Histoire de la Guerre de Trente Ans
LIVRE DEUXIÈME
La résolution que prit alors Ferdinand donna à la guerre une tout autre direction, un autre théâtre et d'autres acteurs. D'une révolte en Bohême et d'une exécution militaire contre des rebelles, on vit naître une guerre allemande et bientôt européenne. Le moment est donc venu de jeter un coup d'œil sur l'Allemagne et sur le reste de l'Europe.
Tout inégal que fût, entre catholiques et protestants, le partage du territoire de l'Empire et des priviléges de ses membres, chaque parti n'avait qu'à profiter de ses propres avantages et à rester sagement uni, pour contre-balancer les forces de l'autre. Si les catholiques étaient plus nombreux et plus favorisés par la constitution de l'Empire, les protestants possédaient une suite continue de contrées populeuses, des princes belliqueux, une vaillante noblesse, de nombreuses armées, des villes impériales opulentes; ils étaient maîtres de la mer, et, en cas de nécessité, ils avaient un parti assuré dans les États des princes catholiques. Si les catholiques pouvaient compter sur les armes de l'Espagne et de l'Italie, la république de Venise, la Hollande et l'Angleterre ouvraient leurs trésors aux protestants; les États du Nord et les redoutables Ottomans étaient prêts à voler à leur secours. Le Brandebourg, la Saxe et le Palatinat opposaient dans le collége électoral trois voix protestantes, d'un poids considérable, aux trois voix ecclésiastiques; et, si les États protestants savaient user de leur force, la dignité impériale devenait une chaîne pour l'électeur de Bohême, comme pour l'archiduc d'Autriche. L'épée de l'Union pouvait retenir l'épée de la Ligue dans le fourreau, ou, s'il fallait en venir à la guerre, elle en pouvait rendre l'événement incertain. Malheureusement, l'intérêt particulier rompit le lien politique qui devait unir entre eux tous les membres protestants de l'Empire. Cette grande époque ne trouva sur la scène que des esprits médiocres, et l'on ne profita point du moment décisif, parce que les courageux manquèrent de puissance, et les puissants d'intelligence, de courage et de résolution.
Les mérites de son aïeul Maurice, l'étendue de ses possessions et l'importance de son suffrage plaçaient l'électeur de Saxe à la tête de l'Allemagne protestante. La résolution qu'il allait prendre devait décider lequel des deux partis triompherait dans la lutte, et Jean-Georges n'était pas insensible aux avantages que lui assurait cette position considérable. Conquête également significative pour l'empereur et pour l'Union, il évitait soigneusement de se donner tout entier à l'un ou à l'autre; il ne voulait point, par une déclaration irrévocable, se fier à la reconnaissance de Ferdinand ni renoncer aux fruits qu'il pouvait retirer de la crainte inspirée à ce prince. Inaccessible au vertige de l'enthousiasme chevaleresque ou religieux, qui entraînait un souverain après l'autre à risquer sa couronne et sa vie dans les hasards de la guerre, Jean-Georges aspirait à la gloire plus solide de ménager son bien et de l'augmenter. Si ses contemporains l'accusèrent d'avoir abandonné dans le fort de l'orage la cause protestante, d'avoir préféré l'agrandissement de sa maison au salut de la patrie, d'avoir exposé à la ruine toute l'Église évangélique d'Allemagne, de peur de faire le moindre mouvement en faveur des réformés; s'ils l'accusèrent d'avoir fait par sa douteuse amitié presque autant de mal à la cause commune que ses plus ardents ennemis: il pouvait répondre que la faute en était à ces princes qui n'avaient pas su prendre pour modèle sa sage politique. Si, malgré cette sage politique, le paysan saxon eut à gémir, comme tous les autres, sur les horreurs qui accompagnaient le passage des armées impériales; si l'Allemagne tout entière put voir comme Ferdinand trompait son allié et se jouait de ses promesses; si Jean-Georges lui-même crut enfin s'en apercevoir: c'était à l'empereur de rougir, lui qui trahissait si cruellement une si loyale confiance.
Si cette confiance exagérée en la maison d'Autriche, et l'espérance d'agrandir ses domaines, lièrent les mains de l'électeur de Saxe, la crainte de l'Autriche et la frayeur de perdre ses États tinrent le faible Georges-Guillaume de Brandebourg dans des liens bien plus honteux. Ce qu'on reprochait à ces deux souverains aurait sauvé à l'électeur palatin sa gloire et ses États. Une confiance irréfléchie en ses forces non éprouvées, l'influence des conseils de la France, et l'éclat séduisant d'une couronne avaient entraîné ce malheureux prince dans une aventure à la hauteur de laquelle ne s'élevaient ni son génie ni sa situation politique. La puissance de la maison palatine était affaiblie par le morcellement de ses domaines et le peu d'harmonie qui régnait entre ses princes: réunie dans une seule main, cette puissance aurait pu longtemps encore rendre douteuse l'issue de la guerre.
Les partages affaiblissaient aussi la maison souveraine de Hesse, et la différence de religion entretenait entre Cassel et Darmstadt une division funeste. La ligne de Darmstadt, attachée à la confession d'Augsbourg, s'était mise sous la protection de l'empereur, qui la favorisait au détriment de la ligne réformée de Cassel. Tandis que ses frères dans la foi versaient leur sang pour la religion et la liberté, le landgrave Georges de Darmstadt recevait une solde de l'empereur. Mais, à l'exemple de son ancêtre, qui avait entrepris cent ans auparavant, de défendre la liberté allemande contre le redoutable Charles-Quint, Guillaume de Cassel préféra le parti du danger et de l'honneur. Supérieur à la crainte, qui faisait plier des princes bien plus forts que lui sous la toute-puissance de Ferdinand, le landgrave Guillaume fut le premier qui offrit le secours de son bras héroïque au héros suédois et qui donna aux princes d'Allemagne cet exemple que nul ne voulait risquer avant les autres. Autant sa décision annonçait de courage, autant sa persévérance montra de fermeté et ses exploits de bravoure. Avec une résolution intrépide, il se posta à la frontière de son pays ensanglanté et reçut avec un dédain railleur l'ennemi dont les mains fumaient encore du sac de Magdebourg.
Le landgrave Guillaume est digne de passer à l'immortalité, à côté de l'héroïque branche ernestine. Il se leva bien tard pour toi le jour de la vengeance, infortuné Jean-Frédéric, noble prince, à jamais glorieux! Mais, s'il a été lent à paraître, quelle en fut la splendeur! On vit ton époque renaître, et ton héroïsme descendit sur tes petits-fils. Une race vaillante de princes sort des forêts de la Thuringe, pour flétrir, par ses exploits immortels, le jugement qui dépouilla ton front de la couronne électorale, et apaiser, en entassant les victimes sanglantes, ton ombre irritée. L'arrêt du vainqueur put leur enlever tes États, mais non la vertu patriotique qui te les fit sacrifier, ni le courage chevaleresque, qui, un siècle plus tard, fera chanceler le trône de son petit-fils. Ta vengeance et celle de l'Allemagne ont aiguisé le fer sacré, fatal à la race de Habsbourg, et de la main d'un héros à celle d'un autre se transmet le glaive invincible. Ce qu'ils ne peuvent faire comme souverains, ils l'accomplissent comme hommes de cœur, et meurent d'une mort glorieuse, comme les plus vaillants soldats de la liberté. Ils ne règnent pas sur d'assez grands domaines pour attaquer leur ennemi avec leurs propres armées, mais ils dirigent contre lui d'autres tonnerres et conduisent à la victoire des drapeaux étrangers.
La liberté de l'Allemagne, trahie par les membres puissants de l'Empire, qui pourtant en recueillaient tous les fruits, fut défendue par un petit nombre de princes pour qui elle avait à peine quelque valeur. La possession des terres et des dignités étouffa le courage; la pauvreté, à ce double égard, fit des héros. Tandis que la Saxe, le Brandebourg et d'autres encore se tiennent timidement en arrière, on voit les Anhalt, les Mansfeld, les princes de Weimar et leurs pareils, prodiguer leur sang dans des batailles meurtrières. Mais les ducs de Poméranie, de Mecklembourg, de Lunebourg, de Wurtemberg, les villes impériales de la haute Allemagne, pour qui le nom du chef suprême de l'Empire avait été de tout temps redoutable, se dérobent craintivement à la lutte contre l'empereur et se courbent en murmurant sous sa main qui les écrase.
L'Autriche et l'Allemagne catholique avaient, dans le duc Maximilien de Bavière, un défenseur aussi puissant que politique et brave. Fidèle, dans tout le cours de cette guerre, à un même plan, mûrement calculé: jamais indécis entre son intérêt politique et sa religion; jamais esclave de l'Autriche, qui travaillait pour son propre agrandissement et tremblait devant le bras qui la sauvait. Maximilien eût mérité de recevoir d'une main meilleure que celle du despotisme les dignités et les domaines qui furent sa récompense. Les autres princes catholiques, la plupart membres du clergé, trop peu guerriers pour résister aux essaims des soldats qu'attirait la prospérité de leurs contrées, furent successivement victimes de la guerre et se contentèrent de poursuivre dans le cabinet ou dans la chaire un ennemi devant lequel ils n'osaient se montrer en campagne. Esclaves de l'Autriche ou de la Bavière, tous furent éclipsés par Maximilien, et leurs forces ne prirent quelque importance que réunies dans sa puissante main.
La redoutable monarchie que Charles-Quint et son fils avaient formée, par un monstrueux assemblage, des Pays-Bas, du Milanais, des Deux-Siciles et des vastes contrées des Indes orientales et occidentales, penchait déjà vers sa ruine sous Philippe III et Philippe IV. Enflée rapidement par un or stérile, on vit cette monarchie dépérir par une lente consomption, parce qu'on la priva du lait nourricier des États, de l'agriculture. Ses conquêtes dans les Indes occidentales avaient plongé l'Espagne dans la pauvreté, pour enrichir tous les marchés de l'Europe, et les changeurs d'Anvers, de Venise et de Gênes spéculaient longtemps d'avance sur l'or qui dormait encore dans les mines du Pérou. Pour les Indes, on avait dépeuplé les provinces espagnoles; et les richesses des Indes, on les avait prodiguées dans la guerre entreprise pour reconquérir la Hollande, dans la tentative chimérique de changer la succession au trône de France, dans une attaque malheureuse contre l'Angleterre. Mais l'orgueil de cette cour avait survécu à l'époque de sa grandeur, la haine de ses ennemis à sa puissance, et la terreur semblait régner encore autour de l'antre vide du lion. La défiance des protestants prêtait au ministère de Philippe III la dangereuse politique de son père, et chez les catholiques allemands vivait toujours la confiance dans les secours de l'Espagne, comme la croyance miraculeuse aux reliques des martyrs. Un faste extérieur cachait les blessures saignantes qui épuisaient cette monarchie, et l'on croyait toujours à sa puissance, parce qu'elle gardait le ton superbe de son âge d'or. Esclaves chez eux, étrangers sur leur propre trône, ces fantômes de rois d'Espagne dictaient des lois en Allemagne aux princes de leur famille, et l'on peut douter que les secours qu'ils leur prêtèrent méritassent la honteuse dépendance par laquelle les empereurs durent les acheter. Derrière les Pyrénées, des moines ignorants, des favoris artificieux, tramaient les destins de l'Europe. Mais on devait redouter encore, dans son plus profond abaissement, une puissance qui ne le cédait pas aux premières en étendue; qui restait, sinon par une ferme politique, du moins par habitude, invariablement fidèle au même système d'États; qui avait à ses ordres des armées aguerries et des généraux excellents; qui, lorsque la guerre ne suffisait pas, recourait au poignard des assassins, et savait employer comme incendiaires ses propres ambassadeurs. Ce qu'elle perdait dans trois autres régions, elle s'efforçait de le regagner vers l'Orient, et les États européens se trouvaient pris dans son filet, si elle réussissait dans son entreprise, dès longtemps méditée, de porter, entre les Alpes et l'Adriatique, ses frontières jusqu'aux domaines héréditaires de l'Autriche.
Les princes italiens avaient vu avec une grande inquiétude cette puissance importune pénétrer dans leur pays, où ses efforts continuels pour s'agrandir faisaient trembler pour leurs possessions tous les souverains du voisinage. Pressé entre Naples et Milan par les vice-rois espagnols, le pape se trouvait dans la plus dangereuse situation. La république de Venise était resserrée entre le Tyrol autrichien et le Milanais espagnol; la Savoie entre cette dernière contrée et la France. De là cette politique changeante et ambiguë que les États italiens avaient suivie depuis Charles-Quint. Le double caractère du pontife romain le maintenait flottant entre deux politiques contradictoires. Si le successeur de saint Pierre honorait dans les princes espagnols ses fils les plus dociles, les plus fermes défenseurs de son siége, le souverain des États de l'Église avait à redouter en leur personne ses plus fâcheux voisins et ses adversaires les plus menaçants. Rien n'importait plus au pontife que de voir les protestants anéantis et les armes de l'Autriche victorieuses; mais le souverain avait lieu de bénir les armes des protestants, qui mettaient son voisin hors d'état de devenir dangereux pour lui. L'une ou l'autre politique avait le dessus, selon que les papes avaient plus de souci de leur puissance temporelle ou de leur souveraineté spirituelle; mais en général, la politique de Rome se déterminait par le besoin le plus pressant; et l'on sait combien la crainte de perdre un avantage présent entraîne plus puissamment les esprits que le désir de recouvrer un bien depuis longtemps perdu. C'est ainsi qu'on s'explique comment le vicaire de Jésus-Christ pouvait se conjurer avec la maison d'Autriche pour la perte des hérétiques, et avec ces mêmes hérétiques pour la ruine de la maison d'Autriche. Ainsi s'entrelace merveilleusement le fil de l'histoire! Que serait devenue la réformation, que serait devenue la liberté des princes allemands, si l'évêque de Rome et le prince de Rome avaient eu constamment le même intérêt?
La France avait perdu, avec son excellent roi Henri, toute sa grandeur, et tout son poids dans la balance politique de l'Europe. Une minorité orageuse anéantit tous les bienfaits de l'administration vigoureuse qui l'avait précédée. Des ministres incapables, créatures de la faveur et de l'intrigue, dissipèrent en peu d'années les trésors que le bon ordre de Sully et l'économie de Henri IV avaient amassés. A peine capables de maintenir contre les factions de l'intérieur leur autorité subreptice, ils devaient renoncer à diriger le grand gouvernail de l'Europe. Une guerre civile, pareille à celle qui armait l'Allemagne contre l'Allemagne, souleva les Français les uns contre les autres; et Louis XIII n'entra dans la majorité que pour combattre sa mère et ses sujets protestants. Ceux-ci, retenus dans le devoir par la politique éclairée de Henri IV, courent maintenant aux armes. Éveillés par l'occasion, encouragés par quelques chefs entreprenants, ils forment un État dans l'État et choisissent pour centre de leur naissant empire la forte et puissante ville de La Rochelle. Trop peu homme d'État pour étouffer, dès son principe, cette guerre civile par une sage tolérance, et bien éloigné d'être assez maître des forces de son royaume pour la conduire avec vigueur, Louis XIII se voit bientôt réduit à l'humiliante nécessité d'acheter par de grosses sommes d'argent la soumission des rebelles. Vainement la raison d'État le presse de soutenir contre l'Autriche les révoltés de Bohême, il faut que le fils de Henri IV reste pour le moment spectateur oisif de leur destruction: heureux si les calvinistes de son royaume ne se rappellent pas fort mal à propos leurs coreligionnaires d'au delà du Rhin! Un grand génie au timon de l'État eût réduit les protestants français à l'obéissance et conquis la liberté de leurs frères en Allemagne; mais Henri IV n'était plus, et sa politique ne devait renaître qu'avec Richelieu.
Tandis que la France descendait du faîte de sa gloire, la Hollande, devenue libre, achevait l'édifice de sa grandeur. Il n'était pas encore éteint, le courage enthousiaste qui, allumé par la maison d'Orange, avait changé cette nation de marchands en un peuple de héros et l'avait rendue capable de maintenir son indépendance dans la guerre meurtrière contre les rois d'Espagne. Se souvenant de tout ce qu'ils avaient dû, dans l'œuvre de leur délivrance, aux secours étrangers, ces républicains brûlaient du désir d'aider leurs frères allemands à s'assurer un sort pareil, et leur ardeur était d'autant plus grande, qu'ils combattaient les uns et les autres le même ennemi, et que la liberté de l'Allemagne devenait le plus ferme rempart pour la liberté de la Hollande. Mais une république qui luttait encore pour sa propre existence, qui, par les plus admirables efforts, pouvait à peine faire tête, sur son propre territoire, à un ennemi supérieur, n'osait se priver des forces nécessaires à sa défense et les prodiguer, par une magnanime politique, pour les États étrangers.
L'Angleterre elle-même, bien que, sur ces entrefaites, elle se fût agrandie de l'Écosse, n'avait plus en Europe, sous le faible Jacques Ier, l'influence que le génie dominateur d'Élisabeth avait su lui acquérir. Convaincue que la prospérité de son île était attachée à la sûreté des protestants, cette sage reine avait eu constamment pour maxime de favoriser toute entreprise qui tendait à l'affaiblissement de la maison d'Autriche. Son successeur manqua de génie pour comprendre ce système, aussi bien que de puissance pour le mettre en pratique. L'économe Élisabeth n'épargna point ses trésors pour secourir les Pays-Bas contre l'Espagne, et Henri IV contre les fureurs de la Ligue: Jacques Ier abandonna fille, petits-fils et gendre à la merci d'un vainqueur impitoyable. Tandis que ce monarque épuisait son érudition à chercher dans le ciel l'origine de la majesté royale, il laissait dépérir la sienne sur la terre. Les efforts que faisait son éloquence pour démontrer le droit absolu de la royauté rappelaient à la nation anglaise ses droits à elle, et, par une vaine prodigalité, il sacrifiait la plus importante de ses royales prérogatives, celle de se passer du Parlement et d'ôter la parole à la liberté. L'horreur instinctive qu'il avait d'une épée nue le faisait reculer même devant la guerre la plus juste. Son favori Buckingham se jouait de ses faiblesses, et sa vanité complaisante faisait de lui la dupe facile des artifices de l'Espagne. Tandis qu'on ruinait son gendre en Allemagne et qu'on gratifiait des étrangers du patrimoine de ses petits-fils, ce vieillard imbécile respirait avec délices l'encens que l'Autriche et l'Espagne faisaient fumer devant lui. Pour détourner son attention de la guerre d'Allemagne, on lui montra à Madrid une épouse pour son fils, et ce père facétieux équipa lui-même son fils romanesque pour la scène bizarre par laquelle il surprit sa fiancée espagnole. Cette fiancée échappa à son fils, comme la couronne de Bohême et l'électorat palatin à son gendre, et la mort seule déroba Jacques Ier au danger de terminer son règne pacifique par une guerre, uniquement pour n'avoir pas eu le courage de la montrer dans le lointain.
Les troubles civils, préparés par son gouvernement mal-habile, éclatèrent sous son malheureux fils et forcèrent bientôt celui-ci, après quelques tentatives insignifiantes, de renoncer à prendre aucune part à la guerre d'Allemagne, pour combattre dans son propre royaume la rage des factions, dont il fut enfin la déplorable victime.
Deux rois pleins de mérite, bien loin l'un de l'autre, sans doute, pour la renommée personnelle, mais également puissants, également avides de gloire, faisaient alors respecter les États du Nord. Sous le règne long et actif de Christian IV, le Danemark s'était élevé jusqu'à devenir une puissance importante. Les qualités personnelles de ce prince, une excellente marine, des troupes d'élite, des finances bien administrées, de sages alliances, se réunirent pour assurer à cet État, au dedans, une prospérité florissante, au dehors, la considération. Quant à la Suède, Gustave Wasa l'avait arrachée à la servitude; il l'avait transformée par une sage législation, et produit le premier aux regards du monde cet État nouvellement créé. Ce que ce grand prince n'avait fait qu'indiquer dans une ébauche grossière fut achevé par son petit-fils, Gustave-Adolphe, encore plus grand que lui.
Ces deux royaumes, réunis auparavant, par contrainte et contre nature, en une seule monarchie, et sans force dans cette union, s'étaient séparés violemment au temps de la réforme, et cette séparation fut l'époque de leur prospérité. Autant cette union forcée avait été nuisible aux deux États, autant, une fois séparés, l'harmonie et les rapports de bon voisinage leur étaient nécessaires. L'Église évangélique s'appuyait sur l'un et sur l'autre; ils avaient les mêmes mers à surveiller; le même intérêt aurait dû les réunir contre le même ennemi. Mais la haine qui avait brisé le lien entre les deux royaumes continua d'entretenir une discorde hostile entre les deux peuples, longtemps après leur séparation. Les rois de Danemark ne pouvaient toujours pas renoncer à leurs prétentions sur la couronne de Suède, et la Suède ne pouvait écarter le souvenir de l'ancienne tyrannie danoise. Les frontières contiguës des deux États offraient à la haine nationale un éternel aliment; la jalousie vigilante des deux rois et les collisions inévitables du commerce dans les mers du Nord ne laissaient jamais tarir la source des querelles.
Entre les moyens par lesquels Gustave Wasa, fondateur du royaume de Suède, avait cherché à consolider sa nouvelle création, la réformation de l'Église avait été un des plus efficaces. Une loi fondamentale du royaume excluait les catholiques de tous les offices publics et interdisait à tout souverain futur de la Suède de changer la religion du pays. Mais déjà le second fils et le second successeur de Gustave, Jean III, rentrait dans l'Église romaine, et son fils Sigismond, qui était aussi roi de Pologne, se permit des actes qui tendaient à la ruine de la constitution de l'Église dominante. Les états du royaume, ayant à leur tête Charles, duc de Sudermanie, troisième fils de Gustave, opposèrent une ferme résistance, qui alluma enfin une guerre civile entre l'oncle et le neveu, entre le roi et la nation. Le duc Charles, administrateur du royaume en l'absence du roi, mit à profit la longue résidence de Sigismond en Pologne et le juste mécontentement des états, pour s'attacher étroitement la nation et frayer insensiblement à sa propre maison le chemin du trône. Les mauvaises mesures de Sigismond ne favorisèrent pas médiocrement ses desseins. Une assemblée générale des états osa déroger, en faveur de l'administrateur du royaume, au droit de primogéniture, introduit par Gustave Wasa dans la succession à la couronne de Suède, et plaça le duc de Sudermanie sur le trône, dont Sigismond fut exclu solennellement avec toute sa postérité. Le fils du nouveau roi, qui gouverna sous le nom de Charles IX, fut Gustave-Adolphe, que les partisans de Sigismond, en sa qualité de fils d'un usurpateur, refusèrent de reconnaître. Mais, si les obligations d'un roi et de son peuple sont réciproques, si les États ne passent point, par héritage, d'une main dans une autre, comme une denrée morte, il doit être permis à toute une nation, agissant unanimement, de retirer sa foi au souverain parjure et d'en mettre un plus digne à sa place.
Gustave-Adolphe n'avait pas encore accompli sa dix-septième année, quand le trône de Suède devint vacant par la mort de son père; mais la précoce maturité de son esprit décida les états à abréger en sa faveur la durée légale de la minorité. Il ouvrit par une glorieuse victoire sur lui-même un règne dont la victoire devait être la compagne fidèle et qui devait finir au milieu d'un triomphe. La jeune comtesse de Brahé, fille d'un de ses sujets, eut les prémices de ce grand cœur, et il était sincèrement résolu à partager avec elle le trône de Suède. Mais, contraint par les nécessités du temps et des circonstances, son penchant se soumit au devoir supérieur du monarque, et l'héroïque vertu reprit tout son empire sur un cœur qui n'était pas destiné à se renfermer dans le paisible bonheur de la vie privée.
Christian IV de Danemark, qui était déjà roi avant que Gustave vit le jour, avait attaqué les frontières suédoises et remporté sur le père de ce héros d'importants avantages. Gustave-Adolphe se hâta de mettre fin à cette guerre funeste et acheta la paix par de sages sacrifices, afin de tourner ses armes contre le czar de Moscou. Jamais, pour aspirer à la gloire équivoque des conquérants, il ne fut tenté de prodiguer le sang de ses peuples dans des guerres injustes; mais jamais il ne recula devant une guerre légitime. Ses armes furent heureuses contre la Russie, et le royaume de Suède s'accrut, vers l'orient, de provinces importantes.
Cependant Sigismond, roi de Pologne, nourrissait contre le fils les sentiments hostiles auxquels le père avait donné de justes motifs: il ne négligea aucun artifice pour ébranler la fidélité des sujets de Gustave, refroidir ses amis et rendre ses ennemis irréconciliables. Ni les grandes qualités de son adversaire, ni les témoignages multipliés de dévouement que la Suède donnait à son souverain adoré, ne purent guérir ce prince, aveuglé de la folle espérance de remonter un jour sur le trône qu'il avait perdu. Il repoussa dédaigneusement toutes les propositions de paix de Gustave, et ce héros, ami de la paix, se vit entraîné malgré lui dans une longue guerre avec la Pologne, durant laquelle, peu à peu, toute la Livonie et la Prusse polonaise furent soumises à la domination suédoise. Toujours vainqueur, Gustave-Adolphe était toujours le premier prêt à tendre la main pour la paix.
Cette lutte entre la Suède et la Pologne eut lieu au commencement de la guerre de Trente ans en Allemagne, et se trouve liée avec elle. Il suffisait que le roi Sigismond fût catholique et disputât la couronne de Suède à un prince protestant, pour qu'il pût se tenir assuré du concours le plus actif de l'Espagne et de l'Autriche. Un double lien de parenté avec l'Empereur lui donnait encore un droit plus particulier à sa protection. Aussi ce fut surtout sa confiance en un si puissant soutien qui encouragea le roi de Pologne à poursuivre la guerre, quoiqu'elle tournât si mal pour lui; et les cours de Vienne et de Madrid ne négligèrent pas de soutenir son ardeur par des promesses pleines de jactance. Tandis que Sigismond perdait une place après l'autre, en Livonie, en Courlande et en Prusse, il voyait, en Allemagne, son allié marcher de victoire en victoire à la souveraineté absolue: il n'est donc pas étonnant que son éloignement pour la paix s'accrût en proportion de ses défaites. La vivacité avec laquelle il poursuivait sa chimérique espérance l'aveuglait sur l'astucieuse politique de Ferdinand, qui n'occupait, aux dépens de son allié, le héros suédois, que pour détruire d'autant plus à son aise la liberté de l'Allemagne, et tirer ensuite à lui, comme une conquête facile, le Nord épuisé. Mais une circonstance sur laquelle seule on n'avait point compté, la grandeur héroïque de Gustave, déchira la trame de cette politique trompeuse. Cette guerre polonaise de huit ans, loin d'épuiser les forces de la Suède, n'avait servi qu'à mûrir le génie militaire de Gustave-Adolphe, à endurcir ses armées par une longue habitude des combats, et à introduire peu à peu la nouvelle tactique, par laquelle ces armées devaient faire ensuite des prodiges sur le territoire allemand.
