Histoire de France: Tirée de Ducoudray
The Project Gutenberg eBook of Histoire de France
Title: Histoire de France
Author: O. B. Super
Gustave Ducoudray
Release date: September 19, 2019 [eBook #60323]
Most recently updated: October 17, 2024
Language: French
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HISTOIRE DE FRANCE
TIRÉE DE DUCOUDRAY
PAR
O. B. SUPER
PROFESSEUR AU COLLÈGE DICKINSON
NEW YORK
HENRY HOLT AND COMPANY
1900
Copyright, 1900
BY
HENRY HOLT & CO.
PRÉFACE
Ce livre est tiré des différents cours d'histoire de Ducoudray et peut être considéré comme un livre de «Lectures Françaises» sur l'histoire de France plutôt que comme une histoire de France.
Les histoires de France ne manquent pas, mais les unes sont si élémentaires, quelquefois les faits y sont présentés sous une forme si enfantine qu'elles ne peuvent guère intéresser que les enfants—auxquels, du reste, elles sont destinées—les autres sont si volumineuses que nous ne saurions nous en servir dans nos classes élémentaires. Aussi ai-je cherché à éviter l'un et l'autre de ces extrêmes et à faire, sous une forme abrégée, un livre qui réponde réellement à nos besoins et que nous puissions mettre entre les mains de nos élèves de première ou de deuxième année.
Je dois des remerciments à Messieurs Fabregou et Bergeron, professeurs au collège de la ville de New York.
O. B. S.
Collège Dickinson,
août 1900.
TABLE DES MATIÈRES
| CHAPITRE I | |
| La Gaule et les Gaulois | |
| Les Gaulois et les Romains; Conquête de la Gaule par | |
| Jules César | 1 |
| CHAPITRE II | |
| Les Francs | |
| L’Invasion barbare; Clovis et ses Fils; Décadence des | |
| Mérovingiens; Pépin le Bref | 9 |
| CHAPITRE III | |
| Charlemagne | |
| Guerres en Espagne contre les Arabes; Guerres contre les | |
| Saxons | 23 |
| CHAPITRE IV | |
| Louis le Débonnaire et ses Fils | |
| Traité de Verdun; Charles le Chauve; Les Normands; | |
| Charles le Gros; Les Ducs des Francs | 32 |
| CHAPITRE V | |
| La Féodalité | |
| Les Seigneurs et les Fiefs; Le Château | 41 |
| CHAPITRE VI | |
| Les Croisades; La Chevalerie | |
| Les premiers Capétiens; Conquête de l'Angleterre par les | |
| Normands; La première Croisade; Philippe Auguste | |
| et Richard Cœur de Lion; Louis IX et la dernière | |
| Croisade | 45 |
| CHAPITRE VII | |
| Philippe le Bel et ses Fils; Guerre de Cent Ans | |
| Bataille de Crécy; Prise de Calais; Bertrand du Guesclin | 61 |
| CHAPITRE VIII | |
| Charles VI | |
| Minorité de Charles VI; Bataille d'Azincourt | 71 |
| CHAPITRE IX | |
| Charles VII; Jeanne d'Arc | |
| La France en 1429; Exploits de Jeanne d'Arc | 75 |
| CHAPITRE X | |
| Louis XI | 81 |
| CHAPITRE XI | |
| Charles VIII; Louis XII; François Ier | |
| Bataille de Marignan; Bataille de Pavie; François Ier et | |
| Charles Quint | 87 |
| CHAPITRE XII | |
| Les Guerres de Religion | |
| Henri II; La Réforme; Catherine de Médicis; La Sainte-Barthélemy; | |
| Henri III; Henri IV | 99 |
| CHAPITRE XIII | |
| Louis XIII | |
| Régence de Marie de Médicis; Ministère de Richelieu | 111 |
| CHAPITRE XIV | |
| Louis XIV | |
| Mazarin; Turenne; Colbert; Vauban; Guerre de la Succession | |
| d'Espagne | 119 |
| CHAPITRE XV | |
| Louis XV | |
| La Régence; Guerre de Sept Ans; Le Canada | 142 |
| CHAPITRE XVI | |
| Louis XVI; La Révolution | |
| Guerre d'Amérique; Les États Généraux; Prise de la Bastille; | |
| Fuite de Varennes | 151 |
| CHAPITRE XVII | |
| La République Française | |
| La Convention; Mort de Louis XVI; La Terreur; Le | |
| Directoire; Le Général Bonaparte | 164 |
| CHAPITRE XVIII | |
| Le Consulat | |
| Bataille de Marengo; Organisation de la Société nouvelle | 174 |
| CHAPITRE XIX | |
| L’Empire | |
| Napoléon Ier; Bataille d'Austerlitz; Campagne de Russie; | |
| Bataille de Waterloo; Napoléon à Sainte Hélène | 178 |
| CHAPITRE XX | |
| La France depuis 1815 | |
| La Restauration; Louis XVIII; Charles X; Louis Philippe | |
| Ier; République de 1848; Napoléon III; Guerre | |
| de 1870-71; Troisième République | 194 |
HISTOIRE DE FRANCE
CHAPITRE I
LES GAULOIS
De la plus haute cime des monts d'Auvergne, au centre de la France, on verrait, si l'œil était assez perçant, comme limites de notre pays, au midi la chaîne des Pyrénées qui se dresse entre lui et l'Espagne; une vaste nappe d'eau, la Méditerranée qui peut nous conduire en Afrique et en Orient; les Alpes, les plus hautes montagnes de l'Europe, notre barrière contre l'Italie. A l'est, les Alpes prolongeraient leurs sommets couverts de neige jusqu'à une autre muraille, le Jura qui nous sépare de la Suisse; le large fleuve du Rhin laisserait, au delà de ses rives, distinguer l'Allemagne; c'est lui qui autrefois nous servait de limite dans tout son cours et protégeait notre pays au nord aussi bien qu'à l'est. A l'ouest, au delà du bras de mer qu'on appelle la Manche, on apercevrait, à demi-cachée dans la brume, une grande île, l'Angleterre; enfin, le soleil couchant offrirait un spectacle magnifique en éteignant ses dernières clartés dans l'océan Atlantique. A nos pieds nous verrions de larges fleuves quelquefois terribles, de nombreuses et belles rivières dont quelques-unes sont paresseuses; un pays âpre et montueux au centre et au midi, uni vers le nord, mais partout fertile, ni trop humide ni trop aride, assez bien fermé pour la défense, néanmoins ouvert au commerce et, à l'intérieur, plus ouvert encore aux échanges mutuels entre les habitants de chaque région.
La France, dans les temps anciens, s'appelait la Gaule. Elle ne présentait qu'une suite de vastes forêts, entremêlées de marécages. Les chênes, les hêtres, les érables, les bouleaux remplissaient les vallées et couronnaient les montagnes. Ces arbres formaient une voûte de feuillage que pouvaient à peine percer les rayons du soleil.
Dans ces bois presque continus abondaient les loups, les ours, les sangliers et des troupeaux de porcs aussi dangereux que les sangliers. L'aurochs, taureau sauvage, aux cornes longues et terribles, et dont l'espèce a presque disparu de l'Europe, était le plus fort de ces animaux et le roi des forêts de la Gaule.
Toujours en lutte contre les bêtes féroces, les peuples primitifs savaient les pousser dans certaines parties des bois et les faire tomber dans des filets tendus aux arbres ou dans des fosses cachées sous le feuillage. Là, à coups de flèches et de piques, ils les tuaient plus aisément. Souvent aussi ils les attaquaient en face. Dans leurs villages, de nombreuses têtes de loups et d'aurochs suspendues aux portes des cabanes indiquaient la demeure des plus intrépides chasseurs. Ils avaient pour armes défensives des boucliers aussi hauts qu'un homme, et que chacun ornait à sa manière: quelques-uns y faisaient graver des figures d'airain en bosse et travaillées avec beaucoup d'art. Leurs casques d'airain avaient de grandes saillies et donnaient à ceux qui les portaient un aspect tout fantastique. A ces casques étaient fixées des cornes, des figures d'oiseaux ou de quadrupèdes. Ils avaient des trompettes barbares, d'une construction particulière, qui rendaient un son rauque et approprié au tumulte guerrier. Les uns portaient des cuirasses de mailles de fer, les autres combattaient nus; au lieu d'épées, ils avaient des espadons suspendus à leur flanc droit par des chaînes de fer ou d'airain.
Le courage avec lequel ils se servaient de ces armes et affrontaient la mort sous tous ses aspects, provenait aussi bien d'un de leurs dogmes religieux que de leur naturel hardi. Les Gaulois possédaient «la croyance la plus ferme et la plus claire de l'immortalité de l'âme: toutes leurs coutumes étranges ou naïves, touchantes ou cruelles, s'expliquent par cette foi.»
Une des principales fêtes de la religion gauloise était la récolte du gui, en l'honneur du dieu Hésus.
Le gui, plante parasite qui croît sur des arbres comme le pommier, mais rare sur le chêne, possédait, selon la croyance des druides, la vertu de guérir tous les maux. Chaque année, à la fin de l'hiver, les druides le cherchaient. Sitôt qu'ils l'avaient trouvé, le peuple accourait en foule. Le chef des druides, armé d'une faucille d'or, s'approchait de l'arbre chéri des dieux et coupait le gui sacré. On immolait deux taureaux sans tache, et la fête se terminait par de bruyants banquets.
Malheureusement, les animaux n'étaient pas toujours les seules victimes offertes en sacrifice. Les druides croyaient devoir, pour apaiser les dieux, leur immoler des hommes. Dans quelques tribus, dit-on, on remplissait d'hommes vivants de grands mannequins d'osier, on y mettait le feu, et les victimes, innocentes ou coupables, périssaient enveloppées par les flammes.
Peu de peuples furent aussi remuants que les populations gauloises. Les révolutions de leur pays les rejetaient toujours sur les contrées voisines, et leur humeur aventureuse les entraînait plus loin. Le soleil et les richesses de l'Italie les attirèrent dès l'année 400 avant Jésus-Christ. Vers l'an 390, une de leurs tribus, les Sénons, s'avancent jusqu'à Clusium en Étrurie; ils réclament des terres; une députation part de Rome pour jouer le rôle d'arbitre, mais elle oublie bien vite cette haute mission et combat au lieu de négocier. Un chef gaulois est même tué par un des députés: on demande à Rome réparation; le crédit dont jouit la famille du coupable empêche de faire droit à cette juste demande. Les Barbares marchent alors sur Rome et rencontrent l'armée romaine à une demi-journée de la ville, sur les bords de l'Allia. Frappés d'une terreur panique à la vue de ces sauvages ennemis, les Romains se débandent et courent se réfugier, partie dans la ville, partie dans les villes alliées. Bientôt les Gaulois arrivent: ils ne trouvent dans la cité que de vieux magistrats qui, ne voulant pas fuir et ne pouvant combattre, ont refusé de s'enfermer dans la forteresse du Capitole. Un des Barbares ayant touché la barbe du vieux Papirius, celui-ci le frappe de son bâton; le Gaulois irrité le tue, et dès lors commence le massacre; bientôt l'incendie le suit et dévore une cité déjà grande qui comptait plus de trois siècles d'existence.
La citadelle, où tous les hommes qui savent tenir une épée ont accouru pour défendre la patrie, est assiégée; un jour même, sans le cri des oies consacrées à la déesse Junon, qui réveillent le brave Manlius et quelques amis, le Capitole était pris. Les Romains parviennent à repousser cette attaque, mais épuisés, sans vivres, ils se rendent. Pour peser la rançon de mille livres d'or, les vainqueurs apportèrent de faux poids, et leur chef ne répondit aux réclamations qu'en jetant encore dans la balance sa lourde épée, puis son baudrier, et en répétant le mot qui retentit souvent dans l'antiquité, où l'on ne connaissait guère la pitié: «Malheur aux vaincus!» (390 avant Jésus-Christ). Un vaillant chef, Camille, accourut de l'exil, fit honte aux Romains de leur lâcheté, rompit tout traité et mit en fuite l'armée gauloise. C'est du moins le récit de l'historien de Rome, Tite Live, qui a voulu, adoptant la tradition populaire, couvrir une défaite réelle par une victoire tardive et douteuse.
Longtemps encore les Gaulois furent la terreur de Rome, et cette fameuse république n'acheva que deux siècles plus tard la soumission de ceux qui occupaient le nord de l'Italie. Les Romains passèrent ensuite les Alpes, formèrent d'abord une province en Gaule, et à partir de l'année 125, y fondèrent deux villes, Aix et Narbonne.
Puis, un grand capitaine, Jules César, soumit presque tous les peuples gaulois, de 58 à 52 avant Jésus-Christ. Dans la dernière année seulement, les Gaulois comprirent la nécessité de l'union et, conduits par Vercingétorix, essayèrent de repousser l'ennemi commun. Mais, après une année de lutte, ils essuyèrent, sous les murs d'Alésia, une défaite irrémédiable.
Les Gaulois, inférieurs aux Romains en discipline, en science militaire, ne surent pas en outre s'entendre pour leur résister. Jules César battit les différents peuples les uns après les autres, et en 53 avait à peu près soumis la Gaule.
Mais un peuple qui, de l'aveu de ses ennemis, s'était placé au-dessus de tous les autres par sa vertu guerrière, ne pouvait, sans une vive douleur, subir le joug des Romains. Au fond des bois, les plus importants personnages des cités se réunissent; ils jurent sur les enseignes militaires de combattre et de mourir plutôt que de perdre la gloire et la liberté qu'ils ont reçues de leurs pères. Les Carnutes (habitants de Chartres) doivent donner le signal, et la révolte éclate, à la fin de l'année 53, par le massacre des Romains établis dans la ville de Genabum (Gien ou Orléans), sur les bords de la Loire.
En un jour la nouvelle de ce massacre arrive, transmise par des cris dans les campagnes, jusqu'aux monts d'Auvergne, à Gergovie (près de la ville actuelle de Clermont).
Là vivait un jeune homme d'une noble et puissante famille, Vercingétorix. Son père avait tenu le premier rang dans la Gaule, et ses concitoyens l'avaient fait mourir parce qu'il aspirait à la royauté. Le fils n'en avait pas moins gardé une foule d'amis et de clients, qu'il enflamma de son amour de la patrie et à la tête desquels il se rendit maître de Gergovie. Puis il envoya des députés pour déterminer les peuples de la Gaule à se soulever: presque tous répondirent a son appel.
Nommé seul chef des peuples gaulois, Vercingétorix tint tête une année entière aux armées romaines. César même fut battu sous les murs de la ville de Gergovie dont il avait essayé de s'emparer. Mais le général romain reprit l'avantage et força enfin Vercingétorix à se réfugier dans la ville d'Alésia ou Alise.
Située sur une colline, la cité d'Alise ne pouvait guère être enlevée d'assaut. César résolut de la prendre par la famine. Les soldats romains, exercés aux plus durs travaux, creusèrent autour de la colline d'Alise des fossés et construisirent un retranchement protégé en avant par de grands rameaux fourchus. En outre, vingt-trois tours placées de distance en distance le défendaient.
Vercingétorix appela à lui tous les peuples de la Gaule. Deux cent quarante mille guerriers accoururent pour le délivrer. Mais César avait prévu cette attaque. De même qu'il avait creusé des fossés du côté de la ville, il en avait fait creuser aussi du côté de la campagne et se trouvait garanti en avant et en arrière. Vainement les Gaulois d'Alise descendirent de leur colline pour combattre les Romains, tandis que l'armée gauloise du dehors les attaquait. Assaillis de toute part, mais bien abrités, les Romains résistèrent de toute part. Après une bataille qui se prolongea trois jours, la grande armée gauloise fut vaincue, presque anéantie.
Désormais sans espoir, épuisés par la famine, les défenseurs d'Alise se rendirent à César. Alors un cavalier, paré comme pour la bataille, sortit de la ville. Il alla droit à un tertre de gazon où s'élevait le tribunal de César, en fit le tour, s'arrêta devant le vainqueur, jeta ses armes à ses pieds et garda le silence. C'était Vercingétorix, qui se livrait aux Romains pour qu'on épargnât la ville. Les principaux chefs gaulois le suivaient (52 avant Jésus-Christ). Sans se laisser toucher par une si grande infortune, César les fit tous enchaîner et jeter en prison. Il emmena plus tard à Rome Vercingétorix, le promena en triomphe et le fit décapiter.
La résistance ayant cessé, César se montra moins rigoureux: il ménagea les Gaulois pour les tributs (près de 8 millions de francs seulement), et encore ce tribut fut déguisé sous le nom de solde militaire. Il engagea à tout prix leurs meilleurs guerriers dans ses légions; il en composa une tout entière dont les soldats portaient sur leurs casques une alouette, d'où son nom, légion de l'Alouette. On ne peut dire s'il eût mieux valu pour la Gaule garder sa propre civilisation et son indépendance; mais sous la domination de Rome, elle s'initia bien vite aux arts, à la riche culture, à l'esprit, au raffinement des Grecs et des Romains.
Les Romains avaient, à côté des cirques, construit des écoles où les jeunes Gaulois se pressaient aux leçons de maîtres célèbres. Les Gaulois d'ailleurs rivalisèrent bientôt avec leurs maîtres dans les sciences et dans les arts: ils ne parlèrent plus que la langue latine, qui, persistant à travers les siècles, a contribué à former la langue française.
CHAPITRE II
LES FRANCS
Quatre siècles après la conquête, à voir les forêts défrichées, des routes ouvertes, des villes opulentes, des monuments magnifiques dont il reste de magnifiques débris, un peuple actif, enrichi, policé, parlant latin et rivalisant d'esprit, comme d'élégance, avec ses maîtres, on n'aurait pu reconnaître la Gaule. La religion même avait changé; vainqueurs et vaincus se rapprochaient, pour la plupart, dans le culte du vrai Dieu; la foi chrétienne, grâce à l'héroïsme des martyrs, avait fait reculer et le culte farouche des druides et le culte honteux des idoles païennes. Mais l'invasion barbare ne tarda pas, facilitée par les divisions de l'empire et l'affaiblissement des populations corrompues, à replonger notre pays dans les combats, les souffrances, la misère et l'ignorance. Des nuées de Germains, venus du centre de l'Europe, envahissent la Gaule, comme les autres parties de l'empire, et, à plusieurs reprises, la ravagent en tous sens. Au cinquième siècle après Jésus-Christ, la domination romaine a presque disparu dans notre pays. Les Francs dominent au nord; les Burgondes à l'est; les Wisigoths, venus par le midi, au midi. Puis une nouvelle invasion, plus terrible encore, menace ces barbares qui commencent à se fixer, c'est celle des Huns, sortis des steppes de l'Asie. Ils sont conduits au pillage du monde par un chef terrible, Attila, qui s'intitule lui-même le fléau de Dieu, et foule tellement la terre, «que l'herbe ne croît plus où son cheval a passé.» Vingt villes de la Gaule sont détruites. Mais Romains, Francs, Burgondes, Wisigoths, tous réunis contre l'ennemi de tous, arrivent, repoussent Attila et lui font essuyer un sanglant désastre dans les plaines de Méry-sur-Seine (451).
Les Huns vaincus s'enfermèrent dans leur camp derrière leurs nombreux chariots. Attila se tenait près d'un bûcher autour duquel les Huns se rangèrent, une torche à la main, prêts à mettre le feu si le camp était forcé. Mais les coalisés ne commencèrent point l'attaque. Attila partit, emmenant avec lui comme otage l'évêque de Troyes.
Deux ans après, le roi des Huns mourait, et ce peuple cessa d'être redoutable.
Parmi les peuples qui avaient combattu les Huns, on avait remarqué les Francs sous les ordres de Mérovée, chef de la tribu des Saliens, et qui seul de toute sa tribu portait une longue chevelure, signe distinctif de la royauté.
Les guerriers francs relevaient leurs cheveux sur le sommet du front en forme d'aigrette; leur visage était entièrement rasé, à l'exception de deux longues moustaches qui leur tombaient de chaque côté de la bouche. Grands, vigoureux, serrés dans leurs habits de toile, ils ressemblaient par leur visage et leur caractère aux anciens Gaulois, surtout à ceux des pays du Nord. Ils lançaient avec adresse leur francisque (hache à deux tranchants) et manquaient rarement l'endroit qu'ils avaient mesuré de l'œil; ils se servaient aussi d'une pique, armée de plusieurs crochets recourbés comme des hameçons.
Idolâtres comme les anciens Gaulois, les Francs se faisaient des images des arbres, des oiseaux, des bêtes sauvages, et les adoraient. Ils croyaient que les braves allaient dans les palais de leur grand dieu Odin goûter les joies d'un éternel banquet, et cette croyance les poussait à braver la mort avec une audace extraordinaire.
Clovis (481-511).—Clovis, fils de Childéric, fut, à l'âge de quinze ans, promené sur un bouclier suivant la coutume des Francs et proclamé roi (481). Animé d'une ardeur guerrière, il entraîna son peuple à la conquête de la Gaule. Il attaqua les troupes romaines qui occupaient encore une partie de la Gaule et les défit avec leur général Syagrius, près de Soissons (486). Cette ville devint des lors sa capitale.
Clovis n'était guère le maître de ses soldats que pendant le combat. Les Francs ayant pillé une église de la ville de Reims et emporté un vase très précieux, l'évêque Remi fit réclamer ce vase. «Suivez-moi jusqu'à Soissons, dit Clovis aux envoyés, parce que là sera partagé tout ce qui a été gagné; lorsque ce vase sera tombé dans mon lot, je remplirai le désir de l'évêque.»
