esprit.
La ville de Paris avait cru que l'entrée de la reine lui vaudrait une diminution d'impôt. Ce fut tout le contraire. Il fallut, pour payer la fête, hausser la gabelle, et, de plus, l'on décria les pièces de douze et de quatre deniers, avec défense de les passer, sous peine de la hart. C'était la monnaie du petit peuple, des pauvres. Pendant quinze jours ces gens furent au désespoir, ne pouvant, avec cette monnaie, acheter de quoi manger[61].
Cependant le roi s'ennuyait; il s'avisa d'un voyage. Il n'avait pas fait son tour du royaume, sa royale chevauchée. Il ne connaissait pas encore ses provinces du Midi. Il en avait reçu de tristes nouvelles. Un pieux moine de Saint-Bernard était venu du fond du Languedoc lui dénoncer le mauvais gouvernement de son oncle de Berri. Le moine avait surmonté tous les obstacles, forcé les portes, et, en présence même de l'oncle du roi, il avait parlé avec une hardiesse toute chrétienne. Le roi, qui avait bon cœur, l'écouta patiemment, le prit sous sa sauvegarde, et promit d'aller lui-même voir ce malheureux pays. Il voulait, d'ailleurs, passer à Avignon, et s'entendre avec le pape sur les moyens d'éteindre le schisme.
Après avoir, selon l'usage de nos rois en pareille circonstance, fait ses dévotions à l'abbaye de Saint-Denis, il prit sa route par Nevers, et y fut reçu avec la prodigue magnificence de la maison de Bourgogne. Mais il ne permit pas à ses oncles de le suivre[62]; il ne voulait qu'ils fermassent ses oreilles aux plaintes des peuples. Peut-être aussi se sentait-il moins libre, en leur présence, de se livrer à ses fantaisies de jeune homme. Pour la même raison, il n'emmena point la reine; il voulait jouir sans contrainte, goûter royalement tout ce que la France avait de plaisirs.
Il s'arrêta d'abord à Lyon, dans cette grande et aimable ville, demi-italienne. Il fut reçu sous un dais de drap d'or par quatre jeunes belles demoiselles, qui le menèrent à l'archevêché. Ce ne fut, pendant quatre jours, que jeux, et bals et galanteries.
Mais nulle part le roi ne passa le temps plus agréablement qu'à Avignon, chez le pape. Personne n'était plus consommé que ces prêtres dans tous les arts du plaisir. Nulle part la vie n'était plus facile, nulle part les esprits plus libres. L'eussent-ils été moins, ils se trouvaient à la source même des indulgences; le pardon était tout près du péché. Le roi, au départ, laissa de riches souvenirs aux belles dames d'Avignon, «qui s'en louèrent toutes[63]».
Il partit grand ami du pape, et tout gagné à son parti. Clément VIII avait donné au jeune duc d'Anjou le titre de roi de Naples, et au roi lui-même la disposition de sept cent cinquante bénéfices, celle, entre autres, de l'archevêché de Reims. Mais l'élu du roi, qui était un fameux adversaire du pape et des dominicains, mourut bientôt empoisonné[64].
Arrivé en Languedoc, le roi n'entendit que plaintes et que cris. Le duc de Berri avait réduit le pays à un tel désespoir, que déjà plus de quarante mille hommes s'étaient enfuis en Aragon. Ce prince, bon et doux dans son Berri, livrait le Languedoc à ses agents comme une ferme à exploiter. Avide et prodigue, il se faisait bénir des uns, détester des autres. Il était homme à donner deux cent mille francs à son bouffon. Il est vrai qu'en récompense il donnait aussi aux clercs et construisait des églises. Il bâtissait ces tourelles aériennes, faisait tailler à grands frais ces dentelles de pierre que nous admirons et que le peuple maudissait. Précieux manuscrits, riches miniatures, sceaux admirables, rien ne lui coûtait. En dernier lieu, à soixante ans, il venait d'épouser une petite fille de douze ans, la nièce du comte de Foix. Combien de fêtes et de dépenses fallait-il au sexagénaire pour se faire pardonner son âge par cette enfant?
Le roi, retenu douze jours entiers à Montpellier par les vives et «frisques» demoiselles du pays[65], vint ensuite assister, à Toulouse, à l'exécution de Bétisac, trésorier de son oncle. Cet homme avouait tous ses crimes, mais il ajoutait qu'il n'avait rien fait que par ordre de monseigneur de Berri. Ne sachant comment le tirer de cette puissante protection, on lui persuada qu'il n'avait d'autre ressource que de se dire hérétique, qu'alors on l'enverrait au pape, qu'il serait sauvé. Il crut ce conseil, se déclara hérétique, et fut brûlé vif. L'exécution eut lieu sous les fenêtres du roi, aux acclamations du peuple. Le roi donna cette satisfaction aux plaintes du Languedoc.
Pour faire encore chose agréable à la bonne ville de Toulouse, Charles VI accorda aux abbayes des filles de joie, que ces filles ne fussent plus obligées de porter un costume[66], mais que désormais elles s'habillassent à leur fantaisie. Il voulait qu'elles prissent part à la joie de sa royale entrée.
Il revint droit à Paris, soûl de plaisirs, las de fêtes; il évita au retour celles qu'on lui préparait. Il gagea avec son frère que, tous deux partant à franc étrier, il arriverait avant lui. Il n'y avait plus de repos pour lui que dans l'étourdissement. À vingt-deux ans, il était fini; il avait usé deux vies, une de guerre, une de plaisirs. La tête était morte, le cœur vide; les sens commençaient à défaillir. Quel remède à cet état désolant? L'agitation, le vertige d'une course furieuse. «Les morts vont vite.»
La vie est un combat, sans doute, mais il ne faut pas s'en plaindre; c'est un malheur quand le combat finit. La guerre intérieure de l'Homo duplex est justement ce qui nous soutient. Contemplons-la, cette guerre, non plus dans le roi, mais dans le royaume, dans le Paris d'alors, qui la représentait si bien.
Le Paris de Charles VI, c'est surtout le Paris du Nord, ce grand et profond Paris de la plaine, étendant ses rues obscures du royal hôtel Saint-Paul à l'hôtel de Bourgogne, aux halles. Au cœur de ce Paris, vers la Grève, s'élevaient deux églises, deux idées, Saint-Jacques et Saint-Jean.
Saint-Jacques de la Boucherie était la paroisse des bouchers et des lombards, de l'argent et de la viande. Dignement enceinte d'écorcheries, de tanneries et de mauvais lieux, la sale et riche paroisse s'étendait de la rue Troussevache au quai des Peaux ou Pelletier. À l'ombre de l'église des bouchers, sous la protection de ses confréries, dans une chétive échoppe, écrivaient, intriguaient, amassaient Flamel et sa vieille Pernelle, gens avisés, qui passaient pour alchimistes, et qui de cette boue infecte surent en effet tirer de l'or[67].
Contre la matérialité de Saint-Jacques, s'élevait, à deux pas, la spiritualité de Saint-Jean. Deux événements tragiques avaient fait de cette chapelle une grande église, une grande paroisse: le miracle de la rue des Billettes, où «Dieu fut boulu par un juif»; puis, la ruine du Temple, qui étendit la paroisse de Saint-Jean sur ce vaste et silencieux quartier. Son curé était le grand docteur du temps, Jean Gerson, cet homme de combat et de contradiction. Mystique, ennemi des mystiques, mais plus ennemi encore des hommes de matière et de brutalité, pauvre et impuissant curé de Saint-Jean, entre les folies de Saint-Paul et les violences de Saint-Jacques, il censura les princes, il attaqua les bouchers; il écrivit contre les dangereuses sciences de la matière, qui sourdement minaient le christianisme, contre l'astrologie, contre l'alchimie.
Sa tâche était difficile; la partie était forte. La nature, et les sciences de la nature, comprimées par l'esprit chrétien, allaient voir leur renaissance.
Cette dangereuse puissance, longtemps captive dans les creusets et les matrices des disciples d'Averroès, transformée par Arnauld de Villeneuve et quasi spiritualisée[68], se contint encore au treizième siècle; au quinzième, elle flamba...
Combien, en présence de cette éblouissante apparition, la vieille éristique pâlit! Celle-ci avait tout occupé en l'homme; puis, tout laissé vide. Dans l'entr'acte de la vie spirituelle, l'éternelle nature reparaît, toujours jeune et charmante. Elle s'empare de l'homme défaillant, et l'attire contre son sein.
Elle revient après le christianisme, malgré lui, elle revient comme péché. Le charme n'en est que plus irritant pour l'homme, le désir plus âpre. N'étant pas encore comprise, n'étant pas science, mais magie, elle exerce sur l'homme une fascination meurtrière. Le fini va se perdre dans le charme infiniment varié de la nature. Lui, il donne, donne sans compter. Elle, belle, immuable, elle reçoit toujours et sourit.
Il faut donc que tout y passe. L'alchimiste vieillissant à la recherche de l'or, maigre et pâle sur son creuset, soufflera jusqu'à la fin. Il brûlera ses meubles, ses livres; il brûlerait ses enfants... D'autres poursuivront la nature dans ses formes les plus séduisantes; ils languiront à la recherche de la beauté. Mais la beauté fuit comme l'or; chacune de ses gracieuses apparitions échappe à l'homme, vaine et vide, et toute vaine qu'elle est, elle n'emporte pas moins les plus riches dons de son être... Ainsi triomphe de l'être éphémère l'insatiable, l'infatigable nature. Elle absorbe sa vie, sa force; elle le reprend en elle, lui et son désir, et résout l'amour et l'amant dans l'éternelle chimie.
Que si la vie ne manque point, mais que seulement l'âme défaille, alors c'est bien pis. L'homme n'a plus de la vie que la conscience de sa mort. Ayant éteint son dieu intérieur, il se sent délaissé de Dieu, et comme excepté seul de l'universelle providence.
Seul... Mais au moyen âge on n'était pas longtemps seul. Le Diable vient vite, dans ces moments, à la place de Dieu. L'âme gisante est pour lui un jouet qu'il tourne et pelote... Et cette pauvre âme est si malade qu'elle veut rester malade, creusant son mal et fouillant les mauvaises jouissances: Mala mentis gaudia. Leurrée de croyances folles, amusée de lueurs sombres, menée de côté et d'autre par la vaine curiosité, elle cherche à tâtons dans la nuit; elle a peur et elle cherche...
Ce sont d'étranges époques. On nie, on croit tout. Une fiévreuse atmosphère de superstition sceptique enveloppe les villes sombres. L'ombre augmente dans leurs rues étroites; leur brouillard va s'épaississant aux fumées d'alchimie et de sabbat. Les croisées obliques ont des regards louches. La boue noire des carrefours grouille en mauvaises paroles. Les portes sont fermées tout le jour; mais elles savent bien s'ouvrir le soir pour recevoir l'homme du mal, le juif, le sorcier, l'assassin.
On s'attend alors à quelque chose. À quoi? On l'ignore. Mais la nature avertit; les éléments semblent chargés. Le bruit courut un moment, sous Charles VI, qu'on avait empoisonné les rivières[69]. Dans tous les esprits, flottait d'avance une vague pensée de crime.
CHAPITRE III
Folie de Charles VI (1392-1400).
Cette brutale histoire qui va présenter tant de crimes hardis, de crimes orgueilleux qui cherchent le jour, elle commence par un vilain crime de nuit, un guet-apens. Ce fut un attentat de la féodalité mourante contre le droit féodal, commis en trahison par un arrière-vassal sur un officier de son suzerain, dans la résidence du suzerain même; et par-dessus, ce fut un sacrilège, l'assassin ayant pris pour faire son coup le jour du Saint-Sacrement.
Les Marmousets, les petits devenus maîtres des grands, étaient mortellement haïs; Clisson, de plus, était craint. En France, il était connétable, l'épée du roi contre les seigneurs; en Bretagne, il était au contraire le chef des seigneurs contre le duc. Lié étroitement aux maisons de Penthièvre et d'Anjou, il n'attendait qu'une occasion pour chasser le duc de Bretagne et le renvoyer chez ses amis, les Anglais. Le duc, qui le savait à merveille, qui vivait en crainte continuelle de Clisson, et ne rêvait que du terrible borgne[70], ne pouvait se consoler d'avoir eu son ennemi entre les mains, de l'avoir tenu et de n'avoir pas eu le courage de le tuer. Or il y avait un homme qui avait intérêt à tuer Clisson, qui avait tout à craindre du connétable et de la maison d'Anjou. C'était un seigneur angevin, Pierre de Craon, qui, ayant volé le trésor du duc d'Anjou, son maître, dans l'expédition de Naples, fut cause qu'il périt sans secours[71]. La veuve ne perdait pas de vue cet homme, et Clisson, allié de la maison d'Anjou, ne rencontrait pas le voleur sans le traiter comme il le méritait.
Les deux peurs, les deux haines s'entendirent. Craon promit au duc de Bretagne de le défaire de Clisson. Il revint secrètement à Paris, rentra de nuit dans la ville; les portes étaient toujours ouvertes depuis la punition des Maillotins. Il remplit de coupe-jarrets son hôtel du Marché-Saint-Jean. Là, portes et croisées fermées, ils attendirent plusieurs jours. Enfin le 13 juin, jour de la fête du Saint-Sacrement, un grand gala ayant eu lieu à l'hôtel Saint-Paul, joûtes, souper et danses après minuit, le connétable revenait presque seul à son hôtel de la rue de Paradis. Ce vaste et silencieux Marais, assez désert même aujourd'hui, l'était bien plus alors; ce n'étaient que grands hôtels, jardins et couvents. Craon se tint à cheval avec quarante bandits au coin de la rue Sainte-Catherine; Clisson arrive, ils éteignent les torches, fondent sur lui. Le connétable crut d'abord que c'était un jeu du jeune frère du roi. Mais Craon voulut, en le tuant, lui donner l'amertume de savoir par qui il mourait. «Je suis votre ennemi, lui dit il, je suis Pierre de Craon.» Le connétable, qui n'avait qu'un petit coutelas, para du mieux qu'il put. Enfin, atteint à la tête, il tomba; fort heureusement, il ouvrit en tombant une porte entre-bâillée, celle d'un boulanger qui chauffait son four à cette heure avancée de la nuit. La tête et la moitié du corps se trouvèrent dans la boutique; pour l'achever, il eût fallu entrer. Mais les quarante braves n'osèrent descendre de cheval; ils aimèrent mieux croire qu'il en avait assez, et se sauvèrent au galop par la porte Saint-Antoine.
Le roi, qui se couchait, fut averti un moment après. Il ne prit pas le temps de s'habiller; il vint sans attendre sa suite, en chemise, dans un manteau. Il trouva le connétable déjà revenu à lui et lui promit de le venger, jurant que jamais chose ne serait payée plus cher que celle-là.
Cependant le meurtrier s'était blotti dans son château de Sablé au Maine, puis dans quelque coin de la Bretagne. Les oncles du roi qui étaient ravis de l'événement, et qui d'avance en avaient su quelque chose, disaient, pour amuser le roi et gagner du temps, que Craon était en Espagne. Mais le roi ne s'y trompait pas. C'était le duc de Bretagne qu'il voulait punir. Il était loin, ce duc; il fallait l'atteindre chez lui, dans son pauvre et rude pays, à travers les forêts du Mans, de Vitré, de Rennes. Il fallait que les oncles du roi lui amenassent leurs vassaux, c'est-à-dire qu'ils se prêtassent à punir le crime de leurs amis, le leur peut-être[72]. Le roi, ne sachant comment venir à bout de leur répugnance et de leurs lenteurs, alla jusqu'à rendre au duc de Berri le Languedoc qu'il lui avait si justement retiré[73].
