Histoire de l'hérésie des Albigeois, et de la sainte guerre entreprise contre eux de l'an 1203 à l'an 1218
CHAPITRE XXXVII.
Siége de Minerve.
L'an 1210 de l'incarnation du Seigneur, aux environs de la fête de saint Jean-Baptiste, les citoyens de Narbonne firent dire à notre comte d'assiéger Minerve, et qu'eux-mêmes l'aideraient selon leur pouvoir: or, ils projetaient de la sorte, parce que ceux de Minerve les désolaient outre mesure; et à ce les poussait davantage l'amour de leur propre utilité que le zèle de la religion chrétienne. Au demeurant, le comte répondit à Amaury, seigneur de Narbonne, et à tous les habitans de cette ville, que, s'ils étaient dans l'intention de lui porter aide mieux qu'ils n'avaient fait jusqu'alors, et de persévérer avec lui jusqu'à la prise de Minerve, lui, comte de Montfort, l'assiégerait. Ce qui lui ayant été promis par ceux-ci, aussitôt il se hâta de marcher sur ladite forteresse avec ce qu'il avait de soldats; et, lorsqu'ils y furent arrivés tous ensemble, le comte assit son camp à l'orient: un sien chevalier, nommé Gui de Lecq, avec les Gascons qui se trouvaient là, plaça ses tentes à l'occident; au nord se porta Amaury de Narbonne avec les siens, et certains autres étrangers au midi; car, dans toute cette armée, il n'y avait nul homme prépondérant, hormis le comte et Amaury de Narbonne.
Le château de Minerve était d'une force incroyable, entouré par nature de vallées très-profondes, en telle sorte que chaque corps n'aurait pu, en cas de besoin, venir sans grand risque au secours de l'autre.
Pourtant, tout étant ainsi disposé, on éleva du côté des Gascons une machine, de celles qu'on nomme mangonneau[89], dans laquelle ils travaillaient nuit et jour avec beaucoup d'ardeur. Pareillement, au midi et au nord, on dressa deux machines, savoir, une de chaque côté: enfin, du côté du comte, c'est-à-dire à l'orient, était une excellente et immense perrière, qui chaque jour coûtait vingt et une livres pour le salaire des ouvriers qui y étaient employés. Lorsque les nôtres eurent passé quelque temps à battre le susdit château, une nuit de dimanche, les ennemis sortant de leurs murailles vinrent au lieu où était la perrière, et y appliquèrent des paniers remplis d'étoupes, de menu bois sec, et d'appareils enduits de graisse, puis ils y mirent le feu. Soudain une grande flamme se répandit dans les airs; car on était en été et la chaleur était extrême, vu que c'était, comme on l'a dit, vers la fête de saint Jean; mais il arriva, par la volonté de Dieu, qu'un de ceux qui travaillaient dans la machine, s'était en ce moment retiré à l'écart pour certain besoin[90]; lequel, ayant vu l'incendie, se prit à pousser de grands cris, lorsque soudain un des boute-feux lui jetant sa lance, le blessa grièvement. Le tumulte gagna notre armée, beaucoup accoururent et défendirent si à point l'engin de guerre, et si merveilleusement qu'il ne cessa de jouer, si ce n'est pour deux jets. Puis, comme après quelques jours les machines eurent en grande partie affaibli la place; et, en outre, les vivres venant à y manquer, l'envie de se défendre faillit à ceux qui étaient au dedans. Que dirai-je de plus? Les ennemis demandent la paix; le seigneur du château ayant nom Guillaume de Minerve, en sort pour parler au comte; mais comme ils étaient à parlementer, voilà que soudain et sans être attendus, survinrent l'abbé de Cîteaux, et maître Théodise, dont nous avons fait plus haut fréquente mention. Pour lors, notre comte, homme plein de discrétion et faisant tout avec conseil, leur dit qu'il ne déciderait rien touchant la reddition et l'occupation du château, sinon ce qu'ordonnerait l'abbé de Cîteaux, maître de toutes les affaires du Christ. À ces paroles, l'abbé fut grandement marri, pour le désir qu'il avait que les ennemis du Christ fussent mis à mort, et n'osant cependant les y condamner, vu qu'il était moine et prêtre.
Songeant donc à la manière dont il pourrait faire revenir, sur le compromis qu'ils avaient passé entre eux, le comte ou ledit Guillaume, qui s'était pareillement soumis à l'arbitrage de l'abbé touchant la reddition du château, il ordonna que l'un et l'autre, savoir le comte et Guillaume, rédigeassent la capitulation par écrit; et il faisait ainsi afin que les conditions de l'un venant à déplaire à l'autre, chacun résiliât l'engagement qu'il avait pris. Au fait, lorsqu'en présence du comte fut récité ce qu'avait écrit Guillaume, il n'y acquiesça point; mais bien dit au seigneur du château d'y rentrer et de se défendre comme il pourrait, ce qu'il ne voulut pas faire, s'abandonnant en tout à la volonté du comte.
Néanmoins, celui-ci voulut que tout fût fait suivant le bon plaisir de l'abbé de Cîteaux. L'abbé donc ordonna que le seigneur du château, et tous ceux qui s'y trouvaient, même les croyans entre les hérétiques, sortissent vivans s'ils voulaient se réconcilier avec l'Église et lui obéir, la place restant ès mains du comte.
Davantage il permit que les hérétiques parfaits, desquels il y avait là un grand nombre, s'en allassent aussi sains et saufs, s'ils voulaient se convertir à la foi catholique. Ce qu'oyant un noble homme, et tout entier à la foi catholique, Robert de Mauvoisin, qui était présent, pensa que par là seraient délivrés les hérétiques, pour la ruine desquels étaient accourus nos pélerins; et craignant que, poussés peut-être par la peur, ils ne promissent, lorsqu'ils étaient déjà entre nos mains, de faire tout ce que nous exigerions, résistant en face à l'abbé, il lui dit que les nôtres ne souffriraient du tout que la chose se terminât de la sorte. L'abbé lui répondit: «Ne crains rien; car je crois que très-peu se convertiront.»
Cela fait, précédés de la croix et suivis de la bannière du comte, les nôtres entrent dans la ville, et ils arrivent à l'église en chantant Te Deum laudamus: laquelle ayant purifiée, ils arborent la croix du Seigneur sur le sommet de la tour, et la bannière du comte en un autre lieu. Le Christ en effet avait pris la ville, et il était juste que son enseigne marchât devant en guise de sa bannière à lui, et que placée dans le lieu le plus apparent, elle rendît témoignage de cette chrétienne victoire. Pour ce qui est du comte, il ne fit alors son entrée à Minerve.
Les choses ainsi disposées, le vénérable abbé de Vaulx-Cernay, qui était au siége avec le comte, et qui embrassait la cause du Christ avec un zèle unique, ayant appris qu'une multitude d'hérétiques étaient assemblés dans une certaine maison de la ville, alla vers eux, leur portant des paroles de paix et les avertissemens du salut, car il désirait les amener à de meilleures voies. Mais eux l'interrompant lui répondirent tout d'une voix: «Pourquoi venez-vous nous prêcher de paroles? Nous ne voulons de votre foi, nous abjurons l'Église romaine: vous travaillez en vain; et même pour vivre, nous ne renoncerons à la secte que nous suivons.» À ces mots, le vénérable abbé sortit soudain de cette maison, et se rendit à une autre, où les femmes étaient réunies, afin de leur offrir le verbe de la sainte prédication: or, s'il avait trouvé les hommes endurcis et obstinés, il trouva les femmes plus obstinées encore et plus endurcies.
Sur ces entrefaites, notre comte étant entré dans le château, et venant au lieu où tous les hérétiques étaient rassemblés, cet homme vraiment catholique, voulant tous les sauver et les induire à reconnaître la vérité, commença à leur conseiller de se convertir à la foi du Christ. Mais comme il n'en obtint absolument rien, il les fit extraire du château, et un grand feu ayant été préparé, cent quarante, ou plus[91], de ceux des hérétiques parfaits y furent jetés ensemble. Ni fut-il besoin, pour bien dire, que les nôtres les y portassent, car, obstinés dans leur méchanceté, tous se précipitaient de gaîté de cœur dans les flammes. Trois femmes pourtant furent épargnées, lesquelles furent, par la noble dame, mère de Bouchard de Marly[92] enlevées du bûcher et réconciliées à la sainte Église romaine. Les hérétiques étant donc brûlés, tous ceux qui restaient dans la ville furent pareillement réconciliés à la sainte Église, après avoir abjuré l'hérésie[93]. Le noble comte donna même à Guillaume, qui avait été seigneur de Minerve, d'autres revenus près de Béziers. Mais lui bientôt après méprisant la fidélité qu'il avait promise à Dieu et au comte, et abandonnant l'un et l'autre, s'associa aux ennemis de la religion.
Nous ne croyons pas devoir taire deux miracles qui arrivèrent pendant le siége de Minerve. En effet, lorsque l'armée arriva pour assiéger ce château, une source coulait près de la ville, laquelle était très-peu abondante; mais la miséricorde divine la fit grossir si subitement, à la venue des nôtres, qu'elle suffit et au-delà durant tout le siége aux hommes et aux bêtes de l'armée: or, il dura sept semaines environ; puis, les Croisés s'étant retirés, l'eau se retira de même et redevint très-peu abondante, comme auparavant. Ô grandes choses de Dieu! ô bonté du Rédempteur!
Item, autre miracle. Lorsque le comte partit de Minerve, les piétons de l'armée mirent le feu à des cabanes que les pélerins avaient faites de branches et de feuillages, et comme elles étaient très-sèches, elles s'enflammèrent aussitôt; si bien qu'il s'éleva par toute la vallée une flamme aussi grande que si une vaste cité eût été la proie d'un incendie. Or, il y avait là une cabane faite aussi de feuillages, et toute entourée des autres, où durant le siége un prêtre avait célébré les saints mystères; laquelle fut si miraculeusement préservée du feu que l'on ne découvrit en elle aucun vestige de la commune combustion, ainsi que je l'ai ouï de la bouche de vénérables personnages qui étaient présens. Soudain les nôtres courant à ce spectacle merveilleux trouvèrent que les cabanes qui avaient été brûlées joignaient de toutes parts, à la distance d'un demi-pied, celle qui était demeurée intacte. Ô prodige immense!
CHAPITRE XXXVIII.
Comment des croix, en forme d'éclairs, apparurent sur les murs du temple de la Vierge mère de Dieu à Toulouse.
C'est ici que nous pensons devoir placer mêmement un autre miracle qui advint à Toulouse, durant que notre comte était au siége de Minerve. En cette cité, et proche le palais du comte de Toulouse, est une église fondée en l'honneur de la bienheureuse vierge Marie, dont les murailles avaient été nouvellement blanchies en dehors. Un jour, sur le vêpre, un nombre infini de croix commencèrent d'apparaître sur les murs de cette église et de tous côtés; lesquelles semblaient comme d'argent, et plus blanches que les murailles mêmes. De plus, elles étaient en perpétuel mouvement, se laissant voir tout à coup, puis tout à coup disparaissant; de telle sorte que beaucoup les voyaient, et ne pouvaient les montrer à d'autres. Devant en effet qu'aucun pût lever le doigt, la croix qu'il pensait indiquer avait disparu; vu qu'elles se montraient tout ainsi que des éclairs, tantôt plus grandes, tantôt moyennes ou plus petites.
Cette vision se maintint quasi durant quinze jours, chaque journée et à l'heure du soir: aussi le peuple presque entier de Toulouse en fut-il témoin. Et pour qu'il ajoute foi à notre récit, saura le lecteur que Foulques, évêque de Toulouse, Rainaud, évêque de Béziers, l'abbé de Cîteaux, légat du siége apostolique, et maître Théodise, qui se trouvait pour lors à Toulouse, ont vu la chose et me l'ont racontée en détail.
D'ailleurs, il arriva par la disposition de Dieu, que le chapelain de ladite église ne put d'abord voir les croix en question. Entrant donc par une nuit dans l'église, il se mit en prière, suppliant le Seigneur qu'il daignât lui montrer ce que presque tous avaient vu: et soudain il vit des croix innombrables, non plus sur les murailles, mais bien éparses dans l'air, entre lesquelles une était plus grande et plus haute que tout le reste. Bientôt celle-ci sortant de l'église, toutes sortirent après elle, et se prirent à tendre en droite course vers les portes de la ville. Pour ce qui est du prêtre, à tel spectacle bien véhémentement stupéfait, il suivit les croix lumineuses; et comme elles étaient sur le point de sortir de la ville, il lui sembla qu'un quidam d'un air respectable et de bel aspect, entrant dans Toulouse, une épée dégainée à la main, tuait, secouru par ces mêmes croix, un homme de grande taille, lequel en sortait, et ce à l'issue même de la ville. Pour quoi, le susdit prêtre, quasi mort de peur, courut vers le seigneur évêque d'Uzès[94], et tombant à ses pieds, il lui conta le tout par ordre.
CHAPITRE XXXIX.
Comment le comte Raimond fut séparé de la communion des fidèles par le légat du siége apostolique.
Vers le même temps, le comte de Toulouse, lequel, comme il a été dit, s'était approché du seigneur pape, était revenu de la cour de Rome. Or, ledit seigneur, ainsi que nous l'avons rapporté plus haut, avait mandé à l'évêque de Riez et à maître Théodise comme quoi il lui avait été enjoint de se purger principalement de deux crimes, savoir, la mort de frère Pierre de Castelnau, légat du siége apostolique, et le crime d'hérésie. Pour lors maître Théodise vint à Toulouse, où nous avons vu, dans le récit du précédent miracle, qu'il se trouvait, tandis que les nôtres étaient occupés au siége de Minerve, à telle fin que de consulter l'abbé de Cîteaux sur la justification prescrite audit comte, et pour absoudre, du commandement du souverain pontife, les citoyens de Toulouse selon la forme, c'est-à-dire, moyennant qu'ils s'engageraient par serment d'obéir aux ordres de l'Église. Mais l'évêque de Toulouse les avait déjà reçus à absolution dans la forme susdite, prenant en outre pour otages et sûreté dix des plus considérables de la ville.
À son arrivée à Toulouse, maître Théodise eut un secret colloque avec l'abbé de Cîteaux touchant l'admission du comte Raimond à se purger, ainsi qu'il a été expliqué ci-dessus. Or, maître Théodise, homme tout plein de circonspection, de prévoyance et de sollicitude pour les affaires de Dieu, ne désirait rien tant que de pouvoir à bon droit repousser le comte de la justification qu'il avait à lui prescrire, et en cherchait tous les moyens. Il voyait bien en effet que, s'il l'admettait à ce faire, et que l'autre, au moyen de quelques dols et faussetés, parvînt à en tirer parti, c'en serait fait de l'Église en ces contrées, et que la foi y périrait tout ainsi que la dévotion chrétienne. Tandis qu'il se tourmentait de ces appréhensions, et qu'il en délibérait en lui-même, le Seigneur lui ouvrit une voie pour sortir d'embarras, lui insinuant de quelle manière il pourrait refuser au comte de se justifier. Par ainsi, il eut recours aux lettres du seigneur pape, où, entre autres choses, le souverain pontife disait: Nous voulons que le comte de Toulouse accomplisse nos commandemens. Or, était-il que beaucoup avaient été faits à ce comte, comme d'expulser les hérétiques de ses terres, de délaisser les nouveaux péages dont nous avons parlé, et maintes autres injonctions qu'il avait en tout dédaigné d'accomplir. Adonc, maître Théodise, d'accord avec son compagnon, savoir l'évêque de Riez, et pour qu'ils ne parussent molester le comte ni lui faire tort, lui fixèrent un jour pour l'admettre à justification dans la ville de Saint-Gilles; et là se rendit ledit comte, ainsi que plusieurs archevêques, évêques et autres prélats des églises, qui y avaient été convoqués par l'évêque de Riez et maître Théodise; puis, comme Raimond s'efforçait tant bien que mal de se purger de la mort du légat et du crime d'hérésie, maître Théodise lui dit, de l'avis du prélat, que sa justification ne serait reçue, pour autant qu'il n'avait en rien accompli ce qui lui avait été enjoint selon les ordres du souverain pontife, bien qu'il eût tant de fois juré de s'y conformer. En effet, cedit maître avançait, ce qui était vraisemblable, voire même très-manifeste, que si le comte n'avait tenu ses sermens pour choses plus légères, il ne ferait difficulté de se parjurer pour soi et ses complices, afin de se purger de crimes aussi énormes que la mort du légat et le crime d'hérésie, ains qu'il s'y donnerait de grand cœur. Ce qu'entendant le comte de Toulouse, par malice en lui innée, il se prit à verser des larmes. Mais ledit maître, sachant bien que ces pleurs n'étaient pleurs de dévotion et repentance, mais plutôt de méchanceté et douleur, il lui dit: «Quand les grandes eaux inonderont comme dans un déluge, elles n'approcheront point du Seigneur[95]. Et sur-le-champ, du commun avis et assentiment des prélats, pour moultes et très-raisonnables causes, le très-scélérat comte de Toulouse fut derechef excommunié sur la place, ensemble tous ses fauteurs, et qui lui baillerait aide.
Il ne faut pas oublier de dire qu'avant l'événement de toutes ces choses, maître Milon, légat du siége apostolique, était mort à Montpellier en l'hiver passé. Retournons maintenant à la suite de notre narration.
Le château de Minerve étant donc tombé en son pouvoir aux environs de la fête de la bienheureuse Marie Madeleine, notre comte vit venir à lui un chevalier, seigneur d'un château qu'on appelle Ventalon, lequel se rendit au comte, lui et son fort; et le comte, pour les grands maux que les Chrétiens avaient soufferts à l'occasion de ce château, y alla, et en renversa la tour de fond en comble. Finalement Amaury, seigneur de Mont-Réal, et ceux de ce château, apprenant la perte de Minerve, et craignant pour eux-mêmes, députèrent vers le comte, le priant de leur accorder la paix dans la forme qui suit: Amaury promettait de lui livrer Mont-Réal, pourvu qu'il lui donnât un autre domaine à sa convenance, mais ouvert et sans défense: à quoi consentit le comte, et il fit comme Amaury avait demandé. Pourtant ledit Amaury, comme un très-méchant traître, rompant ensuite le pacte entre eux conclu, et se séparant du comte, se joignit aux ennemis de la croix.
CHAPITRE XL.
Siége de Termes.
Dans le même temps, survinrent de France un certain noble croisé, ayant nom Guillaume, et d'autres pélerins, lesquels annoncèrent au comte la venue d'une grande multitude de Bretons. Le comte, ayant donc tenu conseil avec les siens, et se confiant dans le secours de Dieu, conduisit son armée au siége du château de Termes[96]; et, comme il s'y acheminait, les chevaliers qui étaient à Carcassonne firent sortir de la ville les engins et machines de guerre qui s'y trouvaient renfermés, pour les amener au comte qui se portait rapidement sur Termes. Ce qu'ayant su ceux de nos ennemis qui étaient dans Cabaret, savoir, que nos machines étaient placées hors de Carcassonne, ils vinrent au beau milieu de la nuit en force et en armes pour essayer de les détruire à coups de cognée. Mais, à leur approche, nos gens sortirent de la ville, bien qu'ils fussent en très-petit nombre, et, se ruant sur eux vaillamment, ils les mirent en déroute et les menèrent battans un bon bout de chemin, fuyant de toutes parts. Pourtant la fureur de nos ennemis n'en fut point refroidie, et au point du jour ils revinrent pour tenter encore de démantibuler lesdites machines: ce que les nôtres apercevant, ils sortirent derechef contre eux, et les poursuivirent plus long-temps et plus bravement encore que la première fois; même, à deux ou trois reprises, ils eussent pris Pierre de Roger, seigneur de Cabaret, si, par peur, il ne se fût mis à crier avec les nôtres: «Montfort! Montfort!» comme s'il était l'un d'entre eux; et, en telle façon, s'esquivant et se sauvant par les montagnes, il ne rentra à Cabaret que deux jours après.
D'un autre côté, les Bretons dont nous avons fait mention ci-dessus, s'avançant pour se joindre au comte, arrivèrent à Castelnaudary, dans le territoire de Toulouse, et appartenant encore au comte Raimond. Mais les bourgeois de Castelnaudary ne les voulurent recevoir dans le château, et les firent demeurer pendant la nuit dans les jardins et champs des alentours; et c'était pour autant que le comte de Toulouse mettait aux affaires du Christ de secrets empêchemens du plus qu'il pouvait. Les Bretons, passant de là à Carcassonne, transportèrent à la suite du comte qui allait au siége de Termes les machines dont nous avons parlé plus haut. Ce château était au territoire de Narbonne, et distant de cinq lieues de Carcassonne; il était d'une force merveilleuse et incroyable, si bien qu'au jugement humain il paraissait du tout inexpugnable, étant situé au sommet d'une très-haute montagne, sur une grande roche vive taillée à pic, entouré dans tout son pourtour d'abîmes très-profonds et inaccessibles, d'où coulaient des eaux qui l'entouraient de toutes parts. En outre, des rochers si énormes, et pour ainsi dire inabordables, ceignaient ces vallées, que, si l'on voulait s'approcher du château, il fallait se précipiter dans l'abîme; puis, pour ainsi parler, ramper vers le ciel. Enfin, près du château, à un jet de pierre, il y avait un roc, à la pointe duquel s'élevait une moindre fortification garnie de tours, mais très-bien défendue, que l'on nommait vulgairement Tumet. Dans cette position, le château de Termes n'était abordable que par un endroit, parce que, de ce côté, les rochers étaient moins hauts et moins inaccessibles.
Or, le seigneur de ce château était un chevalier nommé Raimond, vieillard qui avait tourné à la réprobation, et notoire hérétique, lequel, pour peindre en résumé sa malice, ne craignait ni Dieu ni les hommes. En effet, il présumait tant de la force de son château qu'il attaquait tantôt le roi d'Arragon, tantôt le comte de Toulouse, ou même son propre seigneur, c'est-à-dire, le vicomte de Béziers. Ce tyran, apprenant que notre comte se proposait d'assiéger Termes, ramassa le plus de soldats qu'il put, et, se pourvoyant de vivres en abondance et des autres choses nécessaires à la défense, il se prépara à résister.
Notre comte, arrivé en vue de Termes, l'assiégea; mais, n'ayant que peu de monde, il ne put menacer qu'une petite partie du château. Aussi ceux qui étaient dedans en grand nombre, et à l'abri de notre armée, ne redoutant rien à cause de sa faiblesse, sortaient librement et rentraient pour puiser de l'eau à la vue des nôtres qui ne pouvaient l'empêcher. Et tandis que ces choses et autres semblables se passaient, quelques pélerins français, arrivant de jour en jour au camp, et comme goutte à goutte, sitôt qu'ils les voyaient venir, nos ennemis, montant sur leurs murailles, pour faire affront aux nôtres qui se présentaient en petit nombre et mal armés, s'écriaient par moquerie: «Fuyez de notre présence, fuyez.» Mais bientôt commencèrent à venir en grandes troupes et multitude des pélerins de France et d'Allemagne; et pour lors ceux de Termes, tournant à la peur, se déportèrent de telles dérisions, cessèrent de nous narguer, et devinrent moins présomptueux et moins audacieux.
Cependant les gens de Cabaret, en ce temps principaux et très-cruels ennemis de la religion chrétienne, s'approchant de Termes, battaient nuit et jour les grands chemins, et tous ceux des nôtres qu'ils pouvaient trouver, ils les condamnaient à la mort la plus honteuse, ou, au mépris de Dieu et de nous, ils les renvoyaient à l'armée, après leur avoir crevé les yeux et leur avoir coupé le nez et autres membres avec une grande barbarie.
CHAPITRE XLI.
De la venue au camp des catholiques des évêques de Chartres et de Beauvais avec les comtes de Dreux et de Ponthieu.
