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Histoire de France - Moyen Âge; (Vol. 4 / 10)

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S'il lui restait quelque chose, c'était de parer la triste dépouille, de glorifier les restes, de faire de la tombe une chapelle, une église, dont ce mort serait le dieu.

Vains amusements de la douleur, qui ne l'arrêtent pas longtemps. Quelque profond que soit le sépulcre, elle n'en ressent pas moins à travers les puissantes attractions de la mort; elle les suit... La veuve du duc d'Orléans vécut ce que dura sa robe de deuil.

C'est que les mots de l'union: Vous devenez même chair, ils ne sont pas un vain son; ils durent pour celui qui survit. Qu'ils aient donc leur effet suprême!... Jusque-là, il va chaque jour heurter cette tombe à l'aveugle, l'interroger, lui demander compte... Elle ne sait que répondre; il aurait beau la briser, qu'elle n'en dirait pas davantage... En vain, s'obstinant à douter, s'irritant, niant la mort, il arrache l'odieuse pierre; en vain, parmi les défaillances de la douleur et de la nature, il ose soulever le linceul, et montrant à la lumière ce qu'elle ne voudrait pas voir, il dispute aux vers le je ne sais quoi, informe et terrible, qui fut Inès de Castro[213].

CHAPITRE II

Lutte des deux partis.—Cabochiens.—Essais de réforme dans l'État et dans l'Église (1408-1414).

L'étranger qui visite la silencieuse Vérone et les tombeaux des La Scala, découvre dans un coin une lourde tombe sans nom[214]. C'est, selon toute apparence, la tombe de l'assassiné[215]. À côté, s'élève un somptueux monument à triple étage de statues, et par-dessus ce monument, sur la tête des saints et des prophètes, plane un cavalier de marbre. C'est la statue de l'assassin. Can Signore de La Scala tua son frère dans la rue en plein jour, il lui succéda. Cela ne produisit, ce semble, ni étonnement, ni trouble[216]. Le meurtrier régna doucement pendant seize années, et alors, sentant sa fin venir, il donna ordre à ses affaires, fit encore étrangler un de ses frères qu'il tenait prisonnier, et laissa la seigneurie de Vérone à son bâtard, comme tout bon père de famille laisse son bien à son fils.

Les choses ne se passèrent pas ainsi en France à la mort du duc d'Orléans. La France n'en prit pas si aisément son parti. S'il n'eut pas un tombeau de pierre[217], il en eut un dans les cœurs. Tout le pays sentit le coup et en fut profondément remué, et l'État, et la famille, et chaque homme jusqu'aux entrailles. Une dispute, une guerre de trente années commença; il en coûta la vie à des millions d'hommes. Cela est triste, mais il n'en faut pas moins féliciter la France et la nature humaine.

«Ce n'était pourtant que la mort d'un homme», dit froidement le chroniqueur de la maison de Bourgogne[218]. Mais la mort d'un homme est un événement immense, lorsqu'elle arrive par un crime; c'est un fait terrible sur lequel les sociétés ne doivent se résigner jamais.

Cette mort engendra la guerre, et la guerre entre les esprits. Toutes les questions politiques, morales, religieuses, s'agitèrent à cette occasion[219]. La grande polémique des temps modernes, elle a commencé pour la France par le sentiment du droit, par l'émotion de la nature, par la douce et sainte pitié.

Où se livra d'abord ce grand combat? Là même d'où partit le crime, au cœur du meurtrier. Le lendemain au matin, lorsque tous les parents du mort allèrent aux Blancs-Manteaux visiter le corps, et lui donner l'eau bénite, le duc de Bourgogne qualifia lui-même l'acte selon la vérité: «Jamais plus méchant et plus traître meurtre n'a été commis en ce royaume.» Le vendredi, au convoi, il tenait un des coins du drap mortuaire et pleurait comme les autres.

Plus que tous les autres sans doute, et non moins sincèrement. Il n'y avait pas là d'hypocrisie. La nature humaine est ainsi faite. Nul doute que le meurtrier n'eût voulu alors ressusciter le mort au prix de sa vie. Mais cela n'était pas en lui. Il fallait qu'il traînât à jamais ce fardeau, qu'à jamais il portât ce pesant drap mortuaire.

Lorsqu'il fut constant que les assassins avaient fui vers la rue Mauconseil, où était l'hôtel du duc de Bourgogne, lorsque le prévôt de Paris déclara qu'il se faisait fort de trouver les coupables, si on lui permettait de fouiller les hôtels des princes, le duc de Bourgogne se troubla; il tira à part le duc de Berri et le roi de Sicile, et leur dit tout pâle: «C'est moi; le diable m'a tenté[220].» Ils reculèrent; le duc de Berri fondit en larmes, et ne dit qu'une parole: «J'ai perdu mes deux neveux.»

Le duc de Bourgogne s'en alla accablé, humilié, et l'humiliation le changea. L'orgueil tua le remords. Il se souvint qu'il était puissant, qu'il n'y avait pas de juge pour lui. Il s'endurcit, et puisque enfin le coup était fait, le mal irréparable, il résolut de revendiquer son crime comme vertu, d'en faire, s'il pouvait, un acte héroïque. Il osa venir au conseil. Il en trouva la porte fermée; le duc de Berri l'y retint, en lui disant doucement qu'on ne l'y verrait pas avec plaisir. À quoi le coupable répondit, avec le masque d'airain qu'il s'était décidé à prendre: «Je m'en passerai volontiers, monsieur; qu'on n'accusé personne de la mort du duc d'Orléans; ce qui s'est fait, c'est moi qui l'ai fait faire.»

Avec ce beau semblant d'audace, le duc de Bourgogne n'était pas rassuré. Il retourna à son hôtel, monta à cheval et galopa sans s'arrêter jusqu'en Flandre. Dès qu'on sut qu'il fuyait, on le poursuivit; cent vingt chevaliers du duc d'Orléans coururent après lui. Mais il n'y avait pas moyen de l'atteindre; à une heure il était déjà à Bapaume. Il ordonna, en mémoire de ce péril, que dorénavant les cloches sonnassent à cette heure-là. Cela s'appela longtemps l'Angélus du duc de Bourgogne.

Il avait échappé à ses ennemis, non à lui-même. À peine arrivé à Lille, il convoqua ses barons, ses prêtres. Ils lui prouvèrent invinciblement qu'il n'avait fait que son devoir, qu'il avait sauvé le roi et le royaume. Il reprit courage, rassembla les États de Flandre, d'Artois, ceux de Lille et de Douai, et leur en fit répéter autant[221]. Il le fit dire, prêcher, écrire, et ces écrits furent répandus partout, tant il sentait le besoin de mettre son crime en commun avec ses sujets, de se faire donner par eux l'approbation qu'il ne pouvait plus se donner lui-même, d'étouffer sous la voix du peuple la voix de son cœur.

Entre autres bruits qu'il fit répandre, on dit partout que le duc d'Orléans depuis longtemps lui dressait des embûches, qu'il n'avait fait que le prévenir[222]. Il fit croire cette grossière invention aux braves Flamands; sans doute il eût bien voulu y croire aussi.

Cependant l'émotion du tragique événement ne s'affaiblissait pas dans Paris. Ceux même qui regardaient le duc d'Orléans comme l'auteur de tant d'impôts, et qui peut-être s'étaient réjouis tout bas de sa mort, ne purent voir, sans être touchés, sa veuve et ses enfants qui vinrent demander justice. La pauvre veuve, madame Valentine, amenait avec elle son second fils, sa fille et madame Isabeau de France, fiancée au jeune duc d'Orléans, et déjà veuve elle-même, à quinze ans, d'un autre assassiné, du roi d'Angleterre Richard II. Le roi de Sicile, le duc de Berri, le duc de Bourbon, le comte de Clermont, le connétable, allèrent au-devant. La litière était couverte de drap noir et traînée par quatre chevaux blancs. La duchesse était en grand deuil, ainsi que ses enfants et sa suite; ce triste cortège entra à Paris le 10 décembre, par le plus triste et plus rude hiver qu'on eût vu depuis plusieurs siècles[223].

Descendue à l'hôtel Saint-Paul, elle se jeta à genoux en pleurant devant le roi, qui pleurait aussi. Deux jours après elle revint par-devant le roi et son conseil, portant plainte et demandant justice. Le discours des avocats qui parlèrent pour elle, celui des prédicateurs qui firent l'éloge funèbre du duc d'Orléans, la lettre que son fils répandit quelques années après, sont pleins de choses touchantes et d'une naïveté douloureuse.

Vox sanguinis fratris tui clamat ad me de terra.

«Tu peux, ô roi, dire à la partie adverse cette parole qu'a dite le Seigneur à Caïn, après qu'il eut tué son frère... Certes oui, la terre crie et le sang réclame; car il ne serait pas un homme naturel, ni d'un sang pur, celui qui n'aurait pas compassion d'une mort si cruelle.

«Et toi, ô roi Charles de bonne mémoire, si tu vivais maintenant, que dirais-tu? quelques larmes pourraient t'apaiser? qui t'empêcherait de faire justice d'une telle mort? Hélas! tu as tant aimé, honoré et élevé avec tant de soin l'arbre où est né le fruit dont ton fils a reçu la mort! Hélas! roi Charles! tu pourrais bien dire comme Jacob: Fera pessima devoravit filium meum: Une bête très mauvaise a dévoré mon fils.

«Hélas! il n'y a si pauvre homme, ou de si bas état en ce monde, dont le père ou le frère ait été tué si traîtreusement, que ses parents et ses amis ne s'engagent à poursuivre l'homicide jusqu'à la mort. Qu'est-ce donc quand le malfaiteur persévère et s'obstine dans sa volonté criminelle?... Pleurez, princes et nobles, car le chemin est ouvert pour vous faire mourir en trahison et à l'improviste; pleurez, hommes, femmes, vieillards et jeunes gens; la douceur de la paix et de la tranquillité vous est ôtée, puisque le chemin vous est montré pour occire et porter le glaive contre les princes, et qu'ainsi vous voilà en guerre, en misère, en voie de destruction.»

La prophétie ne s'accomplit que trop. Celui contre lequel on venait d'accueillir cette plainte, celui qu'on jugeait digne de toute peine, d'amende honorable, de prison, il n'y eut pas besoin de le poursuivre: il revint de lui-même, mais en maître; l'on n'avait que des plaidoiries à lui opposer. Il revint, malgré les plus expresses défenses, entouré d'hommes d'armes, et fit mettre sur la porte de son hôtel deux fers de lance, l'un affilé, l'autre émoussé[224], pour dire qu'il était prêt à la guerre et à la paix, qu'il combattrait aux armes courtoises, ou, si l'on aimait mieux, à mort. Les princes avaient été jusqu'à Amiens pour l'empêcher de venir. Il leur donna des fêtes, leur fit entendre d'excellente musique, et continua sa route jusqu'à Saint-Denis, où il fit ses dévotions. Là, nouvelle défense des princes[225]. Mais il n'entra pas moins à Paris. Il se trouva des gens pour crier: «Noël au bon duc[226]!» Le peuple croyait qu'il allait supprimer les taxes. Les princes l'accueillirent. La reine, chose odieuse, se contraignit au point de lui faire bonne mine.

Tout semblait rassurant; et pourtant, en entrant dans la ville où l'acte avait été commis, il ne pouvait s'empêcher de trembler. Il alla droit à son hôtel, fit camper toutes ses troupes autour. Mais son hôtel ne lui semblait pas sûr. Il fallut, pour calmer son imagination, que dans son hôtel même on lui bâtit une chambre toute en pierres de taille, et forte comme une tour[227]. Pendant que ses maçons travaillaient à défendre le corps, ses théologiens faisaient ce qu'ils pouvaient pour cuirasser l'âme. Déjà il avait les certificats de ses docteurs de Flandre; mais il voulait celui de l'Université, une bonne justification solennelle en présence du roi, des princes, du peuple, qui approuveraient, au moins par leur silence. Il fallait que le monde entier suât à laver cette tache.

Le duc de Bourgogne ne pouvait manquer de défenseurs parmi les gens de l'Université. Son père et lui avaient toujours été liés avec ce corps par la haine commune du duc d'Orléans et de son pape Benoît XIII. Ils avaient protégé les principaux docteurs. Philippe-le-Hardi avait donné un bénéfice au célèbre Jean Gerson[228]; son successeur pensionnait le cordelier Jean Petit, tous deux grands adversaires du pape.

Toutefois, pour soutenir cette thèse que le partisan du pape avait été bien et justement tué, il fallait trouver un aveugle et violent logicien, capable de suivre intrépidement le raisonnement contre la raison, l'esprit de corps et de parti contre l'humanité et la nature.

Cette logique n'était pas celle des grands docteurs de l'Université, Gerson, d'Ailly, Clémengis. Ils restèrent plutôt dans l'inconséquence; dans leur plus grande passion, ils ne furent jamais aveuglés. D'Ailly et Clémengis écrivirent contre le pape; puis, quand ils craignirent d'avoir ébranlé l'Église même, ils se rallièrent à la papauté. Gerson attaqua le duc d'Orléans pour ses exactions; puis il pleura l'aimable prince, il fit son oraison funèbre.

Au-dessous de ces illustres docteurs, en qui le bon sens et le bon cœur firent toujours équilibre à la dialectique, se trouvaient les vrais scolastiques, les subtils, les violents, qui paraissaient les forts, les grands hommes du temps qui n'ont pas été ceux de l'avenir. Ceux-ci étaient généralement plus jeunes que Gerson, qui lui-même était disciple de Pierre d'Ailly et de Clémengis. Ces violents étaient donc la troisième génération dans cette longue polémique, d'autant plus violents qu'ils y venaient tard. Ainsi la Constituante fut dépassée par la jeune Législative, celle-ci par la très jeune Convention.

Ces hommes n'étaient pas des misérables, des hommes mercenaires, comme on l'a dit, mais généralement de jeunes docteurs, estimés pour la sévérité de leurs mœurs, pour la subtilité de leur esprit, pour leur faconde. Les uns étaient des moines comme le cordelier Jean Petit, comme le carme Pavilly, l'orateur des bouchers, le harangueur de la Terreur de 1413. Les autres furent les meneurs des conciles, et marquèrent comme prélats; tels furent, au concile de Constance, Courcelles et Pierre Cauchon, qui déposèrent le pape Jean XXIII et jugèrent la Pucelle.

L'apologiste du duc de Bourgogne, Jean Petit, était un Normand, animé d'un âpre esprit normand, un moine mendiant, de la pauvre et sale famille de saint François. Ces cordeliers, d'autant plus hardis qu'ils n'avaient que leur corde et leurs sandales, se jetaient volontiers en avant. Au quatorzième siècle, ils avaient été pour la plupart visionnaires, mystiques, malades et fols de l'amour de Dieu; ils étaient alors ennemis de l'Université. Mais, à mesure que le mysticisme fit place à la grande polémique du schisme, ils furent du parti de l'Université, et au delà. Le cordelier Jean Petit n'avait pas le moyen d'étudier; il fut soutenu par le duc de Bourgogne, qui l'aida à prendre ses grades et lui fit une pension[229]. À peine docteur, il se fit remarquer par sa violence. L'Université l'envoya parmi ceux de ses membres qu'elle députait aux papes. Lorsque l'assemblée du clergé de France, en 1406, flottait et n'osait se déclarer entre l'Université de Paris qui attaquait le pape Benoît, et celle de Toulouse qui le défendait, Jean Petit prêcha avec la fureur burlesque d'un prédicateur de carrefour «contre les farces et tours de passe-passe de Pierre de la Lune, dit Benoît». Il demanda et obtint que le parlement fît brûler la lettre de l'université de Toulouse. C'est alors que le parti de Benoît et du duc d'Orléans fut jugé vaincu, que les gens avisés le quittèrent[230], que ses ennemis s'enhardirent, et que, la suspension des prédications ayant suffisamment irrité le peuple, on crut pouvoir enfin tuer celui qu'on désignait depuis longtemps à la haine comme l'auteur des taxes et le complice du schisme.

L'Université avait récemment arraché au roi l'ordre de contraindre par corps le pape qui refusait de céder. Ce pape avait été jugé schismatique, et ses partisans schismatiques. Par deux fois on essaya d'exécuter cette contrainte par l'épée. La mort d'un prince qui soutenait le pape semblait aux universitaires un résultat naturel de cette condamnation du pape; c'était aussi une contrainte par corps.

Je n'ai pas le courage de reproduire la longue harangue par laquelle Jean Petit entreprit de justifier le meurtre. Il faut dire pourtant que, si ce discours parut odieux à beaucoup de gens, personne ne le trouva ridicule. Il est divisé et subdivisé selon la méthode scolastique, la seule que l'on suivit alors.

Il prit pour texte ces paroles de l'Apôtre: «La convoitise est la racine de tous maux.» Il déduisait de là doctement une majeure en quatre parties, que la mineure devait appliquer. La mineure avait quatre parties de même pour établir que le duc d'Orléans tombant dans les quatre genres de convoitise, concupiscence, etc., s'était rendu coupable de lèse-majesté en quatre degrés. Il établissait, par le témoignage des philosophes, des Pères de l'Église et de la sainte Écriture qu'il était non seulement permis, mais honorable et méritoire de tuer un tyran[231]. À cela il apportait douze raisons en l'honneur des douze apôtres, appuyées de nombreux exemples bibliques.

Cet épouvantable fatras n'a pas moins de quatre-vingt-trois pages dans Monstrelet. Le copier, ce serait à en vomir. Il faut résumer. Tout peut se réduire à trois points:

1. Le duc de Bourgogne a tué pour Dieu[232]. Ainsi Judith, etc. Le duc d'Orléans n'était pas seulement l'ennemi du peuple de Dieu, comme Holopherne. Il était l'ennemi de Dieu, l'ami du Diable; il était sorcier[233]. La diablesse Vénus lui avait donné un talisman pour se faire aimer, etc.

2. Le duc de Bourgogne a tué pour le roi. Il a, comme bon vassal, sauvé son suzerain des entreprises d'un vassal félon.

3. Il a tué pour la chose publique, et comme bon citoyen. Le duc d'Orléans était un tyran. Le tyran doit être tué, etc.[234].

Mais il faut lire l'original. Il faut voir dans sa laideur ce monstrueux accouplement des droits et des systèmes contraires. Le cruel raisonneur prend indifféremment, et partout, tout ce qui peut, tant bien que mal, fonder le droit de tuer; tradition biblique, classique, féodale, tout lui est bon, pourvu qu'on tue.

Le discours de Jean Petit ne mériterait guère d'attention, si c'était l'œuvre individuelle du pédant, l'indigeste avorton éclos du cerveau d'un cuistre. Mais non; il ne faut pas oublier que Jean Petit était un docteur très important, très autorisé. Cette monstrueuse laideur de confusion et d'incohérence, ce mélange sauvage de tant de choses mal comprises, c'est du siècle, et non de l'homme. J'y vois la grimaçante figure du moyen âge caduque, le masque demi-homme, demi-bête de la scolastique agonisante.

L'histoire, au reste, ne présente guère d'objet plus choquant. On rirait de ce pêle-mêle d'équivoques, de malentendus, d'histoires travesties, de raisonnements cornus, où l'absurde s'appuie magistralement sur le faux. On rirait; mais on frémit. Les syllogismes ridicules ont pour majeure l'assassinat, et la conclusion y ramène. L'histoire devient ce qu'elle peut. La fausse science, comme un tyran, la violente et la maltraite. Elle tronque et taille les faits, comme elle ferait des hommes. Elle tue l'empereur Julien avec la lance des croisades; elle égorge César avec le couteau biblique, en sorte que le tout a l'air d'un massacre indistinct d'hommes et de doctrines, d'idées et de faits.

Quand il y aurait eu le moindre bon sens dans ce traité de l'assassinat, quand les crimes du duc d'Orléans eussent été prouvés et qu'il eût mérité la mort, cela ne justifiait pas encore la trahison du duc de Bourgogne. Quoi! pour des fautes si anciennes, après une réconciliation solennelle, après avoir mangé ensemble et communié de la même hostie!... Et l'avoir tué de nuit, en guet-apens, désarmé, était-ce d'un chevalier? Un chevalier devait l'attaquer à armes égales, le tuer en champ clos. Un prince, un grand souverain, devait faire la guerre avec une armée, vaincre son ennemi en bataille; les batailles sont les duels des rois.

Au reste, la harangue de Jean Petit était moins une apologie du duc de Bourgogne qu'un réquisitoire contre le duc d'Orléans. C'était un outrage après la mort, comme si le meurtrier revenait sur cet homme gisant à terre, ayant peur qu'il ne revécût, et tâchant de le tuer une seconde fois.

Le meurtrier n'avait pas besoin d'apologie. Pendant que son docteur pérorait, il avait en poche de bonnes lettres de rémission qui le rendaient blanc comme neige. Dans ces lettres, le roi déclare que le duc lui a exposé comment pour son bien et celui du royaume il a fait mettre hors de ce monde son frère le duc d'Orléans; mais il a appris que le roi «sur le rapport d'aulcuns ses malveillans... en a pris desplaisance... Savoir faisons que nous avons osté et ostons toute desplaisance que nous pourrions avoir eue envers lui, etc.[235]».

Les gens de l'Université ayant si bien soutenu le duc de Bourgogne, il était bien juste qu'il les soutînt à son tour. D'abord il termina à leur avantage l'affaire qui depuis un an tenait en guerre les deux juridictions, civile et ecclésiastique. La première eut tort. L'Université, le clergé, allèrent dépendre les deux écoliers voleurs dont les squelettes branlaient encore à Montfaucon. Tout un peuple de prêtres, de moines, de clercs et d'écoliers, animés d'une joie frénétique, les mena à travers Paris jusqu'au parvis de Notre-Dame, où ils furent remis à la justice ecclésiastique, et déposés aux pieds de l'évêque[236]. Le prévôt demanda pardon aux recteurs, docteurs et régents[237]. Ce triomphe des deux cadavres, qui était l'enterrement de la justice royale, eut lieu au soleil de mai, attristé par la lueur des torches que portait tout ce monde noir.

Le 14 mai, la veille même de la grande victoire de l'Université, deux messagers du pape Benoît XIII avaient eu la hardiesse de venir braver dans Paris cette colérique puissance. Ils avaient apporté des bulles menaçantes où l'ennemi, qu'on croyait à terre, semblait plus vivant que jamais[238]. C'était un gentilhomme aragonais (comme son maître Benoît XIII) qui avait hasardé ce coup.

