Histoire de France (Volume 1/19)
Les grands noms, les noms populaires de cette époque, ceux qui sont restés dans la mémoire des hommes, sont ceux des reines, et non des rois; ceux de Frédégonde et de Brunehaut. La seconde, fille du roi des Goths d'Espagne, esprit imbu de la culture romaine, femme pleine de grâce et d'insinuation, fut appelée, par son mariage avec Sigebert, dans la sauvage Ostrasie, dans cette Germanie gauloise, théâtre d'une invasion éternelle. Frédégonde, au contraire, génie tout barbare, s'empara de l'esprit du pauvre roi de Neustrie, roi grammairien et théologien, qui dut aux crimes de sa femme le nom de Néron de la France. Elle lui fit d'abord étrangler sa femme légitime, Galswinthe, sœur de Brunehaut; puis ses beaux-fils y passèrent, puis son beau-frère Sigebert. Cette femme terrible, entourée d'hommes dévoués qu'elle fascinait de son génie meurtrier, dont elle troublait la raison par d'enivrants breuvages[211], frappait par eux ses ennemis. Les dévoués antiques de l'Aquitaine et de la Germanie, les sectateurs des Hassassins, qui, sur un signe de leur chef, allaient en aveugle tuer ou mourir, se retrouvent dans les serviteurs de Frédégonde. Elle-même, belle et homicide, tout entourée de superstitions païennes[212], nous apparaît comme une Walkirie Scandinave. Elle suppléa par l'audace et le crime à la faiblesse de la Neustrie, fit à ses puissants rivaux une guerre de ruse et d'assassinats, et sauva peut-être l'occident de la Gaule d'une nouvelle invasion des barbares[213].
L'époux de Brunehaut, Sigebert, roi d'Ostrasie, avait en effet appelé les Germains. Chilpéric ne put tenir contre ces bandes. Elles se répandirent jusqu'à Paris, incendiant tout village, emmenant tout homme en captivité. Sigebert lui-même ne savait comment contenir ses terribles auxiliaires, qui ne lui auraient pas laissé sur quoi régner[214]. Il était cependant parvenu à resserrer Chilpéric dans Tournay, il se croyait roi de Neustrie, et déjà se faisait élever sur le pavois, lorsque deux hommes de Frédégonde, armés de couteaux empoisonnés, sortent de la foule et le poignardent (575). Ses ministres goths furent à l'instant massacrés par le peuple. Brunehaut, de victorieuse, de toute-puissante qu'elle était, devint captive de Chilpéric et de Frédégonde, qui lui laissèrent pourtant la vie[215]. Elle trouva ensuite le moyen d'échapper, grâce à l'amour qu'elle avait inspiré à Mérovée, fils de Chilpéric. Le malheureux fut aveuglé par sa passion au point d'épouser Brunehaut; c'était épouser la mort. Son père le fit tuer. L'évêque de Rouen, Prétextat, homme imprudent et léger qui avait eu l'audace de les marier, fut protégé d'abord par les scrupules de Chilpéric; plus tard Frédégonde s'en débarrassa.
Brunehaut entra dans l'Ostrasie, où son fils enfant, Childebert II, régnait nominalement. Mais les grands ne voulurent plus obéir à l'influence gothique et romaine. Ils étaient même sur le point de tuer le Romain Lupus, duc de Champagne, le seul d'entre eux qui fût dévoué à Brunehaut. Elle se jeta au milieu des bataillons armés, et lui donna ainsi le temps d'échapper. Les grands d'Ostrasie, sentant leur supériorité sur la Gaule romaine de Bourgogne, où régnait Gontran, voulaient descendre avec leurs troupes barbares dans le Midi, et promettaient part à Chilpéric. Plusieurs des grands de la Bourgogne les appelaient. Chilpéric y donnait la main; mais ses troupes furent battues par le vaillant Mummolus, dont les succès sur les Saxons et les Lombards avaient déjà protégé le royaume de Gontran. D'autre part, les hommes libres d'Ostrasie, soulevés contre les grands, peut-être à l'instigation de Brunehaut, les accusaient de trahir le jeune roi. Il semble en effet qu'à cette époque, les grands d'Ostrasie et de Bourgogne se soient secrètement entendus pour se délivrer des rois Mérovingiens.
Dans la Neustrie, au contraire, le pouvoir royal paraît se fortifier. Moins belliqueuse que le royaume d'Ostrasie, moins riche que celui de Bourgogne, la Neustrie ne pouvait subsister qu'autant que les vaincus y reprendraient place à côté des vainqueurs. Aussi voyons-nous Chilpéric employer des milices gauloises contre les Bretons[216]. Il semblerait que, malgré sa férocité naturelle, Chilpéric eût essayé de se concilier les vaincus d'une manière plus directe encore. Dans une guerre contre Gontran, il tua un des siens qui n'arrêtait point le pillage. En même temps il bâtissait des cirques à Soissons et à Paris, il donnait des spectacles à l'exemple de ceux des Romains. Lui-même il faisait des vers en langue latine[217], surtout des hymnes et des prières. Il essaya, comme les empereurs Zénon et Anatase, d'imposer aux évêques un CREDO de sa façon, où l'on nommerait Dieu sans faire mention de la distinction des trois personnes. Le premier évêque auquel il montra cette pièce la rejeta avec mépris, et l'aurait déchirée s'il eût été plus près du prince. La patience de celui-ci indique assez combien il ménageait l'Église[218].
Ces grossiers essais de résurrection de gouvernement impérial entraînèrent le renouvellement de la fiscalité qui avait ruiné l'empire. Chilpéric fit faire une sorte de cadastre, exigeant, dit Grégoire de Tours, une amphore de vin par demi-arpent. Ces exactions, peut-être inévitables dans la lutte terrible que la Neustrie soutenait contre l'Ostrasie secondée des barbares, n'en parurent pas moins intolérables, après une si longue interruption. C'est sans doute pour cette cause, tout autant que pour les meurtres dont Grégoire de Tours nous a transmis les horribles détails, que les noms de Chilpéric et de Frédégonde sont restés exécrables dans la mémoire du peuple. Ils crurent eux-mêmes, lorsqu'une épidémie leur enleva leurs enfants, que les malédictions du pauvre avaient attiré sur eux la colère du ciel.
«En ces jours-là, le roi Chilpéric tomba grièvement malade; et lorsqu'il commençait à entrer en convalescence, le plus jeune de ses fils, qui n'était pas encore régénéré par l'eau ni le Saint-Esprit, tomba malade à son tour. Le voyant à l'extrémité, on le lava dans les eaux du baptême. Peu de temps après il se trouva mieux; mais son frère aîné, nommé Chlodebert, fut pris de la maladie. Sa mère Frédégonde, le voyant en danger de mort, fut saisie de contrition, et dit au roi: «Voilà longtemps que la miséricorde divine supporte nos mauvaises actions; elle nous a souvent frappés de fièvres et autres maux, et nous ne nous sommes pas amendés. Voilà que nous avons déjà perdu des fils; les larmes des pauvres[219], les gémissements des veuves, les soupirs des orphelins, vont causer la mort de ceux-ci, et il ne nous reste plus l'espérance d'amasser pour personne; nous thésaurisons, et nous ne savons plus pour qui. Nos trésors demeureront dénués de possesseurs, pleins de rapine et de malédiction. Nos celliers ne regorgeaient-ils pas de vin? Le froment ne remplissait-il pas nos greniers? Nos trésors n'étaient-ils pas combles d'or, d'argent, de pierres précieuses, de colliers et d'autres ornements impériaux? Et voilà que nous perdons ce que nous avions de plus beau. Maintenant, si tu consens, viens et brûlons ces injustes registres; qu'il nous suffise, pour notre fisc, de ce qui suffisait à ton père, le roi Clotaire.»
«Après avoir dit ces paroles, en se frappant la poitrine de ses poings, la reine se fit donner les registres que Marc lui avait apportés des cités qui lui appartenaient. Les ayant jetés dans le feu, elle se tourna vers le roi et lui dit: «Qui t'arrête? fais ce que tu me vois faire, afin que, si nous perdons nos chers enfants, nous échappions du moins aux peines éternelles.» Le roi, touché de repentir, jeta au feu tous les registres de l'impôt, et les ayant brûlés, envoya partout défendre à l'avenir d'en faire de semblables. Après cela, le plus jeune de leurs petits enfants mourut accablé d'une grande langueur. Ils le portèrent avec beaucoup de douleur de leur maison de Braine à Paris, et le firent ensevelir dans la basilique de Saint-Denis. On arrangea Chlodebert sur un brancard, et on le conduisit à Soissons, à la basilique de Saint-Médard. Ils le présentèrent au saint tombeau, et firent un vœu pour lui; mais, déjà épuisé et manquant d'haleine, il rendit l'esprit au milieu de la nuit. Ils l'ensevelirent dans la basilique de Saint-Crépin et Saint-Crépinien, martyrs. Il y eut un grand gémissement dans tout le peuple: les hommes suivirent ses obsèques en deuil, et les femmes couvertes de vêtements lugubres, comme elles ont coutume de les porter aux funérailles de leurs maris. Le roi Chilpéric fit ensuite de grands dons aux églises et aux pauvres[220].»
«..... Après le synode dont j'ai parlé, j'avais déjà dit adieu au roi, et me préparais à m'en retourner chez moi; mais, ne voulant pas m'en aller sans avoir dit adieu à Salvius et l'avoir embrassé, j'allai le chercher, et le trouvai dans la cour de la maison de Braine; je lui dis que j'allais retourner chez moi, et nous étant éloignés un peu pour causer, il me dit: «Ne vois-tu pas au-dessus de ce toit ce que j'y aperçois?—J'y vois, lui dis-je, un petit bâtiment que le roi a dernièrement fait élever au-dessus.» Et il dit: «N'y vois-tu pas autre chose?—Rien autre chose,» lui dis-je. Supposant qu'il parlait ainsi par manière de jeu, j'ajoutai: «Si tu vois quelque chose de plus, dis-le-moi.» Et lui, poussant un profond soupir, me dit: «Je vois le glaive de la colère divine tiré et suspendu sur cette maison.» Et véritablement les paroles de l'évêque ne furent pas menteuses, car, vingt jours après, moururent, comme nous l'avons dit, les deux fils du roi[221].»
Chilpéric lui-même périt bientôt, assassiné, selon les uns, par un amant de Frédégonde, selon d'autres par les émissaires de Brunehaut, qui aurait voulu venger ses deux époux, Sigebert et Mérovée (an 584). La veuve de Chilpéric, son fils enfant, et l'Église, et tous les ennemis de l'Ostrasie et des barbares, se tournèrent vers le roi de Bourgogne, le bon Gontran. Celui-ci était en effet le meilleur de tous ces Mérovingiens. On ne lui reprochait que deux ou trois meurtres. Livré aux femmes, au plaisir, il semblait adouci par le commerce des Romains du Midi et des gens d'église; il avait beaucoup de déférence pour ceux-ci; «il était, dit Frédégaire, comme un prêtre entre les prêtres[222].»
Gontran se déclara le protecteur de Frédégonde et de son fils Clotaire II. Frédégonde lui jura, et lui fit jurer par deux cents guerriers francs, que Clotaire était bien fils de Chilpéric. Ce bon homme semble chargé de la partie comique dans le drame terrible de l'histoire mérovingienne. Frédégonde se jouait de sa simplicité[223]. La mort de tous ses frères semble avoir vivement frappé son imagination. Il fit serment de poursuivre le meurtrier de Chilpéric jusqu'à la neuvième génération, «pour faire cesser cette mauvaise coutume de tuer les rois.» Il se croyait lui-même en péril. «Il arriva qu'un certain dimanche, après que le diacre eut fait faire silence au peuple, pour qu'on entendît la messe, le roi s'étant tourné vers le peuple, dit: «Je vous conjure, hommes et femmes qui êtes ici présents, gardez-moi une fidélité inviolable, et ne me tuez pas comme vous avez tué dernièrement mes frères; que je puisse au moins pendant trois ans élever mes neveux que j'ai faits mes fils adoptifs, de peur qu'il n'arrive, ce que veuille détourner le Dieu éternel! qu'après ma mort vous ne périssiez avec ces petits enfants, puisqu'il ne resterait dans notre famille aucun homme fort pour vous défendre[224].»
Tout le peuple adressa des prières au Seigneur pour qu'il lui plût de conserver Gontran. Lui seul en effet pouvait protéger la Bourgogne et la Neustrie contre l'Ostrasie, la Gaule contre la Germanie, l'Église, la civilisation contre les barbares. L'évêque de Tours se déclara hautement pour Gontran: «Nous fîmes dire (c'est Grégoire lui-même qui parle) à l'évêque et aux citoyens de Poitiers, que Gontran était maintenant père des deux fils de Sigebert et de Chilpéric, et qu'il possédait tout le royaume, comme son père Clotaire autrefois.»
Poitiers, rivale de Tours, ne suivit point son impulsion. Elle aima mieux reconnaître le roi d'Ostrasie, trop éloigné pour lui être à charge. Pour les hommes du Midi, Aquitains et Provençaux, ils crurent que, dans l'affaiblissement de la famille mérovingienne, représentée par un vieillard et deux enfants, ils pourraient se faire un roi qui dépendrait d'eux. Ils appelèrent de Constantinople un Gondovald qui se disait issu du sang des rois francs. L'histoire de cette tentative, donnée tout au long par Grégoire de Tours, fait admirablement connaître les grands du midi de la Gaule, les Mummole, les Gontran-Boson, gens équivoques et doubles d'origine et de politique, moitié Romains, moitié barbares, et leurs liaisons avec les ennemis de la Bourgogne et de la Neustrie, avec les Grecs byzantins et les Allemands d'Ostrasie.
«Gondovald, qui se disait fils du roi Clotaire, était arrivé à Marseille venant de Constantinople. Il faut ici exposer en peu de mots quelle était son origine. Né dans les Gaules, il avait été élevé avec soin, instruit dans les lettres, et, selon la coutume des rois de ce pays, portait les boucles de ses cheveux flottantes sur ses épaules; il fut présenté au roi Childebert par sa mère, qui lui dit: «Voilà ton neveu, le fils du roi Clotaire: comme son père le hait, prends-le toi, car il est de ta chair.» Celui-ci, qui n'avait pas de fils, le prit et le garda avec lui. Cette nouvelle ayant été annoncée au roi Clotaire, il envoya des messagers à son frère pour lui dire: «Envoie ce jeune homme pour qu'il vienne vers moi.» Son frère le lui envoya sans retard. Clotaire l'ayant vu ordonna qu'on lui coupât la chevelure, disant: «Il n'est pas né de moi.» Après la mort de Clotaire, le roi Charibert le reçut; mais Sigebert l'ayant fait venir, coupa de nouveau sa chevelure et l'envoya dans la ville d'Agrippine, maintenant appelée Cologne. Ses cheveux étant revenus, il s'échappa de ce lieu et se rendit près de Narsès, qui gouvernait alors l'Italie. Là il prit une femme, engendra des fils et se rendit à Constantinople. De là, à ce qu'on rapporte, il fut longtemps après invité par quelqu'un à revenir dans les Gaules, et débarquant à Marseille, il fut reçu par l'évêque Théodore qui lui donna des chevaux, et il alla rejoindre le duc Mummole. Mummole occupait alors, comme nous l'avons dit, la cité d'Avignon. Mais à cause de cela le duc Gontran-Boson se saisit de l'évêque Théodore et le fit garder, l'accusant d'avoir introduit un étranger dans les Gaules, et de vouloir par ce moyen soumettre le royaume des Francs à la domination de l'empereur. Théodore produisit, dit-on, une lettre signée de la main des grands du roi Childebert, et il dit: «Je n'ai rien fait par moi-même, mais seulement ce qui nous a été commandé par nos maîtres et seigneurs.»..... «Gondovald se réfugia dans une île de la mer, pour y attendre l'événement. Le duc Gontran-Boson partagea avec un des ducs du roi Gontran les trésors de Gondovald, et emporta, dit-on, en Auvergne une immense quantité d'or, d'argent et d'autres choses.»
Avant de se décider pour ou contre le prétendant, le roi d'Ostrasie envoya demander à son oncle Gontran la restitution des villes qui avaient fait partie du patrimoine de Sigebert. «Le roi Childebert envoya vers le roi Gontran l'évêque Égidius, Gontran-Boson, Sigewald et beaucoup d'autres. Lorsqu'ils furent entrés, l'évêque dit: «Nous rendons grâces au Dieu tout-puissant, ô roi très-pieux, de ce qu'après bien des fatigues il t'a remis en possession des pays qui dépendent de ton royaume.» Le roi lui dit: «On doit rendre de dignes actions de grâces au Roi des rois, au Seigneur des seigneurs, dont la miséricorde a daigné accomplir ces choses; car on ne t'en doit aucune à toi qui, par tes perfides conseils et tes parjures, as fait incendier l'année passée tous mes états; toi qui n'as jamais tenu ta foi à aucun homme, toi dont l'astuce est partout fameuse, et qui te conduis partout, non en évêque, mais en ennemi de notre royaume!» À ces paroles, l'évêque, outré de colère, se tut. Un des députés dit: «Ton neveu Childebert te supplie de lui faire rendre les cités dont son père était en possession.» Gontran répondit à celui-ci: «Je vous ai déjà dit que nos traités me confèrent ces villes, c'est pourquoi je ne veux point les rendre.» Un autre député lui dit: «Ton neveu te prie de lui faire remettre cette sorcière de Frédégonde, qui a fait périr un grand nombre de rois, pour qu'il venge sur elle la mort de son père, de son oncle et de ses cousins.» Le roi lui répondit: «Elle ne pourra être remise en son pouvoir, parce qu'elle a un fils qui est roi; mais tout ce que vous dites contre elle, je ne le crois pas vrai.» Ensuite Gontran-Boson s'approcha du roi comme pour lui rappeler quelque chose; et, comme le bruit s'était répandu que Gondovald venait d'être proclamé roi, Gontran, prévenant ses paroles, lui dit: «Ennemi de notre pays et de notre trône, qui précédemment es allé en Orient exprès pour placer sur notre trône un Ballomer (le roi appelait ainsi Gondovald), homme toujours perfide et qui ne tiens rien de ce que tu promets!» Boson lui répondit: «Toi, seigneur et roi, tu es assis sur le trône royal, et personne n'a osé répondre à ce que tu dis; je soutiens que je suis innocent de cette affaire. S'il y a quelqu'un, égal à moi, qui m'impute en secret ce crime, qu'il vienne publiquement et qu'il parle. Pour toi, très-pieux roi, remets le tout au jugement de Dieu; qu'il décide, lorsqu'il nous aura vu combattre en champ clos.» À ces paroles, comme tout le monde gardait le silence, le roi dit: «Cette affaire doit exciter tous les guerriers à repousser de nos frontières un étranger dont le père a tourné la meule, et, pour dire vrai, son père a manié la carde et peigné la laine.» Et, quoiqu'il se puisse bien faire qu'un homme ait à la fois ces deux métiers, un des députés répondit à ce reproche du roi: «Tu prétends donc que cet homme a eu deux pères, un cardeur et un meunier? Cesse, ô roi, de parler si mal; car on n'a point ouï dire qu'un seul homme, si ce n'est en matière spirituelle, puisse avoir deux pères.» Comme ces paroles excitaient le rire d'un grand nombre, un autre député dit: «Nous te disons adieu, ô roi, puisque tu ne veux pas rendre les cités de ton neveu, nous savons que la hache est entière qui a tranché la tête à tes frères; elle te fera bientôt sauter la cervelle;» et ils se retirèrent ainsi avec scandale. À ces mots le roi, enflammé de colère, ordonna qu'on leur jetât à la tête pendant qu'ils se retiraient, du fumier de cheval, des herbes pourries, de la paille, du foin pourri et la boue puante de la ville. Couverts d'ordures, les députés se retirèrent, non sans essuyer un grand nombre d'injures et d'outrages.
Cette réponse de Gontran réunit les Ostrasiens aux Aquitains en faveur de Gondovald. Les grands du Midi l'accueillirent[225], et sous leur conduite, il fit de rapides progrès. Il se vit bientôt maître de Toulouse, de Bordeaux, de Périgueux, d'Angoulême. Il recevait au nom du roi d'Ostrasie le serment des villes qui avaient appartenu à Sigebert. Le danger devenait grand pour le vieux roi de Bourgogne. Il savait que Brunehaut, Childebert et les grands d'Ostrasie favorisaient Gondovald, que Frédégonde elle-même était tentée de traiter avec lui, que l'évêque de Reims était secrètement dans son parti; tous ceux du Midi y étaient ouvertement. La défection du parti romain ecclésiastique, dont il s'était cru si sûr, obligea Gontran de se rapprocher des Ostrasiens; il adopta son neveu Childebert, et le nomma son héritier, lui rendit tout ce qu'il réclamait, et promit à Brunehaut de lui laisser cinq des principales cités d'Aquitaine, que sa sœur avait apportées en dot, comme ancienne possession des Goths.
La réconciliation des rois de Bourgogne et d'Ostrasie découragea le parti de Gondovald. Les Aquitains montrèrent autant d'empressement à l'abandonner qu'ils en avaient mis à l'accueillir. Il fut obligé de s'enfermer dans la ville de Comminges, avec les grands qui s'étaient le plus compromis. Ceux-ci épiaient le moment de livrer le malheureux et de faire leur paix à ses dépens. L'un d'eux n'attendit pas même l'occasion; il s'enfuit avec les trésors de Gondovald.
«Un grand nombre montaient sur la colline, et parlaient souvent avec Gondovald, lui prodiguant les injures et lui disant: «Es-tu ce peintre qui, dans le temps du roi Clotaire, barbouillait dans les oratoires les murs et les voûtes? Es-tu celui que les habitants des Gaules avaient coutume d'appeler du nom de Ballomer? Es-tu celui qui, à cause de ses prétentions, a si souvent été tondu et exilé par les rois des Francs? dis-nous au moins, ô le plus misérable des hommes, qui t'a conduit en ces lieux; qui t'a donné l'audace extraordinaire d'approcher des frontières de nos seigneurs et rois. Si quelqu'un t'a appelé, dis-le à haute voix. Voilà la mort présente devant tes yeux, voilà la fosse que tu as cherchée longtemps, et dans laquelle tu viens te précipiter. Dénombre-nous tes satellites, déclare-nous ceux qui t'ont appelé.» Gondovald, entendant ces paroles, s'approchait et disait du haut de la porte: «Que mon père Clothaire m'ait eu en aversion, c'est ce que personne n'ignore; que j'aie été tondu par lui et ensuite par mon frère, c'est ce qui est connu de tous. C'est ce motif qui m'a fait retirer en Italie auprès du préfet Narsès; là j'ai pris femme et engendré deux fils. Ma femme étant morte, je pris avec moi mes enfants et j'allai à Constantinople; j'ai vécu jusqu'à ce temps, accueilli par les empereurs avec beaucoup de bonté. Il y a quelques années, Gontran-Boson étant venu à Constantinople, je m'informai à lui, avec empressement, des affaires de mes frères, et je sus que notre famille était fort diminuée, et qu'il n'en restait que Childebert, fils de mon frère, et Gontran mon frère; que les fils du roi Chilpéric étaient morts avec lui, et qu'il n'avait laissé qu'un petit enfant; que mon frère Gontran n'avait pas d'enfant, et que mon neveu Childebert n'était pas très-brave. Alors Gontran-Boson, après m'avoir exactement exposé ces choses, m'invita en disant: Viens, parce que tu es appelé par tous les principaux du royaume de Childebert, et personne n'ose dire un mot contre toi, car nous savons tous que tu es fils de Clotaire; et il n'est resté personne dans les Gaules pour gouverner ce royaume, à moins que tu ne viennes. Ayant fait de grands présents à Gontran-Boson, je reçus son serment dans douze lieux saints, afin de venir ensuite avec sécurité dans ce royaume. Je vins à Marseille, où l'évêque me reçut avec une extrême bonté, car il avait des lettres des principaux du royaume de mon neveu; je m'avançai de là vers Avignon, auprès du patrice Mummole. Mais Gontran-Boson, violant son serment et sa promesse, m'enleva mes trésors et les retint en son pouvoir. Reconnaissez donc que je suis roi comme mon frère Gontran; cependant si votre esprit est enflammé d'une si grande haine, qu'on me conduise au moins vers votre roi, et s'il me reconnaît pour son frère, qu'il fasse ce qu'il voudra. Si vous ne voulez pas même cela, qu'il me soit permis de m'en retourner là d'où je suis venu. Je m'en irai sans faire aucun tort à personne. Pour que vous sachiez que ce que je dis est vrai, interrogez Radegonde à Poitiers et Ingiltrude à Tours; elles vous affirmeront la vérité de mes paroles.» Pendant qu'il parlait ainsi, un grand nombre accueillait son discours avec des injures et des outrages...
