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Histoire de l'hérésie des Albigeois, et de la sainte guerre entreprise contre eux de l'an 1203 à  l'an 1218

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CHAPITRE LXIV.

Le comte de Montfort occupe Saint-Gaudens et inquiète Toulouse. Le comte Raimond sollicite le secours du roi d'Arragon.

Durant que notre comte séjournait au château de Muret, il vit venir à lui les évêques de Comminges et de Conserans, hommes vénérables et remplis de Dieu, qui portaient à la cause de Jésus-Christ une affection unique, l'avançaient par leurs œuvres, et dont le conseil et l'industrie avaient conduit Montfort en ses opérations. Ils l'avertirent donc de pousser en avant, et qu'il s'emparerait sans coup férir de la plus grande partie de la Gascogne: ce qu'il fit promptement, marchant d'abord contre un château nommé Saint-Gaudens[149], et appartenant au comte de Comminges, dont les habitans l'accueillirent avec joie. Là vinrent à lui les nobles du pays qui lui firent hommage, et reçurent de lui leurs terres. En outre, pénétrant dans les montagnes auprès de Foix, il dévasta en majeure partie les domaines de Roger de Comminges, tandis que l'évêque de Carcassonne, qui était resté avec quelques pélerins dans le château de Muret, travaillait assidûment à le fortifier. Puis ayant terminé les affaires qui l'avaient appelé en Gascogne, le comte revint audit château, n'ayant avec lui de pélerins armés que le comte de Toul et quelques autres chevaliers en très-petit nombre. Bien néanmoins qu'il ne fût suivi que de si peu de monde, il allait souvent faire cavalcade jusqu'aux portes de Toulouse, d'où n'osaient sortir les ennemis, tout innombrables et bien pourvus qu'ils étaient. Lui, cependant, ravageait tout dans les environs et saccageait leurs forteresses sous leurs yeux. Or était cette cité pleine de gens outre mesure, vu que les hérétiques de Béziers, de Carcassonne et de Toulouse, ensemble leurs fauteurs et les routiers, ayant perdu leurs terres par la volonté de Dieu, s'y étaient réfugiés et l'avaient remplie à tel point qu'ils avaient changé les cloîtres de la ville en étables et en écuries, après en avoir chassé moines et chanoines. Ô Toulouse, vrai nid d'hérétiques! ô tabernacle de voleurs! Ni faut-il taire combien elle était alors obsédée et vexée de toutes parts, le comte étant d'un côté à Muret, de l'autre certains chevaliers des nôtres à Verdun, ici le comte Baudouin, et là Gui, frère de Montfort, lesquels ensemble l'entourant de tous sens, et courant chaque jour jusque près de ses portes, ne l'incommodaient pas médiocrement. Pour quoi Raimond qui, déshérité en juste châtiment de ses péchés, avait perdu toutes ses possessions, fors Toulouse et Montauban, s'était enfui près du roi d'Arragon pour lui demander conseil et secours, afin de les recouvrer par son aide. Ô juste jugement du très-juste Seigneur! ô véridique sentence du très-miséricordieux frère Pierre de Castelnau! En effet, cet homme de bien affirmait, comme je l'ai ouï de la bouche de ceux qui le lui avaient souvent entendu dire, que les affaires de Jésus-Christ ne parviendraient jamais à une heureuse issue jusqu'à ce qu'un des prédicateurs catholiques mourût pour la défense de la foi; et plût à Dieu, ajoutait-il, que je fusse le premier frappé par son persécuteur!

Voilà donc que ce misérable comte toulousain, après avoir fait tuer ce très-saint personnage, parce qu'il lui reprochait en face et publiquement ses énormes méfaits, crut avoir échappé au sort qu'il méritait, et s'imagina rentrer dans ses domaines; mais Dieu venant à lui rétribuer sa vengeance et à revancher le sang de son martyr, le traître ne remporta que perte totale et dommage irréparable de ce dont il avait compté retirer grand profit. Et si faut-il noter soigneusement que ce malheureux avait reçu en amitié sans pareille et bien étroite familiarité l'assassin de l'homme de Dieu, tellement que, le menant comme en spectacle avec lui par les villes et châteaux, il disait à chacun: «Celui-ci seul m'aime et seul s'accorde en tout avec mes vœux; c'est lui qui m'a enlevé à la rage de mon ennemi.» Au demeurant, si ledit comte rehaussait de la sorte ce très-cruel homicide, celui-ci était au contraire abhorré même par les animaux muets; et, comme nous l'avons recueilli de la véridique relation de nombre de saints personnages, chanoines de l'église de Toulouse, du jour où le susdit bourreau tua le serviteur de Dieu, jamais chien ne daigna recevoir un morceau de sa main en exécration d'un si grand crime. Ô chose admirable, chose inouïe! Ce que j'en ai dit était pour montrer combien justement le comte de Toulouse fut enfin dépossédé de ses terres.

Les choses en étaient là quand Roger Bernard, fils du comte de Foix, passant avec ses routiers près Carcassonne, un jour qu'il chevauchait sur la route de Narbonne pour surprendre de nos pélerins et les conduire enchaînés à Foix ou les condamner à la mort la plus cruelle, en rencontra quelques-uns qui venaient de France vers notre comte, lesquels, à la vue des ennemis, pensant qu'ils étaient nôtres, marchèrent sans crainte au-devant d'eux. De fait, lesdits traîtres n'oubliaient rien pour assurer le succès de leur méchanceté, allant au petit pas et suivant le grand chemin, si bien qu'il n'était aisé de voir qu'ils n'étaient pas de nos gens. Bref, quand ils se furent mutuellement approchés, soudain les barbares se ruèrent sur les pélerins en faible nombre et sans armes, ne soupçonnant d'ailleurs aucune trahison; puis en tuant plusieurs et les déchirant membre à membre, ils emmenèrent le reste à Foix, où les retenant aux fers et dépeçant leurs corps chétifs en d'horribles tourmens, ils imaginaient chaque jour, et avec diligente étude, nouveaux supplices et non connus pour endolorir leurs captifs. En effet, ils les rouaient par tant de tortures et si affreuses, ainsi que me l'a conté un de nos chevaliers prisonnier comme eux et témoin de leurs souffrances, que leur férocité pourrait se comparer à celle de Dioclétien et de Maximien, ou même être placée au-dessus. Et, pour ne rien dire de leurs moindres cruautés, disons qu'ils se divertissaient à pendre fréquemment les prêtres même et ministres des divins mystères; voire parfois (chose horrible à rapporter) les scélérats les traînaient avec des cordes liées aux parties génitales. Ô monstrueuse barbarie! ô rage sans exemple!

CHAPITRE LXV.

Comment le comte Simon réunit à Pamiers les prélats et barons; décrets et lois qui y furent portés et qu'il promit d'accomplir.

L'an de l'incarnation du Seigneur 1212, au mois de novembre, le comte de Montfort convoqua les évêques et nobles de ses domaines pour tenir un colloque général à Pamiers. L'objet de cette conférence solennelle était que le comte fît rétablir les bonnes mœurs dans le pays qu'il avait acquis et soumis à la sainte Église romaine, qu'il en repoussât bien loin l'ordure d'hérésie qui l'avait infecté tout entier, et y implantât les saines habitudes, tant celles du culte chrétien que celles mêmes de la paix temporelle et de la concorde civile. Aussi bien ces contrées avaient été d'ancienne date ouvertes aux déprédations et rapines de toute espèce; le fort y opprimait le faible, les grands y vexaient les petits. Le noble comte voulut donc instituer coutumes et fixer aux seigneurs limites certaines que nul ne pût transgresser, déterminer comment les chevaliers vivraient à juste titre de revenus légitimes et assurés, et faire en sorte que le menu peuple lui-même pût subsister sous l'aile des seigneurs sans être grevé d'exactions outre mesure. À telle fin furent élues douze personnes qui jurèrent sur les saints Évangiles qu'elles disposeraient, selon leur pouvoir, telles coutumes que l'Église pût jouir de sa liberté, et que tout le pays fût mis bien fermement en meilleur état. De ces douze, quatre appartenaient au clergé, savoir les évêques de Toulouse et de Conserans, un frère templier et un frère hospitalier; quatre étaient des chevaliers de France, et les quatre autres, natifs du pays, comptaient deux chevaliers et deux bourgeois, par lesquels ensemble furent lesdites coutumes tracées et arrêtées en suffisante manière. Au demeurant, pour qu'elles fussent inviolablement observées, le noble comte et tous ses chevaliers firent serment, sur les quatre Évangiles, avant même qu'elles fussent produites, de ne les violer oncques, et enfin, pour majeure garantie, elles furent rédigées par écrit et munies du sceau du comte et de tous les évêques qui étaient là en bon nombre.

Durant que ces choses se passaient à Pamiers, les ennemis de la foi sortirent de Toulouse et commencèrent à courir la Gascogne, faisant tout le mal qu'ils pouvaient. Sur quoi, le vénérable évêque de Comminges, ayant pris avec lui quelques-uns de nos chevaliers, marcha en ces quartiers et les défendit bravement contre les hérétiques. Quant au noble comte, il vint à Carcassonne et de là à Béziers pour y conférer avec l'archevêque de Narbonne sur les divers points qui intéressaient les affaires de Jésus-Christ. Or pendant que nous étions à Béziers, le siége épiscopal de cette ville étant vacant, les chanoines de cette église choisirent d'une commune voix le vénérable archidiacre de Paris, Guillaume, pour leur évêque et pasteur; mais il ne put, par aucune raison, être induit à accepter cette élection.

CHAPITRE LXVI.

Comment le roi d'Arragon vint à Toulouse, et eut une entrevue avec le comte Simon et le légat du siége apostolique.

Aux environs de la fête des rois[150], le roi d'Arragon, Pierre, lequel voulait grandement mal à la cause de l'Église, vint à Toulouse et y recruta chevaliers parmi les excommuniés et les hérétiques. Il manda toutefois à l'archevêque de Narbonne, légat du siége apostolique, et au comte de Montfort, qu'il voulait conférer avec eux et traiter de paix et composition entre ledit comte et les ennemis de la foi. Il fut donc assigné pour cette entrevue, et de mutuel consentement, un jour et un endroit entre Toulouse et Lavaur, où, arrivés que nous fûmes au lieu du concile, le roi se prit à prier l'archevêque de Narbonne et les prélats de restituer leurs domaines aux comtes de Toulouse, de Comminges, de Foix et à Gaston de Béarn. Mais ledit archevêque lui répondit qu'il eût à rédiger par écrit toutes ses demandes, et à les envoyer écrites et scellées aux évêques dans la ville de Lavaur. En outre le roi, après avoir grandement amadoué notre comte, son frère et ses fils, le pria que, pendant huit jours, il se désistât de mal faire à ses ennemis. À quoi ce très-noble personnage et tout plein de courtoisie: «Je ne me désisterai, dit-il, de mal faire; mais, par révérence envers vous, je cesserai de faire bien durant ces huit jours.» Pareillement, le roi promit, au nom des ennemis, que, pendant le temps de la conférence, ils n'attaqueraient les nôtres; ce qui n'empêcha pas que ces hommes sans foi, quand ils surent que nous étions assemblés, commencèrent à courir sur nos terres du côté de Carcassonne (bien qu'ils nous eussent assurés du contraire par l'entremise du roi d'Arragon), y portant le ravage et tuant beaucoup des nôtres. Ô fraude scélérate!

Trois jours après que le roi fut parti du lieu de la conférence pour se rendre à Toulouse, il écrivit ses demandes aux archevêques et évêques dans la teneur qui suit:

«Demandes du roi des Arragonais aux prélats réunis en concile dans la ville de Lavaur.»

«Pour autant qu'on enseigne que notre très-sainte mère l'Église a non seulement des paroles, mais aussi des châtimens, son dévot fils, Pierre, par la miséricorde de Dieu, roi d'Arragon, pour Raimond, comte de Toulouse, lequel désire retourner au giron de notredite mère l'Église, requiert humblement de votre sainteté et la prie instamment, pour qu'en donnant satisfaction personnelle de tous excès quelconques, selon qu'il aura paru convenir à l'Église elle-même, ainsi que des dommages et torts apportés aux diverses églises et aux prélats, suivant ce que la clémence de cette sainte mère jugera devoir enjoindre audit comte, il soit, par grâce et miséricordieusement rétabli dans ses possessions et autres choses qu'il a perdues; que si, par cas, l'Église, en punition des fautes du comte, ne voulait entendre à la demande du roi, il requiert et prie pour le fils comme pour le père, en telle sorte cependant que celui-ci n'en rende pas moins personnelle satisfaction pour tout excès commis, soit en marchant aux frontières des Sarrasins avec chevaliers pour secourir les Chrétiens, soit en allant outre-mer, selon ce que l'Église décidera être le mieux expédient; quant à l'enfant, qu'il soit tenu en sa terre sous garde bien diligente et surveillance très-fidèle, en l'honneur de la sainte Église romaine, jusqu'à tant que signes manifestes se fassent voir chez lui de bonne nature et généreuse.»

«Et parce que le comte de Comminges ne fut oncques hérétique ni défenseur d'iceux, ains plutôt qu'il les a combattus; et d'autant qu'il est dit avoir perdu des domaines pour avoir assisté son seigneur et cousin le comte de Toulouse, demande encore ledit roi, et prie pour lui comme pour un sien vassal, que restitution lui soit octroyée de ses domaines, sauf, pareillement, telle satisfaction que lui commandera l'Église, s'il semble qu'il ait manqué en quelque point.»

«Item, le comte de Foix, vu qu'il n'est ni ne fut hérétique, ledit roi demande pour lui, et prie comme pour son parent bien aimé, auquel sans honte il ne peut faillir, ni justement en tel besoin, qu'en sa faveur et par révérence pour lui il soit réintégré dans ses choses; moyennant toutefois qu'il satisfera à l'Église en tout et pour tout ce en quoi la clémence de cette bonne mère jugera qu'il s'est rendu coupable.

«Item, pour Gaston de Béarn, son vassal, demande le susdit roi et prie affectueusement qu'il soit rétabli dans ses terres et féauté des siens vassaux, d'autant plus qu'il est prêt à obéir et se soumettre aux ordres de l'Église devant juges non suspects, si d'aventure ne nous est loisible ouïr sa cause et l'expédier.

«Au demeurant, pour tout ce qui précède, ledit roi a cru qu'il fallait invoquer miséricorde plutôt que jugement, adressant à votre clémence ses clercs et ses barons, et tenant pour ratifié sur les points ci-contenus quoi que ce soit qu'ordonnerez avec eux; suppliant qu'en ce fait daigniez user d'une telle circonspection et diligence que le secours des susdits barons et du comte de Montfort puisse être bientôt donné aux affaires de la chrétienté dans le pays d'Espagne, pour l'honneur de Dieu et l'agrandissement de notre sainte mère l'Église.

«Donné à Toulouse, le 17e jour avant les calendes de février.»

Réponse du Concile.

«À l'illustre et très-cher en Jésus-Christ, Pierre, par la grâce de Dieu, roi des Arragonais et comte des Barcelonnais, le concile réuni à Lavaur, salut et sincère affection dans le Seigneur. Nous avons vu les pétitions et pièces que votre royale sérénité nous a adressées pour le Comte de Toulouse et son fils, les comtes de Foix, de Comminges, et le noble homme Gaston de Béarn, dans lesquelles lettres, entre autres choses, vous vous dites un dévot fils de l'Église: pour quoi nous rendons actions de grâces au Seigneur Jésus-Christ et à votre grandeur royale, et en tout ce que nous pourrons faire selon Dieu nous admettrons affectueusement vos prières, à cause de ce mutuel amour que notre sainte mère l'Église romaine vous porte, à ce que nous voyons, et vous à elle, non moins que par révérence pour votre Excellence royale. Quant à ce que vous demandez et priez à l'égard du comte de Toulouse, nous avons cru devoir répondre à votre royale sérénité que ce qui touche la cause du comte et de son fils, laquelle dépend du fait de son père, n'a, par autorité supérieure, été du tout laissé à notre décision, vu que ledit comte de Toulouse a fait, sous forme certaine, commettre son affaire par le seigneur pape à l'évêque de Riez et à maître Théodise; à quel sujet, comme nous croyons, vous gardez en fraîche mémoire combien de grâces et pour grandes le seigneur pape accorda audit comte après ses nombreux excès; pareillement quelle faveur le vénérable archevêque de Narbonne, légat du siége apostolique, et pour lors abbé de Cîteaux, fit il y a déjà deux ans, si nous nous en souvenons bien, au même comte, sur votre intercession et en considération de vos prières. En effet, le légat consentait à ce qu'il conservât intactes et tout entières ses seigneuries et propriétés, et que lui demeurassent aussi dans leur intégrité les droits qu'il avait sur les châteaux des autres hérétiques qui faisaient partie de son fief, sans alberge, quête ni chevauchée; en outre, pour ce qui est des châteaux qui appartenaient aux autres hérétiques et n'étaient de son fief, lesquels ce comte disait monter à cinquante, le légat voulait bien encore que la quatrième partie, voire la troisième, tombât en sa possession[151]. Toutefois, méprisant cette grande grâce du seigneur pape, du susdit légat et de l'Église de Dieu, le comte allant droit contre tous les sermens qu'il avait anciennement prêtés aux mains des légats, ajoutant iniquité sur iniquité, crime sur crime, mal sur mal, a attaqué l'Église de Dieu et a porté grandement dommage à la chrétienté, traitant et s'alliant avec les hérétiques et routiers, si bien qu'il s'est rendu indigne de toutes faveurs et de tous bienfaits. Quant à ce que vous demandez pour le comte de Comminges, nous avons jugé devoir en cette façon vous répondre sur ce point, savoir, qu'il nous a été donné à tenir pour certain que, comme il eut, après nombre d'excès et violations de serment, contracté alliance avec les hérétiques et leurs fauteurs, et, d'accord avec ces pestiférés, combattu l'Église, bien qu'il n'eût jamais été lésé en rien, bien qu'ensuite il ait été soigneusement admonesté de se déporter de tels actes, et, revenant au cœur de l'Église, de se réconcilier à l'unité catholique, néanmoins cedit comte a persévéré dans sa méchanceté; en sorte qu'il est retenu dans les liens de l'excommunication et de l'anathême. Même, dit-on, le comte de Toulouse a certifié maintes et maintes fois que ce fut le comte de Comminges qui le poussa à la guerre; d'où il suit que cedit comte fut en cela l'auteur des maux qu'elle a causés en si grand nombre à l'Église. Cependant s'il se montrait tel qu'il méritât le bienfait de l'absolution, après qu'elle lui serait accordée et qu'il aurait le droit d'ester en jugement, l'Église ne lui déniera justice au cas où il aurait quelque plainte à former.

«En outre, votre Grandeur royale demande pour le comte de Foix. À quoi nous répondrons qu'il est constant à son sujet que, depuis long-temps, il a été receleur des hérétiques, d'autant qu'il n'est douteux qu'il faille nommer ainsi ceux qui s'appellent croyans. Le même comte, après ses excès multipliés, après tous ses sermens, le rapt des personnes et des biens, la capture des clercs et leur détention dans les cachots (pour quoi et beaucoup d'autres causes il a été frappé du couteau d'anathême), voire après la grâce que le susdit légat lui avait octroyée en faveur de votre intercession, a fait un sanglant carnage des Croisés qui, dans leur pauvreté et simplicité pieuses, marchaient au service de Dieu contre les hérétiques de Lavaur. Pourtant quelle était cette grâce et combien grande, c'est ce dont votre royale Grandeur se souvient bien, à ce que nous pouvons croire, puisque c'était à sa prière que le légat offrit composition à ce comte; et si cette composition ne fut faite, c'est qu'il ne l'a voulu. Il existe en effet des lettres adressées au comte de Montfort et scellées de votre sceau royal, lesquelles contiennent la clause suivante: «Nous vous disons de plus que si le comte de Foix ne veut se tenir à cette décision, et que par suite vous n'écoutiez point les prières que nous ferions pour lui, nous ne cesserons pour cela d'être en paix avec vous.» Toutefois si cedit comte fait en sorte d'obtenir le bénéfice de l'absolution, et qu'après en avoir mérité la grâce, il se plaigne en quelque point, l'Église ne lui déniera justice.

«Vous demandez encore et priez pour Gaston de Béarn qu'il soit rétabli dans ses domaines et féauté des siens vassaux. Sur quoi nous vous répondrons, pour ne rien dire actuellement d'autres nombreux griefs, ou plutôt innombrables, portés contre lui, qu'allié du moins aux hérétiques et à leurs fauteurs ou défenseurs contre l'Église et les Croisés, il est persécuteur très-notoire des églises et des membres du clergé. Il a été au secours des Toulousains au siége de Castelnaudary; il a près de lui l'assassin de frère Pierre de Castelnau, légat du siége apostolique; il a long-temps retenu en sa compagnie des routiers, et les y tient encore. L'an passé, il les a introduits dans l'église cathédrale d'Oléron, où, ayant coupé la corde qui soutenait la custode du saint Sacrement, ils firent tomber à terre le corps de Notre-Seigneur Jésus-Christ, lequel, chose horrible même à dire seulement, fut répandu sur le pavé. De plus, en infraction de ses sermens, il a usé de violence envers les clercs: pour quoi et plusieurs autres raisons que nous taisons présentement, il a été enchaîné dans les liens de l'excommunication et de l'anathême. Néanmoins, s'il donnait satisfaction à l'Église autant qu'il le doit, et s'il obtenait le bénéfice de l'absolution, on ferait droit à ses plaintes, au cas qu'il en eût quelqu'une à présenter. En effet, sans cette condition, il ne serait convenable à votre royale majesté, très-illustre prince, d'intercéder pour les susdits, tous excommuniés; et pour nous, n'oserions répondre d'autre sorte sur tels faits et telles personnes. À cette cause, admonestons et exhortons en Dieu votre sérénité royale qu'elle daigne avoir en mémoire l'honneur que vous fit le siége apostolique[152] et celui qu'elle fait actuellement à votre illustre beau-frère le roi de Sicile, de même que ce qu'avez promis au seigneur pape lors de votre sacre, et les commandemens qu'en avez reçus. Nous prions le ciel qu'il vous conserve long-temps pour l'honneur de Dieu et de la sainte Église romaine. Que si, par cette réponse de nous, n'était votre royale Majesté bien satisfaite, nous aurons soin de communiquer le tout au seigneur pape pour la révérence et grâce que nous vous portons.

«Donné à Lavaur, le quinzième jour avant les calendes de février.»

Le roi d'Arragon, oyant les réponses de nos prélats, voyant du tout refusées les demandes qu'il avait faites, et qu'il ne pouvait conduire ses vœux à bonne issue, inventa une autre manière de tromperie. Il envoya donc des exprès aux évêques, leur mandant et les priant qu'ils engageassent le comte de Montfort à donner trève au Toulousain et autres ennemis de la foi chrétienne jusqu'à la Pentecôte prochaine ou du moins jusqu'à Pâques: ce dont nos prélats ayant connaissance, ils prirent garde que le roi ne demandait cela pour autre chose sinon pour que la nouvelle de la suspension d'armes vînt jusqu'en France, et que par là se refroidît la dévotion des Croisés. Par ainsi, ils rejetèrent cette pétition comme ils avaient fait les premières. Au demeurant, comme il serait trop long de rapporter par ordre tout ce que ledit roi écrivit, et crurent les nôtres devoir lui répondre, disons en peu de mots que son intention était uniquement de travailler à ce que le comte de Toulouse et autres ennemis de la religion chrétienne fussent réintégrés dans leurs possessions, ou du moins qu'ils obtinssent une trève de nous, pour le motif ci-dessus expliqué. Mais les nôtres, gens bien avisés et persévérans, ne voulurent rendre les terres, ni donner relâche aux traîtres. Sur quoi le roi, voyant qu'il n'avait pu rien gagner, au grand détriment de son renom et honneur, déclara qu'il prenait sous sa protection les excommuniés et les domaines qu'ils tenaient encore; voire, pour pallier un peu sa malice, il appela comme d'abus au siége apostolique. Nos prélats toutefois ne déférèrent nullement à cet appel, pour autant qu'il était, pour causes sans nombre, frivole et sans vertu. Seulement l'archevêque de Narbonne, légat du saint-siége, adressa au roi la lettre suivante:

«Au très-illustre seigneur Pierre, par la grâce de Dieu roi d'Arragon, frère Arnauld, par la miséricorde divine, archevêque de Narbonne, légat du siége apostolique, salut en charité de cœur et par les entrailles de Jésus-Christ. Nous avons appris, non sans grande émotion et amertume d'esprit, que vous vous disposez à prendre sous votre protection et garde, et à défendre contre l'armée du Christ la cité de Toulouse et le château de Montauban, ensemble les terres abandonnées à Satan, à cause du crime d'hérésie et moult autres forfaits bien horribles, séparées de toute communion avec notre mère l'Église, et livrées aux Croisés par l'autorité de Dieu, dont le saint nom y est blasphémé en façon si grave: comme donc ces choses, si elles sont vraies, ce que Dieu ne permette, ne pourraient que nuire non seulement à votre salut, mais à la dignité royale qui est en vous, à votre honneur et gloire; jaloux que nous sommes de votre salut, gloire et renom, nous prions du fond de nos entrailles votre grandeur royale, et charitablement lui conseillons, l'avertissons et exhortons dans le Seigneur et par la puissance de la vertu divine, de la part de notre Dieu rédempteur Jésus-Christ, et de son très-saint vicaire notre seigneur le souverain pontife, dont l'autorité nous est déléguée, vous faisons inhibition, et vous conjurons par tous les moyens en notre pouvoir, afin que, par vous ni par autres, ne receviez ou défendiez les susdites terres, désirant que vous daigniez pourvoir à votre intérêt et au leur, si bien que, ne communiquant avec les excommuniés, les maudits hérétiques et fauteurs d'iceux, il ne vous arrive d'encourir la tache d'anathême. Nous ne voulons, du reste, cacher à votre Sérénité que, si vous croyez devoir laisser aucuns des vôtres pour la défense desdits lieux, comme ils seront pour semblable cas excommuniés de droit, nous vous ferons publiquement déclarer tel, comme défenseur des hérétiques.»