Une députation de l'Université vint à grand bruit demander justice. Une grande assemblée se fit à Saint-Paul en présence du roi, du duc de Bourgogne et des princes. Un violent sermon y fut prononcé par Courtecuisse, qui faisait le pendant du discours de Jean Petit. C'était la condamnation du pape, comme l'autre était la condamnation du prince, partisan du pape.

Le texte était: «Que la douleur en soit pour lui; tombe sur lui son iniquité!» Si le pape eût été là, il n'y eût guère eu plus de sûreté pour lui que pour le duc d'Orléans. Le pape n'y étant pas, on ne frappa que ses bulles. Le chancelier les condamna au nom de l'assemblée, les secrétaires royaux y enfoncèrent le canif, et les jetèrent au recteur qui les mit en menus morceaux.

Ce n'était pas assez de poignarder un parchemin. On envoya ordre à Boucicaut d'arrêter le pape; et en attendant, on prit, comme suspects d'aimer le pape, l'abbé de Saint-Denis et le doyen de Saint-Germain-l'Auxerrois. Saint-Denis étant, comme on l'a vu, fort mal avec l'Église de Paris, l'arrestation de l'abbé était populaire. Mais le doyen de Saint-Germain-l'Auxerrois était membre du parlement. Il y avait imprudence à l'arrêter; le parlement en garda rancune. Les prisonniers, ayant tout à craindre dans ce moment de violence, essayèrent d'apaiser l'Université en se réclamant d'elle, et demandant l'adjonction de quelques-uns de ses docteurs à la commission qui devait les juger. Ils eurent lieu de s'en repentir. Ces scolastiques, étrangers aux lois, aux hommes et aux affaires, ne purent jamais s'accorder avec les juges[239]. Ils montrèrent autant de gaucherie que de violence, firent arrêter au hasard nombre de gens. Les prisonniers avaient beau invoquer le parlement, l'évêque de Paris; les princes même intercédaient. Ces implacables pédants ne voulaient point lâcher prise.

Le dimanche 25 mai, un professeur de l'Université, Pierre-aux-Bœufs (cordelier, comme Jean Petit), lut devant le peuple les lettres royaux qui déclaraient que dorénavant on n'obéirait ni à l'un ni à l'autre pape. Cela s'appela l'acte de Neutralité. Aucune salle, aucune place n'aurait contenu la foule. La lecture se fit à la culture de Saint-Martin-des-Champs. Cette ordonnance n'est point dans le style ordinaire des lois. C'est visiblement un factum de l'Université, violent, âcre, et qui n'est pas sans éloquence: «Qu'ils tombent, qu'ils périssent, plutôt que l'unité de l'Église. Qu'on n'entende plus la voix de la marâtre: Coupez l'enfant, et qu'il ne soit ni à moi, ni à elle; mais la voix de la bonne mère: Donnez-le lui plutôt tout entier...»

On ne s'en tint pas à des paroles. Un concile assemblé dans la Sainte-Chapelle détermina comment l'Église se gouvernerait dans la vacance du Saint-Siège. Benoît ne put être atteint; il se sauva à Perpignan, entre le royaume d'Aragon, son pays, où il était soutenu, et la France, où il guerroyait contre le concile à force de bulles. Mais ses deux messagers furent pris, et traînés par les rues dans un étrange accoutrement; ils étaient coiffés de tiares de papier, vêtus de dalmatiques noires aux armes de Pierre de Luna, et de plus chargés d'écriteaux qui les qualifiaient traîtres et messagers d'un traître. Ainsi équipés, ils furent mis dans un tombereau de boueurs, piloriés dans la cour du Palais, parmi les huées du peuple, qui s'habituait à mépriser les insignes du pontificat[240]. Le dimanche suivant, même scène au parvis Notre-Dame: un moine trinitaire, régent de théologie, invectiva contre eux et contre le pape, avec une violence furieuse et des farces de bateleur, le tout dans une langue si fangeuse, que bonne part de cette boue retombait sur l'Université[241].

Le pape de Rome, le pape d'Avignon, étaient tous les deux en fuite; leurs cardinaux avaient déserté. La reine s'enfuit aussi, emmenant de Paris le dauphin, gendre du duc de Bourgogne. Les ducs d'Anjou (roi de Sicile), de Berri et de Bretagne ne tardèrent pas à les suivre. Le duc de Bourgogne allait se trouver seul de tous les princes à Paris, ayant toutefois dans les mains le roi, le concile, l'Université. Lâcher le roi et Paris, c'était risquer beaucoup. Cependant il ne pouvait plus remettre son retour aux Pays-Bas. Pendant qu'il faisait ici la guerre au pape et écoutait les prolixes harangues des docteurs, le parti de Benoît et d'Orléans se fortifiait à Liège. Le jeune évêque de Liège, son cousin Jean de Bavière, ne pouvait plus résister[242]. Les Liégeois étaient menés par un homme de tête et de main, le sire de Perweiss, père de l'autre prétendant à l'évêché de Liège; il appelait les Allemands; il faisait venir des archers anglais. Le Brabant était en péril. Que serait-il advenu si la Flandre avait pris parti pour Liège, si les gens de Gand s'étaient souvenus que les Liégeois leur avaient envoyé des vivres avant la bataille de Roosebeke?

Je parlerai plus tard de ce curieux peuple de Liège, de cette extrême pointe de la race et de la langue wallonnes au sein des populations germaniques, petite France belge qui est restée, sous tant de rapports, si semblable à la vieille France, tandis que la nôtre changeait. Mais tout cela ne peut se dire en passant.

Les Liégeois étaient quarante mille intrépides fantassins. Mais le duc avait contre eux toute la chevalerie de Picardie et des Pays-Bas, qui regardait avec raison cette guerre comme l'affaire commune de la noblesse. La noblesse était d'accord. Les villes, Liège, Gand et Paris, ne s'entendaient pas. Gand et Paris ne suivaient pas le même pape que les Liégeois. Le duc de Bourgogne, qui soulevait les communes en France, écrasa en Belgique celle de Liège.

Les Liégeois étaient une population d'armuriers et de charbonniers, brutale et indomptable, que leurs chefs ne pouvaient mener. Dès que les bannières féodales apparurent dans la plaine de Hasbain, le proverbe se vérifia:

Qui passe dans le Hasbain
À bataille le lendemain.

Ils se postèrent quarante mille dans une enceinte fermée de chariots et de canons, et attendirent fièrement. Le duc de Bourgogne, qui savait qu'il allait leur venir encore dix mille hommes de troupes et des archers d'Angleterre, se hasarda d'attaquer. Les Liégeois avaient un peu de cavalerie, quelques chevaliers; mais ils s'en défiaient trop; ils les empêchèrent de bouger. Ceux de Bourgogne, ne pouvant les forcer par devant, les tournèrent; une terreur panique les prit; plusieurs milliers de Liégeois se rendirent prisonniers. Le duc de Bourgogne, presque vainqueur, voit apparaître alors les dix mille paresseux de Tongres, qui venaient enfin combattre. Il craignit qu'ils ne lui arrachassent la victoire, et ordonna le massacre des prisonniers. Ce fut une immense boucherie; toute cette chevalerie, cruelle par peur, s'acharna sur la multitude qui avait posé les armes. Le duc de Bourgogne prétend, dans une lettre[243], qu'il resta vingt-quatre mille hommes sur le carreau: il avait perdu seulement de soixante à quatre-vingts chevaliers ou écuyers, sans compter les soldats apparemment. Néanmoins, cette disproportion fait sentir assez combien, dans la nouveauté et l'imperfection des armes à feu, les moyens offensifs étaient faibles contre ces maisons de fer dont les chevaliers s'affublaient.

Je me défie un peu de ce nombre de vingt-quatre mille hommes; c'est juste celui de la bataille de Roosebeke, que gagna Philippe-le-Hardi. Le fils ne voulut pas sans doute avoir tué moins que le père. Quoi qu'il en soit, le récit des cruautés épouvantables du parti de Bourgogne, qui, dans le Hasbain seul, avait brûlé, disait-on, quatre cents églises paroissiales, souvent même avec les paroissiens, la vengeance de l'évêque de Liège, Jean-sans-Pitié, ses noyades dans la Meuse, tout cela, chose triste à dire, mais qui peint le siècle, frappa les imaginations et releva le duc de Bourgogne. Cette bataille fut prise pour le jugement de Dieu. On savait qu'il avait d'ailleurs payé de sa personne[244]. Le peuple, comme les femmes, aime les forts: Ferrum est quod amant. On donna au duc de Bourgogne le surnom de Jean-sans-Peur: sans peur des hommes et sans peur de Dieu[245].

La reine et les princes étaient revenus à Paris dans l'absence du duc de Bourgogne[246], et procédaient contre lui. Un éloquent prédicateur, Cérisy, prononçait une touchante apologie de Louis d'Orléans, qui a effacé à jamais le discours de Jean Petit. L'avocat de la veuve et des orphelins concluait à ce que le duc de Bourgogne fît amende honorable, demandât pardon et baisât la terre, et qu'après avoir fait diverses fondations expiatoires, il allât pendant vingt ans outre-mer pour pleurer son crime. Cela se disait le 11 septembre; le 23, il gagnait la bataille d'Hasbain; le 24 novembre, il arrivait à Paris. La foule alla voir avec respect l'homme qui venait de tuer vingt-cinq mille hommes; il s'en trouva pour crier Noël!

La reine et les princes avaient enlevé le roi à Chartres; ils pouvaient en son nom agir contre le duc. Cela le décida à un accommodement[247]. La chose fut négociée par le grand maître Montaigu, serviteur de la reine et de la maison d'Orléans, principal conseiller de ce parti, qui avait été envoyé au duc de Bourgogne, qui en avait rapporté une grande peur, et qui ne sentait pas sa tête bien ferme sur ses épaules. Il arrangea avec la crédulité de la peur ce triste traité qui déshonorait les deux partis. Le principal article était que le second fils du mort épouserait une fille du meurtrier, avec une dot de cent cinquante mille francs d'or. Comme dot, c'était beaucoup, mais comme prix du sang, combien peu!

Ce fut une laide scène, laide encore comme profanation d'une des plus saintes églises de France. Notre-Dame de Chartres, ses innombrables statues de saints et de docteurs, furent condamnées à être témoins de la fausse paix et des parjures. On dressa, non pas au parvis où se faisaient les amendes honorables, mais à l'entrée du chœur, un grand échafaud. Le roi, la reine, les princes, y siégeaient. L'avocat du duc de Bourgogne demanda au roi, au nom du duc, qu'il lui plût «de ne conserver dans le cœur ni colère, ni indignation à cause du fait qu'il a commis et fait faire sur la personne de monseigneur d'Orléans, pour le bien du royaume et de vous».

Puis les enfants d'Orléans entrèrent; le roi leur fit part du pardon qu'il avait accordé, et les requit de l'avoir pour agréable. L'avocat de Bourgogne parla en ces termes: «Monseigneur d'Orléans et messeigneurs ses frères, voici monseigneur de Bourgogne qui vous supplie de bannir de vos cœurs toute haine et toute vengeance, et d'être bons amis avec lui.» Le duc ajouta de sa propre bouche: «Mes chers cousins, je vous en prie.»

Les jeunes princes pleuraient. Selon le cérémonial convenu, la reine, le dauphin et les seigneurs du sang royal s'approchèrent d'eux, et intercédèrent pour le duc de Bourgogne; ensuite, le roi, du haut de son trône, leur adressa ces mots: «Mon très cher fils et mon très cher neveu, consentez à ce que nous avons fait, et pardonnez.» Le duc d'Orléans et son frère répétèrent alors, l'un après l'autre, les paroles prescrites.

Montaigu, qui avait dressé d'avance ce traité, par lequel les enfants reconnaissaient que leur père était tué pour le bien du royaume, avait au fond trahi son ancien maître, le duc d'Orléans, pour le duc de Bourgogne. Celui-ci néanmoins lui en voulut mortellement. Il n'avait pas probablement deviné d'avance l'humiliante attitude qu'il lui faudrait prendre dans cette cérémonie, et ce qu'il lui en coûterait pour dire aux enfants: Pardonnez.

Tout le monde savait à quoi s'en tenir sur la valeur d'une telle paix. Le greffier du parlement, en l'inscrivant sur son registre, ajoute ces mots à la marge: Pax, pax, inquit Propheta, et non est pax.

Les réconciliés revinrent à Paris, plus ennemis que jamais, mais d'accord pour sacrifier le trop conciliant Montaigu. Ce pauvre diable n'avait après tout péché que par peur. Mais il avait encore un autre crime; il était trop riche. On se demandait comment ce fils d'un notaire de Paris, médiocrement lettré, de pauvre mine, petite taille, barbe claire, la langue épaisse[248], comment il s'y était pris pour gouverner la France depuis si longtemps. Il fallait bien, avec tout cela, qu'il fût pourtant un habile homme, pour que la reine, le duc d'Orléans, les ducs de Berri et de Bourbon eussent tous besoin de lui et l'appelassent leur ami.

L'habileté qui lui manqua, ce fut de se faire petit. Sans parler de ses grandes terres, il avait bâti à Marcoussis un délicieux château. À Paris, le peuple montrait avec envie son splendide hôtel. Les plus grands seigneurs avaient recherché ses filles. Récemment encore, il avait marié son fils avec la fille du connétable d'Albret, cousin du roi. Il fit encore son frère évêque de Paris, et à cette occasion il eut l'imprudence de traiter les princes, d'étaler une incroyable quantité de vaisselle d'or et d'argent. Les convives ouvrirent de grands yeux; leur cupidité attisa leur haine. Ils trouvèrent fort mauvais que Montaigu eût tant de vaisselle d'or, lorsque celle du roi était en gage.

Pour un homme nouveau, Montaigu semblait bien assis. Dès le temps du gouvernement des Marmousets, il s'était acquis beaucoup de gens; il était bien apparenté, bien allié. Frère de l'archevêque de Sens, il venait de prendre une forte position populaire dans Paris en y faisant son frère évêque. Aussi les princes menèrent l'affaire à petit bruit. Ils s'assemblèrent secrètement à Saint-Victor, délibérèrent sous le sceau du serment; ils conspirèrent, trois ou quatre princes du sang et les plus grands seigneurs de France, contre le fils du notaire. On avertit Montaigu; mais il s'obstina à ne rien craindre. N'avait-il pas pour lui le roi, le bon duc de Berri, la reine surtout, en mémoire du duc d'Orléans? La reine s'employa, il est vrai, un peu en sa faveur. Mais il ne fallut pas grande violence pour lui forcer la main; on lui promit que les grands biens de Montaigu seraient donnés au dauphin[249]. Après tout, elle était absente, à Melun; ce triste spectacle de la mort d'un vieux serviteur ne devait pas affliger ses yeux.

Il y eut à la mort de Montaigu une chose qu'on ne voit guère à la chute des favoris: le peuple se souleva[250]. Montaigu, il est vrai, intéressait les trois puissances de la ville: il était frère de l'évêque; il réclamait le privilège de cléricature, celui du clergé et de l'Université; enfin, il en appelait au parlement. Rien ne lui servit. La ville était pleine des gentilshommes du duc de Bourgogne. Le nouveau prévôt de Paris, Pierre Desessarts, monta à cheval, courut les rues avec une forte troupe, criant qu'il tenait les traîtres qui étaient cause de la maladie du roi, qu'il en rendrait bon compte, que les bonnes gens n'avaient qu'à retourner à leurs affaires et à leurs métiers[251].

Montaigu nia tout d'abord; mais il était entre les griffes d'une commission; on lui fit tout avouer par la torture. Le 17 octobre, sans perdre de temps, moins d'un mois après sa belle fête, il fut traîné aux halles. On ne lut pas même l'arrêt. Brisé qu'il était par la torture, les mains disloquées, le ventre rompu, il baisait la croix de tout son cœur, affirmant jusqu'au bout qu'il n'était pas coupable, non plus que le duc d'Orléans, que seulement il ne pouvait nier qu'ils n'eussent mal usé des deniers du roi et trop dépensé[252]. L'assistance pleurait; ceux même que les princes avaient envoyés pour s'assurer du supplice revinrent tout en larmes.

Cette mort avait touché tout le monde, mais effrayé encore plus. Quel en fut le résultat? Celui qu'on devait attendre de la lâcheté du temps. Tous voulurent être du côté d'un homme qui frappait si fort; la mort du duc d'Orléans, celle de Montaigu, le massacre de Liège, c'étaient trois grands coups. Le roi de Navarre était déjà allié du duc de Bourgogne[253], dont il avait besoin contre le comte d'Armagnac. Le duc d'Anjou le fut pour de l'argent; il en reçut, comme dot d'une fille de Bourgogne, pour aller perdre encore cet argent en Italie. La reine fut aussi gagnée par un mariage; le duc de Bourgogne alla la voir à Melun et promit de faire épouser au frère d'Isabeau (Louis de Bavière) la fille de son ami, le roi de Navarre. Il était d'ailleurs arrangé que le jeune dauphin présiderait désormais le conseil; la grosse Isabeau[254] crut sottement qu'elle gouvernerait son fils, et par son fils le royaume. Elle revint à Paris, c'est-à-dire qu'elle se remit entre les mains du duc de Bourgogne.

Ainsi, les choses tournaient à souhait pour lui et pour son parti. L'Université, toute-puissante au concile de Pise, venait de mettre à profit la déposition des deux papes pour faire donner la papauté à l'un de ses anciens professeurs, qui apparemment n'aurait rien à refuser à l'Université et au duc de Bourgogne.

Que manquait-il à celui-ci, sinon de se réhabiliter, s'il pouvait, de faire oublier? Il y avait deux moyens, réformer l'État et chasser l'Anglais. Il entreprit de nouveau d'assiéger Calais; cette fois, le duc d'Orléans n'était plus là pour faire manquer l'entreprise. Il s'y prit comme la première fois; il fit bâtir une ville de bois autour de la ville; il entassa dans l'abbaye de Saint-Omer force machines et quantité d'artillerie. Mais les Anglais, pour la somme de dix mille nobles à la rose, trouvèrent un charpentier qui y jeta le feu grégeois et brûla en un moment tout ce qu'on avait longuement préparé.

La réforme n'alla guère mieux que la guerre. Le duc de Bourgogne l'avait commencée à sa manière, rudement. Il avait rendu à Paris ses privilèges, en y mettant un prévôt à lui, le violent Desessarts. Il avait convoqué une assemblée générale de la noblesse, sous la présidence du dauphin, s'emparant du dauphin même et mettant de côté le vieux duc de Berri.

Cependant il prenait les finances en main, destituant au nom du roi et des princes tous les trésoriers, et mettant à leur place des bourgeois de Paris, des gens riches, timides et dépendants. Tous les receveurs devaient rendre compte à un haut conseil qu'il dominait par le comte de Saint-Pol. Ce conseil fit une chose inouïe, il interdit la Chambre des comptes, fit arrêter plusieurs de ses membres[255], et néanmoins il se servit de ses registres, relevant sur les marges les Nimis habuit ou Recuperetur dont cette sage et honnête compagnie marquait les payements excessifs. On voulait s'autoriser de ces notes pour tirer de l'argent de ceux qui avaient reçu, ou même de leurs héritiers.

Cela était inquiétant pour beaucoup de monde, suspect pour tous, d'autant plus que dans toutes ces mesures on voyait derrière le duc de Bourgogne un homme emporté, passionné et brouillon, le nouveau prévôt de Paris, Desessarts, homme de peu, qui se hâtait de faire sa main, d'enrichir les siens, comme avait fait Montaigu; il l'avait mené au gibet, et il y courait lui-même.

Tel était Paris; hors de Paris, se formait un grand orage. Le duc d'Orléans n'était qu'un enfant, un nom; mais autour de ce nom se serraient naturellement tous ceux qui haïssaient le duc de Bourgogne et le roi de Navarre. D'abord le comte d'Armagnac, ennemi du second par voisinage, du premier pour avoir dès longtemps été forcé de céder le Charolais; puis le duc de Bretagne, les comtes de Clermont et d'Alençon; enfin, les ducs de Berri et de Bourbon, qui, se voyant comptés pour rien par le duc de Bourgogne, passèrent de l'autre côté. Ces princes s'allièrent «pour la réforme de l'État et contre les ennemis du royaume».

C'était aussi contre les ennemis du royaume que le duc de Bourgogne levait des troupes et demandait de l'argent. Il fit venir à Paris les principaux bourgeois des villes de France pour obtenir, non une taxe, mais un prêt; les Anglais, disait-il, menaçaient de débarquer. Les bourgeois, sans délibérer, répondirent nettement que leurs villes étaient déjà trop chargées, que le duc de Bourgogne n'avait qu'à faire usage de trois cent mille écus d'or qui, disait-on, avaient été recouvrés. Mais cet argent s'était écoulé sans qu'on sût comment[256].

Paris ne montrait pas plus de zèle que les autres villes; le duc avait voulu lui rendre ses armes et ses divisions militaires de centeniers, soixanteniers, cinquanteniers, etc. Les Parisiens le remercièrent, et n'en voulurent pas, ne se souciant pas de devenir les soldats du duc de Bourgogne. Il n'avait pu non plus faire un capitaine de Paris; la ville prétendit qu'ayant eu un prince du sang pour capitaine (le duc de Berri), elle ne pouvait accepter un capitaine de moindre rang.

Le duc de Bourgogne, ayant contre lui les princes, sans avoir pour lui les villes, fut obligé de recourir à ses ressources personnelles. Il appela ses vassaux. Une nuée de Brabançons vint s'abattre sur la France du Nord, sur Paris, pillant, ravageant. Paris, devenu sensible au mal général par ses propres souffrances, demanda la paix à grands cris. Son organe ordinaire, l'Université, avec cet aplomb propre aux gens qui ne connaissent ni les hommes ni les choses, trouvait un moyen fort simple de tout arranger: c'était d'exclure du gouvernement les deux chefs de partis, les ducs de Berri et de Bourgogne, de les renvoyer dans leurs terres et de prendre dans les trois États des gens de bien et d'expérience, qui gouverneraient à merveille. Le duc de Bourgogne et le roi de Navarre accueillirent d'autant mieux la chose, qu'elle était impraticable. Ils firent parade de désintéressement; ils étaient prêts, disaient-ils, soit à servir l'État gratuitement, en sacrifiant même leurs biens, ou encore à se retirer, si c'était l'utilité du royaume.