Tout le butin étant réuni, Clovis dit: «Je vous prie, mes braves guerriers, de ne pas me refuser ce vase en dehors de ma part.»
Les soldats consentaient, lorsque l'un d'eux, plus envieux, refusa et frappa le vase avec sa hache en disant: «Tu n'auras rien, ô roi, que ce que le sort t'accordera.» Clovis garda le silence et ne manifesta point sa colère.
L'année suivante, il passait une revue de ses guerriers et examinait leurs armes. Lorsqu'il arriva devant le soldat qui avait brisé le vase: «Nul, lui dit-il, n'a ici des armes aussi mal entretenues que les tiennes.» Puis, lui prenant sa hache, il la jeta par terre, et comme le soldat se baissait pour la ramasser, Clovis leva sa propre hache et lui fendit la tête, en s’écriant: «Qu'il te soit fait ainsi que tu as fait au vase, l'an passé, dans Soissons!» Il inspira ainsi une grande crainte.
Clovis épousa en 493 Clotilde, nièce de Gondebaud, roi des Burgondes. Or Clotilde était chrétienne. Elle s'appliqua à convertir à sa religion son époux, encore païen.
Clovis avait déjà, grâce à ce mariage, gagné plusieurs villes, entre autres Paris. Une victoire sur les Alamans le rendit encore plus docile aux exhortations de la reine et de l'évêque saint Remi. Les Alamans passaient le Rhin en grand nombre pour prendre aussi leur part de cette Gaule que les Francs semblaient vouloir s'attribuer tout entière. Toutes les tribus franques accoururent autour de Clovis, et la bataille s'engagea à Tolbiac, près de Cologne (496). Les Francs plient un instant. Clovis, qui avait laissé baptiser deux de ses enfants, invoque, dit-on, le Dieu de Clotilde et promet de se faire chrétien s'il est vainqueur. La victoire lui revient et les Alamans sont rejetés au delà du Rhin. Clovis alors se fit baptiser par saint Remi, avec 3000 de ses soldats.
Tous les évêques de la Gaule félicitèrent le nouveau converti, et tout le pays entre la Seine et la Loire se soumit au prince que l'Église appelait déjà «sa colonne de fer.» Clovis, excité par la reine Clotilde, toujours préoccupée de venger sa famille détruite par le cruel Gondebaud, battit ce roi près de Dijon et lui imposa un tribut. Des lors il domina sur les bords de la Saône.
Restaient les Wisigoths. Les évêques du Midi, que persécutait ce peuple, appelaient Clovis. Celui-ci réunit ses farouches guerriers et leur dit: «Je supporte avec grand chagrin que ces impies possèdent une partie des Gaules. Marchons avec l'aide de Dieu, et, après les avoir vaincus, réduisons leur pays en notre pouvoir.» Cette nouvelle expédition plut singulièrement aux guerriers francs: ils approuvèrent; on passa la Loire. Clovis avait surtout défendu de piller le territoire de Tours, placé sous la protection spéciale de saint Martin, alors vénéré comme le plus grand apôtre des Gaules. «Où sera l'espoir de la victoire si nous offensons saint Martin?» disait Clovis avec cette dévotion intéressée qui pouvait seule avoir action sur des barbares. Un soldat, ayant arraché une botte de foin à un pauvre homme, fut mis à mort. Les heureux augures, les merveilles même se multiplièrent, si l'on en croit la légende, sur les pas de celui qui se confiait en la protection de saint Martin.
Pour atteindre l'armée d’Alaric, Clovis remontait la rivière de Vienne et cherchait un gué: «une biche d'une merveilleuse grandeur» le lui montre en passant elle-même la rivière. Encore aujourd'hui cet endroit porte le nom populaire de Gué de la Biche. Lorsqu'elle approcha de Poitiers, l'armée des Francs vit un globe de feu qui paraissait sortir de l'église d'un autre saint célèbre, Hilaire de Poitiers, «sans doute, dit le chroniqueur, afin qu'aidés par la lumière du bien heureux confesseur, ils assaillissent plus hardiment les bataillons de ces hérétiques contre lesquels le saint évêque avait souvent combattu pour la foi.» Alaric, roi des Wisigoths, hésitait à engager l'action contre les Francs; il temporisait, espérant un prompt secours d'autres barbares d’Italie, les Ostrogoths; mais les chefs n'étaient point maîtres de leurs armées: «Nous valons bien les Francs en force et en courage!» s'écrièrent les soldats d’Alaric, et la bataille s'engagea a Voulon (4 lieues de Poitiers). Alaric était prudent, mais non lâche; il le prouva en demeurant sur le champ de bataille même après que ses lignes eurent été enfoncées. Il fut tué de la main même de Clovis. Celui-ci toutefois courut un grand danger: deux soldats Goths le frappèrent ensemble de leurs lances; mais les lances ne purent entamer la cuirasse du chef des Francs qui fut sauvé. En quelques heures la victoire fut complète et le carnage affreux. «Les cadavres, dit le chroniqueur, étaient amoncelés en tel nombre, qu'on eût dit des montagnes de morts.» Tout le midi de la Gaule, avec ses opulentes cités, tomba au pouvoir des Francs qui, pendant plusieurs mois, ne cessèrent de ravager le pays.
Les Francs dominèrent alors jusqu'aux Pyrénées. Cependant toutes les tribus franques ne reconnaissaient pas l'autorité de Clovis. Toujours rusé et cruel, il se délivra de leurs rois, qu'il fit tuer en secret les uns après les autres. Il devint ainsi le seul chef des Francs.
Clovis avait fondé un État qui est le plus ancien de tous les États de l'Europe, et fait de la Gaule la France. Il mourut en l'année 511, dans la cité de Lutèce, qu'on appelait déjà Paris, et dont il avait fait sa capitale.
Les fils de Clovis; partage de la Gaule.—L’égalité des partages entre les enfants étant la règle des successions chez les Francs, les quatre fils de Clovis se divisèrent toutes ses conquêtes comme un simple butin. Chacun eut sa part de territoire et de trésors, de villes et d'étoffes précieuses. Il y eut un roi de Paris, Childebert; un roi de Soissons, Clotaire; un roi d'Orléans, Clodomir; un roi de Metz, Thierry. Et, de même que Clovis, en vrai barbare, avait dépouillé ses parents, de même ses fils cherchèrent à se dépouiller les uns les autres. Les enfants de Clodomir furent massacrés par leurs oncles Clotaire et Childebert.
Quelques années plus tard, Clotaire et Childebert reprirent contre la Bourgogne la guerre et soumirent ce royaume (533-534).
Clotaire Ier (558-561).—Clotaire, d'abord roi de Soissons, puis de Paris, survécut à ses frères et se trouva en 558 seul possesseur des pays soumis par les Francs. Cruel, il n'hésita pas à faire périr son fils Chramne qui s'était révolté contre lui avec l'aide du roi des Bretons. Chramne, vaincu, fut brûlé dans une cabane où il s'était réfugié. Clotaire mourut lui-même en 561.
Quatre fils lui restaient. Après sa mort il y eut encore quatre royaumes. Caribert eut le royaume de Paris; Sigebert, celui de Metz; Chilpéric, celui de Soissons; Gontran, le royaume de Bourgogne. Plus violents encore que les fils de Clovis, ces princes, réduits bientôt à trois par la mort de Caribert (567), se firent bientôt des guerres acharnées. Au milieu de cette confusion on distingua surtout la rivalité des deux royaumes de Chilpéric et de Sigebert.
La Neustrie et l'Austrasie.—Les Francs du royaume de Chilpéric (Soissons) et tous ceux qui habitaient de la Somme à la Loire se mêlaient de plus en plus avec les populations gallo-romaines, prenaient leurs mœurs et leurs usages. Ils devenaient ainsi de jour en jour plus différents des Francs du royaume de Sigebert (Metz), de ceux qui habitaient les pays de l'est, les bords de la Meuse, de la Moselle et du Rhin. Ceux-ci furent désignés sous le nom d’Austrasiens, les autres sous le nom de Neustriens. L'animosité de ces deux peuples se manifesta d'abord par la guerre qu'excita la rivalité de deux femmes tristement célèbres, Brunehaut, femme de Sigebert, et Frédégonde, femme de Chilpéric.
Brunehaut, fille d'un roi des Wisigoths et élevée en Espagne dans des idées toutes romaines, avait voulu imposer ces idées aux guerriers francs de l'Austrasie. Elle voulait faire disparaître les coutumes barbares, réparait les voies que les Romains avaient construites et qu'on laissait tomber en ruine. Mais elle était emportée, avide. Elle faisait mettre à mort sans jugement les leudes[1] dont elle convoitait les trésors. Elle persécutait les évêques qui lui reprochaient ses violences. Elle arma même l'un contre l'autre ses deux petits-fils, Thierry II, roi de Bourgogne, et Théodebert II, roi d'Austrasie. Théodebert fut saisi et peu après mis à mort. Thierry II régna alors avec Brunehaut sur l'Austrasie et sur la Bourgogne. Mais Thierry, que Brunehaut avait laissé s'énerver dans les plaisirs, mourut tout à coup en 613, et Brunehaut demeura seule avec quatre arrière-petits-enfants en bas âge. Les leudes pensèrent alors que le moment était venu de se venger de cette femme ambitieuse et altière. De son côté, le fils de la cruelle Frédégonde, Clotaire II, trouva le moment favorable pour attaquer Brunehaut. Celle-ci fut abandonnée par son armée et bientôt livrée à Clotaire II.
Le roi de Neustrie se montra le digne fils de Frédégonde par le supplice auquel il soumit la reine vaincue. Pendant trois jours elle fut exposée aux insultes des soldats, promenée honteusement sur un chameau, puis attachée à la queue d'un cheval fougueux qui lui brisa le crane et traîna son cadavre mutilé sur les pierres des chemins. Ce fut ainsi que mourut, en 613, Brunehaut, fille de roi, épouse de roi, mère de roi, aïeule et bisaïeule de rois.
Clotaire II (586-628).—Le roi de Neustrie, Clotaire II, le fils de Frédégonde, réunit sous son autorité les deux royaumes et régna jusqu'en 628, seul maître de toute la Gaule comme l'avaient été Clotaire Ier et Clovis.
Dagobert Ier (628-638); grandeur du royaume franc.—Son fils, Dagobert Ier, le plus puissant des rois de la famille ou dynastie de Mérovée, ne fut nullement le prince débonnaire que nous représente la légende: il avait au contraire forcé les grands à l'obéissance et se montrait terrible aux méchants. A peine prenait-il le temps de manger et de dormir, tant le zèle de la justice l'animait. Il était maître d'un vaste empire qui débordait bien au delà du Rhin. Il recevait en effet tribut des Alamans, des Thuringiens, des Bavarois et porta ses armes jusque dans la vallée du Danube où il eut à soutenir de rudes guerres.
C'était dans sa villa de Clichy, près de Paris, que Dagobert aimait à résider et à déployer ses richesses. Assis sur un trône d'or, la couronne sur la tête, il donnait audience comme un véritable empereur.
Décadence des Mérovingiens; les rois fainéants.—A la mort de Dagobert les partages se renouvelèrent ainsi que les guerres civiles. La famille de Mérovée alla sans cesse en dégénérant, et alors commença la série des souverains appelés rois fainéants: reproche injuste, car beaucoup n’arrivèrent pas à l'âge d'hommes, et ceux qui y arrivaient étaient relégués dans quelque villa au fond des forêts. De loin en loin un chariot traîné par des bœufs les amenait à l'assemblée générale des guerriers, puis, lorsqu'on leur avait rendu de vains honneurs, on les renvoyait à leurs chasses et a leurs plaisirs. Les maires du palais gouvernaient à leur place.
Les maires du palais avaient d'abord été de simples officiers du roi, juges des querelles qui éclataient dans les villas royales ou entre les compagnons du roi. Élus par les leudes qu'ils conduisaient aux combats, ils devinrent les tuteurs des rois enfants, puis les maîtres de ceux qu'ils avaient élevés. Il y avait un maire du palais dans chaque royaume. Et les maires combattirent entre eux comme avaient combattu les rois.
Les maires du palais prenaient si bien la place des rois qu'il n'y avait même déjà plus, depuis l'année 679, de rois en Austrasie. La famille de Pépin de Landen, dans laquelle depuis longtemps les leudes choisissaient les maires du palais, commandait seule aux Austrasiens. Sous la conduite de guerriers remarquables sortis de cette vaillante famille, les Austrasiens devinrent de jour en jour plus forts. Une victoire décisive de leur chef Pépin d'Héristal, remportée à Testry (en 687), sur les Neustriens, assura aux Austrasiens la domination de la Gaule.
Il y eut sans doute encore des fantômes de rois en Neustrie, mais de fait la famille de Pépin d'Héristal remplaçait déjà celle de Clovis.
De cette famille, en réalité maîtresse de la Gaule, sortit le fameux Charles Martel, l'un des plus grands guerriers de l'époque, qui renouvela les exploits de Clovis et annonçait ceux de Charlemagne.
Du fond de l'Arabie, péninsule qui tient à l'Asie et à l'Afrique, un peuple ardent se précipitait à la conquête du monde, poussé par le fanatisme et la volonté d'imposer partout la religion de son prophète Mahomet. Celui-ci avait prêché et combattu de 622 à 632; il avait rompu avec le culte des idoles païennes, mais ne voyait en Jésus-Christ qu'un grand prophète et dans les Chrétiens que des infidèles adorant plusieurs dieux. Avec la Bible, l’Évangile, les poésies arabes, ses propres maximes et des préceptes matériels dictés par l'intelligence du climat de l'Orient, il avait composé un livre pour ses disciples, le Coran, où ceux-ci lurent surtout la doctrine du fatalisme, c'est-à-dire la résignation complète à tout ce qui peut arriver. Le zèle qui leur était recommandé pour la propagation de la croyance au vrai Dieu et a son prophète Mahomet, transportait les Arabes d'un enthousiasme qui excitait encore leur nature mobile et impétueuse. En moins d'un siècle, ils s'étaient emparés de la Syrie et de la Perse en Asie; de l'Égypte, de toutes les côtes de l'Afrique le long de la Méditerranée, enfin de l'Espagne (711). Bientôt ils convoitèrent la Gaule. Déjà, en 721, ils avaient attaqué l'Aquitaine et assailli Toulouse. Le duc Eudes, avec les Aquitains et les Gascons levés en masse, avait défendu sa capitale et gagné une sanglante bataille. En 732, une invasion plus redoutable se prépare sous un chef vaillant, Abdérame. Bientôt Abdérame s'empare de Bordeaux qu'il saccage. Le duc Eudes, qui jusqu'alors n'avait pas voulu faire soumission au duc des Francs, voyant ce torrent dévastateur se répandre par toute l'Aquitaine, et ses sujets épouvantés en présence de ces cavaliers rapides qu'on trouvait partout à la fois, implora le secours de Charles.
Charles arriva avec les Francs du nord. Les Arabes se trouvaient en face du dernier rempart de la chrétienté. Cette armée, qu'un chroniqueur appelle avec raison «l’armée des Européens,» une fois détruite, la religion de Mahomet (ou autrement l'islamisme), dominera sur la terre.
Bataille de Poitiers (732).—Les Francs n'abordèrent pas sans étonnement les Arabes, ces ennemis nouveaux, au teint basané, qui, enveloppés dans des burnous blancs, montaient des chevaux vifs et ardents. Les cavaliers arabes soulevaient des tourbillons de poussière, paraissaient et disparaissaient, se repliaient, se reformaient, pour revenir, avec la rapidité de l'ouragan, frapper en courant avec leurs cimeterres ou sabres recourbés. Les Arabes, à leur tour, s'étonnèrent de voir ces hommes du Nord, blonds, grands, protégés par des casques et des cottes de mailles ou des casaques de peaux, munis de longues épées, de piques, maniant habilement la hache et la lançant au loin. Les Francs demeuraient unis, disciplinés, présentant une forêt de piques comme un mur de fer, et résistaient, inébranlables, à tous les assauts.
Une habile diversion organisée par Charles contre le camp arabe, décida le succès de la journée en faveur des Chrétiens. Ne songeant plus qu'à leurs richesses, les Arabes quittèrent leurs rangs. La nuit empêcha les Francs de poursuivre leur avantage.
Le lendemain matin, ceux-ci revirent à la même place les tentes arabes et craignaient une nouvelle bataille; mais les ennemis avaient disparu; les Francs purent se jeter en toute liberté sur le prodigieux butin que les ennemis avaient abandonné.
Charles avait frappé si fort qu'il reçut le surnom de Martel (marteau). A son retour à Paris, il fut accueilli avec enthousiasme et fit une entrée vraiment triomphale. Les Francs venaient de décider une grande querelle: ils avaient sauvé la chrétienté et la vraie civilisation, bien que les vainqueurs parussent moins civilisés et plus grossiers que les vaincus.
Pépin le Bref (741-768).—Charles Martel laissa deux fils, Pépin et Carloman, qui commandèrent d'abord ensemble aux Francs. Carloman, en 747, se fit moine et Pépin gouverna seul. Il se trouva bientôt assez puissant pour écarter le fantôme de roi mérovingien que sa famille avait maintenu. Il fit couper la chevelure du dernier Mérovingien, Childéric III, qui fut tonsuré comme un clerc et relégué dans un monastère à Saint-Omer (752 après Jésus-Christ).
Proclamé roi à Soissons, Pépin se fit sacrer par Boniface, archevêque de Mayence. Il se fit même couronner une seconde fois, à Saint-Denis, par le pape Étienne II.
Or les Lombards menaçaient Rome. Pépin, reconnaissant de l'appui que lui avait donné le pape, marcha à son secours et triompha des Lombards. Il concéda au Saint-Siège la province de Ravenne, et le pape eut alors une puissance temporelle. Pépin ensuite soumit définitivement la grande province du Midi, l'Aquitaine. La Gaule entière obéit dès lors aux Francs.
Pépin était surnommé le Bref à cause de sa petite taille. Mais il prouva que la force et le courage ne dépendaient pas de la taille. Un jour il assistait, dans un cirque, avec ses leudes à un combat d'animaux: un taureau se défendait contre un lion; mais le lion sauta au cou du taureau et allait le déchirer. Pépin demanda si quelqu'un oserait porter secours au taureau. Personne n'ayant répondu, Pépin s’élança dans l'arène et, d'un coup d’épée, abattit la tête du lion. Les leudes admirèrent la vigueur de leur chef, et nul ne fut mieux obéi, malgré sa petite taille.
CHAPITRE III
CHARLEMAGNE (768-814)
Bien qu'il eût lui-même rétabli l'unité de commandement, Pépin le Bref, avant de mourir, céda encore aux coutumes des Francs, car il partagea la Gaule entre ses fils Charles et Carloman. Les deux frères ne vécurent pas en bonne intelligence, mais la mort de Carloman (771) permit bientôt de rétablir l'unité. Charles écarta les enfants de Carloman et se fit reconnaître seul chef des Francs. C'est lui qui devait porter au plus haut degré la gloire de sa famille et mériter d'être appelé le Grand ou Charlemagne.[2]
Charlemagne était né dans un des domaines de Pépin le Bref, sur les bords du Rhin.
Il fut élevé, comme tous les rois de ce temps, non dans des palais (il n'y en avait plus), mais dans des fermes établies au milieu des forêts. Gros, robuste, d'une taille très haute, presque un géant, il avait dans toute sa personne un air de grandeur et de dignité. Intrépide et infatigable, toujours en chasse ou en guerre, il ne quittait presque jamais le cheval et jamais l'épée.
La renommée avait tellement exalté la puissance de Charlemagne que son aspect seul inspirait la plus vive frayeur, si nous en croyons un vieux récit.
Sous la conduite de Charlemagne, les Francs sortirent de la Gaule de tous côtés et soumirent tous les peuples qui occupaient le centre et le midi de l'Europe.
Afin de délivrer Rome et le pape du danger qui les menaçait sans cesse, Charlemagne détruisit le royaume des Lombards (774-776). Il prit alors le titre de roi d’Italie. Il vint à Rome et confirma au pape Adrien la possession des vastes domaines que Pépin avait accordés en 756 au pape Étienne II.
Le roi des Francs marchait contre Didier, roi des Lombards, qui avait recueilli plusieurs de ses ennemis, et parmi eux un ancien officier de Charles, le comte Oger. Lorsqu'on annonça l'approche des Francs, Didier monta, avec Oger, sur une des plus hautes tours de la ville de Pavie: Il aperçut d'abord les bagages et les machines et dit à Oger: «Est-ce que Charles est dans cette armée?—Non, répondit le comte, pas encore!»
On vit ensuite l'armée même, la foule des peuples rassemblés des contrées les plus lointaines. «Vraiment, dit le roi, Charles doit être au milieu de ces troupes.—Mais non, répondit le comte, pas encore! pas encore!» Et voici, comme il parlait, qu'on aperçut ceux qui formaient la garde de Charles et qui ne connaissaient pas le repos. «Est-ce Charles? s’écrie Didier étonné.—Non, dit Oger, pas encore. Quand tu verras, ajouta-t-il, la moisson frémir d'horreur dans les champs et le fleuve refléter la couleur du fer, alors tu pourras croire à l'arrivée de Charles.»
Il n'avait pas encore fini de parler qu'on crut apercevoir un nuage ténébreux. Charles approchait et de ses armés sortait un éclat sinistre. Il apparut enfin, couvert de fer, avec son casque de fer, portant de sa main gauche une lance de fer et sa main droite appuyée sur son invincible épée. Tous ceux qui marchaient devant lui, à ses côtés, derrière lui, avaient le même aspect terrible.