Il était languissant, malade d'impatience. Il avait eu une fièvre chaude peu de temps auparavant, et n'était pas trop remis. Il y avait en lui quelque chose d'égaré et comme d'étrange. Ses oncles auraient voulu qu'il se soignât, qu'il se tînt tranquille, qu'il s'abstînt surtout de venir au conseil; mais ils ne gagnaient rien sur lui. Il monta à cheval malgré eux, et les mena jusqu'au Mans. Là, ils parvinrent encore à le retenir trois semaines. Enfin, se croyant mieux, il n'écouta plus rien et fit déployer son étendard.
C'était le milieu de l'été, les jours brûlants, les lourdes chaleurs d'août. Le roi était enterré dans un habit de velours noir, la tête chargée d'un chaperon écarlate, aussi de velours. Les princes traînaient derrière sournoisement, et le laissaient seul, afin, disaient-ils, de lui faire moins de poussière. Seul, il traversait les ennuyeuses forêts du Maine, de méchants bois pauvres d'ombrage, les chaleurs étouffées des clairières, les mirages éblouissants du sable à midi. C'était aussi dans une forêt, mais combien différente! que, douze ans auparavant, il avait fait rencontre du cerf merveilleux qui promettait tant de choses. Il était jeune alors, plein d'espoir, le cœur haut, tout dressé aux grandes pensées. Mais combien il avait fallu en rabattre! Hors du royaume, il avait échoué partout, tout tenté et tout manqué. Dans le royaume même, était-il bien roi? Voilà que tout le monde, les princes, le clergé, l'Université, attaquaient ses conseillers. On lui faisait le dernier outrage, on lui tuait son connétable et personne ne remuait; un simple gentilhomme, en pareil cas, aurait eu vingt amis pour lui offrir leur épée. Le roi n'avait pas même ses parents; ils se laissaient sommer de leur service féodal, et alors ils se faisaient marchander; il fallait les payer d'avance, leur distribuer des provinces, le Languedoc, le duché d'Orléans. Son frère, ce nouveau duc d'Orléans, c'était un beau jeune prince qui n'avait que trop d'esprit et d'audace, qui caressait tout le monde; il venait de mettre dans les fleurs de lis la belle couleuvre de Milan[74]... Donc, rien d'ami ni de sûr. Des gens qui n'avaient pas craint d'attaquer son connétable à sa porte, ne se feraient pas grand scrupule de mettre la main sur lui. Il était seul parmi des traîtres... Qu'avait-il fait pourtant pour être ainsi haï de tous, lui qui ne haïssait personne, qui plutôt aimait tout le monde? Il aurait voulu pouvoir faire quelque chose pour le soulagement du peuple, tout au moins il avait bon cœur; les bonnes gens le savaient bien.
Comme il traversait ainsi la forêt, un homme de mauvaise mine, sans autre vêtement qu'une méchante cotte blanche, se jette tout à coup à la bride du cheval du roi, criant d'une voix terrible: «Arrête, noble roi, ne passe outre, tu es trahi!» On lui fit lâcher la bride, mais on le laissa suivre le roi et crier une demi-heure.
Il était midi, et le roi sortait de la forêt pour entrer dans une plaine de sable où le soleil frappait d'aplomb. Tout le monde souffrait de la chaleur. Un page qui portait la lance royale s'endormit sur son cheval, et la lance tombant alla frapper le casque que portait un autre page. À ce bruit d'acier, à cette lueur, le roi tressaille, tire l'épée et, piquant des deux, il crie: «Sus, sus aux traîtres! ils veulent me livrer!» Il courait ainsi l'épée nue sur le duc d'Orléans. Le duc échappa, mais le roi eut le temps de tuer quatre hommes avant qu'on pût l'arrêter[75]. Il fallut qu'il se fut lassé; alors, un de ses chevaliers vint le saisir par derrière. On le désarma, on le descendit de cheval, on le coucha doucement par terre. Les yeux lui roulaient étrangement dans la tête, il ne reconnaissait personne et ne disait mot. Ses oncles, son frère, étaient autour de lui. Tout le monde pouvait approcher et le voir. Les ambassadeurs d'Angleterre y vinrent comme les autres, ce qu'on trouva généralement fort mauvais. Le duc de Bourgogne, surtout, s'emporta contre le chambellan La Rivière qui avait laissé voir le roi en cet état aux ennemis de la France.
Lorsqu'il revint un peu à lui, et qu'il sut ce qu'il avait fait, il en eut horreur, demanda pardon et se confessa. Les oncles s'étaient emparés de tout, et avaient mis en prison La Rivière et les autres conseillers du roi; Clisson avait seul échappé. Toutefois le roi défendit qu'on leur fît mal, et leur fit même rendre leurs biens[76].
Les médecins ne manquèrent point au royal malade, mais ils ne firent pas grand'chose. C'était déjà, comme aujourd'hui, la médecine matérialiste, qui soigne le corps sans se soucier de l'âme, qui veut guérir le mal physique sans rechercher le mal moral, lequel pourtant est ordinairement la cause première de l'autre. Le moyen âge faisait tout le contraire; il ne connaissait pas toujours les remèdes matériels; mais il savait à merveille calmer, charmer le malade, le préparer à se laisser guérir. La médecine se faisait chrétiennement, au bénitier même des églises. Souvent on commençait par confesser le patient, et l'on connaissait ainsi sa vie, ses habitudes. On lui donnait ensuite la communion, ce qui aidait à rétablir l'harmonie des esprits troublés. Quand le malade avait mis bas la passion, l'habitude mauvaise, dépouillé le vieil homme, alors on cherchait quelque remède. C'était ordinairement quelque absurde recette; mais sur un homme si bien préparé tout réussissait. Au quatorzième siècle, on ne connaissait déjà plus ces ménagements préalables; on s'adressait directement, brutalement au corps; on le tourmentait. Le roi se lassa bientôt du traitement, et dans un moment de raison il chassa ses médecins.
Les gens de la cour l'engageaient à ne chercher d'autre remède que les amusements, les fêtes, à guérir la folie par la folie. Une belle occasion se présenta: la reine mariait une de ses dames allemandes, déjà veuve. Les noces de veuves étaient des charivaris, des fêtes folles, où l'on disait et faisait tout. Afin d'en faire, s'il se pouvait, davantage, le roi et cinq chevaliers se déguisèrent en satyres. Celui qui mettait en train ces farces obscènes était un certain Hugues de Guisay, un mauvais homme, de ces gens qui deviennent quelque chose en amusant les grands et marchant sur les petits. Il fit coudre ces satyres dans une toile enduite de poix-résine, sur quoi fut collée une toison d'étoupes qui les faisait paraître velus comme des boucs. Pendant que le roi, sous ce déguisement, lutine sa jeune tante, la toute jeune épouse du vieux duc de Berri, le duc d'Orléans, son frère, qui avait passé la soirée ailleurs, rentre avec le comte de Bar; ces malheureux étourdis imaginent, pour faire peur aux dames, de mettre le feu aux étoupes. Ces étoupes tenaient à la poix-résine; à l'instant les satyres flambèrent. La toile était cousue; rien ne pouvait les sauver. Ce fut chose horrible de voir courir dans la salle ces flammes vivantes, hurlantes... Heureusement, la jeune duchesse de Berri retint le roi, l'empêcha de bouger, le couvrit de sa robe, de sorte qu'aucune étincelle ne tombât sur lui. Les autres brûlèrent une demi-heure, et mirent trois jours à mourir[77].
Les princes avaient tout à craindre, si le roi n'eût échappé; le peuple les aurait mis en pièces. Quand le bruit de cette aventure se répandit dans la ville, ce fut un mouvement général d'indignation et de pitié. Que l'on abandonnât le roi à ces honteuses folies, qu'il eût risqué, innocent et simple qu'il était, d'être enveloppé dans ce terrible châtiment de Dieu, l'honnête bourgeoisie de Paris frémissait d'y penser. Ils se portèrent plus de cinq cents à l'hôtel Saint-Paul. On ne put les calmer qu'en leur montrant leur roi sous son dais royal, où il les remercia et leur dit de bonnes paroles.
Une telle secousse ne pouvait manquer d'amener une rechute. Celle-ci fut violente. Il soutenait qu'il n'était point marié, qu'il n'avait pas d'enfant. Un autre trait de sa folie, et ce n'était pas le plus fol, c'était de ne vouloir plus être lui-même, point Charles, point roi. S'il voyait des lis sur les vitraux ou sur les murs, il s'en moquait, dansait devant, les brisait, les effaçait. «Je m'appelle Georges, disait-il; mes armes sont un lion percé d'une épée[78].»
Les femmes seules avaient encore puissance sur lui, sauf la reine, qu'il ne pouvait plus souffrir. Une femme l'avait sauvé du feu. Mais celle qui avait sur lui le plus d'empire, c'était sa belle-sœur, Valentina, la duchesse d'Orléans. Il la reconnaissait fort bien, et l'appelait: «Chère sœur.» Il fallait qu'il la vît tous les jours; il ne pouvait durer sans elle; si elle ne venait, il l'allait chercher. Cette jeune femme, déjà délaissée de son mari, avait pour le pauvre fol un singulier attrait; ils étaient tous deux malheureux. Elle seule savait se faire écouter de lui; il lui obéissait, ce fol, elle était devenue sa raison.
Personne, que je sache, n'a bien expliqué encore ce phénomène de l'infatuation, cette fascination étrange qui tient de l'amour et n'est pas l'amour. Ce ne sont pas seulement les personnes qui l'exercent; les lieux ont aussi cette influence; témoin le lac dont Charlemagne ne pouvait, dit-on, détacher ses yeux[79]. Si la nature, si les forêts muettes, les froides eaux, nous captivent et nous fascinent, que sera-ce donc de la femme? Quel pouvoir n'exercera-t-elle pas sur l'âme souffrante qui viendra chercher près d'elle le charme des entretiens solitaires et des voluptueuses compassions?
Douce, mais dangereuse médecine, qui calme et qui trouble. Le peuple, qui juge grossièrement, et qui juge bien, sentait que ce remède était un mal encore. Elle a, disaient-ils, cette Visconti, venue du pays des poisons, des maléfices, elle a ensorcelé le roi... Et il pouvait bien y avoir, en effet, quelque enchantement dans les paroles de l'Italienne, un subtil poison dans le regard de la femme du Midi.
Un meilleur remède aux troubles d'esprit, un moyen plus sage d'harmoniser nos puissances morales, c'est de recourir à la paix suprême, de se réfugier en Dieu. Le roi se voua à saint Denis, et lui offrit une grosse châsse d'or. Il se fit mener en Bretagne, au mélancolique pèlerinage du Mont-Saint-Michel, in periculo maris; plus tard, aux affreuses montagnes volcaniques du Puy-en-Velay. On lui fit faire aussi de sévères ordonnances contre les blasphémateurs, contre les juifs. Cette fois, du moins, les juifs furent mieux traités; le roi, en les chassant, leur permit d'emporter leurs biens. Une autre ordonnance accordait un confesseur aux condamnés, de manière qu'en tuant le corps on sauvât du moins l'âme. Tout jeu fut défendu, sauf l'utile exercice de l'arbalète. Une fille du roi fut offerte à la Vierge, et faite religieuse en naissant; on espérait que l'innocente créature expierait les péchés de son père et lui obtiendrait guérison.
De toutes les bonnes œuvres royales, la plus royale c'est la paix; ainsi en jugeait saint Louis[80]. Les rois ne sont ici-bas que pour garder la paix de Dieu. On croyait généralement que la maison de France était frappée pour avoir mis la guerre et le schisme dans le monde chrétien. Donc, la paix était le remède; paix de l'Église entre Rome et Avignon, par la cession des deux papes; paix de la chrétienté entre la France et l'Angleterre, par un bon traité entre les deux rois, par une belle croisade contre le Turc, c'était le vœu de tout le monde; c'était ce que disaient tout haut les sermons des prédicateurs, les harangues de l'Université; tout bas les pleurs et les prières de tant de misérables, la prière commune des familles, celle que les mères enseignaient le soir aux petits enfants.
Il faut voir avec quelle vivacité Jean Gerson célèbre ce beau don de la paix, dans un de ces moments d'espoir où l'on crut à la cession des deux papes. Ce sermon est plutôt un hymne; l'ardent prédicateur devient poète et rime sans le vouloir; nul doute que ces rimes n'aient été redites et chantées par la foule émue qui les entendait:
«Allons, allons, sans attarder,
Allons de paix le droit chemin...
Grâces à Dieu, honneur et gloire,
Quand il nous a donné victoire.
«Élevons nos cœurs, ô dévot peuple chrétien! mettons hors toute autre cure, donnons cette heure à considérer le beau don de paix qui approche. Que de fois, par grands désirs, depuis près de trente ans, avons-nous demandé la paix, soupiré la paix! Veniat pax[81]!»
Les rois se réconcilièrent plus aisément que les papes. Les Anglais ne voulaient point la paix[82]; mais leur roi la voulut; il signa du moins une trêve de vingt-huit ans. Richard II, haï des siens, avait besoin de l'amitié de la France. Il épousa une fille du roi[83], avec une dot énorme de huit cent mille écus[84]. Mais il rendait Brest et Cherbourg.
Cet heureux traité permit à la noblesse de France, ce qu'elle souhaitait depuis si longtemps, de faire encore une croisade. La guerre contre les infidèles, c'était la paix entre les chrétiens. Il n'y avait plus si loin à chercher la croisade; elle venait nous chercher. Les Turcs avançaient; ils enveloppaient Constantinople, serraient la Hongrie. Ce rapide conquérant, Bajazet l'Éclair (Hilderim), avait, disait-on, juré de faire manger l'avoine à son cheval sur l'autel de Saint-Pierre de Rome. Une nombreuse noblesse partit, le connétable, quatre princes du sang, plusieurs hommes de grande réputation, l'amiral de Vienne, les sires de Couci, de Boucicaut. L'ambitieux duc de Bourgogne obtint que son fils, le duc de Nevers, un jeune homme de vingt-deux ans, fût le chef de ces vieux et expérimentés capitaines[85]. Une foule de jeunes seigneurs qui faisaient leurs premières armes déployèrent un luxe insensé. Les bannières, les guidons, les housses, étaient chargés d'or et d'argent; les tentes étaient de satin vert. La vaisselle d'argent suivait sur des chariots; les bateaux de vins exquis descendaient le Danube. Le camp de ces croisés fourmillait de femmes et de filles.
Que devenait, pendant ce temps, l'affaire du schisme? Reprenons d'un peu plus haut.
Longtemps les princes avaient exploité à leur profit la division de l'Église; le duc d'Anjou d'abord, puis le duc de Berri. Les papes d'Avignon, serviles créatures de ces princes, ne donnaient de bénéfices qu'à ceux qu'ils leur désignaient. Les prêtres erraient, mouraient de faim. Les suppôts de l'Université, les plus savants élèves qu'elle formait, ses plus éloquents docteurs, restaient oubliés à Paris, languissant dans quelque grenier[86].
À la longue pourtant, quand l'Église fut presque ruinée, et que les abus devinrent moins lucratifs, alors, enfin, les princes commencèrent à écouter les plaintes de l'Université. Cette compagnie, enhardie par l'abaissement des papes, prit en main l'autorité; elle déclara qu'elle avait de droit divin la charge non seulement d'enseigner, mais de corriger et de censurer, de censurer et doctrinaliter et judicialiter, pour parler le langage du temps. Elle appela tous ses membres à donner avis sur la grande question de l'union de l'Église. Tous votèrent, du plus grand au plus petit. Un tronc était ouvert aux Mathurins. Le moindre des pauvres maîtres de Sorbonne, le plus crasseux des cappets de Montaigu, y jeta son vote. On en compta dix mille; mais les dix mille votes se réduisirent à trois avis: compromis entre les deux papes, cession de l'un et de l'autre, concile général pour juger l'affaire. La voie de cession sembla la plus sûre. On la croyait d'autant plus facile que Clément VII venait de mourir. Le roi écrivit aux cardinaux de surseoir à l'élection. Ils gardèrent ses lettres cachetées, et se hâtèrent d'élire. Le nouvel élu, Pierre de Luna, Benoît XIII, avait promis, il est vrai, de tout faire pour l'union de l'Église, et de céder, s'il le fallait[87].