L'Université n'eut pas à aller loin pour trouver le duc de Berri. Il était déjà avec ses troupes à Bicêtre. Il avait répondu à une première ambassade, qui lui demandait la paix au nom du roi, que justement il venait pour s'entendre avec le roi. Il reçut parfaitement les députés de l'Université, goûta leur conseil, répondant gaiement: «S'il faut pour gouverner des gens pris dans les trois États, j'en suis et je retiens place dans les rangs de la noblesse.»

L'hiver et la faim forcèrent pourtant les princes à accepter l'expédient que se proposait l'Université. Il donnait satisfaction à leur gloriole. Le duc de Bourgogne consentait à s'éloigner en même temps qu'eux. Le conseil devait être composé de gens qui jureraient de n'appartenir ni à l'un ni à l'autre. Le dauphin était remis à deux seigneurs nommés, l'un par le duc de Berri, l'autre par le duc de Bourgogne. (Paix de Bicêtre, 1er nov. 1410.)

Au fond, celui-ci restait maître. Il avait l'air de quitter Paris, mais il le gardait. Son prévôt, Desessarts, qui devait sortir de charge, y fut maintenu. Le dauphin n'eut guère autour de lui que de zélés Bourguignons. Son chancelier était Jean de Nyelle, sujet et serviteur du duc de Bourgogne; ses conseillers, le sire de Heilly, autre vassal du même prince, le sire de Savoisy, qui avait embrassé récemment son parti, Antoine de Craon, de la famille de l'assassin de Clisson, le sire de Courcelles, parent sans doute du célèbre docteur qui fut l'un des juges de la Pucelle, etc.

Le duc de Bourgogne s'était retiré, conformément au traité. Il n'armait pas et ses adversaires armaient. Les torts paraissaient être du côté des amis du duc d'Orléans. Le conseil du dauphin, pour mieux faire croire à son impartialité, s'adjoignit le parlement, quelques évêques, quelques docteurs de l'Université, plusieurs notables bourgeois, et, au nom de cette assemblée, il défendit aux ducs d'Orléans et de Bourgogne d'entrer dans Paris.

La défense était dérisoire; ce dernier était en réalité si bien présent dans Paris qu'à ce moment même il décidait la ville alarmée à prendre pour capitaine un homme à lui, le comte de Saint-Pol.

Il s'agissait de mettre Paris en défense. On proposa une taxe générale dont personne ne serait exempt, ni le clergé ni l'Université. Mais leur zèle n'alla pas jusque-là pour le parti de Bourgogne; à ce mot d'argent, ils se soulevèrent. Le chancelier de Notre-Dame, parlant au nom des deux corps, déclara qu'ils ne pouvaient donner ni prêter; qu'ils avaient bien de la peine à vivre; qu'on savait bien que si les finances du roi n'étaient dilapidées, il entrerait tous les mois deux cent mille écus d'or dans ses coffres; que les biens de l'Église, amortis depuis longtemps, n'avaient rien à voir avec les taxes. Enfin il s'emporta jusqu'à dire que, lorsqu'un prince opprimait ses sujets par d'injustes exactions, c'était, d'après les anciennes histoires, un cas légitime de le déposer[257].

Cette hardiesse extraordinaire de langage indiquait assez que le clergé et l'Université ne seraient point pour le parti bourguignon un instrument docile. Le nouveau capitaine de Paris chercha ses alliés plus bas; il s'adressa aux bouchers. Ce fut un curieux spectacle de voir le comte de Saint-Pol, de la maison de Luxembourg, cousin des empereurs et du chevaleresque Jean de Bohême, partager sa charge de capitaine de Paris avec les Legoix[258] et autres bouchers; de le voir armer ces gens, marcher dans Paris de front avec cette milice royale, les charger de faire les affaires de la ville, et de poursuivre les Orléanais. Il risquait gros en s'alliant ainsi. Il croyait tenir les bouchers; n'étaient-ce pas eux qui allaient bientôt le tenir lui-même? Le comte de Saint-Pol et son maître le duc de Bourgogne mettaient là en mouvement une formidable machine; mais, le doigt pris dans les roues, ils pouvaient fort bien, doigt, tête et corps, y passer tout entiers.

Je ne sais au reste s'il y avait moyen d'agir autrement. Tout esprit de faction à part, Paris, au milieu des bandes qui venaient batailler autour, avait grand besoin de se garder lui-même. Or, depuis la punition des Maillotins et le désarmement, les seuls des habitants qui eussent le fer en main et l'assurance que donne le maniement du fer, c'étaient les bouchers. Les autres, comme on l'a vu, avaient refusé de reprendre leurs centeniers, de crainte de porter les armes. Les gentilshommes du comte de Saint-Pol n'auraient pas suffi, ils auraient même été bientôt suspects, si on ne les eût vus toujours à côté d'une milice, brutale, il est vrai, violente, mais après tout parisienne et intéressée à défendre Paris du pillage. Quelque peur qu'on eût des bouchers, on avait bien autrement peur des innombrables pillards qui venaient jusqu'aux portes observer, tâter la ville, et qui auraient fort bien pu, si elle n'eut pris garde à elle, l'enlever par un coup de main[259].

C'était une terrible chose, pour la gent innocente et pacifique des bourgeois, de voir du haut de leurs clochers le double flot des populations du Midi et du Nord qui battait leurs murs. On eût dit que les provinces extrêmes du royaume, longtemps sacrifiées au centre, venaient prendre leur revanche. La Flandre se souvenait de sa défaite de Roosebeke. Le Languedoc n'avait pas oublié les guerres des Albigeois, encore moins les exactions récentes des ducs d'Anjou et de Berri. Ce que le Centre avait gagné par l'attraction monarchique, il le rendit avec usure. Le Nord, le Midi, l'Ouest, envoyèrent ici tout ce qu'ils avaient de bandits.

D'abord, pour défendre Paris contre les gens du Midi qu'amenait le duc d'Orléans, arrivèrent les Brabançons mercenaires du duc de Bourgogne. Pour mieux le défendre, ils ravagèrent tous les environs, pillèrent Saint-Denis. Autres défenseurs, les gens des communes de Flandre; ceux-ci, gens intelligents qui savaient le prix des choses, pillaient méthodiquement, avec ordre, à fond, de manière à faire place nette; puis ils emballaient proprement. De guerre, il ne fallait pas leur en parler; ce n'était pas pour cela qu'ils étaient venus. Leur comte avait beau les prier, chapeau bas, de se battre un peu, ils n'en tenaient compte. Quand ils avaient rempli leurs charrettes[260], les seigneurs de Gand et de Bruges reprenaient, quoi qu'on pût leur dire, le chemin de leur pays.

Mais la grande foule des pillards venait des provinces nécessiteuses de l'Ouest et du Midi. La campagne, à la voir au loin, était toute noire de ces bandes fourmillantes; gueux ou soldats, on n'eût pu le dire; qui à pied, qui à cheval, à âne; bêtes et gens maigres et avides à faire frémir, comme les sept vaches dévorantes du songe de Pharaon.

Démêlons cette cohue. D'abord il y avait force Bretons. Les familles étaient d'autant plus nombreuses, en Bretagne, qu'elles étaient plus pauvres. C'était une idée bretonne d'avoir le plus d'enfants possible, c'est-à-dire plus de soldats qui allassent gagner au loin et qui rapportassent[261]. Dans les vraies usances bretonnes, la maison paternelle, le foyer restait au plus jeune[262]; les aînés étaient mis dehors; ils se jetaient dans une barque, ou sur un mauvais petit cheval, et tant les portait la barque ou l'indestructible bête, qu'ils revenaient au manoir refaits, vêtus et passablement garnis.

En Gascogne, un droit différent produisait les mêmes effets. L'aîné restait fièrement au castel, sur sa roche, sans vassal que lui-même, et se servant par simplicité. Les cadets s'en allaient gaiement devant eux, tant que la terre s'étendait, bons piétons, comme on sait, allant à pied par goût, tant qu'ils ne trouvaient pas un cheval, riches d'une épée de famille, d'un nom sonore et d'une cape percée; du reste, nobles comme le roi, c'est-à-dire comme lui sans fief[263] et n'en levant pas moins quint et requint sur la terre, péage sur le passant.

Ce vieux portrait du Gascon, pour être vieux, n'est pas moins ressemblant, et je crois que, mutatis mutandis, il en reste quelque chose. Tels les peint la chronique dès le temps du bon roi Robert[264]; tels au temps des Plantagenets[265]; tels sous Bernard d'Armagnac, et enfin sous Henri IV. L'excellent baron de Feneste[266] n'exprime pas seulement l'invasion des intrigants du Midi sous le Béarnais; plus sérieux en apparence, moins amusant, moins gasconnant, ce baron subsiste. Alors, aujourd'hui et toujours, ces gens ont exploité de préférence un fonds excellent, la simplicité et la pesanteur des hommes du Nord. Aussi émigraient-ils volontiers. Ce n'était pas pour bâtir, comme les Limousins, ni pour porter et vendre, comme les gens d'Auvergne. Les Gascons ne vendaient qu'eux-mêmes. Comme soldats, comme domestiques des princes, ils servaient pour devenir maîtres. Ne leur parlez pas d'être ouvriers ou marchands; ministres ou rois, à la bonne heure! Il leur faut, non pas ce que demandait Sancho, une toute petite île, mais bien un royaume, un royaume de Naples, de Portugal, s'il se pouvait; de Suède au moins[267], ils s'en contenteront, hommes honnêtes et modérés. Tout le monde ne peut pas, comme le meunier du moulin de Barbaste[268], gagner Paris pour une messe.

Quoiqu'au fond le caractère ait peu changé, nous ne devons pas nous figurer les Méridionaux d'alors, comme nous les voyons et les comprenons aujourd'hui. Tout autres ils apparurent à nos gens du quinzième siècle, lorsque les oppositions provinciales étaient si rudement contrastées, et encore exagérées par l'ignorance mutuelle. Ce Midi fit horreur au Nord. La brutalité provençale, capricieuse et violente; l'âpreté gasconne, sans pitié, sans cœur, faisant le mal pour en rire; les durs et intraitables montagnards du Rouergue et des Cévennes, les sauvages Bretons aux cheveux pendants, tout cela dans la saleté primitive, baragouinant, maugréant dans vingt langues, que ceux du Nord croyaient espagnoles ou mauresques. Pour mettre la confusion au comble, il y avait parmi le tout des bandes de soldats allemands, d'autres de lombards. Cette diversité de langues était une terrible barrière entre les hommes, une des causes pour lesquelles ils se haïssaient sans savoir pourquoi. Elle rendait la guerre plus cruelle qu'on ne peut se le figurer. Nul moyen de s'entendre, de se rapprocher. Le vaincu qui ne peut parler se trouve sans ressource, le prisonnier sans moyen d'adoucir son maître. L'homme à terre voudrait en vain s'adresser à celui qui va l'égorger; l'un dit grâce, l'autre répond mort.

Indépendamment de ces antipathies de langage et de race, dans une même race, dans une même langue, les provinces se haïssaient. Les Flamands, même de langue wallonne, détestaient les chaudes têtes picardes[269]. Les Picards méprisaient les habitudes régulières des Normands, qui leur paraissaient serviles[270]. Voilà pour la langue d'oil. Dans la langue d'oc, les gens du Poitou et de la Saintonge, haïs au Nord comme méridionaux, n'en ont pas moins fait des satires contre les gens du Midi, surtout contre les Gascons[271].

Au bout de cette échelle de haines, par delà Bordeaux et Toulouse, se trouve, au pied des Pyrénées, hors des routes et des rivières navigables, un petit pays dont le nom a résumé toutes les haines du Midi et du Nord. Ce nom tragique est celui d'Armagnac.

Rude pays, vineux, il est vrai, mais sous les grêles de la montagne, souvent fertile, souvent frappé. Ces gens d'Armagnac et de Fézenzac, moins pauvres que ceux des Landes, furent pourtant encore plus inquiets. De bonne heure leurs comtes déclarent qu'ils ne veulent dépendre que de Sainte-Marie d'Auch, et ensuite ils battent et pillent l'archevêque d'Auch pendant près de deux siècles. Persécuteurs assidus des églises, excommuniés de génération en génération, ils vécurent, la plupart, en vrais fils du Diable.

Lorsque le terrible Simon de Montfort tomba sur le Midi, comme le jugement de Dieu, ils s'amendèrent, lui firent hommage, puis au comte de Poitiers. Saint Louis leur donna plus d'une sévère leçon. L'un d'eux fut mis, pour réfléchir, deux ans dans le château de Péronne. Ils finirent par comprendre qu'ils gagneraient plus à servir le roi de France; la succession de Rhodez, si éloigné de l'Armagnac, les engagea d'ailleurs dans les intérêts du royaume.

Les Armagnacs devinrent alors, avec les Albret, les capitaines du midi pour le roi de France. Battants, battus, toujours en armes, ils menèrent partout les Gascons, jusqu'en Italie. Ils formèrent une leste et infatigable infanterie, la première qu'ait eue la France. Ils poussaient la guerre avec une violence inconnue jusque-là, forçant tout le monde à prendre la croix blanche, coupant le pied, le poing, à qui refusait de les suivre[272].

Nos rois les comblèrent. Ils les étouffèrent dans l'or. Ils les firent généraux, connétables. C'était méconnaître leur talent; ces chasseurs des Pyrénées et des Landes, ces lestes piétons du Midi, valaient mieux pour la petite guerre que pour commander de grandes armées. Les comtes d'Armagnac furent faits deux fois prisonniers en Lombardie. Le connétable d'Albret conduisait malheureusement l'armée d'Azincourt.

C'était trop faire pour eux, et l'on fit encore davantage. Nos rois crurent s'attacher ces Armagnacs en les mariant à des princesses du sang. Voilà ces rudes capitaines gascons qui se décrassent, prennent figure d'homme et deviennent des princes. On leur donne en mariage une petite-fille de saint Louis. Qui ne les croirait satisfaits? Chose étrange et qui les peint bien: à peine eurent-ils cet excès d'honneur de s'allier à la maison royale qu'ils prétendirent valoir mieux qu'elle, et se fabriquèrent tout doucement une généalogie qui les rattachait aux anciens ducs d'Aquitaine, légitimes souverains du Midi; d'autre part aux Mérovingiens, premiers conquérants de la France. Les Capétiens étaient des usurpateurs qui détenaient le patrimoine de la maison d'Armagnac.

Tout Français et princes qu'ils étaient devenus, le naturel diabolique reparaissait à tout moment. L'un d'eux épouse sa belle-sœur (pour garder la dot); un autre sa propre sœur, avec une fausse dispense. Bernard VII, comte d'Armagnac, qui fut presque roi et finit si mal, avait commencé par dépouiller son parent, le vicomte de Fézenzaguet, le jetant avec ses fils, les yeux crevés, dans une citerne. Ce même Bernard, se déclarant ensuite serviteur du duc d'Orléans, fit bonne guerre aux Anglais, leur reprit soixante petites places. Au fond, il ne travaillait que pour lui-même: quand le duc d'Orléans vint en Guyenne, il ne le seconda pas. Mais, dès que le prince fut mort, le comte d'Armagnac se porta pour son ami, pour son vengeur; il saisit hardiment ce grand rôle, mena tout le Midi au ravage du Nord, fit épouser sa fille au jeune duc d'Orléans, lui donnant en dot ses bandes pillardes et la malédiction de la France.

Ce qui rendit ces Armagnacs exécrables, ce fut, outre leur férocité, la légèreté impie avec laquelle ils traitaient les prêtres, les églises, la religion. On aurait dit une vengeance d'Albigeois, ou l'avant-goût des guerres protestantes. On l'eût cru, et l'on se fût trompé. C'était légèreté gasconne[273], ou brutalité soldatesque. Probablement aussi, dans leur étrange christianisme, ils pensaient que c'était bien fait de piller les saints de la langue d'oil, qu'à coup sûr ceux de la langue d'oc ne leur en sauraient pas mauvais gré. Ils emportaient les reliquaires sans se soucier des reliques; ils faisaient du calice un gobelet, jetaient les hosties. Ils remplaçaient volontiers leurs pourpoints percés par des ornements d'église; d'une chape ils se taillaient une cotte d'armes, d'un corporal un bonnet.

Arrivés devant Paris, ils avaient pris Saint-Denis pour centre. Ils logèrent dans la petite ville et dans la riche abbaye. La tentation était grande. Les religieux, de peur d'accident, avaient fait enfouir le trésor du bienheureux; mais ils n'avaient pas songé à prendre la même précaution pour la vaisselle d'or et d'argent que la reine leur avait confiée. Un matin, après la messe, le comte d'Armagnac réunit au réfectoire l'abbé et les religieux; il leur expose que les princes n'ont pris les armes que pour délivrer le roi et rétablir la justice dans le royaume, que tout le monde doit aider à une si louable entreprise. «Nous attendons de l'argent, dit-il, mais il n'arrive pas; la reine ne sera pas fâchée, j'en suis sûr, de nous prêter sa vaisselle pour payer nos troupes; messieurs les princes vous en donneront bonne décharge, scellée de leur sceau.» Cela dit, sans s'arrêter aux représentations des religieux, il se fait ouvrir la porte du trésor, entre, le marteau à la main, et force les coffres. Encore ne craignit-il pas de dire que si cela ne suffisait pas, il faudrait bien aussi que le trésor du saint contribuât. Les moines se le tinrent pour dit, et firent sortir de l'abbaye ceux des leurs qui connaissaient la cachette[274].

Des gens qui prenaient de telles libertés avec les saints ne pouvaient pas être fort dévots à l'autre religion de la France, la royauté. Ce roi fou que les gens du Nord, que Paris, au milieu de ses plus grandes violences, ne voyaient qu'avec amour, ceux du Midi n'y trouvaient rien que de risible. Quand ils prenaient un paysan, et que, pour s'amuser, ils lui coupaient les oreilles ou le nez: «Va, disaient-ils; va maintenant te montrer à ton idiot de roi[275]

Ces dérisions, ces impiétés, ces cruautés atroces, rendirent service au duc de Bourgogne. Les villes affamées par les pillards tournèrent contre le duc d'Orléans. Les paysans, désespérés, prirent la croix de Bourgogne, et tombèrent souvent sur les soldats isolés. Avec tout cela, il n'y avait guère en France d'autre force militaire que les Armagnacs. Le duc de Bourgogne, ne pouvant leur faire lâcher Paris, qu'ils serraient de tous côtés, eut recours à la dernière, à la plus dangereuse ressource: il appela les Anglais[276].

Les choses en étaient venues à ce point, que les Anglais étaient moins odieux aux Français du Nord que les Français du Midi. Le duc de Bourgogne conclut d'abord une trêve marchande avec les Anglais, dans l'intérêt de la Flandre; puis il leur demanda des troupes, offrant de donner une de ses filles en mariage au fils aîné d'Henri IV[277] (1er septembre 1411). Quelles furent les conditions, quelle part de la France leur promit-il? Rien ne l'indique. Le parti d'Orléans publia qu'il faisait hommage de la Flandre à l'Anglais, et s'engageait à lui faire rendre la Guyenne et la Normandie.

L'arrivée des troupes anglaises fit refluer les Armagnacs de Paris à la Loire, jusqu'à Bourges, jusqu'à Poitiers. Ils perdirent même Poitiers; mais les princes tinrent dans Bourges, où le duc de Bourgogne vint les assiéger avec les Anglais, avec le roi, qu'il traînait partout. Néanmoins, le siège fut long. Le manque de vivres, les exhalaisons des marais, des champs pleins de cadavres, la peste enfin, qui, du camp, se répandit dans le royaume, décidèrent les deux partis à une vaine et fausse paix, qui fut à peine une trêve (traité de Bourges, 15 juillet 1412). Le duc de Bourgogne promettait ce qu'il ne pouvait tenir, d'obliger les siens de rendre aux princes leurs biens confisqués. Tout ce que le duc de Bourgogne y gagna, ce fut de faire quelque réparation à la mémoire de Montaigu: le prévôt de Paris alla détacher son corps du gibet de Montfaucon et le fit enterrer honorablement.

Cependant les Orléanais, voyant que leur adversaire ne les avait chassés que par le secours de l'Anglais, essayaient de le détacher à tout prix du Bourguignon. Celui-ci, au contraire, était déjà las de ses alliés, et il avait envoyé des troupes pour les combattre en Guyenne. Le comte d'Armagnac prit à l'instant la croix rouge, et se fit Anglais, confirmant ainsi les accusations du duc de Bourgogne. Il avait fait publier à grand bruit dans Paris qu'on avait saisi sur un moine les papiers des princes et les propositions qu'ils faisaient aux ennemis. Ils avaient fait serment, disait-on, de tuer le roi, de brûler Paris, de partager la France. Cette bizarre invention du parti de Bourgogne produisit le plus grand effet à Paris[278]. Les gens de l'Université, les bourgeois, tout le peuple, les femmes et les enfants, prononçaient mille imprécations contre ceux qui livraient ainsi le roi et le royaume. Le pauvre roi pleurait, et demandait ce qu'il fallait faire.

Le traité réel était assez odieux sans y ajouter ces fables: les princes faisaient hommage à l'Anglais, s'engageaient à lui faire recouvrer ses droits, et lui remettaient vingt places dans le Midi. Pour tant d'avantages, il ne laissait aux ducs de Berri et d'Orléans le Poitou, l'Angoumois et le Périgord que leur vie durant. Le seul comte d'Armagnac conservait tous ses fiefs à perpétuité. Le traité visiblement était son ouvrage[279] (18 mai 1412).

Ainsi, des princes sans cœur jouaient tour à tour à ce jeu funeste d'appeler l'ennemi du royaume. La chose était pourtant sérieuse. Ils s'en seraient aperçus bientôt, si la mort d'Henri IV n'eût donné un répit à la France. Trahie par les deux partis, n'ayant rien à attendre que d'elle, elle va essayer dans cet intervalle de faire ses affaires elle-même. En est-elle déjà capable? on peut en douter.

Dans cette période de cinq années, entre un crime et un crime, le meurtre du duc d'Orléans et le traité avec l'Anglais, les partis ont prouvé leur impuissance pour la paix et pour la guerre; trois traités n'ont servi qu'à envenimer les haines.

