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Histoire de France (Volume 1/19)

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Si Claude eût vécu, il eût, dit Suétone, donné la cité à tout l'Occident, aux Grecs, aux Espagnols, aux Bretons et aux Gaulois, d'abord aux Édues. Il rouvrit le sénat à ceux-ci, comme avait fait César. Le discours qu'il prononça en cette occasion, et que l'on conserve encore à Lyon sur des tables de bronze, est le premier monument authentique de notre histoire nationale, le titre de notre admission dans cette grande initiation du monde.

En même temps, il poursuivait le culte sanguinaire des druides. Proscrits dans la Gaule, ils durent se réfugier en Bretagne; il alla les forcer lui-même dans ce dernier asile; ses lieutenants déclarèrent province romaine les pays qui forment le bassin de la Tamise, et laissèrent dans l'ouest, à Camulodunum, une nombreuse colonie militaire. Les légions avançaient toujours à l'ouest, renversant les autels, détruisant les vieilles forêts, et sous Néron le druidisme se trouva acculé dans la petite île de Mona. Suétonius Paulinus l'y suivit: en vain les vierges sacrées accouraient sur le rivage comme des furies, en habit de deuil, échevelées, et secouant des flambeaux; il força le passage, égorgea tout ce qui tomba entre ses mains, druides, prêtresses, soldats, et se fit jour dans ces forêts où le sang humain avait tant de fois coulé.

Cependant les Bretons s'étaient soulevés derrière l'armée romaine; à leur tête, leur reine, la fameuse Boadicée, qui avait à venger d'intolérables outrages; ils avaient exterminé les vétérans de Camulodunum et toute l'infanterie d'une légion. Suétonius revint sur ses pas et rassembla froidement son armée, abandonnant la défense des villes et livrant les alliés de Rome à l'aveugle rage des barbares; ils égorgèrent soixante-dix mille hommes, mais il les écrasa en bataille rangée; il tua jusqu'aux chevaux. Après lui, Céréalis et Frontinus poursuivirent la conquête du Nord. Sous Domitien, le beau-père de Tacite, Agricola, acheva la réduction, et commença la civilisation de la Bretagne.

Néron fut favorable à la Gaule, il conçut le projet d'unir l'Océan à la Méditerranée par un canal qui aurait été tiré de la Moselle à la Saône. Il soulagea Lyon, incendié sous son règne. Aussi dans les guerres civiles qui accompagnèrent sa chute, cette ville lui resta fidèle. Le principal auteur de cette révolution fut l'Aquitain Vindex, alors propréteur de la Gaule. Cet homme, «plein d'audace pour les grandes choses,» excita Galba en Espagne, gagna Virginius, général des légions de Germanie. Mais avant que cet accord fût connu des deux armées, elles s'attaquèrent avec un grand carnage. Vindex se tua de désespoir. La Gaule prit encore parti pour Vitellius; les légions de Germanie avec lesquelles il vainquit Othon et prit Rome se composaient en grande partie de Germains, de Bataves et de Gaulois. Rien d'étonnant si la Gaule vit avec douleur la victoire de Vespasien. Un chef batave, nommé Civilis, borgne comme Annibal et Sertorius, comme eux ennemi de Rome, saisit cette occasion. Outragé par les Romains, il avait juré de ne couper sa barbe et ses cheveux que lorsqu'il serait vengé. Il tailla en pièce les soldats de Vitellius, et vit un instant tous les Bataves, tous les Belges, se déclarer pour lui. Il était encouragé par la fameuse Velléda, que révéraient les Germains comme inspirée des dieux, ou plutôt comme si elle eût été un dieu elle-même. C'est à elle qu'on envoya les captifs, et les Romains réclamèrent son arbitrage entre eux et Civilis. D'autre part, les druides de la Gaule, si longtemps persécutés, sortirent de leurs retraites et se montrèrent au peuple. Ils avaient ouï dire que le Capitole avait été brûlé dans la guerre civile. Ils proclamèrent que l'empire romain avait péri avec ce gage d'éternité, que l'empire des Gaules allait lui succéder[52].

Telle était pourtant la force du lien qui unissait ces peuples à Rome, que l'ennemi des Romains crut plus sûr d'attaquer d'abord les troupes de Vitellius au nom de Vespasien. Le chef des Gaulois, Julius Sabinus, se disait fils du conquérant des Gaules, et se faisait appeler César. Aussi ne fallut-il pas même une armée romaine pour détruire ce parti inconséquent; il suffit des Gaulois restés fidèles. La vieille jalousie des Séquanes se réveilla contre les Édues. Ils défirent Sabinus. On sait le dévouement de sa femme, la vertueuse Éponine. Elle s'enferma avec lui dans le souterrain où il s'était réfugié; ils y eurent, ils y élevèrent des enfants. Au bout de dix ans, ils furent enfin découverts; elle se présenta devant l'empereur Vespasien, entourée de cette famille infortunée qui voyait le jour pour la première fois. La cruelle politique de l'empereur fut inexorable.

La guerre fut plus sérieuse dans la Belgique et la Batavie. Toutefois, la Belgique se soumit encore; la Batavie résista dans ses marais. Le général romain Céréalis, deux fois surpris, deux fois vainqueur, finit la guerre en gagnant Velléda et Civilis. Celui-ci prétendit n'avoir pas pris originairement les armes contre Rome, mais seulement contre Vitellius, et pour Vespasien.

Cette guerre ne fit que montrer combien la Gaule était déjà romaine. Aucune province, en effet, n'avait plus promptement, plus avidement, reçu l'influence des vainqueurs[53]. Dès le premier aspect, les deux contrées, les deux peuples, avaient semblé moins se connaître que se revoir et se retrouver. Ils s'étaient précipités l'un vers l'autre. Les Romains fréquentaient les écoles de Marseille, cette petite Grèce[54], plus sobre et plus modeste que l'autre[55], et qui se trouvait à leur porte. Les Gaulois passaient les Alpes en foule, et non-seulement avec César sous les aigles des légions, mais comme médecins[56], comme rhéteurs. C'est déjà le génie de Montpellier, de Bordeaux, Aix, Toulouse, etc.; tendance toute positive, toute pratique; peu de philosophes. Ces Gaulois du Midi (il ne peut s'agir encore de ceux du Nord), vifs, intrigants, tels que nous les voyons toujours, devaient faire fortune et comme beaux parleurs et comme mimes; ils donnèrent à Rome son Roscius. Cependant ils réussissaient dans les genres plus sérieux. Un Gaulois, Trogue-Pompée, écrit la première histoire universelle; un Gaulois, Pétronius Arbiter[57], crée le genre du roman. D'autres rivalisent avec les plus grands poètes de Rome; nommons seulement Varro Atacinus, des environs de Carcassonne, et Cornélius Gallus, natif de Fréjus, ami de Virgile. Le vrai génie de la France, le génie oratoire, éclatait en même temps. Cette jeune puissance de la parole gauloise domina, dès sa naissance, Rome elle-même. Les Romains prirent volontiers des Gaulois pour maîtres, même dans leur propre langue. Le premier rhéteur à Rome fut le Gaulois Gnipho (M. Antonius). Abandonné à sa naissance, esclave à Alexandrie, affranchi, dépouillé par Sylla, il se livra d'autant plus à son génie. Mais la carrière de l'éloquence politique était fermée à un malheureux affranchi gaulois. Il ne put exercer son talent qu'en déclamant publiquement aux jours de marché. Il établit sa chaire dans la maison même de Jules César. Il y forma à l'éloquence les deux grands orateurs du temps, César lui-même et Cicéron.

La victoire de César, qui ouvrit Rome aux Gaulois, leur permit de parler en leur propre nom, et d'entrer dans la carrière politique. Nous voyons, sous Tibère, les Montanus au premier rang des orateurs, et pour la liberté et pour le génie. Caligula, qui se piquait d'éloquence, eut deux Gaulois éloquents pour amis. L'un, Valérius Asiaticus, natif de Vienne, honnête homme, selon Tacite, finit par conspirer contre lui, et périt sous Claude par les artifices de Messaline, comme coupable d'une popularité ambitieuse dans les Gaules. L'autre, Domitius Afer, de Nîmes, consul sous Caligula, éloquent, corrompu, fougueux accusateur, mourut d'indigestion. La capricieuse émulation de Caligula avait failli lui être funeste, comme celle de Néron le fut à Lucain. L'empereur apporte un jour un discours au sénat; cette pièce fort travaillée, où il espérait s'être surpassé lui-même, n'était rien moins qu'un acte d'accusation contre Domitius, et il concluait à la mort. Le Gaulois, sans se troubler, parut moins frappé de son danger que de l'éloquence de l'empereur. Il s'avoua vaincu, déclara qu'il n'oserait plus ouvrir la bouche après un tel discours, et éleva une statue à Caligula. Celui-ci n'exigea plus sa mort; il lui suffisait de son silence.

Dans l'art gaulois, dès sa naissance, il y eut quelque chose d'impétueux, d'exagéré, de tragique, comme disaient les anciens. Cette tendance fut remarquable dans ses premiers essais. Le Gaulois Zénodore, qui se plaisait à sculpter de petites figures et des vases avec la plus délicieuse délicatesse, éleva dans la ville des Arvernes le colosse du Mercure gaulois. Néron, qui aimait le grand, le prodigieux, le fit venir à Rome pour élever au pied du Capitole sa statue haute de cent vingt pieds, cette statue qu'on voyait du mont Albano. Ainsi une main gauloise donnait à l'art cet essor vers le gigantesque, cette ambition de l'infini, qui devait plus tard élancer les voûtes de nos cathédrales.

Égale de l'Italie pour l'art et la littérature, la Gaule ne tarda pas à influer d'une manière plus directe sur les destinées de l'Empire. Sous César, sous Claude, elle avait donné des sénateurs à Rome; sous Caligula, un consul. L'Aquitain Vindex précipita Néron, éleva Galba; le Toulousain Bec[58] (Antonius Primus), ami de Martial et poète lui-même, donna l'empire à Vespasien; le Provençal Agricola soumit la Bretagne à Domitien; enfin d'une famille de Nîmes sortit le meilleur empereur que Rome ait eu, le pieux Antonin, successeur des deux Espagnols Trajan et Adrien, père adoptif de l'Espagnol[59] Marc-Aurèle. Le caractère sophistique de tous ces empereurs philosophes et rhéteurs tient à leurs liaisons avec la Gaule, au moins autant qu'à leur prédilection pour la Grèce. Adrien avait pour ami le sophiste d'Arles, Favorinus, le maître d'Aulu-Gelle, cet homme bizarre, qui écrivit un livre contre Épictète, un éloge de la laideur, un panégyrique de la fièvre quarte. Le principal maître de Marc-Aurèle fut le Gaulois M. Cornélius Fronto, qui, d'après leur correspondance, paraît l'avoir dirigé bien au delà de l'âge où l'on suit les leçons des rhéteurs.

Gaulois par sa naissance[60], Syrien par sa mère, Africain par son père, Caracalla présente ce discordant mélange de races et d'idées qu'offrait l'Empire à cette époque. En un même homme, la fougue du Nord, la férocité du Midi, la bizarrerie des croyances orientales, c'est un monstre, une Chimère. Après l'époque philosophique et sophistique des Antonins, la grande pensée de l'Orient, la pensée de César et d'Antoine s'était réveillée, ce mauvais rêve qui jeta dans le délire tant d'empereurs, et Caligula, et Néron, et Commode; tous possédés, dans la vieillesse du monde, du jeune souvenir d'Alexandre et d'Hercule. Caligula, Commode, Caracalla, semblent s'être crus des incarnations de ces deux héros. Ainsi les califes fatimites et les modernes lamas du Thibet se sont révérés eux-mêmes comme dieux. Cette idée, si ridicule au point de vue grec et occidental, n'avait rien de surprenant pour les sujets orientaux de l'Empire, Égyptiens et Syriens. Si les empereurs devenaient dieux après leur mort, ils pouvaient fort bien l'être de leur vivant.

Au Ier siècle de l'Empire, la Gaule avait fait des empereurs, au IIe elle avait fourni des empereurs gaulois, au IIIe elle essaya de se séparer de l'Empire qui s'écroulait, de former un empire gallo-romain. Les généraux qui, sous Gallien, prirent la pourpre dans la Gaule, et la gouvernèrent avec gloire, paraissent avoir été presque tous des hommes supérieurs. Le premier, Posthumius, fut surnommé le restaurateur des Gaules[61]. Il avait composé son armée, en grande partie, de troupes gauloises et franciques. Il fut tué par ses soldats pour leur avoir refusé le pillage de Mayence, qui s'était révoltée contre lui. Je donne ailleurs l'histoire de ses successeurs, de l'armurier Marius, de Victorinus et Victoria, la Mère des Légions, enfin de Tétricus, qu'Aurélien eut la gloire de traîner derrière son char avec la reine de Palmyre[62]. Quoique ces événements aient eu la Gaule pour théâtre, ils appartiennent moins à l'histoire du pays qu'à celle des armées qui l'occupaient.

La plupart de ces empereurs provinciaux, de ces tyrans, comme on les appelait, furent de grands hommes; ceux qui leur succédèrent et qui rétablirent l'unité de l'Empire, les Aurélien, les Probus, furent plus grands encore. Et cependant l'Empire s'écroulait dans leurs mains. Ce ne sont pas les barbares qu'il en faut accuser; l'invasion des Cimbres sous la République avait été plus formidable que celles du temps de l'Empire. Ce n'est pas même aux vices des princes qu'il faut s'en prendre. Les plus coupables, comme hommes, ne furent pas les plus odieux. Souvent les provinces respirèrent sous ces princes cruels qui versaient à flots le sang des grands de Rome. L'administration de Tibère fut sage et économe, celle de Claude douce et indulgente. Néron lui-même fut regretté du peuple, et pendant longtemps son tombeau était toujours couronné de fleurs nouvelles[63]. Sous Vespasien, un faux Néron fut suivi avec enthousiasme dans la Grèce et l'Asie. Le titre qui porta Héliogabal à l'empire fut d'être cru petit-fils de Septime-Sévère et fils de Caracalla.

Sous les empereurs, les provinces n'eurent plus, comme sous la République, à changer tous les ans de gouverneurs. Dion fait remonter cette innovation à Auguste. Suétone en accuse la négligence de Tibère. Mais Josèphe dit expressément qu'il en agit ainsi «pour soulager les peuples.» En effet, celui qui restait dans une province finissait par la connaître, par y former quelques liens d'affection, d'humanité, qui modéraient la tyrannie. Ce ne fut plus, comme sous la République, un fermier impatient de faire sa main, pour aller jouir à Rome. On sait la fable du renard dont les mouches sucent le sang; il refuse l'offre du hérisson qui veut l'en délivrer; d'autres viendraient affamées, dit-il; celles-ci sont soûles et gorgées.

Les procurateurs, hommes de rien, créatures du prince, et responsables envers lui, eurent à craindre sa surveillance. S'enrichir, c'était tenter la cruauté d'un maître qui ne demandait pas mieux que d'être sévère par avidité.

Ce maître était un juge pour les grands et pour les petits. Les empereurs rendaient eux-mêmes la justice. Dans Tacite, un accusé qui craint les préjugés populaires veut être jugé par Tibère, comme supérieur à de tels bruits. Sous Tibère, sous Claude, des accusés échappent à la condamnation par un appel à l'empereur. Claude, pressé de juger dans une affaire où son intérêt était compromis, déclare qu'il jugera lui-même, pour montrer dans sa propre cause combien il serait juste dans celle d'autrui; personne, sans doute, n'aurait osé décider contre l'intérêt de l'empereur.

Domitien rendait la justice avec assiduité et intelligence; souvent il cassait les sentences des centumvirs, suspects d'être influencés par l'intrigue[64]. Adrien consultait sur les causes soumises à son jugement, non ses amis, mais les jurisconsultes. Septime-Sévère lui-même, ce farouche soldat, ne se dispensa pas de ce devoir, et, dans le repos de sa villa, il jugeait et entrait volontiers dans le détail minutieux des affaires. Julien est de même cité pour son assiduité à remplir les fonctions de juge. Ce zèle des empereurs pour la justice civile balançait une grande partie des maux de l'Empire; il devait inspirer une terreur salutaire aux magistrats oppresseurs, et remédier dans le détail à une infinité d'abus généraux.

Même sous les plus mauvais empereurs, le droit civil prit toujours d'heureux développements. Le jurisconsulte Nerva, aïeul de l'empereur de ce nom (disciple du républicain Labéon, l'ami de Brutus et le fondateur de l'école stoïcienne de jurisprudence), fut le conseiller de Tibère. Papinien et Ulpien fleurirent au temps de Caracalla et d'Hélagabal, comme Dumoulin, l'Hôpital, Brisson, sous Henri II, Charles IX et Henri III. Le droit civil se rapprochant de plus en plus de l'équité naturelle, et par conséquent du sens commun des nations, devint le plus fort lien de l'Empire et la compensation de la tyrannie politique.

Cette tyrannie des princes, celle des magistrats bien autrement onéreuse, n'était pas la cause principale de la ruine de l'Empire. Le mal réel qui le minait ne tenait ni au gouvernement, ni à l'administration. S'il eût été simplement de nature administrative, tant de grands et bons empereurs y eussent remédié. Mais c'était un mal social, et rien ne pouvait en tarir la source, à moins qu'une société nouvelle ne vint remplacer la société antique. Ce mal était l'esclavage; les autres maux de l'Empire, au moins pour la plupart, la fiscalité dévorante, l'exigence toujours croissante du gouvernement militaire, n'en étaient, comme on va le voir, qu'une suite, un effet direct ou indirect. L'esclavage n'était point un résultat du gouvernement impérial. Nous le trouvons partout chez les nations antiques. Tous les auteurs nous le montrent en Gaule avant la conquête romaine. S'il nous apparaît plus terrible et plus désastreux dans l'Empire, c'est d'abord que l'époque romaine nous est mieux connue que celles qui précèdent. Ensuite, le système antique étant fondé sur la guerre, sur la conquête de l'homme (l'industrie est la conquête de la nature), ce système devait, de guerre en guerre, de proscription en proscription, de servitude en servitude, aboutir vers la fin à une dépopulation effroyable. Tel peuple de l'antiquité pouvait, comme ces sauvages d'Amérique, se vanter d'avoir mangé cinquante nations.

J'ai déjà indiqué dans mon Histoire romaine comment, la classe des petits cultivateurs ayant peu à peu disparu, les grands propriétaires, qui leur succédèrent, y suppléèrent par les esclaves. Ces esclaves s'usaient rapidement par la rigueur des travaux qu'on leur imposait; ils disparurent bientôt à leur tour. Appartenant en grande partie aux nations civilisées de l'antiquité, Grecs, Syriens, Carthaginois, ils avaient cultivé les arts pour leurs maîtres. Les nouveaux esclaves qu'on leur substitua[65], Thraces, Germains, Scythes, purent tout au plus imiter grossièrement les modèles que les premiers avaient laissés. D'imitation en imitation, tous les objets qui demandaient quelque industrie devinrent de plus en plus grossiers. Les hommes capables de les confectionner, se trouvant aussi de plus en plus rares, les produits de leur travail enchérirent chaque jour. Dans la même proportion devaient augmenter les salaires de tous ceux qu'employait l'État. Le pauvre soldat qui payait la livre de viande cinquante sous[66] de notre monnaie, et la plus grossière chaussure vingt-deux francs, ne devait-il pas être tenté de réclamer sans cesse de nouveaux adoucissements à sa misère et de faire des révolutions pour les obtenir? On a beaucoup déclamé contre la violence et l'avidité des soldats, qui, pour augmenter leur solde, faisaient et défaisaient les empereurs. On a accusé les exactions cruelles de Sévère, de Caracalla, des princes qui épuisaient le pays au profit du soldat. Mais a-t-on songé au prix excessif de tous les objets qu'il était obligé d'acheter sur une solde bien modique? Les légionnaires révoltés disent dans Tacite: «On estime à dix as par jour notre sang et notre vie. C'est là-dessus qu'il faut avoir des habits, des armes, des tentes; qu'il faut payer les congés qu'on obtient, et se racheter de la barbarie du centurion, etc.[67]

Ce fut bien pis encore lorsque Dioclétien eut créé une autre armée, celle des fonctionnaires civils. Jusqu'à lui il existait un pouvoir militaire, un pouvoir judiciaire, trop souvent confondus. Il créa, ou du moins compléta, le pouvoir administratif. Cette institution si nécessaire n'en fut pas moins à sa naissance une charge intolérable pour l'Empire déjà ruiné. La société antique, bien différente de la nôtre, ne renouvelait pas incessamment la richesse par l'industrie. Consommant toujours et ne produisant plus, depuis que les générations industrieuses avaient été détruites par l'esclavage, elle demandait toujours davantage à la terre, et les mains qui la cultivaient, cette terre, devenaient chaque jour plus rares et moins habiles.

Rien de plus terrible que le tableau que nous a laissé Lactance de cette lutte meurtrière entre le fisc affamé et la population impuissante qui pouvait souffrir, mourir, mais non payer. «Tellement grande était devenue la multitude de ceux qui recevaient en comparaison du nombre de ceux qui devaient payer, telle l'énormité des impôts, que les forces manquaient aux laboureurs, les champs devenaient déserts, et les cultures se changeaient en forêts... Je ne sais combien d'emplois et d'employés fondirent sur chaque province, sur chaque ville, Magistri, Rationales, vicaires des préfets. Tous ces gens-là ne connaissaient que condamnations, proscriptions, exactions; exactions, non pas fréquentes, mais perpétuelles, et dans les exactions d'intolérables outrages... Mais la calamité publique, le deuil universel, ce fut quand le fléau du cens ayant été lancé dans les provinces et les villes, les censiteurs se répandirent partout, bouleversèrent tout: vous auriez dit une invasion ennemie, une ville prise d'assaut. On mesurait les champs par mottes de terre, on comptait les arbres, les pieds de vigne. On inscrivait les bêtes, on enregistrait les hommes. On n'entendait que les fouets, les cris de la torture; l'esclave fidèle était torturé contre son maître, la femme contre son mari, le fils contre son père; et, faute de témoignage, on les torturait pour déposer contre eux-mêmes; et quand ils cédaient, vaincus par la douleur, on écrivait ce qu'ils n'avaient pas dit. Point d'excuse pour la vieillesse ou la maladie; on apportait les malades, les infirmes. On estimait l'âge de chacun, on ajoutait des années aux enfants, on en ôtait aux vieillards; tout était plein de deuil et de consternation. Encore ne s'en rapportait-on pas à ces premiers agents; on en envoyait toujours d'autres pour trouver davantage, et les charges doublaient toujours, ceux-ci ne trouvant rien, mais ajoutant au hasard, pour ne pas paraître inutiles. Cependant les animaux diminuaient, les hommes mouraient, et l'on n'en payait pas moins l'impôt pour les morts[68]

Sur qui retombaient tant d'insultes et de vexations endurées par les hommes libres? Sur les esclaves, sur les colons ou cultivateurs dépendants, dont l'état devenait chaque jour plus voisin de l'esclavage. C'est à eux que les propriétaires rendaient tous les outrages, toutes les exactions dont les accablaient les agents impériaux. Leur misère et leur désespoir furent au comble à l'époque dont Lactance vient de nous tracer le tableau. Alors tous les serfs des Gaules prirent les armes sous le nom de Bagaudes[69]. En un instant ils furent maîtres de toutes les campagnes, brûlèrent plusieurs villes, et exercèrent plus de ravages que n'auraient pu faire les barbares. Ils s'étaient choisi deux chefs, Ælianus et Amandus, qui, selon une tradition, étaient chrétiens. Il ne serait pas étonnant que cette réclamation des droits naturels de l'homme eût été en partie inspirée par la doctrine de l'égalité chrétienne. L'empereur Maximien accabla ces multitudes indisciplinées. La colonne de Cussy, en Bourgogne, semble avoir été le monument de sa victoire[70]; mais longtemps encore après, Eumène nous parle des Bagaudes dans un de ses panégyriques. Idace mentionne plusieurs fois les Bagaudes de l'Espagne[71]. Salvien surtout déplore leur infortune: «Dépouillés par des juges de sang, ils avaient perdu les droits de la liberté romaine; ils ont perdu le nom de Romains. Nous leur imputons leur malheur, nous leur reprochons ce nom que nous leur avons fait. Comment sont-ils devenus Bagaudes, si ce n'est par notre tyrannie, par la perversité des juges, par leurs proscriptions et leurs rapines?»