«Le voici! le voici! celui que tu demandais!» s'écria Oger, et tous deux tombèrent évanouis.
Charlemagne enveloppa de son armée la ville de Pavie. La famine et la maladie décimèrent les défenseurs de la cité, qui fut obligée de se rendre.
Didier vint lui-même se livrer à Charlemagne, qui le fit enfermer pour le reste de ses jours dans un cloître, ainsi qu'Oger.
Guerres en Espagne contre les Arabes.—Charlemagne franchit les Pyrénées et refoula au delà de l'Èbre les Arabes d'Espagne (778). Mais, au retour, son arrière-garde fut écrasée dans la vallée de Roncevaux par les Basques ou Vascons qui occupaient les montagnes et firent rouler sur les Francs d'énormes quartiers de rocs. Là périt le neveu de Charlemagne, Roland, que les poètes célébrèrent beaucoup et vantèrent comme le modèle des guerriers.
Selon les légendes, un traître, Ganelon, aurait indiqué aux ennemis la route que le neveu de Charles devait prendre, et ceux-ci l'attaquèrent au passage de Roncevaux. De tous côtés les traits pleuvaient, des arbres entiers déracines, des quartiers de roches étaient précipités sur les Francs entassés dans l'étroite vallée. Roland, qui combattait vaillamment, sonna de son cor pour avertir Charlemagne. Le bruit en arriva jusqu'aux oreilles de Charles: «C'est mon neveu qui m'appelle, dit-il avec inquiétude.—Non, dit Ganelon qui l'accompagnait, votre neveu chasse à travers la montagne.» Et le roi continua sa route.
Roland sonna si fort que les veines de son cou se rompirent. Sur le point de mourir, il ne voulait pas que sa terrible épée, sa Durandal, comme on l'appelait, tombât entre les mains des ennemis; il chercha un rocher pour la briser; ce fut, disent les poètes, l’épée qui fendit le rocher. Ne pouvant briser Durandal, Roland la jeta dans une fontaine où elle doit rester, toujours d'après la légende, jusqu'à la fin des temps.
Charlemagne avait fini par comprendre les sons désespérés du cor de Roland; il était revenu en toute hâte sur ses pas, mais trop tard, et ne put que venger la mort de son neveu.
Guerres contre les Saxons.—Mais la guerre la plus longue, la plus acharnée que Charlemagne eut à soutenir, fut la guerre contre les Saxons. A dix-huit reprises différentes, dans l'espace de trente-trois ans, il pénétra dans le pays compris entre le Rhin et l’Elbe.
Charles s'appliqua surtout à convertir les Saxons à la religion chrétienne. Il détruisit leurs bois sacrés, renversa leurs idoles, entre autres l’Irminsul, tronc d'arbre énorme et sculpté en forme de statue.
Un chef surtout avait excité les Saxons à la résistance, Witikind. Ardent, infatigable, habile, Witikind se dérobait à toutes les recherches: quand il ne pouvait plus lutter, il se retirait chez les Danois et reparaissait dès que Charlemagne s'éloignait.
Le bruit du désastre de Roncevaux étant parvenu jusque dans la Saxe, Witikind souleva toute la Germanie et osa se montrer sur les bords du Rhin (778). Charles fut obligé de recommencer la conquête du pays. Il y resta trois années pour y fonder des monastères, y bâtir des châteaux forts, y créer des évêchés.
Charles alors croit pouvoir s’éloigner. Mais Witikind reparait et détruit une armée franque. Charles aussitôt revient au milieu des Saxons en ennemi irrité et inflexible. Witikind lui échappe encore, mais quatre mille cinq cents prisonniers sont décapités en un seul jour à Verden (782).
Ce terrible massacre fut le signal d'une nouvelle guerre sans merci. Les Saxons, épuisés, à la fin se soumirent. Witikind, ne trouvant plus de soldats, fatigué lui-même et apprenant que Charles lui ferait grâce s'il voulait se convertir, vint reconnaître l'autorité de Charlemagne et recevoir le baptême à la villa royale d’Attigny sur Aisne (785).
La soumission de Witikind termina la grande guerre de Saxe. Plusieurs tribus se révoltèrent encore plus d'une fois jusqu'en l'année 804, et Charlemagne, las de vaincre et de punir «cette race au cœur de fer,» dut transplanter des milliers de familles en d'autres régions et changer les habitants de la Saxe. C'est ainsi que le redoutable roi des Francs créa le pays qu'on a depuis appelé l'Allemagne.
Le roi des Francs se trouvait à Rome au moment ou l'on célébrait le huit centième anniversaire de la naissance du Christ, et c'était précisément le premier jour de l'an 800, car on comptait alors les années à partir de Noël. Pendant la messe, comme Charles priait agenouillé dans l'église de Saint-Pierre et Saint-Paul, le pape Léon III, tenant une couronne d'or, alla tout à coup la lui placer sur la tête en disant: «A Charles très pieux, auguste, couronné de Dieu, grand et pacifique empereur des Romains, vie et victoire!» Les guerriers francs, flattés dans leur orgueil, s'unirent aux Romains pour répéter avec enthousiasme: «A Charles, empereur des Romains, vie et victoire!»
Le pape se prosterna devant le nouvel empereur d'Occident, qui revêtit un costume magnifique: tunique ornée de broderies, manteau fleuri de rameaux d'or, brodequins étincelants de pierres précieuses. Et toute la ville de Rome fut en joie: elle se croyait rappelée à son antique splendeur.
Cette pompe toutefois, cette magnificence plaisaient peu au redoutable guerrier. En dehors des cérémonies, Charles conserva ses habitudes simples et le grossier costume des soldats francs. Ses compagnons aimaient au contraire à se parer des riches vêtements qu'ils avaient trouvés en abondance dans les villes d'Italie.
Or, un dimanche, après la messe, Charles dit à ses compagnons: «Sans entrer au logis, vêtus comme nous le sommes, partons pour la chasse.» Il tombait une pluie fine et froide. Tout le jour on courut sous la pluie, dans les broussailles, au milieu des bois; les vêtements fins et délicats furent trempés, déchirés. Charles ordonna à ses compagnons de reparaître le lendemain devant lui avec le même costume. Ils se présentèrent tout honteux de leur triste équipage, et Charles plaisanta ses compagnons sur leurs somptueuses guenilles.
Charles n'aurait point mérité le surnom de Grand, s'il n'eût effacé la barbarie du conquérant par la sagesse du législateur; il s'appliqua à faire régner dans son vaste empire l'ordre et la justice. «Une chronique raconte qu'il avait fait suspendre une cloche à la porte de son palais; tous ceux qui voulaient former appel à sa justice, sonnaient cette cloche et le roi, suffisamment averti, leur donnait audience tous les jours. La nuit même, car il avait l'habitude de se lever et de s'habiller plusieurs fois durant la nuit, Charles faisait introduire dans sa chambre des plaideurs de toutes conditions, les priait d'exposer leurs griefs mutuels et se prononçait comme en plein tribunal sur la question en litige.»
Il établit dans les provinces, des comtes, des vicaires, des juges. Il avait l'œil et la main partout. Des envoyés royaux devaient, à chaque saison de l'année, parcourir les provinces et réprimer les excès des officiers. Au printemps et à l'automne, à la veille ou au retour de ces expéditions, l'empereur tenait les assemblées ordinaires chez les Francs; c'est là qu'il publiait ses capitulaires, lois diverses qui réglaient la police de l'État ou l'administration de ses fermes. Charles n'avait d'autres revenus que ceux de ses vastes domaines; aussi le voit-on s'occuper, en même temps que de l'ordre de la société, de la vente de ses bœufs et de ses porcs, des œufs de ses basses-cours, des poissons de ses étangs, des foins de ses prairies, même du superflu des légumes de son jardin. «Un père de famille, a-t-on dit avec raison, pourrait apprendre dans ses lois à gouverner sa maison.»
Ce guerrier redoutable connaissait le prix de la science. Il étudia sa langue maternelle, il apprit le latin; sa rude main, si habituée à manier l'épée, s'exerçait à conduire le stylet sur les tablettes et à tracer d'informes caractères. Il s'entoura de savants qui formaient dans son palais comme une Académie.
Charlemagne avait établi une école dans son palais même pour les enfants de ses leudes et des serviteurs de son palais. Il la visitait souvent. Les enfants les plus pauvres étudiaient avec ardeur. Charles leur dit un jour: «Je vous loue beaucoup, mes enfants, de votre zèle à remplir mes intentions et à rechercher de tous vos moyens votre propre bien. Maintenant, efforcez-vous d'atteindre à la perfection, alors je vous donnerai de riches évêchés, de magnifiques abbayes.» Puis il se tourna vers les enfants des grands, et d'une voix terrible il s'écria: «Quant à vous, fils des principaux de la nation qui, vous reposant sur votre naissance et votre fortune, avez négligé mes ordres et le soin de votre propre gloire dans vos études, si vous ne vous hâtez pas de réparer par une constante application votre négligence passée, vous n'obtiendrez jamais rien de Charles!»
La renommée du puissant empereur s'était répandue au loin. Le monarque le plus puissant de l'Asie, le chef du grand empire arabe, le calife Haroun-al-Raschid (Haroun le Juste), lui envoya plusieurs fois des ambassades et des présents d'une merveilleuse richesse. Parmi ces présents, ce qui étonna le plus les Francs, ce fut un éléphant, animal qu'ils n'avaient jamais vu, et une horloge mécanique avec des figures qui se mettaient en mouvement pour sonner les heures.
Charles mourut en 814 à Aix-la-Chapelle, ville qu'il aimait à cause de ses sources d'eau chaude, et où il avait élevé une grande église. On déposa son corps dans la crypte de cette église et on l'enferma dans un caveau, assis sur un trône de marbre, la couronne d'or sur la tête, un sceptre d'or entre ses mains.
CHAPITRE IV
LOUIS LE PIEUX—LE TRAITÉ DE VERDUN—CHARLES LE CHAUVE—LES NORMANDS
Louis le Pieux ou le Débonnaire.—La famille de Charlemagne déclina plus vite encore qu'elle n'avait grandi. L'empire qu'il avait formé était trop vaste et se démembra dès le règne même de son fils, Louis le Débonnaire (814-840). Louis était si faible qu'il ne sut pas même maintenir son autorité dans sa famille. Incapable de porter seul le fardeau que lui avait légué son père, il partagea tout de suite l'empire entre ses trois fils, Lothaire, Pépin et Louis. Un de ses neveux, Bernard d'Italie, protesta contre ce partage, les armes à la main. Vaincu, il eut les yeux crevés par ordre de l'empereur et succomba aux suites de cet horrible supplice (818). Pour expier cette cruauté, Louis se soumit à une pénitence publique à Attigny, s'humilia devant les évêques et commença à avilir aux yeux des peuples la dignité impériale.
Louis le Débonnaire, ayant eu d'un second mariage un quatrième fils, Charles, voulut aussi lui donner un royaume. Les autres fils alors se révoltèrent en 830, et déposèrent l'empereur.
En l'an 833, a si peu de distance de la mort de Charlemagne, l'église de Saint-Médard de Soissons fut le théâtre d'une cérémonie bien différente de celle qui avait eu lieu à Rome en l'an 800. Louis le Débonnaire, détrôné une première fois en 830, venait d'être renversé une seconde fois par ses fils. Lothaire, auquel l'empereur, abandonné de son armée, s'était rendu, se montra sans pitié pour son père. Voulant le rendre incapable de régner, il l'obligea de faire, dans l'église de Saint-Médard de Soissons, une confession publique de ses fautes. On lui enleva tous les insignes de la dignité impériale, même le baudrier et les armes du guerrier. Louis dut revêtir le costume de pénitent et demeurer dans le cloître (833).
Les peuples, encore pleins du souvenir de Charlemagne, protestèrent contre cette humiliation infligée à l'empereur et contre cet outrage fait à un père par ses enfants. Louis le Germanique et Pépin comprirent bientôt qu'ils n'avaient travaillé que pour leur aîné et ne voulurent point reconnaître son autorité. Ils délivrèrent Louis le Débonnaire, le ramenèrent à Saint-Denis, et le revêtirent de nouveau des ornements impériaux (834). Cependant les guerres recommencèrent. L'empereur mourut en combattant son fils Louis le Germanique. «Je lui pardonne, disait-il tristement, mais qu'il sache qu'il me fait mourir.»
Les fils de Louis le Débonnaire (840-843).—Des fils qui avaient outrage l'autorité paternelle ne pouvaient se respecter les uns les autres. Ils luttèrent entre eux comme ils avaient lutté contre leur père.
Pépin était mort, mais Louis le Germanique, Charles et Lothaire se disputèrent les provinces de l'empire. Charles et Louis se liguèrent contre leur aîné, Lothaire, qui seul portait le titre d'empereur. Ils le battirent à la journée de Fontanet (841), près d'Auxerre. Dans chaque camp il y avait des hommes de même nation, et on vit ainsi se battre frères contre frères, Francs contre Francs, Saxons contre Saxons. Charles et Louis demeurèrent vainqueurs.
Les deux frères resserrèrent leur union par un serment mutuel qu'ils prononcèrent devant leurs armées, à Strasbourg, l'un en langue germanique, l'autre en langue romane (ou romaine) (842). Lothaire consentit alors à un partage définitif, à Verdun, en 843. Louis le Germanique conserva tous les pays au delà du Rhin (Saxe et Bavière) et qui devaient former l'Allemagne.
Charles garda les pays qu'il gouvernait, c'est-à-dire la Gaule, mais non dans toute son étendue. Lothaire conservait l’Italie et recevait, en outre, les pays compris entre la Meuse et le Rhin, entre la Saône et le Jura, entre le Rhône et les Alpes (Belgique, Lorraine, Alsace, comté de Bourgogne, Dauphiné et Provence).
Ce partage de famille, semblable à tous ceux qui s'étaient faits jusqu'alors, eut cependant les plus déplorables conséquences. Les pays qui formaient la part de Lothaire n'étant rattachés ni à la Gaule, ni à la Germanie, et trop divers pour devenir eux-mêmes un État, devaient être la cause de guerres sans fin. La Bourgogne, le Dauphiné, la Provence firent plus tard retour à la Gaule comme la nature l'indiquait; mais le territoire entre la Meuse et le Rhin, la riante vallée de la Moselle, la pittoresque et riche vallée du Rhin, restèrent un éternel sujet de discorde entre la France qui réclame et l'Allemagne qui détient aujourd'hui ces pays jadis gaulois, romains et francs.
Charles le Chauve (843-877).—Prince faible, Charles le Chauve, qui avait reçu la Gaule mutilée, ne pouvait même y exercer son autorité. Les ducs et les comtes établis dans les provinces s'y déclaraient souverains. La France allait se décomposant en petits États. Pour comble de malheur, arrivaient de nouveaux barbares, les Normands.
Les Normands.—Nommés ainsi parce qu'ils venaient des pays du nord, de la Scandinavie, les Normands étaient d'intrépides marins, habiles à manier la rame et la voile. Leurs chants ordinaires suffisent à les peindre: «Que le pirate dorme sur son bouclier, le ciel bleu lui sert de tente.—Quand le vent souffle avec furie, hisse ta voile jusqu'au haut du mât. Les vagues bouleversées repoussent le pirate; laisse aller; qui amène sa voile est un lâche: mieux vaut mourir.—Si le marchand passe, protège son navire, mais qu'il ne refuse pas le tribut. Tu es le roi sur les vagues, il est l'esclave de son gain.—Les blessures honorent le pirate; elles parent l'homme quand elles se trouvent sur sa poitrine ou sur son front.»
Ces rois de la mer, montés sur leurs barques grossièrement construites et ornées à l'avant de figures de serpents et de chevaux, arrivent à l'embouchure des fleuves: ils se saisissent d'un îlot ou d'un poste de difficile accès qui leur sert de cantonnement, de retraite en cas de besoin. Le jour, ils restent immobiles dans des baies solitaires ou cachés dans les forêts du rivage; la nuit, ils abordent, escaladent couvents et châteaux forts, pillent le pays, organisent une sorte de cavalerie avec les chevaux qu'ils rencontrent et courent en tous sens jusqu'à trente ou quarante lieues de leur flotille. A la vue de ces guerriers couverts d'un tissu de lames de fer disposées en écailles, armés d'une lourde hache, d'une épée à deux tranchants ou d'une longue lance, l'effroi des populations est indicible; les prières de l'époque l'attestent: «De la fureur des Normands délivrez-nous, Seigneur!» s'écriaient-elles dans leur terreur.
Cette faiblesse les enhardissait: Paris, Orléans, Toulouse furent pillés; les Normands perdent même l'habitude de retourner dans leur pays pendant l'hiver. Une seule famille se distingue par son courage contre ces ravageurs, celle de Robert le Fort, comte d'Anjou. Robert acquit une grande renommée en repoussant les pirates, mais il périt au combat de Brissarthe (865) près d'Angers.
L'empereur Charles le Gros (884-888).—Le fils de Charles le Chauve, Louis le Bègue, ses petits-fils Louis III et Carloman ne firent que passer sur le trône. La Gaule tomba sous l'autorité d'un descendant de Louis le Germanique, l'empereur Charles le Gros, qui reconstitua, en 884, l'empire entier de Charlemagne. Mais ce prince qui méritait bien son surnom était aussi faible en Germanie qu'en Gaule.
Dans l'été de 885, une nombreuse flottille normande conduite par deux redoutables chefs, Godefried et Siegfried, remonta le cours de la Seine. Elle comptait plus de trois mille barques longues et plates qu'ornaient de grossières figures de serpents ou de dragons. Instruits par les malheurs précédents, les Parisiens avaient protégé, par des tours, sur chaque rive du fleuve, les deux ponts qui mettaient leur île en communication avec le pays. Deux cents seigneurs, avec leurs hommes, avaient répondu à l'appel du comte de Paris Eudes, digne fils de Robert le Fort, et s'étaient enfermés dans la ville. Aussi le roi des pirates, Siegfried, essaya-t-il de négocier: il ne demandait que le passage pour aller en Bourgogne. Mais l'évêque de Paris, Gozlin, lui répondit: «L'empereur Charles nous a donné Paris à garder; si par hasard la défense de ses murs eût été confiée à ta foi, ferais-tu pour nous ce que tu demandes pour toi?—Si je le faisais, s'écria fièrement le barbare, ma tête devrait tomber sous la hache et être jetée aux chiens.» Les Normands commencèrent le siège (novembre 885).
Un an entier les Parisiens repoussèrent les assauts des pirates. Une crue subite de la Seine emporta une partie du Petit-Pont, et douze guerriers restèrent isolés dans la tour construite sur la rive gauche: un jour entier ils tinrent tête à l'armée des barbares qui finirent par incendier la tour. Les douze Parisiens se retirèrent sur les débris du pont et continuèrent à combattre: sur la foi qu'ils auraient la vie sauve, ils se rendirent; mais ils furent massacrés, et l'un d'eux, Hérivée, qu'on voulait épargner, refusa noblement de se racheter par une rançon.
Cependant la misère de Paris croissait, car la famine était venue, et la peste. L'évêque Gozlin, qui soutenait les combattants par ses prières et son exemple, mourut. Alors le comte Eudes s'échappa pour aller solliciter le secours de l'empereur Charles le Gros. Eudes parvint ensuite à rentrer dans la ville, malgré les Normands. Enfin, au mois d'octobre (886), sur les hauteurs de Montmartre, parut l'armée de Charles lui-même: les Parisiens s'attendaient à voir exterminer leurs ennemis. Charles, au lieu de combattre, acheta la retraite des Normands au prix de sept cents livres d'argent.
Charles le Gros montrait partout la même lâcheté. Aussi les grands de tous les pays l'abandonnèrent et le déposèrent à la diète de Tribur en Allemagne (887). On ne lui nomma pas de successeur comme empereur, et chaque nation se choisit un chef particulier: l'empire de Charlemagne était à jamais détruit. La Gaule donna la couronne au vaillant défenseur de Paris, le duc des Francs, Eudes. L’Italie se partagea entre plusieurs princes. Tout le monde d'ailleurs voulait devenir roi: il y avait des rois de Bourgogne, de Provence, de Lorraine, de Navarre, etc., mais en réalité trois grandes nations sortirent seules de ce démembrement de l'empire carolingien: la nation française, la nation italienne, la nation allemande.
Eudes, proclamé roi des Francs en 887, régna jusqu'en 898. Mais s'il commençait dans la Gaule devenue la France, une nouvelle famille de rois, les descendants de Charlemagne conservaient encore des partisans: un petit-fils de Charles le Chauve, Charles le Simple, succéda au roi Eudes.
Charles le Simple (898-922).—Ce prince qui méritait bien son surnom, car il était naïf et simple d'esprit, mit fin pourtant, en 912 par le traité de Saint-Clair-sur-Epte, aux incursions des Normands: il concéda à leur chef Rollon, qui se fit baptiser et épousa la fille de Charles, les rives verdoyantes et fertiles de la basse Seine: ce pays forma dès lors le duché de Normandie.
Grâce à la sévérité de Rollon, les Normands perdirent leurs habitudes de pillage, la sécurité revint et les anciennes populations, soumises à leur autorité, travaillèrent avec une telle ardeur que la Normandie devint rapidement une des plus riches provinces.
