Histoire de France (Volume 1/19)
The Project Gutenberg eBook of Histoire de France (Volume 1/19)
Title: Histoire de France (Volume 1/19)
Author: Jules Michelet
Release date: January 13, 2015 [eBook #47969]
Most recently updated: October 24, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DE FRANCE
HISTOIRE DE FRANCE
PAR
JULES MICHELET
18 beaux et forts vol. in-8o à 7 fr. 50 c. avec illustrations
à 7 francs, sans illustrations
DIVISION DE L'OUVRAGE
Histoire de France durant le moyen âge.
- Tomes I et II.—Les Celtes.—Les Gaulois.—Les Francs.—Le Monde germanique.—Mérovingiens.—Carlovingiens.—La France féodale.—Les Croisades.—Les Communes.—La Guerre des Albigeois.
- Tomes III et IV.—Saint Louis.—Les Vêpres siciliennes.—Philippe le Bel.—Les Templiers.—Les Valois.—Charles VI.—Jean sans Peur.—Les d'Orléans et les d'Armagnac.
- Tome V.—La Maison de Bourgogne.—Les Guerres avec l'Angleterre.
- Tome VI.—Jeanne d'Arc.—Charles VII.—Les ducs de Bourgogne.
- Tome VII.—Louis XI.—Charles le Téméraire.
Histoire de France au XVIe siècle.
- Tome VIII.—La Renaissance.
- Tome IX.—La Réforme.
- Tome X.—Les Guerres de Religion.
- Tome XI.—La Ligue et Henri IV.
Histoire de France au XVIIe siècle.
- Tome XII.—Henri IV et Richelieu.
- Tome XIII.—Richelieu et la Fronde.
- Tome XIV.—Louis XIV et la Révocation de l'Édit de Nantes.
- Tome XV.—Louis XIV et le duc de Bourgogne.
Histoire de France au XVIIIe siècle.
- Tome XVI.—La Régence.
- Tome XVII.—Louis XV.
- Tome XVIII.—Louis XV et Louis XVI.
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE
PAR
JULES MICHELET
8 beaux et forts volumes in-8o à 7 fr. 50 c. avec illustrations
à 7 francs, sans illustrations.
Paris.—Imprimerie Moderne (Barthier, dr), rue J.-J. Rousseau, 61.
HISTOIRE
DE FRANCE
PAR
J. MICHELET
NOUVELLE ÉDITION, REVUE ET AUGMENTÉE
TOME PREMIER
PARIS
LIBRAIRIE INTERNATIONALE
A. LACROIX & Cie, ÉDITEURS
13, rue du Faubourg-Montmartre, 13
1876
Tous droits de traduction et de reproduction réservés.
PRÉFACE DE 1869
Cette œuvre laborieuse d'environ quarante ans fut conçue d'un moment, de l'éclair de Juillet. Dans ces jours mémorables, une grande lumière se fit, et j'aperçus la France.
Elle avait des annales, et non point une histoire. Des hommes éminents l'avaient étudiée surtout au point de vue politique. Nul n'avait pénétré dans l'infini détail des développements divers de son activité (religieuse, économique, artistique, etc.). Nul ne l'avait encore embrassée du regard dans l'unité vivante des éléments naturels et géographiques qui l'ont constituée. Le premier je la vis comme une âme et une personne.
L'illustre Sismondi, ce persévérant travailleur, honnête et judicieux, dans ses annales politiques, s'élève rarement aux vues d'ensemble. Et, d'autre part, il n'entre guère dans les recherches érudites. Lui-même avoue loyalement qu'écrivant à Genève il n'avait sous la main ni les actes ni les manuscrits.
Au reste, jusqu'en 1830 (même jusqu'en 1836), aucun des historiens remarquables de cette époque n'avait senti encore le besoin de chercher les faits hors des livres imprimés, aux sources primitives, la plupart inédites alors, aux manuscrits de nos bibliothèques, aux documents de nos archives.
Cette noble pléïade historique qui, de 1820 à 1830, jette un si grand éclat, MM. de Barante, Guizot, Mignet, Thiers, Augustin Thierry, envisagea l'histoire par des points de vue spéciaux et divers. Tel fut préoccupé de l'élément de race, tel des institutions, etc., sans voir peut-être assez combien ces choses s'isolent difficilement, combien chacune d'elles réagit sur les autres. La race, par exemple, reste-t-elle identique sans subir l'influence des mœurs changeantes? Les institutions peuvent-elles s'étudier suffisamment sans tenir compte de l'histoire des idées, de mille circonstances sociales dont elles surgissent? Ces spécialités ont toujours quelque chose d'un peu artificiel, qui prétend éclaircir, et pourtant peut donner de faux profils, nous tromper sur l'ensemble, en dérober l'harmonie supérieure.
La vie a une condition souveraine et bien exigeante. Elle n'est véritablement la vie qu'autant qu'elle est complète. Ses organes sont tous solidaires et ils n'agissent que d'ensemble. Nos fonctions se lient, se supposent l'une l'autre. Qu'une seule manque, et rien ne vit plus. On croyait autrefois pouvoir par le scalpel isoler, suivre à part chacun de nos systèmes; cela ne se peut pas, car tout influe sur tout.
Ainsi, ou tout, ou rien. Pour retrouver la vie historique, il faudrait patiemment la suivre en toutes ses voies, toutes ses formes, tous ses éléments. Mais il faudrait aussi, d'une passion plus grande encore, refaire et rétablir le jeu de tout cela, l'action réciproque de ces forces diverses dans un puissant mouvement qui redeviendrait la vie même.
Un maître dont j'ai eu, non le génie sans doute, mais la violente volonté, Géricault, entrant dans le Louvre (dans le Louvre d'alors où tout l'art de l'Europe se trouvait réuni), ne parut pas troublé. Il dit: «C'est bien! je m'en vais le refaire.» En rapides ébauches qu'il n'a jamais signées, il allait saisissant et s'appropriant tout. Et, sans 1815, il eût tenu parole. Telles sont les passions, les furies du bel âge.
Plus compliqué encore, plus effrayant était mon problème historique posé comme résurrection de la vie intégrale, non pas dans ses surfaces, mais dans ses organismes intérieurs et profonds. Nul homme sage n'y eût songé. Par bonheur, je ne l'étais pas.
Dans le brillant matin de Juillet, sa vaste espérance, sa puissante électricité, cette entreprise surhumaine n'effraya pas un jeune cœur. Nul obstacle à certaines heures. Tout se simplifie par la flamme. Mille choses embrouillées s'y résolvent, y retrouvent leurs vrais rapports, et (s'harmonisant) s'illuminent. Bien des ressorts, inertes et lourds s'ils gisent à part, roulent d'eux-mêmes, s'ils sont replacés dans l'ensemble.
Telle fut ma foi du moins, et cet acte de foi, quelle que fût ma faiblesse, agit. Ce mouvement immense s'ébranla sous mes yeux. Ces forces variées, et de nature et d'art, se cherchèrent, s'arrangèrent, malaisément d'abord. Les membres du grand corps, peuples, races, contrées, s'agencèrent de la mer au Rhin, au Rhône, aux Alpes, et les siècles marchèrent de la Gaule à la France.
Tous, amis, ennemis, dirent «que c'était vivant.» Mais quels sont les vrais signes bien certains de la vie? Par certaine dextérité, on obtient de l'animation, une sorte de chaleur. Parfois le galvanisme semble dépasser la vie même par ses bonds, ses efforts, des contrastes heurtés, des surprises, de petits miracles. La vraie vie a un signe tout différent, sa continuité. Née d'un jet, elle dure, et croît placidement, lentement, uno tenore. Son unité n'est pas celle d'une petite pièce en cinq actes, mais (dans un développement souvent immense) l'harmonique identité d'âme.
La plus sévère critique, si elle juge l'ensemble de mon livre, n'y méconnaîtra pas ces hautes conditions de la vie. Il n'a été nullement précipité, brusqué; il a eu, tout au moins, le mérite de la lenteur. Du premier au dernier volume, la méthode est la même; telle elle est en un mot dans ma Géographie, telle en mon Louis XV, et telle en ma Révolution. Ce qui n'est pas moins rare dans un travail de tant d'années, c'est que la forme et la couleur s'y soutiennent. Mêmes qualités, mêmes défauts. Si ceux-ci avaient disparu, l'œuvre serait hétérogène, discolore, elle aurait perdu sa personnalité. Telle quelle, il vaut mieux qu'elle reste harmonique et un tout vivant.
Lorsque je commençai, un livre de génie existait, celui de Thierry. Sagace et pénétrant, délicat interprète, grand ciseleur, admirable ouvrier, mais trop asservi à un maître. Ce maître, ce tyran, c'est le point de vue exclusif, systématique, de la perpétuité des races. Ce qui fait, au total, la beauté de ce grand livre, c'est qu'avec ce système, qu'on croirait fataliste, partout on sent respirer en dessous un cœur ému contre la force fatale, l'invasion, tout plein de l'âme nationale et du droit de la liberté.
Je l'ai aimé beaucoup et admiré. Cependant, le dirai-je? ni le matériel, ni le spirituel, ne me suffisait dans son livre.
Le matériel, la race, le peuple qui la continue, me paraissaient avoir besoin qu'on mît dessous une bonne forte base, la terre, qui les portât et les nourrît. Sans une base géographique, le peuple, l'acteur historique, semble marcher en l'air comme dans les peintures chinoises où le sol manque. Et notez que ce sol n'est pas seulement le théâtre de l'action. Par la nourriture, le climat, etc., il y influe de cent manières. Tel le nid, tel l'oiseau. Telle la patrie, tel l'homme.
La race, élément fort et dominant aux temps barbares, avant le grand travail des nations, est moins sensible, est faible, effacée presque, à mesure que chacune s'élabore, se personnifie. L'illustre M. Mill dit fort bien: «Pour se dispenser de l'étude des influences morales et sociales, ce serait un moyen trop aisé que d'attribuer les différences de caractère, de conduite, à des différences naturelles indestructibles[1].»
Contre ceux qui poursuivent cet élément de race et l'exagèrent aux temps modernes, je dégageai de l'histoire elle-même un fait moral énorme et trop peu remarqué. C'est le puissant travail de soi sur soi, où la France, par son progrès propre, va transformant tous ses éléments bruts. De l'élément romain municipal, des tribus allemandes, du clan celtique, annulés, disparus, nous avons tiré à la longue des résultats tout autres, et contraires même, en grande partie, à tout ce qui les précéda.
La vie a sur elle-même une action de personnel enfantement, qui, de matériaux préexistants, nous crée des choses absolument nouvelles. Du pain, des fruits, que j'ai mangés, je fais du sang rouge et salé qui ne rappelle en rien ces aliments d'où je les tire.—Ainsi va la vie historique, ainsi va chaque peuple se faisant, s'engendrant, broyant, amalgamant des éléments, qui y restent sans doute à l'état obscur et confus, mais sont bien peu de chose relativement à ce que fit le long travail de la grande âme.
La France a fait la France, et l'élément fatal de race m'y semble secondaire. Elle est fille de sa liberté. Dans le progrès humain, la part essentielle est à la force vive, qu'on appelle homme. L'homme est son propre Prométhée.
En résumé, l'histoire, telle que je la voyais en ces hommes éminents (et plusieurs admirables) qui la représentaient, me paraissait encore faible en ses deux méthodes:
Trop peu matérielle, tenant compte des races, non du sol, du climat, des aliments, de tant de circonstances physiques et physiologiques.
Trop peu spirituelle, parlant des lois, des actes politiques, non des idées, des mœurs, non du grand mouvement progressif, intérieur, de l'âme nationale.
Surtout peu curieuse du menu détail érudit, où le meilleur, peut-être, restait enfoui aux sources inédites.
Ma vie fut en ce livre, elle a passé en lui. Il a été mon seul événement. Mais cette identité du livre et de l'auteur n'a-t-elle pas un danger? L'œuvre n'est-elle pas colorée des sentiments, du temps, de celui qui l'a faite?
C'est ce qu'on voit toujours. Nul portrait si exact, si conforme au modèle, que l'artiste n'y mette un peu de lui. Nos maîtres en histoire ne se sont pas soustraits à cette loi. Tacite, en son Tibère, se peint aussi avec l'étouffement de son temps, «les quinze longues années» de silence. Thierry, en nous contant Klodowig, Guillaume et sa conquête, a le souffle intérieur, l'émotion de la France envahie récemment, et son opposition au règne qui semblait celui de l'étranger.
Si c'est là un défaut, il nous faut avouer qu'il nous rend bien service. L'historien qui en est dépourvu, qui entreprend de s'effacer en écrivant, de ne pas être, de suivre par derrière la chronique contemporaine (comme Barante a fait pour Froissart), n'est point du tout historien. Le vieux chroniqueur, très-charmant, est absolument incapable de dire à son pauvre valet qui va sur ses talons, ce que c'est que le grand, le sombre, le terrible quatorzième siècle. Pour le savoir, il faut toutes nos forces d'analyse et d'érudition, il faut un grand engin qui perce les mystères, inaccessibles à ce conteur. Quel engin, quel moyen? La personnalité moderne, si puissante et tant agrandie.
En pénétrant l'objet de plus en plus, on l'aime, et dès lors on regarde avec un intérêt croissant. Le cœur ému à la seconde vue, voit mille choses invisibles au peuple indifférent. L'histoire, l'historien, se mêlent en ce regard. Est-ce un bien? est-ce un mal? Là s'opère une chose que l'on n'a point décrite et que nous devons révéler:
C'est que l'histoire, dans le progrès du temps, fait l'historien bien plus qu'elle n'est faite par lui. Mon livre m'a créé. C'est moi qui fus son œuvre. Ce fils a fait son père. S'il est sorti de moi d'abord, de mon orage (trouble encore) de jeunesse, il m'a rendu bien plus en force et en lumière, même en chaleur féconde, en puissance réelle de ressusciter le passé. Si nous nous ressemblons, c'est bien. Les traits qu'il a de moi sont en grande partie ceux que je lui devais, que j'ai tenus de lui.
Ma destinée m'a bien favorisé. J'ai eu deux choses assez rares, et qui ont fait cette œuvre.
D'abord la liberté, qui en a été l'âme.
Puis des devoirs utiles qui, en ralentissant, en retardant l'exécution, la firent plus réfléchie, plus forte, lui donnèrent la solidité, les robustes bases du temps.
J'étais libre par la solitude, la pauvreté et la simplicité de vie, libre par mon enseignement. Sous le ministère Martignac (un court moment de libéralité), on s'avisa de refaire l'École normale, et M. Letronne, que l'on consulta, me fit donner l'enseignement de la philosophie et de l'histoire. Mon Précis, mon Vico, publiés en 1827, lui paraissaient des titres suffisants. Ce double enseignement que j'eus encore plus tard au Collége de France, m'ouvrait un infini de liberté. Mon domaine sans bornes comprenait tout fait, toute idée.
Je n'eus de maître que Vico. Son principe de la force vive, de l'humanité qui se crée, fit et mon livre et mon enseignement.
Je restai à bonne distance des doctrinaires, majestueux, stériles, et du grand torrent romantique de «l'art pour l'art.» J'étais mon monde en moi. En moi j'avais ma vie, mes renouvellements et ma fécondité; mais mes dangers aussi. Quels? mon cœur, ma jeunesse, ma méthode elle-même, et la condition nouvelle imposée à l'histoire: non plus de raconter seulement ou juger, mais d'évoquer, refaire, ressusciter les âges. Avoir assez de flamme pour réchauffer des cendres refroidies si longtemps, c'était le premier point, non sans péril. Mais le second, plus périlleux peut-être, c'était d'être en commerce intime avec ces morts ressuscités, qui sait? d'être enfin un des leurs?
Mes premières pages après Juillet, écrites sur les pavés brûlants, étaient un regard sur le monde, l'Histoire universelle, comme combat de la liberté, sa victoire incessante sur le monde fatal, bref comme un Juillet éternel.
Ce petit livre, d'un incroyable élan, d'un vol rapide, procédait à la fois (comme j'ai fait toujours) par deux ailes, Nature et Esprit, deux interprétations du grand mouvement général. Ma méthode y était déjà. J'y disais en 1830 ce que j'ai dit (dans la Sorcière) de Satan, nom bizarre de la liberté jeune encore, militante d'abord, négative, mais créatrice plus tard, de plus en plus féconde.
Jouffroy venait d'articuler en 1829 le mot essentiel de la Restauration: «Comme les dogmes finissent.» En Juillet, l'église se trouva désertée. Aucun libre penseur n'aurait douté alors que la prophétie de Montesquieu sur la mort du catholicisme, ne dût bientôt être accomplie.
J'étais sous ce rapport l'homme peut-être le plus libre du monde, ayant eu le rare avantage de ne pas subir la funeste éducation qui surprend les âmes avant l'âge, et d'abord les chloroformise. L'église était pour moi un monde étranger, de curiosité pure, comme eût été la lune. Ce que je savais le mieux de cet astre pâli, c'est que ses jours étaient comptés, qu'il avait peu à vivre. Mais qui succéderait? C'était la question. Elle était embrouillée du choléra moral qui suivit de si près Juillet, le désillusionnement, la perte des hautes espérances. On se rua en bas. Le roman, le théâtre éclatèrent en laideurs hardies. Le talent abondait, mais la brutalité grossière; non pas l'orgie féconde des vieux cultes de la nature qui ont eu sa grandeur, mais un emportement voulu de matérialité stérile. Beaucoup d'enflure, et peu dessous.
Le texte originaire qui précéda Juillet avait été Honneur à l'Industrie, nouvelle reine du monde, qui dompte, subjugue la matière.—Après Juillet, cela fut retourné: la matière, à son tour, subjugua l'énergie humaine.
Ce dernier fait n'est pas rare dans l'histoire. Rien de plus vieux que cette idée du droit de la matière qui veut avoir son tour. Mais ce qui la rendait choquante chez les Saint-Simoniens, c'était la laideur d'un Janus[2], conservant dans ce culte l'imitation servile de l'institution catholique.
À une séance solennelle où nous fûmes invités, Quinet et moi, nous vîmes avec admiration dans cette religion de la banque un retour singulier de ce qu'on disait abolir. Nous vîmes un clergé et un pape; nous vîmes le prédicateur recevoir de ce pape par l'imposition des mains la transmission de la Grâce. Il dit: «À bas la croix!» Mais elle était présente par les formes sacerdotales, autoritaires, du moyen âge. La vieille religion que l'on disait combattre, on la renouvelait en ce qu'elle a de pire; confession, direction, rien n'y manquait. Les capuccini revenaient, banquiers, industriels. La suavité fade d'un nouveau Molinos faisait odorer le Jesû.
Qu'on supprimât le moyen âge, à la bonne heure. Mais c'est qu'on le volait. Cela me parut fort. En rentrant, d'un élan aveugle et généreux, j'écrivis un mot vif pour ce mourant qu'on pillait pendant l'agonie. Ces lignes juvéniles, étourdies si l'on veut, mais sans doute excusables comme mouvement du cœur, n'allaient guère dans mon petit livre inspiré de Juillet et de la Liberté, de sa victoire sur le clergé. Elles détonnaient fort à côté de Satan, que ce livre présente comme un mythe de la liberté. N'importe. Elles y sont, et me font rire encore. De telles contradictions apparentes n'embarrassaient guère un jeune artiste, de foi arrêtée, mais candide, et sans calcul, sentant peu le péril d'être tendre pour l'ennemi.
J'étais artiste et écrivain alors, bien plus qu'historien. Il y paraît aux deux premiers volumes (France du Moyen âge). On n'avait pas encore publié tous les documents qui ont éclairé ces ténèbres, l'abîme de ces longues misères. Le grand effet d'ensemble qui en sortait pour moi était celui d'une harmonie lugubre, symphonie colossale, dont les dissonnances innombrables frappaient encore peu mon oreille. C'est un défaut très-grave. Le cri de la Raison par Abailard, l'immense mouvement de 1200, si cruellement étouffé, y sont trop peu sentis, trop immolés à l'effet artistique de la grande unité.
Et pourtant aujourd'hui, ayant traversé tant d'années, des âges, des mondes différents, en relisant ce livre, et voyant très-bien ses défauts, je dis:
«On ne peut y toucher.»
Il fut écrit dans une solitude, une liberté, une pureté, une haute tension d'esprit, rares, vraiment singulières. Sa candeur, sa passion, l'énorme quantité de vie qui l'anime, plaident pour lui auprès de moi, le soutiennent devant mon regard. La droiture de la jeunesse se sent dans les erreurs même. Les grands résultats généraux y sont, au total, obtenus. Pour la première fois paraît l'âme de la France en sa vive personnalité, et non moins en pleine lumière l'impuissance de l'Église.
Impuissance radicale et constatée deux fois.
On voit, au premier volume, l'Église, reine sous Dagobert et sous les Carlovingiens, ne pouvoir rien pour le monde, rien pour l'ordre social (an 1000).
On voit, au second volume, comment ayant fait un roi prêtre, un roi abbé, chanoine son fils aîné, le roi de France, elle écrase ses ennemis (1200), étouffe le libre Esprit, n'opère nulle réforme morale. Enfin éclipsée, dépassée par saint Louis, elle est (avant 1300) subordonnée, dominée par l'État.
Voilà la part certaine du réel dans ces deux volumes. Mais dans celle du mirage, de l'illusion poétique, peut-on dire que tout soit faux? non.
Celle-ci exprime l'idée qu'un tel âge avait de lui-même, dit ce qu'il songea et voulut. Elle le représente au vrai dans son aspiration, la tristesse profonde, la rêverie qui le retient devant l'Église, pleurant sous sa niche de pierre, soupirant, attendant ce qui ne vient jamais.
Il fallait bien retrouver cette idée que le Moyen âge eut de lui, refaire son élan, son désir, son âme, avant de le juger. Qui devait retrouver son âme? Apparemment nos grands écrivains qui tous eurent l'éducation catholique. Comment donc se fait-il que ces génies, si bien préparés à cela, aient tourné autour de l'église sans y entrer, pour ainsi dire, sans pénétrer à ce qui fut dedans? Les uns cherchent aux échos des parvis ou des cloîtres des motifs à leurs mélodies. D'autres, d'un grand effort et d'un puissant ciseau, fouillent les ornements, arment les tours, les combles, de masques redoutables, de gnomes, de diables grimaçants. Mais l'Église elle-même, ce n'est pas tout cela. Refaisons-la d'abord.
Le singulier est là: c'est que le seul qui eût assez d'amour pour recréer, refaire ce monde intérieur de l'église, c'est celui qu'elle n'éleva point, celui qui jamais n'y communia, qui n'eut de foi que l'humanité même, nul credo imposé, rien que le libre esprit.
Celui-ci aborda la morte chose avec un sens humain, ayant le très-grand avantage de n'avoir pas passé par le prêtre, les lourdes formules qui enterrèrent le Moyen âge. L'incantation d'un rituel fini, n'aurait rien fait. Tout serait resté froide cendre. Et d'autre part si l'histoire fût venue dans sa sévérité critique, dans l'absolue justice, je ne sais si ces morts auraient osé revivre. Ils se seraient plutôt cachés dans leurs tombeaux.
J'avais une belle maladie qui assombrit ma jeunesse, mais bien propre à l'historien. J'aimais la mort. J'avais vécu neuf ans à la porte du Père-Lachaise, alors ma seule promenade. Puis j'habitai vers la Bièvre, au milieu de grands jardins de couvents, autres sépulcres. Je menais une vie que le monde aurait pu dire enterrée, n'ayant de société que celle du passé, et pour amis les peuples ensevelis. Refaisant leur légende, je réveillais en eux mille choses évanouies. Certains chants de nourrice dont j'avais le secret, étaient d'un effet sûr. À l'accent ils croyaient que j'étais un des leurs. Le don que saint Louis demande et n'obtient pas, je l'eus: «le don des larmes.»
Don puissant, très-fécond. Tous ceux que j'ai pleurés, peuples et dieux, revivaient. Cette magie naïve avait une efficacité d'évocation presque infaillible. On avait par exemple épelé, déchiffré l'Égypte, fouillé ses tombes, non retrouvé son âme. Le climat pour les uns, pour d'autres tels symboles de subtilité vaine, c'était l'explication. Moi je l'ai prise au cœur d'Isis, dans les douleurs du peuple, l'éternel deuil et l'éternelle blessure de la famille du fellah, dans sa vie incertaine, dans les captivités, les razzias d'Afrique, le grand commerce d'hommes, de Nubie en Syrie. L'homme enlevé au loin, lié aux durs travaux, l'homme fait arbre ou attaché à l'arbre, cloué, mutilé, démembré, c'est l'universelle Passion de tant de dieux (Osiris, Adonis, Iacchus, Athis, etc.). Que de Christs, et que de Calvaires! que de complaintes funèbres? Que de pleurs sur tout le chemin (V. la petite Bible, 1864).