Néanmoins le roi d'Arragon, ne venant en rien à résipiscence, finit en pis ce qu'il avait mal commencé, et prit sous sa protection tous les hérétiques et les comtes excommuniés, savoir ceux de Toulouse, de Comminges et de Foix, Gaston de Béarn, et les chevaliers Toulousains et du Carcassez, qui, dépossédés pour fait d'hérésie, s'étaient réfugiés à Toulouse, plus les habitans de cette cité, recevant le serment de tous, et présumant bien de prendre en garde la ville de Toulouse, qui relève directement du roi de France, comme tout ce qu'ils avaient encore de possessions. Nous ne pensons devoir taire que, tandis que les nôtres étaient au susdit colloque de Lavaur, et bien que le comte de Montfort, par égard pour le roi, eût donné trève aux ennemis pour le temps qu'il durerait, laquelle trève le roi avait pareillement confirmée en leur nom, les traîtres n'en vinrent pas moins, pendant la tenue du concile, courir maintes fois sur nos terres, profitant de ce que nous n'étions sur nos gardes, où, ramassant un ample butin, tuant plusieurs de nos gens, et faisant grand nombre de prisonniers, ils portèrent de tous côtés bien graves dommages. À ce sujet, les nôtres se plaignirent très-souvent au roi, qui ne fit pourtant donner aucune réparation: sur quoi, voyant qu'il s'amusait à prolonger le concile par envoi d'émissaires et de lettres, voire par appels superflus, tout en souffrant que, pendant la trève et la durée de la conférence, les excommuniés, dont il favorisait la cause, nous attaquassent à découvert et à chaque instant, ils quittèrent Lavaur, après avoir écrit ce qui suit au seigneur pape, touchant les affaires générales de l'Église et le susdit concile en particulier:

Lettre du concile de Lavaur au seigneur pape Innocent.

«À leur très-saint père en Jésus-Christ et très-bienheureux seigneur Innocent, par la grâce de Dieu souverain pontife, ses humbles et dévoués serviteurs les archevêques, évêques et autres prélats des églises, réunis à Lavaur pour les affaires de la sainte foi, souhaitent de toute affection longueur de vie et de santé. Pour autant que la langue ni la plume ne nous suffisent pour rendre dignes actions de grâces à la sollicitude de votre paternité, nous prions le distributeur de tout bien qu'il supplée en cet endroit à notre défaut, et vous octroie abondamment toutes les faveurs qu'avez accordées à nous, aux nôtres et autres églises de ces contrées. Comme en effet la peste d'hérésie semée sur elles des anciens jours se fut, de notre temps, accrue à tel point que le culte divin y était tombé en opprobre et dérision, que les hérétiques d'un côté et les routiers de l'autre y violentaient le clergé, et saccageaient les biens ecclésiastiques, et que le prince comme le peuple, donnant en mal sens, y a dévié de la droite ligne de la foi, vous avez employé très-sagement vos armées de Croisés à nettoyer les souillures de cette peste infâme, de même que leur très-chrétien général, le comte de Montfort, athlète de toutes pièces intrépide et champion invincible des combats de Dieu; si bien que l'Église, qui, en ces quartiers, était si misérablement déchue en ruines, commence à relever la tête, et que toute opposition et erreur étant détruites pour majeure partie, ce pays, long-temps rempli des sectateurs du dogme pervers, s'habitue enfin au culte de la divine religion. Toutefois subsistent encore quelques restes de ce fléau empesté, savoir la ville de Toulouse avec quelques châteaux, où, comme les ordures qui tombent dans un égout, vient s'amasser le résidu de la corruption hérétique, et desquels le maître et seigneur, c'est pour dire le comte de Toulouse, qui, depuis longue date, comme il vous a été bien souvent rapporté, s'est montré fauteur et défenseur de l'hérésie, attaque l'Église de toutes les forces qui lui sont demeurées, et s'oppose du plus qu'il peut aux adorateurs de la foi en faveur de ses ennemis: car, depuis le jour où il est revenu d'auprès votre Sainteté, muni d'ordres dans lesquels vous usiez pour lui de miséricorde plus même qu'il n'en avait besoin, l'ange de Satan est entré dans son cœur, comme il appert très-clairement; et, payant d'ingratitude les bienfaits de votre grâce, il n'a rien accompli des choses qu'il avait promises en votre sainte présence: ains a-t-il augmenté outre mesure les péages auxquels il avait souvent renoncé, et s'est tourné du côté de quiconque il a su notre ennemi et celui de l'Église. Espérant sans doute de trouver forces contre elle dans l'assistance d'Othon, ce rebelle à l'Église et à Dieu, il menaçait ouvertement, ainsi qu'on l'assure, et comptant sur son secours, d'extirper de ses possessions l'Église comme le clergé à jamais et radicalement, s'étudiant dès lors à soutenir et caresser plus chaudement encore que par le passé les hérétiques et routiers dont il avait si souvent abjuré le parti. En effet, lorsque l'armée des catholiques assiégeait Lavaur, où était le siége de Satan, et comme la province de la méchante erreur, ledit comte a envoyé au secours des pervers des chevaliers et de ses cliens, outre qu'en un sien château appelé Casser, ont été trouvés et brûlés par les Croisés plus de cinquante hérétiques, plus une immense multitude de leurs croyans. D'abondant, il a appelé contre l'armée de Dieu Savary, ennemi de l'Église, sénéchal du roi d'Angleterre, avec lequel il a osé assiéger dans Castelnaudary le susdit lutteur pour le Christ, le noble comte de Montfort; mais la dextre du Christ le frappant, sa présomption a tourné bien vite à sa honte, tellement qu'une poignée de catholiques a mis en fuite une foule infinie d'ariens. Au demeurant, frustré de son espoir dans Othon et le roi d'Angleterre, comme celui qui s'appuie sur un roseau, il a imaginé une abominable iniquité, et député vers le roi de Maroc, implorant son assistance non seulement pour la ruine de nos contrées, mais pour celle de la chrétienté toute entière: ce qu'a empêché la divine miséricorde. Ayant chassé l'évêque d'Agen de son siége, il l'a dépouillé de tous ses biens, a pris l'abbé de Moissac, et tenu en captivité l'abbé de Montauban presque durant une année. Ses routiers et complices ont soumis à toute espèce de tortures des pélerins clercs et laïques en quantité innombrable; ils les ont retenus long-temps en prison, où quelques-uns sont encore. Et par tous ces faits et gestes ne s'est apaisée sa fureur; sa main est toujours étendue contre nous; en sorte que chaque jour il devient pire que soi-même, et fait à l'Église de Dieu tout le mal qu'il peut par lui, son fils et consorts, les comtes de Foix, de Comminges et Gaston de Béarn, les plus scélérats des hommes et pervers comme lui. Finalement, aujourd'hui que, par suite de la vengeance divine et de la censure ecclésiastique, l'athlète de la foi, le comte très-chrétien s'est emparé par justes et pieux combats de presque toutes leurs terres, en tant qu'ils sont ennemis de Dieu et de l'Église, eux, persistant dans leur malice, et dédaignant de s'humilier sous la puissante main de Dieu, ont eu dernièrement recours au roi d'Arragon, à l'aide duquel ils entendent peut-être circonvenir votre clémence, et faire pièce à l'Église. En effet, ils l'ont amené à Toulouse pour avoir une conférence avec nous qui, du mandat du légat et de vos délégués, nous étions réunis à Lavaur; et ce qu'il a proposé et comment, plus, ce que nous avons cru lui devoir répondre, c'est ce que vous connaîtrez plus à plein par les copies que nous vous envoyons scellées, communiquant le tout à votre sainteté d'un commun avis et d'accord unanime, et par là mettant nos âmes à l'abri du cas où, faute de signification, quelque chose serait omise de ce qui touche aux affaires de la foi. Sachez aussi pour certain que, si le pays enlevé aux susdits tyrans, si justement et avec si grande effusion du sang des Chrétiens, leur était restitué ou à leurs héritiers, non seulement une nouvelle erreur dominerait pire que la première, mais une ruine incalculable deviendrait imminente pour le clergé et pour l'Église. Enfin, ne croyant devoir noter une à une sur la présente page les énormités abominables et les autres crimes des susdits, pour ne paraître composer un volume, nous avons placé dans la bouche des nonces certaines choses qu'ils pourront de vive voix porter jusqu'à vos saintes oreilles.»

Les nonces qui portèrent cette missive au seigneur pape, furent le vénérable évêque de Conserans, l'abbé de Clarac, Guillaume, archidiacre de Paris, maître Théodise, et un certain clerc qui avait été long-temps correcteur des lettres apostoliques, et se nommait Pierre de Marc. Mais avant que lesdits personnages circonspects et discrets fussent arrivés en cour de Rome, le roi d'Arragon avait cherché par envoyés à circonvenir la simplicité apostolique, et substituant le mensonge à la vérité, il avait obtenu des lettres par lesquelles le seigneur pape ordonnait au comte de Montfort de rendre les terres des comtes de Comminges, de Foix, et de Gaston de Béarn, à chacun d'eux, écrivant de plus à l'archevêque de Narbonne en termes qui semblaient révoquer l'indulgence accordée à ceux qui marchaient contre les hérétiques albigeois. Aussi nos nonces trouvèrent-ils d'abord le seigneur pape dur un petit, parce qu'il avait été trop crédule aux fausses suggestions des envoyés du roi d'Arragon; mais ayant ensuite reconnu la vérité par les soins et le rapport des nôtres, il annula tout ce qu'il avait fait à la sollicitation des ambassadeurs du roi, et lui adressa la lettre dont la teneur suit.

Lettre du seigneur pape au roi des Arragonais, pour qu'il ne mette opposition aux affaires de la foi.

«Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à l'illustre Pierre, roi des Arragonais. Que celui dans les mains de qui sont les cœurs de tous les rois t'inspire, sur notre humble prière, de telle sorte qu'écoutant avec prudence ce qu'il nous faut, suivant le mandat apostolique, t'adresser de réprimandes, d'instances et de reproches, tu reçoives ceux-ci avec une piété filiale, comme nous te les faisons avec une paternelle affection; qu'ainsi tu obtempères à nos salutaires avis et conseils, et qu'acceptant la correction apostolique, tu prouves avoir eu une dévotion sincère aux choses contre lesquelles l'effet montre sans aucun doute que tu as failli. Assurément, il est au su de tout le monde, et nous ne pensons pas que ta sérénité puisse ignorer; ou même désavouer, que nous nous sommes étudiés à t'honorer spécialement entre les autres princes chrétiens; par quoi se sont accrus ta puissance et bonne renommée; et plût à Dieu qu'en même temps eussent augmenté pareillement ta prudence et dévotion! ce qui ne te serait moins utile qu'à nous-même agréable. Mais en cela, on te connaît pour n'avoir agi dans ton intérêt, non plus que sous la déférence qu'il te convenait d'avoir envers nous; ains, lorsque les citoyens de Toulouse ont été retranchés du corps de l'Église par le couteau de l'excommunication, comme des membres pourris, et que cette même ville a été frappée d'interdiction pour autant tant que certains d'entre eux sont notoirement hérétiques, d'autres croyans, fauteurs, receleurs et défenseurs d'iceux (outre que d'autres encore que l'armée du Christ, ou pour mieux dire le Christ lui-même, dont ils avaient sur eux attiré la colère par leurs égaremens, a forcés de quitter leur repaire, se sont réfugiés dans ladite cité, comme dans un cloaque pour l'erreur); toi, tu n'as pas craint au grand scandale du peuple chrétien, et au détriment de ta propre gloire, de les recevoir sous ta protection, commettant impiété sous ombre de pitié, et t'écartant de la crainte de Dieu, comme si tu pouvais prévaloir contre le Seigneur, ou détourner sa main étendue sur ceux dont les fautes ont contraint sa colère. C'est pourquoi, ayant tout récemment entendu les propositions faites en notre présence par notre vénérable frère, l'évêque de Ségovie, et notre cher fils Colomb, envoyés de nos légats et du comte de Montfort; ayant pris de plus entière connaissance des lettres à nous adressées d'une et d'autre part, et ayant tenu avec nos frères un conseil, où les affaires de la religion en vos pays ont été soigneusement traitées; voulant d'ailleurs par une paternelle sollicitude pourvoir, en faveur de ta Sérénité, à ton honneur, quant à la gloire du monde, à ton salut, quant au bien de ton âme, à tes intérêts, quant aux choses de la terre, nous t'enjoignons par la vertu du Saint-Esprit, et au nom de la divine grâce et apostolique, que tu abandonnes les susdits Toulousains, nonobstant promesse ou obligation quelconque faite en supercherie de la discipline ecclésiastique, et qu'aussi long-temps qu'ils resteront ce qu'ils sont, tu ne leur donnes conseil, assistance, ni faveur aucune. Que s'ils désirent retourner à l'unité de l'Église, ainsi que l'ont assuré tes envoyés en notre présence, nous donnons ordre dans nos lettres à notre vénérable frère Foulques, évêque de Toulouse, homme de pensers sincères et de vie intègre, lequel obtient bon témoignage, non seulement de ses compatriotes, mais encore des étrangers, nous donnons donc ordre que s'adjoignant deux autres, il réconcilie à l'unité de l'Église ceux qui le voudront de pureté de cœur, de conscience droite et de foi loyale, après avoir reçu d'eux suffisante caution et digne garantie; quant à ceux qui persisteraient dans les ténèbres de leurs erreurs, que le même évêque, pour cause de leur hérétique corruption, les fasse exiler et chasser de la susdite ville, et fasse confisquer tous leurs biens, de sorte qu'ils n'y rentrent en aucun temps, à moins qu'inspirés par le ciel, ils ne prouvent par l'exhibition de bonnes œuvres qu'ils sont vraiment chrétiens selon la foi orthodoxe; et qu'ainsi cette même cité étant réconciliée à l'Église et purifiée, demeure sous la protection du siége apostolique, pour n'être à l'avenir molestée par le comte de Montfort ou autre catholique, mais plutôt défendue et protégée. Mais sommes émerveillé, fâché même, que tu aies fait surprendre un mandement apostolique par tes envoyés, menteurs et fourbes à notre égard, pour la réintégration dans leurs domaines de vos nobles, les comtes de Foix, de Comminges et Gaston de Béarn, tandis que, pour nombreux et grands méfaits nés de leur prédilection envers les hérétiques qu'ils défendent ouvertement, ils sont enlacés dans les liens de l'excommunication: lequel mandement obtenu en cette façon pour semblables gens ne doit tenir, et le révoquons entièrement comme subreptice. Au demeurant, si les susdits désirent, comme ils l'assurent, être réconciliés à l'unité de l'Église, nous donnons par nos lettres ordre à notre vénérable frère, l'archevêque de Narbonne, légat du siége apostolique, que d'eux recevant non seulement la caution du serment, puisqu'ils ont déjà violé les leurs, mais telle autre qu'il jugera convenable, il leur accorde le bénéfice de l'absolution; après quoi, les préliminaires dûment remplis, comme preuves d'une vénérable dévotion, nous aurons soin d'envoyer en ces quartiers un légat à latere, homme honnête, circonspect et ferme, lequel ne déviant à droite ni à gauche, et marchant toujours dans le droit chemin, ait à approuver et confirmer ce qu'il trouvera fait justement, à corriger et réformer les erreurs; qui, enfin, fasse rendre justice entière, tant aux susdits nobles qu'à tout autre plaignant. En attendant, nous voulons et ordonnons qu'une trève solide soit établie et gardée entre toi, tes possessions et le comte de Montfort, mandant mêmement à ce comte qu'il te rende révérencieusement ce qu'il te doit pour les terres qu'il tient de toi. D'ailleurs, nous voulons qu'il soit bien entendu de ton Excellence que, si les Toulousains et susdits nobles croyaient devoir persister encore dans leur erreur, nous exciterons le zèle d'autres Croisés et fidèles serviteurs de l'Église par un renouvellement d'indulgences, pour qu'appuyés de l'assistance divine, s'élevant contre ceux-ci de même que contre tous autres, leurs receleurs et défenseurs plus nuisibles que les hérétiques mêmes, ils marchent au nom du Dieu des batailles, afin d'extirper la peste de l'hérétique perversité. Nous avertissons donc ta Sérénité, la prions instamment, et l'adjurons au nom du Seigneur, pour que tu exécutes promptement ce qui précède, dans les points qui te touchent; ayant à tenir pour certain que, si tu venais à faire autrement, ce que nous ne pouvons croire, tu pourrais encourir un grave et irréparable dommage, plus l'indignation de Dieu que tu attirerais indubitablement sur toi par semblable conduite, outre encore que nous ne pourrions, bien que nous chérissions ta personne, t'épargner ni user de déférence envers toi contre les affaires de la foi chrétienne; et quel danger te menacerait si tu t'opposais à Dieu et à l'Église, surtout en ce qui concerne la religion, pour vouloir empêcher que le saint œuvre soit consommé, c'est ce que peuvent t'apprendre non seulement d'anciens exemples, mais bien aussi des exemples récens. Donné à Latran, le douzième jour avant les calendes de juin, et de notre pontificat l'an dix-neuvième.»

Le concile des prélats réunis à Lavaur étant terminé, le roi d'Arragon étant sorti de Toulouse et y ayant laissé plusieurs de ses chevaliers pour la garde de la ville et le secours des ennemis du Christ, manda peu de jours après à notre comte qu'il voulait avoir une conférence avec lui près de Narbonne; sur quoi le comte voulant montrer sa déférence envers le roi, et lui obéir comme à son seigneur, autant qu'il le pourrait selon Dieu, répondit qu'il se rendrait volontiers à l'entrevue indiquée. Mais le roi n'y vint pas et n'avait jamais eu dessein d'y venir; seulement un grand nombre de routiers et d'hérétiques, tant Arragonais que Toulousains, s'y présentèrent: ce qui faisait craindre qu'ils ne se saisissent par trahison du comte qui devait arriver avec peu de monde. Toutefois, il eut connaissance de ce qui se passait, et se détourna du lieu de la conférence.

CHAPITRE LXVII.

Le roi d'Arragon défie le comte de Montfort par féciaux.

Quelques jours ensuite, ledit roi envoya au comte, par ses hérauts, des lettres dans lesquelles il était dit qu'il le défiait, et qui contenaient toute espèce de menaces. Néanmoins, notre comte, bien que le roi lui fît défi avec tant de superbe, ne voulut endommager en rien les terres du roi, d'où lui venait pourtant chaque jour beaucoup de mal à lui-même et très-notable préjudice, puisque les Catalans pénétraient dans nos possessions et les dévastaient autant qu'il leur était possible. Peu de jours après, il députa vers le roi Lambert de Turey, vaillant chevalier et discret, qu'il chargea de lui demander ce qu'il devait croire touchant le défi que ses gens lui avaient apporté, lui mandant en outre qu'il n'avait jamais commis forfaiture envers lui, et qu'il était prêt à lui rendre tout légitime office de bon vassal. Il lui offrait de plus, au cas où il se plaindrait relativement aux domaines des hérétiques qu'il avait acquis par le secours des Croisés, et au commandement du souverain pontife, de s'en rapporter au jugement du seigneur pape, ou à celui du seigneur archevêque de Narbonne, légat du siége apostolique; même il remit au susdit chevalier des lettres qu'il lui ordonna de présenter au roi, si celui-ci jugeait devoir persévérer dans son obstination, et dont voici le contenu. Le comte écrivait au roi, sans salutation aucune, lui signifiant que puisqu'il persistait dans son obstination et ses défis, après tant d'offres à lui faites de paix et de juste satisfaction, il le défiait à son tour, disant que dorénavant il ne lui serait tenu par nul droit de service, et qu'avec l'aide de Dieu, il se défendrait tant contre lui que contre les autres ennemis de l'Église. Lambert venant donc vers le roi, expliqua par ordre, avec soin et attention, en sa présence et celle d'un grand nombre de barons de ses terres, tout ce que le comte lui avait mis à la bouche; et comme le roi, toujours obstiné, rejetait toute espèce de composition, et ne voulait revenir sur le défi qu'il avait envoyé au comte, soudain notre envoyé présenta les lettres de Montfort à ce sujet, lesquelles furent lues en assemblée générale, tant du roi que de ses barons, et dont la teneur bien comprise mit en grande fureur le roi et les siens. Puis, ayant fait sortir l'envoyé du comte, et le mettant sous bonne garde, l'Arragonais demanda conseil aux autres sur ce qu'il devait faire de cedit messager: sur quoi, quelques-uns de ses barons furent d'avis qu'il envoyât au comte, lui mandant et ordonnant qu'il vînt lui-même en sa cour pour lui rendre ce qu'il lui devait comme à son seigneur, ajoutant que, s'il s'y refusait, ils jugeaient Lambert digne de mort. Le lendemain, celui-ci se présenta de nouveau devant le roi, et répéta soigneusement ce qu'il avait dit la veille au nom du comte, s'offrant même avec audace à défendre en combat singulier, et dans la cour même du roi, la loyauté de son seigneur, au cas où quelques-uns des chevaliers d'Arragon voudraient soutenir que notre comte eût injustement offensé le roi, ou lui eût jamais manqué en la foi promise. Mais nul n'osant l'attaquer, et tous pourtant s'écriant avec emportement contre lui, il fut enfin renvoyé par le roi à la prière de quelques-uns de ses chevaliers, dont il était un peu connu, et retourna vers le comte, après avoir couru maintes fois péril de sa vie. Dès lors, ledit roi, qui par le passé avait déjà persécuté le comte du Christ, mais en secret seulement, commença de le gêner en tout et de le poursuivre ouvertement.

CHAPITRE LXVIII.

Comment Louis, fils du roi de France, prit la croix et amena beaucoup d'autres à la prendre avec lui.