Pour obtenir de lui qu'il tînt parole, on lui envoya la plus solennelle ambassade qu'aucun pape eût jamais reçue. Les ducs de Berri, de Bourgogne et d'Orléans vinrent le trouver à Avignon, avec un docteur envoyé par l'Université de Paris. Celui-ci harangua le pape avec la plus grande hardiesse. Il avait pris ce texte: «Illuminez, grand Dieu, ceux qui devraient nous conduire et qui sont eux-mêmes dans les ténèbres et dans l'ombre de la mort.» Le pape parla à merveille; il répondit avec beaucoup de présence d'esprit et d'éloquence, protestant qu'il ne désirait rien plus que l'union. C'était un habile homme, mais un Aragonais, une tête dure, pleine d'obstination et d'astuce. Il se joua des princes, lassa leur patience, les excédant de doctes harangues, de discours, de réponses et de répliques, lorsqu'il ne fallait, comme on le lui dit, qu'un tout petit mot: Cession[88]. Puis, quand il les vit languissants, découragés, malades d'ennui, il s'en débarrassa par un coup hardi. Les princes ne demeuraient pas dans la ville d'Avignon, mais de l'autre côté, à Villeneuve, et tous les jours ils passaient le pont du Rhône, pour conférer avec le pape. Un matin, ce pont se trouva brûlé, on ne passait qu'en barque avec danger et lenteur. Le pape assura qu'il allait rétablir le pont[89]. Mais les princes perdirent patience, et laissèrent l'Aragonais maître du champ de bataille. La paix de l'Église fut ajournée pour longtemps.
Les affaires de Turquie, d'Angleterre, ne tournèrent pas mieux.
Le 25 décembre 1396, pendant la nuit de Noël, au milieu des réjouissances de cette grande fête, tous les princes étant chez le roi, un chevalier entra à l'hôtel Saint-Paul, tout botté et en éperons. Il se jeta à genoux devant le roi, et dit qu'il venait de la part du duc de Nevers, prisonnier des Turcs. L'armée tout entière avait péri. De tant de milliers d'hommes, il restait vingt-huit hommes, les plus grands seigneurs, que les Turcs avaient réservés pour les mettre à rançon.
Il n'y a pas lieu de s'en étonner; la folle présomption des croisés ne pouvait qu'amener un tel désastre. Ils n'avaient pas même voulu croire que les Turcs pussent les attendre. Bajazet était à six lieues, que le maréchal Boucicaut faisait couper les oreilles aux insolents qui prétendaient que cette canaille infidèle osait venir à sa rencontre[90].
Le roi de Hongrie, qui avait appris à ses dépens ce genre de guerre, pria du moins les croisés de laisser ses Hongrois à l'avant-garde, d'opposer ainsi des troupes légères aux troupes légères, de se réserver. C'était l'avis du sire de Couci. Mais les autres ne voulurent rien écouter. L'avant-garde était le poste d'honneur pour des chevaliers; ils coururent à l'avant-garde, ils chargèrent, et d'abord renversèrent tout devant eux. Derrière les premiers corps, ils en trouvèrent d'autres, et les dispersèrent encore. Les janissaires mêmes furent enfoncés. Arrivés ainsi au haut d'une colline, ils aperçurent de l'autre côté quarante mille hommes de réserve, et virent en même temps les grandes ailes de l'armée turque qui se rapprochaient pour les enfermer. Alors, il y eut un moment de terreur panique; la foule des croisés se débanda; les chevaliers seuls s'obstinèrent; ils pouvaient encore se replier sur les Hongrois, qui étaient tout près derrière eux et encore entiers. Mais après de telles bravades il y aurait eu trop de honte; ils s'élancèrent à travers les Turcs, et se firent tuer pour la plupart.
Quand le sultan vit le champ de bataille et l'immense massacre qui avait été fait des siens, il pleura, se fit amener tous les prisonniers, et les fit décapiter ou assommer; ils étaient dix mille[91]. Il n'épargna que le duc de Nevers et vingt-quatre des plus grands seigneurs; il fallut qu'ils fussent témoins de cette horrible boucherie.
Dès qu'on sut l'événement, et dans quel péril se trouvait encore le comte de Nevers, le roi de France et le duc de Bourgogne se hâtèrent d'envoyer au cruel sultan de riches présents pour l'apaiser; un drageoir d'or, des faucons de Norwège, du linge de Reims, des tapisseries d'Arras qui représentaient Alexandre-le-Grand. On rassembla promptement les deux cent mille ducats qu'il exigeait pour rançon. Lui, il envoya aussi des présents au roi de France; mais c'étaient des dons insolents et dérisoires: une masse de fer, une cotte d'armes de laine à la turque, un tambour et des arcs dont les cordes étaient tissues avec des entrailles humaines[92]. Pour que rien ne manquât à l'outrage, il fit venir ses prisonniers au départ, et, s'adressant au comte de Nevers, il lui dit ces rudes paroles[93]: «Jean, je sais que tu es un grand seigneur en ton pays, et fils d'un grand seigneur. Tu es jeune, tu as long avenir. Il se peut que tu sois confus et chagrin de ce qui t'est advenu lors de ta première chevalerie, et que, pour réparer ton honneur, tu rassembles contre moi une puissante armée. Je pourrais, avant de te délivrer, te faire jurer, sur ta foi et ta loi, que tu n'armeras contre moi ni toi ni tes gens. Mais non, je ne ferai faire ce serment ni à eux ni à toi. Quand tu seras de retour là-bas, arme-toi, si cela te fait plaisir, et viens m'attaquer. Et ce que je te dis, je le dis pour tous les chrétiens que tu voudrais amener. Je suis né pour guerroyer toujours, toujours conquérir.»
La honte était grande pour le royaume, le deuil universel. Il y avait peu de nobles familles qui n'eussent perdu quelqu'un. On n'entendait aux églises que des messes des morts. On ne voyait que gens en noir.
À peine on quittait ce deuil, que le roi et le royaume en eurent un autre à porter. Le gendre de Charles VI, le roi d'Angleterre Richard II, fut, au grand étonnement de tout le monde, renversé en quelques jours par son cousin Bolingbroke, fils du duc de Lancastre. Richard était ami de la France. Sa terrible catastrophe et l'usurpation des Lancastre nous préparaient Henri V et la bataille d'Azincourt.
Nous parlerons ailleurs, et tout au long, de cette ambitieuse maison de Lancastre, les sourdes menées par lesquelles, ayant manqué le trône de Castille, elle se prépara celui de l'Angleterre. Un mot seulement de la catastrophe.
Quelque violent et aveugle que fût Richard, sa mort fut pleurée. C'était le fils du Prince Noir; il était né en Guyenne, sur une terre conquise, dans l'insolence des victoires de Créci et de Poitiers; il avait le courage de son père, il le prouva dans la grande révolte de 1380, où il comprima le peuple, qui voulait faire main basse sur l'aristocratie. Il était difficile qu'il se laissât faire la loi par ceux qu'il avait sauvés, par les barons et les évêques, par ses oncles, qui les excitaient sous main. Il entra contre eux tous dans une lutte à mort; provoqué par le Parlement impitoyable, qui lui tua ses favoris, il fut à son tour sans pitié; il fit tuer son oncle Glocester, et chassa le fils de son autre oncle Lancastre. C'était jouer quitte ou double. Mais sa violence sembla justifiée par la lâcheté publique. Il trouva un empressement extraordinaire dans les amis à trahir leurs amis; il y eut foule pour dénoncer, pour jurer et parjurer; chacun tâchait de se laver avec le sang d'un autre[94]. Richard en eut mal au cœur, et un tel mépris des hommes, qu'il crut ne pouvoir jamais trop fouler cette boue. Il osa déclarer dix-sept comtés coupables de trahison et acquis à la couronne, condamnant tout un peuple en masse pour le rançonner en détail, escomptant le pardon, revendant aux gens leurs propres biens, brocantant l'iniquité. Cet acte, audacieusement fou, par delà toutes les folies de Charles VI, perdit Richard II. Les Anglais lui léchaient les mains, tant qu'il se contentait de verser du sang. Dès qu'il toucha leurs biens, à leur arche sacro-sainte, la propriété, ils appelèrent le fils de Lancastre[95].
Celui-ci était encouragé tantôt par Orléans, tantôt par Bourgogne, qui, sans doute, souhaitait, comme précédent, le triomphe des branches cadettes. Il passa en Angleterre, protestant hypocritement qu'il ne demandait autre chose que l'héritage de son père. Mais quand même il eût voulu s'en tenir là, il ne l'aurait pu. Tout le monde vint se joindre à lui, comme ils ont fait tant de fois[96], et pour York et pour Warwick, et pour Édouard IV et pour Guillaume. Richard se trouva seul; tous le quittèrent, même son chien[97]. Le comte de Northumberland l'amusa par des serments, le baisa et le livra. Conduit à son rival sur un vieux cheval étique, abreuvé d'outrages, mais ferme, il accepta avec dignité le jugement de Dieu, il abdiqua[98]. Lancastre fut obligé par les siens de régner, obligé, pour leur sûreté, de leur laisser tuer Richard[99].
Le gendre du roi avait péri, et avec lui l'alliance anglaise et la sécurité de la France. La croisade avait manqué, les Turcs pouvaient avancer. La chrétienté semblait irrémédiablement divisée, le schisme incurable. Ainsi la paix, espérée un instant, s'éloignait de plus en plus. Elle ne pouvait revenir dans les affaires, n'étant pas dans les esprits; jamais ils ne furent moins pacifiés, plus discordants d'orgueil, de passions violentes et de haines.
On avait beau prier Dieu pour la paix et pour la santé du roi; ces prières, parmi les injures et les malédictions, ne pouvaient se faire entendre. Tout en s'adressant à Dieu, on essayait aussi du Diable. On faisait des offrandes à l'un, pour l'autre des conjurations. On implorait à la fois le ciel et l'enfer.
On avait fait venir du Languedoc un homme fort extraordinaire qui veillait, jeûnait comme un saint, non pour se sanctifier, mais afin d'acquérir influence sur les éléments et de faire des astres ce qu'il voulait. Sa science était dans un livre merveilleux qui s'appelait Smagorad, et dont l'original avait été donné à Adam[100]. Notre premier père, disait-il, ayant pleuré cent ans son fils Abel, Dieu lui envoya ce livre par un ange pour le consoler, le relever de sa chute, pour donner à l'homme régénéré puissance sur les étoiles.
Le livre ne réussissant pas pour Charles VI aussi bien que pour Adam, on eut recours à deux Gascons ermites de Saint-Augustin. On les établit à la Bastille près de l'hôtel Saint-Paul. On leur fournit tout ce qu'ils demandaient, entre autres choses des perles en poudre, dont ils firent un breuvage pour le roi. Ce breuvage, et les paroles magiques dont ils le fortifiaient, ne produisirent aucun bien durable; les deux moines, pour s'excuser, accusèrent le barbier du roi et le concierge du duc d'Orléans de troubler leurs opérations par de mauvais sortilèges. Ce barbier avait été vu, disait-on, rôdant autour du gibet, pour y prendre les ingrédients de ses maléfices. Toutefois les moines ne purent rien prouver; on les sacrifia au duc d'Orléans, au clergé. Ils avaient fait grand scandale. Tout le monde venait les consulter à la Bastille, leur demander des remèdes pour les maladies, des philtres d'amour. Ils furent dégradés en Grève par l'évêque de Paris, puis promenés par la ville, décapités, mis en quartiers, et les quartiers attachés aux portes de Paris.
L'effet de ces mauvais remèdes fut d'aggraver le mal. Le pauvre prince, après une lueur de raison, sentit l'approche de la frénésie; il dit lui-même qu'il fallait se hâter de lui ôter son couteau[101]. Il souffrait de grandes douleurs, et disait, les larmes aux yeux, qu'il aimerait mieux mourir. Tout le monde pleurait aussi, quand on l'entendait dire, comme il fit au milieu de toute sa maison: «S'il est ici parmi vous, celui qui me fait souffrir, je le conjure, au nom de Notre-Seigneur, de ne pas me tourmenter davantage, de faire que je ne languisse plus; qu'il m'achève plutôt, et que je meure.»
Hélas! disaient les bonnes gens, comment un roi si débonnaire[102] est-il ainsi frappé de Dieu et livré aux mauvais esprits? Il n'a pourtant jamais fait de mal. Il n'était pas fier; il saluait tout le monde, les petits comme les grands[103]. On pouvait lui dire tout ce qu'on voulait. Il ne rebutait personne; dans les tournois, il joûtait avec le premier venu. Il s'habillait simplement, non comme un roi, mais comme un homme. Il était paillard, il est vrai; il aimait les femmes, les filles. Après tout, on ne pouvait dire qu'il eût jamais fait de peine aux familles honnêtes. La reine ne voulant plus coucher avec lui, on lui mettait dans son lit une petite fille[104], mais c'était en la payant bien, et jamais il ne lui fit mal dans ses plus mauvais moments.
Ah! s'il avait eu sa tête, la ville et le royaume s'en seraient bien mieux trouvés. Chaque fois qu'il revenait à lui, il tâchait de faire un peu de bien, de remédier à quelque mal. Il avait essayé de mettre de l'ordre dans les finances, de révoquer les dons qu'on lui surprenait dans ses absences d'esprit. Comment n'aurait-il pas eu bon cœur pour les chrétiens, lui qui avait ménagé les juifs même, en les renvoyant?...
En quelque état qu'il fût, il voyait toujours avec plaisir ses braves bourgeois. «Je n'ai, disait-il, confiance qu'en mon prévôt des marchands, Juvénal, et mes bourgeois de Paris.» Quand d'autres gens venaient le voir, il regardait d'un air effaré; mais quand c'était le prévôt, il lui parlait; il disait: «Juvénal, ne perdons pas notre temps, faisons de bonne besogne.»
Nous avons remarqué au commencement de cette histoire, en parlant des rois fainéants, combien le peuple était naturellement porté à respecter ces muettes et innocentes figures, qui passaient deux fois par an devant lui sur leur char attelé de bœufs. Les musulmans regardent les idiots comme marqués du sceau de Dieu, et souvent comme personnes saintes. Dans certains cantons de la Savoie, c'est un touchant préjugé que le crétin porte bonheur à sa famille. La brute qui ne suit que l'instinct, en qui la raison individuelle est nulle, semble, par cela même, rester plus près de la raison divine. Elle est tout au moins innocente.
Rien d'étonnant, si le peuple, au milieu de tous ces princes orgueilleux, violents et sanguinaires, prenait pour objet de prédilection cette pauvre créature, comme lui humiliée sous la main de Dieu. Dieu pouvait par lui, aussi bien que par un plus sage, guérir les maux du royaume. Il n'avait pas fait grand'chose; mais visiblement il aimait le peuple. Il aimait! mot immense. Le peuple le lui rendit bien. Il lui resta toujours fidèle. Dans quelque abaissement qu'il fût, il s'obstina à espérer en lui; il ne voulait être sauvé que par lui. Rien de plus touchant, et en même temps de plus hardi que les paroles par lesquelles le grand prédicateur populaire, Jean Gerson, bravant à la fois les ambitions rivales des princes qui attendaient la succession du malade, s'adresse à lui, et lui dit: Rex, in sempiternum vive!... Ô mon roi, vivez toujours!...