«Mummole, l'évêque Sagittaire et Waddon s'étant rendus auprès de Gondovald, lui dirent: «Tu sais quels serments de fidélité nous t'avons prêtés. Écoute à présent un conseil salutaire: éloigne-toi de cette ville, et présente-toi à ton frère comme tu l'as souvent demandé. Nous avons déjà parlé avec ces hommes, et ils ont dit que le roi ne voulait pas perdre ton appui, parce qu'il est resté peu d'hommes de votre race.» Mais Gondovald, comprenant leur artifice, leur dit tout baigné de larmes: «C'est sur votre invitation que je suis venu dans ces Gaules. De mes trésors qui comprenaient des sommes d'or et d'argent, et différents objets, une partie est dans la ville d'Avignon, une partie a été pillée par Gontran-Boson. Quant à moi, plaçant, après le secours de Dieu, tout mon espoir en vous, je me suis confié à vos conseils, et j'ai toujours souhaité de régner par vous. Maintenant, si vous m'avez trompé, répondez-en auprès de Dieu, et qu'il juge lui-même ma cause.» À ces paroles, Mummole répondit: «Nous ne te disons rien de mensonger, mais voilà de braves guerriers qui t'attendent à la porte. Défais maintenant mon baudrier d'or dont tu es ceint, pour ne pas paraître marcher avec orgueil; prends ton épée et rends-moi la mienne.» Gondovald lui dit: «Ce que je vois dans ces paroles, c'est que tu me dépouilles de ce que j'ai reçu et porté par amitié pour toi.» Mais Mummole affirmait avec serment qu'on ne lui ferait aucun mal. Ayant donc passé la porte, Gondovald fut reçu par Ollon, comte de Bourges, et par Boson. Mummole, étant rentré dans la ville avec ses satellites, ferma la porte très-solidement. Se voyant livré à ses ennemis, Gondovald leva les mains et les yeux au ciel, et dit: «Juge éternel, véritable vengeur des innocents, Dieu de qui toute justice procède, à qui le mensonge déplaît, en qui ne réside aucune ruse ni aucune méchanceté, je te confie ma cause, te priant de me venger promptement de ceux qui ont livré un innocent entre les mains de ses ennemis.» Après ces paroles, ayant fait le signe de la croix, il s'en alla avec les hommes ci-dessus nommés. Quand ils se furent éloignés de la porte, comme la vallée au-dessous de la ville descend rapidement, Ollon l'ayant poussé le fit tomber en s'écriant: «Voilà votre Ballomer qui se dit frère et fils de roi.» Ayant lancé son javelot, il voulut l'en percer, mais l'arme, repoussée par les cercles de la cuirasse, ne lui fit aucun mal. Comme Gondovald s'était relevé et s'efforçait de remonter sur la hauteur, Boson lui brisa la tête d'une pierre; il tomba aussitôt et mourut; toute la multitude accourut; et l'ayant percé de leurs lances, ils lui lièrent les pieds avec une corde, et le traînèrent tout à l'entour du camp. Lui ayant arraché les cheveux et la barbe, ils le laissèrent sans sépulture dans l'endroit où ils l'avaient tué.»
Gontran, rassuré par la mort de Gondovald, aurait fait payer aux évêques l'appui qu'ils lui avaient prêté, s'il n'eût été lui-même prévenu par la mort.
Cet événement, qui ouvrit la Bourgogne au roi d'Ostrasie, semblait par suite lui livrer encore la Neustrie. Elle résista cependant; les Ostrasiens, l'ayant envahie, s'étonnèrent de voir une forêt mobile s'avancer contre eux[226]; c'était l'armée neustrienne qui s'était chargée de branchages; ils s'enfuirent. Ce fut le dernier succès de Frédégonde et de Landeric, son amant, qu'elle avait, disait-on, donné pour remplaçant à Chilpéric. Elle mourut peu de temps après. Childebert était mort avant elle, toute la Gaule se trouva dans les mains de trois enfants, les deux fils de Childebert, appelés Theudebert II et Theuderic II, et Clotaire II, fils de Chilpéric. Celui-ci était bien faible contre les deux autres. Il fut contraint de céder aux Bourguignons ce qui était entre la Seine et la Loire, aux Ostrasiens les pays entre la Seine, l'Oise et l'Ostrasie. Mais les dissensions des vainqueurs devaient bientôt lui rendre plus qu'il n'avait perdu.
La vieille Brunehaut avait cru régner sous Theudebert, son petit-fils, en l'enivrant par les plaisirs. Elle n'y réussit que trop bien. Le prince imbécile fut bientôt gouverné par une jeune esclave qui chassa Brunehaut. Réfugiée près de Theuderic, en Bourgogne, dans un pays livré à l'influence romaine, elle y eut plus d'ascendant. Elle fit et défit les maires du palais, tua Bertoald, qui l'avait bien reçue, lui substitua son amant Protadius; puis le peuple ayant mis en pièces ce favori, elle eut encore le crédit d'élever au pouvoir un certain Claudius. Ce gouvernement fut d'abord sans gloire. Les Ostrasiens et les Germains leurs alliés enlevèrent au royaume de Bourgogne le Sundgaw, le Turgaw, l'Alsace, la Champagne, et ravagèrent tout ce qui s'étend entre les lacs de Genève et de Neufchâtel. L'effroi de ces invasions paraît avoir réuni les populations du Midi.
«La dix-septième année de son règne, au mois de mars, dit Frédégaire, le roi Theuderic rassemble une armée à Langres, de toutes les provinces de son royaume, et la dirigeant par Andelot, après avoir pris le château de Nez, il s'achemina vers la ville de Toul. Là, Theudebert étant venu à sa rencontre, avec l'armée des Ostrasiens, ils se livrèrent bataille dans la plaine de Toul. Theuderic l'emporta sur Theudebert et renversa son armée. Dans ce combat, les Francs perdirent une multitude d'hommes vaillants. Theudebert, ayant tourné le dos, traversa le territoire de Metz, passa les Vosges, et arriva toujours fuyant à Cologne. Theuderic le suivait de près avec son armée. Un homme saint et apostolique, Léonisius, évêque de Mayence, aimant la vaillance de Theuderic, et haïssant la sottise de Theudebert, vint au-devant de Theuderic, et lui dit: «Achève ce que tu as commencé, car ton utilité exige que tu poursuives et recherches la cause du mal. Une fable rustique raconte que le loup étant un jour monté sur la montagne, comme ses fils commençaient déjà à chasser, il les appela à lui sur cette montagne et leur dit: «Aussi loin que vos yeux peuvent voir, de quelque côté que vous les tourniez, vous n'avez point d'amis, si ce n'est quelques-uns de votre espèce. Achevez donc ce que vous avez commencé.»
«Theuderic, ayant traversé les Ardennes, parvint à Tolbiac avec son armée. Theudebert avec les Saxons, les Thuringiens et le reste des nations d'outre-Rhin qu'il avait pu rassembler, marcha contre Theuderic et lui livra une nouvelle bataille à Tolbiac. On assure que ni les Francs, ni aucune autre nation d'autrefois, n'avaient encore livré de combat si acharné... Cependant Theuderic vainquit encore Theudebert, car Dieu marchait avec lui, et l'armée de Theudebert fut moissonnée par l'épée depuis Tolbiac jusqu'à Cologne. Dans certains lieux, les morts couvraient entièrement la face de la terre. Le même jour, Theuderic parvint à Cologne, et il y trouva tous les trésors de Theudebert. Il envoya Berthaire, son chambellan, à la poursuite de Theudebert, qui fuyait au delà du Rhin, accompagné de peu de personnes. Il l'atteignit et le présenta à Theuderic, dépouillé de ses habits royaux. Theuderic accorda à Berthaire ses dépouilles, tout son équipage royal et son cheval; mais il envoya Theudebert, chargé de chaînes à Châlons.» La chronique de sainte Bénigne rapporte que Brunehaut, son aïeule, le fit d'abord ordonner prêtre, que bientôt après elle le fit périr. «D'après l'ordre de Theuderic, un soldat saisit par le pied un fils de Theudebert encore enfant, et le frappa contre la pierre jusqu'à ce que son cerveau sortit de sa tête brisée[227].»
L'Ostrasie et la Bourgogne, réunies sous Theuderic ou plutôt sous Brunehaut, semblaient menacer la Neustrie d'une ruine certaine. La mort de Theuderic et l'avénement de ses trois fils enfants ne changeaient rien à cette situation, si les ennemis de Clotaire eussent été unis. Mais l'Ostrasie était honteuse et irritée de sa défaite récente. En Bourgogne même, le parti romain et ecclésiastique n'était plus pour Brunehaut. Pour être sûr de ce parti, il fallait avoir pour soi les ecclésiastiques, les gagner à tout prix, et régner avec eux. Brunehaut les mit contre elle en faisant assassiner saint Didier, évêque de Vienne, qui avait voulu ramener Theuderic à sa femme légitime, et éloigner de lui les maîtresses dont sa grand'mère l'entourait. L'Irlandais saint Colomban, le restaurateur de la vie monastique, ce missionnaire hardi qui réformait les rois comme les peuples, parla à Theuderic avec la même liberté, et refusa de bénir ses fils: «Ce sont, dit-il, les fils de l'incontinence et du crime.» Chassé de Luxeuil et de l'Ostrasie, il se réfugia chez Clotaire II, et sembla légitimer la cause de la Neustrie par sa présence sacrée.
Tout abandonna Brunehaut. Les grands d'Ostrasie la haïssaient, comme appartenant aux Goths, aux Romains (ces deux mots étaient presque synonymes); les prêtres et le peuple avaient en horreur la persécutrice des saints[228]. Jusque-là ennemie de l'influence germanique, elle fut obligée de s'appuyer contre Clotaire du secours des Germains, des barbares. Déjà l'évêque de Metz, Arnolph et son frère Pepin (Pipin), passèrent à Clotaire avant la bataille; les autres se firent battre, et furent mollement poursuivis par Clotaire. Ils étaient gagnés d'avance. Le maire Warnachaire avait stipulé qu'il conserverait cette charge pendant sa vie. La vieille Brunehaut, fille, sœur, mère, aïeule de tant de rois, fut traitée avec une atroce barbarie; on la lia par les cheveux, par un pied et par un bras, à la queue d'un cheval indompté qui la mit en pièces. On lui reprocha la mort de dix rois; on lui compta par-dessus ses crimes ceux de Frédégonde. Le plus grand sans doute aux yeux des barbares, c'était d'avoir restauré sous quelque rapport l'administration impériale. La fiscalité, les formes juridiques, la prééminence de l'astuce sur la force, voilà ce qui rendait le monde irréconciliable à l'idée de l'ancien Empire, que les rois goths avaient essayé de relever. Leur fille Brunehaut avait suivi leurs traces. Elle avait fondé une foule d'églises, de monastères; les monastères alors étaient des écoles. Elle avait favorisé les missions que le pape envoyait chez les Anglo-Saxons de la Grande-Bretagne. L'emploi de cet argent, arraché au peuple par tant d'odieux moyens, ne fut pas sans gloire et sans grandeur. Telle fut l'impression du long règne de Brunehaut, que celle de l'Empire semble en avoir été affaiblie dans le nord des Gaules; le peuple fit honneur à la fameuse reine d'Ostrasie d'une foule de monuments romains. Des fragments de voies romaines qui paraissent encore en Belgique et dans le nord de la France sont appelés chaussées de Brunehaut. On montrait près de Bourges un château de Brunehaut, une tour de Brunehaut à Étampes, la pierre de Brunehaut près de Tournay, le fort de Brunehaut près de Cahors.
La Neustrie résista sous Frédégonde; sous son fils, elle vainquit. Victoire nominale, si l'on veut, qu'elle ne devait qu'à la haine des Ostrasiens contre Brunehaut; victoire de la faiblesse, victoire des vieilles races, des Gaulois-Romains et des prêtres. L'année même qui suit la victoire de Clotaire (614), les évêques sont appelés à l'Assemblée des leudes. Ils y viennent de toute la Gaule au nombre de soixante-dix-neuf. C'est l'intronisation de l'Église. Les deux aristocraties, laïque et ecclésiastique, dressent une constitution perpétuelle. Plusieurs articles d'une remarquable libéralité indiquent la main ecclésiastique: Défense aux juges de condamner, sans l'entendre, un homme libre, ou même un esclave.—Quiconque viole la paix publique doit être puni de mort.—Les leudes rentrent dans les biens dont ils ont été dépouillés dans les guerres civiles.—L'élection des évêques est assurée au peuple.—Les évêques sont les seuls juges des ecclésiastiques.—Les tributs établis depuis Chilpéric et ses frères sont abolis. Les évêques, devenus grands propriétaires, devaient, plus que personne, profiter de cette abolition.—Ainsi commence avec Clotaire II cette domination de l'Église, qui ne fait que se consolider sous les Carlovingiens, et qui n'a d'autre entr'acte que la tyrannie de Charles Martel.
Nous savons peu de chose de Clotaire II, davantage de Dagobert. Sage, juste et justicier, Dagobert commence son règne par faire le tour de ses États, selon la coutume des rois barbares. Roi d'Ostrasie du vivant de son père, il ne garda pas longtemps après lui ses ministres ostrasiens. Les deux hommes principaux du pays, Arnolph, archevêque de Metz, puis Pepin, son frère, furent éloignés, et firent place au Neustrien Éga. Entouré de ministres romains, de l'orfèvre saint Éloi et du référendaire saint Ouen, il s'occupe de fonder des couvents, fait fabriquer des ornements d'églises. Ses scribes écrivent pour la première fois les lois barbares; on écrit les lois alors qu'elles commencent à s'effacer. Le Salomon des Francs, comme celui des Juifs, peuple ses palais de belles femmes[229], et se partage entre ses concubines et ses prêtres.
Ce prince pacifique est l'ami naturel des Grecs. Allié de l'empereur Héraclius, il intervient dans les affaires des Lombards et des Visigoths. Dans cette vieillesse précoce de tous les peuples barbares, la décadence des Francs est encore entourée d'une sorte d'éclat.
Toutefois, il est facile d'apercevoir combien de faiblesse se cache sous ces apparences. Dès le vivant de Clotaire, l'Ostrasie a repris les provinces qui lui avaient été enlevées; elle a exigé un roi particulier, et Dagobert, roi de ce pays à quinze ans, n'y a été effectivement qu'un instrument entre les mains de Pepin et d'Arnolph. Son père devient roi de Neustrie, l'Ostrasie réclame encore un gouvernement particulier, et se fait donner pour roi le fils du roi, le jeune Sigebert. Clotaire II a remis le tribut aux Lombards pour une somme une fois payée. Les Saxons, défaits, dit-on, par les Francs[230], se dispensent pourtant de livrer à Dagobert les cinq cents vaches qu'ils payaient jusque-là tous les ans. Les Vendes, affranchis des Avares par le Franc Samo, marchand guerrier qu'ils prirent pour chef[231], repoussent le joug de Dagobert, et défont les Francs, les Bavarois et les Lombards unis contre eux. Les Avares fugitifs eux-mêmes s'établissent de force en Bavière, et Dagobert ne s'en défait que par une perfidie[232]. Quant à la soumission des Bretons et des Gascons, elle semble volontaire: ils rendent hommage moins aux guerriers qu'aux prêtres, et le duc des Bretons, saint Judicaël, refuse de manger à la table du roi pour prendre place à celle de saint Ouen.
C'est qu'alors en effet le vrai roi, c'est le prêtre. Au milieu même de ces bruyantes invasions de barbares, qui semblaient près de tout détruire, l'Église avait fait son chemin à petit bruit. Forte, patiente, industrieuse, elle avait en quelque sorte étreint toute la société nouvelle, de manière à la pénétrer. De bonne heure, elle avait abandonné la spéculation pour l'action; elle avait repoussé la hardiesse du pélagianisme, ajourné la grande question de la liberté humaine.
Héritière du gouvernement municipal, l'Église était sortie des murs à l'approche des barbares; elle s'était portée pour arbitre entre eux et les vaincus. Et une fois hors des murs, elle s'arrêta dans les campagnes. Fille de la cité, elle comprit que tout n'était pas dans la cité; elle créa des évêques des champs et des bourgades, des chorévêques[233]. Sa protection s'étendit à tous: ceux même qu'elle n'ordonna point, elle les couvrit du signe protecteur de la tonsure. Elle devint un immense asile. Asile pour les vaincus, pour les Romains, pour les serfs des Romains; les serfs se précipitèrent dans l'Église; plus d'une fois on fut obligé de leur en fermer les portes; il n'y eut personne pour cultiver la terre. Asile pour les vainqueurs, ils se réfugièrent dans l'Église contre le tumulte de la vie barbare, contre leurs passions, leurs violences, dont ils souffraient autant que les vaincus.
En même temps, d'immenses donations enlevaient la terre aux usages profanes pour en faire la dot des hommes pacifiques, des pauvres, des serfs. Les barbares donnèrent ce qu'ils avaient pris; ils se trouvèrent avoir vaincu pour l'Église.
Les évêques du Midi, trop civilisés, rhéteurs et raisonneurs[234], agissent peu sur les hommes de la première race. Les anciens siéges métropolitains d'Arles, de Vienne, de Lyon même et de Bourges, perdent de leur influence. Les évêques par excellence, les vrais patriarches de la France, sont ceux de Reims et de Tours. Saint Martin de Tours est l'oracle des barbares, ce que Delphes était pour la Grèce, l'ombilicus terrarum, l'οὖθαρ ἄρουρης.
C'est saint Martin qui garantit les traités. Les rois le consultent à chaque instant sur leurs affaires, même sur leurs crimes. Chilpéric, poursuivant son malheureux fils Mérovée, dépose un papier sur le tombeau de saint Martin, pour savoir s'il lui est permis de tirer le suppliant de la basilique. Le papier resta blanc, dit Grégoire de Tours. Ces suppliants, pour la plupart, gens farouches, et non moins violents que ceux qui les poursuivent, embarrassent quelquefois terriblement l'évêque; ils deviennent les tyrans de l'asile qui les protége. Il faut voir dans le livre du bon évêque de Tours l'histoire de cet Éberulf qui veut tuer Grégoire, qui frappe les clercs s'ils tardent à lui apporter du vin. Les servantes du barbare, réfugiées avec lui dans la basilique, scandalisent tout le clergé en regardant curieusement les peintures sacrées qui en décoraient les parois.
Tours, Reims, et toutes leurs dépendances, sont exemptes d'impôts. Les possessions de Reims s'étendent dans les pays les plus éloignés, dans l'Ostrasie, dans l'Aquitaine. Chaque crime des rois barbares vaut à l'Église quelque donation nouvelle. Tout le monde désire être donné à l'Église; c'est une sorte d'affranchissement. Les évêques ne se font nul scrupule de provoquer, d'étendre par des fraudes pieuses les concessions des rois. Le témoignage des gens du pays les soutiendra, s'il le faut. Tous, au besoin, attesteront que cette terre, ce village, ont été jadis donnés par Clovis, par le bon Gontran, au monastère, à l'évêché voisin, lequel n'en a été dépouillé que par une violence impie. Chaque jour la connivence des prêtres et du peuple devait ainsi enlever quelque chose au barbare, et profiter de sa crédulité, de sa dévotion, de ses remords. Sous Dagobert, les concessions remontent à Clovis; sous Pepin le Bref à Dagobert. Celui-ci donne en une seule fois vingt-sept bourgades à l'abbaye de Saint-Denis. Son fils, dit l'honnête Sigebert de Gemblours, fonda douze monastères et donna à saint Rémacle, évêque de Tongres, douze lieues de large dans la forêt d'Ardenne.
La plus curieuse concession est celle de Clovis à saint Rémi, reproduite, ou plus probablement fabriquée, sous Dagobert:
«Clovis avait établi sa demeure à Soissons. Ce prince trouvait un grand plaisir dans la compagnie et les entretiens de saint Rémi; mais, comme le saint homme n'avait dans le voisinage de la ville d'autre habitation qu'un petit bien qui avait autrefois été donné à saint Nicaise, le roi offrit à saint Rémi de lui donner tout le terrain qu'il pourrait parcourir pendant que lui-même ferait sa méridienne, cédant en cela à la prière de la reine et à la demande des habitants qui se plaignaient d'être surchargés d'exactions et contributions, et qui, pour cette raison, aimaient mieux payer à l'église de Reims qu'au roi. Le bienheureux saint Rémi se mit donc en chemin, et l'on voit encore aujourd'hui les traces de son passage et les limites qu'il marqua. Chemin faisant, un meunier repoussa le saint homme, ne voulant pas que son moulin fût renfermé dans l'enceinte. «Mon ami, lui dit avec douceur l'homme de Dieu, ne trouve pas mauvais que nous possédions ensemble ce moulin.» Celui-ci l'ayant refusé de nouveau, aussitôt la roue du moulin se mit à tourner à rebours, lors le meunier de courir après saint Rémi et de s'écrier: «Viens, serviteur de Dieu, et possédons ensemble ce moulin.—Non, répondit le saint, il ne sera ni à toi, ni à moi.» La terre se déroba aussitôt, et un tel abîme s'ouvrit, que jamais depuis il n'a été possible d'y établir un moulin.
«De même encore, le saint passant auprès d'un petit bois, ceux à qui il appartenait l'empêchaient de le comprendre dans son domaine: «Eh bien! dit-il, que jamais feuille ne vole ni branche ne tombe de ce bois dans mon clos.» Ce qui a été en effet observé par la volonté de Dieu, tant que le bois a duré, quoiqu'il fût tout à fait joignant et contigu.
«De là, continuant son chemin, il arriva à Chavignon, qu'il voulut aussi enclore, mais les habitants l'en empêchèrent. Tantôt repoussé et tantôt revenant, mais toujours égal et paisible, il marchait toujours traçant les limites telles qu'elles existent encore. À la fin, se voyant repoussé tout à fait, on rapporte qu'il leur dit: Travaillez toujours, et demeurez pauvres et souffrants. Ce qui s'accomplit encore aujourd'hui, par la vertu et puissance de sa parole. Quand le roi Clovis se fut levé après sa méridienne, il donna à saint Rémi, par rescrit de son autorité royale, tout le terrain qu'il avait enclos en marchant; et, de ces biens, les meilleurs sont Luilly et Cocy, dont l'Église de Reims jouit encore aujourd'hui paisiblement...