Après cette digression nécessaire sur la situation des États européens à cette époque, qu'il me soit permis de reprendre le fil de l'histoire.
Ferdinand avait recouvré ses États, mais non encore les frais que lui avait coûtés cette conquête. Une somme de quarante millions de florins, que mirent dans ses mains les confiscations de Bohême et de Moravie, aurait suffi pour l'indemniser, ainsi que ses alliés, de toutes leurs dépenses; mais cette somme énorme s'était bientôt écoulée dans les mains des jésuites et de ses favoris. Le duc Maximilien de Bavière, dont le bras victorieux avait presque seul remis Ferdinand en possession de ses domaines, qui avait sacrifié un proche parent pour défendre sa religion et son empereur: Maximilien, dis-je, avait les droits les plus fondés à sa reconnaissance. D'ailleurs, par une convention conclue avec l'Empereur, avant l'ouverture des hostilités, il s'était assuré expressément le dédommagement de toutes ses dépenses. Ferdinand sentait toute l'étendue des obligations que lui imposaient cette convention et ces services; mais il n'avait pas envie de les remplir à son propre préjudice. Il songeait à récompenser le duc de la manière la plus brillante, mais sans se dépouiller lui-même. Or, pouvait-il mieux atteindre ce but qu'aux dépens du prince contre lequel les lois de la guerre semblaient lui donner ce droit, et dont les fautes pouvaient être assez sévèrement qualifiées pour justifier, par le nom de châtiment légitime, toutes les violences? Il fallait donc poursuivre encore Frédéric, il fallait achever la ruine de Frédéric, afin de pouvoir récompenser Maximilien, et une nouvelle guerre fut entreprise pour payer la première.
Mais un motif bien plus puissant vint se joindre au premier et en augmenter le poids. Jusqu'alors, Ferdinand n'avait combattu que pour son existence et n'avait rempli d'autres devoirs que ceux de la défense personnelle; mais, maintenant que la victoire lui donnait la liberté d'agir, il songea à ce qu'il considérait comme des devoirs supérieurs, et se rappela le vœu qu'il avait fait, dans son pèlerinage de Lorette et de Rome, à sa généralissime la sainte Vierge, d'étendre son culte au péril de sa couronne et de sa vie. La destruction du protestantisme se rattachait indissolublement à ce vœu. Pour l'accomplir, Ferdinand ne pouvait trouver un concours de circonstances plus favorables que celles qui s'offraient à ce moment, au sortir de la guerre de Bohême. Il ne manquait ni de forces ni d'une apparence de droit pour mettre le Palatinat dans des mains catholiques, et les conséquences de ce changement étaient pour toute l'Allemagne orthodoxe d'une importance incalculable. En même temps qu'il récompensait le duc de Bavière avec les dépouilles de son parent, Ferdinand satisfaisait ses plus bas désirs et remplissait son devoir le plus sublime: il écrasait un ennemi qu'il détestait; il épargnait à son intérêt un sacrifice douloureux, tout en méritant la couronne céleste.
La perte de Frédéric était résolue dans le cabinet impérial bien longtemps avant que le sort se fut déclaré contre lui; mais ce fut seulement après ses revers que le pouvoir arbitraire osa le frapper de sa foudre. Un décret de l'empereur, dépourvu de toutes les formalités présentes en pareil cas par les constitutions, mit au ban de l'Empire et déclara déchus de toutes leurs dignités et possessions, comme coupables de lèse-majesté impériale et perturbateurs de la paix publique, l'électeur et trois autres princes qui avaient pris les armes pour lui en Silésie et en Bohême. L'accomplissement de cette sentence contre Frédéric, c'est-à-dire la conquête de ses États, fut confiée, avec un égal mépris des lois de l'Empire, au roi d'Espagne, comme possesseur du cercle de Bourgogne, au duc de Bavière et à la Ligue. Si l'Union évangélique eût été digne de son nom et de la cause qu'elle défendait, on aurait trouvé dans l'exécution du ban de l'Empire des obstacles insurmontables; mais une force si méprisable, qui pouvait à peine tenir tête aux troupes espagnoles dans le bas Palatinat, dut renoncer à combattre contre les armées réunies de l'empereur, de la Bavière et de la Ligue. L'arrêt de proscription prononcé contre l'électeur effraya aussitôt toutes les villes impériales qui se retirèrent sans délai de l'alliance, et les princes ne tardèrent pas à suivre leur exemple. Heureux de sauver leurs propres domaines, ils laissèrent à la merci de Ferdinand l'électeur, qui avait été leur chef; ils abjurèrent l'Union et promirent de ne jamais la renouveler.
Les princes allemands avaient abandonné honteusement le malheureux Frédéric; la Bohême, la Silésie et la Moravie avaient rendu hommage à la redoutable puissance de l'empereur: un seul homme, un chevalier de fortune, qui n'avait que son épée, le comte Ernest de Mansfeld, osa braver toute cette puissance dans les murs de Pilsen. Laissé sans secours, après la bataille de Prague, par l'électeur, à qui il avait voué ses services, ignorant même si Frédéric lui savait gré de sa fermeté, il tint seul, quelque temps encore, contre les Impériaux, jusqu'au moment où ses troupes, pressées par le besoin d'argent, vendirent enfin la ville à l'empereur. Mansfeld ne fut point ébranlé d'un coup si rude; on le vit bientôt après établir dans le haut Palatinat de nouvelles places de recrutement, pour attirer à lui les troupes que l'Union avait licenciées. En peu de temps, il eut rassemblé sous ses drapeaux une armée de vingt mille hommes, d'autant plus redoutable pour toutes les provinces sur lesquelles elle se jetterait, que le pillage seul pouvait la faire vivre. Ignorant où cet essaim allait se précipiter, tous les évêchés voisins, dont la richesse pouvait le tenter, tremblaient déjà devant lui; mais, pressé par le duc de Bavière, qui envahit le haut Palatinat, comme exécuteur du décret de proscription, Mansfeld dut évacuer le pays. Il se déroba par un heureux stratagème à la vive poursuite du général bavarois Tilly, et parut tout à coup dans le bas Palatinat. Il y fit éprouver aux évêchés du Rhin les mauvais traitements qu'il avait médités contre ceux de Franconie. Tandis que l'armée impériale et bavaroise inondait la Bohême, le général espagnol Ambroise Spinola s'était jeté des Pays-Bas, avec une armée considérable, dans le bas Palatinat, que le traité d'Ulm permettait à l'Union de défendre. Mais les mesures étaient si mal prises, que les places tombèrent l'une après l'autre dans les mains des Espagnols et qu'enfin, quand l'Union se fut dissoute, la plus grande partie du pays demeura occupée par leurs troupes. Leur général Corduba, qui prit le commandement de ces troupes après la retraite de Spinola, leva précipitamment le siége de Frankenthal, à l'arrivée de Mansfeld dans le bas Palatinat; mais, sans s'arrêter à chasser les Espagnols de cette province, Mansfeld se hâta de franchir le Rhin pour refaire en Alsace ses bandes affamées. Toutes les campagnes ouvertes sur lesquelles se répandit cette troupe de brigands furent changées en affreux déserts, et les villes ne se rachetèrent du pillage que par d'énormes rançons. Fortifié par cette expédition, Mansfeld reparut sur le Rhin, afin de couvrir le bas Palatinat.
Tant qu'un tel bras combattait pour lui, l'électeur Frédéric n'était pas perdu sans ressource. De nouvelles perspectives commencèrent à s'ouvrir à lui, et son infortune lui suscita des amis, qui ne lui avaient pas donné signe de vie pendant sa prospérité. Le roi Jacques d'Angleterre, qui avait vu avec indifférence son gendre perdre la couronne de Bohême, s'éveilla de son insensibilité quand il vit menacée l'existence tout entière de sa fille et de ses petits-fils, et l'ennemi victorieux tenter une attaque sur l'électorat. Alors enfin, quoique bien tard, il ouvrit ses trésors; alors il s'empressa de soutenir avec de l'argent et des soldats, d'abord l'Union, qui défendait encore le bas Palatinat, et ensuite le comte de Mansfeld, quand l'Union se fut évanouie. Par lui, le roi Christian de Danemark, son proche parent, fut aussi engagé à une active assistance. L'expiration de la trêve entre l'Espagne et la Hollande priva en même temps l'empereur de tout l'appui qu'il aurait pu attendre du côté des Pays-Bas. Mais ce fut de Transylvanie et de Hongrie que vinrent au comte palatin les plus importants secours. La trêve de Gabor avec l'empereur était à peine expirée que ce vieil et redoutable ennemi de l'Autriche inonda de nouveau la Hongrie, et se fit couronner roi à Presbourg. Ses progrès furent si rapides que Bucquoi dut quitter la Bohême pour défendre contre lui la Hongrie et l'Autriche. Ce vaillant général trouva la mort au siége de Neuhæusel; non moins brave que lui, Dampierre avait déjà succombé devant Presbourg. Gabor s'avança sans obstacles jusqu'aux frontières de l'Autriche. Le vieux comte de Thurn et plusieurs proscrits bohêmes avaient apporté à cet ennemi de leur ennemi leur haine et leur épée. Une attaque vigoureuse du côté de l'Allemagne, tandis que Gabor pressait l'empereur du côté de la Hongrie, aurait pu rétablir promptement la fortune de Frédéric; mais toujours les Bohêmes et les Allemands avaient posé les armes, lorsque Gabor entrait en campagne; toujours ce dernier s'était épuisé, quand les autres commençaient à reprendre des forces.
Cependant Frédéric n'avait pas hésité à se jeter dans les bras de Mansfeld, son nouveau défenseur. Il parut, déguisé, dans le bas Palatinat, que Mansfeld et le général bavarois Tilly se disputaient; le haut Palatinat était soumis depuis longtemps. Frédéric eut un rayon d'espérance, quand il vit, sur les ruines de l'Union, de nouveaux amis se lever pour lui. Le margrave Georges-Frédéric de Bade, qui en avait été membre, commençait depuis quelque temps à rassembler des troupes, qui formèrent bientôt une armée considérable. Nul n'en savait la destination, quand le margrave entra soudain en campagne et se joignit au comte de Mansfeld. Avant de faire ce pas décisif, il avait résigné ses États à son fils, afin de les soustraire par ce moyen à la vengeance de l'empereur, si la fortune lui était contraire. Le duc de Wurtemberg, son voisin, se mit aussi à augmenter ses forces militaires. Le comte palatin reprit courage et travailla de toutes ses forces à faire revivre l'Union. C'était maintenant à Tilly de songer à sa sûreté. Il se hâta d'appeler à lui les troupes du général espagnol Corduba. Mais, tandis que l'ennemi concentrait ses forces, Mansfeld et le margrave se séparèrent, et celui-ci fut battu près de Wimpfen par le général bavarois (1622).
Un aventurier sans argent, auquel on contestait même une naissance légitime, s'était déclaré le défenseur d'un roi, accablé par un de ses plus proches parents et abandonné par le père de son épouse. Un prince régnant s'était dessaisi de ses États, qu'il gouvernait paisiblement, pour tenter, en faveur d'un autre prince, qui lui était étranger, les hasards de la guerre; et lorsqu'il désespérait de faire triompher cette cause, un nouveau chevalier de fortune, pauvre en domaines, mais riche en glorieux ancêtres, entreprit, après lui, de la défendre. Le duc Christian de Brunswick, administrateur de Halberstadt, crut avoir appris du comte de Mansfeld le secret de tenir sur pied, sans argent, une armée de vingt mille hommes. Poussé par la présomption de la jeunesse, et plein d'un violent désir de recueillir gloire et butin aux dépens du clergé catholique, qu'il haïssait en franc chevalier, il rassembla dans la basse Saxe une forte armée, pour la défense de Frédéric, disait-il, et au nom de la liberté allemande. Il se proclamait ami de Dieu et ennemi des prêtres: ce fut la devise qu'il fit graver sur sa monnaie, fabriquée avec l'argenterie des églises, et ses actions furent loin d'y faire honte.
La route que suivit cette bande de brigands fut marquée, comme de coutume, par les plus effroyables dévastations. En pillant les bénéfices de la basse Saxe et de la Westphalie, elle recueillit des forces pour aller piller les évêchés du Rhin. Là, repoussé par les amis et les ennemis, l'administrateur s'approcha du Mein, dans le voisinage de la ville mayençaise de Hœchst, et franchit cette rivière, après un combat meurtrier avec Tilly, qui lui disputait le passage. Il n'atteignit l'autre bord qu'après avoir perdu la moitié de ses troupes; il en rassembla promptement le reste et se joignit au comte de Mansfeld. Poursuivies par Tilly, ces bandes réunies se jetèrent une seconde fois sur l'Alsace, pour dévaster ce qui avait échappé à la première invasion. Tandis que l'électeur Frédéric, réduit au rôle d'un mendiant fugitif, errait avec l'armée qui le reconnaissait pour maître et qui se parait de son nom, ses amis s'occupaient de le réconcilier avec l'empereur. Ferdinand ne voulait pas encore leur ôter toute espérance de voir rétablir le comte palatin. Plein de ruse et de dissimulation, il se montra disposé à négocier, afin de refroidir leur ardeur en campagne et de prévenir les résolutions extrêmes. Le roi Jacques, jouet, comme toujours, des intrigues de l'Autriche, ne contribua pas peu, par son fol empressement, à soutenir les mesures de l'empereur. Ferdinand exigeait avant tout que Frédéric, s'il en appelait à sa clémence, mit bas les armes, et Jacques trouva cette demande parfaitement juste. Sur son invitation, le comte palatin congédia ses seuls vrais défenseurs, le comte de Mansfeld et l'administrateur, et il attendit son sort, en Hollande, de la pitié de l'empereur.
Mansfeld et le duc Christian ne furent embarrassés que de trouver un nouveau nom. Ce n'était point la cause du comte palatin qui les avait armés: son congé ne pouvait donc les désarmer. La guerre était leur but; peu importait la cause qu'ils avaient à défendre. Après une tentative inutile de Mansfeld pour passer au service de l'empereur, ils se dirigèrent tous deux vers la Lorraine, où leurs troupes commirent des brigandages qui répandirent l'effroi jusqu'au cœur de la France. Ils attendaient en vain, depuis quelque temps, un maître qui les voulût payer, quand les Hollandais, pressés par le général espagnol Spinola, leur offrirent du service. Après avoir livré, près de Fleurus, un combat meurtrier aux Espagnols, qui voulaient leur fermer le passage, ils atteignirent la Hollande, où leur apparition obligea sur-le-champ Spinola de lever le siége de Berg-op-Zoom. Mais bientôt la Hollande, fatiguée à son tour de ces hôtes malfaisants, saisit le premier moment de calme pour se délivrer de leur dangereux secours. Mansfeld fit prendre à ses troupes, dans la fertile province d'Ost-Frise, des forces pour de nouveaux exploits. Le duc Christian, ardemment épris de la comtesse palatine, dont il avait fait la connaissance en Hollande, et plus belliqueux que jamais, reconduisit les siennes dans la basse Saxe, portant le gant de cette princesse à son chapeau, et sur ses drapeaux cette devise: Tout pour Dieu et pour elle! Ces deux hommes étaient loin d'avoir fini leur rôle dans cette guerre.
Tous les États de l'Empire étaient enfin délivrés d'ennemis; l'Union était dissoute; le margrave de Bade, Mansfeld et le duc Christian étaient battus et ne tenaient plus la campagne. L'armée d'exécution inondait les pays palatins au nom de l'empereur. Les Bavarois occupaient Mannheim et Heidelberg, et bientôt aussi Frankenthal fut abandonné aux Espagnols. Le comte palatin attendait dans un coin de la Hollande l'autorisation d'apaiser la colère de l'empereur par une génuflexion, et une prétendue diète électorale, à Ratisbonne, devait enfin prononcer sur son sort. Ce sort était depuis longtemps décidé à la cour de l'empereur; mais, jusque-là, on n'avait pas jugé les circonstances assez favorables pour déclarer ouvertement tout ce qu'on avait résolu. L'empereur, après tout ce qu'il s'était permis contre l'électeur, ne croyait plus pouvoir espérer une réconciliation sincère. Il fallait être violent jusqu'au bout pour l'être impunément. Ce qui était perdu devait donc l'être sans retour; il importait que Frédéric ne revit jamais ses États, et un prince sans sujets et sans territoire ne pouvait plus porter le chapeau d'électeur. Autant le comte palatin s'était rendu coupable envers la maison d'Autriche, autant le duc de Bavière s'était signalé par les services qu'il avait rendus. Autant la maison d'Autriche et l'Église catholique avaient à redouter la vengeance et la haine religieuse de la maison palatine, autant elles pouvaient compter sur la reconnaissance et le zèle religieux de celle de Bavière. Enfin, en transférant à la Bavière la dignité électorale palatine, on assurait à la religion catholique la prépondérance la plus décisive dans le collége des électeurs et, en Allemagne, un triomphe permanent.
Ce dernier motif était suffisant pour rendre favorables à cette innovation les trois électeurs ecclésiastiques. Du côté protestant, la voix de l'électeur de Saxe, était seule importante. Mais Jean-Georges pouvait-il contester à l'empereur un droit sans lequel devenait incertain celui qu'il avait lui-même à la couronne électorale? A la vérité, un prince que ses ancêtres, sa dignité et sa puissance plaçaient à la tête de l'Église protestante en Allemagne n'eût dû avoir, à ce qu'il semblait, rien de plus sacré que de soutenir les droits de cette Église contre toutes les attaques de sa rivale; mais la question était moins alors de savoir comment on devait protéger les intérêts de la religion protestante contre les catholiques, que de résoudre auquel de deux cultes également détestés, du calvinisme ou de la religion romaine, on laisserait prendre l'avantage sur l'autre; auquel de deux ennemis également funestes on adjugerait l'électorat palatin; et, pressé entre deux obligations opposées, il était bien naturel qu'on remît la décision à la haine privée et à l'intérêt privé. Le défenseur-né de la liberté allemande et de la religion protestante encouragea l'empereur à procéder, en vertu de la toute-puissance impériale, contre le Palatinat, et à ne s'inquiéter, en aucune manière, si l'électeur de Saxe faisait, pour la forme, quelque opposition à ses mesures. Si, dans la suite, Jean-Georges retira son consentement, c'est que Ferdinand lui-même avait donné lieu à ce changement d'avis en chassant de Bohême les ministres évangéliques; et l'investiture de l'électorat palatin, donnée à la Bavière, cessa d'être un acte illégal aussitôt que l'empereur eût consenti à céder à l'électeur de Saxe la Lusace, en payement de six millions d'écus pour frais de guerre.
Ainsi donc, malgré l'opposition de toute l'Allemagne protestante, et au mépris des lois fondamentales de l'Empire, qu'il avait jurées à son élection, Ferdinand donna solennellement, dans Ratisbonne, l'investiture de l'électorat palatin au duc de Bavière; «sans préjudice toutefois, disait-on dans l'acte, des droits que pourraient faire valoir les agnats et les descendants de Frédéric.» Ce prince infortuné se vit alors irrévocablement dépouillé de ses États, sans avoir été entendu d'abord par le tribunal qui le condamnait, justice que les lois accordent même au plus humble sujet et au plus affreux malfaiteur.
Cette violence ouvrit enfin les yeux au roi d'Angleterre, et les négociations entamées pour le mariage de son fils avec une infante d'Espagne ayant été rompues dans le même temps, Jacques prit avec vivacité le parti de son gendre. En France, une révolution dans le ministère avait mis le cardinal Richelieu à la tête du gouvernement, et ce royaume, tombé si bas, commença bientôt à sentir qu'une main vigoureuse tenait le timon de l'État. Les mouvements du gouverneur espagnol à Milan, pour s'emparer de la Valteline et se mettre ainsi en communication avec les domaines héréditaires de l'Autriche, firent revivre et les anciennes alarmes qu'inspirait cette puissance et, avec elles, les maximes politiques de Henri le Grand. Le mariage du prince de Galles avec Henriette de France amena entre les deux couronnes une alliance plus étroite, à laquelle accédèrent la Hollande, le Danemark et quelques États d'Italie. On forma le plan de forcer, à main armée, l'Espagne à restituer la Valteline, et l'Autriche à rétablir Frédéric; mais le premier objet fut seul poursuivi avec quelque activité. Jacques Ier mourut, et Charles Ier, en lutte avec son parlement, ne put plus donner aucune attention aux affaires d'Allemagne. La Savoie et Venise retinrent les secours promis, et le ministre français crut qu'il fallait soumettre les huguenots dans sa patrie, avant de se hasarder à défendre contre l'empereur les protestants d'Allemagne. Ainsi le succès fut loin de répondre aux grandes espérances qu'on avait conçues de cette alliance.
Le comte de Mansfeld, dépourvu de tout secours, restait inactif sur le bas Rhin, et le duc Christian de Brunswick se vit de nouveau rejeté, après une campagne malheureuse, hors du territoire allemand. Une nouvelle irruption de Bethlen Gabor dans la Moravie s'était terminée infructueusement, comme toutes les précédentes, par une paix formelle avec l'empereur, parce quelle n'avait pas été secondée du côté de l'Allemagne. L'Union n'existait plus: aucun prince protestant n'était plus sous les armes, et le général Tilly se tenait aux frontières de la basse Allemagne, sur le territoire protestant, avec une armée accoutumée à vaincre. Les mouvements du duc Christian de Brunswick l'avaient attiré dans ce pays et une fois déjà dans le cercle de basse Saxe, où il avait pris Lippstadt, place d'armes de l'administrateur. La nécessité d'observer cet ennemi et de l'empêcher de faire de nouvelles irruptions aurait pu justifier alors encore la présence de Tilly dans cette contrée. Mais Mansfeld et Christian avaient licencié leurs troupes faute d'argent et l'armée du comte Tilly ne voyait plus tout autour d'elle aucun ennemi: pourquoi encore occuper et accabler ce pays?
Parmi les clameurs passionnées des partis, il est difficile de distinguer la voix de la vérité; mais on pouvait s'inquiéter que la Ligne restât sous les armes. Les cris de joie prématurés des catholiques devaient augmenter la consternation. L'empereur et la Ligue, armés et vainqueurs en Allemagne, ne voyaient nulle part de forces qui pussent leur résister, s'ils tentaient d'assaillir les protestants ou même d'anéantir la paix de religion. A supposer que Ferdinand fût loin du dessein d'abuser de ses forces, la faiblesse des protestants devait lui en suggérer la pensée. Des pactes surannés ne pouvaient être un frein pour un prince qui se croyait obligé à tout envers sa religion, et à qui toute violence semblait justifiée par une pieuse intention. La Haute Allemagne était domptée, la basse pouvait seule encore faire obstacle à sa toute-puissance. Là, les protestants dominaient, là on avait enlevé à l'Église romaine la plupart des bénéfices ecclésiastiques, et le moment semblait venu de lui rendre ses possessions. Ces biens confisqués par les princes de la basse Allemagne composaient d'ailleurs une partie notable de leur puissance, et c'était un excellent prétexte pour les affaiblir que d'aider l'Église à recouvrer son bien.
Rester oisif dans une situation si dangereuse eût été une impardonnable négligence. Le souvenir des excès que l'armée de Tilly avait commis dans la basse Saxe était encore trop récent pour que les membres protestants de l'Empire ne dussent pas songer à leur défense. Le cercle de basse Saxe s'arma en toute hâte. On leva des impôts extraordinaires; on recruta des troupes; on remplit les magasins. On négocia pour des subsides avec Venise, avec la Hollande, avec l'Angleterre. On délibéra sur le choix de la puissance qui serait placée à la tête de la confédération. Les rois du Sund et de la mer Baltique, alliés naturels de ce cercle, ne pouvaient voir avec indifférence l'empereur y mettre le pied comme conquérant et devenir leur voisin sur les côtes de la mer du Nord. Le double intérêt de la religion et de la politique les pressait d'arrêter les progrès de ce monarque dans la basse Allemagne. Christian IV, roi de Danemark, se comptait lui-même, comme duc de Holstein, parmi les membres de ce cercle. Des motifs non moins forts déterminèrent Gustave-Adolphe à prendre part à cette alliance.
Les deux rois se disputaient l'honneur de défendre le cercle de basse Saxe et de combattre la formidable puissance de l'Autriche. L'un et l'autre offrirent de mettre sur pied une armée bien équipée et de la commander en personne. De glorieuses campagnes contre les Moscovites et les Polonais appuyaient les propositions du roi de Suède; toutes les côtes de la Baltique étaient remplies du nom de Gustave-Adolphe. Mais la gloire de ce rival rongeait le cœur du monarque danois, et plus il se promettait lui-même de lauriers dans cette campagne, moins Christian IV pouvait se résoudre à les céder à son voisin, dont il était jaloux. Ils portèrent tous deux leurs offres et leurs conditions devant le cabinet anglais, et là Christian IV réussit enfin à l'emporter sur son concurrent. Gustave-Adolphe demandait pour sa sûreté, afin de garantir à ses troupes un refuge nécessaire en cas de malheur, l'abandon de quelques places fortes en Allemagne, où il ne possédait pas un pouce de terrain. Christian IV avait le Holstein et le Jutland, par lesquels il pouvait se retirer en sûreté après une bataille perdue.
Afin de prendre l'avantage sur son rival, le roi de Danemark se hâta de paraître en campagne. Nommé chef du cercle de basse Saxe, il eut bientôt sur pied une armée de soixante mille hommes; l'administrateur de Magdebourg, les ducs de Brunswick, les ducs de Mecklembourg, se joignirent à lui. L'appui que l'Angleterre lui avait fait espérer élevait son courage, et, à la tête de forces si considérables, il se flattait de terminer cette guerre en une seule campagne.
On fit savoir à Vienne que cet armement avait uniquement pour but la défense du cercle et le maintien de la tranquillité dans cette contrée. Mais les négociations avec la Hollande, avec l'Angleterre et même avec la France, les efforts extraordinaires du cercle et l'armée formidable qu'on mettait sur pied, semblaient tendre à quelque chose de plus que la simple défense: au rétablissement complet de l'électeur palatin et à l'abaissement de l'empereur, devenu trop puissant.