Les choses en étaient là, quand de France survinrent les nobles et puissans hommes, savoir, l'évêque de Chartres, Philippe, évêque de Beauvais, ensemble Robert, comte de Dreux, et celui de Ponthieu, menant avec eux une grande multitude de pélerins, dont la venue réjouit bien fort le comte et tout son camp. On espérait en effet que ces puissans auxiliaires agiraient efficacement, et mépriseraient les ennemis de la foi chrétienne, se confiant dans la main de celui qui peut tout, et dans le bras qui combat d'en haut. Mais celui qui abaisse les forts et octroie la grâce aux humbles ne voulut permettre que rien de grand ni d'honorable fût opéré par ces puissances, et cela par un secret jugement à lui seul connu. Néanmoins, et pour autant que la raison humaine peut l'éclaircir, on croit que le juste Juge en ordonna de la sorte, soit que les nouveaux venus ne fussent dignes d'être choisis de Dieu pour instrumens de grandes et glorieuses choses, glorieux et grand qu'il est lui-même, soit parce que, si l'issue eût été amenée par de nombreuses et magnifiques ressources, tout eût été imputé au pouvoir de l'homme, et non à celui de Dieu. L'ordonnateur céleste disposa donc toutes choses pour le mieux en réservant cette victoire aux pauvres, et en triomphant par eux avec gloire, pour en donner une nouvelle à son glorieux nom.
Cependant notre comte avait fait dresser des machines, de celles qu'on nomme perrières, qui, lançant des pierres sur le mur avancé du château, aidaient chaque jour les nôtres aux progrès du siége. Or, il y avait dans l'armée un vénérable personnage, savoir, Guillaume, archidiacre de Paris, qui, enflammé d'amour pour la religion chrétienne, se donnait tout entier aux travaux les plus pénibles pour le service du Christ. Il prêchait à toute heure, faisait des collectes pour les frais des engins de guerre, et remplissait avec constance et prévoyance tous les autres soins de cette activité si nécessaire. Il allait très-souvent à la forêt, menant avec lui une multitude de pélerins, et faisant emporter en abondance du bois pour l'usage des perrières. Un jour même que les nôtres voulaient dresser une machine près du camp, et qu'une profonde vallée les en empêchait, cet homme d'une grande persévérance, cet homme de ferveur incomparable, chercha et trouva le remède à un tel obstacle dans sa sagesse et son audace. À donc, conduisant les pélerins à la forêt, il ordonna qu'on en rapportât une grande quantité de bois, et la fit servir à remplir cette vallée, où l'on jeta aussi de la terre et des pierres: ce qui étant exécuté, les nôtres placèrent leurs machines sur ce terre-plain. Au demeurant, comme nous ne pourrions rapporter tous les expédiens et ingénieuses inventions inspirées par le zèle et l'adresse dudit archidiacre, ni les travaux qu'il eut à endurer pendant le siége, nous nous bornerons à dire que c'est à lui surtout, même à lui seul après Dieu, qu'il faut en attribuer la conduite vigilante et diligemment soutenue, aussi bien que la victoire et la prise du château. Il était, en effet, illustre par sa sainteté, prévoyant dans le conseil, bien résolu de cœur; et la divine Providence avait répandu sur lui une telle grâce, et si abondante dans le cours de cette entreprise, qu'il était regardé comme le plus habile pour toutes les choses qu'on jugeait profitables au succès du siége. Il enseignait les ouvriers, instruisait les charpentiers, et surpassait chaque artisan dans la direction de tout ce qui intéressait le siége. Il faisait combler les vallées, comme nous l'avons déjà dit; de même, lorsqu'il le fallait, il faisait abaisser de hautes collines au niveau des vallées profondes.
Les machines étant donc placées près du camp, lesquelles jouaient sans cesse contre les murs du château, et les nôtres regardant que la première muraille était ébranlée par l'effet de leur batterie continuelle, ils s'armèrent pour prendre d'assaut le premier faubourg: ce que voyant les ennemis, à l'approche des nôtres, ils y mirent le feu, et se retirèrent dans le faubourg supérieur; puis, comme les assiégeans pénétraient dans le premier, sortant contre eux et les obligeant d'en sortir, ils les en chassèrent plus vite qu'ils n'étaient venus.
La chose en était là, quand les nôtres s'apercevant que la tour voisine du château (dont nous avons déjà parlé, et qu'on appelle Tumet), toute garnie de soldats, portait grandement obstacle à la prise du château, ils songèrent au moyen de s'en emparer. Ils placèrent donc au pied de cette tour, qui, comme nous l'avons dit, était sise au haut d'une roche, un guet, pour le cas où ceux de la tour voudraient venir sur notre camp, et où ceux du château chercheraient à donner aide à la garnison de la tour, si le besoin les en pressait. Peu de jours après, entre le château de Termes et la tour susdite, dans un lieu inaccessible et avec grande peine et danger, ils dressèrent une machine, de celles dites mangonneaux; mais les assiégés, élevant aussi un mangonneau, jetaient de grosses pierres sur le nôtre, sans toutefois qu'ils pussent le détruire; et notre machine travaillant continuellement contre la tour, et ceux qui s'y trouvaient voyant qu'ils étaient cernés, sans que les gens du château pussent en aucune façon les secourir, ils cherchèrent pendant la nuit, et craignant la lumière du jour, leur salut dans la fuite, déguerpirent, et laissèrent la tour vide. De quoi les servans de l'évêque de Chartres, qui faisaient la garde au bas, s'étant aperçus, ils y pénétrèrent aussitôt, et plantèrent la bannière dudit évêque au plus haut des remparts.
Pendant ce temps, nos perrières battaient sans cesse d'autre part les murs du château; mais nos ennemis, vaillans et matois qu'ils étaient, à mesure que nos machines avaient abattu quelque endroit de leurs murs, construisaient aussitôt derrière avec des pierres et du bois une autre barrière: d'où il suivait que toutes fois et quantes les nôtres abattaient un pan de muraille, arrêtés par la barrière que l'ennemi avait relevée, ils ne pouvaient davantage avancer; et comme nous ne pouvons détailler toutes les circonstances de ce siége, nous dirons, en quelques mots, que les ennemis ne perdirent jamais une portion de leurs murs sans bâtir à l'instant un autre mur intérieur, de la façon que nous avons expliquée ci-dessus. Cependant les nôtres dressèrent un mangonneau sur une roche, auprès du rempart, dans un lieu inaccessible; et, lorsque cette machine était en action, elle ne faisait pas peu de mal à l'ennemi. Notre comte avait envoyé pour la garder trois cents servants et cinq chevaliers; car on craignait beaucoup pour elle, tant parce qu'on pensait que nos ennemis mettraient tous leurs soins à la détruire, vu qu'elle leur portait grand dommage, que parce que l'armée n'aurait pu, en cas de besoin, secourir les gardiens de ce mangonneau, car il était placé dans un lieu inabordable. Or, sortant un jour du château, au nombre de quatre-vingts, les assiégés, armés de leurs écus, firent mine de se ruer sur la machine: ils étaient suivis d'une infinité d'autres portant du bois, du feu, et autres matières inflammables. À cette vue, les trois cents servants de garde auprès du mangonneau, saisis de terreur panique, prirent tous la fuite; si bien qu'il ne resta pour le défendre que les cinq chevaliers. Quoi plus? À l'approche des ennemis ceux-là même s'enfuirent à leur tour, hors un seul qui s'appelait Guillaume d'Escuret: lequel, en voyant les ennemis s'avancer, se prit à grand'peine à gravir par dessus la roche pour les attendre de pied ferme; et comme ils se furent tous précipités sur lui, il se défendit avec beaucoup d'adresse et de valeur. Les ennemis, s'apercevant qu'ils ne pourraient le prendre, le poussèrent avec leurs lances sur notre mangonneau, et jetèrent après lui du bois sec et du feu. Mais ce preux garçon se relevant aussitôt, aussitôt dispersa les brandons: de telle sorte que le mangonneau resta intact; puis, il grimpa de nouveau pour les combattre; eux le précipitèrent derechef, comme ils avaient fait d'abord, et lancèrent du feu sur lui... Que dirai-je? Il se relève encore, et les aborde; ils le poussent une troisième fois sur la machine, et ainsi de suite jusqu'à quatre reprises différentes. Finalement, les nôtres voyant que ce vaillant homme, au demeurant, ne pourrait s'échapper, parce qu'il n'était possible à personne d'aller à son aide, ils s'approchèrent du château comme pour l'attaquer par un autre endroit; ce qu'apprenant ceux qui molestaient de la sorte le brave Guillaume, ils se retirèrent dans la place. Pour lui, bien que grandement affaibli, il échappa la vie sauve, et, grâce à son incomparable prouesse, notre mangonneau demeura en son entier.
En ce temps-là le noble comte de Montfort était en proie à une telle pauvreté et si urgente détresse que, le pain même venant souvent à lui manquer, il n'avait rien à mettre sous la dent; si bien que très-souvent, ainsi que nous l'avons appris avec toute certitude, quand l'instant du repas approchait, ledit comte s'absentait de fait exprès, et n'osait, par vergogne, retourner à son pavillon, parce qu'il était heure de manger, et qu'il n'avait pas même de pain. Quant au vénérable archidiacre Guillaume, il instituait des confréries, faisait, comme nous avons dit, de fréquentes collectes, et tout ce qu'il pouvait extorquer, exacteur vertueux et pieux ravisseur, il le dépensait curieusement pour les engins et autres objets concernant le siége.
Les choses étaient à ce point quand l'eau vint à manquer à nos ennemis. En effet, depuis long-temps les nôtres ayant fermé toutes les issues, ils ne pouvaient plus sortir pour puiser de l'eau, et, en étant privés, ils perdirent aussi courage et l'envie de résister. Quoi plus? Ils entrent en pourparler avec les assiégeans et traitent de la paix de la manière suivante: Raimond, seigneur du château, promettait de le livrer au comte, sous la condition que celui-ci lui abandonnerait un autre domaine; de plus, qu'il lui rendrait le château de Termes aussitôt après Pâques. Or, pendant qu'on négociait sur ce pied, les évêques de Chartres et de Beauvais, le comte Robert et le comte de Ponthieu firent dessein de quitter l'armée. Le comte les supplia, tous les prièrent de rester encore quelque peu de temps au siége; bien plus, comme ils ne pouvaient être fléchis en aucune manière, la noble comtesse de Montfort se jeta à leurs pieds, les suppliant affectueusement qu'en telle nécessité ils ne tournassent le dos aux affaires du Seigneur, et qu'en un péril si pressant ils secourussent le comte de Jésus-Christ qui chaque jour s'exposait à la mort pour le bien de l'Église universelle; mais l'évêque de Beauvais, le comte Robert et celui de Ponthieu ne voulurent acquiescer aux instances de la comtesse, et dirent qu'ils partiraient le lendemain sans différer aucunement, même d'un seul jour. Pour ce qui est de l'évêque de Chartres, il promit de rester avec le comte encore un peu de temps.
CHAPITRE XLII.
Comment les hérétiques ne voulurent rendre le château de Termes, et comment Dieu, pour leur ruine, leur envoya une grande abondance d'eau.
Voyant notre comte que, par le départ des susdits personnages, il allait rester quasi seul, contraint qu'il était par une nécessité aussi évidente, il consentit, bien que malgré lui, à recevoir les ennemis à composition, suivant le mode qu'ils avaient offert. Quoi plus? Les nôtres parlementent derechef avec eux, et ladite capitulation est ratifiée. Aussitôt le comte manda à Raimond, seigneur du château, qu'il eût à en sortir, et à le remettre en ses mains; ce qu'il ne voulut faire le même jour, et d'ailleurs promit fermement qu'il le rendrait le lendemain de bon matin. Or, ce fut la divine Providence qui voulut et arrangea ce délai, ainsi qu'il a été prouvé tout manifestement par l'issue des choses. En effet, le très-équitable juge céleste, Dieu, ne voulut souffrir que celui qui avait tant de fois et si fort fait pâtir sa sainte Église, et l'eût plus encore vexée s'il l'avait pu, s'en allât impuni et se retirât franc de toute peine après de si fières œuvres de cruauté: car, pour ne rien dire de ses autres méfaits, trente ans et plus s'étaient écoulés déjà, comme nous l'avons su de personnes dignes de foi, depuis que, dans l'église du château de Termes, les divins sacremens avaient été célébrés pour une dernière fois.
Adonc la nuit suivante, le ciel venant comme à crever et toutes ses cataractes à s'ouvrir, une abondance d'eau pluviale fondit si soudainement sur la place que nos ennemis qui avaient long-temps souffert de la pénurie d'eau, et même, pour cette cause, avaient proposé de se rendre, furent très-copieusement ravitaillés et bien refaits par ce secours inattendu. Nos chants d'allégresse se changent en deuil; le deuil des ennemis se tourne en joie. Par ainsi, s'enflant d'orgueil aussitôt, ils reprirent avec leurs forces l'envie de se défendre; et d'autant plus cruels devinrent-ils et plus obstinés à nous persécuter, qu'ils présumaient que, dans leur besoin, Dieu ne leur avait envoyé qu'une plus manifeste assistance. Ô sotte et méchante présomption! faire jactance de l'aide de celui dont ils abhorraient le culte, dont même ils avaient abdiqué la foi! Ils disaient donc que Dieu ne voulait pas qu'ils se rendissent; voire affirmaient-ils que pour eux était fait ce que la divine justice avait fait contre eux.
Les choses en étaient là quand l'évêque de Beauvais, ensemble le comte Robert et le comte de Ponthieu, laissant l'affaire du Christ imparfaite, bien plus, en passe très-étroite et dangereuse, quittèrent l'armée, et s'en retournèrent chez eux; et, s'il nous est permis de faire remarquer ce qu'il ne leur était permis de faire, ils se retirèrent avant d'avoir fini leur quarantaine; car il avait été ordonné par les légats du siége apostolique, pour ce qu'un bon nombre de pélerins étaient tièdes et toujours soupirant après leurs quartiers, que nul ne gagnerait l'indulgence que le seigneur pape avait accordée aux Croisés, s'il ne passait au service du Christ au moins quarante jours.
Pour ce qui est de notre comte, à la pointe du jour, il envoya à Raimond, seigneur du château, et le somma de se rendre comme il avait promis le jour précédent; mais celui-ci, rafraîchi par l'abondance de l'eau dont la disette l'avait contraint à capituler, voyant aussi que la force était presque entièrement revenue à ses gens, trompeur et glissant ès mains, manqua à la parole convenue. Pourtant deux chevaliers qui étaient dans la place en sortirent, et même se rendirent au comte, pour ce que la veille ils avaient promis fermement de ce faire au maréchal de notre comte. Or, comme cet officier fut de retour au camp, car c'était lui que le comte avait envoyé pour conférer avec Raimond, et qu'il lui eut rapporté ce qu'avait dit celui-ci, l'évêque de Chartres, qui voulait partir le lendemain, pria et conseilla que le maréchal fût de nouveau député vers lui, et lui offrît quelque composition que ce fût, pourvu qu'il livrât le château au comte; et, afin que notre émissaire persuadât plus facilement Raimond touchant la garantie et sûreté du traité, ledit évêque fut d'avis qu'il menât avec lui l'évêque de Carcassonne présent au siége, pour autant qu'il était du pays, connu personnellement du bourreau, et qu'en outre sa mère, très-méchante hérétique, était dans le château, ainsi que son frère à lui évêque de Carcassonne, savoir, ce Guillaume de Rochefort dont nous avons fait mention plus haut, lequel était très-cruel homme, et aussi pire ennemi de l'Église qu'il le pouvait.
Adonc le susdit prélat et le maréchal allant derechef trouver Raimond, ils mettent prières sur paroles et menaces sur prières, travaillant avec grandes instances pour que le tyran, acquiesçant à leurs ouvertures, se rendît à notre comte, ou plutôt à Dieu, en la façon que nous avons expliquée ci-dessus. Mais celui que le maréchal avait trouvé endurci et obstiné dans sa malice, l'évêque de Carcassonne et lui le trouvèrent plus endurci encore, et même il ne voulut jamais souffrir que l'évêque conférât secrètement avec son frère Guillaume. N'avançant donc à rien, nos envoyés revinrent pardevers le comte; et si faut-il dire que les nôtres ne comprenaient pas encore pleinement que la divine Providence avait ordonné ces choses pour le plus grand bien de son Église.
L'évêque de Chartres se retira le lendemain de grand matin, et le comte sortit avec lui pour l'accompagner un peu; mais, comme il était à quelque distance du camp, nos ennemis firent une sortie, en grand nombre et bien armés, pour mettre en pièces un de nos mangonneaux. Aux cris de notre armée, le comte, rebroussant chemin en toute hâte, arriva sur ceux qui ruinaient la machine, les força, à lui seul, de rentrer bon gré mal gré dans la place, et, les poursuivant vaillamment, les maintint long-temps en pleine course, non sans courir risque de sa propre vie. Ô audace bien digne d'un prince! ô virile vertu!
Après le départ des susdits nobles, savoir, des évêques et comtes, Montfort, se voyant presque seul, et quasi tout désolé, tomba en grand ennui et vive anxiété d'esprit: de vrai, il ne savait que faire. Il ne voulait entendre à lever le siége, et si ne pouvait-il davantage y rester; car il avait de nombreux ennemis sous les armes, peu d'auxiliaires (et dans ce petit nombre la plupart bien mal disposés), puisque toute la force de l'armée, comme nous l'avons dit, s'était retirée avec les évêques et comtes susdits. D'autre part, le château de Termes était encore très-fort, et l'on ne croyait point qu'il pût être pris, à moins d'avoir sous la main des forces considérables et troupes aguerries. Finalement, on était menacé des approches de l'hiver qui, dans ces contrées, est pour l'ordinaire très-âpre, ledit château étant situé dans la montagne, ainsi que nous l'avons rapporté; et durant cette saison, le lieu n'était pas tenable, ains glacial outre mesure, à cause des inondations, des pluies, des ouragans, et de l'abondance des neiges.
Tandis que le comte se perdait dans ces angoisses et tribulations, et ne savait quel parti prendre, voilà qu'un beau jour survinrent de Lorraine des gens de pied, dont l'arrivée le réjouissant bien fort, il pressa le siége de Termes. En même temps, avec l'aide et par l'industrie du vénérable archidiacre Guillaume, les nôtres reprenant courage, recommencèrent à pousser vivement tout ce qui intéressait l'entreprise, et soudain, transportant près des murs du château les machines, qui auparavant avaient été d'un mince service, ils y travaillaient incessamment; et n'en pâtissaient pas médiocrement les remparts de la place; car, par un admirable et incompréhensible jugement de Dieu (chose en effet bien merveilleuse), il advint que les machines, qui, pendant la présence au camp des nobles souvent plus haut dénommés, n'avaient rendu que faible ou nul service, après leur retraite portaient aussi juste que si chaque pierre eût été dirigée par le Seigneur. Et ainsi pour sûr était la chose; cela était fait par Dieu, et semblait miracle aux yeux de nos gens. Comme ils eurent donc travaillé long-temps aux machines, et démantelé en grande partie les murs et la tour du château, un jour, en la fête de sainte Cécile, le comte fit mener un chemin couvert jusqu'au pied de la muraille, pour que les mineurs pussent y arriver et la saper à l'abri des assiégés; puis, ayant employé tout ce jour à pousser cette tranchée, et l'ayant passé dans le jeûne, aux approches de la nuit, savoir, la veille de saint Clément, il revint à sa tente; et ceux du château, par la disposition de la miséricorde divine et l'aide de saint Clément, frappés de terreur et saisis d'un désespoir total, sortirent soudain, et tentèrent de prendre la fuite: ce dont les assiégeans ayant eu connaissance, aussitôt donnant l'alarme, ils commencèrent à courir de toutes parts pour frapper les fuyards. Que tardons-nous davantage? Aucuns furent pris vivans, et un plus grand nombre fut tué; même un certain pélerin de Chartres, homme pauvre et de basse extraction, durant qu'il était à courir çà et là avec les autres, et qu'il poursuivait les ennemis détalant à toutes jambes, tomba par l'effet d'un jugement divin sur Raimond, seigneur de Termes, qui s'était caché en quelque endroit, et l'amena au comte, lequel le reçut comme un ample présent, et ne le fit pas tuer, mais bien clore au fond de la tour de Carcassonne, où, pendant plusieurs années, il endura peines et misères selon ses mérites.
Durant le siége de Termes, il arriva une chose que nous ne devons passer sous silence. Un jour que le comte faisait conduire pour percer le mur du château une certaine petite machine, que l'on nomme vulgairement un chat, pendant qu'il était auprès, et qu'il conversait avec un sien chevalier, tenant son bras appuyé sur l'épaule de celui-ci, à cause de sa familiarité avec lui, voilà qu'une grosse pierre lancée par le mangonneau des ennemis, venant du haut des airs en grande impétuosité, frappa ledit chevalier à la tête, et tandis que, par la merveilleuse opération de la vertu divine, le comte qui le tenait comme embrassé demeura sain et sauf, le chevalier, recevant le coup de la mort, expira dans ses bras. Un autre jour de dimanche, le comte était dans son pavillon et entendait la messe, lorsqu'il advint, par la prévoyante clémence de Dieu, que, lui étant debout et écoutant l'office, un certain servant, par l'ordre du Seigneur, se trouva derrière lui proche son dos, lequel reçut une flèche partie d'une baliste du château, et en fut tué roide: ce que nul ne peut douter avoir été disposé par la bonté divine; savoir, que cedit servant, debout derrière le comte, ayant été frappé, Dieu dans sa miséricorde ait conservé à sa sainte Église son plus vaillant athlète.
Le château de Termes ayant donc été pris par les nôtres la veille de saint Clément, le comte y mit garnison; puis il dirigea son armée sur un certain château nommé Coustausa, et, le trouvant désert, il poussa vers un autre qu'on appelle Puyvert, lequel lui ouvrit ses portes au bout de trois jours. Pour lors il se décida à rentrer dans le diocèse d'Albi pour récupérer les châteaux qui s'étaient soustraits à sa domination; et en conséquence, marchant sur Castres, dont les bourgeois se rendirent à lui, se soumettant pour tout à ses volontés, il passa de là au château de Lombers, dont nous avons déjà fait mention, et le trouva dégarni d'hommes et bien fourni de vivres. En effet, les chevaliers et bourgeois dudit lieu avaient tous pris la fuite par peur du comte, ayant contre lui brassé maintes trahisons. Il s'en saisit aussitôt, et jusqu'à ce jour il l'a conservé en son pouvoir. Que tardons-nous davantage? Le noble comte du Christ recouvra dans le même temps presque tous les châteaux du territoire albigeois sur la rive gauche du Tarn.
Ce fut à cette époque que le comte de Toulouse vint en un château voisin d'Albi pour conférer avec notre comte, lequel s'y rendit de son côté. Or, les ennemis avaient tout disposé pour l'enlever, et Raimond avait mené avec lui certains méchans félons ennemis très-avérés de Montfort. Pourquoi il dit au comte de Toulouse: «Qu'avez-vous fait? Vous m'avez appelé à une conférence, et vous avez conduit avec vous gens qui m'ont trahi.» Sur ce, l'autre de répondre qu'il ne les avait pas amenés; ce qu'oyant notre comte, il voulut mettre la main dessus: mais Raimond le supplia de n'en rien faire, et ne voulut souffrir qu'ils fussent pris. Adonc, à compter de ce jour, il commença à exercer quelque peu la haine qu'il avait conçue contre l'Église et contre le comte de Montfort.
CHAPITRE XLIII.
Du colloque solennel tenu à Narbonne sur les affaires des comtes de Toulouse et de Foix, auquel intervinrent le roi d'Arragon, les légats du siége apostolique, et Simon de Montfort; inutilité et dissolution de ladite conférence.
Peu de jours après, le roi d'Arragon, le comte de Montfort et celui de Toulouse se réunirent à Narbonne pour tenir colloque entre eux. Là se trouvèrent aussi l'évêque d'Uzès et le vénérable abbé de Cîteaux, lequel, après Dieu, était le principal promoteur des choses de Jésus-Christ. Pareillement cet évêque d'Uzès, nommé Raimond, dès long-temps s'était pris d'un zèle ardent pour les affaires de la foi, et les avançait du plus qu'il pouvait, s'acquittant en ce temps des fonctions de légat, de concert avec l'abbé de Cîteaux. Enfin, furent ensemble présens à ladite conférence maître Théodise, dont nous avons parlé plus haut, et moult autres sages personnages et gens de bien.
On s'y occupa du comte de Toulouse, et grande grâce lui eût été faite et copieuse miséricorde, s'il eût voulu acquiescer à de salutaires conseils. En effet, l'abbé de Cîteaux, légat du siége apostolique, consentait à ce que le comte de Toulouse conservât dans leur entier et sans lésion toutes ses seigneuries et possessions, pourvu qu'il expulsât les hérétiques de ses domaines; voire il consentait à ce que le quart ou même le tiers des droits qu'il avait sur les châteaux des hérétiques, comme étant de son fief, lesquels ce comte disait être au nombre de cinquante pour le moins, lui échût en toute propriété. Mais le susdit comte méprisa une faveur aussi grande, Dieu pourvoyant ainsi à l'avenir de son Église; et par là il se rendit indigne de tout bienfait et grâce.