«Un homme très-puissant, nommé Euloge, convaincu du crime de lèse-majesté contre le roi Clovis, eut un jour recours à l'intercession de saint Rémi, et le saint homme lui obtint grâce de la vie et de ses biens. Euloge, en récompense de ce service, offrit à son généreux patron, en toute propriété, son village d'Épernay: le bienheureux évêque ne voulut point accepter une rétribution temporelle comme salaire de son intervention. Mais voyant Euloge couvert de confusion et décidé à se retirer du monde, parce qu'il n'y pouvait plus rester, ne méritant plus de vivre que par la clémence royale, au déshonneur de sa maison, il lui donna un sage conseil, lui disant que, s'il voulait être parfait, il vendît tous ses biens et en distribuât l'argent aux pauvres, pour suivre Jésus-Christ. Ensuite, fixant la valeur, et prenant dans le trésor ecclésiastique cinq mille livres d'argent, il les donna à Euloge, et acquit à l'Église la propriété de ses biens. Laissant ainsi à tous évêques et prêtres ce bon exemple que, quand ils intercèdent pour ceux qui viennent se jeter dans le sein de l'Église ou entre les bras des serviteurs de Dieu, et qu'ils leur rendent quelque service, jamais ils ne le doivent faire en vue d'une récompense temporelle, ni accepter en salaire des biens passagers, mais bien au contraire, selon le commandement du Seigneur, donner pour rien comme ils ont reçu pour rien...
«Saint Rigobert obtint du roi Dagobert des lettres d'immunité pour son Église, lui remontrant que, sous tous les rois francs ses prédécesseurs, depuis le temps de saint Rémi et du roi Clovis, par lui baptisé, elle avait toujours été libre et exempte de toute servitude et charge publique. Le roi donc, voulant ratifier ou renouveler ce privilége de l'avis de ses grands, et dans la même forme que les rois ses prédécesseurs, ordonna que tous biens, villages et hommes, appartenant à la sainte église de Reims ou à la basilique de Saint-Rémi, situés ou demeurant tant en Champagne, dans la ville ou les faubourgs de Reims, qu'en Ostrasie, Neustrie, Bourgogne, pays de Marseille, Rouergue, Gévaudan, Auvergne, Touraine, Poitou, Limousin, et partout ailleurs dans ses pays et royaumes, seraient à perpétuité exempts de toute charge; qu'aucun juge public n'oserait entrer sur les terres de ces deux saintes églises de Dieu pour y faire leur séjour, y rendre aucun jugement ou lever aucune taxe; enfin, qu'elles conserveraient à toujours les immunités et priviléges à elles concédés par ses prédécesseurs...
«Ce vénérable évêque fut en fort grande amitié avec Pepin, maire du palais, auquel il avait coutume d'envoyer fréquemment des eulogies, en signe de bénédiction. Or, en ce moment, Pepin séjournait au village de Gernicourt; et, ayant appris de l'évêque que cette demeure lui plaisait, il la lui offrit, ajoutant qu'il lui donnerait en outre tout le terrain dont il pourrait faire le tour tandis qu'il reposerait à l'heure de midi. Rigobert, suivant donc l'exemple de saint Rémi, se mit en route et fit poser de distance en distance les limites qui se voient encore aujourd'hui, et traça ainsi l'enceinte pour obvier à toute contestation. À son réveil, Pepin, le trouvant de retour, lui confirma la donation de tout le terrain qu'il venait d'enclore; et pour indice mémorable du chemin qu'il a suivi, on y voit en toute saison l'herbe plus riche et plus verte qu'en aucun autre lieu d'alentour. Il est encore un autre miracle non moins digne d'attention que le Seigneur se plaît à opérer sur ces terres, sans doute en vue des mérites de son serviteur, c'est que, depuis la concession faite au saint évêque, jamais tempête ni grêle ne fait dommage en son domaine; et tandis que tous les lieux d'alentour sont battus et ravagés, l'orage s'arrête aux limites de l'Église, sans jamais oser les franchir[235].»
Aussi tout favorisait l'absorption de la société par l'Église, tout y entrait, Romains et barbares, serfs et libres, hommes et terres, tout se réfugiait au sein maternel. L'Église améliorait tout ce qu'elle recevait du dehors; mais elle ne pouvait le faire sans se détériorer d'autant elle-même. Avec les richesses, l'esprit du monde entrait dans le clergé, avec la puissance, la barbarie qui en était alors inséparable. Les serfs devenus prêtres gardaient les vices de serfs, la dissimulation, la lâcheté. Les fils des barbares devenus évêques restaient souvent barbares. Un esprit de violence et de grossièreté envahissait l'Église. Les écoles monastiques de Lérins, de Saint-Maixent, de Reomé, de l'île Barbe, avaient perdu leur éclat; les écoles épiscopales d'Autun, de Vienne, de Poitiers, de Bourges, d'Auxerre, subsistaient silencieusement. Les conciles devenaient de plus en plus rares: cinquante-quatre au VIe siècle, vingt au VIIe, sept seulement dans la première moitié du VIIIe.
Le génie spiritualiste de l'Église se réfugia dans les moines. L'état monastique fut un asile pour l'Église, comme l'Église l'avait été pour la société. Les monastères d'Irlande et d'Écosse, mieux préservés du mélange germanique, tentèrent une réformation du clergé gaulois. Ainsi, au premier âge de l'Église, le breton Pélage avait allumé l'étincelle qui éclaira tout l'Occident; puis le breton Faustus, plus modéré dans les mêmes doctrines, ouvrit la glorieuse école de Lérins. Au second âge, ce fut encore un Celte, mais cette fois un Irlandais, saint Colomban, qui entreprit la réforme des Gaules. Un mot sur l'Église celtique.
Les Kymrys de Bretagne et de Galles, rationalistes, les Gaëls d'Irlande, poëtes et mystiques, présentent toutefois dans leur histoire ecclésiastique un caractère commun, l'esprit d'indépendance et l'opposition contre Rome. Ils s'entendaient mieux avec les Grecs, et gardèrent longtemps, malgré l'éloignement, malgré tant de révolutions, tant de misères diverses, des relations avec les Églises de Constantinople et d'Alexandrie. Déjà Pélage est un vrai fils d'Origène. Quatre cents ans plus tard, l'Irlandais Scot traduit les Pères grecs, et adopte le panthéisme alexandrin. Saint Colomban, au VIIe siècle, défend aussi contre le pape de Rome l'usage grec de célébrer la Pâque: «Les Irlandais, dit-il, sont meilleurs astronomes que vous autres Romains[236].» Ce fut un Irlandais, un disciple de saint Colomban, Virgile, évêque de Salzburg, qui affirma le premier que la terre est ronde, et que nous avions des antipodes. Toutes les sciences étaient alors cultivées avec éclat dans les monastères d'Écosse et d'Irlande. Ces moines, appelés culdées[237], ne connaissaient guère plus de hiérarchie que les modernes presbytériens d'Écosse. Ils vivaient douze à douze, sous un abbé élu par eux; l'évêque n'était, conformément au sens étymologique, qu'un surveillant. Le célibat ne paraît pas avoir été régulièrement observé dans cette Église[238]. Elle se distinguait encore par la forme particulière de la tonsure, et quelques autres singularités. En Irlande, on baptisait avec du lait[239].
Le plus célèbre de ces établissements des culdées est celui d'Iona, fondé, comme presque tous, sur les ruines des écoles druidiques. Iona, la sépulture de soixante-dix rois d'Écosse, la mère des moines, l'oracle de l'Occident au VIIe et au VIIIe siècles. C'était la ville des morts, comme Arles dans les Gaules et Thèbes en Égypte.
La guerre que les empereurs soutinrent contre les nombreux usurpateurs qui sortirent de la Bretagne, dans les derniers siècles de l'Empire[240], les papes la continuèrent contre l'hérésie celtique, contre Pélage, contre l'Église écossaise et irlandaise. À cette Église, toute grecque de langue et d'esprit, Rome opposa souvent des Grecs; dès le commencement du Ve siècle, elle envoie contre eux Palladios, platonicien d'Alexandrie; mais les doctrines de Palladios parurent bientôt aussi peu orthodoxes que celles qu'il attaquait. Des hommes plus sûrs furent envoyés, saint Loup, saint Germain d'Auxerre[241], et trois disciples de saint Germain, Dubricius, Iltutus et saint Patrice, le grand apôtre de l'Irlande. On sait toutes les fables dont on a orné la vie de ce dernier; la plus incroyable, c'est qu'il n'ait trouvé nulle connaissance de l'écriture dans un pays que nous voyons en si peu d'années tout couvert de monastères, et fournissant des missionnaires à tout l'Occident. L'invasion saxonne fit trêve aux querelles religieuses, mais dès que les Saxons furent définitivement établis, le pape envoya en Bretagne le moine Augustin, de l'ordre de Saint-Benoît. Les envoyés de Rome réussirent auprès des Saxons d'Angleterre, et commencèrent cette conquête spirituelle qui devait avoir de si grands résultats. Du monastère d'Iona, fondé précisément à la même époque par saint Colomba, sortit son célèbre disciple, saint Colombanus[242], dont nous avons vu le zèle hardi contre Brunehaut. Ce missionnaire ardent et impétueux rattacha un instant la Gaule aux principes de l'Église irlandaise.
La chute des enfants de Sigebert et de Brunehaut, la réunion de l'Ostrasie à la Neustrie, était une occasion favorable. Dans la Neustrie, dans tout le midi des Gaules, les traces de l'invasion disparaissant, les Germains s'étaient comme fondus dans la population gauloise et romaine. Les races antiques reprenaient force, la Neustrie avait repoussé l'Ostrasie sous Frédégonde, et se l'était réunie sous Clotaire. Ce prince et son fils Dagobert, moins Francs que Romains, devaient être favorables aux progrès de l'Église celtique, dont les mœurs et les lumières faisaient honte au caractère barbare qu'avait pris celle des Gaules.
Saint Colomban avait passé d'abord en Gaule avec douze compagnons. Une foule d'autres semblent les avoir suivis pour peupler les nombreux monastères que fondèrent ces premiers apôtres. Pour saint Colomban, nous l'avons vu d'abord s'établir dans les plus profondes solitudes des Vosges, sur les ruines d'un temple païen, circonstance que son biographe remarque dans toutes les fondations du saint. Là, il reçut bientôt les enfants de tous les grands de cette partie de la Gaule. Mais la jalousie des évêques vint l'y troubler. La singularité des rites irlandais prêtait à leurs attaques[243]. La liberté avec laquelle il parla à Theuderic et Brunehaut détermina son expulsion de Luxeuil. Reconduit par la Loire hors des Gaules, il y rentra par les États de Clotaire II, qui le reçut avec honneur. Ce fut en effet pour ce prince un immense avantage d'apparaître aux yeux des peuples comme le protecteur des saints, que ses ennemis persécutaient. De là Colomban passa en Suisse, où saint Gall, son disciple, fonda le fameux monastère de ce nom; puis il se fixa en Italie près du bavarois Agilulfe, roi des Lombards; il s'y bâtit une retraite à Bobbio, et y resta jusqu'à sa mort, quelques instances que lui fît Clotaire, vainqueur, de revenir auprès de lui. C'est de là qu'il écrivit au pape ces lettres éloquentes et bizarres, pour la réunion des Églises irlandaise et romaine. Il y parle au nom du roi et de la reine des Lombards; c'est, dit-il, à leur prière qu'il écrit. Peut-être les opinions qu'il exprime sur la supériorité de l'Église d'Irlande étaient-elles partagées par Clotaire et Dagobert son fils. Du moins, nous voyons ces princes multiplier par toute la France les monastères de saint Colomban. Au contraire, la race ostrasienne des Carlovingiens doit s'unir étroitement avec le pape, et assujettir tous les monastères à la règle de saint Benoît.
Des grandes écoles de Luxeuil et de Bobbio sortaient les fondateurs d'une foule d'abbayes: saint Gall, dont nous avons parlé; saints Magne et Théodore, premiers abbés de Kempten et Fuessen près d'Augsbourg; saint Attale de Bobbio; saint Romaric de Remiremont; saint Omer, saint Bertin, saint Amand, ces trois apôtres de la Flandre; saint Wandrille, parent des Carlovingiens, fondateur de la grande école de Fontenelle en Normandie, qui doit être à son tour la métropole de tant d'autres. Ce fut Clotaire II qui éleva saint Amand à l'épiscopat, et Dagobert voulut que son fils fût baptisé par ce saint. Saint Éloi, le ministre de Dagobert, fonde en Limousin Solignac, d'où sortira saint Rémacle, le grand évêque de Liége. Il avait dit un jour à Dagobert: «Seigneur, accordez-moi ce don, pour que j'en fasse une échelle par où vous et moi nous monterons au ciel.»
À côté de ces écoles, on vit des vierges savantes en ouvrir d'autres aux personnes de leur sexe. Sans parler de celles de Poitiers et d'Arles, de celle de Maubeuge, où sainte Aldegonde écrivit ses révélations, sainte Gertrude, abbesse de Nivelle, avait été étudier en Irlande; sainte Bertille, abbesse de Chelles, était si célèbre qu'une foule de disciples des deux sexes affluaient autour d'elle de toute la Gaule et de la Grande-Bretagne.
Quelle était la règle nouvelle à laquelle tant de monastères s'étaient soumis? Les bénédictins ne demandent pas mieux que de nous persuader qu'elle n'est autre que celle de saint Benoît[244], et les textes mêmes qu'ils allèguent prouvent évidemment le contraire. Par exemple, des religieuses obtiennent de saint Dodat, disciple de saint Colomban, devenu évêque de Besançon, qu'il fera pour elles un rapprochement des règles de saint Césaire d'Arles, de saint Benoît, de saint Colomban; saint Projectus en fit autant pour d'autres religieuses. Ces règles n'étaient donc pas les mêmes.
La règle de saint Colomban, opposée en ceci à la règle de saint Benoît, ne prescrit pas l'obligation d'un travail régulier; elle assujettit le moine à un nombre énorme de prières. En général, elle ne porte pas cette empreinte d'esprit positif qui distingue l'autre à un si haut degré. Elle prescrit de même l'obéissance, mais elle ne laisse pas les peines à l'arbitraire de l'abbé; elle les indique d'avance pour chaque délit avec une minutieuse et bizarre précision. Dans cet étrange code pénal, bien des choses scandalisent le lecteur moderne. «Un an de pénitence pour le moine qui a perdu une hostie; pour le moine qui a failli avec une femme, deux jours au pain et à l'eau, un jour seulement s'il ignorait que ce fût une faute.» En général, la tendance est mystique; le législateur a plus égard aux pensées qu'aux actes.—«La chasteté du moine[245], dit-il, s'estime par ses pensées: que sert qu'il soit vierge de corps, s'il ne l'est pas d'esprit?»
Cette réforme, doublement remarquable et par son éclat, et par sa liaison avec le réveil des races vaincues dans les Gaules, était loin pourtant de satisfaire aux besoins du temps. Ce n'était pas de pratiques pieuses, d'élans mystiques qu'il s'agissait, lorsque la barbarie pesait si lourdement, et qu'une invasion nouvelle était toujours imminente sur le Rhin. Saint Benoît avait compris qu'il fallait à une telle époque un monachisme plus humble, plus laborieux, pour défricher la terre, devenue tout inculte et sauvage, pour défricher l'esprit des barbares. Mais l'Église irlandaise, animée d'un indomptable esprit d'individualité et d'opposition, n'était d'accord ni avec Rome, ni avec elle-même. Saint Gall, le principal disciple de saint Colomban, refusa de le suivre en Italie, resta en Suisse, et y travailla pour son compte[246]. Saint Colomban, passant alors en Italie, s'occupa de combattre l'arianisme des Orientaux; c'était se tourner vers le monde fini, vers le passé, au lieu de regarder vers la Germanie, vers l'avenir. Comme il était encore sur le Rhin, il eut un instant l'idée d'entreprendre la conversion des Suèves; plus tard, celle des Slaves. Un ange l'en détourna dans un songe, et, lui traçant une image du monde, il lui désigna l'Italie. Ce défaut de sympathie pour les Germains, pour les travaux obscurs de leur conversion, est-il la condamnation de saint Colomban et de l'Église celtique? Les missionnaires anglo-saxons, disciples soumis de Rome, vont, avec le secours d'une dynastie ostrasienne, recueillir dans l'Allemagne cette moisson que l'Irlande n'a pu, ou n'a pas voulu cueillir[247].
L'impuissance de l'Église celtique, son défaut d'unité, se retrouve dans la monarchie qui à cette époque dominait nominalement toute la Gaule. La dissolution définitive semble commencer avec la mort de Dagobert. Sous lui, il est probable que l'influence ecclésiastique fut supérieure à celle des grands. Les prêtres, dont nous le voyons entouré, doivent avoir suivi les traditions de l'ancien gouvernement neustrien dans sa lutte contre l'Ostrasie, c'est-à-dire contre le pays des barbares et de l'aristocratie. Lorsque le fameux maire du palais Ébroin envoya demander conseil à l'évêque de Rouen, saint Ouen, le vieux ministre de Dagobert, répondit sans hésiter: «De Frédegonde te souvienne!»
Les grands manquèrent d'abord leur coup en Ostrasie, sous Sigebert III, fils de Dagobert. Pepin avait été maire, puis son fils Grimoald, et celui-ci, à la mort de Sigebert, avait essayé de faire roi un de ses propres enfants. Il était secondé par Dido, évêque de Poitiers, oncle du fameux saint Léger. L'oncle et le neveu étaient les chefs des grands dans le Midi. Le vrai roi n'avait que trois ans. On se débarrassa sans peine de cet enfant. Dido le conduisit en Irlande. Mais les hommes libres d'Ostrasie tendirent des embûches à Grimoald, l'arrêtèrent et l'envoyèrent à Paris, au roi de Neustrie Clovis II, fils de Dagobert, qui le fit mourir avec son fils.
Les trois royaumes se trouvèrent ainsi réunis sous Clovis II, ou plutôt sous Erchinoald, maire du palais de Neustrie. Pendant la minorité des trois fils de Clovis, le même Erchinoald, puis le fameux Ébroin, remplirent la même charge, s'appuyant du nom et de la sainteté de Bathilde, veuve du dernier roi. C'était une esclave saxonne que Clovis avait faite reine. Ces maires, ennemis des grands, leur opposaient avec avantage aux yeux des peuples une esclave et une sainte.
Quelle était précisément cette charge des maires du palais? M. de Sismondi ne peut croire que le maire ait été originairement un officier royal. Il y voit un magistrat populaire, institué pour la protection des hommes libres, comme le justiza d'Aragon. Cette espèce de tribun et de juge eût été appelé morddom, juge du meurtre. Ces mots allemands auraient été facilement confondus avec ceux de major domûs, et la mairie assimilée à la charge de l'ancien comte du palais impérial. Nul doute que le maire n'ait été souvent élu, et même de bonne heure, aux époques de minorité ou d'affaiblissement du pouvoir royal; mais aussi nul doute qu'il n'ait été choisi par le roi, au moins jusqu'à Dagobert[248]. Quiconque connaît l'esprit de la famille germanique ne s'étonnera pas de trouver dans le maire un officier du palais. Dans cette famille, la domesticité ennoblit. Toutes les fonctions réputées serviles chez les nations du Midi sont honorables chez celles du Nord, et en réalité elles sont rehaussées par le dévouement personnel. Dans les Nibelungen, le maître des cuisines, Rumolt, est un des principaux chefs des guerriers. Aux festins du couronnement impérial, les électeurs tenaient à honneur d'apporter le boisseau d'avoine, et de mettre les plats sur la table. Chez ces nations, quiconque est grand dans le palais est grand dans le peuple. Le plus grand du palais (major) devait être le premier des leudes, leur chef dans la guerre, leur juge dans la paix. Or, à une époque où les hommes libres avaient intérêt à être sous la protection royale, in truste regiâ, à devenir antrustions et leudes, le juge des leudes dut peu à peu se trouver le juge du peuple.
Le maire Ébroin avait entrepris l'impossible, établir l'unité, lorsque tout tendait à la dispersion; fonder la royauté, quand les grands se fortifiaient de toutes parts. Les deux moyens qu'il prit pour y parvenir étaient utiles, si on eût pu les employer. Le premier fut de choisir les ducs et les grands dans une autre province que celle où ils avaient leurs possessions, leurs esclaves, leurs clients; isolés ainsi de leurs moyens personnels de puissance, ils auraient été les simples hommes du roi, et n'auraient pas rendu les charges héréditaires dans leur famille. En outre, Ébroin paraît avoir essayé de rapprocher les lois, les usages divers des nations qui composaient l'empire des Francs; cette tentative sembla tyrannique, et elle l'était en effet à cette époque.
Aussi l'Ostrasie échappa d'abord à Ébroin; elle exigea un roi, un maire, un gouvernement particulier. Puis, les grands d'Ostrasie et de Bourgogne, entre autres saint Léger, évêque d'Autun, neveu de Dido, évêque de Poitiers (tous deux étaient amis des Pepin), marchent contre Ébroin au nom du jeune Childéric II, roi d'Ostrasie[249]. Ébroin, abandonné des grands neustriens, est enfermé au monastère de Luxeuil. Saint Léger, qui avait contribué à la révolution, n'en profita guère. Il fut accusé, à tort ou à droit, d'aspirer au trône, de concert avec le Romain Victor, patrice souverain de Marseille, qui était venu pour une affaire auprès de Childéric. Les grands du Nord inspirèrent au roi une défiance naturelle contre le chef des grands du Midi, et saint Léger fut enfermé à Luxeuil avec ce même Ébroin qu'il y avait enfermé lui-même. L'adoucissement des mœurs est ici visible. Sous les premiers Mérovingiens, un tel soupçon eût infailliblement entraîné la mort.
Cependant l'Ostrasien Childéric eut à peine respiré l'air de la Neustrie, qu'il devint, lui aussi, ennemi des grands. Dans un accès de fureur, il fit battre de verges un d'entre eux, nommé Bodilo. Ce châtiment servile les irrita tous. Childéric II fut assassiné dans la forêt de Chelles; les assassins n'épargnèrent pas même sa femme enceinte et son fils enfant.
Ébroin et saint Léger sortirent de Luxeuil réconciliés en apparence, mais ils se séparèrent bientôt pour profiter des deux révolutions qui venaient de s'opérer en Ostrasie et en Neustrie. Les rôles étaient changés: pendant que les grands triomphaient avec saint Léger en Neustrie, par la mort de Childéric, les hommes libres d'Ostrasie avaient fait revenir d'Irlande cet enfant (Dagobert II), que la famille des Pepin avait autrefois éloigné du trône, dans l'espoir de s'y asseoir elle-même. Les hommes libres d'Ostrasie formèrent une armée à Ébroin, le ramenèrent triomphant en Neustrie, où ils firent dégrader, aveugler, tuer saint Léger, comme coupable d'avoir conseillé la mort de Childéric II. Au moment même, un autre Mérovingien était tué en Ostrasie par les amis de saint Léger. Les deux Pepin et Martin, petit-fils d'Arnulf, évêque de Metz, et neveux de Grimoald, firent condamner par un conseil et poignarder Dagobert II, le roi des hommes libres, c'est-à-dire du parti allié d'Ébroin. Ébroin vengea Dagobert comme il avait vengé Childéric II. Il attira Martin dans une conférence et l'y fit assassiner. Lui-même fut tué peu après par un noble Franc qu'il avait menacé de la mort.
Cet homme remarquable, avait, comme Frédégonde, défendu avec succès la France de l'ouest, et retardé vingt années le triomphe des grands ostrasiens. Sa mort leur livra la Neustrie. Ses successeurs furent défaits par Pepin à Testry, entre Saint-Quentin et Péronne.