L'an de l'incarnation du Seigneur 1212[153], au mois de février, Louis, fils du roi de France, jeune homme d'une grande douceur et d'un excellent caractère, prit la croix contre les hérétiques. Sur quoi un nombre infini de chevaliers, animés par son exemple et par leur amour pour lui, revêtirent ce signe de la foi vivifiante. Et fut le roi de France grandement marri en apprenant que son fils s'était croisé. Mais il n'entre pas dans notre propos d'exposer la cause d'une telle douleur. Quoi qu'il en puisse être, le roi tint, le 1er jour de carême, une assemblée générale dans la ville de Paris, pour ordonner du dessein de son fils, et pour savoir ceux qui iraient avec lui, combien et quels ils seraient. Or se trouvaient alors à Paris les évêques de Toulouse et de Carcassonne, personnages d'entière sainteté, lesquels étaient pour lors venus en France afin d'avancer les affaires de la foi contre les pestiférés hérétiques. De son côté, le roi d'Arragon, qui portait à ces mêmes affaires tout l'empêchement qu'il pouvait, députa au roi Philippe l'évêque de Barcelone et quelques chevaliers avec lui, à deux causes, savoir, la première, pour que ledit roi lui donnât sa fille en mariage, attendu qu'il voulait répudier sa légitime épouse, fille de Guillaume de Montpellier, qu'il avait même déjà répudiée autant qu'il était en lui; pourquoi celle-ci s'était approchée du seigneur pape, se plaignant que son mari la repoussait injustement, et, par suite, le souverain pontife ayant pris pleine connaissance de la vérité, rendit sentence contre le roi, confirmant son mariage avec cette même reine. L'intention de Pierre, en demandant la fille du roi de France, était de se l'attacher par cette alliance, et d'éloigner son cœur de l'amour de la foi catholique et de l'assistance du comte de Montfort; mais ses envoyés, voyant qu'il était déjà manifeste et public à la cour de Philippe que le seigneur pape avait confirmé le mariage du roi et de la reine d'Arragon, n'osèrent faire mention de celui qu'ils venaient solliciter. Quant au second motif de leur mission, le voici: leur maître communiquant tout-à-fait et ouvertement avec les hérétiques excommuniés, avait pris en sa garde et sous sa protection la ville de Toulouse, qui fut de longue date et était encore un réceptacle et la lanterne des hérétiques, de même que ces méchans et leurs fauteurs; et commettant impiété sous apparence de pitié, il travaillait de tout son pouvoir à ce que la dévotion des pélerins prît un terme, et à ce que le zèle des Croisés se refroidît, voulant que ladite ville et quelques châteaux circonvoisins qui combattaient encore la chrétienté restassent intacts, pour être ensuite à même de détruire et anéantir entièrement tout le saint négoce de la foi. À cette fin, il avait envoyé au roi de France, à la comtesse de Champagne et à beaucoup d'autres personnages, des lettres scellées du sceau d'un grand nombre d'évêques de son royaume, dans lesquelles le seigneur pape montrait l'intention de révoquer l'indulgence qu'il avait accordée contre les Albigeois, et que Pierre faisait publier en France pour éloigner tous les esprits du pélerinage au pays de Provence. Ayant dit ce peu de mots de sa malice, retournons à notre propos.

L'évêque de Barcelone et autres envoyés du roi d'Arragon, lesquels étaient venus pour tâcher d'empêcher qu'on ne se croisât contre les hérétiques, voyant que Louis, fils du roi de France, et un grand nombre de nobles, avaient pris la croix, n'osèrent même sonner mot du motif de l'ambassade relativement au pélerinage contre les Albigeois. Si bien donc que ne faisant rien des choses qui les avaient amenés, ils revinrent vers leur maître, tandis que le roi de France qui, comme nous l'avons dit, avait convoqué ses barons à Paris, disposait tout pour le départ de son fils et des autres qui s'étaient croisés avec lui, et en fixait le jour à l'octave de la résurrection du Seigneur. Que dirai-je? la joie et l'enthousiasme furent extrêmes parmi les Chrétiens; la douleur des hérétiques et leurs craintes furent d'autant bien grandes. Mais, hélas! bientôt après nos chants d'allégresse se changèrent en deuil; le deuil des ennemis devint joie, car l'antique ennemi du genre humain, le diable, sentant que les affaires du Christ étaient quasi à leur terme par les efforts et l'industrie des Croisés, inventa un nouvel artifice pour nuire à l'Église, et voulut empêcher que ce qui le fâchait n'arrivât à une heureuse issue. Il suscita donc au roi de France tant de guerres et de si grandes occupations, qu'il lui fallut retarder l'exécution du religieux projet de son fils et des Croisés.

CHAPITRE LXIX.

Comment Manassès, évêque d'Orléans, et Guillaume son frère, évêque d'Auxerre, prirent la croix.

En ce temps-là, Manassès, évêque d'Orléans, et Guillaume, évêque d'Auxerre, hommes louables en toutes choses et bien fermes, deux grandes lumières de l'Église gallicane en ce siècle, autant dire les plus grandes, et de plus frères germains selon la chair, avaient pris la croix contre les hérétiques; lesquels prélats, voyant la foule des Croisés s'arrêter en France, et sachant que les affaires de la foi étaient d'autant plus en péril que ses ennemis, enhardis par l'inaction des pélerins, montraient les cornes plus fièrement encore que par le passé, rassemblèrent le plus de chevaliers qu'ils purent, et se mirent en route d'une ferveur d'esprit et vertu admirables, prêts à employer non seulement leurs biens, mais encore à s'exposer, s'il le fallait, eux-mêmes aux dangers et à la mort pour le service de Jésus-Christ. Faisant donc diligence, ces hommes remplis de Dieu vinrent droit à Carcassonne, et, par leur arrivée, réjouirent bien fort le noble comte de Montfort et le petit nombre de ceux qui étaient avec lui. Or lesdits évêques trouvèrent les nôtres en un château près de Carcassonne, nommé Fanjaux, où ils séjournèrent peu de jours; après quoi ils se rendirent, avec le comte, au château de Muret près de Toulouse, dont nous avons fait mention ci-dessus. De là ils coururent jusque devant Toulouse pour harceler plus vivement leurs ennemis et ceux du Christ; mais un certain homme d'armes, nommé Alard d'Estrepi, et quelques autres qui ne s'étaient pas assez bien portés aux affaires de la foi, ne voulurent aller avec eux. Sur quoi le comte, qui n'avait assez de monde pour pouvoir faire le siége de Toulouse ou de toute autre place de même force, se décida de faire souvent des courses devant cette ville avec les troupes qu'il avait pour détruire les forteresses des environs, lesquelles étaient nombreuses et fortes, pour déraciner les arbres, extirper les vignes et ruiner les moissons dont le temps approchait; ce qu'il fit comme il se l'était proposé, ayant toujours en sa compagnie les susdits évêques qui s'exposaient chaque jour aux pénibles travaux de la guerre pour le service de Dieu, faisaient en outre à leurs frais d'amples largesses aux chevaliers qui combattaient avec eux pour la cause, rachetaient les captifs, et remplissaient avec sollicitude, comme très-saints personnages qu'ils étaient, les autres offices d'une libérale et pieuse vertu. Au demeurant, comme nous ne pourrions rapporter en détail tout ce qui fut fait alors, disons en peu de mots que les nôtres renversèrent en peu de jours dix-sept citadelles et détruisirent la plus grande partie des arbres, des vignes et des moissons autour de Toulouse. Ni faut-il taire que, durant que les nôtres caracolaient ainsi devant cette ville, les habitans et les routiers qui s'y étaient renfermés, en nombre double de nos gens, faisaient fréquentes sorties et les attaquaient de loin, mais prenaient la fuite chaque fois que les Croisés voulaient les charger. Il y avait près de Toulouse une certaine citadelle, assez faible du reste et mal fortifiée, que quelques-uns de nos chevaliers, savoir Pierre de Sissy, Simon de Lisesnes et Robert de Sartes, lesquels, dès le commencement de la guerre, en avaient supporté les fatigues, prièrent le comte de leur abandonner, pour que, s'y postant à demeure, ils courussent le pays et infestassent sans relâche la cité toulousaine; ce que le comte, bien que malgré lui, leur accorda, vaincu par leurs instances.

Aux environs de la fête de la nativité du bienheureux Jean-Baptiste, Montfort voulut que son aîné, Amaury, fût fait chevalier, et il ordonna, sur l'avis des siens, que la cérémonie fût célébrée le jour de cette fête, à Castelnaudary, entre Toulouse et Carcassonne. Tandis qu'il disposait ces choses, Gui, son frère germain, était occupé au siége d'un certain château, dit Puycelsi[154], au diocèse albigeois, d'où il partit et vint rejoindre le comte son frère, lequel se rendait vitement à Castelnaudary par la route susdite, attendu que la Saint-Jean approchait, avec ses barons et chevaliers. Et nous a semblé bon de rapporter en quelle manière le jeune Amaury fut fait soldat du Christ, comme étant chose nouvelle et du tout inouïe.

CHAPITRE LXX.

Amaury, fils du comte Simon, est fait chevalier.

L'an du Verbe incarné 1213, le noble comte de Montfort, ensemble plusieurs barons et siens chevaliers, se réunirent à Castelnaudary en la fête de la nativité du bienheureux Jean, ayant avec eux les deux prélats susdits et quelques chevaliers étrangers. Or voulut le comte très-chrétien, et il pria l'évêque d'Orléans qu'il fît son aîné chevalier du Christ, et lui baillât la ceinture militaire, ce que le vénérable évêque refusa très-long-temps de faire; mais cédant enfin aux suppliques du comte et des nôtres, il acquiesça à leurs vives demandes. Or, pour ce que Castelnaudary ne pouvait commodément contenir la multitude des assistans, ayant déjà été détruit une ou deux fois, et d'autant que la chaleur était grande, le comte fit dresser plusieurs pavillons dans une belle plaine proche le château. Puis, le jour même de la Saint-Jean, le vénérable évêque d'Orléans revêtit les habits pontificaux pour célébrer la solennité de la messe dans une de ces tentes, en présence des clercs et chevaliers qui devaient s'y réunir; et, comme il était devant l'autel récitant le saint office, le comte prenant son fils aîné Amaury par la main droite, et la comtesse le tenant par la main gauche, ils approchèrent de l'autel et l'offrirent au Seigneur, suppliant le prélat de le faire chevalier au service de Jésus-Christ. Que dirai-je? aussitôt les évêques d'Orléans et d'Auxerre, s'agenouillant devant l'autel, ceignirent l'enfant de la ceinture militaire et entonnèrent en toute dévotion Veni creator spiritus. Ô nouvelle manière de réception et non expérimentée jusqu'à ce jour! Qui aurait pu, à ce spectacle, s'empêcher de pleurer? En cette façon et suivant cet ordre le susdit enfant fut fait chevalier avec grande solennité; après quoi le comte partant de Castelnaudary peu de jours ensuite, suivi de son fils et des évêques, vint courir devant Toulouse, prit quelques-uns des ennemis, et alla à Muret, où, près de lui, se rendirent plusieurs nobles de Gascogne qu'il avait appelés, voulant qu'ils fissent hommage à son jeune fils, comme ils firent. Quelques jours après il quitta Muret et marcha en Gascogne avec Amaury, pour lui en livrer la partie déjà conquise, et, qu'à l'aide de Dieu, il s'emparât du reste. Pour ce qui est des évêques, ils restèrent à Muret, se préparant à en partir le troisième jour et à s'en retourner chez eux, vu qu'avec immense labeur et fortes dépenses, ils avaient louablement accompli leur quarantaine en pélerinage, bien dignes en tous points d'éloges et d'honneur. Sortant donc le troisième jour de Muret, ils tendaient vers Carcassonne lorsque les Toulousains et autres ennemis de la foi, voyant que notre comte gagnait, avec son fils, le pays de Gascogne, et que les évêques, suivis des pélerins en leur compagnie, revenaient en leurs quartiers, saisirent l'occasion d'agir à coup sûr, et sortant en grande troupe de Toulouse, vinrent assiéger certains de nos chevaliers. Or étaient-ce Pierre de Sissy, Simon de Lisesnes et Robert de Sartes, plus quelques autres en petit nombre, lesquels, comme nous l'avons dit plus haut, occupaient, près de Toulouse, une citadelle assez faible et mal fortifiée, dont les ennemis poussèrent vivement le siége, et où nos gens se défendirent de leur mieux. Toutefois, sentant bientôt qu'ils n'étaient à même d'être secourus à temps, puisque le comte avait tourné vers la Gascogne, et que les évêques et les pélerins s'en revenaient en France, après dures extrémités et violentes angoisses ils se rendirent, y mettant néanmoins la condition et garantie que les Toulousains leur laisseraient la vie et les membres. N'oublions pas de dire que les prélats, déjà rendus à Carcassonne, en apprenant la position des nôtres, conseillèrent, avertirent et supplièrent les pélerins de rebrousser chemin avec eux pour leur donner assistance. Ô hommes en tout recommandables! ô gens de pleine vertu! Tous y consentirent, et, sortant de Carcassonne, marchaient en hâte pour secourir les assiégés; mais, en arrivant près de Castelnaudary, on leur dit qu'ils étaient au pouvoir des ennemis, comme cela était réellement. Ce qu'ayant ouï, ils revinrent en grande douleur vers Carcassonne, tandis que les gens de Toulouse y conduisaient leurs prisonniers, où, sur l'heure, ils les firent traîner par les places attelés à leurs chevaux; et, pires que tous les infidèles ensemble, ne déférant à leurs promesses ni à leurs sermens, ils les firent pendre tout dépecés à une potence, bien qu'ils leur eussent donné caution de leurs vies et membres. Ô façon horrible de trahison et de cruauté! Quant au noble comte de Montfort, lequel, ainsi que nous l'avons rapporté, avait conduit son fils en Gascogne, et, par l'aide de Dieu, y avait déjà acquis beaucoup de châteaux et très-forts, à la nouvelle que les Toulousains assiégeaient ses chevaliers, il laissa son fils en ces parties et revint promptement à leur secours; mais avant d'arriver à eux, ils étaient déjà pris et conduits à Toulouse.

Le roi, Pierre d'Arragon, avait, l'hiver passé, député à Rome, insinuant par très-fausse suggestion au seigneur pape que le comte de Montfort avait injustement ravi les terres du comte de Comminges, de Foix et de Gaston de Béarn; il allait jusqu'à dire que ces trois hommes n'avaient jamais été hérétiques, bien qu'il fût très-manifeste qu'ils avaient été fauteurs de l'hérésie et combattu la sainte Église de tous leurs efforts. Il enjôla le seigneur pape au point de lui persuader que les affaires de la foi étaient consommées contre les hérétiques, eux étant au loin mis en fuite et entièrement chassés du pays albigeois, et qu'ainsi il était nécessaire qu'il révoquât pleinement l'indulgence qu'il avait octroyée aux pélerins, et la transportât aux guerres contre les païens d'Espagne ou au secours de la Terre-Sainte. Ô impiété inouïe commise sous ombre même de piété! Or disait ainsi ce très-méchant prince, non qu'il fût en souci des embarras et besoins de la sainte Église, mais, ainsi qu'il l'a démontré par indices bien évidens, pour étouffer et détruire en un moment la cause du Christ qui, après nombre d'années, grands travaux et large effusion du sang chrétien, avait été miraculeusement avancée en ces contrées. Néanmoins, le souverain pontife, trop crédule aux perfides suggestions dudit roi, consentit facilement à ses demandes, et écrivit au comte de Montfort, lui mandant et ordonnant de rendre sans délai, aux comtes de Comminges, de Fois et à Gaston de Béarn, gens très-scélérats et perdus, les terres que, par juste jugement de Dieu, il avait enfin conquises, et par le secours des Croisés. En outre, il révoqua l'indulgence accordée à ceux qui marchaient contre les hérétiques, et, par suite, envoya en France son légat, maître Robert de Corçon, Anglais de nation, muni de plusieurs lettres et indulgences, pour prêcher activement et faire prêcher en assistance du pays de Jérusalem; lequel légat, à son arrivée, exécutant sa mission avec diligente sollicitude, commença à parcourir la France, à tenir des conciles d'archevêques et d'évêques, à instituer des prêcheurs, bref, par tous moyens, à travailler pour la Terre-Sainte. De leur côté, les prédicateurs qui avaient jusque-là poussé les affaires de la foi contre les Albigeois, reçurent de lui l'ordre d'y renoncer et de la tourner à la croisade d'outre-mer; si bien qu'au jugement humain, le saint négoce de la religion contre les pestiférés hérétiques fut presque aboli. En effet, dans toute la France il n'y avait qu'un seul homme, savoir, le vénérable évêque de Carcassonne, personnage d'exquise sainteté, qui s'occupât de cette pieuse entreprise, courant de toutes parts, et faisant tous ses efforts pour qu'elle ne tombât en oubli. Ces choses étant dites par avance sur l'état des choses en France, revenons à la suite de notre narration.

Des lettres apostoliques étant donc émanées de Rome, par lesquelles le seigneur pape ordonnait au comte de Montfort de rendre les domaines des trois nobles susdits, notre comte très-chrétien et les évêques du pays albigeois lui envoyèrent l'évêque de Comminges, Guillaume, archidiacre de Paris, un certain abbé de Clarac, homme non moins prudent que ferme, deux clercs que le seigneur pape avait députés au comte de Montfort, savoir, maître Théodise qui embrassait d'une merveilleuse affection les affaires de la foi, et Pierre de Marc, anciennement notaire apostolique et originaire du diocèse de Nîmes, lesquels tous arrivèrent en cour de Rome. Ils la trouvèrent dure et très-mal disposée en leur endroit, vu que les ambassadeurs du roi d'Arragon, dont quelques-uns y faisaient séjour, avaient fait pencher de leur côté, par fausse suggestion, les esprits de presque tous ceux qui la composaient. Enfin, après beaucoup de peines, le seigneur pape, venant à mieux connaître la vérité, écrivit au roi d'Arragon, et par l'entremise des envoyés du comte, des lettres où il lui reprochait très-âprement d'avoir pris en sa garde et sous sa protection les gens de Toulouse, aussi bien que les autres hérétiques, lui enjoignant très-étroitement, en vertu du Saint-Esprit, de rompre avec eux sans délai, et de ne leur accorder à l'avenir ni secours ni faveur. De plus Sa Sainteté se plaignait par ses lettres de ce que le roi d'Arragon, par diverses suppositions fausses, eût obtenu un mandat apostolique pour la restitution des terres des comtes de Comminges, de Foix et de Gaston de Béarn; à quelles causes il le révoquait comme subreptice. Enfin il commandait, dans la même missive, aux susdits nobles et aux citoyens de Toulouse, de donner satisfaction à Dieu et de revenir à l'unité de l'Église, suivant le conseil et la volonté de l'archevêque de Narbonne, légat du siége apostolique, et de l'évêque Foulques; ordonnant que, s'ils s'y refusaient, les peuples fussent excités contre eux et leurs fauteurs par de nouvelles indulgences. Tel était sommairement le contenu de ces lettres que nos envoyés rapportèrent de Rome.

Cependant le noble comte de Montfort et ses compagnons étaient alors en grande perplexité, presque seuls et quasi du tout désolés, vu qu'un petit nombre seulement de pélerins venait de France à leur secours, si même il en venait. En effet, comme nous l'avons déjà dit, les affaires de la foi étaient presque entièrement oubliées par l'effet des nouvelles prédications du légat que le seigneur pape avait envoyé en France pour une croisade en la Terre-Sainte; de sorte que nuls à peu près ne se croisaient plus contre les pestiférés hérétiques. En outre, le roi Philippe, occupé aux guerres intestines qu'il avait alors à soutenir, ne permettait point que les chevaliers qui s'étaient depuis long-temps disposés à les combattre accomplissent leur vœu. Enfin, on disait dans le pays albigeois, et le bruit commun courait déjà que le roi d'Arragon rassemblait ses armées pour entrer fièrement sur nos terres et en extirper entièrement les soldats du Christ. Le danger se représentant de la sorte, notre comte envoya vers son fils, lequel était en Gascogne au siége d'un château nommé Rochefort[155], lui mandant que, levant ce siége, il vînt en diligence se joindre à lui; car il craignait que, si le roi pénétrait en Gascogne avec ses troupes, il ne lui fût possible de se saisir d'Amaury qui n'avait avec lui que très-peu de Français. Or le miséricordieux Seigneur Jésus qui, dans les occasions, vient toujours au secours des tribulations de ses serviteurs, fit en sorte que le fils obéît à l'ordre de son père sans avoir à rougir d'un siége abandonné, puisque la nuit même où il reçut les lettres du comte les ennemis demandèrent à capituler et offrirent de rendre le château, plus environ soixante prisonniers qu'ils y tenaient dans les fers, pourvu qu'on leur permît de se retirer la vie sauve; ce qu'Amaury, fils du comte, ayant accordé, vu l'urgente nécessité, il se porta en toute hâte vers son père, après avoir laissé dans la place un petit nombre de chevaliers. En ce temps, tout le peuple albigeois était en grand trouble et incertitude, parce que les ennemis de la foi et les chevaliers du roi d'Arragon sortirent de Toulouse où ils avaient long-temps séjourné, parcoururent le pays et rôdèrent autour de nos châteaux, invitant les indigènes à l'apostasie et à la révolte; à quoi passaient plusieurs d'entre eux, sous la garantie du roi d'Arragon dont ils attendaient impatiemment la venue: si bien que nous perdîmes plusieurs places considérables et très-fortes. Vers le même temps, le noble comte de Montfort et les évêques de l'Albigeois envoyèrent deux abbés vers le roi d'Arragon pour lui remettre les lettres du seigneur pape, le suppliant que, suivant le mandat apostolique, il se désistât du secours qu'il accordait à l'hérésie et de ses attaques contre la chrétienté. Sur quoi, plein de ruses et trompeur, il répondit frauduleusement qu'il accomplirait volontiers tous les ordres du souverain pontife; mais, bien qu'il promît toujours de s'y conformer de grand cœur, il ne voulut pourtant rappeler les chevaliers qu'il avait laissés l'hiver précédent à Toulouse pour faire la guerre aux Chrétiens, d'accord avec les gens de cette ville et les autres hérétiques. Au rebours, il en fit passer de nouveaux, rassemblant en outre dans ses possessions tous ceux qu'il pouvait, et engageant même, comme nous l'avons entendu dire, une notable partie de ses terres pour avoir de quoi tenir à gages gens qu'il enverrait à l'appui des hérétiques contre les Croisés. Ô perfide cruauté! ô cruelle perfidie! Car, bien qu'il levât des troupes autant qu'il lui était possible dans le dessein de nous attaquer, il promettait cependant d'obéir au mandat du seigneur pape touchant l'abandon des hérétiques et des excommuniés, et l'injonction de nous laisser tranquilles. Toutefois l'issue a démontré qu'il n'y a prudence ni calcul qui vaillent contre le Seigneur.

Dans le même temps donc, le roi d'Arragon, accouchant enfin des projets d'iniquité qu'il avait conçus contre Jésus-Christ et les siens, dépassa les frontières suivi d'innombrables chevaliers et entra en Gascogne, voulant, s'il se pouvait, rendre aux hérétiques et soumettre mettre à sa domination tout le pays que nous avions conquis par la grâce de Dieu et les efforts des Croisés; puis il marcha vers Toulouse, s'emparant, chemin faisant, de plusieurs châteaux de Gascogne qui se rendirent à lui par la peur qu'inspiraient ses armes. Que dirai-je? Il n'était bruit dans toute la contrée que de l'arrivée du roi. La plus grande partie des gens du pays s'en réjouissaient; un bon nombre apostasiaient et le reste se disposait à en faire autant. L'impie, après avoir, à droite et à gauche, passé par plusieurs castels, arriva devant Muret[156], château noble, mais d'ailleurs assez faible, situé à trois lieues de Toulouse, et qui, malgré ses minces fortifications, était pourtant défendu par trente chevaliers et quelques gens de pied que le comte de Montfort y avait laissés pour le garder, et qui, plus que tous autres, faisaient du mal aux Toulousains. De là, étant venu à Toulouse, le roi rassembla les habitans et autres hérétiques pour aller assiéger Muret.

CHAPITRE LXXI.

Du siége de Muret.