Ces fugitifs contribuèrent sans doute à fortifier Carausius dans son usurpation de la Bretagne. Ce Ménapien (né près d'Anvers) avait été chargé d'arrêter avec une flotte les pirates francs qui passaient sans cesse en Bretagne; il les arrêtait, mais au retour, et profitait de leur butin. Découvert par Maximien, il se déclara indépendant en Bretagne, et resta pendant sept ans maître de cette province et du détroit.

L'avénement de Constantin et du christianisme fut une ère de joie et d'espérance. Né en Bretagne, comme son père, Constance Chlore[72], il était l'enfant, le nourrisson de la Bretagne et de la Gaule. Après la mort de son père, il réduisit le nombre de ceux qui payaient la capitation en Gaule de vingt-cinq mille à dix-huit mille[73]. L'armée avec laquelle il vainquit Maxence devait appartenir, en grande partie, à cette dernière province.

Les lois de Constantin sont celles d'un chef de parti qui se présente à l'Empire comme un libérateur, un sauveur: «Loin! s'écrie-t-il, loin du peuple les mains rapaces des agents fiscaux[74]! tous ceux qui ont souffert de leurs concussions peuvent en instruire les présidents des provinces. Si ceux-ci dissimulent, nous permettons à tous d'adresser leurs plaintes à tous les comtes de provinces ou au préfet du prétoire, s'il est dans le voisinage, afin qu'instruits de tels brigandages, nous les fassions expier par les supplices qu'ils méritent.»

Ces paroles ranimèrent l'Empire. La vue seule de la croix triomphante consolait déjà les cœurs. Ce signe de l'égalité universelle donnait une vague et immense espérance. Tous croyaient arrivée la fin de leurs maux.

Cependant le christianisme ne pouvait rien aux souffrances matérielles de la société. Les empereurs chrétiens n'y remédièrent pas mieux que leurs prédécesseurs. Tous les essais qui furent faits n'aboutirent qu'à montrer l'impuissance définitive de la loi. Que pouvait-elle, en effet, sinon tourner dans un cercle sans issue? Tantôt elle s'effrayait de la dépopulation, elle essayait d'adoucir le sort du colon, de le protéger contre le propriétaire[75], et le propriétaire criait qu'il ne pouvait plus payer l'impôt; tantôt elle abandonnait le colon, le livrait au propriétaire, l'enfonçait dans l'esclavage, s'efforçait de l'enraciner à la terre; mais le malheureux mourait ou fuyait, et la terre devenait déserte. Dès le temps d'Auguste, la grandeur du mal avait provoqué des lois qui sacrifiaient tout à l'intérêt de la population, même la morale[76]. Pertinax avait assuré la propriété et l'immunité des impôts pour dix ans à ceux qui occuperaient les terres désertes en Italie, dans les provinces et chez les rois alliés[77]. Aurélien l'imita. Probus fut obligé de transplanter de la Germanie des hommes et des bœufs pour cultiver la Gaule[78]. Il fit replanter les vignes arrachées par Domitien. Maximien et Constance Chlore transportèrent des Francs et d'autres Germains dans les solitudes du Hainaut, de la Picardie, du pays de Langres; et cependant la dépopulation augmentait dans les villes, dans les campagnes. Quelques citoyens cessaient de payer l'impôt: ceux qui restaient payaient d'autant plus. Le fisc, affamé et impitoyable, s'en prenait de tout déficit aux curiales, aux magistrats municipaux.

Si l'on veut se donner le spectacle d'une agonie de peuple, il faut parcourir l'effroyable code par lequel l'Empire essaye de retenir le citoyen dans la cité qui l'écrase, qui s'écroule sur lui. Les malheureux curiales, les derniers qui eussent encore un patrimoine[79] dans l'appauvrissement général, sont déclarés les esclaves, les serfs de la chose publique. Ils ont l'honneur d'administrer la cité, de répartir l'impôt à leurs risques et périls; tout ce qui manque est à leur compte[80]. Ils ont l'honneur de payer à l'empereur l'aurum coronarium. Ils sont l'amplissime sénat de la cité, l'ordre très-illustre de la curie[81]. Toutefois ils sentent si peu leur bonheur, qu'ils cherchent sans cesse à y échapper. Le législateur est obligé d'inventer tous les jours des précautions nouvelles pour fermer, pour barricader la curie. Étranges magistrats, que la loi est obligée de garder à vue, pour ainsi dire, et d'attacher à leur chaise curule[82]. Elle leur interdit de s'absenter, d'habiter la campagne, de se faire soldats, de se faire prêtres; ils ne peuvent entrer dans les ordres qu'en laissant leur bien à quelqu'un qui veuille bien être curiale à leur place. La loi ne les ménage pas: «Certains hommes lâches et paresseux désertent les devoirs de citoyens, etc., nous ne les libérerons qu'autant qu'ils mépriseront leur patrimoine. Convient-il que des esprits occupés de la contemplation divine conservent de l'attachement pour leurs biens?...»

L'infortuné curiale n'a pas même l'espoir d'échapper par la mort à la servitude. La loi poursuit même ses fils. Sa charge est héréditaire. La loi exige qu'il se marie, qu'il lui engendre et lui élève des victimes. Les âmes tombèrent alors de découragement. Une inertie mortelle se répandit dans tout le corps social. Le peuple se coucha par terre de lassitude et de désespoir, comme la bête de somme se couche sous les coups et refuse de se relever. En vain les empereurs essayèrent, par des offres d'immunités, d'exemptions, de rappeler le cultivateur sur son champ abandonné[83]. Rien n'y fit. Le désert s'étendit chaque jour. Au commencement du Ve siècle, il y avait dans l'heureuse Campanie, la meilleure province de tout l'Empire, cinq cent vingt-huit mille arpents en friche.

Tel fut l'effroi des empereurs à l'aspect de cette désolation qu'ils essayèrent d'un moyen désespéré. Ils se hasardèrent à prononcer le mot de liberté. Gratien exhorta les provinces à former des assemblées, Honorius essaya d'organiser celles de la Gaule[84], il engagea, pria, menaça, prononça des amendes contre ceux qui ne s'y rendraient pas. Tout fut inutile, rien ne réveilla le peuple engourdi sous la pesanteur de ses maux. Déjà il avait tourné ses regards d'un autre côté. Il ne s'inquiétait plus d'un empereur impuissant pour le bien comme pour le mal. Il n'implorait plus que la mort, tout au moins la mort sociale et l'invasion des barbares[85]. «Ils appellent l'ennemi, disent les auteurs du temps, ils ambitionnent la captivité... Nos frères qui se trouvent chez les barbares se gardent bien de revenir; ils nous quitteraient plutôt pour aller les joindre; et l'on est étonné que tous les pauvres n'en fassent pas autant, mais c'est qu'ils ne peuvent emporter avec eux leurs petites habitations.»

Viennent donc les barbares. La société antique est condamnée. Le long ouvrage de la conquête, de l'esclavage, de la dépopulation, est près de son terme. Est-ce à dire pourtant que tout cela se soit accompli en vain, que cette dévorante Rome ne laisse rien sur le sol gaulois d'où elle va se retirer? Ce qui y reste d'elle est en effet immense. Elle y laisse l'organisation, l'administration. Elle y a fondé la cité; la Gaule n'avait auparavant que des villages, tout au plus des villes. Ces théâtres, ces cirques, ces aqueducs, ces voies que nous admirons encore, sont le durable symbole de la civilisation fondée par les Romains, la justification de leur conquête de la Gaule. Telle est la force de cette organisation, qu'alors même que la vie paraîtra s'en éloigner, alors que les barbares sembleront près de la détruire, ils la subiront malgré eux. Il leur faudra, bon gré, mal gré, habiter sous ces voûtes invincibles qu'ils ne peuvent ébranler; ils courberont la tête, et recevront encore, tout vainqueurs qu'ils sont, la loi de Rome vaincue. Ce grand nom d'Empire, cette idée de l'égalité sous un monarque, si opposée au principe aristocratique de la Germanie, Rome l'a déposée sur cette terre. Les rois barbares vont en faire leur profit. Cultivée par l'Église, accueillie dans la tradition populaire, elle fera son chemin par Charlemagne et par saint Louis. Elle nous amènera peu à peu à l'anéantissement de l'aristocratie, à l'égalité, à l'équité des temps modernes.

Voilà pour l'ordre civil. Mais à côté de cet ordre un autre s'est établi, qui doit le recueillir et le sauver pendant la tempête de l'invasion barbare. Le titre romain de defensor civitatis va partout passer aux évêques. Dans la division des diocèses ecclésiastiques subsiste celle des diocèses impériaux. L'universalité impériale est détruite, mais l'universalité catholique apparaît. La primatie de Rome commence à poindre confuse et obscure[86]. Le monde du moyen âge se maintiendra et s'ordonnera par l'Église; sa hiérarchie naissante est un cadre sur lequel tout se place ou se modèle. À elle, l'ordre extérieur et la vie intérieure. Celle-ci est surtout dans les moines. L'ordre de Saint-Benoît donne au monde ancien, usé par l'esclavage, le premier exemple du travail accompli par des mains libres[87]. Pour la première fois, le citoyen, humilié par la ruine de la cité, abaisse les regards sur cette terre qu'il avait méprisée. Cette grande innovation du travail libre et volontaire sera la base de l'existence moderne.

L'idée même de la personnalité libre, qui nous apparaissait confuse dans la barbarie guerrière des clans galliques, plus distincte dans le druidisme, dans sa doctrine d'immortalité, éclate au Ve siècle. Le Breton[88] Pélage pose la loi de la philosophie celtique, la loi suivie par Jean l'Érigène (l'Irlandais), le Breton Abailard et le Breton Descartes. Voyons comment fut amené ce grand événement. Nous ne pouvons l'expliquer qu'en esquissant l'histoire du christianisme gaulois.

Depuis que la Gaule, introduite par Rome dans la grande communauté des nations, avait pris part à la vie générale du monde, on pouvait craindre qu'elle ne s'oubliât elle-même, qu'elle ne devînt toute Grèce, toute Italie. Dans les villes gauloises on aurait en effet cherché la Gaule. Sous ces temples grecs, sous ces basiliques romaines, que devenait l'originalité du pays? Cependant hors des villes, et surtout en s'avançant vers le Nord, dans ces vastes contrées où les villes devenaient plus rares, la nationalité subsistait encore. Le druidisme proscrit s'était réfugié dans les campagnes, dans le peuple[89]. Pescennius Niger, pour plaire aux Gaulois, ressuscita, dit-on, de vieux mystères, qui sans doute étaient ceux du druidisme. Une femme druide promit l'empire à Dioclétien. Une autre, lorsque Alexandre Sévère préparait une nouvelle attaque contre l'île druidique, la Bretagne, se présenta sur son passage, et lui cria en langue gauloise: «Va, mais n'espère point la victoire, et ne te fie point à tes soldats.» La langue et la religion nationales n'avaient donc pas péri. Elles dormaient silencieuses sous la culture romaine, en attendant le christianisme.

Quand celui-ci parut au monde, quand il substitua au Dieu-nature le Dieu-homme, et à la place de la triste ivresse des sens, dont l'ancien culte avait fatigué l'humanité, les sérieuses voluptés de l'âme et les joies du martyre, chaque peuple accueillit la nouvelle croyance selon son génie. La Gaule la reçut avidement, sembla la reconnaître et retrouver son bien. La place du druidisme était chaude encore: ce n'était pas chose nouvelle en Gaule que la croyance à l'immortalité de l'âme. Les druides aussi semblent avoir enseigné un médiateur. Aussi ces peuples se précipitèrent-ils dans le christianisme. Nulle part il ne compta plus de martyrs. Le Grec d'Asie, saint Pothin (ποθεινὸς, l'homme du désir?), disciple du plus mystique des apôtres, fonda la mystique Église de Lyon, métropole religieuse des Gaules[90]. On y montre encore les catacombes et la hauteur où monta le sang des dix-huit mille martyrs. De ces martyrs, le plus glorieux fut une femme, une esclave (sainte Blandine).

Le christianisme se répandit plus lentement dans le Nord, surtout dans les campagnes. Au IVe siècle encore saint Martin y trouvait à convertir des peuplades entières, et des temples à renverser[91]. Cet ardent missionnaire devint comme un Dieu pour le peuple. L'Espagnol Maxime, qui avait conquis la Gaule avec une armée de Bretons, ne crut pouvoir s'affermir qu'en appelant saint Martin auprès de lui. L'impératrice le servit à table. Dans sa vénération idolâtrique pour le saint homme, elle allait jusqu'à ramasser et manger ses miettes. Ailleurs, on voit des vierges, dont il avait visité le monastère, baiser et lécher la place où il avait posé les mains. Sa route était partout marquée par des miracles. Mais ce qui recommande à jamais sa mémoire, c'est qu'il fit les derniers efforts pour sauver les hérétiques que Maxime voulait sacrifier au zèle sanguinaire des évêques[92]. Les pieuses fraudes ne lui coûtèrent rien, il trompa, il mentit, il compromit sa réputation de sainteté; pour nous, cette charité héroïque est le signe auquel nous le reconnaissons pour un saint.

Plaçons à côté de saint Martin l'archevêque de Milan, saint Ambroise, né à Trèves, et qu'on peut à ce titre compter pour Gaulois. On sait avec quelle hauteur ce prêtre intrépide ferma l'Église à Théodose, après le massacre de Thessalonique.

L'Église gauloise ne s'honora pas moins par la science que par le zèle et la charité. La même ardeur avec laquelle elle versait son sang pour le christianisme, elle la porta dans les controverses religieuses. L'Orient et la Grèce, d'où le christianisme était sorti, s'efforçaient de le ramener à eux, si je puis dire, et de le faire rentrer dans leur sein. D'un côté les sectes gnostiques et manichéennes le rapprochaient du parsisme; elles réclamaient part dans le gouvernement du monde pour Ahriman ou Satan, et voulaient obliger le Christ à composer avec le principe du mal. De l'autre, les platoniciens faisaient du monde l'ouvrage d'un Dieu inférieur, et les ariens, leurs disciples, voyaient dans le fils un être dépendant du père. Les manichéens auraient fait du christianisme une religion toute orientale, les ariens une pure philosophie. Les Pères de l'Église gauloise les attaquèrent également. Au IIIe siècle, saint Irénée écrivit contre les gnostiques: De l'Unité du gouvernement du monde. Au IVe, saint Hilaire de Poitiers soutint pour la consubstantialité du Fils et du Père une lutte héroïque, souffrit l'exil comme Athanase, et languit plusieurs années dans la Phrygie, tandis qu'Athanase se réfugiait à Trèves près de saint Maximin, évêque de cette ville, et natif aussi de Poitiers. Saint Jérôme n'a pas assez d'éloges pour saint Hilaire. Il trouve en lui la grâce hellénique et «la hauteur du cothurne gaulois.» Il l'appelle «le Rhône de la langue latine.» «L'Église chrétienne, dit-il encore, a grandi et crû à l'ombre de deux arbres, saint Hilaire et saint Cyprien (la Gaule et l'Afrique).»

Jusque-là l'Église gauloise suit le mouvement de l'Église universelle; elle s'y associe. La question du manichéisme est celle de Dieu et du monde; celle de l'arianisme est celle du Christ, de l'Homme-Dieu. La polémique va descendre à l'homme même, et c'est alors que la Gaule prendra la parole en son nom. À l'époque même où elle vient de donner à Rome l'empereur auvergnat Avitus, où l'Auvergne sous les Ferréol et les Appolinaire semble vouloir former une puissance indépendante entre les Goths déjà établis au Midi, et les Francs qui vont venir du Nord; à cette époque, dis-je, la Gaule réclame aussi une existence indépendante dans la sphère de la pensée. Elle prononce par la bouche de Pélage ce grand nom de la Liberté humaine que l'Occident ne doit plus oublier.

Pourquoi y a-t-il du mal au monde? Voilà le point de départ de cette dispute[93]. Le manichéisme oriental répond: Le mal est un Dieu, c'est-à-dire un principe inconnu. C'est ne rien répondre, et donner son ignorance pour explication. Le christianisme répond: Le mal est sorti de la liberté humaine, non pas de l'homme en général, mais de tel homme, d'Adam, que Dieu punit dans l'humanité qui en est sortie.

Cette solution ne satisfit qu'incomplétement les logiciens de l'école d'Alexandrie. Le grand Origène en souffrit cruellement. On sait que ce martyr volontaire, ne sachant comment échapper à la corruption innée de la nature humaine, eut recours au fer et se mutila. Il est plus facile de mutiler la chair que de mutiler la volonté. Ne pouvant se résigner à croire qu'une faute dure dans ceux qui ne l'ont pas commise, ne voulant point accuser Dieu, craignant de le trouver auteur du mal, et de rentrer ainsi dans le manichéisme, il aima mieux supposer que les âmes avaient péché dans une existence antérieure, et que les hommes étaient des anges tombés[94]. Si chaque homme est responsable pour lui-même, s'il est l'auteur de sa chute, il faut qu'il le soit de son expiation, de sa rédemption, qu'il remonte à Dieu par la vertu. «Que Christ soit devenu Dieu, disait le disciple d'Origène, le maître de Pélage, l'audacieux Théodore de Mopsueste, je ne lui envie rien en cela; ce qu'il est devenu, je puis le devenir par les forces de ma nature.»

Cette doctrine, toute empreinte de l'héroïsme grec et de l'énergie stoïcienne, s'introduisit sans peine dans l'Occident, où elle fût née sans doute d'elle-même. Le génie celtique, qui est celui de l'individualité, sympathise profondément avec le génie grec. L'Église de Lyon fut fondée par les Grecs, ainsi que celle d'Irlande. Le clergé d'Irlande et d'Écosse n'eut pas d'autre langue pendant longtemps. Jean le Scott ou l'Irlandais renouvela les doctrines alexandrines au temps de Charles le Chauve. Nous suivrons ailleurs l'histoire de l'Église celtique.

L'homme qui proclama, au nom de cette Église, l'indépendance de la moralité humaine, ne nous est connu que par le surnom grec Pélagios (l'Armoricain, c'est-à-dire l'homme des rivages de la mer[95]). On ne sait si c'était un laïque ou un moine. On avoue que sa vie était irréprochable. Son ennemi, saint Jérôme, représente ce champion de la liberté comme un géant, il lui attribua la force, la taille, les épaules de Milon le Crotoniate. Il parlait avec peine, et pourtant sa parole était puissante[96]. Obligé par l'invasion des barbares de se réfugier dans l'Orient, il y enseigna ses doctrines et fut attaqué par ses anciens amis, saint Jérôme et saint Augustin. Dans la réalité, Pélage, en niant le péché originel[97], rendait la rédemption inutile et supprimait le christianisme[98]. Saint Augustin, qui avait passé sa vie jusque-là à soutenir la liberté contre le fatalisme manichéen, en employa le reste à combattre la liberté, à la briser sous la grâce divine, au risque de l'anéantir. Le docteur africain fonda, dans ses écrits contre Pélage, ce fatalisme mystique, qui devait se reproduire tant de fois au moyen âge, surtout dans l'Allemagne, où il fut proclamé par Gotteschalk, Tauler, et tant d'autres, jusqu'à ce qu'il vainquît par Luther.

Ce n'était pas sans raison que le grand évêque d'Hippone, le chef de l'Église chrétienne, luttait si violemment contre Pélage. Réduire le christianisme à n'être qu'une philosophie, c'est le rendre moins puissant. Qu'eût servi le sec rationalisme des pélagiens, à l'approche de l'invasion germanique? Ce n'était pas cette fière théorie de la liberté qu'il fallait prêcher aux conquérants de l'Empire, mais la dépendance de l'homme et la toute-puissance de Dieu.

Aussi le pélagianisme, accueilli d'abord avec faveur, et même par le pape de Rome, fut bientôt vaincu par la grâce. En vain il fit des concessions, et prit en Provence la forme adoucie du semi-pélagianisme, essayant d'accorder et de faire concourir la liberté humaine et la grâce divine[99]. Malgré la sainteté du Breton Faustus[100], évêque de Riez, malgré le renom des évêques d'Arles, et la gloire de cet illustre monastère de Lérins[101], qui donna à l'Église douze archevêques, douze évêques et plus de cent martyrs, le mysticisme triompha. À l'approche des barbares, les disputes cessèrent, les écoles se fermèrent et se turent. C'était de foi, de simplicité, de patience que le monde avait alors besoin. Mais le germe était déposé, il devait fructifier dans son temps.

ÉCLAIRCISSEMENTS
SUR LA LÉGENDE DE SAINT MARTIN. (Voy. p. 119.)

Cette légende du saint le plus populaire de la France nous semble mériter d'être rapportée presque entièrement, comme étant l'une des plus anciennes, et de plus écrite par un contemporain; ajoutez qu'elle a servi de type à une foule d'autres.

Ex Sulpicii Severi Vita B. Martini:

Saint Martin naquit à Sabaria en Pannonie, mais il fut élevé en Italie, près du Tessin; ses parents n'étaient pas des derniers selon le monde, mais pourtant païens. Son père fut d'abord soldat, puis tribun. Lui-même, dans sa jeunesse, suivit la carrière des armes, contre son gré, il est vrai, car dès l'âge de dix ans il se réfugia dans l'église et se fit admettre parmi les catéchumènes; il n'avait que douze ans, qu'il voulait déjà mener la vie du désert, et il eût accompli son vœu, si la faiblesse de l'enfance le lui eût permis... Un édit impérial ordonna d'enrôler les fils de vétérans; son père le livra; il fut enlevé, chargé de chaînes, et engagé dans le serment militaire. Il se contenta pour sa suite d'un seul esclave, et souvent c'était le maître qui servait; il lui déliait sa chaussure et le lavait de ses propres mains; leur table était commune... Telle était sa tempérance, qu'on le regardait déjà, non comme un soldat, mais comme un moine.

«Pendant un hiver plus rude que d'ordinaire, et qui faisait mourir beaucoup de monde, il rencontre à la porte d'Amiens un pauvre tout nu; le misérable suppliait tous les passants, et tous se détournaient. Martin n'avait que son manteau; il avait donné tout le reste; il prend son épée, le coupe en deux et en donne la moitié au pauvre. Quelques-uns des assistants se mirent à rire de le voir ainsi demi-vêtu et comme écourté... Mais la nuit suivante Jésus-Christ lui apparut couvert de cette moitié de manteau dont il avait revêtu le pauvre.