Cette victoire des grands sur le parti populaire, de la Gaule germanique sur la Gaule romaine, ne sembla pas d'abord entraîner un changement de dynastie. Pepin adopta le roi même au nom duquel Ébroin et ses successeurs avaient combattu. On peut cependant considérer la bataille de Testry comme la chute de la famille de Clovis. Peu importe que cette famille traîne encore le titre de roi dans l'obscurité de quelque monastère. Désormais le nom des princes mérovingiens ne sera plus attesté comme signe de parti; ils cesseront bientôt d'être employés même comme instruments. Le dernier terme de la décadence est arrivé.
Selon une vieille légende, le père de Clovis ayant enlevé Basine, la femme du roi de Thuringe, «elle lui dit la première nuit, comme ils étaient couchés: Abstenons-nous; lève-toi, et ce que tu auras vu dans la cour du palais, tu le diras à ta servante. S'étant levé, il vit comme des lions, des licornes et des léopards qui se promenaient. Il revint et dit ce qu'il avait vu. La femme lui dit alors: Va voir de nouveau, et reviens dire à ta servante. Il sortit et vit cette fois des ours et des loups. À la troisième fois, il vit des chiens et d'autres bêtes chétives. Ils passèrent la nuit chastement, et quand ils se levèrent, Basine lui dit: Ce que tu as vu des yeux est fondé en vérité. Il nous naîtra un lion; ses fils courageux ont pour symboles le léopard et la licorne. D'eux naîtront des ours et des loups, pour le courage et la voracité. Les derniers rois sont les chiens, et la foule des petites bêtes indique ceux qui vexeront le peuple, mal défendu par ses rois[250].»
La dégénération est en effet rapide chez ces Mérovingiens. Des quatre fils de Clovis, un seul, Clotaire, laisse postérité. Des quatre fils de Clotaire, un seul a des enfants. Ceux qui suivent meurent presque tous adolescents. Il semble que ce soit une espèce d'hommes particulière. Tout Mérovingien est père à quinze ans, caduc à trente. La plupart n'atteignent pas cet âge. Charibert II meurt à vingt-cinq ans; Sigebert II, Clovis II, à vingt-six, à vingt-trois; Childéric II, à vingt-quatre; Clotaire III, à dix-huit; Dagobert II, à vingt-six ou vingt-sept, etc. Le symbole de cette race, ce sont les énervés de Jumiège, ces jeunes princes à qui l'on a coupé les articulations, et qui s'en vont sur un bateau au cours du fleuve qui les porte à l'Océan; mais ils sont recueillis dans un monastère.
Qui a coupé leurs nerfs et brisé leur os, à ces enfants des rois barbares? c'est l'entrée précoce de leurs pères dans la richesse et les délices du monde romain qu'ils ont envahi. La civilisation donne aux hommes des lumières et des jouissances. Les lumières, les préoccupations de la vie intellectuelle, balancent, chez les esprits cultivés, ce que les jouissances ont d'énervant. Mais les barbares qui se trouvent tout à coup placés dans une civilisation disproportionnée n'en prennent que les jouissances. Il ne faut pas s'étonner s'ils s'y absorbent et y fondent, pour ainsi dire, comme la neige devant un brasier.
Le pauvre vieil historien Frédégaire exprime bien tristement dans son langage barbare cet affaissement du monde mérovingien. Après avoir annoncé qu'il essayera de continuer Grégoire de Tours: «J'aurais souhaité, dit-il, qu'il me fût échu en partage une telle faconde, que je pusse quelque peu lui ressembler. Mais l'on puise difficilement à une source dont les eaux tarissent. Désormais le monde se fait vieux, la pointe de la sagacité s'émousse en nous. Aucun homme de ce temps ne peut ressembler aux orateurs des âges précédents, aucun n'oserait y prétendre[251].»
ÉCLAIRCISSEMENTS
TRIADES DE L'ÎLE DE BRETAGNE.
Qui sont les triades de choses mémorables, de souvenirs et de sciences, concernant les hommes et les faits nombreux qui furent en Bretagne, et concernant les circonstances et les infortunes qui ont désolé la nation des Cambrions à plusieurs époques (traduites par Probert. Voy. page 193.)
Voici les trois noms donnés à l'île de Bretagne.—Avant qu'elle fût habitée, on l'appelait le Vert-Espace entouré des eaux de l'Océan (the Seagirt Green Space); après qu'elle fût habitée, elle fut appelée île de Miel; et après que le peuple eût été formé en société par Prydain, fils d'Aedd le Grand, elle fut appelée l'île de Prydain. Et personne n'a droit sur elle que la tribu des Cambriens, car les premiers ils en prirent possession; et avant ce temps-là, il n'y eut aucun homme vivant, mais elle était pleine d'ours, de loups, de crocodiles et de bisons.
Voici les trois principales divisions de l'île de Bretagne.—Cambrie, Lloegrie et Alban, et le rang de souveraineté appartient à chacun d'eux. Et sous une monarchie, sous la voix de la contrée, ils sont gouvernés selon les établissements de Prydain, fils d'Aedd le Grand; et à la nation des Cambriens appartient le droit d'établir la monarchie selon la voix de la contrée et du peuple, selon le rang et le droit primordial. Et sous la protection de cette règle, la royauté doit exister dans chaque contrée de l'île de Bretagne, et toute la royauté doit être sous la protection de la voix de la contrée; c'est pourquoi il y a ce proverbe: Une nation est plus puissante qu'un chef.
Voici les trois piliers de la nation dans l'île de Bretagne.—La voix de la contrée, la royauté et la judicature d'après les établissements de Prydain, fils d'Aedd le Grand. Le premier fut Hu le Puissant, qui amena la nation le premier dans l'île de Bretagne; et ils vinrent de la contrée de l'été, qui est appelée Defrobani (Constantinople?); et ils vinrent par la mer Hazy (du Nord) dans l'île de Bretagne et dans l'Armorique, où ils se fixèrent. Le second fut Prydain, fils d'Aedd le Grand, qui le premier organisa l'état social de la souveraineté en Bretagne. Car avant ce temps il n'y avait de justice que ce qui était fait par faveur, ni aucune loi excepté celle de la force. Le troisième fut Dyvnwal Moemud; car il fit le premier des règlements concernant les lois, maximes, coutumes et priviléges relatifs au pays et à la tribu. Et à cause de ces raisons ils furent appelés les trois piliers de la nation des Cambriens.
Voici les trois tribus sociales de l'île de Bretagne.—La première fut la tribu des Cambriens, qui vint dans l'île de Bretagne avec Hu le Puissant, parce qu'ils ne voulaient pas posséder un pays par combat et conquête, mais par justice et tranquillité. La seconde fut la tribu des Lloegriens, qui venaient de la Gascogne; ils descendaient de la tribu primitive des Cambriens. Les troisièmes furent les Brython, qui étaient descendus de la tribu primitive des Cambriens. Ces tribus étaient appelées les pacifiques tribus, parce qu'elles vinrent d'un accord mutuel, et ces tribus avaient toutes trois la même parole et la même langue.
Les trois tribus réfugiées: Calédoniens, Irlandais, le peuple de Galedin, qui vinrent dans des vaisseaux nus en l'île de Wight, lorsque leur pays était inondé; il fut stipulé qu'ils n'auraient le rang de Cambriens qu'au neuvième degré de leur descendance.
Les trois envahisseurs sédentaires: les Coraniens, les Irlandais Pictes, les Saxons.
Les trois envahisseurs passagers: les Scandinaves; Gadwall l'Irlandais (conquête de vingt-neuf ans), vaincu par Caswallon, et les Césariens.
Les trois envahisseurs tricheurs; les Irlandais rouges en Alban, les Scandinaves et les Saxons.
Voici les trois disparitions de l'île de Bretagne: la première est celle de Gavran et ses hommes qui allèrent à la recherche des îles vertes des inondations; on n'entendit jamais parler d'eux. La seconde fut Merddin, le barde d'Emrys (Ambrosius, successeur de Vortigern?), et ses neuf bardes, qui allèrent en mer dans une maison de verre; la place où ils allèrent est inconnue. La troisième fut Madog, fils d'Owain, roi des Galles du Nord, qui alla en mer avec trois cents personnes dans dix vaisseaux; la place où ils allèrent est inconnue.
Voici les trois événements terribles de l'île de Bretagne: le premier fut l'irruption du lac du débordement avec inondation sur tout le pays jusqu'à ce que toutes personnes fussent détruites, excepté Dwyvan et Dwyvach qui échappèrent dans un vaisseau ouvert, et par eux l'île de Prydain fut repeuplée. Le second fut le tremblement d'un torrent de feu jusqu'à ce que la terre fût déchirée jusqu'à l'abîme, et que la plus grande partie de toute vie fût détruite. La troisième fut l'été chaud, quand les arbres et les plantes prirent feu par la chaleur brûlante du soleil, et que beaucoup de gens et d'animaux, diverses espèces d'oiseaux, vers, arbres et plantes, furent entièrement détruits.
Voici les trois expéditions combinées qui partirent de l'île de Bretagne: la première partit avec Ur, fils d'Érin, le puissant guerrier de Scandinavie (ou peut-être le vainqueur des Scandinaves, «the bellipotent of Scandinavia»); il vint en cette île du temps de Gadial, fils d'Érin, et obtint secours à condition qu'il ne tirerait de chaque principale forteresse plus d'hommes qu'il n'y en présenterait. À la première, il vint seul avec son valet Mathata Vawr; il en obtint deux hommes, quatre de la seconde, huit de la troisième; seize de la suivante, et ainsi de toutes en proportion, jusqu'à ce qu'enfin le nombre ne pût être fourni par toute l'île. Il emmena soixante-trois mille hommes, ne pouvant obtenir dans toute l'île un plus grand nombre d'hommes capables d'aller à la guerre: les vieillards et les enfants restèrent seuls dans l'île. Ur, le fils d'Érin le puissant guerrier, fut le plus habile recruteur qui eût jamais existé. Ce fut par inadvertance que la tribu des Cambriens lui donna cette permission stipulée irrévocablement. Les Coraniens saisirent cette occasion d'envahir l'île sans difficulté. Aucun des hommes qui partirent ne retourna, aucun de leurs fils ni de leurs descendants. Ils firent voile pour une expédition belliqueuse jusque dans la mer de la Grèce, et s'y fixant dans les pays des Galas et d'Avène (Galitia?), ils y sont restés jusqu'à ce jour et sont devenus Grecs.
La seconde expédition combinée fut conduite par Caswallawn, le fils de Beli et petit-fils de Monagan, et par Gwenwynwyn et Gwanar, les fils de Lliaws, fils de Nwyre et Arianrod, fille de Beli, leur mère. Ils descendaient de l'extrémité de la pente de Galedin et Siluria et des tribus combinées des Boulognèse, et leur nombre était de soixante-un mille. Ils marchèrent avec leur oncle Caswallawn, après les Césariens, vers le pays des Gaulois de l'Armorique, qui descendaient de la première race des Cambriens. Et aucun d'eux, aucun de leurs fils ne retourna dans cette île, car ils se fixèrent dans la Gascogne parmi les Césariens, où ils sont à présent; c'était pour se venger de cette expédition que les Césariens vinrent la première fois dans cette île.
La troisième expédition combinée fut conduite hors de cette île par Ellen, puissant dans les combats, et Cynan son frère, seigneur de Meiriadog en Armorique, où ils obtinrent terres, pouvoir et souveraineté de l'empereur Maxime, pour le soutenir contre les Romains... Et aucun d'eux ne revint; mais ils restèrent là et dans Ystre Gyvaelwg, où ils formèrent une communauté. Par suite de cette expédition, les hommes armés de la tribu des Cambriens diminuèrent tellement, que les Pictes irlandais les envahirent. Voilà pourquoi Vortigern fut forcé d'appeler les Saxons pour repousser cette invasion. Les Saxons, voyant la faiblesse des Cambriens, tournèrent leurs armes perfidement contre eux, et, s'alliant aux Pictes irlandais et à d'autres traîtres, ils prirent possession du pays des Cambriens ainsi que de leurs priviléges et de leur couronne. Ces trois expéditions combinées sont nommées les trois grandes présomptions de la tribu des Cambriens, et aussi les trois Armées d'argent, parce qu'elles emportèrent de l'île tout l'or et l'argent qu'elles purent obtenir par la fraude, par l'artifice et par l'injustice, outre ce qu'elles acquirent par droit et par consentement. Elles furent aussi nommées les trois Armements irréfléchis, vu qu'elles affaiblirent l'île au point de donner occasion aux trois grandes invasions, savoir: l'invasion des Coraniens, celle des Césariens et celle des Saxons.
Voici les trois perfides rencontres qui eurent lieu dans l'île de Bretagne.—La première fut celle de Mandubratius, le fils de Lludd, et de ceux qui trahirent avec lui. Il fixa aux Romains une place sur l'étroite extrémité verte pour y aborder; rien de plus. Il n'en fallut pas davantage aux Romains pour gagner toute l'île. La seconde fut celle des Cambriens nobles et des Saxons... sur la plaine de Salisbury, où fut tramé le complot des Longs-Couteaux, par la trahison de Vortigern; car c'est par son conseil qu'à l'aide des Saxons presque tous les notables des Cambriens furent massacrés. La troisième fut l'entrevue de Médrawd et d'Iddawg Corn Prydain avec leurs hommes à Nanhwynain, où ils conspirèrent contre Arthur, et par ces moyens fortifièrent les Saxons dans l'île de Bretagne.
Les trois insignes traîtres de l'île de Bretagne.—Le premier, Mandubratius, fils de Beli le Grand, qui, invitant Jules César et les Romains à venir en cette île, causa l'invasion des Romains. Lui et ses hommes se firent les guides des Romains, desquels ils reçurent annuellement une quantité d'or et d'argent. C'est pourquoi les habitants de cette île furent contraints de payer en tribut annuel, aux Romains, 3,000 pièces d'argent jusqu'au temps d'Orvain, fils de Maxime, qui refusa de payer le tribut. Sous prétexte de satisfaction, les Romains emmenèrent de l'île de Bretagne la plupart des hommes capables de porter les armes et les conduisirent en Aravie (Arabie), et en d'autres contrées lointaines d'où ils ne sont jamais revenus. Les Romains, qui étaient en Bretagne, marchèrent en Italie et ne laissèrent en arrière que les femmes et les petits enfants, c'est pourquoi les Bretons furent si faibles, que, par défaut d'hommes et de force, ils n'étaient pas capables de repousser l'invasion et la conquête. Le second traître fut Vortigern, qui massacra Constantin le Saint, saisit la couronne de l'île par la violence et par l'injustice, qui, le premier, invita les Saxons de venir en l'île comme auxiliaires, épousa Alis Rowen, la fille d'Hengist, et donna la couronne de Bretagne au fils qu'il eut d'elle et dont le nom était Gotta. De là les rois de Londres sont nommés enfants d'Alis. C'est ainsi que les Cambriens perdirent, par Vortigern, leurs terres, leur rang et leur couronne en Lloegrie. Le troisième était Médrawd, fils de Llew, fils de Cynvarch; car, lorsque Arthur marcha contre l'Empereur de Rome, laissant le gouvernement de l'île à ses soins, Médrawd ôta la couronne à Arthur par usurpation et séduction, et, pour se l'assurer, il s'allia aux Saxons. C'est ainsi que les Cambriens perdirent la couronne de Lloegrie et la souveraineté de l'île de Bretagne.
Les trois traîtres méprisables qui mirent les Saxons à même d'enlever la couronne de l'île de Bretagne aux Cambriens.—Le premier était Gwrgi Garwlwgd, qui, après avoir goûté la chair humaine dans la cour d'Edelfled, roi des Saxons, y prit goût au point de ne plus vouloir d'autre viande. C'est pourquoi lui et ses gens s'unirent à Edelfled, roi des Saxons; il fit des incursions secrètes contre les Cambriens, lesquelles lui valurent chaque jour un garçon et une fille qu'il mangeait. Et toutes les mauvaises gens d'entre les Cambriens vinrent à lui et aux Saxons, et obtinrent bonne part dans le butin fait sur les naturels de l'île. Le second fut Médrad, qui, pour s'assurer le royaume contre Arthur, s'unit avec ses hommes aux Saxons; cette trahison fut cause qu'un grand nombre de Lloegriens devinrent Saxons. Le troisième fut Aeddan, le traître du Nord, qui, avec ses hommes, se soumit aux Saxons, pour pouvoir, sous leur protection, se soutenir par l'anarchie et le pillage. Ces trois traîtres firent perdre aux Cambriens leurs terres et leur couronne en Lloegrie. Sans de telles trahisons, les Saxons n'auraient jamais gagné l'île sur les Cambriens.
Les trois Bardes qui commirent les trois assassinats bienfaisants de l'île de Bretagne.—Le premier fut Gall, fils de Dysgywedawg, qui tua les deux oiseaux fauves (les fils) de Gwenddolen, fils de Ceidiaw, qui avaient un joug d'or autour d'eux, et qui dévoraient chaque jour deux corps de Cambriens, un à leur dîner et un à leur souper. Le second, Ysgawnell, fils de Dysgywedawg, tua Edelfled, roi de Lloegrie, qui prenait chaque nuit deux nobles filles de la nation cambrienne et les violait, puis chaque matin les tuait et les dévorait. Le troisième, Difedel, fils de Dysgywedawg, tua Gwrgi Garwlwyd, qui avait épousé la sœur d'Edelfled, et qui commit des trahisons et des meurtres sur les Cambriens, de concert avec Edelfled. Et ce Gwrgi tuait chaque jour deux Cambriens, homme et fille, et les dévorait; et le samedi il tuait deux hommes et deux filles, afin de ne pas tuer le dimanche. Et ces trois personnes qui exécutèrent ces trois meurtres bienfaisants, étaient Bardes.
Les trois causes frivoles de combat dans l'île de Bretagne.—La première fut la bataille de Godden, causée par une chienne, un chevreuil et un vanneau; soixante-onze mille hommes périrent dans cette bataille. La seconde fut la bataille d'Arderydd, causée par un nid d'oiseau; quatre-vingt mille Cambriens y périrent. La troisième fut la bataille de Camlan, entre Arthur et Médrod, où Arthur périt avec cent mille hommes d'élite des Cambriens. Par suite de ces trois folles batailles, les Saxons ôtèrent aux Cambriens la contrée de Lloegrie, parce que les Cambriens n'avaient plus un nombre suffisant de guerriers pour s'opposer aux Saxons, à la trahison de Gwrgi Garwlwyd et à la fraude de Eiddilic le Nain.
Les trois recèlements et décèlements de l'île de Bretagne.—Le premier fut la tête de Bran le Saint, fils de Llyr, laquelle Owain, fils d'Ambrosius, avait cachée dans la colline blanche de Londres, et, tant qu'elle demeura en cet état, aucun accident fâcheux ne put arriver à cette île. Le second furent les ossements de Gwrthewyn le Saint, qui furent enterrés dans les principaux ports de l'île; et tandis qu'ils y restaient aucun inconvénient ne put arriver à cette île. Le troisième furent les dragons, cachés par Lludd, fils de Beli, dans la forteresse de Pharaon, parmi les rochers de Snowdon. Et ces trois recèlements furent mis sous la protection de Dieu et des attributs divins. L'infortune devait tomber sur l'heure et sur l'homme qui les décèlerait. Vortigern révéla les dragons, pour se venger par là de l'opposition des Cambriens contre lui, et il appela les Saxons sous prétexte de combattre avec lui les Pictes irlandais. Après cela, il révéla les ossements de Gurthewyn le Saint, par amour pour Rowen, fille d'Hengist le Saxon. Et Arthur découvrit la tête de Bran le Saint, fils de Llyr, parce qu'il dédaignait de garder l'île autrement que par sa valeur. Ces trois choses saintes étant décelées, les envahisseurs gagnèrent la supériorité sur la nation cambrienne.
Les trois énergies dominatrices de l'île de Bretagne.—Hu le Puissant, qui amena la nation cambrienne de la contrée de l'été, nommée Defrobani, en l'île de Bretagne: Prydain, fils d'Aedd le Grand, qui organisa la nation et établit un jury sur l'île de Bretagne; et Rhitta Gawr, qui se fit faire une robe avec les barbes des rois qu'il avait faits prisonniers, en punition de leur oppression et de leur injustice.
Les trois hommes vigoureux de l'île de Bretagne.—Gwrnerth le bon Tireur, qui tuait avec une flèche de paille le plus grand ours qu'on eût jamais vu; Gwgawn à la main puissante, qui roulait la pierre de Macnarch de la vallée au sommet de la montagne: il fallait soixante bœufs pour l'y traîner; et Eidiol le Puissant, qui, dans le complot de Stonehenge, tua, avec une bûche de cormier, six cent soixante Saxons, entre le coucher du soleil et la nuit.
Les trois faits qui causèrent la réduction de la Lloegrie et l'arrachèrent aux Cambriens.—L'accueil des étrangers, la délivrance des prisonniers et le présent de l'homme chauve (César? ou saint Augustin? Ce dernier excita les Saxons à massacrer les moines et à porter la guerre dans le pays de Galles).
Les trois premiers ouvrages extraordinaires de l'île de Bretagne.—Le vaisseau de Nwydd-Nav-Neivion, qui apporta dans l'île le mâle et la femelle de toutes les créatures vivantes, lorsque le lac de l'inondation déborda; les bœufs aux larges cornes, de Hu le Puissant, qui tirèrent le crocodile du lac sur la terre, de sorte que le lac ne déborda plus; et la pierre de Gwyddon-Ganhebon, dans laquelle sont gravés tous les arts et toutes les sciences du monde.
Les trois hommes amoureux de l'île de Bretagne.—Le premier fut Caswallawn, fils de Beli, épris de Flur, fille de Mygnach le Nain; il marcha pour elle contre les Romains jusque dans la Gascogne, et il l'emmena et tua six mille Césariens; pour se venger, les Romains envahirent cette île. Le second fut Tristan, fils de Tallwch, épris d'Essylt, fille de March, fils de Mirchion, son oncle. Le troisième fut Cynon, épris de Morvydd, fille de Urien Rheged.
Les trois premières maîtresses d'Arthur.—La première fut Garwen, fille de Henyn, de Tegyrn Gwyr et d'Ystrad Tywy; Gwyl, fille d'Eutaw, de Caervorgon, et Indeg, fille d'Avarwy le Haut, de Radnorshine.
Les trois principales cours d'Arthur.—Caerllion sur l'Usk en Cambrie, Celliwig en Cornwall, et Édimbourg au nord. Ce sont les trois cours où il fêtait les trois grandes fêtes: Noël, Pâques et Pentecôte.
Les trois chevaliers de la cour d'Arthur qui gardaient le Graal. Cadawg, fils de Gwynlliw; Ylltud, le chevalier canonisé; et Percdur, fils d'Evrawg.
Voici les trois hommes qui portaient des souliers d'or dans l'île de Bretagne.—Caswallawn, fils de Beli, lorsqu'il alla en Gascogne pour obtenir Flur, fille de Mygnach le Nain, laquelle y avait été emmenée clandestinement pour l'empereur César, par un homme nommé Mwrchan le Voleur, roi de cette contrée et ami de Jules César; et Caswallawn la ramena dans l'île de Bretagne. Le second Manawydan, fils de Llyr Llediaith, quand il alla aussi loin que Dyved, imposer des restrictions. Le troisième, Llew Llaw Gyfes, quand il alla avec Gwydion, fils de Don, chercher un nom et un projet de sa mère Riannon.
