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Histoire de l'hérésie des Albigeois, et de la sainte guerre entreprise contre eux de l'an 1203 à  l'an 1218

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de l'hérésie des Albigeois, et de la sainte guerre entreprise contre eux de l'an 1203 à  l'an 1218

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Title: Histoire de l'hérésie des Albigeois, et de la sainte guerre entreprise contre eux de l'an 1203 à  l'an 1218

Author: Sarnensis Petrus

Release date: December 15, 2011 [eBook #38313]

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Christine P. Travers and
the Online Distributed Proofreading Team at
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de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr)

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE L'HÉRÉSIE DES ALBIGEOIS, ET DE LA SAINTE GUERRE ENTREPRISE CONTRE EUX DE L'AN 1203 À  L'AN 1218 ***

COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
À L'HISTOIRE DE FRANCE.

HISTOIRE DE LA GUERRE DES ALBIGEOIS,
PAR PIERRE DE VAULX-CERNAY.

PARIS, IMPRIMERIE DE A. BELIN,
rue des Mathurins-Saint-Jacques, n. 14.

COLLECTION
DES MÉMOIRES
RELATIFS
À L'HISTOIRE DE FRANCE.

DEPUIS LA FONDATION DE LA MONARCHIE FRANÇAISE JUSQU'AU 13e SIÈCLE;

AVEC UNE INTRODUCTION, DES SUPPLÉMENS, DES NOTICES ET DES NOTES;

Par M. GUIZOT,
PROFESSEUR D'HISTOIRE MODERNE À L'ACADÉMIE DE PARIS.

À PARIS,
CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,
RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, No. 68.

1824.

HISTOIRE
DE L'HÉRÉSIE
DES ALBIGEOIS,

ET DE LA SAINTE GUERRE ENTREPRISE CONTRE EUX
(DE L'AN 1203 À L'AN 1218);

Par PIERRE DE VAULX-CERNAY.

NOTICE
SUR
PIERRE DE VAULX-CERNAY.

On ne saurait absolument rien de Pierre, moine de Vaulx-Cernay, s'il ne nous apprenait lui-même, dans le cours de son histoire, qu'il était neveu de Gui, abbé de Vaulx-Cernay, évêque de Carcassonne après la conquête des États du comte de Toulouse par Simon de Montfort, qu'il avait accompagné son oncle dans la croisade des Francs contre l'Empire grec en 1205, et qu'il le suivit également dans la croisade contre les Albigeois, dont l'abbé Gui fut l'un des plus ardens promoteurs. Pierre ne nous a du reste transmis, sur sa personne et sa vie, aucun autre détail, et aucun de ses contemporains n'a suppléé à son silence. Il demeura probablement attaché à la fortune de son oncle, et ne se fit remarquer par aucun acte, aucun mérite considérable, car la violence de son zèle contre les hérétiques n'était pas alors un trait saillant qui pût lui valoir une attention particulière.

Son ouvrage n'en est pas moins un des plus instructifs et des plus curieux qui nous soient parvenus sur l'un des plus grands et des plus tragiques événemens du treizième siècle. Pierre ne fut pas seulement témoin de la guerre des Albigeois; il y fut acteur: tantôt il parcourait la France avec son oncle pour recruter de nouveaux Croisés, tantôt il le suivait dans les siéges et les batailles, prêchant, confessant, assistant, comme il le dit lui-même, avec une allégresse ineffable, aux massacres et aux auto-da-fé. Il vécut dans l'intimité des chefs Croisés, ecclésiastiques et militaires, partageant toutes leurs passions, exclusivement préoccupé du succès de leur entreprise, et tellement dévoué à la personne de Simon de Montfort qu'il lui sacrifie aveuglément non seulement ses ennemis, mais ses compagnons, et même se permet, bien qu'avec réserve, de blâmer le pape, quand le pape n'accorde pas au comte du Montfort une complaisance et une faveur illimitées. Aussi les infidélités, surtout les réticences, abondent dans son récit; il dénature ou omet, non seulement les circonstances favorables au comte Raimond de Toulouse et à tous les siens, mais les discordes intestines des Croisés, la rivalité de leurs ambitions, les reproches que le pape leur adressa plusieurs fois, enfin tout ce qui eût pu ternir la gloire ou abaisser un moment la fortune du comte Simon, seul héros, pour lui, de cette effroyable épopée. Cette ardeur de parti, la fureur de conviction religieuse qui s'y joint et qui étouffe à un degré rare, même dans ces temps-là, même dans le camp des Croisés, tout sentiment de justice et de pitié, donnent à la narration de l'écrivain une véhémence, une verve de passion et de colère qui manquent à la plupart des chroniques, quelque terribles qu'en soient les scènes, et animent celle-ci d'un intérêt peu commun. Le moine Pierre raconte d'ailleurs avec détail ce qu'il a vu; il décrit les lieux, rappelle avec soin les petites circonstances, les incidens, les anecdotes, ce qui fait la vie et la vérité morale de l'histoire. Il en est peu de plus partiales que la sienne et qui doivent être lues avec plus de méfiance; mais aucune peut-être n'est plus intéressante, plus vive, et ne fait mieux connaître le caractère du temps, des événemens et du parti de l'historien.

L'ouvrage de Pierre de Vaulx-Cernay fut imprimé pour la première fois en 1615, par Nicolas Camusat, chanoine de Troyes; il en existait déjà une traduction française, incomplète et très-fautive, publiée par Arnaud-Sorbin, sous ce titre: Histoire de la ligue sainte sous la conduite de Simon de Montfort contre les Albigeois tenant le Béarn, le Languedoc, la Gascogne et le Dauphiné, laquelle donna la paix à la France sous Philippe-Auguste et Saint-Louis[1]. Le texte original a été réimprimé depuis dans les Historiens de France de Duchesne[2] et dans la Bibliothèque de l'Ordre de Cîteaux[3]. C'est sur cette dernière édition, la plus correcte de toutes, qu'a été faite notre traduction. Nous y avons joint quelques Éclaircissemens et pièces historiques utiles pour expliquer et compléter l'ouvrage qui, du reste, ne doit être considéré que comme l'un des monumens de cette grande guerre des Albigeois, objet de plusieurs autres chroniques qui prendront place dans notre Collection.

F. G.

HISTOIRE
DE LA GUERRE
DES ALBIGEOIS

PROLOGUE

Adressé par l'Auteur au pape Innocent III.

Au très-saint père et très-bienheureux seigneur Innocent[4], par la grâce de Dieu, souverain pontife de l'Église universelle, son humble bien qu'indigne serviteur frère Pierre, quel qu'il puisse être, moine de Vaulx-Cernay. Il baise, non seulement ses pieds, mais encore, et en toute humilité, la trace de ses pas.

Béni soit le seigneur des armées, qui, de nos jours et tout récemment, a, très-saint père, par la coopération de votre active sollicitude, et par les mains de ses ministres, arraché miséricordieusement de la gueule des lions son Église déjà près de faire naufrage complet dans les régions de la Provence, au milieu des tempêtes que lui suscitaient les hérétiques, et l'a délivrée de la griffe des bêtes féroces!

Mais pour qu'un acte si glorieux et si merveilleux ne puisse venir à oubli par les successives révolutions des temps, et que les grandes choses de notre Dieu deviennent notoires parmi les nations, j'offre, très-bienheureux père, à votre majesté, la série des faits rédigée telle quelle par écrit; la suppliant humblement de ne pas attribuer à présomption qu'un enfant, borné aux premiers rudimens, ait mis la main à si forte affaire, et osé prendre un faix au dessus de ses forces: car mon dessein dans tel travail et mon motif pour écrire ont été que les peuples connussent les œuvres merveilleuses de Dieu, d'autant plus que je ne me suis étudié, ainsi qu'il appert de ma manière de dire, à orner ce même livre de paroles superflues, mais bien à exprimer simplement la simple vérité.

Que votre dignité et sainteté tiennent donc pour assuré, bon père, que si je n'ai eu pouvoir de présenter par ordre tous les faits que j'avais à retracer, du moins ceux dont j'ai parlé sont vrais et sincères; n'ayant rien dit nulle part que je n'aie vu de mes yeux, ou entendu de personnes d'autorité grande et dignes d'une foi très-entière.

Dans la partie première de ce livre, je touche brièvement des sectes des hérétiques, et dis comment les Provençaux ont été infectés dans les temps passés de la ladrerie d'infidélité.

Après quoi, je raconte de quelle manière les susdits Provençaux hérétiques ont été admonestés par les prédicateurs de la parole de Dieu et ministres de votre sainteté, et plus que souvent requis pour qu'ils eussent à retourner, prévaricateurs qu'ils étaient, au cœur et giron de notre sainte mère l'Église.

Puis, autant que je puis, je représente par ordre la venue des Croisés, les prises des cités et châteaux, et autres faits et gestes appartenant au progrès des affaires de la foi.

Sauront les lecteurs qu'en plusieurs endroits de cette œuvre, les Toulousains, hérétiques des autres cités et châteaux, tout ainsi que leurs défenseurs, sont généralement appelés Albigeois, vu qu'ainsi les autres nations ont nommé les hérétiques de Provence.

Finalement, et pour que le lecteur puisse trouver plus à son aise en ce livre ce qu'il y voudrait querir, il est averti que cet ouvrage est ordonné en divers chapitres, selon les divers événemens et successions des choses de la foi.

CHAPITRE PREMIER.

Comment des moines prêchèrent contre les hérésies de Toulouse.

En la province de Narbonne, où jadis avait fleuri la religion, l'ennemi de la foi se prit à parsemer l'ivraie. Le peuple tourna à folie, profanant les sacremens du Christ, qui est de Dieu la vraie saveur et sagesse, se donnant au mensonge, déviant de la véritable sapience divine, errant et divaguant d'erreurs en erreurs jusqu'en l'abîme, marchant dans les voies perdues, et non plus dans le droit chemin.

Deux moines de Cîteaux[5], enflammés du zèle de la foi, à savoir, frère Pierre de Castelnau et frère Raoul, par l'autorité du saint pontife institués légats contre la peste de l'infidélité, déposant toute négligence et remplissant avec ardeur la mission à eux prescrite, vinrent en la ville de Toulouse, d'où découlait principalement le venin qui infectait les peuples et les entraînait en défection de la science du Christ, de la véridique splendeur, de la divine charité.

Or la racine d'amertume avait germé, ains avait pris force et profondeur dans le cœur des hommes, et ne pouvait sans difficulté bien grande en être extirpée. Il fut conseillé aux Toulousains, le fut souvent, et bien fort, d'abjurer l'hérésie et de chasser les hérétiques. Si leur fut-il conseillé par ces hommes apostoliques; mais très-peu furent-ils persuadés: tant s'étaient pris à la mort ceux qui avaient détesté la vie, affectés et infectés d'une méchante sagesse animale, terrestre, diabolique, vides de cette sagesse qui vient d'en haut, docile et consentant aux bonnes croyances.

Enfin, ces deux oliviers saints, ces deux candélabres resplendissans devant le Seigneur, imprimant aux serfs une crainte servile, les menaçant de déprédation, faisant tonner l'indignation des rois et des princes, les décidèrent à l'abjuration de l'hérésie et à l'expulsion des hérétiques; en telle sorte qu'ils craignirent l'offense et le malfaire, plus par peur du châtiment que, selon l'expression du poète[6], par amour de la vertu. Et bien l'ont-ils démontré par indices manifestes; car, se parjurant aussitôt, et endurant de recheoir en leurs misères, ils cachaient des hérétiques prêchant au beau milieu de la nuit, dans leurs conventicules.

Hélas! combien il est difficile d'être arraché à l'habitude! Cette Toulouse[7], toute pleine de dols, jamais ou bien rarement, ainsi qu'on l'assure, et ce depuis sa première fondation, n'a été exempte de cette peste ou épidémie détestable, de cette hérétique dépravation dont le poison d'infidélité superstitieuse a découlé successivement des pères sur les enfans. C'est pourquoi, et en châtiment d'un tel et si grand crime, elle est dite avoir jadis souffert le fléau d'une juste dépopulation vengeresse; à ce point que le soc aurait passé jusque par le cœur de la ville, et y aurait porté le niveau des champs. Voire même, un des plus illustres rois qui régnaient alors sur elle, lequel on croit avoir eu nom Alaric, fut, pour plus grande ignominie, pendu à un gibet au devant des portes de la ville.

Toute gâtée par la lie de cette vieille glu d'hérésie, la génération des Toulousains, véritable race de vipères, ne pouvait, même en nos jours, être arrachée à sa perversité. Bien plus, ayant toujours souffert qu'en elle vinssent derechef cette nature hérétique et souillure d'esclaves, bien que chassées par la rigueur et violence de peines méritées, elle a soif d'agir en guise de ses pères, ne voulant entendre à en dégénérer; et ni plus ni moins que le mal de l'un se gagne aux autres, et que le troupeau tout entier périt par la ladrerie d'un seul, de même, par l'exemple de ce voisinage empesté, les hérésiarques venant à prendre racine dans les villes et bourgs circonvoisins, ils étaient merveilleusement et misérablement infectés des méchantes greffes d'infidélité qui pullulaient dans leur sein; même les barons de la terre provençale, se portant presque tous champions et receleurs d'hérétiques, les aimaient plus vivement qu'à bon droit, et les défendaient contre Dieu et l'Église.

CHAPITRE II.

Des sectes des hérétiques.

Or, puisqu'en quelque manière l'occasion s'en présente en cet endroit, il m'est avis de traiter brièvement et intelligiblement des hérésies et des diverses sectes qui étaient parmi les hérétiques.

Et premièrement, il faut savoir que ces hérétiques établissaient deux créateurs, l'un des choses invisibles, qu'ils appelaient le Dieu bénin, l'autre des visibles, qu'ils appelaient le Dieu malin, attribuant au premier le Nouveau-Testament, et l'Ancien au second; lequel Ancien-Testament ils rejetaient en son entier, hormis certains textes transportés de celui-ci dans le Nouveau, et que, par révérence pour ce dernier, ils trouvaient bon d'admettre.

L'auteur de l'Ancien-Testament, ils le traitaient de menteur, pour autant qu'il est dit en la Genèse: «En quelque jour que vous mangiez de l'arbre de la science du bien et du mal, vous mourrez de mort;» et, ainsi qu'ils disaient, pour ce qu'en ayant mangé ils ne moururent pas, tandis pourtant qu'après avoir goûté du fruit défendu, ils ont été sujets à la misère de mort. Ce même auteur, ils l'appelaient aussi meurtrier, tant pour ce qu'il a brûlé les habitans de Sodome et Gomorrhe, et effacé le monde sous les eaux diluviennes, que pour avoir submergé Pharaon et les Égyptiens dans les flots de la mer.

Quant aux Pères de l'Ancien-Testament, ils les certifiaient tous dévolus à damnation, et disaient que Jean-Baptiste était un des majeurs démons et pires diables. Même disaient-ils entre eux que ce Christ qui est né dans la Bethléem terrestre et visible, et qui a été crucifié à Jérusalem, était homme de mal, que Marie Madelaine fut sa concubine, et qu'elle est la femme surprise en adultère dont il est parlé dans l'Évangile. Pour ce qui est du bon Christ, selon leur dire, il ne mangea oncques, ni ne but, ni se reput de véritable chair, et ne fut jamais en ce monde, sinon spirituellement au corps de Paul. Nous avons parlé d'une certaine Bethléem terrestre et visible, d'autant que les hérétiques feignaient qu'il fût une autre terre nouvelle et invisible, et qu'en icelle, suivant aucuns d'entre eux, le bon Christ est né et a été crucifié.

En outre ils disaient que le Dieu bon avait eu deux femmes, savoir, Collant et Collibant, et que d'elles il avait procréé fils et filles.

Il se trouvait d'autres hérétiques qui reconnaissaient un seul créateur; mais ils allaient de là à soutenir qu'il a eu deux enfans, l'un Christ et diable l'autre. Ceux-ci ajoutaient que toutes créatures avaient été bonnes dans l'origine; mais qu'elles avaient été corrompues toutes par les filles dont il est fait mention dans la Genèse.

Lesquels, tous tant qu'ils étaient, membres de l'Antéchrist, premiers nés de Satan, semence de méchanceté, enfans de scélératesse, parlant par hypocrisie, et séduisant par mensonges les cœurs des simples, avaient infecté la province narbonnaise du venin de leur perfidie.

Ils disaient de l'église romaine presque toute entière qu'elle était une caverne de larrons, et la prostituée dont il est parlé dans l'Apocalypse. Ils annulaient les sacremens de l'Église à tel point qu'ils prêchaient publiquement que l'onde du sacré baptême ne diffère aucunement de l'eau des fleuves, et que l'hostie du très-saint corps du Christ est la même chose que le pain laïque et d'usage commun; distillant dans l'oreille des simples ce blasphème que le corps du Christ, quand bien même il contiendrait en lui l'immensité des Alpes, aurait été consommé depuis long-temps par ceux qui en mangent et annihilé. Ils attestaient de plus que la confirmation et la confession sont deux choses frivoles et du tout vaines, disant encore que le sacrement de mariage est une prostitution, et que nul ne peut être sauvé en lui en engendrant fils et filles. Désavouant aussi la résurrection de la chair, ils forgeaient sur ce point certaines inventions inouïes; prétendant que nos âmes sont ces esprits angéliques qui, précipités du ciel comme apostats d'orgueil, ont laissé dans les airs leurs corps glorieux; et que ces mêmes âmes, après une successive habitation en sept corps quelconques et formes terrestres, doivent retourner aux premiers, comme si était enfin parachevée leur pénitence.