Après que Ferdinand eut vainement épuisé les négociations, les remontrances, les menaces et les ordres, pour décider le roi de Danemark et le cercle de basse Saxe à poser les armes, les hostilités commencèrent, et la basse Allemagne devint le théâtre de la guerre. Le comte Tilly suivit la rive gauche du Wéser et s'empara de tous les passages jusqu'à Minden. Après avoir échoué dans une attaque sur Nienbourg, il traversa le fleuve, envahit la principauté de Calemberg et la fit occuper par ses troupes. Le roi manœuvrait sur la rive droite du Wéser, et il s'étendit dans le pays de Brunswick: mais il avait affaibli son armée par de trop forts détachements et ne put rien exécuter de considérable avec le reste. Connaissant la supériorité de l'ennemi, il évitait avec autant de soin une bataille décisive que le général de la Ligue la cherchait.
Jusqu'ici, l'empereur n'avait fait la guerre en Allemagne qu'avec les armes de la Bavière et de la Ligue, si l'on excepte les troupes auxiliaires des Pays-Bas espagnols qui avaient attaqué le bas Palatinat. Maximilien dirigeait la guerre, comme chef de l'exécution impériale, et Tilly, qui commandait l'armée, était au service de la Bavière. C'était aux armes de la Bavière et de la Ligue que Ferdinand devait toute sa supériorité en campagne; ces auxiliaires tenaient dans leurs mains toute sa fortune et son autorité. Cette dépendance de leur bon vouloir ne s'accordait pas avec les vastes projets auxquels la cour impériale commençait à donner carrière à un si brillant début.
Autant la Ligue avait montré d'empressement à entreprendre la défense de l'empereur, sur laquelle reposait son propre salut, autant l'on devait peu s'attendre à lui trouver le même zèle pour les plans de conquête de Ferdinand. Ou, si elle consentait à donner ses armées pour faire des conquêtes, il était à craindre qu'elle n'admît l'empereur qu'au partage de la haine générale, et qu'elle ne recueillît pour elle seule tous les fruits de la guerre. Des forces militaires imposantes, qu'il aurait levées lui-même, le pouvaient seules soustraire à cette accablante dépendance de la Bavière et l'aider à maintenir en Allemagne son ancienne supériorité. Mais la guerre avait beaucoup trop épuisé les provinces impériales, pour qu'elles pussent suffire aux frais immenses d'un pareil armement. Dans ces circonstances, rien ne pouvait être plus agréable à l'empereur que la proposition avec laquelle un de ses officiers vint le surprendre.
C'était le comte Wallenstein, officier de mérite, le plus riche gentilhomme de Bohême. Il avait servi, dès sa première jeunesse, la maison impériale, et s'était signalé de la manière la plus glorieuse dans plusieurs campagnes, contre les Turcs, les Vénitiens, les Bohêmes, les Hongrois et les Transylvains. Il avait assisté, en qualité de colonel, à la bataille de Prague, et, plus tard, général-major, il avait battu une armée hongroise en Moravie. La reconnaissance de l'empereur fut égale à ces services, et une part considérable des biens confisqués après la révolte de Bohême fut sa récompense. Maître d'une immense fortune, enflammé par des projets ambitieux, plein de confiance dans son heureuse étoile, et plus encore dans une profonde appréciation des conjonctures, il offrit de lever et d'équiper une armée à ses frais et aux frais de ses amis, pour le service de l'empereur, et même de lui épargner le soin de l'entretien, s'il lui était permis de la porter à cinquante mille hommes. Il n'y eut personne qui ne raillât ce projet, comme la création chimérique d'une tête exaltée; mais la seule tentative pouvait être déjà d'un grand avantage, dût-elle ne tenir qu'une partie de ces promesses. On abandonna à Wallenstein quelques districts en Bohême, comme places de recrutement, et l'on y ajouta la permission de donner des brevets d'officier. Au bout de peu de mois, il avait sous les armes vingt mille hommes, avec lesquels il quitta les frontières de l'Autriche; bientôt après, il parut avec trente mille sur celles de la basse Saxe. Pour tout cet armement, l'empereur n'avait donné que son nom. La renommée du général, une brillante perspective d'avancement et l'espérance du butin, attirèrent, de toutes les contrées de l'Allemagne, des aventuriers sous ses drapeaux. On vit même des princes régnants, excités par l'amour de la gloire ou la soif du gain, offrir de lever des régiments pour l'Autriche.
Alors, pour la première fois dans cette guerre, on vit paraître en Allemagne une armée impériale, formidable apparition pour les protestants, et qui n'était pas beaucoup plus réjouissante pour les catholiques. Wallenstein avait ordre de joindre son armée aux troupes de la Ligue et d'attaquer, de concert avec le général bavarois, le roi de Danemark; mais, depuis longtemps jaloux de la gloire militaire de Tilly, il ne montra nulle envie de partager avec lui les lauriers de cette campagne et de voir éclipsé par l'éclat des hauts faits de Tilly l'honneur des siens. Son plan de guerre appuya, il est vrai, les opérations de Tilly; mais il demeura, dans l'exécution, tout à fait indépendant de lui. Comme il n'avait pas les ressources avec lesquelles Tilly subvenait aux besoins de son armée, il était obligé de conduire la sienne dans les pays riches, qui n'avaient pas encore souffert de la guerre. Au lieu donc de faire sa jonction, comme il en avait l'ordre, avec le général de la Ligue, il entra sur les terres de Halberstadt et de Magdebourg et se rendit maître de l'Elbe près de Dessau. Tous les pays situés sur les deux rives du fleuve furent alors ouverts à ses exactions. Il pouvait de là fondre sur les derrières du roi de Danemark, et même, au besoin, se frayer un chemin jusque dans les États de ce prince.
Christian IV sentit tout le danger de sa position entre deux armées si redoutables. Auparavant déjà, il avait appelé à lui l'administrateur de Halberstadt, qui était revenu récemment de Hollande; maintenant, il se déclara aussi publiquement pour le comte de Mansfeld, qu'il avait désavoué jusque-là, et il le soutint de tout son pouvoir. Mansfeld reconnut ce service d'une manière signalée. A lui seul, il occupa sur l'Elbe les forces de Wallenstein et les empêcha d'écraser le roi de concert avec Tilly. Le vaillant général osa même, malgré la supériorité des ennemis, s'approcher du pont de Dessau et se retrancher vis-à-vis des Impériaux; mais, pris à dos par toutes leurs forces, il dut céder au nombre et quitter son poste avec une perte de trois mille hommes. Après cette défaite, il se retira dans la marche de Brandebourg, où il prit quelque repos, se renforça de nouvelles troupes et tourna subitement vers la Silésie, pour pénétrer de là dans la Hongrie et, réuni à Bethlen Gabor, transporter la guerre au cœur des États d'Autriche. Comme les domaines héréditaires de l'empereur étaient sans défense contre un pareil ennemi, Wallenstein reçut l'ordre pressant de laisser pour le moment le roi de Danemark, afin d'arrêter, s'il était possible, la marche de Mansfeld à travers la Silésie.
Cette diversion, par laquelle Mansfeld attira les troupes de Wallenstein, permit à Christian IV de détacher une partie de son armée en Westphalie, pour y occuper les évêchés de Münster et d'Osnabrück. Afin de s'opposer à cette manœuvre, Tilly quitta précipitamment le Wéser; mais les mouvements du duc Christian, qui faisait mine de pénétrer par la Hesse dans les terres de la Ligue, afin d'en faire le théâtre de la guerre, le rappelèrent promptement de Westphalie. Pour maintenir ses communications avec les pays catholiques et empêcher la jonction dangereuse du landgrave de Hesse avec l'ennemi, Tilly s'empara en grande hâte de toutes les places tenables sur la Werra et la Fulde, et s'assura de la ville de Münden, à l'entrée des montagnes de la Hesse, où le confluent de ces deux rivières forme le Wéser. Bientôt après, il prit Gœttingue, la clef du Brunswick et de la Hesse; il préparait à Nordheim le même sort, mais le roi accourut avec toutes ses forces pour s'opposer à son dessein. Après avoir pourvu cette place de tout ce qui était nécessaire pour soutenir un long siége, il cherchait à s'ouvrir, par l'Eichsfeld et la Thuringe, une nouvelle entrée dans les pays de la Ligue. Déjà il avait dépassé Duderstadt, mais le comte Tilly l'avait devancé par des marches rapides. Comme l'armée de ce dernier, renforcée par quelques régiments de Wallenstein, était très-supérieure en nombre, le roi se retira vers le Brunswick pour éviter une bataille; mais, dans cette retraite même, Tilly le poursuivit sans relâche, et, après trois jours d'escarmouches, Christian IV fut à la fin contraint de faire face à l'ennemi, près du village de Lutter, au pied du Barenberg. Les Danois attaquèrent avec beaucoup de bravoure, et leur vaillant roi les mena trois fois au combat; mais enfin il fallut céder à un ennemi supérieur en nombre et mieux exercé, et le général de la Ligue remporta une victoire complète. Soixante drapeaux et toute l'artillerie, les bagages et les munitions, furent perdus; beaucoup de nobles officiers et environ quatre mille soldats restèrent sur le champ de bataille; plusieurs compagnies d'infanterie, qui, pendant la déroute, s'étaient jetées, à Lutter, dans la maison du bailliage, mirent bas les armes et se rendirent au vainqueur.
Le roi s'enfuit avec sa cavalerie et rallia bientôt ses troupes après ce cruel revers. Tilly, poursuivant sa victoire, se rendit maître du Wéser, occupa le pays de Brunswick et repoussa le roi jusque sur les terres de Brème. Devenu timide par sa défaite, Christian résolut de rester sur la défensive et surtout de fermer à l'ennemi le passage de l'Elbe. Mais, en jetant des garnisons dans toutes les places tenables, il se réduisit à l'inaction, avec des forces divisées, et les corps détachés furent, l'un après l'autre, dispersés ou détruits par l'ennemi. Les troupes de la Ligue, maîtresses de tout le cours du Wéser, se répandirent au delà de l'Elbe et du Havel, et les Danois se virent chassés successivement de toutes leurs positions. Tilly avait lui-même passé l'Elbe et porté bien avant dans le Brandebourg ses armes victorieuses, tandis que Wallenstein pénétrait par l'autre côté dans le Holstein, afin de transférer la guerre dans les États mêmes du roi.
Wallenstein revenait alors de la Hongrie, où il avait poursuivi le comte Mansfeld sans pouvoir arrêter sa marche, ni empêcher sa réunion avec Bethlen Gabor. Toujours poursuivi par la fortune, et toujours supérieur à son sort, Mansfeld s'était frayé sa route par la Silésie et la Hongrie, à travers d'immenses difficultés, et avait joint heureusement le prince de Transylvanie, mais il n'en fut pas très-bien reçu. Comptant sur l'appui de l'Angleterre et sur une puissante diversion dans la basse Saxe, Gabor avait de nouveau rompu la trêve avec l'empereur; et maintenant, au lieu de la diversion espérée, Mansfeld attirait chez lui toutes les forces de Wallenstein, et lui demandait de l'argent, au lieu d'en apporter. Le défaut d'harmonie entre les princes protestants refroidit l'ardeur de Gabor, et, selon sa coutume, il se hâta de se débarrasser des forces supérieures de l'empereur par une paix précipitée. Fermement résolu de la rompre au premier rayon d'espérance, il adressa le comte Mansfeld à la république de Venise, afin de se procurer avant tout de l'argent.
Séparé de l'Allemagne et hors d'état de nourrir en Hongrie le faible reste de ses troupes, Mansfeld vendit son artillerie et son matériel de guerre et licencia ses soldats. Il prit lui-même, avec une suite peu nombreuse, la route de Venise par la Bosnie et la Dalmatie. De nouveaux projets enflammaient son courage, mais sa carrière était finie. Le destin, qui l'avait tant ballotté pendant sa vie, lui avait préparé un tombeau en Dalmatie. La mort le surprit non loin de Zara (1626); son fidèle compagnon de fortune, le duc Christian de Brunswick, était mort peu de temps auparavant: dignes tous deux de l'immortalité, s'ils s'étaient élevés au-dessus de leur siècle, comme ils s'élevèrent au-dessus sus de leur sort.
Le roi de Danemark, avec des forces entières, n'avait pu tenir contre le seul Tilly; combien moins le pouvait-il contre les deux généraux de l'empereur, avec une armée affaiblie? Les Danois abandonnèrent tous leurs postes sur le Wéser, l'Elbe et le Havel, et l'armée de Wallenstein se répandit, comme un torrent impétueux dans le Brandebourg, le Mecklembourg, le Holstein et le Schleswig. Ce général, trop superbe pour agir en commun avec un autre, avait envoyé le général de la Ligue, Tilly, au delà de l'Elbe, pour observer les Hollandais; mais ce n'était qu'un prétexte: Wallenstein voulait terminer lui-même la guerre contre le roi de Danemark et recueillir pour lui seul les fruits des victoires de Tilly. Christian IV avait perdu toutes les places fortes de ses provinces allemandes, Glückstadt seul excepté; ses armées étaient battues ou dispersées; nuls secours d'Allemagne; peu de consolation du côté de l'Angleterre; ses alliés de la basse Saxe livrés en proie à la rage du vainqueur. Aussitôt après sa victoire de Lutter, Tilly avait contraint le landgrave de Hesse-Cassel de renoncer à l'alliance danoise. La terrible apparition de Wallenstein devant Berlin décida l'électeur de Brandebourg à se soumettre et le força de reconnaître Maximilien de Bavière comme électeur légitime. La plus grande partie du Mecklembourg fut alors inondée de troupes impériales, et les deux ducs mis au ban de l'Empire et chassés de leurs États comme partisans du roi de Danemark. Avoir défendu la liberté allemande contre d'injustes attaques était un crime qui entraînait la perte de toutes possessions et dignités. Et tout cela n'était pourtant que le prélude de violences plus criantes, qui devaient suivre bientôt.
Alors parut au jour le secret de Wallenstein: on vit comment il entendait remplir ses promesses excessives. Ce secret, il l'avait appris de Mansfeld; mais l'écolier surpassa le maître. Selon la maxime que la guerre doit nourrir la guerre, Mansfeld et le duc Christian avaient pourvu aux besoins de leurs troupes avec les contributions qu'ils arrachaient indistinctement aux amis et aux ennemis; mais cette manière de brigandage était accompagnée de tous les ennuis et de tous les dangers attachés à la vie de brigands. Comme des voleurs fugitifs, ils étaient contraints de se glisser à travers des ennemis vigilants et exaspérés, de fuir d'un bout de l'Allemagne jusqu'à l'autre, d'épier avec anxiété l'occasion propice, enfin d'éviter précisément les pays les plus riches, parce qu'ils étaient défendus par de plus grandes forces. Si Mansfeld et Brunswick, quoiqu'aux prises avec de si puissants obstacles, avaient fait pourtant des choses si étonnantes, que ne devait-on pouvoir accomplir, tous ces obstacles une fois levés, si l'armée mise sur pied était assez nombreuse pour faire trembler chaque prince de l'Empire en particulier, jusqu'au plus puissant; si le nom de l'empereur assurait l'impunité de tous les attentats; en un mot, si, sous l'autorité du chef suprême et à la tête d'une armée sans égale, on suivait le même plan de guerre que ces deux aventuriers avaient exécuté à leurs propres périls, avec une bande ramassée au hasard?
C'était là ce que Wallenstein avait en vue lorsqu'il fit à l'empereur son offre audacieuse, et maintenant personne ne la trouvera plus exagérée. Plus on renforçait l'armée, moins on devait être inquiet de son entretien, car elle n'en était que plus terrible pour les membres de l'Empire qui résistaient; plus les violences étaient criantes, plus l'impunité en était assurée. Contre les princes dont les dispositions étaient hostiles, on avait une apparence de droit; avec ceux qui étaient fidèles, on pouvait s'excuser en alléguant la nécessité. Le partage inégal de cette oppression prévenait le danger de l'union des princes entre eux: d'ailleurs, l'épuisement de leurs États leur ôtait les moyens de se venger. Toute l'Allemagne devint de la sorte un magasin de vivres pour les armées de l'empereur, et il put user en maître de tout le territoire germanique, comme de ses propres domaines. Un cri universel monta au trône de Ferdinand pour implorer sa justice; mais, aussi longtemps que les princes maltraités demandaient justice, on n'avait pas à craindre qu'ils se vengeassent eux-mêmes. L'indignation publique se partageait entre l'empereur, qui prêtait son nom à ces violences, et le général, qui outrepassait ses pouvoirs et abusait manifestement de l'autorité de son maître. On recourait à l'empereur, pour obtenir protection contre son général; mais, aussitôt que Wallenstein, appuyé sur ses troupes, s'était senti tout-puissant, il avait cessé d'obéir à son souverain.
L'épuisement de l'ennemi rendait vraisemblable une paix prochaine; cependant, Wallenstein continuait de renforcer l'armée impériale, qu'il porta enfin jusqu'à cent mille hommes. Des brevets, sans nombre, de colonels et d'officiers; pour le général lui-même un faste royal; à ses créatures des prodigalités excessives (il ne donnait jamais moins de mille florins); des sommes incroyables pour acheter des amis à la cour et y maintenir son influence: tout cela sans qu'il en coûtât rien à son maître! Ces sommes immenses furent levées, comme contributions de guerre, sur les provinces de la basse Allemagne; nulle différence entre les amis et les ennemis; même arbitraire pour les passages de troupes et les cantonnements sur les terres de tous les souverains; mêmes extorsions, mêmes violences. Si l'on pouvait ajouter foi à une évaluation contemporaine qui paraît excessive, Wallenstein, pendant un commandement de sept années, aurait levé soixante millions d'écus de contributions sur une moitié de l'Allemagne. Plus les exactions étaient énormes, plus son armée vivait dans l'abondance, et plus, par conséquent, l'on s'empressait de courir sous ses drapeaux: tout le monde vole à la fortune. Les armées de Wallenstein grossissaient, tandis qu'on voyait dépérir les contrées sur leur passage. Que lui importaient les malédictions des provinces et les lamentations des souverains? Ses troupes l'adoraient, et le crime même le mettait en état de se rire de toutes les conséquences du crime.
Ce serait faire tort à l'empereur que de lui imputer tous les excès de ses armées. Si Ferdinand avait prévu qu'il livrait en proie à son général tous les États de l'Allemagne, il n'aurait pu méconnaître quels dangers il courait lui-même avec un lieutenant si absolu. Plus le lien se resserrait entre les soldats et le chef de qui seul ils attendaient leur fortune, leur avancement, plus l'armée et le général se détachaient nécessairement de l'empereur. Tout se faisait en son nom, à la vérité, mais Wallenstein n'invoquait la majesté du chef de l'Empire que pour écraser tout autre pouvoir en Allemagne. De là, chez cet homme, le dessein médité d'abaisser visiblement tous les princes d'Allemagne, de briser tous degrés, toute hiérarchie entre ces princes et le chef suprême, et d'élever l'autorité de celui-ci au-dessus de toute comparaison. Si une fois l'empereur était la seule puissance qui pût donner des lois en Allemagne, qui pourrait atteindre à la hauteur du vizir qu'il avait fait exécuteur de sa volonté? L'élévation où Wallenstein le portait surprit Ferdinand lui-même; mais, précisément parce que la grandeur du maître était l'ouvrage de son serviteur, cette création de Wallenstein devait retomber dans le néant aussitôt qu'elle ne serait plus soutenue par la main de son auteur. Ce n'était pas sans motifs qu'il soulevait contre l'empereur tous les princes de l'Empire germanique: plus leur haine était violente, plus l'homme qui rendait leur mauvais vouloir inoffensif restait nécessaire à Ferdinand. L'intention évidente du général était que son souverain n'eût plus personne à craindre en Allemagne que celui-là seul à qui il devait cette toute-puissance.
Wallenstein faisait un pas vers ce but, lorsqu'il demanda le Mecklembourg, sa récente conquête, comme gage provisoire, jusqu'au remboursement des avances d'argent qu'il avait faites à l'empereur dans la dernière campagne. Auparavant déjà, Ferdinand l'avait nommé duc de Friedland, vraisemblablement pour lui donner un avantage de plus sur le général bavarois; mais une récompense ordinaire ne pouvait satisfaire l'ambition d'un Wallenstein. Vainement des voix mécontentes s'élevèrent, dans le conseil même de l'empereur, contre cette nouvelle promotion, qui devait se faire aux dépens de deux princes de l'Empire; vainement les Espagnols eux-mêmes, que l'orgueil du général avait depuis longtemps offensés, s'opposèrent à son élévation. Le parti puissant qu'il avait acheté parmi les conseillers eut le dessus. Ferdinand voulait s'attacher, à tout prix, ce serviteur indispensable. On chassa de leur héritage, pour une faute légère, les descendants d'une des plus anciennes maisons régnantes d'Allemagne, et l'on revêtit de leurs dépouilles une créature de la faveur impériale.
Bientôt après, Wallenstein commença à s'intituler généralissime de l'empereur sur mer et sur terre. La ville de Weimar fut conquise, et l'on prit pied sur la Baltique. On demanda des vaisseaux à la Pologne et aux villes anséatiques, afin de porter la guerre de l'autre côté de cette mer, de poursuivre les Danois dans l'intérieur de leur royaume, et d'imposer une paix, qui frayerait la voie à de plus grandes conquêtes. La cohérence des États de la basse Allemagne avec les royaumes du Nord était détruite, si l'empereur réussissait à s'établir entre eux et à envelopper l'Allemagne, depuis l'Adriatique jusqu'au Sund, dans la chaîne continue de ses États, interrompue seulement par la Pologne, qui était sous sa dépendance. Si telles étaient les vues de Ferdinand, Wallenstein avait les siennes pour suivre le même plan. Des possessions sur la Baltique devaient former la base d'une puissance que son ambition rêvait depuis longtemps et qui devait le mettre en état de se passer de son maître.
Pour l'un et l'autre objet, il était de la plus grande importance d'occuper la ville de Stralsund, sur la mer Baltique. Son excellent port, la facilité du trajet de ce point aux côtes de Suède et de Danemark, la rendaient particulièrement propre à former une place d'armes dans une guerre contre ces deux puissances. Cette ville, la sixième de la ligue anséatique, jouissait des plus grands priviléges, sous la protection du duc de Poméranie. N'ayant aucune liaison avec le Danemark, elle n'avait pas jusque-là pris la moindre part à la guerre. Mais ni cette neutralité ni ses priviléges ne pouvaient la défendre contre les prétentions arrogantes de Wallenstein, qui avait ses vues sur elle.
Les magistrats de Stralsund avaient rejeté avec une louable fermeté une proposition du généralissime de recevoir une garnison impériale; ils avaient aussi repoussé la demande insidieuse du passage pour ses troupes. Dès lors, Wallenstein se disposa à faire le siége de la ville.
Il était d'une égale importance pour les deux couronnes du Nord de protéger l'indépendance de Stralsund, sans laquelle on ne pouvait maintenir la libre navigation de la Baltique. Le danger commun fit taire enfin la jalousie qui divisait depuis longtemps les deux rois. Dans un traité conclu à Copenhague (1628), ils se promirent de réunir leurs forces pour la défense de Stralsund et de repousser en commun toute puissance étrangère qui paraîtrait dans la Baltique avec des intentions ennemies. Christian IV jeta aussitôt dans Stralsund une garnison suffisante et alla se montrer aux habitants pour affermir leur courage. La flotte danoise coula à fond quelques bâtiments de guerre, envoyés par le roi Sigismond de Pologne au secours de Wallenstein, et, la ville de Lubeck lui ayant alors aussi refusé ses vaisseaux, le généralissime impérial sur mer n'eut pas même assez de navires pour bloquer le port d'une seule ville.
Rien ne paraît plus étrange que de vouloir conquérir, sans bloquer son port, une place maritime parfaitement fortifiée. Wallenstein, qui n'avait jamais rencontré de résistance, voulut alors vaincre la nature et accomplir l'impossible. Stralsund, libre du côté de la mer, put continuer sans obstacle à se pourvoir de vivres et à se renforcer de nouvelles troupes; néanmoins Wallenstein l'investit du côté de la terre, et il chercha par des menaces fastueuses à suppléer aux moyens plus efficaces qui lui manquaient. «J'emporterai cette ville, disait-il, quand elle serait attachée au ciel avec des chaînes.» L'empereur, qui pouvait bien regretter une entreprise dont il n'attendait pas une glorieuse issue, saisit lui-même avec empressement une apparence de soumission et quelques offres acceptables des habitants pour ordonner à son général de lever le siége. Wallenstein méprisa cet ordre et pressa, comme auparavant, les assiégés par des assauts continuels. La garnison danoise, déjà très-réduite, ne suffisait plus à des travaux sans relâche; cependant le roi ne pouvait risquer plus de soldats pour la défense de la ville: alors, avec l'agrément de Christian IV, elle se jeta dans les bras du roi de Suède. Le commandant danois quitta la forteresse pour faire place à un Suédois, qui la défendit avec le plus heureux succès. La fortune de Wallenstein échoua devant Stralsund: pour la première fois, son orgueil éprouva la sensible humiliation de renoncer à une entreprise, et cela après y avoir perdu plusieurs mois et sacrifié douze mille hommes. Mais la nécessité où il avait mis cette ville de recourir à la protection suédoise amena entre Gustave-Adolphe et Stralsund une étroite alliance, qui ne facilita pas peu, dans la suite, l'entrée des Suédois en Allemagne.
Jusqu'ici, la fortune avait accompagné les armes de la Ligue et de l'empereur. Christian IV, vaincu en Allemagne, était contraint de se cacher dans ses îles; mais la mer Baltique mit un terme à ces conquêtes. Le manque de vaisseaux n'empêchait pas seulement de poursuivre plus loin le roi: il exposait encore le vainqueur à perdre le fruit de ses victoires. Ce qui devait surtout alarmer, c'était l'union des deux rois du Nord: si elle durait, l'empereur et son général ne pouvaient jouer aucun rôle sur la Baltique ni faire une descente en Suède. Mais, si l'on réussissait à séparer les intérêts des deux monarques et à s'assurer particulièrement l'amitié du roi de Danemark, on pouvait espérer de venir à bout d'autant plus aisément de la Suède isolée. La crainte de l'intervention des puissances étrangères, les mouvements séditieux des protestants dans ses propres États, les frais énormes que la guerre avait coûtés jusque-là, et plus encore l'orage qu'on était sur le point de soulever dans toute l'Allemagne protestante, disposaient l'esprit de l'empereur à la paix, et, par des motifs tout opposés, son général s'empressa de satisfaire ce désir. Bien éloigné de souhaiter une paix qui, du faîte brillant de la grandeur et de la puissance, le plongerait dans l'obscurité de la vie privée, il ne voulait que changer le théâtre de la guerre et, par cette paix partielle, prolonger la confusion. L'amitié du roi de Danemark, dont il était devenu le voisin, comme duc de Mecklembourg, lui était très-précieuse pour ses vastes projets, et il résolut de s'attacher ce monarque, en lui sacrifiant même, au besoin, les intérêts de son maître.