«Lorsque les barbares envahirent la Gaule, l'empereur Julien rassembla son armée et fit distribuer le donativum... Quand ce fut au tour de Martin: «Jusqu'ici, dit-il à César, je t'ai servi; permets-moi de servir Dieu; je suis soldat du Christ, je ne puis plus combattre... Si l'on pense que ce n'est pas foi, mais lâcheté, je viendrai demain sans armes au premier rang; et au nom de Jésus, mon Seigneur, protégé par le signe de la croix, je pénétrerai sans crainte dans les bataillons ennemis.» Le lendemain l'ennemi envoie demander la paix, se livrant corps et biens. Qui pourrait douter que ce fût là une victoire du saint, qui fut ainsi dispensé d'aller sans armes au combat?

«En quittant les drapeaux, il alla trouver saint Hilaire, évêque de Poitiers, qui voulut le faire diacre... mais Martin refusa, se déclarant indigne; et l'évêque, voyant qu'il fallait lui donner des fonctions qui parussent humiliantes, le fit exorciste... Peu de temps après, il fut averti en songe de visiter, par charité religieuse, sa patrie et ses parents, encore plongés dans l'idolâtrie, et saint Hilaire voulut qu'il partît, en le suppliant avec larmes de revenir. Il partit donc, mais triste, dit-on, et après avoir prédit à ses frères qu'il éprouverait bien des traverses. Dans les Alpes, en suivant des sentiers écartés, il rencontra des voleurs... L'un d'eux l'emmena les mains liées derrière le dos... mais il lui prêcha la parole de Dieu, et le voleur eut foi: depuis, il mena une vie religieuse, et c'est de lui que je tiens cette histoire. Martin continuant sa route, comme il passait près de Milan, le diable s'offrit à lui sous forme humaine, et lui demanda où il allait; et comme Martin lui répondit qu'il allait où l'appelait le Seigneur, il lui dit: «Partout où tu iras, et quelque chose que tu entreprennes, le diable se jettera à la traverse.» Martin répondit ces paroles prophétiques: «Dieu est mon appui, je ne craindrai pas ce que l'homme peut faire.» Aussitôt l'ennemi s'évanouit de sa présence.—Il fit abjurer à sa mère l'erreur du paganisme; son père persévéra dans le mal.—Ensuite, l'hérésie arienne s'étant propagée par tout le monde, et surtout en Illyrie, il combattit seul avec courage la perfidie des prêtres, et souffrit mille tourments (il fut frappé de verges et chassé de la ville)... Enfin il se retira à Milan, et s'y bâtit un monastère.—Chassé par Auxentius, le chef des ariens, il se réfugia dans l'île Gallinaria, où il vécut longtemps de racines.

«Lorsque saint Hilaire revint de l'exil, il le suivit, et se bâtit un monastère près de la ville. Un catéchumène se joignit à lui... Pendant l'absence de saint Martin, il vint à mourir, et si subitement, qu'il quitta ce monde sans baptême... Saint Martin accourt pleurant et gémissant.—Il fait sortir tout le monde, se couche sur les membres inanimés de son frère... Lorsqu'il eut prié quelque temps, à peine deux heures s'étaient écoulées; il vit le mort agiter peu à peu tous ses membres et palpiter ses paupières rouvertes à la lumière. Il vécut encore plusieurs années.

«On le demandait alors pour le siége épiscopal de Tours; mais, comme on ne pouvait l'arracher de son monastère, un des habitants, feignant que sa femme était malade, vint se jeter aux pieds du saint, et obtint qu'il sortît de sa cellule. Au milieu de groupes d'habitants disposés sur la route, on le conduisit sous escorte jusqu'à la ville. Une foule innombrable était venue des villes d'alentour pour donner son suffrage. Un petit nombre cependant, et quelques-uns des évêques, refusaient Martin avec une obstination impie: «C'était un homme de rien, indigne de l'épiscopat, et de pauvre figure, avec ses habits misérables et ses cheveux en désordre.»... Mais, en l'absence du lecteur, un des assistants, prenant le psautier, s'arrête au premier verset qu'il rencontre, c'était le psaume: Ex ore infantium et lactentium perfecisti laudem, ut destruas inimicum et defensorem. Le principal adversaire de Martin s'appelait précisément Defensor. Aussitôt un cri s'élève parmi le peuple, et les ennemis du saint sont confondus.

«Non loin de la ville était un lieu consacré par une fausse opinion comme une sépulture de martyr. Les évêques précédents y avaient même élevé un autel... Martin, debout près du tombeau, pria Dieu de lui révéler quel était le martyr, et ses mérites. Alors il vit à sa gauche une ombre affreuse et terrible. Il lui ordonne de parler: elle s'avoue pour l'ombre d'un voleur mis à mort pour ses crimes, et qui n'a rien de commun avec un martyr. Martin fit détruire l'autel.

«Un jour il rencontra le corps d'un gentil qu'on portait au tombeau avec tout l'appareil de funérailles superstitieuses; il en était éloigné de près de cinq cents pas, et ne pouvait guère distinguer ce qu'il apercevait. Cependant, comme il voyait une troupe de paysans, et que les linges jetés sur le corps voltigeaient agités par le vent, il crut qu'on allait accomplir les profanes cérémonies des sacrifices; parce que c'était la coutume des paysans gaulois de promener à travers les campagnes, par une déplorable folie, les images des démons couvertes de voiles blancs[102]. Il élève donc le signe de la croix, et commande à la troupe de s'arrêter et de déposer son fardeau. Ô prodige! vous eussiez vu les misérables demeurer d'abord roides comme la pierre. Puis, comme ils s'efforçaient pour avancer, ne pouvant faire un pas, ils tournaient ridiculement sur eux-mêmes; enfin, accablés par le poids du cadavre, ils déposent leur fardeau, et se regardent les uns les autres, consternés et se demandant à eux-mêmes ce qui leur arrivait. Mais le saint homme, s'étant aperçu que ce cortége s'était réuni pour des funérailles et non pour un sacrifice, éleva de nouveau la main et leur permit de s'en aller et d'enlever le corps.

«Comme il avait détruit dans un village un temple très-antique, et qu'il voulait couper un pin qui en était voisin, les prêtres du lieu et le reste des païens s'y opposèrent... «Si tu as, dirent-ils, quelque confiance en ton Dieu, nous couperons nous-même cet arbre, reçois-le dans sa chute, et si ton Seigneur est comme tu le dis avec toi, tu en réchapperas...» Comme donc le pin penchait tellement d'un côté qu'on ne pouvait douter à quel endroit il tomberait, on y amena le saint, garrotté... Déjà le pin commençait à chanceler et à menacer ruine; les moines regardaient de loin et pâlissaient. Mais Martin, intrépide, lorsque l'arbre avait déjà craqué, au moment où il tombait et se précipitait sur lui, lui oppose le signe de salut. L'arbre se releva comme si un vent impétueux le repoussait, et alla tomber de l'autre côté, si bien qu'il faillit écraser la foule qui s'était crue à l'abri de tout péril.

«Comme il voulait renverser un temple rempli de toutes les superstitions païennes, dans le village de Leprosum (le Loroux). une multitude de gentils s'y opposa, et le repoussa avec outrage. Il se retira donc dans le voisinage, et là, pendant trois jours, sous le cilice et la cendre, toujours jeûnant et priant, il supplia le Seigneur que, puisque la main d'un homme ne pouvait renverser ce temple, la vertu divine vînt le détruire. Alors deux anges s'offrirent à lui, avec la lance et le bouclier, comme des soldats de la milice céleste; ils se disent envoyés de Dieu pour dissiper les paysans ameutés, défendre Martin, et empêcher personne de s'opposer à la destruction du temple. Il revient, et, à la vue des paysans immobiles, il réduit en poussière les autels et les idoles... Presque tous crurent en Jésus-Christ.

«Plusieurs évêques s'étaient réunis de divers endroits auprès de l'empereur Maxime, homme d'un caractère violent. Martin, souvent invité à sa table, s'abstint d'y aller, disant qu'il ne pouvait être le convive de celui qui avait dépouillé deux empereurs, l'un de son trône, l'autre de sa vie. Cédant enfin aux raisons que donna Maxime ou à ses instances réitérées, il se rendit à son invitation. Au milieu du festin, selon la coutume, un esclave présenta la coupe à l'empereur. Celui-ci la fit offrir au saint évêque, afin de se procurer le bonheur de la recevoir de sa main. Mais Martin, lorsqu'il eut bu, passa la coupe à son prêtre, persuadé sans doute que personne ne méritait davantage de boire après lui. Cette préférence excita tellement l'admiration de l'empereur et des convives, qu'ils virent avec plaisir cette action même, par laquelle le saint paraissait les dédaigner. Martin prédit longtemps avant à Maxime que, s'il allait en Italie, selon son désir, pour y faire la guerre à Valentinien, il serait vainqueur dans la première rencontre, mais que bientôt il périrait. C'est en effet ce que nous avons vu.

«On sait aussi qu'il reçut très-souvent la visite des anges, qui venaient converser devant lui. Il avait le diable si fréquemment sous les yeux, qu'il le voyait sous toutes les formes. Comme celui-ci était convaincu qu'il ne pouvait lui échapper, il l'accablait souvent d'injures, ne pouvant réussir à l'embarrasser dans ses piéges. Un jour, tenant à la main une corne de bœuf ensanglantée, il se précipita avec fracas vers sa cellule, et lui montrant son bras dégouttant de sang et se glorifiant d'un crime qu'il venait de commettre: «Martin, dit-il, où est donc ta vertu? Je viens de tuer un des tiens.» Le saint homme réunit ses frères, leur raconte ce que le diable lui a appris, leur ordonne de chercher dans toutes les cellules afin de découvrir la victime. On vint lui dire qu'il ne manquait personne parmi les moines, mais qu'un malheureux mercenaire, qu'on avait chargé de voiturer du bois, était gisant auprès de la forêt. Il envoie à sa rencontre. On trouve non loin du monastère ce paysan à demi-mort. Bientôt après il avait cessé de vivre. Un bœuf l'avait percé d'un coup de corne dans l'aine.

«Le diable lui apparaissait souvent sous les formes les plus diverses. Tantôt il prenait les traits de Jupiter, tantôt ceux de Mercure, d'autres fois aussi ceux de Vénus et de Minerve. Martin, toujours ferme, s'armait du signe de la croix et du secours de la prière. Un jour, le démon parut précédé et environné lui-même d'une lumière éclatante, afin de le tromper plus aisément par cette splendeur empruntée: il était revêtu d'un manteau royal, le front ceint d'un diadème d'or et de pierreries, sa chaussure brodée d'or, le visage serein et plein de gaieté. Dans cette parure, qui n'indiquait rien moins que le diable, il vint se placer dans la cellule du saint pendant qu'il était en prière. Au premier aspect, Martin fut consterné, et ils gardèrent tous les deux un long silence. Le diable le rompit le premier: «Martin, dit-il, reconnais celui qui est devant toi. Je suis le Christ. Avant de descendre sur la terre, j'ai d'abord voulu me manifester à toi.» Martin se tut et ne fit aucune réponse. Le diable reprit audacieusement: «Martin, pourquoi hésites-tu à croire lorsque tu vois? Je suis le Christ.—Jamais, reprit Martin, notre Seigneur Jésus-Christ n'a prédit qu'il viendrait avec la pourpre et le diadème. Pour moi, je ne croirai pas à la venue du Christ si je ne le vois tel qu'il fut dans sa Passion, portant sur son corps les stigmates de la croix.» À ces mots, le diable se dissipe tout à coup comme de la fumée, laissant la cellule remplie d'une affreuse puanteur. Je tiens ce récit de la bouche même de Martin; ainsi que personne ne le prenne pour une fable.

«Car sur le bruit de sa religion, brûlant du désir de le voir, et aussi d'écrire son histoire, nous avons entrepris, pour l'aller trouver, un voyage qui nous a été agréable. Il ne nous a entretenus que de l'abandon qu'il fallait faire des séductions de ce monde, et du fardeau du siècle pour suivre d'un pas libre et léger notre Seigneur Jésus-Christ. Oh! quelle gravité, quelle dignité il y avait dans ses paroles et dans sa conversation! Quelle force, quelle facilité merveilleuse pour résoudre les questions qui touchent les divines Écritures! Jamais le langage ne peindra cette persévérance et cette rigueur dans le jeûne et dans l'abstinence, cette puissance de veille et de prière, ces nuits passées comme les jours, cette constance à ne rien accorder au repos ni aux affaires, à ne laisser dans sa vie aucun instant qui ne fût employé à l'œuvre de Dieu; à peine même consacrait-il aux repas et au sommeil le temps que la nature exigeait. Ô homme vraiment bienheureux, si simple de cœur, ne jugeant personne, ne condamnant personne, ne rendant à personne le mal pour le mal! Et, en effet, il s'était armé contre toutes les injures d'une telle patience, que, bien qu'il occupât le plus haut rang dans la hiérarchie, il se laissait outrager impunément par les moindres clercs, sans pour cela leur ôter leurs places ou les exclure de sa charité. Personne ne le vit jamais irrité, personne ne le vit troublé, personne ne le vit s'affliger, personne ne le vit rire; toujours le même, et portant sur son visage une joie céleste, en quelque sorte, il semblait supérieur à la nature humaine. Il n'avait à la bouche que le nom du Christ, il n'avait dans le cœur que la piété, la paix, la miséricorde. Le plus souvent même il avait coutume de pleurer pour les péchés de ceux qui le calomniaient, et qui, dans la solitude de sa retraite, le blessaient de leur venin et de leur langue de vipère.

«Pour moi, j'ai la conscience d'avoir été guidé dans ce récit par ma conviction et par l'amour de Jésus-Christ. Je puis me rendre ce témoignage que j'ai rapporté des faits notoires et que j'ai dit la vérité.»

Ex Sulpicii Severi Historiâ sacrâ, lib. II:

«Un certain Marcus de Memphis apporta d'Égypte en Espagne la pernicieuse hérésie des gnostiques. Il eut pour disciples une femme de haut rang, Agape, et le rhéteur Helpidus. Priscillien reçut leurs leçons... Peu à peu le venin de cette erreur gagna la plus grande partie de l'Espagne. Plusieurs évêques en furent même atteints, entre autres Instantius et Salvianus... L'évêque de Cordoue les dénonça à Idace, évêque de la ville de Merida... Un synode fut assemblé à Saragosse, et on y condamna, quoique absents les évêques Instantius et Salvianus, avec les laïques Helpidus et Priscillien. Ithacius fut chargé de la promulgation de la sentence... Après de longs et tristes débats, Idace obtint de l'empereur Gratien un rescrit qui bannit de toute terre les hérétiques... Lorsque Maxime eut pris la pourpre et fut entré vainqueur à Trèves, il le pressa de prières et de dénonciations contre Priscillien et ses complices: l'empereur ordonna d'amener au synode de Bordeaux tous ceux qu'avait infectés l'hérésie. Ainsi furent amenés Instantius et Priscillien (Salvianus était mort). Les accusateurs Idace et Ithacius les suivirent. J'avoue que les accusateurs me sont plus odieux pour leurs violences que les coupables eux-mêmes. Cet Ithacius était plein d'audace et de vaines paroles, effronté, fastueux, livré aux plaisirs de la table... Le misérable osa accuser du crime d'hérésie l'évêque Martin, un nouvel apôtre! Car Martin, se trouvant alors à Trèves, ne cessait de poursuivre Ithacius pour qu'il abandonnât l'accusation, de supplier Maxime qu'il ne répandit point le sang de ces infortunés: c'était assez que la sentence épiscopale chassât de leurs siéges les hérétiques; et ce serait un crime étrange et inouï qu'un juge séculier jugeât la cause de l'Église. Enfin, tant que Martin fut à Trèves, on ajourna le procès; et, lorsqu'il fut sur le point de partir, il arracha à Maxime la promesse qu'on ne prendrait contre les accusés aucune mesure sanglante.»

Ex Sulpicii Severi Dialogo III:

«Sur l'avis des évêques assemblés à Trèves, l'empereur Maxime avait décrété que des tribuns seraient envoyés en armes dans l'Espagne, avec de pleins pouvoirs pour rechercher les hérétiques, et leur ôter la vie et leurs biens. Nul doute que cette tempête n'eût enveloppé aussi une multitude d'hommes pieux; la distinction n'étant pas facile à faire, car on s'en rapportait aux yeux, et on jugeait d'un hérétique sur sa pâleur ou son habit, plutôt que sur sa foi. Les évêques sentaient que cette mesure ne plairait pas à Martin; ayant appris qu'il arrivait, ils obtinrent de l'empereur l'ordre de lui interdire l'approche de la ville s'il ne promettait de s'y tenir en paix avec les évêques. Il éluda adroitement cette demande, et promit de venir en paix avec Jésus-Christ. Il entra de nuit, et se rendit à l'église pour prier; le lendemain il vient au palais... Les évêques se jettent aux genoux de l'empereur, le suppliant avec larmes de ne pas se laisser entraîner à l'influence d'un seul homme... L'empereur chassa Martin de sa présence. Et bientôt il envoya des assassins tuer ceux pour qui le saint homme avait intercédé. Dès que Martin l'apprit, c'était la nuit, il court au palais. Il promet que, si on fait grâce, il communiera avec les évêques, pourvu qu'on rappelle les tribuns déjà expédiés pour la destruction des églises d'Espagne. Aussitôt Maxime accorda tout. Le lendemain... Martin se présenta à la communion, aimant mieux céder à l'heure qu'il était que d'exposer ceux dont la tête était sous le glaive. Cependant les évêques eurent beau faire tous leurs efforts pour qu'il signât cette communion, ils ne purent l'obtenir. Le jour suivant, il sortit de la ville, et il s'en allait au milieu de la route, triste et gémissant de ce qu'il s'était mêlé un instant à une communion coupable; non loin du bourg qu'on appelle Andethanna, où la vaste solitude des forêts offre des retraites ignorées, il laissa ses compagnons marcher quelques pas en avant, et s'assit, roulant dans son esprit, justifiant et blâmant tour à tour le motif de sa douleur et de sa conduite. Tout à coup lui apparut un ange. «Tu as raison, Martin, lui dit-il, de t'affliger et de te frapper la poitrine; mais tu ne pouvais t'en tirer autrement. Reprends courage; raffermis-toi le cœur, ne va pas risquer maintenant non plus seulement ta gloire, mais ton salut.» Depuis ce jour, il se garda bien de se mêler à la communion des partisans d'Ithacius. Du reste, comme il guérissait les possédés plus rarement qu'autrefois, et avec moins de puissance, il se plaignait à nous avec larmes que, par la souillure de cette communion à laquelle il s'était mêlé un seul instant, par nécessité et non de son propre mouvement, il sentait languir sa vertu. Il vécut encore seize ans, n'alla plus à aucun synode, et s'interdit d'assister à aucune assemblée d'évêques.»

Ex Sulpicii Severi Dialogo II:

«Comme nous lui faisions quelques questions sur la fin du monde, il nous dit: Néron et l'Antichrist viendront après; Néron régnera en Occident sur dix rois vaincus, et exercera la persécution jusqu'à faire adorer les idoles des gentils. Mais l'Antichrist s'emparera de l'empire d'Orient; il aura pour siége de son royaume et pour capitale Jérusalem; par lui la ville et le temple seront réparés. La persécution qu'il exercera, ce sera de faire renier Jésus-Christ notre Seigneur, en se donnant lui-même pour le Christ, et de forcer tous les hommes de se faire circoncire selon la loi. Moi-même enfin, je serai tué par l'Antichrist, et il réduira sous sa puissance tout l'univers et toutes les nations: jusqu'à ce que l'arrivée du Christ écrase l'impie. On ne saurait douter, ajouta-t-il, que l'Antichrist, conçu de l'esprit malin, ne fût maintenant enfant, et qu'une fois sorti de l'adolescence il ne prît l'Empire.»

CHAPITRE IV
RÉCAPITULATION—SYSTÈMES DIVERS—INFLUENCE DES RACES INDIGÈNES, DES RACES ÉTRANGÈRES—SOURCES CELTIQUES ET LATINES DE LA LANGUE FRANÇAISE—DESTINÉE DE LA RACE CELTIQUE

Le génie helléno-celtique s'est révélé par Pélage dans la philosophie religieuse; c'est celui du moi indépendant, de la personnalité libre. L'élément germanique, de nature toute différente, va venir lutter contre, l'obliger ainsi de se justifier, de se développer, de dégager tout ce qui est en lui. Le moyen âge est la lutte; le temps moderne est la victoire.

Mais avant d'amener les Allemands sur le sol de la Gaule, et d'assister à ce nouveau mélange, j'ai besoin de revenir sur tout ce qui précède, d'évaluer jusqu'à quel point les races diverses établies sur le sol gaulois avaient pu modifier le génie primitif de la contrée, de chercher pour combien ces races avaient contribué dans l'ensemble, quelle avait été la mise de chacune d'elles dans cette communauté, d'apprécier ce qui pouvait rester d'indigène sous tant d'éléments étrangers.

Divers systèmes ont été appliqués aux origines de la France.

Les uns nient l'influence étrangère; ils ne veulent point que la France doive rien à la langue, à la littérature, aux lois des peuples qui l'ont conquise. Que dis-je? s'il ne tenait qu'à eux, on retrouverait dans nos origines les origines du genre humain. Le Brigant et son disciple, La Tour d'Auvergne, le premier grenadier de la république, dérivent toutes les langues du bas-breton; intrépides et patriotes critiques, il ne leur suffit pas d'affranchir la France, ils voudraient lui conquérir le monde. Les historiens et les légistes sont moins audacieux. Cependant l'abbé Dubos ne veut point que la conquête de Clovis soit une conquête; Grosley affirme que notre droit coutumier est antérieur à César.

D'autres esprits, moins chimériques peut-être, mais placés de même dans un point de vue exclusif et systématique, cherchent tout dans la tradition, dans les importations diverses du commerce ou de la conquête. Pour eux, notre langue française est une corruption du latin, notre droit une dégradation du droit romain ou germanique, nos traditions un simple écho des traditions étrangères. Ils donnent la moitié de la France à l'Allemagne, l'autre aux Romains; elle n'a rien à réclamer d'elle-même. Apparemment ces grands peuples celtiques, dont parle tant l'antiquité, c'était une race si abandonnée, si déshéritée de la nature, qu'elle aura disparu sans laisser trace. Cette Gaule, qui arma cinq cent mille hommes contre César, et qui paraît encore si peuplée sous l'Empire, elle a disparu tout entière, elle s'est fondue par le mélange de quelques légions romaines, ou des bandes de Clovis. Tous les Français du Nord descendent des Allemands, quoiqu'il y ait si peu d'allemand dans leur langue. La Gaule a péri, corps et biens, comme l'Atlantide. Tous les Celtes ont péri, et s'il en reste, ils n'échapperont pas aux traits de la critique moderne. Pinkerton ne les laisse pas reposer dans le tombeau; c'est un vrai Saxon acharné sur eux, comme l'Angleterre sur l'Irlande. Ils n'ont eu, dit-il, rien en propre, aucun génie original; tous les gentlemen descendent des Goths (ou des Saxons, ou des Scythes; c'est pour lui la même chose). Il voudrait, dans son amusante fureur, qu'on instituât des chaires de langue celtique «pour qu'on apprît à se moquer des Celtes.»

Nous ne sommes plus au temps où l'on pouvait choisir entre les deux systèmes, et se déclarer partisan exclusif du génie indigène, ou des influences extérieures. Des deux côtés, l'histoire et le bon sens résistent. Il est évident que les Français ne sont plus les Gaulois; on chercherait en vain, parmi nous, ces grands corps blancs et mous, ces géants enfants qui s'amusèrent à brûler Rome. D'autre part, le génie français est profondément distinct du génie romain ou germanique; ils sont impuissants pour l'expliquer.