Il faut savoir en outre que certains entre les hérétiques étaient dits parfaits ou bons, et d'autres croyans. Les parfaits portaient vêtemens noirs, se disaient faussement observateurs de chasteté, détestaient l'usage des viandes, œufs et fromage, et affectaient de paraître ne pas mentir, tandis qu'ils mentaient tout d'une suite et de toutes leurs forces en discourant de Dieu. Ils disaient encore qu'il n'était raison aucune pour laquelle ils dussent jurer. Étaient appelés croyans ceux qui, vivant dans le siècle, et bien qu'ils ne cherchassent à imiter les parfaits, espéraient, ce néanmoins, qu'ils seraient sauvés en la foi de ceux-ci.

Différens qu'ils étaient dans la manière de voir, bien étaient-ils unis en croyance et infidélité. Les croyans étaient adonnés à usures, rapines, homicides, plaisirs de la chair, parjures et toutes façons de perversités; et ne péchaient-ils que plus sûrement et sans frein, pensant, comme ils faisaient, qu'ils seraient sauvés sans restitution des choses ravies, sans confession ni pénitence, pourvu qu'à l'article de la mort ils pussent dire une patenôtre et recevoir l'imposition des mains de leurs maîtres. Entre les parfaits, ils choisissaient leurs magistrats, qu'ils appelaient diacres et évêques, desquels l'imposition des mains était nécessaire, à ce qu'ils pensaient, pour le salut de quiconque, parmi les croyans, était en point de mourir. Mais ceux-ci avaient-ils opéré ladite imposition sur aucun moribond, tant méchant fût-il, pourvu qu'il pût dire sa patenôtre, ils l'assuraient sauvé; et, selon leur expression vulgaire, consolé; à telles enseignes que, sans nulle satisfaction ni autre remède, il s'envolait aussitôt devers le ciel. Sur quoi nous avons ouï compter le fait ridicule que voici, et bon à rapporter.

Un certain croyant, à l'article de la mort, reçut consolation d'un sien maître par l'imposition des mains, mais ne put dire sa patenôtre, et expira sur ces entrefaites, pour quoi le consolateur ne savait qu'en dire. En effet, il semblait sauvé par l'imposition et damné faute d'avoir récité l'oraison dominicale. Que dirai-je? les hérétiques consultèrent sur tel cas difficile un certain homme d'armes, ayant nom Bertrand de Saissac, hérétique lui-même, pour savoir de lui ce qu'ils devaient penser à l'occasion du mort; lequel homme d'armes donna son sentiment et fit réponse comme il suit: «Pour cettuy-ci, dit-il, nous le tiendrons sauvé; mais tous les autres, s'ils ne disent Pater noster à leur dernier moment, nous les déclarons en damnation.»

Autre fait pour rire. Un autre croyant légua, près de mourir, trois cents sous aux hérétiques, et commanda à son fils qu'il eût à leur bailler ladite somme. Mais comme eux, après la mort du père, l'eurent requise du fils, il leur répondit: «Je veux que d'abord me disiez en quel point est mon père.—Sache de certitude, reprirent-ils, qu'il est sauvé et colloqué déjà aux cieux.—Je rends grâce, dit-il lors en souriant, à Dieu et à vous. Puis donc que mon père est déjà dans la gloire, aumônes ne font plus besoin à son âme; et pour vous je vous sais assez benins que de ne l'en vouloir retirer. Par ainsi n'aurez aucun denier de moi.»

Je ne crois pas devoir taire qu'aussi certains hérétiques prétendaient que nul ne pouvait pécher depuis l'ombilic et plus bas. Ils traitaient d'idolâtrie les images qui sont en les églises, assurant, sur le sujet des cloches, qu'elles sont trompettes du diable. Bien plus, ils disaient qu'on ne pèche davantage en dormant avec sa mère ou sa sœur qu'avec toute autre femme quelconque. Finalement, au nombre de leurs plus grandes fadaises et sottes crédulités, faut-il bien compter cette opinion, que si quelqu'un entre les parfaits venait à commettre péché mortel en mangeant chair, œufs ou fromage, ou autre chose à eux interdite, pour peu que ce pût être, tous ceux qu'il avait consolés perdaient l'esprit saint, et qu'il fallait les consoler derechef; et quant à ceux qui étaient déjà sauvés, que, pour le péché du maître, ils tombaient incontinent du ciel.

Il y avait encore d'autres hérétiques appelés Vaudois, du nom d'un certain Valdo, Lyonnais. Ceux-ci étaient mauvais; mais, comparés aux autres hérétiques, ils étaient beaucoup moins pervers, car ils s'accordaient en beaucoup de choses avec nous, ne différant que sur quelques-unes.

Pour ne rien dire de la plus grande partie de leurs erreurs, elles consistaient principalement en quatre points, à savoir: porter des sandales à la manière des apôtres; dire qu'il n'était permis en aucune façon de jurer ou de tuer, et en cela, surtout, qu'ils assuraient que le premier venu d'entre eux pouvait, en cas de besoin et pour urgence, consacrer le corps du Christ sans avoir reçu les ordres de la main de l'évêque, pourvu toutefois qu'il portât sandales.

Qu'il suffise de ce peu que j'ai dit touchant les sectes des hérétiques.

Lorsque quelqu'un se rend à eux, celui qui le reçoit lui dit: «Ami, si tu veux être des nôtres, il faut que tu renonces à la foi toute entière, telle que la tient l'Église de Rome.» Il répond: «Oui, j'y renonce.—Reçois donc l'Esprit saint des bons.» Et lors il lui souffle sept fois dans la bouche. «Renonces-tu, lui dit-il encore, à cette croix qu'en ton baptême le prêtre t'a faite sur la poitrine, les épaules et la tête, avec l'huile et le chrême?» Et il répond: «Oui, j'y renonce.—Crois-tu que cette eau baptismale opère pour toi le salut?—Non, répond-il, je ne le crois pas.—Renonces-tu à ce voile que le prêtre a posé sur ta tête en te donnant le baptême?» Il répond: «Oui, j'y renonce.» Et c'est en cette sorte qu'il reçoit le baptême des hérétiques, et renie celui de l'Église. Tous alors lui imposent les mains sur le chef, le baisent, le revêtent de la robe noire; et dès l'heure, il est comme un d'entre eux.

CHAPITRE III.

Quand et comment les prédicateurs vinrent au pays albigeois.

L'an du verbe incarné 1206, l'évêque d'Osma[8], nommé Diégue, homme d'excellens mérites et bien digne qu'on l'exalte par magnifiques louanges, vint en cour de Rome, poussé d'un désir véhément de résigner son évêché, pour pouvoir plus librement se transporter chez les Païens, et leur prêcher l'Évangile du Christ. Mais le seigneur pape Innocent III ne voulut acquiescer au désir du saint homme; ains il lui commanda de retourner dans son siége.

Or, il advint, comme il revenait de la cour du saint Père, qu'étant aux entours de Montpellier, il rencontra le vénérable homme, Arnauld, abbé de Cîteaux[9], père Pierre de Castelnau et frère Raoul, moines dudit ordre, légats du siége apostolique; lesquels, par dégoût, voulaient renoncer à la mission qui leur avait été enjointe, pour ce que leurs prédications n'avaient en rien ou que très-peu réussi près des hérétiques. Toutes fois, en effet, qu'ils avaient tenté de les prêcher, ceux-ci leur avaient objecté la très-méchante conduite des clercs, et qu'ainsi, s'ils ne voulaient amender leurs mœurs, ils devaient s'abstenir de poursuivre leurs prédications.

Dans une telle perplexité, le susdit évêque ouvrit un avis salutaire; disant et conseillant aux légats du siége apostolique qu'abandonnant tout autre soin, ils n'épargnassant ni sueurs ni peines pour répandre avec plus d'ardeur la semence de la parole sainte, et que, pour fermer la bouche aux méchans, ils marchassent en toute humilité, faisant et enseignant à l'exemple du divin maître, allant à pied sans or ni argent; bref, imitant en tout la manière apostolique. Mais eux, refusant de prendre sur eux ces choses, en tant qu'elles semblaient une sorte de nouveauté, répondirent que si une personne d'autorité suffisante consentait à les précéder en telle façon, ils la suivraient très-volontiers. Que dirai-je de plus? il s'offrit, cet homme plein de Dieu, et renvoyant aussitôt sa suite à Osma, ne gardant avec lui qu'un seul compagnon[10], et suivi des deux moines souvent indiqués, savoir Pierre et Raoul, il s'en vint à Montpellier. Quant à l'abbé Arnauld, il regagna Cîteaux, pour autant que le chapitre de l'ordre devait très-prochainement se tenir, et partie pour le dessein qu'il avait, ce chapitre terminé, de mener avec lui quelques-uns de ses abbés, qui l'aidassent à poursuivre la tâche de prédication qui lui était prescrite.

Au sortir de Montpellier, l'évêque d'Osma et les deux moines susdits vinrent en un certain château de Carmaing[11], où ils rencontrèrent un hérésiarque nommé Baudouin, et un certain Théodore, fils de perdition et chaume d'éternel incendie: lequel, originaire de France, était de race noble, et même avait eu canonicat à Nevers. Mais ensuite un homme d'armes, qui était son oncle et des pires hérétiques, ayant été condamné pour sa doctrine dans le concile de Paris[12], en présence d'Octave, cardinal et légat du siége apostolique, il vit qu'il ne pourrait se cacher lui-même plus long-temps, et gagna le pays de Narbonne, où il fut en très-grand amour et très-haute vénération parmi les hérétiques, tant pour ce qu'il semblait surpasser quelque peu les autres en subtilité, que parce qu'ils se glorifiaient d'avoir pour leur frère en iniquité, et défenseur de leur corruption, un homme de France[13], qui est la source de la science et religion chrétienne. Et il ne faut pas taire qu'il se faisait appeler Théodore, bien qu'auparavant il eût nom Guillaume.

Ayant disputé pendant huit jours avec ces deux hommes, à savoir, Baudouin et Théodore, nos prédicateurs convertirent tout le peuple du susdit château, par leurs salutaires avertissemens, à la haine des hérétiques: si bien qu'il eût de lui-même, et très-volontiers, expulsé lesdits hérétiques, n'était que le seigneur du lieu, infecté du poison de perfidie, les avait faits ses familiers et amis. Il serait trop long de rapporter tous les termes de cette dispute; j'ai cru seulement devoir en recueillir ceci que, lorsque par la discussion le vénérable évêque eut poussé Théodore jusqu'aux dernières conséquences: «Je sais, dit celui-ci, je sais de quel esprit tu es; car tu es venu dans l'esprit d'Élie.» À cela le saint répondit: «Si je suis venu dans l'esprit d'Élie, tu es venu, toi, dans celui de l'Antéchrist.» Ayant donc passé là huit jours, ces vénérables hommes furent suivis par le peuple, à leur sortie du château, pendant une lieue environ.

Poursuivant droit leur chemin, ils arrivèrent en la cité de Béziers, où, prêchant et disputant durant quinze jours, ils affermissaient dans la foi le peu de catholiques qui s'y trouvaient, et confondaient les hérétiques. C'est alors que le vénérable évêque d'Osma et frère Raoul conseillèrent à frère Pierre de Castelnau de s'éloigner d'eux pendant un temps: car ils craignaient que Pierre ne fût tué, parce qu'à lui surtout s'attaquait la haine des hérétiques; pour un temps donc, frère Pierre quitta l'évêque et frère Raoul.

Ceux-ci étant sortis de Béziers arrivèrent heureusement à Carcassonne, où ils demeurèrent huit jours, poursuivant leurs disputes et prédications. En ce temps-là, il arriva près de Carcassonne un miracle que l'on ne doit point passer sous silence. Comme les hérétiques faisaient leur moisson, le jour de la nativité de saint Jean-Baptiste (lequel ils ne tenaient point pour prophète, mais bien pour un démon très-malin), un d'eux, regardant à sa main, vit que la gerbe était toute sanglante; ce que voyant, il crut que sa main était blessée: mais la trouvant saine et entière, il cria à ses compagnons. Quoi plus! Chacun d'eux, regardant la gerbe qu'il tenait la trouva pareillement souillée de sang, sans que sa main fût aucunement atteinte. Le vénérable Gui, abbé de Vaulx-Cernay, qui était alors en cette terre, vit une de ces gerbes sanglantes, et c'est lui-même qui m'a raconté ceci.

Comme il serait trop long de réciter par ordre comment ces hommes apostoliques (je veux parler de nos prédicateurs) allaient de çà et de là, de château en château, évangélisant et disputant en tous lieux, omettons ces choses, et arrivons aux plus notables.

Un jour se réunirent tous les hérésiarques dans un certain château, au diocèse de Carcassonne, que l'on nomme Mont-Réal[14], pour disserter d'accord contre les susdits personnages. Frère Pierre de Castelnau qui, comme nous l'avons dit tout à l'heure, les avait quittés à Béziers, revint pour assister à cette dispute, où furent pris pour juges aucuns d'entre ceux que les hérétiques nommaient croyans. Or, l'argumentation dura quinze jours, et fut rédigé par écrit tout ce qui s'y était traité, et remis en la main des juges, pour qu'ils prononçassent la sentence définitive; mais eux, voyant que les leurs étaient manifestement battus, ne voulurent la rendre, non plus que les écrits qu'ils avaient reçus des nôtres, de peur qu'ils ne vinssent à publicité, et les livrèrent aux hérétiques.

Ces choses faites, frère Pierre de Castelnau, laissant de nouveau ses compagnons, s'en alla en Provence, et travailla à réunir les nobles, dans le dessein d'extirper les hérétiques du pays de Narbonne, à l'aide de ceux qui avaient juré la paix; mais le comte de Toulouse, nommé Raimond, ennemi de cette trève, ne voulut y acquiescer, jusqu'à tant qu'il fût forcé de la jurer, tant par suite des guerres que lui suscitèrent les nobles de la province, par la médiation et industrie de l'homme de Dieu, que par l'excommunication qu'il lança contre ledit comte[15].

Mais lui qui avait reçu la foi, et qui était pis qu'un infidèle, n'obéissant oncques à son serment, jura souvent, et souvent fut parjure. Pour quoi le reprit avec grande vertu d'esprit le très-saint frère Pierre, abordant sans peur le tyran, lui résistant en face, pour ce qu'il était répréhensible, voire même bien fort damnable; et cet homme de grande constance et de conscience sans tache le confondait à ce point de lui reprocher qu'il était en tout parjure, comme de vrai il l'était.

CHAPITRE IV.

Malice du comte Raimond de Toulouse, fauteur des Albigeois.

Puis donc que l'occasion s'en présente, parlons un peu de la crédulité de ce comte[16]. Il est à dire d'abord que, quasi dès son berceau, il chérit toujours et choya les hérétiques, et les accueillant dans ses terres, il les honora par toutes les faveurs qu'il put. Même jusqu'à ce jour, ainsi qu'on l'assure, partout où il va, il mène avec lui quelques-uns de ces hommes, cachés sous l'habit laïque, afin que, s'il venait à mourir, il meure entre leurs mains. Il croyait en effet que, sans faire aucunement pénitence, et si grand pécheur qu'il fût, il serait sauvé, pourvu qu'à l'article de la mort il pût recevoir d'eux l'imposition des mains. Il faisait aussi porter avec soi le Nouveau-Testament, pour qu'au besoin il reçût des mains des infidèles l'imposition et ledit livre. De vrai, l'Ancien-Testament est détestable aux hérétiques: ils disent que ce Dieu, qui a institué la vieille loi, est mauvais, l'appelant traître à cause de la spoliation d'Égypte, et meurtrier pour le déluge et la submersion des Égyptiens. Ils ajoutent que Moïse, Josué et David ont été les ministres de ce mauvais Dieu, et routiers[17] à son service.

Un jour le susdit comte dit aux hérétiques, comme le savons certainement, qu'il voulait faire nourrir son fils à Toulouse parmi eux, à cette fin qu'il s'instruisît davantage en leur foi, ou plutôt dans leur infidélité. Il dit encore, une autre fois, qu'il donnerait volontiers cent marcs d'argent pour qu'un de ses chevaliers embrassât leur croyance, à laquelle il l'avait maintes fois appelé, et qu'il lui faisait prêcher souvent. Outre cela, quantes fois les hérétiques lui envoyaient des présens ou des provisions, il les recevait avec grande reconnaissance, et les faisait conserver très-soigneusement, ne souffrant pas que personne en mangeât, sinon lui et certains d'entre ses familiers. Très-souvent aussi, comme nous l'avons appris de science certaine, s'agenouillant, il adorait les hérétiques, requérait leurs bénédictions, et les baisait.

Un jour qu'il était à attendre quelques gens qui devaient venir à lui, comme ils ne venaient pas, il s'écria: «Il appert clairement que le diable a fait ce monde, puisque rien ne nous succède à souhait.» Il dit, en outre, au vénérable évêque de Toulouse, ainsi que nous l'avons ouï dudit évêque, que les moines de Cîteaux ne pouvaient être sauvés pour autant qu'ils avaient des ouailles adonnées au péché de luxure. Ô hérésie inouïe!

Le même comte dit à cet évêque de Toulouse qu'il vînt la nuit dans son palais, et que là il entendrait la prédication des hérétiques; par quoi il est patent qu'il les entendoit souvent durant la nuit.

Étant un jour dans une église où étoit célébrée la messe, ce Raimond avoit en sa compagnie un certain mime qui suivoit la mode des bouffons de cette sorte, railloit les gens par grimaces et autres gestes d'histrion: or, comme le prêtre célébrant se retournoit vers le peuple en disant Dominus vobiscum, le très-scélérat comte commanda à son mime de contrefaire l'officiant et le tourner en dérision. Il dit encore une autre fois qu'il aimeroit mieux ressembler à un certain hérétique de Castres au diocèse d'Alby, auquel on avait tranché les membres, et qui vivait dans un état misérable, que d'être empereur ou roi.

