Histoire de la Guerre de Trente Ans
Des avantages moins brillants, mais beaucoup plus solides, s'offraient à Gustave s'il envahissait en personne le pays de la Ligue. Là, son arrivée, à la tête de ses troupes, était décisive. Dans ce temps même, les princes étaient assemblés en diète à Francfort, au sujet de l'édit de restitution, et Ferdinand y faisait jouer tous les ressorts de son artificieuse politique, pour décider à un accommodement précipité et désavantageux les protestants effrayés. L'approche de leur défenseur pouvait seule les exciter à une ferme résistance et ruiner les projets de l'empereur. Gustave-Adolphe pouvait espérer que sa présence victorieuse réunirait tous ces princes mécontents, et que la terreur de ses armes détacherait les autres de Ferdinand. C'était là, dans le cœur de l'Allemagne, qu'il trancherait le nerf de la puissance impériale, qui ne pouvait se soutenir sans le secours de la Ligue. De là il pouvait surveiller de près la France, alliée peu sûre; et, s'il devait souhaiter, pour l'accomplissement d'un vœu secret, l'amitié des électeurs catholiques, il fallait avant tout devenir le maître de leur sort, pour s'assurer par de généreux ménagements des droits à leur reconnaissance.
Il choisit donc pour lui le chemin de la Franconie et du Rhin, et abandonna à l'électeur de Saxe la conquête de la Bohême.
DEUXIÈME PARTIE
LIVRE TROISIÈME
La glorieuse victoire de Gustave-Adolphe près de Leipzig avait amené un grand changement dans toute la conduite ultérieure de ce monarque, ainsi que dans la manière de penser de ses amis et de ses ennemis. Il venait de se mesurer avec le plus grand général de son temps; il avait essayé la force de sa tactique et le courage de ses Suédois contre l'élite des troupes impériales, les mieux exercées de l'Europe, et il avait triomphé dans cette lutte. Dès ce moment, il prit en lui-même une ferme confiance, et la confiance est la mère des grandes actions. On remarque désormais dans toutes les entreprises militaires du roi de Suède une marche plus hardie et plus sûre, plus de résolution dans les situations même les plus difficiles, un langage plus altier avec son ennemi, avec ses alliés une dignité plus fière, et dans sa douceur même plutôt la condescendance du maître. L'essor pieux de son imagination secondait son courage naturel; il confondait volontiers sa cause avec celle du Ciel; il voyait dans la défaite de Tilly un jugement décisif de la Divinité contre ses adversaires, et se regardait lui-même comme un instrument de la vengeance céleste. Laissant loin derrière lui sa couronne et le sol de la patrie, il s'élançait maintenant, sur les ailes de la Victoire, dans l'intérieur de l'Allemagne, qui, depuis des siècles, n'avait point vu dans son sein de conquérant étranger. Le courage guerrier de ses habitants, la vigilance de ses nombreux souverains, ses États enchaînés avec art, la multitude de ses places fortes, le cours de ses nombreuses rivières, avaient mis, depuis un temps immémorial, des barrières à l'ambition de ses voisins, et, quelque fréquents qu'eussent été les orages aux frontières de ce vaste corps politique, l'intérieur avait été préservé de toute invasion étrangère. De tout temps, cet Empire avait joui du privilége équivoque de n'avoir d'autre ennemi que lui-même et de ne pouvoir être vaincu du dehors. Alors même, c'était uniquement la désunion de ses membres et l'intolérance du fanatisme religieux qui frayaient la route au conquérant suédois pour pénétrer au cœur du pays. Elle était depuis longtemps détruite, la bonne harmonie des États, qui seule avait rendu l'Empire invincible, et Gustave-Adolphe emprunta à l'Allemagne elle-même les forces avec lesquelles il soumit l'Allemagne. Il mit à profit, avec autant de prudence que de courage, ce que lui offrait la faveur du moment; aussi habile dans le cabinet que sur le champ de bataille, il rompit les trames d'une astucieuse politique, comme il renversait les murailles des villes avec le tonnerre de son artillerie. Il poursuivit irrésistiblement ses victoires d'une extrémité de l'Allemagne à l'autre, sans perdre le fil d'Ariane, qui assurait son retour, et, sur les rives du Rhin comme à l'embouchure du Lech, il ne cessa jamais d'être près de ses États héréditaires.
La consternation que la défaite de Tilly causa à l'empereur et à la Ligue catholique pouvait à peine surpasser l'étonnement et l'embarras que les alliés du roi ressentirent de son bonheur inespéré. Ce bonheur était plus grand qu'ils ne l'avaient prévu, plus grand qu'ils ne l'avaient désiré. Elle était anéantie d'un seul coup, l'armée formidable qui avait arrêté ses progrès, qui avait mis des bornes à son ambition et qui l'avait rendu dépendant de leur bonne volonté. Seul, sans rival, sans adversaire en état de lui résister, il occupait maintenant le centre de l'Allemagne. Rien ne pouvait arrêter sa course ni borner ses prétentions, si l'ivresse du succès lui donnait la tentation d'en abuser. Si l'on s'était d'abord alarmé de la prépondérance de l'empereur, on n'avait pas maintenant beaucoup moins sujet de tout craindre, pour la constitution de l'Empire, de la violence d'un conquérant étranger, et, pour l'Église catholique d'Allemagne, du zèle religieux d'un roi protestant. La défiance et la jalousie, assoupies pour un temps, chez quelques-unes des puissances alliées, par la crainte plus grande qu'elles avaient de l'empereur, se réveillèrent bientôt, et, à peine Gustave-Adolphe avait-il justifié leur confiance par son courage et son bonheur, que déjà l'on travaillait de loin à la ruine de ses projets. Il lui fallut remporter ses victoires au milieu d'une lutte perpétuelle avec les artifices des ennemis et la défiance de ses propres alliés; mais son courage déterminé, sa profonde sagesse se frayèrent un chemin à travers tous ces obstacles. Tandis que l'heureux succès de ses armes inquiétait ses alliés plus puissants, la Saxe et la France, il animait le courage des faibles, qui osaient alors, pour la première fois, laisser paraître leurs vrais sentiments et embrasser ouvertement son parti. Eux qui ne pouvaient ni rivaliser avec la grandeur de Gustave-Adolphe, ni souffrir de son ambition, ils attendaient d'autant plus de la générosité de ce puissant ami, qui les enrichissait de la dépouille de leurs adversaires et les protégeait contre l'oppression des puissants. Sa force cachait leur faiblesse, et, insignifiants par eux-mêmes, ils acquéraient de l'importance par leur union avec le héros suédois. C'était le cas de la plupart des villes impériales, et, en général, des plus faibles entre les membres protestants de l'Empire. Ce furent eux qui conduisirent le roi dans l'intérieur de l'Allemagne et qui couvrirent ses derrières, qui entretinrent ses armées, reçurent ses troupes dans leurs places fortes, répandirent pour lui leur sang dans ses batailles. Ses ménagements habiles pour la fierté allemande, ses manières affables, quelques actes de justice éclatants, son respect pour les lois, étaient autant de chaînes qu'il imposait à l'esprit inquiet des protestants d'Allemagne: et les criantes barbaries des Impériaux, des Espagnols et des Lorrains contribuèrent puissamment à mettre sous le jour le plus favorable sa modération et celle de ses troupes.
Si Gustave-Adolphe dut à son génie la plus grande partie de ses succès, on ne peut disconvenir toutefois que la fortune et les circonstances le favorisèrent puissamment. Il avait pour lui deux grands avantages, qui lui donnaient sur l'ennemi une supériorité décidée. En transportant le théâtre de la guerre dans les provinces de la Ligue, en attirant à lui la jeunesse de ces contrées, en s'enrichissant de leurs dépouilles, en disposant du revenu des princes fugitifs comme de sa propriété, il enlevait à l'ennemi tous les moyens de lui résister avec énergie et se mettait lui-même en état d'entretenir, avec peu de dépense, une guerre coûteuse. De plus, tandis que ses adversaires, les princes de la Ligue, divisés entre eux, mus par des intérêts tout à fait différents et souvent contraires, agissaient sans accord et, par conséquent, aussi sans vigueur; tandis que leurs généraux manquaient de pleins pouvoirs, leurs soldats de discipline, leurs armées dispersées d'ensemble; tandis que chez eux le général était distinct du législateur et de l'homme d'État, les deux qualités se réunissaient au contraire dans Gustave-Adolphe. Il était la source unique de laquelle découlait tout pouvoir, l'unique but vers lequel le guerrier à l'œuvre dirigeait ses regards: lui seul était l'âme de tout son parti, l'auteur du plan de guerre et en même temps l'exécuteur. Aussi la cause protestante obtint en lui l'unité et l'harmonie qui manquaient absolument au parti opposé. Il ne faut donc pas s'étonner que, secondé par de tels avantages, à la tête d'une pareille armée, doué d'un tel génie pour la faire agir, et conduit par une si habile politique, Gustave-Adolphe fût invincible.
L'épée dans une main et le pardon dans l'autre, on le voit maintenant parcourir l'Allemagne de l'un à l'autre bout, comme conquérant, législateur et juge, presque en aussi peu de temps qu'un autre en aurait mis à la visiter dans un voyage de plaisir. Comme au souverain-né du pays, on apporte au-devant de lui les clefs des villes et des forteresses. Nul château ne lui est inaccessible; nulle rivière n'arrête sa marche victorieuse; souvent il est vainqueur par la seule terreur de son nom. Sur tout le cours du Mein on voit arborés les drapeaux suédois; le bas Palatinat est libre; les Espagnols et les Lorrains se sont retirés au delà du Rhin et de la Moselle. Les Suédois et les Hessois se sont répandus, comme un torrent fougueux, sur les territoires de l'électorat de Mayence, de Würtzbourg et de Bamberg; et trois évêques fugitifs expient loin de leur demeure leur malheureux dévouement à l'empereur. Enfin le moment vient aussi pour le chef de la Ligue, pour Maximilien, d'éprouver, à son tour, sur son propre sol, les maux qu'il avait préparés à d'autres. Ni le sort effrayant de ses alliés, ni les offres amiables de Gustave, qui, au milieu de ses conquêtes, faisait des propositions de paix, n'avaient pu vaincre l'obstination de ce prince. Passant sur le cadavre de Tilly, qui se place devant l'entrée comme un chérubin chargé de la garder, la guerre se précipite sur les provinces bavaroises. Comme les rives du Rhin, les bords du Lech et du Danube fourmillent maintenant de guerriers suédois. Caché dans ses châteaux forts, l'électeur, vaincu, abandonne ses États sans défense à l'ennemi, que les fertiles campagnes, épargnées jusqu'alors par la guerre dévastatrice, invitent au pillage, et que la fureur fanatique du paysan bavarois provoque à d'égales violences. Munich même ouvre ses portes à l'invincible roi, et le comte palatin fugitif, Frédéric V, se console quelques instants de la perte de ses États dans la résidence déserte de son rival.
Tandis que Gustave-Adolphe étend ses conquêtes aux frontières méridionales de l'Empire, et, avec une force irrésistible, renverse tout ennemi devant lui, ses alliés et ses généraux remportent de semblables triomphes dans les autres provinces. La basse Saxe se soustrait au joug impérial; les ennemis abandonnent le Mecklembourg; les garnisons autrichiennes se retirent de toutes les rives de l'Elbe et du Wéser. Le landgrave Guillaume de Hesse se rend redoutable en Westphalie et sur le haut Rhin; les ducs de Weimar, en Thuringe; les Français, dans l'électorat de Trèves; à l'est, presque tout le royaume de Bohême est soumis par les Saxons. Déjà les Turcs se préparent à attaquer la Hongrie, et, dans le centre des provinces autrichiennes, une dangereuse révolte est près d'éclater. Ferdinand, désespéré, jette les yeux sur toutes les cours de l'Europe, pour se fortifier contre de si nombreux ennemis par des secours étrangers. Vainement il appelle à lui les armes des Espagnols, que la vaillance néerlandaise occupe au delà du Rhin; vainement il s'efforce de faire agir pour sa délivrance la cour de Rome et toute l'Église catholique. Le pape, offensé, se rit de la perplexité de Ferdinand, en célébrant de pompeuses processions et lançant de vains anathèmes, et, au lieu de l'argent qu'il demande, on lui montre les plaines ravagées de Mantoue.
A toutes les extrémités de sa vaste monarchie, des armes ennemies l'environnent. Avec les États de la Ligue placés en avant et que les Suédois ont envahis, sont tombés tous les boulevards derrière lesquels la puissance autrichienne s'était si longtemps sentie à couvert, et le feu de la guerre jette déjà des flammes près de ses frontières sans défense. Ses alliés les plus zélés sont désarmés; Maximilien de Bavière, son plus puissant soutien, est à peine en état de se défendre lui-même. Ses armées, fondues par la désertion et des défaites répétées, découragées par de longs revers, ont oublié sous des généraux malheureux cette ardeur guerrière, fruit de la victoire et qui l'assure par avance. Le danger est au comble; un moyen extraordinaire peut seul tirer la puissance impériale de son profond abaissement. Le pressant besoin, c'est un général; et le seul de qui l'on puisse attendre le rétablissement de la première gloire, la cabale de l'envie l'a écarté de la tête de l'armée. Cet empereur si redoutable est tombé si bas, qu'il est forcé de conclure avec son serviteur et sujet offensé un traité avilissant, et, après avoir arraché ignominieusement le pouvoir à l'orgueilleux Wallenstein, de le solliciter, avec plus d'ignominie encore, de le reprendre. Alors un nouvel esprit commence à ranimer le corps expirant de la puissance autrichienne, et le prompt changement des affaires décèle la main vigoureuse qui les dirige. Devant l'absolu monarque de Suède se présente maintenant un général aussi absolu que lui, un héros victorieux devant son pareil. Les deux puissances sont aux prises une seconde fois dans une lutte incertaine, et le prix de la guerre, déjà remporté à demi par Gustave-Adolphe, est soumis à l'épreuve d'un nouveau et plus terrible combat. En vue de Nuremberg viennent camper, menaçantes, les deux armées rivales, comme une double nuée qui porte la tempête. Elles s'observent avec un respect mêlé de crainte, toutes deux désirant et redoutant à la fois le moment où éclatera l'orage qui doit les mettre aux prises. Les regards de l'Europe s'arrêtent avec frayeur et curiosité sur cette imposante arène, et déjà Nuremberg dans l'angoisse s'attend à donner son nom à une bataille plus décisive encore que celle qui a été livrée près de Leipzig. Tout à coup, les nuages se brisent; l'orage de la guerre s'éloigne de la Franconie, pour se décharger, d'autant plus terrible, sur les plaines de Saxe. La foudre qui menaçait Nuremberg tombe non loin de Lützen, et la bataille, déjà à moitié perdue, est gagnée par le trépas du roi. Le bonheur, qui ne l'avait jamais abandonné dans sa carrière, lui fit encore à sa mort cette rare faveur de succomber dans la plénitude de sa gloire et toute la pureté de son nom. Par une fin opportune, son génie tutélaire le déroba à la destinée inévitable de l'humanité, d'oublier, au comble de la fortune, la modestie, et, au faîte de la toute-puissance, la justice. Il nous est permis de douter qu'avec une plus longue vie il eût mérité les pleurs que l'Allemagne versa sur sa tombe, qu'il eût mérité le tribut d'admiration que la postérité décerne au premier, au seul conquérant qui se soit montré juste. A la chute prématurée de son grand chef, on craint la ruine de tout le parti; mais, pour la puissance qui gouverne le monde, un homme n'est jamais une perte irréparable. Deux grands hommes d'État, Axel Oxenstiern en Allemagne, et Richelieu en France, prennent le timon de la guerre qui échappe au héros mourant; sur lui passe, poursuivant sa course, l'impassible destinée, et le feu de la guerre brûle encore seize années entières sur la poussière du monarque dès longtemps oublié.
Qu'on me permette de suivre, dans un court aperçu, la marche victorieuse de Gustave-Adolphe, de parcourir d'un coup d'œil rapide tout le théâtre où il est seul le héros de l'action, et d'attendre, pour rattacher à l'empereur le fil de l'histoire, que l'Autriche, réduite à l'extrémité par le bonheur des Suédois, et domptée par une suite de revers, descende, du faîte de son orgueil, à des moyens de salut humiliants et désespérés.