Nous ne prétendons pas rejeter des faits incontestables; nul doute que notre patrie ne doive beaucoup à l'influence étrangère. Toutes les races du monde ont contribué pour doter cette Pandore.

La base originaire, celle qui a tout reçu, tout accepté, c'est cette jeune, molle et mobile race des Gaëls, bruyante, sensuelle et légère, prompte à apprendre, prompte à dédaigner, avide de choses nouvelles. Voilà l'élément primitif, l'élément perfectible.

Il faut à de tels enfants des précepteurs sévères. Ils en recevront et du Midi et du Nord. La mobilité sera fixée, la mollesse durcie et fortifiée; il faut que la raison s'ajoute à l'instinct, à l'élan la réflexion.

Au Midi apparaissent les Ibères de Ligurie et des Pyrénées, avec la dureté et la ruse de l'esprit montagnard, puis les colonies phéniciennes; longtemps après viendront les Sarrazins. Le midi de la France prend de bonne heure le génie mercantile des nations sémitiques. Les juifs du moyen âge s'y sont trouvés comme chez eux[103]. Les doctrines orientales y ont pris pied sans peine, à l'époque des Albigeois.

Du Nord, descendent de bonne heure les opiniâtres Kymrys, ancêtres de nos Bretons et des Gallois d'Angleterre. Ceux-ci ne veulent point passer en vain sur la terre, il leur faut des monuments; ils dressent les aiguilles de Loc maria ker, et les alignements de Carnac; rudes et muettes pierres, impuissants essais de tradition que la postérité n'entendra pas. Leur druidisme parle de l'immortalité; mais il ne peut pas même fonder l'ordre dans la vie présente; il aura seulement décelé le germe moral qui est en l'homme barbare, comme le gui, perçant la neige, témoigne pendant l'hiver de la vie qui sommeille. Le génie guerrier l'emporte encore. Les Bolg descendent du Nord, l'ouragan traverse la Gaule, l'Allemagne, la Grèce, l'Asie-Mineure; les Galls suivent, la Gaule déborde par le monde. C'est une vie, une sève exubérante, qui coule et se répand. Les Gallo-Belges ont l'emportement guerrier et la puissance prolifique des Bolg modernes de Belgique et d'Irlande. Mais l'impuissance sociale de l'Irlande et de la Belgique est déjà visible dans l'histoire des Gallo-Belges de l'antiquité. Leurs conquêtes sont sans résultat. La Gaule est convaincue d'impuissance pour l'acquisition comme pour l'organisation. La société naturelle et guerrière du clan prévaut sur la société élective et sacerdotale du druidisme. Le clan, fondé sur le principe d'une parenté vraie ou fictive, est la plus grossière des associations; le sang, la chair en est le lien; l'union du clan se résume en un chef, en un homme[104].

Il faut qu'une société commence, où l'homme se voue, non plus à l'homme, mais à une idée. D'abord, idée d'ordre civil. Les Agrimensores romains viendront derrière les légions mesurer, arpenter, orienter selon leurs rites antiques, les colonies d'Aix, de Narbonne, de Lyon. La cité entre dans la Gaule, la Gaule entre dans la cité. Ce grand César, après avoir désarmé la Gaule par cinquante batailles et la mort de quelques millions d'hommes, lui ouvre les légions et la fait entrer, à portes renversées, dans Rome et dans le sénat. Voilà les Gaulois-Romains qui deviennent orateurs, rhéteurs, juristes. Les voilà qui priment leurs maîtres, et enseignent le latin à Rome elle-même. Ils y apprennent, eux, l'égalité civile sous un chef militaire; ils apprennent ce qu'ils avaient déjà dans leur génie niveleur. Ne craignez pas qu'ils oublient jamais.

Toutefois la Gaule n'aura conscience de soi qu'après que l'esprit grec l'aura éveillée. Antonin le Pieux est de Nîmes. Rome a dit: la Cité. La Grèce stoïcienne dit par les Antonins: la Cité du monde. La Grèce chrétienne le dit bien mieux encore par saint Pothin et saint Irénée, qui, de Smyrne et de Patmos, apportent à Lyon le verbe de Christ. Verbe mystique, verbe d'amour, qui propose à l'homme fatigué de se reposer, de s'endormir en Dieu, comme Christ lui-même, au jour de la cène, posa la tête sur le sein de celui qu'il aimait. Mais il y a dans le génie kymrique, dans notre dur Occident, quelque chose qui repousse le mysticisme, qui se roidit contre la douce et absorbante parole, qui ne veut point se perdre au sein du Dieu moral que le christianisme lui apporte, pas plus qu'il n'a voulu subir le Dieu-nature des anciennes religions. Cette réclamation obstinée du moi, elle a pour organe Pélage, héritier du Grec Origène.

Si ces raisonneurs triomphaient, ils fonderaient la liberté avant que la société ne soit assise. Il faut de plus dociles auxiliaires à l'Église, qui va refaire un monde. Il faut que les Allemands viennent; quels que soient les maux de l'invasion, ils seconderont bientôt l'Église. Dès la seconde génération, ils sont à elle. Il lui suffit de les toucher, les voilà vaincus. Ils vont rester mille ans enchantés. Courbe la tête, doux Sicambre... Le Celte indocile n'a pas voulu la courber. Ces barbares, qui semblaient prêts à tout écraser, ils deviennent, qu'ils le sachent ou non, les dociles instruments de l'Église. Elle emploiera leurs jeunes bras pour forger le lien d'acier qui va unir la société moderne. Le marteau germanique de Thor et de Charles Martel va servir à marteler, dompter, discipliner le génie rebelle de l'Occident.

Telle a été l'accumulation des races dans notre Gaule. Races sur races, peuples sur peuples; Galls, Kymrys, Bolg, d'autre part Ibères, d'autres encore, Grecs, Romains; les Germains viennent les derniers. Cela dit, a-t-on dit la France? Presque tout est à dire encore. La France s'est faite elle-même de ces éléments dont tout autre mélange pouvait résulter. Les mêmes principes chimiques composent l'huile et le sucre. Les principes donnés, tout n'est pas donné; reste le mystère de l'existence propre et spéciale. Combien plus doit-on en tenir compte, quand il s'agit d'un mélange vivant et actif, comme d'une nation; d'un mélange susceptible de se travailler, de se modifier? Ce travail, ces modifications successives, par lesquels notre patrie va se transformant, c'est le sujet de l'histoire de France.

Ne nous exagérons donc ni l'élément primitif du génie celtique, ni les additions étrangères. Les Celtes y ont fait sans doute, Rome aussi, la Grèce aussi, les Germains encore. Mais qui a uni, fondu, dénaturé ces éléments, qui les a transmués, transfigurés, qui en a fait un corps, qui en a tiré notre France? La France elle-même, par ce travail intérieur, par ce mystérieux enfantement mêlé de nécessité et de liberté, dont l'histoire doit rendre compte. Le gland primitif est peu de chose en comparaison du chêne gigantesque qui en est sorti. Qu'il s'enorgueillisse, le chêne vivant qui s'est cultivé, qui s'est fait et se fait lui-même!

Et d'abord, est-ce aux Grecs qu'on veut rapporter la civilisation primitive des Gaules? On s'est évidemment exagéré l'influence de Marseille. Elle put introduire quelques mots grecs dans l'idiome celtique[105]; les Gaulois, faute d'écriture nationale[106], purent dans les occasions solennelles emprunter les caractères grecs; mais le génie hellénique était trop dédaigneux des barbares pour gagner sur eux une influence réelle. Peu nombreux, traversant le pays avec défiance et seulement pour les besoins de leur commerce, les Grecs différaient trop des Gaulois, et de race et de langue; ils leur étaient trop supérieurs pour s'unir intimement avec eux. Il en était d'eux comme des Anglo-Américains à l'égard des sauvages leurs voisins; ceux-ci s'enfoncent dans les terres et disparaissent peu à peu, sans participer à cette civilisation disproportionnée, dont on avait voulu les pénétrer tout d'un coup.

C'est assez tard, et surtout par la philosophie, par la religion, que la Grèce a influé sur la Gaule. Elle a aidé Pélage, mais seulement à formuler ce qui était déjà dans le génie national. Puis, les barbares sont venus, et il a fallu des siècles pour que la Gaule ressuscitée se souvînt encore de la Grèce.

L'influence de Rome est plus directe; elle a laissé une trace plus forte dans les mœurs, dans le droit et dans la langue. C'est encore une opinion populaire que notre langue est toute latine. N'y a-t-il pas ici pourtant une étrange exagération?

Si nous en croyons les Romains, leur langue prévalut dans la Gaule[107], comme dans tout l'Empire. Les vaincus étaient censés avoir perdu leur langue, en même temps que leurs dieux. Les Romains ne voulaient pas savoir s'il existait d'autre langue que la leur. Leurs magistrats répondaient aux Grecs en latin. C'est en latin, dit le Digeste, que les préteurs doivent interpréter les lois.

Ainsi les Romains, n'entendant plus que leur langue dans les tribunaux, les prétoires et les basiliques, s'imaginèrent avoir éteint l'idiome des vaincus. Toutefois plusieurs faits indiquent ce que l'on doit penser de cette prétendue universalité de la langue latine. Les Lyciens rebelles ayant envoyé un des leurs, qui était citoyen romain, pour demander grâce, il se trouva que le citoyen ne savait pas la langue de la Cité[108]. Claude s'aperçut qu'il avait donné le gouvernement de la Grèce, une place si éminente, à un homme qui ne savait pas le latin. Strabon remarque que les tribus de la Bétique, que la plupart de celles de la Gaule méridionale, avaient adopté la langue latine; la chose n'était donc pas si commune, puisqu'il prend la peine de la remarquer. «J'ai appris le latin, dit saint Augustin, sans crainte ni châtiment, au milieu des caresses, des sourires et des jeux de mes nourrices,» C'est justement la méthode dont se félicite Montaigne. Il paraît que l'acquisition de cette langue était ordinairement plus pénible; autrement saint Augustin n'en ferait pas la remarque.

Que Martial se félicite de ce qu'à Vienne tout le monde avait son livre dans les mains; que saint Jérôme écrive en latin à des dames gauloises, saint Hilaire et saint Avitus à leurs sœurs, Sulpice Sévère à sa belle-mère; que Sidonius recommande aux femmes la lecture de saint Augustin, tout cela prouve uniquement, ce dont personne n'est tenté de douter, c'est que les gens distingués du midi des Gaules, surtout dans les colonies romaines, comme Lyon, Vienne, Narbonne, parlaient le latin de préférence.

Quant à la masse du peuple, je parle surtout des Gaulois du Nord, il est difficile de supposer que les Romains aient envahi la Gaule en assez grand nombre pour lui faire abandonner l'idiome national. Les règles judicieuses posées par M. Abel Rémusat nous apprennent qu'en général une langue étrangère se mêle à la langue indigène en proportion du nombre de ceux qui l'apportent dans le pays. On peut même ajouter, dans le cas particulier qui nous occupe ici, que les Romains, enfermés dans les villes ou dans les quartiers de leurs légions, doivent avoir eu peu de rapports avec les cultivateurs esclaves, avec les colons demi-serfs qui étaient dispersés dans les campagnes. Parmi les hommes même des villes, parmi les gens distingués, dans le langage de ces faux Romains qui parvinrent aux dignités de l'Empire, nous trouvons des traces de l'idiome national. Le Provençal Cornélius Gallus, consul et préteur, employait le mot gaulois casnar pour assectator puellæ; Quintilien lui en fait le reproche. Antonius Primus, ce Toulousain dont la victoire valut l'Empire à Vespasien, s'appelait originairement Bec, mot gaulois qui se retrouve dans tous les dialectes celtiques ainsi qu'en français. En 230, Septime Sévère ordonne que les fidéicommis seront admis, non-seulement en latin et en grec, mais aussi linguâ gallicanâ[109]. Nous avons vu plus haut une druidesse parler en langue gauloise à l'empereur Alexandre Sévère. En 473, l'évêque de Clermont, Sidonius Apollinaris, remercie son beau-frère, le puissant Ecdicius, de ce qu'il a fait déposer à la noblesse arverne la rudesse du langage celtique.

Quelle était, dira-t-on, cette langue vulgaire des Gaulois? Y a-t-il lieu de croire qu'elle ait été analogue aux dialectes gallois et breton, irlandais et écossais? On serait tenté de le penser. Les mots Bec, Alp, bardd, derwidd (druide), argel (souterrain), trimarkisia (trois cavaliers)[110], une foule de noms de lieux, indiqués dans les auteurs classiques, s'y retrouvent encore aujourd'hui sans changement.

Ces exemples suffisent pour rendre vraisemblable la perpétuité des langues celtiques et l'analogie des anciens dialectes gaulois avec ceux que parlent les populations modernes de Galles et Bretagne, d'Écosse et Irlande. L'induction ne semblera pas légère à ceux qui connaissent la prodigieuse obstination de ces peuples, leur attachement à leurs traditions anciennes et leur haine de l'étranger.

Un caractère remarquable de ces langues, c'est leur frappante analogie avec les langues latine et grecque. Le premier vers de l'Énéide, le fiat lux en latin et en grec, se trouvent être presque gallois et irlandais[111]. On serait tenté d'expliquer ces analogies par l'influence ecclésiastique, si elles ne portaient que sur les mots scientifiques ou relatifs au culte; mais vous les rencontrez également[112] dans ceux qui se rapportent aux affections intimes ou aux circonstances de l'existence locale. On les retrouve en même temps chez des peuples qui ont éprouvé fort inégalement l'influence des vainqueurs et celle de l'Église, dans des pays à peu près sans communication et placés dans des situations géographiques et politiques très-diverses, par exemple, chez nos Bretons continentaux et chez les Irlandais insulaires.

Une langue si analogue au latin a pu fournir à la nôtre un nombre considérable de mots, qui, à la faveur de leur physionomie latine, ont été rapportés à la langue savante, à la langue du droit et de l'Église, plutôt qu'aux idiomes obscurs et méprisés des peuples vaincus. La langue française a mieux aimé se recommander de ses liaisons avec cette noble langue romaine que de sa parenté avec des sœurs moins brillantes. Toutefois, pour affirmer l'origine latine d'un mot, il faut pouvoir assurer que le même mot n'est pas encore plus rapproché des dialectes celtiques[113]. Peut-être devrait-on préférer cette dernière source, quand il y a lieu d'hésiter entre l'une et l'autre; car apparemment les Gaulois ont été plus nombreux en Gaule que les Romains leurs vainqueurs. Je veux bien qu'on hésite encore, lorsque le mot français se trouve en latin et en breton seulement; à la rigueur, le breton et le français peuvent l'avoir reçu du latin. Mais quand ce mot se retrouve dans le dialecte gallois, frère du breton, il est très-probable qu'il est indigène, et que le français l'a reçu du vieux celtique. La probabilité devient presque une certitude, quand ce mot existe en même temps dans les dialectes gaëliques de la haute Écosse et de l'Irlande. Un mot français qui se retrouve dans ces contrées lointaines et maintenant si isolées de la France, doit remonter à une époque où la Gaule, la Grande-Bretagne et l'Irlande étaient encore sœurs, où elles avaient une population, une religion, une langue analogues, où l'union du monde celtique n'était pas rompue encore[114].

De tout ce qui précède, il suit nécessairement que l'élément romain n'est pas tout, à beaucoup près, dans notre langue. Or la langue est la représentation fidèle du génie des peuples, l'expression de leur caractère, la révélation de leur existence intime, leur Verbe, pour ainsi dire. Si l'élément celtique a persisté dans la langue, il faut qu'il ait duré ailleurs encore[115], qu'il ait survécu dans les mœurs comme dans le langage, dans l'action comme dans la pensée.

J'ai parlé ailleurs de la ténacité celtique. Qu'on me permette d'y revenir encore, d'insister sur l'opiniâtre génie de ces peuples. Nous comprendrons mieux la France si nous caractérisons fortement le point d'où elle est partie. Les Celtes mixtes, qu'on appelle Français, s'expliquent en partie par les Celtes purs, Bretons et Gallois, Écossais et Irlandais. Il me coûterait d'ailleurs de ne pas dire ici un adieu solennel à ces populations, dont l'invasion germanique doit isoler notre France. Qu'on me permette de m'arrêter et de dresser une pierre au carrefour où les peuples frères vont se séparer pour prendre des routes si diverses et suivre une destinée si opposée. Tandis que la France, subissant les longues et douloureuses initiations de l'invasion germanique et de la féodalité, va marcher du servage à la liberté et de la honte à la gloire, les vieilles populations celtiques, assises aux roches paternelles et dans la solitude de leurs îles, restent fidèles à la poétique indépendance de la vie barbare, jusqu'à ce que la tyrannie étrangère vienne les y surprendre. Voilà des siècles que l'Angleterre les y a en effet surprises, accablées. Elle frappe infatigablement sur elles, comme la vague brise à la pointe de Bretagne ou des Cornouailles. La triste et patiente Judée, qui comptait ses âges par ses servitudes, n'a pas été plus durement battue de l'Asie. Mais il y a une telle vertu dans le génie celtique, une telle puissance de vie en ces races, qu'elles durent sous l'outrage, et gardent leurs mœurs et leur langue.

Races de pierres[116], immuables comme leurs rudes monuments druidiques, qu'ils révèrent encore[117]. Le jeu des montagnards d'Écosse, c'est de soulever la roche sur la roche, et de bâtir un petit dolmen à l'imitation des dolmens antiques[118]. Le Galicien, qui émigre chaque année, laisse une pierre, et sa vie est représentée par un monceau[119]. Les highlanders vous disent en signe d'amitié: «J'ajouterai une pierre à votre cairn (monument funèbre)[120].» Au dernier siècle, ils ont encore rétabli le tombeau d'Ossian, déplacé par l'impiété anglaise. La pierre monumentale d'Ossian (clachan Ossian), se trouvant dans la ligne d'une route militaire, le général Walde la fit enlever; on trouva dessous des restes humains avec douze fers de flèche. Les montagnards indignés vinrent, au nombre d'environ quatre-vingts, les recueillir, et ils les emportèrent au son de la cornemuse dans un cercle de larges pierres, au sommet d'un roc, dans les déserts du Glen-Amon occidental. La pierre, entourée de quatre autres plus petites et d'une espèce d'enclos, garde le nom de cairn na huseoig, le cairn de l'hirondelle[121].

Le duc d'Athol, descendant des rois de l'île de Man, siége encore aujourd'hui, le visage tourné vers le levant[122], sur le tertre de Tynwald. Naguère les églises servaient de tribunaux en Irlande[123]. La trace du culte du feu se trouve partout chez ces peuples, dans la langue, dans les croyances et les traditions[124]. Pour notre Bretagne, je rapporterai au commencement du second volume des faits nombreux qui prouvent quelle est la ténacité de l'esprit breton.

Il semble qu'une race qui ne changeait pas lorsque tout changeait autour d'elle eût dû vaincre par sa persistance seule, et finir par imposer son génie au monde. Le contraire est arrivé; plus cette race s'est isolée, plus elle a conservé son originalité primitive, et plus elle a tombé et déchu. Rester original, se préserver de l'influence étrangère, repousser les idées des autres, c'est demeurer incomplet et faible. Voilà aussi ce qui a fait tout à la fois la grandeur et la faiblesse du peuple juif. Il n'a eu qu'une idée, l'a donnée aux nations, mais n'a presque rien reçu d'elles; il est toujours resté lui, fort et borné, indestructible et humilié, ennemi du genre humain et son esclave éternel. Malheur à l'individualité obstinée qui veut être à soi seule, et refuse d'entrer dans la communauté du monde.

Le génie de nos Celtes, je parle surtout des Gaëls, est fort et fécond, et aussi fortement incliné à la matière, à la nature, au plaisir, à la sensualité. La génération, et le plaisir de la génération tiennent grande place chez ces peuples. J'ai parlé ailleurs des mœurs des Gaëls antiques et de l'Irlande; la France en tient beaucoup: le Vert galant est le roi national. C'était chose commune au moyen âge en Bretagne d'avoir une douzaine de femmes[125]. Ces gens de guerre, qui se louaient partout[126], ne craignaient pas de faire des soldats. Partout chez les nations celtiques, les bâtards succédaient, même comme rois, comme chefs de clan. La femme, objet du plaisir, simple jouet de volupté, ne semble pas avoir eu chez ces peuples la même dignité que chez les nations germaniques[127].

Ce génie matérialiste n'a pas permis aux Celtes de céder aisément aux droits qui ne se fondent que sur une idée. Le droit d'aînesse leur est odieux. Ce droit n'est autre originairement que l'indivisibilité du foyer sacré, la perpétuité du dieu paternel[128]. Chez nos Celtes, les parts sont égales entre les frères, comme également longues sont leurs épées. Vous ne leur feriez pas entendre aisément qu'un seul doive posséder. Cela est plus aisé chez la race germanique[129]; l'aîné pourra nourrir ses frères, et ils se tiendront contents de garder leur petite place à la table et au foyer fraternel[130].

Cette loi de succession égale, qu'ils appellent le gabailcine[131], et que les Saxons ont pris d'eux, surtout dans le pays de Kent (gavelkind), impose à chaque génération une nécessité de partage, et change à chaque instant l'aspect de la propriété. Lorsque le possesseur commençait à bâtir, cultiver, améliorer, la mort l'emporte, divise, bouleverse, et c'est encore à recommencer. Le partage est aussi l'occasion d'une infinité de haines et de disputes. Ainsi cette loi de succession égale, qui, dans une société mûre et assise, fait aujourd'hui la beauté et la force de notre France, c'était chez les populations barbares une cause continuelle de troubles, un obstacle invincible au progrès, une révolution éternelle. Les terres qui y étaient soumises sont restées longtemps à demi incultes et en pâturages[132].

Quels qu'aient été les résultats, c'est une gloire pour nos Celtes d'avoir posé dans l'Occident la loi de l'égalité. Ce sentiment du droit personnel, cette vigoureuse réclamation du moi que nous avons signalée déjà dans la philosophie religieuse, dans Pélage, elle reparaît ici plus nettement encore. Elle nous donne en grande partie le secret des destinées des races celtiques. Tandis que les familles germaniques s'immobilisaient, que les biens s'y perpétuaient, que des agrégations se formaient par les héritages, les familles celtiques s'en allaient se divisant, se subdivisant, s'affaiblissant. Cette faiblesse tenait principalement à l'égalité, à l'équité des partages. Cette loi d'équité précoce a fait la ruine de ces races. Qu'elle soit leur gloire aussi, qu'elle leur vaille au moins la pitié et le respect des peuples auxquels elles ont de si bonne heure montré un tel idéal.

Cette tendance à l'égalité, au nivellement, qui en droit isolait les hommes, aurait eu besoin d'être balancée par une vive sympathie qui les rapprochât, de sorte que l'homme, affranchi de l'homme par l'équité de la loi, se rattachât à lui par un lien volontaire. C'est ce qui s'est vu à la longue dans notre France, et c'est là ce qui explique sa grandeur. Par là nous sommes une nation, tandis que les Celtes purs en sont restés au clan. La petite société du clan, formée par le lien grossier d'une parenté réelle ou fictive[133], s'est trouvée incapable de rien admettre au dehors, de se lier à rien d'étranger. Les dix mille hommes du clan des Campbell ont tous été cousins du chef[134], se sont tous appelés Campbell, et n'ont rien voulu connaître au delà; à peine se sont-ils souvenus qu'ils étaient Écossais. Ce petit et sec noyau du clan s'est trouvé à jamais impropre à s'agréger. On ne peut guère bâtir avec des cailloux, le ciment ne s'y marie pas[135]; au contraire, la brique romaine a si bien pris au ciment, qu'aujourd'hui ciment et brique forment ensemble dans les monuments un seul morceau, un bloc indestructible.