Je n'ai eu nul autre art en 1833. Une larme, une seule, jetée aux fondements de l'église gothique, suffit pour l'évoquer. Quelque chose en jaillit d'humain, le sang de la légende, et, par ce jet puissant, tout monta vers le ciel. Du dedans au dehors, tout ressortit en fleurs,—de pierre? non, mais des fleurs de vie.—Les sculpter? approcher le fer et le ciseau? j'en aurais eu horreur et j'aurais cru en voir sortir du sang!
Voulez-vous bien savoir pourquoi j'étais si tendre pour ces dieux? c'est qu'ils meurent. Tous à leur tour s'en vont. Chacun, tout comme nous, ayant reçu un peu l'eau lustrale et les pleurs, descend aux pyramides, aux hypogées, aux catacombes. Hélas! qu'en revient-il? Qu'après trois jours (chacun de trois mille ans), un léger souffle en puisse reparaître, je ne le nierai pas. L'âme Indienne n'est pas absente de la terre; elle y revient par la tendresse qu'elle eut pour toute vie. L'Égypte a eu en ce monde toujours un bel écho dans l'amour de la mort et l'espoir d'immortalité. La fine âme Chrétienne, en ses suavités, ne peut jamais sans doute s'exhaler sans retour. Sa légende a péri, mais ce n'est pas assez. Il lui faut dépouiller la terrible injustice (la Grâce, l'Arbitraire), qui est le nœud, le cœur le vrai fond de son dogme. C'est dur, mais il lui faut mourir en cela même, accepter franchement sa pénitence, sa purification, et l'expiation de la mort.
Des sages me disaient: «Ce n'est pas sans danger de vivre à ce point-là dans cette intimité de l'autre monde. Tous les morts sont si bons! Toutes ces figures pacifiées et devenues si douces, ont des puissances étranges de fantastique illusion. Vous allez parmi elles prendre d'étranges rêves, et qui sait? des attachements. Qui vit trop là, en devient blême. On risque d'y trouver la blanche Fiancée, si pâle et si charmante, qui boit le sang de votre cœur! Faites au moins comme Énée, qui ne s'y aventure que l'épée à la main pour chasser ces images, ne pas être pris de trop près (Ferro diverberat umbras).»
L'épée! triste conseil. Quoi! j'aurais durement, quand ces images aimées venaient à moi pour vivre, moi je les aurais écartées! Quelle funeste sagesse!... Oh! que les philosophes ignorent parfaitement le vrai fond de l'artiste, le talisman secret qui fait la force de l'histoire, lui permet de passer, repasser à travers les morts!
Sachez donc, ignorants, que, sans épée, sans armes, sans quereller ces âmes confiantes qui réclament la résurrection, l'art, en les accueillant, en leur rendant le souffle, l'art pourtant garde en lui sa lucidité tout entière. Je ne dis nullement l'ironie où beaucoup ont mis le fond de l'art, mais la forte dualité qui fait qu'en les aimant, il n'en voit pas moins bien ce qu'elles sont, «que ce sont des morts.»
Les plus grands artistes du monde, les génies qui si tendrement regardent la nature, me permettront ici une bien humble comparaison. Avez-vous vu parfois le sérieux touchant de la jeune enfant, innocente, et cependant émue de sa maternité future, qui berce l'œuvre de ses mains, de son baiser l'anime, lui dit du cœur: Ma fille!... Si vous y touchez durement, elle se trouble et elle crie. Et cela n'empêche pas qu'au fond elle ne sache quel est cet être qu'elle anime, fait parler, raisonner, vivifie de son âme.
Petite image et grande chose. Voilà justement l'art en sa conception. Telle est sa condition essentielle de fécondité. C'est l'amour, mais c'est le sourire. C'est ce sourire aimant qui crée.
Si le sourire est dépassé, si l'ironie commence, la dure critique et la logique, alors la vie a froid, se retire, se contracte, et l'on ne produit rien du tout. Les faibles, les stériles, qui, en voulant produire, mêlent à leur triste enfant des quoique, des nisi, ces graves imbéciles ignorent qu'au froid milieu nulle vie ne surgira; de leur néant glacé sortira... le néant.
La mort peut apparaître au moment de l'amour, dans l'élan créateur. Mais que ce soit alors dans l'infinie tendresse, les larmes et la pitié (c'est de l'amour encore). Aux moments très-émus où je couvai, refis la vie de l'Église chrétienne, j'énonçai sans détour la sentence de sa mort prochaine, j'en étais attendri. La recréant par l'art, je dis à la malade ce que demande à Dieu Ézéchias. Rien de plus. Conclure que je suis catholique! quoi de plus insensé! Le croyant ne dit pas cet office des morts sur un agonisant qu'il croit être éternel.
Ces deux volumes réussirent et furent acceptés du public. J'avais posé le premier la France comme une personne. Moins exclusif que Thierry, et subordonnant les races, j'avais marqué fortement le principe géographique des influences locales, et d'autre part, le travail général de la nation qui se crée, se fait elle-même. J'avais dans mon aveugle élan pour le gothique, fait germer du sang la pierre, et l'église fleurir, monter comme la fleur des légendes. Cela plut. Moins à moi. Il y avait une grande flamme. J'y trouvai trop de subtil, trop d'esprit, trop de système.
Quatre ans entiers s'écoulèrent avant le IIIe volume (qui commence vers 1300). En le préparant j'essayai de m'étendre, de m'approfondir, d'être plus humain, plus simple. Je m'assis pour quelque temps dans la maison de Luther, recueillant ses propos de table, tant de paroles mâles et fortes, touchantes, qui échappaient à ce bonhomme héroïque (1834). Mais rien ne me servit plus que le livre colossal de Grimm, ses Antiquités du droit allemand. Livre bien difficile, où, dans tous les dialectes, tous les âges de cette langue, sont exposés les symboles, les formules dont les Allemagnes si diverses ont consacré les grands actes de la vie humaine (naissance, mariage et mort, testament, vente, hommage, etc.). Je raconterai un jour la passion incroyable avec laquelle j'entrepris de comprendre et traduire ce livre. Je ne m'y renfermai pas. De nation à nation, j'allai ramassant partout, j'allai de l'Indus à l'Irlande, des Védas et de Zoroastre jusqu'à nous, thésaurisant ces formules primitives où l'humanité révèle si naïvement tant de choses intimes et profondes (1837).
Cela me fit un autre homme. Une transformation étrange s'opéra en moi; il me semblait que, jusque-là âpre et subtil, j'étais vieux, et que peu à peu, sous l'influence de la jeune humanité, moi aussi je devenais jeune. Rafraîchi de ces eaux vives, mon cœur fut un jardin de fleurs, comme dans la rosée du matin. Oh! l'aurore! oh! la douce enfance! oh! bonne nature naturelle! quelle santé cela fit en moi, après les desséchements de ma subtilité mystique! Comme elle m'apparut maigre, cette poésie byzantine, malade et stérile, étique! Je la ménageais encore. Mais qu'elle me semblait pauvre en présence de l'humanité! Je la possédais, celle-ci, je la tenais, je l'embrassais et dans le détail si riche de sa variété sans bornes (feuillue comme les forêts de l'Inde où chaque arbre est une forêt) et, en regardant de haut, je voyais son harmonie douce, clémente, qui n'étouffe rien; je saisissais le divin de son adorable unité.
Si richement abreuvé, alimenté de la nature, augmentant dans ma substance, j'eus un immense accroissement de solidité dans mon art, et (le dirai-je? mais c'est vrai) un accroissement de bonté, l'insouciance, l'ignorance absolue des concurrences, par suite une vaste sympathie pour l'homme (que je ne voyais guère), pour la société, le monde (que je ne fréquentai jamais).
J'avais la sécurité d'un corps devenu ferme et fort où la bonne nourriture a changé et remplacé par atome et molécule tout ce qui fut faible d'abord. Je n'étais pas même effleuré des malveillances doctrinaires. Non moins indifférent étais-je aux embûches des catholiques. Tout ce que j'accumulais (sans y songer, sans le vouloir), ces faits certains, innombrables, ces montagnes de vérités qui, dans mon travail persistant, montaient, s'exhaussaient chaque jour, tout cela se trouvait contre eux. Nul d'entre eux n'eût pu deviner la solide, la profonde base que j'y trouvais, telle que je n'avais ni besoin, ni idée de polémique. Ma force me faisait ma paix. Il leur eût fallu dix mille ans pour comprendre que ce qui leur semblait faiblesse, le doux sens humain, pacifique, qui allait croissant en moi, était justement ma force et ce qui m'éloignait d'eux[3].
Les salons demi-catholiques, bâtards, dans la fade atmosphère des amis de Chateaubriand, auraient été pour moi peut-être un piége plus dangereux. Le bon et aimable Ballanche, puis M. de Lamartine, plusieurs fois voulurent me conduire à l'Abbaye-aux-Bois. Je sentais parfaitement qu'un tel milieu, où tout était ménagement, convenance, m'aurait trop civilisé. Je n'avais qu'une seule force, ma virginité sauvage d'opinion, et la libre allure d'un art à moi et nouveau. Il eût bien fallu s'arranger, se faire plus modéré, plus sage qu'il ne me convenait de l'être. Les salons ont été pour moi dès ce moment très-hostiles. Doctrinaires et catholiques m'y ont constamment fait la guerre, m'attaquant peu dans le détail, me louant pour me détruire et m'ôter toute autorité: «C'est un écrivain, un poëte, un homme d'imagination.» Cela commença au moment où le premier, sortant l'histoire du vague dont ils se contentaient, je la fondai sur les actes, les manuscrits, l'enquête immense de mille documents variés.
Aucun historien que je sache, avant mon troisième volume (chose facile à vérifier), n'avait fait usage des pièces inédites. Cela commença par l'emploi que je fis, dans mon histoire, du mystérieux registre de l'Interrogatoire du Temple, enfermé quatre cents ans, caché, muré, interdit sous les peines les plus graves au Trésor de la Cathédrale, que les Harlay en tirèrent, qui vint à Saint-Germain-des-Prés, puis à la Bibliothèque. La Chronique, alors inédite, de Duguesclin m'aida aussi. L'énorme dépôt des Archives me fournissait une foule d'actes à l'appui de ces manuscrits, et pour bien d'autres sujets. C'est la première fois que l'histoire eut une base si sérieuse (1837).
Que serais-je devenu, dans ce XIVe siècle, si, m'attachant aux procédés de mes prédécesseurs les plus illustres, je m'étais fait le docile interprète de la narration du temps, son traducteur servile? Entrant aux siècles riches en actes et en pièces authentiques, l'histoire devient majeure, maîtresse de la chronique qu'elle domine, épure et juge. Armée de documents certains qu'ignora cette chronique, l'histoire, pour ainsi dire, la tient sur ses genoux comme un petit enfant dont elle écoute volontiers le babil, mais qu'il lui faut souvent reprendre et démentir.
Un exemple suffit pour me faire bien comprendre, celui que j'indiquais plus haut. Dans l'agréable histoire où M. de Barante suit si fidèlement, pas à pas, nos conteurs, Froissart, etc., il semble qu'il ne peut pas beaucoup se tromper en s'attachant à ces contemporains. Puis en voyant les actes, les documents divers, alors si dispersés, aujourd'hui réunis, on reconnaît que la chronique méconnut, ignora les grands aspects du temps. C'est un siècle déjà financier et légiste sous forme féodale. C'est souvent Pathelin sous le masque d'Arthur. L'avénement de l'or, du juif, le tissage des Flandres, le dominant commerce des laines en Angleterre et Flandres, c'est ce qui permit aux Anglais de vaincre par des troupes régulières, en partie mercenaires, soldées. La révolution économique rendit seule possible la révolution militaire, qui, par le rude échec de la chevalerie féodale, prépara, amena la révolution politique. Les tournois de Froissart, Monstrelet et la Toison d'or sont peu dans tout cela. C'est le petit côté.
À partir de ce temps (1837) j'ai donné, de volume en volume, l'indication, et souvent des extraits de manuscrits dont je signalai l'importance et qu'on a publiés plus tard.
Avec de tels appuis, supérieurs à toute chronique, l'histoire va grave et forte, avec autorité. Mais indépendamment de ces instruments propres, les actes et les pièces, des secours infinis lui arrivent de toutes parts.—Littérature et art, commerce, mille révélations indirectes lui viennent et de profil lui éclairent le récit central.—Elle entre dans un positif assuré par les divers contrôles que donnent toutes ces formes diverses de notre activité.
Ici encore je suis obligé de le dire, j'étais seul.—On ne donnait guère que l'histoire politique, les actes de gouvernement, quelque peu des institutions. On ne tenait nul compte de ce qui accompagne, explique, fonde en partie cette histoire politique, les circonstances sociales, économiques, industrielles, celles de la littérature et de l'idée.
Ce troisième volume (1300-1400) prend un siècle par tous ces aspects. Il n'est pas sans défauts. Il ne dit pas comment 1300 a été l'expiation de 1200, comment Boniface VIII a payé pour Innocent III. Il est sévère et trop pour les légistes, pour les hommes intrépides, qui souffletèrent l'idole par la main albigeoise du vaillant Nogaret. Mais il est, ce volume, neuf et fort, en tirant l'histoire surtout de la Révolution économique, de l'avénement de l'or, du juif et de Satan (roi des trésors cachés). Il donne fortement le caractère très-mercantile du temps.
Comment l'Angleterre et la Flandre furent mariées par la laine et le drap, comment l'Angleterre but la Flandre, s'imprégna d'elle, attirant à tout prix les tisserands chassés par les brutalités de la maison de Bourgogne: c'est le grand fait. L'Angleterre enrichie nous bat à Crécy, Poitiers et Azincourt, par des troupes réglées, qui enterrent la chevalerie. Grande révolution sociale.
La peste noire, la danse de Saint-Gui, les flagellants, et le sabbat, ces carnavals du désespoir, poussent le peuple, abandonné, sans chef, à agir pour lui-même. Le génie de la France en son Danton d'alors, Marcel, en son Paris, ses États généraux, éclate inattendu dans sa constitution, admirable de précocité,—ajournée, effacée par la petite sagesse négative de Charles V. Rien n'est guéri. Aggravé, au contraire, le mal arrive à son haut paroxysme, la furieuse folie de Charles VI.
J'ai défini l'histoire Résurrection. Si cela fut jamais, c'est au IVe volume (le Charles VI). Peut-être, en vérité, c'est trop. Ce fut fait d'un jet de douleur, avec l'emportement de cette âme d'alors, sauvage, charnelle et violente, cruelle et tendre, furieuse. Comme dans la Sorcière, plusieurs endroits sont diaboliques. Les morts y dansent,—non pour rire comme dans les ironies d'Holbein,—mais dans une douloureuse frénésie que l'on partage, qu'on gagne presque à regarder. Cela tournoie d'une vitesse étonnante, d'une fuite terrible. Et l'on ne respire pas. Point de halte, nulle diversion. Partout la continuité d'une base, émue, profonde; dessous, je ne sais quoi roule, un sourd tonnerre du cœur.
À travers tant de sombres choses, on tombe à une grande lumière,—la mort qui trône au Louvre,—dans un Paris désert, la mort réelle de la France sous la figure de l'Anglais, de Lancastre. Le roi des prêtres Henri, le damné pharisien, nous dit: «que nous n'avons péri qu'à cause de nos péchés.»
Je ne lui réponds pas; que ce soient les Anglais qui lui répondent eux-mêmes.
Ils disent qu'avant Azincourt, chaque Anglais avisa à son salut, se confessa; les Français s'embrassèrent, se pardonnèrent et oublièrent leurs haines.
Ils disent qu'en Espagne où Français, Anglais guerroyaient, ceux-ci mourant de faim, les Français les nourrirent.—Je m'en tiens à cela: c'est le parti de Dieu.
La plus grande légende de nos temps va venir. On la voit dans un germe effrayant surgir vers 1360, et rayonner sublime, charmante, attendrissante, en 1430 (3e et 5e volumes).
On avait entrevu la ville et les communes. Mais la campagne? qui la sait avant le XIVe siècle? Ce grand monde de ténèbres, ces masses innombrables, ignorées, cela perce un matin. Dans le tome troisième (d'érudition surtout), je n'étais pas en garde, ne m'attendais à rien, quand la figure de Jacques, dressée sur le sillon, me barra le chemin; figure monstrueuse et terrible. Une contraction du cœur convulsive eut lieu en moi... Grand Dieu! c'est là mon père? l'homme du Moyen âge?... «Oui... Voilà comme on m'a fait! Voilà mille ans de douleurs!...» Ces douleurs, à l'instant je les sentis qui remontaient en moi du fond des temps... C'était lui, c'était moi (même âme et même personne) qui avions souffert tout cela... De ces mille ans, une larme me vint, brûlante, pesante comme un monde, qui a percé la page. Nul (ami, ennemi) n'y passa sans pleurer.
L'aspect était terrible, et la voix était douce. Ma douleur s'en accrut. Sous ce masque effrayant était une âme humaine. Mystère profond, cruel. On ne le comprend pas sans remonter un peu.
Saint François, un enfant qui ne sait ce qu'il dit, et n'en parle que mieux, dit à ceux qui demandent quel est l'auteur de l'Imitatio: «L'auteur, c'est le Saint-Esprit.»
«Le Saint-Esprit, dit Joachim de Flore, c'est celui dont le règne arrive, après le règne de Jésus.»
C'est l'esprit d'union, d'amour, enfin sorti de l'étouffement de la légende. Les libres associations de confréries, communes, furent la plupart sous cette invocation. Tel fut, en 1200, à l'époque albigeoise, le culte et des communes, et des chevaliers du Midi, culte d'esprit nouveau que l'Église noya dans des torrents de sang.
L'Esprit, faible colombe, semble périr alors, s'évanouir. Il est dès ce moment dans l'air, et se respirera partout.
Même en ce petit livre, monastique et dévot, de l'Imitatio, vous trouvez des passages d'absolue solitude où manifestement l'Esprit remplace tout, où l'on ne voit plus rien, ni prêtre ni Église. Si l'on entend ses voix intérieures aux couvents, combien plus aux forêts, dans la libre Église sans bornes!—L'Esprit, du fond des chênes, parlait quand Jeanne d'Arc l'entendit, tressaillit, dit tendrement: «Mes voix!»
Voix saintes, voix de la conscience, qu'elle porte avec elle aux batailles, aux prisons, contre l'Anglais, contre l'Église. Là le monde est changé. À la résignation passive du chrétien (si utile aux tyrans), succède l'héroïque tendresse qui prend à cœur nos maux, qui veut mettre ici-bas la justice de Dieu, qui agit, qui combat, qui sauve et qui guérit.
Qui a fait ce miracle, contraire à l'Évangile? un amour supérieur, l'amour dans l'action, l'amour jusqu'à la mort; «la pitié qui estoit au royaume de France.»
Le spectacle est divin lorsque sur l'échafaud, l'enfant abandonnée et seule, contre le prêtre-roi, la meurtrière Église, maintient en pleines flammes son Église intérieure, et s'envole en disant: «Mes voix!»
Ce point est un de ceux où je dois observer combien mon histoire, accusée si légèrement «de poésie, de passion», a gardé au contraire la fermeté et la lucidité, même aux sujets touchants où il serait peut-être excusable de s'aveugler. Tous ont flotté ici, vu à travers les larmes la flamme du bûcher. Ému sans doute aussi, j'ai vu clair cependant et j'ai remarqué deux choses:
1o L'innocente héroïne a fait, sans s'en douter, bien plus que délivrer la France, elle a délivré l'avenir en posant le type nouveau, contraire à la passivité chrétienne. Le moderne héros, c'est le héros de l'action. La funeste doctrine, que notre ami Renan a trop louée encore, la liberté passive, intérieure, occupée de son propre salut, qui livre au Mal le monde, l'abandonne au Tyran, cette doctrine expire au bûcher de Rouen, et sous forme mystique s'entrevoit la Révolution.
2o J'ai dans ce grand récit pratiqué et montré une chose nouvelle, dont les jeunes pourront profiter: c'est que la méthode historique est souvent l'opposé de l'art proprement littéraire.—L'écrivain occupé d'augmenter les effets, de mettre les choses en saillie, presque toujours aime à surprendre, à saisir le lecteur, à lui faire crier: «Ah!» il est heureux si le fait naturel apparaît un miracle.—Tout au contraire l'historien a pour spéciale mission d'expliquer ce qui paraît miracle, de l'entourer des précédents, des circonstances qui l'amènent, de le ramener à la nature. Ici, je dois le dire, j'y ai eu du mérite. En admirant, aimant cette personnalité sublime, j'ai montré à quel point elle était naturelle.
Le sublime n'est point hors nature; c'est au contraire le point où la nature est le plus elle-même, en sa hauteur, profondeur naturelle. Aux XIVe et XVe siècles, dans l'excès des misères, dans ces extrémités terribles, le cœur grandit. La foule est un héros. Il y eut dans ces temps nombre de Jeannes d'Arc, au moins pour l'intrépidité. J'en rencontre beaucoup sur ma route: exemple, ce paysan du XIVe siècle, le Grand Ferré; exemple, au XVe, Jeanne Hachette qui défend et sauve Beauvais. Ces figures de héros naïfs réapparaissent souvent de profil dans les histoires de nos communes.
J'ai dit tout simplement les choses. Du moment que les Anglais perdirent leur grand soutien, le duc de Bourgogne, ils furent très-faibles. Au contraire, les Français ralliant les forces armées, aguerries du Midi, se trouvèrent extrêmement forts. Mais cela n'avait pas d'accord. La personnalité charmante de cette jeune paysanne, d'un cœur tendre, ému, gai (l'héroïque gaieté éclate dans toutes ses réponses) fut un centre et réunit tout. Elle agit justement parce qu'elle n'avait nul art, nulle thaumaturgie, point de féerie, point de miracle. Tout son charme est l'humanité. Il n'a pas d'ailes, ce pauvre ange; il est peuple, il est faible, il est nous, il est tout le monde.
Dans les galeries solitaires des Archives où j'errai vingt années, dans ce profond silence, des murmures cependant venaient à mon oreille. Les souffrances lointaines de tant d'âmes étouffées dans ces vieux âges se plaignaient à voix basse. L'austère réalité réclamait contre l'art, et lui disait parfois des choses amères: «À quoi t'amuses-tu? Es-tu un Walter Scott pour conter longuement le détail pittoresque, les grasses tables de Philippe le Bon, le vain vœu du Faisan? Sais-tu que nos martyrs depuis quatre cents ans t'attendent? Sais-tu que les vaillants de Courtray, de Rosebecque, n'ont pas le monument que leur devait l'histoire? Les chroniqueurs gagés, le chapelain Froissart, le bavard Monstrelet ne leur suffisent pas. C'est dans la ferme foi, l'espoir en la justice qu'ils ont donné leur vie. Ils auraient droit de dire: «Histoire! compte avec nous! Tes créanciers te somment! Nous avons accepté la mort pour une ligne de toi.»
Que leur devais-je? raconter leurs combats, me placer dans leurs rangs, me mettre de moitié aux victoires, aux défaites? Ce n'était pas assez. Pendant les dix années de persévérance acharnée où je refis la lutte des Communes du Nord, j'entrepris beaucoup plus. Je repris tout de fond en comble pour leur rendre leur vie, leurs arts, surtout leur droit.
Le droit d'abord qu'avaient sur la contrée, ces villes, c'était le plus sacré des droits, d'avoir fait la terre même, de l'avoir prise sur les eaux, d'avoir par les canaux fait la vie, la défense, la circulation du pays. Elles firent et créèrent. Leurs maîtres ont détruit. Ce monde si vivant alors, qu'il est pâle aujourd'hui! Qu'est-ce que la Belgique tout entière devant Gand, devant Bruges, devant cette Liége d'alors, dont chacune lançait des armées?
Je plongeai dans le peuple. Pendant qu'Olivier de la Marche, Chastellain, se prélassent aux repas de la Toison d'or, moi je sondai les caves où fermenta la Flandre, ces masses de mystiques et vaillants ouvriers. Leurs fortes Amitiés (ils nommaient ainsi la commune), leurs Franches Vérités (ils nommaient ainsi l'assemblée), je leur refis tout pieusement, n'oubliant pas leurs cloches, et leur carillon fraternel. Je remis dans sa tour mon grand ami de bronze, ce redouté Rœlandt, dont la voix solennelle, entendue de dix lieues, fit trembler Jean Sans-Peur, Charles le Téméraire.