Davantage on traita dans la même conférence du rétablissement de la paix entre l'Église et son très-monstrueux persécuteur, savoir, le comte de Foix; et même fut-il ordonné, à la prière du roi d'Arragon, que si ledit comte jurait d'obéir à l'Église, et, de plus, qu'il ne commettrait nulle agression à l'encontre des Croisés, et surtout du comte de Montfort, celui-ci lui ferait restitution de la portion de ses domaines qu'il avait déjà en son pouvoir, fors un certain château nommé Pamiers. Ce château, en effet, ne devait en aucune façon lui être rendu, pour beaucoup de raisons qui seront ci-après déduites. Mais le Dieu éternel qui connaît les choses cachées, et sait toutes choses avant qu'elles soient faites, ne voulant permettre que restassent impunies tant de cruautés et si grandes d'un sien ennemi aussi furieux, et connaissant combien de maux sortiraient dans l'avenir de cette composition, par son profond et incompréhensible jugement, endurcit à tel point le cœur du comte de Foix qu'il ne voulut recevoir ces conditions de paix. Ainsi Dieu visita miséricordieusement son Église, et fit de telle sorte que l'ennemi, en refusant la paix, donnât par avance contre soi-même sentence confirmative de sa future confusion.
Il ne faut oublier de dire que le roi d'Arragon, de qui le comte de Foix tenait la plus grande partie de ses terres, mit en garnisaires au château de Foix des gens d'armes à lui, et, en présence de l'évêque d'Uzès et de l'abbé de Cîteaux, promit qu'en toute cette contrée nul tort ne serait porté à la chrétienté. D'abondant, cedit roi jura auxdits légats que si le comte de Foix voulait jamais s'écarter de la communion de la sainte Église, et de la familiarité, amitié et service du comte de Montfort, lui roi délivrerait ès mains de ce dernier le château de Foix à la première réquisition des légats ou de notre comte; et même il lui donna à ce sujet lettres-patentes contenant plus à plein cette convention: et moi qui ai vu ces lettres, les ai lues et curieusement inspectées, je rends témoignage à la vérité. Mais combien, par la suite, le roi garda mal sa promesse, et combien, pour cette cause, il se rendit infâme aux nôtres, c'est ce qui deviendra plus clair que le jour.
CHAPITRE XLIV.
De la malice et tyrannie du comte de Foix envers l'Église.
Et pour autant que le lieu le requiert et que l'occasion s'en présente, plaçons ici quelques mots sur la malignité cruelle et la maligne cruauté du comte de Foix, bien que nous n'en puissions exprimer la centième partie.
Il faut savoir d'abord qu'il retint sur ses terres, favorisa le plus qu'il put, et assista les hérétiques et leurs fauteurs. De plus, au château de Pamiers appartenant en propre à l'abbé et aux chanoines de Saint-Antonin, il avait sa femme et deux sœurs hérétiques, avec une grande multitude d'autres gens de sa secte, lesquels, en ce château, malgré les susdits chanoines, et en dépit de toute la résistance qu'ils pouvaient faire, semant publiquement et en particulier le venin de leur perversité, séduisaient le cœur des simples. Voire il avait fait bâtir une maison à ses sœurs et à sa femme sur un terrain que les chanoines possédaient en franc-aleu, bien qu'il ne tînt le château de Pamiers de l'abbé, et sa vie durant, qu'après lui avoir juré sur la sainte Eucharistie qu'il ne le molesterait en rien, non plus que la ville, dont le monastère des chanoines était éloigné à la distance d'un demi-mille.
Un beau jour deux chevaliers, parens et familiers dudit comte (lesquels étaient notoires hérétiques et des pires, et dont il suivait l'avis en toutes choses), amenèrent à Pamiers leur mère, hérésiarque très-grande et amie de ce seigneur, pour qu'elle y résidât et disséminât le virus de l'hérétique superstition; ce que voyant l'abbé et les chanoines, ne pouvant supporter une telle injure faite au Christ et à l'Église, ils la chassèrent du château. À cette nouvelle le traître, je veux dire le comte de Foix, entra en furieuse colère, et l'un de ces deux chevaliers hérétiques, fils de ladite hérésiarque, venant à Pamiers, dépeça membre à membre, bourreau très-cruel qu'il était, et en haine des chanoines, un des leurs qui était prêtre, au moment même où il célébrait les divins mystères sur l'autel d'une église voisine de Pamiers; d'où, jusqu'au présent jour, cet autel demeure encore tout rouge du sang de cette victime. Si pourtant son ire ne fut-elle apaisée, car se saisissant de l'un des frères du monastère de Pamiers, il lui arracha les yeux en haine de la religion chrétienne et en signe de mépris pour les chanoines. Peu ensuite le comte de Foix vint lui-même audit monastère, menant avec soi routiers, bouffons et p******; et faisant appeler l'abbé (auquel, comme nous l'avons dit ci-dessus, il avait juré sur le corps du Seigneur qu'il ne lui porterait aucune nuisance), il lui dit qu'il lui baillât sans délai toutes les clefs du cloître, ce que l'abbé ne voulut faire: mais craignant que le tyran ne les ravît par violence, il entra dans l'église et les plaça sur le corps du saint martyr Antonin, lequel était sur l'autel avec beaucoup d'autres saintes reliques, et en l'honneur de qui cette église avait été fondée. Pourtant le comte ayant suivi l'abbé, sans respect pour le lieu, sans révérence pour les reliques des saints, enleva, violateur très-impudent des choses sacrées, ces mêmes clefs de dessus le corps du très-saint martyr; puis enfermant l'abbé et tous les chanoines dans l'église, il fit clore les portes, et là les tint durant trois jours, si bien que pendant ce temps ils ne burent ni ne mangèrent, et ne purent même sortir pour satisfaire aux nécessités de nature. Et lui, cependant, gaspillant toute la substance du monastère, dormait avec ses p******* dans l'infirmerie même des chanoines, au mépris de la religion. Enfin, après les trois jours, il chassa presque nus de l'église et du monastère l'abbé et les chanoines, et, de plus, fit crier par la voix du héraut dans tout Pamiers (qui leur appartenait, comme nous l'avons dit) que nul n'eût à être si hardi que d'en recevoir aucun en son logis; faisant suivre cette proclamation des plus terribles menaces. Ô nouveau genre d'inhumanité! En effet, tandis que l'Église est d'ordinaire refuge aux captifs et aux condamnés, cet artisan de crimes emprisonne des innocens dans leur église même. Ce n'est tout: le tyran démolit en grande partie le temple du bienheureux Antonin, détruisit, ainsi que nous nous en sommes assuré par nos yeux, le dortoir et le réfectoire des chanoines, et se servit des décombres pour faire construire des fortifications dans le château. Mais insérons ici un fait bien digne d'être rapporté pour grossir d'autant les abominations de ce traître.
CHAPITRE XLV.
Comment le comte de Foix se comporta arec irrévérence envers les reliques du saint martyr Antonin, lesquelles étaient portées en procession solennelle.
Près le monastère dont nous avons parlé précédemment, était une église sise sur le sommet d'un mont, aux environs de laquelle vint à passer d'aventure ledit comte chevauchant, un jour que les chanoines allaient la visiter, comme ils font d'usage une fois chaque année, et qu'en solennelle procession ils portaient avec honneur le corps de leur vénérable patron Antonin. Mais lui, ne déférant à Dieu ni au saint martyr, ni à cette procession pieuse, ne put prendre sur lui de s'humilier, au moins par signes extérieurs, et, sans descendre de sa bête, dressant son col avec superbe, et haussant la tête (attitude qui était très-ordinaire à ceux de sa maison), il passa fièrement. Ce que voyant un respectable personnage, savoir, l'abbé de Mont-Sainte-Marie[97], de l'ordre de Cîteaux, l'un des douze prédicateurs dont nous avons fait mention au commencement de ce livre, qui assistait alors à la procession, il lui cria: «Comte, tu ne défères à ton seigneur le saint martyr; sache donc que, dans la ville où maintenant tu es maître de par le saint, tu seras privé de ton droit seigneurial, et que le martyr fera si bien que, de ton vivant, tu seras déshérité.» Or ont été trouvées fidèles les paroles de l'homme de bien, ainsi que l'issue le prouve très-manifestement.
Pour moi j'ai ouï ces cruautés et autres qui suivent de la bouche même de l'abbé du monastère de Pamiers, personnage digne de foi, personnage de grande religion et de notoire bonté.
CHAPITRE XLVI.
Sacriléges et autres crimes du comte de Foix exercés par violence.
Une fois ledit comte alla avec une foule de routiers en certain monastère qu'on nommait Sainte-Marie, au territoire du comte d'Urgel, et qui avait un siége épiscopal; or s'étaient les chanoines de ce monastère, par crainte du tyran, retirés dans l'église. Mais ils y furent si long-temps claquemurés par lui qu'après avoir été contraints de boire de leur urine pour la soif désespérée qu'ils enduraient, force leur fut enfin de se rendre; et pour lors ce très-cruel ennemi de l'Église, entrant dans le temple, enleva toutes les fournitures, croix et vases sacrés, brisa même les cloches et n'y laissa rien que les murailles; de plus il la fit rançonner au prix de cinquante mille sols. Ce qu'ayant fait, il lui fut dit par un sien chevalier aussi méchant que lui: «Voilà que nous avons détruit Saint-Antonin et Sainte-Marie, il ne nous reste plus qu'à détruire Dieu lui-même.» Une autre fois que cedit comte et ses routiers dépouillaient la même église, ils en vinrent à ce point de furieuse démence qu'ils tranchèrent les jambes et les bras aux images du crucifix pour, au mépris de la passion du Seigneur, piler le poivre et les herbes qu'ils mettaient dans leurs sauces. Ô très-cruels bourreaux! ô vaillans scélérats! ô monstres pires que ceux qui ont crucifié le Christ, et plus félons que ceux qui lui crachèrent à la face! Les ministres de Pilate, ores qu'ils virent Jésus mort, dit l'Évangéliste, ils ne lui rompirent les jambes. Ô nouvelle industrie d'abomination! ô signe de cruauté inouïe! ô quel homme que ce comte de Foix, dis-je, homme le plus misérable entre tous les misérables! ô bête plus féroce qu'aucune autre bête!
Dans la même église, les routiers avaient logé leurs chevaux; ils leur donnaient pour crèche les saints autels et les faisaient manger dessus. Dans une autre où se trouvait un jour le tyran avec une foule de gens armés, soudain son écuyer plaça son heaume sur la tête du crucifix, lui passa le bouclier et lui chaussa les éperons; puis saisissant sa lance, il chargea la sainte image et la cribla de coups, lui disant qu'elle se rachetât. Ô perversité non encore expérimentée!
Une autre fois ledit comte appela à une conférence les évêques de Toulouse et de Conserans, et leur assigna le temps et le lieu; mais le jour où ils s'acheminaient pour s'y rendre, il le passa, lui, tout entier, à insulter un certain château appartenant à l'abbé et aux chanoines de Saint-Antonin de Pamiers. Ô méchant tour! ô scélératesse! Ajoutons ici un trait du tyran qu'il ne faut omettre. Il avait fait alliance avec le comte de Montfort, ainsi que nous l'avons dit plus haut, et lui avait livré son fils pour otage du traité. Or, à cette époque le vénérable abbé de Pamiers avait déjà remis son château ès-mains du comte de Montfort. Néanmoins le comte de Foix vint un beau jour avec ses routiers aux environs de cette ville, et, les mettant en embuscade, il s'approcha du château et manda aux bourgeois de sortir pour conférer avec lui, leur promettant en toute assurance, et avec serment, qu'ils pouvaient le faire sans crainte et qu'il ne leur ferait point de mal. Mais à peine les bourgeois furent-ils venus à lui, qu'appelant en secret ses routiers des embuscades où ils étaient cachés, ceux-ci survinrent avant que les autres pussent rentrer au château, en prirent un grand nombre et les emmenèrent. Ô vilaine trahison!
Ce même comte disait, en outre, que s'il avait tué de sa main les Croisés, et ceux qui se porteraient à l'être, ensemble tous ceux qui travaillaient aux affaires de la foi ou qui y mettaient intérêt, il croirait avoir rendu service à Dieu. Il faut savoir aussi que souvent il jura en présence des légats du seigneur pape qu'il expulserait les hérétiques; ce que pourtant il ne voulut faire par aucune raison. Pour en finir, ce chien très-cruel a commis envers l'Église et envers Dieu beaucoup et d'autres maux tels que, si nous voulions les réciter par ordre, nous n'y pourrions suffire, et ne serait-il personne qui ajoutât facilement foi à nos paroles, car sa malice excéda la mesure. Il a pillé les monastères, ruiné les Églises, et plus cruel que pas un autre cruel bourreau, tout haletant de la soif du sang des chrétiens, il a toujours respiré le massacre, reniant, comme il faisait, sa nature d'homme pour imiter la férocité des brutes, non plus homme mais bête farouche.
Ayant dit ce peu de mots de la méchanceté dudit comte, retournons à ce que nous avons abandonné.
CHAPITRE XLVII.
Le comte de Montfort fait hommage au roi d'Arragon pour la cité de Carcassonne.
Dans la susdite conférence de Narbonne, l'évêque d'Uzès et l'abbé de Cîteaux supplièrent le roi d'Arragon qu'il reçût pour son homme le comte de Montfort, la cité de Carcassonne étant du fief dudit roi; et, comme il n'en voulait rien faire, au lendemain ils vinrent derechef vers lui, et, se jetant à ses pieds, ils le prièrent humblement et avec grandes instances de daigner accepter l'hommage du comte, qui ayant lui-même fléchi le genou devant le roi, le lui offrait avec humilité. Enfin, vaincu par leurs supplications, le roi consentit à le recevoir en vassal, pour la cité de Carcassonne, le comte confessant la tenir de lui.
Cela fait, le roi et notre comte, celui de Toulouse et l'évêque d'Uzès, quittèrent Narbonne et s'en vinrent à Montpellier, où, durant leur séjour, on tenta de contracter mariage entre le fils aîné du roi et la fille du comte de Montfort. Que dirai-je? Cette alliance était arrêtée par les deux parties; de part et d'autre, on avait échangé les promesses sous la foi du serment, et même le roi avait remis son fils à la garde du comte. Mais peu de temps après, il donna sa sœur au fils du comte de Toulouse; pour quoi, parmi les nôtres, il ne se rendit pas médiocrement (et si fut-ce à juste titre) infâme et grandement suspect. En effet, quand fut conclu ce mariage, Raimond déjà persécutait ouvertement la sainte Église de Dieu.
Il ne faut taire que durant que lesdits personnages étaient à Montpellier, ensemble beaucoup d'évêques et de prélats, on s'occupa de nouveau du fait du comte de Toulouse; et voulaient bien les légats, savoir, l'évêque d'Uzès et l'abbé de Cîteaux, lui faire très-notable grâce et miséricorde, en la manière que nous avons expliquée plus haut. Mais ledit comte, après avoir promis d'accomplir le lendemain tout ce que les légats lui avaient ordonné, quitta du grand matin Montpellier, sans prendre congé d'eux ni les venir saluer; et fut ce brusque départ causé pour ce qu'il avait vu un certain oiseau (que les gens du pays nomment oiseau de Saint-Martin) voler à sa gauche: ce dont il entra en frayeur extrême, ayant, comme il faisait à l'exemple des Sarrasins, toute confiance dans le vol et chant des oiseaux, et autres sortes d'augures.
CHAPITRE XLVIII.
Comment l'évêque de Paris et autres nobles hommes vinrent à l'armée du comte de Montfort.
L'an de l'incarnation du Verbe 1211[98], aux environs de la mi-carême, arrivèrent de France nobles et puissans Croisés, savoir, l'évêque de Paris, Enguerrand de Coucy, Robert de Courtenai, Juël de Mayenne[99], et plusieurs autres; lesquels nobles personnages se comportèrent noblement aux affaires du Christ.
Or, comme ils furent arrivés à Carcassonne, ayant tenu conseil, tous cesdits pélerins tombèrent d'accord de marcher au siége de Cabaret, pour autant que les chevaliers du diocèse de Carcassonne, ayant depuis long-temps déserté leurs châteaux par peur des nôtres, s'étaient réfugiés dans cette place, entre lesquels étaient deux frères selon la chair, l'un nommé Pierre Miron, et l'autre Pierre de Saint-Michel, les mêmes qui avaient pris Bouchard de Marly, comme nous l'avons rapporté plus haut[100]. Mais ensuite ils étaient sortis dudit château avec certains autres, et étaient venus se rendre au comte: pour quoi il leur donna des terres. Quant au seigneur de Cabaret, Pierre Roger, voyant que le comte et les pélerins voulaient l'assiéger, considérant de plus qu'il était grandement affaibli par la retraite des susdits chevaliers, il eut peur, et composa avec Montfort et les barons en la manière qui suit: il lui livra le château de Cabaret, lui rendant en outre ce même Bouchard dont nous avons parlé, à la charge que le comte lui donnerait un autre domaine convenable, après la reddition du château; ce qui fut fait. Puis le comte et les barons conduisirent l'armée au siége d'une certaine place nommée Lavaur[101].
CHAPITRE XLIX.
Siége de Lavaur.
Or était ce château très-noble et très-vaste situé sur l'Agout[102], à cinq lieues de Toulouse, et s'y trouvait ce traître Amaury qui avait été seigneur de Mont-Réal, et beaucoup d'autres chevaliers ennemis de la croix, au nombre de quatre-vingts, lesquels s'y étaient retirés et fortifiés contre nous; plus, la dame du château, nommé Guiraude, femme veuve, sœur dudit Amaury, et des pires hérétiques.
À leur arrivée devant la place, les nôtres n'en formèrent le siége que d'un côté, car l'armée ne suffisait pas pour l'enfermer toute entière; et peu de jours après, ayant dressé des machines, ils commencèrent, suivant l'usage, à battre le château, comme les ennemis à le défendre du mieux qu'ils pouvaient, sans compter qu'ils étaient en grand nombre et parfaitement armés, si bien qu'il y avait quasi plus d'assiégés que d'assiégeans. N'oublions pas de dire qu'aux premières approches de nos gens, les ennemis firent une sortie, et nous prirent un chevalier qu'ils emmenèrent et occirent aussitôt.
Bien que les nôtres n'eussent menacé la place que par un seul endroit, ils s'étaient cependant divisés en deux corps, et tellement disposés qu'en cas de besoin l'un n'aurait pu, sans danger, venir au secours de l'autre. Mais bientôt survinrent de France beaucoup de nobles, savoir, l'évêque de Lisieux et l'évêque de Langres, le comte d'Auxerre, ensemble moult autres pélerins; et pour lors on serra le château de toutes parts au moyen d'un pont de bois qu'on jeta sur l'Agout, et qui nous servit à traverser la rivière.
Pour ce qui est du comte de Toulouse, il gênait autant qu'il était en son pouvoir l'Église de Dieu et le comte, non pourtant à découvert, car les vivres pour notre armée arrivaient encore de Toulouse, et Raimond lui-même vint au camp lorsque les choses en étaient à ce point. Là fut-il admonesté par le comte d'Auxerre et Robert de Courtenai, lesquels étaient ses cousins germains, pour que, revenant de cœur à l'Église, il obéît à ses commandemens; mais ils n'en purent rien tirer, et il se départit du comte de Montfort avec grande rancune et indignation, suivi de ceux de Toulouse qui étaient au siége de Lavaur. Davantage il défendit aux Toulousains d'apporter vivres au camp devant Lavaur.
C'est ici qu'il nous faut narrer un crime exécrable des comtes de Toulouse et de Foix: trahison inouïe!
CHAPITRE L.
Comme quoi pélerins en grand nombre furent tués traîtreusement par le comte de Foix à l'instigation du Toulousain.
Durant qu'on tenait colloque devant Lavaur, ainsi que nous l'avons dit, pour rétablir la paix entre le comte de Toulouse et la sainte Église, une multitude de pélerins venaient de Carcassonne à l'armée: et voilà que ces ministres de dol et artisans de félonie, savoir, le comte de Foix, Roger Bernard, son fils, Gérard de Pépieux, et beaucoup d'autres hommes au comte de Toulouse, se mettent en embuscade, avec nombre infini de routiers, dans un certain château nommé Montjoyre, près de Puy-Laurens; puis, au passage des pélerins, ils se lèvent, et, se jetant sur les pélerins désarmés et sans défiance, ils en tuent une quantité innombrable, et emportent tout l'argent de leurs victimes à Toulouse, où ils le partagent entre eux. Ô bienheureuse troupe d'occis! ô mort de saints bien précieuse aux yeux du Seigneur! Il ne faut taire que, tandis que les bourreaux susdits égorgeaient nos pélerins, un prêtre qui était parmi ces derniers se réfugia dans un temple voisin, afin que, mourant pour l'Église, il mourût aussi dans une église; mais ce bien méchant traître Roger Bernard, fils du comte de Foix, n'ayant garde de dégénérer de la perversité paternelle, l'y suivit, et, y entrant avec audace, il s'approcha de lui, et lui demanda quelle espèce d'homme il était. «Je suis, répondit l'autre, pélerin et prêtre.» À quoi le bourreau: «Montre-moi, lui dit-il, que tu es prêtre;» et lors celui-ci, baissant son capuchon, car il était vêtu d'une chappe, lui fit voir le signe clérical. Mais le cruel, ne déférant en rien ni au lieu saint ni à la personne, leva soudain une hache très-aiguisée qu'il tenait à la main, et, frappant à toute force le prêtre au beau milieu de sa tonsure, il tua dans l'église ce ministre de l'autel. Revenons à notre propos.
Nous ne croyons devoir omettre que le comte de Toulouse, monstrueux ennemi du Christ et féroce persécuteur, envoya secrètement au château de Lavaur, où était la source et l'origine de toute hérésie, un sien sénéchal avec plusieurs chevaliers pour le défendre contre nous, et ce par pure haine pour la religion chrétienne, puisque n'était ce château à lui comte de Toulouse; ains même il avait depuis nombre d'années fait la guerre aux Toulousains; lesdits chevaliers furent trouvés par notre comte après la prise de la place, et long-temps tenus aux fers. Ô nouveau genre de trahison! Au dedans il jetait ses soldats pour la défense du château, et au dehors, faisant comme s'il nous prêtait secours, il permettait que de Toulouse on approvisionnât le camp. En effet, ainsi que nous l'avons dit plus haut, des vivres, bien qu'en menue quantité, arrivaient de Toulouse au camp lors des premiers temps du siége; mais, tout en les laissant venir, Raimond avait défendu strictement qu'on y portât des machines. Au demeurant, cinq mille Toulousains environ s'étaient rendus audit siége pour aider les nôtres, à l'instigation de leur vénérable pasteur Foulques, et lui-même y arriva, banni pour la foi catholique. Nous n'avons pas cru superflu de rapporter ici de quelle manière il sortit de Toulouse.
CHAPITRE LI.
Foulques, évêque de Toulouse, chassé de son épiscopat, s'exile avec une grande constance d'esprit, prêt même à tendre son col au glaive pour le nom du Christ.