Charles le Simple, comme ses prédécesseurs, affaiblissait par ses libéralités le domaine royal, sans pour cela empêcher les grands de se révolter contre lui. Il fut renversé du trône en 922 et mourut, au château de Péronne, captif d'Héribert, comte de Vermandois.
La famille d'Eudes; les ducs des Francs.—La famille d'Eudes, au sein de laquelle s'était maintenu le titre de duc des Francs, l'emporta de nouveau jusqu'en 936 avec Robert Ier (922-923), Raoul de Bourgogne (923-936). Mais le petit-fils d'Eudes, Hugues, comte de Paris, duc des Francs, et connu dans l'histoire sous le nom de Hugues le Grand, ne jugea pas encore venu le moment de déposséder tout à fait la famille de Charlemagne. Il rappela lui-même d'Angleterre où on l'avait emmené, le jeune fils de Charles le Simple, Louis IV, surnommé pour cette raison d'Outre-mer (936). Toutefois il entendait bien gouverner comme avaient fait jadis les maires du palais.
A la mort de Louis IV, Hugues ne chercha pas non plus à prendre une couronne qui ne pouvait tarder à échoir à sa famille; il reconnut Lothaire, fils de Louis. Il mourut lui-même en 956, laissant trois fils, dont l'aîné, Hugues Capet, recueillit, avec le comté de Paris, le titre de duc des Francs. Lothaire (954-986) était un prince actif qui ne put cependant secouer la tutelle de Hugues Capet. Il mourut en 986.
Hugues Capet fit reconnaître le jeune Louis V. Mais Louis V mourut, au bout d'un an, à la suite d'un accident de chasse. Les seigneurs alors, rejetant les prétentions de son oncle, Charles de Lorraine, élurent pour roi Hugues Capet comte de Paris et duc des Francs. Ce fut le chef d'une famille qui devait régner durant huit siècles.
CHAPITRE V
LA FÉODALITÉ
Les seigneurs et les fiefs.—Hugues Capet proclamé roi, en 987, n'avait reçu qu'un vain titre: il n'était rien, car tous les seigneurs étaient rois. Les seigneurs, c'étaient les anciens compagnons, les anciens leudes du prince. Les rois francs avaient donné à leurs compagnons, pour les récompenser de leurs services, des chevaux, des armes, puis des terres, des forêts, de vastes domaines. Ceux qui étaient ainsi récompensés devaient engager leur fidélité au roi, leur foi. Les terres données ainsi s'appelèrent les fiefs, et du mot féod nous avons fait féodal. La société fut appelée société féodale, et nous nommons ce régime la féodalité.
Celui qui recevait un fief s'agenouillait devant son seigneur. Il jurait d'être son homme. Quelques-uns, trop fiers ou trop puissants, restaient debout en prêtant serment. Le seigneur, à son tour, remettait à son homme une motte de gazon, un rameau d'arbre comme symbole de la terre que l'autre reconnaissait devoir à sa générosité. S'il s'agissait d'un grand fief, duché ou comte, le symbole était un étendard. Le vassal était obligé de suivre son suzerain à la guerre, de contribuer à sa rançon s'il tombait aux mains de l'ennemi, de l'assister quand il rendait la justice. Le suzerain, en retour, devait protection à son vassal et à sa famille.
Le château.—Les seigneurs étaient cantonnés dans des châteaux; ces forteresses ne furent d'abord que des palissades entourées d'un fossé destiné à défendre le pays contre les Normands. Aux palissades les seigneurs substituèrent des murs en pierre d'une épaisseur énorme. Les murs furent flanqués de tours crénelées, et enveloppèrent souvent une vaste étendue de terrain, de vastes magasins, une ferme, quelquefois même un bourg entier. Le seigneur se sentait fort dans son château. Au sommet de la plus haute tour veillait sans cesse le guetteur. Sitôt qu'il apercevait au loin une troupe suspecte, il sonnait une cloche. Les cors retentissants remplissaient de bruit les cours et les salles. Les guerriers se revêtaient de leurs lourdes armures de fer. Les archers se plaçaient derrière les créneaux; le pont-levis était relevé, la herse abaissée.
Si l'ennemi n'était pas en grand nombre, le seigneur sortait à son tour avec ses hommes: il repoussait ceux qui venaient envahir son domaine et pénétrait dans celui de son ennemi, brûlant, pillant, rendant ravage pour ravage.
L'hiver, il fallait vaincre l'ennui. C'est alors que la châtelaine organisait des fêtes, des jeux, appelait des musiciens, ou ménestrels. Un nain ou un être difforme, nommé le fou, avait mission d'exciter le rire par ses grimaces et ses bons mots. On se réjouissait surtout lorsque arrivait au château un de ces poètes appelés trouvères[3] qui s'en allaient chantant les exploits de Charlemagne et de Roland.
Au pied des châteaux se groupèrent les maisons des hommes dépendant du seigneur et cultivant les terres. Ces maisons formèrent les bourgs quand elles étaient pressées les unes contre les autres et enceintes d'une palissade ou d'un mur, et les villages, quand elles étaient éparses dans la campagne.
Le seigneur possédait non seulement la terre, mais les gens qui travaillaient la terre. Les vilains devaient moissonner ses blés, rentrer ses foins, bâtir sa demeure, réparer ses chemins sans la moindre rétribution: c'était la corvée.
Seul le seigneur pouvait chasser en tout temps sans souci des récoltes: c'était le droit de chasse.
Seul il avait le privilège d'avoir des pigeons qui vivaient aux dépens des champs d'alentour: c'était le droit de colombier.
Dans ses voyages, il se faisait héberger ou il voulait: c'était le droit de gîte.
Les vilains ou roturiers, en acquittant ces droits, ces corvées, gardaient une certaine liberté. Ils pouvaient avoir une cabane, une terre, s'enrichir même s'ils avaient affaire à des seigneurs doux et pacifiques.
Au-dessous d'eux, les serfs, plus malheureux, rappelaient les esclaves antiques. C'étaient les descendants de prisonniers de guerre ou d'hommes réduits en servitude pour certains crimes, parce qu'ils n'avaient pu payer l'amende, ou de pauvres gens qui s'étaient livrés corps et biens, à cause de l'affreuse misère. D'autres, par piété ou par repentir, s'étaient déclarés serfs des églises, des abbayes.
Le serf était comme la terre qu'il cultivait, la propriété absolue de son maître qui pouvait le donner, l'échanger ou le vendre, comme bon lui semblait. Les enfants d'un serf devenaient serfs en naissant. Si un homme libre épousait une femme serve, il tombait en servitude. Le seigneur pouvait séparer le serf de sa femme, de ses enfants, échanger ces malheureux comme un vil bétail.
CHAPITRE VI
LES CROISADES—LA CHEVALERIE
Les premiers Capétiens (987-1108).—Les premiers Capétiens ne purent remédier au désordre de la société. C'est à peine s'ils étaient égaux aux autres seigneurs. Hugues Capet (987-996) écrivait à Adelbert, comte de Périgord, qui refusait d'obéir. «Qui t'a fait comte?» L'autre répondit insolemment «Qui t'a fait roi?»
Son fils Robert eut la piété d'un moine, non la fermeté d'un roi. Les guerres devinrent si nombreuses, les famines si affreuses, qu'on crut à une prédiction qui annonçait la fin du monde pour l'an 1000. Cette terreur augmenta la puissance et la richesse de l'Église à laquelle les seigneurs, pour obtenir le pardon de leurs fautes, firent de grandes générosités. L’Église, du reste, chercha à remédier au désordre affreux de la société. Sous le règne de Henri Ier (1031-1060), elle publia la Trêve de Dieu (1041). La guerre était interdite du mercredi soir au lundi matin de chaque semaine, durant le carême et l'avent. Après Henri Ier règne Philippe Ier (1060-1108), qui demeure presque toujours renfermé dans ses châteaux ou occupé à combattre les vassaux de son domaine.
Conquête de l'Angleterre par les Normands.—Guillaume, duc de Normandie, était le parent d'un roi saxon qui régnait sur l'Angleterre: il prétendit à son héritage. En 1066 il réunit autour de lui ses vassaux et appela une foule d'aventuriers, leur promettant argent et domaines. Avec une flotte nombreuse, il traversa la Manche et aborda sur la côte méridionale de la grande île. Le duc ne vint à terre que le dernier de tous, il fit un faux pas et tomba sur la face. Un murmure s'éleva; des voix crièrent: «Dieu nous garde! C'est mauvais signe.» Mais Guillaume, se relevant, dit aussitôt: «Qu'avez-vous? Quelle chose vous étonne? J'ai saisi cette terre de mes mains et, par la splendeur de Dieu, tant qu'il y en a, elle est à vous.»
Les Saxons avaient élu pour roi Harald auquel on conseillait d'éviter le combat et de faire retraite vers Londres en ravageant tout le pays pour affamer les étrangers. «Moi, répondit Harald, que je ravage le pays qui m'a été donné en garde! Par ma foi, ce serait trahison et je dois plutôt tenter les chances de la bataille avec le peu d'hommes que j'ai, mon courage et ma bonne cause.»
L'armée de Guillaume se trouva bientôt, à Hastings, en vue du camp saxon qui était assis sur une longue chaîne de collines et fortifié par un rempart de pieux et de claies d'osier. Un Normand, appelé Taillefer, poussa son cheval en avant du front de bataille et entonna le chant, fameux dans toute la Gaule, de Charlemagne et de Roland. En chantant, il jouait avec son épée, la lançait en l'air avec force et la recevait dans sa main droite. Les Normands répétaient ses refrains et criaient: «Dieu aide! Dieu aide!»
La bataille fut vive et acharnée, mais les Saxons, ayant commis l'imprudence de quitter leurs retranchements, furent vaincus. Harald périt au milieu de la mêlée; beaucoup de Saxons ne voulurent point survivre à ce désastre et se défendirent jusqu'à la mort. Guillaume, maître du pays, y fixa les Normands et partagea les terres entre ses soldats. La langue française se parla au delà de la Manche, et la langue anglaise en a retenu quantité de mots et d'expressions.
La première croisade (1095-1099).—On vit bientôt des expéditions autrement grandes et fameuses. La Palestine avec Jérusalem était devenue la proie des Arabes musulmans, puis des Turcomans,[4] bien plus farouches.
Or les chrétiens allaient en grand nombre visiter Jérusalem et les lieux saints. C'était le pèlerinage, comme on disait. Les chrétiens qui accomplissaient ce pèlerinage furent exposés à de violents outrages. Un pèlerin français, Pierre l'Ermite, vint raconter aux peuples de l'Europe ces persécutions, les excitant à la guerre sainte. Pierre l'Ermite s'appelait de son vrai nom Pierre d'Achères (des environs d'Amiens). Il avait été guerrier, puis s'était fait ermite, d'où son surnom de Pierre l'Ermite. Ayant fait le pèlerinage de la Terre Sainte, il fut vivement ému des souffrances des chrétiens d'Orient et vint les raconter au pape Urbain II. Encouragé par lui, Pierre l'Ermite traversa l’Italie, puis la France. Monté sur une mule, un crucifix à la main, les pieds nus, portant une pauvre robe attachée par une grosse corde, il prêcha la guerre contre les infidèles et appela les chrétiens à la délivrance du tombeau du Christ.
Le pape Urbain II, Français de naissance, convoqua à Clermont en Auvergne un concile où, avec les prélats, affluèrent les seigneurs et une multitude de peuple. Pierre l'Ermite raconta de nouveau les malheurs des chrétiens de la Palestine. Le pape exhorta les Francs à cesser leurs guerres et à mettre leur bravoure au service de la religion. Tous répondirent par un même cri: «Dieu le veut! Dieu le veut!» (1095). Nobles et vilains firent vœu de partir pour la guerre sainte; comme signe de ce vœu, ils attachèrent à leur épaule une croix d'étoffe rouge: ce qui leur fit donner le nom de Croisés, et à l'expédition le nom de Croisade. Tout le monde voulait partir pour la croisade. Les pauvres gens entassaient dans des charrettes tout ce qu'ils avaient. Les premiers prêts, ils se mirent en route sous la conduite de Pierre l'Ermite et de Gauthier sans Avoir. A la vue de chaque ville nouvelle, les femmes et les enfants, dans leur simplicité, demandaient: «Est-ce donc là Jérusalem?» Cette foule traversa l'Allemagne en pillant pour vivre et arriva décimée en Asie, où elle fut exterminée.
L'armée des seigneurs ne s'ébranla qu'après de longs préparatifs. Elle formait une masse de cent mille chevaliers, six cent mille fantassins (1096), et avait à sa tête des chefs expérimentés à la tête desquels on distinguait Godefroy de Bouillon, Raymond de Toulouse, Hugues de France, Étienne de Blois, le Normand Bohémond, prince de Tarente (en Italie) et son cousin Tancrède.
Après deux batailles sanglantes, les Turcs se contentèrent de harceler par leur cavalerie légère les lourds chevaliers; ils laissèrent combattre pour eux la faim, la misère, l'intempérie des vents, l'ardeur brûlante du soleil. Jusqu'en Syrie, chaque pas fut marqué par des cadavres. Là se trouvait la puissante et riche Antioche. Les croisés, épuisés et quoique réduits de moitié, étaient encore au nombre de 300,000 hommes. Il fut impossible de nourrir ces masses pendant un siège qui dura sept mois: la famine était affreuse. Les intrigues de l'habile Normand Bohémond parvinrent cependant à rendre les chrétiens maîtres de la ville, où ils trouvèrent, après une abondance de quelques jours, la disette et l'épidémie.
Pour comble de maux, arrivait une grande armée turque. Un instant le découragement fut extrême. Tout à coup l'enthousiasme succède à cette torpeur: le bruit s'est répandu qu'un prêtre de Marseille vient de trouver en terre la lance qui avait percé le côté du Christ; alors ces malheureux, qui n'attendaient plus que la mort, maintenant pleins de force et de courage, se précipitent sur les Turcs, qu'ils mettent en pleine déroute (1098).
D’Antioche, l'armée s'avance lentement sur Jérusalem. Tout à coup, au revers d'une colline de sable rougeâtre et sans verdure, elle s'arrête. A quelque distance s'élevait une ligne de remparts, des portes, des tours, des temples, des édifices. Le même cri Jérusalem! sortit de toutes les bouches poussé par soixante mille personnes qui seules survivaient à ces trois années d'épreuves (1099). Les croisés ne purent maîtriser leur enthousiasme et marchèrent à l'assaut, mais ils furent repoussés et durent se résigner à faire un siège régulier. Au bout de cinq semaines ils étaient en mesure de tenter une attaque mieux concertée. Ils firent rouler au pied des murailles de hautes tours surmontées de ponts-levis qui s'abattaient sur les parapets. Pendant deux jours on combattit avec une égale fureur. Vers le milieu de la seconde journée (un vendredi, le 14 juillet 1099) les croisés réussirent à pénétrer dans la ville, et un horrible carnage suivit la victoire.
Les croisés s'accordèrent à choisir, pour garder et gouverner le nouveau royaume chrétien, Godefroy de Bouillon, qui, loin de s'en montrer plus fier, n'en fut que plus humble. Il ne voulut pas prendre le titre de roi, mais celui de défenseur du saint sépulcre. Il dit: «qu'il ne voulait pas porter une couronne d'or là où le roi des rois avait porté une couronne d'épines.» Les députés d'une peuplade étant venus lui parler le trouvèrent assis sur un sac de paille; ils s'en étonnèrent. «La terre, leur dit-il, doit être le siège des hommes pendant leur vie, puisqu'elle leur sert de sépulture après leur mort.»
Louis VI.—La croisade avait amené l'éloignement et la mort d'un grand nombre de seigneurs; les efforts des villes qui cherchaient à obtenir des chartes de commune, embarrassaient les autres. Cet affaiblissement des seigneurs profita au roi de France qui n'avait pas bougé de ses châteaux.
Le fils de Philippe Ier, Louis VI (1108-1137), surnommé le Gros, mais plus justement appelé l’Éveillé, releva l'autorité royale. Modèle des chevaliers, toujours prêt à défendre le pauvre et l'orphelin, il fit, durant son règne de vingt-neuf ans, une guerre sans merci aux seigneurs pillards que les auteurs du temps comparent à des loups dévorants.
Louis VII (1137-1180).—Le roi Louis VII fut un prince moins habile que son père. Il fit une guerre contre le comte de Champagne. Dans cette guerre, l'église de Vitry fut brûlée et treize cents personnes périrent (1142). Louis VII, alors plein de repentir, voulut diriger une expédition en Terre Sainte. Ce fut la deuxième croisade, que prêcha saint Bernard, mais elle n'eut pas de brillants résultats.
Louis VII avait épousé une riche héritière, Eléonore d'Aquitaine. Mais, après la croisade, il la répudia. Le roi perdit ainsi la dot que la reine lui avait apportée, les plus belles provinces du Centre et du Midi, plus de treize de nos départements.
Eléonore épousa Henri Plantagenet,[5] comte d'Anjou, héritier de la Normandie et, quelques années après, roi d'Angleterre, sous le nom de Henri II. Une grande partie de la France (équivalant à vingt et un de nos départements) appartint alors aux rois anglais.
Philippe Auguste (1180-1223).—Le fils que Louis VII, après son divorce avec Eléonore, avait eu d'un autre mariage, Philippe, devait mériter le surnom d'Auguste. Arrivé au trône à l'âge de quinze ans (en 1180), il sut résister aux barons indociles comme au roi d'Angleterre, organiser ses domaines, et il compte parmi les plus grands rois. Philippe fit la guerre au roi d'Angleterre, Henri II, et soutint ses fils révoltés contre lui. L'un d'eux, Richard, était même devenu l'ami de Philippe, mangeait à sa table et combattait avec lui contre le roi Henri. Celui-ci étant mort en 1189, Richard lui succéda. D'abord rien ne parut changé. Philippe et Richard restèrent amis.
Le royaume de Jérusalem venait d'être détruit. La ville sainte avait dû se rendre au sultan Saladin (1187). Guillaume, archevêque de Tyr, vint raconter en Europe les malheurs de la Palestine. Philippe Auguste partit pour la troisième croisade et Richard promit de le suivre (1190). En Palestine, les croisés assiégèrent et prirent Ptolémaïs. Mais les deux amis se brouillèrent. Richard, querelleur, hautain, ne tarda pas à blesser Philippe, plus calme, plus avisé. Philippe, en prince prudent, se hâta de revenir dans son royaume (1192).
Richard Cœur de Lion.—Richard était demeuré longtemps en Asie à batailler contre les Sarrasins. Il revenait toujours de la mêlée hérissé de flèches, «semblable à une pelote couverte d'aiguilles.» Longtemps les musulmans parlèrent de ses exploits. Lorsqu'un cheval, effrayé par quelque buisson, se cabrait, son maître lui disait: «Crois-tu donc que ce soit l'ombre du roi Richard?» Le roi anglais ne put néanmoins reprendre Jérusalem. Il quitta la Terre Sainte après avoir conclu un traité avec Saladin. Richard, au retour de la Palestine, fut obligé de traverser le duché d'Autriche, dont il avait, à la croisade, insulté le souverain. Reconnu, arrêté, livré à l'empereur d'Allemagne, Henri VI, il subit quatorze mois de captivité.
Selon la légende, un fidèle trouvère, Blondel, découvrit sa prison en chantant près de sa tour ses airs favoris. Les barons et le peuple anglais rachetèrent leur roi au prix de 150.000 marcs d'argent (1194). Devenue libre, Richard voulut se venger du roi de France. Une guerre de cinq ans n'aboutit qu'à d'inutiles ravages. Incapable de repos et toujours avide de gain, Richard courut dans le Limousin assiéger le château de Chalus, dont le seigneur, disait-on, cachait un trésor: il périt frappé d'une flèche (1199), et son frère Jean se fit reconnaître roi d'Angleterre.
Jean, homme à la fois lâche et cruel, poignarde son neveu Arthur qu'on voulait lui opposer. Philippe profite de l'indignation soulevée par ce crime pour citer son vassal homicide devant les seigneurs de sa cour (1203). Jean se garde bien de paraître. La cour prononce la confiscation des provinces qu'il tenait, en fief, du roi de France, et Philippe a bientôt mis la main sur la Normandie, l'Anjou, la Touraine, le Poitou. Jean ne voulut pas même se déranger d'une partie d'échecs pour répondre aux habitants de Rouen qui venaient le prier de les secourir. Puis regrettant ses belles provinces, il appela l'empereur d'Allemagne, Otton IV, pour l'aider à reprendre les pays qu'il n'avait pas su défendre. Les comtes de Flandre et de Boulogne entrèrent dans la ligue, voulant arrêter les progrès de la royauté française qui cherchait à ressaisir, à réunir ses domaines épars. Mais le plus grand nombre des seigneurs, avec les milices communales, se réunirent autour de Philippe Auguste qui marcha au-devant de l'armée ennemie, composée de Flamands, d'Allemands et d'Anglais.
La bataille de Bouvines.—A mi-chemin de Tournai à Lille, en Flandre, se trouve le village de Bouvines. La petite rivière de la Marque coule près de là et on la franchissait sur un pont rustique. Philippe faisait passer cette rivière à ses troupes; une partie des milices communales l'avait déjà franchie; le roi fatigué et accablé par la chaleur (c'était le 27 juillet 1214), se reposait sous l'ombre d'un frêne, près d'une chapelle, lorsque l'on annonça que l'ennemi approchait. Aussitôt le roi se leva, entra dans l'église et, après une courte prière, il se fit armer et monta à cheval d'un air tout joyeux comme s'il eût été convié à une noce ou à quelque fête. On criait de toutes parts dans la plaine: Aux armes, barons! aux armes! les trompettes sonnaient et les corps de bataille qui avaient déjà passé le pont retournaient en arrière.