Que ledit comte protégea toujours les hérétiques, nous en avons la preuve très-convaincante en ce que jamais il ne put être induit par aucun légat du siége apostolique à les chasser de son pays; bien que, contraint par ces mêmes légats, il ait fait de fréquentes abjurations. Il faisait en outre si peu de cas du sacrement de mariage que, toutes fois et quantes sa propre épouse lui désagréait, la répudiant, il en prenait une autre, si bien qu'il en eut quatre[18], dont trois vivent encore. Il eut d'abord la sœur du vicomte de Béziers, nommée Béatrix; laquelle ayant répudiée, il prit la sœur du duc de Chypre[19]. Ayant encore quitté celle-ci, il épousa la sœur du roi d'Angleterre[20], qui lui était unie par conséquent au troisième degré; et cette dernière étant morte, il reçut en mariage la sœur du roi d'Arragon[21], qui pareillement était sa cousine au quatrième degré. On ne doit point taire que, durant son premier mariage, il conseilla souvent à sa femme de prendre l'habit religieux. Celle-ci, comprenant ce qu'il voulait dire, exprès lui demanda s'il voulait qu'elle se fît religieuse de l'ordre de Cîteaux; à quoi il répondit que non. Lors elle lui demanda s'il entendait plutôt qu'elle entrât dans l'ordre de Fontevrault[22]; mais il dit encore qu'il ne le voulait ainsi. Finalement elle lui demanda quelle était sa volonté, et il lui dit que, si elle consentait à se faire ermite, il pourvoierait à tous ses besoins, et il fut fait de la sorte.

Il y avait à Toulouse un détestable hérétique nommé Hugues Fabri, qui jadis était tombé dans une telle démence qu'il avait profané l'autel d'une église de la manière la plus immonde, et qu'au mépris de Dieu, il s'était servi salement du poêle qui couvrait ledit autel[23]. Ô forfait inouï! le même hérétique avait dit un jour qu'au moment où le prêtre reçoit dans la messe le sacrement de l'Eucharistie, c'est le démon qu'il fait passer dans son propre corps. Or le vénérable abbé de Cîteaux, qui était alors abbé de Granselve[24] dans le territoire de Toulouse, ayant rapporté tout ceci au comte, et lui ayant indiqué qui avait commis un si grand crime, celui-ci répondit qu'à telle cause il ne punirait aucunement un citoyen de ses domaines. Le seigneur abbé de Cîteaux, qui était pour lors archevêque de Narbonne, a raconté ces abominations à environ vingt évêques, moi présent, au concile de Lavaur.

En outre, ledit comte fut à tel point luxurieux et débauché que, comme nous l'avons appris avec certitude, il abusait de sa propre sœur, au mépris de la religion chrétienne. Dès son enfance[25], il recherchait avec grand empressement les concubines de son père, et couchait avec elles dans des transports d'ardeur extrême, à ce point qu'à peine une femme pouvait lui plaire s'il ne savait qu'elle fût entrée d'abord au lit de son père; d'où suit que celui-ci, tant à cause de son hérésie que pour cette énormité, lui annonçait souvent qu'il perdrait son héritage.

Davantage, ledit Raimond se prit d'une merveilleuse affection pour des pillards et routiers, à l'aide desquels il dépouillait les églises, détruisait les monastères, et dépossédait tous ceux de ses voisins qu'il pouvait.

C'est en cette façon qu'il se comporta toujours comme un membre du diable, fils de perdition, premier né de Satan, ennemi de la croix et persécuteur de l'Église, champion des hérétiques, oppresseur des catholiques, ministre de damnation, apostat de la foi, rempli de crimes, et vrai magasin de toute espèce de péchés.

Un jour qu'il jouait aux échecs avec un chapelain, il lui dit tout en jouant: «Le Dieu de Moïse en qui vous croyez ne pourra vous aider à ce jeu; et quant à moi, ajouta-t-il, que jamais ce Dieu ne me soit en aide!»

Une autre fois, comme il devait marcher du pays de Toulouse contre quelques ennemis à lui qui étaient en Provence, se levant au beau milieu de la nuit, il vint à la maison où les hérétiques toulousains étaient assemblés, et il leur dit: «Seigneurs et frères, divers sont les événemens de la guerre. Quoi qu'il arrive de moi, je recommande en vos mains mon âme et mon corps.» Ce qu'ayant dit, il emmena, pour plus de précaution, avec lui, des hérétiques en habit commun, pour que si, d'aventure, il venait à mourir, au moins ce pût être entre leurs bras.

Un jour ce maudit comte était malade en Arragon; et, comme son mal augmentait, il se fit construire une litière, et, dans cette litière, transporter à Toulouse; et comme on lui demandait pourquoi il se faisait porter en si grande hâte à Toulouse, affligé qu'il était d'une si grave maladie, il répondit, le misérable: «C'est pour ce qu'il n'y a point en cette terre de bons hommes entre les mains desquels je puisse mourir;» car étaient les hérétiques nommés bons hommes par leurs fauteurs. Pour finir, par bien d'autres signes et paroles il s'avouait hérétique. «Je sais bien, disait-il, que je dois être déshérité pour ces gens de bien; mais si suis-je prêt à endurer non seulement l'exhérédation, bien plus, à perdre la tête pour eux.»

Qu'il suffise de ce que nous avons dit touchant l'incrédulité et malice de ce malheureux. Maintenant retournons à notre propos.

CHAPITRE V.

De la venue de douze abbés de Cîteaux et de leurs prédications.

La dispute plus haut rappelée ayant eu lieu dans Mont-Réal, tandis que nos prédicateurs y étaient encore, et que semant de toutes parts la parole de Dieu et les leçons du salut, ils mendiaient partout leur pain; survint le vénérable homme abbé de Cîteaux, nommé Arnauld, arrivant de France et menant avec lui douze abbés, hommes de religion entière, hommes de sainte science et parfaite, hommes de sainteté incomparable, lesquels, selon le nombre sacré des douze apôtres, vinrent au nombre de douze avec l'abbé, lui treizième, préposés à rendre raison à tout disputeur quelconque des choses qui étaient en eux touchant la foi et l'espérance; et tous en compagnie de plusieurs moines qu'ils avaient amenés avec eux professant complète humilité, suivant le modèle qui leur avait été montré à Montpellier, c'est-à-dire selon le précepte de l'évêque d'Osma, faisaient route à pied. Soudain ils furent dispersés au loin par l'abbé de Cîteaux, et furent à chacun assignées les bornes dans lesquelles ils se livreraient au discours de la prédication[26], et persévéreraient dans le labeur des disputes contre les hérétiques.

CHAPITRE VI.

Du colloque de Pamiers et de la mort de l'évêque d'Osma.

L'évêque d'Osma voulut lors retourner à son évêché, partie pour veiller sur ses ouailles, et partie pour fournir de ses revenus aux nécessités des prédicateurs de Dieu en la province de Narbonne. Or donc, comme il s'en allait devers l'Espagne, il vint à Pamiers au territoire de Toulouse, et près de lui se rendirent Foulques, évêque de Toulouse, et Navarre, évêque de Conserans[27], avec plusieurs abbés. Là, ils disputèrent avec les Vaudois, lesquels furent vaincus à plat et confondus; et le peuple du lieu, principalement les pauvres, se rangèrent pour la plupart au parti des nôtres; voire même celui qui avait été institué juge de la dispute (lequel était favorable aux Vaudois et considérable en son endroit) renonça à la perversité hérétique, et s'offrit lui et tout son bien aux mains du seigneur évêque d'Osma, et dès lors il a combattu virilement les sectateurs de la superstition.

Fut présent à cette dispute ce traître et méchant comte de Foix[28], ce très-cruel persécuteur de l'Église et ennemi du Christ, lequel avait une femme qui faisait manifeste profession de l'hérésie des Vaudois; plus deux sœurs dont l'une professait cette même doctrine, et l'autre, ainsi que le comte, celle des autres sectes déloyales des hérétiques. La dispute susdite ayant eu lieu dans le palais du comte même, celui-ci un jour pratiquait les Vaudois, et l'autre jour nos prédicateurs. Ô feinte humilité!

Ceci achevé, l'évêque d'Osma s'achemina vers son évêché, résolu de revenir le plus tôt possible, afin de poursuivre les affaires de la foi dans la province de Narbonne. Mais, après avoir passé peu de jours dans son siége, comme il se disposait au retour, il fut prévenu par la mort, et s'endormit heureusement dans sa vieillesse. Avant son décès, était mort pareillement le frère Raoul, dont nous avons parlé ci-dessus, homme de bonne mémoire, lequel rendit l'âme dans une certaine abbaye de l'ordre de Cîteaux, dite Franquevaux, près Saint-Gilles.

Ces deux luminaires étant ravis au monde (savoir l'évêque d'Osma et frère Raoul), le vénérable Gui, abbé de Vaulx-Cernay, au diocèse de Paris, qui était venu avec les autres abbés au pays de Narbonne à cause de la prédication, homme de noble lignage, mais plus noble encore de beaucoup par science et par vertu, le même qui fut fait ensuite évêque de Carcassonne, fut constitué le premier et maître entre les prédicateurs; d'autant que l'abbé de Cîteaux se transporta en d'autres lieux, empêché qu'il était par les grandes affaires du temps.

Nos saints prêcheurs discourant donc et confondant très-apertement les hérétiques, mais ne pouvant, en leur obstination dans la malice, les convertir à la vérité, après beaucoup de temps employé à des prédications et disputes qui furent de mince ou nulle utilité, ils revinrent au pays de France.

Du reste, il n'est à omettre que ledit abbé de Vaulx-Cernay ayant disputé plusieurs fois avec Théodore, plus haut nommé, et un certain autre hérésiarque très-notable, à savoir Bernard de l'Argentière[29], estimé le premier dans le diocèse de Carcassonne, et les ayant maintes et maintes fois confondus, ledit Théodore, n'ayant un jour pu répondre rien autre, dit à l'abbé: «La paillarde (il entendait par là l'Église romaine) m'a long-temps, retenu à elle[30]; mais elle ne me retiendra plus.» Il ne faut taire davantage que le même abbé de Vaulx-Cernay ayant gagné un castel près de Carcassonne, nommé Laurac[31], afin d'y prêcher à son entrée dans ledit lieu, il se signa: ce que voyant un certain homme d'armes hérétique qui était dans le château, il dit à l'abbé: «Que ce signe ne me soit oncques en aide!»

CHAPITRE VII.

Miracle de la cédule écrite de la main du bienheureux Dominique, laquelle jetée trois fois au feu en ressauta intacte.

En ce temps advint un miracle qui nous a semblé digne d'être placé ici. Un jour que nos prédicateurs avaient disputé contre les hérétiques, un des nôtres nommé Dominique, homme tout en sainteté, lequel avait été compagnon de l'évêque d'Osma, rédigea par écrit les argumens qu'il avait employés dans le cours de la discussion, et donna la cédule à un hérétique, pour qu'il délibérât sur les objections y contenues. Cette nuit même, les hérétiques étaient assemblés dans une maison, siégeant près du feu. Lors celui à qui l'homme de Dieu avait baillé la cédule, la produisit devant tous: sur quoi ses compagnons lui dirent de la jeter au milieu du feu, et que si elle brûlait, leur foi (ou plutôt leur perfidie) serait véritable; du contraire, si elle demeurait intacte, qu'ils avoueraient pour telle la foi que prêchaient les nôtres, et qu'ils la confesseraient vraie. Que dirai-je de plus? À ce tous consentant, la cédule est jetée au feu: mais comme elle eut demeuré quelque peu au milieu des flammes, soudain elle en ressauta sans être du tout atteinte. Les spectateurs restant stupéfaits, l'un, plus endurci que les autres, leur dit: «Qu'on la remette au feu, et alors vous expérimenterez plus pleinement la vérité.» On l'y jeta derechef, et derechef elle ressauta intacte. Ce que voyant cet homme dur et lent à croire, il dit: «Qu'on la jette pour la troisième fois, et lors nous connaîtrons avec certitude l'issue de la chose.» Pour la troisième fois donc on la jette au feu; mais elle n'est pas davantage offensée, et saute hors du feu entière et sans lésion aucune. Pourtant, et bien que les hérétiques eussent vu tant de signes, ils ne voulurent se convertir à la foi. Ains, persistant dans leur malice, ils se firent entre eux très-expresse inhibition pour que personne, en racontant ce miracle, ne le fît parvenir à notre connaissance; mais un homme d'armes qui était avec eux, et se rapprochait tant soit peu de notre foi, ne voulut céler ce dont il avait été témoin, et en fit récit à plusieurs. Or cela se passa à Mont-Réal, ainsi que je l'ai ouï de la bouche même du très-pieux personnage qui avait donné à l'hérétique la cédule en question.

CHAPITRE VIII.

Mort sanglante de frère Pierre de Castelnau qui succomba sous le glaive des impies.

Ayant dit ce peu de mots touchant les prédicateurs de la parole divine, arrivons, avec l'aide de Dieu, au martyre de cet homme vénérable, de cet athlète très-courageux, frère Pierre de Castelnau; à quelle fin nous pensons ne pouvoir mieux faire, ni plus authentiquement, qu'en insérant dans notre narration les lettres du seigneur pape, adressées par lui aux fidèles du Christ, et contenant plus au long le récit de ce martyre. La teneur de ces lettres est ainsi qu'il suit:

«Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à nos chers fils, nobles hommes, comtes, barons et tous chevaliers établis dans les provinces de Narbonne, d'Arles, d'Embrun, d'Aix et de Vienne: salut et bénédiction apostolique.

«Nous avons ouï une chose que nous sommes forcés de croire et déduire pour le deuil commun de toute l'Église, à savoir, que comme frère Pierre de Castelnau, de sainte mémoire, moine et prêtre, homme vertueux entre tous les hommes, illustre par sa vie, sa science et son renom, député avec plusieurs autres pour évangéliser la paix et affermir la foi dans la province d'Occitanie, travaillait louablement au ministère à lui commis, et ne cessait de travailler encore, comme celui qui avait pleinement appris en l'école du Christ ce qu'il enseignait; et, doué de paroles selon la foi, avait moyen d'exhorter suivant la saine doctrine celui qui est selon cette doctrine, et de repousser les contredisans, toujours préparé à rendre raison à qui l'en sommait, ainsi que le pouvait faire homme catholique, docte en la loi, éloquent en langage; contre ledit frère donc fut suscité par le diable son ministre, le comte Raimond de Toulouse: lequel, pour beaucoup et de grands excès commis envers l'Église et envers Dieu, ayant souvent encouru la censure ecclésiastique, et souvent (homme qu'il était de couleur changeante, rusé, impossible à saisir et inconstant) s'étant fait absoudre par une repentance simulée; ne pouvant enfin contenir la haine qu'il avait conçue contre ledit saint personnage, pour autant qu'en sa bouche était parole de vérité, pour réprimander et châtier les nations, et lui surtout, comte Raimond, qui méritait d'être repris davantage à cause de plus grands crimes, convoqua les légats du siége apostolique, savoir, frère Pierre et son collègue, dans la ville de Saint-Gilles, leur promettant de leur donner satisfaction sur tous les chefs pour lesquels il était reproché. Mais comme eux se furent rendus en la susdite ville, ledit comte, tantôt comme homme facile et de bonne foi, promettait de se soumettre aux salutaires admonitions à lui faites, et tantôt, comme homme double et endurci, refusait tout net de ce faire. Nos légats, voulant enfin se retirer dudit lieu, Raimond les menaça publiquement de mort, disant que par quelque endroit de la terre ou de l'eau qu'ils s'en fussent, il observerait avec vigilance leur départ; et aussitôt, accommodant les effets aux paroles, il envoya ses complices pour dresser les embûches qu'il méditait.

«Comme donc, ni aux prières de notre cher fils l'abbé de Saint-Gilles, ni aux instances des consuls et bourgeois, le délire de la rage ne le pouvait adoucir, eux, en dépit du comte et à son grand déplaisir, conduisirent les saints prédicateurs, à main armée, près des rivages du Rhône, où, pressés par la nuit, ils se reposèrent, tandis que certains satellites à eux du tout inconnus se venaient loger près d'eux; lesquels, comme l'issue l'a fait voir, cherchaient leur sang.

«Le lendemain matin étant survenu, et la messe célébrée comme de coutume, au moment où les innocens soldats du Christ se préparaient à passer le fleuve, un de ces satellites de Satan, brandissant sa lance, blessa entre les côtes inférieures le susdit Pierre de Castelnau (pierre en effet fondée sur le Christ par immobile assiette), lequel ne se méfiait pas d'une si grande trahison.

«Lors, regardant d'abord l'assassin, et suivant l'exemple de son maître Jésus et du bienheureux Étienne, le martyr lui dit: «Que Dieu te pardonne, car moi je te pardonne,» répétant à plusieurs fois ce mot de piété et patience; ensuite, étant ainsi transpercé, il oublia l'amère douleur de sa blessure par l'espérance des choses célestes; et, à l'article de sa glorieuse mort, ne cessant d'ordonner, de concert avec les compagnons de son ministère, en quelle façon ils répandraient la paix et la foi, il s'endormit heureusement dans le Christ après les pieuses oraisons dernières. Pierre donc ayant, pour la paix et la foi (si justes causes de martyre qu'il n'y en a de plus justes), répandu son sang, il aurait déjà brillé, ainsi que nous le croyons, par d'éclatans miracles, si l'incrédulité des hérétiques ne l'eût empêché, à l'instar de ceux dont il est dit dans l'Évangile que Jésus ne faisait point parmi eux beaucoup de miracles à cause de leur incrédulité. C'est pourquoi, bien que la parole soit un signe nécessaire, non aux fidèles, mais aux infidèles, le Sauveur étant présenté à Hérode qui, au témoignage de Luc, se réjouit grandement de le voir, dans l'espoir qu'il ferait quelque miracle, il dédaigna d'en faire et de répondre à qui l'interrogeait, sachant que l'incrédulité qui demande des miracles n'est pas disposée à croire, et qu'Hérode recherchait seulement une vaine surprise.