Ledit évêque était un jour à Toulouse, savoir le samedi après la mi-carême, et voulait, comme il est d'usage dans les églises épiscopales, administrer en cette journée la sainte ordination. Mais alors était aussi dans la ville le comte Raimond qui, pour excès nombreux, avait été excommunié nominativement par les légats du siége apostolique: par ainsi, nul ne pouvait célébrer les divins mystères en tous lieux où il se trouvait. Adonc l'évêque députa vers ce comte, le priant humblement et lui conseillant que, sortant de la ville pour s'ébattre à quelque jeu, il allât se promener jusqu'à ce qu'il eût seulement conféré l'ordination. Grande fut la rage du tyran, et, envoyant à l'évêque un chevalier, il lui fit exprès commandement, et sous peine de la vie, de vider au plus vite Toulouse et tout le territoire en sa domination. Ce qu'entendant cet homme vénérable, il fit, dit-on, audit chevalier la réponse suivante avec ferveur d'âme, intrépidité de cœur, le visage gaillard et serein: «Ce n'est, dit-il, le comte de Toulouse qui m'a fait évêque, ni est-ce par lui que j'ai été colloqué en cette ville ni pour lui; l'humilité ecclésiastique m'a élu, et je n'y suis venu comme un intrus par la violence d'un prince; je n'en sortirai donc à cause de lui. Qu'il vienne, s'il ose; je suis prêt à recevoir le couteau pour gagner la majesté bienheureuse par le calice de la passion. Oui, vienne le tyran avec ses soldats et ses armes, il me trouvera seul et désarmé: j'attends le prix[103] et ne crains point ce que l'homme me peut faire.» Ô grande constance d'esprit! ô merveilleuse vigueur de l'âme! Ne bougeant donc, cet intrépide serviteur de Dieu attendait de jour en jour les coups du bourreau; mais celui-ci n'osant le tuer, pour autant qu'ayant depuis longues années porté tant et de tels maux à l'Église, il craignait, comme il se dit vulgairement, pour sa peau, l'évêque, après avoir passé quarante jours dans cette attente de la mort, se proposa de quitter Toulouse. Un jour donc des octaves de la Résurrection du Seigneur, il en sortit, et vint trouver notre comte, lequel était occupé au siége de Lavaur que les nôtres travaillaient continuellement à forcer, tandis que les ennemis, arrogans et superbes, se défendaient avec grande obstination. Ni est-il à taire que, montés sur leurs chevaux bardés de fer, ils galopaient sur les murs pour narguer les nôtres, et leur montrer en cette sorte combien étaient larges et forts leurs remparts.
CHAPITRE LII.
Comment Lavaur fut emporté par les catholiques, et comment beaucoup de nobles hommes y furent tués par pendaison et d'autres livrés aux flammes.
Certain jour cependant les nôtres élevèrent près les murailles du château des castels en bois, au sommet desquels les soldats du Christ fichèrent le signe de la croix. À cette vue, les ennemis faisant jouer incessamment leurs machines contre le saint étendard, rompirent un bras du crucifix, et soudain ces très-impudens chiens éclatèrent en rires et en hurlemens, comme s'ils avaient par ce bris remporté une grande victoire. Mais celui auquel est consacré la croix revancha miraculeusement tel outrage et très-manifestement; car, peu après, il arriva, chose admirable et merveilleusement louable, que ces ennemis de la croix, qui s'étaient si fort ébaudis de son échec, furent pris, comme nous le dirons plus bas, au jour de la fête de la croix, celle-ci vengeant ainsi ses injures.
Tandis que ces choses se passaient, nos gens firent établir une machine, de celles qu'on nomme chats, et lorsqu'elle fut prête, ils la traînèrent jusqu'au fossé du château; puis, à force de bras, ils apportèrent bois et ramées, et en faisant des fascines, ils les jetaient dans ce fossé pour le remplir. Mais les ennemis, bien madrés qu'ils étaient, ouvrirent un chemin sous terre, lequel gagnait jusqu'aux approches de notre machine, et sortant constamment par cette tranchée, ils tiraient hors du fossé les fagots que les nôtres y avaient poussés, et les portaient dans la place: davantage, quelques-uns d'entre eux venant près du chat s'efforçaient, à la dérobée et par fraude, d'entraîner avec des crocs de fer ceux qui ne cessaient, sous la protection de la machine, de travailler à combler le fossé. Une nuit même, sortant du château par leur route souterraine, ils y pénétrèrent, et lançant sans discontinuer des brandons enflammés, du feu, des étoupes, de la graisse, et autres appareils de combustion, ils voulurent incendier ladite machine. Or, en cette nuit, deux comtes allemands montaient la garde auprès d'elle; et soudain un grand cri d'alarme s'élevant dans l'armée, on courut aux armes et au secours de notre engin. De plus, voyant lesdits comtes allemands, et les Teutons qui étaient avec eux, qu'ils ne pouvaient atteindre les ennemis postés dans le fossé, par merveilleuse prouesse et à leur grand péril, ils s'y jetèrent, et les abordant vaillamment, ils les ramenèrent battans dans le château, après en avoir tué quelques-uns et blessé plusieurs.
Néanmoins, les nôtres en ce temps commencèrent à se troubler fort et à désespérer en quelque sorte du succès, pour autant que, quelque chose qu'ils jetassent dans le fossé pendant le jour, c'était la nuit enlevé par les ennemis et porté dans le château. Mais tandis qu'ils étaient en tel souci, certains d'entre eux, d'imagination plus ardente, trouvèrent un utile remède aux ruses des assiégés. Adonc, ils firent jeter devant l'issue du chemin souterrain par où ceux-ci avaient coutume de sortir, du bois vert et des branches, placèrent ensuite du menu bois sec, du feu, de la graisse, des étoupes, et autres pièces d'incendie, sur l'abord même de ce chemin, et mirent encore par dessus du bois vert, de la paille fraîche et une grande quantité de gazon; d'où soudain partit une telle fumée que les ennemis ne purent plus sortir par cette voie, toute remplie qu'elle fut par la fumée qui ne pouvant s'échapper par en haut à cause du bois vert et de la paille entassés au dessus, s'y portait, comme nous l'avons dit, toute entière. Pour lors, les nôtres comblèrent le fossé plus librement que par le passé, et l'ayant rempli tout-à-fait, nos chevaliers et servans armés traînèrent la susdite machine jusqu'au mur à grand'peine, et y conduisirent les mineurs. Bref, bien que ceux du château ne cessassent de lancer du bois, du feu, de la graisse, voire même de très-gros pieux et très-affilés sur notre engin, nos gens le défendirent si bravement et de si merveilleuse adresse, qu'ils ne purent l'incendier, ni éloigner les pionniers de la muraille.
Cependant les évêques présens au siége, et un certain vénérable abbé de Case-Dieu[104], de l'ordre de Cîteaux, lequel du mandat des légats les suppléait alors à l'armée, ensemble tout le clergé réuni, chantaient en dévotion bien grande Veni Creator spiritus, durant que les nôtres attaquaient si vigoureusement Lavaur. Ce que voyant et entendant les ennemis, ils furent par la disposition de Dieu tant et tant stupéfaits que les forces leur manquèrent quasi à plein pour se défendre; car, ainsi qu'ils l'ont avoué depuis, ils craignaient plus les chants des prêtres que les attaques des soldats, les psalmodies que les assauts, les prières que les coups. La brèche donc étant faite, nos gens entrant déjà dans la place, et les assiégés se rendant pour ne pouvoir plus résister, le château de Lavaur fut pris, Dieu le voulant et visitant miséricordieusement les siens, le jour de l'invention de la sainte Croix. Sur l'heure en furent tirés Amaury, dont nous avons parlé ci-dessus, lequel avait été seigneur de Mont-Réal, et autres chevaliers au nombre de quatre-vingts, que le noble comte arrêta de pendre tous à un gibet; mais quand Amaury, le plus considérable d'entre eux, fut pendu, les fourches patibulaires, qui par la trop grande hâte n'avaient pas été bien plantées en terre, étant venues à tomber, le comte, voyant le grand délai qui s'en suivait, ordonna qu'on tuât les autres. Les pélerins s'en saisirent donc très-avidement, et les occirent bien vite sur la place. De plus, il fit accabler de pierres la dame du château, sœur d'Amaury, et très-méchante hérétique, laquelle avait été jetée dans un puits. Finalement, nos Croisés avec une allégresse extrême brûlèrent hérétiques sans nombre.
CHAPITRE LIII.
Comment Roger de Comminges[105] se joignit au comte de Montfort, puis faillit à la foi qu'il avait donnée.
Il faut savoir que, durant que notre comte était au siége de Lavaur, un certain noble de Gascogne, ayant nom Roger de Comminges, parent du comte de Foix, vint à lui pour se rendre. Or, tandis qu'il était devant le comte, le jour du grand vendredi[106], pour lui faire hommage, Montfort en ce moment vint d'aventure à éternuer. Pour lors ledit Roger, entendant qu'il n'avait éternué qu'une fois, prit à part ceux qui étaient avec lui pour les consulter, et ne voulait accomplir sur l'heure ce qu'il avait offert au comte; car, en ce pays, ces bien sottes gens croient aux augures, et tiennent pour très-résolu que, s'ils n'éternuent qu'une seule fois, rien de bon ne peut de tout le jour arriver à celui qui l'a fait, non plus qu'à ceux[107] qui ont affaire à lui. Toutefois, remarquant qu'à ce propos les nôtres se gaussaient de lui, et craignant que le comte ne le notât pour mauvaise superstition, cedit Roger lui fit hommage, bien que malgré lui, en reçut son fief, et demeura nombre de jours à son service; mais ensuite il s'écarta, malheureux et misérable, de la fidélité qu'il lui avait jurée.
Nous ne croyons pas devoir passer sous silence un certain miracle qui advint au siége de Lavaur, ainsi que nous le tenons d'un récit véridique. La cape d'un chevalier des Croisés ayant pris feu, par je ne sais quel accident, il arriva, par un miraculeux jugement de Dieu, que, brûlant toute entière, elle resta intacte et nullement entamée dans la seule petite partie où était cousue la croix. Revenons à notre sujet.
Sicard, seigneur de Puy-Laurens[108], lequel avait été autrefois du bord de notre comte, mais puis l'avait quitté, apprenant la prise de Lavaur, eut peur, et, abandonnant son château, se réfugia en hâte à Toulouse avec ses chevaliers. Or était Puy-Laurens un noble castel, à trois lieues de Lavaur, dans le diocèse de Toulouse, que notre comte, après qu'il l'eut recouvré, donna à Gui de Lucé[109], homme de bon lignage et fidèle, lequel y entra aussitôt et le munit. Cependant, Lavaur étant tombé en notre pouvoir, l'évêque de Paris, Enguerrand de Coucy, Robert de Courtenai, et Juël de Mayenne, se retirèrent et retournèrent en leurs quartiers.
Quand les nôtres eurent pris possession de cette place, qu'ils y eurent trouvé les gens du comte de Toulouse[110], et de plus, considérant qu'il s'était départi avec rancune d'auprès notre comte, qu'il avait en outre défendu de porter de Toulouse vivres et machines au camp, et surtout qu'il avait été excommunié par les légats du seigneur pape, et signalé pour beaucoup d'excès; toutes ces choses, dis-je, diligemment examinées, ils proposèrent d'attaquer plus à découvert ce comte, déjà presque apertement damné; par ainsi, Montfort levant son camp marcha sur un château de Mont-Joyre, là où les pélerins avaient été égorgés par le comte de Foix. Or, il advint, tandis que l'armée s'y acheminait et en était encore éloignée quelque peu, qu'en la place où ces pauvres gens avaient été tués par le traître, une colonne de feu apparut aux yeux des nôtres, brillant et descendant sur les cadavres des occis; et, lorsqu'ils furent arrivés à ce lieu, ils virent tous ces corps gisans sur le dos, les bras étendus en forme de croix. Ô chose merveilleuse! et j'ai ouï ce miracle de la bouche du vénérable évêque de Toulouse, Foulques, lequel était présent.
À son arrivée à Mont-Joyre, le comte le renversa de fond en comble, car les gens du château avaient déguerpi par peur, et passa de là vers un autre castel, qu'on nomme Casser, et qui appartenait en propre au comte de Toulouse, lequel alors vint à Castelnaudary[111], château noble où il mit le feu, de crainte qu'il ne fût pris par les nôtres, et qu'il laissa désert. Pour ce qui est de Montfort, poussant sur Casser, il en fit le siége; sur quoi les hommes de Raimond qui s'y trouvaient, voyant qu'ils ne pourraient tenir long-temps dans cette place, bien que très-forte, se rendirent au comte à condition que, nous livrant tous les hérétiques qu'elle contenait, eux seraient sauvés; et il fut fait ainsi. En effet, il y avait dans Casser beaucoup d'hérétiques parfaits, que les évêques présens à l'armée, à leur entrée dans le château, se prirent à prêcher et voulurent ramener de leurs erreurs. Mais, n'ayant pu même en convertir un seul, ils sortirent dudit lieu, et les pélerins, empoignant les infidèles au nombre d'environ soixante, les brûlèrent avec une bien grande joie. Au demeurant, il parut à cette occasion, et très-clairement, combien le comte de Toulouse chérissait les hérétiques, puisque en un sien château fort petit on trouva plus de cinquante de leurs parfaits.
CHAPITRE LIV.
Le clergé de Toulouse, emportant religieusement le corps du Christ, sort de cette ville nourricière des hérétiques et frappée d'interdiction.
Cela fait, l'évêque de Toulouse qui était à l'armée manda au prévôt de son église, ensemble à quelques clercs, qu'ils partissent de ladite ville; ce qu'ils firent aussitôt, selon l'ordre du prélat, et en sortirent les pieds nus, emportant le corps du Christ.
Après la prise de Casser, notre comte, avançant toujours, vint à un autre château de Raimond, appelé Montferrand[112], où se trouvait le frère du Toulousain, ayant nom Baudouin, et envoyé par lui pour défendre cette place. Arrivé sous ses murs, Montfort en forma le siége; et voilà que peu de jours après, au moment où les nôtres donnaient l'assaut, le comte Baudouin, car on le nommait ainsi[113], voyant qu'il ne pourrait faire longue résistance, rendit le château, moyennant que lui et les siens en sortiraient libres. Même, une fois délivré, il fit serment que d'ores en avant il ne combattrait en aucune sorte l'Église ni le comte; bien plus, que, si celui-ci le voulait, il l'aiderait envers tous et pour tout. Puis il s'en alla chez son frère, savoir le comte de Toulouse; mais presque aussitôt il revint vers Montfort, et, l'abordant, lui fit prière qu'il daignât le recevoir pour son homme, offrant de le servir fidèlement en tout et contre tous. Quoi plus? Le comte y consentit: Baudouin fut réconcilié à l'Église, et, de ministre du diable, devint ministre du Christ. De fait, il garda sa foi, et, dès ce jour et par suite, il combattit de toute sa force les ennemis de la foi. Ô Providence! ô miséricorde du Rédempteur! Voici deux frères nés du même père, toutefois de bien loin dissemblables; et celui qui a dit par la bouche du prophète[114]: J'ai aimé Jacob, mais Ésaü me fut en haine, laissant l'un de ces deux plongé dans la boue de l'incrédulité, en arracha miraculeusement l'autre et bénévolement, par un secret dessein que lui-même a connu. Ni faut-il taire qu'au moment où le comte Baudouin sortait de Montferrand, et avant qu'il fût venu devers notre comte, certains routiers ayant détroussé, en haine des Croisés, des pélerins qui revenaient du pélerinage de Saint-Jacques, il s'enquêta soigneusement, dès qu'il l'eut appris, quels étaient ceux qui les avaient pillés, et fit rendre en entier tout ce qu'ils avaient volé: présage de sa future loyauté et de sa noble et fidèle conduite.
Montferrand étant pris et quelques autres places à l'entour, Castelnaudary même, où le Toulousain avait mis le feu, comme il est dit plus haut, ayant été fortifié par les nôtres, notre comte passa le Tarn, et marcha sur un certain château nommé Rabastens[115], au territoire albigeois, qui lui fut livré par les bourgeois. Après quoi, poussant devant lui, profitant et croissant toujours, il acquit de la même manière, sans coup férir et condition aucune, six autres nobles châteaux dont voici les noms, savoir: Montaigu[116], Gaillac[117], Cahusac[118], Saint-Marcel[119], la Guépie[120] et Saint-Antonin[121], lesquels, tous voisins l'un de l'autre, le comte de Toulouse avait ôtés au vicomte de Béziers.
CHAPITRE LV.
Du premier siége de Toulouse par les comtes de Montfort et de Bar.
Les choses en étaient à ce point lorsqu'on vint annoncer à notre comte que celui de Bar arrivait à marches forcées pour se joindre à l'armée du Christ, et qu'il s'approchait de Carcassonne. À cette nouvelle, le comte entra en joie bien vive pour les grandes choses qu'on disait de ce seigneur, et tous nos gens attendaient beaucoup de son arrivée; mais il en fut bien autrement que nous ne l'avions espéré, afin que Dieu, donnant gloire à son nom, montrât que c'est en lui, non dans l'homme, qu'il faut se fier.
Toutefois Montfort envoya au devant dudit comte des chevaliers pour le conduire vers Toulouse par une certaine rivière, où lui-même avec son armée devait venir à sa rencontre; et il fut fait de la sorte. Or, le comte de Toulouse et le comte de Foix, ensemble une multitude d'ennemis, apprenant que l'armée marchait sur Toulouse, vinrent à ladite rivière, laquelle n'était éloignée de cette ville que d'une demi-lieue[122]; et de cette façon les nôtres s'y rendirent d'un côté, et les ennemis de l'autre, outre qu'ils avaient fait ruiner le pont qui joignait les deux rives, pour que nos gens ne pussent passer sur leur bord. Davantage les Croisés, se boutant çà et là en recherche d'un gué, trouvèrent un autre pont que les autres s'occupaient sur l'heure même à détruire. Mais eux, par bien grande prouesse, qui sur le pont, qui à la nage, traversèrent la rivière, et poussèrent vaillamment les ennemis jusqu'aux portes mêmes de Toulouse, d'où, revenant sur leurs pas, ils passèrent la nuit sur la rive, et là délibérèrent d'assiéger Toulouse le lendemain. Les nôtres donc s'ébranlèrent, et vinrent asseoir leurs tentes aux portes de cette ville, ayant parmi eux le comte de Bar et plusieurs nobles hommes d'Allemagne. Au demeurant, le siége ne fut établi que d'un côté, vu que nous n'étions en assez grand nombre pour le former entièrement.
Étaient enfermés au dedans des murs le comte de Toulouse et son parent, le comte de Comminges, qui l'assistait de tout son pouvoir; plus, le comte de Foix et autres chevaliers à l'infini, enfin les citoyens de Toulouse dont le nombre ne se pouvait compter. Que dirai-je? En comparaison des assiégés, nous paraissions bien peu. D'ailleurs, comme il serait trop long de raconter tous les événemens de ce siége, nous dirons en peu de mots que toutes fois et quantes les ennemis faisaient sortie pour attaquer les nôtres, ils étaient ramenés en désordre, et forcés de rentrer dans leurs murailles, par la brave résistance de nos gens. Un jour même qu'ils les poussaient ainsi hardiment sur la ville, ils tuèrent dans l'assaut un cousin du comte de Comminges et ce Guillaume de Rochefort, frère de Bernard, évêque de Carcassonne, dont nous avons parlé plus haut. Une autre fois, les nôtres faisant, comme il est d'usage, la méridienne après leur repas, car on était en été, les ennemis sachant qu'ils reposaient, et sortant par un chemin caché, se ruèrent sur l'armée; mais les Croisés, se levant aussitôt, les reçurent vaillamment, et les forcèrent de rebrousser vers Toulouse. Finalement, tandis que cela se passait, Eustache......[123] et Simon, châtelain de Melfe, gentilshommes, lesquels étaient sortis du camp pour escorter nos vivandiers, venant à rejoindre l'armée avec des vivres, les ennemis leur coururent sus, et s'avisèrent de les vouloir prendre, d'où suivit qu'ayant fait vigoureuse résistance, Eustache reçut dans le flanc un couteau qui lui fut lancé par un d'entre eux, suivant qu'ils usent de faire. Pour ce qui est du châtelain, grâce à mille efforts et maints traits de courage, il échappa sain et sauf.
Cependant, faute de vivres, une grande cherté advint dans l'armée, en même temps que de mauvais bruits couraient sur le comte de Bar, et que tous ceux du camp en portaient une sinistre opinion. Ô juste jugement de Dieu! Hommes, ils avaient espéré que ce comte ferait merveilles, et d'un homme avaient présumé plus que de raison; mais Dieu, qui dit par la bouche du prophète[124]: Je ne donnerai ma gloire à un autre, sachant que, si les nôtres obtenaient bonne réussite en ce siége, on l'attribuerait à la créature, et non au Créateur, ne voulut permettre qu'il s'y fît rien de grand. Voyant donc notre comte que la chose ne profitait en rien, que fortes dépenses s'amassaient, et que l'avancement des affaires du Christ souffrait détriment notable, levant le siége devant Toulouse, il prit route sur un certain château vers le territoire du comte de Foix, qu'on nomme Hauterive[125], et, y ayant mis garnison de ses servans, il vint à Pamiers. Or, voilà que soudain accoururent routiers à Hauterive, et aussitôt les gens du château voulurent prendre les servans que le comte y avait laissés, et les livrer aux routiers; mais eux, se retirant dans le fort, se mirent en devoir de résister, bien qu'il fût d'une médiocre défense. Ô furieuse trahison! ô crime horrible! Puis, voyant qu'ils ne pourraient s'y maintenir, ils dirent aux routiers qu'ils leur rendraient la place, pourvu qu'ils les laissassent sortir la vie sauve et sans dommage; ce qui fut fait. Ensuite de la chose, notre comte, bientôt après, passa par ledit château, et le réduisit en cendres tout entier. Bref, partant de Pamiers, il vint à un autre nommé Vareilles[126], près de Foix, lequel trouvant vide et incendié, il y posta de ses gens, pénétra dans le territoire du comte de Foix, saccagea plusieurs de ses castels, brûla même entièrement le bourg du même nom, et, après avoir passé huit jours dans les environs de Foix, détruit les arbres et déraciné les vignes, il retourna à Pamiers.
Or, était venu vers ce comte l'évêque de Cahors, député par la noblesse du pays de Quercy, laquelle le suppliait de s'y rendre, disant qu'elle l'établirait son seigneur, et tiendrait de lui ses terres, relevant jusqu'à ce jour du comte de Toulouse. Pour lors, il pria le comte de Bar et les nobles allemands de l'accompagner, ce que tous accordèrent et promirent de faire; mais comme ils étaient en route, et près de Castelnaudary, le comte, de peur, faillit à sa promesse, et nonchalant de son honneur et renom, il dit à Montfort qu'il n'irait du tout avec lui. Tous en restèrent ébahis, et se joignant à notre comte, lequel était bien violemment troublé, ils lui firent instantes prières, sans toutefois en rien obtenir. L'autre, sur l'heure, demanda à ceux d'Allemagne s'ils étaient toujours en dessein de le suivre; et, comme ils eurent assuré qu'ils chemineraient très-volontiers avec lui, il se remit en marche vers Cahors, tandis que le comte de Bar, prenant une autre route, tourna bride sur Carcassonne. Disons qu'à son départ il eut à endurer tel opprobre qu'il ne serait facile de l'exprimer, pour autant que ceux de notre armée le lardaient si publiquement d'injures, et à ce point que nous n'osons, par vergogne, dire et écrire ce qu'ils disaient. Et il advint ainsi, par le juste jugement de Dieu, que celui qui, en venant au pays albigeois, était dans les villes et châteaux craint et honoré de tous, fut à son retour honni de tous et avili à tous les yeux.
Quant à notre comte, dans sa marche vers Cahors, il passa par un certain château de Caylus[127], au territoire de cette ville, l'assaillit, et brûla tout le bourg extérieur; et, arrivant à Cahors, il y fut reçu honorablement; puis, y ayant passé quelques jours, il en sortit avec les Allemands dont il est parlé ci-dessus, les conduisant jusqu'au lieu dit Roquemadour[128], où ils se séparèrent, les uns pour retourner chez eux, le comte pour revenir à Cahors. Durant son séjour en cette ville, on lui annonça que deux de ses chevaliers, savoir, Lambert de Turey[129], et Gautier de Langton, frère de l'évêque de Cantorbéry, avaient été pris par ceux du comte de Foix. Rapportons en peu de mots quelque chose de la manière dont cela arriva, ainsi que nous l'avons appris de tous les deux.