Devenues chrétiennes, les populations celtiques devaient, ce semble, s'amollir, se rapprocher, se lier. Il n'en a pas été ainsi. L'Église celtique a participé de la nature du clan. Féconde et ardente d'abord, on eût dit qu'elle allait envahir l'Occident. Les doctrines pélagiennes avaient été avidement reçues en Provence, mais ce fut pour y mourir. Plus tard encore, au milieu des invasions allemandes qui arrivent de l'Orient, nous voyons l'Église celtique s'ébranler de l'Occident, de l'Irlande. D'intrépides et ardents missionnaires abordent, animés de dialectique et de poésie. Rien de plus bizarrement poétique que les barbares odyssées de ces saints aventuriers, de ces oiseaux voyageurs qui viennent s'abattre sur la Gaule, avant, après saint Colomban; l'élan est immense, le résultat petit. L'étincelle tombe en vain sur ce monde tout trempé du déluge de la barbarie germanique. Saint Colomban, dit le biographe contemporain, eut l'idée de passer le Rhin, et d'aller convertir les Suèves; un songe l'en empêcha. Ce que les Celtes ne font pas, les Allemands le feront eux-mêmes. L'Anglo-Saxon saint Boniface convertira ceux que Colomban a dédaignés. Colomban passe en Italie, mais c'est pour combattre le pape. L'Église celtique s'isole de l'Église universelle: elle résiste à l'unité; elle se refuse à s'agréger, à se perdre humblement dans la catholicité européenne. Les culdées d'Irlande et d'Écosse, mariés, indépendants sous la règle même, réunis douze à douze en petits clans ecclésiastiques, doivent céder à l'influence des moines anglo-saxons, disciplinés par les missions romaines.

L'Église celtique périra comme l'état celtique a déjà péri. Ils avaient en effet essayé, quand les Romains sortirent de l'île, de former une sorte de république[136]. Les Cambriens et les Loégriens (Galles et Angleterre) s'unirent un instant sous le Loégrien Wortiguern, pour résister aux Pictes et Scots du Nord. Mais Wortiguern, mal secondé des Cambriens, fut obligé d'appeler les Saxons, qui, d'auxiliaires, devinrent bientôt ennemis. La Loégrie conquise, la Cambrie résista, sous le fameux Arthur. Elle lutta deux cents ans. Les Saxons eux-mêmes devaient être soumis en une seule bataille par Guillaume le Bâtard, tant la race germanique est moins propre à la résistance! Les Francs, établis dans la Gaule, ont de même été subjugués, transformés dès la seconde génération, par l'influence ecclésiastique.

Les Cambriens ont résisté deux cents ans par les armes, et plus de mille ans par l'espérance. L'indomptable espérance (inconquerable will, Milton) a été le génie de ces peuples. Les Saoson (Saxons, Anglais, dans les langues d'Écosse et de Galles) croient qu'Arthur est mort; ils se trompent, Arthur vit et attend. Des pèlerins l'ont trouvé en Sicile, enchanté sous l'Etna. Le sage des sages, le druide Myrdhyn, est aussi quelque part. Il dort sous une pierre dans la forêt; c'est la faute de sa Vyvyan; elle voulut éprouver sa puissance, et demanda au sage le mot fatal qui pouvait l'enchaîner; lui, qui savait tout, n'ignorait pas non plus l'usage qu'elle devait en faire. Il le lui dit pourtant, et, pour lui complaire, se coucha lui-même dans son tombeau[137].

En attendant le jour de sa résurrection, elle chante et pleure cette grande race[138]. Ses chants sont pleins de larmes, comme ceux des Juifs aux fleuves de Babylone. Le peu de fragments ossianiques qui sont réellement antiques portent ce caractère de mélancolie. Nos Bretons, moins malheureux, sont dans leur langage pleins de paroles tristes; ils sympathisent avec la nuit, avec la mort: «Je ne dors jamais, dit leur proverbe, que je ne meure de mort amère.» Et à celui qui passe sur une tombe: «Retirez-vous de dessus mon trépassé!» «La terre, disent-ils encore, est trop vieille pour produire.»

Ils n'ont pas grand sujet d'être gais; tout a tourné contre eux. La Bretagne et l'Écosse se sont attachées volontiers aux partis faibles, aux causes perdues. Les chouans ont soutenu les Bourbons, les highlanders, les Stuarts. Mais la puissance de faire des rois s'est retirée des peuples celtiques depuis que la mystérieuse pierre, jadis apportée d'Irlande en Écosse, a été placée à Westminster[139].

De toutes les populations celtiques, la Bretagne est la moins à plaindre, elle a été associée depuis longtemps à l'égalité. La France est un pays humain et généreux.—Les Kymrys de Galles encore ont été, sous leurs Tudors (depuis Henri VIII), admis à partager les droits de l'Angleterre. Toutefois, c'est dans des torrents de sang, c'est par le massacre des Bardes[140] que l'Angleterre préluda à cette heureuse fraternité. Elle est peut-être plus apparente que réelle[141].—Que dire de la Cornouailles, si longtemps le Pérou de l'Angleterre, qui ne voyait en elle que ses mines? Elle a fini par perdre sa langue: «Nous ne sommes plus que quatre ou cinq qui parlons la langue du pays, disait un vieillard en 1776, et ce sont de vieilles gens comme moi, de soixante à quatre-vingts ans; tout ce qui est jeune n'en sait plus un mot[142]

Bizarre destinée du monde celtique! De ses deux moitiés, l'une, quoiqu'elle soit la moins malheureuse, périt, s'efface, ou du moins perd sa langue, son costume et son caractère. Je parle des highlanders de l'Écosse et des populations de Galles, Cornouailles et Bretagne[143]. C'est l'élément sérieux et moral de la race. Il semble mourant de tristesse, et bientôt éteint. L'autre, plein d'une vie, d'une séve indomptable, multiplie et croît en dépit de tout. On entend bien que je parle de l'Irlande.

L'Irlande! pauvre vieille aînée de la race celtique, si loin de la France, sa sœur, qui ne peut la défendre à travers les flots! L'Île des Saints[144], l'émeraude des mers, la toute féconde Irlande, où les hommes poussent comme l'herbe, pour l'effroi de l'Angleterre, à qui chaque jour on vient dire: Ils sont encore un million de plus! la patrie des poëtes, des penseurs hardis, de Jean l'Érigène, de Berkeley, de Tolland, la patrie de Moore, la patrie d'O'Connel! peuple de parole éclatante et d'épée rapide, qui conserve encore dans cette vieillesse du monde la puissance poétique. Les Anglais peuvent rire quand ils entendent, dans quelque obscure maison de leurs villes, la veuve irlandaise improviser le coronach sur le corps de son époux[145]; pleurer à l'irlandaise (to weep irish), c'est chez eux un mot de dérision. Pleurez, pauvre Irlande, et que la France pleure aussi, en voyant à Paris, sur la porte de la maison qui reçoit vos enfants, cette harpe qui demande secours. Pleurons de ne pouvoir leur rendre le sang qu'ils ont versé pour nous. C'est donc en vain que quatre cent mille Irlandais ont combattu en moins de deux siècles dans nos armées[146]. Il faut que nous assistions sans mot dire aux souffrances de l'Irlande. Ainsi nous avons depuis longtemps négligé, oublié les Écossais, nos anciens alliés. Cependant les montagnards d'Écosse auront tout à l'heure disparu du monde[147]. Les hautes terres se dépeuplent tous les jours. Les grandes propriétés qui perdirent Rome ont aussi dévoré l'Écosse[148]. Telle terre a quatre-vingt-seize milles carrés, une autre vingt milles de long sur trois de large. Les Highlanders ne seront bientôt plus que dans l'histoire et dans Walter-Scott. On se met sur les portes à Édinburgh quand on voit passer le tartan et la claymore. Ils disparaissent, ils émigrent; la cornemuse ne fait plus entendre qu'un air dans les montagnes[149]:

«Cha till, cha till, cha till, sin tuile:»
Nous ne reviendrons, reviendrons, reviendrons
Jamais.

ÉCLAIRCISSEMENTS
EXTRAIT DE L'OUVRAGE DE M. PRICE, SUR LES RACES DE L'ANGLETERRE. (Voyez page 140.)

MM. Thierry et Edwards ont adopté l'opinion de la persistance des races; M. Price adopte celle de leur mutabilité. Mais il devait être franchement spiritualiste et expliquer les modifications qu'elles subissent par l'action de la liberté travaillant la matière. Il n'a su trouver à l'appui de son point de vue biblique que des hypothèses matérialistes.

Toutefois, nous extrairons de son ouvrage quelques résultats intéressants (An Essay on the physiognomy and physiology of the present inhabitants of Britain, with reference to their origin, as Goths and Celts, by the Rev. T. Price, London, 1829).

Tout ce que les anciens disent des yeux bleus et cheveux blonds des Germains ne désigne pas plus les Goths que les Celtes, parce qu'il y avait des Celtes dans la Germanie. Les Cimbres étaient des Celtes; Pline, parlant de la Baltique, et citant Philémon, dit: Morimarusam a Cimbris vocari, hoc est, mortuum mare (en welche Môrmarw).

L'auteur pense qu'il y a eu un changement des cheveux, du roux au jaune et du jaune au brun: Tacite: «Rutilæ Caledoniam habitantium comæ, magni artus Germanicam originem asseverant.» Dans les triades bretonnes, une colonie gaélique de race scot-irlandaise est appelée: Les rouges Gaëls d'Irlande. Dans le vieux gaélique Duan, qui fut récité par le barde de Malcolm III en 1057, on voit que les montagnards avaient les cheveux jaunes:

A Eolcha Alban nile
A Schluagh fela foltbhuidle.

O ye learned Albanians all, ye learned yellow-haired hosts!

Aujourd'hui le brun est la couleur dominante chez les montagnards. Il ne faut pas croire que les hommes distingués soient d'origine gothique et les autres Celtes. La diversité de nourriture explique la différence, comme on le voit dans les animaux transportés dans de plus riches pâturages (par exemple de Bretagne en Normandie).

Le climat et les habitudes changent les races; Camper remarque que déjà les Anglo-Américains ont la face longue et étroite, l'œil serré. West ajoute qu'ils ont le teint moins fleuri que les Anglais. L'œil devient sombre dans le voisinage des mines de charbon et partout où l'on en brûle (?).

César attribue aux Belges une origine germanique: «Plerosque a Germanis ortos.» Mais Strabon dit qu'ils parlaient la langue des Gaulois: «Μικρὸν ἐξαλλατοῦντας τῃ γλωσσῃ...» La chronique saxonne parle d'Hengist qui «engagea les Welsh de Kent et Sussex.» Ces Welsh étaient des Belges selon Pinkerton. Les noms des villes belges, en Angleterre, sont bretons.

On ne trouve pas en Angleterre de traces de sang danois.—Les Normands conquérants étaient un peuple mêlé de Gaulois, Francs, Bretons, Flamands, Scandinaves, etc. Les hommes du Nord n'avaient pu exterminer les habitants de la Normandie, ni même diminuer de beaucoup leur nombre, puisque en cent soixante ans ils perdirent leur langue scandinave pour adopter celle des vaincus. Il serait ridicule de chercher les traces en Angleterre d'une population aussi mêlée que l'armée de Guillaume. Il paraît que dès lors les cheveux roux étaient rares, puisque c'était l'objet d'un surnom, Guillaume le Roux[150].

Vers York et Lancastre, où l'influence des habitudes manufacturières ne se fait pas sentir, les Anglais sont plus grands, mais plus lourds que dans le sud; l'œil bleu prévaut dans le comté de Lancastre. Les hommes du Cumberland (ce sont des Cymrys, qui ont perdu leur langue plus tôt que ceux de Cornouailles) n'ont rien qui les distingue des Anglais du Midi.

Entre l'Écossais et l'Anglais, il y a une différence indéfinissable; les traits durs et la proéminence des os des joues ne sont pas particuliers à l'Écosse. Les montagnards sont rarement grands, mais bien faits; généralement cheveux bruns, moins de vivacité qu'en Irlande, taille moins haute, population plus variée. Quoi qu'on dise de ces établissements des Norwégiens dans l'Ouest, c'est la même langue et la même physionomie que dans les montagnes d'Écosse.

Pays de Galles, variété infinie, nez romain très-fréquent, hommes de moyenne taille, mais fortement bâtis; on dit que la milice de Coemarthenshire demande plus de place pour former ses lignes que celle d'aucun autre comté. Dans le Nord, taille plus haute, beauté classique, mais traits petits.

L'Irlande, plus mêlée que la Grande-Bretagne; aujourd'hui étonnante uniformité de caractère moral et physique; deux classes seulement, les bien nourris, les mal nourris. Chez les paysans, cheveux bruns ou noirs, noirs surtout dans une partie du sud, mais l'œil toujours gris ou bleu[151], sourcils bas, épais et noirs, face longue, nez petit, tendant à relever; grande taille généralement, tous hommes bien faits; ceci est moins vrai depuis quarante ans, par suite de la misère dans plusieurs parties, surtout au sud. Bouche ouverte, ce qui leur donne un air stupide; extraordinaire facilité du langage, qui contraste avec leurs haillons. Tout mendiant est un bel esprit, un orateur, un philosophe. Espagnols au sud de l'Irlande depuis Élisabeth. Allemands palatins des bords du Rhin.

En France, visage rond; en Angleterre, ovale; en Allemagne, carré. Les yeux plus proéminents sur le continent qu'en Angleterre.—Ni en Normandie ni en Bourgogne il n'y a trace des hommes du Nord (excepté vers Bayeux et Vire).

Savoyards, petits, actifs; mâchoire très-carrée, œil gris, cheveux noirs, sourcils bas, épais.

Suisses, même mâchoire, hommes plus grands, œil bleu-ciel, avec un éclat qui ne plaît pas toujours, cheveux bruns.

Allemands, yeux gris, cheveux bruns ou blond pâle, mâchoire angulaire, nez rarement aquilin, mais bas à la racine; grande étendue entre les yeux, encore plus qu'en France.

Belges, œil d'un parfait bleu de Prusse, plus foncé autour de l'iris, visage plus long qu'en Allemagne.

Je croirais volontiers (ce que ne dit pas l'auteur) que, par l'action du temps et de la civilisation, les cheveux ont pu brunir, les yeux noircir, c'est-à-dire prendre le caractère d'une vie plus intense.

SUR LES PIERRES CELTIQUES. (Voyez page 154.)

La pierre fut sans doute à la fois l'autel et le symbole de la Divinité. Le nom même de Cromleach (ou dolmen) signifie pierre de Crom, le Dieu suprême (Pictet, p. 129). On ornait souvent le Cromleach de lames d'or, d'argent ou de cuivre, par exemple le Crum-Cruach d'Irlande, dans le district de Bresin, comté de Cavan (Tolland's Letters, p. 133).—Le nombre de pierres qui composent les enceintes druidiques est toujours un nombre mystérieux et sacré: jamais moins de douze, quelquefois dix-neuf, trente, soixante. Ces nombres coïncident avec ceux des Dieux. Au milieu du cercle, quelquefois au dehors, s'élève une pierre plus grande, qui a pu représenter le Dieu suprême (Pictet, p. 134).—Enfin, à ces pierres étaient attachées des vertus magiques, comme on le voit par le fameux passage de Geoffroy de Montmouth (l. V). Aurelius consulte Merlin sur le monument qu'il faut donner à ceux qui ont péri par la trahison d'Hengist?...—«Choream gigantum[152], ex Hibernia adduci jubeas... Ne moveas, domine rex, vanum risum. Mystici sunt lapides, et ad diversa medicamina salubres, gigantesque olim asportaverunt eos ex ultimis finibus Africæ... Erat autem causa ut balnea intra illos conficerent, cum infirmitate gravarentur. Lavabant namque lapides et intra balnea diffundebant, unde ægroti curabantur; miscebant etiam cum herbarum infectionibus, unde vulnerati sanabantur. Non est ibi lapis qui medicamento careat.» Après un combat, les pierres sont enlevées par Merlin. Lorsqu'on cherche partout Merlin, on ne le trouve que «ad fontem Galabas, quem solitus fuerat frequentare.» Il semble lui-même un de ces géants médecins.

On a cru trouver sur les monuments celtiques quelques traces de lettres ou de signes magiques. À Saint-Sulpice-sur-Rille, près de Laigle, on remarque, sur l'un des supports de la table d'un dolmen, trois petits croissants gravés en creux et disposés en triangle. Près de Lok-Maria-Ker, il existe un dolmen dont la table est couverte, à sa surface intérieure, d'excavations rondes disposées symétriquement en cercles. Une autre pierre porte trois signes assez semblables à des spirales. Dans la caverne de New-Grange (près Drogheda, comté de Meath. voy. les Collect. de reb. hib. II, p. 161, etc.), se trouvent des caractères symboliques et leur explication en ogham. Le symbole est une ligne spirale répétée trois fois. L'inscription en ogham se traduit par A É, c'est-à-dire le Lui, c'est-à-dire le Dieu sans nom, l'être ineffable (?). Dans la caverne, il y a trois autels (Pictet, p. 132). En Écosse, on trouve un assez grand nombre de pierres ainsi couvertes de ciselures diverses. Quelques traditions enfin doivent appeler l'attention sur ces hiéroglyphes grossiers et à peu près inintelligibles: les Triades disent que sur les pierres de Gwiddon-Ganhebon «on pouvait lire les arts et les sciences du monde;» l'astronome Gwydion ap Don fut enterré à Caernarvon «sous une pierre d'énigmes.» Dans le pays de Galles on trouve sur les pierres certains signes, qui semblent représenter tantôt une petite figure d'animal, tantôt des arbres entrelacés. Cette dernière circonstance semblerait rattacher le culte des pierres à celui des arbres. D'ailleurs l'Ogham ou Ogum, alphabet secret des druides, consistait en rameaux de divers arbres et assez analogues aux caractères runiques. Telles sont les inscriptions placées sur un monument mentionné dans les chroniques d'Écosse, comme étant dans le bocage d'Aongus, sur une pierre du Cairn du vicaire, en Armagh, sur un monument de l'île d'Arran, et sur beaucoup d'autres en Écosse.—On a vu plus haut que les pierres servaient quelquefois à la divination. Nous rapporterons à ce sujet un passage important de Talliesin. (N'ayant pas sous les yeux le texte gallois, je rapporte la traduction anglaise.) «I know the intent of the trees, I know which was decreed praise or disgrace, by the intention of the memorial trees of the sages,» and celebrates «the engagement of the sprigs of the trees, or of devices, and their battle with the learned.» He could «delineate the clementary trees and reeds,» and tells us when the sprigs «were marked in the small tablet of devices they uttered their voice.» (Logan, II, 388).

Les arbres sont employés encore symboliquement par les Welsh et les Gaëls; par exemple, le noisetier indique l'amour trahi. Le Calédonien Merlin (Talliesin est Cambrien) se plaint que «l'autorité des rameaux commence à être dédaignée.» Le mot irlandais aos, qui d'abord signifiait un arbre, s'appliquait à une personne lettrée: feadha, bois ou arbre, devient la désignation des prophètes, ou hommes sages. De même, en sanskrit, bôd'hi signifie le figuier indien, et le bouddiste, le sage.

Les monuments celtiques semblent n'avoir pas été consacrés exclusivement au culte. C'était sur une pierre qu'on élisait le chef de clan (Voy. p. 165, note 1). Les enceintes de pierres servaient de cours de justice. On en a trouvé des traces en Écosse, en Irlande, dans les îles du Nord (King, I, 147; Martin's Descr. of the Western isles), mais surtout en Suède et en Norwége. Les anciens poèmes erses nous apprennent, en effet, que les rites druidiques existaient parmi les Scandinaves, et que les druides bretons en obtinrent du secours dans le danger (Ossian's Cathlin, II, p. 216, not. édit. 1765, t. II; Warton, t. I).

Le plus vaste cercle druidique était celui d'Avebury ou Abury dans le Wiltshire. Il embrassait vingt-huit acres de terre entourés d'un fossé profond et d'un rempart de soixante-dix pieds. Un cercle extérieur, formé de cent pierres, enfermait deux autres cercles doubles extérieurs l'un à l'autre. Dans ceux-ci, la rangée extérieure contenait trente pierres, l'intérieure douze. Au centre de l'un des cercles étaient trois pierres, dans l'autre une pierre isolée; deux avenues de pierres conduisaient à tout le monument (Voy. O'Higgin's, Celtic druids).

Stonehenge, moins étendu, indiquait plus d'art. D'après Waltire, qui y campa plusieurs mois pour étudier (on a perdu les papiers de cet antiquaire enthousiaste, mais plein de sagacité et de profondeur), la rangée extérieure était de trente pierres droites; le tout, en y comprenant l'autel et les impostes, se montait à cent trente-neuf pierres. Les impostes étaient assurés par des tenons. Il n'y a pas d'autre exemple dans les pays celtiques du style trilithe (sauf deux à Holmstad et à Drenthiem).

Le monument de Classerness, dans l'île de Lewis, forme, au moyen de quatre avenues de pierres, une sorte de croix dont la tête est au sud, la rencontre des quatre branches est un petit cercle. Quelques-uns croient y reconnaître le temple hyperboréen dont parlent les anciens. Ératosthènes dit qu'Apollon cacha sa flèche là où se trouvait un temple ailé.

Je parlerai plus loin des alignements de Carnac et de Lok-Maria-Ker (tom II. Voyez aussi le Cours de M. de Caumont, p. 105).

Il est resté en France des traces nombreuses du culte des pierres, soit dans les noms de lieux, soit dans les traditions populaires:

1o On sait qu'on appelait pierre fiche ou fichée (en celtique, menhir, pierre longue, peulvan, pilier de pierre), ces pierres brutes que l'on trouve plantées simplement dans la terre comme des bornes. Plusieurs bourgs de France portent ce nom. Pierre-Fiche, à cinq lieues N.-E. de Mendes, en Gévaudan.—Pierre-Fiques, en Normandie, à une lieue de l'Océan, à trois de Montivilliers.—Pierrefitte, près Pont-l'Évêque.—Pierrefitte, à deux lieues N.-O d'Argentan.—Pierrefitte, à trois lieues de Falaise.—Pierrefitte, dans le Perche, diocèse de Chartres, à six lieues S. de Mortagne.—Idem, en Beauvoisis, à deux lieues N.-O. de Beauvais.—Idem, près Paris, à une demi-lieue N. de Saint-Denis.—Idem, en Lorraine, à quatre lieues de Bar.—Idem, en Lorraine, à trois lieues de Mirecourt.—Idem, en Sologne, à neuf lieues S.-E. d'Orléans.—Idem, en Berry, à trois lieues de Gien, à cinq de Sully.—Idem, en Languedoc, diocèse de Narbonne, à deux lieues et demie de Limoux.—Idem, dans la Marche, près Bourganeuf.—Idem, dans la Marche, près Guéret.—Idem, en Limousin, à six lieues de Brives.—Idem, en Forest, diocèse de Lyon, à quatre lieues de Roanne, etc.