A midi on vit déboucher toute l'armée des coalisés. L'empereur Otton avec le comte de Flandre, Fernand, et le comte de Boulogne commandaient les principaux corps des alliés: au centre de leur armée on voyait un char traîné par quatre chevaux où se dressaient les armes impériales; «l'aigle d'or tenait dans sa serre un énorme dragon dont la gueule béante, tournée vers les Français, paraissait vouloir tout avaler,» dit un chroniqueur. Pour Philippe, il était venu se placer au premier rang et n'avait pas même, dans son impatience; attendu l'oriflamme, bannière que les rois de France partant en guerre allaient prendre à l'abbaye de Saint-Denis.
Le combat fut d'abord acharné du côté des Flamands. Mais le comte de Flandre, Fernand, est blessé et pris; de ce côté, la victoire est bientôt assurée. Au centre, Philippe Auguste avait couru un grand danger. Les Allemands avaient pénétré jusqu'à lui et l'avaient renversé de cheval au moyen de leurs hallebardes. Un seigneur est presque seul à le protéger, frappant d'une main et élevant de l'autre la bannière royale en signe de détresse. Les chevaliers accourent. Philippe est délivré. Otton, enveloppé à son tour, faillit bien aussi être pris ou tué. Son cheval est blessé, se cabre, se dégage et dégage en même temps son maître, qui s'enfuit au plus vite hors de la mêlée. Le char impérial d'Otton fut brisé en mille pièces. Les Anglais furent les derniers rompus, mais le comte de Boulogne, qui les commandait, fut pris. De toutes parts la victoire était complète.
Le retour de Philippe Auguste fut un vrai triomphe. A Paris, les bourgeois et la multitude des écoliers firent une fête sans égale; le jour ne suffisant pas, ils festoyèrent la nuit avec de nombreuses lumières. Le peuple sentait l'importance de cette victoire sur les étrangers: c'était la première victoire nationale.
Saint Louis.—Philippe Auguste mourut en 1223, laissant un royaume agrandi et surtout bien administré, car il fut un prince législateur aussi bien que guerrier. Son fils Louis VIII, prince brave et surnommé Cœur de Lion, régna peu, mais réussit à pacifier le Midi, où les seigneurs du Nord avaient fait contre les Albigeois, qu'on accusait d'hérésie, une croisade terrible et sanglante. La royauté recueillit les fruits de cette sinistre expédition sans s'y compromettre, et le Languedoc fut dès lors rattaché aux domaines de la couronne. Louis VIII laissa plusieurs enfants dont l'aîné n'avait que douze ans (1226). La reine Blanche de Castille prit en mains la régence; pieuse et charitable, Blanche n'en était pas moins d'une rare fermeté; elle conjura tous les périls, triompha d'une ligue que les seigneurs avaient formée contre la royauté, et livra un pouvoir affermi à son fils Louis IX que ses belles leçons avaient orné de toutes les qualités et de toutes les vertus.
Blanche de Castille avait surtout rendu le plus grand service à son fils en veillant avec une extrême sollicitude à son éducation. Elle l'élevait comme un enfant appelé à gouverner un grand royaume et le nourrit dans les sentiments de la plus austère piété, lui mettant devant les yeux bons exemples et bons enseignements. Louis rappelait plus tard que sa mère lui avait fait entendre qu'elle aimerait mieux le voir mort que le voir commettre un seul péché mortel.
Même quand il allait, pour se récréer, en bois ou en rivière, il était toujours accompagné de son maître, qui ne cessait de l'instruire. Aussi devint-il un prince savant pour son temps, et, comme il inclinait naturellement aux vertus que sa mère s'appliquait à lui faire aimer, il ne cessa de les pratiquer sur le trône.
La croisade d’Égypte.—Louis IX, en 1244, tomba gravement malade. Il fit vœu alors, s'il guérissait, d'aller en Terre Sainte. Ce fut la septième croisade. L'expédition fut dirigée contre l'Égypte, parce que le sultan de ce pays s'était emparé de Jérusalem. L'armée débarqua devant Damiette en Égypte (1249). Louis IX, impatient, se jeta, l’épée au poing, dans la mer pour aller attaquer les Sarrasins rangés sur le rivage. Les Sarrasins s'enfuirent; la ville fut prise.
L'année suivante, la peste envahit l'armée, et il fallut songer à la retraite. Mais les musulmans enveloppèrent les Français, qui furent obligés de se rendre.
Les malheurs de ces expéditions mirent dans tout son relief la fermeté et la patience de Louis IX. Malade lui-même et pouvant à peine se soutenir, il avait voulu néanmoins demeurer à l'arrière-garde. Prisonnier, il montra une sérénité inaltérable.
Le sultan demanda, pour la rançon de Louis IX, Damiette et un million de pièces d'or. Louis répondit qu'il rendrait Damiette pour sa rançon et payerait pour celle de ses gens le million de pièces: car «un roi de France, dit-il, ne devait point se racheter à prix d'argent.» Mais quelques jours après, le sultan était égorgé par les émirs. Louis IX fut en péril. Un émir furieux se présenta à lui, tenant à la main un glaive ensanglanté: «Que me donneras-tu, dit-il, pour avoir tué ton ennemi qui t'eût fait mourir s'il eût vécu?» Louis ne répondit point. On dit même que les émirs, pleins d'admiration pour sa noblesse d'âme, songèrent un moment à le prendre pour roi. Enfin ils le délivrèrent, lui et l'armée. Un seigneur vint dire joyeusement qu'en pesant l'or de la rançon on avait fait tort aux Sarrasisn de dix mille livres. Le roi se fâcha et ordonna de les rendre.
Louis ne veut pas encore rentrer en Europe; il va en Syrie fortifier les derniers boulevards des chrétiens, Césarée, Ascalon, Saint-Jean-d'Acre. Il y resta même près de deux ans après la mort de sa mère Blanche de Castille, dont l'administration vigilante avait conservé la paix au royaume. Un épisode du retour achève de faire connaître saint Louis. En vue de Chypre, son vaisseau qui a heurté un écueil est sur le point de sombrer; on supplie instamment le roi de passer sur un autre vaisseau, avec sa femme Marguerite de Provence, qui l'a suivi dans sa terrible expédition. «Non, dit le roi, si je quitte ce navire le pilote en prendra moins de soin, et cinq cents personnes qui aiment autant leur vie que moi la mienne, périront; j'aime mieux mettre mon corps, ma femme et mes enfants en la main de Dieu que de faire si grand dommage à tant de gens.»
Louis IX était la charité même. Comme les seigneurs murmuraient de voir tant d'argent employé en charités, le roi dit: «J'aime mieux que l'excès de mes dépenses soit fait en aumônes pour l'amour de Dieu, qu'en luxe ou en vaine gloire de ce monde.» On le voyait réunir deux cents, trois cents pauvres autour de lui et leur distribuer de l'argent. Une fois, à l'entrée d'une ville, une pauvre vieille femme qui était à la porte de sa maisonnette, dit au roi en lui montrant un pain qu'elle tenait en sa main: «Bon roi, de ce pain qui est de ton aumône est soutenu mon mari qui est malade.» Alors le roi prit le pain en sa main, et dit: «C'est d'assez dur pain.» et il entra dans la maison pour visiter le malade.
Un jour, on le vit, à Compiègne, servir cent trente-quatre malades de sa personne. Il ne craignait pas d'approcher des lépreux, et de les secourir, de leur donner lui-même à manger. Le pieux roi fonda la maison des aveugles de Paris, appelée les Quinze-Vingts, parce qu'elle était destinée à trois cents aveugles (quinze fois vingt).
La huitième croisade.—Louis IX ne pouvait se consoler de l'issue malheureuse de sa première croisade. Affaibli par l'âge et les austérités, il voulut en entreprendre une nouvelle: ce fut la huitième et dernière croisade.
La flotte française se dirigea du côté de l'Afrique. A peine débarqué sur le rivage de Tunis, près de l'ancienne Carthage, Louis IX fut atteint avec une grande partie de ses soldats par la peste. Il voulut, sentant sa dernière heure approcher, et pour donner encore un exemple d'humilité, qu'on le couchât sur un lit de cendres. Les dernières paroles qu'il adressa à son fils sont le plus beau testament royal: «Beau fils, dit-il, aie le cœur doux et compatissant aux pauvres: ne mets pas de trop grands impôts sur ton peuple, si ce n'est par nécessité, pour ton royaume défendre. Fais justice et droiture à chacun, tant au pauvre qu'au riche.»
Le pieux roi montrait la plus sereine résignation au milieu de ses souffrances. Il rendit l'âme le 25 août 1270 au milieu de la désolation générale. Au même moment, on entendit le son de joyeuses trompettes. C'était le frère de saint Louis, Charles d'Anjou, roi de Naples et de Sicile, qui annonçait son arrivée. Charles ne put que recueillir et ramener les débris de l'armée.
Aujourd'hui le drapeau français flotte sur cette plage de Tunis illustrée par la mort de saint Louis.
Philippe le Hardi (1270-1285).—Le fils de saint Louis, Philippe le Hardi, fut un prince sage et pieux, mais ne justifia nullement durant son règne de quinze ans le surnom de Hardi qu'on lui avait donné sur la plage de Tunis. Le seul résultat important de son règne fut la réunion du comte de Toulouse à la couronne après la mort d'Alphonse de Poitiers, comte de Toulouse (1270), oncle de Philippe, qui avait épousé l’héritière de cette riche province. Cette réunion, accomplie en exécution du traité de Meaux de 1229, achevait de joindre la France du midi à celle du nord.
Un frère de saint Louis, Charles d'Anjou, était devenu roi de Naples et de Sicile. Mais la tyrannie des Français amena un soulèvement en Sicile et un affreux massacre des Français, à Palerme, le lundi de Pâques 1282, à l'heure des vêpres. De là, le nom de vêpres siciliennes donné à ce massacre que Philippe le Hardi voulut venger en faisant la guerre au roi d'Aragon, qui avait soutenu les Siciliens. Cette expédition (1248) fut stérile et Philippe mourut au retour (1285), à Perpignan.
CHAPITRE VII
PHILIPPE LE BEL ET SES FILS—LES VALOIS—GUERRE DE CENT ANS
Philippe le Bel (1285-1314).—Philippe le Bel fut en tout l'opposé de son aïeul saint Louis. Autant l'un avait aimé la justice et la paix; autant l'autre chercha le succès par une politique déloyale et guerrière. Tous deux poursuivaient le même but; fortifier l'autorité royale. Saint Louis y réussit naturellement, par la sagesse de son administration et le prestige de ses vertus. Philippe le Bel se vit sur le point d'échouer par suite de ses violences.
Philippe avait d'abord enlevé la Guyenne à Édouard Ier d'Angleterre; mais il fut forcé de la lui rendre en 1299 et crut bien faire en mariant sa fille Isabelle au fils d'Édouard. Ce mariage devait être plus tard la cause des prétentions des rois d'Angleterre à la couronne de France.
Toujours à court d'argent, Philippe le Bel ne cessait d'en demander au clergé et le pape protestait. Boniface VIII, d'ailleurs, renouvelant les traditions de plusieurs papes célèbres, surtout de Grégoire VII, prétendait régenter les rois. La querelle devint si vive que Boniface appela le clergé français à Rome afin de travailler avec lui à la correction du roi et du gouvernement de la France. Philippe chercha contre le pape un appui dans la nation. Il convoqua, pour la première fois, avec les nobles et le clergé, les députés des villes qui formaient ainsi le troisième ordre ou tiers état. C'est ce qu'on appelle la réunion des Trois États ou États généraux. La lutte devint si vive que le pape voulait déposer le roi. Mais Philippe envoya un de ses légistes en Italie, Guillaume de Nogaret, qui se rendit maître de la personne du pape. Boniface VIII, outragé, mourut de douleur (1303), et Philippe fit arriver au trône pontifical Clément V, qui transporta le Saint-Siège à Avignon en France.
Les fils de Philippe le Bel (1314-1328).—Les trois fils de Philippe le Bel régnèrent et moururent l'un après l'autre dans l'espace de quatorze ans (1314-1328). Louis X le Hutin ou le Querelleur sacrifia d'abord aux vengeances des seigneurs un des ministres de son père, Enguerrand de Marigny. Puis il affranchit les serfs du domaine royal. Il ne laissait point de fils et, en vertu de la loi salique, Philippe, frère de Louis X, lui succéda. Philippe V (1316-1322) rendit de sages ordonnances, mais lui-même n'eut que des filles, qui furent écartées du trône. Le frère de Philippe, Charles IV, mourut également sans laisser de fils, et la ligne des Capétiens directs s'éteignit (1328).
Philippe VI de Valois (1328-1350); la guerre de Cent Ans.—Le roi d'Angleterre, Édouard III, petit-fils de Philippe le Bel par sa mère Isabelle, réclamait la couronne de France. Mais on avait déjà appliqué deux fois la loi salique, et les barons français ne voulaient point y renoncer au moment où elle devenait une garantie pour la nationalité française. Ils ne voulaient point d'un roi anglais. Aussi choisirent-ils pour roi un prince français, Philippe de Valois, qui descendait de Charles de Valois, frère de Philippe le Bel. Cette famille était donc une branche collatérale des Capétiens. L'avènement de Philippe de Valois, ravivant l'ancienne rivalité de la France et de l'Angleterre, fut la cause d'une guerre acharnée qui, sauf quelques intervalles, devait durer cent ans.
Bataille de Crécy.—En 1346, Édouard III envahit et pilla la Normandie. Les barons de France accoururent en si grand nombre sous la bannière de Philippe, que les Anglais, forcés de se replier, se trouvèrent dans une situation dangereuse. Édouard III, avec le sang-froid qui caractérisait déjà les Anglais, s'arrêta près du village de Crécy, prit position sur une colline et fit faire un grand parc avec les charrettes de l'armée. Ses archers se placèrent, les uns sur les chariots, les autres dessous, cherchant à se bien couvrir.
Cependant, le roi de France, parti d'Abbeville, chevauchait, bannières déployées, au milieu d'une foule de seigneurs montés sur de beaux chevaux et richement parés. Ils arrivaient confusément, pleins d'orgueil, se disputant à qui le premier verrait l'ennemi. Les archers génois placés en avant se plaignent de ne pouvoir se servir de leurs arcs dont les cordes sont humides; Philippe ordonne à ses gens d'armes de tuer cette canaille qui lui barre le chemin; le désordre se met dans l'armée française; les archers anglais, qui ont abrité leurs arcs, tirent à coup sûr dans cette mêlée.
Tout à coup un bruit terrible éclate, on eût cru entendre le tonnerre: c’était l'artillerie, dont les Anglais se servaient pour la première fois dans une bataille et qui fit plus de peur que de mal. Édouard, du haut d'un moulin qu'on montre encore à Crécy, voyait les seigneurs français arriver tout désordonnés, entremêlés, s’étouffer les uns les autres ou périr sous les flèches de ses archers, sous les coups des haches et des épées de ses hommes d'armes.
Plus de 30,000 soldats, 1200 chevaliers, 80 seigneurs, 11 princes et un roi restèrent sur le champ de bataille. C'était le vieux roi de Bohême Jean de Luxembourg, qui, aveugle, avait lié son cheval à celui de deux chevaliers et était allé périr au plus épais de la mêlée en donnant un dernier coup de lance. On eût pu dire que tous dans cette armée allaient en aveugles comme le roi Jean, liés les uns aux autres par un faux point d'honneur.
C'était le 26 août 1346. Le soir, un petit groupe de chevaliers harassés se présente devant le château de Broye. Les ponts étaient déjà relevés, les portes fermées. «Qui êtes-vous? demanda le châtelain.—Ouvrez, ouvrez, répondit le chef de la troupe, c'est l'infortuné roi de France.» C'était Philippe, en effet, qu'on avait difficilement éloigné du champ de bataille; quelques seigneurs à peine l'accompagnaient, restes de la brillante noblesse qui l'entourait le matin.
Prise de Calais; dévouement d'Eustache de Saint-Pierre.—Le vainqueur alla aussitôt mettre le siège devant Calais; il y fut retenu plus de dix mois, mais il détestait les habitants de cette ville, qui par leurs courses sur mer avaient causé de grands dommages au commerce anglais. Pour montrer sa ferme résolution de s'emparer de la place, il traça autour d'elle, non plus seulement un camp, mais une véritable ville. Philippe VI essaya en vain de secourir Calais; il ne put approcher, et l'héroïque gouverneur Jean de Vienne dut enfin capituler (1347).
Édouard III voulait d'abord que la ville se rendît à discrétion; il exigea ensuite que six bourgeois vinssent lui apporter les clefs de la place. La désolation fut grande dans Calais. Alors Eustache de Saint-Pierre se dévoua avec cinq autres bourgeois; ils allèrent pieds nus, la corde au cou, présenter au roi anglais les clefs de la ville. Celui-ci ordonna aussitôt de faire venir le bourreau. Les seigneurs intercédaient inutilement en faveur de ces malheureux. Le roi n'écouta rien et répéta son ordre cruel. La reine alla se jeter aux pieds d'Édouard, le suppliant d'avoir pitié de ces hommes. Le roi attendit un peu, dit l'historien du temps, Froissart, et regarda la bonne dame sa femme qui pleurait à genoux; le cœur lui mollit et il dit: «Vous me priez tant que je ne vous ose refuser, et quoique je le fasse avec peine, je vous les donne.» La reine fit lever les six bourgeois, les fit revêtir et donner à dîner et reconduire dans la ville.
Édouard chassa tous les habitants de Calais et repeupla la ville avec des familles anglaises.
Jean II le Bon (1350-1364).—Le fils de Philippe, Jean, qui lui succéda en 1350, et que bien à tort on a surnommé le Bon, était un prince violent, téméraire et prodigue. Il recommença la guerre contre les Anglais et s'attira une défaite plus honteuse encore, plus désastreuse que la défaite de Crécy. En 1356, le prince de Galles, fils d'Édouard III, et surnommé le prince Noir, à cause de son armure, descendit en Guyenne, ravagea le riche Languedoc, le Limousin, le Berry, et s'avança sur la Loire.
Le roi Jean marcha contre lui, le dépassa et lui coupa la retraite. Le prince de Galles se trouva presque bloqué près de Poitiers. Il s'était retranché, comme son père à Crécy, sur une colline; mais pressé par la famine, il négociait. Les chevaliers français demandèrent le combat, et la bataille s'engagea précipitamment. Le premier corps s'élança, sans être soutenu, dans un chemin creux, seule route qui menât aux Anglais; les archers, postés à droite et à gauche, le criblèrent de flèches et le mirent en déroute. Le second corps arriva trop tard et fut culbuté à son tour. «La bataille est à nous,» dit un des meilleurs capitaines anglais, Jean Chandos, au prince de Galles; et fondant à bride abattue, avec toutes les forces anglaises, sur le troisième corps français, il le dispersa.
Restait la division du roi Jean. Celui-ci, croyant bien faire en imitant mal les Anglais, commanda à ses chevaliers de mettre pied à terre: autour de lui se forme un bataillon carré qui reçoit vigoureusement les charges de la cavalerie ennemie. Mais ces lourds chevaliers, revêtus d'armures de fer, n'étaient pas hommes à soutenir longtemps un combat à pied: l'infanterie anglaise, plus agile, arriva à son tour. Les Français furent rompus. Le roi Jean avait à côté de lui son plus jeune fils, Philippe, il veut l'éloigner. L'enfant obéit d'abord et monte à cheval; mais il revient presque aussitôt, et, ne pouvant frapper comme son père, il s'abritait derrière lui en criant: «Père, gardez-vous à droite! père, gardez-vous à gauche!» Ce combat héroïque ne pouvait durer. Jean, blessé, entouré d'un cercle d'ennemis, fut obligé de se rendre. Une foule de comtes et de barons furent, avec lui, emmenés prisonniers en Angleterre.
Le roi Jean fut délivré moyennant une rançon de trois millions d'écus d'or qui vaudraient aujourd'hui deux cent cinquante millions de notre monnaie. Il donna comme otages deux de ses fils et plusieurs seigneurs. Un de ses fils, le duc d'Anjou, quitta Londres et refusa d'y retourner. Le roi Jean, qui n'avait pu encore payer sa rançon entière, irrité de ce manque de foi, retourna se constituer lui-même prisonnier et mourut à Londres en 1364.
Charles V le Sage (1364-1380).—Le fils de Jean le Bon, Charles, instruit par le malheur et qui a mérité le beau nom de Sage, s'appliqua, par d'habiles mesures, à ramener l'ordre, la sécurité. Il n'aimait point les batailles, comme Jean et Philippe VI: on n'avait pas encore vu de prince aussi éloigné du goût des armes, aussi content de demeurer enfermé dans ses châteaux avec de prudents conseillers et de savants livres. Mais il ne cessait de veiller sur le royaume, de préparer les moyens de le délivrer et sut choisir un vaillant guerrier qui fut son bras droit, Bertrand Du Guesclin.
Bertrand Du Guesclin.—C'était un chevalier breton né en 1321. Il avait conquis une grande renommée dans la guerre qui se prolongeait en Bretagne entre les partisans de Jean de Montfort et ceux de Charles de Blois.