Un jour qu'ils chevauchaient près des domaines du comte de Foix en compagnie de plusieurs gens du pays, celui-ci, le sachant, les poursuivit avec une grande troupe des siens. Or, les indigènes qui, selon ce qu'on dit, avaient brassé cette trahison, ayant fui soudain à la vue de cette multitude, les nôtres ne se trouvèrent plus que six; si bien qu'ils furent enveloppés par un bon nombre d'ennemis (le comte allant sur les talons des fuyards), lesquels tuèrent tous leurs chevaux. Bien que démontés cependant, et entourés par cette foule d'ennemis, nos gens se défendaient vaillamment, quand l'un des agresseurs, plus noble que les autres et parent du comte de Foix, dit à Lambert qu'il connaissait, qu'ils se rendissent à eux. À quoi ce preux garçon: «l'heure, répondit-il, n'en est encore venue.» Mais quand il vit qu'il n'y avait moyen d'échapper: «Nous nous rendrons, dit-il, à condition que tu nous promettras cinq choses; savoir, que tu ne nous tueras ni mutileras, que nous tiendras en honnête garde, que tu ne nous sépareras point, que tu nous admettras à rançon convenable, et enfin que tu ne nous bailleras en pouvoir d'autrui. Si tu nous promets fermement toutes ces choses, nous nous rendrons; sinon, non. Nous sommes prêts à mourir, mais aussi nous nous confions dans le Seigneur, espérant que nous ne mourrons seuls, et que vendant chèrement notre vie, par l'aide du Christ, nous tuerons d'abord bon nombre d'entre vous. Nous n'avons encore les mains liées, et sûr ne nous prendrez à votre aise ni à bon marché.» À ces paroles de Lambert, ledit chevalier répondit, en promettant qu'il ferait volontiers tout ce qu'il demandait. «Viens donc, reprit Lambert, et me donne en la main ta foi sur telles conditions.» Ce qu'il n'osa faire, ni ne voulut approcher qu'au préalable les nôtres ne l'eussent garanti contre toute surprise; puis, Lambert et les cinq autres l'ayant fait, il vint à eux, et les emmena prisonniers sous les susdites restrictions. Mais bientôt, gardant mal sa promesse, il les livra au comte de Foix, qui les fit charger de grosses chaînes, et jeter dans un cachot si étroit et si bas qu'ils ne pouvaient se tenir debout ni s'étendre de leur long par terre. Même, ils n'avaient point de jour non plus que de chandelle, et seulement quand ils mangeaient, il y avait dans leur geôle un pertuis très-petit par où on leur tendait leur nourriture. Là pourtant les retint le comte de Foix très-long-temps, et jusqu'à ce qu'ils se fussent rachetés à grand prix. Revenons maintenant à notre histoire.
Le noble comte ayant terminé à Cahors les affaires pour lesquelles il y était venu, il eut dessein d'aller au pays albigeois. Partant donc de Cahors, passant par ses castels et visitant ses marches, il retourna vers Pamiers, et arriva près d'un fort voisin de cette ville qu'il trouva disposé à se défendre, ayant dans ses murs six chevaliers et beaucoup d'autres. Le comte ne le put prendre le même jour; mais au lendemain de bon matin, ayant donné l'assaut, brûlé la porte et sapé le mur, il l'enleva de force, et le détruisit après avoir tué trois des six chevaliers et ceux qui s'y trouvaient, ne réservant selon l'avis des siens que les trois de reste, pour ce qu'ils avaient promis qu'ils feraient rendre Lambert de Turey, et l'anglais Gautier de Langton, que le comte de Foix retenait, ainsi que nous l'avons dit. De là, il gagna Pamiers, où l'on vint lui apprendre que les gens de Puy-Laurens avaient par trahison livré la ville à Sicard, anciennement seigneur du château, et que tant ledit Sicard avec ses chevaliers, que ces traîtres assiégeaient déjà les hommes de Gui de Lucé, qui gardaient le château et étaient retranchés dans le fort. À cette nouvelle le comte se troubla, et marcha en hâte au secours de cette place, qu'il avait donnée audit Gui de Lucé, comme nous l'avons expliqué plus haut; mais comme il arrivait à Castelnaudary, un exprès vint à lui, qui lui annonça que les gens de Gui avaient rendu aux ennemis la tour de Puy-Laurens, et toutes les fortifications du château. De fait, il en était ainsi, vu qu'un certain chevalier, auquel surtout la garde en avait été commise par le nouveau tenancier, avait livré cette tour aux ennemis à beaux deniers comptant, selon qu'il fut dit alors. Pour quoi, quelques jours après, fut-il accusé de trahison en la cour du comte, et n'ayant voulu se défendre par le moyen du combat singulier, Gui le fit attacher à une potence. Pour ce qui est de Montfort, laissant certains chevaliers à lui pour la garnison de Castelnaudary, il vint de sa personne à Carcassonne, après en avoir envoyé quelques autres avec des arbalétriers pour défendre Mont-Ferrand. Déjà, en effet, le comte de Toulouse et les autres ennemis de la foi avaient repris force et courage, voyant que notre comte était quasi tout seul, et battaient la campagne pour tâcher de recouvrer par trahison les châteaux qu'ils avaient perdus. Ce fut lorsqu'il était à Carcassonne qu'on lui apprit la marche d'une grande troupe d'ennemis contre Castelnaudary: cette nouvelle le mit en grand émoi, et soudain il envoya à ses chevaliers en ce château, leur mandant qu'ils n'eussent peur, parce que lui-même allait venir et les secourrait.
CHAPITRE LVI.
Le comte de Toulouse assiége Castelnaudary et le comte Simon qui le défendait.
Un certain jour de dimanche, durant que le comte était à Carcassonne, après qu'il eut entendu la messe et qu'il eut communié, étant sur le point de se rendre à Castelnaudary, un frère convers de l'ordre de Cîteaux, lequel était présent, se prit à le consoler et à l'encourager de son mieux. Sur quoi ce noble personnage présumant tout de Dieu: «Pensez-vous, dit-il, que j'aie peur? Il s'agit de l'affaire du Christ; L'Église entière prie pour moi; je sais que nous ne saurions être vaincus.» Il dit et partit en hâte pour Castelnaudary, s'assurant en route que quelques châteaux aux environs de cette ville s'étaient déjà soustraits à sa domination, et que plusieurs de ceux qu'il y avait mis pour les garder avaient été traîtreusement occis par les ennemis. Tandis donc qu'il était dans Castelnaudary, voilà que le Toulousain, le comte de Foix et Gaston de Béarn, ensemble certains nobles gascons sortis de Toulouse avec une multitude infinie de soldats, se pressaient d'arriver sur le susdit château pour en faire le siége. Voire même, venait avec eux ce très-méchant apostat, ce prévaricateur, fils du diable en iniquité, ministre de l'Antéchrist, savoir, Savary de Mauléon, surpassant tous autres hérétiques, pire que pas un infidèle, affronteur de l'Église, ennemi de Jésus-Christ. Ô homme, ou, pour mieux dire, poison détestable[130]! ce Savary, disais-je, qui, scélérat et tout perdu, prudent et imprudent, courant contre Dieu la tête haute, a bien osé s'en prendre même à sa sainte Église! Ô prince d'apostasie, artisan de cruauté, auteur de perversité! ô complice des méchans! ô consort des pervers! homme, opprobre des hommes, ignare en vertu, homme diabolique, bien plus, diable tout-à-fait! Quand apprirent les nôtres qu'ils arrivaient sur eux en si grand nombre, quelques-uns conseillèrent au comte que, laissant des siens à la défense du château, il se retirât à Fanjaux ou même à Carcassonne; mais pensant plus sainement, et Dieu pourvoyant mieux au bien de la cause, il voulut attendre dans Castelnaudary la venue des ennemis. Ni faut-il taire que, durant qu'il s'y trouvait et qu'il était presque en la main des ennemis, voici qu'envoyé par Dieu survint Gui de Lucé avec environ cinquante chevaliers, que le noble comte avait tous envoyés au roi d'Arragon contre le Turc, et dont l'arrivée le réjouit bien fort et réconforta tous ses esprits. Or ce roi, très-mauvais qu'il était et n'ayant jamais aimé le service de la foi non plus que notre comte, s'était montré grandement incivil envers ceux qu'il avait expédiés à son aide; voire même, ce très-perfide prince avait-il, comme on l'assura, tendu sur la route des embûches à nos chevaliers alors qu'ils retournaient près de notre comte, selon qu'il le leur avait mandé par écrit. Mais ils eurent vent de cette trahison, et s'écartèrent de la voie publique. Ô cruelle rétribution d'une œuvre pieuse! ô dur salaire d'un si grand service! Revenons à notre propos.
Adonc le comte s'étant renfermé dans Castelnaudary et y attendant de pied ferme la venue de ses ennemis, voilà qu'un jour ils se présentèrent soudain en troupes innombrables, et couvrant la terre comme nuées de sauterelles, et se mirent à courir d'un et d'autre côté, serrant de près la place. À leur approche, les gens du faubourg se précipitant aussitôt par dessus la muraille extérieure, passèrent à eux et leur abandonnèrent ce faubourg de prime abord, où sur l'heure ils entrèrent et se mirent à se répandre çà et là, tout joyeux et grandement aises. Or notre comte était pour lors à table; mais faisant prendre les armes aux siens après qu'ils se furent repus, ils sortirent du château; et chassant prestement devant eux tout ce qu'ils trouvèrent dans le faubourg, ils jetèrent bravement dehors les fuyards transis de peur. Après quoi le comte de Toulouse et ses compagnons posèrent leur camp sur une montagne vis-à-vis la place, l'entourant à tel point de fossés, de barrières en bois et de retranchemens, qu'ils semblaient plutôt assiégés qu'assiégeans, et leurs positions plus fortes et d'un accès plus difficile que le château même. Toutefois, vers le soir, les ennemis rentrèrent dans le faubourg pour autant qu'il était désert, les nôtres n'ayant pu le garnir vu leur petit nombre. En effet, ils ne comptaient pas plus de cinq cents hommes, tant chevaliers que servans, tandis qu'on estimait à cent mille l'armée des attaquans. Au demeurant, ceux des leurs qui étaient revenus dans ledit faubourg, craignant d'en être expulsés comme la première fois, le fortifièrent de notre côté au moyen de charpentes et de tout ce qu'ils purent imaginer, afin que nos gens ne pussent sortir sur eux, et percèrent en plusieurs endroits le mur extérieur entre le faubourg et leur armée pour pouvoir fuir plus librement s'il en était besoin; ce qui n'empêcha pas qu'au lendemain les assiégés faisant une nouvelle sortie, et ruinant tout ce que les ennemis avaient remparé, ne les en chassassent, ainsi qu'ils avaient déjà fait, et ne les poursuivissent fuyant à toutes jambes jusques à leur camp.
Il ne faut taire d'ailleurs en quelle situation critique se trouvait alors notre comte. La comtesse était dans Lavaur, son fils aîné, Amaury, malade à Fanjaux, la fille qui leur était née en ces quartiers en nourrice à Mont-Réal; et nul d'eux ne pouvait voir l'autre ni lui porter le moindre secours. N'omettons pas non plus de dire que, bien que les nôtres fussent très-peu nombreux, ils faisaient chaque jour des sorties, et attaquaient rudement et bien dru le camp du Toulousain; si bien que, comme nous l'avons déjà dit, ils avaient plutôt l'air d'assiégeans que d'assiégés. Mais ce camp était défendu par tant d'obstacles, ainsi que nous l'avons expliqué, qu'ils ne pouvaient y pénétrer malgré leurs efforts et l'ardent désir qui les poussait sus. Ajoutons encore que nos servans ne faisaient difficulté de mener abreuver, en vue des autres, les chevaux de nos gens aussi loin du château qu'une bonne demi-lieue, et même que nos fantassins vendangeaient chaque jour, car c'était le temps des vendanges, les vignes plantées près de l'armée ennemie, sous ses yeux et à son grand regret. Un jour cependant ce très-méchant traître comte de Foix, et son égal en malice, Roger Bernard, son fils, ensemble une grande partie de leurs troupes, s'avisèrent d'attaquer les nôtres postés en armes devant les portes du château. Ce que voyant nos gens, et se ruant sur eux à leur approche avec une extrême vigueur, ils jetèrent à bas de leurs chevaux le fils même dudit comte, ainsi que plusieurs autres, et les forcèrent de regagner en désordre leurs pavillons. Finalement, vu que nous ne pourrions rapporter en détail tous les engagemens et événemens de ce siége, bornons-nous à certifier en peu de mots que toutes fois et quantes les ennemis étaient si osés que d'aborder les nôtres pour les attaquer de quelque façon que ce fût, les assiégés restaient tout le jour devant les portes du château, appelant le combat, au lieu que les autres retournaient à leurs tentes avec grande honte et confusion.
Durant que ces choses se passaient, les châteaux environnans se séparèrent de notre comte, et se rendirent à celui de Toulouse. Ceux, entre autres, de Cabaret députèrent un jour vers Raimond, lui mandant de venir ou d'envoyer vers eux, et qu'aussitôt ils lui livreraient cette place, laquelle était à cinq lieues de Castelnaudary. Par une belle nuit donc, un bon nombre des siens se mirent en marche par son ordre, et partirent pour occuper Cabaret. Mais tandis qu'ils étaient en route, il arriva que, par une disposition de la divine clémence, ils perdirent le chemin qui y conduisait, et qu'après s'être long-temps égarés par voies non frayées, ils ne purent parvenir jusque-là; si bien qu'ils en furent pour une bonne course à droite et à gauche, et revinrent au camp d'où ils étaient sortis.
Sur ces entrefaites, le comte de Toulouse fit dresser une machine dite mangonneau, qui commença à battre la place, sans toutefois faire grand mal aux nôtres, ou même du tout. Pour quoi cedit comte fit, quelques jours après, préparer un autre engin de grandeur monstrueuse pour ruiner les murailles du château, lequel lançait des pierres énormes, et renversait tout ce qu'il atteignait. Or, quand nos ennemis l'eurent fait jouer pendant un bon bout de temps, un certain bouffon[131] au comte de Toulouse vint à lui: «Et pourquoi, lui dit-il, dépensez-vous tant pour cette machine? qu'avez-vous à faire de vous donner tant de mal pour renverser les murs de Castelnaudary? ne voyez-vous pas chaque jour que les ennemis arrivent jusqu'à nos tentes, et vous que vous n'osez en sortir? Certes vous devriez plutôt désirer que leurs murailles fussent de fer pour qu'ils ne pussent venir à nous.» En effet, il arrivait en ce siége chose contre l'habitude et fort surprenante, savoir que, tandis que d'ordinaire ce sont les assiégeans qui attaquent les assiégés, ici, du contraire, c'étaient les assiégés qui étaient sur l'offensive et incessamment agresseurs. Les nôtres même se gaussaient des ennemis en semblables propos, leur disant: «Pourquoi faites-vous tant de frais pour votre machine? Pourquoi prendre tant de peine à détruire nos remparts? croyez-nous sur parole, nous vous épargnerons tous ces coûts, nous vous soulagerons de si grand travail. Donnez-nous seulement vingt marques[132], et nous abattrons jusqu'au pied cent coudées du mur en longueur, nous le mettrons au ras de terre, afin que, si le cœur vous en dit, vous puissiez passer à nous tout à votre aise et sans obstacle.» Ô vertu d'esprit! ô bien grande force d'âme! Un jour notre comte sortant du château s'avançait pour avarier la susdite machine; et comme les ennemis l'avaient entourée de fossés et de barrières, tellement que nos gens ne pouvaient y arriver, ce preux guerrier, si veux-je dire le comte de Montfort, voulait, tout à cheval, franchir un très-large fossé et très-profond afin d'aborder hardiment cette canaille. Mais voyant quelques-uns des nôtres le péril inévitable où il allait se jeter s'il faisait ainsi, ils saisirent son cheval à la bride et le retinrent pour l'empêcher de s'exposer à une mort imminente; puis tous s'en revinrent au château après avoir tué plusieurs des ennemis et sans avoir perdu un seul homme.
Les choses en étaient là quand le comte envoya son maréchal Gui de Lévis, homme féal et fort en armes, pour qu'il fît avoir des vivres au comte de Fanjaux et de Carcassonne, et ordonnât à ceux de cette ville et de Béziers qu'ils se dépêchassent de lui porter secours; lequel Gui de Lévis n'ayant pu rien faire de bon, pour ce que tout le pays s'était gâté et allait à la male route, revint vers le comte de Montfort. Celui-ci, pour lors, le renvoya de nouveau, et avec lui le noble homme Matthieu de Marly, frère de Bouchard, qui tous deux arrivant aux gens des terres du comte, les prièrent à maintes fois de se rendre près de lui, ajoutant menaces à prières. Bref, comme ces vassaux pervers et branlant déjà dans le manche ne voulurent les écouter, ils se rendirent vers Amaury, seigneur de Narbonne, et les citoyens de cette cité, les priant et les avisant de donner aide à Montfort; ceux-ci répondirent bien que, si leur seigneur Amaury voulait aller avec eux, ils le suivraient; mais celui-ci, pour cauteleux sans mesure et très-matois qu'il était, ne put être induit à ce faire. Sortant donc de Narbonne, lesdits chevaliers, sans avoir tiré d'une ville aussi populeuse plus de trois cents hommes, vinrent à Carcassonne, et de tout le pays n'en purent avoir plus haut que cinq cents; voire quand ils les voulurent mener au comte, ceux-ci refusèrent absolument, et soudain s'enfuirent et s'enfouirent tous chez eux.
Cependant le très-perfide comte de Foix s'était saisi d'un certain château appartenant à Bouchard de Marly, près Castelnaudary, à l'orient et vers Carcassonne, qu'on nomme Saint-Martin, ainsi que de quelques autres forteresses aux environs, et les avaient munies contre les nôtres. Pour ce qui est du comte, il avait mandé audit Bouchard et à Martin d'Algues, qui était à Lavaur avec la comtesse, de venir à Castelnaudary. Or ce Martin était un chevalier espagnol, d'abord des nôtres, mais qui se conduisit bien mal ensuite, comme on verra ci-après.
CHAPITRE LVII.
Comment les Croisés mirent en déroute le comte de Foix dans un combat très-opiniâtre près la citadelle de Saint-Martin, et de leur éclatante victoire.
Il y avait avec notre comte un certain chevalier Carcassonnais, natif de Mont-Réal, Guillaume, dit le Chat[133], auquel le seigneur comte avait donné des terres, qu'il avait fait chevalier, et gardait en telle familiarité que ce Guillaume avait tenu sa fille sur les fonts baptismaux. Montfort, la comtesse et tous les nôtres se reposaient sur lui du soin de maintenir le pays, et s'y fiaient au point que le seigneur Simon lui avait quelque temps baillé en garde son propre fils aîné; même il l'avait envoyé de Castelnaudary à Fanjaux pour conduire à son secours les hommes des châteaux voisins. Mais lui, pire que tout autre de nos ennemis, le plus méchant des traîtres, ingrat malgré tant de bienfaits, oubliant tant de marques d'affection, s'associa à aucuns des gens de ces quartiers, de même humeur et malice que lui, et ils s'accordèrent si bien en méchanceté que de vouloir prendre le susdit maréchal et ses compagnons à leur retour de Carcassonne pour les livrer au comte de Foix. Ô façon inique de félonie! ô peste infâme! ô artifice de cruauté! ô invention diabolique! Mais le maréchal le sut, et, se dévoyant du chemin, évita le piége qu'on lui tendait. Ni faut-il passer sous silence que plusieurs hommes du pays, voire quelques abbés, qui avaient bon nombre de châteaux, rompirent alors avec notre comte, et jurèrent fidélité au Toulousain. Ô serment exécrable! ô déloyale fidélité!
Cependant Bouchard de Marly et Martin d'Algues, ensemble quelques autres chevaliers de notre comte, venant de Lavaur, et faisant hâte pour aller à son aide, arrivèrent à Saissac, château dudit Bouchard, n'osant se rendre à Castelnaudary par le droit chemin. Or, le jour d'avant leur entrée dans Castelnaudary le comte de Foix, qui savait d'avance leur arrivée, était sorti et venu au fort de Saint-Martin, par où devaient passer les nôtres, afin de les attaquer: ce qu'apprenant notre noble comte, il envoya au secours des siens Gui de Lucé, le châtelain de Melfe, le vicomte d'Onges, et autres chevaliers, jusqu'au nombre de quarante, et leur manda qu'au lendemain sans faute ils auraient bataille contre le susdit comte de Foix; pour lui, il ne s'en réserva pas plus de soixante, y compris les écuyers à cheval. Le comte de Foix, instruit du renfort que le nôtre avait envoyé à ses gens, quitta Saint-Martin, et retourna à l'armée pour y prendre des soldats, et revenir sur le maréchal et ceux qui l'accompagnaient. Dans l'intervalle, Montfort parla en ces termes à Guillaume le Chat et aux chevaliers du pays qui étaient avec lui dans Castelnaudary: «Voici, dit-il, très-chers frères, que les comtes de Toulouse et de Foix, gens très-puissans, et suivis d'une grande multitude, sont en quête de ma vie, tandis que je suis quasi seul au milieu de mes ennemis. Je vous prie de par Dieu que si, poussés par crainte ou par amour, vous voulez passer à eux et me laisser là, vous ne me le cachiez; de mon côté je vous ferai conduire jusqu'à leur armée sains et saufs.» Ô noblesse d'un grand homme! ô excellence bien digne d'un prince! À quoi répondit cet autre Judas, savoir Guillaume: «N'advienne, mon seigneur, n'advienne que nous vous quittions; oui, quand même tous vous abandonneraient, je resterai avec vous jusqu'à la mort.» Tous dirent la même chose. Peu de temps après pourtant, ledit traître s'éloigna du comte avec certains autres de ses camarades, et, de l'un de ses plus familiers, devint son plus cruel persécuteur. Les choses en étaient là quand le maréchal Bouchard de Marly, et ceux qui le suivaient, ayant de bon matin entendu la messe, après confession faite et le corps du Seigneur dévotement reçu, montèrent à cheval, et reprirent leur route pour aller rejoindre le comte, tandis que, de son côté, le comte de Foix, sachant qu'ils avançaient, et prenant avec lui une grande troupe de cavaliers, l'élite de toute l'armée, et plusieurs milliers de piétons pareillement bien choisis, se porta rapidement au devant des nôtres pour les attaquer, après avoir divisé les siens en trois corps. Cependant le comte Simon, qui, ce jour-là, s'était posté devant les portes de Castelnaudary, et attendait avec grande inquiétude l'arrivée de ses chevaliers, lorsqu'il vit l'autre partir en hâte pour tomber sur eux, consulta ceux qui étaient avec lui sur ce qu'il fallait faire alors; et, comme plusieurs étaient de divers sentimens, les uns disant qu'il devait rester pour la garde du château, les autres soutenant, au contraire, qu'il fallait courir au secours de nos gens, cet homme d'un courage indomptable, cet homme d'invincible vaillance s'exprima en ces termes, suivant ce qu'on rapporte: «Nous ne sommes restés ici qu'en bien petit nombre, et la cause du Christ dépend toute entière de cette rencontre. À Dieu ne plaise que nos chevaliers meurent en glorieux combat, et que moi j'échappe en vie, mais couvert de honte! Je veux vaincre avec les miens, ou mourir avec eux. Allons donc nous aussi, et, s'il le faut, périssons avec eux.» Quel homme aurait pu, durant cette scène, ne pas verser des larmes! Il parle de cette sorte tout en pleurant, et aussitôt il vole au secours des siens. Pour ce qui est du comte de Foix, au moment où il s'approcha des nôtres, il réunit en un seul les trois corps qu'il avait formés à son départ. Ajoutons avant tout que l'évêque de Cahors et quelques moines de Cîteaux qui, du commandement de leur abbé, géraient les affaires de Jésus-Christ, venaient en compagnie du maréchal, lesquels, voyant les ennemis s'avancer, et la bataille être désormais imminente, commencèrent d'exhorter nos gens à se conduire en hommes de cœur, leur promettant très-fermement que, s'ils succombaient en ce glorieux combat pour la foi chrétienne, ils obtiendraient la rémission de leurs péchés, et que, gagnant sur l'heure la couronne d'honneur et de béatitude, ils recevraient la récompense de leurs efforts et de leurs travaux. Adonc nos Croisés, certains par avance du prix de leur courage, et conservant en même temps l'espoir de gagner la victoire, marchaient gaillards et intrépides à la rencontre des ennemis qui venaient sur eux, ramassés en une seule troupe, et qui pour lors rangèrent aussi leur armée, plaçant au milieu ceux qui montaient les chevaux bardés, à une des ailes le reste de leurs cavaliers, et à l'autre leurs fantassins parfaitement armés. Durant que les nôtres délibéraient entre eux d'attaquer d'abord au centre, ils virent de loin le comte sortant de Castelnaudary, et accourant à leur aide; pourquoi, doublant soudain d'audace, et s'animant d'une nouvelle ardeur, ils se lancèrent au milieu des ennemis après avoir invoqué le Christ, et les enfoncèrent plus vite même qu'on ne pourrait le dire. Ceux-ci, vaincus en un moment et mis en désordre, cherchèrent leur salut dans la fuite; et nos gens, tournant tout à coup sur les piétons qui étaient de l'autre côté, en tuèrent un grand nombre. Ni faut-il taire, selon ce que le maréchal a certifié dans une véridique relation, que les ennemis étaient plus de trente contre un. Qu'on reconnaisse donc qu'en cette occasion Dieu lui-même fit son œuvre. Toutefois notre comte ne put prendre part au combat, bien qu'il accourût en toute hâte, vu que le Christ victorieux avait déjà donné la victoire à ses soldats. Les nôtres poursuivirent les fuyards, et, tuant tous ceux qui restaient en arrière, ils en firent un grand carnage, tandis que nous ne perdîmes pas plus de trente hommes. N'oublions de dire que Martin d'Algues, dont nous avons parlé plus haut, ayant pris la fuite dès la première charge, le vénérable évêque de Cahors qui était près de là, le voyant se sauver, et lui ayant demandé ce qui le pressait: «Nous sommes tous morts,» répondit-il. Ce que cet homme catholique ne voulant croire, et lui faisant de durs reproches, il le força de retourner au combat. N'omettons pas non plus de rapporter que les fuyards, pour échapper à la mort, criaient de toutes leurs forces «Montfort! Montfort!» afin que par là on les crût des nôtres, et que cette supercherie retînt le bras de ceux qui les poursuivaient. Mais nos gens déjouaient leur ruse par une autre: et, quand l'un d'eux entendait quelqu'un des ennemis crier Montfort par peur, il lui disait: «Si tu es avec nous, tue celui-là;» et il lui indiquait un des fugitifs. Puis, quand, pressé par la crainte, il avait occis son camarade, il était tué à son tour, recevant de la main des nôtres la récompense de sa fraude et de son crime. Ô chose merveilleuse et du tout inouïe! ceux qui étaient venus au combat pour nous exterminer se tuaient entre eux, et, par un juste jugement de Dieu, nous servaient, quoi qu'ils en eussent. Après que nous fûmes long-temps restés à la poursuite des ennemis, et que nous en eûmes jeté bas un nombre infini, le comte s'arrêta en plein champ pour rallier les siens dispersés de toutes parts sur leurs traces, et pour les rassembler. Pendant ce temps, ce premier entre tous les apostats, savoir, Savary de Mauléon, et une grande multitude de gens armés étaient sortis du camp des assiégeans, s'étaient approchés des portes de Castelnaudary, et, s'y tenant tout bouffis d'orgueil, leurs bannières hautes, ils attendaient l'issue de la bataille; plusieurs même d'entre eux, pénétrant dans le bourg inférieur, commencèrent à harceler vivement ceux qui étaient restés dans le château, c'est-à-dire, cinq chevaliers seulement et les servans en petit nombre. Malgré ce néanmoins ceux-ci repoussèrent du bourg cette foule d'ennemis bien munis d'armes et d'arbalètes, et se défendirent avec le plus grand courage: pourquoi ledit traître, je veux dire Savary de Mauléon, voyant que les nôtres étaient vainqueurs en rase campagne, et que, dans le château, ils repoussaient sa troupe, la rappela, et retourna dans son camp bien honteux et confus. Quant à notre comte et ceux qui l'accompagnaient à leur retour du combat d'où ils étaient sortis victorieux, ils voulurent attaquer les ennemis jusque dans leurs tentes. Ô soldats invincibles! ô miliciens du Christ! Or, comme nous l'avons déjà dit, ceux-ci s'étaient retranchés derrière tant de fossés et de barrières que les nôtres ne pouvaient les aborder sans descendre de cheval; mais, comme le comte s'empressait de le faire, quelques-uns lui conseillèrent de différer jusqu'au lendemain, pour autant, disaient-ils que les ennemis étaient tout frais, et les nôtres fatigués du combat: à quoi le comte consentit; car il agissait en tout avec conseil, et s'était fait une loi d'y obtempérer en telles circonstances. Retournant donc au château, et sachant bien que toute vaillance vient de Dieu, que toute victoire vient du ciel, il sauta à bas de sa monture à l'entrée même de Castelnaudary, marcha nu-pieds vers l'église pour y rendre grâce au Tout-Puissant de ses bienfaits immenses; et là, les nôtres chantèrent avec grande dévotion et enthousiasme: Te Deum laudamus, bénissant dans leurs hymnes le Seigneur miséricordieux, et rendant pieux témoignage à celui qui fit de grandes choses pour son peuple, et lui donna le triomphe sur ses ennemis.