L'an de Notre-Seigneur 1213, le mardi 10 septembre, le roi d'Arragon, Pierre, ayant réuni les comtes de Toulouse, de Comminges et de Foix, ensemble une nombreuse armée d'Arragonais et de Toulousains, assiégea Muret, château situé sur la Garonne, près de Toulouse, à trois lieues de cette ville, du côté de la Gascogne. À leur arrivée, les ennemis entrèrent aussitôt dans le premier faubourg que les assiégés n'avaient pu garnir, vu leur petit nombre, s'étant retranchés tant bien que mal dans l'autre faubourg. Toutefois les ennemis abandonnèrent bientôt le premier. Sans perdre temps, les nôtres envoyèrent vers le noble comte de Montfort, lui faisant savoir qu'ils étaient assiégés, et le priant de leur porter secours, parce qu'ils n'avaient que peu de vivres ou presque point, et qu'ils n'osaient sortir de la place pour en faire. Or, était le comte dans un château nommé Fanjaux, à huit lieues de Muret, se proposant déjà de s'y rendre pour le munir tant d'hommes que de provisions, parce qu'il se doutait de la venue du roi d'Arragon et du siége de Muret. La nuit même où Montfort comptait sortir de Fanjaux, notre comtesse qui s'y trouvait avec lui, eut un songe dont elle fut bien fort effrayée; car il lui semblait que le sang lui coulait de chaque bras en grande abondance; et, comme elle en eut parlé le matin au comte, et lui eut dit qu'elle en était en violent émoi, le comte lui répondit: «Vous parlez bien comme une femme; pensez-vous qu'à la mode des Espagnols nous nous amusions aux songes ou aux augures? Certes, j'aurais beau eu rêver cette même nuit que je serais tué dans l'entreprise que je vais suivre à l'instant, je n'en irais que plus sûrement et plus volontiers, pour contredire d'autant mieux la sottise des Espagnols et des gens de ce pays qui prennent garde aux présages et aux rêves.» Après quoi le comte quitta Fanjaux, et marcha promptement avec les siens vers Saverdun. Il vit, chemin faisant, venir à lui un exprès envoyé par les chevaliers assiégés dans Muret, lequel lui apportait des lettres annonçant que le roi d'Arragon serrait de près ce château. À cette nouvelle, grande fut la joie des nôtres, comptant déjà sur une future victoire, et soudain le comte envoya vers sa femme, qui, se retirant de Fanjaux, se rendit à Carcassonne, et réunit le plus de chevaliers qu'elle put. En outre, il pria un certain chevalier français, savoir le vicomte de Corbeil, lequel, ayant achevé le temps de son pélerinage, s'en retournait chez lui, de revenir en hâte à son secours: ce à quoi il consentit volontiers, et promit de bon cœur de rebrousser chemin. Puis, se mettant en route avec les siens, ledit vicomte vint à Fanjaux, où il trouva quelques chevaliers que la comtesse envoyait à son mari. Quant à Montfort et à sa troupe, se portant en hâte vers Saverdun, ils arrivèrent aux environs d'une abbaye de l'ordre de Cîteaux, nommée Bolbonne, où, se détournant de son chemin, il entra dans l'église pour y faire sa prière, et se recommander lui et les siens à celles des moines; et, après avoir long-temps et longuement prié, il saisit l'épée qui le ceignait, et la posa sur l'autel, disant: «Ô bon Seigneur! ô bénin Jésus! tu m'as choisi, bien qu'indigne, pour conduire ta guerre. En ce jour, je prends mes armes sur ton autel, afin que, combattant pour toi, j'en reçoive justice en cette cause.» Cela dit, il sortit avec les siens, et vint à Saverdun. Or, il avait avec lui sept évêques et trois abbés que l'archevêque de Narbonne, légat du siége apostolique, avait réunis pour traiter de la paix avec le roi d'Arragon; plus, environ trente chevaliers arrivés tout récemment de France pour accomplir leur vœu de pélerinage, entre lesquels était un jeune homme, frère utérin du comte, nommé Guillaume des Barres; et c'est le Seigneur qui l'avait ainsi voulu. Étant à Saverdun, le comte assembla les chevaliers en sa compagnie, et leur demanda conseil sur ce qu'il fallait faire, n'aspirant, pour sa part et bien vivement, comme nous l'avons ensuite entendu de sa propre bouche, qu'à se rendre cette nuit même à Muret, et à y entrer, pour autant que ce loyal prince était grandement inquiet sur le sort des assiégés. Quant aux autres, ils voulurent passer la nuit à Saverdun, parce qu'ils étaient à jeûn et très-fatigués, disant qu'il leur faudrait peut-être se battre chemin faisant. À ce, le comte, qui agissait toujours avec conseil, consentit, bien que malgré lui; puis, le lendemain, à l'aube du jour, appelant son chapelain, et se confessant, il fit son testament qu'il envoya écrit et scellé au seigneur abbé de Bolbonne, mandant et ordonnant que, s'il lui arrivait de périr dans cette guerre, on l'envoyât à Rome pour être confirmé par le seigneur pape. Lorsqu'il fut jour, les évêques qui étaient à Saverdun, le comte et tous les siens se réunirent dans l'église, où l'un des prélats, revêtu aussitôt des sacrés habits, célébra la messe en l'honneur de la bienheureuse Vierge Marie, en laquelle messe tous les évêques excommunièrent le comte de Toulouse et son fils le comte de Comminges, tous leurs fauteurs, auxiliaires et défenseurs; et en cette sentence fut le roi d'Arragon compris indubitablement, bien que les prélats eussent de fait exprès supprimé son nom, puisqu'il était non seulement auxiliaire et défenseur desdits comtes, ains le chef et principal auteur du siége de Muret; en sorte que l'excommunication fut bien aussi lâchée pour lui. Après la messe, le comte et les siens, prenant les armes et sortant de Saverdun, rangèrent l'armée dans une plaine proche le château, au nom de la sainte et indivisible Trinité, et, passant outre, ils vinrent à un certain château dit Hauterive, à moitié route de Saverdun et de Muret. Partant de là, ils arrivèrent en un lieu de difficile passage, entre Hauterive et Muret, où ils pensaient devoir rencontrer les ennemis, vu que le chemin était étroit, inondé et fangeux. Or là tout près se trouvait une église où le comte entra, selon son habitude, pour faire sa prière, dans le temps même que la pluie tombait en abondance, et n'incommodait pas peu nos gens. Mais, durant que le soldat du Christ, je veux dire notre comte, priait de grande ferveur, la pluie cessa, et la nuée fit place à la clarté des cieux. Ô bonté immense du Créateur! Montfort ayant fini son oraison, et étant remonté à cheval avec les siens, ils sortirent du susdit défilé sans trouver d'ennemis, et, avançant toujours, ils arrivèrent jusqu'auprès de Muret, deçà la Garonne, ayant en face, de l'autre côté du fleuve, le roi d'Arragon qui assiégeait Muret avec une armée plus nombreuse que les sables de la mer. À cette vue, nos chevaliers, tous remplis d'ardeur, conseillèrent au comte qu'entrant aussitôt dans la place, il livrât bataille le jour même: ce qu'il ne voulut du tout faire, pour autant qu'il était heure du soir, et qu'hommes et bêtes étaient harassés, tandis que les ennemis étaient frais, voulant d'ailleurs user d'entière humilité, offrir au roi d'Arragon des paroles de paix, et le supplier de ne pas se joindre contre l'Église aux ennemis du Christ. Par toutes ces raisons donc, le comte ne voulut attaquer le même jour, et, traversant le pont, entra dans Muret avec ses troupes, d'où, sur l'heure, nos évêques députèrent vers le roi maints et maints envoyés, le priant et conjurant qu'il daignât prendre en pitié la sainte Église de Dieu; mais le roi, toujours plus obstiné, ne voulut acquiescer à aucune de leurs demandes, ni leur répondre rien qui donnât espoir de paix, comme on le verra plus bas. Finalement survinrent dans la nuit le vicomte de Corbeil et quelques chevaliers français, lesquels, comme nous l'avons dit ci-dessus, arrivaient de Carcassonne, et entrèrent dans Muret. Ni faut-il omettre qu'il ne s'y trouvait assez de vivres pour nourrir les nôtres un seul jour, ainsi qu'il fut vérifié cette même nuit.

CHAPITRE LXXII.

De la savante bataille et très-glorieuse victoire du comte de Montfort et des siens remportée aux champs de Muret sur le roi d'Arragon et les ennemis de la foi.

Le lendemain, au point du jour, le comte se rendit à sa chapelle, située dans la citadelle, pour y entendre la messe, tandis que pour même fin nos évêques et chevaliers allèrent à l'église du bourg; et, après la messe, le comte passa dans le bourg suivi des siens, pour tenir conseil avec eux; lesquels, durant qu'ils parlaient, se tenaient désarmés, d'autant qu'il se traitait en quelque façon de la paix par l'entremise des évêques. Soudain, les prélats, du commun avis de nos gens, voulurent aller pieds déchaux vers le roi, pour le supplier de ne point s'en prendre à l'Église; mais, comme ils eurent envoyé un exprès pour annoncer leur arrivée en telle manière, voilà que plusieurs chevaliers ennemis entrèrent en armes dans le bourg où se tenaient les nôtres, et dont les portes étaient ouvertes, le comte ne permettant point qu'on les fermât. Sur-le-champ, il s'adressa aux évêques, disant: «Vous voyez que vous ne gagnez rien, et qu'il se fait un plus grand tumulte; assez, ou, pour mieux dire, trop d'affronts avons-nous endurés. Il est temps que vous nous donniez licence de combattre.» Les évêques voyant si pressante nécessité, et si urgente, la leur accordèrent donc, et les nôtres sortant du lieu de la conférence, gagnèrent chacun son logis pour s'armer, tandis que le comte se rendait pour même cause à la citadelle. Or, comme il y entrait, et qu'il passait devant sa chapelle, il y jeta un coup-d'œil et vit l'évêque d'Uzès célébrant la messe, et qui, à l'offrande après l'Évangile, disait Dominus vobiscum. Sur quoi, le très-chrétien comte courut aussitôt mettre les genoux en terre, et joignant les mains devant l'évêque, il lui dit: «Je vous donne et vous offre mon âme et mon corps.» Ô dévotion de ce grand prince! Puis entrant dans le fort, il s'arma, et venant derechef vers l'évêque en la susdite chapelle, il s'offrit de nouveau à lui, soi et ses armes. Mais au moment qu'il s'agenouillait devant l'autel, le bracelet d'où pendaient ses bas-cuissarts de fer se rompit par le milieu; sur quoi, cet homme catholique ne sentant nulle peur ni trouble, s'en fit seulement apporter un autre, et sortit du saint lieu, à l'issue duquel on lui conduisit son cheval; et, comme il le montait, se trouvant sur un lieu élevé, d'où il pouvait être vu par les Toulousains en dehors du château, l'animal dressant la tête le frappa et le fit un petit peu chanceler. À cette vue, les Toulousains, pour se moquer de lui, de pousser un grand hurlement, et le comte catholique de dire: «Vous criez et vous gaussez de moi maintenant; allez, je me fie au Seigneur pour compter que, vainqueur, je crierai sur vous jusqu'aux portes de Toulouse. «À ces mots, il monta à cheval, et allant joindre les chevaliers qui étaient dans le bourg, il les trouva armés et prêts au combat. En cet instant, un d'eux lui conseilla de les faire compter pour en savoir le nombre. Auquel le noble Simon: «Il n'en est besoin, dit-il, nous sommes assez pour vaincre nos ennemis par l'aide de Dieu.» Or, tous les nôtres, tant chevaliers que servans à cheval, n'étaient plus de huit cents, tandis qu'on croyait les ennemis monter à cent mille, outre que nous n'avions que très-peu de gens de pieds et presque nuls, auxquels même le comte avait défendu de sortir pendant la bataille.

Tandis donc qu'il causait avec ses gens et parlait du combat, voici que survint l'évêque de Toulouse, ayant mître en tête et aux mains le bois de la croix vivifiante, que les nôtres, descendant aussitôt de cheval, commencèrent chacun à adorer. Mais, voyant qu'en tel hommage on perdait trop de temps, l'évêque de Comminges, homme de merveilleuse sainteté, saisissant la croix dans la main de Foulques, et montant en lieu haut, leur donna la bénédiction, disant: «Allez au nom de Jésus-Christ, et je vous suis témoin, et je reste votre caution au jour du jugement que quiconque succombera en cette glorieuse lutte obtiendra, sans nulle peine de purgatoire, les récompenses éternelles et la béatitude des martyrs, pourvu qu'il soit confessé et contrit, ou du moins ait le ferme dessein de se présenter, sitôt après la bataille, à un prêtre, pour les péchés dont il n'aurait fait encore confession.» Laquelle promesse, sur l'instance de nos chevaliers, ayant été souvent répétée, et à maintes reprises confirmée par les évêques, soudain purifiés de leurs péchés par contrition de cœur et confession de bouche, se pardonnant les uns aux autres tout ce qu'ils pouvaient avoir de mutuels sujets de plainte, ils sortirent du château, et rangés en trois troupes, au nom de la Trinité, intrépides ils s'avancèrent contre les ennemis. Cependant, les évêques et les clercs entrèrent dans l'église, pour prier le Seigneur en faveur de ceux qui s'exposaient en son nom à une mort imminente, et, dans leurs clameurs vers le ciel, ils poussaient avec angoisse de si grands mugissemens qu'ils semblaient hurler plutôt que faire des prières. Les soldats du Christ marchaient donc joyeux vers le lieu du combat, prêts à souffrir pour la gloire non seulement la honte d'une défaite, mais la mort la plus affreuse; et, à leur sortie du château, ils virent les ennemis rangés en bataille, tels qu'un monde tout entier, dans une plaine voisine de Muret. Soudain, le premier escadron se lança audacieusement sur eux, et les enfonça jusqu'au centre. Il fut aussitôt suivi du second, qui pénétra pareillement au milieu des Toulousains, et ce fut dans cette rencontre que périrent le roi d'Arragon[157] et beaucoup des siens avec lui, cet homme orgueilleux s'étant placé dans la seconde ligne, tandis que les rois se mettent ordinairement dans la dernière. En outre, il avait changé ses armes, et avait pris celles d'un autre. Quant à notre comte, voyant que les deux premières troupes des siens s'étaient plongées au milieu des ennemis, et y avaient presque disparu, il chargea sur la gauche le corps innombrable qui lui était opposé, lequel était rangé en bataille le long d'un fossé qui le séparait du comte; et, comme il se ruait sur eux, bien que n'apercevant aucun chemin pour les atteindre, il trouva enfin dans le fossé un sentier très-petit, préparé alors, comme nous le croyons, par la volonté divine, et passant par-là il s'abandonna sur les ennemis, et les enfonça comme un très-vaillant guerrier du Christ. N'oublions de dire qu'au moment où il se jetait contre eux, ils le frappèrent à droite de leurs épées avec tant de force que la violence du coup brisa son étrier gauche, et, comme il voulait percer de l'éperon du pied gauche la couverte de son cheval, l'éperon se rompit aussi et tomba par terre. Pourtant ce vigoureux guerrier ne fut ébranlé, et continua de frapper les ennemis à tour de bras, portant entre autres un coup de poing à l'un d'eux, lequel l'avait touché violemment à la tête, et le faisant cheoir à bas de son cheval. À cette vue, les compagnons dudit chevalier, quoiqu'en grand nombre, et tous les autres bientôt vaincus et mis en désordre, cherchèrent leur salut dans la fuite: sur quoi ceux des nôtres, qui composaient le premier et le second escadron, les poursuivirent sans relâche en leur tuant beaucoup de monde, et sabrant tous ceux qui restaient en arrière, ils en occirent plusieurs milliers. Pour ce qui est du comte et des chevaliers qui étaient avec lui, ils suivaient exprès au petit pas ceux des nôtres qui poussaient ces fuyards, afin que, si les ennemis venaient à se rallier et à reprendre courage, nos gens qui marchaient sur leurs talons, séparés les uns des autres, pussent avoir recours à lui. Ni devons-nous taire que le très-noble Montfort ne daigna frapper un seul des vaincus, du moment qu'il les vit en fuite et tournant le dos au vainqueur. Tandis que ceci se passait, les habitans de Toulouse qui étaient restés à l'armée en nombre infini et prêts à combattre, travaillaient de toutes leurs forces à emporter le château: ce que voyant leur évêque Foulques qui se trouvait dans Muret, cet homme bon et plein de douceur, compatissant à leurs misères, leur envoya un de ses religieux, leur conseillant de se convertir enfin à Dieu leur seigneur, et de déposer les armes sur la promesse qu'il les arracherait à une mort certaine; en foi de quoi, il leur envoya son capuchon, car il était aussi moine. Mais eux, obstinés et aveuglés par l'ordre du ciel, répondirent que le roi d'Arragon nous avait tous battus, et que l'évêque voulait non les sauver, mais les faire périr; puis, enlevant le capuchon à son envoyé, ils le blessèrent grièvement de leurs lances. Au même instant, nos chevaliers revenant du carnage, après une glorieuse victoire, et arrivant sur lesdits Toulousains, en tuèrent plusieurs mille. Après ce, le comte ordonna à quelqu'un des siens de le conduire à l'endroit où le roi d'Arragon avait été tué, ignorant entièrement le lieu et le moment où il était tombé, et y arrivant, il trouva le corps de ce prince gisant tout nu en plein champ, parce que nos gens de pied qui étaient sortis du château, en voyant nos chevaliers victorieux, avaient égorgé tous ceux qu'ils avaient trouvés par terre. Vivant encore, ils l'avaient déjà dépouillé. À la vue du cadavre, le très-piteux comte descendit de cheval, comme un autre David auprès d'un autre Saül. Après quoi, et pour ce que les ennemis de la foi, tant noyés[158] que tués par le glaive, avaient péri au nombre d'environ vingt mille, notre général très-chrétien comprenant qu'un tel miracle venait de la vertu divine et non des forces humaines, marcha nu-pieds vers l'église, de l'endroit même où il était descendu, pour rendre grâces au Tout-Puissant de la victoire qu'il lui avait accordée, donnant même en aumône aux pauvres ses armes et son cheval. Au demeurant, pour que le récit véritable de cette merveilleuse bataille et de notre triomphe glorieux s'imprime davantage au cœur des lecteurs, nous avons cru devoir insérer dans notre livre les lettres que les évêques et abbés qui étaient présens adressèrent à tous les fidèles.

CHAPITRE LXXIII.

Lettres des prélats qui se trouvaient dans l'armée du comte Simon lorsqu'il triompha des ennemis de la foi.

«Gloire à Dieu dans le ciel, et paix sur la terre aux hommes qui aiment la sainte Église de bonne volonté! Le Dieu fort et puissant, le Dieu puissant dans les batailles a octroyé à la sainte Église, le cinquième jour de l'octave de la Nativité de la bienheureuse Vierge Marie, la merveilleuse défaite des ennemis de la foi chrétienne, une glorieuse victoire, un triomphe éclatant; et voici comme.»

«Après la correction charitable que le souverain pontife, dans sa paternelle pitié, avait soigneusement adressée au roi d'Arragon, avec l'expresse défense de ne prêter secours, conseil ni faveur, aux ennemis de la foi, et l'ordre de s'en éloigner sans délai, et de laisser en paix à toujours le comte de Montfort; après la révocation de certaines lettres que les envoyés du roi avaient obtenues par fausse suggestion contre ledit comte pour la restitution des terres des comtes de Foix, de Comminges et de Gaston de Béarn, lesquelles le seigneur pape cassa dès qu'il sut la vérité, comme étant de nulle valeur. Ce même roi, loin de recevoir avec une piété filiale les réprimandes du très-saint père, se révoltant avec superbe contre le mandat apostolique, comme si son cœur se fût davantage endurci, voulut accoucher des fléaux qu'il avait depuis long-temps conçus, bien que les vénérables pères, l'archevêque de Narbonne, légat du siége apostolique, plus l'évêque de Toulouse, lui eussent transmis les lettres et commandemens du souverain pontife. C'est pourquoi, entrant avec son armée dans le pays que l'on avait conquis sur les hérétiques et leurs défenseurs par la vertu de Dieu et le secours des Croisés, il tenta, en violation du mandat apostolique, de le subjuguer, et de le rendre aux ennemis de l'Église; et, s'étant déjà emparé d'une petite partie desdits domaines, tandis que la plus grande portion restante était disposée à l'apostasie, et toute prête à la commettre, rassurée qu'elle était par sa garantie, il réunit les comtes de Toulouse, de Foix et de Comminges, ensemble une nombreuse armée de Toulousains, et vint assiéger le château de Muret trois jours après la Nativité de Notre-Dame. À cette nouvelle, ayant pris conseil des vénérables pères archevêques, évêques et abbés que le vénérable père archevêque de Narbonne, légat du siége apostolique, avait convoqués pour la sainte affaire, et qui s'étaient rendus en diligence à son appel pour en traiter, ainsi que de la paix, tous unanimes et dévoués en Jésus-Christ, Simon, comte de Montfort, ayant avec lui quelques nobles et puissans Croisés qui étaient venus tout récemment de France à son secours, et pour l'assistance du Christ, plus sa famille qui, en sa compagnie, avait dès long-temps travaillé pour la cause divine, marcha vers ladite place, décidé à la défendre vaillamment; et durant que, le jour de mars des susdites octaves, l'armée du Christ arrivait à un certain château nommé Saverdun, le vénérable évêque de Toulouse, auquel le souverain pontife avait confié la réconciliation de ses ouailles, non rebuté de les y avoir engagées trois ou quatre fois, sans qu'elles eussent voulu acquiescer à ses avertissemens, bien que salutaires, et n'eussent rien répondu sinon qu'elles ne voulaient répondre du tout, leur envoya, en même temps qu'au roi, devant Muret, des lettres où il leur signifiait que lesdits prélats venaient pour traiter promptement de la paix et du rétablissement de la bonne intelligence: pour quoi il demandait qu'on lui donnât un sauf-conduit. Mais, comme le lendemain, savoir le jour de mercredi, l'armée fut sortie de Saverdun pour, vu l'urgente nécessité, aller en toute hâte au secours de Muret, et que les évêques se furent décidés à rester dans un château appelé Hauterive, à moitié chemin de Saverdun et de Muret, dont il est également éloigné de deux lieues, afin d'y attendre le retour de leur envoyé, il revint, portant pour réponse, de la part du roi, qu'il ne leur donnerait pas de sauf-conduit, puisqu'ils venaient avec l'armée. Or, ne pouvant se rendre d'une autre manière près de lui, sans courir un danger manifeste à cause de l'état de guerre, ils arrivèrent avec les soldats du Christ dans Muret, où se rendit près de l'évêque de Toulouse, et au nom des habitans de cette ville, le prieur des frères hospitaliers de Toulouse, lui apportant lettres desdits habitans, dans lesquelles il était dit qu'ils étaient de toute façon prêts à faire la volonté du seigneur pape et de leur évêque; ce dont bien leur eût pris si l'effet avait vérifié leurs paroles. Quant au roi, il répondit à ce même prieur qui lui avait été aussitôt renvoyé par l'évêque, qu'il ne donnerait au prélat de sauf-conduit; pourtant que, s'il voulait venir à Toulouse pour parlementer avec les gens de cette cité, il lui accorderait d'y aller; mais il le disait par dérision. À quoi l'évêque: «Il ne convient, dit-il, que le serviteur entre dans les murs d'où son Seigneur a été chassé; ni, certes, ne m'y verra-t-on retourner jusqu'à ce que mon Dieu et mon maître y soit revenu.» Cependant, quand les prélats furent arrivés le susdit jour de mercredi dans Muret avec l'armée, ils envoyèrent, pleins d'une active sollicitude, deux religieux au roi et aux Toulousains, lesquels du roi n'eurent d'autre réponse, en moquerie et mépris des Croisés, sinon que les évêques lui demandaient une conférence en faveur de quatre ribauds qu'ils avaient amenés avec eux. Quant aux Toulousains, ils dirent aux envoyés que le lendemain ils leur répondraient, et, à cette cause, les retinrent jusqu'à ce jour, savoir jeudi, puis pour lors leur répondirent qu'ils étaient alliés du roi d'Arragon, et qu'ils ne feraient rien que d'après sa volonté. À cette nouvelle transmise le matin dudit jour, les évêques et les abbés formèrent le dessein d'aller nu-pieds vers le roi; mais, comme ils eurent envoyé un religieux pour lui annoncer leur venue en telle manière, les portes étant ouvertes, le comte de Montfort et les Croisés désarmés, vu que les susdits prélats parlaient ensemble de la paix, les ennemis de Dieu, courant aux armes, tentèrent frauduleusement et avec insolence d'entrer de force dans le bourg: ce que ne permit la miséricorde divine. Toutefois le comte et les Croisés, voyant qu'ils ne pouvaient, sans grand péril et dommage, différer plus long-temps, après s'être purifiés de leurs péchés, comme il convient aux adorateurs de la foi chrétienne, et avoir fait confession orale, se disposèrent vaillamment au combat, et, venant trouver l'évêque de Toulouse qui remplissait les fonctions de légat par l'ordre du seigneur archevêque de Narbonne, légat du siége apostolique, ils lui demandèrent humblement congé de sortir sur les ennemis de Dieu; puis, l'ayant obtenu, parce que cette chose était impérieusement commandée par la plus stricte nécessité, vu qu'ayant dressé leurs machines et autres engins de guerre, les ennemis se pressaient de loin à l'attaque de la maison où se trouvaient les évêques, et y lançaient de tous côtés avec leurs arbalètes des carreaux, des javelots et des dards, les soldats du Christ, bénis par les évêques en habits pontificaux, et tenant le bois révéré de la croix du Seigneur, sortirent de Muret, rangés en trois corps, au nom de la sainte Trinité. De leur côté, les ennemis, ayant nombreuse troupe et bien grande, quittèrent leurs tentes déjà tout armés, lesquels, malgré leur multitude et leur foule infinie, furent vaillamment attaqués par les cliens de Dieu, confians, malgré leur petit nombre, dans le secours céleste, et guidés par le Très-Haut contre cette armée immense qu'ils ne redoutaient pas. Soudain la vertu du Tout-Puissant brisa ses ennemis par les mains de ses serviteurs, et les anéantit en un moment; ils firent volte-face, prirent la fuite comme la poussière devant l'ouragan, et l'ange du Seigneur était là qui les poursuivait. Les uns, par une course honteuse, échappèrent honteusement au péril de la mort; les autres, évitant nos glaives, vinrent périr dans les flots; un bon nombre fut dévoré par l'épée. Il faut grandement gémir sur l'illustre roi d'Arragon tombé parmi les morts, puisqu'un si noble prince et si puissant, qui, s'il l'eût voulu, eût pu et aurait dû être bien utile à la sainte Église, uni aux ennemis du Christ, attaquait méchamment les amis du Christ et son épouse sacrée. D'ailleurs, durant que les vainqueurs revenaient triomphans du carnage et de la poursuite des ennemis, l'évêque de Toulouse compatissant charitablement et avec miséricorde aux malheurs et à la tuerie de ses ouailles, et désirant en piété de cœur sauver ceux qui, ayant échappé à cette boucherie, étaient encore dans leurs tentes, afin que, châtiés par une si violente correction, ils échappassent du moins au danger qui les pressait, se convertissent au Seigneur, et vécussent pour demeurer dans la foi catholique, il leur envoya par un religieux le froc dont il était vêtu, leur mandant qu'ils déposassent enfin leurs armes et leur férocité, qu'ils vinssent à lui désarmés, et qu'il les préserverait de mort. Persévérant cependant dans leur malice, et s'imaginant, bien que déjà vaincus, qu'ils avaient triomphé du peuple du Christ, non seulement ils méprisèrent d'obéir aux avis de leur pasteur, mais encore frappèrent durement son envoyé, après lui avoir arraché le froc dont il était porteur: sur quoi la milice du Seigneur, courant à eux derechef, les tua, fuyant et dispersés autour de leurs pavillons. L'on ne peut en aucune façon connaître le nombre exact de ceux des ennemis, nobles ou autres, qui ont péri dans la bataille. Pour ce qui est des chevaliers du Christ, un seul a été tué, plus un petit nombre de servans. Que le peuple chrétien tout entier rende donc grâce au Seigneur Jésus du fond du cœur et en esprit de dévotion pour cette grande victoire des Chrétiens; à lui qui, par quelques fidèles, a battu une multitude innombrable d'infidèles, et a donné à la sainte Église de triompher saintement de ses ennemis, honneur et gloire à lui dans les siècles des siècles! Amen. Nous évêques de Toulouse, de même d'Uzès, de Lodève, de Béziers, d'Agde et de Comminges, plus les abbés de Clarac, de Villemagne[159] et de Saint-Thibéri, qui, par l'ordre du vénérable père archevêque de Narbonne, légat du siége apostolique, nous étions réunis, et nous efforcions de suprême étude et diligence à traiter de la paix et du bon accord, nous attestons par le verbe de Dieu que tout ce qui est écrit ci-dessus est vrai, comme choses par nous vues et entendues; les contre-scellons de nos sceaux, d'autant qu'elles sont dignes d'être gardées en éternelle mémoire. Donné à Muret, le lendemain de cette victoire glorieuse, savoir le sixième jour de l'octave de la Nativité de la bienheureuse Vierge Marie, l'an du Seigneur 1213.