Est-ce à dire pourtant que ces tristes années aient été perdues, que le temps ait coulé en vain?... Non, il n'y a point d'années perdues; le temps a porté son fruit. D'abord, les deux moitiés de la France se sont rapprochées, il est vrai, pour se haïr; le Midi est venu visiter le Nord, comme au temps des Albigeois le Nord visita le Midi. Ces rapprochements, même hostiles, étaient pourtant nécessaires; il fallait que la France, pour devenir une plus tard, se connût d'abord, qu'elle se vît, comme elle était, diverse encore et hétérogène.

Ainsi se prépare de loin l'unité de la nation. Déjà le sentiment national est éveillé par les fréquents appels à l'opinion publique, que font les partis dans cette courte période. Ces manifestes continuels pour ou contre le duc de Bourgogne[280], ces prédications politiques dans l'intérêt des factions, ces représentations théâtrales où la foule est admise comme témoin des grands actes politiques, l'échafaud de Chartres, le sermon de la Neutralité, tout cela, c'est déjà implicitement un appel au peuple.

Dans les pédantesques harangues du temps, parmi les violences, les mensonges, parmi le sang et la boue, il y a pourtant une chose qui fait la force du parti de Bourgogne, si souillé et si coupable, à savoir: l'aveu solennel de la responsabilité des puissants, des princes et des rois. L'Université professe cette doctrine alors inouïe, qu'un roi qui accable ses sujets d'exactions injustes peut et doit être déposé. Cette parole est réprouvée; mais ne croyez pas qu'elle tombe. Des pensées inconnues fermentent. C'est vers cette époque, ce semble, qu'au front même de la cathédrale de Chartres, témoin de l'humiliation des princes, on sculpte une figure nouvelle, celle de la Liberté[281]; liberté morale, sans doute, mais l'idée de la liberté politique s'y mêle et s'y ajoute peu à peu.

Le duc de Bourgogne était bien indigne d'être le représentant du principe moderne. Ce principe ne se démêle en lui qu'à travers la double laideur du crime et des contradictions. Le meurtrier vient parler d'ordre, de réforme et de bien public; il vient attester les lois, lui qui a tué la loi; nous allons pourtant voir paraître, sous les auspices de cet odieux parti, la grande ordonnance du quinzième siècle.

Autre bizarrerie. Ce prince féodal, qui vient, à la tête d'une noblesse acharnée, d'exterminer la commune de Liège, puise dans cette victoire même la force qui relève la commune de Paris; là-bas prince des barons, ici prince des bouchers.

Ces contradictions font, nous l'avons dit, la laideur du siècle, celle surtout du parti bourguignon. Le chef, au reste, parut comprendre que, quoi qu'il eût fait, il n'avait rien fait lui-même, qu'il ne pouvait pas grand'chose. Lorsque l'Université proposa de tirer des trois États des gens sages et non suspects pour aider au gouvernement, il prononça cette grave parole, «qu'en effet, il ne se sentait pas capable de gouverner si grand royaume que le royaume de France[282]».

CHAPITRE III

Essais de réforme dans l'État et dans l'Église.—Cabochiens de Paris; grande ordonnance.—Conciles de Pise et de Constance (1409-1415).

Le gouvernement d'un seul étant avoué impossible, il fallut bien essayer du gouvernement de plusieurs. Le parti de Bourgogne, dans sa détresse, convoqua, au nom du roi, une grande assemblée des députés des villes, des prélats, chapitres, etc. (30 janvier 1413). Cette assemblée de notables est qualifiée par quelques-uns du nom d'États généraux. Ils furent si peu généraux qu'il n'y vint presque personne, sauf les envoyés de quelques villes du centre. Dans ce moment de crise, entre la guerre civile et la guerre étrangère, que l'on voyait imminente, la France se chercha, et elle ne put se trouver.

C'était, il est vrai, l'hiver; les chemins impraticables, pleins de bandits; la moitié du royaume étrangère ou hostile à l'autre. Il vint peu de gens, et ce peu ne savait que dire. Il n'y avait point de traditions, de précédents, pour une telle assemblée; un demi-siècle s'était écoulé depuis les derniers États. Les gens de Reims, de Rouen, de Sens et de Bourges parlèrent seuls, ou plutôt prêchèrent sur un texte de l'Écriture, prouvant doctement les avantages de la paix, mais avec non moins de force l'impossibilité de payer pour finir la guerre; ils concluaient qu'il fallait avant tout recouvrer les deniers mal perçus ou détournés. Maître Benoît Gentien, célèbre docteur et moine de Saint-Denis, parla au nom de Paris et de l'Université. Il demanda des réformes, indiqua des abus, déclama contre l'ambition et la convoitise, toutefois en termes généraux et sans nommer personne. Il déplut à tout le monde.

Dans la réalité, les maux étaient trop grands pour s'en tenir à une médecine expectante. Les généralités vagues n'avançaient à rien. L'assemblée fut congédiée; Paris prit la parole, au défaut de la France, Paris, et la voix de Paris, son Université.

L'Université, nous l'avons vu, avait plus de zèle que de capacité pour s'acquitter d'une telle tâche. Elle avait grand besoin d'être dirigée. Or il n'y avait qu'une classe qui pût le faire, qui eût connaissance des lois, des faits et quelque esprit pratique: c'étaient les membres des hautes cours, du Parlement[283], de la Chambre des comptes et de la Cour des aides. Je ne vois pas que l'Université se soit adressée aux deux derniers corps; leur extrême timidité lui était sans doute trop bien connue; mais elle demanda l'appui du Parlement, l'engageant à se joindre à elle pour demander les réformes nécessaires.

Le Parlement n'aimait pas l'Université, qui dès longtemps l'avait fait déclarer incompétent dans les causes qui la regardaient; la victoire récente de la juridiction ecclésiastique (1408) n'était pas propre à les réconcilier. Cette puissance tumultueuse, qui peu à peu devenait l'alliée de la populace, était antipathique à la gravité des parlementaires, autant qu'à leurs habitudes de respect pour l'autorité royale. Ils répondirent à l'Université de la manière suivante: «Il ne convient pas à une cour établie pour rendre la justice au nom du roi de se rendre partie plaignante pour la demander. Au surplus, le Parlement est toujours prêt, toutes et quantes fois il plaira au roi de choisir quelques-uns de ses membres pour s'occuper des affaires du royaume. L'Université et le corps de la ville sauront bien ne faire nulle chose qui ne soit à faire.»

Ce refus du Parlement de prendre part à la révolution devait la rendre violente et impuissante. Paris et l'Université pouvaient dès lors faire ce qu'ils voulaient, obtenir des réformes, de belles ordonnances; il n'y avait personne pour les exécuter. Il faut aux lois des hommes pour qu'elles soient vivantes, efficaces. Le temps, les habitudes, les mœurs, peuvent seuls faire ces hommes.

Je dirai ailleurs tout au long ce que je pense du Parlement, comme cour de justice. Ce n'est pas en passant qu'on peut qualifier ce long travail de la transformation du droit, cette œuvre d'interprétation de ruse et d'équivoque[284]. Qu'il me suffise ici de regarder le Parlement du point de vue extérieur et d'expliquer pourquoi un corps qui pouvait agir si utilement refusa son concours.

Le Parlement n'avait pas besoin de prendre le pouvoir des mains de l'Université et du peuple de Paris; le pouvoir lui venait invinciblement par la force des choses. Il craignit avec raison de compromettre, par une intervention directe dans les affaires, l'influence indirecte, mais toute-puissante, qu'il acquérait chaque jour. Il n'avait garde d'ébranler l'autorité royale, lorsque cette autorité devenait peu à peu la sienne.

La juridiction du Parlement de Paris avait toujours gagné dans le cours du quatorzième siècle. Ceux qui avaient le plus réclamé contre elle finissaient par regarder comme un privilège d'être jugés par le Parlement. Les églises et les chapitres réclamaient souvent cette faveur.

Suprême cour du roi, le Parlement voyait, non seulement les baillis du roi et ses juges d'épée, mais les barons, les plus grands seigneurs féodaux, attendre à la grand'salle et solliciter humblement. Récemment il avait porté une sentence de mort et de confiscation contre le comte de Périgord[285]. Il recevait appel contre les princes, contre le duc de Bretagne, contre le duc d'Anjou, frère du roi (1328, 1371). Bien plus, le roi, en plusieurs cas, lui avait subordonné son autorité même, lui défendant d'obéir aux lettres royaux, déclarant en quelque sorte que la sagesse du Parlement était moins faillible, plus sûre, plus constante, plus royale que celle du roi[286].

«Le Parlement, dit-il encore dans ses ordonnances, est le miroir de justice. Le Châtelet et tous les tribunaux doivent suivre le style du Parlement.»

Admirable ascendant de la raison et de la sagesse! Dans la défiance universelle où l'on était de tout le reste, cette cour de justice fut obligée d'accepter toute sorte de pouvoirs administratifs, de police, d'ordre communal, etc. Paris se reposa sur le Parlement du soin de sa subsistance; le pain, l'arrivage de la marée, une foule d'autres détails, la surveillance des monnayeurs, des barbiers ou chirurgiens, celle du pavé de la ville, ressortirent à lui. Le roi lui donna à régler sa maison[287].

Les seules puissances qui résistassent à cette attraction, c'étaient, outre l'Université[288], les grandes cours fiscales, la Chambre des comptes, la Cour des aides[289]. Encore voyons-nous, dans une grande occasion, qu'il est ordonné aux réformateurs des aides et finances de consulter le Parlement[290]. On croit devoir expliquer que si les maîtres des comptes sont juges sans appel, c'est «qu'il y aurait inconvénient à transporter les registres, pour les mettre sous les yeux du Parlement[291]».

Il fut réglé en 1388 et 1400, ordonné de nouveau en 1413, que le Parlement se recruterait lui-même par voie d'élection[292]. Dès lors il forma un corps et devint de plus en plus homogène. Les charges ne sortirent plus des mêmes familles. Transmises par mariage, par vente même, elles ne passèrent guère qu'à des sujets capables et dignes. Il y eut des familles parlementaires, des mœurs parlementaires. Cette image de sainteté laïque que la France avait vue une fois en un homme, en un roi, elle l'eut immuable dans ce roi judiciaire, sans caprice, sans passion, sauf l'intérêt de la royauté. La stabilité de l'ordre judiciaire se trouve ainsi fondée, au moment où l'ordre politique va subir les plus rapides variations. Quoi qu'il advienne, la France aura un dépôt de bonnes traditions et de sagesse; dans les moments extrêmes où la royauté, la noblesse, tous ces vieux appuis lui manqueront, où elle sera au point de s'oublier elle-même, elle se reconnaîtra au sanctuaire de la justice civile.

Le Parlement n'a donc pas tort de se refuser à sortir de cette immobilité si utile à la France. Il regardera passer la révolution, il lui survivra, pour en reprendre et en appliquer à petit bruit les résultats les plus utiles.

Le Parlement se récusant, l'Université n'en alla pas moins son chemin. Cette bizarre puissance, théologique, démocratique et révolutionnaire, n'était guère propre à réformer le royaume. D'abord, elle avait en elle trop peu d'unité, d'harmonie, pour en donner à l'État. Elle ne savait pas même si elle était un corps ecclésiastique ou laïque, quoiqu'elle réclamât les privilèges des clercs. La faculté de théologie, dans la morgue de son orthodoxie, dans l'orgueil de sa victoire sur les chefs de l'Église, était Église pourtant. Elle semblait diriger, mais au fond elle était menée, violentée par la nombreuse et tumultueuse faculté des Arts (c'est-à-dire de logique)[293]. Celle-ci, peu d'accord avec l'autre, ne l'était pas davantage avec elle-même; elle se divisait en quatre nations, et, dans ce qu'on appelait une nation, il y avait bien des nations diverses, Danois, Irlandais, Écossais, Lombards, etc.

Une révolution avait eu lieu dans l'Université au quatorzième siècle. Pour régulariser les études et les mœurs, on avait peu à peu, par des fondations de bourses et autres moyens, cloîtré les écoliers dans ce qu'on appelait des collèges. La plupart des collèges semblaient être au fond la propriété des boursiers, qui nommaient au scrutin les principaux, les maîtres. Rien n'était plus démocratique[294].

Ces petites républiques cloîtrées de jeunes gens pauvres étaient, comme on peut croire, animées de l'esprit le plus inquiet, surtout à l'époque du schisme, où les princes disposaient de tout dans l'Église, et fermaient aux universitaires l'accès des bénéfices. Dans ces tristes demeures, sous l'influence de la sèche et stérile éducation du temps, languissaient sans espoir de vieux écoliers. Il y avait là de bizarres existences, des gens qui, sans famille, sans amis, sans connaissance du monde, avaient passé toute une vie dans les greniers du pays latin, étudiant, faute d'huile, au clair de la lune, vivant d'arguments ou de jeûnes, ne descendant des sublimes misères de la Montagne, de la gouttière de Standonc[295], de la lucarne d'où fut jeté Ramus, que pour disputer à mort dans la boue de la rue du Fouarre ou de la place Maubert.

Les moines Mendiants, nouveaux membres de l'Université, avaient, outre l'aigreur de la scolastique, celle de la pauvreté; ils étaient souvent haineux et envieux par-dessus toute créature; misérables et faisant de leur misère un système, ils ne demandaient pas mieux que de l'infliger aux autres. On a dit (et je crois qu'il en était ainsi pour beaucoup d'entre eux) qu'ils ne comprenaient le christianisme que comme religion de la mort et de la douleur. Mortifiés et mortifiants, ils se tuaient d'abstinences et de violences, et ils étaient prêts à traiter le prochain comme eux-mêmes. C'est parmi eux que le duc de Bourgogne trouva sans peine des gens pour louer le meurtre.

Le mépris que les autres ordres avaient pour les Mendiants était propre à irriter cette disposition farouche. Or, parmi les Mendiants, il y avait un ordre moins important, moins nombreux que les Dominicains et les Franciscains, mais plus bizarre, plus excentrique, et dont les autres Mendiants se moquaient eux-mêmes. Cet ordre, celui des Carmes, ne se contentait pas d'une origine chrétienne; ils voulaient, comme les Templiers, remonter plus haut que le christianisme[296]. Ermites du mont Carmel, descendants d'Élie, ils se piquaient d'imiter l'austérité des prophètes hébraïques, de ces terribles mangeurs de sauterelles qui, dans le désert, luttaient contre l'esprit de Dieu[297].

Un carme, Eustache de Pavilly, se chargea de lire la remontrance de l'Université au roi. Cet Élie de la place Maubert parla presque aussi durement que celui du Carmel. On ne pouvait du moins reprocher à cette remontrance d'être générale et vague. Rien n'était plus net[298]. Le carme n'accusait pas seulement les abus, il dénonçait les hommes; il les nommait hardiment par leurs noms, en tête le prévôt Desessarts, jusque-là l'homme des Bourguignons, celui qui avait arrêté Montaigu. Mais alors on n'était plus sûr de lui et il venait de se brouiller avec l'Université[299].

Le duc de Bourgogne accueillit la remontrance. Menacé par les princes, et voyant le dauphin son gendre s'éloigner de lui, il résolut de s'appuyer sur l'Université et sur Paris. Il força le conseil à destituer les financiers, comme l'Université le demandait. Desessarts se sauva, déclarant qu'en effet il lui manquait deux millions, mais qu'il en avait les reçus du duc de Bourgogne.

Celui-ci se trouvait fort intéressé à tenir loin un tel accusateur. Un mois après, il apprend qu'il est revenu, qu'il a forcé le pont de Charenton, et qu'il occupe la Bastille au nom du dauphin. Les conseillers du dauphin s'étaient imaginé que, la Bastille prise, Paris tournerait pour lui contre le duc de Bourgogne. Il en fut tout autrement. Le poste de Charenton, qui assurait les arrivages de la haute Seine et les approvisionnements de la ville, était la chose du monde qui intéressait le plus les Parisiens. L'attaque de ce poste fit croire que Desessarts voulait affamer Paris. Un immense flot de peuple vint heurter à l'hôtel de ville, réclamant l'étendard de la commune, pour aller attaquer la Bastille. Le premier jour, on parvint à les renvoyer[300]. Le second, ils prirent l'étendard et assiégèrent la forteresse. Ils auraient eu peine à la forcer. Mais le duc de Bourgogne aida: il décida Desessarts effrayé à sortir, lui répondant de la vie[301]. Il lui fit une croix sur le dos de sa main, et jura dessus. Le duc croyait mener le peuple; il vit bientôt qu'il le suivait.

Ceux qui venaient de planter l'étendard de la commune contre une forteresse royale n'étaient pourtant pas, autant qu'on pourrait croire, des ennemis de l'ordre. Ils ne mirent pas la main sur Desessarts, ne lui firent aucun mal; ils voulaient qu'on lui fît son procès. Ils le menèrent au château du Louvre, et lui donnèrent une garde demi-bourgeoise et demi-royale.

Ces hommes, modérés dans la violence même, n'étaient pas des gens de la bonne bourgeoisie de Paris, de celle qui fournissait les échevins, les cinquanteniers. Cette bourgeoisie avait parlé par l'organe de Benoît Gentien, parlé modérément, vaguement; elle était incapable d'agir. Les cinquanteniers avaient fait ce qu'ils avaient pu pour empêcher qu'on ne marchât sur la Bastille. Il y avait des gens plus forts qu'eux, et que la foule suivait plus volontiers, gens riches, mais qui, par leur position, leur métier et leurs habitudes, se rapprochaient du petit peuple: c'étaient les maîtres bouchers, maîtres héréditaires des étaux de la grande boucherie et de la boucherie Sainte-Geneviève[302]. Ces étaux passaient, comme des fiefs, d'hoir en hoir, et toujours aux mâles. Les mêmes familles les ont possédés pendant plusieurs siècles. Ainsi les Saint-Yon et les Thibert, déjà importants sous Charles V (1376), subsistaient encore au dernier siècle[303]. Ce qui, malgré leur richesse, leur conservait les habitudes énergiques du métier, c'est qu'il leur était enjoint d'exercer eux-mêmes, de sorte que, tout riches qu'ils pouvaient être, ces seigneurs bouchers restaient de vrais bouchers, tuant, saignant et détaillant la viande.

C'étaient du reste des gens rangés, réguliers et souvent dévots. Ceux de la grande boucherie étaient fort affectionnés à leur paroisse, Saint-Jacques-la-Boucherie. Nous voyons, dans les actes de Saint-Jacques, le boucher Alain y acheter une lucarne pour voir la messe de chez lui[304], et le boucher Haussecul une clef de l'église pour y faire à toute heure ses dévotions.

Dans cette classe honnête, mais grossière et violente, les plus violents étaient les bouchers de la boucherie Sainte-Geneviève, les Legoix surtout. Ceux-ci, anciens vassaux de l'abbaye, vivaient assez mal avec elle. Ils s'obstinaient, malgré l'abbé, à vendre de la viande les jours maigres, et de plus, à fondre leur suif chez eux, au risque de brûler le quartier. Établis au milieu des écoles et des disputes, ils participaient à l'exaltation des écoliers. La boucherie Sainte-Geneviève était justement près de la Croix des Carmes, et, par conséquent, à la porte du couvent des Carmes; les Legoix étaient ainsi voisins, amis sans doute de ce violent moine Eustache de Pavilly, le harangueur de l'Université.

La force des maîtres bouchers, c'était une armée de garçons, de valets, tueurs, assommeurs, écorcheurs, dont ils disposaient. Il y avait, parmi ces garçons, des hommes remarquables par leur audace brutale, deux surtout, l'écorcheur Caboche et le fils d'une tripière. C'étaient des gens terribles dans une émeute; mais leurs maîtres, qui les lançaient, croyaient toujours pouvoir les rappeler.

Il était curieux de voir comment les maîtres bouchers, ayant un moment Paris entre les mains, Paris, le roi, la reine et le dauphin, comment ils useraient de ce grand pouvoir. Ces gens, honnêtes au fond, religieux et loyaux, regardaient tous les maux du royaume comme la suite du mal du roi, et ce mal lui-même comme une punition de Dieu. Dieu avait frappé pour leurs péchés le roi et le duc d'Orléans, son frère. Restait le jeune dauphin; ils mettaient en lui leur espoir; toute leur crainte était que le châtiment ne s'étendît à celui-ci, qu'il ne ressemblât à son père[305]. Ce prince, tout jeune qu'il était, leur donnait sous ce rapport beaucoup d'inquiétude. Il était dépensier, n'aimait que les beaux habits; ses habitudes étaient toutes contraires à celles des bourgeois rangés. Ces gens, qui se couchaient de bonne heure, entendaient toute la nuit la musique du dauphin; il lui fallait des orgues, des enfants de chœur, pour ses fêtes mondaines. Tout le monde en était scandalisé.

Ils avisèrent, dans leur sagesse, qu'ils devaient, pour réformer le royaume, réformer d'abord l'héritier du royaume, éloigner de lui ceux qui le perdaient, veiller à sa santé corporelle et spirituelle.

Pendant que Desessarts était encore dans la Bastille s'excusant sur les ordres du dauphin, nos bouchers se rendaient à Saint-Paul, ayant à leur tête un vieux chirurgien, Jean de Troyes, homme d'une figure respectable et qui parlait à merveille. Le dauphin, tout tremblant, se mit à sa fenêtre, par le conseil du duc de Bourgogne, et le chirurgien parla ainsi: «Monseigneur, vous voyez vos très humbles sujets, les bourgeois de Paris, en armes devant vous. Ils veulent seulement vous montrer par là qu'ils ne craindraient pas d'exposer leur vie pour votre service, comme ils l'ont déjà su faire; tout leur déplaisir est que votre royale jeunesse ne brille pas à l'égal de vos ancêtres, et que vous soyez détourné de suivre leurs traces par les traîtres qui vous obsèdent et vous gouvernent. Chacun sait qu'ils prennent à tâche de corrompre vos bonnes mœurs, et de vous jeter dans le dérèglement. Nous n'ignorons pas que notre bonne reine, votre mère, en est fort mal contente; les princes de votre sang eux-mêmes craignent que lorsque vous serez en âge de régner, votre mauvaise éducation ne vous en rende incapable. La juste aversion que nous avons contre des hommes si dignes de châtiment nous a fait solliciter assez souvent qu'on les ôtât de votre service. Nous sommes résolus de tirer aujourd'hui vengeance de leur trahison, et nous vous demandons de les mettre entre nos mains.»