Nous ne croyons devoir taire un certain miracle qui advint en ce temps dans une abbaye de l'ordre de Cîteaux, au territoire de Toulouse, ayant nom Grand-Selve. Les moines de cette maison étaient dans une affliction bien vive, vu que, si le noble comte venait à être pris dans Castelnaudary, ou à succomber dans la guerre, ils étaient grandement menacés de périr par le glaive. En effet, le Toulousain et ses complices haïssaient plus que tous les autres les religieux de l'ordre de Cîteaux, et principalement cette abbaye, pour autant que l'abbé Arnauld, légat du siége apostolique, auquel ils imputaient plus qu'à pas un la perte de leurs domaines, était, comme on sait, du même ordre, et avait été abbé de cette maison. Un jour donc qu'un certain frère de Grand-Selve, homme saint et religieux, célébrait les divins mystères, au moment de la consécration de l'Eucharistie, il se mit à prier dévotement et du plus profond de son cœur pour ledit comte de Montfort qui était alors assiégé dans Castelnaudary, et il lui fut répondu par une voix divine: «Que sert de prier pour lui? Il y en a tant d'autres qui le font qu'il n'est besoin de tes prières.»
CHAPITRE LVIII.
En quelle manière le siége de Castelnaudary fut levé.
Sur ces entrefaites, le comte de Foix inventa un nouvel artifice de trahison, imitant en cela son père le diable, qui vaincu d'un côté se tourne d'un autre, pour trouver d'autres moyens de faire le mal. Il envoya des courriers au loin et de toutes parts, pour assurer que le comte de Montfort avait été battu; même quelques-uns dirent qu'il avait été écorché et pendu; d'où vint que plusieurs châteaux se rendirent vers ce temps à nos ennemis.
Pour ce qui est des assiégés, les chevaliers du comte lui conseillèrent, le lendemain de la glorieuse victoire, qu'il sortît de Castelnaudary, y laissant quelques-uns des siens, et que, parcourant ses domaines, il y recrutât le plus d'hommes qu'il pourrait. Le comte quittant donc cette place vint à Narbonne, au moment même où arrivaient de France plusieurs pélerins, savoir, Alain de Roucy, homme d'un grand courage, et quelques autres, mais en petit nombre. Au demeurant, le comte de Toulouse et ses compagnons, voyant que le siége n'avançait en rien, s'en retournèrent chez eux quelques jours; ensuite, après avoir brûlé leurs machines, ils levèrent leur camp, non sans grande confusion. Ni faut-il taire qu'ils n'osèrent sortir de leurs retranchemens, jusqu'à ce qu'ils sussent que notre comte n'était plus à Castelnaudary. Ainsi, tandis qu'il se trouvait encore à Narbonne, ayant près de lui les susdits pélerins et plusieurs gens du pays, qu'il avait réunis pour attaquer à son retour le Toulousain et ses alliés, on lui annonça qu'ils avaient renoncé à leur entreprise; pour quoi, congédiant ses recrues, et ne menant avec lui que les pélerins de France, il revint à Castelnaudary, et décida qu'on renverserait de fond en comble toutes les forteresses des entours, qui s'étaient soustraites à sa domination. Tandis qu'on exécutait cet ordre, on vint lui dire qu'un certain château, nommé Coustausa, près de Termes, s'était départi de sa juridiction, et s'était rendu aux ennemis de la foi. À cette nouvelle, il partit en toute hâte pour assiéger ce château, et après qu'il l'eut attaqué durant quelques jours, ceux qui le défendaient, voyant qu'ils ne pouvaient résister plus long-temps, lui ouvrirent leurs portes et s'abandonnèrent à lui, pour qu'il fît d'eux selon son bon plaisir; puis il revint à Castelnaudary où il apprit que les gens d'un autre château, appelé Montagut, au diocèse d'Albi, s'étaient rendus au comte de Toulouse, et assiégeaient la forteresse du lieu, ensemble ceux à qui notre comte en avait confié la garde. Il partit derechef, et marcha rapidement au secours des siens; mais avant qu'il y pût arriver, ceux qui étaient dans la citadelle l'avaient déjà livrée aux ennemis. Que dirai-je? Tous les castels des environs, lieux très-nobles et très-forts, à l'exception d'un très-petit nombre, avaient passé aux Toulousains presqu'en un même jour, et voici les noms des nobles châteaux qui furent alors perdus; au diocèse d'Albi, Rabastens, Montagut, Gaillac, le château de la Grave, Cahusac, Saint-Marcel, la Guépie, Saint-Antonin: dans le diocèse de Toulouse, avant et pendant le siége de Castelnaudary, Puy-Laurens, Casser, Saint-Félix, Montferrand, Avignonnet, Saint-Michel, Cuc et Saverdun; plus d'autres places moins considérables que nous ne pouvons désigner toutes par le menu, et qu'on fait monter au nombre de plus de cinquante. Nous ne croyons toutefois devoir omettre une bien méchante trahison et sans exemple qui eut lieu au château de la Grave, dans le diocèse d'Albi; notre comte l'avait donné à un certain chevalier français, lequel se fiait aux habitans plus qu'il n'aurait fallu, puisqu'ils conspiraient sa mort. Un jour, en effet, qu'il faisait réparer ses tonneaux par un charpentier du lieu, et que celui-ci avait fini d'en accommoder un, il pria ledit chevalier de voir si sa besogne était bien faite; et, comme il eut passé la tête dans le tonneau, le charpentier levant sa hache la lui coupa net. Ô cruauté inouïe! Aussitôt les gens du château se révoltèrent et tuèrent le peu de Français qui s'y trouvaient. Quand le noble comte Baudouin, dont nous avons parlé plus haut, ce bon frère du méchant comte de Toulouse, eut appris ce qui venait de se passer à la Grave, il s'y présenta un jour de grand matin, et comme les habitans en furent sortis à sa rencontre, pensant qu'il était Raimond lui-même, parce qu'il portait les mêmes armes, et l'eurent introduit dans la place, lui racontant tout joyeux leur cruauté et leur forfait, il tomba sur eux, suivi d'une grande troupe de soldats, et les tua presque tous, depuis le plus petit jusqu'au plus grand.
Notre comte voyant qu'il avait fait tant et de si grandes pertes, vint à Pamiers pour en munir le château; et, tandis qu'il y était, le comte de Foix lui manda que, s'il voulait attendre seulement quatre jours, il arriverait lui-même et se battrait contre lui: à quoi Montfort répondit qu'il resterait à Pamiers non seulement quatre jours, mais plus de dix; toutefois le comte de Foix n'osa se présenter. En outre, nos chevaliers pénétrèrent dans son territoire, même sans leur chef, et détruisirent un fort qui appartenait audit comte. Le nôtre vint ensuite à Fanjaux, d'où il envoya le châtelain de Melfe et Godefroi son frère, tous deux gens intrépides, avec un très-petit nombre d'autres, vers un certain château, pour en faire apporter du blé dans celui de Fanjaux, et l'approvisionner suffisamment. Or, comme ils revenaient de ce lieu, le fils du comte de Foix, égal à son père en malice, se mit en embuscade le long de la route que lesdits chevaliers devaient suivre, ayant avec lui un grand nombre de gens armés; et, quand les nôtres passèrent, les ennemis se levant tout à coup, les attaquèrent et entourèrent ledit Godefroi, le pressant de toutes parts; mais lui, vaillant et sans peur, se défendit bravement, bien qu'il n'eût que très-peu de soldats. Ayant donc perdu son cheval et étant réduit à la dernière extrémité, les ennemis lui criaient de se rendre; sur quoi cet homme de merveilleuse prouesse leur répondit, selon qu'on l'a raconté: «Je me suis rendu au Christ, et n'advienne que je me rende à ses ennemis;» et par ainsi, au milieu des coups et des glaives, il tomba mort, pour aller, comme nous le croyons, se reposer dans la gloire éternelle. Avec lui succombèrent un jouvencel non moins courageux, cousin dudit Godefroi, et quelques autres de nos gens: un chevalier, nommé Drogon, se rendit, et fut mis aux fers par le comte de Foix. Quant au châtelain de Melfe, s'échappant la vie sauve, il revint au château d'où ils étaient partis, tout gémissant de la perte de son frère et de son parent. Ensuite les nôtres vinrent sur le lieu du combat, et, enlevant les cadavres de ceux qui avaient été tués, ils les ensevelirent dans une abbaye de l'ordre de Cîteaux, nommée Bolbonne.
En ce temps, le vénérable Guillaume, archidiacre de Paris, et un certain autre maître, Jacques de Vitry, par l'ordre et à la prière de l'évêque d'Uzès, que le seigneur pape avait institué légat pour les affaires de la foi contre les hérétiques, lequel était animé du plus vif amour pour les intérêts du Christ, et s'en occupait efficacement, se chargèrent du saint office de la prédication; et embrasés du zèle de la religion, parcourant la France et même l'Allemagne, durant tout cet hiver, ils donnèrent à une multitude incroyable de fidèles le signe de la croix, et les recrutèrent à la milice du Christ. Ces deux personnages furent, après Dieu, ceux qui avancèrent le plus la cause de la foi dans les pays d'Allemagne et de France.
CHAPITRE LIX.
Comment Robert de Mauvoisin, suivi de cent chevaliers français, vint au secours de Montfort.
Les choses étaient en tel état quand le plus noble des guerriers, ce serviteur du Christ, ce promoteur et principal ami de la cause de Jésus, savoir, Robert de Mauvoisin, lequel, l'été précédent, s'en était allé en France, revint, ayant avec lui plus de cent chevaliers français, tous hommes d'élite, qui l'avaient choisi pour leur chef et maître; et tous, par les exhortations des vénérables personnages, je veux dire l'évêque de Toulouse et l'abbé de Vaulx, s'étaient croisés et avaient pris parti dans la milice de Dieu. Au demeurant, consacrant tout cet hiver[134] au service de Jésus-Christ, ils relevèrent noblement nos affaires de l'abaissement où elles étaient alors. Le comte, apprenant leur arrivée, alla au-devant d'eux jusqu'à Carcassonne, où sa présence fit naître une joie indicible parmi les nôtres et le plus ardent enthousiasme; puis, avec lesdits chevaliers, il vint jusqu'à Fanjaux, dans le même temps que le comte de Foix assiégeait un château appartenant à un des chevaliers du pays, nommé Guillaume d'Aure, lequel avait pris parti pour Montfort et l'aidait de tout son pouvoir. Or le comte de Foix avait attaqué pendant quinze jours ce château voisin de ses domaines, et qu'on nommait Quier. Les nôtres donc partant de Fanjaux marchèrent en hâte pour le forcer à lever le siége; mais lui, apprenant la venue des nôtres, s'éloigna brusquement et s'enfuit avec honte, abandonnant ses machines. Après quoi, nos gens dévastant sa terre durant plusieurs jours, détruisirent quatre de ses castels; puis revenant à Fanjaux, ils en sortirent derechef et se portèrent rapidement vers un château du diocèse de Toulouse, nommé la Pommarède, qu'ils assiégèrent quelques jours de suite, et dont enfin ils comblèrent de force le fossé après un vigoureux assaut; mais la nuit qui survint les empêcha de prendre le fort cette même fois. Finalement, ceux qui le défendaient voyant qu'ils étaient presque au pouvoir des nôtres, trouèrent leur mur à l'heure de minuit et décampèrent secrètement. En ce temps, on vint annoncer au comte qu'un autre château, nommé Albedun, au diocèse de Narbonne, s'était soustrait à sa domination. Pourtant, comme il s'y rendait, le seigneur vint au-devant de lui, et s'abandonna lui et son château à sa discrétion.
CHAPITRE LX.
Comment Gui de Montfort arriva d'outre-mer vers son frère, le comte Simon, et de la merveilleuse joie que sentit le comte en le voyant.
Cela fait, le comte vint à ce noble château du diocèse d'Albi, qu'on nomme Castres, où, pendant son séjour et comme on célébrait la fête de la Nativité du Seigneur, arriva vers lui son frère germain, Gui, à son retour d'outre-mer; cedit Gui avait suivi son frère lors de son expédition contre les païens; mais, quand revint le comte, il resta dans ces contrées, parce qu'il y avait pris une très-noble épouse du sang royal, laquelle était dame de Sidon, et l'accompagnait avec les enfans qu'elle avait eus de lui. Justement comme il arrivait, quelques castels au territoire albigeois étaient rentrés sous la domination du comte, dont nul ne pourrait exprimer la joie en voyant son frère, non plus que celle des nôtres. Peu de jours ensuite ils marchèrent rapidement pour assiéger un certain château du diocèse d'Albi, nommé Tudelle, appartenant au père de ce très-méchant hérétique, Gérard de Pépieux, lequel ils prirent après l'avoir attaqué quelques jours, passant tous ceux qu'ils y trouvèrent au fil de l'épée, et n'épargnant que le seigneur, échangé depuis par le comte contre un sien chevalier que le comte de Foix retenait dans les fers, savoir, Drogon de Compans[135], cousin de Robert de Mauvoisin. Puis, se portant en hâte sur un autre château nommé Cahusac[136], au territoire albigeois, Montfort ne s'en empara qu'à grand'peine et au prix de mille efforts, vu qu'il l'assiégea, contre la coutume, au milieu de l'hiver, et qu'il n'avait avec lui que très-peu de monde. Or les comtes de Toulouse, de Comminges et de Foix étaient rassemblés avec un nombre infini de soldats près d'un château voisin, appelé Gaillac[137], d'où ils députèrent au nôtre, lui mandant qu'ils viendraient l'attaquer, et disant ainsi pour essayer de lui faire peur et le décider à lever le siége. Ils envoyèrent une et deux fois sans pourtant oser se montrer; ce que voyant le comte il dit aux siens: «Puisqu'ils ne viennent point, certainement j'irai, moi, et leur rendrai une visite.» Prenant donc quelques-uns de ses chevaliers, il courut vers Gaillac suivi d'un petit nombre des nôtres, ne respirant et ne souhaitant rien tant que bataille. Mais sachant qu'il arrivait, le comte de Toulouse et consorts sortirent de Gaillac et s'enfuirent en un autre château des environs, nommé Montagut, où Montfort les suivit, et qu'ils abandonnèrent encore, se réfugiant vers Toulouse; pour quoi notre comte voyant qu'ils n'osaient l'attendre, revint au lieu d'où il était parti. Ces choses dûment achevées, il envoya à l'abbé de Cîteaux, lequel était à Albi, pour lui demander ce qu'il fallait faire; et son avis ayant été qu'on assiégeât Saint-Marcel, château situé à trois lieues d'Albi, et commis par le comte de Toulouse à la garde de ce détestable traître, Gérard de Pépieux, les nôtres s'y rendirent et en firent le siége, mais d'un côté seulement, vu qu'ils étaient très-peu, et le château très-grand et très-fort, se prenant aussitôt à le battre sans relâche au moyen d'une certaine machine qu'ils dressèrent contre la place. Sur ces entrefaites, arrivèrent bientôt en nombre incroyable les comtes de Toulouse et de Comminges, ensemble celui de Foix et leurs gens, lesquels firent leur entrée dans le château pour le défendre contre nous; et comme, malgré son étendue, il ne put contenir une telle multitude, beaucoup d'entre eux assirent leur camp du côté opposé au nôtre: sur quoi les Croisés ne discontinuaient leurs attaques, et les ennemis les repoussaient du mieux qu'ils pouvaient. Ô chose admirable et bien étonnante! au lieu que les assiégeans sont d'ordinaire plus nombreux et plus en force que les assiégés, ici les assiégés étaient presque dix fois plus forts! Les nôtres en effet ne passaient pas cent chevaliers, tandis que les ennemis en avaient plus de cinq cents, sans parler d'une multitude innombrable de piétons qui, chez nous, étaient nuls ou si peu que rien. Ô bien grand haut fait! ô nouveauté toute nouvelle! Ne faut-il taire qu'aussi souvent qu'ils se hasardèrent à sortir de leurs murs, soudain furent-ils par les nôtres vigoureusement repoussés. Un jour enfin que le comte de Foix, se présentant avec un bon nombre des siens, vint pour miner notre machine, nos servans le voyant approcher, et lui faisant rebrousser chemin vaillamment par le seul jet des pierres, le renfermèrent dans le château avant que nos chevaliers eussent pu s'armer. Toutefois une grande disette se fit sentir dans l'armée, pour autant que les vivres n'y pouvaient venir que d'Albi; et encore les batteurs d'estrade des ennemis, sortant en foule de la place, observaient si bien les routes publiques, que ceux d'Albi n'osaient venir au camp, à moins que le comte ne leur envoyât pour escorte la moitié de ses gens. Adonc, après avoir passé un mois à ce siége, le comte sachant bien que s'il divisait sa petite troupe, en gardant la moitié avec lui et envoyant l'autre faire des vivres, les assiégés, profitant de leur supériorité et de sa faiblesse, auraient bon marché des uns ou des autres, rendu tout perplexe par une nécessité si évidente et si impérieuse, il leva le siége après que le pain eut manqué plusieurs jours à l'armée. N'oublions de dire que, tandis qu'il faisait célébrer solennellement dans son pavillon l'office de la passion dominicale, le jour du vendredi saint, homme qu'il était tout catholique et dévoué au service de Dieu, les ennemis oyant les chants de nos clercs, montèrent sur leurs murailles, et pour moquerie et en dérision des nôtres, poussèrent de furieux hurlemens. Ô perverse infidélité! ô perversité infidèle! Au demeurant, pour qui considérera diligemment les choses, notre comte acquit dans ce siége plus d'honneur et de gloire qu'en aucune prise de château, pour fort qu'il pût être; et dès ce temps et dans la suite, sa grande vaillance éclata davantage et sa constance brilla d'une nouvelle splendeur. Finalement, ayons soin de dire que lorsque notre comte se départit de devant Saint-Marcel, les ennemis, bien qu'en si grand nombre, n'osèrent sortir et l'inquiéter le moins du monde dans sa retraite.
Nous ne voulons non plus passer sous silence un miracle qui advint en même temps dans le diocèse de Rhodez. Un jour de dimanche qu'un certain abbé de Bonneval[138], de l'ordre de Cîteaux, prêchait en un château dont l'église était si petite qu'elle ne pouvait contenir les assistans, et qu'ils étaient tous sortis écoutant la prédication devant les portes de l'église, vers la fin du sermon, et comme le vénérable abbé voulait exhorter le peuple qui se trouvait présent à prendre la croix contre les Albigeois, voilà qu'à la vue de tous une croix apparut dans l'air, qui semblait se diriger du côté de Toulouse. J'ai recueilli ce miracle de la bouche dudit abbé, homme religieux et d'autorité grande.
Le comte ayant donc levé le siége devant Saint-Marcel, s'en vint à Albi le même jour, savoir la veille de Pâques, pour y passer les fêtes de la résurrection du Seigneur, et y trouver le vénérable abbé de Vaulx, dont nous avons parlé plus haut, lequel revenait de France, ayant été élu à l'évêché de Carcassonne, et dont la rencontre réjouit grandement le comte et nos chevaliers qui l'avaient tous en principale affection. En effet, il était depuis longues années très-familier au comte qui, quasi dès son enfance, s'était soumis à ses conseils et s'était conduit d'après ses volontés. Dans le même temps, Arnauld, abbé de Cîteaux, dont nous avons souvent fait mention, avait été élu à l'archevêché de Narbonne. Le jour même de Pâques, le comte de Toulouse et ceux qui étaient avec lui, sortant du château de Saint-Marcel, vinrent à Gaillac, lequel est à trois lieues d'Albi; pour quoi notre comte, pensant que peut-être les ennemis se glorifieraient d'avoir vaincu les nôtres, et voulant montrer clairement qu'il ne les craignait guère, quittant Albi le lendemain de Pâques avec ses gens, il marcha sur Gaillac, les défiant au combat; puis, comme ils n'osèrent en sortir contre lui, il retourna à Albi où se trouvait encore l'élu de Carcassonne, et moi-même avec lui, car il m'avait amené de France pour l'allégement de son pélerinage en la terre étrangère, étant, comme j'étais, moine de son abbaye et son propre neveu.