Les trois royaux domaines qui furent établis par Rhadri le Grand en Cambrie.—Le premier est Dinevor, le second Aberfraw, et le troisième Mathravael. Dans chacun de ces trois domaines, il y a un prince ceint d'un diadème; et le plus vieux de ces trois princes, quel qu'il soit, doit être souverain, c'est-à-dire le roi de toute la Cambrie. Les deux autres doivent être à ses ordres, et ses ordres sont impératifs pour eux. Il est le chef de la loi et des anciens dans chaque réunion générale et dans chaque mouvement du pays et de la tribu. (Malédictions continuelles contre Vortigern, Rowena, les Saxons, les traîtres à la nation[252].)
SUR L'AUVERGNE AU Ve SIÈCLE. (Voy. page 205.)
Au Ve siècle, l'Auvergne se trouva placée entre les invasions du Midi et du Nord, entre les Goths, les Burgundes et les Francs. Son histoire présente alors un vif intérêt, c'est celle de la dernière province romaine.
Sa richesse et sa fertilité étaient pour les barbares un puissant attrait. Sidonius Apollin., l. IV, épist. XXI (ap Scrip. rer. Franc., t. I, p. 793):
«Taceo territorii (il parle de la Limagne) peculiarem jocunditatem; taceo illud æquor agrorum, in quo sine periculo quæstuosæ fluctuant in segetibus undæ; quod industrius quisque quo plus frequentat, hoc minus naufragat; viatoribus molle, fructuosum aratoribus, venatoribus voluptuosum: quod montium cingunt dorsa pascuis, latera vinetis, terrena villis, saxosa castellis, opaca lustris, aperta culturis, concava fontibus, abrupta fluminibus: quod denique hujusmodi est, ut semel visum advenis, multis patriæ oblivionem sæpe persuadeat.»—Carmen VII, p. 804:
. . . . . . . Fœcundus ad urbe
Pollet ager, primo qui vix procissus aratro
Semina tarda sitit, vel luxuriante juvenco,
Arcanam exponit picea pinguedine glebam.
Childebert disait (en 531): Quand verrai-je cette belle Limagne! «Velim Arvernam Lamanem, quæ tantæ jocunditatis gratia refulgere dicitur, oculis cernere!» Teuderic disait aux siens: «Ad Arvernos me sequimini, et ego vos inducam in patriam ub aurum et argentum accipiatis, quantum vestra potest desiderare cupiditas: de qua pecora, de qua mancipia, de qua vestimenta in abundantiam adsumatis.» (Greg. Tur., l. III, c. IX, 11.)
Les barbares alliés de Rome n'épargnaient pas non plus l'Auvergne dans leur passage. Les Huns, auxiliaires de Litorius, la traversèrent en 437 pour aller combattre les Wisigoths et la mirent à feu et à sang (Sidon. Panegyr. Aviti, p. 805. Paulin., l. VI, vers. 116). L'avénement d'un empereur auvergnat, en 455, lui laissa quelques années de relâche. Avitus fit la paix avec les Wisigoths; Théodoric II se déclara l'ami et le soldat de Rome (Ibid., p. 810... Romæ sum, te duce, amicus, Principe te, miles).—Mais, à la mort de Majorien (461), il rompit le traité et prit Narbonne; dès lors, l'Auvergne vit arriver et monter rapidement le flot de la conquête barbare, et bientôt (474) la cité des Arvernes (Clermont), l'antique Gergovie, surnagea seule, isolée sur sa haute montagne (Γεργουνίαν, ἐφ᾽ὑψελοῦ ὄρους κειμένην.) Strabon, l. IV.—Quæ posita in altissimo monte omnes aditus difficiles habebat (Cæsar, l. VI, c. XXXVI. Dio Cass., I. XL).
Sidon. Apollin., l. III, epist. IV (ann. 474): «Oppidum nostrum, quasi quemdam sui limitis oppositi obicem, circumfusarum nobis gentium arma terrificant. Sic æmulorum sibi in medio positi lacrymabilis præda populorum, suspecti Burgundionibus, proximi Gothis, nec impugnantum ira nec propugnantum caremus invidia.»—L. VII, ad Mamert.: «Rumor est Gothos in Romanum solum castra movisse. Huic semper irruptioni nos miseri Arverni janua sumus. Namque odiis inimicorum hinc peculiaria fomenta subministramus, quia, quod necdum terminos suos ab Oceano in Rhodanum Ligeris alveo limitaverunt, solam sub ope Christi moram de nostro tantum obice patiuntur. Circumjectarum vero spacium tractumque regionum jampridem regni minacis importuna devoravit impressio.»
Ainsi livrée à elle-même, abandonnée des faibles successeurs de Majorien, l'Auvergne se défendit héroïquement, sous le patronage d'une puissante aristocratie. C'était la maison d'Avitus avec ses deux alliées, les familles des Apollinaires et des Ferréols; toutes trois cherchèrent à sauver leur pays, en unissant étroitement sa cause à celle de l'Empire.
Aussi les Appollinaires occupaient-ils dès longtemps les plus hautes magistratures de la Gaule (l. I, Épist. III): «Pater, socer, avus, proavus præfecturis urbanis prætorianisque, magisteriis palatinis militaribusque micuerunt.» Sidonius lui-même épousa, ainsi que Tonantius Ferréol, une fille de l'empereur Avitus, et fut préfet de Rome sous Anthemius (Scr. Fr. I, 783).
Tous ils employèrent leur puissance à soulager leur pays accablé par les impôts et la tyrannie des gouverneurs.—En 469, Tonantius Ferréol fit condamner le préfet Arvandus, qui entretenait des intelligences avec les Goths.—Sidon., l. I, ep. VII: «Legati provinciæ Galliæ Tonantius Ferreolus prætorius, Afranii Syagrii consulis e filia nepos. Thaumastus quoque et Petronius, verborumque scientiâ præditi, et inter principalia patriæ nostræ decora ponendi, prævium Arvendum publico nomine accusaturi cum gestis decretalibus insequuntur. Qui inter cætera quæ sibi provinciales agenda mandaverant, interceptas litteras deferebant... Hæc ad regem Gothorum charta videbatur emitti, pacem cum græco imperatore (Anthemio) dissuadens, Britannos super Ligerim sitos oppugnari oportere demonstrans, cum Burgundionibus jure gentium Gallias dividi debere confirmans.»—Ferréol avait lui-même administré la Gaule et diminué les impôts. Sid. l. VII, ep. XII: «... Prætermisit stylus noster Gallias tibi administratas tunc quum maxime incolumes erant... propterque prudentiam tantam providentiamque, currum tuum provinciales cum plausum maximo accentu spontaneis subiisse cervicibus; quia sic habenas Galliarum moderabere, ut possessor exhaustus tributario jugo relevaretur.»—Avitus, dans sa jeunesse, avait été député par l'Auvergne à Honorius, pour obtenir une réduction d'impôts (Panegyr. Aviti, vers 207). Sidonius dénonça et fit punir (471) Seronatus, qui opprimait l'Auvergne et la trahissait comme Arvandus. L. II, Ep. I: «Ipse Catilina sæculi nostri... implet quotidie sylvas fugientibus, villas hospitibus, altaria reis, carceres clericis: exultans Gothis, insultansque Romanis, illudens præfectis, colludensque numerariis: leges Theodosianas calcans, Theodoricianasque proponens veteresque culpas, nova tributa perquirit.—Proinde moras tuas citus explica, et quicquid illud est quod te retentat, incide...»
Ces derniers mots s'adressent au fils d'Avitus, au puissant Ecdicius... «Te expectat palpitantium civium extrema libertas. Quicquid sperandum, quicquid desperandum est, fieri te medio, te præsule placet. Si nullæ a republica vires, nulla præsidia, si nullæ, quantum rumor est, Anthemii principis opes: statuit te auctore nobilitas seu patriam dimittere, seu capillos.»
Ecdicius, en effet, fut le héros de l'Auvergne; il la nourrit pendant une famine, leva une armée à ses frais, et combattit contre les Goths avec une valeur presque fabuleuse; il leur opposait les Burgundes, et attachait la noblesse arverne à la cause de l'Empire, en l'encourageant à la culture des lettres latines.
Gregor. Turon, l. II, c. XXIV: «Tempore Sidonii episcopi magna Burgundiam fames oppressit. Cumque populi per diversas regiones dispergerentur... Ecdicius quidam ex senatoribus... misit pueros suos cum equis et plaustris per vicinas sibi civitates, ut eos qui hac inopia vexabantur, sibi adducerent. At illi euntes, cunctos pauperes quotquot invenire potuerunt, adduxere ad domum ejus. Ibique eos per omne tempus sterilitatis pascens, ab interitu famis exemit. Fuereque, ut multi aiunt, amplius quam quatuor millia... Post quorum discessum, vox ad eum e cœlis lapsa pervenit: «Ecdici, Ecdici, quia fecisti rem hanc, tibi et semini tuo panis non deerit in sempiternum.»—Sidon. l. III, Épist. III: «Si quando, nunc maxime, Arvernis meis desideraris, quibus dilectio tui immane dominatur, et quidem multiplicibus ex causis... Mitto istic ob gratiam pueritiæ tuæ undique gentium confluxisse studia litterarum, tuæque personæ debitum, quod sermonis Celtici squamam depositura nobilitas, nunc oratorio stylo, nunc etiam camœnalibus modis imbuebatur. Illud in te affectum principaliter universitatis accendit, quod quos olim Latinos fieri exegeras, barbaros deinceps esse vetuisti... Hinc jam per otium in urbem reduci, quid tibi obviam processerit officiorum, plausuum, fletuum, gaudiorum, magis tentant vota conjicere, quam verba reserare... Dum alii osculis pulverem tuum rapiunt, alii sanguine ac spumis pinguia lupata suscipiunt;... hic licet multi complexibus tuorum tripudiantes adhærescerent, in te maximus tamen lætitiæ popularis impetus congerebatur, etc... Taceo deinceps collegisse te privatis viribus publici exercitus speciem... te aliquot supervenientibus cuneos mactasse turmales, a numero tuorum vix binis ternisve post prælium desideratis.»
En 472, le roi des Goths, Euric, avait conquis toute l'Aquitaine, à l'exception de Bourges et de Clermont (Sidon, l. VII, Ep. V). Ecdicius put prolonger quelque temps une guerre de partisans dans les montagnes et les gorges de l'Auvergne (Scr. Fr. XII, 53... Arvernorum difficiles aditus et obviantia castella).—Renaud, selon la tradition, n'osa entrer dans l'Auvergne, et se contenta d'en faire le tour. Sans doute, comme plus tard au temps de Louis le Gros, les Auvergnats abandonnèrent les châteaux pour se réfugier dans leur petite, mais imprenable cité (loc. cit.: Præsidio civitatis, quia peroptime erat munita, relictis montanis acutissimis castellis, se commiserunt). Sidonius en était alors évêque; il instituait, pour repousser ces Ariens, des prières publiques: «Non nos aut ambustam murorum faciem, aut putrem sudium cratem, aut propugnacula vigilum trita pectoribus confidimus opitulaturum: solo tamen invectarum te (Mamerte) auctore, Rogationum palpamur auxilio; quibus inchoandis instituendisque populus arvernus, et si non effectu pari, affectu certe non impari, cœpit initiari, et ob hoc circumfusis necdum dat terga terroribus.» (L. VII, Ep. ad Mamert.)
On a vu qu'Ecdicius repoussa les Goths; l'hiver les força de lever le siége (Sidon., l. III, Ep. VII). Mais, en 475, l'empereur Népos fit la paix avec Euric, et lui céda Clermont. Sidonius s'en plaignit amèrement (l. VII, Ep. VII): «Nostri hic nunc est infelicis anguli status, cujus, ut fama confirmat, melior fuit sub bello quam sub pace conditio. Facta est servitus nostra pretium securitatis alienæ. Arvernorum, proh dolor! servitus, qui, si prisca replicarentur, audebant se quondam fratres Latio dicere, et sanguine ab Iliaco populos computare (et ailleurs:... Tellus... quæ Latio se sanguine tollit altissimam. Panegyr. Avit., v. 139)... Hoccine meruerunt inopia, flamma, ferrum, pestilentia, pingues cædibus gladii, et macri jejuniis præliatores!»
Ecdicius, ne voyant plus d'espoir, s'était retiré auprès de l'empereur avec le titre de Patrice. (Sidon., l. V, ep. XVI; l. VIII, ep. VII; Jornandès, c. XLV.)—Euric relégua Sidoine dans le château de Livia, à douze milles de Carcassonne, mais il recouvra la liberté en 478, à la prière d'un Romain, secrétaire du roi des Goths, et fut rétabli dans le siége de Clermont (Sidon., l. VIII, Ep. VIII). Lorsqu'il mourut (484), ce fut un deuil public: «Factum est post hæc, ut accedente febre ægrotare cœpisset; qui rogat suos ut eum in ecclesiam ferrent. Cumque illuc inlatus fuisset, conveniebat ad eum multitudo virorum ac mulierum; simulque etiam et infantium plangentium atque dicentium: «Cur nos deseris, pastor bone, vel cui nos quasi orphanos derelinquis? Numquid erit nobis post transitum tuum vita?... Hæc et his similia populis eum magno fletu dicentibus...» Greg. Tur., l. II, c. XXIII.
Malgré la conquête d'Euric, les Arvernes durent jouir d'une certaine indépendance. Alaric, il est vrai, les enrôle dans sa milice pour combattre à Vouglé (507); mais on les voit pourtant élire successivement pour évêques deux amis des Francs, deux victimes des soupçons des Ariens, Burgundes et Goths; en 484, Apruncule, dont Sidoine mourant avait prédit la venue (Greg. Tur., l. II, c. XXIII), et saint Quintien en 507, l'année même de la bataille de Vouglé.
Les grandes familles de Clermont conservèrent aussi sans doute une partie de leur influence. On trouve parmi les évêques de Clermont un Avitus «non infimis nobilium natalibus ortus» (Scr. Fr. II, 220, note), qui fut élu par «l'assemblée de tous les Arvernes,» (Greg. Tur., l. IV, c. XXXV), et fut très-populaire (Fortunat, l. III, Carm. 26). Un autre Avitus est évêque de Vienne.—Un Apollinaire fut évêque de Reims. Le fils de Sidonius fut évêque de Clermont après saint Quintien; c'était lui qui avait commandé les Arvernes à Vouglé: «Ibi tunc Arvernorum populus, qui cum Apollinare venerat, et primi qui erant ex senatoribus, conruerunt.» Greg. Tur., l. II, c. XXXVII.
De ce passage et de quelques autres encore, on pourrait induire que cette famille avait été originairement à la tête des clans arvernes.
Greg. Tur., l. III, c. II: «Cum populus (Arvernorum) sanctum Quintianum, qui de Rutheno ejectus fuerat, elegisset, Alchima et Placidina, uxor sororque Apollinaris, ad sanctum Quintianum venientes, dicunt: «Sufficiat, domine, senectuti tuæ quod es episcopus ordinatus. Permittat, inquiunt, pietas tua servo tuo Apollinari locum hujus honoris adipisci...» Quibus ille: «Quid ego, inquit, præstabo, cujus potestati nihil est subditum? sufficit enim ut orationi vacans, quotidianum mihi victum præstet ecclesia.»—Les Avitus semblent n'avoir été pas moins puissants. Leur terre portait leur nom (Avitacum). Sidonius en donne une longue et pompeuse description, carmen XVIII. Ecdicius, le fils d'Avitus, semble entouré de dévoués. Sidonius lui écrit (l. III, Ep. III): «..... Vix duodeviginti equitum sodalitate comitatus, aliquot millia Gothorum... transisti...» Cum tibi non daret tot pugna socios, quot solet mensa convivas.»—Le nom même d'Apollinaire indique peut-être une famille originairement sacerdotale. Le petit-fils de Sidonius, le sénateur Arcadius, appela en Auvergne Childebert au préjudice de Theuderic (530), préférant sans doute sa domination à celle de l'ami de saint Quintien, du barbare roi de Metz (Greg. Tur., l. III, c. IX, sqq.).
Un Ferréol était évêque de Limoges en 585 (Scr. Fr. II, 296). Un Ferréol occupa le siége d'Autun avant saint Léger. On sait que la généalogie des Carlovingiens les rattache aux Ferréols. Un Capitulaire de Charlemagne (ap. Scr. Fr. V, 744) contient des dispositions favorables à un Apollinaire, évêque de Riez (Riez même s'appelait Reii Apollinares).—Peut-être les Arvernes eurent-ils grande part à l'influence que les Aquitains exercèrent sur les Carlovingiens. Raoul Glaber attribue aux Aquitains et aux Arvernes le même costume, les mêmes mœurs et les mêmes idées (l. III, ap. Scr. Fr. X, 42).
CHAPITRE II
CARLOVINGIENS—VIIIe, IXe ET Xe SIÈCLES
700-900 ap. J.-C.
«L'homme de Dieu (saint Colomban) ayant été trouver Theudebert, lui conseilla de mettre bas l'arrogance et la présomption, de se faire clerc, d'entrer dans le sein de l'Église, se soumettant à la sainte religion, de peur que, par-dessus la perte du royaume temporel, il n'encourût encore celle de la vie éternelle. Cela excita le rire du roi et de tous les assistants; ils disaient en effet qu'ils n'avaient jamais ouï dire qu'un Mérovingien, élevé à la royauté, fût devenu clerc volontairement. Tout le monde abominant cette parole, Colomban ajouta: Il dédaigne l'honneur d'être clerc; eh bien! il le sera malgré lui[253].»
Ce passage nous rend sensible l'une des principales différences que présentent la première et la seconde race. Les Mérovingiens entrent dans l'Église malgré eux, les Carlovingiens volontairement. La tige de cette dernière famille est l'évêque de Metz, Arnulf, qui a son fils Chlodulf pour successeur dans cet évêché. Le frère d'Arnulf est abbé de Bobbio; son petit-fils est saint Wandrille. Toute cette famille est étroitement unie avec saint Léger. Le frère de Pepin le Bref, Carloman, se fait moine au mont Cassin; ses autres frères sont archevêque de Rouen, abbé de Saint-Denis. Les cousins de Charlemagne, Adalhard, Wala, Bernard, sont moines. Un frère de Louis le Débonnaire, Drogon, est évêque de Metz, trois autres de ses frères sont moines ou clercs. Le grand saint du Midi, saint Guillaume de Toulouse, est cousin et tuteur du fils aîné de Charlemagne. Ce caractère ecclésiastique des Carlovingiens explique assez leur étroite union avec le pape, et leur prédilection pour l'ordre de Saint-Benoît.
Arnulf était né, dit-on, d'un père aquitain et d'une mère suève[254]. Cet Aquitain, nommé Ansbert, aurait appartenu à la famille des Ferréols, et eût été gendre de Clotaire Ier. Cette généalogie semble avoir été fabriquée pour rattacher les Carlovingiens d'un côté à la dynastie mérovingienne, de l'autre à la maison la plus illustre de la Gaule romaine[255]. Quoi qu'il en soit, je croirais aisément, d'après les fréquents mariages des familles ostrasiennes et aquitaines[256], que les Carlovingiens ont pu en effet sortir d'un mélange de ces races.
Cette maison épiscopale de Metz[257] réunissait deux avantages qui devaient lui assurer la royauté. D'une part, elle tenait étroitement à l'Église; de l'autre, elle était établie dans la contrée la plus germanique de la Gaule. Tout d'ailleurs la favorisait. La royauté était réduite à rien, les hommes libres diminuaient de nombre chaque jour. Les grands seuls, leudes et évêques, se fortifiaient et s'affermissaient. Le pouvoir devait passer à celui qui réunirait les caractères de grand propriétaire et de chef des leudes. Il fallait de plus que tout cela se rencontrât dans une grande famille épiscopale, dans une famille ostrasienne, c'est-à-dire amie de l'Église, amie des barbares. L'Église, qui avait appelé les Francs de Clovis contre les Goths, devait favoriser les Ostrasiens contre la Neustrie, lorsque celle-ci, sous un Ébroin, organisait un pouvoir laïque, rival de celui du clergé.
La bataille du Testry, cette victoire des grands sur l'autorité royale, ou du moins sur le nom du roi, ne fit qu'achever, proclamer, légitimer la dissolution. Toutes les nations durent y voir un jugement de Dieu contre l'unité de l'Empire. Le Midi, Aquitaine et Bourgogne, cessa d'être France, et nous voyons bientôt ces contrées désignées, sous Charles Martel, comme pays romains; il pénétra, disent les chroniques, jusqu'en Bourgogne. À l'est et au nord, les ducs allemands, les Frisons, les Saxons, Suèves, Bavarois, n'avaient nulle raison de se soumettre au duc des Ostrasiens, qui peut-être n'eût pas vaincu sans eux. Par sa victoire même, Pepin se trouva seul. Il se hâta de se rattacher au parti qu'il avait abattu, au parti d'Ébroin, qui n'était autre que celui de l'unité de la Gaule; il fit épouser à son fils une matrone puissante, veuve d'un dernier maire, et chère au parti des hommes libres. Au dehors, il essaya de ramener à la domination des Francs les tribus germaniques qui s'en étaient affranchies, les Frisons au nord, au midi les Suèves. Mais ses tentatives étaient loin de pouvoir rétablir l'unité. Ce fut bien pis à sa mort; son successeur dans la mairie fut son petit-fils Théobald, sous sa veuve Plectrude. Le roi Dagobert III, encore enfant, se trouva soumis à un maire enfant, et tous deux à une femme. Les Neustriens s'affranchirent sans peine. Ce fut à qui attaquerait l'Ostrasie ainsi désarmée: les Frisons, les Neustriens la ravagèrent, les Saxons coururent toutes ses possessions en Allemagne.
Les Ostrasiens, foulés par toutes les nations, laissèrent là Plectrude et son fils. Ils tirèrent de prison un vaillant bâtard de Pepin, Carl, surnommé Marteau. Pepin n'avait rien laissé à celui-ci. C'était une branche maudite, odieuse à l'Église, souillée du sang d'un martyr. Saint Lambert, évêque de Liége, avait un jour, à la table royale, exprimé son mépris pour Alpaïde, la mère de Carl, la concubine de Pepin; le frère d'Alpaïde força la maison épiscopale et tua l'évêque en prières. Grimoald, fils et héritier de Pepin, était allé en pèlerinage au tombeau de saint Lambert, il y fut tué, sans doute par les amis d'Alpaïde. Carl lui-même se signala comme ennemi de l'Église. Son surnom païen de Marteau me ferait volontiers douter s'il était chrétien. On sait que le marteau est l'attribut de Thor, le signe de l'association païenne, celui de la propriété, de la conquête barbare. Cette circonstance expliquerait comment un empire, épuisé sous les règnes précédents, fournit tout à coup tant de soldats et contre les Saxons et contre les Sarrasins. Ces mêmes hommes, attirés dans les armées de Carl par l'appât des biens de l'Église qu'il leur prodigua, purent adopter peu à peu la croyance de leur nouvelle patrie, et préparèrent une génération de soldats pour Pepin le Bref et Charlemagne. Dans cette famille tout ecclésiastique des Carlovingiens, le bâtard, le proscrit Carl, ou Charles Martel, offre une physionomie à part et très-peu chrétienne[258].