Les cris de la foule témoignèrent que le vieux chirurgien avait parlé selon ses sentiments. Le dauphin, avec assez de fermeté, répondit: «Messieurs les bons bourgeois, je vous supplie de retourner à vos métiers, et de ne point montrer cette furieuse animosité contre des serviteurs qui me sont attachés.»

«Si vous connaissez des traîtres, dit le chancelier du dauphin, croyant les intimider, on les punira, nommez-les.

—Vous, d'abord», lui crièrent-ils. Et ils lui remirent une liste de cinquante seigneurs ou gentilshommes, en tête de laquelle se trouvait son nom. Il fut forcé de la lire tout haut, et plus d'une fois.

Le dauphin, tremblant, pleurant, rouge de colère, mais voyant bien pourtant qu'il n'y avait pas moyen de résister, prit une croix d'or que portait sa femme, et fit jurer au duc de Bourgogne qu'il n'arriverait aucun mal à ceux que le peuple allait saisir. Il jura, comme pour Desessarts, ce qu'il ne pouvait tenir.

Cependant ils enfonçaient les portes, et se mettaient à fouiller l'hôtel du roi pour y chercher les traîtres. Ils saisirent le duc de Bar, cousin du roi, puis le chancelier du dauphin, le sire de La Rivière, son chambellan, son écuyer tranchant, ses valets de chambre et quelques autres. Ils en arrachèrent un brutalement à la dauphine, fille du duc de Bourgogne, qui voulait le sauver. Tous les prisonniers, mis à cheval, furent menés à l'hôtel du duc de Bourgogne, puis à la tour du Louvre.

Tous n'arrivèrent pas jusqu'au Louvre. Ils égorgèrent ou jetèrent à la Seine ceux qu'ils croyaient coupables des dérèglements du dauphin ou de ses folles dépenses, un riche tapissier, un pauvre diable de musicien appelé Courtebotte. Ils rencontrèrent aussi un habile mécanicien ou ingénieur, qui avait aidé le duc de Berri à défendre Bourges; quelqu'un s'étant avisé de dire que cet homme se vantait de pouvoir mettre le feu à la ville, sans qu'on pût l'éteindre, il fut tué à l'instant.

Les bouchers croyaient avoir fait une chose méritoire et comptaient bien être remerciés; ils vinrent le lendemain à l'hôtel de ville. Là, les gros bourgeois, échevins et autres, repassaient en frémissant les événements de la veille, l'hôtel royal forcé, l'enlèvement des serviteurs du roi, le sang versé. Ils craignaient que le duc d'Orléans et les princes ne vinssent, en punition, anéantir la ville de Paris. Ils avaient peur des princes; mais, d'autre part, ils avaient peur des bouchers; ils n'osaient les désavouer. Ils envoyèrent aux princes quelques-uns des leurs avec des docteurs de l'Université, pour leur faire entendre, s'ils pouvaient, que tout s'était fait par bonne intention et sans qu'on voulût leur déplaire.

Cependant les bouchers, persévérant dans leur projet de réformer les mœurs du dauphin, ne cessaient de revenir à Saint-Paul, ou d'y envoyer des docteurs de leur parti. C'était un spectacle terrible et comique que ce peuple, naïvement moral et religieux dans sa férocité, qui ne songeait ni à détruire le pouvoir royal, ni à le transporter à une autre maison, pas même à une autre branche, mais qui voulait seulement amender la royauté, qui venait lui tâter le pouls, la médeciner gravement. L'hygiène appliquée à la politique[306] n'avait rien d'absurde, lorsque l'État, se trouvant encore renfermé dans la personne du roi, languissait de ses infirmités, était fol de sa folie.

Le carme Eustache de Pavilly s'était particulièrement chargé d'administrer au jeune prince cette médecine morale, n'y épargnant nul remède héroïque. Il lui disait en face, par exemple: «Ah! Monseigneur, que vous êtes changé! tant que vous vous êtes laissé éduquer et conduire au bon gouvernement de votre respectable mère, vous donniez tout l'espoir qu'on peut concevoir d'un jeune homme bien né. Tout le monde bénissait Dieu d'avoir donné au roi un successeur si docile aux bons enseignements. Mais, une fois échappé aux directions maternelles, vous n'avez que trop ouvert l'oreille à des gens qui vous ont rendu indévot envers Dieu, paresseux et lent à expédier les affaires. Ils vous ont appris, chose odieuse et insupportable aux bons sujets du roi, à faire de la nuit le jour, à passer le temps en mangeries, en vilaines danses et autres choses peu convenables à la majesté royale.»

Pavilly l'admonestait ainsi, tantôt en présence de la reine, tantôt devant les princes. Une fois, il lui fit entendre tout un traité complet de la conduite des princes[307], examinant dans le plus grand détail toutes les vertus qui peuvent rendre digne du trône, et rappelant tous les exemples des vertus et des vices que l'histoire, surtout l'histoire de France, pouvait présenter. Les derniers exemples étaient ceux du roi encore vivant et de son frère, celui du dauphin même, qui, s'il ne s'amendait pas, obligerait de transférer son droit d'aînesse à son jeune frère, ainsi que la reine l'en avait menacé.

Il conclut en demandant qu'on choisît des commissaires pour informer contre les dissipateurs des deniers publics, d'autres pour faire le procès des traîtres emprisonnés, enfin, des capitaines contre le comte d'Armagnac. «Ce peuple, ajoutait-il, est là pour m'avouer de tout cela; je viens d'exposer ses humbles demandes.»

Le dauphin répondait doucement; mais il n'y pouvait plus tenir. Il aurait voulu s'échapper. Le comte de Vertus, frère du duc d'Orléans, s'était enfui sous un déguisement. Le dauphin eut l'imprudence d'écrire aux princes de venir le délivrer. Les bouchers, qui s'en doutaient, prirent leurs mesures pour que leur pupille ne pût échapper à leur surveillance; ils mirent bonne garde aux portes de la ville, et s'assurèrent de l'hôtel Saint-Paul[308], dont ils constituèrent gardien et concierge le sage chirurgien Jean de Troyes. Et cependant ils faisaient jour et nuit des rondes tout autour «pour la sûreté du roi et de monseigneur le duc de Guyenne». C'est ainsi qu'on nommait le dauphin.

Garder son roi et l'héritier du royaume, les tenir en geôle, c'était une situation nouvelle, étrange, et qui devait étonner les bouchers eux-mêmes. Mais quand ils se seraient repentis, ils n'étaient plus maîtres. Leurs valets, qu'ils avaient menés d'abord, les menaient maintenant à leur tour. Les héros du parti étaient les écorcheurs, le fils de la tripière, Caboche et Denisot. Ils avaient pour capitaine un chevalier bourguignon, Hélion de Jacqueville, aussi brutal qu'eux. La garde des deux postes de confiance, d'où dépendaient les vivres, Charenton et Saint-Cloud, les écorcheurs se l'étaient réservée à eux-mêmes. Apparemment les maîtres bouchers n'étaient plus jugés assez sûrs.

Le duc de Bourgogne n'en était pas sans doute à regretter ce qu'il avait fait. Les Parisiens gardant le dauphin, les Gantais voulurent garder le fils du duc de Bourgogne[309]. Ils vinrent le demander à Paris. Les Parisiens avaient pris le blanc chaperon de Gand; les Gantais le reprirent de leur main. Le duc de Bourgogne fut obligé d'envoyer son fils aux Gantais, de leur donner ce précieux otage. Il subit le chaperon.

Un jour que le roi mieux portant allait en grande pompe remercier Dieu à Notre-Dame, avec ses princes et sa noblesse, le vieux Jean de Troyes se trouve sur son passage avec le corps de ville; il supplie le roi de prendre le chaperon, en signe de l'affection cordiale qu'il a pour sa ville de Paris. Le roi l'accepte bonnement. Dès lors il fallut bien que tout le monde le portât[310], le recteur, les gens du Parlement. Malheur à ceux qui l'auraient porté de travers[311]!

Le chaperon fut envoyé aux autres villes, et presque toutes le prirent. Néanmoins aucune n'entra sérieusement dans le mouvement de Paris. Les cabochiens, ne trouvant aucune résistance, mais n'étant aidés de personne, furent obligés de recourir à des moyens expéditifs pour faire de l'argent. Ils demandèrent au dauphin l'autorisation de prendre soixante bourgeois, gens riches, modérés et suspects. Ils les rançonnèrent.

On avait commencé par emprisonner les courtisans, les seigneurs. Déjà on en venait aux bourgeois. On ne pouvait deviner où s'arrêteraient les violences. Les petites gens prenaient peu à peu goût au désordre; ils ne voulaient plus rien faire que courir les rues avec le chaperon blanc; ne gagnant plus, il fallait bien qu'ils prissent. Le pillage pouvait commencer d'un moment à l'autre.

Les gens de l'Université, qui avaient mis tout en mouvement sans savoir ce qu'ils faisaient, n'étaient pas les moins effrayés. Ils avaient cru accomplir la réforme en compagnie du duc de Bourgogne, du corps de ville et des bourgeois les plus honorables. Et voilà qu'il ne leur restait que les bouchers, les valets de boucherie, les écorcheurs. Ils frémissaient de se rencontrer dans les rues avec ces nouveaux frères et amis, qu'ils voyaient pour la première fois, sales, sanglants, manches retroussées, menaçant tout le monde, hurlant le meurtre.

L'alliance monstrueuse des docteurs et des assommeurs ne pouvait durer. Les universitaires se réunirent au couvent des Carmes de la place Maubert, dans la cellule même d'Eustache de Pavilly[312]. Ils étaient singulièrement abattus, et ne savaient quel parti prendre. Ces pauvres docteurs, ne trouvant dans leur science aucune lumière qui pût les guider, se décidèrent humblement à consulter les simples d'esprit. Ils s'enquirent des personnes dévotes et contemplatives, des religieux, des saintes femmes qui avaient des visions. Pavilly, plein de confiance, s'offrit d'aller les consulter. Mais les visions de ces femmes n'avaient rien de rassurant. L'une avait vu trois soleils dans le ciel. Une autre voyait sur Paris flotter des nuées sombres, tandis qu'il faisait beau au midi, vers les marches de Berri et d'Orléans. «Moi, disait la troisième, j'ai vu le roi d'Angleterre en grand orgueil au haut des tours de Notre-Dame; il excommuniait notre sire le roi de France; et le roi, entouré de gens en noir, était assis humblement sur une pierre dans le parvis[313]».

La terreur de ces visions ébranla les plus intrépides. Ils voulurent consulter un honnête homme du parti opposé, le modéré des modérés, Juvénal des Ursins. Ils le firent venir; mais ils n'en purent tirer rien de praticable. Il ne voyait rien à faire, sinon prier les princes de se réconcilier et de rompre les négociations qu'ils avaient entamées avec les Anglais[314]. C'était simplement se soumettre et renoncer aux réformes. Cependant l'abattement était tel, le désir de la paix si fort, que cet avis entraînait tout le monde. Le seul Pavilly s'obstina; il soutint que tout ce qui s'était fait était bien fait, et qu'il fallait aller jusqu'au bout[315].

Ces divisions, dont les princes étaient instruits, les encouragèrent sans doute à différer la publication de la grande ordonnance de réforme que l'Université avait d'abord si vivement sollicitée. Alors, sans plus s'inquiéter des docteurs qui l'abandonnaient, le moine, entraînant après lui le prévôt des marchands, les échevins, une foule de petit peuple et bon nombre de bourgeois intimidés, s'en alla hardiment prêcher le roi à Saint-Paul[316] (22 mai): «Il y a encore, dit-il, de mauvaises herbes au jardin du roi et de la reine; il faut sarcler et nettoyer; la bonne ville de Paris, comme un sage jardinier, doit ôter ces herbes funestes, qui étoufferaient les lis[317]...» Quand il eut fini cette sinistre harangue, et accepté la collation qu'on offrit, selon l'usage, au prédicateur, le chancelier lui demanda au nom de qui il parlait. Le carme se tourna vers le prévôt et les échevins, qui l'avouèrent de ce qu'il avait dit. Mais le chancelier objectant que cette députation était peu nombreuse pour représenter la ville de Paris, ils appelèrent quelques bourgeois des plus considérables qui étaient dans la cour; ceux-ci montèrent, à contre-cœur, et, se mettant à genoux devant le roi, protestèrent de leur bonne intention. Cependant, la foule augmentait; toutes sortes de gens entraient sans qu'on osât leur interdire la porte, l'hôtel s'emplissait. Le duc de Bourgogne lui-même commençait à avoir peur de ses amis; pour les décider à s'en aller, il s'avisa de leur dire que le roi était à peine rétabli, que ce tumulte allait lui faire mal, lui causer une rechute. Mais ils criaient de plus belle qu'ils étaient venus justement pour le bien du roi.

Alors le chirurgien Jean de Troyes exhiba une nouvelle liste de traîtres. En tête, se trouvait le propre frère de la reine, Louis de Bavière. Le duc de Bourgogne eut beau prier, la reine verser des larmes[318]; Louis de Bavière, qui allait se marier, demandait au moins huit jours, promettant de se constituer prisonnier la semaine d'après; ils furent inflexibles. Pour abréger, le capitaine de la milice, Jacqueville, monta avec ses gens, et brutalement, sans égard pour la reine, pour le roi ni le dauphin, pénétrant partout, brisant les portes, il mit la main sur ceux que le peuple demandait. Pour comble de violence, ils emmenèrent treize dames de la reine et de la dauphine[319]. Il ne fallait pas parler à ces gens de respect pour les dames ni de chevalerie. Parmi les prisonniers qu'ils emmenèrent, se trouvait un Bourguignon, un des leurs, que huit jours auparavant ils avaient donné pour chancelier au dauphin. La défiance croissait d'heure en heure.

Cependant le duc de Berri et d'autres parents des prisonniers envoyèrent demander à l'Université si elle avouait ce qui s'était fait. Celle-ci, consultée en masse et comme corps, se rassura un peu par sa multitude, et donna du moins une réponse équivoque, «que de ce elle ne vouloit en rien s'entremettre ni empêcher». Dans le conseil du roi, les universitaires allèrent plus loin, et déclarèrent qu'ils n'étaient pour rien dans l'enlèvement des seigneurs, et que la chose ne leur plaisait pas.

Le désaveu timide de l'Université ne rassurait pas les princes. Cette fois ils craignaient pour eux-mêmes; le coup avait frappé si près d'eux, qu'ils firent signer au roi une ordonnance où il approuvait ce qui s'était fait. Le lendemain (25 mai 1413), fut lue solennellement la grande ordonnance de réforme.

Cette ordonnance, si violemment arrachée, ne porte pas, autant qu'on pourrait croire, le caractère du moment; c'est une sage et impartiale fusion des meilleures ordonnances du quatorzième siècle. On peut l'appeler le code administratif de la vieille France, comme l'ordonnance de 1357 avait été sa charte législative et politique.

On peut s'étonner de voir cette ordonnance à peine mentionnée dans les historiens. Elle n'a pourtant pas moins de soixante-dix pages in-folio[320]. Sauf quelques articles trop minutieux et d'une rédaction enfantine[321], ou bien encore dirigés hostilement contre certains individus, on ne peut qu'admirer l'esprit qui y règne, esprit très spécial, très pratique: sans spécialité, point de réforme réelle. Celle-ci part de bien bas, mais elle va haut, et pénètre partout. Elle réduit les gages de la lingère, de la poissonnière du roi; mais elle règle les droits des grands corps de l'État, et tout le jeu de la machine administrative, judiciaire et financière.

La forme est curieuse, je voudrais pouvoir la conserver; mais alors cette ordonnance seule occuperait le reste du volume, et encore l'ensemble resterait confus. Il m'est impossible de résumer ce code en quelques lignes, sans emprunter notre langage moderne, plus précis et plus formulé.

Tout ce détail immense semble dominé par deux idées: la centralisation de l'ordre financier, de l'ordre judiciaire. Dans le premier tout aboutit à la Chambre des comptes; dans le second, tout au Parlement.

Les chefs des administrations financières (domaine, aides, trésor des guerres) sont réduits à un petit nombre; mesure économique, qui contribue à assurer la responsabilité. La Chambre des comptes examine les résultats de leur administration; elle juge en cas de doute, mais sur pièces et sans plaidoiries.

Tous les vassaux du roi sont tenus de faire dresser les aveux et dénombrements des fiefs qu'ils tiennent de lui, et de les envoyer à la Chambre des comptes[322]. Ce tribunal de finance se trouve ainsi le surveillant, l'agent indirect de la centralisation politique.

L'élection est le principe de l'ordre judiciaire; les charges ne s'achètent plus. Les lieutenants des sénéchaux et prévôts sont élus par les conseillers, les avocats et autres saiges.

Pour nommer un prévôt, le bailli demande aux «advocats, procureurs, gens de pratique et d'autre estat» la désignation de trois ou quatre personnes capables. Le chancelier et une commission de Parlement, «appelez avec eux des gens de notre grand conseil et des gens de nos comptes», choisissent entre les candidats.

Aux offices notables, c'est directement le Parlement qui nomme, en présence du chancelier et de quelques membres du grand conseil.

Le Parlement élit ses membres, en présence du chancelier et de quelques membres du grand conseil. Ce corps se recrute désormais lui-même; l'indépendance de la magistrature est ainsi fondée.

Deux juridictions oppressives sont limitées, restreintes. L'hôtel du roi n'enlèvera plus les plaideurs à leurs tribunaux naturels, ne les ruinera plus préalablement en les forçant de venir des provinces éloignées implorer à Paris une justice tardive. La charge du grand maître des eaux et forêts est supprimée. Ce grand maître, ordinairement l'un des hauts seigneurs du royaume, n'avait que trop de facilités pour tyranniser les campagnes. Il y aura six maîtres et l'on pourra appeler de leurs tribunaux au Parlement. Les usages des bonnes gens seront respectés. Les louvetiers n'empêcheront plus le paysan de tuer les loups. Il pourra détruire les nouvelles garennes que les seigneurs ont faites, «en dépeuplant le pays voisin des hommes et habitants et le peuplant de bêtes sauvages[323]».

Dans la lecture de ce grand acte, une chose inspire l'admiration et le respect, c'est une impartialité qui ne se dément nulle part. Quels en ont été les véritables rédacteurs? De quel ordre de l'État cette ordonnance est-elle plus particulièrement émanée? On ne saurait le dire.

L'Université elle-même, à qui elle est principalement attribuée dans le préambule[324], ne pouvait avoir cet esprit d'application, cette sagesse pratique. La remontrance de l'Université, telle qu'on la lit dans Monstrelet, n'est guère qu'une violente accusation de tel abus, de tel fonctionnaire.

Les parlementaires, auxquels l'ordonnance accorde tant de pouvoir, ne semblent pourtant pas avoir dominé dans la rédaction. On leur reproche l'ignorance de quelques-uns d'entre eux, leur facilité à recevoir des présents; on leur défend d'être plusieurs membres du Parlement d'une même famille.

Les avocats, notaires, greffiers, sont tancés pour l'esprit fiscal, pour la paperasserie ruineuse qui déjà dévorait les plaideurs.

Les gens des comptes sont traités avec défiance. Ils ne doivent rien décider isolément, mais par délibération commune «et en plein bureau».

Les prévôts et sénéchaux doivent être nés dans une autre province que dans celle où ils jugent. Ils ne peuvent y rien acquérir, ni s'y marier, ni y marier leurs filles. Quand ils vont quitter la province, ils doivent y rester quarante jours pour répondre de ce qu'ils ont fait.

Les gens d'Église n'inspirent pas plus de confiance au rédacteur de l'ordonnance. Il ne veut pas que des prêtres puissent être avocats. Il accuse les présidents clercs du Parlement de négligence et de connivence. Je ne reconnais pas ici la main ecclésiastique.

Cette ordonnance n'émane pas non plus exclusivement de l'esprit bourgeois et communal. Elle protège les habitants des campagnes. Elle leur accorde le droit de chasse dans les garennes que les seigneurs ont faites sans droit. Elle leur permet de prendre les armes pour seconder les sénéchaux et courir sus aux pillards[325].

De tout ceci, nous pouvons conclure qu'une réforme aussi impartiale de tous les ordres de l'État ne s'est faite sous l'influence exclusive d'aucun d'eux, mais que tous y ont pris part.

Les violents ont exigé et quelquefois dicté; les modérés ont écrit; ils ont transformé les violences passagères en réformes sages et durables. Les docteurs, Pavilly, Gentien, Courtecuisse; les légistes, Henri de Marle, Arnaud de Corbie, Juvénal des Ursins, tous vraisemblablement auront été consultés. Toutes les ordonnances antérieures sont venues se fondre ici. C'est la sagesse de la France d'alors, son grand monument, qu'on a pu condamner un moment avec la révolution qui l'avait élevé, mais qui n'en est pas moins resté comme un fonds où la législation venait puiser, comme un point de départ pour les améliorations nouvelles.

Quelque sévères que nous puissions être, nous autres modernes, pour ces essais gothiques, convenons pourtant qu'on y voit poindre les vrais principes de l'organisme administratif, principes qui ne sont autres que ceux de tout organisme, centralisation de l'ensemble, subordination mutuelle des parties. La séparation des pouvoirs administratif et judiciaire, des pouvoirs judiciaire et municipal, quoique impossible encore, n'en est pas moins indiquée dans quelques articles.

La confusion des pouvoirs judiciaire et militaire, ce fléau des sociétés barbares, y subsiste en droit dans les sénéchaux et les baillis. En fait, ces juges d'épée ne sont plus déjà les vrais juges; ils ont la représentation et les bénéfices de la justice plus qu'ils n'en ont le pouvoir même. Les vrais juges sont leurs lieutenants, et ceux-ci sont élus par les avocats et les conseillers, par les sages, comme dit l'ordonnance.