Un point très-capital que les contemporains négligent et nos modernes, c'est de distinguer fortement, de caractériser la personnalité spéciale de chaque ville. Cela pourtant est le réel, le charme de ce pays si varié. Je m'y suis attaché; ce m'était une religion de leur refaire leur âme à chacune, ces vieilles et chères villes, et cela ne se peut qu'en marquant fortement comme chaque industrie et chaque genre de vie créaient une race d'ouvriers. J'ai mis Gand bien à part, ses dévots, vaillants tisserands, profonde ruche de combats. À part, l'aimable et grande Bruges, les dix-sept nations de ses marchands, les trois cents peintres qui lui firent une Italie dans une ville. Et le Pompeïes de la Flandre, Ypres, aujourd'hui déserte, qui lui garde son vrai monument, la prodigieuse halle où furent tous les métiers, cette cathédrale du travail où tout bon travailleur doit ôter son chapeau.
L'incendie de Dinand, la fin cruelle de Liége, ferment cette histoire des Communes par une navrante tragédie. Moi-même enfant de Meuse par ma mère, j'ai mis là comme un intérêt de famille. Ces pauvres Frances, perdues dans les Ardennes, entre des peuples hostiles et des langues opposées, m'émouvaient fort. J'ai rendu aux Liégeois le grand rénovateur Van Eyck, qui changea la peinture. J'ai trouvé, exhumé des cendres de Dinand, ses arts perdus, si chers au Moyen âge, arts humbles, si touchants, qui pour toute l'Europe furent les bons serviteurs, les amis du foyer.
Comment remercier mes amis, mes vengeurs, les bons chroniqueurs suisses, qui par bonheur arrivent avec leurs cors, leurs lances à la grande chasse de Morat, forcent le sanglier, cette bête cruelle, Charles le Téméraire? Leurs récits sont des chants de gaieté héroïque. C'est un plaisir de voir cette effroyable enflure, piquée, tout à coup aplatie. On est pour Louis XI incontestablement dans sa lutte de ruse contre l'orgueil barbare, la brutalité féodale. C'est le renard qui prend au filet le faux lion. L'esprit au moins triomphe. La fine et ferme prose de Comines a raison de la grosse rhétorique, de la chevalerie contrefaite. Une ironie, mesquine encore et de malice, digne des fabliaux, est ici dans l'histoire. Demain, forte et puissante, elle sera féconde aux grands jours de la Renaissance.
Ce bon roi Louis XI m'arrêta très-longtemps. Mon XVe siècle sortit tout entier des actes, des pièces. Le très-vaste travail de Legrand oblige cependant de vérifier ses copies, souvent fort peu exactes, sur les originaux (Gaignières, etc.), un travail de grande patience.
J'entrai par Louis XI aux siècles monarchiques. J'allais m'y engager quand un hasard me fit bien réfléchir. Un jour, passant à Reims, je vis en grand détail la magnifique cathédrale, la splendide église du Sacre.
La corniche intérieure où l'on peut circuler dans l'église à 80 pieds de hauteur, la fait voir ravissante, de richesse fleurie, d'un alléluia permanent. Dans l'immensité vide on croit toujours entendre la grande clameur officielle, ce qu'on disait la voix du peuple. On croit voir aux fenêtres les oiseaux qu'on lâchait, quand le clergé, oignant le roi, faisait le pacte du trône et de l'église. Ressortant au dehors sur les voûtes dans la vue immense qui embrasse toute la Champagne, j'arrivai au dernier petit clocher, juste au-dessus du chœur. Là un spectacle étrange m'étonna fort. La ronde tour avait une guirlande de suppliciés. Tel a la corde au cou. Tel a perdu l'oreille. Les mutilés y sont plus tristes que les morts. Combien ils ont raison! quel effrayant contraste! Quoi! l'église des fêtes, cette mariée, pour collier de noces, a pris ce lugubre ornement! Ce pilori du peuple est placé au-dessus de l'autel. Mais ses pleurs n'ont-ils pu, à travers les voûtes, tomber sur la tête des rois! Onction redoutable de la Révolution, de la colère de Dieu! «Je ne comprendrai pas les siècles monarchiques, si d'abord, avant tout, je n'établis en moi l'âme et la foi du peuple.» Je m'adressai cela, et, après Louis XI, j'écrivis la Révolution (1845-1853).
On fut surpris, mais rien n'était plus sage. Après maintes épreuves que j'ai contées ailleurs et où je vis de près l'autre rivage, mort et rené, je fis la Renaissance avec des forces centuplées. Quand je rentrai, que je me retournai, revis mon Moyen Âge, cette mer superbe de sottises, une hilarité violente me prit, et au XVIe, au XVIIe siècle, je fis une terrible fête. Rabelais et Voltaire ont ri dans leur tombeau. Les dieux crevés, les rois pourris ont apparu sans voile. La fade histoire du convenu, cette prude honteuse dont on se contentait, a disparu. De Médicis à Louis XIV une autopsie sévère a caractérisé ce gouvernement de cadavres (1855-1868).
Une telle histoire était sûre d'un succès, de blesser tout ami du faux. Mais c'est beaucoup de monde, surtout le monde autorisé. Prêtres et royalistes aboyèrent. Les doctrinaires s'efforçaient de sourire.
Cela lui fait très-peu, à cette histoire patiente. Elle est forte, solide, bien assise, et elle attendra.
Dans mes Préfaces successives, et dans mes Éclaircissements, on pourra voir, de volume en volume, les fondements qui sont dessous, l'énorme base d'actes et de manuscrits, d'imprimés rares, etc., sur laquelle elle porte[4].
Voilà comment quarante ans ont passé. Je ne m'en doutais guère lorsque je commençai. Je croyais faire un abrégé de quelques volumes peut-être en quatre ans, en six ans. Mais on n'abrège que ce qui est bien connu. Et ni moi, ni personne alors ne savait cette histoire.
Après mes deux premiers volumes seulement, j'entrevis dans ses perspectives immenses cette terra incognita. Je dis: «Il faut dix ans.»... Non, mais vingt, mais trente... Et le chemin allait s'allongeant devant moi. Je ne m'en plaignais pas. Aux voyages de découvertes, le cœur s'étend, grandit, ne voit plus que le but. On s'oublie tout à fait. Il m'en advint ainsi. Poussant toujours plus loin dans ma poursuite ardente, je me perdis de vue, je m'absentai de moi. J'ai passé à côté du monde, et j'ai pris l'histoire pour la vie.
La voici écoulée. Je ne regrette rien. Je ne demande rien. Eh! que demanderais-je, chère France, avec qui j'ai vécu, que je quitte à si grand regret! Dans quelle communauté j'ai passé avec toi quarante années (dix siècles)! Que d'heures passionnées, nobles, austères, nous eûmes ensemble, souvent l'hiver même, avant l'aube! Que de jours de labeur et d'études au fond des Archives! Je travaillais pour toi, j'allais, venais, cherchais, écrivais. Je donnais chaque jour de moi-même tout, peut-être encore plus. Le lendemain matin, te trouvant à ma table, je me croyais le même, fort de ta vie puissante et de ta jeunesse éternelle.
Mais comment ayant eu ce bonheur singulier d'une telle société, ayant longues années vécu de ta grande âme, n'ai-je pas profité plus en moi? Ah! c'est que pour te refaire tout cela il m'a fallu reprendre ce long cours de misère, de cruelle aventure, de cent choses morbides et fatales. J'ai bu trop d'amertumes. J'ai avalé trop de fléaux, trop de vipères et trop de rois.
Eh bien! ma grande France, s'il a fallu pour retrouver ta vie, qu'un homme se donnât, passât et repassât tant de fois le fleuve des morts, il s'en console, te remercie encore. Et son plus grand chagrin, c'est qu'il faut te quitter ici.
Paris, 1870.
- Pages.
- L'Histoire, jusqu'en 1830, suivit des points de vue spéciaux, surtout le point de vue politique II
- Cette œuvre, commencée en 1830, fut la première histoire où l'on essaya d'embrasser, dans toute sa variété, l'activité humaine (religieuse, économique, artistique, etc.) IV
- Elle s'est accomplie en quarante ans, avec la continuité harmonique qui est propre aux choses vivantes V
- Au point de vue des races, dominant chez Thierry, elle ajouta la terre, la géographie, etc. VI
- Elle montra combien ces éléments matériels sont dominés par le travail moral que tout peuple opère sur soi VII
- La France a fait la France. L'homme est son propre Prométhée (Vico) VIII
- Toute ma vie fut mêlée à cette œuvre, mais cette œuvre à mesure faisait ma vie elle-même ibid.
- Conditions que j'y apportai: La liberté, le temps. Mon libre enseignement favorisa, retarda le travail, en prolongea l'incubation X
- Mon élan de Juillet 1830, fut non moins contraire au vieux principe que mes livres récents de 1862, 1864, 1869 XII
- Mes contradictions apparentes de 1831-1832; mon éloignement des écoles de ce temps et de son choléra moral XII
- Les deux premiers volumes, trop favorables au moyen âge, montrèrent pourtant l'impuissance de l'Église, qui vers l'an 1000 n'aboutit qu'au chaos, et avant 1300 est primée par le Roi, l'État, les jurisconsultes XV
- L'Histoire, comme évocation et Résurrection. L'art vivant pour refaire les dieux morts, avant leur jugement. D'une larme je refis le gothique (1833) XIX
- Avant le troisième volume, pendant quatre ans (1833-1837) je m'étendis, m'humanisai, par Luther et par Grimm, la poésie du droit primitif XXIII
- Le sens humain fit ma force et ma paix, mon insouciance des critiques, de la petite guerre des doctrinaires, des catholiques XXIV
- Mon troisième volume (en 1837) fonda l'histoire sérieusement sur les actes et les manuscrits XXVI
- L'Histoire domina la chronique, établit ce que les contemporains ne voyaient nullement au XIVe siècle, comment la révolution économique (l'avénement de l'or, etc.) amène la révolution militaire, qui à son tour amène la révolution politique (1300-1400) XXVIII
- L'emportement violent du Résurrectionisme dans le Charles VI. Excès de cette méthode XXX
- L'avénement du Saint-Esprit, patron des confréries, communes, successeur du dieu légendaire, de Jésus XXXII
- L'apparition de Jacques au XIVe siècle, qui au XVe se transfigure en Jeanne XXXIII
- Lucidité critique que j'ai gardée dans la sublime histoire de Jeanne XXXIV
- La méthode historique n'est nullement l'art littéraire. Celui-ci veut l'effet et cherche le miracle. L'histoire, tout au contraire, explique, supprime le miracle, montre que le sublime n'est rien que la nature XXXV
- Huit années de travail donnèrent surtout l'histoire des communes du Nord, des Flandres, etc. On essaya de refaire, non-seulement leurs luttes et leurs guerres, mais le droit, l'industrie, le génie spécial de chaque ville XXXVII
- Après le Louis XI, j'ajournai les trois derniers siècles du gouvernement monarchique; je me créai un phare, une lumière; j'écrivis la Révolution (en huit années, 1845-1853) XLI
- Fortifié et éclairé par elle, je revins à la Renaissance et à la Royauté moderne (treize années, 1855-1868) ibid.
- Cette histoire, jusqu'ici la plus complète, s'étend jusqu'en 1795. Dans ses préfaces successives et les éclaircissements de chaque volume, elle donne la critique des sources où elle a puisé ibid.
- Adieu de l'auteur à la France XLIII
LIVRE PREMIER
CELTES.—IBÈRES.—ROMAINS
CHAPITRE PREMIER
CELTES ET IBÈRES
«Le caractère commun de toute la race gallique, dit Strabon d'après le philosophe Posidonius, c'est qu'elle est irritable et folle de guerre, prompte au combat; du reste, simple et sans malignité. Si on les irrite, ils marchent ensemble droit à l'ennemi, et l'attaquent de front, sans s'informer d'autre chose. Aussi, par la ruse, on en vient aisément à bout; on les attire au combat quand on veut, où l'on veut, peu importent les motifs; ils sont toujours prêts, n'eussent-ils d'autre arme que leur force et leur audace. Toutefois, par la persuasion, ils se laissent amener sans peine aux choses utiles; ils sont susceptibles de culture et d'instruction littéraire. Forts de leur haute taille et de leur nombre, ils s'assemblent aisément en grande foule, simples qu'ils sont et spontanés, prenant volontiers en main la cause de celui qu'on opprime.» Tel est le premier regard de la philosophie sur la plus sympathique et la plus perfectible des races humaines.
Le génie de ces Galls ou Celtes n'est d'abord autre chose que mouvement, attaque et conquête; c'est par la guerre que se mêlent et se rapprochent les nations antiques. Peuples de guerre et de bruit, ils courent le monde l'épée à la main, moins, ce semble, par avidité que par un vague et vain désir de voir, de savoir, d'agir; brisant, détruisant, faute de pouvoir produire encore. Ce sont les enfants du monde naissant; de grands corps mous, blancs et blonds; de l'élan, peu de force et d'haleine; jovialité féroce, espoir immense; vains, n'ayant rien encore rencontré qui tînt devant eux. Ils voulurent aller voir ce que c'était que cet Alexandre, ce conquérant de l'Asie, devant la face duquel les rois s'évanouissaient d'effroi[5]. Que craignez-vous? leur demanda l'homme terrible. Que le ciel ne tombe, dirent-ils; il n'en eut pas d'autre réponse. Le ciel lui-même ne les effrayait guère; ils lui lançaient des flèches quand il tonnait. Si l'Océan même se débordait et venait à eux, ils ne refusaient pas le combat, et marchaient à lui l'épée à la main. C'était leur point d'honneur de ne jamais reculer; ils s'obstinaient souvent à rester sous un toit embrasé. Aucune nation ne faisait meilleur marché de sa vie. On en voyait qui, pour quelque argent, pour un peu de vin, s'engageaient à mourir; ils montaient sur une estrade, distribuaient à leurs amis le vin ou l'argent, se couchaient sur leur bouclier et tendaient la gorge.
Leurs banquets ne se terminaient guère sans bataille. La cuisse de la bête appartenait au plus brave, et chacun voulait être le plus brave. Leur plus grand plaisir, après celui de se battre, c'était d'entourer l'étranger, de le faire asseoir, bon gré, mal gré, avec eux, de lui faire dire les histoires des terres lointaines. Ces barbares étaient insatiablement avides et curieux; ils faisaient la presse des étrangers, les enlevaient des marchés et des routes, et les forçaient de parler. Eux-mêmes parleurs terribles, infatigables, abondants en figures, solennels et burlesquement graves dans leur prononciation gutturale, c'était une affaire dans leurs assemblées que de maintenir la parole à l'orateur au milieu des interruptions. Il fallait qu'un homme chargé de commander le silence marchât l'épée à la main sur l'interrupteur; à la troisième sommation, il lui coupait un bon morceau de son vêtement, de façon qu'il ne pût porter le reste[6].
Une autre race, celle des Ibères, paraît de bonne heure dans le midi de la Gaule, à côté des Galls, et même avant eux. Ces Ibères, dont le type et la langue se sont conservés dans les montagnes des Basques, étaient un peuple d'un génie médiocre, laborieux, agriculteur, mineur, attaché à la terre, pour en tirer les métaux et le blé. Rien n'indique qu'ils aient été primitivement aussi belliqueux qu'ils ont pu le devenir, lorsque, foulés dans les Pyrénées par les conquérants du Midi et du Nord, se trouvant malgré eux gardiens des défilés, ils ont été tant de fois traversés, froissés, durcis par la guerre. La tyrannie des Romains a pu une fois les pousser dans un désespoir héroïque; mais généralement leur courage a été celui de la résistance[7], comme le courage des Gaulois celui de l'attaque. Les Ibères ne semblent pas avoir eu, comme eux, le goût des expéditions lointaines, des guerres aventureuses. Des tribus ibériennes émigrèrent, mais malgré elles, poussées par des peuples plus puissants.
Les Galls et les Ibères formaient un parfait contraste. Ceux-ci, avec leurs vêtements de poil noir et leurs bottes tissues de cheveux; les Galls, couverts de tissus éclatants, amis des couleurs voyantes et variées, comme le plaid des modernes gaëls de l'Écosse, ou bien à peu près nus, chargeant leurs blanches poitrines et leurs membres gigantesques de massives chaînes d'or. Les Ibères étaient divisés en petites tribus montagnardes, qui, dit Strabon, ne se liguent guère entre elles, par un excès de confiance dans leurs forces. Les Galls, au contraire, s'associaient volontiers en grandes hordes, campant en grands villages dans de grandes plaines tout ouvertes, se liant volontiers avec les étrangers, familiers avec les inconnus, parleurs, rieurs, orateurs; se mêlant avec tous et en tout, dissolus par légèreté, se roulant à l'aveugle, au hasard, dans les plaisirs infâmes[8] (la brutalité de l'ivrognerie appartient plutôt aux Germains); toutes les qualités, tous les vices d'une sympathie rapide. Il ne fallait pas trop se fier à ces joyeux compagnons. Ils ont aimé de bonne heure à gaber, comme on disait au moyen âge. La parole n'avait pour eux rien de sérieux. Ils promettaient, puis riaient, et tout était dit. (Ridendo fidem frangere. Tit. Liv.).
Les Galls ne se contentèrent pas de refouler les Ibères jusqu'aux Pyrénées, ils franchirent ces montagnes, s'établirent aux deux angles sud-ouest et nord-ouest de la péninsule, sous leur propre nom; au centre, se mêlant aux vaincus, ils prirent les noms de Celtibériens et de Lusitaniens.
Alors, ou peut-être antérieurement, les tribus ibériennes des Sicanes et des Ligures[9] passèrent d'Espagne en Gaule et en Italie; mais en Italie, comme en Espagne, les Galls les attaquèrent. Ceux-ci franchirent les Alpes sous le nom d'Ambra (vaillants), resserrèrent les Ligures sur la côte montagneuse du Rhône à l'Arno, et poussèrent les Sicanes jusqu'en Calabre et jusqu'en Sicile.
Dans les deux péninsules, les Celtes vainqueurs se mêlèrent avec les habitants des plaines centrales, tandis que les Ibères vaincus se maintenaient aux extrémités, en Ligurie et en Sicile, aux Pyrénées et dans la Bétique. Les Galls-Ambra de l'Italie occupaient toute la vallée du Pô, et s'étendaient dans la péninsule jusqu'à l'embouchure du Tibre. Ils furent soumis, dans la suite, par les Rasena ou Étrusques, dont l'empire fut plus tard resserré entre la Macra, le Tibre et l'Apennin, par de nouvelles émigrations celtiques.
Tel était l'aspect du monde gallique. Cet élément, jeune, mou et flottant, fut de bonne heure, en Italie et en Espagne, altéré par le mélange des indigènes. En Gaule, il eût roulé longtemps dans le flux et le reflux de la barbarie; il fallait qu'un élément nouveau, venu du dehors, lui apportât un principe de stabilité, une idée sociale.
Deux peuples étaient à la tête de la civilisation dans cette haute antiquité, les Grecs et les Phéniciens. L'Hercule de Tyr allait alors par toutes les mers, achetant, enlevant à chaque contrée ses plus précieux produits. Il ne négligea point le grenat fin de la côte des Gaules, le corail des îles d'Hyères; il s'informa des mines précieuses que recélaient alors à fleur de terre les Pyrénées, les Cévennes et les Alpes. Il vint et revint, et finit par s'établir. Attaqué par les fils de Neptune, Albion et Ligur (ces deux mots signifient montagnard[10]), il aurait succombé si Jupiter n'eût suppléé ses flèches épuisées par une pluie de pierres. Ces pierres couvrent encore la plaine de la Crau, en Provence. Le dieu vainqueur fonda Nemausus (Nîmes), remonta le Rhône et la Saône, tua dans son repaire le brigand Tauriske qui infestait les routes, et bâtit Alésia sur le territoire Eduen (pays d'Autun). Avant son départ, il fonda la voie qui traversait le Col de Tende et conduisait d'Italie par la Gaule en Espagne; c'est sur ces premières assises que les Romains bâtirent la Via Aurelia et la Domitia.
Ici, comme ailleurs, les Phéniciens ne firent que frayer la route aux Grecs. Les Doriens de Rhodes succédèrent aux Phéniciens, et furent eux-mêmes supplantés par les Ioniens de Phocée. Ceux-ci fondèrent Marseille. Cette ville, jetée si loin de la Grèce, subsista par miracle. Sur terre, elle était entourée de puissantes tribus gauloises et liguriennes qui ne lui laissaient pas prendre un pouce de terre sans combat. Sur mer, elle rencontrait les grandes flottes des Étrusques et des Carthaginois, qui avaient organisé sur les côtes le plus sanguinaire monopole; l'étranger qui commerçait en Sardaigne devait être noyé. Tout réussit aux Marseillais; ils eurent la joie de voir, sans tirer l'épée, la marine étrusque détruite en une bataille par les Syracusains, puis l'Étrurie, la Sicile, Carthage, tous les États commerçants annulés par Rome. Carthage, en tombant, laissa une place immense que Marseille eût bien enviée, mais il n'appartenait pas de reprendre un tel rôle à l'humble alliée de Rome, à une cité sans territoire, à un peuple d'un génie honnête et économe, mais plus mercantile que politique, qui, au lieu de gagner et s'adjoindre les barbares du voisinage, fut toujours en guerre avec eux. Telles furent toutefois la bonne conduite et la persévérance des Massaliotes, qu'ils étendirent leurs établissements le long de la Méditerranée, depuis les Alpes maritimes jusqu'au cap Saint-Martin, c'est-à-dire jusqu'aux premières colonies carthaginoises. Ils fondèrent Monaco, Nice, Antibes, Éaube, Saint-Gilles, Agde, Ampurias, Denia et quelques autres villes.
Pendant que la Grèce commençait la civilisation du littoral méridional, la Gaule du Nord recevait la sienne des Celtes eux-mêmes. Une nouvelle tribu celtique, celle des Kymrys (Cimmerii?)[11], vint s'ajouter à celle des Galls. Les nouveaux venus, qui s'établirent principalement au centre de la France, sur la Seine et la Loire, avaient, ce semble, plus de sérieux et de suite dans les idées; moins indisciplinables, ils étaient gouvernés par une corporation sacerdotale, celle des druides. La religion primitive des Galls, que le druidisme kymrique vint remplacer, était une religion de la nature, grossière sans doute encore, et bien loin de la forme systématique qu'elle put prendre dans la suite chez les gaëls d'Irlande[12]. Celle des druides kymriques, autant que nous pouvons l'entrevoir à travers les sèches indications des auteurs anciens, et dans les traditions fort altérées des Kymrys modernes du pays de Galles, avaient une tendance morale beaucoup plus élevée; ils enseignaient l'immortalité de l'âme. Toutefois, le génie de cette race était trop matérialiste pour que de telles doctrines y portassent leur fruit de bonne heure. Les druides ne purent la faire sortir de la vie de clan; le principe matériel, l'influence des chefs militaires subsista à côté de la domination sacerdotale. La Gaule kymrique ne fut qu'imparfaitement organisée. La Gaule gallique ne le fut pas du tout: elle échappa aux druides, et, par le Rhin, par les Alpes, elle déborda sur le monde.
C'est à cette époque que l'histoire place les voyages de Sigovèse et Bellovèse, neveux du roi des Bituriges, Ambigat, qui auraient conduit les Galls en Germanie et en Italie. Ils allèrent, sans autre guide que les oiseaux dont ils observaient le vol. Dans une autre tradition, c'est un mari jaloux, un Aruns étrusque, qui, pour se venger, fait goûter du vin aux barbares. Le vin leur parut bon, et ils le suivirent au pays de la vigne. Ces premiers émigrants, Édues, Arvernes et Bituriges (peuples galliques de Bourgogne, d'Auvergne, de Berry), s'établissent en Lombardie malgré les Étrusques, et prennent le nom de Is-Ambra[13], isombriens, insubriens, synonyme de Galls; c'était le nom de ces anciens Galls ou Ambra, Umbriens, que les Étrusques avaient assujettis. Leurs frères, les Aulerces, Carnutes et Cénomans (Manceaux et Chartrains), viennent ensuite sous un chef appelé l'Ouragan, se font un établissement aux dépens des Étrusques de Vénétie, et fondent Brixia et Vérone. Enfin, les Kymrys, jaloux des conquêtes des Galls, passent les Alpes à leur tour; mais la place est prise dans la vallée du Pô; il faut qu'ils aillent jusqu'à l'Adriatique, ils fondent Bologne et Senagallia, ou plutôt ils s'établissent dans les villes que les Étrusques avaient déjà fondées. Les Galls étaient étrangers à l'idée de la cité, mesurée, figurée d'après des notions religieuses et astronomiques. Leurs villes n'étaient que de grands villages ouverts, comme Mediolanum (Milan). Le monde gallique est le monde de la tribu[14]; le monde étrusco-romain, celui de la cité.