Cet attachement universel du peuple pour Charles VI parut dans un de ces malheureux essais que l'on fit pour le guérir. Deux sorciers offrirent au bailli de Dijon de découvrir d'où venait sa maladie. Au fond d'une forêt voisine, ils élevèrent un grand cercle de fer sur douze colonnes de fer; douze chaînes de fer étaient à l'entour. Mais il fallait trouver douze hommes, prêtres; nobles et bourgeois, qui voulussent entrer dans ce cercle formidable et se laisser lier de ces chaînes. On en trouva onze sans peine, et le bailli fut le douzième, qui se dévouèrent ainsi, au risque d'être peut-être emportés corps et âme par le Diable[105].
Le peuple de Paris voulait toujours voir son roi. Quand il n'était pas trop fol, et qu'on ne craignait pas qu'il fit rien d'inconvenant, on le menait aux églises. Ou bien encore, abattu et languissant, il allait aux représentations des Mystères que les Confrères de la Passion jouaient alors rue Saint-Denis. Ces Mystères, moitié pieux, moitié burlesques, étaient considérés comme des actes de foi. Ceux qui n'y auraient pas trouvé d'amusement n'y eussent pas moins assisté, pour leur édification. Dans plusieurs églises, on avançait l'heure des vêpres pour qu'on pût aller aux Mystères.
Mais on n'osait pas toujours faire sortir le roi. Alors dans son retrait de l'hôtel Saint-Paul, ou dans la librairie du Louvre, amassée par Charles V, on lui mettait dans les mains des figures pour l'amuser. Immobiles dans les livres écrits, ces figures prirent mouvement, et devinrent des cartes[106]. Le roi jouant aux cartes, tout le monde voulut y jouer. Elles étaient peintes d'abord; mais cela étant trop cher, on s'avisa de les imprimer[107]. Ce qu'on aimait dans ce jeu, c'est qu'il empêchait de penser, qu'il donnait l'oubli. Qui eût dit qu'il en sortirait l'instrument qui multiplie la pensée et qui l'éternise, que de ce jeu des fols sortirait le tout-puissant véhicule de la sagesse?
Quelque recette de distraction qu'il y eût au fond de ce jeu, ces rois, ces dames, ces valets dans leur bal perpétuel, dans leurs indifférentes et rapides évolutions, devaient quelquefois faire songer. À force de les regarder, le pauvre fol solitaire pouvait y placer ses rêves; le fol? pourquoi pas le sage?... N'y avait-il pas dans ces cartes de naïves images du temps? N'était-ce pas un beau coup de cartes, et des plus soudains, de voir Bajazet l'Éclair, vainqueur à Nicopolis, quasi-maître de Constantinople, entrer dans une cage de fer? N'en était-ce pas un de voir le gendre du roi de France, le magnifique Richard II, supplanté en quelques jours par l'exilé Bolingbroke? Ce roi, en qui tout à l'heure il y avait dix millions d'hommes, le voilà qui est moins qu'un homme, un homme en peinture, roi de carreau...
Dans une des farces de la basoche que les petits clercs du palais jouaient sur la royale Table de marbre, figuraient comme personnages les temps d'un verbe latin: «Regno, regnavi, regnabo.» Pédantesque comédie, mais dont il était difficile de méconnaître le sens.
Dans l'ordonnance par laquelle Charles VI autorise ceux qui jouaient les Mystères de la Passion, il les appelle «ses amés et chers confrères[108]». Quoi de plus juste, en effet? Triste acteur lui-même, Pauvre jongleur du grand Mystère historique, il allait voir ses confrères, saints, anges et diables, bouffonner tristement la Passion. Il n'était pas seulement spectateur, il était spectacle. Le peuple venait voir en lui la Passion de la royauté. Roi et peuple, ils se contemplaient, et avaient pitié l'un de l'autre. Le roi y voyait le peuple misérable, déguenillé, mendiant. Le peuple y voyait le roi plus pauvre encore sur le trône, pauvre d'esprit, pauvre d'amis, délaissé de sa famille, de sa femme, veuf de lui-même et se survivant, riant tristement du rire des fols, vieil enfant sans père ni mère pour en avoir soin.
La dérision n'eût pas été suffisante, la tragédie eût été moins comique, s'il eût cessé de régner. Le merveilleux, le bizarre, c'est qu'il régnait par moments. Toute négligée et sale qu'était sa personne, sa main signait encore, et semblait toute-puissante. Les plus graves personnages, les plus sages têtes du conseil, venaient entre deux accès profiter d'un moment lucide, épier les faibles lueurs d'une intelligence obscurcie, provoquer les douteux oracles qui tombaient de cette bouche imbécile.
C'était toujours le roi de France, le premier roi chrétien, la tête de la chrétienté. Les principaux États d'Italie, Milan, Florence, Gênes, se disaient ses clients. Gênes ne crut pouvoir échapper à Visconti qu'en se donnant à Charles VI. Ainsi la fortune moqueuse s'amusait à charger d'un nouveau poids cette faible main qui ne pouvait rien porter.
Ce fut un curieux spectacle de voir l'empereur Wenceslas, amené en France par les affaires de l'Église, conférer avec Charles VI (1398). L'un était fol, l'autre presque toujours ivre. Il fallait prendre l'empereur à jeun; mais pour le roi ce n'était pas toujours le moment lucide.
Charles VI ayant eu pourtant trois jours de bon, on en profita pour lui faire signer une ordonnance qui, selon le vœu de l'Université, suspendait l'autorité de Benoît XIII dans le royaume de France. Le maréchal Boucicaut fut envoyé à Avignon pour le contraindre par corps. Le vieux pontife se défendit dans le château d'Avignon, en vrai capitaine (1398-1399). N'ayant plus de bois pour sa cuisine, il brûla une à une les poutres de son palais. Les Français avaient honte eux-mêmes de cette guerre ridicule. Les partisans de l'autre pape ne lui étaient pas plus soumis. Les Romains étaient en armes contre Boniface, comme les Français contre Benoît.
Voilà donc la papauté, l'empire, la royauté aux prises et s'injuriant; l'empereur ivre, le roi idiot, prenant le pouvoir spirituel, suspendant le pape, tandis que le pape saisit les armes temporelles et endosse la cuirasse. Les dieux humains délirent, défendent qu'on leur obéisse, et se proclament fols...
Cela était certain, réel, mais aucunement vraisemblable, contraire à toute raison, propre à faire croire de préférence les mensonges les plus hasardés. Nulle comédie, nul Mystère ne devait dès lors choquer les esprits. Le plus fol n'était pas celui qui oubliait des réalités absurdes pour des fictions raisonnables. Ces Mystères aidaient d'ailleurs à l'illusion par leur prodigieuse durée; quelques-uns se divisaient en quarante jours. Une représentation si longue devenait pour le spectateur assidu une vie artificielle qui faisait oublier l'autre, ou pouvait lui faire douter souvent de quel côté était le rêve[109].
LIVRE VIII
CHAPITRE PREMIER
Le duc d'Orléans, le duc de Bourgogne.—Meurtre du duc d'Orléans (1400-1407).
Il y a dans la personne humaine deux personnes, deux ennemis qui guerroient à nos dépens, jusqu'à ce que la mort y mette ordre. Ces deux ennemis, l'orgueil et le désir, nous les avons vus aux prises dans cette pauvre âme de roi. L'un a prévalu d'abord, puis l'autre; puis, dans ce long combat, cette âme s'est éclipsée, et il n'y a plus eu où combattre. La guerre finie dans le roi, elle éclate dans le royaume; les deux principes vont agir en deux hommes et deux factions, jusqu'à ce que cette guerre ait produit son acte frénétique, le meurtre; jusqu'à ce que, les deux hommes ayant été tués l'un par l'autre, les deux factions, pour se tuer, s'accordent à tuer la France.
Cela dit, au fond tout est dit. Si pourtant on veut savoir le nom des deux hommes, nommons l'homme du plaisir, le duc d'Orléans, frère du roi; l'homme de l'orgueil, du brutal et sanguinaire orgueil, Jean-sans-Peur, duc de Bourgogne.
Les deux hommes et les deux partis doivent se choquer dans Paris. Deux partis, deux paroisses; nous les avons nommées déjà, celle de la cour, celle des bouchers, la folie de Saint-Paul, la brutalité de Saint-Jacques. La scène de l'histoire dit d'avance l'histoire même.
Louis d'Orléans, ce jeune homme qui mourut si jeune, qui fut tant aimé et regretté toujours, qu'avait-il fait pour mériter de tels regrets? Il fut pleuré des femmes, et c'est tout simple, il était beau, avenant, gracieux[110]; mais non moins regretté de l'Église, pleuré des saints... C'était pourtant un grand pécheur. Il avait, dans ses emportements de jeunesse, terriblement vexé le peuple; il fut maudit du peuple, pleuré du peuple... Vivant, il coûta bien des larmes; mais combien plus, mort!
Si vous eussiez demandé à la France si ce jeune homme était bien digne de tant d'amour, elle eût répondu: Je l'aimais[111]. Ce n'est pas seulement pour le bien qu'on aime; qui aime, aime tout, les défauts aussi. Celui-ci plut comme il était, mêlé de bien et de mal. La France n'oublia jamais qu'en ses défauts mêmes elle avait vu poindre l'aimable et brillant esprit, l'esprit léger, peu sévère, mais gracieux et doux, de la Renaissance; tel il se continua dans son fils, Charles d'Orléans, l'exilé, le poète[112], dans son bâtard Dunois, dans son petit-fils le bon et clément Louis XII.
Cet esprit, louez-le, blâmez-le, ce n'est pas celui d'un temps, d'un âge, c'est celui de la France même. Pour la première fois, au sortir du roide et gothique moyen âge, elle se vit ce qu'elle est, mobilité, élégance légère, fantaisie gracieuse. Elle se vit, elle s'adora. Celui-ci fut le dernier enfant, le plus jeune et le plus cher, celui à qui tout est permis, celui qui peut gâter, briser; la mère gronde, mais elle sourit... Elle aimait cette jolie tête qui tournait celle des femmes; elle aimait cet esprit hardi qui déconcertait les docteurs: c'était plaisir de voir les vieilles barbes de l'Université au milieu de leurs lourdes harangues, se troubler à ses vives saillies et balbutier[113]. Il n'en était pas moins bon pour les doctes, les clercs et les prêtres, pour les pauvres aumônier et charitable. L'Église était faible pour cet aimable prince; elle lui passait bien des choses; il n'y avait pas moyen d'être sévère avec cet enfant gâté de la nature et de la grâce.
De qui Louis tenait-il ces dons qu'il apporta en naissant? De qui, sinon d'une femme? De sa charmante mère apparemment, dont son mari même, le sage et froid Charles V, ne pouvait s'empêcher de dire: «C'est le soleil du royaume.» Une femme mit la grâce en lui, et les femmes la cultivèrent.... Et que serions-nous sans elles? Elles nous donnent la vie (et cela, c'est peu), mais aussi la vie de l'âme. Que de choses nous apprenons près d'elles comme fils, comme amants ou amis... C'est par elles, pour elles, que l'esprit français est devenu le plus brillant, et, ce qui vaut mieux, le plus sensé de l'Europe. Ce peuple n'étudiait volontiers que dans les conversations des femmes; en causant avec ces aimables docteurs qui ne savaient rien, il a tout appris[114].
Nous n'avons pas la galerie où le jeune Louis eut la dangereuse fatuité de faire peindre ses maîtresses. Nous connaissons assez mal les femmes de ce temps-là. J'en vois trois pourtant qui de près ou de loin tinrent au duc d'Orléans. Toutes trois, de père ou de mère, étaient Italiennes. De l'Italie partait déjà le premier souffle de la Renaissance; le Nord, réchauffé de ce vent parfumé du Sud, crut sentir, comme dit le poète, «une odeur de Paradis[115]».
De ces Italiennes, l'une fut la femme du duc d'Orléans, Valentina Visconti, sa femme, sa triste veuve, et elle mourut de sa mort. L'autre, Isabeau de Bavière (Visconti du côté maternel) fut sa belle-sœur, son amie, peut-être davantage. La troisième, dans un rang bien modeste, la chaste, la savante Christine[116], n'eut avec lui d'autre rapport que les encouragements qu'il donna à son aimable génie[117].
L'Italie, la Renaissance, l'art, l'irruption de la fantaisie, il y avait dans tout cela de quoi séduire et de quoi blesser. Ce jour du seizième siècle, qui éclatait brusquement dès la fin du quatorzième, dut effaroucher les ténèbres. L'art n'était-il pas une coupable contrefaçon de la nature? Celle-ci n'a-t-elle pas assez de danger, assez de séduction, sans qu'une diabolique adresse la reproduise encore pour la perdition des âmes? Cette perfide Italie, la terre des poisons et des maléfices, n'est-ce pas aussi le pays de ces miracles du Diable?
C'étaient là les propos du peuple, ce qu'il disait tout haut. Joignez-y le silence haineux des scolastiques, qui voyaient bien que peu à peu il leur fallait céder la place. Derrière, appuyaient la foule des esprits secs et étroits, qui demandent toujours: À quoi bon?... À quoi bon un tableau du Giotto, une miniature du beau Froissart, une ballade de Christine?
De tels esprits sont toujours un grand peuple. Mais alors ils avaient pour eux un grave et puissant auxiliaire, la pauvreté publique, qui ne voyait dans les dépenses d'art et de luxe qu'une coupable prodigalité.
À ces mécontentements, à ces malveillances, à ces haines publiques ou secrètes, il fallait un envieux pour chef. La nature semblait avoir fait le duc de Bourgogne Jean-sans-Peur tout exprès pour haïr le duc d'Orléans. Il avait peu d'avantages physiques, peu d'apparence, peu de taille, peu de facilité[118]. Son silence habituel couvrait un caractère violent. Héritier d'une grande puissance, il tenta de grandes choses et échoua d'autant plus tristement. Sa captivité de Nicopolis coûta gros au royaume. Nourri d'amertume et d'envie, il souffrait cruellement de voir en face cette heureuse et brillante figure qui devait toujours l'éclipser. Avant que leur rivalité éclatât, avant que de secrets outrages eussent engendré en eux de nouvelles haines, il semblait être déjà le Caïn prédestiné de cet Abel.
L'équité nous oblige de faire remarquer avant tout que l'histoire de ce temps n'a guère été écrite que par les ennemis du duc d'Orléans. Cela doit nous mettre en défiance. Ceux qui le tuèrent en sa personne, ont dû faire ce qu'il fallait pour le tuer aussi dans l'histoire.
Monstrelet est sujet et serviteur de la maison de Bourgogne[119]. Le Bourgeois de Paris est un bourguignon furieux. Paris était généralement hostile au duc d'Orléans, et cela pour un motif facile à comprendre: le duc d'Orléans demandait sans cesse de l'argent; le duc de Bourgogne défendait de payer.
Cette rancune de Paris n'a pas été sans influence sur le plus impartial des historiens de ce temps, sur le Religieux de Saint-Denis. Il n'a pu se défendre de reproduire la clameur de cette grande ville voisine. Le moine a pu céder aussi à celle du clergé, que le duc d'Orléans essayait indirectement de soumettre à l'impôt[120].
Il ne faut pas oublier que le duc d'Orléans, ne possédant rien, ou presque rien, hors du royaume, tirait toutes ses ressources de la France, de Paris surtout. Le duc de Bourgogne au contraire était, tout à la fois, un prince français et étranger; il avait des possessions et dans le royaume et dans l'Empire; il recevait beaucoup d'argent de la Flandre, et demandait plutôt des gens d'armes à la Bourgogne[121].