«Bien donc que cette méchante race perverse de Provençaux ne soit digne que si promptement, comme elle le cherche peut-être, lui soit donné un signe du martyre de frère Pierre, nous croyons cependant qu'il a fallu qu'un seul mourût pour elle, à cette fin qu'elle ne pérît pas tout entière, et qu'infectée par la contagion de l'hérésie, elle fût rappelée de son erreur par l'intercession du sang du martyr.

«Tel est en effet le durable mérite du sacrifice de Jésus-Christ; tel est l'esprit miraculeux du Sauveur, que, lorsqu'on le croit vaincu dans les siens, c'est alors même qu'il est plus fortement victorieux en eux; et de la même vertu par qui lui-même a détruit la mort en mourant, il fait triompher de leurs triomphateurs ses serviteurs parfois abattus. À moins que le grain de froment qui tombe en terre ne meure, il reste seul; mais s'il meurt, il produit des fruits abondans. Espérant donc qu'il doit provenir dans l'Église du Christ un fruit de cette semence très-féconde, bien qu'assurément soit durement criminel et criminellement dur celui dont l'âme n'a pas été percée par le glaive qui a percé Pierre, et ne désespérant jamais entièrement, vu qu'une si grande utilité doit être dans l'effusion de son sang, que Dieu accordera les succès désirés aux nonces de sa prédication dans ladite province, pour laquelle le martyr est tombé en la corruption de la mort, nous jugeons devoir avertir plus soigneusement nos vénérables frères les évêques et leurs suffragans, et les exhorter par le Saint-Esprit, leur ordonnant strictement, en vertu de la sainte obédience, que, faisant prendre force à la parole de paix et de foi, semée par ledit Pierre dans ceux qui ont été abreuvés de sa prédication, pour combattre la perversité hérétique, affermir la foi catholique, extirper les vices et implanter les vertus, persistant dans les efforts d'un zèle infatigable, ils dénoncent à tous, par leurs diocèses, le meurtrier dudit serviteur de Dieu, ensemble tous ceux à l'aide, par l'œuvre, conseil ou faveur de qui il a accompli un si grand crime, plus ses receleurs ou défenseurs, au nom du tout-puissant Dieu, Père, Fils et Saint-Esprit, ainsi que par l'autorité des bienheureux apôtres Pierre et Paul, et la nôtre, comme excommuniés et frappés d'anathême; et qu'ils fassent obtempérer à l'interdit ecclésiastique tous les lieux auxquels le susdit meurtrier ou autre précité apparaîtrait, voire même en leur présence, chaque jour de dimanche et fête, au son des cloches et à la lueur des cierges, jusqu'à ce que, approchant du siége apostolique, ils méritent, par une digne satisfaction, d'être absous, et fassent révoquer solennellement la présente sentence. Leur mandons en outre que, quant à ceux qui, animés du zèle de la foi orthodoxe, et pour venger le sang du juste qui ne cesse de crier de la terre vers le ciel, jusqu'à ce que le Dieu des vengeances descende du ciel sur la terre pour la confusion des pervertis et pervertisseurs, quant à ceux, disons-nous, qui se seraient virilement ceints et armés contre ces pestiférés qui s'attaquent tout d'une fois à la paix et à la vérité, ils leur promettent en toute sûreté la rémission de leurs péchés accordée par Dieu et son vicaire; à cette fin que ce labeur leur suffise pour réparation des offenses à cause desquelles ils auront offert à Dieu la contrition de leur cœur et une confession véridique: le tout attendu que ces empestés Provençaux tentent non seulement de ravir ce qui est nôtre, mais de nous renverser nous-mêmes, et que, non contens d'aiguiser leurs langues pour la ruine des âmes, ils mettent encore la main à la destruction des corps, devenus qu'ils sont corrupteurs des unes et meurtriers des autres.

«Bien que le comte dont il est parlé plus haut soit depuis long-temps frappé du couteau d'anathême à cause de nombreux et énormes crimes qu'il serait trop long de raconter par le menu; vu cependant que, suivant des indices assurés, il est présumé coupable de la mort du saint homme, non seulement pour ce qu'il l'a menacé publiquement de le faire mourir, et lui a dressé des embûches, mais encore en ce qu'il a admis en sa grande familiarité le meurtrier dudit frère, voire l'a récompensé par riches dons (sans parler des autres présomptions qui sont plus pleinement notoires à plusieurs); à cette cause, voulons que les archevêques et évêques le déclarent publiquement anathématisé. Et comme, selon les sanctions canoniques des saints Pères, la foi ne doit pas être gardée à qui ne la garde point envers Dieu, étant ledit comte séparé de la communion des fidèles, et, pour ce, à éviter plutôt qu'à soutenir, voulons encore qu'ils déclarent déliés, par l'autorité apostolique, tous ceux qui sont astreints audit comte par sermens de fidélité, société, alliance et autres semblables causes, et libre à tout catholique (sauf le droit du seigneur suzerain[32]) non seulement de poursuivre sa personne, mais encore d'occuper et de tenir ses terres et domaines, afin, par ce moyen, d'arriver surtout à purger d'hérésie, par force et savoir faire, le territoire qui, jusqu'à ce jour, a été honteusement endommagé et souillé par la méchanceté dudit comte, étant juste en effet que les mains de tous se lèvent contre celui dont la main a été contre tous. Que si telle vexation ne lui donne enfin meilleur entendement, nous aurons soin d'appesantir notre bras sur sa tête. Mais si, par aucun moyen, il promet d'exhiber satisfaction, ores faudra-t-il qu'il promette, pour signe de sa repentance, qu'il chassera de tout son pouvoir les sectateurs de l'hérétique impiété, et qu'il s'empresse de se réconcilier à la paix fraternelle, vu que c'est surtout pour la faute qu'il est reconnu avoir commise en l'un et l'autre point, que la censure ecclésiastique a été proférée contre lui. Bien que si Dieu voulait prendre garde à toutes ses iniquités, à peine pourrait-il faire satisfaction convenable, non seulement pour lui-même, mais encore pour cette multitude qu'il a conduite dans les lacs de damnation. Mais pour ce que, selon la sentence de vérité, ceux-là ne sont à craindre qui tuent le corps, mais bien ceux qui peuvent envoyer le corps et l'âme en la géhenne, nous nous confions et espérons en celui qui, afin d'ôter à ses fidèles la crainte de la mort, mourut et ressuscita le troisième jour, pour que le meurtre dudit homme de Dieu, frère Pierre de Castelnau, non seulement n'imprime pas la crainte à notre vénérable frère l'évêque de Conserans ni à notre bien-aimé fils Arnauld, abbé de Cîteaux, légat du siége apostolique, ni aux autres orthodoxes sectateurs de la vraie foi, mais, du contraire, les enflamme d'amour, afin qu'à l'exemple de celui qui a mérité heureusement la vie éternelle au prix d'une mort temporelle, ils ne redoutent pas d'employer pour le Christ, s'il est nécessaire, leur vie en si glorieux combat. C'est pourquoi nous avons jugé bon de conseiller aux archevêques et évêques qu'admonestant leurs ouailles, inculquant prières par préceptes et préceptes par prières, et s'unissant efficacement aux avis salutaires et commandemens de nos légats, ils assistent ceux-ci en toutes choses pour lesquelles ils jugeraient devoir leur faire telles injonctions qu'il leur plairait, ainsi que de braves compagnons d'armes; leur faisant savoir que la sentence que cesdits légats auraient promulguée, non seulement contre les rebelles, mais encore contre les paresseux, nous ordonnons qu'elle soit tenue pour ratifiée et soit observée inviolablement.

«Sus donc, soldats du Christ! sus donc, novices intrépides de la milice chrétienne! que l'universel gémissement de l'Église vous émeuve, et qu'un pieux zèle vous enflamme du désir de venger une si grande injure faite à notre Dieu! Souvenez-vous que notre Créateur n'avait pas besoin de nous alors qu'il nous fit, et que, bien que notre service ne lui soit nécessaire, comme si, par ce concours, il se fatiguait moins dans l'opération de ses œuvres, et que son omnipotence fût moindre quand notre assistance vient à lui faillir, il nous a néanmoins accordé en telle circonstance l'occasion de le servir et de lui agréer.

«Puis donc qu'après le meurtre du susdit juste, il est dit que l'Église, en les pays où vous êtes, siége dans la tristesse et la douleur, sans appui ni consolateur, que la foi s'est évanouie, que la paix a péri, que l'hérétique peste et la rage de l'ennemi ont plus fort prévalu; puis aussi que si, dès l'origine de la tempête, on ne porte un puissant secours à la religion, le vaisseau de l'Église sera vu presque entièrement perdu en naufrage; nous vous avertissons tous soigneusement et promptement exhortons, vous enjoignons, dans une telle urgence et si grande nécessité, avec confiance et en vertu du Christ, vous donnant rémission de tous péchés, pour que vous ne tardiez à courir au devant de maux si énormes, et que vous fassiez en sorte de pacifier ces gens-là en celui qui est un Dieu de paix et d'amour; finalement pour que vous vous étudiez en vos régions à exterminer l'impiété et l'hérésie par tous les moyens quelconques que Dieu vous aura révélés, combattant d'une main forte et d'un bras au loin étendu leurs sectateurs plus sévèrement que les Sarrasins, en ce qu'ils sont pires.

«D'ailleurs, vous mandons, si ledit comte Raimond (qui, par ainsi que s'il eût fait pacte avec la mort, pèche et ne réfléchit sur son crime) venait d'aventure à prendre meilleur entendement dans la vexation qui lui est infligée, et que, la face couverte d'ignominie, il se prenne à rechercher le nom de Dieu, pour nous donner satisfaction et à l'Église, ou plutôt à Dieu, que vous ne vous désistiez pour cela de faire peser sur lui le fardeau d'oppression qu'il s'est attiré, chassant lui et ses fauteurs des châteaux du seigneur, et leur enlevant leurs terres, auxquelles, après l'expulsion des hérétiques, aient à être subrogés les habitans catholiques, qui, selon la discipline de notre foi orthodoxe, servent devant Dieu en sainteté et justice.

«Donné à Latran, le 6 des ides de mars, de notre pontificat l'an II[33]

Ces choses étant rapportées touchant la mort du très-saint homme, retournons à suivre notre narration.

CHAPITRE IX.

Comment les évêques de Toulouse et de Conserans furent envoyés à Rome pour exposer au souverain pontife l'état de l'Église dans la province de Narbonne.

Les prélats de la province de Narbonne et autres que touchaient les affaires de la paix et de la foi dans la province de Narbonne, voyant qu'étaient morts les hommes de bien, l'évêque d'Osma, frère Pierre de Castelnau et frère Raoul, lesquels avaient été en ladite terre les promoteurs principaux et maîtres de la prédication; remarquant, de plus, que cette prédication avait déjà accompli son cours pour majeure partie, sans avoir beaucoup profité, ains qu'elle avait été du tout frustrée des fruits désirés, ils délibérèrent d'en transmettre avis aux pieds du souverain pontife.

À cette cause, les vénérables hommes Foulques, évêque de Toulouse, et Navarre, évêque de Conserans, se ceignent et s'acheminent vers Rome, pour supplier le seigneur pape qu'à la religion grandement périclitante en la province de Narbonne, de Béziers et Bordeaux, et faisant dans ces contrées presque entièrement naufrage, il tende une main secourable, et pourvoie à la paix de l'Église.

Sur quoi, le seigneur pape Innocent, qui s'appliquait de toutes ses forces à veiller aux nécessités de la foi catholique, porta remède à si grand mal, envoyant en France lettres circulaires et efficaces sur telle affaire, comme nous l'expliquerons mieux plus bas.

Ce qu'ayant ouï le comte de Toulouse, ou pour mieux dire ce comte de fourberie[34], à savoir, que les susdits évêques s'en étaient allés à Rome, craignant d'être châtié selon ses mérites, et voyant que ses bons faits et gestes ne pouvaient passer impunis, après avoir député plusieurs autres émissaires à Rome, il y envoya finalement deux hommes méchans et exécrables, l'archevêque d'Auch et Raimond de Rabastens[35] lequel avait été autrefois évêque de Toulouse, et pour ses mérites déposé depuis; et par ces truchemens, il se plaignit au seigneur pape de l'abbé de Cîteaux, qui à titre de légat traitait des choses de la foi, assurant qu'il l'avait aigri contre lui, Raimond, avec trop d'âpreté, et plus que de raison; promettant en outre ledit comte, que si le seigneur pape lui adressait un légat à latere, il se rangerait en tout à ses volontés: ce qu'il ne disait par désir qu'il eût de s'amender en aucune façon, mais bien dans l'idée que si le seigneur pape lui envoyait quelqu'un d'entre ses cardinaux, il pourrait le circonvenir, homme qu'il était de couleur changeante et bien fort rusé.

Mais le Tout-Puissant, qui est scrutateur des cœurs, et les connaît jusque dans leurs secrets, ne voulut permettre que la pureté apostolique pût être induite à erreur, ni davantage que la perversité de ce comte fût cachée plus long-temps. Il pourvut donc, en sa justice et miséricorde, juge clément et équitable, à ce que ledit seigneur pape satisfît à sa requête, comme s'il demandait chose juste, et à ce que sa malice ne demeurât plus long-temps celée. En effet, le seigneur pape fit passer en Provence un de ses propres clercs, ayant nom Milon, homme de vie honnête assurément, illustre en science, disert en paroles, lequel (pour en peu de mots figurer sa vertu et probité), ne put être épouvanté par terreur, non plus que plier sous les menaces.

Toutefois, apprenant la venue de maître Milon, le comte se réjouit grandement, pensant, comme il osait faire, que celui-ci s'accommoderait en toutes choses à son bon plaisir; et, courant par ses domaines, il commença à se glorifier, et à dire: «Voici qu'à cette heure je suis bien, car j'ai un légat selon mon cœur. Voire, je serai moi-même légat.»

Mais il advint pourtant au contraire de son souhait, ainsi qu'il sera dit ci-après.

CHAPITRE X.

Comment maître Théodise fut délégué avec maître Milon.

En compagnie du susdit maître Milon fut envoyé un certain clerc, nommé Théodise[36], chanoine de Gênes, lequel devait l'assister et aider dans l'expédition des affaires de la foi. Or, ce Théodise était homme de grande science, homme de constance admirable, homme d'exquise bonté, qui se comporta très-bien pour les intérêts de Jésus-Christ. Quels dangers il eut à courir dans sa mission, et quels travaux à endurer, c'est ce que l'issue a fait voir, comme nous aurons soin par la suite de le rapporter plus amplement.

Le seigneur pape avait donné commandement à maître Milon de disposer, en tout ce qui touchait à la foi, et surtout au fait du comte de Toulouse, selon l'avis de l'abbé de Cîteaux, vu que l'abbé connaissait à plein l'état des affaires aussi bien que les fourberies de ce comte. Par quoi, le seigneur pape avait dit expressément à maître Milon: «L'abbé de Cîteaux sera de tout le faiseur, et toi, tu seras son organe; car le comte de Toulouse le tient pour suspect, mais toi, tu ne lui seras point tel.»

Maître Milon et maître Théodise étant donc venus en France, ils trouvèrent l'abbé de Cîteaux à Auxerre. Là, maître Milon le consulta sur plusieurs articles concernant les affaires de la foi; au sujet de quoi l'abbé l'instruisant avec soin, lui délivra son avis écrit et scellé. Il lui conseilla en outre de convoquer les archevêques, évêques et autres prélats qu'il jugerait expédiens au bien de la chose, avant que d'arriver au comte de Toulouse, de prendre leurs avis et opinions et de s'y tenir. Il lui indiqua même spécialement et par leurs noms quelques-uns d'entre les prélats aux conseils de qui il devait particulièrement adhérer.

Après, l'abbé de Cîteaux et maître Milon, s'acheminèrent vers le roi de France, Philippe, qui pour lors tenait une conférence solennelle avec plusieurs de ses barons à Villeneuve[37], au territoire de Sens, où se trouvaient le duc de Bourgogne, les comtes de Nevers et de Saint-Pol, et beaucoup d'autres nobles et puissans personnages. Or, le seigneur pape avait envoyé au roi lettres spéciales, l'avertissant et priant d'employer secours opportun par lui-même, ou du moins par son fils Louis, pour la défense de l'Église, qui courait grands risques en la province de Narbonne. Mais le roi donna pour réponse au nonce du seigneur pape, qu'il avait à ses flancs deux grands et terribles lions, savoir Othon[38] qui était dit empereur, et le roi Jean d'Angleterre[39]; lesquels, d'un et d'autre côté, travaillaient de toutes leurs forces à porter le trouble dans le royaume de France; par ainsi qu'il ne voulait sortir en aucune façon de France, ni même envoyer son fils; mais que lui semblait assez pour le présent s'il permettait à ses barons de marcher contre les perturbateurs de la paix et de la foi dans la province de Narbonne.

D'autre part, le souverain pontife avait adressé lettres circulaires à tous prélats, comtes et barons, et au peuple entier du royaume de France, pour rendre les peuples fidèles plus prompts à extirper la peste d'hérésie; les admonestant efficacement et les exhortant de faire hâte à venger, dans le pays de Narbonne, l'injure du Crucifix; leur faisant savoir de plus que quiconque, enflammé du zèle de la foi orthodoxe, s'emploirait à cette œuvre de piété, obtiendrait rémission de tous ses péchés devant Dieu et son vicaire, pourvu qu'il fût contrit et confessé.