Voilà la tribu et la cité en présence dans ce champ clos de l'Italie. D'abord la tribu a l'avantage; les Étrusques sont resserrés dans l'Étrurie proprement dite, et les Gaulois les y suivent bientôt. Ils passent l'Apennin, avec leurs yeux bleus, leurs moustaches fauves, leurs colliers d'or sur leurs blanches épaules, ils viennent défiler devant les murailles cyclopéennes des Étrusques épouvantés. Ils arrivent devant Clusium et demandent des terres. On sait qu'en cette occasion les Romains intervinrent pour les Étrusques, leurs anciens ennemis, et qu'une terreur panique livra Rome aux Gaulois. Ils furent bien étonnés, dit Tite-Live, de trouver la ville déserte; plus étonnés encore de voir aux portes des maisons les vieillards qui siégeaient majestueusement en attendant la mort; les Gaulois se familiarisèrent peu à peu avec ces figures immobiles qui leur avaient imposé d'abord; un d'eux s'avisa, dans sa jovialité barbare, de caresser la barbe d'un de ces fiers sénateurs, qui répondit par un coup de bâton. Ce fut le signal du massacre.
La jeunesse, qui s'était enfermée dans le Capitole, résista quelque temps et finit par payer rançon. C'est du moins la tradition la plus probable. Les Romains ont préféré l'autre. Tite-Live assure que Camille vengea sa patrie par une victoire, et massacra les Gaulois sur les ruines qu'ils avaient faites. Ce qui est plus sûr, c'est qu'ils restèrent dix-sept ans dans le Latium, à Tibur même, à la porte de Rome. Tite-Live appelle Tibur arcem gallici belli. C'est dans cet intervalle qu'auraient eu lieu les duels héroïques de Valérius Corvus et de Manlius Torquatus contre des géants gaulois. Les dieux s'en mêlèrent: un corbeau sacré donna la victoire à Valérius; Manlius arracha le collier (torquis) à l'insolent qui avait défié les Romains. Longtemps après c'était une image populaire; on voyait sur le bouclier cimbrique, devenu une enseigne de boutique, la figure du barbare qui gonflait les joues et tirait la langue.
La cité devait l'emporter sur la tribu, l'Italie sur la Gaule. Les Gaulois, chassés du Latium, continuèrent les guerres, mais comme mercenaires au service de l'Étrurie. Ils prirent part, avec les Étrusques et les Samnites, à ces terribles batailles de Sentinum et du lac Vadimon, qui assurèrent à Rome la domination de l'Italie, et par suite celle du monde. Ils y montrèrent leur vaine et brutale audace, combattant tout nus contre des gens bien armés, heurtant à grand bruit de leurs chars de guerre les masses impénétrables des légions, opposant au terrible pilum de mauvais sabres qui ployaient au premier coup. C'est l'histoire commune de toutes les batailles gauloises. Jamais ils ne se corrigèrent. Il fallut toutefois de grands efforts aux Romains, et le dévouement de Décius. À la fin, ils pénétrèrent à leur tour chez les Gaulois, reprirent la rançon du Capitole, et placèrent une colonie dans le bourg principal des Sénonais vaincus à Séna sur l'Adriatique. Toute cette tribu fut exterminée, de façon qu'il ne resta pas un des fils de ceux qui se vantaient d'avoir brûlé Rome.
Ces revers des Gaulois d'Italie doivent peut-être trouver leur explication dans la part que leur meilleurs guerriers auraient prise à la grande migration des Gaulois transalpins, vers la Grèce et l'Asie (an 281). Notre Gaule était comme ce vase de la mythologie galloise, où bout et déborde incessamment la vie; elle recevait par torrents la barbarie du Nord, pour la verser aux nations du Midi. Après l'invasion druidique des Kymrys, elle avait subi l'invasion guerrière des Belges ou Bolg. Ceux-ci, les plus impétueux des Celtes, comme les Irlandais leurs descendants[15], avaient, de la Belgique, percé leur route à travers les Galls et les Kymrys jusqu'au Midi, jusqu'à Toulouse, et s'étaient établis en Languedoc sous les noms d'Arécomiques et de Tectosages. C'est de là qu'ils prirent leur chemin vers une conquête nouvelle. Galls, Kymrys, quelques Germains même, descendirent avec eux la vallée du Danube. Cette nuée alla s'abattre sur la Macédoine. Le monde de la cité antique, qui se fortifiait en Italie par les progrès de Rome, s'était brisé en Grèce depuis Alexandre. Toutefois cette petite Grèce était si forte d'art et de nature, si dense, si serrée de villes et de montagnes, qu'on n'y entrait guère impunément. La Grèce est faite comme un piége à trois fonds. Vous pouvez entrer et vous trouver pris en Macédoine, puis en Thessalie, puis entre les Thermopyles et l'Isthme.
Les barbares envahirent avec succès la Thrace et la Macédoine, y firent d'épouvantables ravages, passèrent encore les Thermopyles, et vinrent échouer contre la roche sacrée de Delphes. Le dieu défendit son temple; il suffit d'un orage et des quartiers de roches que roulèrent les assiégés pour mettre les Gaulois en déroute. Gorgés de vin et de nourriture, ils étaient déjà vaincus par leurs propres excès. Une terreur panique les saisit dans la nuit. Leur brenn, ou chef, leur recommanda, pour faciliter leur retraite, de brûler leurs chariots et d'égorger leurs dix mille blessés[16]. Puis il but d'autant et se poignarda. Mais les siens ne purent jamais se tirer de tant de montagnes et de passages difficiles au milieu d'une population acharnée.
D'autres Gaulois mêlés de Germains, les Tectosages, Trocmes et Tolistoboïes, eurent plus de succès au delà du Bosphore. Ils se jetèrent dans cette grande Asie, au milieu des querelles des successeurs d'Alexandre. Le roi de Bithynie, Nicomède, et les villes grecques qui se soutenaient avec peine contre les Séleucides, achetèrent le secours des Gaulois, secours intéressé et funeste, comme on le vit bientôt. Ces hôtes terribles se partagèrent l'Asie Mineure à piller et à rançonner; aux Trocmes, l'Hellespont; aux Tolistoboïes, les côtes de la mer Égée; le midi, aux Tectosages. Voilà nos Gaulois retournés au berceau des Kymrys, non loin du Bosphore Cimmérien; les voilà établis sur les ruines de Troie et dans les montagnes de l'Asie Mineure, où les Français mèneront la croisade tant de siècles après, sous le drapeau de Godefroi de Bouillon et de Louis le Jeune.
Pendant que ces Gaulois se gorgent et s'engraissent dans la molle Asie, les autres vont partout, cherchant fortune. Qui veut un courage aveugle et du sang à bon marché achète des Gaulois; prolifique et belliqueuse nation, qui suffit à tant d'armées et de guerres. Tous les successeurs d'Alexandre ont des Gaulois, Pyrrhus surtout, l'homme des aventures et des succès avortés. Carthage en a aussi dans la première guerre punique. Elle les paya mal, comme on sait[17]; et ils eurent grande part à cette horrible guerre des Mercenaires. Le Gaulois Autarite fut un des chefs révoltés.
Rome profita des embarras de Carthage et de l'entr'acte des deux guerres puniques pour accabler les Ligures et les Gaulois d'Italie.
«Les Liguriens, cachés au pied des Alpes, entre le Var et la Macra, dans des lieux hérissés de buissons sauvages, étaient plus difficiles à trouver qu'à vaincre; races d'hommes agiles et infatigables[18], peuples moins guerriers que brigands, qui mettaient leur confiance dans la vitesse de leur fuite et la profondeur de leurs retraites. Tous ces farouches montagnards, Salyens, Décéates, Euburiates, Oxibiens, Ingaunes, échappèrent longtemps aux armes romaines. Enfin le consul Fulvius incendia leurs repaires, Bébius les fit descendre dans la plaine, et Posthumius les désarma, leur laissant à peine du fer pour labourer leurs champs (238-233 av. J.-C).»
Depuis un demi-siècle que Rome avait exterminé le peuple des Sénons, le souvenir de ce terrible événement ne s'était point effacé chez les Gaulois. Deux rois des Boïes (pays de Bologne), At et Gall, avaient essayé d'armer le peuple pour s'emparer de la colonie romaine d'Ariminum; ils avaient appelé d'au delà des Alpes des Gaulois mercenaires. Plutôt que d'entrer en guerre contre Rome, les Boïes tuèrent les deux chefs et massacrèrent leurs alliés. Rome, inquiète des mouvements qui avaient lieu chez les Gaulois, les irrita en défendant tout commerce avec eux, surtout celui des armes. Leur mécontentement fut porté au comble par une proposition du tribun Flaminius. Il demanda que les terres conquises sur les Sénons depuis cinquante ans fussent enfin colonisées et partagées au peuple. Les Boïes, qui savaient par la fondation d'Ariminum tout ce qu'il en coûtait d'avoir les Romains pour voisins, se repentirent de n'avoir pas pris l'offensive, et voulurent former une ligue entre toutes les nations du nord de l'Italie. Mais les Venètes, peuple slave, ennemis des Gaulois, refusèrent d'entrer dans la ligue; les Ligures étaient épuisés, les Cénomans secrètement vendus aux Romains. Les Boïes et les Insubres (Bologne et Milan), restés seuls, furent obligés d'appeler d'au delà des Alpes, des Gésates, des Gaisda, hommes armés de gais ou épieux, qui se mettaient volontiers à la solde des riches tribus gauloises de l'Italie. On entraîna à force d'argent et de promesses leurs chefs Anéroeste et Concolitan.
Les Romains, instruits de tout par les Cénomans, s'alarmèrent de cette ligue. Le sénat fit consulter les livres sibyllins, et l'on y lut avec effroi que deux fois les Gaulois devaient prendre possession de Rome. On crut détourner ce malheur en enterrant tout vifs deux Gaulois, un homme et une femme, au milieu même de Rome, dans le marché aux bœufs. De cette manière, les Gaulois avaient pris possession du sol de Rome, et l'oracle se trouvait accompli ou éludé. La terreur de Rome avait gagné l'Italie entière; tous les peuples de cette contrée se croyaient également menacés par une effroyable invasion de barbares. Les chefs gaulois avaient tiré de leurs temples les drapeaux relevés d'or qu'ils appelaient les immobiles; ils avaient juré solennellement et fait jurer à leurs soldats qu'ils ne détacheraient pas leurs baudriers avant d'être montés au Capitole. Ils entraînaient tout sur leur passage, troupeaux, laboureurs garottés, qu'ils faisaient marcher sous le fouet; ils emportaient jusqu'aux meubles des maisons. Toute la population de l'Italie centrale et méridionale se leva spontanément pour arrêter un pareil fléau, et sept cent soixante-dix mille soldats se tinrent prêts à suivre, s'il le fallait, les aigles de Rome.
Des trois armées romaines, l'une devait garder les passages des Apennins qui conduisent en Étrurie. Mais déjà les Gaulois étaient au cœur de ce pays et à trois journées de Rome (225). Craignant d'être enfermés entre la ville et l'armée, les barbares revinrent sur leurs pas, tuèrent six mille hommes aux Romains qui les poursuivaient, et ils les auraient détruits si la seconde armée ne se fût réunie à la première. Ils s'éloignèrent alors pour mettre leur butin en sûreté; déjà ils s'étaient retirés jusqu'à la hauteur du cap Télamone, lorsque, par un étonnant hasard, une troisième armée romaine, qui revenait de la Sardaigne, débarqua près du camp des Gaulois, qui se trouvèrent enfermés. Ils firent face des deux côtés à la fois. Les Gésates, par bravade, mirent bas tout vêtement, se placèrent nus au premier rang avec leurs armes et leurs boucliers. Les Romains furent un instant intimidés du bizarre spectacle et du tumulte que présentait l'armée barbare. «Outre une foule de cors et de trompettes qui ne cessaient de sonner, il s'éleva tout à coup un tel concert de hurlements, que non-seulement les hommes et les instruments, mais la terre même et les lieux d'alentour semblaient à l'envi pousser des cris. Il y avait encore quelque chose d'effrayant dans la contenance et les gestes de ces corps gigantesques qui se montraient aux premiers rangs, sans autre vêtements que leurs armes; on n'en voyait aucun qui ne fût paré de chaînes, de colliers et de bracelets d'or.» L'infériorité des armes gauloises donna l'avantage aux Romains; le sabre gaulois ne frappait que de taille, et il était de si mauvaise trempe qu'il pliait au premier coup.
Les Boïes ayant été soumis par suite de cette victoire, les légions passèrent le Pô pour la première fois, et entrèrent dans le pays des Insubriens. Le fougueux Flaminius y aurait péri s'il n'eût trompé les barbares par un traité, jusqu'à ce qu'il se trouvât en forces. Rappelé par le sénat, qui ne l'aimait pas et qui prétendait que sa nomination était illégale, il voulut vaincre ou mourir, rompit le pont derrière lui et remporta sur les Insubriens une victoire signalée. C'est alors qu'il ouvrit les lettres où le sénat lui présageait une défaite de la part des dieux.
Son successeur, Marcellus, était un brave soldat. Il tua en combat singulier le brenn Virdumar, et consacra à Jupiter Férétien les secondes dépouilles opimes (depuis Romulus). Les Insubriens furent réduits (222), et la domination des Romains s'étendit sur toute l'Italie jusqu'aux Alpes.
Tandis que Rome croit tenir sous elle les Gaulois d'Italie terrassés, voilà qu'Hannibal arrive et les relève. Le rusé Carthaginois en tira bon parti. Il les place au premier rang, leur fait passer, bon gré, mal gré, les marais d'Étrurie: les Numides les poussent l'épée dans les reins. Ils ne s'en battent pas moins à Trasimène, à Cannes. Hannibal gagne ces grandes batailles avec le sang des Gaulois[19]. Une fois qu'ils lui manquent, lorsqu'il se trouve isolé d'eux dans le midi de l'Italie, il ne peut plus se mouvoir. Cette Gaule italienne était si vivace, qu'après les revers d'Hannibal, elle remue encore sous Hasdrubal, sous Magon, sous Hamilcar. Il fallut trente ans de guerre (201-170), et la trahison des Cénomans, pour consommer la ruine des Boïes et des Insubriens (Bologne et Milan). Encore les Boïes émigrèrent-ils plutôt que de se soumettre; les débris de leur cent douze tribus se levèrent en masse et allèrent s'établir sur les bords du Danube, au confluent de ce fleuve et de la Save. Rome déclara solennellement que l'Italie était fermée aux Gaulois. Cette dernière et terrible lutte eut lieu pendant les guerres de Rome contre Philippe et Antiochus. Les Grecs s'imaginaient alors qu'ils étaient la grande pensée de Rome; ils ne savaient pas qu'elle n'employait contre eux que la moindre partie de ses forces. Ce fut assez de deux légions pour renverser Philippe et Antiochus; tandis que, pendant plusieurs années de suite, on envoya les deux consuls, les deux armées consulaires, contre les obscurs peuplades des Boïes et des Insubriens. Rome roidit ses bras contre la Gaule et l'Espagne; il lui suffit de toucher du doigt les successeurs d'Alexandre pour les faire tomber.
Avant de sortir de l'Asie, elle abattit le seul peuple qui eût pu y renouveler la guerre. Les Galates, établis en Phrygie depuis un siècle, s'y étaient enrichis aux dépens de tous les peuples voisins sur lesquels ils levaient des tributs. Ils avaient entassé les dépouilles de l'Asie Mineure dans leurs retraites du mont Olympe. Un fait caractérise l'opulence et le faste de ces barbares. Un de leurs chefs ou tétrarques publia que, pendant une année entière, il tiendrait table ouverte à tout venant; et non-seulement il traita la foule qui venait des villes et des campagnes voisines, mais il faisait arrêter et retenir les voyageurs jusqu'à ce qu'ils se fussent assis à sa table.
Quoique la plupart d'entre les Galates eussent refusé de secourir Antiochus, le prêteur Manlius attaqua leurs trois tribus (Trocmes, Tolistoboïes, Tectosages), et les força dans leurs montagnes avec des armes de trait, auxquelles les Gaulois, habitués à combattre avec le sabre et la lance, n'opposaient guère que des cailloux. Manlius leur fit rendre les terres enlevées aux alliés de Rome, les obligea de renoncer au brigandage, et leur imposa l'alliance d'Eumène qui devait les contenir.
Ce n'était pas assez que les Gaulois fussent vaincus dans leurs colonies d'Italie et d'Asie, si les Romains ne pénétraient dans la Gaule, ce foyer des invasions barbares. Ils y furent appelés d'abord par leurs alliés, les Grecs de Marseille, toujours en guerre avec les Gaulois et les Ligures du voisinage. Rome avait besoin d'être maîtresse de l'entrée occidentale de l'Italie qu'occupaient les Ligures du côté de la mer. Elle attaqua les tribus dont Marseille se plaignait, puis celles dont Marseille ne se plaignait pas. Elle donna la terre aux Marseillais et garda les postes militaires, celui d'Aix, entre autres, où Sextius fonda la colonie d'Aquæ Sextiæ. De là elle regarda dans les Gaules.
Deux vastes confédérations partageaient ce pays: d'une part les Édues, peuple que nous verrons plus loin étroitement uni avec les tribus des Carnutes, des Parisii, des Senones, etc.; d'autre part, les Arvernes et les Allobroges. Les premiers semblent être les gens de la plaine, les Kymrys, soumis à l'influence sacerdotale, le parti de la civilisation; les autres, montagnards de l'Auvergne et des Alpes, sont les anciens Galls, autrefois resserrés dans les montagnes par l'invasion kymrique, mais redevenus prépondérants par leur barbarie même et leur attachement à la vie de clan.
Les clans d'Auvergne étaient alors réunis sous un chef ou roi nommé Bituit. Ces montagnards se croyaient invincibles. Bituit envoya aux généraux romains une solennelle ambassade pour réclamer la liberté d'un des chefs prisonniers: on y voyait sa meute royale composée d'énormes dogues tirés à grands frais de la Belgique et de la Bretagne; l'ambassadeur, superbement vêtu, était environné d'une troupe de jeunes cavaliers éclatants d'or et de pourpre; à son côté se tenait un barde, la rotte en main, chantant par intervalle la gloire du roi, celle de la nation arverne et les exploits de l'ambassadeur.
Les Édues virent avec plaisir l'invasion romaine. Les Marseillais s'entremirent, et leur obtinrent le titre d'alliés et amis du peuple romain. Marseille avait introduit les Romains dans le midi des Gaules; les Édues leur ouvrirent la Celtique ou Gaule centrale, et plus tard les Remi la Belgique.
Les ennemis de Rome se hâtèrent avec la précipitation gallique et furent vaincus séparément sur les bords du Rhône. Le char d'argent de Bituit et sa meute de combat ne lui servirent pas de grand'chose. Les Arvernes seuls étaient pourtant deux cent mille, mais ils furent effrayés par les éléphants des Romains. Bituit avait dit avant la bataille, en voyant la petite armée romaine resserrée en légions: «Il n'y en pas là pour un repas de mes chiens.»
Rome mit la main sur les Allobroges, les déclara ses sujets, s'assurant ainsi de la porte des Alpes. Le proconsul Domitius restaura la voie phénicienne, et l'appela Domitia. Les consuls qui suivirent n'eurent qu'à pousser vers le couchant, entre Marseille et les Arvernes (années 120-118). Ils s'acheminèrent vers les Pyrénées, et fondèrent presque à l'entrée de l'Espagne une puissante colonie, Narbo Martius, Narbonne. Ce fut la seconde colonie romaine hors de l'Italie (la première avait été envoyée à Carthage). Jointe à la mer par de prodigieux travaux, elle eut, à l'imitation de la métropole, son capitole, son sénat, ses thermes, son amphithéâtre. Ce fut la Rome gauloise et la rivale de Marseille. Les Romains ne voulaient plus que leur influence dans les Gaules dépendît de leur ancienne alliée.
Ils s'établissaient paisiblement dans ces contrées, lorsqu'un événement imprévu, immense, effroyable, comme un cataclysme du globe, faillit tout emporter, et l'Italie elle-même. Ce monde barbare que Rome avait rembarré dans le Nord d'une si rude main, il existait pourtant. Ces Kymrys qu'elle avait exterminés à Bologne et Senagallia, ils avaient des frères dans la Germanie. Gaulois et Allemands, Kymrys et Teutons, fuyant, dit-on, devant un débordement de la Baltique, se mirent à descendre vers le Midi. Ils avaient ravagé toute l'Illyrie, battu, aux portes de l'Italie, un général romain qui voulait leur interdire le Norique, et tourné les Alpes par l'Helvétie, dont les principales populations, Ombriens ou Ambrons, Tigurins (Zurich) et Tugènes (Zug), grossirent leur horde. Tous ensemble pénétrèrent dans la Gaule, au nombre de trois cent mille guerriers; leurs familles, vieillards, femmes et enfants, suivaient dans des chariots. Au nord de la Gaule, ils retrouvèrent d'anciennes tribus cimbriques, et leur laissèrent, dit-on, en dépôt une partie de leur butin. Mais la Gaule centrale fut dévastée, brûlée, affamée sur leur passage. Les populations des campagnes se réfugièrent dans les villes pour laisser passer le torrent, et furent réduites à une telle disette, qu'on essaya de se nourrir de chair humaine. Les barbares, parvenus au bord du Rhône, apprirent que de l'autre côté du fleuve, c'était encore l'empire romain, dont ils avaient déjà rencontré les frontières en Illyrie, en Thrace, en Macédoine. L'immensité du grand empire du Midi les frappa d'un respect superstitieux; avec cette simple bonne foi de la race germanique, ils dirent au magistrat de la province, M. Silanus, que si Rome leur donnait des terres, ils se battraient volontiers pour elle. Silanus répondit fièrement que Rome n'avait que faire de leurs services, passa le Rhône, et se fit battre. Le consul P. Cassius, qui vint ensuite défendre la province, fut tué; Scaurus, son lieutenant, fut pris, et l'armée passa sous le joug des Helvètes, non loin du lac de Genève. Les barbares enhardis voulaient franchir les Alpes. Ils agitaient seulement si les Romains seraient réduits en esclavage ou exterminés. Dans leurs bruyants débats, ils s'avisèrent d'interroger Scaurus, leur prisonnier. Sa réponse hardie les mit en fureur, et l'un d'eux le perça de son épée. Toutefois, ils réfléchirent, et ajournèrent le passage des Alpes. Les paroles de Scaurus furent peut-être le salut de l'Italie.
Les Gaulois Tectosages de Tolosa, unis aux Cimbres par une origine commune, les appelaient contre les Romains, dont ils avaient secoué le joug. La marche des Cimbres fut trop lente. Le consul C. Servilius Cépion pénétra dans la ville et la saccagea. L'or et l'argent rapportés jadis par les Tectosages du pillage de Delphes, celui des mines des Pyrénées, celui que la piété des Gaulois clouait dans un temple de la ville, ou jetait dans un lac voisin, avaient fait de Tolosa la plus riche ville des Gaules. Cépion en tira, dit-on, cent dix mille livres pesant d'or et quinze cent mille d'argent. Il dirigea ce trésor sur Marseille, et le fit enlever sur la route par des gens à lui, qui massacrèrent l'escorte. Ce brigandage ne profita pas. Tous ceux qui avaient touché cette proie funeste finirent misérablement; et quand on voulait désigner un homme dévoué à une fatalité implacable, on disait: Il a de l'or de Tolosa.
D'abord Cépion, jaloux d'un collègue inférieur par la naissance, veut camper et combattre séparément. Il insulte les députés que les barbares envoyaient à l'autre consul. Ceux-ci, bouillants de fureur, dévouent solennellement aux dieux tout ce qui tombera entre leurs mains. De quatre-vingt mille soldats, de quarante mille esclaves ou valets d'armée, il n'échappa, dit-on, que dix hommes. Cépion fut des dix. Les barbares tinrent religieusement leur serment; ils tuèrent dans les deux camps tout être vivant, ramassèrent les armes, et jetèrent l'or et l'argent, les chevaux même dans le Rhône.
Cette journée, aussi terrible que celle de Cannes, leur ouvrait l'Italie. La fortune de Rome les arrêta dans la Province et les détourna vers les Pyrénées. De là, les Cimbres se répandirent sur toute l'Espagne, tandis que le reste des barbares les attendait dans la Gaule.