Christian IV s'était engagé, dans le traité de Copenhague, à ne point conclure de paix partielle avec l'empereur sans la participation de la Suède. Néanmoins, les propositions que lui fit Wallenstein furent accueillies avec empressement. Dans un congrès tenu à Lubeck (1629), d'où Wallenstein écarta, avec un dédain étudié, les envoyés suédois, qui étaient venus intercéder pour le Mecklembourg, l'empereur restitua aux Danois tous les pays qu'on leur avait pris. On imposa au roi l'obligation de ne plus s'immiscer désormais dans les affaires de l'Allemagne, au delà de ce qui lui était permis comme duc de Holstein; de ne plus prétendre, à quelque titre que ce fût, aux bénéfices ecclésiastiques de la basse Allemagne, et d'abandonner à leur sort les ducs de Mecklembourg. Christian avait entraîné lui-même ces deux princes dans la guerre contre l'empereur, et maintenant il les sacrifiait pour se concilier le ravisseur de leurs États. Parmi les motifs qui l'avaient décidé à faire la guerre à l'empereur, le rétablissement de l'électeur palatin, son parent, n'avait pas été le moins considérable; il ne fut pas dit un seul mot de ce prince dans le traité de Lubeck, et même on reconnaissait, dans l'un des articles, la légitimité de l'électorat bavarois. Ce fut ainsi, avec si peu de gloire, que Christian IV disparut de la scène.
Pour la deuxième fois, Ferdinand tenait dans sa main le repos de l'Allemagne, et il ne dépendait que de lui de changer la paix avec le Danemark en une paix générale. De toutes les contrées de l'Allemagne s'élevaient jusqu'à lui les lamentations des malheureux qui le suppliaient de mettre un terme à leurs souffrances: les barbaries de ses soldats, l'avidité de ses généraux avaient passé toutes les bornes. L'Allemagne, traversée par les bandes dévastatrices de Mansfeld et de Christian de Brunswick, et par les masses, plus effroyables encore, de Tilly et de Wallenstein, était épuisée, saignante, désolée, et soupirait après le repos. Tous les membres de l'Empire désiraient ardemment la paix; l'empereur la souhaitait lui-même. Engagé, au nord de l'Italie, dans une guerre contre la France, épuisé par celle d'Allemagne, il songeait avec inquiétude aux comptes qu'il aurait à solder. Malheureusement, les conditions auxquelles les deux partis religieux consentaient à remettre l'épée dans le fourreau étaient contradictoires. Les catholiques voulaient sortir de la guerre avec avantage; les protestants ne voulaient pas en sortir avec perte. Au lieu de mettre les adversaires d'accord par une sage modération, l'empereur prit parti, et, par là, il plongea de nouveau l'Allemagne dans les horreurs d'une épouvantable guerre.
Dès la fin des troubles de Bohême, Ferdinand avait déjà commencé la contre-réformation dans ses États héréditaires; mais, par ménagement pour quelques membres évangéliques des états, il avait procédé avec modération. Les victoires que ses généraux remportèrent dans la basse Allemagne lui donnèrent le courage de dépouiller toute contrainte. Il fut donc signifié aux protestants de ses domaines héréditaires qu'ils eussent à renoncer à leur culte ou à leur patrie: amère et cruelle alternative, qui provoqua chez les paysans de l'Autriche les plus terribles soulèvements. Dans le Palatinat, le culte réformé fut aboli immédiatement après l'expulsion de Frédéric V, et les docteurs de cette religion furent chassés de l'université de Heidelberg.
Ces innovations n'étaient que le prélude de plus grandes encore. Dans une assemblée de princes électeurs à Mulhouse, les catholiques demandèrent à l'empereur de restituer à leur Église tous les archevêchés, les évêchés, les abbayes et couvents, médiats ou immédiats, que les protestants avaient confisqués depuis la paix d'Augsbourg, et d'indemniser ainsi les catholiques pour les pertes et les vexations qu'ils avaient essuyées dans la dernière guerre. Un souverain aussi rigoureux catholique que l'était Ferdinand ne pouvait laisser tomber une pareille invitation; mais il ne croyait pas le moment venu de soulever toute l'Allemagne protestante par une mesure si décisive. Il n'était pas un seul prince protestant à qui cette revendication des biens ecclésiastiques n'enlevât une partie de ses domaines. Là même où l'on n'avait pas consacré entièrement le produit de ces biens à des usages temporels, on l'avait employé dans l'intérêt de l'Église protestante. Plusieurs princes devaient à ces acquisitions une grande partie de leurs revenus et de leur puissance. La revendication devait les soulever tous indistinctement. La paix de religion ne contestait point leur droit à ces bénéfices, quoiqu'elle ne l'établît pas non plus d'une manière certaine; mais une longue possession, presque séculaire chez un grand nombre, le silence de quatre empereurs, la loi de l'équité, qui donnait aux protestants, sur les fondations de leurs ancêtres, un droit égal à celui des catholiques, pouvaient être allégués par eux comme des titres pleinement légitimes. Outre la perte effective qu'ils auraient éprouvée dans leur puissance et leur juridiction en restituant ces biens, outre les complications infinies qui en devaient résulter, ce n'était pas pour eux un médiocre préjudice, que les évêques catholiques réintégrés dussent renforcer d'autant de voix nouvelles le parti catholique dans la diète. Des pertes si sensibles du côté des évangéliques faisaient craindre à l'empereur la plus violente résistance, et, avant que le feu de la guerre fût étouffé en Allemagne, il ne voulut pas soulever mal à propos contre lui tout un parti redoutable dans son union et qui avait dans l'électeur de Saxe un puissant soutien. Il fit donc d'abord quelques tentatives partielles, pour juger de l'accueil que recevrait une mesure générale. Quelques villes impériales de la haute Allemagne et le duc de Wurtemberg reçurent l'ordre de restituer un certain nombre de ces bénéfices.
L'état des choses en Saxe lui permit de risquer quelques essais plus hardis. Dans les évêchés de Magdebourg et de Halberstadt, les chanoines protestants n'avaient pas balancé à nommer des évêques de leur religion. En ce moment, les deux évêchés, à l'exception de la ville de Magdebourg, étaient envahis par des troupes de Wallenstein. Le hasard voulut que les deux siéges furent vacants à la fois: celui de Halberstadt par la mort de l'administrateur, le duc Christian de Brunswick, et l'archevêché de Magdebourg par la déposition de Christian-Guillaume, prince de Brandebourg. Ferdinand profita de ces deux circonstances pour donner le siége de Halberstadt à un évêque catholique et de plus prince de sa propre maison. Pour se dérober à une pareille contrainte, le chapitre de Magdebourg se hâta d'élire archevêque un fils de l'électeur de Saxe. Mais le pape, qui, de sa propre autorité, s'ingéra dans cette affaire, conféra aussi au prince autrichien l'archevêché de Magdebourg; et l'on ne put s'empêcher d'admirer l'habileté de Ferdinand, qui, dans son zèle pieux pour sa religion, n'oubliait pas de veiller aux intérêts de sa famille.
Enfin, lorsque la paix de Lubeck l'eut délivré de tout souci du côté du Danemark, que les protestants lui parurent totalement abattus en Allemagne, et que les instances de la Ligue devinrent de plus en plus fortes et pressantes, Ferdinand signa l'édit de restitution (1629), fameux dans la suite par tant de malheurs, après l'avoir d'abord soumis à l'approbation des quatre électeurs catholiques. Dans le préambule, il s'attribue le droit d'expliquer, en vertu de sa toute-puissance impériale, le sens du traité de paix, dont les interprétations diverses ont donné lieu jusqu'ici à tous les troubles, et d'intervenir, comme arbitre et juge souverain, entre les deux parties contendantes. Il fondait ce droit sur la coutume de ses ancêtres et sur le consentement donné auparavant même par des membres évangéliques de l'Empire. L'électeur de Saxe avait en effet reconnu ce droit à l'empereur, et l'on put voir alors combien cette cour avait fait de tort à la cause protestante par son attachement à l'Autriche. Mais, si la lettre du traité était réellement susceptible d'interprétations diverses, comme un siècle de querelles le témoignait suffisamment, l'empereur, qui était lui-même un prince catholique ou protestant, et, par conséquent, partie intéressée, ne pouvait en aucune façon, sans violer l'article essentiel du traité de paix, décider entre protestants et catholiques une querelle de religion. Il ne pouvait être juge dans sa propre cause, sans réduire à un vain nom la liberté de l'Empire germanique.
Ainsi donc, en vertu de ce droit qu'il s'arrogeait d'interpréter la paix de religion, Ferdinand décida: «que toute saisie de fondations médiates ou immédiates faite par les protestants, depuis le jour de cette paix, était contraire au sens du traité et révoquée comme une violation de l'acte.» Il décida en outre: «que la paix de religion n'imposait aux seigneurs catholiques d'autre obligation que de laisser sortir librement de leur territoire les sujets protestants.» Conformément à cette sentence, il fut ordonné, sous peine du ban de l'Empire, à tous possesseurs illégitimes de biens ecclésiastiques, c'est-à-dire à tous les membres protestants de la diète indistinctement, de remettre sans délai ces biens usurpés aux commissaires impériaux.
Il n'y avait rien moins que deux archevêchés et douze évêchés sur la liste; de plus, un nombre infini de couvents, que les protestants s'étaient appropriés. Cet édit fut un coup de foudre pour toute l'Allemagne protestante: déjà terrible en lui-même par ce qu'il enlevait actuellement, plus terrible encore par les maux qu'il faisait craindre pour l'avenir et dont il semblait n'être que l'avant-coureur. Les protestants regardèrent alors comme une chose arrêtée entre la Ligue et l'empereur la ruine de leur religion, que suivrait bientôt la ruine de la liberté germanique. On n'écouta aucune représentation; on nomma les commissaires, et l'on rassembla une armée, pour leur assurer l'obéissance. On commença par Augsbourg, où la paix avait été conclue: la ville dut retourner sous la juridiction de son évêque, et six églises protestantes furent fermées. Le duc de Wurtemberg fut de même contraint de restituer ses couvents. Cette rigueur éveilla par l'effroi tous les membres évangéliques de l'Empire, mais sans provoquer chez eux une active résistance. La crainte du pouvoir impérial agissait trop puissamment; déjà un grand nombre penchait vers la soumission. En conséquence, l'espoir de réussir par les voies de la douceur décida les catholiques à différer d'une année l'exécution de l'édit, et ce délai sauva les protestants. Avant qu'il fut expiré, le bonheur des armes suédoises avait entièrement changé la face des affaires.
Dans une assemblée des électeurs à Ratisbonne, à laquelle Ferdinand lui-même assista (1630), on eut le dessein de travailler sérieusement à la pacification complète de l'Allemagne et au redressement de tous les griefs. Ces griefs n'étaient guère moindres du côté des catholiques que de celui des protestants, quoique Ferdinand fût bien persuadé qu'il s'était attaché tous les membres de la Ligue par l'édit de restitution, et son chef, en lui octroyant la dignité d'électeur et en lui concédant la plus grande partie des pays palatins. La bonne intelligence entre l'empereur et les princes de la Ligue s'était considérablement altérée depuis l'apparition de Wallenstein. L'orgueilleux électeur de Bavière, accoutumé à jouer le rôle de législateur en Allemagne, à ordonner même du sort de l'empereur, s'était vu tout à coup, par l'arrivée du nouveau général, devenir inutile, et toute l'importance qu'il avait eue jusque-là s'était évanouie avec l'autorité de la Ligue. Un autre se présentait pour recueillir les fruits de ses victoires et ensevelir dans l'oubli tous les services passés. Le caractère altier du duc de Friedland, dont le plus doux triomphe était de braver la dignité des princes et de donner à l'autorité de son maître une odieuse extension, ne contribua pas peu à augmenter le ressentiment de l'électeur. Ce prince, mécontent de l'empereur et se défiant de ses intentions, était entré avec la France dans des liaisons dont les autres membres de la Ligue étaient aussi suspects. La crainte des projets d'agrandissement de Ferdinand, le mécontentement qu'excitaient les calamités présentes, avaient étouffé chez eux toute reconnaissance. Les exactions de Wallenstein étaient parvenues au plus intolérable excès. Le Brandebourg évaluait ses pertes à vingt millions, la Poméranie à dix, la Hesse à sept, et les autres États à proportion. Le cri de détresse était général, énergique, violent; toutes les représentations restaient sans effet; nulle différence entre les protestants et les catholiques: sur ce point, les voix étaient unanimes. Des flots de suppliques, toutes dirigées contre Wallenstein, assiégèrent l'empereur alarmé; on épouvanta son oreille par les plus affreuses descriptions des violences souffertes. Ferdinand n'était pas un barbare. Sans être innocent des atrocités commises sous son nom en Allemagne, il n'en connaissait pas l'excès: il n'hésita pas longtemps à satisfaire aux demandes des princes, et à licencier, dans les armées qu'il avait en campagne, dix-huit mille hommes de cavalerie. Au moment de cette réforme, les Suédois se préparaient déjà vivement à entrer en Allemagne, et la plus grande partie des Impériaux licenciés accourut sous leurs étendards.
Cette condescendance de Ferdinand ne servit qu'à encourager l'électeur de Bavière à des exigences plus hardies. Le triomphe remporté sur l'autorité de l'empereur était incomplet, tant que le duc de Friedland conservait le commandement en chef. Les princes se vengèrent rudement alors de la fierté de ce général, que tous indistinctement avaient éprouvée. Sa destitution fut demandée par tout le collége des électeurs, et même par les Espagnols, avec un accord et une chaleur qui étonnèrent Ferdinand. Mais cette unanimité même, cette véhémence, avec laquelle les envieux de l'empereur insistaient pour le renvoi de son général, devaient le convaincre de l'importance de ce serviteur. Wallenstein, instruit des cabales formées contre lui à Ratisbonne, ne négligea rien pour ouvrir les yeux de Ferdinand sur les véritables intentions de l'électeur de Bavière. Il parut lui-même à Ratisbonne, mais avec une pompe qui éclipsa jusqu'à l'empereur et qui donna un nouvel aliment à la haine de ses adversaires.
Pendant un long temps, l'empereur ne put se résoudre. Le sacrifice qu'on exigeait de lui était douloureux. Il devait au duc de Friedland toute sa supériorité; il sentait quelle perte il allait faire s'il le sacrifiait à la haine des princes; mais malheureusement, dans ce temps même, la bonne volonté des électeurs lui était nécessaire. Il méditait d'assurer la succession impériale à son fils Ferdinand, élu roi de Hongrie, et le consentement de Maximilien lui était pour cela indispensable. Cette affaire lui tenait plus au cœur que toutes les autres, et il ne craignit pas de sacrifier son serviteur le plus considérable pour obliger l'électeur de Bavière.
A cette même diète de Ratisbonne, il se trouvait aussi des envoyés français munis de pleins pouvoirs pour arrêter une guerre qui menaçait de s'allumer en Italie entre l'empereur et leur maître. Le duc Vincent de Mantoue et de Montferrat était mort sans enfants. Son plus proche parent, Charles, duc de Nevers, avait pris aussitôt possession de cet héritage, sans rendre à l'empereur l'hommage qui lui était dû en qualité de seigneur suzerain de ces principautés. Appuyé sur les secours de la France et de Venise, il s'obstinait dans le refus de remettre ces pays entre les mains des commissaires impériaux, jusqu'à ce qu'on eût prononcé sur la validité de ses droits. Ferdinand prit les armes, excité par les Espagnols, qui, possesseurs de Milan, trouvaient fort dangereux le proche voisinage d'un vassal de la France et saisissaient avec empressement l'occasion de faire des conquêtes dans cette partie de l'Italie avec le secours de l'empereur. Malgré toutes les peines que se donna le pape Urbain VIII pour éloigner la guerre de ces contrées, l'empereur envoya au delà des Alpes une armée allemande, dont l'apparition inattendue jeta l'épouvante dans tous les États italiens. Ses armes étaient partout victorieuses en Allemagne quand cela arriva en Italie, et la peur, qui grossit tout, crut voir revivre soudain les anciens projets de monarchie universelle formés par l'Autriche. Les horreurs de la guerre, qui désolaient l'Empire, s'étendirent alors dans les heureuses campagnes arrosées par le Pô. La ville de Mantoue fut prise d'assaut, et tout le pays d'alentour dut subir la présence dévastatrice d'une soldatesque sans frein. Aux malédictions qui retentissaient de toutes parts contre l'empereur dans l'Allemagne entière, se joignirent alors celles de l'Italie, et du conclave même s'élevèrent au ciel des vœux secrets pour le bonheur des armes protestantes.
Effrayé de la haine universelle que lui avait attirée cette campagne d'Italie, et fatigué par les instances des électeurs qui appuyaient avec zèle la demande des ministres français, Ferdinand finit par prêter l'oreille aux propositions de la France et promit l'investiture au nouveau duc de Mantoue.
La France devait reconnaître ce service important de la Bavière. La conclusion du traité donna aux plénipotentiaires de Richelieu l'occasion souhaitée d'entourer l'empereur des plus dangereuses intrigues pendant leur séjour à Ratisbonne, d'exciter toujours plus contre lui les princes mécontents, et de faire tourner à son préjudice toutes les délibérations de l'assemblée. Richelieu, pour parvenir à ses fins, avait choisi un excellent instrument dans la personne d'un capucin, le Père Joseph, qu'il avait placé auprès de l'ambassadeur, comme un attaché qui ne pouvait être suspect. Une de ses premières instructions était de poursuivre avec chaleur la déposition de Wallenstein. Dans la personne du général qui les avait conduites à la victoire, les armées autrichiennes perdaient la plus grande partie de leur force: des armées entières ne pouvaient compenser la perte de ce seul homme. C'était donc un trait d'habile politique de venir, dans le temps même où un roi victorieux, maître absolu de ses opérations, marchait contre l'empereur, enlever aux armées impériales le seul général qui égalât Gustave en expérience militaire et en autorité. Le Père Joseph, d'intelligence avec l'électeur de Bavière, entreprit de vaincre l'irrésolution de Ferdinand, qui était comme assiégé par les Espagnols et par tout le collége des électeurs. «L'empereur ferait bien, disait-il, d'acquiescer sur ce point au désir des princes, afin d'obtenir plus aisément leurs voix pour l'élection de son fils comme roi des Romains. L'orage une fois dissipé, Wallenstein se retrouverait toujours assez tôt pour reprendre son poste.» Le rusé capucin connaissait trop bien son homme pour craindre de rien risquer en donnant ce motif de consolation.
La voix d'un moine était, pour Ferdinand II, la voix de Dieu même. «Rien sur la terre, écrit son propre confesseur, n'était plus sacré pour lui que la personne d'un prêtre. S'il lui arrivait, disait-il souvent, de rencontrer en même temps, dans le même lieu, un religieux et un ange, le religieux aurait sa première révérence, et l'ange la seconde.» La déposition de Wallenstein fut résolue.
Pour récompenser Ferdinand de sa pieuse confiance, le capucin travailla contre lui à Ratisbonne avec tant d'adresse que tous ses efforts pour faire nommer roi des Romains le roi de Hongrie échouèrent complétement. Dans un article particulier du traité qu'il venait de conclure avec la France, les envoyés de cette puissance avaient promis en son nom qu'elle observerait avec tous les ennemis de l'empereur la plus stricte neutralité, au moment même où Richelieu négociait déjà avec le roi de Suède, l'excitait à la guerre et le forçait, en quelque sorte, à accepter l'alliance de son maître. Ce mensonge fut, il est vrai, retiré aussitôt qu'il eut produit son effet, et le Père Joseph dut expier dans un cloître la témérité d'avoir outre-passé ses pouvoirs. Ferdinand s'aperçut trop tard à quel point l'on s'était joué de lui. «Un méchant capucin, l'entendit-on s'écrier, m'a désarmé avec son rosaire, et n'a pas escamoté moins de six chapeaux d'électeurs dans son étroit capuchon.»
Ainsi le mensonge et la ruse triomphaient de l'empereur dans un temps où on le croyait tout-puissant en Allemagne et où il l'était en effet par la force de ses armes. Affaibli de quinze mille hommes et privé d'un général qui compensait la perte d'une armée, il quitta Ratisbonne sans voir accompli le désir auquel il avait fait tous ces sacrifices. Avant que les Suédois l'eussent battu en campagne, Maximilien de Bavière et le Père Joseph lui avaient fait une blessure incurable. Dans cette mémorable assemblée de Ratisbonne, on résolut la guerre avec la Suède, et l'on termina celle de Mantoue. Les princes s'étaient employés inutilement pour les ducs de Mecklembourg, et l'envoyé d'Angleterre avait mendié avec aussi peu de succès une pension annuelle en faveur du comte palatin Frédéric.
Dans le temps où l'on devait annoncer à Wallenstein sa destitution, il commandait une armée de près de cent mille hommes, dont il était adoré. La plupart des officiers étaient ses créatures; son moindre signe était un arrêt du sort pour le simple soldat. Son ambition était sans bornes, son orgueil inflexible; son esprit impérieux ne pouvait endurer un affront sans vengeance. Un instant devait alors le précipiter de la plénitude du pouvoir dans le néant de la vie privée. On pouvait croire que, pour exécuter une pareille sentence contre un pareil criminel, il ne faudrait guère moins d'art qu'il n'en avait fallu pour l'arracher au juge. Aussi eut-on la précaution de choisir deux des plus intimes amis de Wallenstein pour lui porter la mauvaise nouvelle, qu'ils devaient adoucir, autant qu'il était possible, par les plus flatteuses assurances de la faveur inaltérable de l'empereur.
Wallenstein, quand ces députés de l'empereur parurent devant lui, savait depuis longtemps l'objet de leur mission. Il avait eu le temps de se recueillir, et la sérénité régnait sur son visage, tandis que son cœur était en proie à la douleur et à la rage. Mais il avait résolu d'obéir. Cet arrêt le surprit avant que le temps fût mûr pour un coup hardi et que ses préparatifs fussent achevés. Ses vastes domaines étaient dispersés en Bohême et en Moravie; l'empereur pouvait, en les confisquant, couper le nerf de sa puissance. Il attendit sa vengeance de l'avenir. Son espoir était fortifié par les prophéties d'un astrologue italien, qui menait à la lisière comme un enfant cet esprit indompté. Séni, c'était son nom, avait lu dans les étoiles que la brillante carrière de son maître était encore loin de sa fin, et que l'avenir lui réservait une fortune éclatante. Il n'était pas besoin de fatiguer les astres pour prédire avec vraisemblance qu'un ennemi tel que Gustave-Adolphe ne permettrait pas longtemps de se passer d'un général tel que Wallenstein.
«L'empereur est trahi, répondit Wallenstein aux envoyés; je le plains, mais je lui pardonne. Il est clair que l'orgueilleux génie du Bavarois le domine. Je suis peiné, je l'avoue, qu'il m'ait sacrifié avec si peu de résistance; mais je veux obéir.» Il congédia les messagers avec des largesses de prince et conjura l'empereur, dans une humble supplique, de ne pas lui retirer sa faveur et de le maintenir dans ses dignités. Les murmures de l'armée furent universels, quand elle apprit la destitution de son général, et la meilleure partie des officiers quitta aussitôt le service de l'empereur. Un grand nombre suivit Wallenstein dans ses terres de Bohême et de Moravie, il s'en attacha d'autres par des pensions considérables, afin de pouvoir, dans l'occasion, s'en servir sur-le-champ.
En rentrant dans le silence de la vie privée, il ne songeait à rien moins qu'au repos. La pompe d'un roi l'entourait dans cette solitude et semblait braver l'arrêt de son humiliation. Six entrées conduisaient au palais qu'il habitait à Prague, et il fallut abattre cent maisons pour dégager la place du château. De semblables palais furent bâtis dans ses nombreux domaines. Des gentilshommes des premières familles se disputaient l'honneur de le servir, et l'on vit des chambellans de l'empereur résigner la clef d'or pour exercer la même charge auprès de Wallenstein. Il entretenait soixante pages, qui étaient instruits par les meilleurs maîtres; cinquante trabans gardaient constamment son antichambre. Son ordinaire n'était jamais au-dessous de cent services; son maître d'hôtel était un homme de grande qualité. S'il voyageait, sa suite et ses bagages remplissaient cent voitures à quatre et à six chevaux; sa cour le suivait dans soixante carrosses, avec cinquante chevaux de main. Le luxe des livrées, l'éclat des équipages, la somptuosité des appartements étaient assortis à cette magnificence. Six barons et autant de chevaliers devaient constamment entourer sa personne, pour exécuter chacun de ses signes; douze patrouilles faisaient la ronde autour de son palais pour en éloigner le moindre bruit. Sa tête, sans cesse en travail, avait besoin de silence; aucun roulement de voiture ne devait approcher de sa demeure, et il n'était pas rare que les rues fussent fermées avec des chaînes. Sa société était muette comme les avenues qui conduisaient à lui. Sombre, concentré, impénétrable, il épargnait ses paroles plus que ses présents, et le peu qu'il disait était proféré d'un ton repoussant. Il ne riait jamais, et la froideur de son sang résistait aux séductions de la volupté. Toujours occupé et agité de vastes desseins, il se privait de toutes les vaines distractions dans lesquelles d'autres dissipent une vie précieuse. Il entretenait, et en personne, une correspondance qui s'étendait à toute l'Europe; il écrivait presque tout de sa main, pour confier le moins possible à la discrétion d'autrui. Il était maigre et de haute stature; il avait le teint jaunâtre, les cheveux roux et courts, les yeux petits, mais étincelants. Un sérieux terrible, et qui éloignait de lui, siégeait sur son front, et l'excès de ses récompenses pouvait seul retenir la troupe tremblante de ses serviteurs.