Remontons à la fondation de cette maison de Bourgogne. Nos rois ayant presque détruit le seul pouvoir militaire qui se trouvât en France, la féodalité, essayèrent, au treizième et au quatorzième siècle, d'une féodalité artificielle; ils placèrent les grands fiefs dans la main des princes leurs parents. Charles V fit un grand établissement féodal. Tandis que son frère aîné, gouverneur du Languedoc, regardait vers la Provence et l'Italie, il donna la Bourgogne en apanage à son plus jeune frère, de manière à agir vers l'Empire et les Pays-Bas. Il fit pour ce dernier l'immense sacrifice de rendre aux Flamands Lille et Douai, la Flandre française[122], la barrière du royaume au nord, pour que ce frère épousât leur future souveraine, l'héritière des comtés de Flandre, d'Artois, de Rethel, de Nevers et de la Franche-Comté. Il espérait que dans cette alliance la France absorberait la Flandre, que les peuples étant réunis sous une même domination, les intérêts se confondraient peu à peu. Il n'en fut pas ainsi. La distinction resta profonde, les mœurs différentes, la barrière des langues immuable; la langue française et wallone ne gagna pas un pouce de terrain sur le flamand[123]. La riche Flandre ne devint pas un accessoire de la pauvre Bourgogne[124]. Ce fut tout le contraire: l'intérêt flamand emporta la balance. Quel intérêt? un intérêt hostile à la France, l'alliance commerciale de l'Angleterre, commerciale d'abord, puis politique.
Nous avons dit ailleurs comment la Flandre et l'Angleterre étaient liées depuis longtemps. S'il y avait mariage politique entre les princes de la France et de la Flandre, il y avait toujours eu mariage commercial entre les peuples de la Flandre et de l'Angleterre. Édouard III ne put faire son fils comte de Flandre; Charles V fut plus heureux pour son frère. Mais ce frère, tout Français qu'il était, ne se fit accepter des Flamands qu'en se résignant aux relations indispensables de la Flandre et de l'Angleterre. Ces relations faisaient la richesse du pays, celle du prince. Toutefois, les Anglais qui depuis Édouard III avaient attiré beaucoup de drapiers de la Flandre[125], n'avaient plus tant de ménagements à garder avec les Flamands; ils pillaient souvent leurs marchands, et secondaient les bannis de Flandre dans leurs pirateries. Le fameux Pierre Dubois, l'un des chefs de la révolution de Flandre en 1382, se fit pirate, et fut la terreur du détroit. En 1387, il enleva la flotte flamande qui chaque année allait à La Rochelle acheter nos vins du Midi[126]. La Flandre et le comte de Flandre étaient ruinés par ces pirateries, si ce comte ne devenait ou le maître ou l'allié de l'Angleterre. Ayant essayé en vain de s'en rendre maître (1386), il fallait qu'il en fût l'allié, qu'il y fit, s'il pouvait, un roi qui garantît cette alliance. Il y parvint en 1399, contre l'intérêt de la France.
Cette puissance de Bourgogne, ainsi partagée entre l'intérêt français et étranger, n'allait pas moins s'étendant et s'agrandissant. Philippe-le-Hardi compléta ses Bourgognes en achetant le Charolais (1390), ses Pays-Bas en faisant épouser à son fils l'héritière de Hainaut et de Hollande (1385). Le souverain de la Flandre, jusque-là serré entre la Hollande et le Hainaut, allait saisir ainsi deux grands postes, par la Hollande des ports sur l'Océan, c'était comme des fenêtres ouvertes sur l'Angleterre; par le Hainaut des places fortes, Mons et Valenciennes, les portes de la France.
Voilà une grande et formidable puissance, formidable par son étendue et par la richesse de ses possessions, mais bien plus encore par sa position, par ses relations, touchant à tout, ayant prise sur tout. Il n'y avait rien en France à opposer à une telle force. La maison d'Anjou avait fondu en quelque sorte, dans ses vaines tentatives sur l'Italie. Le duc de Berri, lors même qu'il était gouverneur du Languedoc, n'y était pas sérieusement établi; il n'était que le roi de Bourges. Le duc d'Orléans, frère du roi, s'était fait donner successivement l'apanage d'Orléans, puis une bonne part du Périgord et de l'Angoumois, puis les comtés de Valois, Blois et Beaumont, puis encore celui de Dreux. Il avait, par sa femme, une position dans les Alpes, Asti. C'étaient certes de grands établissements, mais dispersés; ce n'était pas une grande puissance. Tout cela ne faisait point masse en présence de cette masse énorme et toujours grossissante des possessions du duc de Bourgogne.
Philippe-le-Hardi avait eu, à son grand profit, la part principale à l'administration du royaume sous la minorité de Charles VI, et bien au delà, jusqu'à ce qu'il eut vingt et un ans. Il l'avait perdue quelque temps, pendant le gouvernement des Marmousets, La Rivière, Clisson, Montaigu. La folie de Charles VI fut comme une nouvelle minorité; cependant il devenait impossible de ne pas donner part, dans le gouvernement, au duc d'Orléans, frère du roi, qui en 1401 avait trente ans. Ce prince, héritier probable du roi malade et de ses enfants maladifs, avait apparemment autant d'intérêt au bien du royaume que le duc de Bourgogne, qui, s'étendant toujours vers l'Empire et les Pays-Bas, devenait de plus en plus un prince étranger. Toutefois, les légèretés du duc d'Orléans, ses passions, ses imprudences, lui faisaient tort; la vivacité même de son esprit, ses qualités brillantes, mettaient en défiance. Son oncle, déjà âgé, solide sans éclat (comme il faut pour fonder), rassurait davantage. D'ailleurs, il était riche hors du royaume; on pensait que le maître de la riche Flandre prendrait moins d'argent en France.
Ce fut un moment décisif, entre l'oncle et le neveu, que celui de la révolution d'Angleterre, en 1399. Tous deux avaient caressé le dangereux Lancastre, pendant son séjour au château de Bicêtre. Le duc d'Orléans en fit son frère d'armes, et se crut sûr de lui. Mais Lancastre, avec beaucoup de sens, préféra l'alliance du duc de Bourgogne, comte de Flandre. Celui-ci montra dans cette circonstance une extrême prudence. Il en avait besoin. Richard avait épousé sa petite-nièce, il était gendre du roi de France, et notre allié. Le duc de Bourgogne se serait perdu dans le royaume, s'il avait ostensiblement concouru à une révolution qui nous était si préjudiciable. Il ne laissa pas passer Lancastre par ses états; il donna même ordre de l'arrêter à Boulogne, où il ne devait point aller. Lancastre fit le tour par la Bretagne, dont le duc était ami et allié du duc de Bourgogne; ils lui donnèrent pour l'accompagner quelques gens d'armes, et leur homme, Pierre de Craon[127], l'assassin de Clisson, l'ennemi mortel du duc d'Orléans. C'étaient de faibles moyens, mais ce qu'ils y joignirent d'argent, on ne peut le deviner. Or, c'était surtout d'argent que Lancastre avait besoin; les hommes ne manquaient pas en Angleterre pour en recevoir.
Ce ne fut pas tout. Le duc de Bretagne étant mort peu après, sa veuve, qui avait vu Lancastre à son passage, déclara qu'elle voulait l'épouser. Cette veuve était la fille du terrible ennemi de nos rois, de Charles-le-Mauvais. Rien n'était plus dangereux que ce mariage. Le duc de Bourgogne en détourna la veuve, comme il devait; mais il eut le bonheur de ne pas être écouté; le mariage se fit au grand profit du duc de Bourgogne, qui, malgré le duc d'Orléans, malgré le vieux Clisson, vint prendre la garde du jeune duc de Bretagne et de la Bretagne, et bâtit à Nantes même sa tour de Bourgogne[128].
Ainsi se formait autour du royaume un vaste cercle d'alliances suspectes. Le maître de la Franche-Comté, de la Bourgogne et des Pays-Bas se trouvait aussi maître de la Bretagne, ami du nouveau roi d'Angleterre et du roi de Navarre. La maison de Lancastre s'était alliée, en Castille, à la maison bâtarde de Transtamare, comme celle de Bourgogne s'unit plus tard à la maison non moins bâtarde de Portugal. Bourgogne, Bretagne, Navarre, Lancastre, toutes les branches cadettes se trouvaient ainsi liées entre elles, et avec les branches bâtardes du Portugal et de la Castille.
Contre cette conjuration de la politique, le duc d'Orléans se porta pour champion du vieux droit. Il prit cette cause en main dans toute la chrétienté, se déclarant pour Wenceslas contre Robert, pour le pape contre l'Université, pour la jeune veuve de Richard contre Henri IV. Après avoir provoqué un duel de sept Français contre sept Anglais, il jeta le gant à son ancien frère d'armes, pour venger la mort de Richard II[129]. Il lui reprochait de plus d'avoir manqué, dans la personne de la veuve, Isabelle de France, à tout ce qu'un homme noble devait «aux dames veuves et pucelles[130]». Il lui demandait un rendez-vous aux frontières, où ils pourraient combattre chacun à la tête de cent chevaliers.
Lancastre répondit, avec la morgue anglaise, qu'il n'avait vu nulle part que ses prédécesseurs eussent été ainsi défiés par gens de moindre état; ajoutant, dans le langage hypocrite du parti ecclésiastique qui l'avait mis sur le trône, que ce qu'un prince fait, «il le doit faire à l'honneur de Dieu, et comme profit de toute chrestienté ou de son royaume, et non pas pour vaine gloire ni pour nulle convoitise temporelle[131]».
Henri IV avait de bonnes raisons pour refuser le combat; il avait bien autre chose à faire chez lui; il ne voyait qu'ennemis autour de lui; ce trône tout nouveau branlait. Le duc de Bourgogne lui rendit le service de faire continuer la trêve avec la France.
Ces affaires d'Angleterre et de Bretagne sont déjà une guerre indirecte entre les ducs d'Orléans et de Bourgogne. La guerre va devenir directe, acharnée. Le neveu essaye d'attaquer l'oncle dans les Pays-Bas; l'oncle attaque et ruine le neveu en France, à Paris.
Le duc d'Orléans, battu par son habile rival dans l'affaire de Bretagne, fit une chose grave contre lui; si grave que la maison de Bourgogne dut vouloir dès lors sa ruine. Il se fit un établissement au milieu des possessions de cette maison, parmi les petits états qu'elle avait ou qu'elle convoitait; il acheta le Luxembourg, se logeant comme une épine au cœur du Bourguignon, entre lui et l'Empire, à la porte de Liège, de manière à donner courage aux petits princes du pays, par exemple au duc de Gueldre. Le duc d'Orléans paya ce duc pour faire ce qu'il avait toujours fait, pour piller les Pays-Bas.
Louis d'Orléans ayant engagé ce condottiere au service du roi, il l'amène à Paris avec ses bandes; et, d'autre part, il fait venir des Gallois des garnisons de Guyenne. Le duc de Bourgogne y accourt; l'évêque de Liège lui amène du renfort; une foule d'aventuriers du Hainaut, de Brabant, de l'Allemagne, arrivent à la file. Le duc d'Orléans, de son côté, se fortifie des Bretons de Clisson, d'Écossais, de Normands. Paris se mourait de peur. Mais il n'y eut rien encore; les deux rivaux se mesurèrent, se virent en force, et se laissèrent réconcilier.
Le duc de Bourgogne n'avait pas besoin d'une bataille pour perdre son neveu; il n'y avait qu'à le laisser faire: il avait pris un rôle impopulaire qui le menait à sa ruine. Le duc d'Orléans voulait la guerre, demandait de l'argent au peuple, au clergé même. Le duc de Bourgogne voulait la paix (le commerce flamand y avait intérêt); riche d'ailleurs, il se popularisait ici par un moyen facile, il défendait de payer les taxes. Si l'on en croyait une tradition conservée par Meyer, historien flamand, ordinairement très partial pour la maison de Bourgogne, les princes de cette maison, ulcérés par les tentatives galantes du duc d'Orléans sur la femme du jeune duc de Bourgogne, auraient organisé contre leur ennemi un vaste système d'attaques souterraines, le représentant partout au peuple comme l'unique auteur des taxes sous le poids desquelles il gémissait, le désignant à la haine publique, préparant longuement, patiemment l'assassinat par la calomnie[132].
Il n'y aurait eu pour le duc d'Orléans qu'un moyen de sortir de cette impopularité, une guerre glorieuse contre l'Anglais. Mais pour cela il fallait de l'argent. L'Église en avait. Le duc d'Orléans fit ordonner un emprunt général, dont les gens d'Église ne seraient point exempts. Mais le duc de Bourgogne se mit du côté du clergé, et l'encouragea à refuser l'emprunt. Une ordonnance de taxe générale fut de même inutile. Le duc de Bourgogne déclara que l'ordonnance mentait, en se disant consentie par les princes, que ni lui ni le duc de Berri n'y avaient consenti; que si les coffres du roi étaient vides, ce n'était pas du sang des peuples qu'il fallait les remplir; qu'il fallait faire regorger les sangsues; que pour lui, il voulait bien qu'on sût que s'il eût autorisé cette nouvelle exaction, il aurait emboursé deux cent mille écus pour sa part.
Qu'on juge si de telles paroles étaient bien reçues du peuple. Le duc de Bourgogne eut tout le monde pour lui. On l'appela, on le mit à l'œuvre, et alors il ne fut pas médiocrement embarrassé. Après avoir tant déclamé contre les taxes, il n'en pouvait guère lever lui-même. Il lui fallut avoir recours à un étrange expédient. Il envoya dans toutes les villes du royaume des commissaires du parlement pour examiner les contrats entre particuliers et frapper d'amendes arbitraires ceux qu'ils trouveraient usuraires ou frauduleux[133]. Tous ceux «qui auraient vendu trop cher de moitié» devaient être punis. Cette absurde et impraticable inquisition ne produisit pas grand'chose.
Le duc d'Orléans reprit son influence. Il s'était étroitement lié avec le pape Benoît XIII; ce pape ayant enfin échappé aux troupes qui l'assiégeaient dans Avignon, le duc surprit au roi une ordonnance qui restituait au pape l'obédience du royaume; l'Université en rugit. D'autre part, le duc, s'étant lié étroitement avec sa belle-sœur Isabeau, la fit entrer dans le conseil, et s'y trouva prépondérant. Il parut ainsi maître et de l'Église et de l'État, c'est-à-dire que dès lors tout ce qui se fit d'impopulaire retomba sur lui.
Quoi qu'il en soit, on ne peut nier que le parti d'Orléans ne fût le seul qui agît pour la France et contre l'Anglais, qui sentît qu'on devait profiter de l'agitation de ce pays[134], qui tentât des expéditions. Je vois en 1403 les Bretons de ce parti mettre une flotte en mer et battre les Anglais[135]. Plus tard des secours sont envoyés aux chefs gallois, avec lesquels le roi fait alliance[136]. Je vois l'homme du duc d'Orléans, le connétable d'Albret, faire une guerre heureuse en Guyenne[137]. On envoie en Castille pour demander les secours d'une flotte contre les Anglais. Une transaction utile leur ferme la Normandie; on tire Cherbourg et Évreux des mains suspectes du roi de Navarre, en le dédommageant ailleurs.
En 1404, tout le royaume souffrant des courses des Anglais, un grand armement fut ordonné, une lourde taxe. Tout l'argent fut placé dans une tour du palais, pour n'en sortir que du consentement des princes. Le duc d'Orléans n'attendit pas ce consentement; il vint la nuit forcer la tour et en tira l'argent[138]. C'était un acte violent, injustifiable, une sorte de vol. Toutefois, quand on songe que le duc de Bourgogne venait d'abandonner le comte de Saint-Pol aux vengeances de l'Anglais[139], quand on songe que le duc de Berri avait fait manquer l'invasion de 1386, et qu'il empêcha encore le roi de combattre en 1415, on comprend que jamais ces princes n'auraient employé cet argent contre les ennemis du royaume.