Elle accorde beaucoup à ces sages, aux gens de loi, beaucoup trop, ce semble. Les Compagnies se recrutant elle-mêmes se recruteront probablement en famille; les juges s'associeront, malgré toutes les précautions de la loi, leurs fils, leurs neveux, leurs gendres. Les élections couvriront des arrangements d'intérêt ou de parenté. Une charge sera souvent une dot; étrange apport d'une jeune épousée, le droit de faire rompre et pendre... Ces gens se respecteront, je le crois, en proportion même des droits immenses qui sont en leurs mains. Le pouvoir judiciaire, transmis comme propriété, n'en sera que plus fixe, plus digne peut-être. Ne sera-t-il pas trop fixe? Ces familles, ne se mariant guère qu'entre elles, ne vont-elles pas constituer une sorte de féodalité judiciaire? immense inconvénient... Mais alors c'était un avantage. Cette féodalité était nécessaire contre la féodalité militaire, qu'il s'agissait d'annuler. La noblesse avait la force de cohésion et de parenté; il fallait qu'il y eût aussi parenté dans la judicature; à ces époques, matérielles encore, il n'y a d'association solide que par la chair et le sang.

Deux choses manquaient pour que la belle réforme administrative et judiciaire de 1413 fût viable[326]: d'abord d'être appuyée sur une réforme législative et politique; celle-ci avait été essayée isolément en 1357. Mais ce qui manquait surtout, c'étaient des hommes et les mœurs qui font les hommes: sans les mœurs, que peuvent les lois?... Ces mœurs ne pouvaient se former qu'à la longue, et d'abord dans certaines familles, dont l'exemple pût donner à la nation ce qu'elle a le moins, il faut le dire, ce qu'elle acquiert lentement, le sérieux, l'esprit de suite, le respect des précédents. Tout cela se trouva dans les familles parlementaires.

Cette ordonnance des ordonnances fut déclarée solennellement par le roi obligatoire, inviolable. Les princes et les prélats qui étaient à ses côtés, en levèrent la main. L'aumônier du roi, maître Jean Courtecuisse, célèbre docteur de l'Université, prêcha ensuite à Saint-Paul sur l'excellence de l'ordonnance. Dans son discours, généralement faible et traînant, il y a néanmoins une figure pathétique; il y représente l'Université comme un pauvre affamé qui a faim et soif des lois[327].

Il s'agissait d'appliquer ce grand code. Là devait apparaître la terrible disproportion entre les lois et les hommes. Les modérés, les capables se tenant à l'écart, restaient pour commencer l'application de ces belles lois les gens les moins propres à mettre en mouvement une telle machine, les scolastiques et les bouchers, ceux-ci trop grossiers, ceux-là trop subtils, trop étrangers aux réalités.

Quelle qu'ait été leur gaucherie brutale dans un métier si nouveau pour eux, l'histoire doit dire qu'ils ne se montrèrent pas aussi indignes du pouvoir qu'on l'eût attendu. Ces gens de la commune de Paris, délaissés du royaume, essayèrent tout à la fois de le réformer et de le défendre. Ils envoyèrent leur prévôt contre les Anglais, en même temps que leur capitaine Jacqueville allait bravement à la rencontre des princes[328]. Dans Paris même, ils commencèrent un grand monument d'utilité publique, qui complétait la triple unité de cette ville; je parle du pont Notre-Dame, grand ouvrage, fondé héroïquement dans des circonstances si difficiles et avec si peu de ressources[329].

Le fait est que ce gouvernement ne fut soutenu de personne. Les Anglais étaient à Dieppe, si près de Paris; personne ne voulut donner d'argent. Gerson refusa de payer et laissa plutôt piller sa maison[330]. L'avocat général Juvénal refusa aussi, aimant mieux être emprisonné.

En donnant ainsi l'exemple d'annuler par une résistance d'inertie ce gouvernement irrégulier, les modérés n'en prirent pas moins une responsabilité bien grave. Ils abandonnaient tout à la fois et la défense du pays et la belle réforme qu'on avait obtenue avec tant de peine. Ce n'est pas la seule fois que les honnêtes gens ont ainsi trahi l'intérêt public, et puni la liberté du crime de son parti. Les cabochiens ne purent faire contribuer ni l'Église ni le Parlement. Ayant saisi l'argent de la foire du Landit, qui appartenait aux moines de Saint-Denis, ils virent s'élever une clameur générale. Leurs amis, les universitaires, refusèrent de les aider et les obligèrent de rapporter l'argent qu'ils avaient levé sur quelques suppôts de l'Université.

Se voyant ainsi entravés de toute part et ne trouvant que des obstacles, les cabochiens entrèrent en fureur. Ils poursuivirent Gerson, qui fut obligé de se cacher dans les voûtes de Notre-Dame. Le jugement des prisonniers fut hâté; la commission eut peur, et signa des condamnations. D'abord on fit mourir des gens qui l'avaient mérité, par exemple un homme qui avait livré à l'ennemi, à la mort, quatre cents bourgeois de Paris. Puis, on traîna à la Grève le prévôt Desessarts, qui avait trahi les deux partis tour à tour. Les bouchers hâtèrent sa mort, justement parce qu'ils estimaient sa bravoure et sa cruauté[331] (1er juillet).

Les juges allant encore trop lentement, les assassinats abrégèrent. Jacqueville alla insulter dans sa prison le sire de La Rivière, et celui-ci l'ayant démenti, ce digne capitaine des bouchers assomma le prisonnier désarmé. La Rivière n'en fut pas moins porté le lendemain à la Grève; l'on décapita pêle-mêle les vivants et le mort[332].

Si la prison même n'était plus une sauvegarde, l'hôtel du roi risquait fort de n'en plus être une. Un soir que Jacqueville et ses bouchers faisaient leur ronde, ils entendirent, vers onze heures, un grand bruit de fête chez le dauphin. Ce jeune homme dansait, pendant qu'on tuait ses amis. Les bouchers montèrent, et lui firent demander par Jacqueville s'il était décent à un fils de France de danser ainsi à une heure indue[333]. Le sire de La Trémouille répliqua. Jacqueville lui reprocha d'être l'auteur de ces désordres. La patience manqua au dauphin; il s'élança sur Jacqueville, et lui porta trois coups de poignard qu'arrêta sa cotte de mailles. La Trémouille eût été massacré, si le duc de Bourgogne n'eût prié pour lui (10 juillet).

Cette violation de l'hôtel du roi détacha bien des gens de ce parti qui ne respectait rien. La religion de la royauté était encore entière, et le fut longtemps[334]. Les bons bourgeois assurèrent le dauphin de leur douleur et de leur dévouement. Les bouchers avaient lassé tout le monde. Les artisans même, les derniers du peuple, commençaient à en avoir assez; plus de commerce, plus d'ouvrage; ils étaient sans cesse appelés à faire le guet, excédés de gardes, de rondes et de veilles.

Les princes, qui n'ignoraient pas l'état de Paris, approchaient toujours, en offrant la paix[335]. Tout le monde la désirait, mais on avait peur. Le dauphin fit part des propositions aux grands corps, au Parlement, à l'Université. Il fut décidé, malgré les bouchers, qu'il y aurait conférence avec les princes. L'éloquence de Caboche, qui pérora dans un brillant costume de chevalier, ne persuada personne; ses menaces eurent peu d'effet.

Personne dans la bourgeoisie n'agit plus habilement contre les bouchers que l'avocat général Juvénal. Cet honnête homme poursuivait alors, sans souci des réformes, sans intelligence de l'avenir[336], un seul but: la fin des désordres et la sécurité de Paris. Cette pensée ne lui laissait ni repos ni sommeil. Une nuit, s'étant endormi vers le matin, il lui sembla qu'une voix lui disait: Surgite cum sederetis, qui manducatis panem doloris. Sa femme, qui était une bonne et dévote dame, lorsqu'il s'éveilla, lui dit: «Mon ami, j'ai entendu ce matin qu'on vous disait, ou que vous prononciez en rêvant des paroles que j'ai souvent lues dans mes Heures», et elle les lui répéta. Le bon Juvénal lui répondit: «Ma mie, nous avons onze enfants, et par conséquent grand sujet de prier Dieu de nous accorder la paix; ayons espoir en lui, il nous aidera.»

La ruine des bouchers fut décidée par une chose, petite, et pourtant de grand effet. Il fut convenu, malgré eux, que les propositions des princes seraient lues d'abord, non dans l'assemblée générale, mais dans chaque quartier (21 juillet). La faible minorité qui tyrannisait Paris pouvait effrayer encore, quand elle était réunie; divisée, elle devenait impuissante, presque imperceptible. Ce point fut emporté contre les bouchers par l'énergie d'un quartenier du cimetière Saint-Jean, le charpentier Guillaume Cirasse, qui osa bien dire en face aux Legoix: «Nous verrons s'il y a à Paris autant de frappeurs de cognée que d'assommeurs de bœufs.»

Les bouchers n'obtinrent pas même que la paix accordée aux princes le fût sous forme d'amnistie. Quoi qu'ils pussent dire, on criait: «La paix!» Ce parti vint finir à la Grève même. Dans une assemblée qui s'y tint, une voix cria: «Que ceux qui veulent la paix passent à droite!» Il ne resta presque personne à gauche. Ils n'eurent d'autre ressource, eux et le duc de Bourgogne, que de se joindre au cortège du dauphin qui allait au Louvre délivrer les prisonniers (3 août).

La réaction alla si vite qu'en sortant de la prison du Louvre, le duc de Bar en fut nommé capitaine; et l'autre fort de Paris, la Bastille, fut confié à un autre prisonnier, au duc de Bavière. Deux des échevins furent changés; le charpentier fut échevin à la place de Jean de Troyes[337].

Peu après, un des De Troyes et deux bouchers, coupables des premiers meurtres, furent condamnés et mis à mort. Plusieurs s'enfuirent, et la populace se mit à piller leurs maisons. On faisait courir le bruit qu'on avait trouvé une liste de quatorze cents personnes, dont les noms étaient marqués d'un T, d'un B ou d'un R (tué, banni ou rançonné).

Le duc de Bourgogne n'essaya pas de résister au mouvement. Il laissa arrêter deux de ses chevaliers dans son hôtel même, et partit sans rien dire aux siens, qu'il laissait en grand danger. Il voulait emmener le roi. Mais Juvénal et une troupe de bourgeois les rejoignirent à Vincennes, et il leur laissa reprendre ce précieux otage[338] (23 août).

Dans l'arrangement avec les princes, il était convenu qu'ils n'entreraient pas dans Paris. Mais toute condition fut oubliée, à commencer par celle-ci. Le dauphin et le duc d'Orléans parurent ensemble, vêtus des mêmes couleurs, portant une huque italienne en drap violet avec une croix d'argent. C'était, et ce n'était pas deuil; le chaperon était rouge et noir; pour devise: «Le droit chemin.» Ce qui était plus hostile encore pour les Bourguignons, c'était la blanche écharpe d'Armagnac. Tout le monde la prit; on la mit même aux images des saints. Lorsque les petits enfants, moins oublieux, moins enfants que ce peuple, chantaient les chansons bourguignonnes, ils étaient sûrs d'être battus[339].

L'ordonnance de réforme, si solennellement proclamée, fut non moins solennellement annulée par le roi dans un lit de justice (5 septembre). Le sage historien du temps, affligé de cette versatilité, osa demander à quelques-uns du conseil comment, après avoir vanté ces ordonnances comme éminemment salutaires, ils consentaient à leur abrogation. Ils répondirent naïvement: «Nous voulons ce que veulent les princes.» «À qui donc vous comparerai-je, dit le moine, sinon à ces coqs de clocher qui tournent à tous les vents[340]

On renvoya à Jean-sans-Peur sa fille, que devait épouser le fils du duc d'Anjou. L'Université condamna les discours de Jean Petit. Une ordonnance déclara le duc de Bourgogne rebelle (10 février); on convoqua contre lui le ban et l'arrière-ban. Il ne s'agissait de rien moins que de confisquer ses États.

Il crut pouvoir prévenir ses ennemis. Les cabochiens exilés lui persuadaient qu'il lui suffirait de paraître devant Paris avec ses troupes pour y être reçu. Le dauphin, déjà las des remontrances de sa mère et de celles des princes, appelait en effet le Bourguignon. Il vint camper entre Montmartre et Chaillot; le comte d'Armagnac, qui avait onze mille chevaux dans Paris, tint ferme, et rien ne bougea.

Le duc de Bourgogne se retirant, les princes entreprirent de le poursuivre, d'exécuter la confiscation. Mais les effroyables barbaries des Armagnacs à Soissons avertirent trop bien Arras de ce qu'elle avait à craindre. Ils échouèrent devant cette ville, comme le duc de Bourgogne avait échoué devant Paris[341].

Voilà les deux partis convaincus de nouveau d'impuissance. Ils font encore un traité. Le duc de Bourgogne est quitte pour un peu de honte, mais il ne perd rien; il offre au roi, pour la forme, les clefs d'Arras[342]. Il est défendu de porter désormais la bande d'Armagnac et la croix de Bourgogne (4 septembre 1414).

La réaction ne fut point arrêtée par cette paix. Les modérés, qui avaient si imprudemment abandonné la réforme, eurent sujet de s'en repentir. Les princes traitèrent Paris en ville conquise. Les tailles devinrent énormes, et l'argent était gaspillé, donné, jeté. Juvénal, alors chancelier, ayant refusé de signer je ne sais quelle folie de prince, on lui retira les sceaux. Toute modération déplut. La violence gagna les meilleures têtes. Au service funèbre qui fut célébré pour le duc d'Orléans, Gerson prêcha devant les rois et les princes; il attaqua le duc de Bourgogne, avec qui l'on venait de faire la paix, et déclama contre le gouvernement populaire (5 janvier 1415).

«Tout le mal est venu, dit Gerson, de ce que le roi et la bonne bourgeoisie ont été en servitude par l'outrageuse entreprise de gens de petit état... Dieu l'a permis afin que nous connussions la différence qui est entre la domination royale et celle d'aucuns populaires; car la royale a communément et doit avoir douceur; celle du vilain est domination tyrannique, et qui se détruit elle-même. Aussi Aristote enseignoit-il à Alexandre: «N'élève pas ceux que la nature fait pour obéir.»—Le prédicateur croit reconnaître les divers ordres de l'État dans les métaux divers dont se composait la statue de Nabuchodonosor: «L'état de bourgeoisie, des marchands et laboureurs est figuré par les jambes qui sont de fer et partie de terre, pour leur labeur et humilité à servir et obéir...; en leur état doit être le fer de labeur et la terre d'humilité[343]

Le même homme qui condamnait le gouvernement populaire dans l'État, le demandait dans l'Église. Donnons-nous ce curieux spectacle. Il peut sembler humiliant pour l'esprit humain; il ne l'est pas pour Gerson même. Dans chaque siècle, c'est le plus grand homme qui a mission d'exprimer les contradictions, apparentes ou réelles, de notre nature; pendant ce temps-là, les médiocres, les esprits bornés qui ne voient qu'un côté des choses, s'y établissent fièrement, s'enferment dans un coin, et là triomphent de dire...

Dès qu'il s'agit de l'Église, Gerson est républicain, partisan du gouvernement de tous. Il définit le concile: «Une réunion de toute l'Église catholique, comprenant tout ordre hiérarchique, sans exclure aucun fidèle qui voudra se faire entendre.» Il ajoute, il est vrai, que cette assemblée doit être convoquée «par une autorité légitime»; mais cette autorité n'est pas supérieure à celle du concile, puisque le concile a droit de la déposer. Gerson ne s'en tint pas à la théorie du républicanisme ecclésiastique; il fit donner suffrage aux simples prêtres dans le concile de Constance, et contribua puissamment à déposer Jean XXII[344].

Reprenons d'un peu plus haut. Avant que les griefs de l'État fussent signalés par la remontrance de l'Université et la grande ordonnance de 1413, ceux de l'Église l'avaient été par un violent pamphlet universitaire, qui eut un bien autre retentissement. La remontrance, l'ordonnance, ces actes mort-nés, furent à peine connus hors de Paris. Mais le terrible petit livre de Clémengis: Sur la corruption de l'Église, éclata dans toute la chrétienté. Peut-être n'est-ce pas exagérer que d'en comparer l'effet à celui de la Captivité de Babylone, écrite un siècle après par Luther.

De tout temps, on avait fait des satires contre les gens d'Église. L'une des premières, et certainement l'une des plus piquantes, se trouve dans un des Capitulaires de Charlemagne. Ces attaques, généralement, avaient été indirectes, timides, le plus souvent sous forme allégorique. L'organe de la satire, c'était le renard, la bête plus sage que l'homme; c'était le bouffon, le fol plus sage que les sages; ou bien enfin le diable, c'est-à-dire la malignité clairvoyante. Ces trois formes où la satire, pour se faire pardonner, s'exprime par les organes les plus récusables, comprennent toutes les attaques indirectes du moyen âge. Quant aux attaques directes, elles n'avaient guère été hasardées jusqu'au treizième siècle que par les hérétiques déclarés, Albigeois, Vaudois, etc. Au quatorzième siècle, les laïques, Dante, Pétrarque, Chaucer, lancèrent contre Rome, contre Avignon, des traits pénétrants. Mais enfin, c'étaient des laïques; l'Église leur contestait le droit de la juger. Ici, vers 1400, ce sont les universités, ce sont les plus grands docteurs, c'est l'Église dans ce qu'elle a de plus autorisé, qui censure, qui frappe l'Église. Ce sont les papes eux-mêmes qui se jettent au visage les plus tristes accusations.

Ce dialogue, qui se prolongea entre Avignon et Rome pendant tout le temps du schisme, n'en apprit que trop sur toutes les deux. La fiscalité surtout des deux sièges, qui vendaient les bénéfices longtemps avant qu'ils ne vaquassent, cette vénalité famélique est caractérisée par des mots terribles: «N'a-t-on pas vu, disent les uns, les courtiers du pape de Rome courir toute l'Italie, pour s'informer s'il n'y avait pas quelque bénéficier malade, puis bien vite dire à Rome qu'il était mort[345]? N'a-t-on pas vu ce pape, ce marchand de mauvaise foi, vendre à plusieurs le même bénéfice, et la marchandise déjà livrée, la proclamer encore et la revendre au second, au troisième, au quatrième acheteur?»—«Et vous, répondaient les autres, vous qui réclamez pour le pape la succession des prêtres, ne venez-vous pas au chevet de l'agonisant rafler toute sa dépouille? Un prêtre déjà inhumé a été tiré du sépulcre, et le cadavre déterré pour le mettre à nu[346]

Ces furieuses invectives furent ramassées, comme en une masse, dans le pamphlet de Clémengis, et cette masse lancée, de façon à écraser l'Église. Le pamphlet n'était pas seulement dirigé contre la tête, tous les membres étaient frappés. Pape, cardinaux, évêques, chanoines, moines, tous avaient leur part, jusqu'au dernier Mendiant. Certainement Clémengis fit bien plus qu'il ne voulait. Si l'Église était vraiment telle, il n'y avait pas à la réformer; il fallait prendre ce corps pourri et le jeter tout entier au feu.

D'abord l'effroyable cumul, jusqu'à réunir en une main quatre cents, cinq cents bénéfices; l'insouciance des pasteurs qui souvent n'ont jamais vu leur église; l'ignorance insolente des gros bonnets, qui rougissent de prêcher; l'arbitraire tyrannique de leur juridiction, au point que tout le monde fait maintenant le jugement de l'Église; la confession vénale, l'absolution mercenaire: «Que si, dit-il, on leur rappelle le précepte de l'Évangile: Donnez gratuitement, ainsi que vous avez reçu, ils répondent sans sourciller: «Nous n'avons pas reçu gratis; nous avons acheté, nous pouvons revendre[347]

Dans l'ardeur de l'invective, ce violent prêtre aborde hardiment mille choses que les laïques auraient craint d'expliquer: l'étrange vie des chanoines, leurs quasi-mariages, leurs orgies parmi les cartes et les pots, la prostitution des religieuses, la corruption hypocrite des Mendiants qui se vantent de faire la besogne de tous les autres, de porter seuls le poids de l'Église, tandis qu'ils vont de maison en maison boire avec les femmes: «Les femmes sont celles des autres, mais les enfants sont bien d'eux[348]

En repassant froidement ces virulentes accusations on remarque qu'il y a dans le factum ecclésiastique de l'Université, comme dans le factum politique de 1413, plus d'un grief mal fondé. Il était injuste de reprocher d'une manière absolue au roi, au pape, aux grands dignitaires de l'Église, l'augmentation des dépenses. Cette augmentation ne tenait pas seulement à la prodigalité, au gaspillage, au mauvais mode de perception, mais bien aussi à l'avilissement progressif du prix de l'argent, ce grand phénomène économique que le moyen âge n'a pas compris; de plus, à la multiplicité croissante des besoins de la civilisation, au développement de l'administration, au progrès des arts[349]. La dépense avait augmenté, et quoique la production eût augmenté aussi, celle-ci ne croissait pas dans une proportion assez rapide pour suffire à l'autre. La richesse croissait lentement, et elle était mal répartie. L'équilibre de la production et de la consommation avait peine à s'établir.

Un autre grief de Clémengis, et le plus grand sans doute aux yeux des universitaires, c'est que les bénéfices étaient donnés le plus souvent à des gens fort peu théologiens, aux créatures des princes, du pape, aux légistes surtout. Les princes, les papes, n'avaient pas tout le tort. Ce n'était pas leur faute si les laïques partageaient alors avec l'Église ce qui avait fait le titre et le droit de celle-ci au moyen âge, l'esprit, le pouvoir spirituel. Le clergé seul était riche, les récompenses ne pouvaient guère se prendre que sur les biens du clergé.

Clémengis lui-même fournit une bonne réponse à ses accusations. Quand on parcourt le volumineux recueil de ses lettres, on est étonné de trouver dans la correspondance d'un homme si important, de l'homme d'affaires de l'Université, si peu de choses positives. Ce n'est que vide, que généralités vagues. Nulle condamnation plus décisive de l'éducation scolastique.

Les contemporains n'avaient garde de s'avouer cette pauvreté intellectuelle, ce dessèchement de l'esprit[350]. Ils se félicitaient de l'état florissant de la philosophie et de la littérature. N'avaient-ils pas de grands hommes, tout comme les âges antérieurs? Clémengis était un grand homme, d'Ailly était un grand homme[351], et bien d'autres encore, qui dorment dans les bibliothèques, et méritent d'y dormir.

L'esprit humain se mourait d'ennui. C'était là son mal. Cet ennui était une cause indirecte, il est vrai, mais réelle, de la corruption de l'Église. Les prêtres excédés de scolastique, de formes vides, de mots où il n'y avait rien pour l'âme, ils la donnaient au corps, cette âme dont ils ne savaient que faire. L'Église périssait par deux causes en apparence contraires, et dont pourtant l'une expliquait l'autre: subtilité, stérilité dans les idées, matérialité grossière dans les mœurs.