2o À Colombiers, les jeunes filles qui désirent se marier doivent monter sur la pierre-levée, y déposer une pièce de monnaie, puis sauter de haut en bas. À Guérande, elles viennent déposer dans les fentes de la pierre des flocons de laine rose liés avec du clinquant. Au Croisic, les femmes ont longtemps célébré des danses autour d'une pierre druidique. En Anjou, ce sont les fées qui, descendant des montagnes en filant, ont apporté ces rocs dans leur tablier. En Irlande, plusieurs dolmen sont encore appelés les lits des amants: la fille d'un roi s'était enfuie avec son amant; poursuivie par son père, elle errait de village en village, et tous les soirs ses hôtes lui dressaient un lit sur la roche, etc., etc.

SUR LES BARDES. (Voyez page 165.)

Les bardes étudiaient pendant seize ou vingt ans. «Je les ai vus, dit Campion, dans leurs écoles, dix dans une chambre couchés à plat ventre sur la paille et leurs livres sous le nez.» Brompton dit que les leçons des bardes en Irlande se donnaient secrètement et n'étaient confiées qu'à la mémoire (Logan, the Scotish Gaël, t. II, p. 215).—Il y avait trois sortes de poëtes: panégyristes des grands; poëtes plaisants du peuple; bouffons satiriques des paysans (Tolland's letters).—Buchanan prétend que les joueurs de harpe en Écosse étaient tous Irlandais. Giraldus Cambrensis dit pourtant que l'Écosse surpassait l'Irlande dans la science musicale et qu'on venait s'y perfectionner. Lorsque Pepin fonda l'abbaye de Neville, il y fit venir des musiciens et des choristes écossais (Logan, II, 251).—Giraldus compare la lente modulation des Bretons avec les accents rapides des Irlandais; selon lui, chez les Welsh chacun fait sa partie; ceux du Cumberland chantent en parties, en octaves et à l'unisson.—Vers 1000, le Welsh Gryffith ap Cynan, ayant été élevé en Irlande, rapporta ses instruments dans son pays, y convoqua les musiciens des deux contrées, et établit vingt-quatre règles pour la réforme de la musique (Powel, Hist. of Cambria.)

Lorsque le christianisme se répandit dans l'Écosse et l'Irlande, les prêtres chrétiens adoptèrent leur goût pour la musique. À table, ils se passaient la harpe de main en main (Bède, IV, 24). Au temps de Giraldus Cambrensis, les évêques faisaient toujours porter avec eux une harpe,—Gunn dit dans son Enquiry: Je possède un ancien poème gallique, où le poète, s'adressant à une vieille harpe, lui demande ce qu'est devenu son premier lustre. Elle répond qu'elle a appartenu à un roi d'Irlande et a assisté à maint royal banquet; qu'elle a ensuite été successivement dans la possession de Dargo, fils du druide de Beal, de Gaul, de Fillon, d'Oscar, de O'duine, de Diarmid, d'un médecin, d'un barde, et enfin d'un prêtre qui, dans un coin retiré, méditait sur un livre blanc (Logan, II, 268).

Les bardes, bien qu'attachés à la personne des chefs, étaient eux-mêmes fort respectés. Sir Richard Cristeed, qui fut chargé par Richard II d'initier les quatre rois d'Irlande aux mœurs anglaises, rapporte qu'ils refusèrent de manger parce qu'ils avaient mis leurs bardes et principaux serviteurs à une table au-dessous de la leur (Logan, 138). Le joueur de cornemuse, comme celui de harpe, occupait cette charge par droit héréditaire dans la maison du chef; il avait des terres et un serviteur qui portait son instrument.

Le fameux joueur de cornemuse irlandais des derniers temps, Macdonal, avait serviteurs, chevaux, etc. Un grand seigneur le fait venir un jour pour jouer pendant le dîner. On lui place une table et une chaise dans l'antichambre avec une bouteille de vin et un domestique derrière sa chaise; la porte de la salle était ouverte. Il s'y présente, et dit en buvant: «À votre santé et à celle de votre compagnie, monsieur...» Puis, jetant de l'argent sur la table, il dit au laquais: «Il y a deux schellings pour la bouteille et six pence pour toi, mon garçon.» Et il remonta à cheval (Ibid., 267-279).—La dernière école bardique d'Irlande, Filean school, se tint à Tipperary, sous Charles Ier (Ibid., 247).—L'un des derniers bardes accompagnait Montrose, et pendant sa victoire d'Inverlochy il contemplait la bataille du haut du château de ce nom. Montrose lui reprochant de ne pas y avoir pris part: «Si j'avais combattu, qui vous aurait chanté?» (Ibid., 215).—La cornemuse du clan Chattan, que Walter Scott mentionne comme étant tombée des nuages pendant une bataille en 1396, fut empruntée par un clan vaincu, qui espérait en recevoir l'inspiration du courage, et qui ne l'a rendue qu'en 1822 (Ibid., 298).—En 1745, un joueur de cornemuse composa, pendant la bataille de Falkirk, un piobrach qui est resté célèbre.—À la bataille de Waterloo, un joueur de cornemuse, qui préparait un bel air, reçoit une balle dans son instrument; il le foule aux pieds, tire sa claymore, et se jette au milieu de l'ennemi où il se fait tuer (? Ibid., 273-276).

LIVRE II
LES ALLEMANDS

CHAPITRE PREMIER
MONDE GERMANIQUE—INVASION—MÉROVINGIENS

Derrière la vieille Europe celtique, ibérienne et romaine, dessinée si sévèrement dans ses péninsules et ses îles, s'étendait un autre monde tout autrement vaste et vague. Ce monde du Nord, germanique et slave, mal déterminé par la nature, l'a été par les révolutions politiques. Néanmoins ce caractère d'indécision est toujours frappant dans la Russie, la Pologne, l'Allemagne même. La frontière de la langue, de la population allemande, flotte vers nous dans la Lorraine, dans la Belgique. À l'orient, la frontière slave de l'Allemagne a été sur l'Elbe, puis sur l'Oder, et indécise comme l'Oder, ce fleuve capricieux qui change si volontiers ses rivages. Par la Prusse, par la Silésie, allemandes et slaves à la fois, l'Allemagne plonge vers la Pologne, vers la Russie, c'est-à-dire vers l'infini barbare. Du côté du nord, la mer est à peine une barrière plus précise; les sables de la Poméranie continuent le fond de la Baltique; là gisent sous les eaux, des villes, des villages, comme ceux que la mer engloutit en Hollande. Ce dernier pays n'est qu'un champ de bataille pour les deux éléments.

Terre indécise, races flottantes. Telles du moins nous les représente Tacite dans sa Germania. Des marais, des forêts, plus ou moins étendues, selon qu'elles s'éclaircissent et reculent devant l'homme, puis s'épaississant dans les lieux qu'il abandonne; habitations dispersées, cultures peu étendues, et transportées chaque année sur une terre nouvelle. Entre les forêts, des marches, vastes clairières, terres vagues et communes, passage des migrations, théâtre des premiers essais de la culture, où se groupent capricieusement quelques cabanes. «Leurs demeures, dit Tacite, ne sont pas rapprochées: ici, ils s'arrêtent près d'une source; là, près d'un bouquet d'arbres.» Limiter, déterminer la marche, c'est la grande affaire des prud'hommes forestiers. Les limitations ne sont pas bien précises. «Jusqu'où, disent-ils, le laboureur peut-il étendre la culture dans la marche? aussi loin qu'il peut jeter son marteau.» Le marteau de Thor est le signe de la propriété, l'instrument de cette conquête pacifique sur la nature.

Il ne faudrait pourtant pas inférer de cette culture mobile, de ces mutations de demeures, que ces populations aient été nomades. Nous ne remarquons pas en elles cet esprit d'aventures qui a promené les Celtes antiques, les Tartares modernes, à travers l'Europe et l'Asie.

Les premières migrations germaniques sont généralement rapportées à des causes précises. L'invasion de l'Océan décida les Cimbres à fuir vers le Midi, entraînant avec eux tant de peuples. La guerre et la faim, le besoin d'une terre plus fertile, poussaient souvent les tribus les unes sur les autres, comme on le voit dans Tacite. Mais lorsqu'elles ont trouvé un sol fertile et défendu par la nature, elles s'y sont tenues; témoins les Frisons, qui, depuis tant de siècles, restent fidèles à la terre de leurs aïeux, aussi bien qu'à leurs usages.

Les mœurs des premiers habitants de la Germanie n'étaient pas autres, ce semble, que celles de tant de nations barbares, de quelques vives couleurs qu'il ait plu à Tacite de les parer. L'hospitalité, la vengeance implacable, l'amour effréné du jeu et des boissons fermentées, la culture abandonnée aux femmes; tant d'autres traits, attribués aux Germains comme leur étant propres, par des écrivains qui ne connaissaient guère d'autres barbares. Toutefois, il ne faudrait pas les confondre avec les pasteurs tartares, ou les chasseurs de l'Amérique. Les peuplades de la Germanie, plus rapprochées de la vie agricole, moins dispersées et sur des espaces moins vastes, se présentent à nous avec des traits moins rudes; elles semblent moins sauvages que barbares, moins féroces que grossières.

À l'époque où Tacite prend la Germanie, les Cimbres et Teutons (Ingævons, Istævons), pâlissent et s'effacent à l'occident; les Goths et les Lombards commencent à poindre vers l'orient; l'avant-garde saxonne, les Angli, sont à peine nommés; la confédération francique n'est pas formée encore; c'est le règne des Suèves (Hermions)[153]. Quoique diverses religions locales aient pu exister chez plusieurs tribus, tout porte à croire que le culte dominant était celui des éléments, celui des arbres et des fontaines. Tous les ans, la déesse Hertha (erd, la terre) sortait sur un char voilé, du mystérieux bocage où elle avait son sanctuaire, dans une île de l'Océan du Nord[154].

Par-dessus ces races et ces religions, sur cette première Allemagne, pâle, vague, indécise, monde enfant, encore engagé dans l'adoration de la nature, vint se poser une Allemagne nouvelle, comme nous avons vu la Gaule druidique établie dans la Gaule gallique par l'invasion des Kymrys. Les tribus suéviques reçurent une civilisation plus haute, un mouvement plus hardi, plus héroïque, par l'invasion des adorateurs d'Odin, des Goths (Jutes, Gépides, Lombards, Burgondes), et des Saxons[155]. Quoique le système odinique fût loin sans doute d'avoir encore les développements qu'il prit plus tard, et surtout dans l'Islande, il apportait dès lors les éléments d'une vie plus noble, d'une moralité plus profonde. Il promettait l'immortalité aux braves, un paradis, un walhalla, où ils pourraient tout le jour se tailler en pièces, et s'asseoir ensuite au banquet du soir. Sur la terre, il leur parlait d'une ville sainte, d'une cité des Ases, Asgard, lieu de bonheur et de sainteté, patrie sacrée d'où les races germaniques avaient été chassées jadis, et qu'elles devaient chercher dans leurs courses par le monde[156]. Cette croyance put exercer quelque influence sur les migrations barbares; peut-être la recherche de la ville sainte n'y fut-elle pas étrangère, comme une autre ville sainte fut plus tard le but des croisades.

Entre les tribus odiniques, nous remarquons une différence essentielle. Chez les Goths, Lombards et Burgondes, prévalait l'autorité des chefs militaires qui les menaient au combat, celle des Amali, des Balti[157]. L'esprit de la bande guerrière, du comitatus, aperçu déjà par Tacite dans les Germains, était tout-puissant chez ces peuples. «Le rôle de compagnon n'a rien dont on rougisse. Il a ses rangs, ses degrés, le prince en décide. Entre les compagnons, c'est à qui sera le premier auprès du prince; entre les princes, c'est à qui aura le plus de compagnons et les plus ardents. C'est la dignité, c'est la puissance d'être toujours entouré d'une bande d'élite; c'est un ornement dans la paix, un rempart dans la guerre. Celui qui se distingue par le nombre et la bravoure des siens, devient glorieux et renommé, non-seulement dans sa patrie, mais encore dans les cités voisines. On le recherche par des ambassades; on lui envoie des présents; souvent son nom seul fait le succès d'une guerre. Sur le champ de bataille, il est honteux au prince d'être surpassé en courage; il est honteux à la bande de ne pas égaler le courage de son prince. À jamais infâme celui qui lui survit, qui revient sans lui du combat. Le défendre, le couvrir de son corps, rapporter à sa gloire ce qu'on fait soi-même de beau, voilà leur premier serment. Les princes combattent pour la victoire, les compagnons pour le prince. Si la cité qui les vit naître languit dans l'oisiveté d'une longue paix, ces chefs de la jeunesse vont chercher la guerre chez quelque peuple étranger; tant cette nation hait le repos! D'ailleurs, on s'illustre plus facilement dans les hasards, et l'on a besoin du règne de la force et des armes pour entretenir de nombreux compagnons. C'est au prince qu'ils demandent ce cheval de bataille, cette victorieuse et sanglante framée. Sa table, abondante et grossière, voilà la solde. La guerre y fournit, et le pillage[158]

Ce principe d'attachement à un chef, ce dévouement personnel, cette religion de l'homme envers l'homme, qui plus tard devint le principe de l'organisation féodale, ne paraît pas de bonne heure chez l'autre branche des tribus odiniques. Les Saxons semblent ignorer d'abord cette hiérarchie de la bande guerrière dont parle Tacite. Tous égaux sous les Dieux, sous les Ases, enfants des Dieux, ils n'obéissent à leurs chefs qu'autant que ceux-ci parlent au nom du ciel. Le nom de Saxons lui-même est peut-être identique à celui d'Ases[159]. Répartis en trois peuplades et douze tribus, ils repoussèrent longtemps toute autre division. Quand les Lombards envahirent l'Italie, la plupart des Saxons refusèrent de les suivre, ne voulant pas s'assujettir à la division militaire des dizaines et centaines que leurs alliés admettaient. Ce ne fut que bien tard, quand les Saxons, pressés entre les Francs et les Slaves, se mirent à courir l'Océan, et se jetèrent sur l'Angleterre, que les chefs militaires prévalurent, et que la division des hundreds s'introduisit chez eux. Quelques-uns veulent qu'elle n'ait commencé qu'avec Alfred.

Il semble que les populations saxonnes, une fois établies au nord de l'Allemagne, aient longtemps préféré la vie sédentaire. Les Goths ou Jutes, au contraire, se livrèrent aux migrations lointaines. Nous les voyons dans la Scandinavie, dans le Danemark, et presque en même temps sur le Danube et sur la Baltique. Ces courses immenses ne purent avoir lieu qu'autant que la population tout entière devint une bande, et que le comitatus, le compagnonnage guerrier, s'y organisa sous des chefs héréditaires. La pression que ces peuples exercèrent sur toutes les tribus germaniques, obligea celles-ci à se mettre en mouvement, soit pour faire place aux nouveaux venus, soit pour les suivre dans leurs courses. Les plus jeunes et les plus hardis prirent parti sous des chefs, et commencèrent une vie de guerres et d'aventures. Ceci est encore un trait commun à tous les peuples barbares. Dans la Lusitanie, dans la vieille Italie, les jeunes gens étaient envoyés aux montagnes. L'exil d'une partie de la population était consacré, régularisé chez les tribus sabelliennes, sous le nom de ver sacrum[160]. Ces bannis, ou bandits (banditi), lancés de la patrie dans le monde, et de la loi dans la guerre (outlaws), ces loups (wargr), comme on les appelait dans le Nord[161], forment la partie aventureuse et poétique de toutes les nations anciennes.

La forme jeune et héroïque, sous laquelle la race germanique apparut accidentellement au vieux monde latin, on l'a prise pour le génie invariable de cette race. Des historiens ont dit que les Germains avaient importé en ce monde l'esprit d'indépendance, le génie de la libre personnalité. Resterait pourtant à examiner si toutes les races, dans des circonstances semblables, n'ont pas présenté les mêmes caractères. Derniers venus des barbares, les Germains n'auraient-ils pas prêté leur nom au génie barbare de tous les âges? Ne pourrait-on même pas dire que leurs succès contre l'Empire tinrent à la facilité avec laquelle ils s'aggloméraient en grands corps militaires, à leur attachement héréditaire pour les familles des chefs qui les conduisaient; en un mot, au dévouement personnel, et à la disciplinabilité, qui, dans tous les siècles, ont caractérisé l'Allemagne, de sorte que ce qu'on a présenté comme prouvant l'indomptable génie, la forte individualité des guerriers germains, marquerait au contraire l'esprit éminemment social, docile, flexible de la race germanique[162]?

Cette mâle et juvénile allégresse de l'homme qui se sent fort et libre dans un monde qu'il s'approprie en espérance, dans les forêts dont il ne sait pas les bornes, sur une mer qui le porte à des rivages inconnus, cet élan du cheval indompté sur les steppes et les pampas, elle est sans doute dans Alaric, quand il jure qu'une force inconnue l'entraîne aux portes de Rome; elle est dans le pirate danois qui chevauche orgueilleusement l'Océan; elle est sous la feuillée où Robin Hood aiguise sa bonne flèche contre le shériff. Mais ne la trouvez-vous pas tout autant dans le guérillas de Galice, le D. Luis de Calderon, l'ennemi de la loi? Est-elle moindre dans ces joyeux Gaulois qui suivirent César sous le signe de l'alouette, qui s'en allaient en chantant prendre Rome, Delphes ou Jérusalem? Ce génie de la personnalité libre, de l'orgueil effréné du moi, n'est-il pas éminent dans la philosophie celtique, dans Pélage, Abailard et Descartes, tandis que le mysticisme et l'idéalisme ont fait le caractère presque invariable de la philosophie et de la théologie allemandes[163]?

Du jour où, selon la belle formule germanique, le wargus a jeté la poussière sur tous ses parents, et lancé l'herbe par-dessus son épaule, où, s'appuyant sur son bâton, il a sauté la petite enceinte de son champ, alors, qu'il laisse aller la plume au vent[164], qu'il délibère comme Attila, s'il attaquera l'empire d'Orient, ou celui d'Occident[165]: à lui l'espoir, à lui le monde!

C'est de cet état d'immense poésie que sortit l'idéal germanique, le Sigurd scandinave, le Siegfried ou le Dietrich von Bern de l'Allemagne. Dans cette figure colossale est réuni ce que la Grèce a divisé, la force héroïque et l'instinct voyageur, Achille et Ulysse: Siegfried, parcourut bien des contrées par la force de son bras[166]. Mais ici l'homme rusé, tant loué des Grecs, est maudit, dans le perfide Hagen, meurtrier de Siegfried, Hagen à la face pâle et qui n'a qu'un œil, dans le nain monstrueux qui a fouillé les entrailles de la terre, qui sait tout, et qui ne veut que le mal. La conquête du Nord, c'est Sigurd; celle du Midi, c'est Dietrich von Bern (Théodoric de Vérone?). La silencieuse ville de Ravenne garde, à côté du tombeau de Dante, le tombeau de Théodoric, immense rotonde dont le dôme d'une seule pierre semble avoir été posé là par la main des géants. Voilà peut-être le seul monument gothique qui reste au monde aujourd'hui. Il n'a rien dans sa masse qui fasse penser à cette hardie et légère architecture, qu'on appelle gothique, et qui n'exprime en effet que l'élan mystique du christianisme au moyen âge. Il faudrait plutôt le comparer aux pesantes constructions pélasgiques des tombeaux de l'Étrurie et de l'Argolide[167].

Les courses aventureuses des Germains à travers l'empire, et leur vie mercenaire à la solde des Romains, les armèrent plus d'une fois les uns contre les autres. Le Vandale Stilicon défit à Florence ses compatriotes dans la grande armée barbare de Rhodogast. Le Scythe Aétius défit les Scythes dans les campagnes de Châlons; les Francs y combattirent pour et contre Attila. Qui entraîne les tribus germaniques dans ces guerres parricides? c'est cette fatalité terrible dont parlent l'Edda et les Niebelungen. C'est l'or, que Sigurd enlève au dragon Fafnir, et qui doit le perdre lui-même; cet or fatal qui passe à ses meurtriers, pour les faire périr au banquet de l'avare Attila.

L'or et la femme, voilà l'objet des guerres, le but des courses héroïques. But héroïque, comme l'effort; l'amour ici n'a rien d'amollissant; la grâce de la femme, c'est sa force, sa taille colossale. Élevée par un homme, par un guerrier (admirable froideur du sang germanique[168]!), la vierge manie les armes. Il faut, pour venir à bout de Brunhild, que Siegfried ait lancé le javelot contre elle, il faut que, dans la lutte amoureuse, elle ait de ses fortes mains fait jaillir le sang des doigts du héros... La femme, dans la Germanie primitive, était encore courbée sur la terre qu'elle cultivait[169]; elle grandit dans la vie guerrière; elle devient la compagne des dangers de l'homme, unie à son destin dans la vie, dans la mort (sic vivendum, sic pereundum. Tacit.). Elle ne s'éloigne pas du champ de bataille, elle l'envisage, elle y préside, elle devient la fée des combats, la walkirie charmante et terrible, qui cueille, comme une fleur, l'âme du guerrier expirant. Elle le cherche sur la plaine funèbre, comme Édith au col de cygne cherchait Harold après la bataille d'Hastings, ou cette courageuse Anglaise, qui, pour retrouver son jeune époux, retourna tous les morts de Waterloo.

On sait l'occasion de la première migration des barbares dans l'Empire. Jusqu'en 375, il n'y avait eu que des incursions, des invasions partielles. À cette époque, les Goths, fatigués des courses de la cavalerie hunnique qui rendait toute culture impossible, obtinrent de passer le Danube, comme soldats de l'Empire, qu'ils voulaient défendre et cultiver. Convertis au christianisme, ils étaient déjà un peu adoucis par le commerce des Romains. L'avidité des agents impériaux les ayant jetés dans la famine et le désespoir, ils ravagèrent les provinces entre la mer Noire et l'Adriatique; mais dans ces courses même ils s'humanisèrent encore, et par les jouissances du luxe et par leur mélange avec les familles des vaincus. Achetés à tout prix par Théodose, ils lui gagnèrent deux fois l'empire d'Occident. Les Francs avaient d'abord prévalu dans cet empire, comme les Goths dans l'autre. Leurs chefs, Mellobaud sous Gratien, Arbogast sous Valentinien II, puis sous le rhéteur Eugène qu'il revêtit de la pourpre, furent effectivement empereurs[170].

Dans cet affaissement de l'empire d'Occident, qui se livrait lui-même aux barbares, les vieilles populations celtiques, les indigènes de la Gaule et de la Bretagne se relevèrent et se donnèrent des chefs. Maxime, espagnol comme Théodose, fut élevé à l'empire par les légions de Bretagne (an 383). Il passa à Saint-Malo avec une multitude d'insulaires, et défit les troupes de Gratien. Celui-ci et son franc Mellobaud furent mis à mort. Les auxiliaires Bretons furent établis dans notre Armorique sous leur conan ou chef, Mériadec, ou plutôt Murdoch, qu'on désigne comme premier comte de Bretagne[171]. L'Espagne se soumit volontiers à l'espagnol Maxime, et ce prince habile ne tarda pas à enlever l'Italie au jeune Valentinien II, beau-frère de Théodose. Ainsi une armée, en partie bretonne, sous un empereur espagnol, avait réuni tout l'Occident.

C'est par les Germains que Théodose prévalut sur Maxime; son armée, composée principalement de Goths, envahit l'Italie, tandis que le Franc Arbogast opérait une diversion par la vallée du Danube. Cet Arbogast resta tout-puissant sous Valentinien II, s'en défit et régna trois ans sous le nom du rhéteur Eugène. C'est encore en grande partie aux Goths que Théodose dut sa victoire sur cet usurpateur[172].