CHAPITRE LXXIV.

Comment, après la victoire de Muret, les Toulousains offrirent aux évêques des otages pour obtenir leur réconciliation.

Après la glorieuse victoire et sans exemple remportée à Muret, les sept évêques susnommés et les trois abbés qui étaient encore dans ce château, pensant que les citoyens de Toulouse, épouvantés par un si grand miracle ensemble et châtiment de Dieu, pourraient plus vite et plus aisément être rappelés de leurs erreurs au giron de notre mère l'Église, tentèrent, selon l'injonction, pouvoir et teneur du mandat apostolique, de les ramener par prières, avis et terreur, à la sainte unité romaine. Sur quoi, les Toulousains ayant promis d'accomplir le mandat du seigneur pape, les prélats leur demandèrent de vive voix une suffisante caution de leur obéissance, savoir, deux cents otages pris parmi eux, pour autant qu'ils ne pouvaient en aucune façon se contenter de la garantie du serment, eux ayant à fréquentes reprises transgressé ceux qu'ils avaient donnés pour le même objet. Finalement, après maintes et maintes contestations, ils s'engagèrent à livrer en otages soixante seulement de leurs citoyens; et, bien que leurs évêques, pour plus grande sûreté, en eussent exigé, comme nous l'avons dit, deux cents, à cause de l'étendue de la ville, aussi bien que de l'humeur indomptable et félonne de sa population, d'autant qu'elle avait souffert que faillissent ceux qu'une autre fois on avait pris parmi les plus riches de la cité pour la même cause, les gens de Toulouse ne voulurent par subterfuge en donner que le moindre nombre susdit et pas davantage. Aussitôt les prélats, afin de leur ôter tout prétexte et toute occasion de pallier leurs erreurs, répondirent qu'ils accepteraient volontiers les soixante otages qu'ils offraient, et qu'à cette condition ils les réconcilieraient à l'Église, et les maintiendraient en paix dans l'unité de la foi catholique. Mais eux, ne pouvant plus long-temps cacher leurs méchans desseins, dirent qu'ils n'en bailleraient aucun, dévoilant évidemment par tel refus qu'ils n'en avaient d'abord promis soixante qu'en fraude et supercherie. Ajoutons ici que les hommes d'un certain château au diocèse d'Albi, ayant nom Rabastens, quand ils apprirent notre victoire, déguerpirent tous de peur, et laissèrent la place vide, laquelle fut occupée par Gui, frère du comte de Montfort, à qui elle appartenait, et qui, y ayant envoyé de ses gens, les y mit en garnison. Peu de jours après, survinrent des pélerins de France, mais en petit nombre, savoir, Rodolphe, évêque d'Arras, suivi de quelques chevaliers, ainsi que plusieurs autres pareillement en faible quantité. Quant à notre comte, il se prit, avec toute sa suite, à courir sur les terres du comte de Foix, brûlant le bas bourg de sa ville, comme tout ce qu'ils purent trouver en dehors des forteresses de ses domaines dans les expéditions qu'ils poussèrent plus avant.

CHAPITRE LXXV.

Comment le comte de Montfort envahit les terres du comte de Foix, et de la rébellion de Narbonne et de Montpellier.

Ces choses faites, on vint annoncer à Montfort que certains nobles de Provence, ayant rompu le pacte d'alliance et de paix, vexaient la sainte Église de Dieu, et que faisant en outre le guet sur les voies publiques, ils nuisaient de tout leur pouvoir aux Croisés venant de France. Le comte ayant donc tenu conseil avec les siens, il se décida à descendre en ces quartiers, pour accabler les perturbateurs et purger les routes de ces méchans batteurs d'estrade. Or, comme dans ce dessein, il arriva à Narbonne avec les pélerins en sa compagnie, ceux de cette ville qui avaient toujours porté haine aux affaires du Christ, et s'y étaient maintes fois opposés, bien que secrètement, ne purent par aucune raison être induits à recevoir le comte avec sa suite, ni même celle-ci sans le comte; pour quoi, tous nos gens durent passer la nuit en dehors de Narbonne, dans les jardins et broussailles à l'entour; d'où au lendemain ils partirent pour Béziers, qu'ils quittèrent deux jours après, venant jusqu'à Montpellier, dont les habitans pareils aux Narbonnais en mal-vouloir et malice, ne permirent en nulle sorte au comte ni à ceux qui étaient avec lui d'entrer dans leur ville, pour y loger pendant la nuit, et leur firent en tout comme avaient fait les citoyens de Narbonne. Passant donc outre, ils arrivèrent à Nîmes, où d'abord on ne voulut non plus les accueillir; mais ensuite les gens de cette ville, voyant la grande colère du comte et son indignation, lui ouvrirent leurs portes ainsi qu'à toute sa troupe, et leur rendirent libéralement maints devoirs d'humanité. De là Montfort vint en un certain château de Bagnols, dont le seigneur le reçut honorablement; puis, à la ville de l'Argentière[160], parce qu'il y avait dans ces parties un certain noble, nommé Pons de Montlaur, qui troublait tant qu'il pouvait les évêques du pays, la paix et l'Église; lequel, bien que tous les Croisés se fussent départis d'auprès du comte, et qu'il n'eût avec lui qu'un petit nombre de stipendiés, et l'archevêque de Narbonne, en apprenant son arrivée, eut peur et vint à lui, se livrant soi et ses biens à son bon plaisir. Il y avait en outre du même côté un autre noble, très-puissant mais adonné au mal, savoir, Adhémar de Poitiers[161], qui avait toujours été l'ennemi de la cause chrétienne, et adhérait de cœur au comte de Toulouse. Sachant que Montfort s'approchait, il munit ses châteaux, et rassembla dans l'un d'entre eux le plus de chevaliers qu'il put trouver, afin que, si le comte passait dans les environs, il en sortît avec les siens et l'attaquât; ce que toutefois il n'osa faire, quand le comte fut en vue du château, quoiqu'il ne fût suivi que de très-peu de monde, et que lui, Adhémar, eût beaucoup de chevaliers. Tandis que notre comte était en ces quartiers, le duc de Bourgogne Othon, homme puissant et bon, qui portait grande affection aux affaires de la foi contre les hérétiques, et à Montfort, vint à lui avec le duc de Lyon et l'archevêque de Vienne; et, comme ils étaient tous ensemble auprès de Valence, ils appelèrent à Romans cet ennemi de l'Église, Adhémar, Poitevin, pour y conférer avec eux: lequel s'y rendit, mais ne voulut rien accorder au comte ni au duc des choses qui intéressaient la paix. Ils le mandèrent une seconde fois, sans pouvoir rien gagner encore: ce que voyant le duc de Bourgogne, enflammé de colère contre lui, il promit à notre comte que, si Adhémar ne se conformait en tout aux ordres de l'Église, et à la volonté de Montfort, et qu'il ne donnât bonne garantie de sa soumission, lui, duc, lui déclarerait la guerre de concert avec le comte; même aussitôt il fit venir plusieurs de ses chevaliers pour marcher avec lui contre Adhémar: ce que celui-ci ayant appris, contraint enfin par la nécessité, il se rendit auprès du duc et du comte, s'abandonnant en toutes choses à leur discrétion, et leur livrant de plus pour sûreté quelques siens châteaux dont Montfort remit la garde à Othon. Cependant le vénérable frère, archevêque de Narbonne, homme plein de prévoyance et vertueux de tous points, sur l'avis duquel le duc de Bourgogne était venu au pays de Vienne, le pria de traiter avec lui de l'objet pour lequel il l'avait appelé, savoir, du mariage entre l'aîné du comte, nommé Amaury, et la fille du dauphin, puissant prince et frère germain de ce duc; en quoi, celui-ci acquiesça au conseil et au désir de l'archevêque.

Sur ces entrefaites, les routiers arragonais, et autres ennemis de la foi, commencèrent à courir sur les terres de Montfort, et vinrent jusqu'à Béziers, où ils firent tout le mal qu'il purent: bien plus, quelques-uns des chevaliers de ses domaines tournant à parjure, et retombant dans leur malice innée, rompirent avec Dieu, l'Église et la suzeraineté du comte; pour quoi, ayant achevé les affaires qui l'avaient appelé en Provence, il retourna dans ses possessions[162], et pénétrant aussitôt sur celles de ses ennemis, il poussa jusque devant Toulouse, aux environs de laquelle il séjourna quinze jours, ruinant de fond en comble un bon nombre de forteresses. Les choses en étaient à ce point, quand Robert de Courçon, cardinal et légat du siége apostolique, qui, comme nous l'avons dit plus haut, travaillait en France de tout son pouvoir pour les intérêts de la Terre-Sainte, et nous avait enlevé les prédicateurs qui avaient coutume de prêcher contre les hérétiques albigeois, leur ordonnant d'employer leurs paroles au secours des contrées d'outre mer, nous en rendit quelques-uns, sur l'avis d'hommes sages et bien intentionnés, pour qu'ils reprissent leurs travaux en faveur de la foi et des Croisés de Provence; même, il prit le signe de la croix vivifiante pour combattre les hérétiques toulousains. Quoi plus? La prédication au sujet de la cause chrétienne en France vint enfin à revivre. Beaucoup se croisèrent, et notre comte et les siens purent de nouveau se livrer à la joie.

Nous ne pouvons ni ne devons taire une bien cruelle trahison qui fut commise en ce temps contre le comte Baudouin. Ce comte Baudouin, frère de Raimond et cousin du roi Philippe, bien éloigné de la méchanceté de son frère, et consacrant tous ses efforts à la guerre pour le Christ, assistait de son mieux Montfort et la chrétienté contre son frère et les autres ennemis de la foi. Un jour donc, savoir, le second après le premier dimanche de carême, que ledit comte vint en un certain château du diocèse de Cahors, nommé Olme, les chevaliers de ce château, lesquels étaient ses hommes, envoyèrent aussitôt vers les routiers et quelques autres chevaliers du pays, très-méchans traîtres, lesquels garnissaient un fort voisin, appelé Mont-Léonard, et leur firent dire que Baudouin était dans Olme, leur mandant qu'ils vinssent et qu'ils le leur livreraient sans nul obstacle: ils en donnèrent aussi connaissance à un non moins méchant traître, mais non déclaré, savoir, Rathier de Castelnau, lequel avait de longue date contracté alliance avec le comte de Montfort, et lui avait juré fidélité, lequel même était ami de Baudouin, et à ce titre possédait sa confiance. Que dirai-je? La nuit vint, et ledit comte, plein de sécurité, comme se croyant parmi les siens, se livra au sommeil et au repos, ayant avec lui un certain chevalier de France, nommé Guillaume de Contres, auquel Montfort avait donné Castel-Sarrasin, plus un servant, aussi Français, qui gardait le château de Moissac. Comme donc ils reposaient en diverses maisons séparées les unes des autres, le seigneur du château enleva la clef de la chambre où dormait le comte Baudouin, et fermant la porte, il sortit du château, courut à Rathier, et lui montrant la clef, il lui dit: «Que tardez-vous? Voici que votre ennemi est dans vos mains; hâtez-vous, et je vous le livrerai dormant et désarmé, ni lui seulement, mais plusieurs autres de vos ennemis.» Ce qu'oyant, les routiers grandement s'éjouirent, et volèrent aux portes d'Olme, dont le seigneur ayant convoqué bien secrètement les hommes du château, chef qu'il était de ceux qui voulaient se saisir de Baudouin, demanda vite à chacun combien il logeait des compagnons du comte; puis, cet autre Judas, après s'en être soigneusement informé, fit poster aux portes de chaque maison un nombre de routiers tous armés double de celui de nos gens plongés dans le sommeil et sans défense. Soudain furent allumés une grande quantité de flambeaux, et poussant un grand cri, les traîtres se précipitèrent à l'improviste sur les nôtres, tandis que Rathier de Castelnau et le susdit seigneur d'Olme couraient à la chambre où reposait le comte; et, ouvrant brusquement la porte, le surprenaient dormant, sans armes, voire tout nu. D'autre part, quelques-uns des siens, dispersés dans la place, furent tués, plusieurs furent pris, un certain nombre échappa par la fuite: ni faut-il omettre que l'un d'eux qui était tombé vivant en leurs mains, et auquel les bourreaux avaient promis sous serment d'épargner la vie et les membres, fut occis dans une église où il avait ensuite été se cacher. Quant au comte Baudouin, ils le conduisirent dans un château à lui, au diocèse de Cahors, nommé Montèves, dont les habitans, méchans et félons qu'ils étaient, reçurent de bon cœur les routiers, qui emmenaient leur seigneur prisonnier. Sur l'heure, ceux-ci lui dirent de leur faire livrer la tour du château, que quelques Français gardaient par son ordre; ce qu'il leur défendit toutefois très-strictement de faire pour quelque motif que ce fût, quand même ils le verraient pendre à un gibet, leur commandant de se défendre vigoureusement jusqu'à ce qu'ils eussent secours du noble comte de Montfort. Ô vertu de prince! ô merveilleuse force d'âme! À cet ordre, les routiers entrèrent en grande rage, et le firent jeûner pendant deux jours; après quoi, le comte fit appeler en diligence un chapelain, auquel il se confessa, et demanda la sainte communion; mais, comme le prêtre lui apportait le divin Sacrement, survint le plus mauvais de ces coquins, jurant et protestant avec violence que Baudouin ne mangerait ni ne boirait, jusqu'à ce qu'il rendît un des leurs qu'il avait pris et retenait dans les fers. Auquel le comte: «Je n'ai demandé, dit-il, cruel que tu es, ni pain ni vin, ni pièce de viande pour nourrir mon corps; je ne veux, pour le salut de mon âme, que la communion du divin mystère.» Derechef le bourreau se mit à jurer qu'il ne mangerait ni ne boirait, à moins qu'il ne fît ce qu'il demandait. «Eh bien, dit alors le noble comte, puisqu'il ne m'est permis de recevoir le saint Sacrement, que du moins l'on me montre l'Eucharistie, gage de mon salut, pour qu'en cette vue je contemple mon Sauveur.» Puis, le chapelain l'ayant levée en l'air et la lui montrant, il se mit à genoux et l'adora de dévotion bien ardente. Cependant ceux qui étaient dans la tour du château, craignant d'être mis à mort, la livrèrent aux routiers, après en avoir toutefois reçu le serment qu'il les laisseraient sortir sains et saufs: mais ces bien méchans traîtres, méprisant leur promesse, les condamnèrent aussitôt à la mort ignominieuse du gibet; après quoi, saisissant le comte Baudouin, ils le conduisirent en un certain château du comte de Toulouse, nommé Montauban, où ils le retinrent dans les fers, en attendant l'arrivée de Raimond, lequel vint peu de jours après, ayant avec lui ces scélérats et félons, savoir, le comte de Foix et Roger Bernard son fils, plus, un certain chevalier des terres du roi d'Arragon, nommé Bernard de Portelles; et, sur l'heure, il ordonna que son très-noble frère fût extrait de Montauban. Or ce qui suit, qui pourra jamais le lire ou l'entendre sans verser des larmes? Soudain, le comte de Foix et son fils, bien digne de la malice de son père, avec Bernard de Portelles, attachèrent une corde au cou de l'illustre prince pour le pendre du consentement, que dis-je, par l'ordre du comte de Toulouse: ce que voyant cet homme très-chrétien, il demanda avec instance et humblement la confession et le viatique; mais ces chiens très-cruels les lui refusèrent absolument. Lors le soldat du Christ; «puis, dit-il, qu'il ne m'est permis de me présenter à un prêtre, Dieu m'est témoin que je veux mourir avec la ferme et ardente volonté de défendre toujours la chrétienté et monseigneur le comte de Montfort, mourant à son service et pour son service.» À peine avait-il achevé que les trois susdits traîtres, l'élevant de terre, le pendirent à un noyer. Ô cruauté inouïe! ô nouveau Caïn! Et si dirai-je, pire que Caïn, j'entends le comte de Toulouse, auquel il ne suffit de faire périr son frère, et quel frère! s'il ne le condamnait à l'atrocité sans exemple d'une telle mort!

CHAPITRE LXXVI.

Amaury et les citoyens de Narbonne reçoivent dans leurs murs les ennemis du comte de Montfort, et lui, pour cette cause, dévaste leur territoire.

Vers ce même temps, Amaury, seigneur de Narbonne, et les citoyens de cette ville, lesquels n'avaient jamais aimé la cause de Jésus-Christ, accouchant enfin des iniquités qu'ils avaient long-temps avant conçues, s'éloignèrent manifestement de Dieu, et reçurent dans leur ville les routiers, les Arragonais et les Catalans, afin de chasser, s'ils le pouvaient, par leur aide, le noble comte de Montfort que les Catalans et les Arragonais poursuivaient en vengeance de leur roi. Du reste, les gens de Narbonne commirent tel forfait, non que le comte les attaquât ou les eût lésés en quoi que ce fût, mais parce qu'ils pensaient qu'à l'avenir il ne lui viendrait plus de renforts de Croisés. Toutefois celui qui attrape les sages dans leurs finesses en avait autrement disposé, puisque, durant que tous nos ennemis étaient réunis dans Narbonne pour se jeter ensemble sur Montfort et le peu de monde qu'il avait avec lui, voilà que soudain des pélerins survinrent de France, savoir, Guillaume Des Barres, homme d'un courage éprouvé, et plusieurs chevaliers à sa suite, dont la jonction et le secours permirent à notre comte d'aller dans le voisinage de Narbonne, et de dévaster les domaines d'Amaury, comme de lui enlever presque tous ses châteaux. Or, un jour que notre comte avait décidé de se présenter devant Narbonne, et qu'ayant armé tous les siens rangés en trois troupes, lui-même en tête s'était approché des portes de la ville, nos ennemis en étant sortis et s'étant postés à l'entrée de la ville, cet invincible guerrier, c'est-à-dire Montfort, voulut se lancer à l'instant sur eux à travers un passage ardu et inaccessible; mais ceux-ci, qui étaient placés sur une éminence, le frappèrent si violemment de leurs lances que la selle de son cheval s'étant rompue, il tomba par terre; et, courant de toutes parts pour le prendre ou pour le tuer, ils auraient fait l'un ou l'autre, si les nôtres, ayant volé à son secours, ne l'eussent remis sur pied par la grâce de Dieu et après beaucoup de vaillans efforts. Puis Guillaume, qui se trouvait à l'arrière-garde, se ruant avec tous nos gens sur les ennemis, les força de rentrer à toutes jambes dans Narbonne; après quoi le comte et les siens retournèrent au lieu d'où ils étaient venus le même jour.

CHAPITRE LXXVII.

Comment Pierre de Bénévent, légat du siége apostolique, réconcilie à l'Église les comtes de Foix et de Comminges[163].

Pendant que ceci se passait, maître Pierre de Bénévent, cardinal, légat du siége apostolique au pays de Narbonne, venait pour mettre ordre à ce qui intéressait la paix et la foi, lequel, ayant appris la conduite des Narbonnais, leur manda et ordonna très-strictement de garder trève à l'égard du comte de Montfort jusqu'à son arrivée, mandant également à celui-ci de ne faire aucun tort aux gens de Narbonne. Peu de jours ensuite, il s'y rendit, après toutefois qu'il eut vu notre comte, et qu'il eut conféré soigneusement avec lui. Aussitôt les ennemis de la foi, savoir les comtes de Foix et de Comminges, et beaucoup d'autres qui avaient été justement dépossédés, vinrent trouver le légat pour le supplier de les rétablir dans leurs domaines. Sur quoi, plein de prudence et de discrétion, il les réconcilia tous à l'Église, recevant d'eux non seulement la garantie sous serment d'obéir aux ordres apostoliques, mais aussi certains châteaux très-forts qu'ils avaient encore entre les mains. Les choses en étaient là quand les hommes de Moissac livrèrent la ville par trahison au comte de Toulouse, et ceux qui se trouvaient dans Moissac, au nom de Montfort, se retirèrent dans la citadelle qui était faible et mal défendue. Là, ils furent assiégés par Raimond, suivi d'une grande multitude de routiers, pendant trois semaines de suite; mais les nôtres, bien qu'en petit nombre, firent une vigoureuse résistance. Quant au noble comte, en apprenant ce qui se passait, il partit à l'instant même, et marcha en toute hâte à leur secours: pour quoi le Toulousain et sa troupe, ensemble plusieurs des gens dudit lieu, principaux auteurs de cette noire trahison, s'enfuirent bien vite dès qu'ils eurent vent de l'arrivée de Montfort, levant le siége qu'ils avaient poussé si long-temps. Sachant leur fuite, notre comte et sa suite descendirent du côté d'Agen pour prendre d'assaut, s'il était possible, un château nommé le Mas, sur les confins du diocèse agénois, lequel, dans cette même année, avait fait apostasie. En effet, le roi Jean d'Angleterre, qui avait toujours été l'ennemi de la cause de Jésus-Christ et du comte de Montfort, s'étant, à cette époque, rendu au pays d'Agen, plusieurs nobles de ces quartiers, dans l'espérance qu'il leur baillerait bonne aide, s'éloignèrent de Dieu, et secouèrent la domination du comte; mais, par la grâce de Dieu, ils furent ensuite frustrés de leur espoir. Montfort donc, se portant rapidement sur ledit château, vint en un lieu où il lui fallut passer la Garonne, n'ayant que quelques barques mal équipées; et, comme les habitans de la Réole, château appartenant au roi d'Angleterre, avaient remonté le fleuve sur des nefs armées en guerre, pour s'opposer au passage des nôtres, ils entrèrent dans l'eau, et la traversèrent librement, malgré les ennemis; puis, arrivant au château du Mas, après l'avoir assiégé trois jours, ils s'en revinrent à Narbonne, parce qu'ils n'avaient point de machines, et que le comte ne pouvait continuer le siége, vu que l'ordre du légat le rappelait de ce côté.