C'était dans cette fastueuse obscurité que Wallenstein, silencieux, mais non pas oisif, attendait son heure éclatante et le jour de la vengeance, qui bientôt devait poindre. Le cours impétueux des victoires de Gustave-Adolphe ne tarda pas à lui en donner un avant-goût. Il n'avait abandonné aucun de ses hauts desseins; l'ingratitude de l'empereur avait délivré son ambition d'un frein importun. La splendeur éblouissante de sa vie privée trahissait l'orgueilleux essor de ses projets: prodigue comme un monarque, il semblait compter déjà parmi ses possessions certaines les biens que lui montrait l'espérance.
Après la destitution de Wallenstein et le débarquement de Gustave-Adolphe, il fallait nommer un généralissime; on jugea nécessaire en même temps de réunir dans une seule main le commandement, jusqu'alors séparé, des troupes de l'empereur et de la Ligue. Maximilien de Bavière aspirait à ce poste important, qui pouvait mettre Ferdinand dans sa dépendance; mais cette raison-là même excitait celui-ci à le rechercher pour son fils aîné, le roi de Hongrie. Pour éloigner les deux concurrents et satisfaire, dans une certaine mesure, l'un et l'autre parti, on finit par donner le commandement à Tilly, général de la Ligue, qui passa dès lors du service de la Bavière à celui de l'Autriche. Les armées que Ferdinand avait sur le territoire allemand montaient, après la réduction des troupes de Wallenstein, à quarante mille hommes environ; les forces de la Ligue n'étaient guère moindres: les unes et les autres commandées par d'excellents officiers, exercées par de nombreuses campagnes, et fières d'une longue suite de victoires. Avec de pareilles forces, on croyait avoir d'autant moins à craindre l'approche du roi de Suède, que l'on occupait la Poméranie et le Mecklembourg, les seules portes par lesquelles il pût entrer en Allemagne.
Après la tentative malheureuse du roi de Danemark pour arrêter les progrès de l'empereur, Gustave-Adolphe était en Europe le seul prince de qui la liberté mourante pût espérer son salut, le seul en même temps dont l'intervention fût provoquée par les motifs politiques les plus graves, justifiée par les offenses qu'il avait reçues, et qui fût, par ses qualités personnelles, à la hauteur d'une si hasardeuse entreprise. De puissantes raisons d'État, qui lui étaient communes avec le Danemark, l'avaient porté, même avant l'ouverture de la guerre dans la basse Saxe, à offrir sa personne et ses armées pour la défense de l'Allemagne. Christian IV, pour son propre malheur, l'avait alors écarté. Depuis ce temps, l'insolence de Wallenstein et l'orgueil despotique de l'empereur ne lui avaient pas épargné les provocations, qui, en lui, devaient irriter l'homme et déterminer le roi. Des troupes impériales avaient été envoyées au secours du roi de Pologne, Sigismond, pour défendre la Prusse contre les Suédois. Le roi s'étant plaint à Wallenstein de ces hostilités, on lui répondit que l'empereur avait trop de soldats et croyait devoir les employer à aider ses amis. Ce même Wallenstein avait renvoyé, avec une hauteur offensante, du congrès tenu à Lubeck pour traiter avec le Danemark, les députés suédois, et, comme ils ne s'étaient pas laissé rebuter pour cela, il les avait menacés de violences contraires au droit des nations. Ferdinand avait fait insulter le pavillon suédois et intercepter des dépêches que Gustave envoyait en Transylvanie. Il continuait d'entraver la paix entre la Pologne et la Suède, et de refuser à Gustave le titre de roi. Il n'avait jugé dignes d'aucune attention les représentations réitérées de Gustave, et, au lieu d'accorder la satisfaction demandée pour les anciennes offenses, il en avait ajouté de nouvelles.
Tant de provocations personnelles, soutenues par les raisons d'État et les motifs de conscience les plus graves, et fortifiées par les invitations les plus pressantes, venues d'Allemagne, devaient faire impression sur l'âme d'un prince d'autant plus jaloux de sa dignité royale qu'on pouvait avoir plus de penchant à la lui disputer, d'un prince que flattait infiniment la gloire de défendre les opprimés et qui aimait la guerre avec passion, comme le véritable élément de son génie. Mais, avant qu'une trêve et une paix avec la Pologne lui laissât les mains libres, il ne pouvait songer sérieusement à une guerre nouvelle et pleine de dangers.
Cette trêve avec la Pologne, le cardinal de Richelieu eut le mérite de la ménager. Ce grand homme d'État, qui tenait d'une main le gouvernail de l'Europe, tandis que de l'autre il comprimait, dans l'intérieur de la France, la fureur des factions et l'orgueil des grands, poursuivait avec une constance inébranlable, au milieu d'une administration orageuse, le dessein qu'il avait formé d'arrêter dans sa marche altière la puissance croissante de l'Autriche. Mais les circonstances opposaient, dans l'exécution, de sérieux obstacles à ce plan. Le plus grand génie ne saurait braver impunément les préjugés de son siècle. Ministre d'un roi catholique, et même prince de l'Église romaine par la pourpre dont il était revêtu, il n'osait encore, s'alliant avec les ennemis de cette Église, combattre ouvertement une puissance qui, aux yeux de la multitude, avait su sanctifier par le nom de la religion ses prétentions ambitieuses. Les ménagements qu'imposaient à Richelieu les idées étroites de ses contemporains réduisirent son activité politique à tenter avec circonspection d'intervenir secrètement, et de faire exécuter par une main étrangère les desseins de son lumineux génie. Après avoir fait de vains efforts pour empêcher la paix du Danemark avec l'empereur, il eut recours à Gustave-Adolphe, le héros de son siècle. Rien ne fut épargné pour décider ce monarque et pour lui faciliter l'exécution. Charnacé, négociateur avoué du cardinal, parut dans la Prusse polonaise, où Gustave-Adolphe faisait la guerre contre Sigismond, et alla de l'un à l'autre roi pour ménager entre eux une trêve ou une paix. Gustave-Adolphe y était depuis longtemps disposé, et le ministre français réussit enfin à ouvrir aussi les yeux de Sigismond sur ses vrais intérêts et sur la politique trompeuse de l'empereur. Une trêve de six ans fut conclue entre les deux rois: elle laissait Gustave-Adolphe en possession de toutes ses conquêtes et lui donnait la liberté si longtemps désirée de tourner ses armes contre l'empereur. Le négociateur français lui offrit pour cette entreprise l'alliance de son roi et des subsides considérables, qui n'étaient pas à dédaigner; mais Gustave craignit, non sans raison, de se mettre vis-à-vis de la France, en les acceptant, dans un état de dépendance qui pourrait l'entraver dans le cours de ses victoires; il craignit que cette ligue avec une puissance catholique n'éveillât la défiance des protestants.
Autant cette guerre était pressante et juste, autant les circonstances au milieu desquelles Gustave-Adolphe l'entreprenait étaient pleines de promesses. Le nom de l'empereur était redoutable, il est vrai; ses ressources inépuisables, sa puissance jusqu'alors invincible: une si périlleuse entreprise aurait effrayé tout autre que Gustave-Adolphe. Il vit tous les obstacles, tous les dangers qui s'opposaient à son entreprise; mais il connaissait aussi les moyens par lesquels il pouvait espérer de les vaincre. Son armée n'était pas nombreuse, mais bien disciplinée, endurcie par un climat rigoureux et de continuelles campagnes, formée à la victoire dans la guerre de Pologne. La Suède, quoique pauvre en argent et en hommes, et fatiguée par une guerre de huit ans, qui lui avait demandé des efforts au delà de ses forces, était dévouée à son roi avec un enthousiasme qui lui permettait d'espérer des états l'appui le plus empressé. En Allemagne, le nom de l'empereur était détesté tout autant pour le moins que redouté. Les princes protestants semblaient n'attendre que l'arrivée d'un libérateur pour secouer le joug insupportable de la tyrannie et se déclarer ouvertement pour la Suède. Les membres catholiques de l'Empire ne pouvaient voir eux-mêmes avec déplaisir l'arrivée d'un adversaire qui limiterait la puissance prépondérante de l'empereur. La première victoire remportée sur le territoire allemand serait nécessairement décisive pour la cause de Gustave; elle amènerait à se déclarer les princes encore incertains; elle affermirait le courage de ses partisans; elle augmenterait l'affluence sous ses drapeaux et lui ouvrirait des sources abondantes de secours pour la suite de la guerre. Si la plupart des pays de l'Allemagne avaient déjà souffert énormément des maux de la guerre, les riches villes anséatiques y avaient pourtant échappé jusque-là, et elles ne pouvaient hésiter à prévenir par un sacrifice volontaire et modéré la ruine commune. A mesure qu'on chasserait les Impériaux de quelque province, leurs armées, qui ne vivaient qu'aux dépens du pays qu'elles occupaient, devaient se fondre de plus en plus. D'ailleurs, les forces de l'empereur étaient sensiblement diminuées par les envois de troupes faits mal à propos en Italie et dans les Pays-Bas. L'Espagne, affaiblie par la perte de ses galions d'Amérique et occupée par une guerre sérieuse dans les Pays-Bas, ne pouvait lui prêter qu'un faible secours. Au contraire, la Grande-Bretagne faisait espérer au roi de Suède des subsides importants, et la France, qui tout juste alors se pacifiait à l'intérieur, venait au-devant de lui avec les offres d'assistance les plus avantageuses.
Mais la plus sûre garantie du succès de son entreprise, c'est en lui-même que Gustave-Adolphe la trouvait. La prudence lui commandait de s'assurer tous les secours extérieurs et de mettre par là son dessein à l'abri du reproche de témérité; mais c'était seulement dans son propre sein qu'il puisait sa confiance et son courage. Gustave-Adolphe était incontestablement le premier général de son siècle et le plus brave soldat de son armée, qu'il s'était créée lui-même. Familiarisé avec la tactique des Grecs et des Romains, il avait inventé un art militaire supérieur, qui a servi de modèle aux plus grands généraux des temps qui suivirent. Il réduisit les grands escadrons, incommodes par leur masse, pour rendre plus faciles et plus prompts les mouvements de la cavalerie; dans la même vue, il laissa de plus grandes distances entre les bataillons. Une armée en bataille ne formait d'ordinaire qu'une seule ligne: il rangea la sienne sur deux lignes, de sorte que la deuxième pût marcher en avant si la première venait à plier. Il savait suppléer au manque de cavalerie en distribuant des fantassins entre les cavaliers, ce qui décida très-souvent la victoire. C'est lui qui le premier apprit à l'Europe l'importance de l'infanterie dans les batailles. Toute l'Allemagne admira la discipline par laquelle, dans les premiers temps, les armées suédoises se distinguèrent si glorieusement sur le sol germanique: tous les désordres étaient sévèrement punis, principalement le blasphème, le vol, le jeu et le duel. La tempérance était commandée par les lois militaires de la Suède, et l'on ne voyait dans le camp suédois, sans excepter la tente royale, ni or ni argent. L'œil du général veillait avec autant de soin sur les mœurs des soldats que sur leur bravoure guerrière. Chaque régiment devait se former en cercle autour de son aumônier pour la prière du matin et du soir, et accomplir sous la voûte du ciel ses devoirs religieux. En tout cela, le législateur servait lui-même de modèle. Une piété vive, sincère, rehaussait le courage qui animait son grand cœur. Également éloigné de l'incrédulité grossière, qui enlève aux passions fougueuses du barbare un frein nécessaire, et de la bigoterie rampante d'un Ferdinand, qui s'abaissait devant Dieu comme un ver de terre et qui foulait l'humanité sous ses pieds orgueilleux, Gustave, même dans l'ivresse du bonheur, était toujours homme et chrétien, mais toujours aussi, dans sa piété, héros et roi. Il supportait comme le dernier de ses soldats toutes les incommodités de la guerre. Au milieu des plus noires ténèbres de la bataille, son esprit conservait toute sa lumière; partout présent par son regard, il oubliait la mort qui l'environnait; on le voyait toujours sur le chemin du péril le plus redoutable. Sa bravoure naturelle ne lui fit que trop souvent oublier ce qu'il devait au général, et cette vie royale se termina par la mort d'un simple soldat. Mais le lâche, comme le brave, suivait un tel guide à la victoire, et à son œil d'aigle, qui embrassait tout, n'échappait nulle action héroïque, inspirée par son exemple. La gloire du souverain alluma dans toute la nation un sentiment d'elle-même plein d'enthousiasme. Fier d'un tel roi, le paysan de Finlande et de Gothie sacrifiait avec joie sa pauvreté; avec joie le soldat versait son sang, et ce noble essor que le génie d'un seul homme avait donné au peuple entier survécut longtemps à son auteur.
Autant l'on était d'accord sur la nécessité de la guerre, autant l'on était incertain sur le plan qu'il fallait suivre. Oxenstiern lui-même, le courageux chancelier, trouvait une guerre offensive trop hasardeuse, et les forces de son roi, pauvre et consciencieux, trop inférieures aux immenses ressources d'un despote qui disposait de l'Allemagne entière comme de sa propriété. Le génie du héros, qui voyait plus loin, réfuta ces doutes timides du ministre.
«Si nous attendons l'ennemi en Suède, disait Gustave, tout est perdu pour nous si nous perdons une seule bataille. Tout est gagné, au contraire, si nous débutons heureusement en Allemagne. La mer est vaste, et nous avons à garder en Suède des côtes étendues: que la flotte ennemie nous échappe et que la nôtre soit battue, nous ne pouvons plus empêcher une descente de l'ennemi. Nous devons tout faire pour conserver Stralsund: aussi longtemps que ce port nous est ouvert, nous nous ferons respecter sur la Baltique, et nos communications seront libres avec l'Allemagne. Mais, pour protéger Stralsund, il ne faut pas nous cacher en Suède; il faut passer avec une armée en Poméranie. Ne me parlez donc plus d'une guerre défensive, qui nous ferait perdre nos plus précieux avantages. Il ne faut pas que la Suède voie un seul drapeau ennemi. Si nous sommes vaincus en Allemagne, il sera toujours temps de suivre votre plan.»
Il fut donc résolu qu'on passerait en Allemagne et qu'on attaquerait l'empereur. Les préparatifs furent poussés avec la plus grande vigueur, et les mesures que prit Gustave ne témoignèrent pas moins de prévoyance que sa résolution ne montrait de courage et de grandeur. Il fallait, avant tout, dans une guerre si lointaine, mettre la Suède en sûreté contre les dispositions équivoques de ses voisins. Dans une entrevue personnelle avec le roi de Danemark, à Markarœd, Gustave s'assura l'amitié de ce prince. Il couvrit ses frontières du côté de la Moscovie. On pouvait, de l'Allemagne, tenir en respect la Pologne, s'il lui prenait envie de violer la trêve. Un négociateur suédois, Falkenberg, qui parcourait la Hollande et les cours d'Allemagne, donnait à son maître, au nom de plusieurs princes protestants, les plus flatteuses espérances, quoique pas un n'eût encore assez de courage et de désintéressement pour conclure avec lui un traité formel. Les villes de Lubeck et de Hambourg se montraient disposées à lui avancer de l'argent et à recevoir en payement le cuivre de Suède. Il envoya au prince de Transylvanie des personnes affidées, pour exciter cet ennemi irréconciliable de l'Autriche à prendre les armes contre l'empereur.
Cependant, on enrôlait pour la Suède en Allemagne et dans les Pays-Bas, on complétait les régiments, on en formait de nouveaux; on rassemblait des vaisseaux, on équipait soigneusement la flotte; on amassait autant de vivres, de munitions de guerre et d'argent qu'il était possible. En peu de temps, on eut trente vaisseaux de guerre prêts à mettre à la voile; une armée de quinze mille hommes était sous les drapeaux, et deux cents bâtiments de transport disposés pour les embarquer. Gustave ne voulait pas emmener en Allemagne de plus grandes forces, dont l'entretien aurait d'ailleurs alors excédé les ressources de son royaume. Mais, si l'armée était peu nombreuse, le choix des troupes était excellent, pour la discipline, le courage et l'expérience; elle pouvait servir de noyau solide à une force militaire plus considérable, quand Gustave aurait atteint le sol de l'Allemagne et que la fortune aurait favorisé ses premiers débuts. Oxenstiern, à la fois général et chancelier, se tenait en Prusse avec dix mille hommes, pour défendre cette province contre la Pologne. Quelques troupes régulières et une nombreuse milice, qui servait de pépinière à l'armée principale, demeurèrent en Suède, afin que le royaume ne fût pas sans défense contre un voisin parjure qui essayerait de le surprendre.
Ainsi toutes les mesures se trouvèrent prises pour la sûreté du royaume. Gustave-Adolphe ne fut pas moins attentif à régler l'administration intérieure. La régence fut remise au sénat; le comte palatin Jean-Casimir, beau-frère du roi, fut chargé des finances. La reine, quoique tendrement aimée de son époux, fut éloignée de toutes les affaires du gouvernement: ses moyens bornés n'étaient point au niveau d'une telle tâche. Gustave ordonna sa maison comme un mourant. Le 20 mai 1630, toutes les mesures étant prises et tout disposé pour le départ, le roi parut à Stockholm dans l'assemblée des états, pour leur faire un adieu solennel. Il prit dans ses bras sa fille Christine, âgée de quatre ans, qui avait été, dès le berceau, déclarée son héritière, et, l'ayant présentée aux états comme leur future souveraine, il reçut de nouveau, en son nom, leur serment de fidélité, pour le cas où il ne reverrait pas sa patrie; ensuite il fit lire l'ordonnance qui réglait la régence du royaume pendant son absence ou la minorité de sa fille. Toute l'assemblée fondait en larmes, et ce ne fut qu'après quelque temps que le roi lui-même retrouva le calme nécessaire pour adresser aux états son discours d'adieu.
«Ce n'est pas à la légère, leur dit-il, que je me précipite, et vous avec moi, dans cette nouvelle guerre périlleuse. Le Tout-Puissant m'est témoin que je ne combats point pour mon plaisir. L'empereur m'a fait le plus cruel outrage dans la personne de mes ambassadeurs; il a soutenu mes ennemis, il poursuit mes amis et mes frères; il foule aux pieds ma religion, il tend la main vers ma couronne. Opprimés par lui, les membres de l'Empire d'Allemagne implorent instamment nos secours, et, s'il plaît à Dieu, nous les secourrons.
«Je sais à quels dangers ma vie sera exposée: je ne les ai jamais fuis, et j'échapperai difficilement à tous. A la vérité, jusqu'à ce jour, la Toute-Puissance divine m'a protégé merveilleusement; mais enfin le jour viendra où je périrai en défendant ma patrie. Je vous remets à la protection du Ciel. Soyez justes, consciencieux: menez une vie irréprochable, et nous nous retrouverons dans l'éternité.
«Membres de mon sénat, je m'adresse d'abord à vous. Que Dieu vous éclaire et vous remplisse de sagesse, afin que vos conseils tournent constamment au plus grand bien de mon royaume. Vaillante noblesse, je vous recommande à la protection divine. Continuez à vous montrer les dignes descendants de ces Goths héroïques dont la bravoure renversa l'antique Rome dans la poussière. Serviteurs de l'Église, je vous exhorte à la tolérance et à la concorde: soyez vous-mêmes les modèles des vertus que vous prêchez, et n'abusez jamais de votre autorité sur les cœurs de mon peuple. Députés de l'ordre des bourgeois et des paysans, j'implore pour vous la bénédiction du Ciel, pour vos labeurs une moisson réjouissante, des granges pleines, l'abondance de tous les biens de la vie. Pour vous tous, absents et présents, j'adresse au Ciel des vœux sincères. Je vous fais à tous mes tendres adieux; je vous les fais peut-être pour l'éternité.»
L'embarquement des troupes se fit à Elfsnaben, où la flotte était à l'ancre. Une foule innombrable de peuple était accourue pour assister à ce spectacle aussi magnifique que touchant. Les cœurs des assistants éprouvaient les sensations les plus diverses, selon qu'ils s'arrêtaient à la grandeur de l'entreprise ou à la grandeur du héros. Parmi les officiers supérieurs qui commandaient dans cette armée, Gustave Horn, le rhingrave Othon-Louis, Henri Matthias, comte de Thurn, Ortenbourg, Baudissen, Banner, Teufel, Tott, Mutsenfahl, Falkenberg, Kniphausen et plusieurs autres, ont illustré leurs noms.
La flotte, retenue par des vents contraires, ne put mettre à la voile qu'au mois de juin, et, le 24, elle atteignit l'île de Rügen, sur la côte de la Poméranie.
Gustave-Adolphe fut le premier qui descendit à terre. A la vue de son escorte, il s'agenouilla sur le sol germanique et rendit grâces au Tout-Puissant pour la conservation de son armée et de sa flotte. Il débarqua ses troupes dans les îles de Wollin et d'Usedom. A son approche, les garnisons impériales abandonnèrent soudain leurs retranchements et prirent la fuite. Il parut devant Stettin avec la rapidité de la foudre, pour s'assurer de cette place importante avant d'être prévenu par les Impériaux. Bogisla XIV, duc de Poméranie, prince faible et déjà vieillissant, était depuis longtemps fatigué des excès que les Impériaux avaient commis dans ses domaines et continuaient d'y commettre; mais, hors d'état de leur résister, il avait cédé, en murmurant tout bas, à des forces supérieures. L'apparition de son libérateur, au lieu d'animer son courage, le remplit de crainte et d'incertitude. Quoique son pays saignât encore des blessures que lui avaient faites les troupes impériales, il n'osait se résoudre à provoquer la vengeance de l'empereur, en se prononçant ouvertement pour les Suédois. Gustave, campé sous le canon de Stettin, somma cette ville de recevoir une garnison suédoise. Bogisla parut lui-même au camp du roi, pour s'excuser de laisser entrer ses troupes. «Je viens à vous comme ami, et non comme ennemi, lui répondit Gustave; ce n'est pas à la Poméranie, ce n'est pas à l'Allemagne que je fais la guerre; c'est à leurs ennemis. Ce duché restera dans mes mains comme un dépôt sacré, et, après la campagne, il vous sera rendu par moi plus sûrement que par tout autre. Voyez dans votre pays les traces des troupes impériales; voyez les traces des miennes à Usedom, et choisissez qui, de l'empereur ou de moi, vous voulez avoir pour ami. Qu'espérez-vous si l'empereur s'empare de votre capitale? Sera-t-elle plus ménagée par lui que par moi? Ou bien voulez-vous mettre des bornes à mes victoires? La chose est pressante: prenez une résolution, et ne me forcez pas d'employer des moyens plus efficaces.»
C'était pour le duc de Poméranie une pénible alternative. D'un côté, le roi de Suède, avec une armée redoutable, aux portes de sa capitale; de l'autre, l'empereur, sa vengeance inévitable, et l'exemple effrayant de tant de princes allemands qui, victimes de cette vengeance, erraient misérables. Le danger le plus pressant fixa son irrésolution. Stettin ouvrit ses portes au roi, des troupes suédoises y entrèrent, et les Impériaux, qui s'avançaient à marche forcée, furent ainsi prévenus. L'occupation de Stettin assura au roi un établissement en Poméranie, la navigation de l'Oder et une place d'armes pour son armée. Le duc Bogisla, voulant prévenir le reproche de trahison, se hâta de s'excuser auprès de l'empereur sur la nécessité; mais, persuadé qu'il serait implacable, il s'unit étroitement avec son nouveau protecteur, pour se faire de l'amitié suédoise un rempart contre la vengeance de l'Autriche. Le roi trouvait dans le duc de Poméranie un important allié, qui couvrait ses derrières et assurait ses communications avec la Suède.
Comme Ferdinand l'avait attaqué en Prusse le premier, Gustave-Adolphe se crut dispensé envers lui des formalités accoutumées, et il commença les hostilités sans déclaration de guerre. Il justifia sa conduite auprès des cours européennes par un manifeste particulier, où il exposait tous les motifs, déjà indiqués, qui le déterminaient à prendre les armes. Cependant, il poursuivait ses progrès en Poméranie et voyait son armée s'accroître chaque jour. Des officiers et des soldats qui avaient servi sous Mansfeld, Christian de Brunswick, le roi de Danemark et Wallenstein, venaient par bandes s'enrôler sous ses drapeaux victorieux.
La cour impériale fut bien loin d'accorder d'abord à l'invasion du roi de Suède l'attention dont elle parut digne bientôt après. L'orgueil autrichien, porté au comble par les succès inouïs obtenus jusque-là, regardait de haut, avec mépris, un prince qui sortait d'un coin obscur de l'Europe avec une poignée d'hommes, et qui ne devait, à ce qu'on s'imaginait, la réputation militaire qu'il avait acquise jusqu'alors qu'à l'incapacité d'un ennemi encore plus faible que lui. La peinture méprisante que Wallenstein avait faite, non sans dessein, de la puissance suédoise, augmentait la sécurité de l'empereur. Comment pouvait-il estimer un ennemi que son général se faisait fort de chasser d'Allemagne à coups de verges? Les rapides progrès de Gustave en Poméranie ne purent même détruire encore complétement ce préjugé, auquel les railleries des courtisans donnaient chaque jour plus de crédit. On le nommait à Vienne «la Majesté de neige», que le froid du Nord maintenait pour le moment, mais qui fondrait à vue d'œil en avançant vers le Midi. Les électeurs même, alors rassemblés à Ratisbonne, ne daignèrent pas s'arrêter à ses représentations, et, par une aveugle complaisance pour Ferdinand, lui refusèrent jusqu'au titre de roi. Tandis qu'on se raillait de Gustave-Adolphe à Vienne et à Ratisbonne, il prenait possession successivement des places fortes du Mecklembourg et de la Poméranie.
Malgré ces dédains, l'empereur s'était montré disposé à régler par des négociations ses démêlés avec la Suède, et, à cet effet, il avait même envoyé des fondés de pouvoir à Dantzig. Mais on vit clairement par leurs instructions combien sa démarche était peu sérieuse, puisqu'il refusait toujours à Gustave le titre de roi. Il voulait seulement éviter, ce semble, de prendre sur lui l'odieux de l'agression, et le rejeter sur son ennemi, afin de pouvoir d'autant plus compter sur le secours des membres de l'Empire. Aussi, comme il fallait s'y attendre, ce congrès de Dantzig se sépara sans avoir rien produit, et l'animosité fut portée de part et d'autre au dernier degré par les lettres violentes qu'on échangea.