Pendant qu'ils perdent ainsi le temps et vont se briser contre les montagnes et l'opiniâtre courage des Celtibériens, Rome épouvantée avait appelé Marius de l'Afrique. Il ne fallait pas moins que l'homme d'Arpinum, en qui tous les Italiens voyaient un des leurs, pour rassurer l'Italie et l'armer unanimement contre les barbares. Ce dur soldat, presque aussi terrible aux siens qu'à l'ennemi, farouche comme les Cimbres qu'il allait combattre, fut, pour Rome, un Dieu sauveur. Pendant quatre ans que l'on attendit les barbares, le peuple, ni même le sénat, ne put se décider à nommer un autre consul que Marius. Arrivé dans la Province, il endurcit d'abord ses soldats par de prodigieux travaux. Il leur fit creuser la Fossa Mariana, qui facilitait ses communications avec la mer, et permettait aux navires d'éviter l'embouchure du Rhône, barrée par les sables. En même temps, il accablait les Tectosages et s'assurait de la fidélité de la Province avant que les barbares se remissent en mouvement.
Enfin ceux-ci se dirigèrent vers l'Italie, le seul pays de l'Occident qui eût encore échappé à leurs ravages. Mais la difficulté de nourrir une si grande multitude les obligea de se séparer. Les Cimbres et les Tigurins tournèrent par l'Helvétie et le Norique; les Ambrons et les Teutons, par un chemin plus direct, devaient passer sur le ventre aux légions de Marius, pénétrer en Italie par les Alpes maritimes et retrouver les Cimbres aux bords du Pô.
Dans le camp retranché d'où il les observait, d'abord près d'Arles, puis sous les murs d'Aquæ Sextiæ (Aix), Marius leur refusa obstinément la bataille. Il voulait habituer les siens à voir ces barbares, avec leur taille énorme, leurs yeux farouches, leurs armes et leurs vêtements bizarres. Leur roi Teutobochus franchissait d'un saut quatre et même six chevaux mis de front; quand il fut conduit en triomphe à Rome, il était plus haut que les trophées. Les barbares, défilant devant les retranchements, défiaient les Romains par mille outrages: N'avez-vous rien à dire à vos femmes? disaient-ils, nous serons bientôt auprès d'elles. Un jour, un de ces géants du Nord vint jusqu'aux portes du camp provoquer Marius lui-même. Le général lui fit répondre que, s'il était las de la vie, il n'avait qu'à s'aller pendre; et comme le Teuton insistait, il lui envoya un gladiateur. Ainsi il arrêtait l'impatience des siens; et cependant il savait ce qui se passait dans leur camp par le jeune Sertorius, qui parlait leur langue, et se mêlait à eux sous l'habit gaulois.
Marius, pour faire plus vivement souhaiter la bataille à ses soldats, avait fait placer son camp sur une colline sans eau qui dominait un fleuve. «Vous êtes des hommes, leur dit-il, vous aurez de l'eau pour du sang.» Le combat s'engagea en effet bientôt aux bords du fleuve. Les Ambrons, qui étaient seuls dans cette première action, étonnèrent d'abord les Romains par leurs cris de guerre qu'ils faisaient retentir comme un mugissement dans leurs boucliers: Ambrons! Ambrons! Les Romains vainquirent pourtant, mais ils furent repoussés du camp par les femmes des Ambrons; elles s'armèrent pour défendre leur liberté et leurs enfants, et elles frappaient du haut de leurs chariots sans distinction d'amis ni d'ennemis. Toute la nuit, les barbares pleurèrent leurs morts avec des hurlements sauvages qui, répétés par les échos des montagnes et du fleuve, portaient l'épouvante dans l'âme même des vainqueurs. Le surlendemain, Marius les attira par sa cavalerie à une nouvelle action. Les Ambrons-Teutons, emportés par leur courage, traversèrent la rivière et furent écrasés dans son lit. Un corps de trois mille Romains les prit par derrière et décida leur défaite. Selon l'évaluation la plus modérée, le nombre des barbares pris ou tués fut de cent mille. La vallée, engraissée de leur sang, devint célèbre par sa fertilité. Les habitants du pays n'enfermaient, n'étayaient leurs vignes, qu'avec des os de morts. Le village de Pourrières rappelle encore aujourd'hui le nom donné à la plaine: Campi putridi, champ de la putréfaction. Quant au butin, l'armée le donna tout entier à Marius, qui, après un sacrifice solennel, le brûla en l'honneur des dieux. Une pyramide fut élevée à Marius, un temple à la Victoire. L'église de Sainte-Victoire, qui remplaça le temple, reçut jusqu'à la Révolution française une procession annuelle, dont l'usage ne s'était jamais interrompu. La pyramide subsista jusqu'au XVe siècle, et Pourrières avait pris pour armoiries le triomphe de Marius représenté sur un des bas-reliefs dont ce monument était orné.
Cependant les Cimbres, ayant passé les Alpes Noriques, étaient descendus dans la vallée de l'Adige. Les soldats de Catulus ne les voyaient qu'avec terreur se jouer, presque nus, au milieu des glaces, et se laisser glisser sur leurs boucliers du haut des Alpes à travers les précipices. Catulus, général méthodique, se croyait en sûreté derrière l'Adige, couvert par un petit fort. Il pensait que les ennemis s'amuseraient à le forcer. Ils entassèrent des rochers, jetèrent toute une forêt par-dessus, et passèrent. Les Romains s'enfuirent et ne s'arrêtèrent que derrière le Pô. Les Cimbres ne songeaient pas à les poursuivre. En attendant l'arrivée des Teutons, ils jouirent du ciel et du sol italien, et se laissèrent vaincre aux douceurs de la belle et molle contrée. Le vin, le pain, tout était nouveau pour ces barbares; ils fondaient sous le soleil du Midi et sous l'action de la civilisation plus énervante encore.
Marius eut le temps de joindre son collègue. Il reçut des députés des Cimbres, qui voulaient gagner du temps: Donnez-nous, disaient-ils, des terres pour nous et pour nos frères les Teutons.—Laissez là vos frères, répondit Marius, ils ont des terres. Nous leur en avons donné qu'ils garderont éternellement. Et comme les Cimbres le menaçaient de l'arrivée des Teutons: Ils sont ici, dit-il, il ne serait pas bien de partir sans les saluer, et il fit amener les captifs. Les Cimbres ayant demandé quel jour et en quel lieu il voulait combattre pour savoir à qui serait l'Italie, il leur donna rendez-vous pour le troisième jour dans un champ, près de Verceil.
Marius s'était placé de manière à tourner contre l'ennemi le vent, la poussière et les rayons ardents d'un soleil de juillet. L'infanterie des Cimbres formait un énorme carré, dont les premiers rangs étaient liés tous ensemble avec des chaînes de fer. Leur cavalerie, forte de quinze mille hommes, était effrayante à voir, avec ses casques chargés de mufles d'animaux sauvages, et surmontés d'ailes d'oiseaux. Le camp et l'armée barbares occupaient une lieue en longueur. Au commencement, l'aile où se tenait Marius, ayant cru voir fuir la cavalerie ennemie, s'élança à sa poursuite, et s'égara dans la poussière, tandis que l'infanterie ennemie, semblable aux vagues d'une mer immense, venait se briser sur le centre où se tenaient Catulus et Sylla, et alors tout se perdit dans une nuée de poudre. La poussière et le soleil méritèrent le principal honneur de la victoire (101).
Restait le camp barbare, les femmes et les enfants des vaincus. D'abord, revêtues d'habits de deuil, elles supplièrent qu'on leur promît de les respecter, et qu'on les donnât pour esclaves aux prêtresses romaines du feu (le culte des éléments existait dans la Germanie). Puis, voyant leur prière reçue avec dérision, elles pourvurent elles-mêmes à leur liberté. Le mariage chez ces peuples était chose sérieuse. Les présents symboliques des noces, les bœufs attelés, les armes, le coursier de guerre, annonçaient assez à la vierge qu'elle devenait la compagne des périls de l'homme, qu'ils étaient unis dans une même destinée, à la vie et à la mort (sic vivendum, sic pereundum. Tacit.). C'est à son épouse que le guerrier rapportait ses blessures après la bataille (ad matres et conjuges vulnera referunt; nec illæ numerare aut exigere plagas pavent). Elle les comptait, les sondait sans pâlir; car la mort ne devait point les séparer. Ainsi, dans les poëmes scandinaves, Brunhild se brûle sur le corps de Siegfrid. D'abord les femmes des Cimbres affranchirent leurs enfants par la mort; elles les étranglèrent ou les jetèrent sous les roues des chariots. Puis elles se pendaient, s'attachaient par un nœud coulant aux cornes des bœufs, et les piquaient ensuite pour se faire écraser. Les chiens de la horde défendirent leurs cadavres; il fallut les exterminer à coups de flèches.
Ainsi s'évanouit cette terrible apparition du Nord, qui avait jeté tant d'épouvante dans l'Italie. Le mot cimbrique resta synonyme de fort et de terrible. Toutefois, Rome ne sentit point le génie héroïque de ces nations, qui devaient un jour la détruire; elle crut à son éternité. Les prisonniers qu'on put faire sur les Cimbres furent distribués aux villes comme esclaves publics ou dévoués aux combats de gladiateur.
Marius fit ciseler sur son bouclier la figure d'un Gaulois tirant la langue, image populaire à Rome dès le temps de Torquatus. Le peuple l'appela le troisième fondateur de Rome, après Romulus et Camille. On faisait des libations au nom de Marius, comme en l'honneur de Bacchus ou de Jupiter. Lui-même, enivré de sa victoire sur les barbares du Nord et du Midi, sur la Germanie et sur les Indes africaines, ne buvait plus que dans cette coupe à deux anses, où, selon la tradition, Bacchus avait bu après sa victoire des Indes[20].
ÉCLAIRCISSEMENTS
SUR LES IBÈRES OU BASQUES. (Voy. page 1.)
Dans son livre intitulé Prüfung der Untersuchungen über die Urbewohner Hispaniens, vermittelst der Waskischen Sprache [Berlin, 1821], M. W. de Humboldt a cherché à établir, par la comparaison des débris de l'ancienne langue ibérique avec la langue basque actuelle, l'identité des Basques et des Ibères. Ces débris ne sont autre chose que les noms de lieux et les noms d'hommes qui nous ont été transmis par les auteurs anciens. Encore nous sont-ils parvenus bien défigurés. Pline déclare rapporter seulement les noms qu'il peut exprimer en latin: «Ex his digna memoratu aut latiali sermone dictu facilia, etc.» Mela, Strabon, sont aussi arrêtés par la difficulté de rendre dans leur langue la prononciation barbare. Ainsi les anciens ont dû omettre précisément les noms les plus originaux. Quelques mots transmis littéralement sur les monnaies ont la plus grande importance...
Après avoir posé les principes de l'étymologie, M. de Humboldt les applique à la méthode suivante: 1o chercher s'il y a d'anciens noms ibériens qui, pour le son et la signification, s'accordent (au moins en partie) avec les mots basques usités aujourd'hui; 2o dans tout le cours de ces recherches, et avant d'entrer dans l'examen spécial, comparer l'impression que ces anciens noms produisent sur l'oreille, avec le caractère harmonique de la langue basque: 3o examiner si ces anciens noms s'accorderaient avec les noms de lieux des provinces où l'on parle le basque aujourd'hui. Cet accord peut montrer, lors même qu'on ne trouverait pas le sens du nom, que des circonstances analogues ont tiré d'une langue identique les mêmes noms pour différents lieux.
Il a été conduit aux résultats suivants:
«1o Le rapprochement des anciens noms de lieux de la péninsule ibérienne avec la langue basque montre que cette langue était celle des Ibères, et comme ce peuple paraît n'avoir eu qu'une langue, peuples ibères et peuples parlant le basque sont des expressions synonymes.
«2o Les noms de lieux basques se trouvent sur toute la Péninsule sans exception, et, par conséquent, les Ibères étaient répandus dans toutes les parties de cette contrée.
«3o Mais dans la géographie de l'ancienne Espagne, il y a d'autres noms de lieux qui, rapprochés de ceux des contrées habitées par les Celtes, paraissent d'origine celtique; et ces noms nous indiquent, au défaut de témoignage historique, les établissements des Celtes mêlés aux Ibères.
«4o Les Ibères non mêlés de Celtes habitaient seulement vers les Pyrénées et sur la côte méridionale. Les deux races étaient mêlées dans l'intérieur des terres, dans la Lusitanie, et dans la plus grande partie des côtes du Nord.
«5o Les Celtes ibériens se rapportaient, pour le langage, aux Celtes, d'où proviennent les anciens noms de lieux de la Gaule et de la Bretagne, ainsi que les langues encore vivantes en France et en Angleterre. Mais vraisemblablement ce n'étaient point des peuples de pure souche gallique, rameaux détachés d'une tige qui restât derrière eux; la diversité de caractère et d'institution témoigne assez qu'il n'en est pas ainsi. Peut-être furent-ils établis dans les Gaules à une époque anté-historique, ou du moins ils y étaient établis bien avant (avant les Gaulois?). En tous cas, dans leur mélange avec les Ibères, c'était le caractère ibérien qui prévalait, et non le caractère gaulois, tel que les Romains nous l'ont fait connaître.
«6o Hors de l'Espagne, vers le Nord, on ne trouve pas trace des Ibères, excepté toutefois dans l'Aquitaine ibérique et une partie de la côte de la Méditerranée. Les Calédoniens nommément appartenaient à la race celtique, non à l'ibérienne.
«7o Vers le sud, les Ibères étaient établis dans les trois grandes îles de la Méditerranée; les témoignages historiques et l'origine basque des noms de lieux s'accordent pour le prouver. Toutefois, ils n'y étaient pas venus, du moins exclusivement, de l'Ibérie ou de la Gaule, ils occupaient ces établissements de tout temps ou bien ils y vinrent de l'Orient.
«8o Les Ibères appartenaient-ils aussi aux peuples primitifs de l'Italie continentale? La chose est incertaine; cependant on y trouve plusieurs noms de lieux d'origine basque, ce qui tendrait à fonder cette conjecture.
«9o Les Ibères sont différents des Celtes, tels que nous connaissons ces derniers par le témoignage des Grecs et des Romains, et par ce qui nous reste de leurs langues. Cependant il n'y a aucun sujet de nier toute parenté entre les deux nations; il y aurait même plutôt lieu de croire que les Ibères sont une dépendance des Celtes, laquelle en a été démembrée de bonne heure.»
Nous n'extrairons de ce travail que ce qui se rapporte directement à la Gaule et à l'Italie. Nous reproduirons d'abord les étymologies des noms: Basques, Biscaye, Espagne, Ibérie (p. 54).
Basoa, forêt, bocage, broussailles. Basi, basti, bastetani, basitani, bastitani (bas eta, pays de forêt, bascontum (comme basocoa), appartenant aux forêts). Cette étymologie donnée par Astallos n'est pas bonne.—Les Basques s'appellent non Basocoac, mais Euscaldunac, leur pays Euscalerria, Eusquererria, et leur langue euscara, eusquera, escuara. [La terminaison ara indique le rapport de suite, de conséquence, d'une chose à une autre; ainsi ara-uz, conformément; ara-ua, règle, rapport. Eusk-ara veut donc dire à la manière basque.] Aldunac vient d'aldea, côté, partie; duna, terminaison de l'adjectif, et c, marque du pluriel[21]. Erria, ara, era, ne sont que des syllabes auxiliaires. La racine est Eusken, Esken[22]. D'où les villes Vesci, Vescelia, et la Vescitania, où se trouvait la ville d'Osca; deux autres Osca chez les Turduli et en Bœturie, et Ileosca, Etosca (Etrusca?), Menosca (Mendia, montagne), Virovesca; les Auscii d'Aquitaine avec leur capitale Elimberrum (Illiberris, ville neuve); Osquidates?—Le nom d'Osca doit se rapporter à tout le peuple des Ibères. Les sommes énormes d'argentum oscense mentionnées par Tite-Live ne peuvent guère avoir été frappées dans une des petites villes appelées Osca. Florez croit que la ressemblance de l'ancien alphabet ibérien avec celui des Osques italiens peut avoir donné lieu à ce nom.
Noms basques qui se retrouvent en Gaule (p. 69):
Aquitaine: Calagorris, Casères en Comminges.—Vasates et Basabocates, de Basoa, forêt. De même le diocèse de Basas, entre la Garonne et la Dordogne.—Iluro, comme la ville des Cosetans (Oléron).—Bigorra, de bi, deux, gora, haut.—Oscara, Ousche.—Garites, pays de Gavre, de gora, haut.—Garoceli... (Cæsar, de Bell. Gall., I, X, et non Graioceli). Auscii, de eusken, esken, vesci (osci?)[23] nom des Basques (leur ville est Elimberrum comme Illiberri).—Osquidates, même racine, vallée d'Ossau, du pied des Pyrénées à Oléron.—Curianum (cap de Buch, promontoire près duquel le bassin d'Arcachon s'enfonce dans les terres), de gur, courbé.—Le rivage Corense (en Bétique).—Bercorcates, même racine; Biscarosse, bourg du district de Born, frontières de Buch.—Les terminaisons celtiques sont dunum[24], magus, vices et briga (p. 96), Segodunum apud Rutenos appartient plus à la Narbonnaise qu'à l'Aquitaine. Lugdunum apud Convenas est mixte, comme l'indique Convenæ, Comminges. On ne les trouve pas, non plus que briga, chez les vrais Aquitains. La terminaison en riges paraît commune aux Celtes et aux Basques. Chose remarquable: le seul peuple que Strabon nous désigne comme étranger, dans l'Aquitaine, les Bituriges, ont un nom tout à fait basque; de même les Caturiges, Celtes des Hautes-Alpes; ce sont des établissements primitivement ibériens.
Côte méridionale de la Gaule: Illiberis Bebryciorum, Vasio Vocontiorum (Vaison) en Narbonnaise. Bebryces rappelle briges, et peut-être Allo-Broges (Étienne de Byzance écrit Allobryges; selon lui, on trouve le plus souvent, chez les Grecs, Allobryges). Cependant le scholiaste Juvénal dit ce mot celtique (Sat. VIII, v. 234, et signifiant terre, contrée).
Dans le reste de la Gaule, on rencontre peu de noms analogues au basque, excepté Bituriges[25]. Cependant Gelduba, comme Corduba, Salduba, Arverni, Arvii, Gadurci, Caracates, Carasa, Carcaso et Ardyes dans le Valais, Carnutes, Carocotinum (Crotoy), Carpentoracte (Carpentras), Corsisi, Carsis ou Cassis, Corbilo (Coiron-sur-Loire), (Turones?) Ces analogies avec le basque sont probablement fortuites. Le mot même de Britannia ne dériverait-il pas de cette racine féconde? prydain, brigantes?
Brigantium en Espagne chez les Gallaïci, Brigœtium en Asturie. De même en Gaule Brigantium et le port Brivates.—En Bretagne, les Brigantes, et leur ville Isubrigantum; le même nom de peuple se trouve en Irlande.—Brigantium, sur le lac de Constance, Bregetium, en Hongrie, sur le Danube. En Gaule, sur la côte sud, les Segobriges; dans l'Aquitaine propre, les Nitiobriges (Agen); Samarobriva (Amiens); Eburobriva entre Auxerre et Troyes; Baudobrica, au-dessus de Coblentz, Bontobrice et ad Magetobria, entre Rhin et Moselle; en Suisse, les Latobrigi et Latobrogi; en Bretagne, Durobrivœ et Ourobrivœ; Artobriga (Ratisbonne) dans l'Allemagne celtique.
Recherches de noms celtiques dans des noms de lieux ibériens (p. 83): Ebura ou Ebora, en Bétique et chez les Turduli, Edetani, Carpetani, Lusitani, et Ripepora en Bétique, Eburobritium chez les Lusitani; en Gaule, Eburobrica, Eburodunum; sur la côte méridionale, les Eburones, sur la rive gauche du Rhin, Aulerci Eburovices en Normandie; en Bretagne, Eboracum, Eburacum; en Autriche, Eburodunum; en Hongrie, Eburum; en Lucanie, les Eburini? le gaulois Eporedorix dans César?
Noms celtiques en Espagne.
Ebora, Ebura, Segobrigii (?), p. 85. Les Segobriges sur la côte sud de la Gaule. Segobriga, villes espagnoles des Celtibériens; Segontia, Segedunum, en Bretagne, Segodunum, en Gaule, Segestica, en Pannonie.—En Espagne, Nemetobriga, Nemetates.—Augustonemetum, en Auvergne, Nemetacum, Nemetocenna, et les Nemètes dans la Germanie supérieure, Nemausus, Nîmes; de l'irlandais Naomhtha (V. Lluyd), sacré, saint?
Page 90. Recherches de noms basques dans les noms de lieux celtiques. En Bretagne: Le fleuve Ilas, Isca, Isurum, Verurium. Le promontoire Ocelum ou Ocellum. Sur le Danube, entre le Norique et la Pannonie, Astura et le fleuve Carpis. Urbate et le fleuve Urpanus.—En Espagne: Ula, Osca, Esurir. Le mont Solorius. Ocelum chez les Callaïci...
Noms basques en Italie: Iria apud Taurinos, comme Iria Flavia Callaïcorum (iria, ville).—Ilienses, en Sardaigne, Troyens? Cependant d'habit et de mœurs libyens selon Pausanias.—Uria, en Apulie, comme Urium Turdulorum.—D'ra, eau: Urba Salovia Picenorum, Urbinum, Urcinium de Corse, comme Urce Bastetanorum.—Urgo, île entre Corse et Étrurie, comme Urgao en Bétique.—Usentini en Lucanie, comme Urso, Ursao, en Bétique.—Agurium, en Sicile; Argiria, en Espagne; Astura, fleuve et île près d'Antium.—D'asta, roche: Asta, en Ligurie, et Asta Turdetanorum, etc., etc., en Espagne.—Osci ne se rapporte pas à osca, il est contracté d'opici, opci (mais pourquoi opici ne serait-il pas une extension de osci?)—Ausones, analogue à l'espagnol Ausa et Ausetani. Cependant il se lie avec Aurunci.—Arsia, en Istrie; Arsa, en Bœturie.—Basta, en Calabre; Basti apud Bastetanos.—Basterbini Salentinorum, de basoa, montagne, et de erbestatu, émigrer, changer de pays (erria).—Biturgia, en Étrurie; Bituris, chez les Basques.—Hispellum, en Ombrie.—Le Lambrus, qui se jette dans le Pô, Lambriaca et Flavia lambris Callaïcorum.—Murgantia, ville barbare en Sicile; Murgis, en Espagne; Suessa et Suessula, comme les Suessetani des Ilergètes.—Curenses Sabinorum, Gurulis, en Sardaigne, comme le littus Corense, en Bétique, et le prom. Curianum en Aquitaine,—Curia, même racine que urbs; urvus, curvus, urvare urvum aratri; ὅρος, ἀρόω, κυρτὁς; en allemand, aëren, labourer; en basque, ara-tu, labourer (ἄρω, labourer); gur, courbe; uria, iria, ville.—L'allemand ort est encore de cette famille.—Les Basques et les Romains seraient rattachés l'un à l'autre par l'intermédiaire des Étrusques. «Je ne dis pas pour cela que les Étrusques soient pères des Ibères ni leurs fils[26].»
Page 97.—C'est à tort que les Français et Espagnols confondent les Cantabres et les Basques (Oihenart les distingue); les Cantabres en étaient séparés par les Autrigons, et les tribus peu guerrières des Caristii et Varduli. Chez les Cantabres commence ce mélange de noms de lieux, que je ne trouve point chez les Basques. Les Cantabres sont essentiellement guerriers, les Basques aussi, et même ils se vantaient de ne pas porter de casques (Sil. It., III, 358. V. 197, IX, 232). Ceci prouve cependant qu'ils avaient plus rarement la guerre. Enfermés dans leurs montagnes, ils n'eurent point de guerres contre les Romains, sauf la guerre désespérée de Calagurris (Juven., XV, 93-110).
Page 100.—Les noms basques se représentent surtout chez les Turduli et Turdetani de la Bétique. Ainsi, il n'y avait aucune contrée de la Péninsule où les noms de lieux n'indiquassent un peuple parlant et prononçant comme les Basques d'aujourd'hui. Les formes infiniment variées de la langue basque seraient inexplicables, si ce peuple n'avait été formé de tribus très-nombreuses, et dispersées autrefois sur un vaste territoire.—Atzean signifie derrière, en arrière, et Atzea l'étranger; ainsi ce peuple pensait primitivement que l'étranger n'était que derrière lui: ceci fait croire que, depuis un temps immémorial, ils sont établis au bout de l'Europe.