A peine le plan de guerre était-il tracé à Halle entre le roi de Suède et l'électeur de Saxe, et l'attaque de la Bohême assignée à l'électeur, l'invasion des terres de la Ligue à Gustave-Adolphe; à peine les alliances furent-elles conclues avec les princes voisins de Weimar et d'Anhalt, et les dispositions prises pour reconquérir l'évêché de Magdebourg, que le roi se mit en mouvement pour pénétrer dans l'intérieur de l'Empire. Il ne marchait point contre un ennemi méprisable. Ferdinand était encore tout puissant dans l'Empire; ses garnisons étaient répandues dans toute la Franconie, la Souabe et le Palatinat, et il fallait d'abord leur enlever, l'épée à la main, chaque poste important. Sur le Rhin, Gustave était attendu par les Espagnols, qui avaient envahi toutes les terres du comte palatin expulsé, qui occupaient toutes les places fortes et lui disputaient chaque passage du fleuve. Sur ses derrières était Tilly, qui rassemblait déjà de nouvelles forces et qui allait voir bientôt une armée auxiliaire de Lorrains se joindre à ses drapeaux. Dans le cœur de tout catholique, un implacable ennemi, la haine religieuse, s'opposait à Gustave, et cependant ses rapports avec la France ne lui permettaient d'agir contre les catholiques qu'avec une demi-liberté. Il voyait parfaitement tous ces obstacles, mais il voyait aussi le moyen de les vaincre. L'armée impériale était dispersée dans des garnisons, et il avait l'avantage de l'attaquer avec ses forces réunies. S'il avait contre lui le fanatisme religieux des catholiques romains et la crainte que les membres les plus faibles de l'Empire avaient de l'Empereur, il pouvait attendre un concours actif de l'amitié des protestants et de leur haine pour la tyrannie autrichienne. Les excès des troupes impériales et espagnoles avaient fortement travaillé pour lui dans ces provinces; dès longtemps, le paysan et le bourgeois maltraités soupiraient après un libérateur, et plusieurs trouvaient déjà un soulagement à changer de joug. Quelques agents avaient été envoyés en avant pour faire pencher du côté des Suédois les villes impériales les plus importantes, particulièrement Nuremberg et Francfort. Erfurt était la première place dont la possession eût un grand prix pour le roi et qu'il ne pouvait laisser derrière lui sans l'occuper. Un accommodement avec la bourgeoisie, qui inclinait vers le parti protestant, lui ouvrit, sans coup férir, les portes de la ville et de la citadelle. Là, comme dans chaque place importante qui tomba par la suite dans ses mains, il se fit jurer fidélité par les habitants, et il s'assura d'eux par une garnison suffisante. Il remit à son allié, le duc Guillaume de Weimar, le commandement d'une armée qui devait être levée en Thuringe. Ce fut aussi à la ville d'Erfurt qu'il voulut confier son épouse, et il promit à cette cité d'augmenter ses priviléges. Alors l'armée suédoise traversa sur deux colonnes, par Gotha et Arnstadt, la forêt de Thuringe; elle enleva, en passant, le comté de Henneberg aux Impériaux, et se réunit, le troisième jour, devant Kœnigshofen, sur la frontière de la Franconie.
François, évêque de Würtzbourg, l'ennemi le plus acharné des protestants et le membre le plus zélé de la Ligue catholique, fut aussi le premier sur qui s'appesantit le bras de Gustave-Adolphe. Quelques paroles de menace suffirent pour mettre sa place frontière de Kœnigshofen, et avec elle la clef de toute la province, dans les mains des Suédois. A la nouvelle de cette rapide conquête, l'épouvante saisit tous les membres catholiques du cercle. Les évêques de Würtzbourg et de Bamberg tremblèrent dans leurs châteaux. Déjà ils voyaient leurs siéges chanceler, leurs églises profanées, leur religion dans la poussière. La méchanceté des ennemis de Gustave avait publié sur l'esprit persécuteur et la conduite militaire du monarque suédois et de ses troupes les plus affreuses descriptions, que les assurances multipliées du roi et les plus éclatants exemples d'humanité et de tolérance ne purent jamais réfuter complétement. On craignait de souffrir d'un autre le mal qu'on eût fait soi-même, on le sentait, en cas pareil. Un grand nombre des plus riches catholiques se hâtaient déjà de mettre leurs biens, leur conscience et leurs personnes à l'abri du fanatisme sanguinaire des Suédois. L'évêque lui-même donna l'exemple à ses sujets. Au milieu de l'embrasement que son zèle bigot avait allumé, il déserta ses domaines et s'enfuit à Paris, pour entraîner, s'il était possible, le ministère français à se déclarer contre l'ennemi commun de la religion.
Cependant, les progrès de Gustave-Adolphe dans l'évêché répondirent tout à fait à cet heureux début. Schweinfurt, abandonné par la garnison impériale, se rendit à lui, et Würtzbourg bientôt après. Il fallut emporter d'assaut le Marienberg. On avait retiré dans cette place, réputée imprenable, une grande provision de vivres et de munitions de guerre, qui tomba tout entière dans les mains de l'ennemi. Une trouvaille très-agréable pour le roi fut la bibliothèque des jésuites, qu'il fit transporter à Upsal; une bien plus agréable encore, pour ses soldats, fut la cave, richement remplie, du prélat: il avait eu encore le temps de sauver ses trésors. Tout l'évêché suivit bientôt l'exemple de la capitale; tout se soumit aux Suédois. Le roi se fit prêter serment d'hommage par tous les sujets de l'évêque, et, vu l'absence du légitime souverain, il institua une régence, qui fut pour la moitié composée de protestants. Dans toute place catholique qu'il réduisait sous sa puissance, il ouvrait les églises à la religion protestante, mais sans rendre aux catholiques l'oppression sous laquelle ils avaient tenu si longtemps ses coreligionnaires. Le terrible droit de la guerre n'était exercé que sur ceux qui faisaient résistance l'épée à la main; quelques actes de barbarie, commis dans l'aveugle fureur de la première attaque par une soldatesque effrénée, ne peuvent être imputés à son chef miséricordieux. L'homme paisible et sans défense éprouvait un traitement humain. Ce fut toujours pour Gustave-Adolphe la loi la plus sacrée d'épargner le sang des ennemis comme celui de ses soldats.
Dès la première nouvelle de l'invasion suédoise, l'évêque de Würtzbourg, nonobstant les négociations qu'il avait entamées avec le roi pour gagner du temps, avait demandé avec instance au général de la Ligue de secourir promptement l'évêché en péril. Dans l'entrefaite, ce général vaincu avait rassemblé sur le Wéser les débris de ses troupes dispersées; il s'était renforcé des garnisons impériales de la basse Saxe et avait fait sa jonction dans la Hesse avec ses deux lieutenants Altringer et Fugger. A la tête de ces forces considérables, le comte Tilly brûlait d'impatience d'effacer la honte de sa première défaite par une victoire plus éclatante. Dans son camp près de Fulde, où il s'était avancé avec son armée, il attendait, plein d'une extrême ardeur, la permission du duc de Bavière d'en venir aux mains avec Gustave-Adolphe. Mais, après l'armée de Tilly, la Ligue n'en avait pas une deuxième à perdre, et Maximilien était beaucoup trop circonspect pour livrer toute la destinée de son parti au hasard d'une nouvelle bataille. Tilly reçut, les larmes aux yeux, les ordres de son maître, qui le contraignaient à l'inaction. Ainsi fut retardée la marche de ce général vers la Franconie, et Gustave-Adolphe eut le temps d'envahir tout l'évêché. Ce fut en vain que Tilly se renforça ensuite à Aschaffenbourg de douze mille Lorrains et accourut, avec des forces supérieures, pour débloquer Würtzbourg: la ville et la citadelle étaient déjà au pouvoir des Suédois, et Maximilien de Bavière fut accusé, non sans quelque fondement peut-être, par la voix publique, d'avoir accéléré par ses hésitations la ruine de l'évêché. Forcé d'éviter une bataille, Tilly se contenta de s'opposer aux projets ultérieurs de l'ennemi; mais il ne put soustraire que bien peu de places à l'impétuosité des Suédois. Après une vaine tentative pour jeter un renfort dans la ville de Hanau, où les Impériaux n'avaient qu'une faible garnison, et dont la possession donnait au roi un trop grand avantage, il franchit le Mein près de Seligenstadt et dirigea sa course vers la Bergstrasse, pour défendre les provinces palatines contre l'attaque du vainqueur.
Le comte Tilly ne fut pas le seul ennemi que Gustave-Adolphe trouva sur sa route en Franconie et qu'il chassa devant lui. Le duc Charles de Lorraine, fameux, dans les annales de l'Europe de ce temps, par l'inconstance de son caractère, ses vains projets et sa mauvaise fortune, avait aussi levé son faible bras contre le héros suédois, pour mériter de l'empereur Ferdinand II la couronne électorale. Sourd aux conseils d'une sage politique, il ne suivait que les mouvements d'une fougueuse ambition. En soutenant l'empereur, il provoqua la France, sa redoutable voisine, et, pour courir dans les pays lointains après un brillant fantôme, qui cependant fuyait toujours devant lui, il découvrit ses domaines héréditaires, qu'une armée française envahit comme un torrent irrésistible. On lui accorda sans peine en Autriche l'honneur de se perdre, comme les princes de la Ligue, pour l'avantage de la maison archiducale. Enivré de vaines espérances, ce prince rassembla une armée de dix-sept mille hommes, qu'il voulut conduire en personne contre les Suédois. Si ces troupes manquaient de discipline et de courage, elles éblouissaient du moins les yeux par une brillante parure, et autant qu'elles cachaient leur bravoure devant l'ennemi, autant elles s'en montraient prodigues envers le bourgeois et le paysan sans défense, au secours desquels elles étaient appelées. Cette armée, élégamment parée, ne pouvait tenir longtemps contre le hardi courage et la redoutable discipline des Suédois. Une terreur panique la saisit quand la cavalerie suédoise fondit sur elle, et elle fut aisément chassée des quartiers qu'elle occupait dans l'évêché de Würtzbourg. L'échec de quelques régiments causa une déroute générale parmi les troupes, et leur faible reste se hâta de se dérober à la bravoure des soldats du Nord dans quelques villes au delà du Rhin. Objet de risée pour les Allemands et couvert de honte, leur chef se sauva chez lui par Strasbourg, trop heureux d'apaiser par une humble lettre d'excuses la colère de son vainqueur, qui commença par le battre et ne lui demanda compte qu'après de ses hostilités. Un paysan d'un village du Rhin se permit, dit-on, de porter un coup au cheval du duc, comme il vint à passer près de lui dans sa fuite. «Allons, seigneur, dit le paysan, il faut courir plus vite, quand vous fuyez devant le grand roi de Suède.»
Le malheureux exemple de son voisin avait inspiré à l'évêque de Bamberg de plus sages mesures. Pour préserver ses domaines du pillage, il vint au-devant du roi avec des propositions de paix, mais qui ne devaient servir qu'à retarder le progrès de ses armes, jusqu'à l'arrivée des secours. Gustave-Adolphe, beaucoup trop loyal lui-même pour craindre la ruse chez autrui, accepta avec empressement les propositions de l'évêque et spécifia même les conditions auxquelles il promettait d'épargner à l'évêché tout traitement hostile. Il s'y montra d'autant plus disposé que d'ailleurs son intention n'était pas de consumer son temps à faire la conquête de Bamberg, et que ses autres projets l'appelaient dans les provinces du Rhin. La hâte qu'il avait de poursuivre l'exécution de ses projets lui fit perdre les sommes d'argent que, par un plus long séjour en Franconie, il aurait pu aisément arracher à l'évêque sans défense; car ce rusé prélat laissa tomber les négociations aussitôt que l'orage de la guerre se fut éloigné de ses limites. A peine Gustave-Adolphe lui eut-il tourné le dos, qu'il se jeta dans les bras du comte Tilly et reçut les troupes impériales dans les mêmes villes et forteresses qu'il s'était montré peu auparavant empressé d'ouvrir au roi. Mais, par cet artifice, il n'avait retardé que pour peu de temps la ruine de son évêché. Un général suédois, que Gustave avait laissé en Franconie, se chargea de punir l'évêque de cette perfidie, et l'évêché devint par là même un malheureux théâtre de la guerre, également ravagé par les amis et les ennemis.
La fuite des Impériaux, dont la menaçante présence avait jusqu'alors gêné les résolutions des états de Franconie, et en même temps la conduite humaine du roi, donnèrent à la noblesse aussi bien qu'à la bourgeoisie de ce cercle le courage de se montrer favorables aux Suédois. Nuremberg s'abandonna solennellement à la protection du roi. Il gagna la noblesse de Franconie par des manifestes flatteurs, dans lesquels il daignait s'excuser de paraître dans leur pays les armes à la main. La richesse de la Franconie, et la loyauté que le soldat suédois avait continué d'observer dans ses relations avec les habitants, amenèrent l'abondance dans le camp royal. La faveur que Gustave-Adolphe avait su acquérir auprès de la noblesse de tout le cercle, le respect et l'admiration que ses brillants exploits éveillaient même chez l'ennemi, le riche butin qu'on se promettait au service d'un roi toujours victorieux, lui furent d'un grand secours pour les levées de troupes que tant de garnisons, détachées de l'armée principale, lui rendaient nécessaires. On accourait par bandes, de toutes les parties de la Franconie, au premier bruit du tambour.
Le roi n'avait pu consacrer à la conquête de la Franconie beaucoup plus de temps qu'il ne lui en avait fallu pour la parcourir. Pour achever la soumission de tout le cercle et assurer ses conquêtes, il laissa derrière lui un de ses meilleurs généraux, Gustave Horn, avec un corps de huit mille hommes. Lui-même, avec le gros de l'armée, qui était renforcée par les levées faites en Franconie, il se hâta de marcher vers le Rhin, pour s'assurer de cette frontière de l'Empire contre les Espagnols, pour désarmer les électeurs ecclésiastiques et s'ouvrir dans ces riches contrées de nouvelles ressources pour la continuation de la guerre. Il suivit le cours du Mein: Seligenstadt, Aschaffenbourg, Steinheim, tout le pays situé sur les deux bords de la rivière, furent soumis dans cette expédition. Rarement les garnisons impériales attendaient son arrivée; nulle part, elles ne purent se maintenir. Quelque temps auparavant, un de ses lieutenants avait déjà réussi à enlever aux Impériaux, par une surprise, la ville et la citadelle de Hanau, pour la conservation desquelles le comte Tilly avait pris tant de soins. Joyeux d'échapper à l'insupportable tyrannie de cette soldatesque, le comte de Hanau se soumit avec empressement au joug plus doux du monarque suédois.