Cependant, un général de l'empereur, Torquato Conti, qui commandait l'armée en Poméranie, avait fait d'inutiles efforts pour reprendre Stettin aux Suédois. Les Impériaux furent chassés successivement de toutes les places: Damm, Stargard, Camin, Wolgast tombèrent rapidement au pouvoir de Gustave. Dans sa retraite, Torquato Conti, pour se venger de Bogisla, fit exercer par son armée les violences les plus criantes contre les habitants de la Poméranie, que son avarice avait depuis longtemps maltraités de la façon la plus cruelle. Sous prétexte d'affamer les Suédois, tout fut pillé et ravagé; et souvent, quand les Impériaux ne pouvaient plus se maintenir dans une place, ils la réduisaient en cendres, pour n'en laisser que les ruines à l'ennemi. Mais ces barbaries ne servaient qu'à faire paraître dans un plus beau jour la conduite opposée des Suédois, et à gagner tous les cœurs au monarque ami de l'humanité. Le soldat suédois payait tout ce qu'il consommait; sur son passage, la propriété d'autrui était respectée: aussi les villes et les campagnes recevaient l'armée suédoise à bras ouverts, tandis que le peuple des campagnes de Poméranie égorgeait sans pitié tous les soldats impériaux qui tombaient dans ses mains. Beaucoup de Poméraniens entrèrent au service de la Suède, et les états de ce pays si fort épuisé accordèrent avec joie à Gustave une contribution de cent mille florins.
Torquato Conti, avec toute sa dureté de caractère, était un excellent général. Ne pouvant chasser de Stettin le roi de Suède, il tâcha de lui rendre au moins cette position inutile. Il se retrancha à Garz, sur l'Oder, au-dessus de Stettin, pour commander le fleuve et couper à cette ville ses communications par eau avec le reste de l'Allemagne. Rien ne put l'amener à un engagement avec Gustave-Adolphe, dont les forces étaient supérieures et qui cependant ne réussit pas à emporter les solides retranchements des Impériaux. Torquato, trop dépourvu de troupes et d'argent pour prendre l'offensive, espérait, avec ce plan de conduite, donner au comte Tilly le temps d'accourir pour la défense de la Poméranie, et se joindre à lui pour attaquer le roi de Suède. Un jour, il profita même de l'absence de Gustave pour faire à l'improviste une tentative sur Stettin; mais les Suédois étaient sur leurs gardes: la vive attaque des Impériaux fut victorieusement repoussée, et Torquato s'éloigna avec une grande perte. On ne peut nier que Gustave ne fût redevable de ces heureux commencements à son bonheur autant qu'à son expérience militaire. Depuis la destitution de Wallenstein, les troupes impériales, en Poméranie, étaient réduites à l'état le plus déplorable. Elles expiaient cruellement leurs propres excès: un pays affamé, désolé, ne pouvait plus les nourrir. Toute discipline avait disparu; nul respect pour les ordres des officiers, l'armée se fondait à vue d'œil par de fréquentes désertions, et par la mortalité que produisait dans tous ces rangs le froid rigoureux d'un climat nouveau pour elle. Dans ces circonstances, Torquato Conti n'aspirait qu'au repos, afin de rétablir ses troupes dans les quartiers d'hiver; mais il avait affaire à un ennemi pour qui il n'y avait point d'hiver sous le ciel d'Allemagne. Gustave avait eu d'ailleurs la précaution de munir ses soldats de peaux de mouton, afin de pouvoir tenir la campagne même au plus fort de l'hiver. Aussi les fondés de pouvoir de l'empereur qui vinrent lui proposer un armistice reçurent cette réponse désolante: «Les Suédois sont soldats en hiver comme en été et ne se soucient point d'épuiser plus longtemps le pauvre cultivateur. Les Impériaux feront ce qu'il leur plaira; mais, pour eux, ils ne songent nullement à rester dans l'inaction.» Torquato Conti se démit bientôt après d'un commandement où il n'y avait plus beaucoup de gloire et plus du tout d'argent à gagner.
Une pareille inégalité devait nécessairement donner l'avantage aux Suédois. Les Impériaux furent inquiétés sans relâche dans leurs quartiers d'hiver. Greifenhagen, place importante sur l'Oder, fut prise d'assaut, et les ennemis finirent par abandonner aussi les villes de Garz et de Pyritz. Ils ne tenaient plus, dans toute la Poméranie, que Greifswalde, Demmin et Colberg, et le roi fit sans retard les plus vigoureuses dispositions pour en former le siége. L'ennemi fugitif se dirigea vers la marche de Brandebourg, non sans essuyer de grandes pertes en hommes, en bagages, en artillerie, qui tombèrent dans les mains des Suédois, attachés à sa poursuite.
En occupant les passages de Ribnitz et de Damgarten, Gustave s'était ouvert l'entrée du duché de Mecklembourg; déjà, il avait invité les habitants, par un manifeste, à retourner sous la domination de leurs souverains légitimes et à chasser tout ce qui tenait à Wallenstein. Mais les Impériaux se rendirent maîtres par artifice de la ville importante de Rostock, et le roi, qui ne voulait pas diviser ses forces, dut renoncer à pousser plus avant. Les ducs de Mecklembourg, chassés de leurs États, avaient en vain fait intercéder auprès de l'empereur les princes assemblés à Ratisbonne; en vain, pour fléchir l'empereur par leur soumission, ils avaient rejeté l'alliance de la Suède et tout recours à la force. Réduits au désespoir par le refus opiniâtre de Ferdinand, ils prirent alors ouvertement le parti du roi, levèrent des troupes et en donnèrent le commandement au duc François-Charles de Saxe-Lauenbourg. Celui-ci réussit à s'emparer de quelques places fortes sur l'Elbe; mais elles lui furent bientôt enlevées par le général de l'empereur, Pappenheim, envoyé contre lui. Peu après, assiégé par ce dernier dans Ratzebourg, il se vit contraint, après une vaine tentative d'évasion, à se rendre prisonnier avec tout son monde. Ainsi s'évanouit de nouveau pour ces malheureux princes l'espérance de rentrer dans leurs États: il était réservé à Gustave-Adolphe de leur rendre cette justice éclatante.
Les bandes fugitives de l'empereur s'étaient jetées dans la marche de Brandebourg, et elles en faisaient le théâtre de leurs brigandages. Non contents d'exiger les contributions les plus arbitraires, d'écraser le bourgeois par les logements militaires, ces monstres fouillaient encore l'intérieur des maisons, forçaient et brisaient tout ce qui était fermé, pillaient toutes les provisions, maltraitaient de la manière la plus affreuse quiconque essayait de résister, déshonoraient les femmes jusque dans les lieux saints; et tout cela se passait, non point en pays ennemi, mais dans les États d'un prince de qui l'empereur n'avait pas à se plaindre et qu'il osait presser, malgré toutes ces horreurs, de prendre les armes contre le roi de Suède. Le spectacle de ces épouvantables désordres, que le manque d'argent et d'autorité les obligeait de souffrir, indignait les généraux même de l'empereur, et leur chef, le comte de Schaumbourg, rougissant de tant d'excès, voulut déposer le commandement. L'électeur de Brandebourg, trop pauvre en soldats pour défendre son pays, et laissé sans secours par l'empereur, qui ne daignait pas répondre aux représentations les plus pathétiques, ordonna enfin à ses sujets, par un édit, de repousser la force par la force et de tuer sans miséricorde tout soldat impérial qui serait surpris à piller. L'horreur des vexations et la détresse du gouvernement étaient montées à un tel point qu'il ne restait plus au souverain que la ressource désespérée d'enjoindre par la loi la vengeance personnelle.
Les Impériaux avaient attiré les Suédois dans la marche de Brandebourg, et le refus de l'électeur de lui donner passage par la place forte de Cüstrin avait pu seul empêcher Gustave-Adolphe d'assiéger Francfort-sur-l'Oder. Il revint sur ses pas pour achever la conquête de la Poméranie par la prise de Demmin et de Colberg. Cependant le feld-maréchal Tilly s'avançait pour défendre la marche de Brandebourg.
Ce général, qui pouvait se glorifier de n'avoir encore perdu aucune bataille, le vainqueur de Mansfeld, de Christian de Brunswick, du margrave de Bade et du roi de Danemark, allait trouver dans le roi de Suède un adversaire digne de lui. Tilly était d'une famille noble de Liége et s'était formé dans la guerre des Pays-Bas, alors l'école des généraux. Il trouva bientôt, sous l'empereur Rodolphe II, l'occasion de montrer en Hongrie les talents qu'il avait acquis, et il s'y éleva promptement d'un grade à un autre. Après la conclusion de la paix, il entra au service de Maximilien de Bavière, qui le nomma général en chef avec un pouvoir illimité. Il fut, par ses excellents règlements, le créateur de l'armée bavaroise, et c'était à lui surtout que Maximilien devait la supériorité qu'il avait eue jusque-là en campagne. Après la guerre de Bohême, on lui remit le commandement des troupes de la Ligue, et, après la retraite de Wallenstein, celui de toute l'armée impériale. Aussi sévère pour ses troupes, aussi sanguinaire avec l'ennemi, d'un caractère aussi sombre que Wallenstein, il le laissait bien loin derrière lui pour la modestie et le désintéressement. Un zèle aveugle pour sa religion, une soif barbare de persécution se joignaient à un caractère naturellement farouche, pour faire de lui l'effroi des protestants. A son humeur répondait un extérieur bizarre et terrible. Petit, maigre, les joues creuses, il avait le nez long, le front large et ridé, une forte moustache, le bas du visage en pointe. Il se montrait d'ordinaire en pourpoint espagnol de satin vert clair, à manches tailladées, et coiffé d'un petit chapeau à haut retroussis, orné d'une plume d'autruche rouge, qui descendait en flottant jusque sur son dos. Toute sa personne rappelait le duc d'Albe, le geôlier des Flamands, et sa conduite était loin d'effacer cette impression. Tel était le général qui se présentait en ce moment contre le héros du Nord.
Tilly était bien éloigné de mépriser son adversaire. «Le roi de Suède, disait-il hautement dans l'assemblée des électeurs, à Ratisbonne, est un ennemi aussi habile que vaillant, endurci à la guerre, et dans la fleur de son âge. Ses mesures sont excellentes; ses ressources ne sont point faibles; les états de son royaume lui ont témoigné un extrême empressement. Son armée, composée de Suédois, d'Allemands, de Livoniens, de Finlandais, d'Écossais et d'Anglais, ne fait qu'une seule nation par son aveugle obéissance. Contre un pareil joueur, ne pas avoir perdu, c'est avoir déjà beaucoup gagné.»
Les progrès du roi de Suède dans le Brandebourg et la Poméranie ne laissaient pas au nouveau généralissime un moment à perdre, et les généraux qui commandaient sur les lieux réclamaient instamment sa présence. Tilly appela donc auprès de lui, avec toute la célérité possible, les troupes impériales dispersées dans toute l'Allemagne; mais il lui fallut beaucoup de temps pour tirer des provinces désolées et appauvries les provisions de guerre dont il avait besoin. Enfin, au milieu de l'hiver, il parut à la tête de vingt mille hommes devant Francfort-sur-l'Oder, où il fit sa jonction avec le reste des troupes de Schaumbourg. Il remit à ce général la défense de Francfort, avec une garnison suffisante. Il voulait lui-même courir en Poméranie, pour sauver Demmin et débloquer Colberg, déjà réduit à la dernière extrémité par les Suédois; mais, avant qu'il eût quitté le Brandebourg, Demmin, très-mal défendu par le duc Savelli, s'était rendu au roi, et Colberg capitula aussi, par famine, après cinq mois de siége. Les passages de la Poméranie antérieure étant fortement occupés, et le camp du roi près de Schwedt défiant toutes les attaques, Tilly renonça à son premier plan offensif et se retira sur l'Elbe pour assiéger Magdebourg.
La prise de Demmin laissait Gustave libre de pénétrer sans obstacle dans le Mecklembourg; mais une entreprise plus importante attira ses armes d'un autre côté. Tilly avait à peine commencé sa retraite que le roi leva brusquement son camp de Schwedt, et marcha contre Francfort-sur-l'Oder avec toutes ses forces. Cette ville était mal fortifiée, mais défendue par une garnison de huit mille hommes, dont la plupart étaient le reste de ces bandes furieuses qui avaient ravagé la Poméranie et le Brandebourg. L'attaque fut vive, et, dès le troisième jour, la ville fut emportée d'assaut. Les Suédois, assurés de la victoire, rejetèrent toute capitulation, quoique l'ennemi eût battu deux fois la chamade: ils voulaient exercer le terrible droit de représailles. Dès son arrivée dans le pays, Tilly avait enlevé à Neubrandebourg une garnison suédoise demeurée en arrière, et, irrité de sa vive résistance, il l'avait fait massacrer jusqu'au dernier homme. Les Suédois, quand ils prirent d'assaut Francfort, se souvinrent de cette barbarie. «Quartier comme à Neubrandebourg!» répondait-on à chaque soldat de l'empereur qui demandait la vie, et on l'égorgeait sans pitié. Quelques milliers furent tués ou pris; un grand nombre se noyèrent dans l'Oder; le reste s'enfuit en Silésie; toute l'artillerie tomba au pouvoir des Suédois. Pour satisfaire à la fureur du soldat, il fallut que Gustave permît trois heures de pillage.
Tandis que ce roi courait d'une victoire à une autre, que le succès de ses armes relevait le courage des princes protestants et rendait plus vive leur résistance, l'empereur, toujours inflexible, continuait de pousser à bout leur impatience par ses prétentions exagérées envers eux et en faisant exécuter à la rigueur l'édit de restitution. La nécessité le poussait maintenant dans les voies violentes, où il était d'abord entré par orgueil; pour sortir des embarras où sa conduite arbitraire l'avait précipité, il ne voyait plus d'autre ressource que l'arbitraire. Mais, dans un système d'États aussi artificiellement organisé que l'est aujourd'hui et que le fut toujours le corps germanique, la main du despotisme devait produire des perturbations infinies. Les princes voyaient avec stupeur la constitution de l'Empire renversée insensiblement et l'état de nature, auquel on revenait, les conduisit à la défense personnelle, le seul moyen de salut qui reste dans cet état. Les attaques ouvertes de l'empereur contre l'Église évangélique avaient enfin arraché des yeux de Jean-Georges le voile qui lui avait caché si longtemps l'astucieuse politique de ce prince. Ferdinand l'avait personnellement offensé, en excluant son fils de l'archevêché de Magdebourg, et le feld-maréchal d'Arnheim, son nouveau favori et son ministre, ne négligea rien pour enflammer son ressentiment. Auparavant général de l'empereur sous les ordres de Wallenstein, et toujours ami ardemment dévoué de ce dernier, il cherchait à venger son ancien bienfaiteur et à se venger lui-même de Ferdinand, et à détacher l'électeur de Saxe des intérêts de l'Autriche. L'apparition des Suédois en Allemagne devait lui en fournir les moyens. Gustave-Adolphe était invincible aussitôt que les membres protestants de l'Empire s'unissaient à lui, et l'empereur ne craignait rien tant que cette union. L'électeur de Saxe, en se déclarant, pouvait, par son exemple, entraîner tous les autres, et le sort de Ferdinand se trouvait, en quelque sorte, dans les mains de Jean-Georges. L'adroit favori, flattant l'ambition de son maître, lui fit sentir son importance, et lui conseilla d'effrayer l'empereur en le menaçant d'une alliance avec la Suède, pour obtenir de lui par la crainte ce qu'on ne pouvait attendre de la reconnaissance. Cependant, il était d'avis que l'électeur ne s'engageât point effectivement avec la Suède, afin de conserver toujours son importance et sa liberté. Il l'enivrait du projet magnifique, pour l'exécution duquel il ne manquait rien qu'une main plus habile, d'attirer à lui tout le parti protestant, de former en Allemagne une troisième puissance, et de jouer le rôle d'arbitre souverain entre la Suède et l'Autriche.
Ce plan devait flatter d'autant plus l'amour-propre de Jean-Georges, qu'il lui était également insupportable de tomber sous la dépendance de la Suède ou de rester plus longtemps sous la tyrannie de l'empereur. Il ne pouvait voir avec indifférence qu'un prince étranger lui enlevât la direction des affaires d'Allemagne, et, tout incapable qu'il était de jouer le premier rôle, sa vanité ne pouvait se contenter du second. Il résolut donc de faire tourner, autant qu'il pourrait, à l'avantage de sa situation particulière, les progrès du monarque suédois, mais de suivre, en demeurant indépendant de lui, son propre plan. Dans cette vue, il eut une conférence avec l'électeur de Brandebourg, qui avait des raisons semblables d'être irrité contre l'empereur et de se défier de la Suède. Après s'être assuré, dans une diète convoquée à Torgau, de l'assentiment des états de Saxe, qui lui était indispensable pour l'exécution de son plan, il invita tous les membres évangéliques de l'Empire à une assemblée générale, qui devait s'ouvrir à Leipzig le 6 février 1631. Brandebourg, Hesse-Cassel, plusieurs princes, des comtes, d'autres membres de l'Empire, des évêques protestants, parurent en personne ou se firent représenter dans cette assemblée, que le prédicateur de la cour de Saxe, le docteur Hoe de Hohenegg, ouvrit par un sermon véhément. L'empereur avait fait d'inutiles efforts pour empêcher cette conférence, qui se réunissait de son autorité privée, dont l'objet était visiblement la défense personnelle, et que la présence des Suédois en Allemagne rendait fort dangereuse. Les princes assemblés, animés par les progrès de Gustave-Adolphe, maintinrent leurs droits, et ils se séparèrent, au bout de deux mois, après une décision remarquable, qui jeta Ferdinand dans un grand embarras. Elle portait que l'empereur serait énergiquement requis, dans un écrit rédigé au nom de tous, d'abolir l'édit de restitution, de retirer ses troupes de leurs résidences et places fortes, de cesser les exécutions, de réformer tous les anciens abus. En attendant, on mettrait sur pied une armée de quarante mille hommes, pour se faire justice soi-même, en cas d'un refus de l'empereur.
Une nouvelle circonstance se présenta, qui ne contribua pas peu à fortifier les princes protestants dans leurs résolutions. Le roi de Suède avait enfin surmonté les scrupules qui l'avaient détourné jusque-là d'une liaison plus étroite avec la France, et, le 13 janvier 1631, il avait conclu avec cette couronne une formelle alliance. Après avoir très-vivement débattu la manière dont seraient traités les princes catholiques de l'Empire, que la France prenait sous sa protection, et envers lesquels Gustave voulait user du droit de représailles; après une contestation, moins importante, sur le titre de Majesté, que l'orgueil français refusait à la fierté suédoise, Richelieu céda enfin sur le second point, Gustave-Adolphe sur le premier, et le traité d'alliance fut signé à Beerwald, dans la Nouvelle-Marche. Les deux puissances s'y engagèrent à se soutenir mutuellement et à main armée, à défendre leurs amis communs, à aider à rentrer dans leurs États les princes de l'Empire dépossédés, et à rétablir toutes choses, aux frontières et dans l'intérieur de l'Allemagne, comme elles étaient avant que la guerre éclatât. Dans cette vue, la Suède devait entretenir à ses frais en Allemagne une armée de trente mille hommes, et la France fournir aux Suédois quatre cent mille écus de subsides annuels. Si la fortune favorisait les armes de Gustave, il devait respecter dans les places conquises la religion catholique et les lois de l'Empire, et ne rien entreprendre contre elles; l'accès de l'alliance était ouvert à tous les membres de l'Empire et aux princes, même catholiques, en Allemagne comme au dehors; une partie ne pouvait conclure, sans la connaissance et le consentement de l'autre, une paix séparée avec l'ennemi; l'alliance devait durer cinq ans.
Autant le roi de Suède avait répugné à recevoir une solde de la France et à sacrifier l'avantage de conduire la guerre avec une entière liberté, autant cette alliance fut décisive pour ses affaires en Allemagne. Alors seulement, les membres de l'Empire germanique, le voyant soutenu par la puissance la plus considérable de l'Europe, commencèrent à prendre confiance dans son entreprise, dont le succès leur avait donné jusqu'alors de justes alarmes. Alors seulement, il devint redoutable à l'empereur. De ce moment, les princes catholiques eux-mêmes, qui désiraient l'humiliation de l'Autriche, virent avec moins de défiance les progrès de Gustave en Allemagne, parce que son alliance avec une puissance catholique lui imposait des ménagements envers l'Église. De même que l'apparition de Gustave-Adolphe protégeait la religion évangélique et la liberté allemande contre la prépondérance de l'empereur, de même l'intervention de la France pouvait maintenant protéger la religion catholique et la liberté allemande contre Gustave-Adolphe, si l'ivresse du succès devait l'entraîner au delà des bornes de la modération.
Le roi de Suède ne tarda point à notifier ce traité conclu avec la France aux princes qui avaient formé l'alliance de Leipzig, et les invita en même temps à s'unir avec lui plus étroitement. La France appuya cette invitation et n'épargna aucun argument pour décider l'électeur de Saxe. Gustave-Adolphe offrait de se contenter d'un appui secret, si les princes jugeaient encore téméraire de se déclarer ouvertement pour lui. Plusieurs lui firent espérer leur adhésion, aussitôt qu'ils verraient jour à se déclarer. Jean-Georges, toujours défiant et jaloux du roi de Suède, toujours fidèle à sa politique intéressée, ne put se résoudre à se déclarer bien nettement.
La résolution de la conférence de Leipzig et le traité entre la France et la Suède étaient deux nouvelles également fâcheuses pour l'empereur. Contre la décision des princes, il eut recours aux foudres de sa toute-puissance impériale. Pour faire sentir à la France tout son mécontentement du traité, il ne lui manquait qu'une armée. Tous les membres de l'Union de Leipzig reçurent des lettres de remontrances, qui leur interdisaient, dans les termes les plus forts, toute levée de troupes. Ils répondirent par de violentes récriminations, justifièrent leur conduite par le droit naturel, et continuèrent leurs préparatifs de guerre.
Cependant, les généraux de l'empereur se voyaient réduits, par le défaut de troupes et d'argent, à la fâcheuse alternative de perdre de vue le roi de Suède ou les princes allemands, ne se trouvant pas en état de leur tenir tête en même temps avec leurs forces divisées. Les mouvements des protestants attiraient leur attention vers l'intérieur de l'Empire; les progrès du roi dans la marche de Brandebourg, qui menaçaient déjà de près les États héréditaires de Ferdinand, exigeaient impérieusement qu'ils tournassent leurs armes de ce côté. Après la prise de Francfort, Gustave avait marché contre Landsberg sur la Wartha, et Tilly, après avoir essayé trop tard de sauver cette place, retourna vers Magdebourg, pour continuer avec vigueur le siége commencé.
Le riche archevêché, dont Magdebourg était la résidence, avait longtemps appartenu à des princes évangéliques de la maison de Brandebourg, qui y établirent leur religion. Christian-Guillaume, le dernier administrateur, avait été mis au ban de l'Empire, à cause de ses liaisons avec le Danemark, et le chapitre, pour ne pas attirer sur l'archevêché la vengeance impériale, s'était cru obligé de le dépouiller formellement de sa dignité. A sa place, il proposa le prince Jean-Auguste, deuxième fils de l'électeur de Saxe; mais Ferdinand le rejeta, pour conférer l'archevêché à son propre fils Léopold. Là-dessus, l'électeur adressa de vaines plaintes à la cour impériale. Christian-Guillaume de Brandebourg prit des mesures plus efficaces. Assuré de l'attachement du peuple et des magistrats de Magdebourg, et enflammé par des espérances chimériques, il se crut en état de vaincre tous les obstacles que la sentence du chapitre, la concurrence de deux puissants rivaux et l'édit de restitution opposaient à son rétablissement. Il fit un voyage en Suède et tâcha de s'assurer, par la promesse d'une importante diversion en Allemagne, le secours de Gustave. Le roi ne le renvoya point sans lui faire espérer un vigoureux appui, mais il lui recommanda en même temps d'agir avec prudence.
A peine Christian-Guillaume eut-il appris le débarquement de son protecteur en Poméranie, qu'il se glissa dans Magdebourg, à la faveur d'un déguisement. Il parut soudain dans le conseil de la ville, rappela aux magistrats tous les maux que les troupes impériales avaient fait souffrir à la ville et au territoire, les pernicieux desseins de Ferdinand, le péril de l'Église évangélique. Après ce début, il leur annonça que le moment de leur délivrance était arrivé, et que Gustave-Adolphe leur offrait son alliance et ses secours. Magdebourg, une des plus riches cités de l'Allemagne, jouissait, sous le gouvernement de ses magistrats, d'une liberté républicaine, qui inspirait aux citoyens une audace héroïque. Ils en avaient déjà donné des preuves glorieuses dans leur conduite envers Wallenstein, qui, attiré par leurs richesses, leur avait adressé des réquisitions exorbitantes, et, par une courageuse résistance, ils avaient maintenu leurs droits. Tout leur territoire éprouva, il est vrai, la fureur dévastatrice de ses troupes, mais Magdebourg même échappa à sa vengeance. Il ne fut donc pas difficile à l'administrateur de gagner des esprits encore émus par le récent souvenir de ces mauvais traitements. Une alliance fut conclue entre la ville et le roi de Suède: Magdebourg accordait au roi le libre passage dans la ville et le pays, avec le droit de recrutement sur le territoire de l'archevêché, et recevait, en retour, l'assurance que sa religion et ses priviléges seraient loyalement protégés.
Aussitôt l'administrateur leva des troupes et commença prématurément les hostilités, avant que Gustave fût assez près pour le soutenir avec son armée. Il réussit à enlever quelques détachements impériaux dans le voisinage, à faire de petites conquêtes, et même à surprendre la ville de Halle; mais l'approche d'une armée autrichienne l'obligea bientôt de reprendre en toute hâte et non sans perte le chemin de Magdebourg. Gustave-Adolphe, quoique mécontent de sa précipitation, lui envoya un officier expérimenté, Dietrich de Falkenberg, pour diriger les opérations militaires et assister l'administrateur de ses conseils. Falkenberg fut nommé, par les magistrats, commandant de la ville, pour toute la durée de la guerre. Chaque jour, il arrivait des villes voisines de nouveaux renforts à l'armée du prince; elle remporta plusieurs avantages sur les régiments impériaux envoyés contre elle, et put soutenir, pendant plusieurs mois, une guerre avec beaucoup de bonheur.