Sous Honorius, la rivalité du Goth Alaric et du Vandale Stilicon ensanglanta dix ans l'Italie. Le Vandale, nommé par Théodose tuteur d'Honorius, avait en ses mains l'empereur d'Occident. Le Goth, nommé par l'empereur d'Orient, Arcadius, maître de la province d'Illyrie, sollicitait en vain d'Honorius la permission de s'y établir. Pendant ce temps, la Bretagne, la Gaule et l'Espagne redevinrent indépendantes sous le Breton Constantin. La révolte d'un des généraux de cet empereur[173], et peut-être la rivalité de l'Espagne et de la Gaule, préparèrent la ruine du nouvel empire gaulois. Elle fut consommée par la réconciliation d'Honorius et des Goths. Ataulph, frère d'Alaric, épousa Placidie, sœur d'Honorius, et son successeur, Wallia, établit ses bandes à Toulouse, comme milice fédérée au service de l'Empire (an 411). Mais cet empire n'avait plus besoin de milice en Gaule; il abandonnait de lui-même cette province, comme il avait fait de la Bretagne, et se concentrait dans l'Italie pour y mourir. À mesure qu'il se retirait, les Goths s'étendirent peu à peu, et dans l'espace d'un demi-siècle ils occupèrent toute l'Aquitaine et toute l'Espagne.

Les dispositions de ces Goths ne furent rien moins qu'hostiles pour la Gaule. Dans leur long voyage à travers l'Empire, ils n'avaient pu voir qu'avec étonnement et respect ce prodigieux ouvrage de la civilisation romaine, faible et près de crouler sans doute, mais encore debout et dans sa splendeur. Après la première brutalité de l'invasion, ils s'étaient mis, simples et dociles, sous la discipline des vaincus. Leurs chefs n'avaient pas ambitionné de plus beau titre que celui de restaurateurs de l'Empire. On peut en juger par les mémorables paroles d'Ataulph qui nous ont été conservées: «Je me souviens, dit un auteur du Ve siècle, d'avoir entendu à Bethléem le bienheureux Jérôme raconter qu'il avait vu un certain habitant de Narbonne, élevé à de hautes fonctions sous l'empereur Théodose, et d'ailleurs religieux, sage et grave, qui avait joui dans sa ville natale de la familiarité d'Ataulph. Il répétait souvent que le roi des Goths, homme de grand cœur et de grand esprit, avait coutume de dire que son ambition la plus ardente avait d'abord été d'anéantir le nom romain et de faire de toute l'étendue des terres romaines un nouvel empire appelé Gothique, de sorte que, pour parler vulgairement, tout ce qui était Romanie devînt Gothie, et qu'Ataulph jouât le même rôle qu'autrefois César Auguste; mais qu'après s'être assuré par expérience que les Goths étaient incapables d'obéissance aux lois, à cause de leur barbarie indisciplinable, jugeant qu'il ne fallait point toucher aux lois, sans lesquelles la république cessait d'être république, il avait pris le parti de chercher la gloire en consacrant les forces des Goths à rétablir dans son intégrité, à augmenter même la puissance du nom romain, afin qu'au moins la postérité le regardât comme le restaurateur de l'Empire, qu'il ne pouvait transporter. Dans cette vue il s'abstenait de la guerre et cherchait soigneusement la paix[174]

Le cantonnement des Goths dans les provinces romaines ne fut pas un fait nouveau et étrange. Depuis longtemps les empereurs avaient à leur solde des barbares, qui, sous le titre d'hôtes, logeaient chez le Romain et mangeaient à sa table. L'établissement des nouveaux venus eut même d'abord un immense avantage, ce fut d'achever la désorganisation de la tyrannie impériale. Les agents du fisc se retirant peu à peu, le plus grand des maux de l'Empire cessa de lui-même. Les Curiales, bornés désormais à l'administration locale des municipalités, se trouvèrent soulagés de toutes les charges dont le gouvernement central les accablait. Les barbares s'emparèrent, il est vrai, des deux tiers des terres[175] dans les cantons où ils s'établirent. Mais il y avait tant de terres incultes, que cette cession dut généralement être peu onéreuse aux Romains. Il semble que les barbares aient conçu des scrupules sur ces acquisitions violentes, et qu'ils aient quelquefois dédommagé les propriétaires romains. Le poète Paulin, réduit à la pauvreté par suite de l'établissement d'Ataulph, et retiré à Marseille, y reçut un jour avec étonnement le prix d'une de ses terres que lui envoyait le nouveau possesseur.

Les Burgundes, qui s'établirent à l'ouest du Jura, vers la même époque que les Goths dans l'Aquitaine, avaient peut-être encore plus de douceur. «Il paraît que cette bonhomie, qui est l'un des caractères actuels de la race germanique, se montra de bonne heure chez ce peuple. Avant leur entrée dans l'Empire, ils étaient presque tous gens de métier, ouvriers en charpente ou en menuiserie. Ils gagnaient leur vie à ce travail dans les intervalles de paix, et étaient ainsi étrangers à ce double orgueil du guerrier et du propriétaire oisif qui nourrissait l'insolence des autres conquérants barbares... Impatronisés sur les domaines des propriétaires gaulois, ayant reçu ou pris, à titre d'hospitalité, les deux tiers des terres et le tiers des esclaves, ce qui probablement équivalait à la moitié de tout, ils se faisaient scrupule de rien usurper au delà. Ils ne regardaient point le Romain comme leur colon, comme leur lite, selon l'expression germanique, mais comme leur égal en droits dans l'enceinte de ce qui lui restait. Ils éprouvaient même devant les riches sénateurs, leurs copropriétaires, une sorte d'embarras de parvenu. Cantonnés militairement dans une grande maison, pouvant y jouer le rôle de maîtres, ils faisaient ce qu'ils voyaient faire aux clients romains de leur noble hôte, et se réunissaient pour aller le saluer de grand matin[176].» Le poète Sidonius nous a laissé le curieux tableau d'une maison romaine occupée par les barbares. Il représente ceux-ci comme incommodes et grossiers, mais point du tout méchants: «À qui demandes-tu un hymne pour la joyeuse Vénus? À celui qu'obsèdent les bandes à la longue chevelure, à celui qui endure le jargon germanique, qui grimace un triste sourire aux chants du Burgunde repu; il chante lui, et graisse ses cheveux d'un beurre rance... Homme heureux! tu ne vois pas avant le jour cette armée de géants qui viennent vous saluer, comme leur grand-père ou leur père nourricier. La cuisine d'Alcinoüs ne pourrait y suffire. Mais c'est assez de quelques vers, taisons-nous. Si on allait y voir une satire...?»

Les Germains, établis dans l'Empire du consentement de l'empereur, ne restèrent pas tranquilles dans la possession des terres qu'ils avaient occupées. Ces mêmes Huns, qui autrefois avaient forcé les Goths de passer le Danube, entraînèrent les autres Germains demeurés en Germanie, et tous ensemble ils passèrent le Rhin. Voilà le monde barbare déchiré sous ses deux formes. La bande, déjà établie sur le sol de la Gaule, et de plus en plus gagnée à la civilisation romaine[177], l'adopte, l'imite et la défend. La tribu, forme primitive et antique, restée plus près du génie de l'Asie, suit par troupeaux la cavalerie asiatique, et vient demander une part dans l'Empire à ses enfants qui l'ont oubliée.

C'est une particularité remarquable dans notre histoire que les deux grandes invasions de l'Asie en Europe, celle des Huns au Ve siècle, et celle des Sarrasins au VIIIe, aient été repoussées en France. Les Goths eurent la part principale à la première victoire, les Francs à la seconde.

Malheureusement il est resté une grande obscurité sur ces deux événements. Le chef de l'invasion hunnique, le fameux Attila, apparaît dans les traditions, moins comme un personnage historique, que comme un mythe vague et terrible, symbole et souvenir d'une destruction immense. Son vrai nom oriental, Etzel[178], signifie une chose puissante et vaste, une montagne, un fleuve, particulièrement le Volga, ce fleuve immense qui sépare l'Asie de l'Europe. Tel aussi paraît Attila dans les Niebelungen, puissant, formidable, mais indécis et vague, rien d'humain, indifférent, immoral comme la nature, avide comme les éléments[179], absorbant comme l'eau ou le feu.

On douterait qu'il eût existé comme homme, si tous les auteurs du Ve siècle ne s'accordaient là-dessus, si Priscus ne nous disait avec terreur qu'il l'a vu en face, et ne nous décrivait la table d'Attila. Et dans l'histoire aussi elle est terrible cette table, quoiqu'on n'y trouve pas, comme dans les Niebelungen, les funérailles de toute une race. Mais c'est un grand spectacle d'y voir à la dernière place, après les chefs des dernières peuplades barbares, siéger les tristes ambassadeurs des empereurs d'Orient et d'Occident. Pendant que les mimes et les farceurs excitent la joie et le rire des guerriers barbares, lui, sérieux et grave, ramassé dans sa taille courte et forte, le nez écrasé, le front large et percé de deux trous ardents[180], roule de sombres pensées, tandis qu'il passe la main dans les cheveux de son jeune fils... Ils sont là ces Grecs qui viennent jusqu'au gîte du lion lui dresser des embûches; il le sait, mais il lui suffit de renvoyer à l'empereur la bourse avec laquelle on a cru acheter sa mort, et de lui adresser ces paroles accablantes: «Attila et Théodose sont fils de pères très-nobles. Mais Théodose en payant tribut, est déchu de sa noblesse; il est devenu l'esclave d'Attila; il n'est pas juste qu'il dresse des embûches à son maître, comme un esclave méchant.»

Il ne daignait pas autrement se venger, sauf quelques milliers d'onces d'or qu'il exigeait de plus. S'il y avait retard dans le payement du tribut, il lui suffisait de faire dire à l'empereur par un de ses esclaves: «Attila, ton maître et le mien, va te venir voir; il t'ordonne de lui préparer un palais dans Rome.»

Du reste, qu'y eut-il gagné, ce Tartare, à conquérir l'Empire? Il eût étouffé dans ces cités murées, dans ces palais de marbre. Il aimait bien mieux son village de bois, tout peint et tapissé, aux mille kiosques, aux cent couleurs, et tout autour la verte prairie du Danube. C'est de là qu'il partait tous les ans avec son immense cavalerie, avec les bandes germaniques qui le suivaient bon gré, mal gré. Ennemi de l'Allemagne, il se servait de l'Allemagne; son allié, c'était l'ennemi des Allemands, le Vende Genséric, établi en Afrique. Les Vendes, ayant tourné de la Germanie par l'Espagne, avaient changé la Baltique pour la Méditerranée; ils infestaient le midi de l'Empire, pendant qu'Attila en désolait le Nord. La haine du Vende Stilicon contre le Goth Alaric reparaît dans celle de Genséric contre les Goths de Toulouse; il avait demandé, puis mutilé cruellement la fille de leur roi. Il appela contre eux Attila dans la Gaule. Selon l'historien contemporain Idace (historien peu grave, il est vrai), Attila eût été appelé aussi par son compatriote Aétius[181], général de l'empire d'Occident, qui voulait détruire les Goths par les Huns, et les Huns par les Goths. Le passage d'Attila fut marqué par la ruine de Metz et d'une foule de villes. La multitude des légendes qui se rapportent à cette époque peut faire juger de l'impression que ce terrible événement laissa dans la mémoire des peuples[182]. Troyes dut son salut aux mérites de saint Loup. Dieu tira saint Servat de ce monde pour lui épargner la douleur de voir la ruine de Tongres. Paris fut sauvé par les prières de sainte Geneviève[183]. L'évêque Anianus défendit courageusement Orléans. Pendant que le bélier battait les murs, le saint évêque, en prière, demandait si l'on ne voyait rien venir. Deux fois on lui dit que rien n'apparaissait; à la troisième, on lui annonça qu'on distinguait un faible nuage à l'horizon: c'étaient les Goths et les Romains qui accouraient au secours.

Idace assure gravement qu'Attila tua près d'Orléans deux cent mille Goths, avec leur roi Théodoric. Thorismond, fils de Théodoric, voulait le venger; mais le prudent Aétius, qui craignait également le triomphe des deux partis, va trouver la nuit Attila, et lui dit: «Vous n'avez détruit que la moindre partie des Goths; demain il en viendra une si grande multitude que vous aurez peine à échapper.» Attila reconnaissant lui donne dix mille pièces d'or. Puis Aétius va trouver le Goth Thorismond, et lui en dit autant; il lui fait craindre d'ailleurs que, s'il ne se hâte de revenir à Toulouse, son frère n'usurpe le trône. Thorismond, pour un aussi bon avis, lui donne aussi dix mille solidi. Les deux armées s'éloignent rapidement l'une de l'autre.

Le Goth Jornandès, qui écrit un siècle après, ne manque pas d'ajouter aux fables d'Idace; mais chez lui toute la gloire est pour les Goths. Dans son récit, ce n'est pas Aétius, mais Attila qui emploie la perfidie. Le roi des Huns n'en veut qu'au roi des Goths, Théodoric. Il emmène dans la Gaule toute la barbarie du Nord et de l'Orient. C'est une épouvantable bataille de tout le monde asiatique, romain, germanique. Il y reste près de trois cent mille morts. Attila, menacé de se voir forcé dans son camp, élève un immense bûcher formé de selles de chevaux, s'y place la torche à la main, tout prêt à y mettre le feu.

Il y a une chose terrible dans ce récit, et qu'on ne peut guère révoquer en doute: des deux côtés, c'étaient pour la plupart des frères, Francs contre Francs, Ostrogoths contre Wisigoths[184]. Après une si longue séparation, ces tribus se retrouvaient pour se combattre et pour s'égorger. C'est ce que les chants germaniques ont exprimé d'une manière bien touchante dans les Niebelungen, quand le bon markgraf Rüdiger attaque, pour obéir à l'épouse d'Attila, les Burgundes qu'il aime, quand il verse de grosses larmes, et qu'en combattant Hagen, il lui prête son bouclier[185]. Plus pathétique encore est le chant d'Hildebrand et Hadubrand: le père et le fils, séparés depuis bien des années, se rencontrent au bout du monde; mais le fils ne reconnaît point le père, et celui-ci se voit dans la nécessité de périr ou de tuer son fils[186].

Attila s'éloignait, et l'Empire ne pouvait profiter de sa retraite. À qui devait rester la Gaule? Aux Goths et aux Burgundes, ce semble. Ces peuples ne pouvaient manquer d'envahir les contrées centrales, qui, telles que l'Auvergne, s'obstinaient à rester romaines[187]. Mais les Goths eux-mêmes n'étaient-ils pas romains? Leurs rois choisissaient leurs ministres parmi les vaincus. Théodoric II employait la plume du plus habile homme des Gaules, et se félicitait qu'on admirât l'élégance des lettres écrites en son nom. Le grand Théodoric, fils adoptif de l'empereur Zénon et roi des Ostrogoths établis en Italie, eut pour ministre le déclamateur Cassiodore. Sa fille, la savante Amalasonte, parlait indifféremment le latin et le grec, et son cousin Théodat, qui la fit périr, affectait le langage d'un philosophe.

Les Goths n'avaient que trop bien réussi à restaurer l'Empire. L'administration impériale avait reparu, et avec elle tous les abus qu'elle entraînait. L'esclavage avait été maintenu sévèrement dans l'intérêt des propriétaires romains. Imbus des idées byzantines dans leur long séjour en Orient, les Goths en avaient rapporté l'arianisme grec, cette doctrine qui réduisait le christianisme à une sorte de philosophie, et qui soumettait l'Église à l'État. Détestés du clergé des Gaules, ils le soupçonnaient, non sans raison[188], d'appeler les Francs, les barbares du Nord. Les Burgundes, moins intolérants que les Goths, partageaient les mêmes craintes. Ces défiances rendaient le gouvernement chaque jour plus dur et plus tyrannique. On sait que la loi gothique a tiré des procédures impériales le premier modèle de l'inquisition.

La domination des Francs était d'autant plus désirée, que personne peut-être ne se rendait compte de ce qu'ils étaient[189]. Ce n'était pas un peuple, mais une fédération, plus ou moins nombreuse, selon qu'elle était puissante; elle dut l'être au temps de Mellobaud et d'Arbogast, à la fin du IVe siècle. Alors les Francs avaient certainement des terres considérables dans l'Empire. Des Germains de toute race composaient sous le nom de Francs les meilleurs corps des armées impériales et la garde même de l'empereur[190]. Cette population flottante, entre la Germanie et l'Empire, se déclara généralement contre les autres barbares qui venaient derrière elle envahir la Gaule. Ils s'opposèrent en vain à la grande invasion des Bourguignons, Suèves et Vandales, en 406; beaucoup d'entre eux combattirent Attila. Plus tard, nous les verrons, sous Clovis, battre les Allemands près de Cologne, et leur fermer le passage du Rhin. Païens encore, et sans doute indifférents dans la vie indécise qu'ils menaient sur la frontière, ils devaient accepter facilement la religion du clergé des Gaules. Tous les autres barbares à cette époque étaient ariens. Tous appartenaient à une race, à une nationalité distincte. Les Francs seuls, population mixte, semblaient être restés flottants sur la frontière, prêts à toute idée, à toute influence, à toute religion. Eux seuls reçurent le christianisme par l'Église latine. Placés au nord de la France, au coin nord-ouest de l'Europe, les Francs tinrent ferme et contre les Saxons païens, derniers venus de la Germanie, et contre les Wisigoths ariens, enfin contre les Sarrasins, tous également ennemis de la divinité de Jésus-Christ. Ce n'est pas sans raison que nos rois ont porté le nom de fils aînés de l'Église.

L'Église fit la fortune des Francs. L'établissement des Bourguignons, la grandeur des Goths, maîtres de l'Aquitaine et de l'Espagne, la formation des confédérations armoriques, celle d'un royaume Romain à Soissons sous le général Égidius, semblaient devoir resserrer les Francs dans la forêt Carbonaria, entre Tournay et le Rhin[191]. Ils s'associèrent les Armoriques, du moins ceux qui occupaient l'embouchure de la Somme et de la Seine. Ils s'associèrent les soldats de l'Empire, restés sans chef après la mort d'Égidius[192]. Mais jamais leurs faibles bandes n'auraient détruit les Goths, humilié les Bourguignons, repoussé les Allemands, si partout ils n'eussent trouvé dans le clergé un ardent auxiliaire, qui les guida, éclaira leur marche, leur gagna d'avance les populations.

Voyons d'abord en quels termes modestes Grégoire de Tours parle des premiers pas des Francs dans la Gaule. «On rapporte qu'alors Chlogion, homme puissant et distingué dans son pays, fut roi des Francs; il habitait Dispargum, sur la frontière du pays de Tongres. Les Romains occupaient aussi ces pays, c'est-à-dire vers le midi jusqu'à la Loire. Au delà de la Loire, le pays était aux Goths. Les Burgundes, attachés aussi à la secte des Ariens, habitaient au delà du Rhône, qui coule auprès de la ville de Lyon. Chlogion, ayant envoyé des espions dans la ville de Cambrai, et fait examiner tout le pays, défit les Romains et s'empara de cette ville. Après y être demeuré quelque temps, il conquit le pays jusqu'à la Somme. Quelques-uns prétendent que le roi Mérovée, qui eut pour fils Childéric, était né de sa race[193]

Il est probable que plusieurs des chefs des Francs, par exemple ce Childéric, qu'on nous présente comme fils de Mérovée, père de Clovis, avaient eu des titres romains, comme au siècle précédent Mellobaud et Arbogast. Nous voyons en effet Égidius, un général romain, un partisan de l'empereur Majorien, un ennemi des Goths, et de leur créature l'empereur arverne Avitus, succéder au chef des Francs, Childéric, momentanément chassé par les siens. Ce n'est pas sans doute en qualité de chef héréditaire et national[194], c'est comme maître de la milice impériale qu'Égidius remplace Childéric. Ce dernier, accusé d'avoir violé des vierges libres, s'est retiré chez les Thuringiens, dont il enlève la reine; il retourne parmi les Francs après la mort d'Égidius, et son fils Clovis, qui lui succède, prévaut aussi sur le patrice Syagrius, fils d'Égidius. Syagrius, vaincu à Soissons, se réfugie chez les Goths, qui le livrent à Clovis (an 486). Celui-ci est revêtu plus tard des insignes du consulat par l'empereur de Constantinople, Anastase.

Clovis ne commandait encore qu'à la petite tribu des Francs de Tournay, lorsque plusieurs bandes suéviques, désignées sous le nom d'All-men (tous hommes ou tout à fait hommes), menacèrent de passer le Rhin. Les Francs prirent les armes, comme à l'ordinaire, pour fermer le passage aux nouveaux venus. En pareil cas, toutes les tribus s'unissaient sous le chef le plus brave[195]. Clovis eut ainsi l'honneur de la victoire commune. Il embrassa en cette occasion le culte de la Gaule romaine. C'était celui de sa femme Clotilde, nièce du roi des Bourguignons. Il avait fait vœu, disait-il, pendant la bataille, d'adorer le dieu de Clotilde, s'il était vainqueur; trois mille de ses guerriers l'imitèrent[196]. Ce fut une grande joie dans le clergé des Gaules, qui plaça dès lors dans les Francs l'espoir de sa délivrance. Saint Avitus, évêque de Vienne, et sujet des Bourguignons ariens, n'hésitait pas à lui écrire: «Quand tu combats, c'est à nous qu'est la victoire.» Ce mot fut commenté éloquemment par saint Rémi au baptême de Clovis: «Sicambre, baisse docilement la tête; brûle ce que tu as adoré, et adore ce que tu as brûlé.» Ainsi l'Église prenait solennellement possession des barbares.

Cette union de Clovis avec le clergé des Gaules semblait devoir être fatale aux Bourguignons. Il avait déjà essayé de profiter d'une guerre entre leurs rois, Godegisile et Gondebaud. Il avait pour prétexte contre celui-ci et son arianisme et la mort du père de Clotilde, que Gondebaud avait tué; nul doute qu'il ne fût appelé par les évêques. Gondebaud s'humilia. Il amusa les évêques par la promesse de se faire catholique. Il leur confia ses enfants à élever. Il accorda aux Romains une loi plus douce qu'aucun peuple barbare n'en avait encore accordé aux vaincus. Enfin il se soumit à payer un tribut à Clovis.

Alaric II, roi des Wisigoths, partageant les mêmes craintes, voulut gagner Clovis et le vit dans une île de la Loire. Celui-ci lui donna de bonnes paroles, mais immédiatement après il convoque ses Francs. «Il me déplaît, dit-il, que ces ariens possèdent la meilleure partie des Gaules; allons sur eux avec l'aide de Dieu et chassons-les; soumettons leur terre à notre pouvoir. Nous ferons bien, car elle est très-bonne (an 507).»

Loin de rencontrer aucun obstacle, il sembla qu'il fût conduit par une main mystérieuse. Une biche lui indiqua un gué dans la Vienne. Une colonne de feu s'éleva, pour le guider la nuit, sur la cathédrale de Poitiers. Il envoya consulter les sorts à Saint-Martin de Tours, et ils lui furent favorables. De son côté, il ne méconnut pas d'où lui venait le secours. Il défendit de piller autour de Poitiers. Près de Tours, il avait frappé de son épée un soldat qui enlevait du foin sur le territoire de cette ville, consacrée par le tombeau de saint Martin. «Où est, dit-il, l'espoir de la victoire si nous offensons saint Martin?» Après sa victoire sur Syagrius, un guerrier refusa au roi un vase sacré qu'il demandait dans son partage pour le remettre à saint Rémi, à l'église duquel il appartenait. Peu après, Clovis, passant ses bandes en revue, arrache au soldat sa francisque, et pendant qu'il la ramasse lui fend la tête de sa hache: «Souviens-toi du vase de Soissons.» Un si zélé défenseur des biens de l'Église devait trouver en elle de puissants secours pour la victoire. Il vainquit en effet Alaric à Vouglé, près de Poitiers, s'avança jusqu'en Languedoc, et aurait été plus loin si le grand Théodoric, roi des Ostrogoths d'Italie, et beau-père d'Alaric II, n'eût couvert la Provence et l'Espagne par une armée, et sauvé ce qui restait au fils enfant de ce prince, qui, par sa mère, se trouvait son petit-fils.