L'armement se fit à Brest, une flotte fut préparée. Elle devait être conduite dans le pays de Galles par le comte de La Marche, prince de la maison de Bourbon, qui était agréable aux deux partis. Mais ce prince fit ce que le duc de Berri avait fait autrefois. Il s'obstina à ne bouger de Paris; il y resta d'août en novembre pour les fêtes d'un double mariage entre les princes de la maison de Bourgogne et les enfants du roi. On allégua que le vent était contraire. Et en effet, on voit bien qu'il soufflait d'Angleterre; les Anglais étaient instruits de tout par des traîtres; ils avaient ici des agents à qui ils payaient pension; ils pensionnaient entre autres le capitaine de Paris[140]. Le nouveau duc de Bourgogne, Jean-sans-Peur, avait d'ailleurs intérêt à ne pas commencer par déplaire aux Flamands en leur fermant l'Angleterre. Il conclut au contraire une trêve marchande avec les Anglais[141].
L'habile et heureux fondateur de la maison de Bourgogne était mort au milieu de la crise (1404), au moment où il venait encore de mettre un de ses fils en possession du Brabant. Il avait recueilli tous les fruits de sa politique égoïste[142]; il s'était constamment servi des ressources de la France, de ses armées, de son argent, et avec cela il mourut populaire, laissant à son fils, Jean-sans-Peur, un grand parti dans le royaume.
Philippe-le-Hardi était, dans son intérieur, un homme rangé et régulier; il n'eut d'autre femme que sa femme, la riche et puissante héritière des Flandres et de tant de provinces, et qui lui aidait à les maintenir. Il fut toujours bien avec le clergé; il le défendait volontiers au conseil du roi; du reste, donnant peu aux églises.
On ne lui reproche aucun acte violent. Eut-il connaissance de l'assassinat de Clisson et de l'empoisonnement de l'évêque de Laon? La chose est possible, mais encore moins prouvée.
Ce politique mettait dans toute chose un faste royal, qu'on pouvait prendre pour de la prodigalité, et qui sans doute était un moyen. Le culte était célébré dans sa maison avec plus de pompe que chez aucun roi; la musique surtout nombreuse, excellente. Dans les occasions publiques, dans les fêtes, il tenait à éblouir et jetait l'argent. Lorsqu'il alla recevoir, à Lélinghen, Isabelle de France, veuve de Richard II, qu'Henri IV renvoyait, il déploya un luxe incroyable, inconvenant dans une si triste circonstance; mais il voulait sans doute imposer à ses amis les Anglais. Au reste, il ne lui en coûta rien, il profita de cette dépense pour se donner, au nom du roi de France, une énorme pension de trente-six mille livres. Il en fut de même au mariage de son second fils; il donna à tous les seigneurs des Pays-Bas qui y assistaient, des robes de velours vert et de satin blanc, et leur distribua pour dix mille écus de pierreries; il avait pourvu d'avance à ces dépenses en se faisant assigner, sur le trésor de France, une somme de cent quarante mille francs.
La rançon de son fils, loin de lui coûter, fut pour lui une occasion de lever des sommes énormes. Indépendamment de tout ce qu'il tira de la Bourgogne, de la Flandre, etc., il s'assigna, au nom du roi, quatre-vingt mille livres. Nous voyons le même fils, à peine de retour, tirer encore, l'année suivante, douze mille livres de Charles VI[143]. Cette maison si riche ne méprisait pas les plus petits gains.
Le duc de Bourgogne n'aimait pas à payer. Ses trésoriers n'acquittaient rien, pas même les dépenses journalières de sa maison[144]. Quoiqu'il laissât à sa mort une masse énorme, inestimable, de meubles, de joyaux, d'objets précieux, il y avait lieu de craindre qu'ils ne suffissent point à payer tant de créanciers. Plutôt que de toucher aux immeubles, la veuve se décida à renoncer à la succession des biens mobiliers.
Ce n'était pas chose simple, au moyen âge, que cession et renonciation. Le débiteur insolvable faisait triste figure; il devait se dégrader lui-même de chevalerie en s'ôtant le ceinturon. Dans certaines villes, il fallait que, par-devant le juge et sous les huées de la foule, «il frappât du cul sur la pierre[145]». La cession du débiteur était honteuse. La renonciation de la veuve était odieuse et cruelle. Elle venait déposer les clefs sur le corps du défunt, comme pour lui dire qu'elle lui rendait sa maison, renonçant à la communauté, et n'ayant plus rien à voir avec lui; elle reniait son mariage[146]. Il n'y avait guère de pauvre femme qui se décidât à boire une telle honte, à briser ainsi son cœur... Elles donnaient plutôt leur dernière chemise.
La duchesse de Bourgogne ne recula pas. Cette femme d'une audace virile accomplit bravement la cérémonie[147]. Elle descendait, comme Charles-le-Mauvais, de cette violente Espagnole Jeanne de Navarre et de Philippe-le-Bel[148]. La petite-fille de Jeanne, Marguerite, avait fondé avec non moins de violence la maison de Bourgogne. On dit que, voyant son fils le comte de Flandre hésiter à accepter pour gendre Philippe-le-Hardi, elle lui montra sa mamelle, et lui dit que, s'il ne consentait, elle trancherait le sein qui l'avait nourri. Ce mariage, comme nous l'avons vu, mit tout un empire dans les mains de la maison de Bourgogne. La seconde Marguerite, petite-fille de l'autre, femme de Philippe-le-Hardi, digne mère de Jean-sans-Peur, aima mieux faire cette banqueroute solennelle que de diminuer d'un pouce de terre les possessions de sa maison. Elle connaissait son temps, cet âge de fer et de plomb. Ses fils n'y perdirent rien, ils n'en furent pas moins honorés ni moins populaires. Une telle audace fit peur; on sut ce qu'on avait à craindre de ces princes.
La mort de Philippe-le-Hardi semblait laisser le duc d'Orléans maître du conseil. Il en profita pour se faire donner des places qui couvraient Paris au nord, Couci, Ham, Soissons. Avec la Fère, Châlons, Château-Thierry, Orléans et Dreux, il possédait ainsi une ceinture de places autour de Paris. Le duc de Bourgogne avait pris, il est vrai, au Midi le poste important d'Étampes[149].
Le duc d'Orléans obtint de son pape une défense au nouveau duc de Bourgogne de se mêler des affaires du royaume[150]. Pour que cette défense signifiât quelque chose, il fallait être le plus fort. Il ne put empêcher Jean-sans-Peur d'entrer au conseil, et non seulement lui, mais trois autres qui n'étaient qu'un avec lui, ses frères, les ducs de Limbourg et de Nevers, et son cousin le duc de Bretagne. Jean-sans-Peur, suivant la politique de son père, commença par se déclarer contre la taille que faisait ordonner le duc d'Orléans pour la continuation de la guerre, déclarant qu'il empêcherait ses sujets de la payer. Paris, encouragé, n'avait pas envie de payer non plus. En vain, les crieurs qui proclamaient la taxe annonçaient en même temps que celle de l'année dernière avait été bien employée, qu'on avait repris plusieurs places du Limousin. Le peuple de Paris ne se souciait du Limousin ni du royaume; il ne paya point. Les prisons se remplirent, les places se couvrirent de meubles à l'encan. L'exaspération était telle qu'il fallut défendre, à son de trompe, de porter ni épée ni couteau[151].
Tout porte à croire que les impôts n'étaient pas excessifs, quoi qu'en disent les contemporains. La France était redevenue riche par la paix; la main-d'œuvre était à haut prix dans les villes. Le fisc levait plus facilement six francs par feu qu'il n'aurait levé un franc cinquante ans auparavant[152]. Mais cet argent était levé avec une violence, une précipitation, une inégalité capricieuses, plus funestes que l'impôt même.
Que le peuple eût ou n'eût pas d'argent, il n'en voulait pas donner. On lui disait que la reine faisait passer en Allemagne tout ce que le duc d'Orléans ne gaspillait pas. On avait, disait-on, arrêté à Metz six charges d'or que la Bavaroise envoyait chez elle[153]. Les esprits les plus sages accueillaient ces bruits; le grave historien du temps croit que la taxe précédente avait fourni la somme monstrueuse de huit cent mille écus d'or[154], et que le duc et la reine avaient tout mangé. Pour juger ces assertions, pour apprécier l'ignorance et la malveillance avec laquelle on raisonnait des ressources du royaume, il faut voir le beau plan que le parti du duc de Bourgogne proposait pour la réforme des finances. «Il y a, disait-on, dans le royaume dix-sept cent mille villes, bourgs et villages; ôtons-en sept cent mille qui sont ruinés; qu'on impose les autres à vingt écus seulement par an, cela fera vingt millions d'écus; en payant bien les troupes, la maison du roi, les collecteurs et receveurs, en réservant même quelque chose pour réparer les forteresses, il restera trois millions dans les coffres du roi[155].» Ce calcul de dix-sept cent mille clochers est justement celui sur lequel s'appuie le facétieux recteur de la Satire Ménippée.
Rien ne servit mieux le parti bourguignon que le sermon d'un moine augustin contre la reine et le duc. La reine pourtant était présente. Le saint homme ne parla qu'avec plus de violence, et probablement sans bien savoir qui il servait par cette violence. Il n'y a pas de meilleur instrument pour les factions que ces fanatiques qui frappent en conscience. Dans sa harangue, il attaquait pêle-mêle les prodigalités de la cour, les abus, les nouveautés en général, la danse, les modes, les franges, les grandes manches[156]. Il dit, en face de la reine, que sa cour était le domicile de dame Vénus, etc.[157].
On en parla au roi, qui, loin de se fâcher, voulut aussi l'entendre. Devant le roi, il en dit encore plus: que les tailles n'avaient servi à rien; que le roi même était vêtu du sang et des larmes du peuple; que le duc (il ne le désignait pas autrement) était maudit, et que, sans doute, Dieu ferait passer le royaume dans une main étrangère[158].
Le duc d'Orléans, si violemment attaqué, n'essayait point de regagner les esprits. On l'accusait de prodigalité; il n'en fut que plus prodigue; il y avait trop peu d'argent pour la guerre, il y en avait assez pour les fêtes, les amusements. Éloigné si longtemps du gouvernement par ses oncles, sous prétexte de jeunesse, il restait jeune en effet; il avait passé la trentaine, et n'en était que plus ardent dans ses folles passions. À cet âge d'action, l'homme que les circonstances empêchent d'agir, se retourne avec violence vers la jeunesse qui s'en va, vers les caprices d'un autre âge; mais il y porte une fantaisie tout autrement difficile, insatiable; tout y passe, rien n'y suffît; le plaisir d'abord, mais c'est bientôt fini; puis, dans le plaisir, l'aigre saveur du péché secret; puis le secret dédaigné, les jouissances insolentes du bruit, du scandale.
La petite reine de Charles VI n'était pas ce qu'il lui fallait; il n'aimait que les grandes dames, c'est-à-dire les aventures, les enlèvements, les folles tragédies de l'amour. Il prit ainsi chez lui la dame de Canny, et il la garda, au vu et au su de tout le monde, jusqu'à ce qu'il en eut un fils. Ce fut le fameux Dunois.
Fut-il l'amant des deux Bavaroises, de Marguerite, femme de Jean-sans-Peur, et de la reine Isabeau, propre femme de son frère, la chose n'est pas improbable. Ce qui est sûr, c'est qu'il semblait fort uni avec Isabeau au conseil et dans les affaires; une si étroite alliance d'un jeune homme trop galant avec une jeune femme qui se trouvait comme veuve du vivant de son mari, n'était rien moins qu'édifiante.
Maître de la reine, il semblait vouloir l'être du royaume. Il profita d'une rechute de son frère pour se faire donner par lui le gouvernement de la Normandie. Cette province, la plus riche de toutes, avait été convoitée par le feu duc de Bourgogne. Le duc d'Orléans, qui ne pouvait plus tirer d'argent de Paris, eût trouvé là d'autres ressources. C'était aussi des ports de Normandie qu'il eût pu le mieux diriger contre l'Angleterre, les capitaines de son parti. L'expédition du comte de La Marche, préparée à Brest, n'avait abouti à rien; elle eût peut-être réussi en partant d'Honfleur ou de Dieppe. Les Normands, sans doute encouragés sous main par le parti de Bourgogne, reçurent fort mal leur nouveau gouverneur; il essaya en vain de désarmer Rouen[159]. Il y avait une grande imprudence à irriter ainsi cette puissante commune. Les capitaines des villes et forteresses gardèrent leurs places, contre lui, jusqu'à nouvel ordre du roi.
Cette tentative du duc d'Orléans sur la Normandie excita de grandes défiances contre lui dans l'esprit de Charles VI, lorsqu'il eut une lueur de bon sens. On s'adressa aussi à son orgueil. On lui apprit dans quel honteux abandon sa femme et son frère le laissaient[160]; on lui dit que ses serviteurs n'étaient plus payés, que ses enfants étaient négligés, qu'il n'y avait plus moyen de faire face aux dépenses de sa maison. Il demanda au dauphin ce qui en était, l'enfant dit oui, et que depuis trois mois la reine le caressait et le baisait pour qu'il ne dît rien[161].
On obtint ainsi de Charles VI qu'il appelât le duc de Bourgogne; celui-ci, sous prétexte de faire hommage de la Flandre, vint avec un cortège qui était plutôt une armée. Il amenait avec lui la foule de ses vassaux et six mille hommes d'armes. La reine et le duc d'Orléans se sauvèrent à Melun. Les enfants de France devaient les suivre le lendemain; mais le duc de Bourgogne arriva à temps pour les arrêter[162].
Il avait besoin du jeune dauphin[163]. En l'absence du roi, il lui fit présider un conseil, composé des princes, des conseillers ordinaires, où, de plus, on avait appelé, chose nouvelle, le recteur et force docteurs de l'Université[164]. Là, maître Jean de Nyelle, un docteur de l'Artois, serviteur du duc de Bourgogne, prononça une longue harangue sur les abus dont son maître demandait la réforme. Il termina en accusant le duc d'Orléans de négliger la guerre des Anglais, montrant comment cette guerre était juste, prétendant qu'avec les subsides annuels, les tailles générales et l'emprunt fait récemment aux riches et aux prélats, on pouvait bien la soutenir.
On ne peut que s'étonner d'un tel discours, lorsqu'on voit qu'alors même le duc de Bourgogne, comme comte de Flandre, venait de traiter avec les Anglais, et que, de plus, il avait donné l'exemple de ne rien payer pour la guerre. Le parti d'Orléans, à ce moment même, reprenait dix-huit petites places, puis soixante dans la Guyenne. Le comte d'Armagnac leur offrait la bataille sous les murs de Bordeaux[165]. Le sire de Savoisy fit une course heureuse contre les Anglais. Des secours furent envoyés aux Gallois. Les chefs de ces expéditions, Albret, Armagnac, Savoisy, Rieux, Duchâtel, étaient tous du parti d'Orléans.
L'exaspération de Paris contre les taxes, la jalousie des princes contre le duc d'Orléans, rendirent un moment Jean-sans-Peur maître de tout. Le roi de Navarre, le roi de Sicile, le duc de Berri, déclarèrent que tout ce que le duc de Bourgogne avait fait était bien fait. Le clergé et l'Université prêchèrent en ce sens. Puis, les princes allèrent un à un à Melun prier le duc d'Orléans de ne plus assembler de troupes, et de laisser la reine revenir dans sa bonne ville. Le vieux duc de Berri s'emporta jusqu'à dire à son neveu qu'il n'y avait aucun des princes qui ne le tînt pour ennemi public; à quoi le duc d'Orléans répliqua seulement: «Qui a bon droit, le garde[166]!»