CHAPITRE LXXVIII.

L'évêque de Carcassonne revient de France avec une grands multitude de pélerins.

L'an du Verbe incarné 1214, le vénérable évêque de Carcassonne qui avait travaillé toute l'année précédente aux affaires de la foi contre les hérétiques, en parcourant la France et prêchant la croisade, se mit en route vers les pays albigeois aux environs de l'octave de la Résurrection du Seigneur. En effet, il avait assigné le jour du départ à tous les Croisés, tant à ceux qu'il avait réunis qu'à ceux qui avaient pris la croix des mains de maître Jacques de Vitry, homme en toutes choses bien louable, et de certains autres pieux personnages, de façon qu'étant tous rassemblés dans la quinzaine de Pâques, ils partissent avec lui pour venir par la route de Lyon contre les pestiférés hérétiques. De son côté, maître Robert de Courçon, légat du siége apostolique, et le vénérable archidiacre Guillaume, fixèrent aux Croisés un autre jour pour qu'ils arrivassent à Béziers dans la même quinzaine de Pâques, en suivant un autre chemin. Venant donc de Nevers, l'évêque de Carcassonne et les susdits pélerins arrivèrent heureusement à Montpellier, et moi j'étais avec ce prélat. Là, nous trouvâmes l'archidiacre de Paris et les Croisés qui venaient avec lui de France. Quant au cardinal, savoir maître Robert de Courçon, il était occupé à quelques affaires dans le pays du Puy. Partant de Montpellier, nous vînmes près de Béziers au château de Saint-Thibéri, où arriva à notre rencontre le noble comte de Montfort. Or, nous étions environ cent pélerins, tant à pied qu'à cheval, parmi lesquels un d'entre les chevaliers était le vicomte de Châteaudun et plusieurs autres chevaliers qu'il n'est besoin de compter par le menu. Nous éloignant des environs de Béziers, nous vînmes à Carcassonne, où nous restâmes quelques jours. Et faut-il notablement remarquer et tenir pour miracles tous les événemens de cette année. Comme nous l'avons dit, quand le susdit Pierre de Bénévent arriva au pays albigeois, les Arragonais et Catalans s'étaient réunis à Narbonne contre la chrétienté et le comte de Montfort: pour quelle cause notre comte restait près de cette ville, et ne pouvait s'en éloigner souvent, parce qu'aussitôt les ennemis dévastaient toute la contrée environnante, bien que les Toulousains, les Arragonais et les Quercinois lui suscitassent, en beaucoup d'endroits loin de là, guerres grandement fâcheuses. Mais tandis que l'athlète du Christ souffrait de telles tribulations, celui qui baille secours dans les occasions ne lui manqua dans l'adversité, puisque, dans le même espace de temps, le légat vint de Rome et des pélerins de France. Ô riche abondance de la miséricorde divine! car, selon l'avis de plusieurs, les pélerins n'eussent rien fait de considérable sans le légat, ni lui sans eux n'eût fait si bonne besogne. En effet, les ennemis de la foi ne lui eussent obéi s'ils ne les avaient craints; et réciproquement, si le légat n'était venu, les pélerins n'auraient pu gagner que peu de chose sur tant d'ennemis et si puissans. Il arriva donc, par l'ordre du Dieu miséricordieux, que, durant que le légat alléchait et retenait par une fraude pieuse ceux qui s'étaient rassemblés dans Narbonne, le comte de Montfort et les Croisés français purent passer vers Cahors et Agen, et librement attaquer leurs ennemis ou mieux ceux du Christ. Ô, je le répète, pieuse fraude du légat! ô piété frauduleuse!

CHAPITRE LXXIX.

Gui de Montfort et les pélerins envahissent et saccagent les terres de Rathier de Castelnau.

Après que les susdits pélerins eurent demeuré quelques jours à Carcassonne, le noble comte de Montfort les pria de marcher avec l'évêque de cette ville et son frère Germain, Gui, du côté du Rouergue et du Quercy, pour dévaster totalement tant les terres de Rathier de Castelnau, qui avait si cruellement trahi le très-noble et très-chrétien comte Baudouin, que celles d'autres ennemis du Christ. Pour lui, il descendit avec son fils aîné, Amaury, jusqu'à Valence, où il trouva le duc de Bourgogne et le dauphin; et ayant arrêté avec eux l'alliance dont nous avons déjà parlé, il emmena la demoiselle à Carcassonne, vu que le temps n'était propre à la célébration des noces, et qu'il ne pouvait séjourner long-temps en ces quartiers à cause des nombreux embarras de la guerre; et là fut célébré le mariage. De leur côté, les pélerins qui avaient déjà quitté Carcassonne et pénétré dans le diocèse de Cahors, ravagèrent les terres des ennemis de la foi, lesquels de peur avaient décampé. Ni faut-il omettre que comme nous passions par l'évêché de Rhodez, nous arrivâmes à un certain château, nommé Maurillac, dont les habitans voulurent faire résistance, parce qu'il était d'une force merveilleuse et presque inaccessible. Or, maître Robert de Courçon, légat du siége apostolique, dont il est fait mention plus haut, était venu tout récemment de France joindre l'armée, et aussitôt son arrivée, les nôtres approchèrent de la place qu'ils pressèrent vivement. Sur quoi, les assiégés, voyant qu'ils ne pourraient tenir long-temps, se rendirent le même jour au légat, s'abandonnant en tout à sa discrétion; et fut le château sur son ordre renversé de fond en comble par les Croisés. Ajoutons qu'on y trouva sept hérétiques de la secte dite des Vaudois, lesquels, amenés devant maître Robert, confessèrent pleinement leur incrédulité, et furent par nos pélerins frappés et brûlés avec grande joie. Après cela, on annonça à notre comte que certains chevaliers de l'Agénois, qui s'étaient l'an passé soustraits à sa suzeraineté, s'étaient retranchés dans un château nommé Montpezat. Quoi plus? Nous allâmes pour l'assiéger; mais eux, apprenant l'arrivée des Croisés, eurent peur et s'enfuirent, laissant désert leur château, que nos gens détruisirent entièrement; puis, partant de Montpezat, le comte s'enfonça dans le diocèse d'Agen pour reprendre les places qui, l'année précédente, avaient secoué sa domination, et toutes de peur firent leur soumission, avant même qu'il se présentât devant elles, à l'exception d'un certain château noble, appelé Marmande. Néanmoins, pour plus grande sûreté, et dans la crainte qu'elles ne fissent nouvelle apostasie selon leur usage, le comte eut soin que presque toutes les murailles et citadelles fussent jetées bas, ne conservant qu'un petit nombre des plus fortes qu'il garnit de Français, et voulut tenir en état de défense. Venant enfin à Marmande, il trouva ce château muni par un chevalier du roi d'Angleterre, qui y avait conduit quelques servans, et avait planté sa bannière au sommet de la tour, dans l'intention de nous résister. Mais à l'approche des nôtres, lesquels de première arrivée insultèrent ses remparts, ceux de Marmande après une faible défense prirent la fuite, et, montant sur des barques, ils descendirent la Garonne jusqu'à un château voisin, appartenant au roi d'Angleterre, et nommé la Réole, tandis que les servans de ce prince, venus pour défendre la place, se mirent à l'abri dans le fort. Sur ce, les nôtres entrant dans le bourg le mirent au pillage, et permirent aux servans qui étaient dans la tour de s'en aller sains et saufs. Après quoi, le comte revint à Agen, n'ayant pas cette fois détruit tout-à-fait le château, d'après l'avis des siens, parce qu'il était très-noble et situé à l'extrémité de ses domaines, mais seulement une partie des murailles et les tours, à l'exception de la plus grande où il mit garnison.

Il y avait dans le territoire d'Agen un château noble et bien fort, appelé Casseneuil, assis au pied d'une montagne, dans une plaine très-agréable, entouré de roches et de sources vives, lequel était un des principaux refuges des hérétiques, et l'avait été de longue date. Davantage étaient ses habitans en grande partie larrons et routiers, parjures et gorgés de toutes sortes de péchés et de crimes. En effet, ils s'étaient une et deux fois déjà rendus à la chrétienté, et pour la troisième fois cherchaient à lui résister ainsi qu'à notre comte, bien que leur seigneur suzerain, Hugues de Rovignan, frère de l'évêque d'Agen, eût été admis dans l'amitié et familiarité du comte. Ce même Hugues ayant cette année trahi ses sermens et rompu l'intime alliance qui l'unissait à Montfort, s'était avec les siens traîtreusement éloigné de lui comme de Dieu, et avait reçu dans son château un grand nombre de méchans tels que lui. Le comte donc arrivant devant Casseneuil, la veille de la fête des apôtres saint Pierre et saint Paul, en fit le siége d'un côté, et campa sur la hauteur; car son armée n'était pas assez considérable pour enfermer entièrement la place. Puis ayant fait, peu de jours ensuite, dresser des machines pour battre les murs, elles eurent bientôt ruiné beaucoup des maisons du château par leur jeu continuel contre les remparts et la ville. Enfin des pélerins étant survenus quelques jours après, il descendit la montagne, et vint fixer ses tentes dans la plaine, n'ayant avec lui qu'une partie de ses gens, et en laissant plusieurs sur la hauteur en compagnie du très-noble et vaillant jouvencel, Amaury, son fils, et de Gui, évêque de Carcassonne, lequel remplissant à l'armée les fonctions de légat, travaillait de grande ardeur et très-efficacement au succès de l'entreprise. Mêmement, du côté où il s'était posté, le comte fit établir des machines dites perrières, qui, jouant nuit et jour, affaiblirent sensiblement les remparts. Une nuit, vers l'aurore, une troupe des ennemis sortant du château gravirent la montagne pour se jeter ensemble sur les nôtres, et venant au pavillon où reposait Amaury, fils de Simon, ils se ruèrent avec violence sur lui, afin de le prendre ou de le tuer, s'ils pouvaient; mais les pélerins étant accourus les attaquèrent vaillamment et les forcèrent de rentrer dans la place. Tandis que ces choses se passaient audit siége, le roi Jean d'Angleterre, lequel, mécontent de l'exhérédation de son neveu, fils du Toulousain, jalousait nos victoires, s'était porté en ces quartiers, savoir, à Périgueux, avec une puissante armée, ayant près de lui plusieurs de nos ennemis qui s'étaient réfugiés devers sa personne, et qui avaient été dépossédés par le juste jugement de Dieu; lesquels il recueillit et garda long-temps en sa compagnie, au scandale des chrétiens et détriment de son propre honneur. Sur quoi, les assiégés lui envoyaient courriers sur courriers pour lui demander secours, et lui-même par exprès les excitait vivement à se défendre. Que dirai-je? le bruit courut bien fort parmi nous que le roi Jean voulait nous attaquer; et peut-être l'eût-il fait, s'il eût osé. Quant à l'intrépide comte de Montfort, il ne s'effraya nullement de ces rumeurs, et se décida fermement de ne pas lever le siége, quand même ledit roi viendrait contre lui, mais de le combattre pour sa défense et celle des siens. Toutefois, usant de meilleur avis, Jean n'essaya rien des projets qu'on lui attribuait et qu'il pouvait bien avoir formés. N'oublions point de dire que maître Robert de Courçon, cardinal, légat du siége apostolique, arriva à l'armée devant Casseneuil, et durant le peu de jours qu'il y resta, travailla de tout son pouvoir à la prise du château, plein de bonne volonté qu'il était. Cependant, les affaires de la mission qui lui était confiée l'ayant rappelé ailleurs, il n'attendit pas que la place fût tombée en notre pouvoir. Nos gens donc poussant toujours le siége, et ayant endommagé en grande partie les murailles au moyen des machines, une nuit, le comte convoqua quelques-uns des principaux de l'armée, et faisant venir un artisan charpentier, il lui demanda de quelle manière il fallait s'y prendre pour aborder les remparts et donner l'assaut: car il y avait un fossé profond et rempli d'eau entre le château et le camp, que l'on devait absolument passer pour atteindre jusqu'aux murs, et le pont manquait, d'autant que les ennemis l'avaient ruiné en dehors avant notre arrivée. Après beaucoup d'avis différens, on s'accorda finalement sur celui dudit artisan, à construire un pont de bois et de claies, qui, poussé à travers l'eau par un admirable artifice, sur de grands tonneaux, transporterait nos soldats à l'autre bord. Aussitôt le vénérable évêque de Carcassonne, qui travaillait nuit et jour aux choses concernant le siége, afin d'en hâter l'issue, rassembla une foule de pélerins, et fit apporter du bois en abondance pour faire ce pont. Puis, quand il fut achevé, les nôtres ayant pris les armes se préparèrent à l'assaut, et poussant cette nouvelle machine jusqu'à l'eau, ils l'y amenèrent; mais à peine l'eut-elle touchée, qu'entraînée par son poids, et pour autant que la rive d'où elle avait été lancée était très-haute, elle tomba si violemment au fond, qu'on ne put en aucune façon l'en retirer ni la soulever à la surface; si bien que tout notre travail fut en un moment perdu. Peu de jours après, les Croisés construisirent un second pont d'une autre sorte, pour essayer de passer le fossé, apprêtant en outre quelques nacelles qui devaient transporter une portion de nos gens, bien qu'avec grand danger: et quand tous les préparatifs furent terminés, ils s'armèrent et traînèrent ce pont jusqu'au bord, tandis que d'autres montaient sur les barques, et que les assiégés faisaient jouer sans relâche les nombreuses perrières qu'ils avaient. Quoi plus? les nôtres réussirent bien à jeter leur pont sur l'eau; mais ils n'y gagnèrent rien, pour ce qu'il était trop petit et du tout insuffisant: d'où vint qu'ils s'attristaient à force, et qu'au rebours les ennemis étaient tout joyeux. Cependant, le comte, plein de constance, et ne se désespérant point pour ces contre-temps, rassembla ses ouvriers, les consola, et leur ordonna de chercher à préparer d'autres machines pour traverser l'eau: sur quoi, leur maître en imagina une vraiment admirable et toute nouvelle. En effet, faisant apporter une immense quantité de bois énormes, et construire d'abord, sur de grandes pièces de charpente, comme une vaste maison pareillement en bois, ayant un toit de claies non aigu, mais plat, il éleva ensuite au milieu de ce toit une façon de tour très-haute, faite de bois et de claies, au sommet de laquelle il ménagea cinq gîtes pour y loger les arbalétriers; puis, autour et sur le toit, il dressa une espèce de muraille aussi en claies, afin que pussent se placer derrière un bon nombre des nôtres qui défendraient la tour, et qui tiendraient de l'eau dans de larges vases pour éteindre le feu si les ennemis en jetaient. Enfin, il recouvrit tout le devant de la machine avec des cuirs de bœuf, afin d'empêcher par cette autre précaution qu'ils ne vinssent à l'incendier. Tous ces apprêts étant achevés, nos gens commencèrent à tirer et pousser vers l'eau cette monstrueuse bâtisse, et bien que les assiégés lançassent contre elle une grêle de grosses pierres, ils ne purent par la grâce de Dieu l'endommager que très-peu ou point du tout. Après quoi, l'ayant conduite jusqu'au bord du fossé, ils apportèrent dans des paniers force terre et morceaux de bois pour jeter dans l'eau, et tandis que ceux qui étaient à couvert et libres de leur armure sous le toit inférieur, remplissaient le fossé, les arbalétriers et autres postés dans les abris du haut, empêchaient les efforts des ennemis pour nuire à notre travail. En outre, une nuit que quelques-uns d'entre eux, ayant garni une petite barque de sarmens secs, de viande salée, de graisse et d'autres appareils d'incendie, voulurent l'envoyer contre notre machine pour y mettre le feu, ils manquèrent leur coup, parce que nos servans brûlèrent cette barque même. Quoi plus? Les nôtres comblant toujours le fossé, ladite machine arriva vers l'autre bord à sec et sans dommage; car ils la poussaient en avant à mesure qu'ils remplissaient le fossé. Ni fut-il possible aux assiégés de réussir, un jour de dimanche que voyant leur perte s'approcher d'autant, ils lancèrent contre elle des brandons enflammés pour la réduire en cendres, vu que nos gens les éteignirent à force d'eau. Finalement, comme ils étaient déjà assez près des ennemis pour qu'ils pussent mutuellement s'attaquer à coups de lance, le comte, craignant que ceux-ci ne brûlassent la machine pendant la nuit, fit ce même dimanche armer les siens aux approches du soir, et les appela tous à l'assaut au son des trompettes, pendant que, de leur côté, l'évêque de Carcassonne et les clercs qui étaient dans l'armée avec lui se rassemblaient sur la hauteur voisine du château, pour crier vers le Seigneur et le prier en faveur des combattans. Sur l'heure donc, nos gens étant entrés dans la machine, et ayant rompu les claies qui en recouvraient le devant, passèrent bravement le fossé aux chants du clergé qui entonnait dévotement Veni Creator spiritus. Quant aux ennemis, voyant l'élan des nôtres, ils se retirèrent dans l'enceinte de leurs murs, et commencèrent à les gêner fort par une continuelle batterie de pierres qu'ils leur lançaient par dessus le rempart, outre que n'ayant pas d'échelles et la nuit étant tout proche, nous ne pûmes l'escalader. Toutefois, logés maintenant dans une certaine petite plate-forme entre les murailles et le fossé, nous détruisîmes pendant la nuit les barbacanes que les assiégés avaient construites en dehors de la place; et, le lendemain, nos ouvriers ayant employé toute la journée à faire des échelles et autres machines pour donner l'assaut le troisième jour, les gens de guerre routiers qui étaient dans le château, témoins de ces préparatifs, eurent peur, sortirent en armes comme pour nous attaquer, et prirent tous la fuite, sans pouvoir être atteints par ceux des nôtres qui les poursuivirent long-temps. Mais le reste de l'armée abordant la place à minuit, et y entrant de force, les nôtres passèrent au fil de l'épée ceux qu'ils purent trouver, mettant tout à feu et à sang: pour quoi soit en toutes choses béni le Seigneur qui nous livra quelques impies, bien que non pas tous. Cela fait, le comte fit raser jusqu'au sol le pourtour des murs du château; et ainsi fut pris et ruiné Casseneuil, le dix-huitième jour du mois d'août, à la louange de Dieu, à qui soient honneur et gloire dans les siècles des siècles.

CHAPITRE LXXX.

De la destruction du château de Dome, au diocèse de Périgueux, lequel appartient à ce méchant tyran Gérard de Cahusac.

Ces choses ainsi menées, on fit savoir à notre comte qu'il y avait au diocèse de Périgueux des châteaux habités par des ennemis de la paix et de la foi, comme de fait ils l'étaient. Il forma donc le dessein de marcher sus et de s'en emparer, afin que, par la grâce de Dieu et le secours des pélerins, chassant les routiers et larrons, il rendît le repos aux églises, ou, pour mieux dire, à tout le Périgord. D'ailleurs, tous les ennemis du Christ et de notre comte, ayant appris que Casseneuil était tombé en son pouvoir, furent frappés d'une telle terreur qu'ils n'osèrent l'attendre en nulle forteresse, si puissante qu'elle fût. L'armée donc, partant de Casseneuil, vint à l'un des susdits châteaux appelé Dome[164], qu'elle trouva vide et sans défenseurs. Or, c'était une place noble et bien forte, située sur la Dordogne, dans un lieu très-agréable. Aussitôt notre comte en fit saper et renverser la tour, laquelle était très-élevée, très-belle, et fortifiée presque jusqu'à son faîte. À une demi-lieue était un autre château quasi inexpugnable, appelé Montfort, dont le seigneur, ayant nom Bernard de Casenac, homme très-cruel et plus méchant que tous les autres, s'était enfui de peur, et avait abandonné son château. Et si nombreuses étaient les cruautés, les rapines, les énormités de ce scélérat, et si grandes qu'on pourrait à peine y croire ou même les imaginer; outre qu'étant fait de cette sorte, le diable lui avait baillé un aide semblable à lui, savoir sa femme, sœur du vicomte de Turenne, seconde Jézabel, ou plutôt plus barbare cent fois que celle-ci, laquelle dame était la pire entre toutes les méchantes femmes, et l'égale de son mari en malice et férocité. Tous les deux donc, aussi pervers l'un que l'autre, dépouillaient, voire détruisaient les églises, attaquaient les pélerins, et dépeçaient les membres à leurs malheureuses victimes; si bien que, dans un seul couvent de moines noirs, nommé Sarlat, les nôtres trouvèrent cent cinquante hommes et femmes que le tyran et sa digne moitié avaient mutilés, soit en leur coupant les mains ou les pieds, soit en leur crevant les yeux ou leur taillant les autres membres. En effet, la femme du bourreau, renonçant à toute pitié, faisait trancher aux pauvres femmes ou les mamelles ou les pouces pour les empêcher de travailler. Ô cruauté inouïe! Mais laissons cela, d'autant que nous ne pourrions exprimer que la millième partie des crimes de ce Bernard et de son épouse, et retournons à notre propos.