Enfin le comte de Pappenheim s'approcha de la ville, après son expédition contre le duc de Saxe-Lauenbourg. Il délogea, en peu de temps, de toutes les redoutes environnantes, les troupes de l'administrateur, lui coupa ainsi toute communication avec la Saxe, et entreprit sérieusement le siége de la ville. Tilly survint bientôt après; il somma l'administrateur, dans un écrit menaçant, de ne pas résister plus longtemps à l'édit de restitution, de se soumettre aux ordres de l'empereur, et de rendre Magdebourg. La réponse du prince fut vive et hardie, et décida le général impérial à lui faire éprouver la force de ses armes.
Cependant, le siége fut encore retardé quelque temps, à cause des progrès de Gustave-Adolphe, qui appelèrent d'un autre côté le général de l'empereur, et la jalousie des généraux, qui commandaient en son absence, laissa à la ville un répit de quelques mois. Enfin, le 30 mars 1631, Tilly reparut, et, dès ce moment, le siége fut poussé avec vigueur.
Tous les ouvrages extérieurs furent emportés en peu de temps. Falkenberg avait lui-même retiré les postes inutilement exposés et fait rompre le pont de l'Elbe. Comme on n'avait pas assez de troupes pour défendre une si vaste place avec ses faubourgs, on abandonna ceux de Sudenbourg et de Neustadt à l'ennemi, qui aussitôt les réduisit en cendres. Pappenheim se sépara de Tilly et passa l'Elbe, près de Schœnebeck, pour attaquer la ville de l'autre côté.
La garnison, affaiblie par les combats livrés précédemment dans les ouvrages extérieurs, ne s'élevait pas à plus de deux mille fantassins et quelques centaines de cavaliers, nombre bien faible pour une place si étendue, et qui de plus était irrégulière. Pour suppléer à ce manque de défenseurs, on arma les bourgeois: ressource désespérée, qui fit plus de mal que de bien. Les bourgeois, déjà par eux-mêmes très-médiocres soldats, perdirent la ville par leur désunion. Le pauvre voyait avec peine qu'on rejetât sur lui seul toutes les charges, qu'on l'exposât seul à toutes les fatigues, à tous les dangers, tandis que le riche envoyait ses valets et se donnait du bon temps dans sa maison. Le mécontentement éclata enfin en murmures universels; l'indifférence prit la place du zèle; le dégoût et la négligence dans le service, celle de l'attention vigilante. La division des esprits, jointe aux progrès de la disette, donna lieu insensiblement à des réflexions décourageantes; plusieurs commencèrent à s'effrayer de leur entreprise téméraire, à trembler devant la toute-puissance de Ferdinand, contre qui l'on avait engagé la lutte. Mais le fanatisme religieux, l'ardent amour de la liberté, une répugnance invincible pour le nom de l'empereur, l'espoir vraisemblable d'une délivrance prochaine, écartèrent toute idée de capitulation; et, si divisé que l'on fût sur tout le reste, on était unanime pour se défendre jusqu'à la dernière extrémité.
L'espérance des assiégés de se voir délivrés se fondait sur les plus grandes probabilités. Ils connaissaient l'armement de l'Union de Leipzig; ils connaissaient l'approche de Gustave-Adolphe. Les princes et le roi de Suède étaient également intéressés au salut de Magdebourg, et quelques jours de marche pouvaient amener ce dernier devant leurs murs. Le comte Tilly n'ignorait rien de tout cela, et voilà pourquoi il s'efforçait tant de s'emparer de la ville, par quelque moyen que ce fût. Déjà il avait envoyé, pour la sommer de se rendre, un trompette avec diverses dépêches à l'administrateur, au commandant et aux magistrats; mais on lui avait répondu qu'on mourrait plutôt que de se rendre. Une vigoureuse sortie des bourgeois lui prouva que le courage des assiégés n'était rien moins que refroidi; et l'arrivée du roi à Potsdam, les courses des Suédois jusqu'aux murs de Zerbst, devaient inspirer des alarmes à Tilly et les plus belles espérances aux habitants de Magdebourg. Un deuxième trompette, qu'il leur envoya, et le ton plus mesuré de son style, affermirent encore leur confiance, mais pour les plonger dans une incurie d'autant plus profonde.
Cependant, les assiégeants avaient poussé leurs approches jusqu'aux fossés de la ville, et les batteries qu'ils avaient dressées foudroyaient les remparts et les tours. Une tour s'écroula entièrement, mais sans donner plus de facilité pour l'attaque, parce qu'elle ne tomba point dans le fossé et se coucha de côté sur le rempart. Malgré le bombardement continuel, les murs avaient peu souffert, et l'effet des boulets rouges, qui devaient incendier la ville, était rendu nul par des dispositions excellentes. Mais la provision de poudre des assiégés s'épuisait, et l'artillerie de la place cessa peu à peu de répondre au feu des assiégeants. Avant qu'on eût eu le temps de préparer de nouvelle poudre, Magdebourg devait être nécessairement délivré ou perdu. Jamais les habitants n'avaient eu tant d'espoir: tous les regards se tournaient avec une ardente impatience vers le point de l'horizon où devaient flotter les drapeaux suédois. Gustave-Adolphe était assez proche pour arriver en trois jours devant la ville. La sécurité augmente avec la confiance, et tout contribue à la fortifier. Le 9 mai, la canonnade ennemie cesse tout à coup; plusieurs batteries sont dégarnies de leurs pièces. Un silence de mort règne dans le camp des Impériaux. Tout persuade aux assiégés que leur délivrance approche. La plupart des bourgeois et des soldats de garde sur le rempart abandonnent leur poste de grand matin, pour se livrer une fois enfin, après un long travail, aux douceurs du sommeil: mais ce sommeil leur coûta cher, et le réveil fut affreux!
Tilly avait enfin renoncé à l'espérance d'emporter la place, avant l'arrivée des Suédois, en suivant toujours le même plan d'attaque. Il résolut donc de lever son camp, mais de tenter encore auparavant un assaut général. Les difficultés étaient grandes: il n'y avait point de brèche praticable, et les ouvrages étaient à peine endommagés. Mais le conseil de guerre, que Tilly rassembla, se déclara pour l'assaut, en s'appuyant sur l'exemple de Maëstricht, qu'on avait emporté par escalade, au point du jour, tandis que les bourgeois et les soldats étaient livrés au sommeil. L'assaut fut résolu, et l'on décida d'attaquer sur quatre points à la fois. La nuit du 9 au 10 fut consacrée entièrement aux préparatifs nécessaires. Toutes les dispositions étaient prises, et l'on attendait le signal convenu, que le canon devait donner à cinq heures du matin. Il fut donné en effet, mais seulement deux heures plus tard, parce que Tilly, qui se défiait encore du succès, avait rassemblé une seconde fois le conseil de guerre. Pappenheim reçut l'ordre d'attaquer les ouvrages du faubourg de Neustadt: un mur incliné, un fossé sans eaux et peu profond, le favorisaient. La plupart des bourgeois et des soldats avaient quitté les retranchements; le petit nombre qui restait était plongé dans le sommeil: il ne fut donc pas difficile à Pappenheim d'escalader le premier le rempart.
Falkenberg frappé soudain du bruit de la mousqueterie, accourt de l'hôtel de ville, où il était occupé à expédier le deuxième trompette de Tilly; il s'élance, avec une poignée de monde qu'il a pu ramasser, vers la porte de Neustadt, que l'ennemi a déjà emportée. Repoussé de ce côté, le brave général vole sur un autre point, où un deuxième parti d'Impériaux est près d'escalader les murailles. Sa résistance est vaine: à peine le combat est-il engagé, que les balles ennemies le couchent par terre. La violence de la fusillade, le son du tocsin, le tumulte croissant, éveillent enfin les bourgeois et les avertissent du danger qui les menace. Ils se couvrent à la hâte de leurs habits, saisissent leurs armes, et, dans leur aveugle stupeur, se précipitent au-devant de l'ennemi. On aurait pu espérer encore de le repousser, mais le commandant était tué: point de plan d'attaque; point de cavalerie, pour pénétrer dans les rangs en désordre; enfin plus de poudre pour continuer le feu. Deux autres portes, où jusque-là l'ennemi ne s'était pas encore montré, sont dégarnies de leurs défenseurs, qu'on veut porter dans la ville, où le danger est plus pressant. L'ennemi profite promptement du désordre qui naît de là, pour attaquer aussi ces postes. La résistance est vive et opiniâtre; mais enfin quatre régiments impériaux, maîtres du rempart, prennent à dos les Magdebourgeois et achèvent leur défaite. Un brave capitaine, nommé Schmidt, qui, dans cette confusion générale, mène encore une fois à l'ennemi les plus résolus, est assez heureux pour le repousser jusqu'à la porte; mais il tombe mortellement blessé, et avec lui disparaît la dernière espérance de Magdebourg. Avant midi, tous les ouvrages sont emportés, et la ville est au pouvoir de l'ennemi.
Deux portes sont alors ouvertes au principal corps d'armée, par ceux qui avaient donné l'assaut, et Tilly fait entrer dans Magdebourg une partie de son infanterie. Elle occupe aussitôt les principales rues, et les canons braqués chassent tous les bourgeois dans leurs demeures, pour y attendre leur sort. On ne les laisse pas longtemps incertains; deux mots du comte Tilly fixent le destin de Magdebourg. Un général qui aurait eu quelque humanité eût vainement recommandé la pitié à de pareilles troupes; mais Tilly ne prit pas même la peine de l'essayer. Les soldats, devenus, par le silence de leur général, maîtres de la vie de tous les citoyens, se précipitent dans l'intérieur des maisons pour assouvir sans frein tous les désirs de leur brutalité. Quelques Allemands furent touchés par les prières de l'innocence; la fureur des Wallons de Pappenheim fut sourde et impitoyable. A peine ce massacre avait-il commencé, que les autres portes s'ouvrirent, et toute la cavalerie, les bandes féroces des Croates, furent lâchées sur cette malheureuse ville.
Alors commença une scène de carnage pour laquelle l'histoire n'a point de langage, ni la poésie de pinceaux. L'enfance innocente, la vieillesse infirme, la jeunesse, le sexe, la condition, la beauté, rien ne peut désarmer la rage du vainqueur. Des femmes sont maltraitées dans les bras de leurs maris, des filles aux pieds de leurs pères: le sexe sans défense n'a que le privilége d'être victime d'une double rage. Point de retraite assez cachée, assez sainte, pour échapper aux recherches infatigables de la cupidité. On trouva cinquante-trois femmes décapitées dans une église. Les Croates s'amusaient à jeter les enfants dans les flammes, les Wallons de Pappenheim à percer les nourrissons sur le sein de leurs mères. Quelques officiers de la Ligue, révoltés de cet affreux spectacle, osèrent demander au comte Tilly qu'il voulût bien arrêter le massacre. «Revenez dans une heure, répondit-il. Je verrai alors ce que j'aurai à faire. Il faut que le soldat ait quelque chose pour ses dangers et sa peine.» Ces horreurs continuèrent, avec la même rage, jusqu'au moment où les flammes et la fumée arrêtèrent enfin la rapacité. Pour augmenter le trouble et briser la résistance des habitants, on avait tout d'abord mis le feu en plusieurs endroits. Il s'éleva un orage, qui répandit les flammes dans toute la ville avec une rapidité dévorante, et rendit l'embrasement général. La presse était effroyable, au milieu de la fumée et des cadavres, des glaives étincelants, des ruines croulantes et des ruisseaux de sang. L'air était brûlant, et la chaleur insupportable contraignit enfin ces bourreaux eux-mêmes à se réfugier dans leur camp. En moins de douze heures, cette ville populeuse, grande et forte, une des plus belles de l'Allemagne, fut réduite en cendres, à l'exception de deux églises et de quelques masures. L'administrateur Christian-Guillaume, couvert de blessures, fut fait prisonnier avec trois bourgmestres. Beaucoup de braves officiers et de magistrats avaient trouvé, en combattant, une mort digne d'envie. Quatre cents des plus riches bourgeois furent arrachés à la mort par l'avarice des officiers ennemis, qui voulaient tirer d'eux de fortes rançons. Au reste, on ne vit guère que des officiers de la Ligue montrer cette sorte d'humanité, et l'aveugle barbarie du soldat impérial les fit regarder comme des anges sauveurs.
A peine la fureur de l'incendie fut-elle un peu calmée, que les bandes impériales revinrent, avec une avidité nouvelle, fouiller la cendre et les décombres. Plusieurs périrent suffoqués par la vapeur; beaucoup firent un riche butin, les bourgeois ayant caché dans les caves ce qu'ils avaient de plus précieux. Le 13 mai, Tilly parut enfin lui-même dans la ville, après qu'on eut nettoyé les principales rues des ruines et des cadavres. Ce fut une scène horrible, affreusement révoltante, qui s'offrit alors aux regards de l'humanité! Des vivants se relevaient parmi des monceaux de morts; des enfants erraient çà et là et cherchaient leurs parents avec des cris qui déchiraient l'âme; des nourrissons suçaient encore le sein maternel, que la mort avait glacé. Pour dégager les rues, il fallut jeter dans l'Elbe plus de six mille cadavres; les flammes avaient dévoré bien plus encore de morts et de vivants. On fait monter à trente mille tout le nombre des victimes.
L'entrée solennelle du général, qui eut lieu le 14, mit fin au pillage, et ce qui vivait encore fut épargné. Environ mille personnes furent tirées de la cathédrale, où elles avaient passé trois jours et deux nuits, sans nourriture, dans l'attente continuelle de la mort. Tilly leur fit annoncer le pardon et distribuer du pain. Le lendemain, on célébra, dans cette cathédrale, une messe solennelle, et l'on chanta le Te Deum au bruit du canon. Le général de l'empereur parcourut les rues à cheval, afin de pouvoir mander à son maître, comme témoin oculaire, que, depuis la ruine de Troie et de Jérusalem, il ne s'était pas vu de pareille victoire. Et cette parole n'avait rien d'exagéré, si l'on considère à la fois la grandeur, la prospérité, l'importance de la ville détruite, et la rage de ses dévastateurs.
La nouvelle du désastre de Magdebourg répandit l'allégresse chez les catholiques, l'horreur et l'effroi dans toute l'Allemagne protestante. La douleur et la colère universelles accusaient le roi de Suède, qui, se trouvant si près, avec de si grandes forces, avait laissé sans secours cette ville alliée. Les plus équitables eux-mêmes trouvaient inexplicable cette inaction du roi, et, pour ne pas perdre à jamais les cœurs du peuple qu'il était venu délivrer, il se vit obligé d'exposer au jugement du monde, dans une apologie, les raisons de sa conduite.
Il venait d'attaquer Landsberg, et il s'en était emparé le 16 avril, lorsqu'il apprit le danger de Magdebourg. Aussitôt il résolut de délivrer cette place, serrée de si près, et marcha vers la Sprée avec toute sa cavalerie et dix régiments d'infanterie. La situation où ce roi se trouvait en Allemagne lui faisait une loi, loi inviolable de prudence, de ne jamais faire un pas en avant sans avoir assuré ses derrières. Il fallait qu'il traversât avec toutes les précautions de la défiance un pays où il était environné d'amis équivoques et d'ennemis déclarés et puissants; un seul pas inconsidéré pouvait lui couper toute communication avec son royaume. Déjà l'électeur de Brandebourg avait ouvert sa forteresse de Cüstrin aux Impériaux fugitifs et l'avait fermée aux Suédois qui les poursuivaient. Si maintenant Gustave était malheureux contre Tilly, ce même électeur pouvait encore ouvrir ses forteresses aux troupes de l'empereur, et le roi, ayant des ennemis devant et derrière lui, était perdu sans ressource. Pour n'être pas exposé à ce hasard, dans l'entreprise qu'il voulait alors exécuter, il demandait, avant de marcher au secours de la ville assiégée, que les deux forteresses de Cüstrin et de Spandau lui fussent remises par l'électeur jusqu'à la délivrance de Magdebourg.
Rien ne paraissait plus juste que cette demande. L'important service que Gustave-Adolphe avait rendu peu auparavant à l'électeur, en chassant les Impériaux du Brandebourg, semblait lui donner des droits à sa reconnaissance, et la conduite des Suédois en Allemagne jusqu'à ce jour était un titre à sa confiance. Mais, en livrant ses places fortes au roi de Suède, l'électeur le rendait, en quelque sorte, maître de son pays, et rompait en même temps avec Ferdinand, exposant ainsi ses États aux vengeances futures des armées impériales. Longtemps Georges-Guillaume fut cruellement combattu en lui-même, mais enfin la pusillanimité et l'égoïsme parurent l'emporter. Insensible au sort de Magdebourg, indifférent pour la religion et la liberté allemande, il ne vit rien que son propre danger, et son appréhension fut portée au comble par son ministre Schwarzenberg, secrètement soldé par l'empereur. Cependant, les troupes suédoises s'approchèrent de Berlin, et le roi alla loger chez l'électeur. Quand il vit la timide hésitation de ce prince, il ne put contenir son indignation. «Je marche vers Magdebourg, lui dit-il, non dans mon intérêt, mais dans celui des évangéliques. Si personne ne veut m'aider, je fais retraite sur-le-champ, j'offre un accommodement à l'empereur, et je reprends le chemin de Stockholm. Je suis assuré que l'empereur fera avec moi une paix aussi avantageuse que je pourrai le désirer; mais que Magdebourg succombe, qu'il n'ait plus rien à craindre de moi, et vous verrez ce qui vous arrivera!» Cette menace jetée à propos, peut-être aussi la vue de l'armée suédoise, qui était assez puissante pour procurer de force à son maître ce qu'on refusait de lui accorder de bonne grâce, décidèrent enfin l'électeur à remettre Spandau dans les mains du roi de Suède.
Deux chemins s'offraient alors à Gustave pour gagner Magdebourg: l'un le menait au couchant, à travers un pays épuisé, et des troupes ennemies qui pouvaient lui disputer le passage de l'Elbe; l'autre au sud, par Dessau ou Wittenberg, où il trouvait des ponts pour passer le fleuve et pouvait tirer des vivres de la Saxe. Mais il fallait le consentement de Jean-Georges, qui lui inspirait une juste défiance. Avant de se mettre en marche, il fit donc demander à ce prince le libre passage et des vivres pour ses troupes, qu'il payerait comptant. Sa demande fut rejetée; aucune représentation ne put faire abandonner à l'électeur son système de neutralité. Ce débat durait encore, lorsque arriva la nouvelle du sort affreux de Magdebourg.
Tilly l'annonça du ton d'un vainqueur à tous les princes protestants, et ne perdit pas un moment pour profiter de son mieux de la terreur générale. L'autorité de l'empereur, considérablement déchue depuis les progrès de Gustave, se releva, plus formidable que jamais, après ce coup décisif; et ce changement se révéla aussitôt dans le langage impérieux qu'il fit entendre aux membres protestants de l'Empire. Par une décision souveraine, il cassa les résolutions de l'alliance de Leipzig; un décret impérial abolit l'alliance elle-même; tous les membres rebelles étaient menacés du sort de Magdebourg. Comme exécuteur de ce décret impérial, Tilly fit marcher aussitôt des troupes contre l'évêque de Brême, qui était membre de l'alliance de Leipzig et avait levé des soldats. L'évêque, effrayé, les livra sur-le-champ à Tilly et signa la cassation des arrêtés de Leipzig. Une armée impériale, qui revenait d'Italie dans ce temps-là même, sous les ordres du comte de Fürstenberg, traita de même l'administrateur de Wurtemberg. Il fallut que le duc se soumît à l'édit de restitution et à tous les décrets de l'empereur, et qu'en outre il lui payât pour l'entretien de ses troupes un subside annuel de cent mille écus. Des charges pareilles furent imposées aux villes d'Ulm et de Nuremberg, aux cercles de Franconie et de Souabe. La main de l'empereur s'appesantissait terriblement sur l'Allemagne. La soudaine prépondérance qu'il dut à cet événement, fondée sur l'apparence plus que sur la réalité, l'entraîna au delà des bornes de la modération, où il s'était renfermé jusqu'alors, et l'égara dans des mesures violentes et précipitées, qui firent cesser enfin, à l'avantage de Gustave-Adolphe, l'indécision des princes allemands. Aussi malheureuses donc que furent pour les protestants les premières suites du sanglant triomphe de Tilly, aussi avantageux furent ses effets éloignés. La première surprise fit bientôt place à une active indignation; le désespoir donna des forces, et la liberté allemande sortit des cendres de Magdebourg.
Parmi les princes qui avaient formé l'alliance de Leipzig, l'électeur de Saxe et le landgrave de Hesse étaient de beaucoup les plus redoutables, et l'autorité de l'empereur n'était pas assurée dans ces contrées, tant qu'il ne les voyait pas désarmés. Tilly tourna d'abord ses armes contre le landgrave et marcha incontinent de Magdebourg sur la Thuringe. Dans cette expédition, les territoires de la Saxe-Ernestine et de Schwarzbourg furent horriblement maltraités. Frankenhausen fut pillé impunément et réduit en cendres par les soldats de Tilly, sous les yeux mêmes de leur général. Les malheureux paysans furent cruellement punis de ce que leur maître favorisait les Suédois. Erfurt, la clef du pays entre la Saxe et la Franconie, fut menacé d'un siége, mais s'en racheta par une livraison volontaire de vivres et une somme d'argent. De là, Tilly dépêcha un envoyé au landgrave de Hesse-Cassel, pour le sommer de licencier ses troupes sans délai et de renoncer à l'alliance de Leipzig, de recevoir des régiments impériaux dans ses domaines et ses places fortes, de payer des contributions et de se déclarer ami ou ennemi. C'est ainsi qu'un prince de l'Empire germanique se vit traiter par un officier de l'empereur. Mais cette exigence excessive tirait un poids effrayant des forces militaires dont elle était accompagnée, et le récent souvenir du sort affreux de Magdebourg ajoutait nécessairement à son effet. L'intrépidité avec laquelle le landgrave répondit à cette injonction n'en mérite que plus d'éloges. «Il n'était nullement disposé, dit-il, à avoir des soldats étrangers dans ses places fortes et dans sa résidence. Ses troupes, il en avait besoin. Contre une attaque il saurait se défendre. Si le général Tilly manquait d'argent et de vivres, il n'avait qu'à prendre le chemin de Munich, où il trouverait l'un et l'autre en abondance.» L'irruption de deux troupes d'Impériaux dans la Hesse fut la suite immédiate de cette réponse provoquante; mais le landgrave sut si bien prendre ses mesures, qu'il les empêcha de rien faire de considérable. Tilly était sur le point de les suivre avec toutes ses forces, et la malheureuse contrée aurait payé bien cher la fermeté de son prince, si les mouvements du roi de Suède n'avaient rappelé à propos le général de l'empereur.
Gustave-Adolphe avait appris la ruine de Magdebourg avec la plus vive douleur. Son affliction fut encore augmentée par la réclamation de Georges-Guillaume, qui redemandait, conformément au traité, la forteresse de Spandau. La perte de Magdebourg avait plutôt fortifié qu'affaibli les motifs qui rendaient si importante pour le roi la possession de cette place. Plus il voyait approcher la nécessité d'une bataille décisive contre Tilly, moins il pouvait se résoudre à renoncer au seul refuge qui lui restât en cas de revers. Après avoir épuisé vainement les représentations et les prières auprès de l'électeur de Brandebourg, voyant plutôt sa froideur augmenter de jour en jour, il envoya enfin à son commandant l'ordre d'évacuer Spandau; mais il déclara en même temps que, dès ce jour, l'électeur serait traité en ennemi.
Pour appuyer cette déclaration, il parut devant Berlin avec toute son armée. «Je ne veux pas être moins bien traité que les généraux de l'empereur, dit-il aux députés que le prince effrayé avait envoyés dans son camp. Votre maître les a reçus dans ses États, a pourvu à tous leurs besoins, leur a livré toutes les places qu'ils ont voulues, et, par toutes ces complaisances, il n'a pu en obtenir pour son peuple un traitement plus humain. Tout ce que je lui demande, moi, c'est la sûreté, une somme d'argent médiocre, et du pain pour mes troupes. Je lui promets en échange de protéger ses États et d'éloigner de lui la guerre. Mais je suis forcé d'insister sur tous ces points: que mon frère l'électeur décide promptement s'il veut m'avoir pour ami ou voir sa capitale livrée au pillage.» Ce ton résolu fit impression, et les canons braqués contre la ville dissipèrent tous les doutes de Georges-Guillaume. Peu de jours après, une alliance fut signée: l'électeur promettait une contribution de trente mille écus par mois, laissait Spandau dans les mains de Gustave et s'engageait à ouvrir aussi en tout temps Cüstrin à ses troupes. Cette alliance, désormais décidée, entre l'électeur de Brandebourg et la Suède, ne fut pas mieux reçue à Vienne que ne l'avait été auparavant celle du duc de Poméranie; mais les revers que ses armes éprouvèrent bientôt après ne permirent pas à l'empereur de témoigner autrement que par des paroles son mécontentement.
La joie que le roi ressentit de cet heureux succès s'accrut bientôt par l'agréable nouvelle que Greifswalde, la seule place forte que les Impériaux possédassent encore en Poméranie, avait capitulé, et que tout le pays était enfin délivré de ces cruels ennemis. Il reparut lui-même dans le duché et jouit du délicieux spectacle de la joie universelle, qui était son ouvrage. Un an s'était écoulé depuis que Gustave-Adolphe avait mis le pied sur le sol de l'Allemagne, et cet anniversaire fut célébré dans tout le duché de Poméranie par un jour solennel d'actions de grâces. Peu auparavant, le czar de Moscovie l'avait fait saluer par ses ambassadeurs, chargés de lui renouveler l'amitié de leur maître et même de lui offrir des troupes auxiliaires. Il dut se féliciter d'autant plus de ces dispositions pacifiques des Russes, qu'il était pour lui d'une extrême conséquence de n'être pas inquiété par l'inimitié d'un voisin durant la périlleuse guerre qu'il allait affronter. Bientôt après, la reine Marie-Éléonore, son épouse, débarqua en Poméranie avec un renfort de huit mille Suédois, et le marquis d'Hamilton lui amena dix mille Anglais: événement qui doit être d'autant moins passé sous silence que c'est là tout ce que l'histoire peut rapporter des exploits de cette nation pendant la guerre de Trente ans.