D'abord les Neustriens, battus par lui à Vincy, près de Cambrai, appelèrent à leur aide les Aquitains qui, depuis la dissolution de l'empire des Francs, formaient une puissance redoutable. Eudes, leur duc, s'avança jusqu'à Soissons, s'unit aux Neustriens, qui n'en furent pas moins vaincus. Peut-être eût-il continué la guerre avec avantage, mais il avait alors un ennemi derrière lui. Les Sarrasins, maîtres de l'Espagne, s'étaient emparés du Languedoc. De la ville romaine et gothique de Narbonne, occupée par eux, leur innombrable cavalerie se lançait audacieusement vers le Nord, jusqu'en Poitou, jusqu'en Bourgogne[259], confiante dans sa légèreté, et dans la vigueur infatigable de ses chevaux africains. La célérité prodigieuse de ces brigands, qui voltigeaient partout, semblait les multiplier; ils commençaient à passer en plus grand nombre: on craignait que, selon leur usage, après avoir fait un désert d'une partie des contrées du Midi, ils ne finissent par s'y établir. Eudes, défait une fois par eux, s'adressa aux Francs eux-mêmes; une rencontre eut lieu près de Poitiers entre les rapides cavaliers de l'Afrique et les lourds bataillons des Francs (732). Les premiers, après avoir éprouvé qu'ils ne pouvaient rien contre un ennemi redoutable par sa force et sa masse, se retirèrent pendant la nuit. Quelle perte les Arabes purent-ils éprouver, c'est ce qu'on ne saurait dire. Cette rencontre solennelle des hommes du Nord et du Midi a frappé l'imagination des chroniqueurs de l'époque; ils ont supposé que ce choc de deux races n'avait pu avoir lieu qu'avec un immense massacre[260]. Charles Martel poussa jusqu'en Languedoc, il assiéga inutilement Narbonne, entra dans Nîmes et essaya de brûler les Arènes, qu'on avait changées en forteresse. On distingue encore sur les murs la trace de l'incendie.
Mais ce n'est pas du côté du Midi qu'il dut avoir le plus d'affaires; l'invasion germanique était bien plus à craindre que celle des Sarrasins. Ceux-ci étaient établis dans l'Espagne, et bientôt leurs divisions les y retinrent. Mais les Frisons, les Saxons, les Allemands, étaient toujours appelés vers le Rhin par la richesse de la Gaule et par le souvenir de leurs anciennes invasions; ce ne fut que par une longue suite d'expéditions que Charles Martel parvint à les refouler. Avec quels soldats put-il faire ces expéditions? Nous l'ignorons, mais tout porte à croire qu'il recrutait ses armées en Germanie. Il lui était facile d'attirer à lui des guerriers auxquels il distribuait les dépouilles des évêques et des abbés de la Neustrie et de la Bourgogne[261]. Pour employer ces mêmes Germains contre les Germains leurs frères, il fallut les faire chrétiens. C'est ce qui explique comment Charles devint vers la fin l'ami des papes, et leur soutien contre les Lombards. Les missions pontificales créèrent dans la Germanie une population chrétienne amie des Francs, et chaque peuplade dut se trouver partagée entre une partie païenne qui resta obstinément sur le sol de la patrie à l'état primitif de tribu, tandis que la partie chrétienne fournit des bandes aux armées de Charles Martel, de Pepin et de Charlemagne.
L'instrument de cette grande révolution fut saint Boniface, l'apôtre de l'Allemagne. L'Église anglo-saxonne, à laquelle il appartient, n'était pas, comme celle d'Irlande, de Gaule ou d'Espagne, une sœur, une égale de celle de Rome; c'était la fille des papes. Par cette Église, romaine d'esprit[262], germanique de langue, Rome eut prise sur la Germanie. Saint Colomban avait dédaigné de prêcher les Suèves. Les Celtes, dans leur dur esprit d'opposition à la race germanique, ne pouvaient être les instruments de sa conversion. Un principe de rationalisme anti-hiérarchique, un esprit d'individualité, de division, dominait l'Église celtique. Il fallait un élément plus liant, plus sympathique, pour attirer au christianisme les derniers venus des barbares. Il fallait leur parler du Christ au nom de Rome, ce grand nom qui, depuis tant de générations, remplissait leur oreille.
Winfried (c'est le nom germanique de Boniface) se donna sans réserve aux papes, et, sous leurs auspices, se lança dans ce vaste monde païen de l'Allemagne à travers les populations barbares. Il fut le Colomb et le Cortez de ce monde inconnu, où il pénétrait sans autre arme que sa foi intrépide et le nom de Rome. Cet homme héroïque, passant tant de fois la mer, le Rhin, les Alpes, fut le lien des nations; c'est par lui que les Francs s'entendirent avec Rome, avec les tribus germaniques; c'est lui qui, par la religion, par la civilisation, attacha au sol ces tribus mobiles, et prépara à son insu la route aux armées de Charlemagne, comme les missionnaires du XVIe siècle ouvrirent l'Amérique à celles de Charles-Quint. Il éleva sur le Rhin la métropole du christianisme allemand, l'église de Mayence, l'église de l'Empire, et plus loin, Cologne, l'église des reliques, la cité sainte des Pays-Bas. La jeune école de Fulde, fondée par lui au plus profond de la barbarie germanique, devint la lumière de l'Occident, et enseigna ses maîtres. Premier archevêque de Mayence, c'est du pape qu'il voulut tenir le gouvernement de ce nouveau monde chrétien qu'il avait créé. Par son serment, il se voue lui et ses successeurs au prince des apôtres, «qui seul doit donner le pallium aux évêques[263].» Cette soumission n'a rien de servile. Le bon Winfried demande au pape, dans sa simplicité, s'il est vrai que lui, pape, il viole les canons et tombe dans le péché de simonie[264]; il l'engage à faire cesser les cérémonies païennes que le peuple célèbre encore à Rome, au grand scandale des Allemands. Mais le principal objet de sa haine, ce sont les Scots (nom commun des Écossais et des Irlandais). Il condamne leur principe du mariage des prêtres. Il dénonce au pape, tantôt le fameux Virgile, évêque de Saltzburg, celui qui le premier devina que la terre est ronde, tantôt un prêtre nommé Samson, qui supprime le baptême. Clément, autre Irlandais, et le Gaulois Adalbert, troublent aussi l'Église. Adalbert érige des oratoires et des croix près des fontaines (peut-être aux anciens autels druidiques); le peuple y court et déserte les églises[265]; cet Adalbert est si révéré qu'on se dispute comme des reliques ses ongles et ses cheveux. Autorisé par une lettre qu'il a reçue de Jésus-Christ, il invoque des anges dont le nom est inconnu; il sait d'avance les péchés des hommes et n'écoute pas leur confession. Winfried, implacable ennemi de l'Église celtique, obtient de Carloman et Pepin qu'ils fassent enfermer Adalbert. Ce zèle âpre et farouche était au moins désintéressé. Après avoir fondé neuf évêchés et tant de monastères, au comble de sa gloire, à l'âge de soixante-treize ans, il résigna l'archevêché de Mayence à son disciple Lulle, et retourna simple missionnaire dans les bois et les marais de la Frise païenne, où il avait quarante ans auparavant prêché la première fois. Il y trouva le martyre.
Quatre ans avant sa mort (752), il avait sacré roi Pepin au nom du pape de Rome, et transporté la couronne à une nouvelle dynastie. Ce fils de Charles Martel, seul maire par la retraite d'un de ses frères au mont Cassin, et par la fuite de l'autre, était le bien-aimé de l'Église. Il réparait les spoliations de Charles Martel; il était l'unique appui du pape contre les Lombards. Tout cela l'enhardit à faire cesser la longue comédie que jouaient les maires du palais, depuis la mort de Dagobert, et à prendre pour lui-même le titre de roi. Il y avait près de cent ans que les Mérovingiens, enfermés dans leur villa de Maumagne ou dans quelque monastère, conservaient[266] une vaine ombre de la royauté. Ce n'était guère qu'au printemps, à l'ouverture du champ de mars, qu'on tirait l'idole de son sanctuaire, qu'on montrait au peuple son roi. Silencieux et grave, ce roi chevelu, barbu (c'étaient, quel que fût l'âge du prince, les insignes obligés de la royauté), paraissait, lentement traîné sur le char germanique, attelé de bœufs, comme celui de la déesse Hertha. Parmi tant de révolutions qui se faisaient au nom de ces rois, vainqueurs, vaincus, leur sort changeait peu. Ils passaient du palais au cloître, sans remarquer la différence. Souvent même le maire vainqueur quittait son roi pour le roi vaincu, si celui-ci figurait mieux. Généralement ces pauvres rois ne vivaient guère; derniers descendants d'une race énervée, faibles et frêles, ils portaient la peine des excès de leurs pères. Mais cette jeunesse même, cette inaction, cette innocence, dut inspirer au peuple l'idée profonde de la sainteté royale, du droit du roi. Le roi lui apparut de bonne heure comme un être irréprochable, peut-être comme un compagnon de ses misères, auquel il ne manquait que le pouvoir pour en être le réparateur. Et le silence même de l'imbécillité ne diminuait pas le respect. Cet être taciturne semblait garder le secret de l'avenir. Dans plusieurs contrées encore, le peuple croit qu'il y a quelque chose de divin dans les idiots comme autrefois les païens reconnaissaient la divinité dans les bêtes.
Après les Mérovingiens, dit Éginhard, les Francs se constituèrent deux rois. En effet, cette dualité se retrouve presque partout au commencement de la dynastie carlovingienne. Ordinairement deux frères règnent ensemble: Pepin et Martin, Pepin et Carloman, Carloman et Charlemagne. Quand il y a un troisième frère (par exemple Grifon, frère de Pepin le Bref), il est exclu du partage.
Cette royauté de Pepin, fondée par les prêtres, fut dévouée aux prêtres. Le descendant de l'évêque Arnulf, le parent de tant d'évêques et de saints, donna grande influence aux prélats.
Partout les ennemis des Francs se trouvaient être ceux de l'Église, Saxons païens, Lombards persécuteurs du pape, Aquitains spoliateurs des biens ecclésiastiques. La grande guerre de Pepin fut contre l'Aquitaine. Il ne fit qu'une campagne en Saxe, obtenant la liberté de prédication pour les missionnaires[267], et laissant faire au temps. Deux campagnes suffirent contre les Lombards, le pape Étienne était venu lui-même implorer le secours des Francs. Pepin força les Alpes, força Pavie, et exigea du Lombard Astolph qu'il rendît, non pas à l'empire grec, mais à saint Pierre et au pape[268], les villes de Ravenne, de l'Émilie, de la Pentapole et du duché de Rome. Il fallait que les Lombards et les Grecs fussent bien peu à craindre, pour que Pepin crût ces provinces en sûreté dans les mains désarmées d'un prêtre.
Ce fut une bien autre guerre que celle d'Aquitaine: un mot en expliquera la durée. Ce pays, adossé aux Pyrénées occidentales, qu'occupaient et qu'occupent encore les anciens Ibériens, Vasques, Guasques ou Basques (Eusken), recrutait incessamment sa population parmi ces montagnards. Ce peuple, agriculteur de goût et de génie, brigand par sa position, avait été longtemps serré dans ses roches par les Romains, puis par les Goths. Les Francs chassèrent ceux-ci, mais ne les remplacèrent pas. Ils échouèrent plusieurs fois contre les Vasques et chargèrent un duc Genialis, sans doute un Romain d'Aquitaine, de les observer (vers 600)[269]. Cependant les géants de la montagne[270] descendaient peu à peu parmi les petits hommes du Béarn, dans leurs grosses capes rouges, et chaussés de l'abarca de crin, hommes, femmes, enfants, troupeaux, s'avançant vers le Nord; les landes sont un vaste chemin. Aînés de l'ancien monde, ils venaient réclamer leur part des belles plaines sur tant d'usurpateurs qui s'étaient succédé, Galls, Romains et Germains. Ainsi, au VIIe siècle, dans la dissolution de l'empire neustrien, l'Aquitaine se trouva renouvelée par les Vasques, comme l'Ostrasie par les nouvelles immigrations germaniques. Des deux côtés, le nom suivit le peuple, et s'étendit avec lui; le Nord s'appela la France, le Midi la Vasconia, la Gascogne. Celle-ci avança jusqu'à l'Adour, jusqu'à la Garonne, un instant jusqu'à la Loire. Alors eut lieu le choc.
Selon des traditions fort peu certaines, l'Aquitain Amandus, vers l'an 628, se serait fortifié dans ces contrées, battant les Francs par les Basques, et les Basques par les Francs. Il aurait donné sa fille à Charibert, frère de Dagobert; après la mort de son gendre, il aurait défendu l'Aquitaine, au nom de ses petits-fils orphelins, contre leur oncle Dagobert. Peut-être le mariage de Charibert n'est-il qu'une fable inventée plus tard pour rattacher les grandes familles d'Aquitaine à la première race. Toutefois nous voyons peu après les ducs aquitains épouser trois princesses ostrasiennes.
Les arrières-petits-fils d'Amandus furent Eudes et Hubert. Celui-ci passa dans la Neustrie, où régnait alors le maire Ébroin, puis dans l'Ostrasie, pays de sa tante et de sa grand'mère. Il s'y fixa près de Pepin. Grand chasseur, il courait avec eux l'immensité des Ardennes; l'apparition d'un cerf miraculeux le décida à quitter le siècle pour entrer dans l'Église. Il fut disciple et successeur de saint Lambert à Maëstricht, et fonda l'évêché de Liége. C'est le patron des chasseurs, depuis la Picardie jusqu'au Rhin.
Son frère Eudes eut une bien autre carrière; il se crut un instant roi de toutes les Gaules; maître de l'Aquitaine jusqu'à la Loire, maître de la Neustrie au nom du roi Chilpéric II qu'il avait dans ses mains. Mais le sort des diverses dynasties de Toulouse, comme nous le verrons plus tard, fut toujours d'être écrasées entre l'Espagne et la France du Nord. Eudes fut battu par Charles Martel, et la crainte des Sarrasins, qui le menaçaient par derrière, le décida à lui livrer Chilpéric. Vainqueur des Sarrasins devant Toulouse, mais alors menacé par les Francs, il traita avec les infidèles. L'émir Munuza, qui s'était rendu indépendant au nord de l'Espagne, se trouvait à l'égard des lieutenants du calife dans la même position qu'Eudes par rapport à Charles Martel. Eudes s'unit à l'émir et lui donna sa fille. Cette étrange alliance, dont il n'y avait pas d'exemple, caractérise de bonne heure l'indifférence religieuse dont la Gascogne et la Guienne nous donnent tant de preuves; peuple mobile, spirituel, trop habile dans les choses de ce monde, médiocrement occupé de celles de l'autre; le pays d'Henri IV, de Montesquieu et de Montaigne, n'est pas un pays de dévôts.
Cette alliance politique et impie tourna fort mal. Munuza fut resserré dans une forteresse par Abder-Rahman, lieutenant du calife, et n'évita la captivité que par la mort. Il se précipita du haut d'un rocher. La pauvre Française fut envoyée au sérail du calife de Damas. Les Arabes franchirent les Pyrénées; Eudes fut battu comme son gendre. Mais les Francs eux-mêmes se réunirent à lui, et Charles Martel l'aida à les repousser à Poitiers (732). L'Aquitaine, convaincue d'impuissance, se trouva dans une sorte de dépendance à l'égard des Francs.
Le fils d'Eudes, Hunald, le héros de cette race, ne put s'y résigner. Il commença contre Pepin le Bref et Carloman (741) une lutte désespérée, à laquelle il entreprit d'intéresser tous les ennemis déclarés ou secrets des Francs; il alla jusqu'en Saxe, en Bavière, chercher des alliés. Les Francs brûlèrent le Berry, tournèrent l'Auvergne, rejetèrent Hunald derrière la Loire, et furent rappelés par les incursions des Saxons et des Allemands. Hunald passa la Loire à son tour et incendia Chartres. Peut-être aurait-il eu de plus grands succès; mais il semble avoir été trahi par son frère Hatton, qui gouvernait sous lui le Poitou. Voilà déjà la cause des malheurs futurs de l'Aquitaine, la rivalité de Poitiers et de Toulouse.
Hunald céda, mais se vengea de son frère; il lui fit crever les yeux, puis s'enferma lui-même pour faire pénitence dans un couvent de l'île de Rhé. Son fils Guaifer (745) trouva un auxiliaire dans Grifon, jeune frère de Pepin, comme Pepin en avait trouvé un dans le frère d'Hunald. Mais la guerre du Midi ne commença sérieusement qu'en 759, lorsque Pepin eut vaincu les Lombards. C'était l'époque où le califat venait de se diviser. Alfonse le Catholique, retranché dans les Asturies, y relevait la monarchie des Goths. Ceux de la Septimanie (le Languedoc, moins Toulouse) s'agitèrent pour recouvrer aussi leur indépendance. Les Sarrasins qui occupaient cette contrée furent bientôt obligés de s'enfermer dans Narbonne. Un chef des Goths s'était fait reconnaître pour seigneur par Nîmes, Maguelonne, Agde et Béziers. Mais les Goths n'étaient pas assez forts pour reprendre Narbonne. Ils appelèrent les Francs; ceux-ci, inhabiles dans l'art des siéges, seraient restés à jamais devant cette place, si les habitants chrétiens n'eussent fini par faire main basse sur les Sarrasins, et ouvrir eux-mêmes leurs portes. Pepin jura de respecter les lois et franchises du pays.
Alors il recommença avec avantage la guerre contre les Aquitains, qu'il pouvait désormais tourner du côté de l'Est. «Après que le pays se fut reposé de guerres pendant deux ans, le roi Pepin envoya des députés à Guaifer, prince d'Aquitaine, pour lui demander de rendre aux églises de son royaume les biens qu'elles possédaient en Aquitaine. Il voulait que ces églises jouissent de leurs terres, avec toutes les immunités qui leur étaient jadis assurées; que ce prince lui payât, selon la loi, le prix de la vie de certains Goths qu'il avait tués contre toute justice; enfin, qu'il remît en son pouvoir ceux des hommes de Pepin qui s'étaient enfuis du royaume des Francs dans l'Aquitaine. Guaifer repoussa avec dédain toutes ces demandes[271].»
La guerre fut lente, sanglante, destructive. Plusieurs fois les Aquitains et Basques, dans des courses hardies, pénétrèrent jusqu'à Autun, jusqu'à Châlons. Mais les Francs mieux organisés et s'avançant par grandes masses, firent bien plus de mal à leurs ennemis. Ils brûlèrent tout le Berry, arbres et maisons, et cela plus d'une fois. Puis, s'enfonçant dans l'Auvergne, dont ils prirent les forts, ils traversèrent, ils brûlèrent le Limousin. Puis, avec la même régularité, ils brûlèrent le Quercy, coupant les vignes, qui faisaient la richesse de l'Aquitaine. «Le prince Guaifer, voyant que le roi des Francs, à l'aide de ses machines, avait pris le fort de Clermont, ainsi que Bourges, capitale de l'Aquitaine, et ville très-fortifiée, désespéra de lui résister désormais, et fit abattre les murs de toutes les villes qui lui appartenaient en Aquitaine, savoir: Poitiers, Limoges, Saintes, Périgueux, Angoulême et beaucoup d'autres[272].»
Le malheureux se retira dans les lieux forts, sur les montagnes sauvages. Mais chaque année lui enlevait quelqu'un des siens. Il perdit son comte d'Auvergne, qui périt en combattant; son comte de Poitiers fut tué en Touraine par les hommes de Saint-Martin de Tours. Son oncle Rémistan, qui l'avait abandonné, puis soutenu de nouveau, fut pris et pendu par les Francs, Guaifer lui-même fut enfin assassiné par les siens, dont la mobilité se lassait sans doute d'une guerre glorieuse, mais sans espoir. Pepin, triomphant par la perfidie, se vit donc enfin seul maître de toutes les Gaules, tout-puissant dans l'Italie par l'humiliation des Lombards, tout-puissant dans l'Église par l'amitié des papes et des évêques, auxquels il transféra presque toute l'autorité législative. Sa réforme de l'Église par les soins de saint Boniface, les nombreuses translations de reliques dont il dépouilla l'Italie pour enrichir la France, lui firent un honneur infini. Lui-même paraissait dans les cérémonies solennelles, portant les reliques sur ses épaules, celles entre autres de saint Austremon et de saint Germain-des-Prés[273].
Charles[274], fils et successeur de Pepin (768), se trouva bientôt seul maître de l'empire par la mort de son frère Carloman, comme l'avaient été Pepin l'Ancien par celle de Martin, et Pepin le Bref par la retraite du premier Carloman. Les deux frères avaient étouffé sans peine la guerre qui se rallumait en Aquitaine. Le vieil Hunald, sorti de son couvent au bout de vingt-trois ans, essaya en vain de venger son fils et d'affranchir son pays. Il fut livré lui-même par un fils de ce frère, auquel il avait fait jadis crever les yeux. Cet homme indomptable ne céda pas encore; il parvint à se retirer en Italie chez Didier, roi des Lombards. Didier, à qui Charles son gendre avait outrageusement renvoyé sa fille, soutenait par représailles les neveux de Charles, et menaçait de faire valoir leurs droits. Le roi des Francs passa en Italie, et assiégea Pavie et Vérone. Ces deux villes résistèrent longtemps. Dans la première s'était jeté Hunald, qui empêcha les habitants de se rendre jusqu'à ce qu'ils l'eussent lapidé. Le fils de Didier se réfugia à Constantinople, et les Lombards ne conservèrent que le duché de Bénévent. C'était la partie centrale du royaume de Naples; les Grecs avaient les ports. Charles prit le titre de roi des Lombards.
L'empire des Francs était déjà vieux et fatigué, quand il tomba aux mains de Charlemagne, mais toutes les nations environnantes s'étaient affaiblies. La Neustrie n'était plus rien; les Lombards pas grand'chose; divisés quelque temps entre Pavie, Milan et Bénévent, ils n'avaient jamais bien repris. Les Saxons, tout autrement redoutables, il est vrai, étaient pris à dos par les Slaves. Les Sarrasins, l'année même où Pepin se fit roi, perdirent l'unité de leur empire; l'Espagne s'isola de l'Afrique, et se trouva elle-même affaiblie par le schisme qui divisait le califat; ce dernier événement rassurait l'Aquitaine du côté des Pyrénées. Ainsi deux nations restaient debout dans cet affaissement commun de l'Occident, faibles, mais les moins faibles de toutes, les Aquitains et les Francs d'Ostrasie. Ces derniers devaient vaincre; plus unis que les Saxons, moins fougueux, moins capricieux que les Aquitains, ils étaient mieux disciplinés que les uns et les autres. «Il semble, dit M. de Sismondi (t. II, p. 267), que les Francs avaient conservé quelque chose des habitudes de la milice romaine, où leurs aïeux avaient servi si longtemps.» C'étaient en effet les plus disciplinables des barbares, ceux dont le génie était le moins individuel, le moins original, le moins poétique[275]. Les soixante ans de guerres qui remplissent les règnes de Pepin et de Charlemagne offrent peu de victoires, mais des ravages réguliers, périodiques; ils usaient leurs ennemis plutôt qu'ils ne les domptaient, ils brisaient à la longue leur fougue et leur élan. Le souvenir le plus populaire qui soit resté de ces guerres, c'est celui d'une défaite, Roncevaux. N'importe, vainqueurs, vaincus, ils faisaient des déserts, et dans ces déserts ils élevaient quelque place forte[276], et ils poussaient plus loin; car on commençait à bâtir. Les barbares avaient bien assez cheminé; ils cherchaient la stabilité; le monde s'asseyait, au moins de lassitude.