Tout le monde parlait de réforme. Il fallait, disait-on, réformer le pape, réformer l'Église; il fallait que l'Église, siégeant en concile, ressaisît ses justes droits. Mais transporter la réforme du pape au concile, ce n'était guère avancer. De tels maux sont au fond des âmes: In culpa est animus. Un changement de forme dans le gouvernement ecclésiastique, une réforme négative ne pouvait changer les choses; il eût fallu l'introduction d'un élément positif, un nouveau principe vital, une étincelle, une idée.

Le concile de Pise crut tout faire en condamnant par contumace les deux papes qui refusaient de céder, en les déclarant déchus, en faisant pape un frère mineur, un ancien professeur de l'Université de Paris. Ce professeur, qui était Mineur avant tout, se brouilla bien vite avec l'Université. Au lieu de deux papes, on en eut trois; ce fut tout.

Ceux qui aiment les satires, liront avec amusement le piquant réquisitoire du concile contre les deux papes réfractaires[352]. Cette grande assemblée du monde chrétien comptait vingt-deux cardinaux, quatre patriarches, environ deux cents évêques, trois cents abbés, les quatre généraux des ordres mendiants, les députés de deux cents chapitres, de treize universités[353], trois cents docteurs, et les ambassadeurs des rois; elle siégeait dans la vénérable église byzantine de Pise, à deux pas du Campo-Santo. Elle n'en écouta pas moins avec complaisance le facétieux récit des ruses et des subterfuges par lesquels les deux papes éludaient depuis tant d'années la cession qu'on leur demandait. Ces ennemis acharnés s'entendaient au fond à merveille. Tous deux, à leur exaltation, avaient juré de céder. Mais ils ne pouvaient, disaient-ils, céder qu'ensemble, qu'au même moment: il fallait une entrevue. Poussés l'un vers l'autre par leurs cardinaux, ils trouvaient chaque jour de nouvelles difficultés. Les routes de terre n'étaient pas sûres; il leur fallait des sauf-conduits des princes. Les sauf-conduits arrivaient-ils: ils ne s'y fiaient pas. Il leur fallait une escorte, des soldats à eux. D'ailleurs, ils n'avaient pas d'argent pour se mettre en route; ils en empruntaient à leurs cardinaux. Puis, ils voulaient aller par mer: il leur fallait des vaisseaux. Les vaisseaux prêts, c'était autre chose. On parvint un moment à les approcher un peu l'un de l'autre. Mais il n'y eut pas moyen de leur faire faire le dernier pas. L'un voulait que l'entrevue eût lieu dans un port, au rivage même; l'autre avait horreur de la mer. C'étaient comme deux animaux d'élément différent, qui ne peuvent se rencontrer[354].

Benoît XIII, l'Aragonais, finit par jeter le masque, et dit qu'il croirait pécher mortellement s'il acceptait la voie de cession[355]. Et peut-être était-il sincère. Céder, c'était reconnaître comme supérieure l'autorité qui imposait la cession, c'était subordonner la papauté au concile, changer le gouvernement de l'Église de monarchie en république. Était-ce bien au milieu d'un ébranlement universel du monde qu'il pouvait toucher à l'unité qui, si longtemps, avait fait la force du grand édifice spirituel, la clef de la voûte? Au moment où la critique touchait à la légende législative de la papauté, lorsque Valla élevait les premiers doutes sur l'authenticité des décrétales[356], pouvait-on demander au pape d'aider à son abaissement, de se tuer de ses propres mains?

Il faut le dire. Ce n'était pas une question de forme, mais bien de fond et de vie. Monarchie ou république, l'Église eût été également malade. Le concile avait-il en lui la vie morale qui manquait au pape? les réformateurs valaient-ils mieux que le réformé? le chef était gâté, mais les membres étaient-ils sains? Non, il y avait, dans les uns et dans les autres, beaucoup de corruption; tout ce qui constituait le pouvoir spirituel tendait à se matérialiser, à n'être plus spirituel. Et cela venait principalement, nous l'avons dit, de l'absence des idées, du vide immense qui se trouvait dans les esprits.

C'en était fait de la scolastique. Raimond Lulle l'avait fermée par sa machine à penser; puis Ockam en refusant la réalité aux universaux, en replaçant la question au point où l'avait laissée Abailard.

Raimond Lulle pleura aux pieds de son Arbor[357], qui finissait la scolastique. Pétrarque pleura la poésie. Les grands mystiques d'alors avaient de même le sentiment de la fin. Le quatorzième siècle voit passer ces derniers génies; chacun d'eux se tait, s'en va, éteignant sa lumière: il se fait d'épaisses ténèbres.

Il ne faut pas s'étonner si l'esprit humain s'effraye et s'attriste. L'Église ne le console pas. Cette grande épouse du moyen âge avait promis de ne pas vieillir, d'être toujours belle et féconde, de renouveler[358] toujours, de sorte qu'elle occupât sans cesse l'inquiète pensée de l'homme, l'inépuisable activité de son cœur. Cependant elle avait passé de la jeune vitalité populaire aux abstractions de l'école, à saint Thomas[359]. Dans sa tendance vers l'abstrait et le pur, la religion spiritualiste refusait peu à peu tout autre aliment que la logique. Noble régime, mais sobre, et qui finit par se composer de négations. Aussi elle allait maigrissant; maigreur au quatorzième siècle, consomption au quinzième, effrayante figure de dépérissement et de phtisie, comme vous la voyez, à la face creuse, aux mains transparentes du Christ maudissant d'Orcagna.

Telles étaient les misères de cet âge, ses contradictions. Réduit au formalisme vide, il y plaçait ses espérances. Gerson croyait tout guérir en ramenant l'Église aux formes républicaines, au moment même où il se déclarait contre la liberté dans l'État. L'expérience du concile de Pise n'avait rien appris. On allait assembler un autre concile à Constance, y chercher la quadrature du cercle religieux et politique: lier les mains au chef que l'on reconnaît infaillible, le proclamer supérieur, en se réservant de le juger au besoin.

Ce tribunal suprême des questions religieuses, devait aussi décider une grande question de droit. Le parti d'Orléans, celui de Gerson, voulait y faire condamner la mémoire de Jean Petit, son apologie du duc de Bourgogne, et proclamer ce principe qu'aucun intérêt, aucune nécessité politique n'est au-dessus de l'humanité. C'eût été une grande chose, si, dans l'obscurcissement des idées, on fût revenu aux sentiments de la nature.

La France semblait tout entière à ces éternels problèmes; on eût dit qu'elle oubliait le temps, la réalité, sa réforme, son ennemi. Au moment où l'Anglais allait fondre sur elle, étrange préoccupation, un grand politique d'alors pense que si le royaume doit craindre, c'est du côté de l'Allemagne et du duc de Lorraine[360]. Lorsqu'on vint avertir Jean-sans-Peur que les Anglais, débarqués depuis près de deux mois, étaient sur le point de livrer à l'armée royale une grande et décisive bataille, les messagers le trouvèrent dans ses forêts de Bourgogne[361]. Sous prétexte de la chasse, il s'était rapproché de Constance, rêvant toujours à Jean Petit et à son vieux crime, inquiet du jugement que le concile allait rendre, et, en attendant, vivant sous la tente au milieu des bois, et prêtant l'oreille aux voix des cerfs qui bramaient la nuit[362].

LIVRE IX

CHAPITRE PREMIER

L'Angleterre, l'État, l'Église.—Azincourt (1415).

Pour comprendre le terrible événement que nous devons raconter,—la captivité, non du roi, mais du royaume même, la France prisonnière,—il y a un fait essentiel qu'il ne faut pas perdre de vue:

En France, les deux autorités, l'Église et l'État, étaient divisées entre elles, et chacune d'elles en soi;

En Angleterre, l'État et l'Église établie étaient parvenus, sous la maison de Lancastre, à la plus complète union.

Édouard III avait eu l'Église contre lui, et malgré ses victoires, il avait échoué. Henri V eut l'Église pour lui, et il réussit, il devint roi de France[363].

Cette cause n'est pas la seule, mais c'est la principale, et la moins remarquée.

L'Église, étant le plus grand propriétaire de l'Angleterre, y avait aussi la plus grande influence. Au moment où la propriété et la royauté se trouvèrent d'accord, celle-ci acquit une force irrésistible; elle ne vainquit pas seulement, elle conquit.

L'Église avait besoin de la royauté. Ses prodigieuses richesses la mettaient en péril. Elle avait absorbé la meilleure partie des terres; sans parler d'une foule de propriétés et de revenus divers, des fondations pieuses, des dîmes, etc., sur les cinquante-trois mille fiefs de chevaliers qui existaient en Angleterre, elle en possédait vingt-huit mille[364]. Cette grande propriété était sans cesse attaquée au Parlement, et elle n'y était pas représentée, défendue en proportion de son importance; les membres du clergé n'y étaient plus appelés que ad consentiendum[365].

La royauté, de son côté, ne pouvait se passer de l'appui du grand propriétaire du royaume, je veux dire du clergé. Elle avait besoin de son influence, encore plus que de son argent. C'est ce que ne sentirent ni Édouard Ier ni Édouard III, qui toujours le vexèrent pour de petites questions de subsides. C'est ce que sentit admirablement la maison de Lancastre, qui, à son avènement, déclara qu'elle ne demandait à l'Église «que ses prières[366]».

L'on comprend combien la royauté et la propriété ecclésiastique avaient besoin de s'entendre, si l'on se rappelle que l'édifice tout artificiel de l'Angleterre au moyen âge a porté sur deux fictions: un roi infaillible et inviolable[367], que l'on jugeait pourtant de deux règnes en deux règnes; d'autre part, une Église non moins inviolable, qui, au fond, n'étant qu'un grand établissement aristocratique et territorial sous prétexte de religion, se voyait toujours à la veille d'être dépouillée, ruinée.

La maison cadette de Lancastre unit pour la première fois les deux intérêts en péril; elle associa le roi et l'Église. Ce fut sa légitimité, le secret de son prodigieux succès. Il faut indiquer, rapidement du moins, la longue, oblique et souterraine route par où elle chemina.

Le cadet hait l'aîné, c'est la règle[368], mais nulle part plus respectueusement qu'en Angleterre, plus sournoisement[369]. Aujourd'hui il va chercher fortune, le monde lui est ouvert, l'industrie, la mer, les Indes; au moyen âge, il restait souvent, rampait devant l'aîné, conspirait[370].

Les fils cadets d'Édouard III, Clarence, Lancastre, York, Glocester, titrés de noms sonores et vides, avaient vu avec désespoir l'aîné, l'héritier, régner déjà, du vivant de leur père, comme duc d'Aquitaine. Il fallait que ces cadets périssent, ou régnassent aussi. Clarence alla aux aventures en Italie, et il y mourut. Glocester troubla l'Angleterre, jusqu'à ce que son neveu le fît étrangler. Lancastre se fit appeler roi de Castille, envahit l'Espagne et échoua; puis la France, et il échoua encore[371]. Alors il se retourna du côté de l'Angleterre.

Le moment était favorable pour lui. Le mécontentement était au comble. Depuis les victoires de Créci et de Poitiers, l'Angleterre s'était méconnue; ce peuple laborieux, distrait une fois de sa tâche naturelle, l'accumulation de la richesse et le progrès des garanties, était sorti de son caractère; il ne rêvait que conquêtes, tributs de l'étranger, exemption d'impôts. Le riche fonds de mauvaise humeur dont la nature les a doués, fermentait à merveille. Ils s'en prenaient au roi, aux grands, à tous ceux qui faisaient la guerre en France; c'étaient des traîtres, des lâches. Les cokneys de Londres, dans leur arrière-boutique, trouvaient fort mal qu'on ne leur gagnât pas tous les jours des batailles de Poitiers. «Ô richesse, richesse, dit une ballade anglaise, réveille-toi donc, reviens dans ce pays[372]!» Cette tendre invocation à l'argent était le cri national.

La France ne rapportant plus rien, il fallut bien que, dans leur idée fixe de ne rien payer, ils regardassent où ils prendraient. Tous les yeux se tournèrent vers l'Église. Mais l'Église aussi avait son principe immuable, le premier article de son credo: De ne rien donner. À toute demande, elle répondait froidement: «L'Église est trop pauvre.»

Cette pauvre Église ne donnant rien, on songeait à lui enlever tout. L'homme du roi, Wicleff[373], y poussait; les lollards aussi, par en bas, obscurément et dans le peuple. Lancastre en fit d'abord autant; c'était alors le grand chemin de la popularité.

J'ai dit ailleurs comment les choses tournèrent, comment ce grand mouvement entraînant le peuple, et jusqu'aux serfs, toute propriété se trouva en péril, non plus seulement la propriété ecclésiastique; comment le jeune Richard II dispersa les serfs, en leur promettant qu'ils seraient affranchis. Lorsque ceux-ci furent désarmés, et qu'on les pendait par centaines, le roi déclara pourtant que si les prélats, les lords et les communes confirmaient l'affranchissement, il le sanctionnerait. À quoi ils répondirent unanimement: «Plutôt mourir tous en un jour[374].» Richard n'insista pas; mais l'audacieuse et révolutionnaire parole qui lui était échappée, ne fut jamais oubliée des propriétaires, des maîtres de serfs, barons, évêques, abbés. Dès ce jour, Richard dut périr. Dés lors aussi, Lancastre dut être le candidat de l'aristocratie et de l'Église.

Il semble qu'il ait préparé patiemment son succès. Des bruits furent semés, qui le désignaient. Une fois, c'était un prisonnier français qui aurait dit: «Ah! si vous aviez pour roi le duc de Lancastre, les Français n'oseraient plus infester vos côtes.» On faisait circuler d'abbaye en abbaye, et partout, au moyen des frères, une chronique qui attribuait au duc je ne sais quel droit de succession à la couronne, du chef d'un fils d'Édouard Ier. Un carme accusa hardiment le duc de Lancastre de conspirer la mort de Richard; Lancastre nia, obtint que son accusateur serait provisoirement remis à la garde de lord Holland, et, la veille du jour où l'imputation devait être examinée, le carme fut trouvé mort.

Richard travailla lui-même pour Lancastre. Il s'entoura de petites gens, il fatigua les propriétaires d'emprunts, de vexations; enfin, il commit le grand crime qui a perdu tant de rois d'Angleterre[375]: il se maria en France. Il n'y avait qu'un point difficile pour Lancastre et son fils Derby, c'était de se décider entre les deux partis, entre l'Église établie et les novateurs. Richard rendit à Derby le service de l'exiler; c'était le dispenser de choisir. De loin, il devint la pensée de tous; chacun le désira, le croyant pour soi.

La chose mûre, l'archevêque de Cantorbéry alla chercher Derby en France[376]. Celui-ci débarqua, déclarant humblement qu'il ne réclamait rien que le bien de son père. On a vu comment il se trouva forcé de régner. Alors il prit son parti nettement. Au grand étonnement des novateurs, parmi lesquels il avait été élevé à Oxford, Henri IV se déclara le champion de l'Église établie: «Mes prédécesseurs, dit-il aux prélats, vous appelaient pour vous demander de l'argent. Moi, je viens vous voir pour réclamer vos prières. Je maintiendrai les libertés de l'Église; je détruirai, selon mon pouvoir, les hérésies et les hérétiques[377]

Il y eut un compromis amical entre le roi et l'Église. Elle le sacra, l'oignit. Lui, il lui livra ses ennemis. Les adversaires des prêtres furent livrés aux prêtres, pour être jugés, brûlés[378]. Tout le monde y trouvait son compte. Les biens des lollards étaient confisqués; un tiers revenait au juge ecclésiastique, un tiers au roi. Le dernier tiers était donné aux communes où l'on trouverait des hérétiques; c'était un moyen ingénieux de prévenir leur résistance, de les allécher à la délation[379].

Les prélats, les barons, n'avaient mis leur homme sur le trône que pour régner eux-mêmes. Cette royauté qu'ils lui avaient donnée en gros, ils la lui reprirent en détail. Non contents de faire les lois, ils s'emparèrent indirectement de l'administration. Ils finirent par nommer au roi une sorte de conseil de tutelle, sans lequel il ne pouvait rien faire[380]. Il regretta alors d'avoir livré les lollards; il essaya de soustraire aux prêtres le jugement des gens de ce parti. Il songeait, comme Richard II, à chercher un appui chez l'étranger; il voulait marier son fils en France.

Mais son fils même n'était pas sûr. On a remarqué, non sans apparence de raison, qu'en Angleterre les aînés aiment moins leurs pères[381]; avant d'être fils, ils sont héritiers. Le fils de Lancastre était d'autant plus impatient de porter la couronne à son tour, qu'il avait, par une victoire, raffermi cette couronne sur la tête de son père. Lui aussi, il traitait avec les Français[382], mais à part et pour son compte.

Ce jeune Henri plaisait au peuple. C'était une svelte et élégante figure, comme on les trouve volontiers dans les nobles familles anglaises. C'était un infatigable fox-hunter, si leste qu'il pouvait, disait-on, chasser le daim à pied. Il avait fait longtemps les petites et rudes guerres des Galles, la chasse aux hommes.

Il se lia aux mécontents, se faufila parmi les lollards, courant leurs réunions nocturnes, dans les champs[383], dans les hôtelleries. Il se fit l'ami de leur chef, du brave et dangereux Oldcastle, celui même que Shakespeare, ennemi des sectaires de tout âge[384], a malicieusement transformé dans l'ignoble Falstaff. Le père n'ignorait rien. Mais, enfermer son fils, c'eût été se déclarer contre les lollards, dont il voulait justement se rapprocher à cette époque. Cependant, ce roi, malade, lépreux, chaque jour plus solitaire et plus irritable, pouvait être jeté par ses craintes dans quelque résolution violente. Son fils cherchait à le rassurer par une affectation de vices et de désordres, par des folies de jeunesse, adroitement calculées. On dit qu'un jour il se présenta devant son père couvert d'un habit de satin tout percé d'œillets, où les aiguilles tenaient encore par leur fil; il s'agenouilla devant lui, lui présenta un poignard pour qu'il l'en perçât, s'il pouvait avoir quelque défiance d'un jeune fol, si ridiculement habillé.

Quoi qu'il en soit de cette histoire, le roi ne put s'empêcher de faire comme s'il se fiait à lui. Pour lui donner patience, il consentit à ce qu'il entrât au conseil. Mais ce n'était pas encore assez. Le jour de sa mort, comme il ouvrait les yeux après une courte léthargie, il vit l'héritier qui mettait la main sur la couronne, posée (selon l'usage) sur un coussin près du lit du roi. Il l'arrêta, avec cette froide et triste parole: «Beau fils, quel droit y avez-vous? Votre père n'y eut pas droit[385]

Dans les derniers temps qui précédèrent son avènement, Henri V avait tenu une conduite double, qui donnait de l'espoir aux deux partis. D'un côté, il resta étroitement lié avec Oldcastle[386] avec les lollards. De l'autre, il se déclara l'ami de l'Église établie, et c'est sans doute comme tel qu'il finit par présider le conseil. À peine roi, il cessa de ménager les lollards; il rompit avec ses amis. Il devint l'homme de l'Église, le prince selon le cœur de Dieu; il prit la gravité ecclésiastique, «au point, dit le moine historien, qu'il eût servi d'exemple aux prêtres même[387]».

D'abord, il accorda des lois terribles aux seigneurs laïques et ecclésiastiques, ordonnant aux justices de paix de poursuivre les serviteurs et gens de travail, qui fuyaient de comté en comté[388]. Une inquisition régulière fut organisée contre l'hérésie. Le chancelier, le trésorier, les juges, etc., devaient, en entrant en charge, jurer de faire toute diligence pour rechercher et détruire les hérétiques. En même temps le primat d'Angleterre enjoignait aux évêques et archidiacres de s'enquérir au moins deux fois par an des personnes suspectes d'hérésie, d'exiger dans chaque commune que trois hommes respectables déclarassent sous serment s'ils connaissaient des hérétiques, des gens qui différassent des autres dans leurs vie et habitudes, des gens qui tolérassent ou reçussent les suspects, des gens qui possédassent des livres dangereux en langue anglaise, etc.

Le roi, s'associant aux sévérités de l'Église, abandonna lui-même son vieil ami Oldcastle à l'archevêque de Cantorbéry[389]. Des processions eurent lieu par ordre du roi, pour chanter les litanies avant les exécutions.

L'Église frappait, et elle tremblait. Les lollards avaient affiché qu'ils étaient cent mille en armes. Ils devaient se réunir au champ de Saint-Gilles, le lendemain de l'Épiphanie. Le roi y alla de nuit et les attendit avec des troupes: mais ils n'acceptèrent pas la bataille.

Ce champion de l'Église n'avait pas seulement contre lui les ennemis de l'Église; il avait les siens encore, comme Lancastre, comme usurpateur. Les uns s'obstinaient à croire que Richard II n'était pas mort. Les autres disaient que l'héritier légitime était le comte de March; et ils disaient vrai. Scrop lui-même, le principal conseiller d'Henri, le confident, l'homme du cœur, conspira avec deux autres en faveur du comte de March.

À cette fermentation intérieure, il n'y avait qu'un remède, la guerre. Le 16 avril 1415, Henri avait annoncé au Parlement qu'il ferait une descente en France. Le 29, il ordonna à tous les seigneurs de se tenir prêts. Le 28 mai, prétendant une invasion imminente des Français, il écrivit à l'archevêque de Cantorbéry et aux autres prélats, d'organiser les gens d'Église pour la défense du royaume[390]. Trois semaines après, il ordonna aux chevaliers et écuyers de passer en revue les hommes capables de porter les armes, de les diviser par compagnies. L'affaire de Scrop le retardait, mais il complétait ses préparatifs[391]. Il animait le peuple contre les Français, en faisant courir le bruit que c'étaient eux qui payaient des traîtres, qui avaient gagné Scrop, pour déchirer, ruiner le pays[392].