L'invasion des Francs, si ardemment souhaitée par les chefs de la population gallo-romaine, je veux dire par les évêques, ne put qu'ajouter pour le moment à la désorganisation. Nous avons bien peu de renseignements historiques sur les résultats immédiats d'une révolution si variée, si complexe. Nulle part ces résultats n'ont été mieux analysés que dans le cours de M. Guizot.

«L'invasion, ou, pour mieux dire, les invasions, étaient des événements essentiellement partiels, locaux, momentanés. Une bande arrivait, en général très-peu nombreuse; les plus puissantes, celles qui ont fondé des royaumes, la bande de Clovis, par exemple, n'étaient guère que de cinq à six mille hommes; la nation entière des Bourguignons ne dépassait pas soixante mille hommes. Elle parcourait rapidement un territoire étroit, ravageait un district, attaquait une ville, et tantôt se retirait emmenant son butin, tantôt s'établissait quelque part, soigneuse de ne pas trop se disperser. Nous savons avec quelle facilité, quelle promptitude, de pareils événements s'accomplissent et disparaissent. Des maisons sont brûlées, des champs dévastés, des récoltes enlevées, des hommes tués ou emmenés captifs: tout ce mal fait, au bout de quelques jours les flots se referment, le sillon s'efface, les souffrances individuelles sont oubliées, la société rentre, en apparence du moins, dans son ancien état. Ainsi se passaient les choses en Gaule au cinquième siècle.

«Mais nous savons aussi que la société humaine, cette société qu'on appelle un peuple, n'est pas une simple juxtaposition d'existences isolées et passagères: si elle n'était rien de plus, les invasions des barbares n'auraient pas produit l'impression que peignent les documents de l'époque. Pendant longtemps, le nombre des lieux et des hommes qui en souffraient fut bien inférieur au nombre de ceux qui leur échappaient. Mais la vie sociale de chaque homme n'est point concentrée dans l'espace matériel qui en est le théâtre et dans le moment qui s'ensuit; elle se répand dans toutes les relations qu'il a contractées sur les différents points du territoire; et non-seulement dans celles qu'il a contractées, mais aussi dans celles qu'il peut contracter ou seulement concevoir; elle embrasse non-seulement le présent, mais l'avenir; l'homme vit sur mille points où il n'habite pas, dans mille moments qui ne sont pas encore; et si ce développement de sa vie lui est retranché, s'il est forcé de s'enfermer dans les étroites limites de son existence matérielle et actuelle, de s'isoler dans l'espace et le temps, la vie sociale est mutilée, elle n'est plus.

«C'était là l'effet des invasions, de ces apparitions des bandes barbares, courtes, il est vrai, et bornées, mais sans cesse renaissantes, partout possibles, toujours imminentes. Elles détruisaient: 1o toute correspondance régulière, habituelle, facile entre diverses parties du territoire; 2o toute sécurité, toute perspective d'avenir: elles brisaient les liens qui unissent entre eux les habitants d'un même pays, les moments d'une même vie; elles isolaient les hommes, et pour chaque homme, les journées. En beaucoup de lieux, pendant beaucoup d'années, l'aspect du pays put rester le même; mais l'organisation sociale était attaquée, les membres ne tenaient plus les uns aux autres, les muscles ne jouaient plus, le sang ne circulait plus librement ni sûrement dans les veines; le mal éclatait tantôt sur un point, tantôt sur l'autre: une ville était pillée, un chemin rendu impraticable, un pont rompu; telle ou telle communication cessait, la culture des terres devenait impossible dans tel ou tel district: en un mot, l'harmonie organique, l'activité générale du corps social étaient chaque jour entravées, troublées; chaque jour la dissolution et la paralysie faisaient quelque nouveau progrès.

«Tous ces liens par lesquels Rome était parvenue, après tant d'efforts, à unir entre elles les diverses parties du monde, ce grand système d'administration, d'impôts, de recrutement, de travaux publics, de routes, ne put se maintenir. Il n'en resta que ce qui pouvait subsister isolément, localement, c'est-à-dire les débris du régime municipal. Les habitants se renfermèrent dans les villes; là ils continuèrent à se régir à peu près comme ils l'avaient fait jadis, avec les mêmes droits, par les mêmes institutions. Mille circonstances prouvent cette concentration de la société dans les cités; en voici une qu'on a peu remarquée sous l'administration romaine; ce sont les gouverneurs de province, les consulaires, les correcteurs, les présidents, qui occupent la scène et reviennent sans cesse dans les lois et l'histoire; dans le VIe siècle, leur nom devient beaucoup plus rare: on voit bien encore des ducs, des comtes, auxquels est confié le gouvernement des provinces; les rois barbares s'efforcent d'hériter de l'administration romaine, de garder les mêmes employés, de faire couler leur pouvoir dans les mêmes canaux; mais ils n'y réussissent que fort incomplétement, avec grand désordre; leurs ducs sont plutôt des chefs militaires que des administrateurs; évidemment les gouverneurs de province n'ont plus la même importance, ne jouent plus le même rôle; ce sont les gouverneurs de ville qui remplissent l'histoire; la plupart de ces comtes de Chilpéric, de Gontran, de Théodebert, dont Grégoire de Tours raconte les exactions, sont des comtes de ville, établis dans l'intérieur de leurs murs, à côté de leur évêque. Il y aurait de l'exagération à dire que la province a disparu, mais elle est désorganisée, sans consistance, presque sans réalité. La ville, l'élément primitif du monde romain, survit presque seule à sa ruine.»

C'est qu'une organisation nouvelle allait peu à peu se former, dont la ville ne serait plus l'unique élément, où la campagne, comptée pour rien dans les temps anciens, prendrait place à son tour. Il fallait des siècles pour fonder cet ordre nouveau. Toutefois, dès l'âge de Clovis, deux choses furent accomplies, qui le préparaient de loin.

D'une part, l'unité de l'armée barbare fut assurée: Clovis fit périr tous les petits rois des Francs par une suite de perfidies[197]. L'Église, préoccupée de l'idée d'unité, applaudit à leur mort. «Tout lui réussissait, dit Grégoire de Tours, parce qu'il marchait le cœur droit devant Dieu[198].» C'est ainsi que saint Avitus, évêque de Vienne, avait félicité Gondebaud de la mort de son frère, qui terminait la guerre civile de Bourgogne. Celle des chefs francs, visigoths et romains, réunit sous une même main toute la Gaule occidentale, de la Batavie à la Narbonnaise.

D'autre part, Clovis reconnut dans l'Église le droit le plus illimité d'asile et de protection. À une époque où la loi ne protégeait plus, c'était beaucoup de reconnaître le pouvoir d'un ordre qui prenait en main la tutelle et la garantie des vaincus. Les esclaves mêmes ne pouvaient être enlevés des églises où ils se réfugiaient. Les maisons des prêtres devaient couvrir et protéger, comme les temples, ceux qui paraîtraient vivre avec eux[199]. Il suffisait qu'un évêque réclamât avec serment un captif, pour qu'il lui fût aussitôt rendu.

Sans doute il était plus facile au chef des barbares d'accorder ces priviléges à l'Église, que de les faire respecter. L'aventure d'Attale, enlevé comme esclave si loin de son pays, puis délivré comme par miracle[200], nous apprend combien la protection ecclésiastique était insuffisante. C'était du moins quelque chose qu'elle fût reconnue en droit. Les biens immenses que Clovis assura aux églises, particulièrement à celle de Reims, dont l'évêque était, dit-on, son principal conseiller, durent étendre infiniment cette salutaire influence de l'Église. Quelque bien qu'on mît dans les mains ecclésiastiques, c'était toujours cela de soustrait à la violence, à la brutalité, à la barbarie.

À la mort de Clovis (an 511), ses quatre fils se trouvèrent tous rois, selon l'usage des barbares. Chacun d'eux resta à la tête d'une des lignes militaires que les campements des Francs avaient formées sur la Gaule. Theuderic résidait à Metz; ses guerriers furent établis dans la France orientale ou Ostrasie et dans l'Auvergne. Clotaire résida à Soissons, Childebert à Paris, Clodomir à Orléans. Ces trois frères se partagèrent en outre les cités de l'Aquitaine.

Dans la réalité, ce ne fut pas la terre que l'on partagea, mais l'armée. Ce genre de partage ne pouvait être que fort inégal. Les guerriers barbares durent passer souvent d'un chef à un autre, et suivre en grand nombre celui dont le courage et l'habileté leur promettaient plus de butin. Ainsi, lorsque Theudebert, petit-fils de Clovis, envahit l'Italie à la tête de cent mille hommes, il est probable que presque tous les Francs l'avaient suivi, et que bien d'autres barbares s'étaient mêlés à eux.

La rapide conquête de Clovis, dont on connaissait mal les causes, jetait tant d'éclat sur les Francs, que la plupart des tribus barbares avaient voulu s'attacher à eux, comme autrefois celles qui suivirent Attila. Les races les plus ennemies de l'Allemagne, les Germains du Midi et ceux du Nord, les Suèves et les Saxons, se fédérèrent avec les Francs: les Bavarois en firent autant. Les Thuringiens, au milieu de ces nations, résistèrent et furent accablés[201]. Les Bourguignons de la Gaule semblaient alors plus en état de résister qu'au temps de Clovis; leur nouveau roi, saint Sigismond, élève de saint Avitus, était orthodoxe et aimé de son clergé. Le prétexte d'arianisme n'existait plus. Les fils de Clovis se souvinrent que, quarante ans auparavant, le père de Sigismond avait fait périr celui de Clotilde, leur mère. Clodomir et Clotaire le défirent et le jetèrent dans un puits que l'on combla de pierres. Mais la victoire de Clodomir fut pour sa famille une cause de ruine; tué lui-même dans la bataille, il laissa ses enfants sans défense.

«Tandis que la reine Clotilde habitait Paris, Childebert, voyant que sa mère avait porté toute son affection sur les fils de Clodomir, conçut de l'envie, et, craignant que, par la faveur de la reine, ils n'eussent part au royaume, il envoya secrètement vers son frère le roi Clotaire, et lui fit dire: «Notre mère garde avec elle les fils de notre frère et veut leur donner le royaume; il faut que tu viennes promptement à Paris, et que, réunis tous deux en conseil, nous déterminions ce que nous devons faire d'eux, savoir si on leur coupera les cheveux, comme au reste du peuple, ou si, les ayant tués, nous partagerons également entre nous le royaume de notre frère.» Fort réjoui de ces paroles, Clotaire vint à Paris. Childebert avait déjà répandu dans le peuple que les deux rois étaient d'accord pour élever ces enfants au trône. Ils envoyèrent donc, au nom de tous deux, à la reine, qui demeurait dans la même ville, et lui dirent: «Envoie-nous les enfants, que nous les élevions au trône.» Elle, remplie de joie, et ne sachant pas leur artifice, après avoir fait boire et manger les enfants, les envoya, en disant: «Je croirai n'avoir pas perdu mon fils, si je vous vois succéder à son royaume.» Les enfants allèrent, mais ils furent pris aussitôt et séparés de leurs serviteurs et de leurs nourriciers; et on les enferma à part, d'un côté les serviteurs et de l'autre les enfants. Alors Childebert et Clotaire envoyèrent à la reine Arcadius, portant des ciseaux et une épée nue. Quand il fut arrivé près de la reine, il les lui montra, disant: «Tes fils, nos seigneurs, ô très-glorieuse reine! attendent que tu leur fasses savoir ta volonté sur la manière dont il faut traiter ces enfants. Ordonne qu'ils vivent les cheveux coupés, ou qu'ils soient égorgés.» Consternée à ce message, et en même temps émue d'une grande colère en voyant cette épée nue et ces ciseaux, elle se laissa transporter par son indignation, et ne sachant, dans sa douleur, ce qu'elle disait, elle répondit imprudemment: «Si on ne les élève pas sur le trône, j'aime mieux les voir morts que tondus.» Mais Arcadius, s'inquiétant peu de sa douleur, et ne cherchant pas à pénétrer ce qu'elle penserait ensuite plus réellement, revint en diligence près de ceux qui l'avaient envoyé, et leur dit: «Vous pouvez continuer avec l'approbation de la reine ce que vous avez commencé, car elle veut que vous accomplissiez votre projet.» Aussitôt Clotaire, prenant par le bras l'aîné des enfants, le jeta à terre, et, lui enfonçant son couteau dans l'aisselle, le tua cruellement. À ses cris, son frère se prosterne aux pieds de Childebert, et lui saisissant les genoux, lui disait avec larmes: «Secours-moi, mon très-bon père, afin que je ne meure pas comme mon frère.» Alors Childebert, le visage couvert de larmes, dit à Clotaire: «Je te prie, mon très-cher frère, aie la générosité de m'accorder sa vie; et si tu ne veux pas le tuer, je te donnerai pour le racheter ce que tu voudras.» Mais Clotaire, après l'avoir accablé d'injures, lui dit: «Repousse-le loin de toi, ou tu mourras certainement à sa place. C'est toi qui m'as excité à cette chose, et tu es si prompt à reprendre ta foi!» Childebert, à ces paroles, repoussa l'enfant et le jeta à Clotaire, qui, le recevant, lui enfonça son couteau dans le côté, et le tua comme il avait fait de son frère. Ils tuèrent ensuite les serviteurs et les nourriciers; et après qu'ils furent morts, Clotaire, montant à cheval, s'en alla sans se troubler aucunement du meurtre de ses neveux, et se rendit, avec Childebert, dans les faubourgs. La reine, ayant fait poser ces petits corps sur un brancard, les conduisit, avec beaucoup de chants pieux et un deuil immense, à l'église de Saint-Pierre, où on les enterra tous deux de la même manière. L'un des deux avait dix ans et l'autre sept[202].

Theuderic, qui n'avait pas pris part à l'expédition de Bourgogne, mena les siens en Auvergne. «Je vous conduirai, avait-il dit à ses soldats, dans un pays où vous trouverez de l'argent autant que vous pouvez en désirer, où vous prendrez en abondance des troupeaux, des esclaves et des vêtements.» C'est qu'en effet cette province avait jusque-là seule échappé au ravage général de l'Occident. Tributaire des Goths, puis des Francs, elle se gouvernait elle-même. Les anciens chefs des tribus arvernes, les Apollinaires, qui avaient vaillamment défendu ce pays contre les Goths, sentirent à l'approche des Francs qu'ils perdraient au change, ils combattirent pour les Goths à Vouglé. Mais là, comme ailleurs, le clergé était généralement pour les Francs. Saint Quintien, évêque de Clermont, et ennemi personnel des Apollinaires, semble avoir livré le château. Les Francs tuèrent au pied même de l'autel un prêtre dont l'évêque avait à se plaindre.

Le plus brave de ces rois francs fut Theudebert, fils de Theuderic, chef des Francs de l'Est, de ceux qui se recrutaient incessamment dans tous les Wargi des tribus germaniques. C'était l'époque où les Grecs et les Goths se disputaient l'Italie. Toute la politique des Byzantins était d'opposer aux Goths, aux barbares romanisés, des barbares restés tout barbares; c'est avec des Maures, des Slaves et des Huns, que Bélisaire et Narsès remportèrent leurs victoires. Les Grecs et les Goths espérèrent également pouvoir se servir des Francs comme auxiliaires. Ils ignoraient quels hommes ils appelaient. À la descente de Theudebert en Italie, les Goths vont à sa rencontre comme amis et alliés; il fond sur eux et les massacre. Les Grecs le croient alors pour eux, et sont également massacrés. Les barbares changèrent les plus belles villes de la Lombardie en un monceau de cendres, détruisirent toute provision, et se virent eux-mêmes affamés dans le désert qu'ils avaient fait, languissant sous le soleil du Midi, dans les champs noyés qui bordent le Pô. Un grand nombre y périt. Ceux qui revinrent rapportèrent tant de butin, qu'une nouvelle expédition partit peu après sous la conduite d'un Franc et d'un Suève. Ils coururent l'Italie jusqu'à la Sicile, gâtèrent plus qu'ils ne gagnèrent, mais le climat fit justice de ces barbares[203]. Theudebert était mort aussi dans la Gaule, au moment où il méditait de descendre la vallée du Danube[204], et d'envahir l'empire d'Orient. Justinien était pourtant son allié; il lui avait cédé tous les droits de l'Empire sur la Gaule du Midi.

La mort de Theudebert et la désastreuse expédition d'Italie, qui suivit de près, furent le terme des progrès des Francs. L'Italie, bientôt envahie par les Lombards, se trouva dès lors fermée à leurs invasions. Du côté de l'Espagne ils échouèrent toujours[205]. Les Saxons ne tardèrent pas à rompre une alliance sans profit, et refusèrent le tribut de cinq cents vaches qu'ils avaient bien voulu payer. Clotaire, qui l'exigeait, fut battu par eux.

Ainsi les plus puissantes tribus germaniques échappèrent à l'alliance des Francs. Là commence cette opposition des Francs et des Saxons, qui devait toujours s'accroître et constituer pendant tant de siècles la grande lutte des barbares. Les Saxons, auxquels les Francs ferment désormais la terre du côté de l'Occident, tandis qu'ils sont poussés à l'Orient par les Slaves, se tourneront vers l'Océan, vers le Nord; associés de plus en plus aux hommes du Nord, ils courront les côtes de France[206], et fortifieront leurs colonies d'Angleterre.

Il était naturel que les vrais Germains devinssent hostiles pour un peuple livré à l'influence romaine, ecclésiastique. C'est à l'Église que Clovis avait dû en grande partie ses rapides conquêtes. Ses successeurs s'abandonnèrent de bonne heure aux conseils des Romains, des vaincus[207]. Et il devait en être ainsi; sans compter qu'ils étaient bien plus souples, bien plus flatteurs, eux seuls étaient capables d'inspirer à leurs maîtres quelques idées d'ordre et d'administration, de substituer peu à peu un gouvernement régulier aux caprices de la force, et d'élever la royauté barbare sur le modèle de la monarchie impériale. Nous voyons déjà sous Theudebert, petit-fils de Clovis, le ministre romain Parthenius, qui veut imposer des tributs aux Francs, et qui est massacré par eux à la mort de ce roi.

Un autre petit-fils de Clovis, Chramme, fils de Clotaire, avait pour confident le Poitevin Léon; pour ennemi, l'évêque de Clermont, Cantin, créature des Francs; pour amis, les Bretons, chez lesquels il se retira, lorsque, ayant échoué dans une tentative de révolte, il fut poursuivi par son père. Le malheureux se réfugia avec toute sa famille dans une cabane, où son père le fit brûler.

Clotaire, seul roi de la Gaule (558-561) par la mort de ses trois frères, laissait en mourant quatre fils. Sigebert eut les campements de l'Est, ou, comme parlent les chroniqueurs, le royaume d'Ostrasie; il résida à Metz: rapproché ainsi des tribus germaniques, dont plusieurs restaient alliées des Francs, il semblait devoir tôt ou tard prévaloir sur ses frères. Chilpéric eut la Neustrie et fut appelé roi de Soissons. Gontran eut la Bourgogne; sa capitale fut Châlon-sur-Saône. Pour le bizarre royaume de Charibert, qui réunissait Paris et l'Aquitaine, la mort de ce roi répartit ses États entre ses frères. L'influence romaine fut plus forte encore sous ces princes. Nous les voyons généralement livrés à des ministres gaulois, goths ou romains. Ces trois mots sont alors presque synonymes. Dans le commerce des barbares, les vaincus ont pris quelque chose de leur énergie. «Le roi Gontran, dit Grégoire de Tours, honora du patriciat Celsus, homme élevé de taille, fort d'épaules, robuste de bras, plein d'emphase dans ses paroles, d'à-propos dans ses répliques, exercé dans la lecture du droit; il devint si avide, qu'il spolia fréquemment les églises, etc.» Sigebert choisit un Arverne pour envoyé à Constantinople. Nous trouvons parmi ses serviteurs un Andarchius, «parfaitement instruit dans les œuvres de Virgile, dans le code Théodosien et l'art des calculs[208]

C'est à ces Romains qu'il faut désormais attribuer en grande partie ce qui se fait de bien et de mal sous les rois des Francs. C'est à eux qu'on doit rapporter la fiscalité renaissante[209]; nous les voyons figurer dans la guerre même, et souvent avec éclat. Ainsi, tandis que le roi d'Ostrasie est battu par les Avares, et se laisse prendre par eux, le Romain Mummole, général du roi de Bourgogne, bat les Saxons et les Lombards, les force d'acheter leur retour d'Italie en Allemagne, et de payer tout ce qu'ils prennent sur la route[210].

L'origine de ces ministres gaulois des rois francs était souvent très-basse. Rien ne les fait mieux connaître que l'histoire du serf Leudaste, qui devint comte de Tours. «Leudaste naquit dans l'île de Rhé, en Poitou, d'un nommé Léocade, serviteur chargé des vignes du fisc. On le fit venir pour le service royal, et il fut placé dans les cuisines de la reine; mais comme il avait dans sa jeunesse les yeux chassieux, et que l'âcreté de la fumée leur était contraire, on le fit passer du pilon au pétrin. Quoiqu'il parût se plaire au travail de la pâte fermentée, il prit la fuite et quitta le service. On le ramena deux ou trois fois, et, ne pouvant l'empêcher de s'enfuir, on le condamna à avoir une oreille coupée. Alors, comme il n'était aucun crédit capable de cacher le signe d'infamie dont il avait été marqué en son corps, il s'enfuit chez la reine Marcovèfe, que le roi Charibert, épris d'un grand amour pour elle, avait appelé à son lit à la place de sa sœur. Elle le reçut volontiers, et l'éleva aux fonctions de gardien de ses meilleurs chevaux. Tourmenté de vanité et livré à l'orgueil, il brigua la place de comte des écuries, et l'ayant obtenue, il méprisa et dédaigna tout le monde, s'enfla de vanité, se livra à la dissolution, s'abandonna à la cupidité, et, favori de sa maîtresse, il s'entremit de côté et d'autre dans ses affaires. Après sa mort, engraissé de butin, il obtint par ses présents, du roi Charibert, d'occuper auprès de lui les mêmes fonctions; ensuite, en punition des péchés accumulés du peuple, il fut nommé comte de Tours. Là, il s'enorgueillit de sa dignité avec une fierté encore plus insolente, se montra âpre au pillage, hautain dans les disputes, souillé d'adultère, et par son activité à semer la discorde et à porter des accusations calomnieuses, il amassa des trésors considérables. «Cet intrigant, que nous ne connaissons, il est vrai, que par les récits de Grégoire de Tours, son ennemi personnel, essaya, dit-il, de le perdre en le faisant accuser d'avoir mal parlé de la reine Frédégonde. Mais le peuple s'assembla en grand nombre, et le roi se contenta du serment de l'évêque, qui dit la messe sur trois autels. Les évêques assemblés menaçaient même le roi de le priver de la communion. Leudaste fut tué quelque temps après par les gens de Frédégonde.

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