C'était principalement sur la ville de Francfort que se dirigeait alors l'attention de Gustave-Adolphe, dont la règle générale, sur le territoire allemand, était d'assurer ses derrières par l'alliance et la possession des places les plus importantes. Francfort avait été une des premières villes impériales que, dès la Saxe, il avait fait préparer d'avance à le recevoir, et maintenant, d'Offenbach, il la fit sommer une seconde fois, par de nouveaux envoyés, de lui accorder le passage et de recevoir garnison. Cette ville aurait bien voulu être dispensée d'un choix périlleux entre le roi de Suède et l'empereur: en effet, quelque parti qu'elle embrassât, elle avait à craindre pour ses priviléges et son commerce. La colère de l'empereur pouvait tomber rudement sur elle, si elle se soumettait trop promptement au roi de Suède, et qu'il ne restât pas assez puissant pour protéger ses partisans en Allemagne. Mais elle pouvait souffrir bien plus encore du mécontentement d'un vainqueur irrésistible, qui était déjà pour ainsi dire devant ses portes avec une armée formidable, et qui pouvait la punir de sa résistance par la ruine de tout son commerce et de sa prospérité. Vainement elle allégua pour son excuse, par l'intermédiaire de ses envoyés, les dangers qui menaçaient ses foires, ses priviléges, peut-être même sa liberté de ville impériale, si, en embrassant le parti suédois, elle attirait sur elle la colère de l'empereur. Gustave-Adolphe se montra surpris que, dans une affaire aussi importante que la liberté de l'Allemagne tout entière et le sort de l'Église protestante, la ville de Francfort parlât de ses foires et subordonnât à des avantages temporels les grands intérêts de la patrie et de la conscience. «Pour lui, ajouta-t-il avec menace, il avait, depuis l'île de Rügen jusqu'au Mein, trouvé la clef de toutes les villes et forteresses, et il saurait bien trouver aussi celle de Francfort. En arrivant les armes à la main, il n'avait d'autre objet que le bien de l'Allemagne et la liberté de l'Église protestante, et, avec la conscience d'une si juste cause, il n'était nullement disposé à se laisser arrêter dans sa course par aucun obstacle. Il voyait bien que les habitants de Francfort ne lui voulaient tendre que les doigts, mais il lui fallait la main tout entière, afin de pouvoir s'y tenir.» Ensuite il marcha avec toute son armée sur les pas des envoyés de la ville, qui se retiraient avec cette réponse, et il attendit, en ordre de bataille, devant Sachsenhausen, la dernière déclaration du sénat.
Si la ville de Francfort avait fait difficulté de se soumettre aux Suédois, c'était uniquement dans la crainte de l'empereur; l'inclination personnelle des bourgeois ne leur permettait pas d'hésiter un moment entre l'oppresseur de la liberté allemande et son protecteur. Les préparatifs menaçants dont Gustave-Adolphe appuyait maintenant sa demande d'une déclaration formelle pouvaient atténuer aux yeux de l'empereur la culpabilité de leur défection, et pallier, par une apparence de contrainte, une démarche qu'ils faisaient volontiers. On ouvrit donc alors les portes au roi de Suède, qui traversa cette ville impériale, à la tête de son armée, dans un défilé magnifique et un ordre admirable. Six cents hommes de garnison restèrent dans Sachsenhausen; le roi marcha, dès le premier soir, avec le reste de son armée, sur la ville mayençaise de Hœchst, qui fut prise avant la nuit.
Tandis que Gustave-Adolphe faisait des conquêtes sur le cours du Mein, la fortune couronnait aussi les entreprises de ses généraux et de ses alliés dans le nord de l'Allemagne. Rostock, Wismar et Dœmitz, les seules places fortes du Mecklembourg qui gémissaient encore sous le joug des garnisons impériales, furent emportées par le souverain légitime, le duc Jean-Albert, sous la direction du général suédois Achatius Tott. Vainement le général impérial Wolf, comte de Mansfeld, essaya de reprendre aux Suédois l'évêché de Halberstadt, dont ils avaient pris possession aussitôt après la victoire de Leipzig; il lui fallut bientôt laisser aussi dans leurs mains l'évêché de Magdebourg. Un général suédois, Banner, qui était resté sur l'Elbe, avec une division forte de huit mille hommes, tenait bloquée étroitement la ville de Magdebourg et avait déjà culbuté plusieurs régiments impériaux, envoyés pour délivrer cette place. Le comte de Mansfeld la défendait, il est vrai, en personne, avec une très-grande valeur; mais, trop faible en hommes pour être en état d'opposer une longue résistance à la nombreuse armée des assiégeants, il songeait déjà aux conditions sous lesquelles il voulait rendre la ville, quand le général Pappenheim accourut à sa délivrance et occupa ailleurs les armes des ennemis. Cependant Magdebourg, ou plutôt les misérables cabanes qui sortaient tristement du milieu des ruines de cette grande cité, furent dans la suite volontairement évacuées par les Impériaux, et aussitôt après occupées par les Suédois.
Les membres du cercle de basse Saxe hasardèrent aussi, après les heureuses entreprises du roi, de se relever du coup qu'ils avaient reçu de Wallenstein et de Tilly dans la malheureuse guerre danoise. Ils tinrent à Hambourg une assemblée où l'on convint de mettre sur pied trois régiments, avec le secours desquels ils espéraient se débarrasser de l'excessive tyrannie des garnisons impériales. L'évêque de Brême, parent du roi de Suède, ne s'en tint pas à cela: il leva aussi des troupes pour son compte, et avec elles il inquiéta des prêtres et des moines sans défense; mais il eut le malheur d'être bientôt désarmé par le comte de Gronsfeld, général de l'empereur. Georges, duc de Lunebourg, auparavant colonel au service de Ferdinand, embrassa alors aussi le parti de Gustave-Adolphe, et leva pour ce prince quelques régiments par lesquels les troupes impériales furent occupées dans la basse Saxe, ce qui ne fut pas un médiocre avantage pour le roi.
Mais il reçut des services encore bien plus importants du landgrave Guillaume de Hesse-Cassel, dont les armes victorieuses firent trembler une grande partie de la Westphalie et de la basse Saxe, l'abbaye de Fulde et même l'électorat de Cologne. On se souvient qu'immédiatement après l'alliance que le landgrave avait conclue, dans le camp de Werben, avec Gustave-Adolphe, deux généraux de l'empereur, Fugger et Altringer, furent envoyés dans la Hesse par le comte Tilly pour châtier le landgrave de sa défection. Mais ce prince avait résisté avec un mâle courage aux armes de l'ennemi, comme ses états provinciaux aux manifestes dans lesquels Tilly prêchait la révolte, et bientôt la bataille de Leipzig le délivra de ces bandes dévastatrices. Il profita de leur éloignement avec autant de vaillance que de résolution, conquit en peu de temps Vach, Münden et Hœxter, et inquiéta par ses rapides succès l'abbaye de Fulde, l'évêché de Paderborn et tous les bénéfices limitrophes de la Hesse. Ces États, effrayés, se hâtèrent de mettre des bornes à ses progrès par une prompte soumission, et ils échappèrent au pillage au moyen de sommes d'argent considérables qu'ils lui payèrent volontairement. Après ces heureuses entreprises, le landgrave réunit son armée victorieuse à la grande armée de Gustave-Adolphe, et il se rendit lui-même à Francfort auprès de ce monarque, pour délibérer avec lui sur le plan des opérations ultérieures.
Beaucoup de princes et d'ambassadeurs étrangers avaient paru avec lui dans cette ville pour rendre hommage à la grandeur de Gustave-Adolphe, implorer sa faveur ou apaiser sa colère. Le plus remarquable entre tous était le roi de Bohême et comte palatin dépossédé, Frédéric V, qui était accouru de Hollande pour se jeter dans les bras de celui qu'il regardait comme son vengeur et son protecteur. Gustave-Adolphe lui accorda le stérile honneur de le saluer comme une tête couronnée, et s'efforça d'alléger son malheur par une noble sympathie. Mais, quoi que Frédéric se promît de la puissance et de la fortune de son protecteur, quelque fond qu'il crût pouvoir faire sur sa justice et sa magnanimité, l'espérance du rétablissement de cet infortuné dans ses États perdus était cependant fort éloignée. L'inaction et la politique absurde de la cour d'Angleterre avaient refroidi le zèle de Gustave-Adolphe, et une susceptibilité dont il ne put se rendre tout à fait maître lui fit oublier ici la glorieuse vocation de défenseur des opprimés, qu'il avait si hautement proclamée à son apparition dans l'Empire d'Allemagne. La frayeur de sa puissance irrésistible et de sa vengeance prochaine avait aussi amené à Francfort le landgrave Georges de Hesse-Darmstadt et l'avait porté à une prompte soumission. Les liaisons de ce prince avec l'empereur, et son peu de zèle pour la cause protestante, n'étaient pas un secret pour le roi, mais il se contenta de rire d'un si impuissant ennemi. Comme le landgrave se connaissait assez peu lui-même, ainsi que la situation politique de l'Allemagne, pour s'ériger, avec autant de sottise que d'assurance, en médiateur entre les deux partis, Gustave-Adolphe avait coutume de ne l'appeler, par moquerie, que le «pacificateur». On l'entendait dire souvent, lorsqu'il jouait avec le landgrave et qu'il lui gagnait de l'argent, «que ce gain lui faisait doublement plaisir, parce que c'était de la monnaie impériale.» Ce fut seulement en faveur de la parenté du landgrave Georges avec l'électeur de Saxe, prince que Gustave-Adolphe avait des raisons de ménager, que ce monarque se contenta de la remise de sa forteresse de Rüsselsheim et de la promesse qu'il observerait pendant cette guerre une stricte neutralité. Les comtes de Westerwald et de Wettéravie avaient également paru à Francfort auprès du roi, pour conclure avec lui une alliance et lui offrir contre les Espagnols leur secours, qui lui fut très-utile dans la suite. La ville de Francfort elle-même eut tout sujet de se louer de la présence de Gustave-Adolphe, qui prit son commerce sous la protection de son autorité royale et rétablit par les mesures les plus énergiques la sûreté des foires, que la guerre avait beaucoup troublée.
L'armée suédoise était maintenant renforcée de dix mille Hessois, que le landgrave Guillaume de Cassel avait amenés au roi. Déjà Gustave-Adolphe avait fait attaquer Kœnigstein; Kostheim et Flœrsheim se rendirent à lui après un siége de peu de durée; il était maître de tout le cours du Mein et fit construire à Hœchst en toute hâte des bateaux pour faire passer le Rhin à ses troupes. Ces préparatifs remplirent de crainte l'électeur de Mayence, Anselme Casimir, et il ne douta plus un instant qu'il ne fût le premier que menaçait l'orage de la guerre. Comme partisan de l'empereur et un des membres les plus actifs de la Ligue catholique, il ne pouvait s'attendre à être mieux traité que ne l'avaient été déjà ses deux confrères, les évêques de Würtzbourg et de Bamberg. La situation de ses domaines au bord du Rhin faisait à l'ennemi une nécessité de s'en assurer, et d'ailleurs cette riche contrée avait, pour l'armée, dans son dénûment, un irrésistible attrait. Mais l'électeur, connaissant trop peu ses ressources et l'adversaire qu'il avait devant lui, se flatta de repousser la force par la force et de lasser la vaillance suédoise par la solidité de ses remparts. Il fit réparer en toute hâte les fortifications de sa résidence, la pourvut de tout ce qui la mettait en état de soutenir un long siége, et reçut de plus dans ses murs deux mille Espagnols commandés par un général de leur nation, don Philippe de Sylva. Pour rendre l'approche impossible aux bateaux suédois, il fit obstruer, par une quantité de pieux qu'on y enfonça, l'embouchure du Mein; il y fit jeter aussi de grandes masses de pierres et couler à fond des bateaux entiers. Lui-même, accompagné de l'évêque de Worms, il s'enfuit à Cologne avec ses plus précieux trésors et abandonna ville et territoire à la rapacité d'une garnison tyrannique. Tous ces préparatifs, qui témoignaient moins de vrai courage que d'impuissante obstination, ne détournèrent pas l'armée suédoise de marcher sur Mayence et de faire les plus sérieuses dispositions pour l'attaque de la ville. Tandis qu'une partie des troupes se répandait dans le Rhingau, culbutait tout ce qui s'y trouvait d'Espagnols, et arrachait d'énormes contributions, et que l'autre partie rançonnait les cantons catholiques du Westerwald et de la Wettéravie, l'armée principale était déjà campée près de Cassel, vis-à-vis de Mayence, et le duc Bernard de Weimar avait même pris, sur la gauche du Rhin, le Mæusethurm et le château d'Ehrenfels. Déjà Gustave-Adolphe se préparait sérieusement à passer le Rhin et à bloquer la ville du côté de terre, quand les progrès du comte Tilly en Franconie l'arrachèrent précipitamment à ce siége et donnèrent à l'électorat un repos, qui du reste ne fut pas de longue durée.
Le danger de la ville de Nuremberg, que le comte Tilly faisait mine d'assiéger pendant l'absence de Gustave-Adolphe, occupé aux bords du Rhin, et qu'il menaçait, en cas de résistance, du sort affreux de Magdebourg, avait décidé le roi de Suède à ce prompt départ de Mayence. Pour ne pas s'exposer une seconde fois, devant toute l'Allemagne, au reproche et à la honte d'avoir laissé une ville alliée à la discrétion d'un ennemi barbare, il accourait, à marches forcées, pour délivrer cette importante cité impériale; mais il apprit, dès Francfort, la valeureuse résistance des habitants de Nuremberg et la retraite de Tilly: alors il ne tarda pas un moment à poursuivre ses projets sur Mayence. N'ayant pas réussi à forcer le passage du Rhin, près de Cassel, sous le canon des assiégés, il dirigea sa marche vers la Bergstrasse, pour s'approcher de la ville d'un autre côté, s'empara chemin faisant de toutes les places importantes, et parut, pour la seconde fois, au bord du Rhin, près de Stockstadt, entre Gernsheim et Oppenheim. Les Espagnols avaient abandonné toute la Bergstrasse, mais ils cherchaient encore à défendre, avec beaucoup d'opiniâtreté, la rive gauche du fleuve. Dans cette vue, ils avaient brûlé ou coulé à fond tous les bateaux du voisinage, et ils étaient préparés sur l'autre bord à l'attaque la plus formidable, si le roi risquait le passage sur ce point.
Son courage l'exposa, dans cette occasion, au danger imminent de tomber dans les mains de l'ennemi. Pour reconnaître l'autre rive, il s'était hasardé à franchir le fleuve dans un petit bateau; mais, à peine avait-il abordé, qu'il fut surpris par une troupe de cavaliers espagnols, auxquels il ne se déroba que par une retraite précipitée. Enfin, avec le secours de quelques mariniers du voisinage, il réussit à s'emparer d'un petit nombre de bateaux, sur deux desquels il fit passer le comte de Brahé, avec trois cents Suédois. A peine cet officier avait-il eu le temps de se retrancher sur la rive opposée, qu'il fut assailli par quatorze compagnies de dragons et de cuirassiers espagnols. Aussi grande était la supériorité, aussi courageuse fut la résistance de Brahé et de sa petite troupe, et son héroïque défense donna au roi le temps de le soutenir en personne avec des troupes fraîches. Alors les Espagnols prirent la fuite, après une perte de six cents hommes, quelques-uns se hâtèrent de gagner la ville forte d'Oppenheim, et d'autres Mayence. Un lion de marbre, sur une haute colonne, portant une épée nue dans la griffe droite et un casque sur la tête, indiquait encore au voyageur, soixante-dix ans après, la place où l'immortel monarque passa le grand fleuve de la Germanie.
Aussitôt après cet heureux exploit, Gustave-Adolphe fit transporter au delà du Rhin l'artillerie et la plus grande partie des troupes, et assiégea Oppenheim, qui fut pris d'assaut le 8 décembre 1631, après une résistance désespérée. Cinq cents Espagnols, qui avaient défendu si vaillamment cette place, furent, jusqu'au dernier, victimes de la fureur suédoise. La nouvelle que Gustave-Adolphe avait passé le Rhin effraya tous les Espagnols et les Lorrains, qui avaient occupé l'autre bord et s'étaient crus à l'abri, derrière le fleuve, de la vengeance des Suédois. Une prompte fuite était maintenant leur unique ressource: toute place qui n'était pas tout à fait tenable fut précipitamment abandonnée. Après une longue suite de violence envers les bourgeois désarmés, les Lorrains évacuèrent la ville de Worms, qu'ils maltraitèrent encore, avant leur départ, avec une cruauté raffinée. Les Espagnols se renfermèrent à la hâte dans Frankenthal, où ils se flattaient de braver les armées victorieuses de Gustave-Adolphe.