Ce qui le distinguait des anciens chevaliers, c'est qu'à la bravoure il unissait l'intelligence et la ruse: il s'empara du château de Fougeray en y arrivant avec quelques hommes déguisés en bûcherons; aux sièges de Rennes, de Dinan, il se fit remarquer par son habileté à tendre des pièges aux ennemis, à les surprendre. C'est le commencement de l'art de la guerre; cet art, Du Guesclin le développa de plus en plus quand il fut passé au service du roi de France.
Le royaume regorgeait de gens de guerre qui allaient, par compagnies, ravageant et pillant. C'était une foule d'hommes de toutes nations, Allemands, Anglais, Flamands: sans patrie et sans famille, ces hommes, habitués à vivre de rapines, étaient devenus les maîtres du pays qu'ils foulaient horriblement. Bertrand offrit au roi d'emmener toutes ces compagnies en Espagne faire la guerre au roi don Pèdre le Cruel, qui venait de se souiller d'un crime abominable, le meurtre de sa femme, Blanche de Bourbon, sœur de la reine de France.
Mais don Pèdre appela les Anglais à son secours: le prince Noir arriva. Les Français perdirent la bataille de Navarette, engagée malgré les avis de Du Guesclin, qui s'y conduisit avec son intrépidité habituelle et fut encore fait prisonnier. Le prince Noir le garda longtemps et ne consentit qu'à grand'peine à le mettre à rançon (1367).
Aussitôt qu'il fut libre, Du Guesclin reparut en Espagne, battit à Montiel l'armée de don Pèdre que les Anglais avaient abandonné, et fit le prince prisonnier. Henri et don Pèdre ne se furent pas plus tôt aperçus qu'ils se précipitèrent l'un contre l'autre; tous deux roulèrent à terre. Henri parvint à égorger son frère et régna sans crainte comme sans remords. Henri demeura du moins un allié fidèle à la France (1369).
Charles V, ayant remis de l'ordre dans ses finances, jugea le moment venu de recommencer la guerre, et provoqua le roi Édouard qui envahit de nouveau notre pays. Charles donna à Bertrand l'épée de connétable que celui-ci se défendait d'accepter: «Cher sire, disait-il, je suis pauvre chevalier d'humble origine, et l'office de connétable est si haut qu'il faut commander avec autorité et même plutôt aux grands qu'aux petits. Or, voici mes seigneurs vos frères, vos neveux, vos cousins: comment oserai-je leur commander?» Le roi l'y obligea, détruisant ses objections par ces paroles: «Messire Bertrand, je n'ai ni frère, ni cousin, ni comte, ni baron en mon royaume qui ne vous obéisse.»
Les Anglais n'obtenaient plus les succès d'autrefois, Charles V avait adopté un nouveau système de guerre. Toutes les villes étaient fermées; les Anglais tenaient la campagne, ravageant, brûlant, sans émouvoir les Français.
Du Guesclin de son côté formait des camps retranchés, simulait des retraites, raffermissait la discipline. Inventif en ruses de guerre, actif, infatigable, il portait des coups imprévus aux Anglais: à Pontvallain, par une nuit de tempête, il vint fondre sur une de leurs armées et la dispersa.
Trois fois encore, en 1370, en 1373, en 1376 les Anglais recommencèrent leurs invasions sans plus de succès. Obligés de repasser dans les pays qu'ils avaient déjà ravagés, ils trouvaient devant eux toujours les mêmes villes bien gardées; derrière eux, sur leurs flancs, se tenaient les troupes de Du Guesclin, promptes à profiter des occasions pour frapper un bon coup et à disparaître. Les armées anglaises finirent par se retirer, semblables à ces inondations qui ravagent les campagnes, puis les rendent aux laboureurs dont le travail répare les pertes.
Du Guesclin fut surpris par la maladie au moment où il assiégeait Châteauneuf-Randon. Le gouverneur avait promis de rendre la place s'il n'était pas secouru dans six jours. Le délai passé, le gouverneur, quoiqu'il eût appris le péril de Du Guesclin, n'en voulut pas moins faire honneur à sa parole. Il vint présenter au héros mourant les clefs de la place: «Voici, dit-il, les clefs de la ville dont le roi d'Angleterre m'a confié la défense; je les rends au plus preux chevalier qui ait vécu depuis cent ans passés.»
Charles V voulut que Du Guesclin fût enterré à Saint-Denis, dans les tombeaux des rois de France où lui-même ne tarda pas à le rejoindre (1380).
Charles V avait délivré et pacifié le royaume. Il organisa les finances et augmenta l'autorité du Parlement.
Prince ami des livres, il fonda au Louvre la première bibliothèque royale, qui ne se composait que de 950 manuscrits, car l'imprimerie n'était pas encore inventée. Il avait aussi reculé l'enceinte de Paris et fait édifier la bastille Saint-Antoine, forteresse destinée à devenir célèbre.
A cette époque vivait Froissart (1333-1410), le chroniqueur naïf et pittoresque qui nous a laissé des récits animés des combats de la guerre de Cent ans.
CHAPITRE VIII
CHARLES VI
Minorité de Charles VI (1380-1388).—A un prince qui avait mérité le surnom de Sage, succéda un enfant de douze ans, Charles VI, qui, à peine arrivé à l'âge d'homme, fut atteint de folie.
Les oncles du roi, les ducs d'Anjou, de Berri, de Bourgogne, se disputèrent la régence pendant la minorité du jeune prince, et, par leurs exactions, leurs pillages, soulevèrent dans les grandes villes des insurrections.
En Flandre, les Gantois s'étaient soulevés contre leur comte et avaient pris pour chef Philippe Artevelde. Les oncles de Charles VI emmenèrent le jeune roi contre les Flamands, qui furent vaincus à la journée de Roosebecque. Fiers de leur victoire sur les Flamands, les princes se vengèrent cruellement des Parisiens qui avaient désiré le triomphe des Gantois.
Quelques années seulement, de 1388 à 1392, le jeune roi, qui avait épousé une princesse allemande, Isabeau de Bavière, gouverna par lui-même et reprit les prudents ministres de son père.
En 1392, Charles, malade de corps et déjà d'esprit, car les excès l'avaient usé avant l'âge, partait en guerre contre le duc de Bretagne. Le 5 août, par une brûlante journée on traversa la forêt du Mans: tout à coup, un homme, la tête nue, vêtu d'une pauvre cotte de bure blanc, s'élança, prit le cheval du roi par la bride et s'écria «Arrête, noble roi, tu es trahi!» Charles tressaillit, mais passa outre. On sortit des bois, on entra dans une plaine sablonneuse. Le soleil était beau, clair, resplendissant à grands rayons, d'une force dangereuse. Un des pages s'endort et laisse tomber sa lance sur le casque d'un autre page: à ce bruit de fer qu'il entend, le roi se trouble, se croit trahi, tire son épée, s'écrie: «en avant! en avant! sus aux traîtres!» blesse, tue plusieurs hommes de sa suite, se précipite même contre son frère le duc d'Orléans, s'épuise en courses furieuses, et, lorsqu'on parvient à le désarmer, à l'étendre sur le sol, il reste sans connaissance, les yeux hagards: il était fou.
Le royaume fut replongé dans l'anarchie. En 1407, le frère du roi, le duc d'Orléans, prince aimable et spirituel mais débauché, périt assassiné, un soir, à Paris. C'était le duc de Bourgogne, Jean sans Peur, rival et cousin du duc, qui avait dressé ce guet-apens. Alors se forment deux partis, celui des Bourguignons, celui des Armagnacs, dirigé par le comte d'Armagnac, beau-père d'un fils de la victime. Paris que se disputent tour à tour les deux factions, est inondé de sang. Les Anglais profitent de ces discordes pour envahir de nouveau la France (1415).
La bataille d'Azincourt.—Les chefs du parti armagnac, maîtres du roi et du gouvernement, s'étaient décidés à marcher contre les Anglais. A leur appel la noblesse accourut, mais insouciante et indisciplinée comme aux jours de Crécy et de Poitiers. Fiers de leur nombre imposant, car ils avaient réuni plus de cent mille hommes, les Français se croyaient certains d'écraser la petite armée des Anglais qui battait en retraite, cherchant à gagner Calais. Le pays que ceux-ci avaient à traverser se soulevait, et les Picards barrèrent le chemin à l'armée de Henri V près d'Azincourt. L'armée française, commandée par le connétable d'Albret, arriva, et le 25 octobre 1415 le combat s'engagea sur un terrain détrempé par les pluies d'automne.
Selon leur habitude les Anglais se postèrent derrière leurs archers. Une nuée de flèches s'abattit sur les rangs des chevaliers français, obligés de baisser la tête pour que les traits n'entrassent point dans la visière de leurs casques. Les Français s'étaient rangés en escadrons si serrés qu'ils ne pouvaient lever leurs bras pour frapper sur leurs ennemis. Leurs lourds chevaux enfonçaient dans les terres fraîchement labourées, et les chevaliers ne pouvaient atteindre leurs ennemis avec leurs lances, qu'ils avaient coupées par le milieu afin de pouvoir s'approcher plus près des Anglais. L'avant-garde rompue mit le désordre dans le corps de bataille. Ce que voyant, les Anglais, jetant bas leurs arcs, prirent leurs épées, leurs haches, leurs maillets, se jetèrent au milieu des Français, frappant, abattant tout ce qui se trouvait devant eux. Beaucoup de seigneurs se rendirent.
Or voici qu'une troupe française, faisant un détour, attaque les bagages des Anglais. Le roi Henri V effrayé ordonne de ne plus faire de prisonniers et de massacrer tous ceux qui s'étaient rendus. Lorsqu'il fut revenu de l'émotion causée par cette alerte, il commanda de cesser le massacre, mais une foule de seigneurs avaient péri. Sur le champ de bataille, le roi anglais, pour relever encore sa victoire, s'écria «qu'il avait été l'instrument de Dieu choisi pour punir les péchés des Français.»
Un crime des Armagnacs vint achever le triomphe du roi anglais. Les Armagnacs étaient maîtres du jeune fils de Charles VI, le dauphin. Ils feignirent vouloir se réconcilier avec les Bourguignons, et attirèrent Jean sans Peur à une entrevue avec le dauphin, sur le pont de Montereau. Jean s'y rendit et y périt égorgé sous les yeux mêmes du jeune prince (1419).
Ce meurtre jeta tout à fait les Bourgignons dans les bras des Anglais. Philippe le Bon, fils de Jean sans Peur, maître du roi Charles VI, et la reine Isabeau, qui renia son fils, signèrent avec Henri V le honteux traité de Troyes (1420). Ce traité déshéritait le dauphin Charles, accordait à Henri V la main de la fille de Charles VI et assurait la couronne de France à ses descendants. Henri V se trouvait maître du pays.
CHAPITRE IX
CHARLES VII—JEANNE D'ARC
Charles VII; la France en 1429; Jeanne d'Arc.—En 1422, Henri V et Charles VI moururent tous deux à quelques mois l'un de l'autre. Suivant le traité de Troyes, Henri VI, fils de Catherine de France et de Henri V d'Angleterre, fut proclamé à Paris roi de France et d'Angleterre. Plusieurs seigneurs restés fidèles à l'héritier légitime, au représentant de la nationalité française, proclamèrent Charles VII. Il y eut ainsi deux rois, l'un anglais, l'autre français; deux Frances, la France anglaise et la vraie France. D'ailleurs Charles VII paraissait avoir peu de chances et même nulle volonté de recouvrer sa couronne; ses ennemis l'appelaient par dérision le roi de Bourges. Le découragement gagnait les meilleurs capitaines. Toujours battus, ils ne pouvaient arrêter les Anglais qui s'emparaient successivement de toutes les cités et en 1428 vinrent mettre le siège devant Orléans. Le pays semblait perdu quand Jeanne d'Arc parut.
Jeanne d'Arc.—Jeanne était Lorraine. Le village de Domrémy, où elle est née, est situé sur la rive gauche de la Meuse et l'on y montre la maison où s'écoula son enfance. Son père, Jacques d'Arc, et sa mère, Isabelle Romée, vivaient, comme de laborieux paysans, du travail des champs et avaient élevé cinq enfants, trois garçons et deux filles. Jeanne, ou comme on disait dans le village, Jeannette, était l'aînée des deux filles: simple et douce, elle s'occupait des soins du ménage et ne savait rien de plus que ses parents et ses compagnes, dans ces temps de profonde ignorance. Sa piété faisait l'admiration de tous. Charitable envers les pauvres et les malades, Jeanne était d'ailleurs si bonne pour tous que tous l'aimaient.
Un jour d'été, dans le jardin de son père, qui touchait à l'église, elle vit, à midi, ainsi qu'elle le raconta, une grande lumière; elle entendit une voix céleste qui lui disait de se bien conduire, d'être toujours douce et pieuse, et qu'elle était appelée à aller au secours du roi. Jusqu'à l'âge de dix-sept ans, Jeanne ne cessa d'avoir des visions et de s'entretenir avec ses voix qui la guidaient et lui racontaient «la grande pitié du royaume de France.»
Elle la connaissait bien d'ailleurs cette misère: car son pays même avait ressenti les maux de la guerre civile et de la guerre étrangère. Malgré ses parents, qui ne comprenaient rien à sa résolution, elle vint à Vaucouleurs trouver le capitaine Robert de Baudricourt, auquel elle expliqua sa mission, demandant qu'on la conduisît vers le roi. «Et certes, disait-elle, j'aimeras mieux filer auprès de ma pauvre mère, mais il faut que j'aille; mon seigneur le veut.—Et qui est votre seigneur? dit-on.—C'est Dieu,» répondit-elle. Robert riait d’abord, mais le peuple de Vaucouleurs crut en la jeune fille, et le seigneur de Baudricourt, ému lui-même, donna à Jeanne une escorte.
Après un long et périlleux voyage à travers un pays occupé par les Anglais, Jeanne arriva à Chinon, équipée comme un guerrier, mais toujours simple et pure comme une jeune fille. Le roi, afin de l'éprouver, se confondit dans la foule des seigneurs. Jeanne, bien qu'elle ne l'eût jamais vu, alla droit à lui, s'agenouilla, lui promettant, s'il lui donnait une armée, de délivrer Orléans, puis de le mener lui-même à Reims recevoir la couronne.
Les évêques, les plus éminents docteurs interrogèrent cette fille des champs, qui les étonna par ses réponses: «Si c'est le plaisir de Dieu, lui disait-on, que les Anglais s'en aillent en leur pays, il n'est pas besoin de gens d'armes.—Les gens d'armes batailleront, répondit-elle, et Dieu donnera la victoire.»
Jeanne put enfin, malgré les Anglais, entrer dans la ville d'Orléans avec quelques vaillants capitaines. Accueillie avec enthousiasme, elle réveillait partout l'esprit de foi, de discipline, de patriotisme: tous ceux qui l'approchaient devenaient meilleurs et sinon plus braves, du moins plus confiants. Sans autre arme que son étendard, Jeanne marchait à la tête des combattants, et tous la suivaient. Les Anglais, ne comprenant rien au courage indomptable de cette jeune fille, se troublaient, lâchaient pied; les plus importantes bastilles qu'ils avaient élevées pour bloquer Orléans furent prises. Jeanne, blessée dans une attaque, fit aussitôt panser sa blessure et reparut au milieu des combattants: «Tout est vôtre, criait-elle aux Français, tout est vôtre!» La plus importante des bastilles qui commandait le pont de la Loire, fut enlevée. Les Anglais se virent obligés d'abandonner le siège le 8 mai 1429, date célèbre que les Orléanais reconnaissants fêtent encore aujourd'hui.
La fortune, dès ce moment, tourna. Le pays fut rapidement délivré. Les Français, toujours conduits par Jeanne d'Arc, reprirent les villes des bords de la Loire qui restaient aux Anglais, et gagnèrent sur eux la bataille de Patay (18 juin). Malgré tant de succès, les conseillers du roi hésitaient encore. Jeanne les entraîna au voyage de Reims, et le 17 juillet Charles VII était sacré en grande pompe dans la cathédrale où se faisaient couronner ses prédécesseurs. Jeanne se tenait debout aux côtés du roi, son étendard à la main, et comme plus tard, dans son procès, on lui en faisait un reproche, elle répondit avec une légitime fierté: «Il avait été à la peine, il méritait bien d'être à l'honneur.»
Jeanne avait le pressentiment d'un malheur, mais elle n'en continuait pas moins de combattre, allant partout où on l'appelait, car sa présence valait une armée.
En 1430 elle se jeta dans la ville de Compiègne, serrée de près par les troupes du duc de Bourgogne. Dans une sortie, il fallut battre en retraite. Elle resta, comme toujours, la dernière. Les défenseurs de Compiègne, craignant de voir entrer les ennemis avec les fuyards, fermèrent trop tôt les barrières du pont. Jeanne demeura isolée avec quelques cavaliers et, accablée par le nombre, fut prise par l'écuyer d'un seigneur du parti bourguignon.
Vendue aux Anglais, Jeanne fut conduite à Rouen. Les Anglais lui firent son procès comme à une sorcière, à une hérétique; mais souvent la sagesse de ses réponses déconcerta ses juges. Comme elle parlait des voix qui l'avaient inspirée, les juges lui demandèrent: «Sainte Catherine et sainte Marguerite haïssent-elles les Anglais?—Elles aiment ce que Notre-Seigneur aime, et haïssent ce qu'il hait.—Dieu hait-il les Anglais?—De l'amour ou de la haine que Dieu a pour les Anglais, je n'en sais rien: mais je sais bien qu'ils seront mis hors de France, sauf ceux qui périront.» Le procès n'avait rien prouvé, mais on fit signer à Jeanne, sous la menace d'être brûlée, une abjuration de ses prétendues erreurs, et on la condamna à la prison perpétuelle. Plus tard elle désavoua l'abjuration qu'on lui avait surprise et maintint la vérité de sa mission. «Si je disais, répondit-elle, que Dieu ne m'a pas envoyée, je me damnerais; la vérité est que Dieu m'a envoyée.» Les juges d'Église alors l'abandonnèrent au bras séculier, c'est-à-dire à la justice civile, et le 30 mai (1431) on la conduisit au bûcher sur la place du Vieux-Marché.
Jeanne, qui n'avait encore que vingt ans, pleurait en disant: «O Rouen, dois-je donc mourir ici!» Elle demanda une croix: on lui en fit une avec un bâton, mais elle obtint qu'on lui apportât celle de la paroisse voisine. Enfin, les Anglais s'impatientant, deux sergents la saisirent et la livrèrent au bourreau. Le feu fut allumé. Jeanne s'oublia pour ne penser qu'au frère Isambart qui l'exhortait toujours, et lui dit de descendre, mais de tenir haut la croix, qu'elle ne voulait pas perdre de vue. Toute la foule pleurait. Quelques Anglais essayaient de rire. Un d'eux, des plus furieux, avait juré de mettre un fagot au bûcher; Jeanne expirait au moment où il le jeta et il s'évanouit: «J'ai vu, disait-il hors de lui-même, j'ai vu de sa bouche s'envoler une colombe.» Un seigneur anglais disait tout haut en revenant: «Nous sommes perdus, nous avons brûlé une sainte.»
Les Anglais redoutèrent Jeanne même après sa mort, et, de peur que ses cendres ne devinssent des reliques pour le peuple, ils les firent jeter dans la Seine. Mais l'impulsion était donnée; le pays, réveillé, repoussait partout l'étranger, et en 1453 les Anglais avaient perdu toutes leurs conquêtes en France. Les malheurs de ces invasions avaient eu au moins pour résultat de faire naître chez tous les habitants de la France le sentiment de l'amour de la patrie.
CHAPITRE X
LOUIS XI (1461-1483)
Charles VII mourut en 1461 et eut pour successeur son fils, Louis XI.
A cette époque des changements importants ont lieu en Europe et dans le monde. Un peuple nouveau s'établit à l'orient de l'Europe, les Turcs qui se sont emparés de Constantinople (1453). Les peuples chrétiens ne se sont point soulevés à cette nouvelle: le temps des expéditions religieuses, des croisades est bien fini. Les nations ne songent qu'à se constituer, à s'organiser, malheureusement aussi à s'entre-déchirer, et l'époque des grandes ligues, des guerres européennes va s'ouvrir. Ce qui valait mieux, les Portugais et les Espagnols indiquaient de nouvelles routes au commerce et découvraient de nouvelles terres. Les premiers avaient achevé, en 1497, sous la conduite de Vasco de Gama, de faire, par mer, le tour de l'Afrique et montraient la route des Indes. Christophe Colomb, savant navigateur génois, avec trois navires que lui avaient donnés les souverains de l'Espagne, Ferdinand et Isabelle, découvrit en 1492 un nouveau monde auquel on a injustement donné le nom d'un autre navigateur florentin, Amerigo Vespucci, l'Amérique.
Il semblait que Dieu, par une seconde création, eût doublé l'étendue du monde habitable. On se précipitait vers ces contrées parées d'une végétation brillante, riches de bois précieux et de mines d'or et d'argent. Le commerce prit un rapide essor, la condition des fortunes changea, car jusqu'alors la terre avait été la seule richesse.
La science se développait en même temps, grâce à la découverte de l'imprimerie. Gutenberg, né à Mayence, mais qui travailla le plus souvent à Strasbourg, était parvenu (de 1440 à 1446) à graver en métal des lettres mobiles qu'il assemblait ou séparait à volonté; il composait ainsi des mots, des phrases, des pages entières; puis pressant ces pages imbibées d'encre sur du papier, il les reproduisait autant de fois qu'il voulait. Un copiste ne pouvait écrire à la fois qu'un seul livre. Grâce à l'imprimerie, dès que le livre était composé avec des lettres en métal, on pouvait le reproduire, en peu de temps, par milliers d'exemplaires.