CHAPITRE LXI.
Du siége d'Hautpoul, de sa vigoureuse conduite et glorieuse issue.
Après avoir passé quelque temps à Albi, le comte vint avec les siens au château qu'on nomme Castres, où, après que nous eûmes pareillement demeuré peu de jours, il se décida, après conseil tenu, à assiéger une certaine place entre Castres et Cabaret, appelée Hautpoul, laquelle, vers le temps du siége de Castelnaudary, s'était rendue au Toulousain. Partant donc de Castres un dimanche, savoir dans la quinzaine de Pâques, nous arrivâmes devant ledit château, dont les faubourgs étaient très-étendus, et d'où les ennemis, qui y étaient entrés pour le défendre, sortirent à notre rencontre, et se mirent à nous harceler vivement; mais les nôtres les forcèrent bientôt à se renfermer dans le château, et fixèrent leurs tentes d'un seul côté, pour ce qu'ils étaient en petit nombre. Or était le fort d'Hautpoul situé sur le point le plus ardu d'une très-haute montagne et très-escarpée, entre d'énormes roches et presque inaccessibles, sa force étant telle, ainsi que je l'ai vu de mes yeux et connu par expérience, que si les portes du château eussent été ouvertes, et qu'on n'eût fait aucune résistance, nul n'aurait pu le parcourir sans difficulté extrême, et atteindre jusqu'à la tour. Les nôtres donc, préparant une perrière, l'établirent au troisième jour de leur arrivée, et la firent jouer contre la citadelle. Le même jour, nos chevaliers s'armèrent, et, descendant dans la vallée au pied du château, voulurent gravir la position pour voir s'ils ne pourraient l'enlever d'assaut. Or il advint, tandis qu'ils pénétraient dans le premier faubourg, que les assiégés, montant sur les murs et sur les toits, commencèrent à lancer sur les nôtres de grosses pierres, et dru comme grêle, pendant que d'autres mirent partout le feu à l'endroit par où les nôtres étaient entrés. Sur quoi, voyant les nôtres qu'ils ne faisaient rien de bon, pour autant que ce lieu était inaccessible même aux hommes, et qu'ils ne pouvaient supporter le jet des pierres qui les accablaient, ils sortirent, non sans grande perte, au milieu des flammes. Nous ne pensons d'ailleurs devoir taire une bien méchante et cruelle trahison qu'un jour avaient brassée ceux du château. Il y avait avec notre comte un chevalier du pays, lequel était parent d'un certain traître enfermé dans la place, lequel même, en partie, avait été seigneur de Cabaret. Les gens d'Hautpoul mandèrent donc à notre comte qu'il leur envoyât cedit chevalier pour parlementer avec eux, touchant composition, et faire par lui savoir au comte ce qu'ils voulaient; puis, comme celui-ci y fut allé avec la permission de Montfort, et était en pourparler avec eux à la porte du château, un des ennemis, l'ajustant avec son arbalète, le blessa très-grièvement d'un coup de flèche. Ô très-cruelle trahison! Mais bientôt après, savoir le même jour ou le lendemain, il arriva, par un juste jugement de Dieu, que le traître qui avait invité à la susdite conférence notre chevalier son parent, dans l'endroit même où celui-ci avait été touché, c'est-à-dire à la jambe, reçut à son tour de l'un des nôtres une très-profonde blessure. Ô juste mesure de la vengeance divine!
Cependant la perrière battait incessamment la tour, et, le quatrième jour après le commencement du siége, un brouillard très-épais s'étant élevé après le coucher du soleil, les gens d'Hautpoul, saisis d'une terreur envoyée par Dieu, et prenant occasion d'un temps favorable à la fuite, délogèrent du château, et commencèrent à jouer des jambes: ce que les nôtres apercevant, soudain fut donnée l'alarme, et, se ruant dans la place, ils tuèrent tout ce qu'ils trouvèrent, tandis que d'autres, poursuivant les fuyards malgré la grande obscurité de la nuit, firent quelques prisonniers. Au lendemain, le comte fit ruiner le château et y mettre le feu; après quoi les chevaliers qui étaient venus de France avec Robert de Mauvoisin, comme nous l'avons dit plus haut, et étaient restés avec le comte tout l'hiver précédent, s'en allèrent, et retournèrent presque tous en leurs quartiers.
CHAPITRE LXII.
Les habitans de Narbonne se livrent à leur mal vouloir contre Amaury, fils du comte Simon.
Nous ne croyons devoir omettre un crime que les citoyens de Narbonne commirent en ce même temps, car étaient-ils très-méchans, et n'avaient jamais aimé les intérêts de Jésus-Christ, bien que, par les affaires de la foi, leur eussent profité des biens infinis. Un jour Gui, frère de Montfort, et Amaury, fils aîné du comte, vinrent à Narbonne, et, durant qu'ils y étaient, l'enfant entra pour aller s'ébattre au palais d'Amaury, seigneur de Narbonne, lequel tombait de vétusté, et était presque abandonné et désert. Comme donc il eut porté la main à une des fenêtres de ce palais, et qu'il voulait l'ouvrir, elle s'écroula soudain, minée qu'elle était par le temps, et tombant en ruines; après quoi notre Amaury s'en revint au lieu où il logeait alors, savoir en la maison des Templiers, pendant qu'à la même heure Gui, frère du comte, était chez l'archevêque de Narbonne; et soudain les gens de Narbonne, cherchant prétexte à mal faire, accusèrent cet enfant, je veux dire le fils de Montfort, d'avoir voulu entrer de force dans le palais d'Amaury. Ô bien mince occasion pour commettre un crime, ou bien mieux du tout nulle! Et soudain, courant aux armes, ils se précipitèrent vers le lieu où il était renfermé, faisant tous leurs efforts pour forcer la maison des Templiers: ce que voyant l'enfant, et qu'ils en voulaient à sa vie, il s'arma, et, se retirant dans une tour du temple, il s'y cacha loin des ennemis. Cependant ceux-ci attaquaient à grands efforts la susdite maison, tandis que d'autres, se saisissant des Français qu'ils trouvaient par la ville, en tuèrent plusieurs. Ô rage de ces mauvais garnemens! Même ils occirent deux écuyers attachés à la personne du comte. Quant à Gui son frère, lequel était pour lors dans le logis de l'archevêque, il n'osait en sortir, jusqu'à ce qu'enfin les citoyens de Narbonne, après avoir long-temps attaqué la maison où se trouvait le petit Amaury, s'en désistèrent par le conseil d'un des leurs; et ainsi l'enfant, délivré d'un grand péril, échappa sain et sauf par la grâce de Dieu. Revenons maintenant à notre propos.
Le noble comte, partant d'Hautpoul, escorté d'un très-petit nombre de chevaliers, entra sur les terres du comte de Toulouse, où, peu de jours après, il fut joint par plusieurs pélerins d'Allemagne qui, de jour en jour, furent suivis par d'autres, lesquels, comme nous l'avons dit plus haut, s'étaient croisés par les exhortations du vénérable Guillaume, archevêque de Paris, et de maître Jacques de Vitry. Et pour autant que nous ne pourrions expliquer en détail toutes choses, savoir comment, à partir de ce temps, Dieu, dans sa miséricorde, se prit à avancer merveilleusement ses affaires, disons en peu de mots que notre comte, en un très-court espace, prit de force plusieurs châteaux, et en trouva un grand nombre déserts. Du reste, les noms de ceux qu'il recouvra en trois semaines sont ceux-ci: Cuc[139], Montmaur[140], Saint-Félix[141], Casser, Montferrand, Avignonnet[142], Saint-Michel, et beaucoup d'autres. Or, durant que l'armée était au château qu'on nomme Saint-Michel, situé à une lieue de Castelnaudary, survint Gui, évêque de Carcassonne, qui avait été abbé de Vaulx, et moi en sa compagnie, lequel, n'étant encore qu'élu, avait quitté l'armée après la prise d'Hautpoul, et avait gagné Narbonne, afin de recevoir le bénéfice de la consécration avec le seigneur abbé de Cîteaux qui était aussi élu de l'archevêché de Narbonne.
Le château dit Saint-Michel ayant donc été détruit de fond en comble, le comte se décida d'assiéger ce noble château qu'on nomme Puy-Laurens, lequel, ainsi que nous l'avons rapporté plus haut, s'était soustrait à sa domination. À quelle fin nous prîmes route et marchâmes sur ladite place, établissant nos tentes en un lieu proche Puy-Laurens, à la distance de deux lieues environ, où le même jour arrivèrent pélerins, savoir le prévôt de l'église de Cologne, noble et puissant personnage, et avec lui plusieurs nobles hommes d'Allemagne. Cependant le comte de Toulouse était à Puy-Laurens avec un nombre infini de routiers; mais, apprenant qu'approchaient les nôtres, il n'osa les attendre, et, sortant en toute hâte du château, emmenant avec lui tous les habitans, il s'enfuit vers Toulouse, et laissa la place vide. Ô poltronnerie de cet homme! ô méprisable stupeur de son esprit! Le lendemain, à l'aube du jour, nous vînmes à Puy-Laurens, et, le trouvant désert, passâmes outre pour aller camper dans une vallée voisine, durant que Gui de Lucé, à qui depuis long-temps le comte avait donné ce château, y entrât et y mît garnison de ses gens. L'armée étant restée deux jours dans le voisinage, en l'endroit susdit, là fut annoncé au comte que nombreux pélerins et très-considérables, savoir Robert, archevêque de Rouen, et Robert, l'élu de Laon, le vénérable Guillaume, archidiacre de Paris, ensemble plusieurs autres nobles et ignobles, venaient de France vers Carcassonne. Sur quoi le comte, voyant qu'il avait avec lui forces suffisantes, envoya, après avoir tenu conseil, Gui son frère et Gui le maréchal en cette ville au devant desdits pélerins, afin que, formant une autre armée de leur part, ils se tournassent vers d'autres quartiers, et y soutinssent les affaires du Christ. Quant à lui, il se remit en marche, et se dirigea sur Rabastens. Au demeurant, afin qu'évitant les superfluités, nous arrivions à choses plus utiles, disons en peu de mots que ces trois nobles châteaux, à savoir Rabastens, Montagut et Gaillac, dont nous avons fait fréquente mention, se rendirent à lui quasi en un jour, sans siége ni difficulté aucune. De plus, les bourgeois du château qu'on nomme Saint-Marcel, apprenant que notre comte, après avoir recouvré plusieurs places, arrivait vitement sur eux pour les assiéger, eurent grand'peur, et députèrent vers lui, le suppliant qu'il daignât les recevoir à vivre en paix avec lui, qu'ils lui livreraient leur château à discrétion. Mais lui, repassant leurs scélératesses et perversités inouïes, ne voulut en aucune façon composer avec eux, et, leur renvoyant leurs émissaires, leur manda qu'ils ne pourraient oncques rentrer en paix auprès de lui, ni en bonne intelligence, à quelque prix ou condition que ce pût être. Ce qu'entendant lesdits hommes de Saint-Marcel, ils déguerpirent au plus vite, et désertèrent leur château, qu'à notre arrivée le comte fit brûler, et dont la tour et les murs furent rasés. Partant de là, nous marchâmes sur un autre château voisin qu'on nomme la Guépie, et, l'ayant trouvé vide pareillement, il en ordonna la destruction, le brûla et passa outre, allant au siége de Saint-Antonin.
Le comte de Toulouse avait donné ce lieu à un certain chevalier, homme pervers et des plus méchans, lequel enflé d'orgueil et d'insolence, osa bien répondre avec grande fureur à l'évêque d'Albi qui, pendant que nous venions sur lui, nous avait précédés à Saint-Antonin, pour y porter des paroles de paix, et l'engager à se rendre aux nôtres: «Sache le comte de Montfort que ses bourdonniers ne pourront jamais prendre mon château.» Or il appelait ainsi les pélerins, pour ce qu'ils avaient coutume de porter des bâtons appelés bourdons en langue vulgaire. À cette nouvelle, le comte s'empressa davantage à aller assiéger Saint-Antonin, où nous arrivâmes un jour de dimanche, savoir, dans l'octave de la Pentecôte, et où nous assîmes notre camp d'un seul côté, devant les portes. Or était ce très-noble château situé dans une vallée, au pied d'une montagne, dans une très-agréable position; entre la montagne et la ville coulait un ruisseau limpide; et, de l'autre part, il y avait une plaine fort belle, où campèrent nos gens. Les ennemis firent tout d'abord une sortie, et passèrent tout le jour à nous incommoder de loin à coups de flèches; puis, sur le vêpre, sortant encore, et s'avançant quelque peu, ils nous attaquèrent, mais toujours de loin, et lançaient leurs flèches jusqu'en nos tentes. Ce que voyant les servans d'armée, et ne pouvant de bonne honte l'endurer plus long-temps, ils les abordèrent et commencèrent à les repousser dans leur fort. Quoi plus? Le bruit gagne tout le camp, nos pauvres pélerins sans armes accourent, et à l'insu du comte et des chevaliers de l'armée, sans les aviser aucunement, ils attaquent le château de si grande prouesse, si incroyable et du tout inouïe, qu'envoyant la crainte aux ennemis par une continuelle batterie de pierres et les stupéfiant, ils leur enlevèrent en une heure de temps trois barbacanes. Ô combat quasi sans usage du fer! Ô victoire bien glorieuse! Oui, je prends Dieu à témoin qu'étant entré dans la place après qu'elle se fut rendue, j'ai vu les murs des maisons comme rongés de l'atteinte des pierres que nos pélerins avaient lancées. Par ainsi les assiégés, voyant qu'ils avaient perdu leurs barbacanes, sortirent du château par l'autre bout, et se prirent à fuir à travers le susdit ruisseau, ce dont nos pélerins s'aperçurent, et le franchissant, ils passèrent au fil de l'épée tous ceux qu'ils purent happer; puis, après la prise des barbacanes, ils cessèrent l'assaut, pour ce que le jour tombait et que la nuit était voisine. Mais, vers minuit, le seigneur de Saint-Antonin, sentant qu'après cette perte la place était comme en notre pouvoir, envoya vers le comte, prêt à rendre le château, pourvu qu'il pût échapper lui-même; et, comme Montfort se refusa à cette sorte de composition, il députa derechef vers lui, se livrant en tout à sa discrétion. De grand matin donc, le comte ordonna qu'on fît sortir tous les habitans; et considérant avec les siens que, s'il faisait tuer tous ces hommes, qui étaient gens rustiques et endurcis au travail des champs, leur destruction réduirait ce château en une véritable solitude, usant à telle cause d'un meilleur avis, il les renvoya libres; puis, pour ce qui est du seigneur, lequel avait été l'occasion de tout le mal, il donna ordre de l'enfermer au fin fond de la prison de Carcassonne, où il fut détenu sous bonne garde, et dans les fers durant grand nombre de jours, ainsi que le peu de chevaliers qui étaient avec lui.
CHAPITRE LXIII.
Comment le comte, appelé par l'évêque d'Agen, se rendit dans cette ville et la reçut en sa possession.
Se trouvaient en ce temps avec les Croisés les évêques d'Uzès et de Toulouse, plus, l'évêque de Carcassonne, lequel oncques ne s'éloignait de l'armée. Ayant tenu conseil avec eux, le comte et ses chevaliers tombèrent d'accord de conduire ses troupes vers le territoire d'Agen, pour autant que l'évêque de cette ville avait depuis long-temps mandé au comte, que, s'il se dirigeait de ce côté, lui et ses parens, lesquels étaient puissans en ce pays, l'aideraient de tout leur pouvoir. Or était Agen une noble cité, entre Toulouse et Bordeaux, dans une situation très-agréable, et d'ancienne date elle avait fait partie des domaines du roi d'Angleterre; mais quand le roi Richard donna sa sœur Jeanne en mariage à Raimond, comte de Toulouse, elle lui avait porté en dot cette ville avec son territoire. En outre, le seigneur pape ayant donné ordre à notre comte d'attaquer, avec l'aide des Croisés, aussi bien tous les hérétiques que leurs fauteurs, nous partîmes du château de Saint-Antonin, et allâmes droit à un autre, appartenant au Toulousain, et qu'on nommait Moncuq[143]. Ni faut-il omettre, en passant, que les forteresses que nous trouvions, sur notre route, et qui étaient désertées par les habitans pour la crainte qu'ils avaient de nous, étaient rasées et brûlées du commandement de Montfort, parce qu'elles pouvaient nuire d'une ou d'autre manière à la chrétienté. De plus, un certain noble château, proche Saint-Antonin, ayant nom Caylus, et soumis à la domination de Raimond, fut en ce temps livré au comte Simon, par l'industrie du loyal et fidèle comte Baudouin. Cette place avait déjà été au pouvoir de Montfort, mais elle s'y était soustraite l'année précédente, et s'était rendue au Toulousain. Pour ce qui est des gens de Moncuq, quand ils surent que les nôtres s'avançaient, poussés par la crainte, ils prirent tous la fuite et abandonnèrent leur château, lequel était noble, situé dans une excellente position et bien forte, et que notre comte donna au susdit Baudouin, frère du comte de Toulouse. Partant de là, nous arrivâmes à deux lieues d'un certain château, appelé Penne[144], au territoire d'Agen, que Raimond avait commis à la garde d'un chevalier, son sénéchal, nommé Hugues d'Alvar, Navarrois, auquel même il avait fait épouser une sienne fille bâtarde, et qui apprenant la venue du comte Simon, rassembla ses routiers les plus forts et les mieux en point, au nombre d'environ quatre cents; puis, chassant du château tous ceux qui s'y trouvaient depuis le plus petit jusqu'au plus grand, se retira avec eux dans la citadelle, et se prépara à la défendre, après l'avoir abondamment garnie de vivres et de toutes les choses qui paraissaient nécessaires à une longue résistance. Ce qu'ayant su notre comte, il voulut d'abord l'assiéger; mais, ayant tenu conseil avec les siens, il se décida à se rendre auparavant à Agen, pour recevoir cette cité en sa possession; et, prenant ceux des chevaliers de l'armée qu'il voulut emmener, il marcha de ce côté, laissant le reste de ses troupes à attendre son retour dans le lieu même où elles étaient campées. À son arrivée à Agen, il y fut accueilli honorablement, et les habitans le constituant leur seigneur, lui livrèrent la ville avec serment de lui être fidèles: après quoi, ces choses dûment faites, il revint à son armée pour aller au siége de Penne.
L'an du Seigneur 1212, le 3 juin, jour de dimanche, nous arrivâmes pour détruire ce château et l'assiéger avec l'aide de Dieu. À notre approche, Hugues d'Alvar qui en était gardien, et dont nous avons parlé plus haut, se retrancha lui et ses routiers dans le fort, après avoir mis le feu aux quatre coins du bourg inférieur. Or, était Penne un très-noble château du territoire d'Agen, assis sur une colline, dans le site le plus agréable, de toutes parts environné de très-fertiles plaines et très-étendues, embelli d'un côté par la richesse du sol, de l'autre par le gracieux développement de beaux prés unis, ici par l'aménité délectable des bois, là, par la joyeuse fertilité des vignes; enfin, tout à l'entour, lui souriaient cette salubrité d'air qui plaît tant, et l'opulente gaîté des eaux qui coulaient en se jouant dans les fraîches campagnes. Quant à la citadelle, elle était bâtie sur une roche naturelle et très-élevée, et munie de remparts si puissans qu'elle semblait quasi inexpugnable: en effet, Richard, roi d'Angleterre, auquel avait appartenu Penne, ainsi que nous l'avons dit ci-dessus, l'avait fortifié avec le plus grand soin, et y avait fait creuser un puits, pour ce que le château était comme le chef et la clef de tout l'Agénois. En outre, le susdit comte, savoir, Hugues d'Alvar, à qui le Toulousain l'avait donné, l'avait tellement garni de soldats d'élite, des moindres vivres, de machines nommées perrières, de bois, de fer, et de tout ce qui pouvait servir à la défense, qu'il n'était personne qui dût croire que la forteresse pût être prise même après une siége de plusieurs années. Finalement, il avait construit dans l'intérieur de la place deux ateliers de forgeron, un four et un moulin: pour quoi, tout fourni qu'il était en ressources si multipliées, il attendait presque sans crainte qu'on vînt l'assiéger. Les nôtres, à leur arrivée, établirent leurs pavillons tout autour de Penne, tandis que les gens du château, faisant de prime abord une sortie, les harcelaient vivement à coups de flèches, et quelques jours ensuite, ils dressèrent des perrières dans le bourg incendié pour battre la citadelle: ce que voyant les autres, ils en élevèrent aussi de leur côté, pour empêcher et ruiner celles des assiégeans, desquelles ils lançaient une grêle de gros cailloux qui gênaient fort ceux-ci. Lors, les Croisés dressèrent encore plusieurs de ces machines; mais bien que nos engins en continuelle action missent en morceaux les maisons en dedans du fort, ils ne faisaient que peu de mal ou point du tout à ses murailles mêmes. Or, était-on en été, et au plus vif de la chaleur, à savoir, aux environs de la fête du bienheureux Jean-Baptiste. Ni pensons-nous devoir taire que notre comte n'avait qu'un petit nombre de chevaliers, quoiqu'il fût suivi de beaucoup de pélerins à pied; d'où venait que toutes fois et quantes les nôtres approchaient de la forteresse pour l'attaquer, les ennemis bien remparés qu'ils étaient et accorts en guerre, voire se défendant vaillamment, ne leur laissaient faire que peu de chose ou rien. Un jour même que nos gens donnaient l'assaut, et qu'ils avaient emporté un ouvrage en bois voisin du mur, les assiégés jetant une pluie de pierres du haut des murailles, les chassèrent aussitôt du poste où ils s'étaient logés, et sortant, comme nous faisions retraite dans l'intérieur du camp, ils vinrent dans la plus grande chaleur du jour pour brûler nos machines, portant bois, chaume, et autres appareils de combustion: néanmoins, les Croisés les reçurent bravement, et les empêchèrent non seulement de mettre le feu à nos perrières, mais même d'en approcher. Ni fut-ce la seule fois que les ennemis sortirent sur nous; ils nous attaquèrent à mainte et mainte reprise, nous incommodant du plus qu'ils pouvaient. Devant Penne se trouvait le vénérable évêque de Carcassonne, dont nous avons fait souvent mention, et moi avec lui; lequel remplissant à l'armée les fonctions de légat par ordre de l'archevêque de Narbonne (anciennement abbé de Cîteaux, et légat lui-même, comme nous l'avons déjà expliqué), dans une infatigable ferveur d'esprit, avec un incroyable travail de corps, s'acquittait du devoir de la prédication et des autres soins relatifs au siége avec tant de persévérance, et pour tout dire en peu de mots, était accablé, ainsi que moi, du poids si lourd et tellement insoutenable d'affaires qui se succédaient tour à tour, que nous avions à peine relâche pour manger et reposer un peu. N'oublions pas de rapporter que, pendant le siége de Penne, tous les nobles du pays vinrent au comte, lui firent hommage et reçurent leurs terres.
Les choses en étaient là quand Gui de Montfort, frère de notre comte, Robert, archevêque de Rouen, Robert, élu de Laon, Guillaume, archidiacre de Paris, et Enguerrand de Boves, à qui Montfort avait depuis long-temps cédé en partie les domaines du comte de Foix, ensemble plusieurs autres pélerins, sortirent de Carcassonne, marchant vers ces mêmes domaines, et arrivèrent à un certain château nommé Ananclet, qu'ils prirent du premier assaut, et où ils tuèrent ceux des ennemis qui s'y trouvaient. À cette nouvelle, les gens des châteaux voisins s'enfuirent devant nous, après avoir brûlé leurs castels, et les nôtres, allant par tous les forts, les renversèrent de fond en comble. De là, tournant vers Toulouse, ils détruisirent aussi complétement plusieurs places très-fortes qui avaient été laissées vides; car, depuis la prise d'Ananclet, ils ne rencontrèrent personne qui osât les attendre en quelque château, si bien muni qu'il fût, tant était grande la terreur qui avait saisi tous les habitans de ces quartiers. Tandis qu'ils faisaient telles prouesses, notre comte envoya vers eux, leur mandant qu'ils vinssent le rejoindre devant Penne, vu qu'il y avait dans son armée des pélerins qui, ayant achevé leur quarantaine, voulaient s'en retourner chez eux. Sur quoi les susdits personnages se dirigèrent vers lui en toute hâte, et arrivant en route devant un très-fort château[145], dit Penne en Albigeois, lequel résistait encore à la chrétienté et au comte, et était toujours rempli de routiers; ceux-ci, à leur approche, en sortirent, et tuèrent un de nos chevaliers; mais les nôtres, ne voulant perdre temps à prendre ce château, pour autant que le comte leur recommandait de faire diligence, continuèrent de marcher vitement pour le joindre, après avoir détruit les moissons et les vignobles des entours. Quant aux gens dudit Penne, ils vinrent, après le départ des nôtres qui s'étaient arrêtés quelques jours devant leurs forteresses, au lieu où ceux-ci avaient enterré le chevalier occis par les routiers, l'exhumèrent, le traînèrent par les carrefours, puis l'exposèrent aux bêtes et aux oiseaux de proie. Ô rage scélérate! ô cruauté inouïe!