Le roi ne perdit plus un moment pour exécuter ses desseins sur Mayence, où s'était jetée l'élite des troupes espagnoles. Tandis qu'il marchait sur cette ville par la rive gauche du Rhin, le landgrave de Hesse-Cassel s'en était approché par l'autre rive et avait conquis sur sa route plusieurs places fortes. Les Espagnols assiégés, quoique investis des deux côtés, montrèrent d'abord beaucoup de courage et de résolution pour se défendre jusqu'à la dernière extrémité, et, pendant plusieurs jours, ils firent pleuvoir, sans interruption, sur le camp suédois, un violent feu de bombes, qui coûta au roi plus d'un brave soldat. Cependant, malgré cette courageuse résistance, les Suédois gagnaient toujours du terrain et s'étaient déjà tellement approchés des fossés de la place, qu'ils se disposaient sérieusement à l'assaut. Alors les assiégés perdirent courage. Ils tremblaient, avec raison, à la pensée du fougueux emportement du soldat suédois, dont le Marienberg, près de Würtzbourg, fournissait un affreux témoignage. Un sort terrible attendait la ville de Mayence, s'il fallait la prendre d'assaut, et l'ennemi pouvait se sentir aisément tenté de venger l'horrible sort de Magdebourg sur cette riche et magnifique résidence d'un prince catholique. Par ménagement pour la ville plus que pour leur propre vie, les Espagnols capitulèrent le quatrième jour et obtinrent du généreux monarque un sauf-conduit jusqu'à Luxembourg; mais, comme bien d'autres avaient fait jusqu'alors, la plupart s'enrôlèrent sous les drapeaux suédois.
Le 13 décembre 1631, le roi de Suède fit son entrée dans la ville conquise, où il se logea dans le palais de l'électeur. Quatre-vingts canons tombèrent en son pouvoir, et la bourgeoisie eut à payer quatre-vingt mille florins pour se racheter du pillage. Dans cette contribution n'étaient pas compris les juifs et le clergé, qui furent contraints de payer à part de très-fortes sommes. Le roi s'appropria la bibliothèque de l'électeur et en fit présent à son chancelier Oxenstiern, qui la céda au gymnase de Westeræs; mais le vaisseau qui la transportait en Suède fit naufrage, et, perte irréparable, la Baltique engloutit ce trésor.
Après qu'ils eurent perdu Mayence, le malheur ne cessa de poursuivre les Espagnols dans les contrées du Rhin. Peu de temps avant la prise de cette ville, le landgrave de Hesse-Cassel s'était emparé de Falkenstein et de Reifenberg; la forteresse de Kœnigstein se rendit aux Hessois; le rhingrave Othon-Louis, un des généraux du roi, eut le bonheur de battre neuf escadrons espagnols, qui marchaient sur Frankenthal, et de se rendre maître des villes les plus importantes des bords du Rhin, depuis Boppart jusqu'à Bacharach. Après la prise de Braunfels, place forte dont les comtes de Wettéravie s'emparèrent avec le secours des Suédois, les Espagnols perdirent toutes les places en Wettéravie, et dans tout le Palatinat, ils ne purent conserver, outre Frankenthal, que très-peu de villes. Landau et Kronweissenbourg se déclarèrent hautement pour les Suédois. Spire offrit de lever des troupes pour le service du roi. Les ennemis perdirent Mannheim par la présence d'esprit du jeune duc Bernard de Weimar et la négligence du commandant de la place, qui fut traduit pour ce revers devant le tribunal militaire à Heidelberg et décapité.
Le roi avait prolongé la campagne jusque bien avant dans l'hiver, et vraisemblablement la rigueur même de la saison avait été une des causes de la supériorité que le soldat suédois conservait sur l'ennemi. Mais maintenant les troupes épuisées avaient besoin de se refaire dans les quartiers d'hiver, que Gustave-Adolphe leur fit prendre en effet, dans le pays d'alentour, peu de temps après la conquête de la ville de Mayence. Il profita lui-même du relâche que la saison imposait à ses opérations militaires, pour expédier avec son chancelier les affaires du cabinet, négocier avec l'ennemi au sujet de la neutralité, et terminer avec une puissance alliée quelques démêlés politiques, auxquels sa conduite antérieure avait donné lieu. Pour sa résidence d'hiver et pour centre des affaires d'État, il choisit la ville de Mayence, pour laquelle il laissait en général paraître une prédilection qui s'accordait peu avec l'intérêt des princes allemands et l'intention qu'il avait témoignée de ne faire qu'une courte visite à l'Empire. Non content d'avoir fortifié la ville le mieux possible, il fit élever vis-à-vis, dans l'angle qui forme la jonction du Mein avec le Rhin, une nouvelle citadelle, qui fut appelée Gustavsbourg, d'après son fondateur, mais qui a été plus connue sous le nom de Pfaffenraub, Pfaffenzwang.
Tandis que Gustave-Adolphe se rendait maître du Rhin et menaçait de ses armes victorieuses les trois électorats voisins, ses vigilants ennemis mettaient en mouvement, à Paris et à Saint-Germain, tous les ressorts de la politique, pour lui retirer l'appui de la France et pour le mettre, s'il était possible, en guerre avec cette puissance. Lui-même, en portant, par un mouvement équivoque et inattendu, ses armes sur le Rhin, il avait donné de l'ombrage à ses amis et fourni à ses adversaires les moyens d'exciter une dangereuse défiance de ses projets. Après qu'il eut soumis à son pouvoir l'évêché de Würtzbourg et la plus grande partie de la Franconie, il ne tenait qu'à lui de pénétrer par l'évêché de Bamberg et le haut Palatinat en Bavière et en Autriche; et tous s'attendaient naturellement qu'il ne tarderait pas à attaquer l'empereur et le duc de Bavière dans le centre de leur puissance, et à terminer au plus tôt la guerre par la défaite de ces deux principaux ennemis. Mais, à la grande surprise des deux parties belligérantes, Gustave-Adolphe abandonna le chemin que lui avait tracé d'avance l'opinion générale, et, au lieu de tourner ses armes vers la droite, il les porta vers la gauche, pour faire sentir sa puissance aux princes moins coupables et moins à craindre de l'électorat du Rhin, tandis qu'il donnait à ses deux plus importants adversaires le loisir de rassembler de nouvelles forces. Le dessein de remettre avant tout le malheureux comte palatin Frédéric V en possession de ses États, par l'expulsion des Espagnols, pouvait seul expliquer cette marche surprenante, et la croyance au prochain rétablissement de Frédéric réduisit en effet quelque temps au silence les soupçons de ses amis et les calomnies de ses adversaires; mais maintenant, le bas Palatinat était presque entièrement purgé d'ennemis, et Gustave-Adolphe persistait à faire de nouveaux plans de conquêtes sur le Rhin; il persistait à ne pas rendre au maître légitime le Palatinat reconquis. Vainement l'ambassadeur du roi d'Angleterre rappela au conquérant ce que la justice exigeait de lui, et ce que sa promesse solennellement proclamée lui imposait comme un devoir d'honneur: Gustave répondit à cette demande par des plaintes amères sur l'inaction de la cour britannique et se prépara vivement à déployer, au premier jour, ses drapeaux victorieux en Alsace et même en Lorraine.
Alors éclata la défiance contre le monarque suédois, et la haine de ses ennemis se montra extrêmement active à répandre les bruits les plus désavantageux sur ses projets. Dès longtemps, le ministre de Louis XIII, Richelieu, avait vu avec inquiétude le roi s'approcher des frontières françaises, et l'esprit défiant de son maître ne s'ouvrait que trop aisément aux fâcheuses suppositions qu'on faisait à ce sujet. En ce temps même, la France était engagée dans une guerre civile avec les protestants de l'intérieur, et l'on avait en effet quelque raison de craindre que l'approche d'un roi victorieux, qui était de leur parti, ne ranimât le courage des huguenots et ne les excitât à la plus violente résistance. Cela pouvait arriver, quelque éloigné d'ailleurs que pût être Gustave-Adolphe de leur donner des espérances et de commettre ainsi une véritable trahison envers le roi de France son allié. Mais l'esprit vindicatif de l'évêque de Würtzbourg, qui cherchait à se consoler à la cour de France de la perte de ses États; l'éloquence empoisonnée des jésuites, et le zèle actif du ministre bavarois, présentèrent comme tout à fait démontrée cette dangereuse intelligence entre les huguenots et le roi de Suède, et surent troubler par les plus vives inquiétudes l'esprit craintif de Louis. Ce n'étaient pas seulement d'extravagants politiques, c'était aussi plus d'un catholique raisonnable, qui croyaient sérieusement que le roi allait pénétrer prochainement au cœur de la France, faire cause commune avec les huguenots et renverser dans le royaume la religion romaine. Des zélateurs fanatiques le voyaient déjà franchir les Alpes avec une armée et détrôner, en Italie même, le Vicaire de Jésus-Christ. Quoique de pareilles rêveries se réfutassent aisément d'elles-mêmes, on ne pouvait nier cependant que, par ses entreprises militaires sur le Rhin, Gustave ne donnât aux imputations de ses adversaires une prise dangereuse et ne justifiât, en quelque mesure, le soupçon d'avoir voulu diriger ses armes moins contre l'empereur et le duc de Bavière que contre la religion catholique en général.
Le cri général d'indignation que les cours catholiques, excitées par les jésuites, élevèrent contre les liaisons de la France avec les ennemis de l'Église, décida enfin le cardinal de Richelieu à faire un pas décisif pour la sûreté de sa religion et à démontrer en même temps au monde catholique la sincérité du zèle religieux de la France et la politique intéressée des États ecclésiastiques de l'Empire. Persuadé que les vues du roi de Suède tendaient uniquement, comme les siennes, à l'abaissement de la maison d'Autriche, il ne fit point difficulté de promettre aux princes de la Ligue une parfaite neutralité du côté de la Suède, aussitôt qu'ils renonceraient à l'alliance de l'empereur et retireraient leurs troupes. Quelle que fût maintenant la résolution des princes, Richelieu avait atteint son but. S'ils se séparaient du parti autrichien, Ferdinand était exposé sans défense aux armes unies de la France et de la Suède, et Gustave-Adolphe, délivré en Allemagne de tous ses autres ennemis, pouvait tourner à la fois toutes ses forces contre les États héréditaires de l'empereur. La chute de la maison d'Autriche était alors inévitable, et ce but suprême de tous les efforts de Richelieu se trouvait atteint sans dommage pour l'Église. Le succès était incomparablement plus douteux, si les princes de la Ligue persistaient dans leur refus et demeuraient encore fidèles à l'alliance autrichienne; mais alors la France avait fait paraître devant toute l'Europe ses sentiments catholiques et avait satisfait à ses devoirs comme membre de l'Église romaine; les princes de la Ligue paraissaient les seuls auteurs de tous les maux que la continuation de la guerre devait infailliblement attirer sur l'Allemagne catholique; eux seuls, par leur attachement opiniâtre à l'empereur, rendaient vaines les mesures de leur protecteur, précipitaient l'Église dans le dernier péril et se perdaient eux-mêmes.
Richelieu suivit ce plan avec d'autant plus de chaleur qu'il était plus vivement pressé par des demandes réitérées de l'électeur de Bavière, qui réclamait le secours de la France. On se souvient que ce prince, dès le temps où il avait eu sujet de suspecter les sentiments de l'empereur, était entré avec la France dans une alliance secrète par laquelle il espérait s'assurer la possession de l'électorat palatin contre un futur changement de dispositions de Ferdinand. Si clairement que l'origine de ce traité fît connaître contre quel ennemi il avait été conclu, Maximilien l'étendait maintenant, d'une manière assez arbitraire, aux attaques du roi de Suède, et n'hésitait point à réclamer contre ce monarque, allié de la France, les mêmes secours qu'on lui avait promis seulement contre l'Autriche. Richelieu, jeté dans l'embarras par cette alliance contradictoire avec deux puissances opposées l'une à l'autre, ne vit pour lui d'autre expédient que de mettre une prompte fin à leurs hostilités; et, hors d'état, à cause de son traité avec la Suède, de protéger la Bavière, tout aussi peu disposé à la livrer, il s'employa avec une extrême ardeur pour la neutralité, comme étant le seul moyen de satisfaire à son double engagement. Un plénipotentiaire particulier, le marquis de Brézé, fut envoyé, à cet effet, au roi de Suède, à Mayence, afin de sonder sur ce point ses dispositions et d'obtenir de lui pour les princes alliés des conditions favorables. Mais, si Louis XIII avait des raisons importantes pour souhaiter de voir cette neutralité établie, Gustave-Adolphe en avait d'aussi solides pour désirer le contraire. Convaincu par des preuves nombreuses que l'horreur des princes de la Ligue pour la religion protestante était invincible, leur haine pour la puissance étrangère des Suédois implacable, leur attachement à la maison d'Autriche indestructible, il redoutait beaucoup moins leur hostilité ouverte qu'il ne se défiait d'une neutralité si opposée à leur inclination. D'ailleurs, se voyant contraint, placé, comme il l'était, sur le territoire allemand, de poursuivre la guerre aux dépens des ennemis, c'était pour lui une perte manifeste de diminuer le nombre de ses ennemis déclarés, sans acquérir par là de nouveaux amis. Il n'est donc pas étonnant que Gustave-Adolphe laissât paraître peu d'empressement à acheter, par le sacrifice des avantages qu'il avait remportés, la neutralité des princes catholiques, qui lui était d'un si faible secours.
Les conditions auxquelles il accordait la neutralité à l'électeur de Bavière étaient dures et conformes à cette manière de voir. Il exigeait de la Ligue catholique une complète inaction: elle retirerait ses troupes de l'armée impériale, des places conquises, de tous les pays protestants. Il voulait de plus voir les forces des États ligués réduites à un petit nombre de soldats. Toutes leurs terres devaient être fermées aux armées impériales et ne fournir à la maison d'Autriche aucun secours en hommes, en vivres et en munitions. Si dure que fût la loi dictée par le vainqueur au vaincu, le médiateur français se flattait encore de la faire accepter à l'électeur de Bavière. Pour faciliter cette affaire, Gustave-Adolphe s'était laissé persuader d'accorder à Maximilien une trêve de quinze jours. Mais, dans le même temps où le roi recevait par l'agent français les assurances répétées de l'heureux progrès de cette négociation, une lettre interceptée de l'électeur au général Pappenheim en Westphalie lui découvrit la perfidie de ce prince, qui n'avait cherché, dans toute cette affaire, qu'à gagner du temps pour sa défense. Bien loin de se laisser enchaîner dans ses opérations militaires par un accommodement avec la Suède, l'artificieux Maximilien n'en mettait que plus d'activité dans ses préparatifs et profitait du loisir que lui laissait l'ennemi pour faire des préparatifs de résistance d'autant plus énergiques. Toute cette négociation de neutralité fut donc rompue sans avoir rien produit; elle n'avait servi qu'à renouveler avec plus d'acharnement les hostilités entre la Bavière et la Suède.
L'accroissement des forces de Tilly, avec lesquelles ce général menaçait d'envahir la Franconie, rappelait impérieusement le roi dans ce cercle; mais il fallait d'abord chasser du Rhin les Espagnols, et fermer à leurs armes le passage des Pays-Bas dans les provinces allemandes. A cet effet, Gustave-Adolphe avait déjà offert à l'électeur de Trèves, Philippe de Zeltern, la neutralité, à condition que la forteresse d'Hermannstein lui serait remise, et qu'un libre passage par Coblentz serait accordé aux troupes suédoises. Mais, avec quelque déplaisir que l'électeur vît ses domaines dans les mains des Espagnols, il pouvait bien moins encore se résoudre à les mettre sous la protection suspecte d'un hérétique et à rendre le conquérant suédois maître de son sort. Toutefois, se voyant hors d'état de maintenir son indépendance contre deux rivaux si redoutables, il chercha contre l'un et l'autre un refuge sous la puissante protection de la France. Richelieu, avec sa politique accoutumée, avait mis à profit l'embarras de ce prince pour étendre le pouvoir de la France et lui acquérir aux frontières de l'Allemagne un important allié. Une nombreuse armée française devait couvrir le pays de Trèves et mettre garnison dans la forteresse d'Ehrenbreitstein. Mais les vues qui avaient décidé l'électeur à cette démarche hasardée ne furent pas complétement remplies, car le ressentiment qu'elle excita chez Gustave-Adolphe ne put être apaisé avant que les troupes suédoises eussent aussi obtenu le libre passage à travers le pays de Trèves.