Il répondit aussi à l'ambassade de l'Université, au recteur, aux docteurs, qui venaient le sermonner sur les biens de la paix. Il les harangua à son tour en langue vulgaire, mais dans leur style, opposant syllogisme à syllogisme, citation à citation. Il concluait par les paroles suivantes, auxquelles il n'y avait, ce semble, rien à répondre: «L'Université ne sait pas que le roi étant malade et le dauphin mineur, c'est au frère du roi qu'il appartient de gouverner le royaume. Et comment le saurait-elle? L'Université n'est pas française; c'est un mélange d'hommes de toute nation[167]; ces étrangers n'ont rien à voir dans nos affaires... Docteurs, retournez à vos écoles. Chacun son métier. Vous n'appelleriez pas apparemment des gens d'armes à opiner sur la foi[168].» Et il ajouta d'un ton plus léger: «Qui vous a chargés de négocier la paix entre moi et mon cousin de Bourgogne? Il n'y a entre nous ni haine ni discorde[169].»
Le duc de Bourgogne comptait sur Paris. Il avait achevé de gagner les Parisiens par la bonne discipline de ses troupes, qui ne prenaient rien sans payer. Les bourgeois avaient été autorisés à se mettre en défense, à refaire les chaînes de fer qui barraient les rues; on en forgea plus de six cents en huit jours. Mais quand il Voulut mener plus loin les Parisiens, et les décider à le suivre contre le duc d'Orléans, ils refusèrent nettement. Ce refus rendit la réconciliation plus facile. Les princes consentirent à un rapprochement. Les deux partis avaient à craindre la disette. Le duc d'Orléans rentra dans Paris, toucha dans la main du duc de Bourgogne[170], et consentit aux réformes qu'il avait proposées. Quelques suppressions d'officiers, quelques réductions de gages, ce fut toute la réforme. Mais la discorde restait la même entre les princes. Le duc d'Orléans, doux et insinuant, avait trouvé moyen de regagner son oncle de Berri et presque tout le conseil; il reprenait peu à peu le pouvoir. On essaya bientôt d'un nouvel accord aussi inutile que le premier.
Il n'y avait qu'une chance de paix; c'était le cas où les Anglais, par leurs pirateries, par leurs ravages autour de Calais, décideraient le duc de Bourgogne, comte de Flandre, à agir sérieusement contre eux, et à s'arranger avec le duc d'Orléans. On put croire un moment que les ennemis de la France lui rendraient ce service. En 1405, les Anglais, voyant que Philippe-le-Hardi était mort, crurent avoir meilleur marché de la veuve et du jeune duc; ils tentèrent de s'emparer du port de l'Écluse. Et ceci ne fut pas une tentative individuelle, un coup de piraterie, mais bien une expédition autorisée, par une flotte royale, et sous la conduite du duc de Clarence, le propre fils d'Henri IV. C'était justement le moment où le nouveau comte de Flandre venait de renouveler les trêves marchandes avec les Anglais[171].
Voilà les princes d'accord pour agir contre l'ennemi. Le duc de Bourgogne se charge d'assiéger Calais, tandis que le duc d'Orléans fera la guerre en Guyenne. Calais et Bordeaux étaient bien les deux points à attaquer, mais ce n'était pas trop des forces réunies du royaume pour une seule des deux entreprises; les tenter toutes deux à la fois, c'était tout manquer.
Calais ne pouvait guère se prendre que l'hiver et par un coup de main; c'est ce que vit plus tard le grand Guise[172]. Le duc de Bourgogne avertit longuement l'ennemi par d'interminables préparatifs; il rassembla des troupes considérables, des munitions infinies, douze cents canons[173], petits il est vrai. Il prit le temps de bâtir une ville de bois pour enfermer la ville. Pendant qu'il travaille et charpente, les Anglais ravitaillent la place, l'arment, la rendent imprenable.
Le duc d'Orléans ne réussit pas mieux. Il commença la campagne trop tard, comme à l'ordinaire, se mettant en route lorsqu'il eût fallu revenir. On lui disait bien pourtant qu'il ne trouverait plus rien dans la campagne, ni vivres ni fourrages, que l'hiver approchait; il répondait avec légèreté que la gloire en serait plus grande d'avoir à vaincre l'Anglais et l'hiver.
Les Gascons qui l'avaient appelé, se ravisèrent et ne l'aidèrent point[174]. N'ayant qu'une petite armée de cinq mille hommes, il ne pouvait se hasarder d'attaquer Bordeaux; il aurait voulu du moins en saisir les approches; il tâta Blaye, puis Bourg. Le siège traîna dans la mauvaise saison; les vivres manquèrent, une flotte qui en apportait de La Rochelle fut prise en mer par les Anglais. Les troupes affamées se débandèrent. Le duc d'Orléans s'obstinait à ce malheureux siège, sans espoir, mais s'étourdissant, jouant la solde des troupes, n'osant revenir.
Il savait bien ce qui l'attendait à Paris. Le duc de Bourgogne y était déjà, il ameutait le peuple contre lui, le désignait comme l'ami des Anglais, l'accusait d'avoir détourné pour sa belle expédition de Guyenne l'argent avec lequel on eût pris Calais[175]. Paris était fort ému, l'Université, le clergé même. Le duc d'Orléans avait récemment irrité l'évêque et l'Église de Paris; à son départ pour la Guyenne, il avait été à Saint-Denis baiser les os du patron de la France; ceux de Paris qui prétendaient avoir les vraies reliques du saint, ne pardonnèrent pas au duc de décider ainsi contre eux.
Peu à peu, Paris devenait unanime contre le duc d'Orléans. Les gens de l'Université de Paris couvaient contre lui une haine profonde, haine de docteurs, haine de prêtres. D'abord, il était l'ami du pape leur ennemi, il faisait donner les bénéfices à d'autres qu'aux universitaires, il les affamait. Autre crime: à l'Université de Paris il opposait les universités d'Orléans, d'Angers, de Montpellier et de Toulouse, toutes favorables au pape d'Avignon[176]. Il soutenait, comme on l'a vu, que l'Université de Paris n'était pas française, que, composée en grande partie d'étrangers, elle ne pouvait s'immiscer dans les affaires du royaume. C'étaient là de terribles griefs auprès de nos docteurs. Peut-être cependant lui auraient-ils à la rigueur pardonné tout cela; mais, ce qui était bien autrement grave pour des lettrés, décidément irrémissible et inexpiable, il se moquait d'eux.
Déjà surannée, pour la science et l'enseignement, l'Université de Paris avait atteint l'apogée de sa puissance. Elle était devenue, pour ainsi dire, l'autorité. Depuis plus d'un siècle, cette vieille aînée des rois avait parlé haut dans la maison de son père, fille équivoque[177] en soutane de prêtre, et, comme les vieilles filles, aigre et colérique. Le roi aussi l'avait gâtée, ayant besoin d'elle contre les Templiers, contre les papes. Dans le grand schisme, elle se chargea de choisir pour la chrétienté, et choisit Clément VII; puis elle humilia son pape.
C'était pour le roi un instrument peu sûr, et qui souvent le blessait lui-même. Au moindre mécontentement l'Université venait lui déclarer que la Fille des rois, lésée dans ses privilèges, irait, brebis errante[178], chercher un autre asile. Elle fermait ses classes, les écoliers se dispersaient, au grand dommage de Paris. Alors on se hâtait de courir après eux, de finir la secessio, de rappeler la gens togata du mont Aventin.
L'Université ne s'en tint pas à ces moyens négatifs. Bientôt, associée au petit peuple, elle donna ses ordres à l'hôtel Saint-Paul, et traita le roi presque aussi mal qu'elle avait traité le pape. Dans cette éclipse misérable de la papauté, de l'empire, de la royauté, l'Université de Paris trônait, férule en main, et se croyait reine du monde.
Et il y avait bien quelque raison dans cette absurdité. Avant l'imprimerie, avant la domination de la presse, sous laquelle nous vivons, toute publicité était dans l'enseignement oral, que dispensaient les universités; or, la première et la plus influente de toutes était celle de Paris.
Puissance immense, à peu près sans contrôle. Et dans quelles mains se trouvait-elle? Aux mains d'un peuple de docteurs, aigris par la misère, en qui d'ailleurs la haine, l'envie, les mauvaises passions avaient été soigneusement cultivées par une éducation de polémique et de dispute. Ces gens arrivaient à la puissance, ils devaient montrer bientôt combien l'éristique sèche et durcit la fibre morale, comment, portée du raisonnement dans la réalité, elle continue d'abstraire, abstrait la vie et raisonne le meurtre, comme toute autre négation.
De bonne heure, l'Université avait commencé la guerre contre le duc d'Orléans. Dès 1402, elle déclara les ennemis de la soustraction d'obédience, les amis du pape, pécheurs et fauteurs du schisme. Le prince si clairement désigné demanda réparation; mais le même soir, l'un des plus célèbres docteurs et prédicateurs, Courtecuisse, renouvela l'invective.
Deux ans après, l'Université saisit une occasion de frapper un des principaux serviteurs du duc d'Orléans et de la reine, le sire de Savoisy. Ce seigneur, qui avait fait des expéditions heureuses contre les Anglais, avait autour de lui une maison toute militaire, des serviteurs insolents, des pages fort mal disciplinés; un de ceux-ci donna des éperons à son cheval tout au travers d'une procession de l'Université; les écoliers le souffletèrent, les gens de Savoisy prirent parti, poursuivirent les écoliers, qui se jetèrent dans Sainte-Catherine; des portes, ils tirèrent au hasard dans l'église, au grand effroi du prêtre qui disait la messe en ce moment. Plusieurs écoliers furent blessés. Savoisy eut beau demander pardon à l'Université, et offrir de livrer les coupables[179]. Il fallut qu'il perpétuât le souvenir de son humiliation, en fondant une chapelle de cent livres de rentes; que son propre hôtel, l'un des plus beaux d'alors, fût démoli de fond en comble. Les peintures admirables dont il était décoré, ne purent toucher les scolastiques[180]. La démolition se fit à grand bruit, au son des trompettes qui proclamaient la victoire de l'Université[181].
Elle avait suspendu ses leçons, et défendu les prédications, jusqu'à ce qu'elle eût obtenu cette réparation éclatante. Elle usa du même moyen lorsque Benoît XIII s'étant échappé d'Avignon, le duc d'Orléans fit révoquer par le roi la soustraction d'obédience, et que le pape ordonna la levée d'une décime sur le clergé, dont le duc aurait profité sans doute. Un concile assemblé à Paris n'osait rien décider. L'Université, par l'organe d'un de ses docteurs, Jean Petit, éclata avec violence contre le pape, contre les fauteurs du pape, contre l'université de Toulouse qui le soutenait; celle de Paris exigea du roi un ordre au Parlement de faire brûler la lettre qu'avaient écrite ceux de Toulouse à cette occasion. La terreur était si grande que le même Savoisy, récemment maltraité par l'Université, se chargea de porter au Parlement l'ordre du roi. Cet homme, intrépide devant les Anglais, rampait devant la puissance populaire, dont il avait vu de si près la force et la rage.
On peut juger de l'insolence des écoliers après de telles victoires, ils se croyaient décidément les maîtres sur le pavé de Paris. Deux d'entre eux, un Breton et un Normand, firent je ne sais quel vol. Le prévôt, messire de Tignonville, ami du duc d'Orléans, jugeant bien que, s'il les renvoyait à leurs juges ecclésiastiques, ils se trouveraient les plus innocentes personnes du monde, les traita comme déchus du privilège de cléricature, les mit à la torture, les fit avouer, puis les envoya au gibet. Là-dessus, grande clameur de l'Université et des clercs en général.
Les princes, ne pouvant abandonner le prévôt, répondaient aux universitaires qu'ils pouvaient aller dépendre et inhumer les corps, et qu'il n'en fût plus parlé. Mais ce n'était pas leur compte; ils voulaient que le prévôt fondât deux chapelles, qu'il fût déclaré inhabile à tout emploi, qu'il allât dépendre lui-même les deux clercs et les inhumât de ses mains, après les avoir baisés, ces cadavres déjà pourris et infects, à la bouche[182].
Tout le clergé soutint l'Université. Non seulement les classes furent fermées, mais les prédications suspendues, et cela dans le saint temps de Noël, pendant tout l'Avent, tout le carême, à la fête même de Pâques. Déjà, l'année précédente, les prédications et l'enseignement avaient été suspendus aux mêmes époques, pour ne pas payer la décime. Ainsi le clergé se vengeait aux dépens des âmes qui lui étaient confiées, il refusait au peuple le pain de la parole, dans le temps des plus saintes fêtes, parmi les misères de l'hiver, lorsque les âmes ont tant besoin d'être soutenues. La foule allait aux églises, et n'y trouvait plus de consolation[183]. L'hiver, le printemps, passèrent ainsi silencieux et funèbres.
Le duc d'Orléans avait beaucoup à craindre; le peuple s'en prenait de tout à lui. Son parti s'affaiblissait. Il reçut un nouveau coup par la mort de son ami Clisson. Tant qu'il vivait, tout vieux qu'il était, Clisson faisait peur au duc de Bretagne.
Quelque temps auparavant, le duc et la reine se promenant ensemble du côté de Saint-Germain, un effroyable orage fondit sur eux; le duc se réfugia dans la litière de la reine; mais les chevaux effrayés faillirent les jeter dans la rivière. La reine eut peur, le duc fut touché; il déclara vouloir payer ses créanciers, ne sachant pas sans doute lui-même combien il était endetté. Mais il en vint plus de huit cents; les gens du duc ne payèrent rien et les renvoyèrent.
Dans ce triste hiver de 1407 le duc et la reine crurent ramener les esprits en ordonnant, au nom du roi, la suspension du droit de prise, celui de tous les abus qui faisait le plus crier. Les maîtres d'hôtel du roi, des princes, des grands, prenaient sur les marchés, dans les maisons, tout ce qui pouvait servir à la table de leurs maîtres, ce qui les tentait eux-mêmes, ce qu'ils pouvaient emporter; meubles, linges, tout leur était bon. Les gens du duc et de la reine avaient rudement pillé; ils eurent beau suspendre l'exercice de ce droit odieux[184]: le peuple leur en voulait trop, il ne leur en sut aucun gré.
Tout tournait contre eux. La reine, depuis longtemps éloignée de son mari, n'en était pas moins enceinte; elle attendait, souhaitait un enfant. Elle accoucha en effet d'un fils, mais qui mourut en naissant. Il fut pleuré de sa mère, plus qu'on ne pleure un enfant de cet âge quand on en a déjà plusieurs autres, pleuré comme un gage d'amour.
Le duc d'Orléans, lui-même, était malade, il se tenait à son château de Beauté. Ce replis onduleux de la Marne et ses îles boisées[185], qui d'un côté regardent l'aimable coteau de Nogent, de l'autre l'ombre monacale de Saint-Maur[186], a toujours eu un inexplicable attrait de grâce mélancolique. Dans ces îles, sur la belle et dangereuse rivière, s'éleva jadis une villa mérovingienne, un palais de Frédégonde[187]; là, plus tard, fut la chère retraite où Charles VII crut vraiment mettre en sûreté son trésor, la bonne et belle Agnès[188]. Ce château d'Agnès Sorel était celui même de Louis d'Orléans; il s'y tenait malade au mois de novembre 1407, c'était la fin de l'automne, les premiers froids, les feuilles tombaient.
Chaque vie a son automne, sa saison jaunissante, où toute chose se fane et pâlit; plût au ciel que ce fût la maturité; mais ordinairement c'est plus tôt, bien avant l'âge mûr. C'est ce point, souvent peu avancé de l'âge, où l'homme voit les obstacles se multiplier tout autour, où les efforts deviennent inutiles, où s'abrège l'espoir, où, le jour diminuant, grandissent peu à peu les ombres de l'avenir... On entrevoit alors, pour la première fois, que la mort est un remède, qu'elle vient au secours des destinées qui ont peine à s'accomplir.