Ce qui favorisa encore l'établissement de ce monde flottant, c'est la longueur du règne de Pepin et de Charlemagne. Après tous ces rois qui mouraient à quinze et vingt ans, il en vint deux qui remplissent presque un siècle de leurs règnes (741-814). Ils purent bâtir et fonder à loisir; ils recueillirent et mirent ensemble les éléments dispersés des âges précédents. Ils héritèrent de tout, et firent oublier tout ce qui précédait. Il en advint à Charlemagne comme à Louis XIV; tout data du grand règne. Institutions, gloire nationale, tout lui fut rapporté. Les tribus même qui l'avaient combattu lui attribuent leurs lois, des lois aussi anciennes que la race germanique[277]. Dans la réalité, la vieillesse même, la décadence du monde barbare fut favorable à la gloire de ce règne; ce monde s'éteignant, toute vie se réfugia au cœur. Les hommes illustres de toute contrée affluèrent à la cour du roi des Francs. Trois chefs d'école, trois réformateurs des lettres ou des mœurs, y créèrent un mouvement passager; de l'Irlande vint Clément, des Anglo-Saxons Alcuin, de la Gothie ou Languedoc saint Benoît d'Aniane. Toute nation paya ainsi son tribut; citons encore le Lombard Paul Warnefrid, le Goth-Italien Théodulfe, l'Espagnol Agobart. L'heureux Charlemagne profita de tout. Entouré de ces prêtres étrangers qui étaient la lumière de l'Église, fils, neveu, petit-fils des évêques et des saints, sûr du pape que sa famille avait protégé contre les Grecs et les Lombards, il disposa des évêchés, des abbayes, les donna même à des laïques. Mais il confirma l'institution de la dîme[278], et affranchit l'Église de la juridiction séculière[279]. Ce David, ce Salomon des Francs, se trouva plus prêtre que les prêtres, et fut ainsi leur roi.
Les guerres d'Italie, la chute même du royaume des Lombards, ne furent qu'épisodiques dans les règnes de Pepin et de Charlemagne. La grande guerre du premier est, nous l'avons vu, contre les Aquitains, celle de Charles contre les Saxons. Rien n'indique que cette dernière ait été motivée, comme on a semblé le croire, par la crainte d'une invasion. Sans doute il y avait eu constamment par le Rhin une immigration des peuples germaniques. Ils passaient en grand nombre pour trouver fortune dans la riche contrée de l'Ouest. Ces recrues fortifiaient et renouvelaient sans cesse les armées des Francs. Mais pour des invasions de tribus entières, comme celles qui eurent lieu dans les derniers temps de l'empire romain, rien ne peut faire soupçonner qu'un pareil fait ait accompagné l'élévation de la seconde race, ni qu'elle fut menacée elle-même de le voir renouvelé à l'avénement de Charlemagne.
Le vrai motif de la guerre fut la violente antipathie des races franque et saxonne, antipathie qui croissait chaque jour à mesure que les Francs devenaient plus Romains, depuis surtout qu'ils recevaient une organisation nouvelle sous la main tout ecclésiastique des Carlovingiens. Ceux-ci avaient d'abord espéré, d'après le succès de saint Boniface, que l'Allemagne leur serait peu à peu soumise et gagnée par les missionnaires. Mais la différence des deux peuples devenait trop forte pour que la fusion pût s'opérer. Les derniers progrès des Francs dans la civilisation avaient été trop rapides. Les hommes de la terre Rouge[280] comme s'appelaient fièrement les Saxons, dispersés, selon la liberté de leur génie, dans leurs marches, dans les profondes clairières de ces forêts, où l'écureuil courait les arbres sept lieues sans descendre, ne connaissant, ne voulant d'autres barrières que la vague limitation de leur gau, avaient horreur des terres limitées, des mansi de Charlemagne. Les Scandinaves et les Lombards, comme les Romains, orientaient et divisaient les champs. Mais dans l'Allemagne même, il n'y a pas trace de telle chose. Les divisions de territoire, les dénombrements d'hommes, tous ces moyens d'ordre, d'administration et de tyrannie, étaient redoutés des Saxons. Partagés par les Ases eux-mêmes en trois peuples et douze tribus, ils ne voulaient pas d'autre division. Leurs marches n'étaient pas absolument des terres vaines et vagues; ville et prairie sont synonymes dans les vieilles langues du Nord[281]; la prairie, c'était leur cité. L'étranger qui passe dans la marche ne doit pas se faire traîner sur sa charrue; il doit respecter la terre et soulever le soc.
Ces tribus, fières et libres, s'attachèrent à leurs vieilles croyances par la haine et la jalousie que les Francs leur inspiraient. Les missionnaires, dont ceux-ci les fatiguaient, eurent l'imprudence de les menacer des armes du grand Empire. Saint Libuin, qui prononça cette parole, eût été mis en pièces sans l'intercession des vieillards saxons; mais ils n'empêchèrent point que les jeunes gens ne brûlassent l'église que les Francs avaient construite à Deventer[282]. Ceux-ci, qui peut-être souhaitaient un prétexte pour brusquer par les armes la conversion de leurs voisins barbares, marchèrent droit au principal sanctuaire des Saxons, au lieu où se trouvaient la principale idole et les plus chers souvenirs de la Germanie. L'Herman-saül[283], mystérieux symbole où l'on pouvait voir l'image du monde ou de la patrie, d'un dieu ou d'un héros, cette statue, armée de pied en cap, portait de la main gauche une balance, de la droite un drapeau où se voyait une rose, sur son bouclier un lion commandant à d'autres animaux, à ses pieds un champ semé de fleurs. Tous les lieux voisins étaient consacrés par le souvenir de la grande et première victoire des Germains sur l'Empire[284].
Si les Francs eussent eu souvenir de leur origine germanique, ils auraient respecté ce lieu saint. Ils le violèrent, ils brisèrent le symbole national. Cette facile victoire fut sanctifiée par un miracle. Une source jaillit exprès pour abreuver les soldats de Charlemagne[285]. Les Saxons, surpris dans leurs forêts, donnèrent douze otages, un par tribu. Mais ils se ravisèrent bientôt et ravagèrent la Hesse. On aurait tort si, d'après ce fait et tant d'autres du même genre, on accusait les Saxons de perfidie. Indépendamment de la mobilité d'esprit propre aux barbares, ceux qui cédaient devaient être généralement la population attachée au sol par sa faiblesse, les femmes, les vieillards. Les jeunes, réfugiés dans les marais, dans les montagnes, dans les cantons du Nord, revenaient et recommençaient. On ne pouvait les contenir qu'en restant au milieu d'eux. Aussi Charles fixa sa résidence sur le Rhin, à Aix-la-Chapelle, dont il aimait d'ailleurs les eaux thermales, et fortifia, bâtit dans la Saxe même le château d'Ehresbourg.
L'année suivante 775, il passa le Weser. Les Saxons Angariens se soumirent, ainsi qu'une partie des Westphaliens. L'hiver fut employé à châtier les ducs lombards qui rappelaient le fils de Didier. Au printemps, l'assemblée ou concile de Worms jura de poursuivre la guerre jusqu'à ce que les Saxons se fussent convertis. On sait que sous les Carlovingiens, les évêques dominaient dans ces assemblées. Charles pénétra jusqu'aux sources de la Lippe, et y bâtit un fort[286]. Les Saxons parurent se soumettre. Tous ceux qu'on trouva dans leurs foyers reçurent sans difficulté le baptême. Cette cérémonie, dont sans doute ils comprenaient à peine le sens, ne semble pas avoir jamais inspiré beaucoup de répugnance aux barbares païens. Ces populations, plus fières que fanatiques, tenaient peut-être moins à leur religion qu'on ne l'a cru d'après leur résistance. Sous Louis le Débonnaire, les hommes du Nord se faisaient baptiser en foule; la difficulté n'était que de trouver assez d'habits blancs; tel s'était fait baptiser trois fois pour gagner trois habits[287].
Aussi, pendant que Charlemagne croit tout fini, et baptise les Saxons par milliers à Paderborn, le chef westphalien Witikind revient avec ses guerriers réfugiés dans le Nord, avec ceux mêmes du Nord, qui pour la première fois apparaissent en face des Francs. Défait dans la Hesse, Witikind rentre dans ses forêts et retourne chez les Danois pour revenir bientôt.
C'était précisément l'année 778, où les armes de Charlemagne recevaient un échec si mémorable à Roncevaux. L'affaiblissement des Sarrasins, l'amitié des petits rois chrétiens, les prières des émirs révoltés du nord de l'Espagne, avaient favorisé les progrès des Francs; ils avaient poussé jusqu'à l'Èbre, et appelaient leurs campements en Espagne une nouvelle province, sous les noms de marche de Gascogne et marche de Gothie. Du côté oriental, tout allait bien, les Francs étaient soutenus par les Goths; mais à l'Occident, les Basques, vieux soldats d'Hunald et de Guaifer, les rois de Navarre et des Asturies, qui voyaient Charlemagne prendre possession du pays et mettre tous les forts entre les mains des Francs, s'étaient armés sous Lope, fils de Guaifer. Au retour, les Francs, attaqués par ces montagnards, perdirent beaucoup de monde dans ces ports difficiles, dans ces gigantesques escaliers que l'on monte à la file, homme à homme, soit à pied, soit à dos de mulet; les roches vous dominent, et semblent prêtes à écraser d'elles-mêmes ceux qui violent cette limite solennelle des deux mondes.
La défaite de Roncevaux ne fut, assure-t-on, qu'une affaire d'arrière-garde. Cependant Éginhard avoue que les Francs y perdirent beaucoup de monde, entre autres plusieurs de leurs chefs les plus distingués, et le fameux Roland. Peut-être les Sarrasins aidèrent-ils; peut-être la défaite commencée par eux sur l'Èbre fut-elle achevée par les Basques aux montagnes. Le nom du fameux Roland se trouve dans Éginhard sans autre explication: Rotlandus præfectus britannici limitis[288]. La brèche immense qui ouvre les Pyrénées sous les tours de Marboré, et d'où un œil perçant pourrait voir à son choix Toulouse ou Saragosse, n'est autre chose, comme on sait, qu'un coup d'épée de Roland. Son cor fut pendant longtemps gardé à Blaye sur la Garonne, ce cor dans lequel il soufflait si furieusement, dit le poëte, lorsque ayant brisé sa Durandal, il appela, jusqu'à ce que les veines de son col en rompissent, l'insouciant Charlemagne et le traître Ganelon de Mayence. Le traître, dans ce poëme éminemment national, est un Allemand.
L'année suivante (779) fut plus glorieuse pour le roi des Francs; il entra chez les Saxons encore soulevés, les trouva réunis à Buckholz, et les y défit. Parvenu ainsi sur l'Elbe, limite des Saxons et des Slaves, il s'occupa d'établir l'ordre dans le pays qu'il croyait avoir conquis; il reçut de nouveau les serments des Saxons à Ohrheim, les baptisa par milliers, et chargea l'abbé de Fulde d'établir un système régulier de conversion, de conquête religieuse. Une armée de prêtres vint après l'armée de soldats. Tout le pays, disent les chroniques, fut partagé entre les abbés et les évêques[289]. Huit grands et puissants évêchés furent successivement créés: Minden et Halberstadt, Verden, Brême, Munster, Hildesheim, Osnabruck et Paderborn (780-802): fondations à la fois ecclésiastiques et militaires, où les chefs les plus dociles prendraient le titre de comtes, pour exécuter contre leurs frères les ordres des évêques. Des tribunaux élevés par toute la contrée durent poursuivre les relaps, et leur faire comprendre à leurs dépens la gravité de ces vœux qu'ils faisaient et violaient si souvent. C'est à ces tribunaux que l'on fait remonter l'origine des fameuses cours Weimiques qui, véritablement, ne se constituèrent qu'entre le XIIIe et le XVe siècle[290]. Nous avons déjà vu que les nations germaniques faisaient volontiers remonter leurs institutions à Charlemagne. Peut-être le secret terrible de ces procédures aura-t-il rappelé vaguement, dans l'imagination des peuples, les mesures inquisitoriales employées jadis contre leurs aïeux par les prêtres de Charlemagne; ou, si l'on veut voir dans les cours Weimiques un reste d'anciennes institutions germaniques, il est plus probable que ces tribunaux d'hommes libres qui frappaient dans l'ombre un coupable plus fort que la loi, eurent pour premier but de punir les traîtres qui passaient au parti de l'étranger, qui lui sacrifiaient leur patrie et leurs dieux, et qui, sous son patronage, bravaient les vieilles lois de la contrée. Mais ils ne bravaient pas la flèche qui sifflait à leurs oreilles, sans qu'aucune main semblât la guider; et plus d'un pâlissait au matin, quand il voyait cloué à sa porte le signe funèbre qui l'appelait à comparaître au tribunal invisible.
Pendant que les prêtres règnent, convertissent et jugent, pendant qu'ils poursuivent avec sécurité cette éducation meurtrière des barbares, Witikind descend encore une fois du Nord pour tout renverser. Une foule de Saxons se joint à lui. Cette bande intrépide défait les lieutenants de Charlemagne, près de Sonnethal (Vallée du Soleil), et quand la lourde armée des Francs vient au secours, ils ont disparu. Il en restait pourtant; quatre mille cinq cents d'entre eux, qui peut-être avaient en Saxe une famille à nourrir, ne purent suivre Witikind dans sa retraite rapide. Le roi des Francs brûla, ravagea, jusqu'à ce qu'ils lui fussent livrés. Les conseillers de Charlemagne étaient des hommes d'église, imbus des idées de l'Empire, gouvernement prêtre et juriste, froidement cruel, sans générosité, sans intelligence du génie barbare. Ils ne virent dans ces captifs que des criminels coupables de lèse-majesté, et leur appliquèrent la loi. Les quatre mille cinq cents furent décapités en un jour à Verden. Ceux qui essayèrent de les venger furent eux-mêmes défaits, massacrés à Dethmold et près d'Osnabruck. Le vainqueur, arrêté plus d'une fois dans ces contrées humides par les pluies, les inondations, les boues profondes, s'opiniâtra à poursuivre la guerre pendant l'hiver. Alors plus de feuilles qui dérobent le proscrit, les marais durcis par la glace ne le défendent plus; le soldat l'atteint, isolé dans sa cabane, au foyer domestique, entre sa femme et ses enfants, comme la bête fauve tapie au gîte et couvrant ses petits.
La Saxe resta tranquille pendant huit ans. Witikind lui-même s'était rendu. Mais les Francs ne manquèrent pas pour cela d'ennemis. Les nations dépendantes n'étaient rien moins que résignées. Dans le palais même, ce semble, les Thuringiens tirèrent l'épée contre les Francs qui, à l'occasion du mariage d'un de leurs chefs, voulaient les assujettir aux lois saliques. Cette cause, et d'autres encore qui nous sont peu connues, provoqua une conjuration des grands contre Charlemagne. Ils détestaient surtout, dit-on, l'orgueil et la cruauté de sa jeune épouse Fastrade, à qui un mari de cinquante ans ne savait rien refuser. Les conjurés, découverts, ne nièrent pas; l'un d'eux eut l'audace de dire: «Si l'on m'eût cru, tu n'aurais jamais passé le Rhin vivant.» Le souverain débonnaire leur imposa pour toute peine quelques lointains pèlerinages aux tombeaux des saints, mais il les fit tuer sur les routes. Quelques années après, un fils naturel de Charlemagne s'associa aux grands pour renverser son père.
Autre conjuration au dehors entre les princes tributaires. Les Bavarois et les Lombards étaient deux peuples frères. Les premiers avaient longtemps donné des rois aux seconds. Tassillon, duc de Bavière, avait épousé une fille de Didier, une sœur de celle que Charlemagne épousa et qu'il renvoya outrageusement à son père. Tassillon se trouvait ainsi beau-frère du duc lombard de Bénévent. Celui-ci s'entendait avec les Grecs, maîtres de la mer; Tassillon appelait les Slaves et les Avares. Les mouvements des Bretons et des Sarrasins les encourageaient. Mais les Francs cernèrent Tassillon avec trois armées; vaincu sans combat, il fut accusé de trahison dans l'assemblée d'Ingelheim, comme un criminel ordinaire, convaincu, condamné à mort; puis rasé et enfermé au monastère de Jumiéges. La Bavière périt comme nation. Le royaume des Lombards avait péri aussi; il en restait dans les montagnes du midi le duché de Bénévent, que Charlemagne ne put jamais forcer, mais qu'il affaiblit et troubla, en opposant un concurrent au fils de Didier que les Grecs ramenaient.
Charlemagne eut un tributaire de plus, et de plus une guerre. Il en était de même en Allemagne; parvenu sur l'Elbe, en face des Slaves, il s'était vu obligé d'intervenir dans leurs querelles, et de seconder les Abodrites contre les Wiltzi (ou Weletabi). Les Slaves donnèrent des otages. L'Empire parut avoir gagné tout ce qui est entre l'Elbe et l'Oder, s'étendant toujours, toujours s'affaiblissant.
Entre les Slaves de la Baltique et ceux de l'Adriatique, derrière la Bavière devenue simple province, Charlemagne rencontrait les Avares, cavaliers infatigables, retranchés dans les marais de la Hongrie, qui de là fondaient à leur choix sur les Slaves et sur l'empire grec. Tous les hivers, dit l'historien, ils allaient dormir avec les femmes des Slaves. Leur camp, ou ring, était un prodigieux village de bois qui couvrait toute une province, fermé de haies d'arbres entrelacées; il y avait là les rapines de plusieurs siècles, les dépouilles des Byzantins, entassement étrange des objets les plus brillants, les plus inutiles aux barbares, bizarre musée de brigandage. Ce camp, d'après un vieux soldat de Charlemagne, aurait eu douze ou quinze lieues de tour[291], comme les villes de l'Orient, Ninive ou Babylone: tel est le génie des Tartares. Le peuple uni en un seul camp, le reste en pâturages déserts. Celui qui visita le chagan des Turcs au VIe siècle, trouva le barbare qui siégeait sur un trône d'or au milieu du désert. Celui des Avares, dans son village de bois, se faisait donner des lits d'or massif par l'empereur de Constantinople.
Ces barbares, devenus voisins des Francs, auraient levé des tributs sur eux comme sur les Grecs. Charlemagne les attaqua avec trois armées, et s'avança jusqu'au Raab, brûlant le peu d'habitations qu'il rencontrait; mais qu'importait aux Avares l'incendie de ces cabanes? Cependant la cavalerie de Charlemagne s'usait dans ces déserts contre un insaisissable ennemi, qu'on ne savait où rencontrer. Mais ce qu'on rencontrait partout, c'étaient les plaines humides, les marais, les fleuves débordés. L'armée des Francs y laissa tous ses chevaux.
Nous disons toujours l'armée des Francs, mais ce peuple des Francs est le vaisseau de Thésée. Renouvelé pièce à pièce, il n'a presque plus rien de lui-même. C'était alors en Frise, en Saxe, tout autant qu'en Ostrasie, que se recrutaient les armées de Charlemagne. C'est sur ces peuples que tombaient effectivement les revers des Francs. Ce n'était pas assez de porter chez eux le joug des prêtres, il fallait, chose intolérable aux barbares, que, quittant le costume, les mœurs, la langue de leurs pères, ils allassent se perdre dans les bataillons des Francs, leurs ennemis, vainquissent, mourussent pour eux. Car ils ne revoyaient guère leurs pays, envoyés à trois ou quatre cents lieues contre les Sarrasins de l'Espagne, ou les Lombards de Bénévent. Pour périr, les Saxons aimèrent mieux périr chez eux. Ils massacrèrent les lieutenants de Charlemagne, brûlèrent les églises, chassèrent ou égorgèrent les prêtres, et retournèrent avec passion au culte de leurs anciens dieux. Ils firent cause commune avec les Avares, au lieu de fournir une armée contre eux. La même année, l'armée du calife Hixêm, trouvant l'Aquitaine dégarnie de troupes, passa l'Èbre, franchit les marches et les Pyrénées, brûla les faubourgs de Narbonne, et défit avec un grand carnage les troupes qu'avait rassemblées Guillaume au Court-Nez, comte de Toulouse et régent d'Aquitaine; puis ils reprirent la route d'Espagne emmenant tout un peuple de captifs, et chargés de riches dépouilles, dont le calife orna la magnifique mosquée de Cordoue. Tout s'armait contre Charlemagne, la nature elle-même. Lorsque ces nouvelles désastreuses lui parvinrent, il était en Souabe pour presser les travaux d'un canal qui eût joint le Rhin au Danube, et facilité, en cas d'invasion, la défense de l'Empire. Mais l'humidité de la terre et la continuité des pluies empêchèrent l'exécution de ce travail[292]. Il en fut comme du grand pont de Mayence qui assurait le passage de France et d'Allemagne, et qui fut brûlé par les bateliers des deux rives.
Malgré tous ces revers, Charlemagne reprit bientôt l'ascendant sur des ennemis dispersés. Il entreprit de dépeupler la Saxe, puisqu'il ne pouvait la dompter. Il s'établit avec une armée sur le Weser, et peut-être pour convaincre les Saxons qu'il ne lâcherait pas prise, il appela son camp Heerstall, comme s'appelait le château patrimonial des Carlovingiens sur la Meuse. De là, étendant de tous côtés ses incursions, il se faisait livrer dans plus d'un canton jusqu'au tiers des habitants. Ces troupeaux de captifs étaient ensuite chassés vers le Midi, vers l'Ouest, établis sur de nouvelles terres au milieu de populations toutes hostiles, toutes chrétiennes, et de langue différente. Ainsi, les rois des Babyloniens et des Perses transportaient les Juifs sur le Tigre, les Chalcidiens au bord du golfe Persique. Ainsi Probus avait transplanté des colonies de Francs et de Frisons jusque sur les rivages du Pont-Euxin.
En même temps, un fils de Charlemagne, profitant d'une guerre civile des Avares, entrait chez eux par le midi avec une armée de Bavarois et de Lombards; il passa le Danube, la Theiss, et mit enfin la main sur ce précieux ring où dormaient tant de richesses. Le butin fut tel, dit l'annaliste, qu'auparavant les Francs étaient pauvres en comparaison de ce qu'ils furent dès lors. Il semble que ce peuple thésauriseur ait perdu son âme avec l'or qu'il couvait, comme le dragon des poésies scandinaves. Il tombe dès lors dans une extrême faiblesse. Le chagan se fait chrétien. Ceux d'entre eux qui restent païens, mangent dans des plats de bois avec les chiens à la porte des évêques envoyés pour les convertir. Quelques années après, nous les voyons demander humblement à Charlemagne une retraite en Bavière; ils ne peuvent plus, disent-ils, résister aux Slaves qu'ils dominaient auparavant.
Pour cette fois, Charlemagne commença à espérer un peu de repos. À en juger par l'étendue de sa domination, sinon par ses forces réelles, il se trouvait alors le plus grand souverain du monde. Pourquoi n'aurait-il pas accompli ce que Théodoric n'avait pu faire, la résurrection de l'empire romain? Telle devait être la pensée de tous ces conseillers ecclésiastiques dont il était environné. L'an 800, Charlemagne se rend à Rome sous prétexte de rétablir le pape qui en avait été chassé[293]. Aux fêtes de Noël, pendant qu'il est absorbé dans la prière, le pape lui met sur la tête la couronne impériale, et le proclame Auguste. L'empereur s'étonne et s'afflige humblement qu'on lui impose un fardeau supérieur à ses forces[294]; hypocrisie puérile, qu'il démentit au reste en adoptant les titres et le cérémonial de la cour de Byzance. Pour rétablir l'Empire, il ne fallait plus qu'une chose, marier le vieux Charlemagne à la vieille Irène qui régnait à Constantinople après avoir fait tuer son fils. C'était la pensée du pape, mais non celle d'Irène, qui se garda bien de se donner un maître[295].