Le château de Dome étant détruit et renversé, notre comte voulut aussi ruiner celui de Montfort, lequel appartenait, comme nous l'avons dit, à ce tyran: pourquoi l'évêque de Carcassonne, qui se livrait tout entier au labeur de la cause du Christ, prenant avec lui une troupe de pélerins, partit sur l'heure, et fit raser ce château, dont les murs étaient si forts qu'on pouvait à peine les entamer, le ciment étant devenu aussi dur que la pierre; en sorte que les nôtres furent obligés d'employer bon nombre de jours à les jeter bas. Le matin, les pélerins allaient à l'ouvrage, et le soir revenaient au camp; car l'armée ne s'était point éloignée de Dome, où elle se trouvait plus commodément et en meilleure position. Il y avait en outre près de Montfort un autre castel, nommé Castelnau, qui égalait tous les autres en malice, et que la crainte des Croisés avait fait abandonner de ses habitans. Le comte décida de l'occuper, afin de pouvoir mieux contenir les perturbateurs, et il fit comme il le voulait. Il y avait encore un quatrième château, nommé Bainac, dont le seigneur était un très-méchant et très-dangereux oppresseur de l'Église. Le comte lui donna le choix ou de restituer tout ce qu'il avait enlevé injustement dans un terme qu'il lui fixa, ou de faire raser ses remparts: pour quoi faire on lui accorda une trève de plusieurs jours; mais comme, dans cet intervalle, il ne fit point restitution de ses rapines, Montfort ordonna qu'on démolît la forteresse de son château; ce qui fut exécuté pour la tour et pour les murailles, malgré le tyran et à sa grande douleur, alléguant, comme il faisait, qu'on ne devait ruiner sa citadelle, pour autant qu'il était le seul dans le pays qui aidât le roi de France contre le roi des Anglais. Toutefois, le comte sachant que ces allégations étaient vaines et du tout frivoles, il ne voulut se désister de ses volontés premières: même déjà le tyran avait exposé semblables prétentions au roi Philippe, dont il ne put rien obtenir. De cette façon, furent subjugués ces quatre châteaux, savoir, Dome, Montfort, Castelnau et Bainac, où, depuis cent ans et plus, Satan avait établi résidence, et desquels était sortie l'iniquité qui couvrit ces contrées. Ces places donc étant subjuguées par les efforts des pélerins et la valeur experte du comte de Montfort, la paix et la tranquillité furent rendues non seulement au Périgord, mais encore au Quercy, à l'Agénois et au Limousin en grande partie. Puis, ayant achevé leur expédition pour la gloire du nom de Jésus-Christ, le comte et l'armée retournèrent du côté d'Agen, où, profitant de l'occasion, ils renversèrent les forteresses situées dans ce diocèse. C'est alors que vint le comte à Figeac pour juger, au nom du roi de France, les procès, et faire droit aux plaintes des gens du pays; car le roi lui avait, en ces quartiers, confié ses pouvoirs pour beaucoup de choses. Il rendit en mainte occasion bonne et stricte justice, et aurait redressé beaucoup d'autres abus s'il eût voulu excéder les bornes du mandat royal. Marchant de là vers Rhodez, il occupa un château très-fort, nommé Capdenac[165] qui, dès les premiers temps, avait servi de nid et de refuge aux routiers, et vint ensuite avec son armée à Rhodez, où il fit de grands reproches au comte de cette ville, lequel était son homme lige, mais, cherchant un subterfuge, quel qu'il fût, disait qu'il tenait la majeure partie de ses domaines du roi d'Angleterre. Quoi plus? Après beaucoup d'altercations, il reconnut les tenir tout entiers de notre comte, lui fit hommage pour le tout, et devint ainsi son ami et son allié. Il y avait près de Rhodez un château fort, nommé Séverac[166], où habitaient des routiers qui avaient fait tant de mal au pays qu'on ne pourrait aisément l'exprimer, infestant non seulement le diocèse de Rhodez, mais toute la contrée environnante jusqu'au Puy. Pendant son séjour à Rhodez, le comte manda au seigneur de ce château qu'il se rendît; mais lui, se confiant en la force de sa citadelle, pensant en outre que le comte ne pourrait tenir le siége dans cette saison (on était en hiver, et ce château était situé dans les montagnes, exposé au froid le plus vif), ne voulut obéir à cette sommation. Une nuit donc, Gui de Montfort, frère germain du comte, prenant avec lui chevaliers et servans, sortit de Rhodez, et se porta nuitamment sur le susdit château, dont, à l'aube du jour, il envahit subitement le bourg inférieur, le prit d'un coup et s'y logea: sur quoi les gens de ce bourg qui s'étendait en dehors de la forteresse sur le penchant de la montagne au faîte de laquelle elle était située, se retirèrent dans la citadelle. Ainsi, Gui occupa ledit bourg, de peur que les ennemis ne voulussent y mettre le feu à l'arrivée de l'armée, laquelle, étant venue avec le comte à Séverac, trouva ce lieu en son entier, et contenant bon nombre de maisons propres à recevoir nos soldats qui s'y établirent et formèrent le siége. C'est le Seigneur qui disposa les choses de la sorte, lui, ce grand donneur de secours dans le besoin, tout plein d'une miséricordieuse providence pour les nécessités des siens. Peu de jours après, nos gens dressèrent une machine dite perrière, et la firent jouer contre le château, où fut pareillement, par les assiégés, élevée une semblable machine dont ils se servaient pour nous nuire autant que possible. Ni est-il à omettre que Dieu les avait privés de vivres à ce point qu'ils souffraient d'une disette, outre que le froid et l'âpreté de l'hiver les affligeaient tellement, presque nus qu'ils étaient et mal couverts, qu'ils ne savaient que faire. Au demeurant, si quelqu'un s'étonne de leur misère et pauvreté, il saura qu'ils furent si à l'improviste attaqués qu'il ne leur avait été loisible de se munir d'armes ni de provisions. En effet, ils n'imaginaient pas, comme nous l'avons dit, que les nôtres pussent tenir le siége au milieu de la rude saison, et dans un lieu où elle était si rigoureuse. Finalement, quelques jours après, exténués de faim et de soif, mourant de froid et de nudité, ils demandèrent la paix. Que dirai-je? après longues et diverses disputes sur le genre de composition, les Croisés, comme le seigneur du château, se rangeant à l'avis des gens de bien, convinrent qu'il rendrait la place au comte, qui, lui-même, la livrerait en garde à l'évêque de Rhodez et à un certain chevalier nommé Pierre de Brémont; ce qui fut fait. Aussitôt le noble comte, par pure générosité, restitua audit seigneur de Séverac tout le reste de sa terre dont Gui de Montfort s'était emparé, l'ayant toutefois persuadé d'abord de ne faire aucun mal à ses hommes pour ce qu'ils s'étaient rendus à Gui; même ce libéral prince le rétablit ensuite dans Séverac, après avoir reçu son hommage et serment de fidélité. N'oublions de dire que, par la reddition de ce château, la paix et le repos furent ramenés dans tout ce pays; ce dont Dieu doit être loué grandement, et son très-fidèle athlète, savoir le très-chrétien comte de Montfort.

Ces choses dûment achevées, maître Pierre de Bénévent, légat du siége apostolique, dont nous avons parlé plus haut, étant revenu des contrées arragonaises où, pour graves affaires, il avait long-temps séjourné, convoqua un très-célèbre concile et très-général à Montpellier, dans la quinzaine de la Nativité du Seigneur.

CHAPITRE LXXXI.

Du concile tenu à Montpellier, dans lequel Montfort fut déclaré prince du pays conquis.

L'an de l'incarnation du Seigneur 1214, dans la quinzaine de Noël, se réunirent à Montpellier les archevêques et évêques convoqués en concile par maître Pierre de Bénévent, légat du siége apostolique, afin de régler en commun tout ce qui intéressait la paix et la foi. Là s'assemblèrent les archevêques de Narbonne, d'Auch, d'Embrun, d'Arles et d'Aix, plus vingt-huit évêques et plusieurs barons. Quant au noble comte de Montfort, il n'entra pas avec les autres à Montpellier, mais resta tout le temps du concile en un château voisin appartenant à l'évêque de Maguelone, car les gens de Montpellier, pleins de malice et d'arrogance, l'avaient toujours détesté, ainsi que tous les Français, si bien qu'ils ne lui permettaient de venir dans leur ville. Ainsi donc il demeura, comme nous l'avons dit, au susdit château, d'où il venait chaque jour jusqu'à Montpellier dans la maison des frères de l'ordre militaire du Temple, située extra muros, et là les archevêques et évêques allaient le trouver toutes fois qu'il en était besoin. Le légat, ces archevêques et évêques, les abbés et autres prélats des églises s'étant donc réunis, comme il est dit ci-dessus, à Montpellier, maître Pierre de Bénévent prononça un sermon dans l'église de Notre-Dame; puis il appela dans la maison où il logeait les cinq archevêques, les vingt-huit évêques, les abbés et autres prélats des églises en quantité innombrable, auxquels, étant rassemblés, il parla en ces termes:

«Je vous somme et requiers, au nom du divin jugement et du devoir d'obéissance qui vous lie à l'Église romaine, que déposant toute affection, haine ou jalousie, vous me donniez, selon votre science, un loyal conseil pour savoir à qui mieux et plus utilement, pour l'honneur de Dieu et de notre sainte mère l'Église, pour la paix de ces contrées, la ruine et l'expulsion de l'hérétique vilenie, il convient de concéder et assigner Toulouse que le comte Raimond a possédée, aussi bien que les autres terres dont l'armée des Croisés s'est emparée.» Sur ce, tous les archevêques et évêques entrèrent en longue et consciencieuse délibération, chacun avec les abbés de son diocèse et ses clercs familiers; et parce qu'il avait semblé bon de rédiger les avis par écrit, il se trouva que le vœu et l'opinion de tous s'accordèrent pour que le noble comte de Montfort fût choisi prince et monarque de tout ce pays. Ô chose admirable! s'il s'agit de créer un évêque ou un abbé, l'assentiment d'un petit nombre de votans porte à peine sur un seul homme; et voilà que, pour élire le maître de si vastes domaines, tant de personnages et si considérables réunirent leurs unanimes suffrages sur cet athlète du Christ! C'est Dieu, sans aucun doute, qui a fait cela, et aussi est-ce miracle à nos yeux. Après donc que les archevêques et évêques eurent désigné le noble comte en la manière susdite, ils requirent très-instamment du légat qu'il le mît en possession de toute la contrée; mais comme on eut recours aux lettres que le seigneur pape avait adressées à maître Pierre, on y vit qu'il ne pouvait le faire avant d'avoir consulté Sa Sainteté. Pour quoi, du commun avis tant des légats que des prélats, Girard, archevêque d'Embrun, homme de grande science et d'entière bonté, fut envoyé à Rome et certains clercs avec lui, porteurs de lettres du cardinal de Bénévent et des membres du concile, par lesquelles tous les prélats suppliaient très-vivement le seigneur pape de leur accorder pour monarque et seigneur le noble comte de Montfort qu'ils avaient élu unanimement. Nous ne croyons devoir taire que, pendant que ledit concile se tenait à Montpellier, un jour que le légat avait fait appeler le comte dans la maison des Templiers, sise hors des murs, pour se présenter devant lui et les évêques, et que le peu de ses chevaliers venus à sa suite s'étaient dispersés dans le faubourg pour se promener pendant que le comte, avec ses deux fils, étaient auprès des prélats, soudain les gens de ce faubourg, méchans traîtres qu'ils étaient, s'armèrent pour la plupart secrètement; et entrant dans l'église de Notre-Dame par laquelle il était entré, se prirent à guetter tous dans la rue où ils supposaient qu'il passerait à son retour, l'attendant pour le tuer s'ils pouvaient. Mais Dieu dans sa bonté en ordonna autrement et bien mieux, car le comte eut vent de la chose; et sortant par un autre chemin que celui qu'il avait suivi en arrivant, il évita le piége qu'on lui tendait.

Tout ce que dessus dûment achevé, et le concile ayant duré plusieurs jours, les prélats s'en revinrent chez eux, et le légat avec le comte allèrent à Carcassonne. Cependant le premier envoya à Toulouse l'évêque Foulques pour qu'il occupât de sa part et munît le château Narbonnais (ainsi s'appelaient le fort et le palais du comte Raimond), d'où les Toulousains, sur l'ordre du légat, ou plutôt par la peur qu'il leur inspirait, firent sortir le fils de ce comte pour livrer ledit lieu à leur pasteur, lequel entrant dans la forteresse, la garnit de chevaliers et servans aux frais des citoyens de la ville.

CHAPITRE LXXXII.

Première venue de Louis, fils du roi de France, aux pays albigeois.

L'an du Verbe incarné 1215, Louis, fils aîné du roi de France qui, trois ans auparavant, avait pris la croix contre les hérétiques, mais avait été arrêté par nombreuses et terribles guerres, se mit en route pour les pays albigeois, après que furent en grande partie assoupies celles que son père avait soutenues contre ses ennemis, afin d'accomplir son vœu de pélerinage. Avec lui vinrent une foule de nobles et puissans hommes, lesquels se réunirent tous à Lyon au jour qu'il leur avait fixé, savoir le jour de la Résurrection du Seigneur, et là se trouvèrent en sa compagnie Philippe, évêque de Beauvais, le comte de Saint-Pol, Gauthier, comte de Ponthieu, le comte de Séez, Robert d'Alençon, Guichard de Beaujeu, Matthieu de Montmorency, le vicomte de Melun et beaucoup d'autres vaillans chevaliers de haut lignage et de grand pouvoir; enfin le vénérable Gui, évêque de Carcassonne, lequel, sur la prière du noble comte de Montfort, s'était rendu en France peu de temps avant et en revenait avec Louis qui l'aimait bien tendrement, ainsi que tous les autres, et se conformait en tout à sa volonté et à ses conseils. Le lendemain de Pâques, l'évêque, partant de Lyon avec les siens, vint à Vienne, où était arrivé pareillement à la rencontre de son seigneur, c'est-à-dire de Louis, le comte de Montfort, plein de joie et d'espérance; et ne serait facile d'exprimer combien furent vifs, à leur mutuel abord, les transports qui éclatèrent des deux côtés.

Louis ayant dépassé Vienne avec sa suite pour aller à Valence, y trouva le susdit légat, maître Pierre de Bénévent, qui était venu au-devant de lui, lequel, comme nous l'avons dit, ayant, par un secret et sage dessein connu de lui seul, donné l'absolution aux cités de Toulouse et de Narbonne, ennemies de la chrétienté et du comte, et retenant en sa garde et protection les autres châteaux des pays albigeois, craignait que Louis, en sa qualité de fils aîné du roi de France et de seigneur suzerain de tous les fiefs que lui, légat, occupait, ne voulût user de suprématie contre son avis et sa disposition, soit en s'emparant des villes et castels que lui-même avait dans les mains, soit en les détruisant. Par ainsi, comme on le disait, et avec vraisemblance, l'arrivée et la présence de Louis ne plaisaient point à maître Pierre; ni faut-il s'en étonner, puisque, alors que toute ladite contrée fut infectée du venin de l'hérétique dépravation, le roi Philippe, son souverain, maintes fois averti et requis de mettre ordre à un si grand mal et de s'employer à purger son royaume de l'infidèle impureté, n'avait pourtant, comme il le devait, donné conseil ni assistance aucune. Il ne semblait donc pas juste au légat que Louis dût ou pût rien tenter contre ses arrangemens, maintenant que tout le pays avait été conquis par le seigneur pape au moyen des Croisés, d'autant moins qu'il venait comme Croisé seulement et comme pélerin. Mais Louis, rempli qu'il était de douceur et de bénignité, répondit au cardinal de Bénévent qu'il ferait selon son bon plaisir; puis quittant Valence, il arriva à Saint-Gilles, et le noble comte de Montfort avec lui, tandis que revenaient de la cour de Rome les nonces que les archevêques et évêques de la province avaient, ainsi qu'on l'a rapporté plus haut, envoyés vers le seigneur pape, afin de lui demander pour leur maître et monarque, le très-illustre et très-chrétien comte Simon. Sur quoi Sa Sainteté adressa lettres au légat et aux prélats, ensemble au comte de Montfort, sous même forme, contenant qu'elle confiait à la garde de Montfort tout le pays qui avait appartenu au comte de Toulouse, plus celui que les Croisés avaient acquis et que le légat retenait en otage jusqu'à ce qu'elle en ordonnât plus pleinement dans le concile général qu'elle avait convoqué pour les calendes de novembre de l'année courante. Aussitôt Louis et notre comte firent savoir l'arrivée desdits envoyés à maître Pierre, lequel pour lors était avec plusieurs évêques près Saint-Gilles dans la cité d'Arles.

Lettre du seigneur pape au comte de Montfort.

«Innocent, évêque, serviteur des serviteurs de Dieu, à son aimé fils, noble homme, Simon, comte de Montfort, salut et apostolique bénédiction. Nous louons dignement dans le Seigneur tes hauts faits et gestes, parce qu'en pur amour et sincérité de cœur tu as glorieusement soutenu les combats pour la cause de Dieu, infatigable et vrai soldat du Christ, ardent et invincible champion de la foi catholique; d'où vient que par toute la terre s'est répandu le bruit de ta piété, que sont versées sur ta tête mille bénédictions et entassées les prières de l'Église pour que tu acquières encore plus de succès, et que ceux qui intercèdent en ta faveur s'étant multipliés avec tes chrétiennes actions, on te garde la couronne de gloire que te donnera le juste juge dans l'éternité future, réservée, comme nous l'espérons pour toi, dans les cieux à cause de tes mérites. Courage donc, guerrier de Jésus-Christ; remplis ton ministère, parcours la carrière ouverte devant tes pas jusqu'à ce que tu saisisses le prix; ne t'affaiblis jamais dans les tribulations, sachant que le Dieu Sabaoth, c'est-à-dire le Dieu des armées et prince de la milice chrétienne, est à tes côtés qui te baille assistance; ne va pas vouloir essuyer la sueur des batailles avant d'avoir emporté la palme de la victoire; et, bien plus, puisque tu as tant noblement commencé, étudie-toi à consommer, dans une fin plus louablement encore poursuivie par la longanimité et la persévérance qui couronnent les grandes œuvres, ce bon début et les suites dont tu as eu soin de l'accompagner dignement, te souvenant, selon la parole de l'apôtre, que nul ne doit être proclamé vainqueur s'il n'a légitimement combattu. Comme donc nous avons jugé convenable de commettre à ta prudence, garde et défense, jusqu'au temps du concile où nous pourrons plus sainement en ordonner sur l'avis des prélats, tout le pays qu'a tenu le comte de Toulouse, plus les autres terres conquises par les Croisés et prises en otage par notre cher fils Pierre, cardinal-diacre de Sainte-Marie en Acquire, légat du siége apostolique, t'en concédant les revenus et profits, ensemble les justices et autres choses appartenant à la juridiction, pour, sauf les dépenses employées à l'approvisionnement et garnison des châteaux occupés en notre nom, subvenir aux frais de la guerre que tu ne peux ni ne dois supporter: nous remontrons en toute diligence à ta noblesse qu'elle n'ait à reculer devant cette mission pour le Christ, te demandant avec toute affection dans le Seigneur, te priant instamment au nom et en vertu de Dieu de ne point la refuser, lorsque lui, acceptant pour ton salut celle que lui a donnée son père, a couru comme un géant jusqu'au gibet de la croix et à la mort, afin de l'accomplir; nous te demandons de ne point faillir de fatigue puisque tu t'es à son service dévoué tout entier, ni renoncer à combattre dignement pour sa cause, et de ne laisser oncques arriver jusqu'à ton cœur l'envie d'aller contre des conseils si doux et si paternels commandemens; mais plutôt de t'attacher de suprême désir et sincère amour à faire tout ce que nous t'ordonnons, afin que tu sois éternellement caressé dans les embrassemens du Christ qui, t'invitant à ces étreintes de gloire et de béatitude, étend pour toi ses infatigables bras. Davantage, mets tous tes soins et toute ta prudence à empêcher que tu n'aies couru ou travaillé en vain; prends bien garde que, par ta négligence, les nuées de sauterelles sorties du puits de l'abîme et rejetées, par ton ministère, loin du sol qu'elles avaient inondé, ne puissent (ce que n'advienne) y revenir pour en chasser le peuple de Dieu. Pour nous, espérant de conviction que, soigneux de ton salut, tu ne contreviendras jamais aux mandemens apostoliques, nous avons ordonné aux barons, consuls et autres fidèles serviteurs du Christ établis dans les susdites contrées (de ce leur faisant très-expresses injonctions au nom du Saint-Esprit) qu'ils s'appliquent tout entiers à observer inviolablement tes ordres touchant les affaires de la paix et de la foi, comme autres points ci-dessus rapportés, et te fournissent avis et secours largement et en abondance contre les ennemis de la foi et les perturbateurs; de sorte que, par leur coopération, tu mènes à bonne issue ces affaires confiées à ta loyauté. Pareillement avons mandé au légat et commandé de statuer sur tout ce qu'il jugera leur être expédient, de te donner, dans l'occasion, assistance et conseil, de faire fermement exécuter ce que tu auras décidé, et de contraindre fortement, à ce qui te semblera utile, les contradicteurs, s'il s'en trouve, ou les rebelles, sans tenir compte de condition quelconque ou d'appel.

«Donné à Latran, le quatrième jour avant les nones d'avril, et de notre pontificat l'an dix-huit.»

Louis, en partant de Saint-Gilles, vint à Montpellier et de là à Béziers, laquelle n'est éloignée de Narbonne que de quatre lieues seulement, et où les gens de cette ville, déterminés par la crainte, députèrent vers lui pour lui signifier qu'ils étaient prêts à faire, en toute chose, selon sa volonté. Ni est-il à taire qu'Arnaud, archevêque de Narbonne, travaillait de tout son pouvoir à ce que les murailles de Narbonne ne fussent ruinées, et même il était, pour ce sujet, allé jusqu'à Vienne à la rencontre de Louis. Il disait en effet que Narbonne était à lui, ce qui était en partie véritable, ayant en outre usurpé et retenu pour son compte le duché de Narbonne que le Toulousain avait de longue date possédé. Toutefois les Narbonnais ne s'en étaient pas moins opposés au comte de Montfort en haine de Dieu et de la chrétienté; voire ils avaient combattu le Christ de tous leurs efforts, introduit dans leur ville et long-temps gardé ses ennemis, et même, l'année précédente, avaient causé, à l'archevêque qui plaidait si vivement pour la conservation de leurs murs, de grandes craintes au sujet de sa propre vie; d'où vient que ce prélat paraissait aux nôtres y mettre trop d'insistance, et agir en cela contre l'intérêt de l'Église et le sien même. Pour cette cause donc et certains autres motifs qu'il n'est nécessaire de rapporter ici, quelque peu de désaccord s'était glissé entre ledit archevêque et le comte de Montfort; mais presque tous jugeaient que le premier, quant aux prétentions que nous venons de dire, ne pourvoyait pas assez pour l'avenir au bien de la foi chrétienne. Finalement, durant que le légat, Louis, le comte de Montfort et tous les pélerins se trouvaient à Béziers, il fut arrêté, d'après la volonté du légat et sur l'avis des prélats qui se trouvaient là en bon nombre, que Louis, selon la décision et par l'autorité du cardinal de Bénévent, ferait démolir les murs de Narbonne, de Toulouse et de quelques châteaux, pour ce que ces forteresses avaient fait beaucoup de mal à la chrétienté, avec défense, toutefois, de troubler les habitans desdits lieux, autrement qu'en ce qui était commis par le légat à son exécution. Ce qu'afin de mieux observer Louis manda aux citoyens de Narbonne de jeter bas eux-mêmes leurs murailles dans l'espace de trois semaines, au gré de deux chevaliers qu'il envoya ad hoc en cette ville, et que, s'ils ne le faisaient, ils tinssent pour sûr qu'il les châtierait lourdement. Ils commencèrent donc à démolir les murs de Jéricho, je veux dire de Narbonne; et Louis, sortant de Béziers, vint avec les siens à Carcassonne où, quelques jours après, se rendit le légat, lequel y convoqua dans la maison de l'évêque les évêques qui étaient présens, Louis, le comte de Montfort et les nobles à la suite de Louis; puis, devant eux, il remit, selon la teneur du mandat apostolique, tout le pays à la garde du comte jusqu'au concile général. Cela fait, Louis, partant de Carcassonne, arriva en un certain château voisin qu'on nomme Fanjaux, et y resta peu de jours, tandis que le légat et le comte de Montfort gagnaient Pamiers. Là vint vers le cardinal ce méchant comte de Foix, que Simon ne voulut voir; là aussi fut au comte baillé en garde par le légat le château de Foix que celui-ci avait long-temps occupé, et où Montfort envoya aussitôt de ses chevaliers pour y tenir garnison. Nous ne devons passer sous silence qu'avant son départ de Carcassonne il avait député Gui son frère et chevaliers avec lui pour recevoir Toulouse et s'y établir en son nom, plus faire prêter serment de fidélité aux habitans et leur ordonner d'abattre leurs murailles; ce que firent ceux-ci, bien que malgré eux et à leur grande douleur, contraints par la crainte plutôt qu'induits par amour à obéir, si bien qu'à compter de ce jour, l'orgueil de cette ville superbe fut enfin humilié. Après la remise du château de Foix dans les mains du comte, le légat, Louis et Montfort, ensemble tous les pélerins, se dirigèrent vers Toulouse et y entrèrent; ensuite Louis et les Croisés à sa suite, ayant atteint le terme de leur pélerinage, retournèrent en France. Quant au légat, partant de Toulouse, il vint à Carcassonne, et y attendit quelques jours le comte de Montfort qui vint le retrouver après être resté le même temps à Toulouse. Puis, ayant fait un long séjour dans ces contrées et s'y étant louablement acquitté de ses fonctions de légat, homme qu'il était de circonspection et de prudence, le cardinal, maître Pierre de Bénévent, laissant tout le pays à la garde de Montfort, selon l'ordre du seigneur pape, descendit en Provence et retourna vers le souverain pontife, suivi du noble comte jusqu'à Saint-Antoine près de Vienne, où ils se séparèrent, l'un pour aller à Rome et l'autre à Carcassonne. Montfort donc revint dans cette ville après être resté quelques jours en Provence; puis, peu de jours ensuite, il se transporta dans les quartiers de Toulouse et d'Agen pour les visiter et redresser ce qu'il y trouverait exiger correction. Ni faut-il taire que les murailles de Toulouse étaient déjà démolies en grande partie. Or, quelques jours après, Bernard de Casenac, homme méchant et bien cruel, dont nous avons fait mention plus haut, recouvra, par trahison, un certain château en Périgord qui lui avait appartenu, et qu'on nommait Castelnau. En effet, un chevalier de France, auquel le comte en avait confié la garde, ne l'avait pas suffisamment garni et l'avait laissé presque vide; ce qu'apprenant le susdit Bernard, il vint sus, l'assiégea, le prit sur l'heure, et condamna à la mort du gibet les chevaliers qu'il y trouva.

CHAPITRE LXXXIII.

De la tenue du concile de Latran, dans lequel le comté de Toulouse, commis ès mains du comte Simon, lui est pleinement concédé.