Le premier livre sorti des presses de Gutenberg était une Bible datée de 1456. L'imprimerie devait être l'instrument le plus puissant pour le progrès de la science humaine. Des temps nouveaux commençaient: les temps modernes, ceux qui durent encore aujourd'hui. Les progrès dont nous sommes témoins ont pour point de départ ces importants changements qui se produisirent au quinzième siècle et qui rendirent l'homme plus libre de sa raison, plus hardi dans ses pensées comme dans ses entreprises, plus soucieux du bien-être et de l'équité. La science étendait son esprit, doublait ses moyens d'action et allait lui permettre de rendre moins misérable sa condition terrestre.
La politique aussi allait changer. Le premier roi des temps modernes est Louis XI, de sombre renommée, mais qui, malgré ses fourberies et ses cruautés, avança singulièrement l'unité politique de la France.
Louis XI.—Louis XI est le premier type, quoique peu flatteur, du roi moderne; il se fie à l'intelligence plus qu'à la force corporelle. Il est tout l'opposé des chevaliers. Ayant grandi au milieu des trahisons et des révoltes, il ne crut qu'à une seule force, celle de la ruse. Dépourvu de conscience, mais superstitieux à l'excès, il attachait à son chapeau des images de la Vierge et des saints en plomb ou en étain: il les prenait ou les baisait, quelque part qu'il se trouvât, si soudainement quelquefois qu'on l'aurait pris pour un insensé. Il se faisait petit, s'entourait de petites gens, s'habillait pauvrement et s'affranchissait de tout cérémonial.
Louis XI (c'est là ce qui le relève de ses faiblesses et de ses perfidies) prenait au sérieux son métier de roi: actif, infatigable, il travailla sans cesse à étendre, à organiser son royaume, se fit craindre comme personne avant lui.
Dès les premières années, les nobles, mécontents de voir Louis XI, qui les avait flattés dans sa jeunesse, se tourner contre eux dès qu'il fut roi, commencèrent la guerre dite du Bien public (1465). Une bataille indécise se livra entre les coalisés que commandait Charles, fils du duc de Bourgogne, comte de Charolais, et l'armée royale à Montlhéry (près de Paris). Des deux côtés on se crut vainqueur, et des deux côtés il y eut des fuyards. Louis XI se hâta de négocier et promit à tous, et à chacun en particulier, provinces, honneurs, pensions. Les traités de Conflans et de Saint-Maur (près Paris), qui terminèrent cette campagne dérisoire, furent de honteux marchés.
Une première fois détruite, la féodalité avait été reformée par les rois eux-mêmes, qui avaient distribué à leurs enfants, aux princes de leurs maisons, de magnifiques seigneuries, des apanages. Ainsi s'étaient constituées les maisons de Bourbon, d'Anjou, d'Orléans, etc. Mais le grand danger pour les rois, c'était la puissance de la maison de Bourgogne. Le duc Philippe le Bon, mourut en 1467, et son fils, Charles le Téméraire, était l'orgueil même.
Charles se regardait comme supérieur à son cousin le roi de France, Louis XI, auquel il ne voulait pas rendre hommage. Autant celui-ci dédaignait le faste et les grandeurs, autant le duc de Bourgogne aimait à étaler son luxe et sa puissance. Ambitieux comme Louis XI, il n'avait ni sa patience ni sa souplesse, et plus sa témérité lui faisait éprouver de revers, plus il s'obstinait.
Louis XI pourtant commit bien des fautes. La guerre ayant recommencé entre lui et le duc de Bourgogne, il voulut négocier au lieu de combattre et, pour mieux gagner son ennemi, alla se mettre entre ses mains à Péronne où il demeura prisonnier et ne fut relâché qu'à de dures conditions (1468).
La guerre recommença. Le duc de Bourgogne courut aussitôt à Beauvais, espérant enlever la ville par surprise. Mais les habitants sont sur les remparts et se défendent: les femmes mêmes les aident. Déjà cependant des soldats bourguignons avaient escaladé la muraille et y plantaient leur étendard. Une jeune fille, Jeanne Laisné (on la nomma depuis Jeanne Hachette), s'élance, une hache à la main, saisit l'étendard et l'emporte en triomphe. Cet exemple héroïque ranime le courage des habitants, qui repoussent avec succès toutes les attaques. Charles se vit obligé d'entreprendre un siège régulier, puis, à l'arrivée des troupes royales, de se retirer. Loin d'abattre le puissant duc, les échecs ne font que piquer son orgueil. Il ne renonce pas à ses projets; au contraire, il les veut tous poursuivre à la fois: il rêve la conquête de la Lorraine, de l'Alsace, de la Suisse, afin de se faire ainsi un royaume. En même temps il rappelle les Anglais en France pour renverser Louis XI. Celui-ci, fidèle à son système d'éviter les batailles, achète la paix du roi d'Angleterre Édouard IV. Dès ce moment il n'a plus qu'à regarder son rival se heurter contre l'Allemagne, puis contre les montagnes de la Suisse. Charles est vaincu à Granson et à Morat (1476).
Après ces sanglantes défaites, Charles devient fou de fureur: il laisse croître sa barbe comme un sauvage, il s'enferme dans sa tente. Il apprend que la Lorraine s'est soulevée et que le duc René a repris sa capitale, Nancy. Il y court, malgré l'hiver, et périt dans un combat. On retrouva son corps à demi enfoncé dans la glace d'un ruisseau (1477).
Craint de tout le monde, Louis XI craignait lui-même tout le monde et s'enfermait dans son château de Plessis-lez-Tours, où des arbalétriers veillaient nuit et jour près des fossés avec ordre de tirer sur tout homme suspect qui approchait. Il semblait plutôt mort que vif, tant il était maigre; il faisait d'âpres punitions pour inspirer la terreur et de peur de perdre l'obéissance. Il avait soupçon de tout le monde, de son fils qu'il faisait étroitement garder, de sa fille, de son gendre. Il comblait de présents son médecin Coictier pour qu'il allongeât sa vie; il avait recours aux personnages renommés pour leur sainteté et fit venir d'Italie un ermite, saint François de Paule: il lui demandait la santé du corps plutôt que le repos de l'âme. «Le tout n'y fit rien, ajoute son historien Commines; il fallait qu'il passât par où les autres sont passés.»
Louis XI mourut en 1483, après avoir, dans ses dernières années, recueilli le riche héritage de la maison d'Anjou, c'est-à-dire le Maine, l'Anjou et la Provence.
Si Louis XI a laissé une sombre mémoire, il est juste de lui tenir compte de l'agrandissement du royaume, et surtout de la sécurité qu'il y rétablit. La sécurité ranima le commerce et Louis XI le facilita en améliorant les routes. Pour étendre son action sur les provinces les plus éloignées, il organisa les postes, d'abord des courriers qui ne servirent qu'à transmettre ses ordres, mais qui plus tard furent d'une grande utilité aux particuliers.
CHAPITRE XI
CHARLES VIII—LOUIS XII—FRANÇOIS Ier
Charles VIII (1483-1498).—Le fils de Louis XI était encore un enfant et les seigneurs crurent pouvoir profiter d'une minorité pour reprendre tout ce qu'ils avaient perdu. Une main de femme les contint. Mme de Beaujeu, fille de Louis XI, et qui avait ses qualités sans ses vices, mit à la raison les seigneurs déjà plus turbulents que redoutables; elle força à la soumission Louis, duc d'Orléans, le chef des mécontents, puis fit épouser à son jeune frère l'héritière d'un beau duché, Anne de Bretagne, et prépara ainsi la réunion à la France d'une grande province.
Nourri de romans de chevalerie, Charles VIII ne fut pas plus tôt le maître qu'il voulut monter à cheval, s'armer de la lance et imiter les fabuleux exploits des paladins de Charlemagne. Il résolut de faire valoir sur le royaume de Naples des droits qu'il tenait de la maison d'Anjou. Il partit en 1494 avec une belle armée, mais sans argent: il lui fallut emprunter aux petits princes italiens qui l'avaient appelé et lui facilitaient le passage.
L'épouvante que répandait chez des populations amollies l'arrivée des rudes guerriers du Nord, facilita singulièrement la route. Les Français passèrent les Alpes avec un attirail tout nouveau de canons. Arrivés en Italie, ils traversèrent sans combat les villes magnifiques de Florence et de Rome. Charles gagna Naples à petites journées, y entra sans effort et s'y montra avec tout l'appareil d'un empereur. Puis il ne pensa plus qu'aux fêtes et distribua héritières et héritages à ses barons.
Pendant qu'il s'amusait aux tournois, Maximilien d'Autriche, le roi d'Espagne Ferdinand le Catholique, Henri VII d'Angleterre, jaloux de la puissance française, se liguaient avec les princes du nord de l'Italie. Charles courait le risque d'être enfermé dans sa conquête. Averti à temps, il dut se hâter, reprit le même chemin, retraça presque les mêmes pas, et trouva la route barrée par les Milanais et les Vénitiens, à Fornoue, sur les bords de la rivière le Taro. Une bataille sérieuse s'offrait à lui; aussi attaqua-t-il avec ardeur et força le passage (juillet 1495).
Il n'eut pas le temps de recommencer cette expédition comme il le voulait, car trois ans après, s'étant heurté la tête contre une voûte au château d'Amboise, il mourut (1498).
Louis XII (1498-1515).—Louis XII, cousin et successeur de Charles VIII, se montra plus prudent, surtout dans sa politique intérieure, et épousa la veuve de Charles VIII pour retenir attaché au domaine royal le beau duché de Bretagne. Mais à l'extérieur, il montra la même légèreté que Charles VIII et n'eut d'yeux que pour l'Italie.
Afin d'obtenir plus sûrement le royaume de Naples, Louis XII le partagea avec le roi d'Espagne, Ferdinand le Catholique. Celui-ci, dès qu'il eut sa part, voulut prendre l'autre, et trompa honteusement Louis XII. Le roi, lorsqu'il apprit la trahison, avait chez lui le gendre de Ferdinand, Philippe le Beau; celui-ci pouvait craindre d'être gardé prisonnier. «Ne craignez rien, lui dit Louis XII, j'aime mieux perdre un royaume qu'on peut regagner, que l'honneur dont la perte est irréparable.»
Louis XII ne put regagner le royaume perdu, mais ces guerres d'Italie mirent en relief un grand nombre de vaillants capitaines: le plus illustre fut sans contredit le chevalier Bayard.
Le jeune Bayard n'avait pas dix-sept ans qu'il se mesura dans un tournoi avec un des plus redoutables chevaliers et sortit de cette épreuve à son honneur. A la bataille de Fornoue, il eut deux chevaux tués sous lui et rapporta une enseigne ennemie. Ce qui le faisait surtout aimer, c'est qu'on n'eût pu trouver de plus libéral ni gracieux combattant; s'il avait un écu, chacun en avait sa part.
Bayard prit part à toutes les guerres d'Italie et se signala par les exploits les plus hardis. Comme l'armée se tenait derrière une rivière, le Garigliano, les Espagnols paraissent tout à coup et cherchent à s'emparer d'un pont mal gardé. Bayard s'arme au premier tumulte; il voit une troupe de deux cents cavaliers qui venaient surprendre le pont, il se jette au-devant, tout seul, en disant à ses compagnons d'aller chercher du secours. Semblable à un lion furieux, Bayard met sa lance en arrêt et attaque la troupe qui était déjà sur le pont: plusieurs chancelèrent, deux hommes tombèrent dans l'eau. Néanmoins il fut assailli si rudement que sans sa grande bravoure il n'eût pu résister. Comme un tigre échauffé, il s'accula à la barrière du pont, de peur qu'on ne l'attaquât par derrière, et avec son épée il se défendit si bien que les Espagnols ne croyaient point que ce fût un homme. Les secours eurent le temps d'arriver. Bayard poursuivit l'ennemi, mais celui-ci reçut des renforts. Il fallut battre en retraite, et le vaillant chevalier, toujours le dernier, fut pris. Il se garda bien de se nommer: ses compagnons, s'apercevant de son absence, retournèrent le délivrer. N'ayant pas été désarmé, il sauta sur un cheval et se remit à l'œuvre en criant: «France! France! Bayard! Bayard que vous avez laissé aller!» Ce nom terrifia les Espagnols, qui s'enfuirent. Les Français s'en retournèrent tout joyeux d'avoir recouvré celui qu'ils appelaient «leur vrai guidon d'honneur.»
Malgré ses fautes et ses malheurs, Louis XII est un des rois dont la France a gardé la mémoire. En 1506 les États généraux de Tours lui avaient donné le beau nom de Père du peuple.
Les guerres d'Italie en effet se passaient au loin et occupaient surtout la noblesse. Le pays demeurait tranquille et prospère. Économe des deniers de ses sujets, le roi s'appliquait à alléger les impôts. «J'aime mieux, disait-il, voir les courtisans rire de mon avarice que le peuple pleurer de mes dépenses.» Ami de la justice qu'il s'étudia à réformer, il se montra le rigoureux ennemi de tous les pillards, grands ou petits: aussi, depuis ses justes sévérités, «nul, dit un écrivain du temps, n'eût rien osé prendre sans payer, et les poules couraient aux champs sans péril et sans risques.»
François Ier (1515-1547).—La couronne échut encore à une autre branche de la famille des Valois, à François Ier, comte d'Angoulême, cousin et gendre de Louis XII. Jeune, ardent, grand et fort,[6] il était habile à tous les exercices du corps, et en même temps intelligent, fin, spirituel, ami des études et des beaux-arts, dont les Français avaient pris le goût dans les opulentes cités de l'Italie.
François Ier avait vingt et un ans lorsqu'il fut reconnu roi. Il voulut réparer les malheurs de Louis XII et reconquérir l'Italie. Il la ressaisit à la fameuse journée de Marignan (1515).
Bataille de Marignan.—Vingt mille Suisses gardaient solidement les passages des Alpes; François Ier résolut d'escalader ces montagnes, les plus hautes de l'Europe. On traça une route à l'armée en faisant sauter, à force de poudre, des blocs énormes, en jetant des ponts avec des sapins sur les abîmes. On traîna les canons avec des cordages et on finit, au bout de six jours d'un travail prodigieux, par triompher des plus grands obstacles que la nature eût opposés à une armée.
Le général ennemi, quand on lui annonça l'arrivée des Français, n'y voulut pas croire. «Ont-ils volé par-dessus les montagnes?» disait-il en raillant. C'était pourtant la vérité, car une heure après, Bayard et le sire de la Palisse, un autre de nos grands capitaines, le faisaient prisonnier pendant son dîner.
Les Suisses se replièrent sur la capitale de la Lombardie, Milan. Les Français les y suivirent et une bataille acharnée s'engagea à quelque distance de cette ville, près du village de Marignan. Commencé dans l'après-midi, le combat se prolongea une partie de la nuit, à la clarté d'une lune parfois voilée de nuages. Le succès fut dû à la supériorité de l'artillerie française: les Suisses, avec un courage admirable, s'avançaient en masses serrées, avec leurs longues piques; des files entières tombaient, ils avançaient toujours. Le roi chargea avec toute sa cavalerie et entra si loin dans la mêlée que sa visière fut percée d'un coup de pique. Vers minuit, la lune se déroba tout à fait et on s'arrêta. Les deux armées étaient confondues l'une dans l'autre et le roi se coucha sur l'affût d'un canon, à deux pas des ennemis.
Le lendemain, au point du jour, la bataille recommença aussi acharnée que la veille. Mais les Vénitiens, alliés des Français, arrivèrent, et les Suisses, craignant d'être enveloppés, se retirèrent (14 septembre 1515). François Ier, vainqueur, voulut être armé chevalier par Bayard; c'était l'honneur le plus insigne que le roi pût faire au vaillant capitaine.
Bayard ne cessa de s'illustrer dans les guerres de François Ier. Envoyé en Italie où les troupes françaises avaient été battues à la Bicoque (1522), il n'y parut que pour assister à la défaite de Bonnivet à Biagrasso et pour y mourir. Bayard ne commandait pas en chef; recevant les ordres de courtisans jaloux, il périt victime de leur fautes. Bonnivet blessé lui confia le soin de diriger la retraite; Bayard la dirigea, comme on pouvait l'attendre de lui, faisant toujours face à l'ennemi. Après le passage de la Sésia, comme il rejoignait, vainqueur, sa troupe d'hommes d'armes, une pierre lancée par une arquebuse le frappa dans les reins et lui brisa l'épine dorsale. On l'assit au pied d'un arbre. Le bon Chevalier, se sentant mourir, planta son épée devant lui et en baisa la poignée qui figurait une croix. Les ennemis accoururent et parurent aussi attristés que les compagnons de Bayard.
Parmi les chefs ennemis se trouvait alors un prince français, le connétable de Bourbon, qui, mécontant, s'était jeté dans le parti de Charles-Quint: il survint et plaignit le bon Chevalier, qui lui répondit ces belles paroles: «Il n'y a point de pitié à avoir de moi, car je meurs en homme de bien: mais j'ai pitié de vous qui servez contre votre prince, votre patrie et votre serment.» Quelques heures après, expirait le dernier modèle du parfait chevalier (30 avril 1524).
Bataille de Pavie.—Les Impériaux, conduits par le connétable de Bourbon, poursuivirent l'armée française et envahirent la Provence. Bourbon attaqua Marseille, mais les habitants résistèrent héroïquement. François Ier accourut. Les Impériaux se retirèrent en toute hâte. François les poursuivit au delà des Alpes, s'empara facilement de Milan et mit le siège devant Pavie. La résistance de cette ville, prolongée quatre mois, donna à Bourbon le temps d'aller en Allemagne chercher des troupes.
François commit la faute de s'affaiblir en détachant un corps d'armée vers Naples, et bientôt il se trouva enfermé entre la ville de Pavie et les troupes espagnoles et italiennes. On propose à François Ier de se replier. L'orgueil le pousse à suivre le conseil de Bonnivet qui parle au contraire de combattre. La bataille s'engage (24 février 1525). Genouillac avec son artillerie fit d'abord merveille; il ouvrit coup sur coup des brèches dans les bataillons ennemis, «de sorte que vous n'eussiez vu que bras et têtes voler.» François Ier croit déjà l'ennemi en fuite et s'élance avec ses gens d'armes. Les ennemis reformèrent leur ligne. Le roi, comme à Marignan, fit des prodiges de valeur lorsqu'on lui en aurait demandé de sagesse. Mais les rangs de l'ennemi se reformaient toujours; les meilleurs capitaines, dont on avait négligé les conseils, sentaient bien que la victoire était impossible et tombaient tous frappés les uns après les autres autour du roi, qu'ils ne voulaient pas abandonner. François ne tarda pas à être entouré d'ennemis.
«Après avoir, dit Brantôme, bien combattu tant qu'il n'en pouvait plus, son cheval fort blessé tomba par terre et lui dessous.» François Ier se vit obligé de se rendre et demanda qu'on appelât Charles de Lannoi. Celui-ci arriva, le fit dégager et l'aida à se lever.
Le soir, François Ier écrivit à sa mère une longue lettre dans laquelle il disait: «De toutes choses ne m'est demeuré que l'honneur et la vie qui est sauve.» On en a fait le mot célèbre: «Tout est perdu, fors [hors] l'honneur.»
Après un séjour de plusieurs mois dans une forteresse d'Italie, François Ier fut conduit en Espagne, où Charles-Quint le fit renfermer dans l'Alcazar, à Madrid.
Le donjon où il devait passer tant de mois dans les tristesses de la prison, les accablements de la maladie, les angoisses d'une négociation agitée et interminable, était haut, étroit et sombre. La chambre disposée pour le roi prisonnier n'était pas très spacieuse; on y arrivait par une seule entrée, et l'unique fenêtre qui y laissait pénétrer la lumière s'ouvrait du côté du midi à environ cent pieds du sol. Les concessions que Charles-Quint voulait arracher à son prisonnier étaient exorbitantes et n'allaient rien moins qu'à démembrer le royaume de France. Désespérant d'ébranler son vainqueur, François Ier résolut un moment d'abdiquer en faveur de son fils et de ne plus laisser entre les mains de Charles qu'un prisonnier ordinaire. Ce prisonnier faillit même échapper à l'inflexible empereur, car François tomba gravement malade; on désespéra de sa vie. Le roi fut pourtant sauvé, mais non relâché, et n'obtint sa délivrance qu'en accordant tout ce qu'on lui demandait, se promettant bien de ne pas tout remplir. Il protesta en secret contre la violence qui lui était faite et signa le traité de Madrid (6 janvier 1526).
On le conduisit à la frontière et, sur la Bidassoa,[7] on l'échangea contre ses deux fils, qu'on devait garder comme otages. Lorsqu'on l'eut ramené sur la rive française, il s'élança vivement sur son cheval et s'écria: «Maintenant je suis roi, je suis roi encore!»
La puissance de Charles-Quint effraya les autres princes, naguère si jaloux du vainqueur de Marignan. Le roi d'Angleterre Henri VIII, le pape Clément VII, la république de Venise, les Suisses s'unirent à François Ier qui, délivré, avait rompu le traité de Madrid.