Page 113.—Les Celtes et les Ibères sont deux races différentes (Strab., IV, I, p. 176, c. II. 1. pag. 189). Niebuhr pense de même contre l'opinion de Bullet, Vallancey, etc. Les Ibères étaient plus pacifiques; en effet, les Turduli, Turdetani. Au lieu de faire des expéditions, ils furent repoussés du Rhône à l'ouest. Ils ne faisaient pas de ligues avec d'autres, par confiance en soi (Strab., III, 4, p. 138); aussi, point de grandes entreprises (Florus, II, 17, 3), seulement de petits brigandages; opiniâtres contre les Romains, mais surtout les Celtibères; poussés par la tyrannie des préteurs, par la fréquente stérilité des pays de montagnes, avec une population croissante; obligés d'éloigner d'eux annuellement une partie des hommes en âge de porter les armes; effarouchés par l'état de guerre permanent en Espagne, sous les Romains.
Le monde ibérien est antérieur au monde celtique... On n'en connaît que la décadence. Les Vaccéens (Diod., V, 34) faisaient chaque année un partage de leurs terres, et mettaient les fruits en commun, signe d'une société bien antique.
Nous ne trouvons pas chez les Ibères l'institut des Druides et Bardes. Aussi point d'union politique (les Druides avaient un chef unique). Aussi moins de régularité dans la langue basque pour revenir des dérivés aux racines.
On accuse les Gaulois, et non les Ibères, de pédérastie (Athen. XIII, 79. Diod., V, 31); au contraire, les Ibères préfèrent l'honneur et la chasteté à la vie (Strab., III, 4, p. 164). Les Gaulois, et non les Ibères, bruyants, vains, etc. (Diod., V, 31, p. 157), les Ibères méprisent la mort, mais avec moins de légèreté que les Gaulois, qui donnaient leur vie pour quelque argent ou quelques verres de vin (Athen. IV, 40).
Diodore assimile les Celtibères aux Lusitaniens. Les uns et les autres semblent avoir déployé dans la guerre la ruse, l'agilité, caractère des Ibères (Strab., III). Mais les Celtibères craignaient moins les batailles rangées; ils avaient conservé le bouclier gaulois; les Lusitaniens en portaient un moins long (Scutatæ citerioris provinciæ, et cetratæ ulterioris Hispaniæ cohortes, Cæs. de B., lib. I, 39. Cependant id. I, 48).
Les Celtibères avaient (sans doute d'après les Ibères) des bottes tissues de cheveux (Diodore: Τριχίνας είλουσι κνημῖδας). Les Biscayens d'aujourd'hui ont la jambe serrée de bandes de laine, qui vont joindre l'abarca, sorte de sandale.
Les montagnards vivaient deux tiers de l'année d'un pain de gland (nourriture des Pélages, Dodone, etc.; glandem ructante marito. Juv. VI, 10). Les Celtibères mangeaient beaucoup de viande; les Ibères buvaient une boisson d'orge fermentée; les Celtibères de l'hydromel.
Les ressemblances entre les Ibères et les Celtibères sont nombreuses, exemple: tout soin domestique abandonné aux femmes; force et endurcissement de celles-ci, qu'on retrouve en Biscaye et provinces voisines (et dans plusieurs parties de la Bretagne, comme à Ouessant).
Chez les Ibères et les Celtes (Aquitaine?) hommes qui dévouent leur vie à un homme (Plut. Sertor., 14, Val. Max., VII, 6, ext. 3.—Cæs. de B. Gall.). Val. Max., II, 6, 11, dit expressément que ces dévouements étaient particuliers aux Ibères.
Page 121.—Les Gaulois aimaient les habits bariolés et voyants; les Ibères, même les Celtibères, les portaient noirs, de grosse laine, comme des cheveux, leurs femmes des voiles noirs. En guerre, par exemple à Cannes (Polyb., III, 114, Livius, XXII, 46), vêtements de lin blanc, et par-dessus habits rayés de pourpre (c'est un milieu entre le bariolé gaulois et la simplicité ibérienne).
Ce qu'on sait de la religion des Ibères s'applique aussi aux Celtes, sauf une exception: Quelques-uns, dit Strabon (III, 4, p. 164) refusent aux Galliciens toute foi dans les dieux, et disent qu'aux nuits de pleine lune les Celtibères et leurs voisins du Nord font des danses et une fête devant leurs portes avec leurs familles, en l'honneur d'un Dieu sans nom. Plusieurs auteurs (dont Humboldt semble adopter le sentiment) croient voir un croissant et des étoiles sur les monnaies de l'ancienne Espagne. Florez (Medallas, 1) remarque que dans les médailles de la Bétique (et non des autres provinces), le taureau est toujours accompagné d'un croissant (le croissant est phénicien et druidique; la vache est dans les armes des Basques, des Gallois, etc.). Dans les autres provinces, on trouve le taureau, mais non le croissant.
Nulle mention du temple, si ce n'est dans les provinces en rapport avec les peuples méridionaux (cependant quelques noms celtiques: exemple, Nemetobriga).—Strab. (III, 1, p. 138), dans un passage obscur où il donne les opinions opposées d'Artémidore et d'Éphore sur le prétendu temple d'Hercule au promontoire Cuneus, parle de certaines pierres qui, dans plusieurs lieux, se trouvent trois ou quatre ensemble, et qui ont un rapport à des usages religieux (trad. fr., I, 385, III, 4, 5.). Un voyageur anglais en Espagne dit qu'aux frontières de Gallice on rencontre deux grands tas de pierres, la coutume étant que tout Gallicien qui émigre pour trouver du travail y mette une pierre au départ et au retour. Arist. Polit. VII, 2, 6: Sur la tombe du guerrier ibérien autant de lances (ὀβελίσκους) qu'il a tué d'ennemis.
Nous ne trouvons pas chez les Ibères, comme chez les Gaulois, l'usage de jeter de l'or dans les lacs ou de le placer dans les lieux sacrés, sans autre garde que la religion. Au temple d'Hercule, à Cadix, il y avait des offrandes que César fit respecter après la défaite des fils de Pompée (Dio, c. XLIII, XXXIX); mais le culte de ce temple était encore phénicien, même au temps d'Appien, VI, II, 35.—Justin, XLIV, 3: «La terre est si riche chez les Galliciens, que la charrue y soulève souvent de l'or; ils ont une montagne sacrée qu'il est défendu de violer par le fer; mais si la foudre y tombe, on peut y recueillir l'or qu'elle a pu découvrir, comme un présent des dieux.» Voilà bien l'or propriété des dieux.
Page 123.—Pour les noms de lieux, point de traces des Ibères dans la Gaule non aquitanique, ni dans la Bretagne [cependant voyez plus haut], quoique Tacite (Agric., II) croie les reconnaître dans le teint des Silures, dans leurs cheveux frisés et leur position géographique. (Mannert croit les trouver en Calédonie.) Il faut attendre qu'on ait comparé le basque avec les langues celtiques. Espérons, ajoute M. de Humboldt, qu'Ahlwardt nous fera connaître ses travaux...
Page 126.—Les anciennes langues celtiques ne peuvent avoir différé du breton et gallois actuel; la preuve en est dans les noms de lieux et de personnes, dans beaucoup d'autres mots, dans l'impossibilité de supposer une troisième langue qui eût entièrement péri...
Page 131.—On peut dire des Ibères ce que dit Mannert des Ligures, avec beaucoup de sagacité, qu'ils ne dérivent pas des Celtes que nous connaissons dans la Gaule, mais que pourtant ils pourraient être une branche sœur d'une tige orientale plus ancienne.
Page 132.—Parenté fort douteuse du basque et des langues américaines.
Nous n'avons pas cru qu'on pût nous blâmer de donner un extrait de cet admirable petit livre, qui n'est pas encore traduit.
CHAPITRE II
ÉTAT DE LA GAULE DANS LE SIÈCLE QUI PRÉCÈDE LA
CONQUÊTE—DRUIDISME—CONQUÊTE DE CÉSAR
58-51 avant Jésus-Christ
Ce grand événement de l'invasion cimbrique n'eut qu'une influence fort indirecte sur les destinées de la Gaule, qui en fut le principal théâtre. Les Kymry-Teutons étaient trop barbares pour s'incorporer avec les tribus gauloises que le druidisme avait déjà tirées de leur grossièreté primitive. Examinons avec quelque détail cette religion druidique[27] qui commença la culture morale de la Gaule, prépara l'invasion romaine, et fraya la voie au christianisme. Elle devait avoir atteint tout son développement, toute sa maturité, dans le siècle qui précéda la conquête de César; peut-être même penchait-elle vers son déclin; l'influence politique des druides avait du moins diminué.
Il semble que les Galls aient d'abord adoré des objets matériels, des phénomènes, des agents de la nature: lacs, fontaines, pierres, arbres, vents, en particulier le terrible Kirk. Ce culte grossier fut, avec le temps, élevé et généralisé. Ces êtres, ces phénomènes, eurent leurs génies; il en fut de même des lieux et des tribus. De là, le dieu Tarann, esprit du tonnerre; Vosège, déification des Vosges; Pennin, des Alpes; Arduinne, des Ardennes. De là, le Génie des Arvernes; Bibracte, déesse et cité des Édues; Aventia, chez les Helvètes; Nemausus (Nîmes), chez les Arécomikes, etc., etc.
Par un degré d'abstraction de plus, les forces générales de la nature, celles de l'âme humaine et de la société furent aussi déifiées. Tarann devint le dieu du ciel, le moteur et l'arbitre du monde. Le soleil, sous le nom de Bel ou Belen, fit naître les plantes salutaires et présida à la médecine; Heus ou Hesus à la guerre; Teutatès au commerce et à l'industrie; l'éloquence même et la poésie eurent leur symbole dans Ogmius, armé comme Hercule de la massue et de l'arc, et entraînant après lui des hommes attachés par l'oreille à des chaînes d'or et d'ambre qui sortaient de sa bouche[28].
On voit qu'il y a ici quelque analogie avec l'Olympe des Grecs et des Romains[29]. La ressemblance se changea en identité, lorsque la Gaule, soumise à la domination de Rome, eut subi quelques années seulement l'influence des idées romaines. Alors le polythéisme gaulois, honoré et favorisé par les empereurs, finit par se fondre dans celui de l'Italie, tandis que le druidisme, ses mystères, sa doctrine, son sacerdoce, furent cruellement proscrits.
Les druides enseignaient que la matière et l'esprit sont éternels, que la substance de l'univers reste inaltérable sous la perpétuelle variation des phénomènes où domine tour à tour l'influence de l'eau et du feu; qu'enfin l'âme humaine est soumise à la métempsycose. À ce dernier dogme se rattachait l'idée morale de peines et de récompenses; ils considéraient les degrés de transmigration inférieurs à la condition humaine comme des états d'épreuve et de châtiment. Ils avaient même un autre monde[30], un monde de bonheur. L'âme y conservait son identité, ses passions, ses habitudes. Aux funérailles, on brûlait des lettres que le mort devait lire ou remettre à d'autres morts. Souvent même ils prêtaient de l'argent à rembourser dans l'autre vie.
Ces deux notions combinées de la métempsycose et d'une vie future faisaient la base du système des druides. Mais leur science ne se bornait pas là; ils étaient de plus métaphysiciens, physiciens, médecins, sorciers, et surtout astronomes. Leur année se composait de lunaisons, ce qui fit dire aux Romains que les Gaulois mesuraient le temps par nuits et non par jours; ils expliquaient cet usage par l'origine infernale de ce peuple, et sa descendance du dieu Pluton. La médecine druidique était uniquement fondée sur la magie. Il fallait cueillir le Samolus à jeun et de la main gauche, l'arracher de terre sans le regarder, et le jeter de même dans les réservoirs où les bestiaux allaient boire; c'était un préservatif contre leurs maladies. On se préparait à la récolte de la sélage par des ablutions et une offrande de pain et de vin; on partait nu-pieds, habillé de blanc; sitôt qu'on avait aperçu la plante, on se baissait comme par hasard, et, glissant la main droite sous son bras gauche, on l'arrachait sans jamais employer le fer, puis on l'enveloppait d'un linge qui ne devait servir qu'une fois. Autre cérémonial pour la verveine. Mais le remède universel, la panacée, comme l'appelaient les druides, c'était le fameux gui. Ils le croyaient semé sur le chêne par une main divine, et trouvaient dans l'union de leur arbre sacré avec la verdure éternelle du gui un vivant symbole du dogme de l'immortalité. On le cueillait en hiver, à l'époque de la floraison, lorsque la plante est le plus visible, et que ses longs rameaux verts, ses feuilles et les touffes jaunes de ses fleurs, enlacés à l'arbre dépouillé, présentent seuls l'image de la vie, au milieu d'une nature morte et stérile.
C'était le sixième jour de la lune que le gui devait être coupé; un druide en robe blanche montait sur l'arbre, une serpe d'or à la main, et tranchait la racine de la plante, que d'autres druides recevaient dans une saie blanche; car il ne fallait pas qu'elle touchât la terre. Alors on immolait deux taureaux blancs dont les cornes étaient liées pour la première fois.
Les druides prédisaient l'avenir d'après le vol des oiseaux et l'inspection des entrailles des victimes. Ils fabriquaient aussi des talismans, comme les chapelets d'ambre que les guerriers portaient sur eux dans les batailles, et qu'on retrouve souvent à leur côté dans les tombeaux. Mais nul talisman n'égalait l'œuf de serpent[31]. Ces idées d'œuf et de serpent rappellent l'œuf cosmogonique des mythologies orientales, ainsi que la métempsycose et l'éternelle rénovation dont le serpent était l'emblème.
Des magiciennes et des prophétesses étaient affiliées à l'ordre des druides, mais sans en partager les prérogatives. Leur institut leur imposait des lois bizarres et contradictoires; ici, la prêtresse ne pouvait dévoiler l'avenir qu'à l'homme qui l'avait profanée; là, elle se vouait à une virginité perpétuelle; ailleurs, quoique mariée, elle était astreinte à de longs célibats. Quelquefois ces femmes devaient assister à des sacrifices nocturnes, toutes nues, le corps teint de noir, les cheveux en désordre, s'agitant dans des transports frénétiques. La plupart habitaient des écueils sauvages, au milieu des tempêtes de l'archipel armoricain. À Séna (Sein) était l'oracle célèbre des neuf vierges terribles appelées Sènes, du nom de leur île. Pour avoir le droit de les consulter, il fallait être marin et encore avoir fait le trajet dans ce seul but. Ces vierges connaissaient l'avenir; elles guérissaient les maux incurables; elles prédisaient et faisaient la tempête.
Les prêtresses de Nannetes, à l'embouchure de la Loire, habitaient un des îlots de ce fleuve. Quoiqu'elles fussent mariées, nul homme n'osait approcher de leur demeure; c'étaient elles qui, à des époques prescrites, venaient visiter leurs maris sur le continent. Parties de l'île à la nuit close, sur de légères barques qu'elles conduisaient elles-mêmes, elles passaient la nuit dans des cabanes préparées pour les recevoir; mais, dès que l'aube commençait à paraître, s'arrachant des bras de leurs époux, elles couraient à leurs nacelles et regagnaient leur solitude à force de rames. Chaque année, elles devaient, dans l'intervalle d'une nuit à l'autre, couronnées de lierre et de vert feuillage, abattre et reconstruire le toit de leur temple. Si l'une d'elles, par malheur, laissait tomber à terre quelque chose de ces matériaux sacrés, elle était perdue; ses compagnes se précipitaient sur elle avec d'horribles cris, la déchiraient, et semaient çà et là ses chairs sanglantes. Les Grecs crurent retrouver dans ces rites le culte de Bacchus; ils assimilèrent aussi aux orgies de Samothrace d'autres orgies druidiques célébrées dans une île voisine de la Bretagne, d'où les navigateurs entendaient avec effroi, de la pleine mer, des cris furieux et le bruit des cymbales barbares.
La religion druidique avait sinon institué, du moins adopté et maintenu les sacrifices humains. Les prêtres perçaient la victime au-dessus du diaphragme, et tiraient leurs pronostics de la pose dans laquelle elle tombait, des convulsions de ses membres, de l'abondance et de la couleur de son sang; quelquefois ils la crucifiaient à des poteaux dans l'intérieur des temples, ou faisaient pleuvoir sur elle, jusqu'à la mort, une nuée de flèches et de dards. Souvent aussi on élevait un colosse en osier ou en foin, on le remplissait d'hommes vivants, un prêtre y jetait une torche allumée, et tout disparaissait bientôt dans des flots de fumée et de flamme. Ces horribles offrandes étaient sans doute remplacées souvent par des dons votifs. Ils jetaient des lingots d'or et d'argent dans les lacs, ou les clouaient dans les temples.
Un mot sur la hiérarchie. Elle comprenait trois ordres distincts. L'ordre inférieur était celui des bardes, qui conservaient dans leur mémoire les généalogies des clans, et chantaient sur la rotte les exploits des chefs et les traditions nationales; puis venait le sacerdoce proprement dit, composé des ovates et des druides. Les ovates étaient chargés de la partie extérieure du culte et de la célébration des sacrifices. Ils étudiaient spécialement les sciences naturelles appliquées à la religion, l'astronomie, la divination, etc. Interprètes des druides, aucun acte civil ou religieux ne pouvait s'accomplir sans leur ministère.
Les druides, ou hommes des chênes[32], étaient le couronnement de la hiérarchie. En eux résidaient la puissance et la science. Théologie, morale, législation, toute haute connaissance était leur privilége. L'ordre des druides était électif. L'initiation, mêlée de sévères épreuves, au fond des bois ou des cavernes, durait quelquefois vingt années: il fallait apprendre de mémoire toute la science sacerdotale; car ils n'écrivaient rien, du moins jusqu'à l'époque où ils purent se servir des caractères grecs.
L'assemblée la plus solennelle des druides se tenait une fois l'an sur le territoire des Carnutes, dans un lieu consacré, qui passait pour le point central de toute la Gaule; on y accourait des provinces les plus éloignées. Les druides sortaient alors de leurs solitudes, siégeaient au milieu du peuple et rendaient leurs jugements. Là sans doute ils choisissaient le druide suprême, qui devait veiller au maintien de l'institution. Il n'était pas rare que l'élection de ce chef excitât la guerre civile.
Quand même le druidisme n'eût pas été affaibli par ces divisions, la vie solitaire à laquelle la plupart des membres de l'ordre semblent s'être voués devait le rendre peu propre à agir puissamment sur le peuple. Ce n'était pas d'ailleurs ici comme en Égypte une population agglomérée sur une étroite ligne. Les Gaulois étaient dispersés dans les forêts, dans les marais, qui couvraient leur sauvage pays, au milieu des hasards d'une vie barbare et guerrière. Le druidisme n'eut pas assez de prise sur ces populations disséminées, isolées. Elles lui échappèrent de bonne heure.
Ainsi, lorsque César envahit la Gaule[33], elle semblait convaincue d'impuissance pour s'organiser elle-même. Le vieil esprit de clan, l'indisciplinabilité guerrière, que le druidisme semblait devoir comprimer, avait repris vigueur; seulement la différence des forces avait établi une sorte de hiérarchie entre les tribus; certaines étaient clientes des autres, comme les Carnutes des Rhèmes, les Sénons des Édues, etc. (Chartres, Reims, Sens, Autun).
Des villes s'étaient formées, espèces d'asiles au milieu de cette vie de guerre. Mais tous les cultivateurs étaient serfs, et César pouvait dire: Il n'y a que deux ordres en Gaule, les druides et les cavaliers (equites). Les druides étaient les plus faibles. C'est un druide des Édues qui appela les Romains.
J'ai parlé ailleurs de ce prodigieux César et des motifs qui l'avaient décidé à quitter si longtemps Rome pour la Gaule, à s'exiler pour revenir maître. L'Italie était épuisée, l'Espagne indisciplinable; il fallait la Gaule pour asservir le monde. J'aurais voulu voir cette blanche et pâle figure, fanée avant l'âge par les débauches de Rome, cet homme délicat et épileptique, marchant sous les pluies de la Gaule, à la tête des légions, traversant nos fleuves à la nage; ou bien à cheval entre les litières où ses secrétaires étaient portés, dictant quatre, six lettres à la fois, remuant Rome du fond de la Belgique, exterminant sur son chemin deux millions d'hommes[34], et domptant en dix années la Gaule, le Rhin et l'Océan du Nord (58-49).
Ce chaos barbare et belliqueux de la Gaule était une superbe matière pour un tel génie. De toutes parts, les tribus gauloises appelaient alors l'étranger. Le druidisme affaibli semble avoir dominé dans les deux Bretagnes et dans les bassins de la Seine et de la Loire. Au midi, les Arvernes et toutes les populations ibériennes de l'Aquitaine étaient généralement restés fidèles à leurs chefs héréditaires. Dans la Celtique même, les druides n'avaient pu résister au vieil esprit de clan qu'en favorisant la formation d'une population libre dans les grandes villes, dont les chefs ou patrons étaient du moins électifs, comme les druides. Ainsi deux factions partageaient tous les États gaulois; celle de l'élection ou des druides et des chefs temporaires du peuple des villes[35]. À la tête de la seconde se trouvaient les Édues; à la tête de la première, les Arvernes et les Séquanes. Ainsi commençait dès lors l'opposition de la Bourgogne (Édues) et de la Franche-Comté (Séquanes). Les Séquanes, opprimés par les Édues qui leur fermaient la Saône et arrêtaient leur grand commerce de porcs, appelèrent de la Germanie des tribus étrangères au druidisme, qu'on nommait du nom commun de Suèves. Ces barbares ne demandaient pas mieux. Ils passèrent le Rhin, sous la conduite d'un Arioviste, battirent les Édues, et leur imposèrent un tribut; mais ils traitèrent plus mal encore les Séquanes qui les avaient appelés; ils leur prirent le tiers de leurs terres, selon l'usage des conquérants germains, et ils en voulaient encore autant. Alors Édues et Séquanes, rapprochés par le malheur, cherchèrent d'autres secours étrangers. Deux frères étaient tout-puissants parmi les Édues. Dumnorix, enrichi par les impôts et les péages dont il se faisait donner le monopole de gré ou de force, s'était rendu cher au petit peuple des villes et aspirait à la tyrannie; il se lia avec les Gaulois helvétiens, épousa une Helvétienne, et engagea ce peuple à quitter ses vallées stériles pour les riches plaines de la Gaule. L'autre frère, qui était druide, titre vraisemblablement identique avec celui de divitiac que César lui donne comme nom propre, chercha pour son pays des libérateurs moins barbares. Il se rendit à Rome et implora l'assistance du Sénat, qui avait appelé les Édues parents et amis du peuple romain. Mais le chef des Suèves envoya de son côté, trouva le moyen de se faire donner aussi le titre d'ami de Rome. L'invasion imminente des Helvètes obligeait probablement le sénat à s'unir avec Arioviste.
Ces montagnards avaient fait depuis trois ans de tels préparatifs, qu'on voyait bien qu'ils voulaient s'interdire à jamais le retour. Ils avaient brûlé leurs douze villes et leurs quatre cents villages, détruit les meubles et les provisions qu'ils ne pouvaient emporter. On disait qu'ils voulaient percer à travers toute la Gaule et s'établir à l'occident, dans le pays des Santones (Saintes). Sans doute ils espéraient trouver plus de repos sur les bords du grand Océan qu'en leur rude Helvétie, autour de laquelle venaient se rencontrer et se combattre toutes les nations de l'ancien monde: Galls, Cimbres, Teutons, Suèves, Romains. En comptant les femmes et les enfants, ils étaient au nombre de trois cent soixante-dix-huit mille. Ce cortége embarrassant leur faisait préférer le chemin de la province romaine. Ils y trouvèrent à l'entrée, vers Genève, César qui leur barra le chemin, et les amusa assez longtemps pour élever du lac au Jura un mur de dix mille pas et de seize pieds de haut. Il leur fallut donc s'engager par les âpres vallées du Jura, traverser le pays des Séquanes, et remonter la Saône. César les atteignit comme ils passaient le fleuve, attaqua la tribu des Tigurins, isolée des autres, et l'extermina. Manquant de vivres par la mauvaise volonté de l'Édue Dumnorix, et du parti qui avait appelé les Helvètes, il fut obligé de se détourner vers Bibracte (Autun). Les Helvètes, atteints de nouveau dans leur fuite vers le Rhin, furent obligés de rendre les armes, et de s'engager à retourner dans leur pays. Six mille d'entre eux, qui s'enfuirent la nuit pour échapper à cette honte, furent ramenés par la cavalerie romaine, et, dit César, traités en ennemis.