Que dirai-je? Ladite indulgence est publiée en France, et une grande multitude de fidèles s'arment du signe de la croix[40].

CHAPITRE XI.

Comment un concile fut tenu à Montélimar, et comment un jour fut fixé au comte de Toulouse pour comparaître à Valence devant Milon.

La susdite conférence tenue à Villeneuve étant terminée, maître Milon, avec son collègue maître Théodise, marcha vers la Provence, et, étant arrivé dans un certain château nommé Montélimar, il y convoqua un bon nombre d'archevêques et d'évêques, auxquels, lorsqu'ils furent venus à lui, il demanda en diligence de quelle façon il fallait procéder aux affaires de la foi et de la paix, et principalement touchant le fait du comte de Toulouse; il voulut même que chaque prélat lui donnât son avis écrit et scellé sur certains articles au sujet desquels il avait reçu une instruction de l'abbé de Cîteaux. Il fut fait comme il l'ordonnait, et, chose admirable! tous les avis, tant celui de l'abbé de Cîteaux que ceux des prélats, s'accordèrent sans différence aucune. Ceci a été fait par le Seigneur. Après ce, maître Milon députa vers le comte de Toulouse, lui mandant qu'au jour qu'il lui prescrivait, il eût à venir à lui dans la cité de Valence. Le comte vint au jour dit, et, comme homme fallacieux et cruel, parjure et trompeur, il promit au légat, savoir à maître Milon, de faire en toutes choses selon sa volonté, ce qu'il disait par fraude. Mais le légat, qui était homme avisé et circonspect, usant en cela du conseil des prélats, voulut et commanda que le comte de Toulouse livrât pour sûreté sept châteaux des domaines qu'il tenait en Provence; il voulut encore que les comtes des cités d'Avignon et de Nîmes et de la ville de Saint-George[41] lui jurassent que si le comte présumait d'aller contre les commandemens de lui légat, ils ne seraient astreints, à lui comte, par foi d'hommage ni d'alliance. Quant au comte de Toulouse, bien qu'enrageant et malgré lui, contraint par la nécessité, il promit d'accomplir tout ce que le légat lui avait ordonné; et, par ainsi, il advint que lui qui avait taxé de dureté l'abbé de Cîteaux, se plaignit plus encore de la rigueur du légat Milon. L'on croit qu'il a été très-justement disposé par la volonté de Dieu qu'en l'endroit où le tyran espérait trouver remède, il y trouvât vengeance et châtiment. Aussitôt maître Théodise, homme plein d'entière bonté, vint au pays de Provence, par l'ordre du légat, pour recevoir les châteaux dont nous avons parlé, les occuper de la part de la sainte Église romaine, et les munir.

CHAPITRE XII.

Le comte de Toulouse est réconcilié à l'Église.

Ces choses dûment achevées, le légat descendit à la ville de Saint-Gilles pour là réconcilier le comte de Toulouse, et en cette manière furent conduites sa réconciliation et son absolution. Le comte fut amené nu au devant des portes de l'église du bienheureux Saint-Gilles, et, en ce lieu, en présence du légat, des archevêques et évêques qui s'y trouvaient à telle fin au nombre de vingt et par-dessus, il jura sur le corps du Christ et les reliques des Saints qui, par les prélats, étaient tenues exposées devant les portes de l'église avec grande vénération et en grande quantité, d'obéir en tout aux commandemens de la sainte Église romaine. Puis le légat fit placer une étole au cou du comte, et, le tirant par cette étole, il l'introduisit absous dedans l'église en le fouettant. Il est à dire que, comme le comte de Toulouse était introduit, ainsi que nous l'avons expliqué, dans l'église de Saint-Gilles, nu et flagellé, il ne put, par la disposition de Dieu, et pour la foule qui s'y trouvait, en sortir par où il était entré, mais lui fallut descendre dans les bas côtés de l'église, et passer nu devant le sépulcre du bienheureux martyr, frère Pierre de Castelnau, qu'il avait fait occire. Ô juste jugement de Dieu! celui qu'il avait méprisé vivant, il a été forcé de lui payer respect après sa mort.

Je pense aussi qu'il convient de noter que, comme le corps dudit martyr, qui d'abord avait été mis au tombeau dans le cloître des moines de Saint-Gilles, eut été transféré long-temps après dans l'église, il fut retrouvé aussi sain et intact que s'il eût été enterré le jour même; bien plus, une exhalaison de merveilleuse odeur sortit du corps du Saint et de ses accoutremens.

CHAPITRE XIII.

Comment le comte de Toulouse prit feintement la croix de la sainte milice, laquelle les soldats de l'armée catholique portaient cousue sur la poitrine.

Après toutes ces choses, le très-rusé comte de Toulouse, tremblant devant la face des Croisés qui, pour chasser les hérétiques et leurs fauteurs, devaient prochainement venir de France au pays de Narbonne, requit du légat qu'on lui donnât la croix, afin par-là d'empêcher que ses terres ne fussent infestées par les nôtres. Le légat lui octroya sa demande, et donna la croix au comte et à deux de ses chevaliers seulement. Ô menteur et très-perfide Croisé! j'entends parler du comte de Toulouse qui prit la croix, non pour venger l'injure du Crucifix, mais pour pouvoir quelque temps céler sa perversité, et la cacher aux yeux.

Ces choses faites, le légat et maître Théodise retournèrent vers Lyon à la rencontre des Croisés qui devaient marcher promptement contre les hérétiques Provençaux; car par toute la Provence avait-on publié l'indulgence que le seigneur pape accordait à ceux qui partiraient contre les susdits hérétiques; si bien que beaucoup de nobles et d'ignobles avaient armé leur poitrine du signe de la croix contre les ennemis de la croix. Tant de milliers de fidèles s'étant donc croisés en France pour venger l'injure de notre Dieu, et devant se croiser plus tard, il ne manquait plus rien, sinon que le Dieu des armées, faisant marcher sa milice, perdît ces très-cruels homicides; lui qui d'abord, avec sa bonté accoutumée et une bénignité extraordinaire, compatissant à ses ennemis, c'est-à-dire, aux hérétiques et à leurs fauteurs, leur avait envoyé à plusieurs fois plusieurs de ses ministres; mais eux, obstinés dans leur impiété, persévérant dans leur corruption, les avaient accablés d'outrages ou même égorgés.

CHAPITRE XIV.

De l'arrivée de l'armée des Croisés dans la Provence.

L'an de l'incarnation de Notre-Seigneur 1209, et le onzième du pontificat du seigneur pape Innocent, sous le règne de Philippe, roi des Français, aux environs de la fête de saint Jean-Baptiste, tous les Croisés prenant route des diverses parties de la France, animés d'un même esprit, et tout étant disposé avec prévoyance, se rassemblèrent auprès de Lyon, ville française. Parmi ceux qui s'y trouvèrent, ceux-ci passaient pour les principaux, à savoir: l'archevêque de Sens[42], l'évêque d'Autun, celui de Clermont et celui de Nevers, Eudes duc de Bourgogne, le comte de Nevers, le comte de Saint-Pol, le comte de Montfort[43] et celui de Bar-sur-Seine, Guichard de Beaujeu, Guillaume des Roches, sénéchal d'Anjou, Gaucher de Joigny, et beaucoup d'autres nobles et puissans hommes qu'il serait trop long de nommer.

CHAPITRE XV.

Le comte de Toulouse va au-devant des Croisés.

Le comte Raimond de Toulouse, voyant arriver la foule des Croisés, et craignant qu'ils n'envahissent ses terres, d'autant plus que l'aiguillon de sa conscience lui faisait sentir de reste tout ce qu'il avait commis de crimes et méchancetés, sortit au devant d'eux, et vint jusqu'aux entours de la cité de Valence; mais ils avaient déjà passé outre. Ledit comte, les trouvant donc avant d'arriver à la susdite ville, se prit à simuler un esprit de paix et de concorde, et leur promit faussement service, s'engageant très-fermement à se conformer aux ordres de la sainte Église romaine, et même à leur arbitrage, voire, pour gage qu'il garderait sa foi, leur livrant quelques siens châteaux. Il voulut aussi donner son fils en otage ou sa propre personne aux nôtres. Quoi plus? cet ennemi du Christ s'associe aux Croisés; ils marchent ensemble, et arrivent droit à la cité de Béziers.

CHAPITRE XVI.

De la malice des citoyens de la ville de Béziers; siége de leur ville, sa prise et sa destruction.

La cité de Béziers comptait entre les plus nobles, mais était toute infectée du poison de la perversité hérétique; et ses citoyens n'étaient pas hérétiques seulement, mais bien plus; ravisseurs, iniques, adultères, larrons des pires, et pleins de toutes sortes de péchés. Qu'il ne soit à charge au lecteur si nous discourons plus spécialement de leur malice.

Un certain prêtre de cette ville gagnait, par une nuit, aux approches du jour, son église, pour y célébrer les divins mystères, portant le calice dans ses mains. Quelques habitans de Béziers qui s'étaient embusqués, saisissant ce prêtre et le frappant avec violence, le blessèrent grièvement, lui rompirent un bras, et, prenant le calice qu'il tenait, ils le découvrirent et pissèrent dedans, au mépris du corps et du sang de Jésus-Christ. Une autre fois, les susdits gens de Béziers, comme de méchans traîtres qu'ils étaient, occirent leur seigneur vicomte, ayant nom Trencavel, dans l'église de la bienheureuse Marie Madeleine qui est en leurs murs, et ils brisèrent les dents à leur évêque qui s'efforçait de défendre ledit vicomte contre leur furie.

Un chanoine de Béziers ayant célébré la messe, sortait un jour de la principale église. Oyant le grand bruit que faisaient des travailleurs occupés à réparer les fossés de la ville, il demanda ce que c'était, et il eut pour réponse de ceux qui se trouvaient là: «Ce bruit vient des gens qui travaillent aux fossés, parce que nous fortifions notre ville contre les Français qui arrivent déjà.» En effet, l'arrivée des pélerins était imminente; et, pendant qu'ils parlaient ainsi, apparut un vieillard d'âge vénérable, lequel dit: «Vous fortifiez la ville contre les pélerins; mais qui pourra vous protéger d'en haut?» Il indiquait par là que le Seigneur les accablerait du haut du ciel. À ces paroles, ils furent violemment émus et troublés, et comme ils voulaient fondre sur le vieillard il disparut, et ne put oncques être retrouvé. Maintenant suivons notre sujet.

Avant que les Croisés parvinssent jusqu'à Béziers, le vicomte de cette ville, nommé Raimond-Roger, homme de noble lignage, neveu du comte de Toulouse, et grand imitateur de sa perversité, avait très-fermement promis aux hérétiques de cette ville, qu'il n'avait jamais gênés en aucune façon, de ne les abandonner du tout; et que persévérant jusqu'à la mort, il attendrait dans leurs murs la venue des soldats du Christ. Mais comme il eut appris que les nôtres approchaient, contempteur de ses sermens et rompant la foi promise, il se réfugia à Carcassonne, autre sienne ville noble, où il mena avec lui plusieurs des hérétiques de Béziers.

Les nôtres donc, arrivant à Béziers, envoyèrent au devant l'évêque de cette ville, qui était sorti à leur rencontre, à savoir, maître Renaud de Montpellier, homme vénérable pour son âge, sa vie et science. Car disaient les nôtres qu'ils étaient venus pour la perte des hérétiques; et, à cette cause, ils mandèrent aux citoyens catholiques, s'il s'en trouvait aucuns, de livrer en leurs mains les hérétiques, que ce même vénérable évêque qui les connaissait bien, et même les avait couchés par écrit, leur nommerait, ou que s'ils ne pouvaient faire ainsi, ils eussent à sortir de la ville, abandonnant les hérétiques de peur de périr avec eux. Lequel avis leur étant rapporté par ledit évêque, ils ne voulurent y acquiescer; ains, s'élevant contre Dieu et l'Église, et faisant pacte avec la mort, ils choisirent de mourir hérétiques plutôt que de vivre chrétiens. Devant, en effet, que les nôtres les eussent attaqués le moins du monde, quelques gens de Béziers sortirent de leurs murailles, et commencèrent avec flèches et autres armes de jet, à harceler vivement les assiégeans; ce que voyant nos servans d'armée, lesquels sont dits vulgairement ribauds[44], ils abordent pleins d'indignation les remparts de Béziers, et donnant l'assaut à l'insu des gentilshommes de l'armée, qui n'étaient du tout prévenus, à l'heure même, chose admirable, ils s'emparent de la ville. Que dirai-je? sitôt entrés, ils égorgèrent presque tout, du plus petit jusqu'au plus grand, et livrèrent la ville aux flammes. Et fut ladite ville prise le jour de la fête de sainte Marie Madeleine (ô très-juste mesure de la volonté divine!), laquelle, ainsi que nous l'avons dit au commencement, les hérétiques disaient avoir été la concubine du Christ; outre qu'en son église, située dans l'enceinte de leur ville, les citoyens de Béziers avaient tué leur seigneur, et brisé les dents à leur évêque, comme nous l'avons déjà rapporté. C'est juste donc s'ils furent pris et exterminés au jour de la fête de celle dont ils avaient tenu tant de propos injurieux, et de qui ces chiens très-impudens avaient souillé l'église par le sang de leur seigneur vicomte, et celui de leur évêque. Même dans cette église, où, comme il a été dit souvent, ils avaient occis leur maître, il fut tué d'entre eux jusqu'à sept mille, le jour même de la prise de Béziers.

Il est encore à remarquer grandement que, de même que la ville de Jérusalem fut détruite par Tite et Vespasien l'an 42 de la passion de Notre-Seigneur, ainsi la cité de Béziers fut dévastée par les Français en l'an 42, après le meurtre de leur seigneur. Il ne faut non plus omettre que ladite cité a été maintes fois saccagée pour même cause et le même jour. C'est toujours en celui de la fête de sainte Madeleine, dans l'église de qui un si grand forfait avait été commis, que la ville de Béziers a reçu le digne châtiment de son crime.

CHAPITRE XVII.

Du siége de la ville de Carcassonne et de sa reddition.

Béziers donc étant pris et détruit, nos gens délibérèrent de marcher droit sur Carcassonne; car étaient ses habitans de très-méchans hérétiques et devant Dieu pécheurs outre mesure. Or, ceux qui se tenaient dans les châteaux entre Béziers et Carcassonne, s'étaient enfuis par crainte de notre armée, laissant leurs forts déserts; et d'autres, qui n'appartenaient à la secte perverse, s'étaient rendus à nous.

Le vicomte[45], apprenant que les Croisés s'avançaient pour faire le siége de Carcassonne, ramassa tout ce qu'il put de soldats, et se renfermant avec eux dans la ville, il se prépara à la défendre contre les nôtres. N'oublions pas de dire que les citoyens de Carcassonne, infidèles et méchans qu'ils étaient, avaient détruit le réfectoire et le cellier des chanoines de leur ville, lesquels étaient chanoines réguliers, et, ce qui est encore plus exécrable, les stalles même de l'église; le tout pour fortifier leurs murailles. Ô profane dessein! ô fortifications sans force, bien dignes d'être renversées, pour ce qu'elles étaient construites en violation et destruction de l'immunité sainte de la maison de Dieu! Les maisons des paysans demeurent en leur entier, et celles des serviteurs de Dieu sont jetées à bas.

Les nôtres cependant, étant arrivés sur la ville, établirent leur camp tout à l'entour, et en formèrent le siége. Mais les corps des hommes d'armes ayant pris poste sur chaque point du circuit, il ne fut question de combattre ni ce jour même ni le suivant.

Or, la cité de Carcassonne, placée à l'extrême issue d'une montagne, était ceinte d'un double faubourg, et chacun était couvert pareillement de remparts et de fossés. Le troisième jour, les nôtres espérant emporter d'assaut et sans machines le premier faubourg, qui était tant soit peu moins fort que l'autre, l'attaquèrent tous d'accord avec grande impétuosité, tandis que les évêques et abbés réunis en chœur avec tout le clergé, et chantant bien dévotement Veni, sancte Spiritus, imploraient un prompt secours de Dieu. Les nôtres aussitôt prirent de force le premier faubourg abandonné par les ennemis; et il ne faut omettre que le noble comte de Montfort, attaquant ledit faubourg avec le reste de l'armée, le premier de tous, voire même tout seul, se lança audacieusement dans le fossé. Ce succès obtenu, nos gens comblèrent les fossés, et mirent le faubourg au ras de terre.

Ayant vu que si facilement ils avaient pris le premier, les Croisés jugèrent qu'ils pourraient également emporter d'assaut le second faubourg qui était de beaucoup plus fort et mieux défendu[46]. Le jour suivant donc ils s'en approchèrent; mais, durant qu'ils pressaient l'attaque, le vicomte et les siens les repoussaient si vaillamment que, par la grêle continuelle de pierres dont ils étaient assaillis, force fut aux nôtres de ressauter hors du fossé où ils étaient entrés. Et comme il advint dans ce conflit qu'un certain chevalier n'en pouvait sortir, pour ce qu'il avait une jambe cassée, et que nul n'osait l'en retirer à cause des pierres qu'on lançait toujours, un homme de haute prouesse, c'était le comte de Montfort, se jeta dans le fossé, et sauva le malheureux avec le secours d'un seul écuyer, non sans courir grand risque pour sa propre vie.