Henri envoya en France deux ambassades coup sur coup, disant qu'il était roi de France, mais qu'il voulait bien attendre la mort du roi, et en attendant épouser sa fille, avec toutes les provinces cédées par le traité de Bretigni; c'était une terrible dot; mais il lui fallait encore la Normandie, c'est-à-dire le moyen de prendre le reste. Une grande ambassade[393] vint en réponse lui offrir, au lieu de la Normandie, le Limousin, en portant la dot de la princesse jusqu'à 850.000 écus d'or. Alors le roi d'Angleterre demanda que cette somme fût payée comptant. Cette vaine négociation dura trois mois (13 avril-28 juillet), autant que les préparatifs d'Henri. Tout étant prêt, il fit donner des présents considérables aux ambassadeurs et les renvoya, leur disant qu'il allait les suivre.

Tout le monde en Angleterre avait besoin de la guerre. Le roi en avait besoin. La branche aînée avait eu ses batailles de Créci et de Poitiers. La cadette ne pouvait se légitimer que par une bataille.

L'Église en avait besoin, d'abord pour détacher des lollards, une foule de gens misérables qui n'étaient lollards que faute d'être soldats. Ensuite, tandis qu'on pillerait la France, on ne songerait pas à piller l'Église; la terrible question de sécularisation serait ajournée.

Quoi de plus digne aussi de la respectable Église d'Angleterre et qui pût lui faire plus d'honneur, que de réformer cette France schismatique, de la châtier fraternellement, de lui faire sentir la verge de Dieu? Ce jeune roi si dévoué, si pieux, ce David de l'Église établie, était visiblement l'instrument prédestiné d'une si belle justice.

Tout était difficile avant cette résolution; tout devint facile. Henri, sûr de sa force, essaya de calmer les haines en faisant réparation au passé. Il enterra honorablement Richard II. Les partis se turent. Le Parlement unanime vota pour l'expédition une somme inouïe. Le roi réunit six mille hommes d'armes, vingt-quatre mille archers, la plus forte armée que les Anglais eussent eue depuis plus de cinquante ans[394].

Cette armée, au lieu de s'amuser autour de Calais, aborda directement à Harfleur, à l'entrée de la Seine. Le point était bien choisi. Harfleur, devenu ville anglaise, eût été bien autre chose que Calais. Il eût tenu la Seine ouverte; les Anglais pouvaient dès lors entrer, sortir, pénétrer jusqu'à Rouen et prendre la Normandie, jusqu'à Paris, prendre la France peut-être.

L'expédition avait été bien conçue, très bien préparée. Le roi s'était assuré de la neutralité de Jean-sans-Peur; il avait loué ou acheté huit cents embarcations en Zélande et en Hollande, pays soumis à l'influence du duc de Bourgogne, et qui d'ailleurs ont toujours prêté volontiers des vaisseaux à qui payait bien[395]. Il emporta beaucoup de vivres, dans la supposition que le pays n'en fournirait pas.

D'autre part, l'Église d'Angleterre, de concert avec les communes, n'oublia rien pour sanctifier l'entreprise; jeûnes, prières, processions, pèlerinages[396]. Au moment même de l'embarquement on brûla encore un hérétique. Le roi prit part à tout dévotement. Il emmena bon nombre de prêtres, particulièrement l'évêque de Norwich, qui lui fut donné pour principal conseiller.

Le passage ne fut pas disputé, la France n'avait pas un vaisseau[397]; la descente ne le fut pas non plus, les populations de la côte n'étaient pas en état de combattre cette grande armée. Mais elles se montrèrent très hostiles; le duc de Normandie, c'est le premier titre que prit Henri V, fut mal reçu dans son duché; les villes, les châteaux se gardèrent; les Anglais n'osaient s'écarter, ils n'étaient maîtres que de la plage malsaine que couvrait leur camp.

N'oublions pas que notre malheureux pays n'avait plus de gouvernement. Les deux partis ayant reflué au nord, au midi, le centre était vide; Paris était las, comme après les grands efforts, le roi fol, le dauphin malade, le duc de Berri presque octogénaire. Cependant ils envoyèrent le maréchal de Boucicaut à Rouen, puis ils y amenèrent le roi, pour réunir la noblesse de l'Île-de-France, de la Normandie et de la Picardie. Les gentilshommes de cette dernière province reçurent ordre contraire du duc de Bourgogne[398]; les uns obéirent au roi, les autres au duc; quelques-uns se joignirent même aux Anglais.

Harfleur fut vaillamment défendu, opiniâtrement attaqué. Une brave noblesse s'y était jetée. Le siège traîna; les Anglais souffrirent infiniment sur cette côte humide. Leurs vivres s'étaient gâtés. On était en septembre, au temps des fruits; ils se jetèrent dessus avidement. La dyssenterie se mit dans l'armée et emporta les hommes par milliers, non seulement les soldats, mais les nobles, écuyers, chevaliers, les plus grands seigneurs, l'évêque même de Norwich. Le jour de la mort de ce prélat, l'armée anglaise, par respect, interrompit les travaux du siège.

Harfleur n'était pas secouru. Un convoi de poudre envoyé de Rouen fut pris en chemin. Une autre tentative ne fut pas plus heureuse; des seigneurs avaient réuni jusqu'à six mille hommes pour surprendre le camp anglais; leur impétuosité fit tout manquer, ils se découvrirent avant le moment favorable.

Cependant ceux qui défendaient Harfleur n'en pouvaient plus de fatigue. Les Anglais ayant ouvert une large brèche, les assiégés avaient élevé des palissades derrière. On leur brûla cet immense ouvrage, qui fut trois jours à se consumer. L'Anglais employait un moyen infaillible de les mettre à bout: c'était de tirer jour et nuit; ils ne dormaient plus.

Ne voyant venir aucun secours, ils finirent par demander deux jours pour savoir si l'on viendrait à leur aide. «Ce n'est pas assez de deux jours, dit l'Anglais; vous en aurez quatre.» Il prit des otages, pour être sûr qu'ils tiendraient leur parole. Il fit bien, car le secours n'étant pas venu au jour dit, la garnison eût voulu se battre encore. Quelques-uns même, plutôt que de se rendre, se réfugièrent dans les tours de la côte, et là ils tinrent dix jours de plus.

Le siège avait duré un mois. Mais ce mois avait été plus meurtrier que toute l'année qu'Édouard III resta campé devant Calais. Les gens d'Harfleur avaient, comme ceux de Calais, tout à craindre des vainqueurs. Un prêtre anglais qui suivait l'expédition nous apprend, avec une satisfaction visible, par quels délais on prolongea l'inquiétude et l'humiliation de ces braves gens: «On les amena dans une tente, et ils se mirent à genoux, mais ils ne virent pas le roi; puis dans une tente où ils s'agenouillèrent longtemps, mais ils ne virent pas le roi. En troisième lieu, on les introduisit dans une tente intérieure, et le roi ne se montra pas encore. Enfin, on les conduisit au lieu où le roi siégeait. Là ils furent longtemps à genoux, et notre roi ne leur accorda pas un regard, sinon lorsqu'ils eurent été très longtemps agenouillés. Alors le roi les regarda, et fit signe au comte de Dorset de recevoir les clefs de la ville. Les Français furent relevés et rassurés[399]

Le roi d'Angleterre, avec ses capitaines, son clergé, son armée, fit son entrée dans la ville. À la porte, il descendit de cheval et se fit ôter sa chaussure; il alla, pieds nus, à l'église paroissiale «regrâcier son Créateur de sa bonne fortune». La ville n'en fut pas mieux traitée; une bonne partie des bourgeois furent mis à rançon tout comme les gens de guerre; tous les habitants furent chassés de la ville, les femmes même et les enfants; on leur laissa cinq sols et leurs jupes[400].

Les vainqueurs, au bout de cette guerre de cinq semaines, étaient déjà bien découragés. Des trente mille hommes qui étaient partis, il en restait vingt mille; et il en fallut renvoyer encore cinq mille, qui étaient blessés, malades ou trop fatigués. Mais, quoique la prise d'Harfleur fût un grand et important résultat, le roi, qui l'avait achetée par la perte de tant de soldats, de tant de personnages éminents, ne pouvait se présenter devant le pays en deuil, s'il ne relevait les esprits par quelque chose de chevaleresque et de hardi. D'abord il défia le dauphin à combattre corps à corps. Puis, pour constater que la France n'osait combattre, il déclara que d'Harfleur il irait, à travers champs, jusqu'à la ville de Calais[401].

La chose était hardie, elle n'était pas téméraire. On connaissait les divisions de la noblesse française, les défiances qui l'empêchaient de se réunir en armes. Si elle n'était pas venue à temps, pendant tout un grand mois, pour défendre le poste qui couvrait la Seine et tout le royaume, il y avait à parier qu'elle laisserait bien aux Anglais les huit jours qu'il leur fallait pour arriver à Calais selon le calcul d'Henri.

Il lui restait deux mille hommes d'armes, treize mille archers, une armée leste, robuste; c'étaient ceux qui avaient résisté. Il leur fit prendre des vivres pour huit jours. D'ailleurs, une fois sorti de Normandie, il y avait à parier que les capitaines du duc de Bourgogne en Picardie, en Artois, aideraient à nourrir cette armée, ce qui arriva. C'était le mois d'octobre, les vendanges se faisaient; le vin ne manquerait pas; avec du vin, le soldat anglais pouvait aller au bout du monde.

L'essentiel était de ne pas soulever les populations sur sa route, de ne pas armer les paysans par des désordres. Le roi fit exécuter à la lettre les belles ordonnances de Richard II sur la discipline[402]: Défense du viol et du pillage d'église, sous peine de la potence; défense de crier havoc (pille!), sous peine d'avoir la tête coupée; même peine contre celui qui vole un marchand ou vivandier; obéir au capitaine, loger au logis marqué, sous peine d'être emprisonné et de perdre son cheval, etc.

L'armée anglaise partit d'Harfleur le 8 octobre. Elle traversa le pays de Caux. Tout était hostile. Arques tira sur les Anglais; mais quand ils eurent fait la menace de brûler tout le voisinage, la ville fournit la seule chose qu'on lui demandait, du pain et du vin. Eu fit une furieuse sortie; même menace, même concession; du pain, du vin, rien de plus.

Sortis enfin de la Normandie, les Anglais arrivèrent le 13 à Abbeville, comptant passer la Somme à la Blanche-Tache, au lieu même où Édouard III avait forcé le passage avant la bataille de Créci. Henri V apprit que le gué était gardé. Des bruits terribles circulaient sur la prodigieuse armée que les Français rassemblaient; le défi chevaleresque du roi d'Angleterre avait provoqué la furie française[403]; le duc de Lorraine, à lui seul, amenait, disait-on, cinquante mille hommes[404]. Le fait est que, quelque diligence que mît la noblesse, celle surtout du parti d'Orléans, à se rassembler, elle était loin de l'être encore. On crut utile de tromper Henri V, de lui persuader que le passage était impossible. Les Français ne craignaient rien tant que de le voir échapper impunément. Un Gascon, qui appartenait au connétable d'Albret, fut pris, peut-être se fit prendre; mené au roi d'Angleterre, il affirma que le passage était gardé et infranchissable. «S'il n'en est ainsi, dit-il, coupez-moi la tête.» On croit lire la scène où le Gascon Montluc entraîna le roi et le conseil, et le décida à permettre la bataille de Cérisoles.

Retourner à travers les populations hostiles de la Normandie, c'était une honte, un danger; forcer le passage du gué était difficile, mais peut-être encore possible. Lefebvre de Saint-Remy dit lui-même que les Français étaient loin d'être prêts. Le troisième parti, c'était de s'engager dans les terres, en remontant la Somme jusqu'à ce qu'on trouvât un passage. Ce parti eût été le plus hasardeux des trois, si les Anglais n'eussent eu intelligence dans le pays. Mais il ne faut pas perdre de vue que, depuis 1406, la Picardie était sous l'influence du duc de Bourgogne; qu'il y avait nombre de vassaux, que les capitaines des villes devaient craindre de lui déplaire, et qu'il venait de leur défendre d'armer contre les Anglais. Ceux-ci, venus sur les vaisseaux de Hollande et de Zélande, avaient dans leurs rangs des gens du Hainaut; des Picards s'y joignirent, et peut-être les guidèrent[405].

L'armée, peu instruite des facilités qu'elle trouverait dans cette entreprise si téméraire en apparence, s'éloigna de la mer avec inquiétude. Les Anglais étaient partis le 9 d'Harfleur; le 13, ils commencèrent à remonter la Somme. Le 14, ils envoyèrent un détachement pour essayer le passage de Pont-de-Remy; mais ce détachement fut repoussé; le 15, ils trouvèrent que le passage de Pont-Audemer était gardé aussi. Huit jours étaient écoulés au 17, depuis le départ d'Harfleur, mais au lieu d'être à Calais, ils se trouvaient près d'Amiens. Les plus fermes commençaient à porter la tête basse; ils se recommandaient de tout leur cœur à saint Georges et à la sainte Vierge. Après tout, les vivres ne manquaient pas. Ils trouvaient à chaque station du pain et du vin; à Boves, qui était au duc de Bourgogne, le vin les attendait en telle quantité que le roi craignit qu'ils ne s'enivrassent.

Près de Nesles, les paysans refusèrent les vivres et s'enfuirent. La Providence secourut encore les Anglais. Un homme du pays vint dire[406] qu'en traversant un marais, ils trouveraient un gué dans la rivière. C'était un passage long, dangereux, auquel on ne passait guère. Le roi avait ordonné au capitaine de Saint-Quentin de détruire le gué, et même d'y planter des pieux, mais il n'en avait rien fait.

Les Anglais ne perdirent pas un moment. Pour faciliter le passage, ils abattirent les maisons voisines, jetèrent sur l'eau des portes, des fenêtres, des échelles, tout ce qu'ils trouvaient. Il leur fallut tout un jour; les Français avaient une belle occasion de les attaquer dans ce long passage.

Ce fut seulement le lendemain, dimanche 20 octobre, que le roi d'Angleterre reçut enfin le défi du duc d'Orléans, du duc de Bourbon et du connétable d'Albret. Ces princes n'avaient pas perdu de temps, mais ils avaient trouvé tous les obstacles que pouvait rencontrer un parti qui se portait seul pour défenseur du royaume. En un mois, ils avaient entraîné jusqu'à Abbeville toute la noblesse du Midi, du Centre. Ils avaient forcé l'indécision du conseil royal et les peurs du duc de Berri. Ce vieux duc voulait d'abord que les partis d'Orléans et de Bourgogne envoyassent chacun cinq cents lances seulement[407]; mais ceux d'Orléans vinrent tous. Ensuite se souvenant de Poitiers, où il s'était sauvé jadis, il voulait qu'on évitât la bataille, que du moins le roi et le dauphin se gardassent bien d'y aller. Il obtint ce dernier point; mais la bataille fut décidée. Sur trente-cinq conseillers, il s'en trouva cinq contre, trente pour. C'était au fond le sentiment national; il fallait, dût-on être battu, faire preuve de cœur, ne pas laisser l'Anglais s'en aller rire à nos dépens après cette longue promenade. Nombre de gentilshommes des Pays-Bas voulurent nous servir de seconds dans ce grand duel. Ceux du Hainaut, du Brabant, de Zélande, de Hollande même si éloignés, et que la chose ne touchait en rien, vinrent combattre dans nos rangs, malgré le duc de Bourgogne.

D'Abbeville, l'armée des princes avait de son côté remonté la Somme jusqu'à Péronne, pour disputer le passage. Sachant qu'Henri était passé, ils lui envoyèrent demander, selon les us de la chevalerie, jour et lieu pour la bataille, et quelle route il voulait tenir. L'Anglais répondit, avec une simplicité digne, qu'il allait droit à Calais, qu'il n'entrait dans aucune ville, qu'ainsi on le trouverait toujours en plein champ, à la grâce de Dieu. À quoi il ajouta: «Nous engageons nos ennemis à ne pas nous fermer la route et à éviter l'effusion du sang chrétien.»

De l'autre côté de la Somme, les Anglais se virent vraiment en pays ennemi. Le pain manqua; ils ne mangèrent pendant huit jours que de la viande, des œufs, du beurre, enfin ce qu'ils purent trouver. Les princes avaient dévasté la campagne, rompu les routes. L'armée anglaise fut obligée, pour les logements, de se diviser entre plusieurs villages. C'était encore une occasion pour les Français: ils n'en profitèrent pas. Préoccupés uniquement de faire une belle bataille, ils laissaient l'ennemi venir tout à son aise. Ils s'assemblaient plus loin, près du château d'Azincourt, dans un lieu où la route de Calais se resserrant entre Azincourt et Tramecourt, le roi serait obligé, pour passer, de livrer bataille.

Le jeudi 24 octobre, les Anglais ayant passé Blangy[408] apprirent que les Français étaient tout près et crurent qu'ils allaient attaquer. Les gens d'armes descendirent de cheval, et tous, se mettant à genoux, levant les mains au ciel, prièrent Dieu de les prendre en sa garde. Cependant il n'y eut rien encore; le connétable n'était pas arrivé à l'armée française. Les Anglais allèrent loger à Maisoncelle, se rapprochant d'Azincourt. Henri V se débarrassa de ses prisonniers. «Si vos maîtres survivent, dit-il, vous vous représenterez à Calais.»

Enfin ils découvrirent l'immense armée française, ses feux, ses bannières. Il y avait, au jugement du témoin oculaire, quatorze mille hommes d'armes, en tout peut-être cinquante mille hommes; trois fois plus que n'en comptaient les Anglais[409]. Ceux-ci avaient onze ou douze mille hommes, de quinze mille qu'ils avaient emmenés d'Harfleur; dix mille au moins, sur ce nombre, étaient des archers.

Le premier qui vint avertir le roi, le Gallois[410] David Gam, comme on lui demandait ce que les Français pouvaient avoir d'hommes, répondit avec le ton léger et vantard des Gallois: «Assez pour être tués, assez pour être pris, assez pour fuir[411].» Un Anglais, sir Walter Hungerford, ne put s'empêcher d'observer qu'il n'eût pas été inutile de faire venir dix mille bons archers de plus; il y en avait tant en Angleterre qui n'auraient pas mieux demandé. Mais le roi dit sévèrement: «Par le nom de Notre-Seigneur, je ne voudrais pas un homme de plus. Le nombre que nous avons, c'est le nombre qu'il a voulu; ces gens placent leur confiance dans leur multitude, et moi dans Celui qui fit vaincre si souvent Judas Macchabée.»

Les Anglais, ayant encore une nuit à eux, l'employèrent utilement à se préparer, à soigner l'âme et le corps, autant qu'il se pouvait. D'abord ils roulèrent les bannières, de peur de la pluie, mirent bas et plièrent les belles cottes d'armes qu'ils avaient endossées pour combattre. Puis, afin de passer confortablement cette froide nuit d'octobre, ils ouvrirent leurs malles et mirent sous eux de la paille qu'ils envoyaient chercher aux villages voisins. Les hommes d'armes remettaient des aiguillettes à leurs armures, les archers des cordes neuves aux arcs. Ils avaient depuis plusieurs jours taillé, aiguisé les pieux qu'ils plantaient ordinairement devant eux pour arrêter la gendarmerie. Tout en préparant la victoire, ces braves gens songeaient au salut; ils se mettaient en règle du côté de Dieu et de la conscience. Ils se confessaient à la hâte, ceux du moins que les prêtres pouvaient expédier. Tout cela se faisait sans bruit, tout bas. Le roi avait ordonné le silence, sous peine, pour les gentlemen, de perdre leur cheval, et pour les autres l'oreille droite.

Du côté des Français, c'était autre chose. On s'occupait à faire des chevaliers. Partout de grands feux qui montraient tout à l'ennemi: un bruit confus de gens qui criaient, s'appelaient, un vacarme de valets et de pages. Beaucoup de gentilshommes passèrent la nuit dans leurs lourdes armures, à cheval, sans doute pour ne pas les salir dans la boue; boue profonde, pluie froide; ils étaient morfondus. Encore, s'il y avait eu de la musique[412]... Les chevaux même étaient tristes; pas un ne hennissait... À ce fâcheux augure, joignez les souvenirs; Azincourt n'est pas loin de Créci.

Le matin du 25 octobre 1415, jour de saint Crépin et saint Crépinien, le roi d'Angleterre entendit, selon sa coutume, trois messes[413], tout armé, tête nue. Puis il se fit mettre en tête un magnifique bassinet où se trouvait une couronne d'or, cerclée, fermée, impériale. Il monta un petit cheval gris, sans éperons, fit avancer son armée sur un champ de jeunes blés verts, où le terrain était moins défoncé par la pluie, toute l'armée en un corps, au centre les quelques lances qu'il avait, flanquées de masses d'archers; puis il alla tout le long au pas, disant quelques paroles brèves: «Vous avez bonne cause, je ne suis venu que pour demander mon droit... Souvenez-vous que vous êtes de la vieille Angleterre; que vos parents, vos femmes et vos enfants vous attendent là-bas; il faut avoir un beau retour. Les rois d'Angleterre ont toujours fait de belle besogne en France... Gardez l'honneur de la Couronne; gardez-vous vous-mêmes. Les Français disent qu'ils feront couper trois doigts de la main à tous les archers.»

Le terrain était en si mauvais état que personne ne se souciait d'attaquer. Le roi d'Angleterre fit parler aux Français. Il offrait de renoncer au titre de roi de France et de rendre Harfleur, pourvu qu'on lui donnât la Guyenne, un peu arrondie, le Ponthieu, une fille du roi et huit cent mille écus. Ce parlementage entre les deux armées ne diminua pas, comme on eût pu le croire, la fermeté anglaise; pendant ce temps, les archers assuraient leurs pieux.

Les deux armées faisaient un étrange contraste. Du côté des Français, trois escadrons énormes, comme trois forêts de lances, qui, dans cette plaine étroite, se succédaient à la file et s'étiraient en profondeur; au front, le connétable, les princes, les ducs d'Orléans, de Bar et d'Alençon, les comtes de Nevers, d'Eu, de Richemont, de Vendôme, une foule de seigneurs, une iris éblouissante d'armures émaillées, d'écussons, de bannières, les chevaux bizarrement déguisés dans l'acier et dans l'or. Les Français avaient aussi des archers, des gens des communes[414]; mais où les mettre? Les places étaient comptées, personne n'eût donné la sienne[415]; ces gens auraient fait tache en si noble assemblée. Il y avait des canons, mais il ne paraît pas qu'on s'en soit servi; probablement il n'y eut pas non plus de place pour eux.

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