Ce n'était rien d'avoir repoussé les Helvètes, si les Suèves envahissaient la Gaule. Les migrations étaient continuelles: déjà cent vingt mille guerriers étaient passés. La Gaule allait devenir Germanie. César parut céder aux prières des Séquanes et des Édues opprimés par les barbares. Le même druide qui avait sollicité les secours de Rome guida César vers Arioviste et se chargea d'explorer le chemin. Le chef des Suèves avait obtenu de César lui-même, dans son consulat, le titre d'allié du peuple romain: il s'étonna d'être attaqué par lui: «Ceci, disait le barbare, est ma Gaule à moi; vous avez la vôtre... si vous me laissez en repos, vous y gagnerez; je ferai toutes les guerres que vous voudrez, sans peine ni péril pour vous... Ignorez-vous quels hommes sont les Germains? voilà plus de quatorze ans que nous n'avons dormi sous un toit[36].» Ces paroles ne faisaient que trop d'impression sur l'armée romaine: tout ce qu'on rapportait de la taille et de la férocité de ces géants du Nord épouvantait les petits hommes du Midi.
On ne voyait dans le camp que gens qui faisaient leur testament. César leur en fit honte: «Si vous m'abandonnez, dit-il, j'irai toujours: il me suffit de la dixième légion.» Il les mène ensuite à Besançon, s'en empare, pénètre jusqu'au camp des barbares non loin du Rhin, les force de combattre, quoiqu'ils eussent voulu attendre la nouvelle lune, et les détruit dans une furieuse bataille: presque tout ce qui échappa périt dans le Rhin.
Les Gaulois du Nord, Belges et autres, jugèrent, non sans vraisemblance, que si les Romains avaient chassé les Suèves, ce n'était que pour leur succéder dans la domination des Gaules. Ils formèrent une vaste coalition, et César saisit ce prétexte pour pénétrer dans la Belgique. Il emmenait comme guide et interprète le divitiac des Édues[37]; il était appelé par les Sénons, anciens vassaux des Édues, par les Rhèmes, suzerains du pays druidique des Carnutes. Vraisemblablement, ces tribus vouées au druidisme, ou du moins au parti populaire, voyaient avec plaisir arriver l'ami des druides, et comptaient l'opposer aux Belges septentrionaux, leurs féroces voisins. C'est ainsi que, cinq siècles après, le clergé catholique des Gaules favorisa l'invasion des Francs contre les Visigoths et les Bourguignons ariens.
C'était pourtant une sombre et décourageante perspective pour un général moins hardi, que cette guerre dans les plaines bourbeuses, dans les forêts vierges de la Seine et de la Meuse. Comme les conquérants de l'Amérique, César était souvent obligé de se frayer une route la hache à la main, de jeter des ponts sur les marais, d'avancer avec ses légions, tantôt sur cette terre ferme, tantôt à gué ou à la nage. Les Belges entrelaçaient les arbres de leurs forêts, comme ceux de l'Amérique le sont naturellement par les lianes. Mais les Pizarre et les Cortez, avec une telle supériorité d'armes, faisaient la guerre à coup sûr; et qu'étaient-ce que les Péruviens en comparaison de ces dures et colériques populations des Bellovaques et des Nerviens (Picardie, Hainaut-Flandre), qui venaient par cent mille attaquer César? Les Bellovaques et les Suessions s'accommodèrent par l'entremise du divitiac des Édues[38]. Mais les Nerviens, soutenus par les Atrebates et les Veromandui, surprirent l'armée romaine en marche, au bord de la Sambre, dans la profondeur de leurs forêts, et se crurent au moment de la détruire. César fut obligé de saisir une enseigne et de se porter lui-même en avant: ce brave peuple fut exterminé. Leurs alliés, les Cimbres, qui occupaient Aduat (Namur?), effrayés des ouvrages dont César entourait leur ville, feignirent de se rendre, jetèrent une partie de leurs armes du haut des murs, et avec le reste attaquèrent les Romains. César en vendit comme esclaves cinquante-trois mille.
Ne cachant plus alors le projet de soumettre la Gaule, il entreprit la réduction de toutes les tribus des rivages. Il perça les forêts et les marécages des Ménapes et des Morins (Zélande et Gueldre, Gand, Bruges, Boulogne); un de ses lieutenants soumit les Unelles, Éburoviens et Lexoviens (Coutances, Évreux, Lisieux); un autre, le jeune Crassus, conquit l'Aquitaine, quoique les barbares eussent appelé d'Espagne les vieux compagnons de Sertorius[39]. César lui-même attaqua les Vénètes et autres tribus de notre Bretagne. Ce peuple amphibie n'habitait ni sur la terre ni sur les eaux; leurs forts, dans des presqu'îles inondées et abandonnées tour à tour par le flux, ne pouvaient être assiégés ni par terre ni par mer. Les Vénètes communiquaient sans cesse avec l'autre Bretagne, et en tiraient des secours. Pour les réduire, il fallait être maître de la mer. Rien ne rebutait César. Il fit des vaisseaux, il fit des matelots, leur apprit à fixer les navires bretons en les accrochant avec des mains de fer et fauchant leurs cordages. Il traita durement ce peuple dur; mais la petite Bretagne ne pouvait être vaincue que dans la grande. César résolut d'y passer.
Le monde barbare de l'Occident qu'il avait entrepris de dompter était triple. La Gaule, entre la Bretagne et la Germanie, était en rapport avec l'une et l'autre. Les Cimbri se trouvaient dans les trois pays; les Helvii et les Boii dans la Germanie et dans la Gaule; les Parisii et les Atrebates gaulois existaient aussi en Bretagne. Dans les discordes de la Gaule, les Bretons semblent avoir été pour le parti druidique, comme les Germains pour celui des chefs de clans. César frappa les deux partis et au dedans et au dehors; il passa l'Océan, il passa le Rhin.
Deux grandes tribus germaniques, les Usipiens et les Tenctères, fatigués au nord par les incursions des Suèves comme les Helvètes l'avaient été au midi, venaient de passer aussi dans la Gaule (55). César les arrêta, et sous prétexte que, pendant les pourparlers, il avait été attaqué par leur jeunesse, il fondit sur eux à l'improviste et les massacra tous. Pour inspirer plus de terreur aux Germains, il alla chercher ces terribles Suèves, près desquels aucune nation n'osait habiter; en dix jours il jeta un pont sur le Rhin, non loin de Cologne, malgré la largeur et l'impétuosité de ce fleuve immense. Après avoir fouillé en vain les forêts des Suèves, il repassa le Rhin, traversa toute la Gaule, et la même année s'embarqua pour la Bretagne. Lorsqu'on apprit à Rome ces marches prodigieuses, plus étonnantes encore que des victoires, tant d'audace et une si effrayante rapidité, un cri d'admiration s'éleva. On décréta vingt jours de supplications aux dieux. Au prix des exploits de César, disait Cicéron, qu'a fait Marius?
Lorsque César voulut passer dans la grande Bretagne, il ne put obtenir des Gaulois aucun renseignement sur l'île sacrée. L'Édue Dumnorix déclara que la religion lui défendait de suivre César; il essaya de s'enfuir, mais le Romain, qui connaissait son génie remuant, le fit poursuivre avec ordre de le ramener mort ou vif; il fut tué en se défendant.
La malveillance des Gaulois faillit être funeste à César dans cette expédition. D'abord ils lui laissèrent ignorer les difficultés du débarquement. Les hauts navires qu'on employait sur l'Océan tiraient beaucoup d'eau et ne pouvaient approcher du rivage. Il fallait que le soldat se précipitât dans cette mer profonde, et qu'il se formât en bataille au milieu des flots. Les barbares, dont la grève était couverte, avaient trop d'avantage. Mais les machines de siége vinrent au secours et nettoyèrent le rivage par une grêle de pierre et de traits. Cependant l'équinoxe approchait; c'était la pleine lune, le moment des grandes marées. En une nuit la flotte romaine fut brisée ou mise hors de service. Les barbares, qui dans le premier étonnement avaient donné des otages à César, essayèrent de surprendre son camp. Vigoureusement repoussés, ils offrirent encore de se soumettre. César leur ordonna de livrer des otages deux fois plus nombreux; mais ses vaisseaux étaient réparés, il partit la même nuit sans attendre leur réponse. Quelques jours de plus, la saison ne lui eût guère permis le retour.
L'année suivante, nous le voyons presqu'en même temps en Illyrie, à Trèves et en Bretagne. Il n'y a que les esprits de nos vieilles légendes qui aient jamais voyagé ainsi. Cette fois, il était conduit en Bretagne par un chef fugitif du pays qui avait imploré son secours. Il ne se retira pas sans avoir mis en fuite les Bretons, assiégé le roi Caswallawn dans l'enceinte marécageuse où il avait rassemblé ses hommes et ses bestiaux. Il écrivit à Rome qu'il avait imposé un tribut à la Bretagne, et y envoya en grande quantité les perles de peu de valeur qu'on recueillait sur les côtes.
Depuis cette invasion dans l'île sacrée, César n'eut plus d'amis chez les Gaulois. La nécessité d'acheter Rome aux dépens des Gaules, de gorger tant d'amis qui lui avaient fait continuer le commandement pour cinq années, avait poussé le conquérant aux mesures les plus violentes. Selon un historien, il dépouillait les lieux sacrés, mettait des villes au pillage sans qu'elles l'eussent mérité[40]. Partout il établissait des chefs dévoués aux Romains et renversait le gouvernement populaire. La Gaule payait cher l'union, le calme et la culture dont la domination romaine devait lui faire connaître les bienfaits.
La disette obligeant César de disperser ses troupes, l'insurrection éclate partout. Les Éburons massacrent une légion, en assiégent une autre. César, pour délivrer celle-ci, passe avec huit mille hommes à travers soixante mille Gaulois.
L'année suivante, il assemble à Lutèce les états de la Gaule. Mais les Nerviens et les Trévires, les Sénonais et les Carnutes, n'y paraissent pas.
César les attaque séparément et les accable tous. Il passe une seconde fois le Rhin, pour intimider les Germains qui voudraient venir au secours. Puis il frappe à la fois les deux partis qui divisaient la Gaule; il effraye les Sénonais, parti druidique et populaire (?), par la mort d'Acco, leur chef, qu'il fait solennellement juger et mettre à mort; il accable les Éburons, parti barbare et ami des Germains, en chassant leur intrépide Ambiorix dans toute la forêt d'Ardennes, et les livrant tous aux tribus gauloises qui connaissaient mieux leurs retraites dans les bois et les marais, et qui vinrent, avec une lâche avidité, prendre part à cette curée. Les légions fermaient de toutes parts ce malheureux pays et empêchaient ainsi que personne pût échapper.
Ces barbaries réconcilièrent toute la Gaule contre César (52). Les druides et les chefs des clans se trouvèrent d'accord pour la première fois. Les Édues mêmes étaient, au moins secrètement, contre leur ancien ami.
Le signal partit de la terre druidique des Carnutes, de Genabum. Répété par des cris à travers les champs et les villages, il parvint le soir même à cent cinquante milles, chez les Arvernes, autrefois ennemis du parti druidique et populaire, aujourd'hui ses alliés. Le vercingétorix (général en chef) de la confédération fut un jeune Arverne, intrépide et ardent. Son père, l'homme le plus puissant des Gaules dans son temps, avait été brûlé, comme coupable d'aspirer à la royauté. Héritier de sa vaste clientèle, le jeune homme repoussa toujours les avances de César, et ne cessa dans les assemblées, dans les fêtes religieuses, d'animer ses compatriotes contre les Romains. Il appela aux armes jusqu'aux serfs des campagnes, et déclara que les lâches seraient brûlés vifs; les fautes moins graves devaient être punies de la perte des oreilles ou des yeux.
Le plan du général gaulois était d'attaquer à la fois la Province au midi, au nord les quartiers des légions. César, qui était en Italie, devina tout, prévint tout. Il passa les Alpes, assura la Province, franchit les Cévennes à travers six pieds de neige, et apparut tout à coup chez les Arvernes. Le chef gaulois, déjà parti pour le Nord, fut contraint de revenir; ses compatriotes avaient hâte de défendre leurs familles. C'était tout ce que voulait César; il quitte son armée, sous prétexte de faire des levées chez les Allobroges, remonte le Rhône, la Saône, sans se faire connaître, par les frontières des Édues, rejoint et rallie ses légions. Pendant que le vercingétorix croit l'attirer en assiégeant la ville éduenne de Gergovie (Moulins), César massacre tout dans Genabum. Les Gaulois accourent, et c'est pour assister à la prise de Noviodunum.
Alors le vercingétorix déclare aux siens qu'il n'y a point de salut s'ils ne parviennent à affamer l'armée romaine; le seul moyen pour cela est de brûler eux-mêmes leurs villes. Ils accomplissent héroïquement cette cruelle résolution. Vingt cités des Bituriges furent brûlées par leurs habitants. Mais, quand ils en vinrent à la grande Agendicum (Bourges), les habitants embrassèrent les genoux du vercingétorix, et le supplièrent de ne pas ruiner la plus belle ville des Gaules. Ces ménagements firent leur malheur. La ville périt de même, mais par César, qui la prit avec de prodigieux efforts.
Cependant les Édues s'étaient déclarés contre César, qui, se trouvant sans cavalerie par leur défection, fut obligé de faire venir des Germains pour les remplacer. Labiénus, lieutenant de César, eût été accablé dans le Nord, s'il ne s'était dégagé par une victoire (entre Lutèce et Melun). César lui-même échoua au siége de Gergovie des Arvernes. Ses affaires allaient si mal, qu'il voulait gagner la province romaine. L'armée des Gaulois le poursuivit et l'atteignit. Ils avaient juré de ne point revoir leur maison, leur famille, leurs femmes et leurs enfants, qu'ils n'eussent au moins deux fois traversé les lignes ennemies. Le combat fut terrible; César fut obligé de payer de sa personne, il fut presque pris, et son épée resta entre les mains des ennemis. Cependant un mouvement de la cavalerie germaine au service de César jeta une terreur panique dans les rangs des Gaulois, et décida la victoire.
Ces esprits mobiles tombèrent alors dans un tel découragement, que leur chef ne put les rassurer qu'en se retranchant sous les murs d'Alésia, ville forte située au haut d'une montagne (dans l'Auxois). Bientôt atteint par César, il renvoya ses cavaliers, les chargea de répandre par toute la Gaule qu'il avait des vivres pour trente jours seulement, et d'amener à son secours tous ceux qui pouvaient porter les armes. En effet, César n'hésita point d'assiéger cette grande armée. Il entoura la ville et le camp gaulois d'ouvrages prodigieux: d'abord trois fossés, chacun de quinze ou vingt pieds de large et d'autant de profondeur; un rempart de douze pieds; huit rangs de petits fossés, dont le fond était hérissé de pieux et couvert de branchages et de feuilles; des palissades de cinq rangs d'arbres, entrelaçant leurs branches. Ces ouvrages étaient répétés du côté de la campagne, et prolongés dans un circuit de quinze milles. Tout cela fut terminé en moins de cinq semaines, et par moins de soixante mille hommes.
La Gaule entière vint s'y briser. Les efforts désespérés des assiégés réduits à une horrible famine, ceux de deux cent cinquante mille Gaulois, qui attaquaient les Romains du côté de la campagne, échouèrent également. Les assiégés virent avec désespoir leurs alliés, tournés par la cavalerie de César, s'enfuir et se disperser. Le vercingétorix, conservant seul une âme ferme au milieu du désespoir des siens, se désigna et se livra comme l'auteur de toute la guerre. Il monta sur son cheval de bataille, revêtit sa plus riche armure, et, après avoir tourné en cercle autour du tribunal de César, il jeta son épée, son javelot et son casque aux pieds du Romain, sans dire un seul mot.
L'année suivante, tous les peuples de la Gaule essayèrent encore de résister partiellement, et d'user les forces de l'ennemi qu'ils n'avaient pu vaincre. La seule Uxellodunum (Cap-de-Nac, dans le Quercy?) arrêta longtemps César. L'exemple était dangereux; il n'avait pas de temps à perdre en Gaule; la guerre civile pouvait commencer à chaque instant en Italie; il était perdu, s'il fallait consumer des mois entiers devant chaque bicoque. Il fit alors, pour effrayer les Gaulois, une chose atroce, dont les Romains, du reste, n'avaient que trop souvent donné l'exemple; il fit couper le poing à tous les prisonniers.
Dès ce moment, il changea de conduite à l'égard des Gaulois: il fit montre envers eux d'une extrême douceur; il les ménagea pour les tributs au point d'exciter la jalousie de la Province. Le tribut fut même déguisé sous le nom de solde militaire. Il engagea à tout prix leurs meilleurs guerriers dans ses légions; il en composa une légion tout entière, dont les soldats portaient une alouette sur leur casque, et qu'on appelait pour cette raison l'alauda.
Sous cet emblème tout national de la vigilance matinale et de la vive gaieté, ces intrépides soldats passèrent les Alpes en chantant, et jusqu'à Pharsale poursuivirent de leurs bruyants défis les taciturnes légions de Pompée.
L'alouette gauloise, conduite par l'aigle romaine, prit Rome pour la seconde fois, et s'associa aux triomphes de la guerre civile.
La Gaule garda, pour consolation de sa liberté, l'épée que César avait perdue dans la dernière guerre. Les soldats romains voulaient l'arracher du temple où les Gaulois l'avaient suspendue: Laissez-là, dit César en souriant, elle est sacrée.
ÉCLAIRCISSEMENTS
SUR LES TRADITIONS RELIGIEUSES DE L'IRLANDE ET DU PAYS DE GALLES.
(Voy. p. 45.)
Nous nous sommes sévèrement interdit, dans le texte, tout détail sur les religions celtiques qui ne fût tiré des sources antiques, des écrivains grecs et romains. Toutefois, les traditions irlandaises et galloises qui nous sont parvenues sous une forme moins pure, peuvent jeter un jour indirect sur les anciennes religions de la Gaule. Plusieurs traits, d'ailleurs, sont profondément indigènes et portent le caractère d'une haute antiquité: ainsi, le culte du feu, le mythe du castor et du grand lac, etc., etc.
§ 1er.
Le peu que nous savons des vieilles religions de l'Irlande nous est arrivé altéré, sans doute, par le plus impur mélange de fables rabbiniques, d'interpolations alexandrines, et peut-être dénaturé encore par les explications chimériques des critiques modernes. Toutefois, en quelle défiance qu'on doive être, il est impossible de repousser l'étonnante analogie que présentent les noms des dieux de l'Irlande (Axire, Axcearas, Coismaol, Cabur), avec les Cabires de Phénicie et de Samothrace (Axieros, Axiokersos, Casmilos, Cabeiros). Baal se retrouve également comme Dieu suprême en Phénicie et en Irlande. L'analogie n'est pas moins frappante avec plusieurs des dieux égyptiens et étrusques. Æsar, dieu en étrusque (d'où Cæsar), c'est en irlandais le Dieu qui allume le feu[41]. Le feu allumé, c'est Moloch. L'Axire irlandais, eau, terre, nuit, lune, s'appelle en même temps Ith (prononcez Iz comme Isis), Anu Mathar, Ops et Sibhol (comme Magna Mater, Ops et Cybèle). Jusqu'ici c'est la nature potentielle, la nature non fécondée: après une suite de transformations, elle devient, comme en Égypte, Neith-Nath, dieu-déesse de la guerre, de la sagesse et de l'intelligence, etc.
M. Adolphe Pictet établit pour base de la religion primitive de l'Irlande le culte des Cabires, puissances primitives, commencement d'une série ou progression ascendante, qui s'élève jusqu'au Dieu suprême, Beal. C'est donc l'opposé direct d'un système d'émanation.
«D'une dualité primitive, constituant la force fondamentale de l'univers, s'élève une double progression de puissances cosmiques, qui, après s'être croisées par une transition mutuelle, viennent toutes se réunir dans une unité suprême comme en leur principe essentiel. Tel est, en peu de mots, le caractère distinctif de la doctrine mythologique des anciens Irlandais, tel est le résumé de tout notre travail.» Cette conclusion est presque identique à celle qu'a obtenue Schelling à la suite de ses recherches sur les Cabires de Samothrace. «La doctrine des Cabires, dit-il, était un système qui s'élevait des divinités inférieures, représentant les puissances de la nature, jusqu'à un Dieu supra-mondain qui les dominait toutes;» et dans un autre endroit: «La doctrine des Cabires, dans son sens le plus profond, était l'exposition de la marche ascendante par laquelle la vie se développe dans une progression successive, l'exposition de la magie universelle, de la théurgie permanente qui manifeste sans cesse ce qui, de sa nature, est supérieur au monde réel, et fait apparaître ce qui est invisible.
«Cette presque identité est d'autant plus frappante que les résultats ont été obtenus par deux voies diverses. Partout je me suis appuyé sur la langue et les traditions irlandaises, et je n'ai rapporté les étymologies et les faits présentés par Schelling, que comme des analogies curieuses, non pas comme des preuves. Les noms d'Axire, d'Axcearas, de Coismaol et de Cabur, se sont expliqués dans l'irlandais, comme l'ont été par l'hébreu les noms d'Axieros, d'Axiokersos, de Casmilos et de Kabeiros. Qui ne reconnaîtrait là une connexion évidente?
«D'ailleurs Strabon parle expressément de l'analogie du culte de Samothrace avec celui de l'Irlande. Il dit d'après Artémidore, qui écrivait cent ans avant notre ère: Οτι φασὶν εῖς νῆσον προς τῇ Βρεττανικῇ, καθ' ῆν ὁμοῖα τοῖς ἐν Ξαμοθράκῇ περὶ τὴν Δήμηθραν καὶ τὴν Κόρην ἱεροποῖειται. (Ed. Casaubon, IV, p. 137.) On cite encore un passage de Denys le Periegète, mais plus vague et peu concluant (v. 365).
«Celui en qui ce système trouve son unité, c'est Samhan le mauvais esprit (Satan), l'image du soleil (littéralement Samhan), le juge des âmes, qui les punit en les renvoyant sur la terre ou en les envoyant en enfer. Il est le maître de la mort (Bal-Sab). C'était la veille du 1er novembre qu'il jugeait les âmes de ceux qui étaient morts dans l'année: ce jour s'appelle encore aujourd'hui la nuit de Samhan (Beaufort et Vallancey, Collectanea de rebus hibernicis, t. IV, p. 83).—C'est le Cadmilos ou Kasmilos de Samothrace, ou le Camillus des Étrusques, le serviteur (coismaol, cadmaol, signifie en irlandais serviteur). Samhan est donc le centre d'association des Cabires (sam, sum, cum, indiquent l'union en une foule de langues). On lit dans un ancien Glossaire irlandais: «Samhandraoic, eadhon Cabur, la magie de Samhan, c'est-à-dire Cabur,» et il ajoute pour explication: «Association mutuelle.» Cabur, associé; comme en hébreu, Chaberim; les Consentes étrusques (de même encore Kibir, Kbir signifie Diable dans le dialecte maltais, débris de la langue punique. Creuzer, Symbolique, II, 286-8). Le système cabirique irlandais trouvait encore un symbole dans l'harmonie des révolutions célestes. Les astres étaient appelés Cabara. Selon Bullet, les Basques appelaient les sept planètes Capirioa (?) Le nom des constellations signifiait en même temps intelligence et musique, mélodie. Rimmin, rinmin, avaient le sens de soleil, lune, étoiles; rimham veut dire compter; rimh, nombre (en grec, ῥυθμος; en français, rime, etc.).
«Il semble que la hiérarchie des druides eux-mêmes composait une véritable association cabirique, image de leur système religieux.
«Le chef des druides était appelé Coibhi[42]. Ce nom, qui s'est conservé dans quelques expressions proverbiales des Gaëls de l'Écosse, se lie encore à celui de Cabire. Chez les Gallois, les druides étaient nommés Cowydd[43]. Celui qui recevait l'initiation prenait le titre de Caw, associé, cabire, et Bardd caw signifiait un barde gradué (Davies, Myth., 165. Owen, Welsh dict.). Parmi les îles de Scilly, celle de Trescaw portait autrefois le nom d'Innis Caw, île de l'association; et on y trouve des restes de monuments druidiques (Davies). À Samothrace, l'initié était aussi reçu comme Cabire dans l'association des dieux supérieurs, et il devenait lui-même un anneau de la chaîne magique (Schelling, Samothr. Gottesd., p. 40).
«La danse mystique des druides avait certainement quelque rapport à la doctrine cabirique et au système des nombres. Un passage curieux d'un poëte gallois, Cynddelw, cité par Davies, p. 16, d'après l'Archéologie de Galles, nous montre druides et bardes se mouvant rapidement en cercles et en nombres impairs, comme les astres dans leur course, en célébrant le conducteur. Cette expression de nombres impairs nous montre que les danses druidiques étaient, comme le temple circulaire, un symbole de la doctrine fondamentale, et que le même système de nombres y était observé. En effet, le poëte gallois, dans un autre endroit, donne au monument druidique le nom de Sanctuaire du nombre impair.