Une foule de petits rois ornaient la cour du roi des Francs, et l'aidaient à donner cette faible et pâle représentation de l'Empire. Le jeune Egbert, roi de Sussex, Eardulf, roi de Northumberland, venaient se former dans la politesse des Francs[296]. Tous deux furent rétablis dans leurs États par Charlemagne. Lope, duc des Basques, était aussi élevé à sa cour. Les rois chrétiens et les émirs d'Espagne le suivaient jusque dans les forêts de la Bavière, implorant ses secours contre le calife de Cordoue. Alfonse, roi de Galice, étalait de riches tapisseries qu'il avait prises au pillage de Lisbonne, et les offrait à l'empereur. Les Édrissites de Fez lui envoyèrent aussi une ambassade. Mais aucune ne fut aussi éclatante que celle d'Haroun al Raschid, calife de Bagdad, qui crut devoir entretenir quelques relations avec l'ennemi de son ennemi, le calife schismatique d'Espagne. Il fit, dit-on, offrir à Charlemagne, entre autres choses, les clefs du Saint-Sépulcre, présent fort honorable, dont certes le roi des Francs ne pouvait abuser. On répandit que le chef des infidèles avait transmis à Charlemagne la souveraineté de Jérusalem. Une horloge sonnante, un singe, un éléphant, étonnèrent fort les hommes de l'Ouest[297]. Il ne tient qu'à nous de croire que le cor gigantesque que l'on montre à Aix-la-Chapelle est une dent de cet éléphant.
C'est dans son palais d'Aix qu'il fallait voir Charlemagne[298]. Ce restaurateur de l'empire d'Occident avait dépouillé Ravenne de ses marbres les plus précieux pour orner sa Rome barbare. Actif dans son repos même, il y étudiait sous Pierre de Pise, sous le Saxon Alcuin, la grammaire, la rhétorique, l'astronomie; il apprenait à écrire[299], chose fort rare alors. Il se piquait de bien chanter au lutrin, et remarquait impitoyablement les clercs qui s'acquittaient mal de cet office[300]. Il trouvait encore du temps pour observer ceux qui entraient ou qui sortaient de la demeure impériale[301]. Des jalousies avaient été pratiquées à cet effet dans les galeries élevées du palais d'Aix-la-Chapelle. La nuit il se levait fort régulièrement pour les matines[302]. Haute taille, tête ronde, gros col, nez long, ventre un peu fort, petite voix, tel est le portrait de Charles dans l'historien contemporain[303]. Au contraire, sa femme Hildegarde avait une voix forte; Fastrade qu'il épousa ensuite exerçait sur lui une domination virile. Il eut pourtant bien des maîtresses, et fut marié cinq fois; mais à la mort de sa cinquième femme, il ne se remaria plus, et se choisit quatre concubines dont il se contenta désormais. Le Salomon des Francs eut six fils et huit filles, celles-ci fort belles et fort légères. On assure qu'il les aimait fort, et ne voulut jamais les marier. C'était plaisir de les voir cavalcader derrière lui dans ses guerres et dans ses voyages[304].
La gloire littéraire et religieuse du règne de Charlemagne tient, nous l'avons dit, à trois étrangers. Le Saxon Alcuin et l'Écossais Clément fondèrent l'école palatine, modèle de toutes les autres qui s'élevèrent ensuite. Le Goth Benoît d'Aniane, fils du comte de Maguelone, réforma les monastères, en détruisant les diversités introduites par saint Colomban et les missionnaires irlandais du VIIe siècle. Il imposa à tous les moines de l'Empire la règle de saint Benoît. Combien cette réforme minutieuse et pédantesque fut inférieure à l'institution première, c'est ce que M. Guizot a très-bien montré. Non moins pédantesque et inféconde fut la tentative de réforme littéraire dirigée surtout par Alcuin; on sait que les principaux conseillers de Charlemagne avaient formé une sorte d'académie, où il siégeait lui-même sous le nom du roi David; les autres s'appelaient Homère, Horace, etc. Malgré ces noms pompeux, quelques poésies du Goth italien Théodulfe, évêque d'Orléans, quelques lettres de Leidrade, archevêque de Lyon, méritent peut-être seules quelque attention; pour le reste, c'est la volonté qu'il faut louer, c'est l'effort de rétablir l'unité de l'enseignement dans l'Empire. La seule tentative d'établir partout la liturgie romaine et le chant grégorien coûta beaucoup à Charlemagne; entre tant de peuples et tant de langues, il avait beau faire, la dissonance reparaissait toujours[305]. Drogon, frère de l'empereur, dirigeait lui-même l'école de Metz.
Avec ce goût pour la littérature et pour les traditions de Rome, il ne faut pas s'étonner que Charlemagne et son fils Louis aient aimé à s'entourer d'étrangers, de lettrés de basse condition. «Il advint qu'au rivage de Gaule débarquèrent avec des marchands bretons, deux Scots d'Hibernie, hommes d'une science incomparable dans les écritures profanes et sacrées. Ils n'étalaient aucune marchandise, et se mirent à crier chaque jour à la foule qui venait pour acheter: «Si quelqu'un veut la sagesse, qu'il vienne à nous, et qu'il la reçoive, nous l'avons à vendre...» Enfin ils crièrent si longtemps, que les gens étonnés, ou les prenant pour fous, firent parvenir la chose aux oreilles du roi Charles, amateur toujours passionné de la sagesse. Il les fit venir en toute hâte, et leur demanda s'il était vrai, comme la renommée le lui avait appris, qu'ils eussent avec eux la sagesse. Ils dirent: «Nous l'avons, et, au nom du Seigneur, nous la donnons à ceux qui la cherchent dignement.» Et, comme il leur demandait ce qu'ils voulaient en retour, ils répondirent: «Un lieu commode, des créatures intelligentes, et ce dont on ne peut se passer pour accomplir le pèlerinage d'ici-bas, la nourriture et l'habit.» Le roi, plein de joie, les garda d'abord avec lui quelque peu de temps. Puis, forcé d'entreprendre des expéditions militaires, il ordonna à l'un d'eux, nommé Clément, de rester en Gaule, lui confia un assez grand nombre d'enfants de haute, de moyenne et de basse condition, et leur fit donner des aliments selon leur besoin, et une habitation commode. L'autre (Jean Mailros, disciple de Bède), il l'envoya en Italie, et lui donna le monastère de Saint-Augustin, près de la ville de Pavie, pour y ouvrir école.—Sur ces nouvelles, Albinus, de la nation des Angles, disciple du savant Bède, voyant quel bon accueil Charles, le plus religieux des rois, faisait aux sages, s'embarqua et vint à lui... Charles lui donna l'abbaye de Saint-Martin, près de la ville de Tours, afin qu'en l'absence du roi il put s'y reposer et y enseigner ceux qui accouraient pour l'entendre[306]. Sa science porta de tels fruits, que les modernes Gaulois ou Francs passèrent pour égaler les Romains ou les Athéniens de l'antiquité.
«Lorsqu'après une longue absence le victorieux Charles revint en Gaule, il se fit amener les enfants qu'il avait confiés à Clément, et voulut qu'ils lui montrassent leurs lettres et leurs vers. Ceux de moyenne et de basse condition présentèrent des œuvres au-dessus de toute espérance, confites dans tous les assaisonnements de la sagesse; les nobles, d'insipides sottises. Alors le sage roi, imitant la justice du Juge éternel, fit passer à sa droite ceux qui avaient bien fait, et leur parla en ces termes: Mille grâces, mes fils, de ce que vous vous êtes appliqués de tout votre pouvoir à travailler selon mes ordres et pour votre bien. Maintenant efforcez-vous d'atteindre à la perfection, et je vous donnerai de magnifiques évêchés et des abbayes, et toujours vous serez honorables à mes yeux. Ensuite il tourna vers ceux de gauche un front irrité, et, troublant leurs consciences d'un regard flamboyant, il leur lança avec ironie, tonnant plutôt qu'il ne parlait, cette terrible apostrophe: Vous autres nobles, vous fils de grands, délicats et jolis mignons, fiers de votre naissance et de vos richesses, vous avez négligé mes ordres, et votre gloire et l'étude des lettres, vous vous êtes livrés à la mollesse, au jeu et à la paresse, ou à de frivoles exercices. Après ce préambule, levant vers le ciel sa tête auguste et son bras invincible, il fulmina son serment ordinaire: Par le roi des cieux je ne me soucie guère de votre noblesse et de votre beauté, quelque admiration que d'autres aient pour vous; et tenez ceci pour dit, que, si vous ne réparez par un zèle vigilant votre négligence passée, vous n'obtiendrez jamais rien de Charles.
«Un de ces pauvres dont j'ai parlé, fort habile à dicter et à écrire, fut par lui placé dans la Chapelle; c'est le nom que les rois des Francs donnent à leur oratoire, à cause de la chape de saint Martin, qu'ils portaient constamment au combat pour leur propre défense et la défaite de l'ennemi.—Un jour, qu'on annonça au prudent Charles la mort d'un certain évêque, il demanda si le prélat avait envoyé devant lui, dans l'autre monde, quelque chose de ses biens et du fruit de ses travaux. Et comme le messager répondit: Seigneur, pas plus de deux livres d'argent; notre jeune clerc soupira, et, ne pouvant contenir dans son sein sa vivacité, il laissa malgré lui échapper, devant le roi, cette exclamation: Pauvre viatique, pour un si long voyage! Charles, le plus modéré des hommes, après avoir réfléchi quelques instants, lui dit: Qu'en penses-tu? Si tu avais cet évêché, ferais-tu de plus grandes provisions pour cette longue route? Le clerc, la bouche béante à ces paroles comme à des raisins de primeur qui lui tombaient d'eux-mêmes, se jeta à ses pieds et s'écria: Seigneur, je m'en remets, là-dessus, à la volonté de Dieu et à votre pouvoir. Et le roi lui dit: Tiens-toi sous le rideau qui pend là derrière moi; tu vas entendre combien tu as de protecteurs. En effet, à la nouvelle de la mort de l'évêque, les gens du palais, toujours à l'affût des malheurs ou de la mort d'autrui, s'efforcèrent, tous impatients et envieux les uns des autres, d'obtenir pour eux la place par les familiers de l'empereur. Mais lui, ferme dans sa résolution, refusait à tout le monde, disant qu'il ne voulait pas manquer de parole à ce jeune homme. Enfin, la reine Hildegarde envoya d'abord les grands du royaume, puis elle vint elle-même trouver le roi, afin d'avoir l'évêché pour son propre clerc. Comme il accueillit sa demande de l'air le plus gracieux, disant qu'il ne voulait ni ne pouvait lui rien refuser, mais qu'il ne se pardonnerait pas de tromper le jeune clerc, elle fit comme font toutes les femmes quand elles veulent plier à leur caprice la volonté de leurs maris. Dissimulant sa colère, adoucissant sa grosse voix, elle s'efforçait de fléchir, par ses minauderies, l'âme inébranlable de l'empereur, lui disant: Cher prince, mon seigneur, pourquoi perdre l'évêché aux mains de cet enfant? Je vous en supplie, mon très-doux seigneur, ma gloire et mon appui, que vous le donniez plutôt à mon clerc, votre serviteur fidèle. Alors le jeune homme que Charles avait placé derrière le rideau, près de son siége, pour écouter les sollicitations de tous les suppliants, embrassant le roi lui-même avec le rideau, s'écria d'un ton lamentable: Tiens ferme, seigneur roi, et ne laisse pas arracher de tes mains la puissance que Dieu t'a confiée. Alors ce courageux ami de la vérité lui ordonna de se montrer, et lui dit: Reçois cet évêché, et aie bien soin d'envoyer, et devant moi et devant toi-même, dans l'autre monde, de plus grandes aumônes et un meilleur viatique pour ce long voyage dont on ne revient pas[307].»
Toutefois, quelle que fût la préférence de Charlemagne pour les étrangers, pour les lettrés de condition servile, il avait trop besoin des hommes de race germanique, dans ses interminables guerres, pour se faire tout romain. Il parlait presque toujours allemand. Il voulut même, comme Chilpéric, faire une grammaire de cette langue, et fit recueillir les vieux chants nationaux de l'Allemagne[308]. Peut-être y cherchait-il un moyen de ranimer le patriotisme de ses soldats; c'est ainsi qu'en 1813, l'Allemagne ne se retrouvant plus à son réveil, s'est cherchée dans les Niebelungen. Le costume germanique fut toujours celui de Charlemagne[309], je pense qu'il n'eût pas été politique de se présenter autrement aux soldats.
Le voilà donc jouant de son mieux l'Empire, parlant souvent la langue latine[310], formant la hiérarchie de ses officiers d'après celles des ministres impériaux. Dans le tableau qu'Hincmar nous a laissé, rien n'est plus imposant. L'Assemblée générale de la nation, tenue régulièrement deux fois par an, délibérait, les ecclésiastiques d'une part, les laïques de l'autre, sur les matières proposées par le roi; puis, réunis, ils conféraient avec un maître qui ne demandait qu'à s'éclairer. Quatre fois par an, les assemblées provinciales se tenaient sous la présidence des missi dominici. Ceux-ci étaient les yeux de l'empereur, les messagers prompts et fidèles qui, parcourant sans cesse tout l'Empire, réformaient, dénonçaient tout abus. Au-dessous des missi, les comtes présidaient les assemblées inférieures, où ils rendaient la justice, assistés des boni homines, jurés choisis entre les propriétaires. Au-dessous encore existaient d'autres assemblées: celles des vicaires, des centeniers; que dis-je, les moindres bénéficiers, les intendants des fermes royales, tenaient des plaids comme les comtes.
Certes, l'ordre apparent ne laisse rien à désirer, les formes ne manquent pas; on ne comprend pas un gouvernement plus régulier. Cependant il est visible que les assemblées générales n'étaient pas générales; on ne peut supposer que les missi, les comtes, les évêques, courussent deux fois par an après l'empereur dans les lointaines expéditions d'où il date ses capitulaires, qu'ils gravissent tantôt les Alpes, tantôt les Pyrénées, législateurs équestres, qui auraient galopé toute leur vie de l'Èbre à l'Elbe. Le peuple encore bien moins. Dans les marais de la Saxe, dans les marches d'Espagne, d'Italie, de Bavière, il n'y avait là que des populations vaincues ou ennemies. Si le nom du peuple n'est pas ici un mensonge, il signifie l'armée. Ou bien quelques notables qui suivaient les grands, les évêques, etc., représentaient la grande nation des Francs, comme à Rome les trente licteurs représentaient les trente curies aux comitia curiata. Quant aux assemblées des comtes, les boni homines, les scabini (schœffen) qui les composent sont élus par les comtes avec le consentement du peuple: le comte peut les déplacer. Ce ne sont plus là les vieux Germains jugeant leurs pairs; ils ont plutôt l'air de pauvres décurions, présidés, dirigés par un agent impérial. La triste image de l'empire romain se reproduit dans cette jeune caducité de l'empire barbare. Oui, l'Empire est restauré; il ne l'est que trop: le comte tient la place des duumvirs, l'évêque rappelle le défenseur des cités, et ces hérimans (hommes d'armée), qui laissent leurs biens pour se soustraire aux accablantes obligations qu'il leur impose, ils reproduisent les curiales romains[311], propriétaires libres, qui trouvaient leur salut à quitter leur propriété, à fuir, à se faire soldats, prêtres, et que la loi ne savait comment retenir.
La désolation de l'Empire est la même ici. Le prix énorme du blé, le bas prix des bestiaux indique assez que la terre reste en pâturage[312]. L'esclavage, adouci il est vrai, s'étend et gagne rapidement. Charlemagne gratifie son maître Alcuin d'une ferme de vingt mille esclaves. Chaque jour les grands forcent les pauvres à se donner à eux, corps et biens; le servage est un asile où l'homme libre se réfugie chaque jour.
Aucun génie législatif n'eût pu arrêter la société sur la pente rapide où elle descendait. Charlemagne ne fit que confirmer les lois barbares. «Lorsqu'il eut pris le nom d'empereur, dit Éginhard, il eut l'idée de remplir les lacunes que présentaient les lois, de les corriger, et d'y mettre de l'accord et de l'harmonie. Mais il ne fit qu'y ajouter quelques articles, et encore imparfaits.»
Les capitulaires sont en général des lois administratives, des ordonnances civiles et ecclésiastiques. On y trouve, il est vrai, une partie législative assez considérable, qui semble destinée à remplir ces lacunes dont parle Éginhard. Mais peut-être ces actes, qui portent tous le nom de Charlemagne, ne font-ils que reproduire les capitulaires des anciens rois Francs. Il est peu probable que les Pepin, que Clotaire II et Dagobert, aient laissé si peu de capitulaires; que Brunehaut, Frédégonde, Ébroin, n'en aient point laissé. Il en sera advenu pour Charlemagne ce qui serait advenu à Justinien, si tous les monuments antérieurs du droit romain avaient péri. Le compilateur eût passé pour le législateur. La discordance du langage et des formes qui frappe dans les capitulaires, tend à fortifier cette conjecture.
La partie originale des capitulaires, c'est celle qui touche l'administration, celle qui répond aux besoins divers que les circonstances faisaient sentir. Il est impossible de n'y pas admirer l'activité, impuissante, il est vrai, de ce gouvernement qui faisait effort pour mettre un peu d'ordre dans le désordre immense d'un tel empire, pour retenir quelque unité dans un ensemble hétérogène, dont toutes les parties tendaient à l'isolement, et se fuyaient pour ainsi dire l'une l'autre. La place énorme qu'occupe la législation canonique fait sentir, quand nous ne le saurions pas du reste, que les prêtres ont eu la part principale en tout cela. On le reconnaît mieux encore aux conseils moraux et religieux, dont cette législation est semée; C'est le ton pédantesque[313] des lois wisigothiques, faites comme on le sait, par les évêques. Charlemagne, comme les rois des Wisigoths, donna aux évêques un pouvoir inquisitorial, en leur attribuant le droit de poursuivre les crimes dans l'enceinte de leur diocèse. Quelques passages des capitulaires qui condamnent les abus de l'autorité épiscopale ne suffisent pas pour nous faire douter de la toute-puissance du clergé sous ce règne. Ils ont pu être dictés par les prêtres de cour, par les chapelains, par le clergé central, naturellement jaloux de la puissance locale des évêques. Charlemagne, ami de Rome, et entouré de prêtres comme Leidrade et tant d'autres qui ne prirent l'épiscopat que pour retraite, dut accorder beaucoup à ce clergé sans titre, qui formait son conseil habituel.
Cet esprit de pédanterie byzantine et gothique que nous remarquions dans les capitulaires éclata dans la conduite de Charlemagne, relativement aux affaires de dogme. Il fit écrire en son nom une longue lettre à l'hérétique Félix d'Urgel, qui soutenait, avec l'église d'Espagne, que Jésus comme homme était simplement fils adoptif de Dieu. En son nom parurent encore les fameux livres Carolins contre l'adoration des images[314]. Trois cents évêques condamnèrent à Francfort ce que trois cent cinquante évêques venaient d'approuver à Nicée. Les hommes de l'Occident, qui luttaient dans le Nord contre l'idolâtrie païenne, devaient réprouver les images; ceux de l'Orient, les honorer, en haine des Arabes qui les brisaient. Le pape, qui partageait l'opinion des Orientaux, n'osa pas cependant s'expliquer contre Charlemagne. Il montra la même prudence, lorsque l'Église de France, à l'imitation de celle d'Espagne, ajouta au symbole de Nicée, que le Saint-Esprit procède aussi du Fils (Filioque).
Pendant que Charlemagne disserte sur la théologie, rêve l'empire Romain, et étudie la grammaire, la domination des Francs croule tout doucement. Le jeune fils de Charlemagne, dans son royaume d'Aquitaine, ayant, par faiblesse ou justice, donné, restitué toutes les spoliations de Pepin[315], son père lui en fit un reproche; mais il ne fit qu'accomplir volontairement ce qui déjà avait lieu de soi-même. L'ouvrage de la conquête se défaisait naturellement; les hommes et les terres échappaient peu à peu au pouvoir royal, pour se donner aux grands, aux évêques surtout, c'est-à-dire aux pouvoirs locaux qui allaient constituer la république féodale.
Au dehors, l'Empire faiblissait de même. En Italie, il avait heurté en vain contre Bénévent, contre Venise; en Germanie, il avait reculé de l'Oder à l'Elbe, et partagé avec les Slaves. Et en effet, comment toujours combattre, toujours lutter contre de nouveaux ennemis? Derrière les Saxons et les Bavarois, Charlemagne avait trouvé les Slaves, puis les Avares; derrière les Lombards, les Grecs; derrière l'Aquitaine et l'Èbre, le califat de Cordoue. Cette ceinture de barbares, qu'il crut simple et qu'il rompit d'abord, elle se doubla, se tripla devant lui; et quand les bras lui tombaient de lassitude, alors apparut, avec les flottes danoises, cette mobile et fantastique image du Nord, qu'on avait trop oubliée. Ceux-ci, les vrais Germains, viennent demander compte aux Germains bâtards, qui se sont faits Romains, et s'appellent l'Empire.
Un jour que Charlemagne était arrêté dans une ville de la Gaule narbonnaise, des barques scandinaves vinrent pirater jusque dans le port. Les uns croyaient que c'étaient des marchands juifs, africains, d'autres disaient bretons; mais Charles les reconnut à la légèreté de leurs bâtiments: «Ce ne sont pas là des marchands, dit-il, mais de cruels ennemis.» Poursuivis, ils s'évanouirent. Mais l'empereur s'étant levé de table, se mit, dit le chroniqueur, à la fenêtre qui regardait l'Orient, et demeura très-longtemps le visage inondé de larmes. Comme personne n'osait l'interroger, il dit aux grands qui l'entouraient: «Savez-vous, mes fidèles, pourquoi je pleure amèrement? Certes, je ne crains pas qu'ils me nuisent par ces misérables pirateries; mais je m'afflige profondément de ce que, moi vivant, ils ont été près de toucher ce rivage, et je suis tourmenté d'une violente douleur[316], quand je prévois tout ce qu'ils feront de maux à mes neveux et à leurs peuples.»
Ainsi rôdent déjà autour de l'Empire les flottes danoises, grecques et sarrasines, comme le vautour plane sur le mourant qui promet un cadavre. Une fois deux cents barques armées fondent sur la Frise, se remplissent de butin, disparaissent. Cependant Charlemagne assemblait des hommes pour les repousser. Autre invasion: «L'empereur assemble des hommes en Gaule, en Germanie[317],» et bâtit dans la Frise la ville d'Esselfeld. Athlète malheureux, il porte lentement la main à ses blessures, pour parer les coups déjà reçus.
«Le roi des Northmans, Godfried, se promettait l'empire de la Germanie. La Frise et la Saxe, il les regardait comme à lui. Les Abotrites ses voisins, déjà il les avait soumis et rendus tributaires; il se vantait même qu'il arriverait bientôt avec des troupes nombreuses jusqu'à Aix-la-Chapelle, où le roi tenait sa cour. Quelques vaines et légères que fussent ces menaces, on n'y refusait pas cependant toute croyance; on pensait qu'il aurait hasardé quelque chose de ce genre, s'il n'avait été prévenu par une mort prématurée[318].»
Le vieil Empire se met en garde; des barques armées ferment l'embouchure des fleuves; mais comment fortifier tous les rivages? Celui même qui a rêvé l'unité est obligé, comme Dioclétien, de partager ses États pour les défendre; l'un de ses fils gardera l'Italie, l'autre l'Allemagne, le dernier l'Aquitaine. Mais tout tourne contre Charlemagne: ses deux aînés meurent, et il faut qu'il laisse ce faible et immense Empire aux mains pacifiques d'un saint.
FIN DU PREMIER VOLUME.