Ces choses faites, les nôtres ne tardèrent à dresser des machines, de celles qu'on nomme perrières, pour battre le faubourg, et quand le mur en fut un peu ébranlé vers le faîte par le jet des pierres, y appliquant à grand'peine un chariot à quatre roues couvert de peaux de bœuf[47], ils placèrent dessous des pionniers pour saper la muraille. Lors, les ennemis, dardant sans cesse des pierres, des bois et du feu sur le chariot, l'eurent bientôt fracassé; mais les ouvriers s'étant retirés sous la brèche déjà ouverte dans le mur, ils ne purent en aucune façon les retarder dans leur travail. Quoi plus? le lendemain, au point du jour, la muraille ainsi minée s'écroula, et nos gens étant entrés avec un terrible fracas, les ennemis se retirèrent au plus haut de la ville; puis, s'apercevant que nos soldats étaient sortis du faubourg et retournés au camp, quittant la ville et forçant à la fuite tous ceux qui y étaient demeurés, ils mirent le feu au faubourg, non sans avoir tué plusieurs des assaillans que l'embarras des issues avait empêché de s'échapper, et derechef ils se retranchèrent dans la ville haute.

Il arriva pendant le siége une chose qu'il ne faut passer sous silence, et qui peut à bon droit passer pour un notable miracle. On disait que l'armée comptait jusqu'à cinquante mille hommes. Or, nos ennemis avaient détruit tous les moulins des environs; si bien que les nôtres ne pouvaient avoir de pain, fors d'un petit nombre de châteaux voisins, et néanmoins le pain était au camp en telle abondance qu'il s'y vendait à vil prix. D'où vient ce dire des hérétiques que l'abbé de Cîteaux était sorcier, et qu'il avait amené des démons sous figure humaine, parce qu'il leur paraissait que les nôtres ne mangeaient point.

Les choses étant à ce point, les Croisés tinrent conseil sur le fait de savoir comment ils prendraient la ville. Mais remarquant que, s'ils faisaient ici comme ils avaient fait à Béziers, la ville serait détruite, et tous les biens qui étaient en icelle consumés, en sorte que celui qu'on rendrait maître de ces domaines n'aurait de quoi vivre ni entretenir chevaliers et servans pour les garder, pour ce fut-il, au conseil des barons, traité de la paix en la façon que voici. Il fut arrêté que tous sortiraient nus de la ville, et se sauveraient ainsi; quant au vicomte, qu'il serait tenu sous bonne garde, et quant aux biens, qu'ils resteraient en totalité à celui qui serait seigneur dudit territoire, à cause des besoins plus haut indiqués: et il fut fait de la sorte. Tous donc sortirent nus de la ville, n'emportant rien que leurs péchés; et ainsi s'accomplirent les paroles du vénérable homme Bérenger, qui avait été évêque de Carcassonne. Car, un jour qu'il prêchait dans sa ville, et que, à son ordinaire, reprochant aux habitans leur hérésie, ils ne voulaient l'écouter: «Vous ne voulez m'écouter, leur dit-il; croyez-moi, je pousserai contre vous un si grand mugissement que des lointaines parties du monde viendront gens qui détruiront cette ville. Et soyez bien assurés que, vos murs fussent-ils de fer et de hauteur extrême, vous ne pourrez vous défendre; ains, pour votre incrédulité et malice, recevrez du très-équitable juge un digne châtiment.» Aussi, pour telles menaces et autres semblables discours que ce saint personnage faisait tonner à leurs oreilles, ceux de Carcassonne le chassèrent un beau jour de leur ville, défendant très-expressément par la voix du héraut, et sous peine d'une vengeance très-sévère, que nul, pour acheter ou vendre, se hasardât à communiquer avec lui ou quelqu'un des siens.

Maintenant poursuivons ce que nous avons commencé. La ville étant rendue et tous ses habitans dehors, on fit choix de chevaliers pour garder fidèlement les biens qui s'y trouvaient.

CHAPITRE XVIII.

Comment le comte de Montfort fut élu prince du territoire et domaine du comte Raimond[48].

Toutes ces choses achevées, les barons tinrent conseil entre eux pour aviser de celui qu'ils devaient faire seigneur dudit domaine; et d'abord il fut offert au comte de Nevers, puis au duc de Bourgogne, mais ils le refusèrent. Pour lors, furent choisis dans toute l'armée deux évêques et quatre chevaliers, ensemble l'abbé de Cîteaux, légat du siége apostolique, pour donner un maître à ce territoire, lesquels promirent fermement d'élire celui qu'ils jugeraient meilleur selon Dieu et selon le siècle. Ces sept personnes donc, par la coopération des sept dons du Saint-Esprit et le regard de miséricorde qu'il jette sur la terre, choisissent un homme fidèle, catholique, honnête en ses mœurs et fort en armes, savoir le comte Simon de Montfort. Aussitôt l'abbé de Cîteaux, légat du siége apostolique, père et maître de cette sainte négociation, plus le duc de Bourgogne et le comte de Nevers, viennent audit comte, l'avertissant, priant et engageant pour qu'il eût à accepter ce fardeau et cet honneur tout ensemble; et, comme le susdit personnage tout plein de discrétion s'y refusait très-instamment, se disant insuffisant, voire même indigne, soudain l'abbé de Cîteaux et le duc se jettent à ses pieds, le suppliant d'accéder à leur prière. Mais le comte persistant dans son refus, l'abbé, usant de son autorité de légat, lui enjoignit très-étroitement, par vertu d'obéissance, de faire ce qu'ils lui demandaient. Le comte donc prit le gouvernement des susdites terres pour la gloire de Dieu, l'honneur de l'Église et la ruine de l'hérétique méchanceté.

Il faut placer ici un fait bien digne d'être rapporté, lequel advint peu auparavant en France au noble comte de Montfort. Un jour que le vénérable abbé de Vaulx-Cernay, Gui, dont il est parlé plus haut, qui, du mieux qu'il pouvait, avançait les affaires de la foi contre les hérétiques, revenait d'auprès le duc de Bourgogne, portant lettres de ce duc, par lesquelles il priait le comte de Montfort de se préparer avec lui à la guerre pour Jésus-Christ contre les infidèles, et lui offrant de grands dons s'il voulait en cela acquiescer à son désir, il arriva que ledit abbé rencontra le comte dans une église d'un sien château, dit Rochefort[49], occupé à certaines affaires. Or, comme l'abbé l'eut pris à part pour lui montrer la missive du duc, le comte, passant par le chœur de l'église, saisit le livre du psautier qu'il trouva sur le pupitre, et, tenant son doigt sur la première ligne, il dit à l'abbé: expliquez-moi ce passage: «Dieu a commandé à ses anges de vous garder dans toutes vos voies; ils vous porteront dans leurs mains, de peur que vous ne heurtiez votre pied contre la pierre[50];» ce qui, indiqué de la sorte par disposition divine, fut très-manifestement prouvé par l'issue des choses.

CHAPITRE XIX.

Illustres qualités de l'âme et du corps qu'on remarquait dans Simon, comte de Montfort.

Puisque l'occasion s'en présente, et que l'ordre naturel de notre récit le requiert, nous placerons ici ce que nous avons reconnu par nous-même dans le noble comte de Montfort. Nous dirons d'abord qu'il était de race illustre, d'un courage indomptable, et merveilleusement exercé dans les armes; en outre, et pour parler de l'extérieur, il était d'une stature très-élevée, remarquable par sa chevelure, d'une figure élégante, d'un bel aspect, haut d'épaules, large de poitrine, gracieux de corps, agile et ferme en tous ses mouvemens, vif et léger, tel, en un mot, que nul, fût-il un de ses ennemis ou envieux, n'aurait rien trouvé à reprendre en sa personne pour si peu que ce fût; enfin, et pour parler de choses plus relevées, il était disert en paroles, affable et doux, d'un commerce aimable, très-pur en chasteté, distingué par sa modestie, doué de sapience, ferme en ses desseins, prévoyant dans le conseil, équitable dans le jugement, plein de constance dans les affaires guerrières, circonspect dans ses actions, ardent pour entreprendre, infatigable pour achever, et tout dévoué au service de Dieu. Ô sage élection des princes! acclamations sensées des pélerins, qui ont commis un homme si fidèle à la défense de la foi orthodoxe, et ont voulu élever au premier rang un personnage si bien accommodé aux intérêts de la république universelle, à la très-sainte affaire de Jésus-Christ contre les pestiférés hérétiques! Il convenait en effet que l'ost du Seigneur des armées fût commandé par un homme tel que celui-ci, orné, comme nous l'avons dit, de la noblesse du sang, de la pureté des mœurs et des vertus de chevalerie, tel, dirons-nous, qu'il fût heureux qu'on le mît au dessus de tous pour la défense de l'Église en péril, afin que, sous son patronage, s'affermît l'innocence chrétienne, et que la présomptueuse témérité de la perverse hérésie ne pût espérer que sa détestable erreur demeurerait impunie; et bellement ce Simon de Montfort fut-il envoyé par le Christ, vraie montagne de force, au secours de l'Église voisine du naufrage, pour la défendre contre ses ennemis acharnés.

Il est digne de remarque que, bien qu'autres pussent se trouver qui l'égalassent en quelque partie, nous dirons hardiment qu'à peine ou jamais on n'en rencontra en qui affluât une si grande plénitude de qualités, soit naturelles, soit acquises, et qu'élevât au dessus du commun la magnificence de tant et si riches largesses accordées par la divine Providence; voire même il lui fut donné de Dieu l'aiguillon d'une continuelle sollicitude et d'une pauvreté très-pressante; car, bien que Dieu, par la prise des châteaux et la destruction des ennemis, en ait agi avec lui miraculeusement et avec libéralité grande, en même temps il le tourmentait par tant de soucis, et l'accablait d'une si grande détresse qu'il lui permettait à peine de reposer, afin qu'il ne s'adonnât à l'orgueil; et, pour que la vertu d'un homme si illustre brille davantage, qu'il ne soit à charge au lecteur si nous disons quelques mots des choses qu'il avait faites avant l'époque que nous traitons, et dont nous avons été témoin.

CHAPITRE XX.

Bienveillance du comte Simon à l'égard des habitans de Zara, et sa révérence singulière envers l'église romaine.

Un temps était où ce noble comte, et Gui abbé de Vaulx-Cernay, qui fut ensuite évêque de Carcassonne, et dont nous avons souvent fait mention, s'en allaient outre-mer avec certains barons de France[51]. Et comme les nobles français furent arrivés dans la très-opulente cité de Venise, où ils étaient pour monter à frais communs à bord des navires qui devaient les transporter, ils durent les louer à fort grand prix. Là étaient Baudouin[52] comte de Flandre, et Henri son frère, Louis comte de Blois, le noble comte de Montfort, et beaucoup d'autres qu'il n'était aisé de compter.

Or, les citoyens de Venise, hommes rusés et pervers, s'apercevant que nos pélerins étaient épuisés d'argent et quasi à sec, à cause du prix immodéré des navires, bien plus, qu'ils ne pouvaient en grande partie payer le dit naulage, saisissant l'occasion de ce que nos pélerins étaient à leur merci et dans leur dépendance, ils les conduisirent à la destruction d'une certaine ville chrétienne appartenant au roi de Hongrie, laquelle était nommée Zara; et comme nos pélerins y furent arrivés, selon la coutume des assiégeans, ils assirent leurs tentes près des murs de la ville. Mais le comte de Montfort et l'abbé de Vaulx, ne voulant suivre la multitude à mal faire, se refusèrent à camper avec les autres, et se logèrent loin de la ville. Cependant le seigneur pape envoya lettres à tous pélerins, et avec elles menaces très-strictes de perdre l'indulgence qu'il leur avoit accordée, leur commandant, sous peine de grave excommunication, de n'endommager en aucune façon ladite cité de Zara.

Il advint que l'abbé de Vaulx, lisant un jour ces lettres aux nobles hommes de l'armée, tous réunis au même lieu, les Vénitiens voulurent le tuer. Lors, le noble comte de Montfort se leva au milieu de l'assemblée, et s'opposant aux Vénitiens, il les empêcha de le tuer; puis s'adressant aux citoyens de Zara qui étaient là présens pour demander la paix, le noble comte, devant tous les barons, leur parla de cette sorte: «Ici ne suis venu, dit-il, pour détruire les chrétiens, et ne vous ferai aucun mal; et quoi que fassent les autres, pour ce qui est de moi et des miens, je vous en assure.» Ainsi parla cet homme sans peur, et aussitôt lui et les siens sortirent du lieu où se tenait la conférence. Que tardons-nous davantage? Les barons de l'armée, ne déférant pas au commandement apostolique, prennent et détruisent la ville: derechef, ils sont excommuniés par le seigneur pape, misérablement et de façon très-grave; et moi, qui étais là, je rends témoignage à la vérité, en ce que j'ai vu et lu les lettres contenant l'excommunication apostolique.

Quant au comte, il n'acquiesça à l'avis de plusieurs, pour dévier de la vraie route; ains, sortant de la compagnie des pécheurs, avec grand ennui et dépens, il gagna, par une terre déserte et non frayée, la très-noble ville de Brindes, après beaucoup d'angoisses et de travaux, et là, finalement, ayant loué des navires, il s'achemina avec promptitude outre-mer, où, durant une année, il fit mainte et mainte prouesse dans la guerre contre les païens. Puis, avec honneur, il revint sauf et en vie dans ses domaines, tandis que les barons qu'il avait quittés près de Zara coururent grands périls, et presque tous moururent. Dès ce temps donc il commença les triomphes qu'il a heureusement consommés par la suite, et dès lors il mérita la gloire que, depuis, il obtint en châtiant la perversité hérétique.

Nous ne pensons pas qu'il faille taire que ce comte étant tel et si grand homme, Dieu pourvut à lui donner un aide semblable à lui, à savoir, sa femme, qui, pour en dire peu de mots, était religieuse, sage et pleine de zèle. Chez elle, en effet, la religion ornait le zèle et la sagesse, la sagesse guidait la religion et le zèle, le zèle animait la sagesse et la religion. De plus, Dieu avait béni ladite comtesse en procréation de lignée; car le comte avait d'elle plusieurs et fort beaux enfans. Ces choses déduites à la louange dudit comte, apprêtons-nous à poursuivre l'ordre de notre narration.

CHAPITRE XXI.

Comment le comte de Nevers abandonna le camp des Croisés à cause de certaines inimitiés.

Quand ledit comte eut été élu en la façon et l'ordre que nous avons rapportés plus haut, aussitôt l'abbé de Cîteaux et lui-même s'en vinrent trouver le duc de Bourgogne et le comte de Nevers, les priant et suppliant qu'ils daignassent rester encore quelque peu au service de Jésus-Christ; car il y avait encore à enlever grand nombre de châteaux très-forts ès mains des hérétiques; et pour ne parler d'autres innombrables, il s'en trouvait trois bien munis autour de Carcassonne, où se tenaient en ce moment les principaux ennemis de notre foi. D'un côté était Minerve[53], le château de Termes[54] de l'autre, et enfin Cabaret[55].

Le duc de Bourgogne, homme très-bénin, acquiesça à leurs prières, et promit de rester avec eux encore pour quelque temps. Mais le comte de Nevers ne voulut du tout entendre à leurs suppliques, et retourna à l'instant dans ses domaines. En effet, le duc et ce comte ne s'accordaient pas bien ensemble, et le diable, ennemi de la paix, avait aiguisé entre eux de telles inimitiés que les nôtres craignaient tous les jours qu'ils ne s'entretuassent. Nos soldats jugeaient aussi que le comte de Nevers n'avait pas assez de bonne volonté envers le comte Simon, pour autant que celui-ci était l'ami du duc de Bourgogne, et avec lui était venu du pays de France. Ô combien est grande la malice du vieil ennemi qui, voyant et jalousant le progrès des affaires de Jésus-Christ, voulut empêcher ce dont l'accomplissement le mit si fort en peine! Or, l'armée des Croisés qui avait été au siége de Carcassonne était si grande et si forte que, si elle avait voulu se porter plus avant, et poursuivre avec concert les ennemis de la foi catholique, ne trouvant aucune résistance, elle aurait pu s'emparer promptement de toute la contrée. Mais autant que peut l'humaine raison s'en rendre compte, autrement en ordonna la clémence divine, parce que, songeant au salut du genre humain, elle a voulu réserver la conquête de ce pays aux pécheurs. À donc, le bon maître ne voulut finir tout d'un coup cette très-sainte guerre, pourvoyant par là à ce que les pécheurs pussent gagner pardon, et au plus grand mérite des justes; ains, il voulut que ses ennemis fussent subjugués peu à peu et successivement, afin que peu à peu et successivement les pécheurs se prissent à venger l'injure de Jésus-Christ, et que la guerre étant prolongée, le temps de grâce se prolongeât aussi pour eux.

CHAPITRE XXII.

Prise du château de Fanjaux. Le comte pénètre dans le diocèse d'Albi.

Après qu'il eut passé peu de jours à Carcassonne, le noble comte en sortit avec le duc et une bonne partie de l'armée, pour passer outre avec l'aide du Seigneur, délaissé qu'il était par le plus grand nombre des Croisés, qui avaient fait retraite avec le comte de Nevers. Marchant donc de Carcassonne, ils campèrent le même jour auprès d'une certaine ville nommée Alzonne[56].

Au lendemain, le duc donna conseil au comte d'aller vers un château nommé Fanjaux[57], où étaient entrés quelques soldats arragonais du parti de notre comte, et qu'ils avaient fortifié, ledit château ayant été abandonné par les soldats et les habitans, pour la crainte qu'ils avaient des nôtres; car plusieurs des plus nobles et plus puissantes forteresses aux mains des ennemis avaient été laissées vides et désertes, à cause de la terreur qu'inspiraient les Croisés. Le comte ayant donc pris quelques hommes d'armes avec lui, et laissant le duc avec le gros de l'armée, marcha vers le susdit château, et, l'ayant reçu de ses gens, il l'occupa et le munit.