À l'arrivée du renfort qu'il avait demandé, le comte, qui était devant Penne, reçut ces pélerins avec une grande joie, et leurs troupes ayant été divisées aussitôt d'un et d'autre côté, ils campèrent près de la place, de façon que le comte, avec ses chevaliers, l'assiégeait à l'occident, où étaient établis nos engins, et Gui, son frère, de l'autre sens, c'est-à-dire à l'orient, y faisant aussi dresser une machine, et poussant vigoureusement son attaque. Quoi plus? On en élève encore un grand nombre, si bien qu'il y en avait neuf autour du château, et les nôtres pressent vivement les ennemis. Au demeurant, comme nous ne pourrions parvenir à rapporter en détail tous les événemens du siége, arrivons de suite à la conclusion. Voyant donc que nos machines ne pouvaient renverser le mur du château, le comte en fit construire une beaucoup plus grande que les autres; et voilà que, durant qu'on y travaillait, l'archevêque de Rouen et l'élu de Laon, plus les autres en leur compagnie, ayant accompli leur quarantaine, voulaient quitter l'armée, de même que le reste des pélerins qui, après avoir fait leur temps, s'en retournaient chez eux; du contraire, il n'en venait plus ou qu'en très-petit nombre: pour quoi notre comte, sachant qu'il demeurerait quasi seul, en vive angoisse et inquiétude d'esprit, vint trouver les principaux de l'armée, les suppliant de ne point abandonner les affaires du Christ en si pressante nécessité, et de rester avec lui encore quelque peu de temps. Or, disait-on qu'une grande multitude de Croisés, venant de France, était à Carcassonne; ce qui était vrai. Et ni est-il à omettre que le prévôt de Cologne et tous les nobles allemands qui étaient arrivés en foule avec lui ou après lui, s'étaient déjà retirés. Pourtant l'élu de Laon ne voulut se rendre aux prières du comte, et, prétextant cause de maladie, ne put en aucune sorte être davantage arrêté. Pareillement en usèrent presque tous les autres: seulement l'archevêque de Rouen, lequel s'était louablement porté au service de Dieu, retenant avec lui et à ses propres frais bon nombre de chevaliers et une suite très-considérable, acquiesça bénignement à la demande du comte, et demeura près de lui jusqu'à ce que de nouveaux pélerins étant survenus, il partit avec honneur, du gré et par la volonté de Montfort. Comme donc s'en furent retournés l'évêque de Laon et la plus grande partie de l'armée, le vénérable archidiacre Guillaume, homme de grande constance et merveilleuse probité, se prit à travailler de grande ardeur aux choses qui concernaient le siége. Quant à l'évêque de Carcassonne, il s'était rendu en cette ville pour vaquer à certaines affaires. Cependant la grande machine dont nous avons parlé plus haut était en train d'être achevée, et, quand elle le fut, ledit archidiacre la fit établir d'un côté près du château, dont elle commença à ébranler un peu la muraille, à cause des grosses pierres que sa force la mettait en état de lancer. Quelques jours après, survinrent les pélerins dont nous avons fait mention ci-dessus, savoir, l'abbé de Saint-Remi de Rheims et un certain abbé de Soissons, plus le doyen d'Auxerre qui mourut peu après, et son archidiacre de Châlons, tous grands personnages et lettrés, outre plusieurs chevaliers et gens de pied. Ce fut après leur arrivée que le vénérable archevêque de Rouen, du gré et par la volonté du comte, quitta l'armée, et retourna dans sa patrie. Pour lors les nouveaux venus se mirent de toutes leurs forces à attaquer la place.
Un jour les ennemis jetèrent hors du château les pauvres et les femmes qu'ils avaient avec eux, et les exposèrent à la mort, afin d'épargner leurs vivres: toutefois notre comte ne voulut les tuer, et se contenta de les rembarrer dans Penne. Ô noblesse digne d'un prince! Il dédaigna de faire mourir ceux qu'il avait pris, et ne crut pas qu'il pût acquérir de la gloire par la mort de gens dont il ne devait la prise à la victoire. Finalement, lorsque nos machines eurent long-temps battu la forteresse, et détruit toutes les maisons et refuges qui s'y trouvaient, comme aussi la grande machine qu'on avait récemment élevée eut affaibli la muraille elle-même, les assiégés, voyant qu'ils ne pouvaient tenir long-temps, et que, si le château était emporté de force, ils seraient tous passés au fil de l'épée; considérant, de plus, qu'ils ne devaient attendre nul secours du comte de Toulouse, traitèrent avec les nôtres, et proposèrent de rendre le château à notre comte, pourvu qu'ils pussent sortir avec leurs armes. À cette offre, le comte tint conseil avec les siens pour savoir s'il l'accepterait ou non; et les nôtres, considérant que ceux de Penne pouvaient encore résister nombre de jours, que le comte avait encore à faire beaucoup d'autres et importantes choses nécessaires au bien de l'entreprise, enfin que l'hiver approchait, et qu'en cette saison on ne pourrait continuer le siége; par toutes ces raisons, dis-je, ils lui conseillèrent d'accepter la composition que les ennemis lui proposaient. Adonc, l'an du Verbe incarné 1212, dans le mois de juillet, le jour de la Saint-Jacques, les ennemis furent mis dehors, et le noble château de Penne fut rendu à Montfort. Le lendemain, survint le vénérable Aubry, archevêque de Rheims, homme de bonté parfaite, qui embrassait de la plus dévote affection les affaires de Jésus-Christ, et avec lui le chantre de Rheims et quelques autres pélerins. Nous ne croyons devoir taire que, durant que le comte était au siége de Penne, il pria Robert de Mauvoisin de se rendre à une certaine ville très-noble, ayant nom Marmande[146], laquelle avait appartenu au comte de Toulouse, d'en prendre possession de sa part, et de la garder. À quoi ce généreux personnage, bien qu'il fût tourmenté d'une infirmité très-grave, consentit volontiers, loin de se refuser à cette fatigue, et, comme tel autre, de s'en défendre sur la maladie qui l'accablait. C'était en effet celui à la prévoyance, à la circonspection et aux très-salutaires avis duquel était attaché le sort du comte, ou plutôt tout le saint négoce de Jésus-Christ. Venant donc à la susdite ville, Robert fut reçu honorablement par les bourgeois; mais quelques servans du Toulousain qui défendaient la citadelle ne voulurent se rendre, et commencèrent à la défendre: ce que voyant cet homme intrépide, je veux dire Robert de Mauvoisin, il fit aussitôt dresser contre elle un mangonneau qui n'eut pas plutôt lancé quelques pierres que les servans la remirent en son pouvoir. Il y passa quelques jours, et revint ensuite à Penne auprès du comte. Penne étant pris, et ayant reçu garnison des nôtres, Montfort se décida à assiéger un château voisin, nommé Biron[147], que le comte de Toulouse avait donné à ce traître, je veux dire à Martin d'Algues, qui, comme nous l'avons dit plus haut, avait été des nôtres, et s'en était ensuite traîtreusement séparé. Cet homme, s'étant arrêté dans le susdit château de Biron, voulut y attendre notre arrivée; ce que l'issue prouva être l'effet d'un juste jugement de Dieu. Nos gens donc arrivèrent devant cette place, et, l'ayant attaquée, ils enlevèrent de force et par escalade le faubourg, après avoir usé d'une merveilleuse bravoure, et enduré mille travaux. Aussitôt les ennemis se retranchèrent dans la forteresse, et, voyant qu'ils ne pouvaient résister plus long-temps, ils demandèrent la paix, prêts à rendre le château, pourvu qu'ils en pussent sortir la vie sauve; ce que le comte ne voulait en aucune façon leur accorder. Toutefois, craignant que ledit traître, savoir Martin d'Algues, dont la prise avait été son principal motif pour assiéger Biron, n'échappât furtivement, il leur offrit de les tenir quittes des angoisses d'une mort imminente, moyennant qu'ils lui livreraient le perfide. Sur ce, ils coururent en hâte le saisir, et le remirent en ses mains; et, lorsqu'il l'eut en son pouvoir, il lui offrit de se confesser, ainsi que cet homme catholique avait coutume de le faire à l'égard des autres condamnés; puis il le fit traîner dans les rangs de l'armée, attaché à la queue d'un cheval, et, démembré qu'il fut, il le fit pendre à un gibet, suivant ses mérites. En ce même lieu, vint à lui un certain noble, prince de Gascogne, Gaston de Béarn, très-méchant homme, qui avait toujours été du parti de Raimond, pour entrer avec lui en pourparler; et, comme ils ne purent s'accorder le même jour, Montfort lui assigna une autre conférence auprès d'Agen; mais cet ennemi de la paix, rompant le traité, ne voulut s'y rendre. Sur ces entrefaites, la noble comtesse de Montfort et le vénérable évêque de Carcassonne, et moi avec lui, nous revenions en hâte des environs de cette ville vers le comte, menant avec nous quelques pauvres et pélerins. Ni faut-il taire que, durant la route, beaucoup d'entre ceux-ci venant à défaillir à cause de l'extrême chaleur et des difficultés du chemin, le vénérable évêque de Carcassonne et la noble comtesse compatissant à leurs souffrances, les portaient tout le long du jour en croupe derrière eux; quelquefois même l'un et l'autre, je veux dire l'évêque et la comtesse, faisaient mettre deux pélerins sur leur cheval, et marchaient à pied. Ô pieuse compassion du prélat! ô noble humilité de cette dame! Or, quand nous arrivâmes à Cahors dans notre marche vers le comte, on nous dit qu'aux entours il y avait des castels où séjournaient des routiers et des ennemis de la foi; mais, comme nous en approchâmes, bien que nous fussions en petit nombre, il arriva que, par la merveilleuse opération de la divine clémence, ces méchans, effrayés à notre vue, et fuyant devant nous, décampèrent, et laissèrent vides plusieurs châteaux très-forts que nous détruisîmes avant que de nous joindre au comte; ce que nous fîmes à Penne.
Ces choses dûment achevées, le noble comte ayant tenu conseil avec les siens, arrêta d'assiéger un château nommé Moissac[148], qui était au pouvoir du Toulousain: ce qui fut fait la veille de l'Assomption de la bienheureuse Marie. Or, était Moissac bâti au pied d'une montagne, dans une plaine près du Tarn, en lieu très-fertile et fort agréable, et on l'appelait ainsi du mot moys, qui veut dire eau, parce que cette ville abonde en fontaines très-douces qui sont au dedans de ses murs. Les gens du fort apprenant notre arrivée avaient appelé à eux des routiers et plusieurs hommes de Toulouse, afin d'être mieux en état de nous résister; lesquels routiers étaient des pères et des plus pervers. En effet, Moissac ayant été long-temps avant frappée d'interdit par le légat du seigneur pape, pour la faveur qu'elle accordait aux hérétiques, et les attaques qu'elle dirigeait contre l'Église de concert avec le comte Raimond, ces routiers, en mépris de Dieu et de nous, faisaient tous les jours et à toute heure, sonner comme en jour de fête les cloches de l'église qui se trouvait dans le château, et qui était très-belle et très-grande, le roi de France, Pepin, ayant fondé à Moissac un monastère de mille moines. Peu de jours après, le comte fit préparer et dresser près du fort des machines qui affaiblirent quelque peu la muraille; mais les ennemis en firent autant et lancèrent des pierres sur nos engins. Cependant, les vénérables hommes, directeurs et maîtres de l'entreprise, savoir, l'évêque de Carcassonne et Guillaume, archidiacre de Paris, ne cessaient de s'occuper de tout ce qui intéressait le succès du siége; de même l'archevêque de Rheims présent à l'armée, dispensant très-souvent et bien volontiers la parole de la prédication aux pélerins, et des exhortations saintes, se livrant humblement aux soins nécessaires à l'issue de l'expédition, et dépensant libéralement de ses propres deniers, se rendait grandement utile à la cause de Jésus-Christ. Un jour, les ennemis sortirent du château et se dirigèrent sur nos machines pour les ruiner; mais le comte accourant suivi de quelques-uns des nôtres, les força de rentrer dans leur fort. Or, ce fut dans ce combat que l'un des assiégés, lançant une flèche à notre comte, le blessa au pied, et qu'ayant pris un jeune chevalier croisé, neveu de l'archevêque de Rheims, les routiers l'entraînèrent après eux, le tuèrent, et nous jetèrent son cadavre honteusement dépecé. Toutefois, le vénérable archevêque, son oncle, bien qu'il aimât ce jeune homme de la plus tendre affection, supportant magnanimement sa mort pour le service du Christ, et dissimulant sa douleur par grande force d'âme, donna à tous ceux qui se trouvaient autour de lui l'exemple d'une merveilleuse patience et bien admirable. Ajoutons qu'au commencement du siége, les Croisés n'ayant pu serrer le château de toutes parts à cause de leur petit nombre, les ennemis en sortaient chaque jour, et gravissant la montagne qui dominait Moissac, ils harcelaient insolemment notre armée: pour lors, nos pélerins montaient contre eux, et se battaient tout le long du jour. Au demeurant, toutes fois que les assiégés tuaient quelqu'un de nos gens, entourant son corps en signe de leur mépris pour nous, chacun d'eux le perçait de sa lance, montrant une telle cruauté qu'il ne leur suffisait de voir à leurs pieds l'un de nos pélerins mort, si en lui faisant de nouvelles blessures, tous tant qu'ils étaient, ils ne poignaient son cadavre à coups d'épée. Ô méprisable combat! ô rage scélérate!
Nous en étions là quand des pélerins de France commencèrent à nous arriver de jour en jour; même l'évêque de Toul, Renauld, survint avec d'autres. Comme donc notre nombre s'accroissait ainsi, nous occupâmes la susdite montagne, et les Croisés continuant de venir peu à peu, comme ils usaient de le faire auparavant, le château fut enfermé presque de toutes parts. N'oublions pas de dire que, quand le siége n'était encore qu'à moitié formé, les ennemis sortant de leurs murailles et montant sur la hauteur, toutes fois qu'ils voyaient l'évêque de Carcassonne prêchant et exhortant le peuple, lançaient à coups d'arbalète des flèches au milieu de la foule qui l'écoutait; mais, par la grâce de Dieu, ils ne purent jamais blesser aucun des assistans. Enfin, vu que nous ne pourrions raconter au long tout ce qui fut fait en ce siége, arrivons à la conclusion. Après que nos machines eurent long-temps battu la place et l'eurent affaiblie, le comte en fit construire une qu'en langue vulgaire on appelle chat; et, lorsqu'elle fut achevée, il ordonna de la traîner proche le fossé du château, lequel était très-large et rempli d'eau. Or, les ennemis avaient élevé des barrières de bois en dehors de ce fossé, et derrière ces barrières ils en avaient creusé un autre, se postant toujours entre les deux, et en sortant fréquemment pour incommoder nos gens. Cependant ladite machine était en mouvement, laquelle était couverte de peaux de bœuf fraîches, pour que les assiégés n'y pussent mettre le feu. D'ailleurs, ils faisaient jouer incessamment contre elle une perrière et cherchaient à la ruiner: voire, quand elle fut établie au premier fossé, au moment où il ne restait plus rien à faire aux nôtres, que de le combler sous la protection du chat, un beau jour, après le coucher du soleil, ils sortirent du château, portant du feu, du bois sec, du chaume, de l'étoupe, des viandes salées, de la graisse, de l'huile et autres instrumens d'incendie, qu'ils lançaient sans discontinuer pour brûler notre engin. Ils avaient en outre des arbalétriers qui faisaient beaucoup de mal à ceux qui le défendaient. Que dirai-je? La flamme s'élança dans les airs, et nous fûmes tous grandement troublés. Or, le comte et Gui, son frère, étaient au nombre de ceux qui cherchaient à sauver la machine. Les ennemis donc faisaient, sans se lasser, tout ce qui pouvait alimenter l'incendie; de leur côté, les nôtres versaient sans relâche, et à grand'peine, de l'eau, du vin, de la terre pour l'éteindre, tandis que d'autres retiraient avec des instrumens de fer les morceaux de viande et les vases pleins d'huile que les assiégés y lançaient. Ce fut de cette manière que nos gens, après d'incroyables souffrances, pour la chaleur et le travail qu'ils avaient à endurer, et qu'on ne pouvait guère voir sans verser des larmes, arrachèrent la machine aux flammes. Le lendemain, les pélerins s'armèrent, abordèrent le château de toutes parts, et pénétrant audacieusement dans le premier fossé, ils brisèrent les barrières de bois élevées derrière, après de grandes fatigues et prouesses soutenues: quant aux ennemis postés entre les barrières et dans les barbacanes, ils les défendaient du mieux qu'ils pouvaient. Cependant, au milieu de l'assaut, l'évêque de Carcassonne et moi, nous parcourions les rangs de l'armée, exhortant les nôtres, tandis que l'archevêque de Rheims, les évêques de Toul et d'Albi, Guillaume, archidiacre de Paris, et l'abbé de Moissac avec quelques moines, et le reste du clergé, se tenaient devant le château sur le penchant de la montagne, revêtus de robes blanches, les pieds nus, ayant devant eux la croix avec les reliques des Saints, et implorant le divin secours, chantaient à très-haute voix et bien dévotement Veni Creator spiritus. Le consolateur ne fut sourd à leurs prières, et dès qu'ils recommencèrent pour la troisième fois le verset de l'hymne où il est dit, Hostem repellas longius, les ennemis épouvantés par la volonté divine, et repoussés dans la place, abandonnèrent les barbacanes, s'enfuirent vers le château, et s'enfermèrent dans l'enceinte des murailles. Ce fut alors que les bourgeois d'un certain château appartenant au Toulousain, voisin de Moissac, et qu'on appelait Castel-Sarrasin, vinrent à notre comte et le lui rendirent. Vers le même temps, il envoya Gui, son frère, et le comte Baudouin, frère de Raimond, avec d'autres gens d'armes, vers une noble forteresse au pouvoir du comte de Toulouse, à cinq lieues de cette ville, située sur la Garonne et nommée Verdun, dont les habitans se rendirent sans nulle condition. Pareillement, tous les châteaux placés aux alentours se rendirent à notre comte, à l'exception d'un seul qu'on appelle Montauban. De plus, les bourgeois de Moissac, apprenant que les castels des environs s'étaient livrés à lui, et voyant qu'ils ne pouvaient résister davantage, lui envoyèrent demander la paix. Sur quoi, le comte considérant que Moissac était encore assez fort pour ne pouvoir être pris sans grande perte des nôtres, et que si elle était enlevée d'assaut, cette ville très-riche et la propriété des moines serait saccagée et détruite; enfin, que tous ceux qui s'y trouvaient périraient indifféremment, il répondit qu'il les recevrait à composition s'ils lui abandonnaient les routiers, plus ceux, sans exception, qui étaient venus de Toulouse pour renforcer la garnison du château, et s'ils lui juraient en outre sur les saints Évangiles qu'à l'avenir ils n'attaqueraient plus les chrétiens. Ce qui ayant été dûment accompli, le comte fut mis en possession de la place, après que les routiers et gens de Toulouse lui eurent été livrés, et la restitua à l'abbé de Moissac, sous la réserve de ce qui appartenait de droit dans ce château aux comtes toulousains. Pour en finir, nous dirons que nos pélerins s'étant saisis des routiers, les tuèrent très-avidement. Ni croyons-nous devoir taire que le château de Moissac, dont le siége avait commencé la veille de l'Assomption de la bienheureuse vierge Marie, fut pris le jour de la Nativité de cette sainte Mère. On reconnaît donc que ce fut par son opération.
Le comte partant de là arrêta d'assiéger un château voisin de Foix, nommé Saverdun, au diocèse de Toulouse, qui s'était soustrait à sa domination, et au moyen duquel le comte de Foix, qui le retenait en sa possession, incommodait beaucoup Pamiers. Dans ces entrefaites, quelques nobles pélerins vinrent d'Allemagne à Carcassonne, et furent conduits à Pamiers par Enguerrand de Boves, à qui, comme nous l'avons dit plus haut, Montfort avait cédé en grande partie les domaines du comte de Foix, et par d'autres chevaliers à nous qui gardaient le pays de Carcassonne. Or ce comte et celui de Toulouse étaient à Saverdun, d'où ils s'enfuirent en apprenant que nos chevaliers avec les Allemands s'avançaient en hâte sur eux; si bien que, sans combat ni condition, Enguerrand recouvra Saverdun. De son côté, notre comte venait de Moissac avec ses troupes; et, comme il fut arrivé près de Saverdun, il alla à Pamiers où se trouvaient les Allemands, tandis que l'armée marcha pour rejoindre Enguerrand. Quant à lui, suivi desdits pélerins, il alla caracoler devant Foix, et revint de là à l'armée, qui s'était acheminée de Saverdun vers Hauterive, dont les habitans avaient pris la fuite à notre approche, et qu'ils avaient laissé désert. Le comte y mit garnison, parce que de cette position il pouvait inquiéter les ennemis, Hauterive étant située entre Foix et Toulouse. Après quoi, il forma le dessein d'envahir les terres du comte de Comminges, et marcha sur un château voisin de Toulouse, nommé Muret, dans une situation très-agréable, sur les bords de la Garonne. À notre arrivée, les habitans eurent peur et s'enfuirent à Toulouse. Mais auparavant, quelques-uns d'entre eux mirent le feu au pont du château, lequel était de bois et fort long, joignant les deux rives de la Garonne, et par où il nous fallait passer. Comme donc nous fûmes parvenus devant la place, et que trouvant ce pont brûlé, nous ne pouvions y entrer, le comte et plusieurs des nôtres se jetant dans le fleuve, qui était profond et rapide, le traversèrent non sans grand danger: pour ce qui est de l'armée, elle campa de l'autre côté de l'eau. Soudain Montfort, avec quelques-uns des siens, courut au pont, éteignit le feu avec beaucoup de peine, et soudain une pluie si abondante vint à tomber du ciel, et la crue du fleuve fut telle que personne ne pouvait le passer sans courir grand risque de perdre la vie. Sur le soir, le noble comte, voyant que presque tous les chevaliers et les plus forts de l'armée avaient traversé l'eau à la nage, et étaient entrés dans le château, mais que les piétons et les invalides n'ayant pu en faire autant étaient restés sur l'autre bord, il appela son maréchal, et il lui dit: «Je veux retourner à l'armée.» À quoi celui-ci répondit: «Que dites-vous? Toute la force de l'armée est dans la place, il n'y a au-delà du fleuve que les pélerins à pied: de plus, l'eau est si haute et si violente que personne ne pourrait la passer, sans compter que les Toulousains viendraient peut-être et vous tueraient, vous et tous les autres.» Mais le comte: «Loin de moi, dit-il, que je fasse ce que vous me conseillez! Les pauvres du Christ sont exposés au couteau de ses ennemis, et moi, je resterais dans le fort! Advienne de moi selon la volonté du Seigneur! J'irai certainement et resterai avec eux.» Aussitôt, sortant du château, il traversa le fleuve, revint à l'armée des gens de pied, et y demeura avec un très-petit nombre de chevaliers, savoir quatre ou cinq, durant plusieurs jours, jusqu'à ce que le pont fût rétabli et qu'elle pût passer toute entière. Ô grande prouesse de ce prince! ô courage invincible! Ainsi, il ne voulut rester dans le château avec ses chevaliers, durant que les pauvres pélerins étaient en danger au milieu des champs.