L'an du Verbe incarné 1215, dans le mois de novembre, le seigneur pape Innocent III ayant convoqué, dans l'église de Latran, les patriarches, archevêques, évêques, abbés et autres prélats des églises, célébra, dans la ville de Rome, un concile général et solennel. Entre autres points arrêtés et décidés en ce concile, on y traita des affaires de la foi contre les Albigeois, d'autant que s'y étaient présentés le comte Raimond, autrefois comte de Toulouse, son fils et le comte de Foix, perturbateurs très-déclarés de la paix et ennemis de la religion, pour supplier qu'on leur rendît les domaines qu'ils avaient perdus par la disposition de la justice divine, aidée des efforts des Croisés. Mais, de son côté, le noble comte de Montfort avait envoyé en cour de Rome son frère germain, Gui, et autres émissaires discrets et fidèles. Il est bien vrai qu'ils y trouvèrent quelques gens, et, qui pis est, parmi les prélats, qui s'opposaient aux affaires de la foi et travaillaient à la réintégration desdits comtes; mais le conseil d'Achitophel ne prévalut cependant point, et le désir des méchans fut trompé, car le seigneur pape, d'accord avec la majeure et plus saine partie du sacré concile, ordonna ce qui suit des choses relatives aux suites de la croisade contre les Albigeois. Il statua que la cité de Toulouse et autres terres conquises par les Croisés seraient concédées au comte de Montfort qui s'était porté, plus que tout autre, de toute vaillance et loyauté à la sainte entreprise; et quant aux domaines que le comte Raimond possédait en Provence, le souverain pontife décida qu'ils lui seraient gardés, afin d'en pourvoir, soit en partie, soit même pour le tout, le fils de ce comte, pourvu toutefois que, par indices certains de fidélité et de bonne conduite, il se montrât digne de miséricorde. Or, nous montrerons dans les chapitres suivans combien peu ces prévisions se réalisèrent, et comment ledit jeune homme fit changer une telle grâce en sévère jugement. Après le retour de ses envoyés, le comte de Montfort, sur l'avis des évêques du pays albigeois et de ses barons, se rendit en France près du roi son seigneur pour recevoir les terres qui relevaient de lui; et il ne nous serait facile de rapporter ni au lecteur de croire quels grands honneurs lui furent faits dans ce royaume, accueilli qu'il était dans chaque ville, castel ou bourg sur son passage par le clergé et le peuple qui sortaient en procession à sa rencontre avec longues acclamations et en criant: Benedictus qui venit in nomine Domini! Même, telle et si vive était la pieuse et religieuse dévotion du peuple, que celui-là se disait heureux qui avait pu toucher le bout de ses vêtemens. À son arrivée près du roi, le comte en fut aussi reçu avec honneur et très-grande bienveillance; et, après les entretiens d'une aimable familiarité, Philippe lui donna l'investiture du duché de Narbonne et du comté de Toulouse, plus des fiefs relevant de la couronne que les Croisés avaient acquis contre les hérétiques ou leurs défenseurs, et en assura la possession à ses descendans.

Durant que le noble comte était en France, Raimond, fils encore tout jeune de Raimond, jadis comte de Toulouse, contrevenant en tout aux mandats apostoliques, non à cause de sa grande jeunesse, mais plutôt par colère, méprisant en outre la notable faveur et abondante miséricorde que le souverain pontife lui avait accordée, bien qu'il en fût indigne, vint aux contrées provençales; et, conjurant contre Dieu, les droits civils et canoniques, il occupa, avec le secours des Avignonnais, des Tarasconnais et des Marseillais, de l'avis et par l'aide de certains nobles de Provence, le pays que le noble comte de Montfort tenait en garde par l'ordre du seigneur pape. S'étant donc emparé de la terre au-delà du Rhône, il alla vers un très-noble château au royaume de France, dans le diocèse d'Arles, et situé sur le bord de ce grand fleuve, lequel château avait appartenu au comte de Toulouse, puis avait été concédé par l'Église romaine au comte Simon (cession confirmée par le roi), et que l'archevêque d'Arles, dans le domaine duquel il se trouve, avait donné en fief à ce même comte comme à son vassal. Ledit Raimond, venant à Beaucaire, appelé par les hommes de ce château qui avaient fait hommage à Montfort, fut reçu dans le bourg; et comme aussitôt quelques nobles de Provence, les citoyens d'Avignon et de Marseille, ensemble les bourgeois de Tarascon, gens méchans et perfides, furent accourus vers lui, il assiégea le sénéchal du comte[167], les chevaliers et servans qui gardaient la citadelle, et commença à les attaquer vivement. À cette nouvelle, Gui, frère de Montfort, et Amaury son fils aîné, plus les autres barons et chevaliers qui étaient du côté de Toulouse, marchèrent en diligence sur Beaucaire pour secourir, s'ils le pouvaient, leurs compagnons assiégés, ayant avec eux le vénérable Gui, évêque de Carcassonne, lequel, comme on l'a dit souvent, était tout entier aux affaires de la foi. Cependant le très-noble comte de Montfort arrivait en hâte de France, menant avec soi plusieurs chevaliers qu'il y avait levés à grands frais. Quant à Gui son frère, et son fils Amaury, dans leur marche rapide vers Beaucaire, ils vinrent à Nîmes, qui est à quatre lieues de ce château, et y restèrent une nuit; puis, le lendemain, ayant entendu la messe de bon matin, s'étant confessés et ayant reçu la communion du divin sacrement, ils montèrent à cheval et sortirent de Nîmes se portant précipitamment sur Beaucaire. Ils allaient tout prêts à se battre, ne désirant rien tant que de livrer un combat décisif aux ennemis; et durant que nous étions en route, ayant appris que, proche le grand chemin, il y avait un certain château, nommé Bellegarde, qui s'était rendu à nos ennemis et pouvait infester grandement la voie publique, nous nous détournâmes pour l'assiéger sur l'avis des nobles de l'armée; et l'ayant pris aussitôt, nous y passâmes la nuit. Le lendemain, à l'aube du jour, après avoir entendu la messe, nous en partîmes pour arriver vitement devant Beaucaire. Or étaient les nôtres disposés au combat tout en marchant, et rangés en trois troupes au nom de la Trinité. Parvenus à ce château, nous y trouvâmes une multitude infinie de gens qui tenaient assiégés dans la citadelle nos chevaliers et nos servans; toutefois ils n'osèrent sortir des murs inférieurs de la place, bien que les nôtres fussent peu de monde en comparaison, et qu'ils se tinssent long-temps devant les murailles, les invitant à en venir aux mains. Nos gens voyant que les ennemis refusaient le combat, après les avoir attendus et défiés, revinrent au château de Bellegarde pour retourner le lendemain; et tandis que nous étions là, le noble comte de Montfort arriva de France, et courant vers Beaucaire, vint à Nîmes; si bien que partant le même jour de bon matin, lui de cette ville et nous de Bellegarde, nous vînmes devant Beaucaire et assiégeâmes les assiégeans, Montfort d'un côté et nous de l'autre. Sur quoi le fils de l'ex-comte de Toulouse rassembla le plus qu'il put d'Avignonnais, de Tarasconnais et de Provençaux des bords de la mer, ensemble beaucoup d'autres des castels environnans, engeance perfide et renégate, lesquels, réunis contre Dieu et l'athlète du Christ, savoir le comte de Montfort, vexaient de tout leur pouvoir ceux des nôtres qui étaient dans la citadelle. Pour nous, non seulement nous assiégions Beaucaire, mais encore les villes et châteaux susdits, enfin la Provence presque toute entière. Les ennemis avaient établi autour du fort de Beaucaire et en dehors une muraille et un fossé afin de nous en défendre l'approche, battant en outre la place au moyen de machines dites perrières, et lui donnant fréquens et vigoureux assauts que nos gens repoussaient avec une bravoure merveilleuse, et non sans leur tuer beaucoup de monde. Les ennemis avaient aussi construit un bélier d'une grosseur énorme qu'ils appliquèrent contre la muraille de la citadelle et qui la frappait violemment; mais nos gens, à l'aide d'une admirable bravoure et industrie, en amortissaient tellement les coups qu'il n'ébranla du tout ou que très-peu le rempart; bref, les assiégeans firent d'autres et nombreuses machines d'espèces très-diverses que les assiégés brûlèrent toutes. Pour ce qui est du noble Montfort, il continuait le siége à l'extérieur avec des frais immenses et non sans grand péril, car tout le pays avait donné à la male route, si bien que nous ne pouvions avoir de vivres pour l'armée que de Saint-Gilles et de Nîmes, outre qu'il fallait, quand nous en voulions tirer de ces deux villes, y envoyer des chevaliers pour escorter ceux qui les apportaient. Il fallait aussi que, sans relâche, tant de nuit que de jour, le tiers des chevaliers de l'armée se tînt prêt au combat, parce qu'on craignait que les ennemis ne nous attaquassent à l'improviste (ce que pourtant ils n'osèrent jamais essayer), et parce qu'il était nécessaire de garder continuellement les machines. Le noble comte avait fait dresser une perrière qui jouait contre le premier mur du bourg, car il n'avait pu en faire élever plusieurs, vu qu'il n'avait pas assez de monde pour les faire agir, et que, quant aux chevaliers du pays, ils étaient tièdes pour sa cause, poltrons et de mince ou de nul service à l'armée du Christ, tandis que ceux des ennemis étaient pleins de courage et d'audace. Ni devons-nous taire que quand ceux-ci pouvaient prendre quelques-uns des nôtres, soit clercs, soit laïques, ils les condamnaient à une mort honteuse, les pendant, égorgeant les uns et démembrant les autres. Ô guerre ignoble! ô victoire ignominieuse! Un jour ils prirent un de nos chevaliers, le tuèrent, le pendirent et lui coupèrent les pieds et les mains. Ô cruauté inouïe! Bien plus, ils jetèrent ces pieds mutilés dans la citadelle, au moyen d'un mangonneau, pour terrifier ainsi et irriter nos assiégés. Cependant Raimond, jadis comte de Toulouse, parcourait la Catalogne et l'Arragon, rassemblant ce qu'il pouvait de soldats pour entrer sur nos terres, et s'emparer de Toulouse dont les citoyens, race mauvaise et infidèle, étaient, s'il venait, disposés à le recevoir. En outre, les vivres manquèrent à ceux des nôtres qui étaient enfermés dans Beaucaire (car jamais les ennemis n'auraient pu les prendre s'ils en avaient eu seulement assez pour se soutenir); ce dont ils donnèrent connaissance à notre comte, lequel fut saisi d'une vive anxiété et ne savait que faire, ne pouvant délivrer les siens et ne voulant entendre à les abandonner à une mort certaine. Sur le tout, la cité de Toulouse et le reste du pays qu'il possédait était sur le point d'apostasier. Toutes ces choses soigneusement considérées, le noble et loyal comte chercha de quelle manière il pourrait délivrer les siens et obtenir qu'ils lui fussent rendus. Que dirai-je? nous entrons en pourparler par intermédiaires avec les ennemis, et il est convenu que les assiégés du fort de Beaucaire le livreront, moyennant qu'il leur serait permis d'en sortir vies et bagues sauves; ce qui fut fait. Au demeurant, si l'on examine les circonstances de ce siége, on verra que le noble comte, bien qu'il n'ait eu la victoire peur lui, n'en remporta pas moins la gloire d'une loyale générosité et d'une loyauté généreuse. À son départ de Beaucaire, ce vaillant homme revint à Nîmes, et y ayant laissé sa cavalerie pour garder la ville et courir le pays, il marcha en hâte vers Toulouse; ce qu'apprenant Raimond, jadis comte de cette ville, lequel venait de sa personne pour l'occuper, il s'enfuit avec honte. Or, chemin faisant, Montfort avait envoyé devant lui quelques-uns de ses chevaliers à Toulouse; et comme les habitans, perfides qu'ils étaient et disposés à trahison, les eurent pris et renfermés dans une maison, irrité à la fois et bien fort étonné d'une telle insolence, le comte, voyant que les Toulousains voulaient lui résister, fit mettre le feu dans un endroit de la ville. D'abord ils se réfugièrent dans le bourg, voulant encore faire résistance; mais voyant que le comte se préparait à leur donner l'assaut, ils eurent peur et s'abandonnèrent eux et leur cité à sa discrétion. Sur quoi Montfort fit renverser de fond en comble les murailles et les tours de la ville, prenant en outre des otages parmi les citoyens, lesquels il mit en garde dans ses châteaux. Cependant les gens de Saint-Gilles, apostats et infidèles, reçurent dans leurs murs le fils de l'ex-comte de Toulouse contre la volonté de leur abbé et des moines qui, pour cette cause, enlevèrent de l'église le corps de Christ, sortirent de Saint-Gilles nu-pieds et le frappèrent d'interdit et d'anathême. Quant au noble comte, après avoir passé quelques jours à Toulouse, il alla en Gascogne où fut célébré le mariage entre Gui, son fils cadet[168], et la comtesse de Bigorre, puis revint à Toulouse peu de jours ensuite.

CHAPITRE LXXXIV.

Siége de Montgrenier.

En ce temps-là, ce vieil ennemi et persécuteur infatigable de la cause du Christ, le comte de Foix, contrevenant aux commandemens du souverain pontife et du second concile général au sujet de la paix, ou du moins de la trève à observer pendant quinze ans, avait construit près de Foix un certain fort qu'on nommait Montgrenier, lequel était assis au sommet d'une montagne très-haute, et semblait, au jugement humain, non seulement inexpugnable, mais presque inaccessible. Là habitaient les perturbateurs et destructeurs de la foi; là les ennemis de l'Église avaient leur refuge et leur repaire. Le comte de Montfort apprenant que cette citadelle était pour eux un moyen de porter à la chrétienté de notables dommages, qui, s'ils n'étaient promptement réprimés, pourraient préjudicier plus qu'on ne saurait dire aux affaires de Jésus-Christ, forma le dessein de l'assiéger; et l'an du Verbe incarné 1216, le sixième jour de février, ce vaillant prince arriva devant Montgrenier, défendu par Roger Bernard, fils du comte de Foix, l'égal de son père en méchanceté, ensemble plusieurs chevaliers et servans. Or le traître ne croyait pas que nul parmi les mortels pût non seulement prendre son fort, mais osât même l'attaquer dans une telle saison, vu, comme nous l'avons dit, qu'il était situé dans des montagnes très-hautes et très-froides, et qu'on était dans l'hiver, lequel en cet endroit est d'ordinaire très-âpre. Mais le brave Montfort, se confiant dans celui qui commande aux eaux et aux vents, et donne le secours avec les épreuves, ne redoutant ni les orages ni la rigueur des neiges, ni l'abondance des pluies, et formant le siége au milieu des boues et du froid, se prit à le pousser vivement, malgré les efforts des chevaliers du château; et comme nous pourrions à peine raconter par le menu toutes les difficultés et tous les travaux de cette entreprise, disons en peu de mots qu'il convient de l'appeler un martyre plutôt qu'une fatigue. Bref, après nombre de jours, l'eau étant venue à manquer dans la place aussi bien que les vivres, l'envie de résister encore faillit également aux assiégés; car les nôtres, bien qu'à grand'peine, fermaient nuit et jour toutes les issues si étroitement que les ennemis ne pouvaient introduire dans le château aucune provision et n'osaient descendre pour puiser de l'eau. Accablés de telles souffrances, ils traitèrent donc de la reddition de Montgrenier; et comme les assiégeans ne connaissaient pas bien toute leur situation, ils consentirent plus aisément à leurs demandes: or elles étaient qu'il leur fût permis de sortir du château avec leurs armes, ce qui fut fait. Roger Bernard jura de plus au comte qu'il ne lui ferait point la guerre pendant une année; mais nous montrerons plus bas combien il observa mal ce serment.

Le château fut rendu la veille de la Résurrection du Seigneur, et après que le noble comte y eut aussitôt mis garnison de ses servans, il revint à Carcassonne, d'où il marcha sur certains châteaux du diocèse de Narbonne voisins de Termes, où habitaient routiers qui, pour leurs péchés, avaient été chassés de leurs terres; il prit les uns de force, et reçut les autres sans aucune condition. Ces choses dûment faites, Montfort gagna les quartiers de Provence, à savoir vers le diocèse de Nîmes, pour autant que la ville de Saint-Gilles ayant fait pacte de mort avec les gens d'Avignon et de Beaucaire, ensemble plusieurs châteaux dudit diocèse qui avaient rompu cette même année avec Dieu et l'Église, s'était rendue à Raimond, fils de Raimond, ex-comte de Toulouse. Comme donc le noble comte, pour cause de pélerinage et du consentement de l'abbé, souverain seigneur de Saint-Gilles, y fut arrivé, les habitans ne voulurent l'y admettre; et en appelant au seigneur cardinal Bertrand, ils fermèrent leurs portes; sur quoi notre comte, homme qu'il était plein d'humilité et de dévotion, s'éloigna de Saint-Gilles par déférence pour cet appel. En effet, dans ce temps était venu en Provence maître Bertrand, cardinal-prêtre du titre de Saint-Jean et Saint-Paul, légat du siége apostolique, personnage de grande science et d'immense vertu, envoyé par le souverain pontife pour ordonner des choses qui concernaient la paix et la foi dans les provinces de Vienne, d'Arles, d'Aix, Embrun et Narbonne, lequel était pour lors au-delà du Rhône dans la cité d'Orange, et à qui les citoyens d'Avignon et de Marseille, non plus que les gens de Saint-Gilles, de Beaucaire et de Tarascon, ne voulaient obéir, ayant tourné à réprobation et apostasie. Cependant le noble comte de Montfort attaquait vivement les châteaux qui, comme nous l'avons dit, avaient, au diocèse de Nîmes, apostasié cette année même, secouru par Gérard, archevêque de Bourges, et Robert, évêque de Clermont, homme puissant qui, l'année précédente, avait pris la croix contre les perturbateurs et les ennemis de la foi. Soutenu de leur assistance et de celle de nombreux chevaliers et servans venus avec eux, Montfort assiégea un certain château près Saint-Gilles, nommé Posquières, et s'en étant rendu maître, il assiégea un autre château appelé Bernis, qu'il prit après de vaillans efforts, et où il fit pendre à des potences beaucoup de ceux qu'il y trouva, selon leurs mérites. Or ces triomphes frappèrent à tel point de terreur tous les apostats du pays, qu'ils laissèrent vides tous les châteaux qu'ils occupaient et fuirent à l'approche du comte; si bien que, dans toute la contrée en deçà du Rhône, il en resta à peine qui lui résistassent, fors Saint-Gilles, Beaucaire et quelques autres citadelles en très-petit nombre. Cela fait, le comte descendit vers un bourg sur le Rhône, que l'on nomme port Saint-Saturnin, tandis que le cardinal passait ce fleuve près de Viviers (voulant voir le comte et avoir avec lui une conférence pour les affaires de Jésus-Christ), car le passage du Rhône n'était plus libre sur aucun point plus voisin, vu que les Avignonnais et autres ennemis de la foi s'opposaient à la sainte entreprise et aux efforts des Croisés; de telle sorte que le cardinal se plaignait qu'ils l'eussent en quelque façon tenu assiégé dans la cité d'Orange. Il vint donc à Saint-Saturnin où, entre autres outrages qu'il y reçut des infidèles, le moindre ne fut pas qu'étant assis avec beaucoup de clercs et de laïques en vue du Rhône, soudain les ennemis de Dieu qui garnissaient le port lancèrent contre lui sept ou huit carreaux dont la Providence divine put seule le préserver. Toutefois, le secrétaire du pape, lequel était présent, fut blessé. Pour ce qui est du comte, il se rendit en ce lieu avec diligence et allégresse bien grandes, auprès du légat, auquel cet homme très-chrétien rendit tels honneurs qu'il ne serait facile de l'expliquer. Vers le même temps, l'archevêque de Bourges et l'évêque de Clermont ayant atteint le terme de leur pélerinage, savoir quarante jours, s'en retournèrent chez eux. Quant au comte, il assiégea vaillamment, prit et rasa la très-forte citadelle de Dragonet, située sur la rive du Rhône, ayant pris tous ceux qui étaient dedans et les ayant jetés dans les fers; et avait été cette tour construite pour être une caverne de larrons, lesquels dépouillaient les pélerins et autres qui venaient tant par terre que par eau. Ceci terminé, l'avis et la volonté du cardinal fut que le noble comte passât le Rhône et gagnât la Provence pour y réprimer les perturbateurs de la paix, entre lesquels étaient Raimond, fils de l'ex-comte de Toulouse, et Adhémar de Poitiers, avec leurs complices qui, dans ces quartiers, troublaient de tout leur pouvoir les affaires de la foi. Montfort obéit au cardinal et se fit apprêter exprès des vivres, des barques pour traverser ce fleuve; ce qu'apprenant les ennemis, ils s'assemblèrent par terre pour l'empêcher de passer à eux, tandis que les Avignonnais venaient par le Rhône avec des navires bien armés pour servir au même dessein; mais quand ils eurent vu traverser un très-petit nombre de chevaliers du comte, frappés d'effroi par un divin miracle, ils cherchèrent leur salut dans la fuite; et pareillement une terreur si grande saisit tous ceux qui, dans ce pays, adhéraient aux ennemis de Montfort, qu'ils abandonnèrent beaucoup de petits châteaux. Le noble comte passa donc avec les siens, et vint à un château qu'on appelle Montélimar, suivi du cardinal, à la volonté et de l'ordre duquel il faisait toutes choses. Or Guitard d'Adhémar, seigneur de Montélimar pour majeure partie, était avec les ennemis du comte, bien qu'il fût homme lige du seigneur pape, et ne voulut rendre au cardinal ledit château dont il avait fait le réceptacle des hérétiques, malgré la sommation qui lui fut adressée; mais les habitans reçurent le comte, d'autant qu'un certain chevalier, qui était aussi seigneur de Montélimar et parent dudit Guitard, était et avait toujours été du parti de Montfort. Après avoir passé quelques jours en ce lieu, notre comte marcha au siége d'un château du diocèse de Valence, ayant nom Crest, et appartenant à Adhémar de Poitiers, qui, comme nous l'avons dit déjà, était son ennemi, et avait violemment persécuté l'évêque de Valence dont la ville adhérait et avait toujours adhéré à la cause du soldat de Dieu. À son arrivée devant Crest, le comte assiégea ce château très-noble et très-fort, bien garni de chevaliers et de servans, et après en avoir formé le siége, commença à l'attaquer bravement, de même que les gens de la place à se défendre de toutes leurs forces. Là se trouvaient de notre côté plusieurs des évêques du pays et des chevaliers français au nombre de cent environ, que le roi Philippe avait envoyés au comte pour servir avec lui pendant six mois. Durant ce siége, on essaya de rétablir la paix entre lui et Adhémar; et, après beaucoup de paroles et de longues négociations, un traité fut conclu entre eux deux avec promesse réciproque que le fils d'Adhémar épouserait la fille du comte; même Adhémar livra à Montfort, pour garantie qu'à l'avenir il ne l'attaquerait en rien, quelques-uns de ses châteaux. En outre, un certain noble du pays, nommé Dragonet, se rendit à notre comte dont il s'était séparé l'année précédente. Enfin, la paix fut également rétablie entre Adhémar et l'évêque de Valence.

Tandis donc que le Seigneur Jésus avançait si miraculeusement les affaires en ces contrées, le vieil ennemi voulut empêcher ce qu'il s'affligeait de voir en si bon train. En effet, à la même époque, les citoyens de Toulouse, ou, pour mieux dire, de la cité de fourberie, agités d'un instinct diabolique, apostats de Dieu et de l'Église, et s'éloignant du comte de Montfort, reçurent Raimond, leur ancien comte et seigneur, qui, pour l'exigeance de ses mérites, avait été déshérité par l'autorité du souverain pontife, bien plus[169], du second concile général de Latran. Or étaient la noble comtesse épouse de Montfort, celle de Gui son frère, et de ses fils Amaury et Gui, ensemble beaucoup de fils et filles, tant du comte que de son frère, dans la citadelle de Toulouse qu'on nomme château Narbonnais. Aussitôt ledit Raimond, Roger Bernard, fils du comte de Foix, et certains autres qui étaient venus avec lui, commencèrent à fortifier nuit et jour la ville d'un grand nombre de barrières et de fossés, tandis qu'à la nouvelle de cette trahison Gui de Montfort et Gui, frère et fils du comte, avec plusieurs chevaliers, marchaient en toute hâte vers Toulouse, ayant avec eux ceux que le comte avait laissés du côté de Carcassonne pour garder le pays, lesquels se jetèrent dans la susdite citadelle où était la comtesse, se postant dans les maisons du dehors pour que les ennemis ne pussent l'assiéger extérieurement.

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