Il ne faut pas taire que le comte de Toulouse, qui avait assisté au siége de Carcassonne, et qui était envieux de nos bons succès, conseilla à notre comte de détruire certains châteaux qui étaient voisins de ses domaines à lui, comte de Toulouse; le même, sous prétexte de bien faire, et suivant la volonté de notre comte, détruisit de fond en comble, et brûla quelques castels, de peur, disait-il, qu'ils ne fissent tort aux nôtres par la suite. Mais il en usait ainsi, cet homme plein de perfidie et d'iniquité, parce qu'il voulait que tout ce pays fût saccagé, et que nul ne fut en état de lui opposer résistance.

Comme ces choses se passaient, les bourgeois d'un très-noble château, qu'on appelle Castres, au territoire Albigeois, vinrent vers notre comte, prêts à le recevoir pour maître et à faire suivant sa volonté. Le duc engagea le comte à s'y rendre, et à recevoir ladite forteresse, parce qu'elle était comme la clef de tout le territoire Albigeois. Le comte y alla donc avec un petit nombre des siens, laissant derrière le duc avec l'armée. Or, il advint pendant qu'il était à Castres, et que les habitans lui rendaient hommage et lui livraient le château, qu'arrivèrent à lui des gens d'armes d'un certain autre château très-noble, proche d'Albi, appelé Lombers[58], disposés à faire pour le comte comme avaient fait ceux de Castres; mais le noble comte, voulant retourner à l'armée, ne voulut les suivre pour l'instant, et seulement prit leur ville sous sa protection, jusqu'à ce qu'il pût y aller en temps plus opportun.

Nous n'oublierons pas de rapporter un miracle qui advint dans le château de Castres en présence du comte. Comme on lui présenta deux hérétiques, dont l'un était dit parfait dans sa secte, et l'autre était comme néophyte et disciple du premier, le comte, ayant tenu conseil, ordonna que tous deux seraient brûlés; mais le second des deux, savoir, celui qui était disciple de l'autre, ayant le cœur touché intérieurement d'une vive douleur, commença à se convertir, et promit qu'il abjurerait volontiers l'hérésie, et obéirait en tout à la sainte Église romaine: ce qu'ayant entendu nos gens entrèrent en grande altercation; les uns disant que, puisque celui-ci voulait faire selon notre volonté, il ne devait être condamné à mort; les autres au contraire soutenant qu'il méritait de mourir, tant pour ce qu'il était manifeste qu'il avait été hérétique, que parce qu'il était à croire qu'il promettait plutôt par la crainte pressante du bûcher, que par le désir de suivre la religion chrétienne. Quoi plus? Le comte consentit qu'il fût brûlé, dans l'idée que s'il était réellement converti, le feu lui serait en expiation de ses péchés, et que s'il avait menti, il souffrirait le talion pour sa perfidie. Ils furent donc liés tous les deux étroitement avec des liens très-forts et très-durs, par les jambes, le ventre, le col, et leurs mains attachées derrière le dos. Cela fait, on demanda au disciple en quelle foi il entendait mourir, et il répondit: «J'abjure la méchanceté hérétique, et veux mourir dans la foi de la sainte Église romaine, priant que cette flamme me serve de purgatoire». Lors un grand feu fut allumé autour du pal, et tandis que le parfait en hérésie fut consumé en un moment, les liens qui attachaient l'autre s'étant rompus aussitôt, tout forts qu'ils étaient, il sortit du feu tellement intact qu'il n'en resta sur lui aucune trace, si ce n'est que le bout de ses doigts était brûlé un petit.

CHAPITRE XXIII.

Comment le siége de Cabaret fut tenté vainement par le comte.

À son retour du château de Castres, le comte rejoignit l'armée qu'il avait quittée aux environs de Carcassonne; et pour lors l'avis du duc de Bourgogne, des hommes d'armes et de l'armée, fut de marcher sur Cabaret, pour voir si, par aventure, ils pourraient inquiéter les gens de ce château, et les forcer par assaut à se rendre. Les nôtres donc s'ébranlant, vinrent à demi-lieue de Cabaret, et là établirent leur camp. Le lendemain les hommes d'armes s'armèrent, ainsi qu'une grande partie de l'armée, et s'approchèrent du château pour le prendre. Puis, ayant donné l'assaut, voyant qu'ils ne profitaient guère, ils retournèrent à leurs tentes.

CHAPITRE XXIV.

Du départ du duc de Bourgogne, et de l'occupation de Pamiers, Saverdun et Mirepoix.

Au jour suivant, le duc de Bourgogne se prépara à partir avec toute la force de l'armée, et le troisième jour ils quittèrent le comte, chacun s'en revenant chez soi. Le comte donc resta seul et quasi désespéré, n'ayant que très-peu de chevaliers, au nombre de trente environ, lesquels étaient venus de France avec les autres pélerins, et chérissaient avant tout le service du Christ et le comte de Montfort.

L'armée s'étant ainsi retirée, le noble comte vint à Fanjaux, où, arrivé, il vit venir à lui le vénérable abbé de Saint-Antonin de Pamiers[59], dans le territoire de Toulouse, le priant de vouloir s'acheminer avec lui, et l'assurant qu'il lui livreroit sur l'heure le très-noble château de cette ville. Or, tandis que le comte se portait vers ce lieu, il arriva au château dit de Mirepoix[60], et le prit aussitôt. Était ce château un réceptacle d'hérétiques et de routiers, et appartenait aux domaines du comte de Foix. L'ayant pris, le comte marcha droit vers Pamiers, où l'abbé le reçut avec de grands honneurs et lui livra le château de cette ville, que le comte reçut de lui et pour lequel il lui fit hommage, ainsi qu'il le devait; car ce château était proprement en la possession de l'abbé et des chanoines de Saint-Antonin, lesquels chanoines étaient réguliers[61], et nul n'y devait rien avoir que de la part de l'abbé. Mais le très-méchant comte de Foix, qui devait le tenir de lui, voulait malicieusement se l'approprier tout entier, ainsi que nous le montrerons ci-après.

De là le comte vint à Saverdun[62], dont les bourgeois se rendirent à lui sans condition aucune. Or ce château, je veux dire celui de Saverdun, était au pouvoir et dans le domaine du comte de Foix.

CHAPITRE XXV.

Albi et Lombers tombent en la possession du comte Simon.

Comme il revenait de Fanjaux, notre comte délibéra d'aller au château de Lombers dont nous avons dit ci-dessus un mot, afin d'en prendre possession. Or, il y avait en ce château plus de cinquante chevaliers, lesquels, à son arrivée, reçurent le comte avec honneur, et lui dirent que le lendemain ils feraient suivant ses ordres. Le lendemain étant survenu, les susdits chevaliers se concertèrent pour le trahir lâchement; mais leur conciliabule ayant duré jusqu'à la neuvième heure, la chose vint aux oreilles du comte, qui, prétextant une affaire, sortit sans délai du château. Pour lors ils le suivirent, et, poussés par la crainte, ils se soumirent à sa volonté et livrèrent la place, lui faisant hommage et jurant fidélité.

Puis vint notre comte à Albi, laquelle cité avait appartenu au vicomte de Béziers. L'évêque d'Albi, Guillaume, qui en était le principal seigneur, le reçut avec joie pour maître, et lui rendit la ville. Que dirai-je? Le comte prit alors possession de tout le diocèse albigeois, à l'exception de quelques châteaux que tenait le comte de Toulouse, qui les avait enlevés au vicomte de Béziers.

Ces choses dûment achevées, notre comte retourna à Carcassonne, d'où, quelques jours après, il partit pour aller à Limoux[63], dans le territoire du comté de Razez, et y mettre garnison; car s'était ledit château vendu au comte, sitôt la prise de Carcassonne, et tout en y allant, il prit plusieurs castels qui résistaient à la sainte Église, et pendit à bon droit plusieurs de leurs habitans à des potences que bien avaient gagnées.

À son retour de Limoux, le comte marcha contre un certain fort, voisin de Carcassonne, et appartenant au comte de Foix, lequel avait nom Preissan[64]. Or, durant qu'il en faisait le siége, ledit comte de Foix vint à lui, lui jurant qu'il agirait en tout suivant les ordres de l'Église; et, en outre, il donna au comte son propre fils en otage, lui abandonnant encore le château qu'il assiégeait. Après quoi, Simon revint à Carcassonne.

CHAPITRE XXVI.

Le roi d'Arragon refuse d'admettre le comte de Montfort à prestation d'hommage comme il lui était dû à raison de la ville de Carcassonne. Inutiles instances dudit comte à ce sujet.

Le roi d'Arragon, Pierre, dans le domaine duquel entrait la cité de Carcassonne, ne voulut en aucune façon recevoir l'hommage du comte, mais bien voulait avoir la ville même. Or, un jour qu'il voulait aller à Montpellier[65], et qu'il n'osait, il envoya vers le comte, et lui manda qu'il eût à venir à sa rencontre à Narbonne. La chose faite, le roi et notre comte s'en vinrent ensemble à Montpellier, où, comme ils eurent demeuré sept jours, le roi ne put être amené à recevoir l'hommage du comte. Bien plus, il ordonna secrètement, ainsi qu'on le sut ensuite, à tous les nobles des vicomtés de Béziers et de Carcassonne, qui résistaient encore à la sainte Église et à notre comte, de ne point faire composition avec lui, leur promettant que lui-même l'attaquerait de concert avec eux.

Quant au comte de Montfort, il advint qu'à son retour de Montpellier, gens vinrent à lui qui lui dirent qu'un grand nombre des chevaliers des diocèses de Béziers, de Carcassonne et d'Albi, avaient rompu la foi qu'ils lui avaient promise: et de fait il en était ainsi. En outre, certains félons avaient assiégé deux chevaliers du comte dans la tour d'un château près de Carcassonne, savoir, Amaury et Guillaume de Pissiac. Ce qu'oyant le comte, il fit hâte afin de pouvoir arriver au château devant que ses hommes d'armes fussent pris. Mais ne pouvant traverser la rivière de l'Aude, vu qu'elle était débordée, force lui fut de gagner Carcassonne, parce qu'autrement il n'aurait pu la passer; et comme il était en route, il fut informé que lesdits chevaliers étaient tombés au pouvoir des traîtres.

Il advint, tandis que le comte était à Montpellier, que Bouchard de Marly et Gobert d'Essignac, ensemble quelques autres chevaliers, qui étaient en un certain château de Saissac[66], lieu très-fort au diocèse de Carcassonne, que le comte avait donné audit Bouchard, poursuivirent un jour les ennemis jusqu'à Cabaret. Or, cette forteresse, située près de Carcassonne, était presque inexpugnable et garnie d'un grand nombre de soldats. Plus que toutes les autres, elle résistait à la chrétienté et au comte, et c'est là qu'était la source de l'hérésie, son seigneur, Pierre Roger[67], vieux de méchans jours, étant hérétique et ennemi reconnu de l'Église. Comme donc ledit Bouchard et ses compagnons se furent approchés de Cabaret, les chevaliers de ce château s'étant mis en embuscade se levèrent tout à coup, les entourèrent et se saisirent de Bouchard. Pour Gobert, lui ne voulant d'autant se rendre, ils le tuèrent; et menant Bouchard dans Cabaret, ils le jetèrent dans une tour du château où ils le tinrent aux fers pendant seize mois.

Au même temps, avant que le comte revînt de Montpellier, vint à mourir de maladie Raimond-Roger, vicomte de Béziers, lequel était retenu à Carcassonne dans le palais[68]. Retournons maintenant à la suite de l'autre récit.

CHAPITRE XXVII.

De la trahison et cruauté de Gérard de Pépieux envers le comte Simon et ses chevaliers.

Durant que le comte Simon revenait de Montpellier vers Carcassonne, Gérard de Pépieux, chevalier du Minervois, que le comte tenait en grande affection et familiarité, et auquel il avait remis la garde de ses châteaux aux entours de Minerve, ce méchant traître et cruel ennemi de la foi, reniant Dieu, abjurant sa croyance, oubliant les bienfaits du comte et son amitié, faillit à son attachement et à la foi qu'il lui avait jurée. Que s'il n'avait devant les yeux Dieu et la religion, au moins les bontés du comte auraient dû le détourner d'une si grande cruauté. Ledit Gérard donc, venant avec d'autres chevaliers ennemis de la foi, dans un certain château du comte au territoire de Béziers, dit Puiserguier[69], prit deux chevaliers de Montfort qui gardaient le château, ainsi qu'un grand nombre de servans, promettant avec serment qu'il ne les occirait point, mais qu'il les conduirait vies et bagues sauves jusqu'à Narbonne. Ce que le comte ayant appris, il vint audit château du plus vite qu'il put, comme Gérard et ses compagnons s'y trouvaient encore, et voulut assiéger la place; mais Amaury, seigneur de Narbonne, qui était avec lui, et ses hommes déclarèrent ne vouloir entreprendre le siége avec le comte, et s'en revinrent chez eux. Lors, voyant qu'il restait quasi seul, le comte se retira pendant la nuit dans un sien château voisin, nommé Capestang[70], avec dessein de revenir le lendemain à l'aube du jour.

Or, il arriva à Puiserguier certain miracle que nous ne devons passer sous silence. Lorsque Gérard y fut arrivé, et s'en fut rendu maître, méprisant les promesses qu'il avait données, savoir qu'il conduirait sans leur mal faire les prisonniers jusqu'à Narbonne, il jeta dans une tour du château les servans du comte, dont il s'était saisi au nombre de cinquante. Puis, comme dans la nuit même où le comte s'était retiré, il songea à déguerpir sur l'heure de minuit, dans la crainte qu'il ne revînt au lendemain l'assiéger en forme, ne pouvant par trop grande hâte emmener ses captifs de la tour, il les précipita dans un fossé de cette tour même, fit jeter par-dessus eux de la paille, du feu, des pierres, et tout ce qu'il trouva sous la main; et bientôt quittant le château, il gagna Minerve, traînant après lui les deux chevaliers qu'il avait en son pouvoir. Ô bien cruelle trahison! au point du jour, le comte étant de retour au susdit château, et le trouvant vide, le renversa de fond en comble; et quant à ces gens gisans dans le fossé, lesquels avaient jeûné pendant trois jours, il les en fit retirer, trouvés qu'ils furent, ô grand miracle! ô chose du tout nouvelle! sans blessure ni brûlure aucune.

Partant dudit lieu, le comte rasa jusqu'au sol plusieurs châteaux dudit Gérard, et peu de jours après il rentra dans Carcassonne. Pour ce qui est de ce traître et félon Gérard, il avait conduit les chevaliers de Montfort à Minerve; et ne tenant cas de sa promesse, faussant son serment, il ne les tua point, il est vrai, mais, ce qui est plus cruel que la mort, il leur arracha les yeux; et, leur ayant amputé les oreilles, le nez et la lèvre supérieure, il leur ordonna de retourner tout nus vers le comte. Or, comme il les avait chassés en tel état pendant la nuit, le vent et le gel faisant rage, car en ce temps-là l'hiver était très-âpre, un d'eux, ce qu'on ne saurait ouïr sans larmes, vint mourir en un bourbier; l'autre, ainsi que je l'ai entendu de sa propre bouche, fut amené par un pauvre à Carcassonne. Ô scélératesse infâme! ô cruauté inouïe! Mais n'était tout ceci que prélude à majeures souffrances.

CHAPITRE XXVIII.

Comment vint derechef l'abbé de Vaulx au pays Albigeois pour raffermir les esprits presque abattus des Croisés.

Dans le même temps, le vénérable abbé de Vaulx-Cernay, Gui, cet homme excellent, qui embrassait d'un merveilleux amour les affaires de Jésus-Christ, et, après l'abbé de Cîteaux, était celui qui les poussait à bonne issue plus que tous les autres, était venu de France à Carcassonne, à telle fin que de réconforter les nôtres qui étaient alors dans un grand abattement; et telle était, comme nous l'avons dit, son ardeur pour les intérêts du Christ, que, dès l'origine de l'entreprise, il avait couru d'un et d'autre côté par la France, allant et prêchant en tous lieux.

Or ceux qui étaient en la cité de Carcassonne ressentaient un tel trouble et frayeur si grande, que, désespérant, peu s'en fallait, entièrement, ils ne songeaient plus qu'à la fuite, étant de toutes parts enfermés par d'innombrables et très-puissans ennemis. Mais cet homme de vertu, au nom de celui qui donne le succès avec les épreuves, mitigeait chaque jour par de salutaires avertissemens leur accablement et leurs craintes.

CHAPITRE XXIX.

Robert de Mauvoisin revient de la cour de Rome.

Aussi vers ce temps, survint Robert de Mauvoisin qui, par le comte, avait été député en cour de Rome[71], lequel était un très-noble soldat du Christ, homme de merveilleuse droiture, de science parfaite, de bonté incomparable, et depuis longues années avait exposé soi-même et les siens pour le service du Christ. Au par-dessus des autres, il soutenait la sainte entreprise avec grande ardeur et la plus notable efficacité; si fut-il en effet celui à l'aide duquel, après Dieu, mais avant tous, la milice du Christ vint à reprendre vigueur, comme nous le montrerons dans les chapitres suivans.

CHAPITRE XXX.

Mort amère d'un abbé de l'ordre de Cîteaux et d'un frère convers égorgés près de Carcassonne.