Tandis que cette affaire se négociait avec Trèves et la France, les généraux du roi avaient nettoyé tout l'électorat de Mayence du reste des garnisons espagnoles, et Gustave-Adolphe avait lui-même achevé la conquête de ce pays par la prise de Kreuznach. Pour garder ce qui était conquis, le chancelier Oxenstiern dut rester sur le Rhin moyen, avec une partie de l'armée; et le corps principal se mit en marche, sous la conduite du roi, pour chercher l'ennemi en Franconie.
Cependant, le comte Tilly et le général suédois de Horn, que Gustave-Adolphe avait laissé dans ce cercle avec huit mille hommes, s'en étaient disputé la possession avec des succès balancés, et l'évêché de Bamberg surtout était à la fois le prix et le théâtre de leurs dévastations. Appelé vers le Rhin par ses autres projets, le roi avait remis à son général le châtiment de l'évêque, qui avait provoqué sa colère par sa conduite perfide, et l'activité du général justifia le choix du monarque. Il soumit en peu de temps une grande partie de l'évêché aux armées suédoises, et il prit d'assaut la capitale même, abandonnée par la garnison impériale. L'évêque, expulsé, demandait instamment des secours à l'électeur de Bavière, qui se laissa enfin persuader de mettre un terme à l'inaction de Tilly. Autorisé par l'ordre de son maître à rétablir le prélat, ce général rassembla ses troupes dispersées dans le haut Palatinat et s'approcha de Bamberg avec une armée de vingt mille hommes. Gustave Horn, fermement résolu à défendre sa conquête contre ces forces supérieures, attendit l'ennemi derrière les remparts de Bamberg; mais il se vit arracher, par la seule avant-garde de Tilly, ce qu'il avait espéré de disputer à l'armée tout entière. Le désordre qui tout à coup se mit dans la sienne, et auquel toute sa présence d'esprit ne put remédier, ouvrit la place aux ennemis, et les troupes, les bagages et l'artillerie ne purent être sauvés qu'à grand'peine. La reprise de Bamberg fut le fruit de cette victoire; mais le général suédois se retira en bon ordre derrière le Mein, et Tilly, malgré toute sa célérité, ne put le rejoindre. L'apparition en Franconie du roi de Suède, à qui Gustave Horn amena près de Kitzingen le reste de ses troupes, mit bientôt un terme aux conquêtes de Tilly et le força de pourvoir lui-même à sa sûreté par une prompte retraite.
Le roi avait passé à Aschaffenbourg une revue générale de son armée, qui, après sa jonction avec Gustave Horn, Banner et le duc Guillaume de Weimar, s'élevait à près de quarante mille hommes. Rien n'arrêta sa marche à travers la Franconie, car le comte Tilly, beaucoup trop faible pour attendre un ennemi si supérieur, s'était retiré, à marches forcées, vers le Danube. La Bohême et la Bavière se trouvaient alors également près du roi, et Maximilien, incertain de la route que suivrait ce conquérant, hésitait à prendre une résolution. Le chemin qu'on allait tracer à Tilly devait fixer le choix de Gustave-Adolphe et le sort des deux provinces. A l'approche d'un si redoutable ennemi, il était dangereux de laisser la Bavière sans défense, pour couvrir les frontières de l'Autriche; il était plus dangereux encore, en recevant Tilly en Bavière, d'y appeler en même temps l'ennemi et d'en faire le théâtre d'une lutte dévastatrice. L'inquiétude paternelle du prince surmonta enfin les doutes de l'homme d'État, et, quoi qu'il en pût arriver, Tilly reçut l'ordre de défendre avec toutes ses forces l'entrée de la Bavière.
La ville impériale de Nuremberg accueillit avec une joie triomphante le défenseur de la religion évangélique et de la liberté allemande, et l'ardent enthousiasme des citoyens se répandit à son aspect en touchants témoignages d'allégresse et d'admiration. Gustave lui-même ne pouvait cacher son étonnement de se voir dans cette ville, au centre de l'Allemagne, jusqu'où il n'avait jamais espéré de porter ses étendards. La grâce et la noblesse de son maintien complétaient l'impression produite par ses glorieux exploits, et l'affabilité avec laquelle il répondait aux salutations de cette ville impériale lui eut en peu d'instants gagné tous les cœurs. Il confirma alors en personne le traité qu'il avait conclu avec elle dès les rivages de la Baltique, et unit tous les citoyens dans les sentiments d'un zèle ardent et d'une concorde fraternelle contre l'ennemi commun. Après une courte station dans les murs de Nuremberg, il suivit son armée vers le Danube et parut devant la place frontière de Donawert, avant qu'on y soupçonnât l'approche d'un ennemi. Une nombreuse garnison bavaroise défendait cette ville, et le commandant, Rodolphe-Maximilien, duc de Saxe-Lauenbourg, montra d'abord la plus ferme résolution de tenir jusqu'à l'arrivée de Tilly. Mais bientôt la vigueur avec laquelle Gustave-Adolphe commença le siége le força de songer à une prompte et sûre retraite, qu'il effectua heureusement sous le feu terrible de l'artillerie suédoise.
La prise de Donawert ouvrit au roi la rive droite du Danube, et la petite rivière du Lech le séparait seule encore de la Bavière. Le danger pressant de ses États éveilla toute l'activité de Maximilien, et autant il avait laissé l'ennemi pénétrer facilement jusqu'au seuil de la Bavière, autant il se montra cette fois résolu à lui rendre le dernier pas difficile. Tilly établit de l'autre côté du Lech, près de la petite ville de Rain, un camp bien retranché, qui, entouré de trois rivières, défiait toutes les attaques. On avait coupé tous les ponts du Lech; on avait défendu par de fortes garnisons le cours entier de la rivière jusqu'à Augsbourg; et même, pour s'assurer de cette ville impériale, qui laissait voir depuis longtemps l'impatience qu'elle éprouvait de suivre l'exemple de Francfort et de Nuremberg, on y avait logé une garnison bavaroise et désarmé les bourgeois. L'électeur lui-même, avec toutes les troupes qu'il avait pu rassembler, s'enferma dans le camp de Tilly, comme si toutes ses espérances eussent tenu à ce poste unique, et que la fortune des Suédois eût dû échouer contre cette dernière muraille.
Gustave-Adolphe parut bientôt sur la rive, vis-à-vis des lignes bavaroises, après avoir soumis tout le territoire d'Augsbourg en deçà du Lech, et ouvert à ses troupes dans cette contrée de riches approvisionnements. On était au mois de mars, époque où cette rivière, grossie par les pluies fréquentes et par les neiges des montagnes du Tyrol, s'élève à une hauteur extraordinaire et court entre des rives escarpées avec une rapidité impétueuse. Une tombe certaine s'ouvrait dans ses flots à l'assaillant téméraire, et, sur la rive opposée, les canons ennemis lui montraient leurs gueules meurtrières. Si, cependant, son audace venait à bout de ce passage, presque impossible à travers la fureur des flots et du feu, un ennemi frais et courageux attendait, dans un camp inexpugnable, des troupes harassées; et, soupirant après le repos, elles trouvaient une bataille. Avec des forces épuisées, il leur faut escalader les lignes ennemies, dont la solidité semble défier toute attaque. Une défaite, essuyée sur cette rive, les entraîne à une perte inévitable, car la même rivière, qui leur fait obstacle sur le chemin de la victoire, leur ferme toute retraite, si la fortune les abandonne.
Le conseil de guerre, assemblé en ce moment par Gustave-Adolphe, fit valoir toute l'importance de ces motifs, pour empêcher l'exécution d'une si périlleuse entreprise. Les plus braves reculaient, et un groupe respectable de guerriers vieillis au service ne rougit point d'avouer ses inquiétudes; mais la résolution du roi était prise. «Comment! dit-il à Gustave Horn, qui portait la parole pour les autres, nous aurions franchi la Baltique et tant de grands fleuves d'Allemagne, et, devant un ruisseau, devant ce Lech que voilà, nous renoncerions à notre entreprise?» Dans une reconnaissance du pays, qu'il avait faite en exposant plusieurs fois sa vie, il avait découvert que la rive en deçà du Lech dominait l'autre sensiblement et favorisait l'effet de l'artillerie suédoise, au préjudice de celle de Tilly. Il sut profiter de cette circonstance avec une prompte habileté. Il fit dresser, sans délai, à la place où la rive gauche du Lech se courbait vers la droite, trois batteries, d'où soixante-douze pièces de campagne entretinrent un feu croisé contre l'ennemi. Tandis que cette furieuse canonnade éloignait les Bavarois de la rive opposée, le roi fit jeter en toute hâte un pont sur le Lech; une épaisse fumée, produite par un feu de bois et de paille mouillée, sans cesse entretenu, déroba longtemps aux yeux des ennemis les progrès de l'ouvrage, tandis que le tonnerre presque continuel de l'artillerie empêchait en même temps d'entendre le bruit des haches. Gustave-Adolphe excitait lui-même l'ardeur des troupes par son exemple, et mit, de sa propre main, le feu à plus de soixante canons. Les Bavarois répondirent, pendant deux heures, à cette canonnade, avec la même vivacité, mais non avec le même succès, parce que les batteries des Suédois s'avançaient de manière à dominer l'autre bord, et que l'élévation de celui qu'ils occupaient leur servait de parapet contre l'artillerie ennemie. Vainement, de la rive, les Bavarois s'efforcèrent de détruire les ouvrages des Suédois: l'artillerie supérieure de ceux-ci les repoussa, et ils furent réduits à voir le pont s'achever presque sous leurs yeux. Dans ce jour terrible, Tilly fit les plus grands efforts pour enflammer le courage des siens: le plus menaçant danger ne put l'éloigner de la rive. Enfin il trouva la mort qu'il cherchait. Une balle de fauconneau lui fracassa la jambe, et bientôt après, Altringer, son compagnon d'armes et son égal en courage, fut blessé dangereusement à la tête. Les Bavarois, n'étant plus animés par la présence de ces deux chefs, plièrent enfin, et Maximilien lui-même fut entraîné, contre son gré, à une résolution pusillanime. Vaincu par les représentations de Tilly mourant, dont la fermeté accoutumée fléchissait aux approches du moment suprême, il abandonna précipitamment son poste inexpugnable, et un gué, découvert par les Suédois, où leur cavalerie était sur le point de tenter le passage, hâta sa timide retraite. Il leva son camp, dès la même nuit, avant qu'un seul soldat ennemi eût passé le Lech; et, sans laisser au roi le temps de l'inquiéter dans sa marche, il se retira dans le meilleur ordre à Neubourg et à Ingolstadt. Gustave-Adolphe, qui effectua le passage le lendemain, vit avec surprise le camp ennemi évacué, et la fuite de l'électeur excita plus encore son étonnement lorsqu'il reconnut la force du camp abandonné. «Si j'eusse été le Bavarois, s'écria-t-il stupéfait, jamais, quand même un boulet m'aurait emporté la barbe et le menton, jamais je n'eusse abandonné un poste comme celui-là, et livré à l'ennemi l'entrée de mes États.»
La Bavière était donc maintenant ouverte au vainqueur, et le flot de la guerre, qui n'avait encore exercé ses fureurs qu'aux frontières de cette contrée, se précipita, pour la première fois, sur ses fertiles plaines, longtemps épargnées. Mais, avant de hasarder la conquête d'un pays qui lui était hostile, Gustave arracha d'abord la ville impériale d'Augsbourg au joug bavarois, reçut le serment des bourgeois, et s'assura de leur fidélité en y laissant une garnison. Ensuite, il s'avança vers Ingolstadt à marches forcées, voulant, par la prise de cette forteresse importante, que l'électeur couvrait avec une grande partie de son armée, assurer ses conquêtes en Bavière et s'établir sur le Danube.
Peu de temps après l'arrivée du roi devant Ingolstadt, Tilly, blessé, termina sa carrière dans les murs de cette ville, après avoir éprouvé tous les caprices de la fortune infidèle. Écrasé par le génie supérieur de Gustave-Adolphe, ce général vit, au déclin de ses jours, se flétrir tous les lauriers de ses anciennes victoires, et, par une suite d'adversités, il satisfit la justice du sort et les mânes irrités de Magdebourg. En lui, l'armée de l'empereur et de la Ligue perdit un chef qui ne se pouvait remplacer, la religion catholique son plus zélé défenseur, et Maximilien de Bavière son serviteur le plus fidèle, qui scella de son sang sa fidélité, et remplit même encore en mourant les devoirs de général. Son dernier legs à l'électeur fut le conseil d'occuper Ratisbonne, afin de rester maître du Danube et de conserver ses communications avec la Bohême.
Avec la confiance qui est le fruit ordinaire d'une telle suite de victoires, Gustave-Adolphe entreprit le siége d'Ingolstadt, dont il espérait vaincre la résistance par l'impétuosité de la première attaque. Mais la force des ouvrages et la bravoure de la garnison lui opposèrent des obstacles qu'il n'avait pas eu à combattre depuis la victoire de Breitenfeld, et peu s'en fallut que les remparts d'Ingolstadt ne devinssent le terme de ses exploits. Comme il faisait la reconnaissance de la place, un boulet de vingt-quatre, qui tua son cheval sous lui, le jeta par terre, et, un instant après, son favori, le jeune Margrave de Bade, fut emporté à ses côtés par un autre boulet. Le roi se releva sur-le-champ avec sang-froid et rassura ses soldats, effrayés, en continuant aussitôt son chemin sur un autre cheval.
Les Bavarois avaient pris possession de la ville impériale de Ratisbonne, que l'électeur avait surprise, suivant le conseil de Tilly, et qu'il tenait enchaînée par une forte garnison. Cet événement changea soudain le plan de guerre du roi. Il s'était flatté lui-même de l'espérance d'occuper cette ville, attachée au protestantisme, et de trouver en elle une alliée non moins dévouée que Nuremberg, Augsbourg et Francfort. La prise de Ratisbonne par les Bavarois éloigna pour longtemps l'accomplissement de son principal désir, qui était de s'emparer du Danube, afin de couper à son adversaire tout secours de la Bohême. Il quitta promptement les murs d'Ingolstadt, devant lesquels il prodiguait inutilement son temps et ses soldats, et pénétra dans l'intérieur de la Bavière, afin d'y attirer l'électeur pour la protection de ses États et de dégarnir les rives du Danube de leurs défenseurs.
Tout le pays jusqu'à Munich était ouvert au conquérant. Moosbourg, Landshut, tout l'évêché de Freisingen se soumirent à lui: rien ne pouvait résister à ses armes. Mais, quoiqu'il ne trouvât point sur son chemin de troupes régulières, il avait à combattre dans le cœur de chaque Bavarois un implacable ennemi, le fanatisme religieux. Des soldats qui ne croyaient pas au pape étaient dans ce pays une apparition nouvelle, inouïe; le zèle aveugle des prêtres les avait représentés au paysan comme des monstres, des fils de l'enfer, et leur chef comme l'Antechrist. Il n'est pas étonnant qu'on s'affranchît de tous les devoirs de la nature et de l'humanité envers cette couvée de Satan, et qu'on se crût autorisé aux plus effroyables attentats. Malheur au soldat suédois qui tombait seul dans les mains d'une troupe de ces sauvages! Toutes les tortures que peut imaginer la rage la plus raffinée étaient exercées sur ces malheureuses victimes, et la vue de leurs corps mutilés provoquait l'armée à d'affreuses représailles. Gustave-Adolphe lui seul ne souilla par aucun acte de vengeance son caractère héroïque: la mauvaise opinion que les Bavarois avaient de son christianisme était loin de le délier, envers ce malheureux peuple, des préceptes de l'humanité; elle lui faisait, au contraire, un devoir plus sacré d'honorer sa croyance par une modération plus scrupuleuse encore.