Louis d'Orléans avait trente-six ans; mais déjà, depuis plusieurs années, parmi ses passions même et ses folles amours, il avait eu des moments sérieux[189]. Il avait fait, écrit de sa main un testament fort chrétien, fort pieux, plein de charité et de pénitence. Il y ordonnait d'abord le payement de ses créanciers, puis des legs aux églises, aux collèges, aux hôpitaux, d'abondantes aumônes. Il y recommandait ses enfants à son ennemi même, au duc de Bourgogne; il éprouvait le besoin d'expier; il demandait à être porté au tombeau sur une claie couverte de cendres[190].
Au temps où nous sommes parvenus, il n'eut un pressentiment que trop vrai de sa fin prochaine. Il allait souvent aux Célestins; il aimait ce couvent; dans son enfance, sa bonne dame de gouvernante l'y menait tout petit entendre les offices. Plus tard, il y visitait fréquemment le sage Philippe de Maizières, vieux conseiller de Charles V, qui s'y était retiré[191]. Il séjournait même quelquefois au couvent, vivant avec les moines, comme eux, et prenant part aux offices de jour et de nuit. Une nuit donc qu'il allait aux matines, et qu'il traversait le dortoir, il vit, ou crut voir la Mort[192]. Cette vision fut confirmée par une autre; il se croyait devant Dieu et prêt à subir son jugement. C'était un signe solennel qu'au lieu même où avait commencé son enfance, il fût ainsi averti de sa fin. Le prieur du couvent auquel il se confia, crut aussi qu'en effet il lui fallait songer à son âme et se préparer à bien mourir.
Ce ne fut pas une apparition moins sinistre qu'il eut bientôt au château de Beauté. Il y reçut une étrange visite, celle de Jean-sans-Peur. Il devait peu s'y attendre, un nouveau motif avait encore aigri leur haine. Les Liégeois ayant chassé leur évêque, jeune homme de vingt ans, qui voulait être évêque sans se faire prêtre[193], ils en avaient élu un autre, avec l'appui du duc d'Orléans et du pape d'Avignon. L'évêque chassé était justement le beau-frère du duc de Bourgogne. Si le duc d'Orléans, maître du Luxembourg, étendait encore son influence sur Liège, son rival allait avoir une guerre permanente chez lui, en Brabant, en Flandre; la France lui échappait. Ce danger devait porter son exaspération au comble[194].
Dès longtemps, il avait annoncé des résolutions violentes. En 1405, lorsque les deux rivaux étaient en présence, sous les murs de Paris, Louis d'Orléans ayant pris pour emblème un bâton noueux, Jean-sans-Peur prit pour le sien un rabot. Comment le bâton devait-il être raboté[195]? on pouvait tout craindre.
Le duc de Berri, plein d'inquiétude, crut gagner beaucoup sur son neveu en le décidant à aller voir le malade. Soit pour tromper son oncle, soit par un sentiment de haineuse curiosité, il se contraignit jusque-là. Le duc d'Orléans allait mieux; le vieil oncle prit ses deux neveux, les mena entendre la messe, et les fit communier de la même hostie; il leur donna un grand repas de réconciliation, et il fallut qu'ils s'embrassassent. Louis d'Orléans le fit de bon cœur, tout porte à le croire; la veille il s'était confessé et avait témoigné amendement et repentance. Il invita son cousin à dîner avec lui le dimanche suivant; il ne savait point qu'il n'y aurait pas de dimanche pour lui.
On voit encore aujourd'hui, au coin de la Vieille rue du Temple et de la rue des Francs-Bourgeois, une tourelle du quinzième siècle, légère, élégante, et qui contraste fort avec la laide maison, qui de côté et d'autre s'y est gauchement accrochée. Cette tourelle fermait, de ce côté, le grand enclos de l'hôtel Barbette, occupé en 1407 par la reine Isabeau, en 1550 par Diane de Poitiers.
L'hôtel Barbette, placé hors de l'enceinte de Philippe-Auguste, entre les deux juridictions de la ville et du Temple, libre également de l'une et de l'autre, avait été longtemps soustrait, par sa position, aux gênes de la ville, couvre-feu, fermeture des portes, etc. Enfermé plus tard dans l'enceinte de Charles V, il n'en était pas moins, dans ce quartier peu fréquenté, hors de la surveillance des honnêtes et médisants bourgeois de Paris[196].
Cet hôtel, bâti par le financier Étienne Barbette, maître de la monnaie sous Philippe-le-Bel, fut pillé dans la grande sédition où le peuple enragé poursuivit le roi jusqu'au Temple (1306). Le même hôtel, quatre-vingts ans après, appartenait à un autre parvenu, au grand maître Montaigu, l'un des Marmousets qui gouvernaient le royaume. Ils y firent coucher Charles VI, la veille de son départ pour la Bretagne, lorsque, malgré ses oncles, ils parvinrent à le tirer de Paris pour lui faire poursuivre la vengeance de l'assassinat de Clisson. Montaigu, ami, comme Clisson, du duc d'Orléans, fit sa cour à la reine, en lui cédant cette maison commode; elle n'aimait pas l'hôtel Saint-Paul, où vivait son mari; ce mari la gênait quand il était fou, bien plus encore quand il ne l'était pas.
Elle avait embelli à plaisir ce séjour de prédilection, l'avait agrandi, étendu jusqu'à la rue de la Perle. Les jardins étaient d'autant mieux fermés et solitaires, que le long de la Vieille rue du Temple ils se trouvaient masqués d'une ligne de maisons qui regardaient la rue, et ne voyaient rien derrière, tout au plus le mur du mystérieux hôtel.
La reine y accoucha le 10 novembre. Les deux princes communièrent ensemble le 20; le 22, ils mangèrent chez le duc de Berri, s'embrassèrent et se jurèrent une amitié de frères. Cependant, depuis le 17, le duc de Bourgogne avait tout préparé pour tuer ce frère; il lui avait dressé embuscade près de l'hôtel Barbette, les assassins attendaient.
Dès la Saint-Jean, c'est-à-dire depuis plus de quatre mois, Jean-sans-Peur cherchait une maison pour ce guet-apens. Un clerc de l'Université, qui était son homme, avait chargé un couratier public de maisons de lui en louer une, où il voulait, disait-il, mettre du vin, du blé et autres denrées que les écoliers et les clercs recevaient de leur pays, et qu'ils avaient le privilège universitaire de vendre sans droit. Le courtier lui trouva et lui fit livrer, le 17 novembre, la maison de l'image Notre-Dame, Vieille rue du Temple, en face de l'hôtel de Rieux et de la Bretonnerie. Le duc de Bourgogne y fit entrer de nuit des gens à lui, entre autres un ennemi mortel du duc d'Orléans, un Normand, Raoul d'Auquetonville, ancien général des finances, que le duc avait chassé pour malversation. Raoul répondait de tuer; un valet de chambre du roi promit, pour argent, de livrer et de trahir.
Le lendemain du repas de réconciliation, le mercredi 23 novembre 1407, Louis d'Orléans avait été, comme à l'ordinaire, chez la reine; il y avait soupé, et gaiement, pour essayer de consoler la pauvre mère[197]. Le valet de chambre du roi arrive en hâte, et dit que le roi demande son frère, qu'il veut lui parler[198]. Le duc, qui avait dans Paris six cents chevaliers ou écuyers, n'avait pourtant pas amené grand monde avec lui, aimant mieux sans doute faire à petit bruit ces visites dont on ne médisait que trop. Il laissa même à l'hôtel Barbette une partie de ceux qui l'avaient suivi, comptant peut-être y retourner quand il serait quitte du roi. Il n'était que huit heures; c'était de bonne heure pour les gens de cour, mais tard pour ce quartier retiré, en novembre surtout. Il n'avait avec lui que deux écuyers montés sur un même cheval, un page et quelques valets pour éclairer. Il s'en allait, vêtu d'une simple robe de damas noir, par la Vieille rue du Temple, en arrière de ses gens, chantant à demi voix, et jouant avec son gant, comme un homme qui veut être gai. Nous savons ces détails par deux témoins oculaires: un valet de l'hôtel de Rieux, et une pauvre femme qui logeait dans une chambre dépendante du même hôtel. Jaquette, femme de Jacques Griffart, cordonnier, déposa qu'étant à sa fenêtre haute sur la rue, pour voir si son mari ne revenait pas, et y prenant un lange qui séchait, elle vit passer un seigneur à cheval, et un moment après, comme elle couchait son enfant, elle entendit crier: «À mort! à mort!» Elle courut à la fenêtre, son enfant dans les bras, et elle vit le même seigneur à genoux, dans la rue, sans chaperon; autour de lui, sept ou huit hommes, le visage masqué, qui frappaient dessus, de haches et d'épées; lui, il mettait son bras devant, en disant quelques mots, comme: «Qu'est ceci? D'où vient ceci?» Il tomba, mais ils ne continuaient pas moins à frapper d'estoc et de taille. La femme, qui voyait tout, criait au meurtre tant qu'elle pouvait. Un homme qui l'aperçut à la fenêtre, lui dit: «Taisez-vous, mauvaise femme.» Alors, à la lueur des torches, elle vit sortir de la maison de l'image Notre-Dame un grand homme, avec un chaperon rouge descendant sur les yeux; il dit aux autres: «Éteignez tout, allons-nous-en, il est bien mort!» Quelqu'un lui donna encore un coup de massue, mais il ne remuait plus. Près de lui gisait un jeune homme, qui, tout mourant qu'il était, se souleva en criant: «Ah! monseigneur mon maître[199].» C'était le page, qui ne l'avait pas quitté et s'était jeté au-devant des coups. Ce page était Allemand; il avait peut-être été donné à Louis d'Orléans par Isabeau de Bavière.
Depuis l'assassinat manqué de Clisson, on savait qu'il ne fallait pas croire à la légère qu'un homme était tué; aussi, selon un autre récit, le grand homme au chaperon rouge vint, avec un falot de paille, regarder à terre si la besogne avait été faite consciencieusement[200]. Il n'y avait rien à dire; le mort était taillé en pièces, le bras droit était tranché à deux places, au coude, au poignet; le poing gauche était détaché, jeté au loin par la violence du coup; la tête était ouverte de l'œil à l'oreille, d'une oreille à l'autre; le crâne était ouvert, la cervelle épandue sur le pavé[201].
Ces pauvres restes furent portés le lendemain matin, parmi la consternation et la terreur générale[202], à l'église voisine des Blancs-Manteaux. Ce fut au jour seulement qu'on ramassa, dans la boue, la main mutilée et la cervelle. Les princes vinrent lui donner l'eau bénite. Le vendredi, il fut enseveli à l'église des Célestins, dans la chapelle qu'il avait bâtie lui-même[203]. Les coins du drap mortuaire étaient portés par son oncle, le vieux duc de Berri, par ses cousins, le roi de Sicile, le duc de Bourgogne et le duc de Bourbon; puis, venaient les seigneurs, les chevaliers, une foule innombrable de peuple. Tout le monde pleurait, les ennemis comme les amis[204]. Il n'y a plus d'ennemis alors; chacun, dans ces moments, devient partial pour le mort. Quoi! si jeune, si vivant naguère, et déjà passé! Beauté, grâce chevaleresque, lumière de science, parole vive et douce: hier tout cela, aujourd'hui plus rien[205]...
Rien?... davantage peut-être. Celui qui semblait hier un simple individu, on voit qu'il avait en lui plus d'une existence, que c'était en effet un être multiple, infiniment varié[206]!... Admirable vertu de la mort! Seule elle révèle la vie. L'homme vivant n'est vu de chacun que par un côté, selon qu'il le sert ou le gêne. Meurt-il? on le voit alors sous mille aspects nouveaux, on distingue tous les liens divers par lesquels il tenait au monde. Ainsi, quand vous arrachez le lierre du chêne qui le soutenait, vous apercevez dessous d'innombrables fils vivaces, que jamais vous ne pourrez déprendre de l'écorce où ils ont vécu; ils resteront brisés, mais ils resteront[207].
Chaque homme est une humanité, une histoire universelle... Et pourtant cet être, en qui tenait une généralité infinie, c'était en même temps un individu spécial, une personne, un être unique, irréparable, que rien ne remplacera. Rien de tel avant, rien après; Dieu ne recommencera point. Il en viendra d'autres, sans doute; le monde, qui ne se lasse pas, amènera à la vie d'autres personnes, meilleures peut-être, mais semblables, jamais, jamais...
Celui-ci sans doute eut ses vices; mais c'est en partie pour cela que nous le pleurons; il n'en appartint que davantage à la pauvre humanité; il nous ressembla d'autant plus; c'était lui, et c'était nous. Nous nous pleurons en lui nous-mêmes, et le mal profond de notre nature.
On dit que la mort embellit ceux qu'elle frappe, et exagère leurs vertus; mais c'est bien plutôt en général la vie qui leur faisait tort. La mort, ce pieux et irréprochable témoin, nous apprend, selon la vérité, selon la charité, qu'en chaque homme il y a ordinairement plus de bien que de mal. On connaissait les prodigalités du duc d'Orléans, on connut ses aumônes. On avait parlé de ses galanteries; on ne savait pas assez que cette heureuse nature avait toujours conservé, au milieu même des vaines amours, l'amour divin et l'élan vers Dieu. On trouva aux Célestins la cellule où il aimait à se retirer[208]. Lorsqu'on ouvrit son testament, on vit qu'au plus fort de ses querelles cette âme sans fiel était toujours confiante, aimante pour ses plus grands ennemis.
Tout cela demande grâce.. Eh! qui ne pardonnerait, quand cet homme, dépouillé de tous les biens de la vie, redevenu nu et pauvre, est apporté dans l'église, et attend son jugement? Tous prient pour lui, tous l'excusent, expliquant ses fautes par les leurs, et se condamnant eux-mêmes... Pardonnez-lui, Seigneur, frappez-nous plutôt.
Personne n'avait plus à se plaindre du duc d'Orléans que sa femme Valentine; elle l'avait toujours aimé, et toujours il en aima d'autres. Elle ne l'excusa pas moins autant qu'il était en elle; elle prit comme sien avec elle le bâtard de son mari, et l'éleva parmi ses enfants. Elle l'aimait autant qu'eux, davantage. Souvent, lui voyant tant d'esprit et d'ardeur, l'Italienne le serrait, lui disait: «Ah! tu m'as été dérobé! c'est toi qui vengeras ton père[209].»
La justice ne vint jamais pour la veuve, elle n'eut pas cette consolation. Elle n'eut pas celle d'élever au mort l'humble tombe «de trois doigts au-dessus de terre» qu'il demandait dans son testament[210]; elle ne put même lui mettre sous la tête «la rude pierre, la roche» qu'il voulait pour oreiller. Louis d'Orléans, proscrit dans la mort, attendit cent ans un tombeau.
Aux premiers âges chrétiens, dans les temps de vive foi, les douleurs étaient patientes; la mort semblait un court divorce; elle séparait, mais pour réunir. Un signe de cette foi dans l'âme, dans la réunion des âmes, c'est que, jusqu'au douzième siècle, le corps, la dépouille mortelle, semble avoir moins d'importance; elle ne demande pas encore de magnifiques tombeaux; cachée dans un coin de l'église, une simple dalle la couvre; c'est assez pour la désigner au jour de la résurrection: Hinc surrectura[211].
Au temps dont nous écrivons l'histoire, il y avait déjà un changement, peu avoué, d'autant plus profond. Même dévotion extérieure, mais la foi était moins vive; au plus profond des cours, à leur insu, l'espoir faiblissait. La douleur ne se laissait plus aisément charmer aux promesses de l'avenir; aux pieuses consolations, elle opposait la mot de Valentine: «Rien ne m'est plus, plus ne m'est rien[212].»