«Peut-être chaque divinité de la chaîne cabirique avait-elle, parmi les druides, son prêtre et son représentant. Nous avons vu déjà, chez les Irlandais, le prêtre adopter le nom du dieu qu'il servait; et, chez les Gallois, le chef des druides semble avoir été considéré comme le représentant du Dieu suprême (Jamieson, Hist. of the Culdees, p. 29). La hiérarchie druidique aurait été ainsi une image microcosmique de la hiérarchie de l'univers, comme dans les mystères de Samothrace et d'Éleusis...
«Nous savons que les Caburs étaient adorés dans les cavernes et l'obscurité, tandis que les feux en l'honneur de Beal étaient allumés sur le sommet des montagnes. Cet usage s'explique par la doctrine abstraite:
«Le monde cabirique, en effet, dans son isolement du grand principe de lumière, n'est plus que la force ténébreuse, que l'obscure matière de toute réalité. Il constitue comme la base ou la racine de l'univers, par opposition à la suprême intelligence, qui en est comme le sommet. C'était sans doute par suite d'une manière de voir analogue que les cérémonies du culte des Cabires, à Samothrace, n'étaient célébrées que pendant la nuit.»
On peut ajouter à ces inductions de M. Pictet que, suivant une tradition des montagnards d'Écosse, les druides travaillaient la nuit et se reposaient le jour (Logan, II, 351).
Le culte de Beal, au contraire, se célébrait par des feux allumés sur les montagnes. Ce culte a laissé des traces profondes dans les traditions populaires (Tolland, XIe lettre, p. 101). Les druides allumaient des feux sur les cairn, la veille du 1er mai, en l'honneur de Beal, Bealan (le soleil). Ce jour garde encore aujourd'hui en Irlande le nom de la Bealteine, c'est-à-dire le jour du feu de Beal. Près de Londonderry, un cairn placé en face d'un autre cairn s'appelle Bealteine.—Logan, II, 326. Ce ne fut qu'en 1220 que l'archevêque de Dublin éteignit le feu perpétuel qui était entretenu dans une petite chapelle près de l'église de Kildare, mais il fut rallumé bientôt et continua de brûler jusqu'à la suppression des monastères (Archdall's mon. Hib. apud Anth. Hib., III, 240). Ce feu était entretenu par des vierges, souvent de qualité, appelées filles du feu (inghean an dagha), ou gardiennes du feu (breochuidh), ce qui les a fait confondre avec les nonnes de sainte Brigitte.
Un rédacteur du Gentleman's Magazine, 1795, dit: Que se trouvant en Irlande la veille de la Saint-Jean, on lui dit qu'il verrait à minuit allumer les feux en l'honneur du soleil. Riches décrit ainsi les préparatifs de la fête: «What watching, what vattling, what tinkling upon pannes and candlesticks, what strewing of hearbes, what clamors, and other ceremonies are used.»
Spenser dit qu'en allumant le feu, l'Irlandais fait toujours une prière. À Newcastle, les cuisiniers allument les feux de joie à la Saint-Jean. À Londres et ailleurs, les ramoneurs font des danses et des processions en habits grotesques. Les montagnards d'Écosse passaient par le feu en l'honneur de Beal, et croyaient un devoir religieux de marcher en portant du feu autour de leurs troupeaux et de leurs champs.—Logan, II, 364. Encore aujourd'hui, les montagnards écossais font passer l'enfant au-dessus du feu, quelquefois dans une sorte de poche, où ils ont mis du pain et du fromage. (On dit que dans les montagnes on baptisait quelquefois un enfant sur une large épée. De même en Irlande, la mère faisait baiser à son enfant nouveau-né la pointe d'une épée. Logan, I, 122.)—Id. I, 123. Les Calédoniens brûlaient les criminels entre deux feux; de là le proverbe: «Il est entre les deux flammes de Bheil.»—Ibid., 140. L'usage de faire courir la croix de feu subsistait encore en 1745; elle parcourut dans un canton trente-six milles en trois heures. Le chef tuait une chèvre de sa propre épée, trempait dans le sang les bouts d'une croix de bois demi-brûlée, et la donnait avec l'indication du lieu de ralliement à un homme du clan, qui courait la passer à un autre. Ce symbole menaçait du fer et du feu ceux qui n'iraient pas au rendez-vous.—Caumont, I, 154: Suivant une tradition, on allumait autrefois, dans certaines circonstances, des feux sur les tumuli, près de Jobourg (départem. de la Manche).—Logan, II, 64. Pour détruire les sortiléges qui frappent les animaux, les personnes qui ont le pouvoir de les détruire sont chargées d'allumer le Needfire; dans une île ou sur une petite rivière ou lac, on élève une cabane circulaire de pierres ou de gazon, sur laquelle on place un soliveau de bouleau; au centre est un poteau engagé par le haut dans cette pièce de bouleau; ce poteau perpendiculaire est tourné dans un bois horizontal au moyen de quatre bras de bois. Des hommes, qui ont soin de ne porter sur eux aucun métal, tournent le poteau, tandis que d'autres, au moyen de coins, le serrent contre le bois horizontal qui porte les bras, de manière qu'il s'enflamme par le frottement; alors on éteint tout autre feu. Ceux qu'on a obtenus de cette manière passent pour sacrés, et on en approche successivement les bestiaux.
§ 2.
Dans la religion galloise (Voyez Davies, Myth. and rites of the British druids, et le même, Celtic researches), le dieu suprême, c'est le dieu inconnu, Diana (dianaff, inconnu, en breton; diana en léonais, dianan dans le dialecte de Vannes). Son représentant sur la terre c'est Hu le grand, ou Ar-bras, autrement Cadwalcader, le premier des druides.
Le castor noir perce la digue qui soutient le grand lac, le monde est inondé; tout périt, excepté Douyman et Douymec'h (man, mec'h, homme, fille), sauvés dans un vaisseau sans voiles, avec un couple de chaque espèce d'animaux. Hu attelle deux bœufs à la terre pour la tirer de l'abîme. Tous deux périssent dans l'effort; les yeux de l'un sortent de leur orbite, l'autre refuse de manger et se laisse mourir.
Cependant Hu donne des lois et enseigne l'agriculture. Son char est composé des rayons du soleil, conduit par cinq génies: il a pour ceinture l'arc-en-ciel. Il est le dieu de la guerre, le vainqueur des géants et des ténèbres, le soutien du laboureur, le roi des bardes, le régulateur des eaux. Une vache sainte le suit partout.
Hu a pour épouse une enchanteresse, Ked ou Ceridguen, dans son domaine de Penlym ou Penleen, à l'extrémité du lac où il habite.
Ked a trois enfants: Mor-vran (le corbeau de mer, guide des navigateurs), la belle Creiz-viou (le milieu de l'œuf, le symbole de la vie), et le hideux Avagdu ou Avank-du (le castor noir). Ked voulut préparer à Avagdu, selon les rites mystérieux du livre de Pherylt, l'eau du vase Azeuladour (sacrifice), l'eau de l'inspiration et de la science. Elle se rendit donc dans la terre du repos, où se trouvait la cité du juste, et, s'adressant au petit Gouyon, le fils du héraut de Lanvair, le gardien du temple, elle le chargea de surveiller la préparation du breuvage. L'aveugle Morda fut chargé de faire bouillir la liqueur sans interruption pendant un an et un jour.
Durant l'opération, Ked ou Ceridguen étudiait les livres astronomiques et observait les astres. L'année allait expirer, lorsque de la liqueur bouillonnante s'échappèrent trois gouttes qui tombèrent sur le doigt du petit Gouyon; se sentant brûlé, il porta le doigt à sa bouche... Aussitôt l'avenir se découvrit à lui; il vit qu'il avait à redouter les embûches de Ceridguen et prit la fuite. À l'exception de ces trois gouttes, toute la liqueur était empoisonnée: le vase se renversa de lui-même et se brisa... Cependant Ceridguen furieuse poursuivait le petit Gouyon. Gouyon, pour fuir plus vite, se change en lièvre. Ceridguen devient levrette et le chasse vigoureusement jusqu'au bord d'une rivière. Le petit Gouyon prend la forme d'un poisson; Ceridguen devient loutre et le serre de si près, qu'il est forcé de se métamorphoser en oiseau et de s'enfuir à tire-d'aile. Mais Ceridguen planait déjà au-dessus de sa tête sous la forme d'un épervier... Gouyon, tout tremblant, se laissa tomber sur un tas de froment, et se changea en grain de blé; Ceridguen se changea en poule noire et avala le pauvre Gouyon.
Aussitôt elle devint enceinte, et Hu-Ar-Bras jura de mettre à mort l'enfant qui en naîtrait; mais au bout de neuf mois, elle mit au monde un si bel enfant qu'elle ne put se résoudre à le faire périr.
Hu-Ar-Bras lui conseilla de le mettre dans un berceau couvert de peau et de le lancer à la mer. Ceridguen l'abandonna donc aux flots le 29 avril.
En ce temps-là, Gouydno avait près du rivage un réservoir qui donnait chaque année, le soir du 1er mai, pour cent livres de poisson. Gouydno n'avait qu'un fils, nommé Elfin, le plus malheureux des hommes, à qui rien n'avait jamais réussi; son père le croyait né à une heure fatale. Les conseillers de Gouydno l'engagèrent à confier à son fils l'épuisement du réservoir.
Elfin n'y trouva rien: et comme il revenait tristement, il aperçut un berceau couvert d'une peau, arrêté sur l'écluse... Un des gardiens souleva cette peau et s'écria en se tournant vers Elfin: «Regarde, Thaliessin! quel front radieux!»—«Front radieux sera son nom,» répondit Elfin. Il prit l'enfant et le plaça sur son cheval. Tout à coup l'enfant entonna un poëme de consolation et d'éloge pour Elfin, et lui prophétisa sa renommée. On apporta l'enfant à Gouydno. Gouydno demanda si c'était un être matériel ou un esprit. L'enfant répondit par une chanson où il déclarait avoir vécu dans tous les âges, et où il s'identifiait avec le soleil. Gouydno, étonné, demanda une autre chanson; l'enfant reprit: «L'eau donne le bonheur. Il faut songer à son Dieu; il faut prier son Dieu, parce qu'on ne saurait compter les bienfaits qui en découlent... Je suis né trois fois. Je sais comment il faut étudier pour arriver à savoir. Il est triste que les hommes ne veuillent pas se donner la peine de chercher toutes les sciences dont la source est dans son sein; car je sais tout ce qui a été et tout ce qui doit être.»
Cette allégorie se rapportait au soleil, dont le nom, Thaliessin (front radieux), devenait celui de son grand-prêtre. La première initiation, les études, l'instruction, duraient un an. Le barde alors s'abreuvait de l'eau d'inspiration, recevait les leçons sacrées. Il était soumis ensuite aux épreuves; on examinait avec soin ses mœurs, sa constance, son activité, son savoir. Il entrait alors dans le sein de la déesse, dans la cellule mystique, où il était assujetti à une nouvelle discipline. Il en sortait enfin, et semblait naître de nouveau; mais, cette fois, orné de toutes les connaissances qui devaient le faire briller et rendre un objet de vénération pour les peuples.
On connaît encore les lacs de l'Adoration, de la Consécration, du bosquet d'Ior (surnom de Diana). Ils offraient, près du lac, des vêtements de laine blanche, de la toile, des aliments. La fête des lacs durait trois jours.
Près Landélorn (Landerneau), le 1er mai, la porte d'un roc s'ouvrait sur le lac, au-dessus duquel aucun oiseau ne volait. Dans une île chantaient des fées avec la chanteuse des mers: qui y pénétrait était bien reçu, mais il ne fallait rien emporter. Un visiteur emporte une fleur qui devait empêcher de vieillir; la fleur s'évanouit. Désormais plus de passage; un brave essaye, mais un fantôme menace de détruire la contrée... Selon Davies (Myth and rites), on trouve une tradition presque semblable dans le Brecnockshire. Il y a aussi un lac dans ce comté, qui couvre une ville. Le roi envoie un serviteur... on lui refuse l'hospitalité. Il entre dans une maison déserte, y trouve un enfant pleurant au berceau, y oublie son gant; le lendemain, il retrouve le gant et l'enfant qui flottaient. La ville avait disparu.
CHAPITRE III
LA GAULE SOUS L'EMPIRE.—DÉCADENCE DE L'EMPIRE.—GAULE CHRÉTIENNE.
(An 50 avant J.-C. à l'an 400 après J.-C.)
Alexandre et César ont eu cela de commun d'être aimés, pleurés des vaincus et de périr de la main des leurs[44]. De tels hommes n'ont point de patrie; ils appartiennent au monde.
César n'avait pas détruit la liberté (elle avait péri depuis longtemps), mais plutôt compromis la nationalité romaine. Les Romains avaient vu avec honte et douleur une armée gauloise sous les aigles, des sénateurs gaulois siégeant entre Cicéron et Brutus. Dans la réalité, c'étaient les vaincus qui avaient le profit de la victoire[45]. Si César eût vécu, toutes les nations barbares eussent probablement rempli les armées et le Sénat. Déjà il avait pris une garde espagnole, et l'espagnol Balbus était un de ses principaux conseillers[46].
Antoine essaya d'imiter César. Il entreprit de transporter à Alexandrie le siége de l'Empire, il adopta le costume et les mœurs des vaincus. Octave ne prévalut contre lui qu'en se déclarant l'homme de la patrie, le vengeur de la nationalité violée. Il chassa les Gaulois du Sénat, augmenta les tributs de la Gaule[47]. Il y fonda une Rome, Valentia (c'était un des noms mystérieux de la ville éternelle). Il y conduisit plusieurs colonies militaires, à Orange, Fréjus, Carpentras, Aix, Apt, Vienne, etc. Une foule de villes devinrent de nom et de priviléges Augustales, comme plusieurs étaient devenues Juliennes sous César[48]. Enfin, au mépris de tant de cités illustres et antiques, il désigna pour siége de l'administration la ville toute récente de Lyon, colonie de Vienne, et, dès sa naissance, ennemie de sa mère. Cette ville, si favorablement située au confluent de la Saône et du Rhône, presque adossée aux Alpes, voisine de la Loire, voisine de la mer par l'impétuosité de son fleuve qui y porte tout d'un trait, surveillait la Narbonnaise et la Celtique, et semblait un œil de l'Italie ouvert sur toutes les Gaules.
C'est à Lyon, à Aisnay, à la pointe de la Saône et du Rhône, que soixante cités gauloises élevèrent l'autel d'Auguste, sous les yeux de son beau-fils Drusus. Auguste prit place parmi les divinités du pays. D'autres autels lui furent dressés à Saintes, à Arles, à Narbonne, etc. La vieille religion gallique s'associa volontiers au paganisme romain. Auguste avait bâti un temple au dieu Kirk, personnification de ce vent violent qui souffle dans la Narbonnaise; et sur un même autel on lut dans une double inscription les noms des divinités gauloises et romaines; Mars-Camul; Diane-Arduinna, Belen-Apollon; Rome mit Hésus et Néhalénia au nombre des dieux indigètes.
Cependant le druidisme résista longtemps à l'influence romaine; là se réfugia la nationalité des Gaules. Auguste essaya du moins de modifier cette religion sanguinaire. Il défendit les sacrifices humains, et toléra seulement de légères libations de sang.
La lutte du druidisme ne put être étrangère au soulèvement des Gaules, sous Tibère, quoique l'histoire lui donne pour cause le poids des impôts, augmenté par l'usure. Le chef de la révolte était vraisemblablement un Édue, Julius Sacrovir; les Édues étaient, comme je l'ai dit, un peuple druidique, et le nom de sacrovir n'est peut-être qu'une traduction de druide. Les Belges furent aussi entraînés par Julius Florus[49].
«Les cités gauloises, fatiguées de l'énormité des dettes, essayèrent une rébellion, dont les plus ardents promoteurs furent, parmi les Trévires, Julius Florus, chez les Édues, Julius Sacrovir, tous deux d'une naissance distinguée, et issus d'aïeux à qui leurs belles actions avaient valu le droit de cité romaine. Dans de secrètes conférences, où ils réunissent les plus audacieux de leurs compatriotes, et ceux à qui l'indigence ou la crainte des supplices faisait un besoin de l'insurrection, ils conviennent que Florus soulèvera la Belgique, et Sacrovir les cités les plus voisines de la sienne... Il y eut peu de cantons où ne fussent semés les germes de cette révolte. Les Andecaves et les Turoniens (Anjou, Touraine) éclatèrent les premiers. Le lieutenant Acilius Aviola fit marcher une cohorte qui tenait garnison à Lyon, et réduisit les Andecaves. Les Turoniens furent défaits par un corps de légionnaires que le même Aviola reçut de Visellius, gouverneur de la basse Germanie, et auquel se joignirent des nobles gaulois, qui cachaient ainsi leur défection pour se déclarer dans un moment plus favorable. On vit même Sacrovir se battre pour les Romains la tête découverte, afin, disait-il, de montrer son courage; mais les prisonniers assuraient qu'il avait voulu se mettre à l'abri des traits, en se faisant reconnaître. Tibère, consulté, méprisa cet avis, et son irrésolution nourrit l'incendie.
«Cependant Florus, poursuivant ses desseins, tente la fidélité d'une aile de cavalerie levée à Trèves et disciplinée à notre manière, et l'engage à commencer la guerre par le massacre des Romains établis dans le pays. Le plus grand nombre resta dans le devoir. Mais la foule des débiteurs et des clients de Florus prit les armes; et ils cherchaient à gagner la forêt d'Ardennes, lorsque des légions des deux armées de Visellius et de C. Silius, arrivant par des chemins opposés, leur fermèrent le passage. Détaché avec une troupe d'élite, Julius Indus, compatriote de Florus, et que sa haine pour ce chef animait à nous bien servir, dissipa cette multitude qui ne ressemblait pas encore à une armée. Florus, à la faveur de retraites inconnues, échappa quelque temps aux vainqueurs. Enfin, à la vue des soldats qui assiégeaient son asile, il se tua de sa propre main. Ainsi finit la révolte des Trévires.
«Celle des Édues fut plus difficile à réprimer, parce que cette nation était plus puissante et nos forces plus éloignées. Sacrovir, avec des cohortes régulières, s'était emparé d'Augustodunum (Autun), leur capitale, où les enfants de la noblesse gauloise étudiaient les arts libéraux: c'étaient des otages qui pouvaient attacher à sa fortune leurs familles et leurs proches. Il distribua aux habitants des armes fabriquées en secret. Bientôt il fut à la tête de quarante mille hommes, dont le cinquième était armé comme nos légionnaires: le reste avait des épieux, des coutelas et d'autres instruments de chasse. Il y joignit les esclaves destinés au métier de gladiateur, et que dans ce pays on nomme crupellaires. Une armure de fer les couvre tout entiers, et les rend impénétrables aux coups, si elle les gêne pour frapper eux-mêmes. Ces forces étaient accrues par le concours des autres Gaulois, qui, sans attendre que leurs cités se déclarassent, venaient offrir leurs personnes, et par la mésintelligence de nos deux généraux, qui se disputaient la conduite de cette guerre.
«Pendant ce temps, Silius s'avançait avec deux légions, précédées d'un corps d'auxiliaires, et ravageait les dernières bourgades des Séquanes (Franche-Comté), qui, voisines et alliées des Édues, avaient pris les armes avec eux. Bientôt il marche à grandes journées sur Augustodunum... À douze milles de cette ville, on découvrit dans une plaine les troupes de Sacrovir: il avait mis en première ligne ses hommes bardés de fer, ses cohortes sur les flancs, et par derrière les bandes à moitié armées. Les hommes de fer, dont l'armure était à l'épreuve de l'épée et du javelot, tinrent seuls quelques instants. Alors le soldat romain, saisissant la hache et la cognée, comme s'il voulait faire brèche à une muraille, fend l'armure et le corps qu'elle enveloppe; d'autres, avec des leviers ou des fourches, renversent ces masses inertes, qui restaient gisantes comme des cadavres, sans force pour se relever. Sacrovir se retira d'abord à Augustodunum; ensuite, craignant d'être livré, il se rendit, avec les plus fidèles de ses amis, à une maison de campagne voisine. Là, il se tua de sa propre main: les autres s'ôtèrent mutuellement la vie; et la maison, à laquelle ils avaient mis le feu, leur servit à tous de bûcher.»
Auguste et Tibère, sévères administrateurs et vrais Romains, avaient en quelque sorte resserré l'unité de l'Empire, compromise par César, en éloignant du gouvernement les provinciaux, les barbares. Leurs successeurs, Caligula, Claude et Néron, adoptèrent une marche toute opposée. Ils descendaient d'Antoine, de l'ami des barbares; ils suivirent l'exemple de leur aïeul; déjà le père de Caligula, Germanicus, avait affecté de l'imiter. Caligula, né, selon Pline, à Trèves, élevé au milieu des armées de Germanie et de Syrie, montra pour Rome un mépris incroyable. Une partie des folies que les Romains lui reprochèrent trouve en ceci une explication; son règne violent et furieux fut une dérision, une parodie de tout ce qu'on avait révéré. Époux de ses sœurs, comme les rois d'Orient, il n'attendit pas sa mort pour être adoré; il se fit dieu dès son vivant; Alexandre, son héros, s'était contenté d'être fils d'un dieu. Il arracha le diadème au Jupiter romain, et se le mit lui-même[50]. Il affubla son cheval des ornements du consulat. Il vendit à Lyon pièce à pièce tous les meubles de sa famille, abdiquant ainsi ses aïeux et prostituant leurs souvenirs. Lui-même voulut remplir l'office d'huissier-priseur et de vendeur à l'encan, faisant valoir chaque objet, et les faisant monter bien au delà de leur prix: «Ce vase, disait-il, était à mon aïeul Antoine; Auguste le conquit à la bataille d'Actium.» Puis il institua à l'autel d'Auguste des jeux burlesques et terribles, des combats d'éloquence, où le vaincu devait effacer ses écrits avec la langue ou se laisser jeter dans le Rhône. Sans doute, ces jeux étaient renouvelés de quelque rite antique. Nous savons que c'était l'usage des Gaulois et des Germains de précipiter les vaincus comme victimes, hommes et chevaux. On observait la manière dont ils tourbillonnaient, pour en tirer des présages de l'avenir. Les Cimbres vainqueurs traitèrent ainsi tous ceux qu'ils trouvèrent dans les camps de Cépion et de Manlius. Aujourd'hui encore, la tradition désigne le pont du Rhône, d'où les taureaux étaient précipités[51].
Caligula avait près de lui les Gaulois les plus illustres (Valérius-Asiaticus et Domitius Afer); Claude était Gaulois lui-même. Né à Lyon, élevé loin des affaires par Auguste et Tibère, qui se défiaient de ses singulières distractions, il avait vieilli dans la solitude et la culture des lettres, lorsque les soldats le proclamèrent malgré lui. Jamais prince ne choqua davantage les Romains et ne s'éloigna plus de leurs goûts et de leurs habitudes; son bégaiement barbare, sa préférence pour la langue grecque, ses continuelles citations d'Homère, tout en lui leur prêtait à rire; aussi laissa-t-il l'Empire aux mains des affranchis qui l'entouraient. Ces esclaves, élevés avec tant de soin dans les palais des grands de Rome, pouvaient fort bien, quoi qu'en dise Tacite, être plus dignes de régner que leurs maîtres. Le règne de Claude fut une sorte de réaction des esclaves; ils gouvernèrent à leur tour, et les choses n'en allèrent pas plus mal. Les plans de César furent suivis; le port d'Ostie fut creusé, l'enceinte de Rome reculée, le desséchement du lac Fucin entrepris, l'aqueduc de Caligula continué, les Bretons domptés en seize jours, et leur roi pardonné. À l'autorité tyrannique des grands de Rome, qui régnaient dans les provinces comme prêteurs ou proconsuls, on opposa les procurateurs du prince, gens de rien, dont la responsabilité était d'autant plus sûre, et dont les excès pouvaient être plus aisément réprimés.
Tel fut le gouvernement des affranchis de Claude: d'autant moins national qu'il était plus humain. Lui-même ne cachait point sa prédilection pour les provinciaux. Il écrivit l'histoire des races vaincues, celle des Étrusques, de Tyr et Carthage, réparant ainsi la longue injustice de Rome. Il institua pour lire annuellement ces histoires un lecteur et une chaire au Musée d'Alexandrie; ne pouvant plus sauver ces peuples, il essayait d'en sauver la mémoire. La sienne eût mérité d'être mieux traitée; quels qu'aient été son incurie, sa faiblesse, son abrutissement même, dans ses dernières années, l'histoire pardonnera beaucoup à celui qui se déclara le protecteur des esclaves, défendit aux maîtres de les tuer, et essaya d'empêcher qu'on ne les exposât vieux et malades, pour mourir de faim, dans l'île du Tibre.