Sur ces entrefaites, le comte de Foix avait, pour ses affaires, envoyé vers les légats dans la ville de Saint-Gilles un abbé de l'ordre de Cîteaux, lequel était d'une maison entre Foix et Toulouse, qu'on appelle Caulnes[72]. Celui-ci, à son retour, vint à Carcassonne, menant avec lui deux moines et un frère convers; d'où lui et ses compagnons étant partis, ils avaient à peine fait un mille quand soudain ce très-monstrueux ennemi du Christ, ce très-féroce persécuteur de l'Église, à savoir Guillaume de Rochefort, frère de l'évêque de Carcassonne (de celui qui l'était alors), se jeta sur eux, armé qu'il était contre hommes désarmés, cruel envers gens pleins de douceur, barbare à l'égard d'innocens: et pour nulle autre cause fors qu'ils étaient de l'ordre de Cîteaux, frappant l'abbé en trente-six endroits de son corps, et le frère convers en vingt-quatre, ce plus féroce des hommes les tua sur la place. Quant aux deux moines, il laissa l'un plus qu'à demi-mort, lui ayant fait seize blessures; et l'autre qui était connu, et quelque peu familier de ceux qui se trouvaient avec le susdit tyran, ne dut qu'à cela d'échapper la vie sauve. Ô guerre ignoble! honteuse victoire! Notre comte qui était alors à Carcassonne, venant à savoir ce qui s'était passé, commanda qu'on enlevât les corps des malheureuses victimes, et qu'on les ensevelît honorablement dans cette ville. Ô homme catholique! ô prince fidèle! De plus, il fit soigner promptement par médecins le moine qui avait été laissé à moitié mort, et, quand il fut guéri, le renvoya à sa maison. Le comte de Foix, au contraire, lui qui avait député l'abbé et ses compagnons pour ses propres affaires, reçut leur meurtrier en grande familiarité et affection; voire même il retint le bourreau près de sa personne. Pour en finir sur ce fait, on retrouva peu après en compagnie du comte de Foix les montures de l'abbé que le traître avait ravies. Ô le plus scélérat des hommes! (je veux dire le comte de Foix) ô le pire des félons!

Il ne faut point taire, d'ailleurs, que l'homicide, atteint par la céleste vengeance de Dieu, ce juge équitable, porta le prix de sa cruauté, le sang de ceux qu'il avait tués criant contre lui de la terre vers le ciel. En effet, lui qui avait frappé de tant de coups ces bons religieux, recevant bientôt après un nombre infini de blessures, fut tué à la porte même de Toulouse par les soldats du Christ, ainsi qu'il l'avait bien mérité. Ô juste jugement! ô équitable mesure des dispensations divines! car il n'est point de loi plus juste que celle-ci: «Que les artisans de mort périssent par leur art.»

CHAPITRE XXXI.

Comment fut perdu le château de Castres.

Dans le même temps, les bourgeois de Castres renoncèrent à l'amitié et domination du comte, et se saisirent d'un sien chevalier qu'il avait laissé pour la garde du château, ensemble de plusieurs servans. Toutefois n'osèrent-ils leur mal faire, pour autant que quelques-uns des plus puissans de leur ville étaient retenus en otage à Carcassonne. Presque en même jour, les chevaliers de Lombers, rompant avec Dieu et notre comte, mirent la main sur des servans à lui qui étaient dans le château, et les envoyèrent à Castres pour être jetés en prison et chargés de fers. À quelle fin les bourgeois de Castres les mirent en certaine tour, eux, le chevalier et les servans qu'ils avaient pris, comme nous venons de le dire; mais tous, par une belle nuit, s'étant fabriqué une manière de corde avec leurs vêtemens, et se laissant aller par une fenêtre, s'échappèrent avec l'aide de Dieu.

CHAPITRE XXXII.

Le comte de Foix se retire de l'alliance du comte de Montfort.

Vers ce temps encore[73], le comte de Foix, qui, comme nous l'avons rapporté plus haut, avait juré amitié au comte Simon, reprit par trahison le château de Preissan qu'il lui avait livré, et, se retirant de son alliance, il commença à le combattre avec acharnement. En effet, peu de temps ensuite, le jour de la fête de Saint-Michel, le félon vint de nuit à Fanjaux, et, ayant dressé des échelles contre le mur, il fit entrer les siens, lesquels escaladèrent les murailles, et vinrent se répandre dans la place. Ce qu'apprenant les nôtres qui étaient en très-petit nombre dans le château, attaquant les ennemis, ils les forcèrent de sortir en grande confusion, et de se précipiter dans le fossé, après en avoir tué plusieurs. Ce n'est tout: il y avait auprès de Carcassonne un noble château[74], nommé Mont-Réal, dont le seigneur était un chevalier, nommé Amaury, lequel, dans tout le pays, ne comptait, après les comtes, nul qui fût plus noble ou plus puissant que lui. Or, cet Amaury, lors du siége de Carcassonne, avait, par peur des nôtres, abandonné Mont-Réal; puis il était venu au comte, et pour un temps se tint à sa suite et dans sa familiarité; mais, peu de jours après, perfide à Dieu et à Montfort, il se retira. Il faut savoir que le comte, voulant occuper Mont-Réal, en avait fié la garde à un certain clerc originaire de France. Séduit néanmoins par une diabolique suggestion, et pire qu'un infidèle, ledit clerc, par trahison bien cruelle, livra presque aussitôt le château à ce même Amaury, et demeura quelque temps avec nos ennemis. Mais, par la divine volonté du très-juste Juge, le noble comte le prit bientôt après, en compagnie d'autres adversaires de la foi, dans un château qu'il assiégeait auprès de Mont-Réal, lequel a nom Brom[75], et le fit pendre, après qu'il eut d'abord été dégradé par l'évêque de Carcassonne, et traîné par toute cette ville à la queue d'un cheval, recevant ainsi le châtiment mérité de son méfait.

Que tardons-nous davantage? Saisis d'une même passion de malice, presque tous les gens du pays rompirent pareillement avec le comte; en telle façon qu'ayant en très-court espace perdu plus de quarante châteaux, il ne lui resta que Carcassonne, Fanjaux, Saissac et le château de Limoux (dont même on désespérait), Pamiers, Saverdun et la cité d'Albi avec un château voisin nommé Ambialet[76]; et ne faut omettre que plusieurs de ceux à qui le comte avait remis la garde de ses châteaux furent tués par les traîtres ou mutilés. Le comte du Christ, qu'allait-il faire? Qui n'aurait défailli en si grande adversité, et en tel danger perdu toute espérance? Mais ce noble personnage, se jetant tout en Dieu, ne put être abattu par le malheur, comme il n'avait su s'enorgueillir dans la prospérité.

Or tout ceci se passait vers la nativité de Notre-Seigneur.

CHAPITRE XXXIII.

Comment le comte Raimond partit pour Rome.

Les choses étant en tel état, le comte de Toulouse alla vers le roi de France[77] pour voir s'il ne pourrait par quelque moyen obtenir de son aide et sanction certains péages nouveaux auxquels il avait renoncé de l'exprès commandement des légats. En effet, ledit comte avait outre mesure accru les péages sur ses terres et domaines; pour quoi il avait été très-souvent excommunié. Mais, comme à ce sujet il ne put en rien profiter auprès du roi, il partit de la cour de France, et, s'approchant du seigneur pape, il essaya s'il ne lui serait possible en quelque manière d'avoir restitution du pays à lui appartenant que les légats du seigneur pape avaient occupé pour gage de sûreté[78], ainsi qu'il a été expliqué plus haut, et aussi de rentrer en grâce auprès du souverain pontife. Pour quelle fin ce plus trompeur des hommes faisait grandement parade d'entière humilité et soumission, promettant d'accomplir soigneusement tout ce qu'il plairait au seigneur pape lui commander. Mais ledit seigneur par tant de sanglans reproches le rabroua, et par tant d'affronts, que réduit, pour ainsi parler, au désespoir, il ne savoit plus que faire, traité qu'il étoit de mécréant, de persécuteur de la paix, d'ennemi de la foi; et tel était-il bien réellement.

Toutefois, le seigneur pape, pensant que, tourné à désespoir, ledit comte attaquerait plus cruellement et plus ouvertement l'Église qui, dans la province de Narbonne, étoit à bien dire orpheline et mineure, il lui enjoignit d'avoir à se purger de deux crimes dont il était plus particulièrement accusé; savoir de la mort du légat, frère Pierre de Castelnau, et du crime d'hérésie: et, au sujet de cette double justification, le seigneur pape écrivit à l'évêque de Riez en Provence, et à maître Théodise, leur mandant que, si le comte de Toulouse pouvoit se purger suffisamment des deux crimes susdits, ils le reçussent à résipiscence. Cependant maître Milon qui, comme nous l'avons dit plus haut, usait de son titre de légat en la terre de Provence pour le bien de la paix et de la foi, avait convoqué au pays d'Avignon un concile de prélats, où furent excommuniés les citoyens de Toulouse, pour ce qu'ils avaient méprisé de remplir leurs promesses faites aux légats et aux Croisés touchant l'expulsion des hérétiques; et même le comte de Toulouse fut pareillement excommunié dans ce concile, au cas toutefois où il tenterait de recouvrer les péages auxquels il avait renoncé.

CHAPITRE XXXIV.

Comment le comte Raimond se vit frustré de l'espoir qu'il avait placé dans le roi de France.

Le comte de Toulouse, à son retour de la cour de Rome, s'en vint trouver Othon[79], lequel était dit empereur, afin de se ménager ses bonnes grâces, et d'implorer son secours contre le comte de Montfort; puis il revint vers le roi de France, pour que le surprenant par de feintes paroles il pût le faire pencher en faveur de sa cause. Mais le roi, qui était homme plein de discrétion et de prudence, le reçut avec dédain, pour autant qu'il était grandement méprisable.

Or le comte de Montfort, ayant appris que le comte de Toulouse s'était acheminé en France, avait mandé à ses principaux vassaux en ce pays de mettre à sa disposition ses terres et tout ce qu'il possédait, vu qu'ils n'étaient pas encore ennemis déclarés; même le comte de Toulouse avait promis par serment que son fils prendrait en mariage la fille du comte de Montfort, ce qu'ensuite il se refusa de faire, au mépris de son serment, trompeur et inconstant comme il était.

Voyant qu'il ne gagnait rien près du roi, le comte de Toulouse retourna dans ses domaines avec sa courte honte. Pour nous, retournons à ce que nous avons abandonné.

Le noble comte de Montfort, étant donc cerné de tous côtés par ses rivaux acharnés, se replia sur lui-même, gardant durant cet hiver le peu de pays qui lui était resté, et souvent même infestant ses ennemis. Nous pouvons ajouter que, bien qu'il eût des adversaires à l'infini et très-peu d'auxiliaires, ils n'osèrent jamais l'attaquer en rase campagne. Enfin, vers les premiers jours de carême, on vint annoncer à Montfort que la comtesse sa femme (il l'avait en effet appelée de France) arrivait avec plusieurs chevaliers. À cette nouvelle, le comte alla à sa rencontre jusqu'à un certain château dans le territoire d'Agde, nommé Pézénas[80], où, l'ayant trouvée, il revint en hâte à Carcassonne. Or, comme il s'approchait du château de Campendu[81], on lui vint dire que les gens du château de Mont-Laur[82], près le monastère de la Grasse[83], l'ayant trahi, étaient en train d'assiéger en la tour du château les servans qui s'y trouvaient. Aussitôt le comte avec ses chevaliers, renvoyant la comtesse dans un château voisin, marche vers ledit lieu; et, trouvant les choses telles qu'on le lui avait rapporté, il prit bon nombre de ces traîtres, et les pendit à des gibets. Les autres, à la vue des nôtres, avaient décampé prestement.

Le comte revint ensuite avec ses gens à Carcassonne, d'où, marchant vers le bourg d'Alzonne[84], ils le trouvèrent désert; de là, s'avançant vers le château de Brom qu'ils trouvèrent préparé à se défendre, ils l'assiégèrent, et, au bout de trois jours, ils le prirent d'assaut sans le secours de machines. Au demeurant, ils arrachèrent les yeux à plus de cent hommes de ce château, et leur coupèrent le nez, laissant un œil à l'un d'eux pour qu'au grand opprobre des ennemis il conduisît les autres à Cabaret. Le comte en agit de la sorte, non qu'une telle mutilation lui fît plaisir, mais pour autant que ses adversaires avaient fait ainsi les premiers, et qu'ils taillaient en pièces tous ceux des nôtres qu'ils pouvaient prendre, comme des bourreaux féroces qu'ils étaient; et certes il était juste que, tombant dans la fosse qu'ils avaient creusée, ils bussent parfois au calice qu'ils avaient présenté aux autres. Le noble comte, d'ailleurs, ne se délectait oncques dans aucun acte de cruauté ou dans les souffrances de qui que ce fût, étant le plus doux des hommes, et tel qu'à lui s'appliquait très-évidemment ce dire du poète:

«Ce prince, paresseux à punir, prompt à récompenser, qui est marri toutes fois qu'il est forcé d'être sévère[85]

Dès ce moment, le Seigneur qui semblait s'être endormi tant soit peu, se réveillant au secours de ses serviteurs, montra plus manifestement qu'il agissait avec nous. En peu de temps nous nous emparâmes de tout le territoire du Minervois, à l'exception de Minerve même et d'un certain château nommé Ventalon.

Il advint un jour auprès de Cabaret un miracle que nous croyons devoir rapporter. Les pélerins venus de France arrachaient les vignes de Cabaret, suivant l'ordre du comte, lorsqu'un des ennemis, lançant d'un jet de baliste une flèche contre l'un des nôtres, le frappa violemment à la poitrine dans l'endroit où était placé le signe de la croix. Tout le monde pensait qu'il était mort, attendu qu'il était entièrement dépourvu de ses armes; cependant il resta tellement intact que le trait ne put pénétrer même son vêtement pour si peu que ce fût, mais rebondit comme s'il eût frappé contre la pierre la plus dure. Ô admirable puissance de Dieu! ô vertu immense!

CHAPITRE XXXV.

Siége d'Alayrac.

Aux environs de Pâques, le comte et les siens vinrent assiéger un certain château entre Carcassonne et Narbonne, lequel s'appelait Alayrac[86]. Ce château était placé sur la montagne, et de toutes parts environné de rocs. Ce fut donc avec une grande difficulté, par une furieuse intempérie de saison, que les nôtres s'en emparèrent après onze jours de siége. Ceux qui le gardaient ayant déguerpi pendant la nuit, plusieurs d'entre eux, savoir ceux qui ne purent s'échapper, furent mis à mort. De là, les nôtres étant revenus à Carcassonne, en repartirent bientôt pour aller à Pamiers. Or, près dudit lieu se réunirent le roi d'Arragon, le comte de Toulouse et celui de Foix, pour faire la paix entre notre comte et ce dernier; ce que n'ayant pu arranger, le roi d'Arragon et le comte de Toulouse s'en retournèrent à Toulouse. Quant au comte de Montfort, il mena son armée vers Foix, où il fit preuve d'admirable vaillance. En effet, étant arrivé près du château, il chargea avec un seul chevalier tous les ennemis postés devant les portes, et, chose merveilleuse, il les y fit tous rentrer; voire même serait-il entré après eux, s'ils n'eussent, à sa face, levé le pont qui en fermait l'abord; et, comme il se retirait, le chevalier qui l'avait suivi fut écrasé par les pierres qu'on lançait du haut des murailles, la voie pour la retraite étant très-étroite, et toute close de murs; puis, ayant ravagé les terres, détruit les vignes et les arbres aux environs de Foix, notre comte revint à Carcassonne.

CHAPITRE XXXVI.

Comment les hérétiques désirant que le roi d'Arragon se mît à leur tête en furent refusés, et pourquoi.

En ce temps, Pierre de Roger, seigneur de Cabaret, Raimond de Termes et Amaury, seigneur de Mont-Réal, ensemble d'autres chevaliers qui résistaient à l'Église et au comte, firent dire au roi d'Arragon qui était en ces quartiers, de venir à eux, qu'ils l'établiraient leur seigneur, et lui bailleraient tout le pays: ce qu'ayant appris notre comte, il tint conseil avec ses chevaliers sur ce qu'il devait faire; et, après différens avis de divers d'entre eux, le comte et les siens tombèrent d'accord d'assiéger une certaine forteresse près de Mont-Réal. Or était-ce à Mont-Réal qu'étaient rassemblés les susdits seigneurs, attendant la venue du roi; et par là notre comte voulait leur donner à connaître qu'il ne les craignait pas plus de près que de loin, bien qu'il eût alors un très-petit nombre de soldats. Quoi plus? les nôtres s'acheminèrent sur la susdite forteresse, laquelle avait nom Bellegarde[87].

Le lendemain, le roi d'Arragon vint près de Mont-Réal, et les chevaliers qui l'avaient appelé, et avaient employé plusieurs jours à ramasser force vivres, en sortirent et allèrent à lui, le priant d'y rentrer avec eux pour qu'ils lui fissent hommage, ainsi qu'ils lui avaient mandé; ce qu'ils voulaient faire, afin que par là ils pussent chasser le comte de Montfort de ce territoire. Mais le roi, aussitôt leur arrivée, exigea qu'ils lui livrassent le fort de Cabaret; il leur dit en outre qu'il les recevrait à hommage, moyennant qu'ils lui livreraient leurs forteresses toutes les fois qu'il le voudrait. Eux, ayant tenu conseil, prièrent itérativement le roi d'entrer à Mont-Réal, disant qu'ils feraient comme ils avaient promis. Le roi pourtant n'y voulut venir en aucune façon, à moins qu'ils ne fissent d'abord ce qu'il demandait; ce qu'ayant refusé, chacun d'eux s'en retourna avec confusion du lieu de la conférence. Quant au roi, il députa au comte de Montfort, et lui manda, durant qu'il était occupé au siége de Bellegarde, qu'il donnât trève au comte de Foix jusqu'à Pâques; ce qui fut fait. Furent pris par les ennemis...[88].

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