L'approche du roi répandit le trouble et l'épouvante dans la capitale, qui, dépourvue de défenseurs et abandonnée par les principaux habitants, ne chercha son salut que dans la magnanimité du vainqueur. Elle espérait apaiser son courroux par une soumission absolue et volontaire, et envoya des députés au-devant de lui jusqu'à Freisingen, pour déposer à ses pieds les clefs de la ville. Si vivement que le roi fût excité par l'inhumanité des Bavarois et la haine de leur souverain à faire un usage cruel de son droit de conquête; si instamment qu'il fût sollicité, même par des Allemands, de faire expier le malheur de Magdebourg à la capitale de son destructeur, son grand cœur dédaigna néanmoins cette basse vengeance: l'impuissance de l'ennemi désarma sa colère. Satisfait d'un triomphe plus noble, de la joie de conduire, avec la pompe d'un vainqueur, le comte palatin, Frédéric V, dans la résidence du prince qui était le principal artisan de sa chute et le ravisseur de ses États, il releva la magnificence de son entrée par l'éclat plus beau de la modération et de la douceur.
Le roi ne trouva dans Munich qu'un palais abandonné: on avait emporté à Werfen les trésors de l'électeur. La magnificence du château électoral le jeta dans l'étonnement, et il demanda au gardien qui lui montrait les appartements le nom de l'architecte. «Il n'y en a pas d'autre, répondit-il, que l'électeur lui-même.—Je voudrais l'avoir, cet architecte, répliqua le roi, pour l'envoyer à Stockholm.—C'est de quoi l'architecte saura se garder,» repartit le gardien. Lorsqu'on visita l'arsenal, il ne s'y trouva que des affûts, dépourvus de leurs pièces. On avait enfoui si soigneusement les canons dans la terre, qu'il n'en paraissait aucune trace, et, sans la trahison d'un ouvrier, on n'aurait jamais découvert l'artifice. «Ressuscitez des morts, s'écria le roi, et paraissez au jugement!» On fouilla la terre, et l'on découvrit environ cent quarante pièces, plusieurs d'une grandeur extraordinaire, et la plupart enlevées en Bohême et dans le Palatinat. Une somme de trente mille ducats d'or, qui était cachée dans une des plus grandes, compléta la joyeuse surprise que fit au roi cette précieuse découverte.
Mais ce qu'il eût bien mieux aimé voir paraître, c'était l'armée bavaroise elle-même, qu'il avait voulu attirer hors de ses retranchements en pénétrant au cœur de la Bavière. Le roi se vit trompé dans cet espoir. Aucun ennemi ne se montra; les plus pressantes sollicitations de ses sujets ne purent décider l'électeur à mettre au hasard d'une bataille le dernier reste de ses forces. Enfermé dans Ratisbonne, il languissait dans l'attente des secours que le duc de Friedland lui devait amener de Bohême, et, jusqu'à l'arrivée des auxiliaires espérés, il essayait provisoirement d'enchaîner l'activité de son ennemi en renouvelant les négociations de neutralité. Mais la défiance du roi, trop souvent excitée, déjoua cette manœuvre, et les retards calculés de Wallenstein laissèrent sur l'entrefaite la Bavière en proie aux Suédois.
C'était jusqu'à cette contrée lointaine que Gustave-Adolphe s'était avancé de victoire en victoire, de conquête en conquête, sans trouver sur sa route un ennemi capable de lutter contre lui. Une partie de la Bavière et de la Souabe, les évêchés de Franconie, le bas Palatinat, l'archevêché de Mayence, restaient subjugués derrière lui: un bonheur non interrompu l'avait accompagné jusqu'au seuil de la monarchie autrichienne; et un brillant succès avait justifié le plan d'opérations qu'il s'était tracé après la victoire de Breitenfeld. S'il n'avait pas réussi d'abord, comme il le désirait, à opérer entre les membres protestants de l'Empire la réunion qu'il avait espérée, il avait du moins désarmé ou affaibli les membres de la Ligue catholique; il avait fait la guerre en très-grande partie à leurs frais; il avait diminué les ressources de l'empereur, fortifié le courage des États faibles, et trouvé le chemin de l'Autriche à travers les provinces des alliés de Ferdinand, qu'il avait mises à contribution. Lorsqu'il ne pouvait imposer l'obéissance par la force des armes, l'amitié des villes impériales, qu'il avait su s'attacher par le double lien de la politique et de la religion, lui rendait les plus importants services, et, aussi longtemps que ses armes conservaient leur supériorité, il pouvait tout attendre de leur zèle. Par ses conquêtes sur le Rhin, les Espagnols étaient séparés du bas Palatinat, à supposer que la guerre néerlandaise leur laissât des forces pour prendre part à celle d'Allemagne; le duc de Lorraine, après sa malheureuse campagne, avait préféré le parti de la neutralité. Tant de garnisons, laissées par Gustave-Adolphe sur son passage en Allemagne, n'avaient point diminué son armée; et, aussi vigoureuse qu'au début de l'expédition, elle se trouvait maintenant au centre de la Bavière, prête et résolue à porter la guerre dans l'intérieur de l'Autriche.
Tandis que le roi faisait la guerre dans l'Empire avec une si grande supériorité, la fortune n'avait pas moins favorisé, sur un autre théâtre, son allié, l'électeur de Saxe. On se souvient que, dans la conférence qui fut tenue à Halle, entre les deux princes, après la bataille de Leipzig, la conquête de la Bohême échut en partage à l'électeur, tandis que le roi se réserva de marcher contre les États de la Ligue. Le premier fruit que Jean-Georges recueillit de la victoire de Breitenfeld fut la reprise de Leipzig, que suivit en peu de temps l'expulsion des garnisons impériales de tout le cercle. Renforcé par les soldats de ces garnisons, qui passèrent de son côté, le général saxon d'Arnheim dirigea sa marche vers la Lusace, qu'un général impérial, Rodolphe de Tiefenbach, avait inondée de ses troupes, pour punir l'électeur de s'être rangé du parti de l'ennemi. Il avait déjà commencé, dans cette province mal défendue, les dévastations accoutumées, conquis plusieurs villes et effrayé Dresde même par son approche menaçante; mais ces progrès rapides furent arrêtés subitement, par un ordre formel et réitéré de l'empereur, d'épargner à toutes les possessions saxonnes les maux de la guerre.
Ferdinand reconnaissait trop tard qu'il s'était laissé égarer par une fausse politique en poussant à bout l'électeur de Saxe et en amenant de force, pour ainsi dire, au roi de Suède cet important allié. Le mal qu'il avait fait par une fierté inopportune, il voulait le réparer maintenant par une modération tout aussi maladroite, et il fit une nouvelle faute, en voulant corriger la première. Pour enlever à son ennemi un si puissant allié, il renouvela, par l'entremise des Espagnols, ses négociations avec l'électeur, et, afin d'en rendre le succès plus facile, Tiefenbach eut l'ordre d'évacuer sur-le-champ toutes les provinces de Saxe. Mais cette louable démarche de l'empereur, bien loin de produire l'effet espéré, ne fit que révéler à l'électeur l'embarras de son ennemi et de sa propre importance, et l'encouragea même à poursuivre d'autant plus vivement les avantages qu'il avait remportés. D'ailleurs, comment eût-il pu, sans se déshonorer par la plus honteuse ingratitude, abandonner un allié auquel il avait donné les assurances les plus sacrées de sa fidélité, auquel il devait la conservation de ses États et même de sa couronne électorale?
L'armée saxonne, dispensée de marcher en Lusace, prit donc le chemin de la Bohême, où un concours de circonstances favorables semblait lui assurer d'avance la victoire. Le feu de la discorde couvait encore sous la cendre dans ce royaume, premier théâtre de cette funeste guerre, et le poids incessant de la tyrannie donnait chaque jour au mécontentement de la nation un nouvel aliment. De quelque côté que l'on portât les yeux, on voyait dans ce malheureux pays les traces du plus déplorable changement. Des cantons entiers avaient reçu de nouveaux propriétaires, et gémissaient sous le joug détesté de seigneurs catholiques, que la faveur de l'empereur et des jésuites avait revêtus de la dépouille des protestants bannis. D'autres avaient profité de la misère publique pour acheter à vil prix les biens confisqués des proscrits. Le sang des plus nobles défenseurs de la liberté avait coulé sur les échafauds, et ceux qui avaient échappé à la mort par une prompte fuite erraient dans la misère loin de leur patrie, tandis que les souples esclaves de la tyrannie dissipaient en débauches leurs héritages. Mais le joug de ces petits despotes était moins insupportable que l'asservissement des consciences, qui pesait sans distinction sur tout le parti protestant de ce royaume. Nul danger extérieur, nulle résistance nationale, si sérieuse qu'elle fût, nulle expérience, même la plus décourageante, n'avait pu mettre de bornes au prosélytisme des jésuites. Si les voies de la douceur ne produisaient rien, on recourait aux soldats, pour ramener au bercail les brebis égarées. Ceux qui eurent le plus à souffrir de ces violences furent les habitants du Joachimsthal, dans les montagnes frontières entre la Bohême et la Misnie. Deux commissaires impériaux, soutenus de deux jésuites et de quinze mousquetaires, parurent dans cette paisible vallée, pour prêcher l'Évangile aux hérétiques. Si l'éloquence des jésuites ne suffisait pas, on tâchait d'atteindre son but en logeant de force les mousquetaires dans les maisons et en recourant aux menaces de bannissement et aux amendes. Mais cette fois la bonne cause triompha, et la courageuse résistance de cette peuplade força l'empereur de retirer honteusement son mandat de conversion. L'exemple de la cour servit de règle de conduite aux catholiques du royaume et justifia tous les genres d'oppression que, dans leur arrogance, ils étaient tentés d'exercer contre les protestants. Il ne faut pas s'étonner que ce parti, cruellement poursuivi, fût favorable à un changement, et qu'il portât ses regards avec impatience vers son libérateur, qui se montrait alors à la frontière.
Déjà l'armée saxonne était en marche sur Prague. Toutes les places devant lesquelles elle paraissait avaient été abandonnées par les garnisons impériales. Schlœckenau, Tetschen, Aussig, Leutmeritz, tombèrent rapidement, l'une après l'autre, au pouvoir de l'ennemi; chaque ville ou village catholique était livré au pillage. L'effroi saisit tous les catholiques du royaume, et, se souvenant des traitements qu'ils avaient fait subir aux évangéliques, ils ne se hasardaient pas à attendre l'arrivée vengeresse d'une armée protestante. Tout ce qui était catholique, et avait quelque chose à perdre, fuyait de la campagne dans la capitale, pour quitter ensuite la capitale elle-même, tout aussi promptement. Prague même n'était nullement préparée à repousser une attaque, et se trouvait trop dépourvue de troupes pour être en état de soutenir un long siége. On avait résolu trop tard à la cour impériale d'appeler le feld-maréchal Tiefenbach au secours de cette capitale. Avant que l'ordre impérial eût atteint les quartiers de ce général, en Silésie, les Saxons étaient déjà près de Prague; la bourgeoisie, à demi protestante, promettait peu de zèle, et la faible garnison ne laissait pas espérer une longue résistance. Dans cette affreuse extrémité, les habitants catholiques attendaient leur salut de Wallenstein, qui vivait à Prague en simple particulier. Mais, bien éloigné d'employer pour la défense de la ville son expérience militaire et le poids de son autorité, il saisit au contraire le moment favorable pour satisfaire sa vengeance. Si ce ne fut pas lui qui attira les Saxons à Prague, du moins ce fut certainement sa conduite qui leur facilita la prise de cette ville. Si peu en mesure qu'elle fût d'opposer une longue résistance, elle ne manquait pourtant pas de moyens de se maintenir jusqu'à l'arrivée d'un secours; et un colonel impérial, le comte Maradas, témoigna effectivement le désir d'entreprendre la défense; mais, étant sans commandement, et poussé uniquement par son zèle et son courage à cette action hardie, il n'osait pas se mettre à l'œuvre à ses propres risques, sans l'assentiment d'un supérieur. En conséquence, il demanda conseil au duc de Friedland, dont l'approbation tenait lieu d'une commission impériale, et à qui un ordre exprès de la cour adressait la généralité de Bohême dans cette extrémité. Mais Wallenstein prétexta artificieusement son éloignement de tout emploi et son absolue retraite de la scène politique, et il abattit la fermeté du subalterne par les scrupules que lui, l'homme puissant, laissa paraître. Afin de rendre le découragement général et complet, il quitta même enfin la ville, avec toute sa cour, quoiqu'il eût fort peu de chose à craindre de l'ennemi à la prise de la place, et elle fut perdue précisément parce qu'il marqua par sa retraite qu'il désespérait d'elle. Son exemple fut suivi par toute la noblesse catholique, par la généralité avec les troupes, par le clergé et tous les officiers de la couronne. On employa toute la nuit à sauver les personnes et les biens. Tous les chemins jusqu'à Vienne étaient remplis de fuyards, qui ne revinrent de leur frayeur que dans la résidence impériale. Maradas lui-même, désespérant du salut de Prague, suivit la foule et conduisit sa petite troupe jusqu'à Thabor, où il voulut attendre l'événement.
Un profond silence régnait dans Prague, quand les Saxons parurent le lendemain devant ses murs. Nuls préparatifs de défense; pas un coup de canon tiré des remparts, qui annonçât quelque résistance des habitants. Les troupes se virent au contraire entourées d'une foule de spectateurs, que la curiosité avait attirés hors de la ville pour considérer l'armée saxonne, et la paisible familiarité avec laquelle ils s'approchaient ressemblait beaucoup plus à une salutation amicale qu'à une réception ennemie. Par le rapport unanime de ces gens, on apprit que la ville était dégarnie de soldats et que le gouvernement s'était enfui à Budweiss. Ce défaut de résistance, inattendu, inexplicable, excita d'autant plus la défiance d'Arnheim, que l'approche rapide des secours de Silésie n'était pas un secret pour lui, et que l'armée saxonne était trop peu pourvue de matériel de siége et beaucoup trop faible en nombre pour assaillir une si grande ville. Craignant une embuscade, il redoublait de vigilance, et il flotta dans cette crainte, jusqu'au moment où le maître d'hôtel du duc de Friedland, qu'il découvrit dans la foule, lui confirma cette incroyable nouvelle. «La ville est à nous sans coup férir,» s'écria-t-il alors, au comble de l'étonnement, en s'adressant à ses officiers, et, sur-le-champ, il la fit sommer par un trompette.
La bourgeoisie de Prague, honteusement délaissée par ses défenseurs, avait pris depuis longtemps sa résolution, et il ne s'agissait plus que de garantir la liberté et la propriété par une capitulation avantageuse. Aussitôt qu'elle fut signée par le général saxon, au nom de son maître, on lui ouvrit les portes sans résistance, et, le 11 novembre 1631, l'armée fit son entrée triomphante. L'électeur lui-même arriva bientôt après, pour recevoir en personne l'hommage de ses nouveaux protégés, car c'était seulement à ce titre que les trois villes de Prague s'étaient rendues à lui: leur union avec la monarchie autrichienne ne devait pas être rompue par cette soumission. Autant les catholiques avaient redouté avec excès les représailles des Saxons, autant la modération de l'électeur et la bonne discipline des troupes les surprirent agréablement. Dans cette occasion, le feld-maréchal d'Arnheim fit paraître d'une façon toute particulière son dévouement au duc de Friedland. Non content d'avoir épargné dans la marche toutes ses propriétés, il mit encore des gardes à son palais, afin que rien n'en fût détourné. Les catholiques de la ville jouirent de la plus complète liberté de conscience, et, de toutes les églises qu'ils avaient enlevées aux protestants, quatre seulement furent rendues à ces derniers. Les jésuites seuls, à qui la voix publique imputait toutes les persécutions souffertes, furent exclus de cette tolérance et durent s'éloigner du royaume.
Jean-Georges, même victorieux, ne démentit pas l'humble soumission que lui inspirait le nom de l'empereur, et ce qu'un général, comme Tilly ou Wallenstein, se serait permis infailliblement contre lui à Dresde, il s'en abstint à Prague contre Ferdinand. Il distingua soigneusement l'ennemi, auquel il faisait la guerre, du chef de l'Empire, auquel il devait le respect. Il s'interdit de toucher aux meubles de celui-ci, tandis qu'il s'appropriait sans scrupule, comme étant de bonne prise, les canons de celui-là et les faisait emmener à Dresde. Il ne prit point son logement dans le palais impérial, mais à l'hôtel de Lichtenstein: trop discret pour occuper les appartements de celui à qui il enlevait un royaume. Si ce trait nous était rapporté d'un grand homme et d'un héros, il nous transporterait, à juste titre, d'admiration. Le caractère du prince chez qui nous le rencontrons nous autorise à douter si nous devons honorer, dans cette retenue, la belle victoire de la modestie, ou plutôt compatir à la pusillanimité de l'esprit faible, que le succès même n'enhardit point et que la liberté ne peut affranchir de ses chaînes accoutumées.