Encore étourdi du désastre de Pavie, François ne sut point cependant profiter des secours qui s'offraient à lui, et donna le temps aux généraux de Charles-Quint d'écraser ses alliés d'Italie. Le connétable de Bourbon, à la tête de bandes allemandes, se précipita sur Rome (1527). Il fut tué en montant à l'assaut, mais les soldats prirent la ville, et pendant neuf mois y vécurent en maîtres sauvages, se livrant à tous les excès et aux plus odieuses profanations. L'approche tardive d'une armée française amena seule la retraite des brigands, qui se retirèrent dans le royaume de Naples. Les Français les y poursuivirent et soumirent rapidement ce pays, mais échouèrent au siège de Naples. François Ier se trouva heureux de conclure la paix de Cambrai (1529).
Charles-Quint ne s'était hâté de signer la paix de Cambrai que pour aller combattre les Turcs qui menaçaient Vienne. Les Turcs, en effet, maîtres de Constantinople, étendaient leurs conquêtes en Europe. La Hongrie seule put les arrêter. Charles-Quint soutenait les Hongrois dans cette lutte acharnée. On vit alors combien l'esprit des temps était changé. Le souverain du pays qui avait pris une part si glorieuse aux croisades, François Ier, s'alliait avec les Turcs, ne regardant que l'intérêt politique et ne voyant en eux que des ennemis de Charles-Quint.
Tandis que les Turcs renouvelaient leurs invasions dans la vallée du Danube, François Ier recommençait la guerre et s'emparait de la Savoie (1535). En 1536, Charles, irrité, envahit à son tour la Provence.
Mais la guerre traînait, car les grandes batailles étaient interdites aux généraux. Cependant un jeune prince, le duc d'Enghien, commandait en Italie et brûlait de se battre avec les Espagnols qui, confiants, lui offraient de belles occasions de succès. Il envoya un de ses bons capitaines, Montluc, demander au roi la permission de livrer bataille, et le roi, entraîné par l'ardeur du vaillant guerrier, s'écria, après s'être recueilli: «Qu'il combatte!» Le duc d'Enghien gagna une brillante victoire à Cérisoles (avril 1544), en enfonçant une armée espagnole bien supérieure en nombre. La paix de Crespy (Crépy) (1544) termina les longues guerres du règne de François Ier.
Celui-ci mourut en 1547, sans avoir rien perdu, malgré tant de revers. Il avait 52 ans.
François Ier ne fut pas seulement un roi batailleur; ce qui lui a valu sa renommée et ce qui lui a fait pardonner ses fautes, c'est la générosité avec laquelle il protégea les lettres et les arts, les arts surtout. C'est la belle époque de la Renaissance, de laquelle datent plusieurs des beaux palais et châteaux de la France.
«Entre autres belles vertus que le roi eut,» dit Brantôme, «c'est qu'il fut fort amateur des bonnes lettres et des gens savants de son royaume: il les entretenait toujours de discours grands et savants, leur en donnant la plupart du temps les sujets et les thèmes.»
«De telle façon la table du roi était une vraie école, car là il s'y traitait de toutes matières, autant de la guerre que des sciences hautes et basses. Il fut appelé père et le vrai restaurateur des arts et des lettres, car, avant lui, l'ignorance régnait quelque peu en France.»
L'imprimerie multipliait les livres. François Ier, qui se piquait quelquefois de poésie, protégea les poètes comme les artistes, mais favorisa surtout les savants, les érudits, qui commençaient à battre en brèche l'ignorance si longtemps souveraine. Il fonda en 1530 un collège d'un genre tout nouveau, appelé le Collège de France, et destiné à rendre la science accessible à tous.
CHAPITRE XII
LES GUERRES DE RELIGION
Le successeur de François Ier fut Henri II. Profitant des guerres religieuses qui avaient éclaté en Allemagne, Henri II s'allia avec les princes protestants ennemis de Charles-Quint et occupa les trois villes anciennes de Metz, Toul, Verdun.
Charles-Quint, irrité, vint mettre le siège devant Metz, que le duc François de Guise défendit avec énergie (1552). Vaincu de nouveau à Renty (1554), Charles-Quint signa une trêve (1556) et abdiqua la même année, renonçant à toutes ses couronnes.
Henri II (1547-1559).—Le fils de Charles-Quint, Philippe II, demeurait aussi redoutable pour la France, quoiqu'il ne dominât plus ni l'Autriche ni l'Allemagne. Il avait épousé Marie Tudor, reine d'Angleterre, et les Anglais l'aidèrent dans les guerres qu'il recommença contre la France. Son général, le duc de Savoie Philibert Emmanuel, envahit la Picardie et se porta sur Saint-Quentin. Le connétable de Montmorency accourut avec une armée. Mais il se laissa envelopper par l'armée espagnole, éprouva une sanglante défaite et fut obligé de se rendre (1557). Pour réparer ce désastre, le duc de Guise alla surprendre Calais, la dernière ville que les Anglais eussent en France, et la reine Marie Tudor en mourut de chagrin (1558).
La paix de Cateau-Cambrésis (1559) termina les guerres d'Italie. Pendant les fêtes qui célébrèrent la paix et les mariages princiers par lesquels on la consacra, Henri II, luttant dans un tournoi contre son capitaine des gardes, Montgommery, fut grièvement blessé d'un éclat de lance qui pénétra dans sa tête, et mourut quelques jours après (1559).
La réforme; François II (1559-1560); Charles IX (1560-1574).—Une réforme religieuse commencée en Allemagne par Luther amena le déchirement de l'unité chrétienne et bouleversa l'Europe.
En France la doctrine de Calvin, plus hardie encore que celle de Luther, se répandit. La division se mit dans tout le royaume, partagé entre les catholiques et les réformés, qu'on appelait généralement les protestants ou les huguenots.
Les progrès du calvinisme étaient déjà grands lorsque Henri II mourut. Ce prince laissait quatre fils, dont trois devaient régner, de 1559 à 1589: François II, Charles IX, Henri III.
L'aîné, François II, d'une santé débile, ne régna qu'un an (1559-1560). Encore le vrai maître était-il le duc François de Guise, dont la nièce, Marie Stuart, avait épousé le roi François II. Les protestants, soutenus par la famille des Bourbons, essayèrent d'enlever le jeune roi à la famille des Guises et ourdirent la conjuration d'Amboise. Elle échoua et un grand nombre de protestants furent saisis, pendus ou décapités. Mais les guerres de religion ne commencèrent que sous Charles IX, qui, à peine âgé de dix ans et demi en 1560, régna d'abord sous la tutelle de sa mère Catherine de Médicis.
Catherine de Médicis.—Catherine de Médicis, princesse italienne, avait épousé le fils de François Ier, Henri II, mais ce prince l'avait tenue à l'écart du gouvernement. Elle eut encore à souffrir de cet isolement sous le règne de son premier-né, François II. C'était la belle et gracieuse Marie Stuart qui dominait à la cour et assurait la réalité du pouvoir à son oncle François de Guise. Mais en 1560 François II mourut, et Catherine de Médicis se vit appelée à prendre la régence au nom de son second fils, Charles IX.
Sa passion de régner fut alors satisfaite. Mais Catherine avait à se défendre contre l'influence de deux grandes familles rivales, les Guises et les Bourbons, et à pacifier le royaume, déjà troublé par les guerres religieuses. Astucieuse et perfide, Catherine de Médicis s'appliqua à opposer les Bourbons aux Guises, et à tenir la balance égale entre les catholiques et les protestants. «Chacun, dit un contemporain, d'Aubigné, admirait de voir une femme étrangère se jouer d'un tel royaume et d'un tel peuple que les Français, mener à la chaîne de si grands princes.» Sa politique double ne contribua pas peu à exciter les divisions et à déchaîner les guerres religieuses dont elle put voir les tristes résultats, car ces guerres amenèrent la ruine de la famille des Valois. Catherine de Médicis vit disparaître avant elle ses enfants, et, au moment où elle mourut, en 1589, son dernier fils, Henri III, était presque détrôné.
La Saint-Barthélemy.—Parmi les protestants, l'homme qui mérita le plus de respect et eut la fin la plus tragique, ce fut Coligny, dont l'illustration comme celle de Guise datait des guerres de Henri II. Le parti protestant n'avait pu être accablé. Il rétablissait toujours ses affaires, grâce aux talents de Coligny, qui recueillait les débris de l'armée, défendait les villes, soutenait le courage, et ramenait quelquefois la victoire. La guerre n'aboutissait à rien.
En 1570, Catherine de Médicis fit aux réformés des concessions trop larges pour être sincères. Les chefs protestants furent attirés à la cour de Charles IX pour le mariage du jeune Henri de Béarn, leur chef, avec Marguerite de Valois, sœur du roi. Charles IX se prit même d'amitié pour l'amiral Coligny. Celui-ci donnait au roi les plus sages conseils et lui proposait de détourner contre les étrangers l'exaltation guerrière de la noblesse. Mais les catholiques s'indignaient de la puissance des protestants. Excités par eux, la cour organisa en secret le plus odieux guet-apens.
Quelques jours après les fêtes du mariage de Henri de Béarn, le 24 août 1572, fête de saint Barthélemy, à deux heures du matin, la cloche de Saint-Germain l'Auxerrois sonne, et le tocsin des autres églises lui répond. Des bandes armées s'élancent dans les rues aux cris de: Mort aux huguenots! Un affreux massacre souille Paris. Le duc Henri de Guise et le duc d'Aumale, qui ont arraché au roi l'arrêt de mort de Coligny, se dirigent vers la demeure de l'amiral, tout près du Louvre. Un assassin à leurs gages lui avait déjà tiré, quelques jours auparavant, un coup d'arquebuse et l'avait blessé à la main. Coligny reposait sous la protection d'une compagnie des gardes du roi. Les ducs signifient au capitaine la volonté de Charles IX. On monte, cinq Suisses se tenaient au haut de l'escalier. Ils résistent, se barricadent; le bruit de la lutte réveille Coligny, qui se met en prière. Ses serviteurs sont tués ou dispersés. Les arquebusiers arrivent à la chambre de l'amiral, dont l'aspect grave et vénérable les saisit. Mais l'un d'eux, Bême, plus féroce que les autres, s'approche: «N'es-tu pas l'amiral?» dit-il. «Je le suis, jeune homme, répondit Coligny, respecte ma vieillesse et ma faiblesse.» Bême le frappe, le renverse; Coligny est percé de coups, puis jeté par la fenêtre.
Le massacre de Paris fut imité dans les provinces. Quelques gouverneurs cependant refusèrent d'ordonner ces affreuses exécutions. «Je n'ai que des soldats et pas un bourreau,» répondit l'un d'eux. Un moment frappés de stupeur, les protestants ne tardèrent pas à se lever en masse; l'armée royale ne put prendre la Rochelle, qui était devenue la citadelle du parti, et Charles IX fut obligé de signer la paix (1573). L'année suivante, il mourait au milieu des plus violentes convulsions; dans son délire, souvent troublé par de sombres visions, il n'apercevait, si l'on en croit la tradition, que des meurtres et du sang (1574).
Henri III (1574-1589).—Le frère de Charles IX, Henri III, qui lui succéda, était un prince frivole. Il se composa une cour de seigneurs dissolus. Il aimait à s'entourer de petits chiens, de perroquets, de singes, et se fardait le visage comme une femme.
Le parti protestant s'était relevé, et Henri III s'était vu obligé de lui faire d'importantes concessions. Les catholiques, exaltés, formèrent entre eux une vaste association, appelée sainte Ligue (1576). Le chef en était Henri de Guise, fils de François de Guise, que les catholiques rêvaient déjà de placer sur le trône.
En effet la famille des Valois semblait près de s'éteindre. Henri III n'avait point de fils qui pût lui succéder; son frère, le duc d'Alençon, mourut sans enfants en 1584. Il y avait pourtant un héritier légitime, Henri de Bourbon, prince de Béarn et roi de Navarre; mais il était protestant, et les ligueurs n'en voulaient à aucun prix. Henri de Guise, soutenu par le roi d'Espagne Philippe II, brava Henri III et souleva Paris.
Henri III dut se jeter dans les bras des protestants et vint avec Henri de Navarre assiéger la capitale; mais il fut poignardé à Saint-Cloud par un fanatique, Jacques Clément (1589).
A la mort de Henri III, Henri de Navarre fut salué roi seulement par les protestants et une petite partie des fidèles de Henri III.
Henri IV (1589-1610).—Henri IV était fils d'Antoine de Bourbon, prince de Béarn et roi de Navarre, mais roi sans royaume, car la Navarre était aux mains des Espagnols. Il était né au château de Pau en 1553. Sa mère, Jeanne d'Albret, ordonna de le nourrir sans délicatesse, de ne point l'habiller richement, de ne point le flatter du titre de prince, et de ne le distinguer en rien des enfants du pays. On vit donc Henri, tout jeune, aller tête nue, pieds nus, se battant avec les autres enfants, escaladant, sous le soleil ou la pluie, les rochers des Pyrénées. On l'habituait à coucher sur la dure; on le forçait à de longues courses matinales et à des chasses fatigantes. Il acquit ainsi santé, force, agilité, et il avait une gaieté franche et naturelle qui lui gagnait tous les cœurs.
Jeanne d'Albret, cependant, très instruite, ne voulut pas que les buissons et les bois fussent la seule école de son fils. Pour qu'il ne devînt pas, comme elle le disait, un illustre ignorant, elle lui mit les meilleurs livres entre les mains. Elle le confia à un précepteur et lui recommanda d'obéir à son maître comme à elle-même: «Je ne vous ai donné que la vie, disait-elle à Henri, mais il vous apprendra à bien vivre, ce qui est préférable.»
Henri III, en mourant, avait commandé à tous ses officiers de reconnaître pour son successeur Henri de Navarre. Beaucoup de seigneurs catholiques, «enfonçant leurs chapeaux ou les jetant par terre, fermant le poing, murmurent qu'ils se rendront à toutes sortes de personnes plutôt que de souffrir un roi huguenot.» Ils viennent le sommer de se faire catholique. En vain Henri répond que «c'est le prendre à la gorge, ne pas l'estimer de croire qu'il peut à ce point faire violence à l'âme et au cœur à l'entrée de la royauté.» Il en appelle à eux-mêmes, sûr d'avoir pour lui «tous les catholiques qui aiment la France et l'honneur.» En vain le brave Givry déclare tout haut que Henri «est le roi des braves et qu'il ne sera abandonné que des poltrons;» en vain Henri déclare être prêt à se faire instruire: un grand nombre de seigneurs l'abandonnent.
Henri se trouvait dans une situation presque désespérée: peu de soldats et point d'argent, mais une petite armée anglaise envoyée par la reine Élisabeth, alliée de Henri IV, débarqua fort à propos à Dieppe, et Henri put reprendre l'offensive (1589).
L'année suivante, une bataille tourna encore à l'avantage de Henri, à Ivry. En face d'une armée ennemie bien plus nombreuse on parlait au roi d'assurer sa retraite: «Point d'autre retraite, dit-il, que le champ de bataille.» Puis, après une courte prière, mettant son casque en tête, il accompagna d'un sourire ces paroles: «Compagnons, Dieu est pour nous; voici ses ennemis et les nôtres; voici votre roi! Si vos cornettes vous manquent, ralliez-vous à mon panache blanc: vous le trouverez au chemin de la victoire et de l'honneur.» Le combat fut rude; un instant ses troupes cédèrent; Henri courut en avant: «Tournez visage, leur crie-t-il; si vous ne voulez combattre, regardez-moi mourir;» et il se précipita au plus épais des ennemis. Enfin la victoire est remportée: alors ce «bon Français,» qui appelait la guerre civile «un mal bien douloureux,» s'écria: «Quartier aux Français; mais mort aux étrangers!»
Depuis quelques années, Paris était en proie au plus affreux désordre. Les Espagnols avaient dévoilé leurs desseins, et les plus acharnés d'entre les ligueurs les soutenaient seuls. Le bon sens ne triomphait pas encore des passions, mais parlait déjà avec hardiesse. Henri de Navarre résolut enfin d'aider le parti royaliste en supprimant l'objection qu'on lui faisait toujours de sa religion. Les plus fidèles de ses conseillers huguenots l'encourageaient à faire le sacrifice que lui demandait le peuple. Le 25 juillet 1593, Henri abjura solennellement à Saint-Denis la religion protestante et fut sacré à Chartres le 27 février 1594.
Sully trouva de l'argent, tout en murmurant, pour acheter les gouverneurs des villes. «S'il fallait les prendre par la force, disait le roi, elles nous coûteraient dix fois autant.» Brissac, après avoir fait ses conditions, livra Paris (mars 1594), où Henri IV entra salué avec une allégresse sincère, car ce n'était pas l'homme mais l'hérétique qu'on avait combattu en lui. Le jour même, la garnison espagnole se retira avec les honneurs de la guerre. Henri la regarda partir, et, saluant les chefs, leur dit: «Messieurs, recommandez-moi à votre maître, mais n'y revenez plus.» Il promet de tout oublier, mais il n'oublie pas qu'il a été obligé d'acheter sa capitale et les plus grandes villes de son royaume. «Que dites-vous de me voir ainsi à Paris?» demande-t-il à son secrétaire.—Je dis qu'on a rendu à César ce qui appartient à César, comme il faut rendre à Dieu ce qui est à Dieu.—Dame, répondit le roi, on ne m'a pas fait comme à César: car on ne me l'a pas rendu, on me l'a bien vendu.» Et cela était dit en présence de Brissac et d'autres vendeurs. Toutefois il n'a aucune pensée de vengeance. Il accepte, il recherche les services de ceux qui l'ont combattu.
En 1598 les Espagnols quittent la France. Henri IV a terminé la guerre étrangère en signant avec Philippe II la paix de Vervins.
L’Édit de Nantes.—Il a déjà enlevé tout prétexte aux discordes civiles en accordant aux protestants l'exercice de leur culte et même de grandes garanties. C'est l'Édit de Nantes (1598). Henri ne voulait plus de partis. «Je couperai, disait-il, les racines de toutes ces factions. Je ne détruirai pas la religion réformée, ajoutait-il, mais la faction huguenote si elle se mutine. Il ne faut plus faire de distinction de catholiques et de huguenots: il faut que tous soient bons Français.»
Un grand ministre aida Henri IV dans la tâche immense qu'il avait entreprise de réparer les désastres de quarante ans de guerre civile. C'était le baron de Rosny, plus tard duc de Sully, né au château de Rosny, près de Mantes, en 1560. Tout jeune il avait échappé au massacre de la Saint-Barthélemy par une présence d'esprit rare chez un enfant de douze ans: ayant pris sous son bras un gros missel, il avait traversé les rues pleines de bandes furieuses et avait couru se réfugier à son collège, dont le principal le cacha. Il resta toujours attaché au parti protestant, servant d'abord dans l'infanterie, pour apprendre le métier des armes,—ce qui répugnait fort aux gentilshommes;—il combattit avec beaucoup de courage pour sa religion, fut souvent blessé, et particulièrement à Ivry, où Henri, qui le croyait presque mort lorsqu'on l'emporta, l'embrassa avec joie.
Sully remit l'ordre dans les finances: ce qui n'était pas chose facile dans un siècle où ceux qui maniaient l'argent de l'État le prenaient pour eux, puis tourna son attention vers l'agriculture. Des routes furent percées et plantées d'arbres. Le commerce se ranima. Sully permit de vendre des grains à l'étranger: ce qui stimula énergiquement les paysans à produire du blé.
La plus grande entente ne cessait d'exister entre le maître et le serviteur. «Je suis plus fort en mon conseil, quand je sais que vous y êtes,» écrivait un jour Henri pour hâter le retour de Sully.
Henri aidait son ministre dans toutes ses améliorations; il aimait les petites gens. Quand il allait par le pays, il s'arrêtait pour parler au peuple, s'informait des passants d'où ils venaient, où ils allaient, quelles denrées ils portaient, quel était le prix de chaque chose, et, remarquant qu'il semblait à plusieurs que cette facilité populaire offensait la gravité royale, il disait: «Les rois tenaient à déshonneur de savoir combien valait un écu, et moi je voudrais savoir ce que vaut un liard, combien de peines ont ces pauvres gens pour l'acquérir, afin qu'ils ne soient chargés que selon leur portée.» Dans les campagnes on aimait à répéter des mots de lui qui couraient: «Si l'on ruine le peuple, qui soutiendra les charges de l'État?»
Le 14 mai, 1610, Henri IV était agité: il ne pouvait ni s'occuper ni dormir. «Votre Majesté devrait sortir, dit un garde, et prendre l'air: cela la réjouirait.—Tu as raison: qu'on apprête mon carrosse.» Comme le temps était beau et chaud, on prit un carrosse tout ouvert. Henri y monta avec les ducs d'Épernon et Montbazon et cinq autres seigneurs, sans escorte: seulement quelques gentilshommes à cheval et valets de pied suivirent. On se dirigea vers l'Arsenal, où le roi voulait voir Sully malade. En passant de la rue Saint-Honoré dans la rue de la Ferronnerie, un embarras de voitures arrêta le carrosse. François Ravaillac l'avait suivi depuis le Louvre; il monta sur une borne, et comme le roi était attentif à écouter une lettre que le duc d'Épernon lisait, le misérable s'élança et frappa Henri IV de deux coups de couteau dans la région du cœur. Pendant que les archers arrêtaient l'assassin et l'emmenaient prisonnier dans un hôtel voisin pour le soustraire à la fureur de la foule, les seigneurs couvrirent Henri IV d'un manteau et firent retourner le carrosse vers le Louvre. Ils répandaient le bruit que le roi n'était que blessé, mais Henri IV était mort sur-le-champ, et, quand le peuple connut la vérité, ce fut un deuil universel, car aucun roi n'avait été, comme Henri IV, à la fois grand et bon.