Pendant l'expédition de Tilly dans la Thuringe, Pappenheim occupait le territoire de Magdebourg, mais il n'avait pu empêcher les Suédois de passer l'Elbe à diverses reprises, de tailler en pièces quelques détachements impériaux et de prendre possession de plusieurs places. Lui-même, alarmé de l'approche du roi il rappela le comte Tilly de la manière la plus pressante et le décida, en effet, à revenir, à marches forcées, à Magdebourg. Tilly assit son camp en deçà du fleuve, à Wolmirstædt; Gustave avait le sien du même côté, près de Werben, non loin du confluent du Havel et de l'Elbe. Tilly, dès son arrivée, eut des sujets d'alarme. Les Suédois dispersèrent trois de ses régiments, qui étaient postés dans des villages, loin du corps d'armée; enlevèrent la moitié de leurs bagages et brûlèrent le reste. Vainement Tilly s'avança à une portée de canon du camp de Gustave, pour lui présenter la bataille. Le roi, plus faible de moitié que les ennemis, l'évita sagement. Son camp était trop fort pour permettre à l'ennemi une attaque: tout se réduisit à une canonnade et à quelques escarmouches, dans lesquelles les Suédois eurent toujours l'avantage. Pendant sa retraite sur Wolmirstædt, l'armée de Tilly perdit beaucoup de monde par les désertions. Depuis le massacre de Magdebourg, la fortune le fuyait.
En revanche, elle accompagnait constamment le roi de Suède. Tandis qu'il était campé à Werben, tout le Mecklembourg, à la réserve d'un petit nombre de places, fut conquis par son général Tott et par le duc Adolphe-Frédéric; et Gustave eut la royale jouissance de rétablir les deux princes dans leurs États. Il se rendit lui-même à Gustrow, où se fit la réintégration, pour relever par sa présence l'éclat de la cérémonie. Les ducs, ayant entre eux leur sauveur et autour d'eux un brillant cortége de princes, firent une entrée solennelle, dont la joie des sujets fit la plus touchante des fêtes. Bientôt après son retour à Werben, Gustave vit paraître dans son camp le landgrave de Hesse-Cassel, qui venait conclure avec lui une étroite alliance offensive et défensive. Ce fut le premier prince régnant d'Allemagne qui se déclara librement et ouvertement contre l'empereur; il y était entraîné, il est vrai, par les plus solides raisons. Le landgrave Guillaume s'engagea à traiter les ennemis du roi comme les siens, à lui ouvrir ses villes et tout son pays, à lui fournir des vivres et toutes les choses nécessaires. De son côté, le roi se déclara son ami et son protecteur, et promit de ne conclure aucune paix sans avoir obtenu de l'empereur pleine satisfaction pour le landgrave. Les deux parties tinrent loyalement leur parole. Pendant cette longue guerre, Hesse-Cassel demeura fidèle jusqu'à la fin à l'alliance suédoise, et eut sujet, à la paix de Westphalie, de se féliciter de l'amitié de la Suède.
Tilly, à qui la démarche hardie du landgrave ne resta pas longtemps inconnue, envoya contre lui le comte Fugger, avec quelques régiments, et il essaya en même temps d'exciter par des lettres provocatrices les sujets hessois à se soulever contre leur maître. Ses lettres produisirent aussi peu d'effet que ses régiments, qu'il eut lieu de regretter ensuite, à la bataille de Breitenfeld: les états de Hesse ne pouvaient hésiter longtemps entre le défenseur de leurs propriétés et le brigand qui les ravageait.
Mais ce qui alarmait bien davantage le général de l'empereur, c'étaient les sentiments équivoques de l'électeur de Saxe, qui, malgré la défense impériale, continuait ses armements et maintenait l'alliance de Leipzig. A cause du voisinage du roi de Suède et de l'imminence d'une bataille décisive, Tilly jugeait très-dangereux de laisser en armes la Saxe électorale, prête à chaque instant à se déclarer pour les ennemis. Il venait d'être renforcé par vingt-cinq mille hommes de vieilles troupes que Fürstenberg lui avait amenées. Plein de confiance en ses forces, il crut pouvoir désarmer l'électeur par la simple menace de son arrivée, ou du moins le vaincre sans peine. Mais, avant de quitter son camp de Wolmirstædt, il le fit sommer par une députation, envoyée à cet effet, d'ouvrir ses États aux troupes impériales et de licencier les siennes, ou de les réunir à celles de l'empereur, pour chasser, avec elles, Gustave-Adolphe de l'Allemagne. Il lui rappelait que jusqu'à ce jour la Saxe électorale avait été plus ménagée que tous les autres pays de l'Allemagne, et le menaçait, en cas de refus, de la plus terrible dévastation.
Tilly avait choisi pour cette sommation impérieuse le moment le plus défavorable. La destruction de Magdebourg, les excès des Impériaux dans la Lusace, les mauvais traitements essuyés par les alliés et les coreligionnaires de l'électeur, tout se réunissait pour exciter la colère de ce dernier contre Ferdinand. Le voisinage de Gustave-Adolphe, quelque peu de droit qu'il eût à la protection de ce prince, animait son courage. Il refusa de recevoir les Impériaux et déclara sa ferme résolution de rester sous les armes. «Quelle que fût sa surprise, ajouta-t-il, de voir l'armée impériale marcher contre ses États dans un moment où elle avait assez à faire à poursuivre le roi de Suède, il ne pouvait croire cependant que, au lieu des récompenses promises et méritées, on le payerait d'ingratitude en ruinant son pays.» Au départ des envoyés de Tilly, qu'il avait traités magnifiquement, il s'expliqua en termes plus clairs encore. «Messieurs, leur dit-il, je vois bien que l'on songe à mettre aussi enfin sur la table les confitures de Saxe, longtemps réservées; mais on a coutume de servir avec elles des noix et des plats de parade qui sont durs à mordre: prenez bien garde de vous y casser les dents.»
Tilly partit alors de son camp, s'avança jusqu'à Halle, en faisant d'effroyables ravages, et, de là, fit renouveler sa sommation à l'électeur, en termes plus pressants encore et plus menaçants. Quand on se rappelle les sentiments de ce prince, qui, par inclination personnelle et par les instigations de ses ministres vendus, était dévoué à l'intérêt de l'Autriche, même au mépris de ses plus saints devoirs, et qui s'était si facilement laissé réduire à l'inaction, on est forcé de s'étonner que l'empereur ou ses ministres fussent assez aveuglés pour abandonner leur premier système de conduite dans le moment le plus critique, et pousser à bout par une conduite violente un prince si facile à mener. Ou était-ce peut-être là l'intention de Tilly? Se proposait-il de changer un ami douteux en ennemi déclaré, afin d'être par là dispensé des ménagements que les ordres secrets de l'empereur lui avaient imposés jusqu'alors pour les États de ce prince? Était-ce peut-être l'intention de Ferdinand lui-même de pousser l'électeur à une démarche hostile, pour être quitte de ses obligations et mettre à néant, sans qu'il pût se plaindre, un compte onéreux? Quoi qu'il en soit, on n'en doit pas moins s'étonner de voir Tilly assez téméraire pour oser, en présence d'un redoutable ennemi, s'en faire un nouveau, et assez négligent pour ne pas s'opposer à la jonction de leurs forces.
Jean-Georges, réduit au désespoir par l'entrée de Tilly sur son territoire, se jeta, non sans une vive répugnance, dans les bras du roi de Suède.
Aussitôt après avoir congédié la première députation de Tilly, il avait envoyé en toute hâte son feld-maréchal d'Arnheim au camp de Gustave, pour demander un prompt secours à ce monarque, qu'il avait si longtemps négligé. Le roi renferma en lui-même la joie que lui causait ce dénoûment ardemment souhaité. «J'en suis fâché pour l'électeur, répondit-il à l'envoyé avec une froideur simulée. S'il avait eu égard à mes représentations réitérées, ses États n'auraient pas vu l'ennemi, et Magdebourg existerait encore. Maintenant que l'extrême nécessité ne laisse aucune autre ressource, on se tourne vers le roi de Suède. Mais dites à votre maître que je n'ai nulle envie de me perdre, moi et mes alliés, pour l'amour de l'électeur de Saxe. D'ailleurs, qui me garantira la fidélité d'un prince dont les ministres sont aux gages de l'Autriche et qui m'abandonnera dès que l'empereur voudra bien le flatter et retirer ses troupes? Tilly vient de recevoir des renforts considérables, mais qui ne m'empêcheront point de marcher à lui hardiment, aussitôt que mes derrières seront couverts.»
Le ministre saxon ne sut que répondre à ces reproches, sinon que le mieux serait d'ensevelir le passé dans l'oubli. Il pressa le roi de s'expliquer sur les conditions auxquelles il consentirait à venir au secours de la Saxe, et répondit d'avance qu'elles seraient acceptées. «Je demande, répondit Gustave, que l'électeur me remette la forteresse de Wittenberg, me donne en otage l'aîné de ses fils, paye à mes troupes trois mois de solde et me livre les traîtres qui siégent dans son conseil. A ces conditions, je suis prêt à le secourir.»
«Non-seulement Wittenberg, s'écria l'électeur, en apprenant cette réponse et en renvoyant son ministre dans le camp suédois, non-seulement Wittenberg, mais Torgau et toute la Saxe lui sont ouverts; je lui donne en otage toute ma famille, et, si cela ne suffit pas, je m'offre moi-même. Courez, et dites-lui que je suis prêt à lui livrer les traîtres qu'il me nommera, à payer à son armée la solde qu'il demande, à sacrifier mes biens et ma vie pour la bonne cause.»
Le roi n'avait voulu que mettre à l'épreuve les nouveaux sentiments de l'électeur: touché de sa sincérité, il retira ses dures conditions. «La défiance que l'on me témoigna, dit-il, quand je voulus marcher à la délivrance de Magdebourg, avait éveillé la mienne. Aujourd'hui, la confiance de l'électeur mérite que j'y réponde. Qu'il paye seulement un mois de solde à mes troupes: j'espère même le dédommager de cette avance.»
Aussitôt que l'alliance fut conclue, le roi passa l'Elbe et se réunit aux Saxons dès le jour suivant. Au lieu d'empêcher cette jonction, Tilly avait marché sur Leipzig, qu'il somma de recevoir garnison impériale. Dans l'espoir d'une prompte délivrance, le commandant, Jean de la Pforta, fit des préparatifs de défense et brûla le faubourg de Halle. Mais le mauvais état des fortifications rendit la résistance inutile, et, dès le deuxième jour, les portes de la ville furent ouvertes. Tilly s'était logé dans la maison d'un fossoyeur, la seule qui fût restée debout dans le faubourg; c'est là qu'il signa la capitulation, c'est là qu'on résolut d'attaquer le roi de Suède. A la vue des crânes et des ossements que le possesseur de la maison avait fait peindre sur les murailles, Tilly changea de couleur. Leipzig, contre toute attente, éprouva un traitement favorable.
Cependant, le roi de Suède et l'électeur de Saxe tinrent à Torgau un grand conseil de guerre, auquel assista l'électeur de Brandebourg. Il s'agissait de prendre une résolution qui allait fixer irrévocablement le sort de l'Allemagne et de la religion évangélique, la fortune de plusieurs peuples et celle de leurs princes. L'anxiété de l'attente, qui oppresse même le cœur des héros avant une grande résolution, parut troubler tout à coup l'âme de Gustave-Adolphe. «Si nous nous décidons maintenant à une bataille, dit le roi, l'enjeu n'est pas moins qu'une couronne et deux chapeaux d'électeur. La fortune varie, et la volonté impénétrable du Ciel peut, à cause de nos péchés, donner la victoire à l'ennemi. A la vérité, mon royaume, s'il devait perdre et mon armée et moi, aurait encore des moyens de défense: l'éloignement, une flotte considérable, des frontières bien gardées, les armes d'un peuple belliqueux, le garantiraient du moins des derniers malheurs; mais où est le salut pour vous, qui avez l'ennemi sur le dos si la bataille est perdue?»
Gustave-Adolphe montra la défiance modeste d'un héros que la confiance de sa force n'aveugle pas sur la grandeur du péril; Jean-Georges, la confiance d'un homme faible qui sent un héros à ses côtés. Impatient de voir le plus tôt possible ses États délivrés de deux armées qui leur pesaient, il brûlait de livrer une bataille, dans laquelle il n'avait pas à perdre d'anciens lauriers. Il parlait de marcher seul avec ses Saxons sur Leipzig et de combattre Tilly. Enfin Gustave se rangea à son avis, et l'on résolut d'attaquer l'ennemi sans délai, avant qu'il eût reçu les renforts que lui amenaient les généraux Altringer et Tiefenbach. L'armée combinée suédo-saxonne franchit la Mulda; l'électeur de Brandebourg retourna dans son pays.
Le 7 septembre 1631, les deux armées furent en présence au point du jour. Tilly, ayant négligé d'écraser les Saxons avant leur jonction avec les Suédois, avait résolu d'attendre ses renforts, qui arrivaient en toute hâte, et il avait établi solidement son camp, non loin de Leipzig, dans une position avantageuse, où il pouvait espérer de n'être pas forcé à livrer bataille. Cependant, à l'approche des ennemis, les instances du bouillant Pappenheim le décidèrent enfin à changer de position et à se porter sur la gauche vers les collines qui s'élèvent du village de Wahren à Lindenthal. Son armée était rangée sur une seule ligne au pied de ces hauteurs; son artillerie, distribuée sur les collines, pouvait balayer toute la grande plaine de Breitenfeld. De là s'avançait sur deux colonnes l'armée suédo-saxonne, qui avait à passer la Lober près de Podelwitz, village situé devant le front des Impériaux. Pour inquiéter leur passage, Pappenheim fut détaché contre eux avec deux mille cuirassiers, mais seulement après une longue résistance de Tilly, et avec l'ordre formel de ne pas engager de combat. Au mépris de cet ordre, Pappenheim en vint aux mains avec l'avant-garde suédoise; mais, après une courte lutte, il fut forcé à la retraite. Pour arrêter l'ennemi, il livra Podelwitz aux flammes, ce qui n'empêcha point les Suédois et les Saxons d'avancer et de former leur ordre de bataille.
Les Suédois, rangés sur deux lignes, occupaient la droite: l'infanterie au centre, distribuée en petits bataillons, dont les mouvements étaient faciles, et qui pouvaient exécuter, sans troubler l'ordre, les plus rapides manœuvres; la cavalerie sur les ailes, répartie de même en petits escadrons, entre lesquels on avait jeté plusieurs compagnies de mousquetaires, destinées à dissimuler le petit nombre des cavaliers et à démonter par leurs décharges ceux de l'ennemi. Le colonel Teufel commandait le centre, Gustave Horn l'aile gauche, le roi lui-même la droite, opposée au comte Pappenheim.
Les Saxons étaient séparés des Suédois par un grand intervalle: disposition de Gustave que l'événement justifia. L'électeur avait réglé lui-même le plan de bataille avec son feld-maréchal, et le roi s'était contenté de l'agréer. Il paraît qu'il mit ses soins à distinguer la bravoure suédoise de la bravoure saxonne, et l'événement ne les confondit pas.
L'ennemi se déployait, vers le couchant, au pied des hauteurs, sur une ligne immense, assez étendue pour déborder l'armée suédoise, l'infanterie formée en gros bataillons, la cavalerie en escadrons très-gros aussi et difficiles à mouvoir. Tilly avait posté son artillerie derrière lui, sur les hauteurs, et se trouvait ainsi commandé par ses propres boulets, qui décrivaient leurs paraboles au-dessus de lui. De cette position de l'artillerie, on pourrait presque conclure, si d'ailleurs tous ces détails sont exacts, que l'intention de Tilly était plutôt d'attendre l'ennemi que de l'attaquer, car il ne pouvait pénétrer dans ses rangs sans se jeter sous le feu de ses propres canons. Tilly commandait le centre en personne, Pappenheim l'aile gauche, le comte de Fürstenberg la droite. Les troupes de l'empereur et de la Ligue ne montaient pas ensemble à plus de trente-quatre ou trente-cinq mille hommes; c'était aussi le nombre des Suédois et des Saxons réunis.
Mais un million de soldats de part et d'autre aurait pu rendre la journée plus meurtrière, sans la rendre plus importante et plus décisive. C'est pour cette journée que Gustave avait traversé la Baltique, cherché le péril sur une terre lointaine, confié à la fortune infidèle sa couronne et sa vie. Les deux plus grands généraux de leur temps, tous deux jusqu'alors invincibles, allaient soutenir l'un contre l'autre leur dernière épreuve dans une lutte longtemps évitée: l'un d'eux laissera sa renommée sur le champ de bataille. Les deux moitiés de l'Allemagne ont vu avec crainte et tremblement approcher ce jour; le monde entier s'inquiète dans l'attente du résultat, sujet de bénédictions ou de larmes pour la lointaine postérité.
La fermeté, qui jusque-là n'avait jamais abandonné le comte Tilly, lui fit défaut ce jour-là. Nul dessein arrêté de combattre le roi; aussi peu de constance pour éviter la bataille. Pappenheim l'entraîna contre sa volonté. Au dedans de lui luttaient des doutes qu'il n'avait jamais éprouvés; de noirs pressentiments obscurcissaient son front, jusque-là toujours serein. Le spectre de Magdebourg semblait planer sur lui.
Une canonnade de deux heures ouvrit la bataille. Le vent soufflait du couchant, et, avec la fumée de la poudre, il chassait, des terres sèches et nouvellement labourées, un nuage de poussière contre les Suédois. Cela décida Gustave à faire à l'improviste une conversion vers le nord, et la rapidité de la manœuvre ne laissa pas à l'ennemi le temps de s'y opposer.
Enfin Tilly abandonne les hauteurs et risque sa première attaque contre les Suédois; mais, accueilli par un feu terrible, il se détourne vers la droite et tombe sur les Saxons avec une telle impétuosité, que leurs rangs sont rompus et que le désordre s'empare de toute l'armée. L'électeur lui-même ne revint de son trouble que dans Eilenbourg. Un petit nombre de régiments tinrent encore quelque temps sur le champ de bataille et, par leur vigoureuse résistance, sauvèrent l'honneur des Saxons. A peine les vit-on en désordre, que les Croates se livrèrent au pillage, et des courriers furent aussitôt expédiés à Munich et à Vienne, pour annoncer la victoire.
Pappenheim chargea l'aile droite des Suédois avec toute sa cavalerie, mais sans pouvoir l'ébranler. Le roi y commandait en personne, et sous lui le général Banner. Sept fois Pappenheim renouvela son attaque, et sept fois il fut repoussé. Enfin, il prit la fuite, après une grande perte, et abandonna le champ de bataille au vainqueur.
Cependant Tilly avait terrassé le reste des Saxons, et il s'élançait avec ses troupes victorieuses sur l'aile gauche des Suédois. Aussitôt qu'il eut remarqué le désordre de l'armée saxonne, le roi, avec une décision rapide, avait renforcé cette aile de trois régiments, pour couvrir ses flancs, que la fuite des alliés laissait dégarnis. Gustave Horn, qui commandait là, opposa aux cuirassiers de Tilly une vigoureuse résistance, que ne facilitait pas peu la distribution des fantassins entre les escadrons. Déjà l'ennemi commençait à faiblir, quand Gustave-Adolphe parut pour décider la bataille. L'aile gauche des Impériaux était battue, et les troupes du roi, qui n'avaient plus de combattants devant elles, pouvaient être mieux employées ailleurs. Il se porta donc sur la gauche, avec son aile droite et le corps de bataille, et attaqua les hauteurs où était postée l'artillerie ennemie. Elle fut bientôt dans ses mains, et l'ennemi eut à essuyer le feu de ses propres canons.
Foudroyée en flanc par l'artillerie, pressée de front par les charges terribles des Suédois, l'armée, jusqu'alors invincible, rompit ses rangs. Il ne restait plus de ressource à Tilly qu'une prompte retraite; mais cette retraite même, il fallait la faire à travers les ennemis. Le désordre se mit dans toute l'armée, quatre régiments exceptés, vieux soldats aguerris, qui n'avaient jamais fui du champ de bataille et qui ne voulaient pas plus fuir maintenant. Les rangs serrés, ils se firent jour à travers l'armée victorieuse et, toujours combattant, gagnèrent un petit bois, où ils firent de nouveau face aux ennemis et résistèrent jusqu'à la nuit, jusqu'à ce qu'ils fussent réduits à six cents hommes. Avec eux s'enfuit tout le reste de l'armée de Tilly: la bataille était gagnée.
Gustave-Adolphe se prosterna au milieu des blessés et des morts, et la première, la plus ardente joie du triomphe s'exhala par une fervente prière. Il fit poursuivre par sa cavalerie l'ennemi en déroute, aussi loin que put le permettre la profonde obscurité de la nuit. Le bruit du tocsin mit en mouvement toute la population des villages voisins; point de grâce pour le malheureux fuyard qui tombait dans les mains des paysans furieux. Le roi campa, avec le reste de son armée, entre le champ de bataille et Leipzig, car il était impossible d'attaquer la ville cette même nuit. Les ennemis avaient laissé sept mille hommes sur la place; plus de cinq mille étaient blessés ou prisonniers. Ils avaient perdu toute leur artillerie, tout leur camp, plus de cent drapeaux et étendards. Les Saxons comptaient deux mille morts, les Suédois pas plus de sept cents. La déroute des Impériaux fut si complète, que Tilly, dans sa fuite sur Halle et Halberstadt, ne put rallier plus de six cents hommes, et Pappenheim pas plus de quatorze cents. Si rapidement s'était fondue cette formidable armée, qui peu auparavant faisait trembler encore toute l'Allemagne et l'Italie.
Tilly lui-même ne dut son salut qu'au hasard. Quoique affaibli par plusieurs blessures, il refusait de se rendre à un capitaine de cavalerie suédois qui l'avait atteint, et déjà celui-ci était sur le point de le tuer, quand il fut lui-même abattu d'un coup de pistolet. Mais ce qui était plus affreux pour Tilly que les blessures et le danger de mort, c'était la douleur de survivre à sa gloire et de perdre en un jour le fruit des travaux de toute sa longue vie. Ses anciennes victoires n'étaient plus rien, du moment que lui échappait celle qui devait couronner toutes les autres. Il ne lui restait rien de ses brillants exploits que les malédictions de l'humanité, qui les avaient accompagnés. Depuis ce jour, Tilly ne retrouva plus sa sérénité, et la fortune ne revint plus à lui. Sa dernière consolation, la vengeance, lui fut même interdite, par l'ordre formel de son maître de ne plus hasarder aucune affaire décisive. On attribue le malheur de cette journée à trois fautes principales, qui sont d'avoir placé son artillerie sur les hauteurs, derrière l'armée, de s'être ensuite éloigné de ces hauteurs, et d'avoir laissé l'ennemi se former sans obstacle en ordre de bataille. Mais qu'il eût promptement réparé ces fautes, sans l'imperturbable présence d'esprit et le génie supérieur de son adversaire! Tilly se sauva précipitamment de Halle à Halberstadt; il y attendit à peine la guérison de ses blessures et se porta en toute hâte sur le Wéser, pour s'y renforcer des garnisons impériales de la basse Saxe.
Aussitôt que le péril fut passé, l'électeur de Saxe parut dans le camp suédois. Gustave le remercia d'avoir conseillé la bataille, et Jean-Georges, surpris de ce bienveillant accueil, lui promit, dans le premier transport de la joie, la couronne de roi des Romains. Dès le jour suivant, Gustave marcha sur Mersebourg, après avoir laissé à l'électeur le soin de reprendre Leipzig. Cinq mille Impériaux, qui étaient parvenus à se rallier et que le roi de Suède rencontra sur son chemin, furent, les uns taillés en pièces, les autres faits prisonniers, et la plupart de ceux-ci passèrent à son service. Mersebourg se rendit sur-le-champ; Halle fut emportée bientôt après. C'est là que l'électeur de Saxe, après avoir repris Leipzig, vint rejoindre le roi, pour délibérer sur les opérations futures.
On avait la victoire, mais en user sagement était le seul moyen de la rendre décisive. L'armée impériale était détruite; la Saxe ne voyait plus d'ennemis, et Tilly, fugitif, s'était retiré à Brunswick. Le poursuivre jusque-là, c'eût été renouveler la guerre dans la basse Saxe, qui se remettait à peine des maux de la campagne précédente. On résolut donc de porter la guerre dans les pays ennemis, qui, sans défense et ouverts jusqu'à Vienne, semblaient inviter le vainqueur. On pouvait tomber à droite sur les États des princes catholiques, on pouvait pénétrer à gauche dans les domaines héréditaires de l'empereur et le faire trembler jusque dans sa résidence. On décida de suivre l'un et l'autre chemin: il ne restait plus qu'à distribuer les rôles. Gustave-Adolphe, à la tête d'une armée victorieuse, eût trouvé peu de résistance de Leipzig à Prague, à Vienne et à Presbourg. La Bohême, la Moravie, l'Autriche, la Hongrie étaient sans défenseurs; dans ces pays, les protestants opprimés soupiraient après un changement. L'empereur lui-même n'était plus en sûreté dans son palais; dans la terreur d'une première attaque, Vienne eût ouvert ses portes. En dépouillant l'ennemi de ses domaines, on tarissait les sources qui devaient alimenter la guerre, et Ferdinand eût accepté avec empressement une paix qui aurait éloigné un ennemi redoutable du cœur de ses États. Ce plan hardi aurait séduit un conquérant, et le succès l'eût peut-être justifié. Gustave-Adolphe, aussi prévoyant que brave, et plus homme d'État que conquérant, le rejeta, parce qu'il trouvait à poursuivre un but plus élevé, et qu'il ne voulait pas tout remettre à la fortune et au courage.
S'il prenait le chemin de la Bohême, il fallait qu'il abandonnât à l'électeur de Saxe la Franconie et le haut Rhin. Mais Tilly, avec les débris de l'armée vaincue, avec les garnisons de la basse Saxe et les renforts qu'on lui amenait, commençait à former sur le Wéser une nouvelle armée, à la tête de laquelle il ne pouvait guère tarder longtemps à chercher l'ennemi. A un général si expérimenté, on ne pouvait opposer un Arnheim, qui, à la bataille de Leipzig, avait donné de ses talents des preuves très-équivoques. Or, que serviraient à Gustave les plus rapides et les plus brillants progrès en Bohême et en Autriche, si Tilly recouvrait sa puissance dans les provinces de l'Empire, s'il ranimait le courage des catholiques par de nouvelles victoires et désarmait les alliés du roi? Que servirait-il d'avoir chassé l'empereur de ses États héréditaires, si, dans le même temps, Tilly lui conquérait l'Allemagne? Gustave pouvait-il espérer de réduire Ferdinand à une plus fâcheuse extrémité que n'avait fait, douze années auparavant, la révolte de Bohême, qui cependant n'avait point ébranlé la fermeté de ce prince ni épuisé ses ressources, et de laquelle il était sorti plus redoutable que jamais?