La prise de Prague, que suivit bientôt la soumission de la plupart des villes, produisit dans le royaume un grand et rapide changement. Beaucoup de nobles protestants, qui avaient erré jusqu'alors en proie à la misère, reparurent dans leur patrie, et le comte de Thurn, le fameux auteur de la révolte de Bohême, eut la gloire, avant sa mort, de se montrer en vainqueur sur l'ancien théâtre de son crime et de sa condamnation. Il fit son entrée triomphale par le même pont où les têtes de ses partisans, placées sur des piques, offraient à ses yeux l'affreux spectacle du sort qui l'avait menacé lui-même, et son premier soin fut d'éloigner ces objets sinistres. Les exilés se mirent aussitôt en possession de leurs biens, dont les propriétaires actuels avaient pris la fuite. Sans s'inquiéter de savoir qui rembourserait à ceux-ci les sommes qu'ils avaient dépensées, les anciens maîtres reprirent tout ce qui leur avait appartenu, même ceux qui avaient touché le prix de la vente; et plusieurs d'entre eux eurent lieu de louer la bonne administration des précédents régisseurs. Dans l'intervalle, les champs et les troupeaux avaient parfaitement fructifié dans la seconde main. Les meubles les plus précieux décoraient les appartements; les caves, qu'ils avaient laissées vides, étaient richement fournies, les écuries peuplées, les magasins remplis. Mais, se défiant d'un bonheur qui fondait sur eux d'une manière si imprévue, ils se hâtèrent de revendre ces possessions incertaines et de changer en biens meubles leur richesse immobilière.
La présence des Saxons ranima le courage de tout ce qui dans le royaume avait le cœur protestant, et, dans les campagnes, comme dans la capitale, on voyait la foule courir aux églises évangéliques, nouvellement ouvertes. Un grand nombre, que la crainte avait seule maintenus dans l'obéissance au pape, s'attachèrent alors publiquement à la nouvelle doctrine, et plusieurs catholiques récemment convertis abjurèrent avec joie une confession forcée pour suivre leur ancienne croyance. Toute la tolérance que montrait le nouveau gouvernement ne put empêcher l'explosion de l'indignation légitime, que ce peuple persécuté fit sentir aux oppresseurs de sa liberté la plus sainte. Il fit un usage terrible de ses droits reconquis, et, dans plusieurs lieux, sa haine d'une religion imposée par la force ne put s'éteindre que dans le sang de ceux qui l'avaient prêchée.
Cependant, les secours que les généraux de l'empereur, Gœtz et Tiefenbach, amenaient de Silésie, étaient arrivés en Bohême, où quelques régiments du comte Tilly vinrent les joindre du haut Palatinat. Pour dissiper ces forces, avant qu'elles eussent le temps de s'accroître, Arnheim marcha de Prague contre elles avec une partie de l'armée et attaqua courageusement leurs lignes près de Nimbourg, sur l'Elbe. Après un combat fort animé, il délogea enfin les ennemis, non sans perdre beaucoup de monde, de leur camp fortifié, et, par la violence de son feu, il les contraignit de repasser l'Elbe et de couper le pont qui les avait amenés sur l'autre rive. Mais il ne put empêcher les Impériaux de lui faire éprouver des pertes dans plusieurs petites rencontres, ni les Croates de pousser leurs courses jusqu'aux portes de Prague. Quoi qu'on pût se promettre de ce brillant début de la campagne des Saxons en Bohême, la suite ne justifia nullement l'attente de Gustave-Adolphe. Au lieu de poursuivre avec une force irrésistible les avantages obtenus, de s'ouvrir, à travers la Bohême vaincue, un chemin jusqu'à l'armée suédoise, et d'attaquer, de concert avec elle, le centre de la puissance impériale, ils s'affaiblirent dans une petite guerre continuelle, où l'avantage ne fut pas toujours de leur côté, et perdirent sans fruit le temps que réclamait une plus grande entreprise. Mais la conduite ultérieure de Jean-Georges découvrit les motifs qui l'avaient empêché de mettre à profit ses avantages contre l'empereur et de seconder par une opportune activité les projets du roi de Suède.
La plus grande partie de la Bohême était maintenant perdue pour l'empereur, et les Saxons étaient, de ce côté, en marche sur l'Autriche, tandis que Gustave-Adolphe s'ouvrait un chemin à travers la Franconie, la Souabe et la Bavière, vers les provinces héréditaires de Ferdinand. Une longue guerre avait consumé la puissance de la monarchie autrichienne, épuisé ses domaines, diminué ses armées. Elle n'était plus, la gloire de ses triomphes, la confiance en ses forces invincibles, la subordination, cette bonne discipline des troupes, qui donnait en campagne au général suédois son adversaire une supériorité si décidée. Les alliés de l'empereur étaient désarmés, ou le danger qui les assaillait eux-mêmes avait ébranlé leur fidélité. Maximilien de Bavière, le plus puissant soutien de l'Autriche, semblait céder, lui aussi, aux séduisantes invitations à la neutralité; l'alliance suspecte de ce prince avec la France avait depuis longtemps rempli d'alarmes l'empereur. Les évêques de Würtzbourg et de Bamberg, l'électeur de Mayence, le duc de Lorraine, étaient chassés de leurs États, ou du moins dangereusement menacés; Trèves était sur le point de se mettre sous la protection française. La vaillance des Hollandais occupait, dans les Pays-Bas, les armes de l'Espagne, tandis que Gustave-Adolphe les repoussait du Rhin; la Pologne était encore enchaînée par sa trêve avec lui. Ragotzy, prince de Transylvanie, successeur de Bethlen Gabor et héritier de son esprit turbulent, menaçait les frontières de la Hongrie. La Porte elle-même faisait d'inquiétants préparatifs, afin de profiter du moment favorable. La plupart des membres protestants de l'Empire, enhardis par les victoires de leur défenseur, avaient pris ouvertement et activement parti contre l'empereur. Toutes les ressources, que l'insolence d'un Tilly ou d'un Wallenstein s'était créées dans ces contrées par de violentes extorsions, étaient désormais taries; toutes ces places de recrutement, ces magasins, ces lieux de refuge, étaient perdus pour l'empereur, et la guerre ne pouvait plus, comme auparavant, se soutenir aux dépens d'autrui. Pour achever sa détresse, une dangereuse révolte éclate dans le pays au-dessus de l'Ens; le prosélytisme inopportun du gouvernement arme les paysans protestants, et le fanatisme agite ses torches, tandis que l'ennemi assiége déjà les portes de l'Empire. Après une si longue prospérité, après une si brillante suite de victoires, après de si magnifiques conquêtes, après tant de sang inutilement répandu, le monarque d'Autriche se voit, pour la deuxième fois, poussé vers le même abîme où il semblait près de s'engloutir au début de son règne. Si la Bavière embrassait la neutralité, si l'électeur de Saxe résistait aux séductions, et si la France se décidait à attaquer la puissance espagnole à la fois dans les Pays-Bas, en Italie et en Catalogne, le pompeux édifice de la grandeur autrichienne s'écroulait; les couronnes alliées se partageaient ses dépouilles, et le corps politique de l'Allemagne se voyait à la veille d'une complète révolution.
Tout l'enchaînement de ces malheurs commença avec la bataille de Breitenfeld, dont l'issue malheureuse rendit manifeste la décadence, depuis longtemps décidée, de la puissance autrichienne que l'éclat prestigieux d'un grand nom avait seul dissimulée. Si l'on remontait aux causes qui donnaient aux armes des Suédois une si redoutable supériorité, on les trouvait surtout dans le pouvoir illimité de leur chef, qui réunissait en un seul point toutes les forces de son parti, et, n'étant gêné dans ses entreprises par aucune autorité supérieure, maître absolu de chaque moment favorable, faisait servir tous les moyens à son but et ne recevait de lois que de lui-même. Mais, depuis la destitution de Wallenstein et la défaite de Tilly, on voyait du côté de l'empereur et de la Ligue absolument tout le contraire. Les généraux manquaient d'autorité sur les troupes et de la liberté d'action si nécessaire; les soldats manquaient d'obéissance et de discipline, les corps détachés d'ensemble dans leurs opérations, les membres de l'Empire de bonne volonté, les chefs de concorde, de promptitude dans les résolutions et de fermeté dans l'exécution. Ce ne fut pas leur puissance supérieure, ce fut seulement l'usage mieux entendu qu'ils firent de leurs forces qui donna aux ennemis de l'empereur une si décisive prépondérance. La Ligue et l'empereur ne manquaient pas de ressources, mais seulement d'un homme qui eût le talent et le pouvoir de les employer. Lors même que Tilly n'eût jamais perdu sa gloire, la défiance qu'inspirait la Bavière ne permettait pas, cependant, de remettre le sort de la monarchie dans les mains d'un homme qui ne dissimula jamais son attachement pour la maison de Bavière. Le plus pressant besoin de Ferdinand était donc un général qui eût assez d'expérience pour former et conduire une armée et qui consacrât ses services à l'Autriche avec un aveugle dévouement.
C'était le choix de ce général qui occupait maintenant le conseil secret de l'empereur et qui en divisait les membres. Pour opposer un roi à un roi, et pour enflammer le courage des troupes par la présence de leur maître, Ferdinand, dans le premier feu de la passion, s'offrait à commander lui-même son armée; mais il n'était pas difficile de renverser une résolution que le seul désespoir inspirait et que faisait tomber un instant de tranquille réflexion. Ce que défendait à l'empereur sa dignité et le fardeau du gouvernement, les circonstances le permettaient à son fils, jeune homme capable et courageux, sur qui les sujets autrichiens portaient leurs regards avec une joyeuse espérance. Appelé par sa naissance même à défendre une monarchie dont il portait déjà deux couronnes, Ferdinand III, roi de Bohême et de Hongrie, unissait à la dignité naturelle d'héritier présomptif l'estime des armées et tout l'amour des peuples, dont l'assistance lui était si indispensable pour la conduite de la guerre. Le souverain futur, cher à la nation, pouvait seul hasarder d'imposer de nouvelles charges à des sujets accablés; il semblait qu'il fût seul capable, par sa présence au milieu de l'armée, d'étouffer la funeste jalousie des chefs et de ramener, par le pouvoir de son nom, à l'ancienne rigueur la discipline relâchée. Si le jeune homme manquait encore de cette indispensable maturité de jugement, de cette prudence, de cette connaissance de la guerre, qui ne s'acquiert que par l'usage, on pouvait suppléer à ce défaut par un bon choix de conseillers et d'auxiliaires, revêtus, sous son nom, de l'autorité la plus étendue.
Autant étaient spécieux les motifs par lesquels une partie des ministres soutenait cette proposition, aussi grandes étaient les difficultés qu'y opposait la défiance, peut-être aussi la jalousie de l'empereur, et l'état désespéré des affaires. Combien n'était-il pas périlleux de confier le sort de la monarchie tout entière à un jeune homme qui avait lui-même un si grand besoin de guides étrangers! Quelle témérité d'opposer au plus grand général du siècle un débutant, qui n'avait prouvé encore par aucune entreprise qu'il fût capable de remplir ce poste important; dont le nom, que jamais encore la gloire n'avait proclamé, était beaucoup trop faible pour garantir d'avance la victoire aux troupes découragées! Quelle nouvelle charge encore, pour le sujet, d'entretenir l'état somptueux qui convenait à un général couronné, état que les préjugés de l'époque rendaient inséparable de sa présence aux armées! Quel danger enfin pour le prince lui-même d'ouvrir sa carrière politique par un office qui le rendait le fléau de son peuple et l'oppresseur des pays sur lesquels il devait régner un jour!
D'ailleurs, il ne suffisait pas de chercher un général pour l'armée, il fallait aussi trouver une armée pour le général. Depuis la déposition de Wallenstein, l'empereur s'était défendu avec le secours de la Ligue et de la Bavière plus qu'avec ses propres forces, et c'est précisément à cette dépendance d'amis équivoques qu'on voulait se dérober par la création d'un général à soi. Mais, sans la force toute-puissante de l'or et sans le nom magique d'un chef victorieux, était-il possible de faire sortir une armée qui pût rivaliser en discipline, en esprit belliqueux, en habileté, avec les bandes aguerries du conquérant suédois? Dans l'Europe entière, il n'y avait qu'un seul homme qui eût accompli un tel prodige, et cet homme unique, on lui avait fait un mortel affront.
Enfin le moment était venu, qui offrait à l'orgueil offensé de Friedland une satisfaction sans égale. Le sort s'était lui-même déclaré son vengeur, et une suite non interrompue de revers, qui avait fondu sur l'Autriche depuis le jour de sa destitution, avait arraché à l'empereur lui-même l'aveu que, en lui ôtant ce général, on lui avait coupé son bras droit. Chaque défaite de ses troupes rouvrait cette blessure; chaque place perdue reprochait au monarque trompé sa faiblesse et son ingratitude: heureux encore s'il n'avait fait que perdre dans le général offensé un chef pour ses armées, un défenseur pour ses États! mais il trouvait en lui un ennemi, et le plus dangereux de tous, parce que c'était contre l'atteinte d'un traître qu'il était le moins défendu.
Éloigné du théâtre de la guerre, et condamné à une oisiveté qui faisait son supplice, tandis que ses rivaux cueillaient des lauriers dans le champ de la gloire, l'orgueilleux Friedland avait contemplé les révolutions de la fortune avec une feinte insouciance, et caché sous le faste éblouissant d'un héros de théâtre les sombres projets de son esprit toujours en travail. Dévoré par une passion brûlante, tandis que son visage serein feignait le calme et le repos, il mûrissait en silence ses terribles desseins, enfants de la vengeance et de l'ambition, et s'approchait lentement, mais sûrement, de son but. Tout ce qu'il était devenu grâce à l'empereur était effacé de son souvenir; ce qu'il avait fait pour l'empereur était seul gravé en traits de feu dans sa mémoire. Dans sa soif inextinguible de grandeur et de puissance, il était charmé de trouver chez Ferdinand une ingratitude qui semblait annuler sa dette et l'affranchir de toute obligation envers l'auteur de sa fortune. Les projets de son ambition lui paraissaient maintenant excusés et justifiés: ils prenaient l'apparence d'une légitime représaille. Autant se resserrait le cercle de son activité extérieure, autant s'agrandissait le monde de ses espérances, et son imagination exaltée s'égarait dans des projets immenses, que, dans toute autre tête que la sienne, le seul délire eût pu enfanter. Son mérite l'avait porté aussi haut que l'homme se puisse élever par ses propres forces. La fortune ne lui avait rien refusé de tout ce qu'un particulier et un citoyen peut atteindre sans sortir des limites du devoir. Jusqu'au moment de sa destitution, ses prétentions n'avaient éprouvé aucune résistance, son ambition n'avait rencontré aucune limite; le coup qui le terrassa, à la diète de Ratisbonne, lui montra la différence de la puissance propre et originelle à la puissance déléguée, et la distance du sujet au souverain. Arraché par cette catastrophe imprévue à l'ivresse de sa grandeur dominatrice, il compara le pouvoir qu'il avait possédé avec celui par lequel on lui avait ravi le sien, et son ambition observa le degré qu'il avait encore à franchir sur l'échelle de la fortune. Ce fut seulement lorsqu'il eut senti, avec une douloureuse réalité, le poids de l'autorité suprême, qu'il étendit vers elle ses mains avides: la spoliation qu'on lui avait fait éprouver le rendit spoliateur. Si aucune offense ne l'avait provoqué, il aurait décrit docilement son orbite autour de la majesté du trône, satisfait de la gloire d'être son plus brillant satellite: ce ne fut qu'après avoir été poussé violemment hors de sa carrière, qu'il troubla le système auquel il appartenait et se précipita sur son soleil pour l'écraser.
Gustave-Adolphe poursuivait sa marche victorieuse dans le nord de l'Allemagne; les places tombaient l'une après l'autre en son pouvoir, et l'élite des forces impériales venait de succomber près de Leipzig. Le bruit de ces défaites parvint bientôt aux oreilles de Wallenstein, qui, plongé à Prague dans l'obscurité de la vie privée, contemplait de loin paisiblement les tempêtes de la guerre. Ce qui remplissait d'alarmes le cœur de tous les catholiques lui présageait, à lui, fortune et grandeur; pour lui seul travaillait Gustave-Adolphe. Dès qu'il vit que ce monarque commençait à se faire respecter par ses exploits, le duc de Friedland ne perdit pas un moment pour rechercher son amitié et faire cause commune avec cet heureux ennemi de l'Autriche. Le comte de Thurn exilé, qui avait depuis longtemps consacré ses services au roi de Suède, se chargea de lui présenter les félicitations de Wallenstein et de lui proposer avec le duc une étroite alliance. Wallenstein lui demandait quinze mille hommes, et, avec ce secours, joint aux troupes qu'il s'engageait à lever lui-même, il voulait conquérir la Bohême et la Moravie, surprendre Vienne et chasser jusqu'en Italie l'empereur son maître. Quoique l'étrangeté de cette proposition et l'exagération de ces promesses excitassent vivement la défiance de Gustave-Adolphe, il se connaissait trop bien en mérite pour repousser froidement un ami de cette importance. Mais, lorsque Wallenstein, encouragé par le favorable accueil fait à cette première tentative, renouvela sa proposition après la bataille de Breitenfeld et réclama une déclaration positive, le prudent monarque jugea périlleux de compromettre sa gloire avec les chimériques projets de cet esprit téméraire, et de confier un si grand nombre de soldats à la loyauté d'un homme qui s'annonçait comme un traître. Il s'excusa sur la faiblesse de son armée, qui souffrirait dans ses expéditions en Allemagne par une si forte réduction, et il manqua peut-être, par une trop grande prudence, l'occasion de terminer la guerre au plus vite. Dans la suite, il essaya, mais trop tard, de renouer les négociations rompues; le moment favorable était passé, et l'orgueil de Wallenstein ne lui pardonna jamais ce dédain.
Mais ce refus du roi ne fit vraisemblablement que hâter la rupture que la trempe de ces deux caractères rendait inévitable. Nés l'un et l'autre pour donner des lois et non pour en recevoir, ils n'auraient jamais pu rester unis dans une entreprise qui exigeait plus que toute autre de la condescendance et des sacrifices réciproques. Wallenstein n'était rien lorsqu'il n'était pas tout. Il fallait ou qu'il n'agît point du tout, ou qu'il agît avec une liberté absolue. Gustave-Adolphe avait une haine non moins sincère pour tout assujettissement, et peu s'en fallut qu'il ne rompît sa liaison si avantageuse avec la cour de France, parce que les prétentions de cette puissance enchaînaient son génie indépendant. L'un était perdu pour un parti qu'il n'eût pu diriger, l'autre était bien moins fait encore pour se laisser mener à la lisière. Les prétentions impérieuses de cet allié, déjà si importunes au duc de Friedland dans leurs opérations communes, lui seraient devenues insupportables lorsqu'il aurait fallu partager les dépouilles. Le fier monarque pouvait descendre à recevoir contre l'empereur l'appui d'un sujet rebelle, et récompenser ce service important avec une générosité royale; mais il ne pouvait jamais perdre de vue sa propre majesté et celle de tous les rois, jusqu'à garantir le prix que l'ambition effrénée de Friedland osait mettre à ses secours; jamais il n'aurait payé d'une couronne une profitable trahison. Ainsi donc, l'Europe entière eût-elle gardé le silence, du moment que Wallenstein portait la main sur le sceptre de Bohême, il devait rencontrer une opposition redoutable chez Gustave-Adolphe, l'homme de toute l'Europe qui pouvait d'ailleurs le mieux donner force à un pareil veto. Une fois devenu dictateur de l'Allemagne par le secours de Wallenstein, il pouvait tourner aussi ses armes contre cet auxiliaire même et se tenir pour affranchi envers un traître de tous les devoirs de la reconnaissance. Auprès d'un tel allié, il n'y avait donc pas de place pour Wallenstein; et vraisemblablement c'est à cela qu'il faisait allusion, et non à ses vues supposées sur le trône impérial, lorsqu'il s'écria, après la mort du roi: «C'est un bonheur pour moi et pour lui qu'il ne soit plus. C'était trop pour l'Empire d'Allemagne de deux chefs comme nous.»
Son premier essai de vengeance contre la maison d'Autriche avait échoué; mais sa résolution était inébranlable, et le changement ne porta que sur le choix des moyens. Ce qui ne lui avait pas réussi auprès du roi de Suède, il espéra l'obtenir, avec moins de difficulté et plus d'avantages, de l'électeur de Saxe: il était sûr de le mener à son gré, tout autant qu'il désespérait de gouverner Gustave-Adolphe. Sans cesse en communication avec Arnheim, son ancien ami, il travailla dès ce moment à une alliance avec la Saxe, par laquelle il espérait se rendre également redoutable à l'empereur et au roi de Suède. Il pouvait se promettre qu'un projet dont la réussite enlèverait au monarque suédois son influence en Allemagne, trouverait auprès de Jean-Georges un accès d'autant plus facile que le caractère jaloux de ce prince était irrité du pouvoir de Gustave-Adolphe, et que son affection, d'ailleurs faible pour lui, était bien refroidie par l'accroissement des prétentions du roi. Si Wallenstein réussissait à séparer la Saxe de l'alliance suédoise et à former avec elle un troisième parti dans l'Empire, l'issue de la guerre était dans sa main, et, du même coup, il tirait vengeance de l'empereur, il punissait le roi de Suède d'avoir dédaigné son amitié, et il fondait sur la ruine de tous deux l'édifice de sa propre grandeur.
Mais, par quelque chemin qu'il poursuivît son but, il ne pouvait réussir à l'atteindre sans l'appui d'une armée qui lui fût entièrement dévouée. Cette armée ne pouvait être levée si secrètement que la cour impériale ne conçût des soupçons et que le projet ne fût déjoué dès sa naissance. Cette armée ne devait pas connaître avant le temps sa destination criminelle, car il était difficile d'espérer qu'elle voulût obéir à l'appel d'un traître et servir contre son légitime souverain. Il fallait donc que Wallenstein fît ses levées publiquement, sous l'autorité impériale, et qu'il reçût légalement, de l'empereur lui-même, un pouvoir illimité sur ces troupes. Mais cela pouvait-il se faire, à moins qu'on ne lui restituât le généralat dont on l'avait dépouillé et qu'on ne lui remît, d'une manière absolue, la conduite de la guerre? Cependant, ni son orgueil ni son intérêt ne lui permettaient de se pousser lui-même à ce poste et de solliciter, comme un suppliant, de la faveur impériale, une autorité limitée, quand il s'agissait de l'arracher illimitée à la frayeur du monarque. Pour pouvoir dicter les conditions auxquelles il se chargerait du commandement, il fallait qu'il attendît que son maître le pressât de l'accepter. C'était le conseil que lui donnait Arnheim, et ce fut le but qu'il poursuivit avec une profonde politique et une infatigable activité.
Persuadé que l'extrême nécessité pourrait seule vaincre l'irrésolution de l'empereur, et rendre impuissante l'opposition de la Bavière et de l'Espagne, ses deux plus ardents adversaires, il s'appliqua dès lors à favoriser les progrès de l'ennemi et à augmenter la détresse de son maître. Ce fut très-probablement sur son invitation et par ses encouragements que les Saxons, déjà en marche pour la Lusace et la Silésie, se tournèrent vers la Bohême et inondèrent de leurs troupes ce pays sans défense; les rapides conquêtes qu'ils y firent ne furent pas moins son ouvrage. Par ses craintes affectées, il étouffa toute pensée de résistance, et, par sa retraite précipitée, livra la capitale au vainqueur. Dans une conférence qu'il eut avec le général saxon, à Kaunitz, et dont une négociation de paix lui fournit le prétexte, il mit vraisemblablement le sceau à la conjuration, et la conquête de la Bohême fut le premier fruit de cette entrevue. En même temps qu'il concourait de tout son pouvoir à accumuler les malheurs sur l'Autriche, et qu'il y était puissamment secondé par les rapides progrès des Suédois sur le Rhin, il faisait retentir, à Vienne, par la voix de ses partisans volontaires ou achetés, les plaintes les plus violentes sur les malheurs publics; il faisait représenter la destitution de l'ancien général comme la seule cause des revers. «Wallenstein n'eût pas laissé les choses en venir là, s'il fût resté au timon,» s'écriaient alors mille voix, et, même dans le conseil secret de l'empereur, cette opinion trouvait de zélés partisans.
Il n'était pas besoin de leurs assauts répétés pour ouvrir les yeux du malheureux monarque sur les mérites de son général et sur l'imprudence commise. Sa dépendance de la Ligue et de la Bavière lui avait été bientôt insupportable; mais cette dépendance même ne lui avait pas permis de montrer sa défiance et d'irriter l'électeur en rappelant le duc de Friedland. Mais, à présent que le danger croissait de jour en jour, et que la faiblesse de l'assistance bavaroise devenait toujours plus visible, il n'hésita pas plus longtemps à prêter l'oreille aux amis de Wallenstein et à peser mûrement leurs propositions relatives au rappel de ce général. Les immenses richesses qu'il possédait, la considération générale dont il jouissait, la rapidité avec laquelle, six années auparavant, il avait mis en campagne une armée de quarante mille hommes, la faible dépense avec laquelle il avait entretenu des troupes si nombreuses, ses exploits à la tête de cette armée, enfin le zèle et la fidélité, qu'il avait montrés pour la gloire de l'empereur, étaient toujours présents à la pensée du monarque et lui représentaient le duc comme l'instrument le plus propre à rétablir l'équilibre des armes entre les puissances belligérantes, à sauver l'Autriche et à maintenir debout la religion catholique. Si vivement que l'orgueil impérial sentît l'humiliation de faire l'aveu si peu équivoque de la précipitation passée et de la détresse présente; si douloureux qu'il fût pour Ferdinand d'abaisser aux prières la hauteur de sa dignité souveraine; quelque suspecte que fût la fidélité d'un homme si grièvement offensé et si implacable; enfin si hautement et si énergiquement que les ministres espagnols et l'électeur de Bavière fissent connaître leur mécontentement de cette démarche: l'urgente nécessité triompha de toute autre considération, et les amis du duc furent chargés de sonder ses dispositions et de lui faire entrevoir de loin la possibilité de son rétablissement.
Instruit de tout ce qui se traitait à son avantage dans le cabinet de Ferdinand, Wallenstein prit assez d'empire sur lui-même pour cacher son triomphe intérieur et jouer le rôle d'un homme indifférent. Le temps de la vengeance était venu, et son cœur orgueilleux jouissait d'avance de rendre à l'empereur, avec usure, l'affront qu'il avait reçu. Il s'étendit avec une éloquence étudiée sur l'heureuse tranquillité de la vie privée, qui faisait sa félicité depuis son éloignement du théâtre politique. Il avait, disait-il, goûté trop longtemps les charmes de l'indépendance et du loisir, pour les sacrifier au vain fantôme de la gloire et à l'incertaine faveur des princes. Tous ses désirs de grandeur et de puissance étaient évanouis, et le repos était l'unique objet de ses vœux. Pour ne trahir aucune impatience, il refusa même l'invitation de se rendre à la cour de l'empereur; cependant, pour faciliter les négociations avec elle, il s'avança jusqu'à Znaïm, en Moravie.
On essaya d'abord de limiter, par la présence d'un surveillant, la grandeur du pouvoir qu'on allait lui remettre, et de réduire au silence, par cet expédient, l'électeur de Bavière. Les envoyés de l'empereur, Questenberg et Werdenberg, qui furent employés, comme anciens amis de Friedland, à cette négociation épineuse, eurent l'ordre de mettre en avant, dans leur proposition, le roi de Hongrie, qui devait suivre l'armée et apprendre l'art de la guerre sous la conduite de Wallenstein. Mais la simple mention de ce nom menaça de rompre toute la conférence. «Jamais, déclara hautement le duc, jamais il ne souffrirait un aide dans sa charge, quand ce serait Dieu même avec qui il devrait partager le commandement.» Mais, même après qu'on se fut désisté de cette condition odieuse, le favori et ministre de l'empereur, le prince d'Eggenberg, ami de Wallenstein et son constant défenseur, qu'on avait envoyé en personne auprès de lui, épuisa longtemps en vain son éloquence pour vaincre sa répugnance affectée. Le ministre avouait que «le monarque avait perdu, en se privant de Wallenstein, la plus précieuse pierre de sa couronne; mais cette décision, assez regrettée, il ne l'avait prise que par force et à contre-cœur; son estime pour le duc n'avait éprouvé aucun changement; sa faveur lui était demeurée constante. Une preuve irrécusable était la confiance exclusive qu'on mettait aujourd'hui dans sa fidélité et ses talents, pour réparer les fautes de ses prédécesseurs et changer toute la face des choses. Ce serait agir avec noblesse et grandeur de sacrifier un juste ressentiment au bien de la patrie; il serait beau, il serait digne de lui de confondre les calomnies de ses adversaires par un redoublement de zèle. Ce triomphe sur lui-même, disait enfin le prince, couronnerait ses autres mérites incomparables, et ferait de lui le plus grand homme de son siècle.»
Des aveux si humiliants, des assurances si flatteuses, parurent désarmer enfin la colère de Friedland. Mais il ne prêta pas l'oreille aux séduisantes propositions du ministre avant d'avoir pleinement déchargé son cœur de tous les reproches qu'il faisait à son maître, avant d'avoir étalé, avec une pompe fastueuse, toute l'étendue de ses mérites, et rabaissé profondément le monarque qui avait maintenant besoin de son secours. Comme s'il cédait seulement à la force des raisons qu'on avait fait valoir, il accorda, avec une orgueilleuse générosité, ce qui était le plus ardent désir de son âme, et daigna faire briller aux yeux de l'ambassadeur un rayon d'espérance. Mais, bien éloigné de faire cesser tout d'un coup l'embarras de l'empereur par un entier et absolu consentement, il n'accorda qu'une moitié de la demande, afin de mettre l'autre moitié, la plus importante, à un prix d'autant plus élevé. Il accepta le commandement, mais seulement pour trois mois, seulement pour mettre sur pied une armée, non pour la commander lui-même. Il voulait uniquement, par cette création, manifester sa capacité et sa puissance, et montrer de près à l'empereur la grandeur des secours dont lui Wallenstein pouvait disposer. Persuadé qu'une armée, que son nom seul aurait tirée du néant, y rentrerait, si elle était privée de son créateur, il ne voulait s'en servir que comme d'un appât, pour arracher à son maître des concessions d'autant plus importantes, et cependant Ferdinand se crut bien heureux d'avoir du moins gagné cela.
Wallenstein ne tarda pas longtemps à remplir sa promesse, que toute l'Allemagne raillait comme chimérique et que Gustave-Adolphe lui-même trouvait exagérée. Mais les bases de cette entreprise étaient dès longtemps posées, et il ne fit alors que mettre en jeu les machines qu'il avait préparées dans cette vue depuis plusieurs années. A peine la nouvelle de son armement se fut-elle répandue, que des bandes de soldats accoururent de toutes les extrémités de la monarchie autrichienne, pour tenter la fortune sous ce général expérimenté. Un grand nombre, qui avaient déjà combattu autrefois sous ses drapeaux, admiré de près sa grandeur et éprouvé sa générosité, sortirent de l'obscurité à cet appel, afin de partager avec lui, une seconde fois, gloire et butin. L'élévation de la solde promise en attira des milliers, et le riche entretien, qui était assuré au soldat aux dépens du paysan, fut pour celui-ci une invincible tentation d'embrasser plutôt lui-même cet état que de succomber sous l'oppression militaire. On contraignit toutes les provinces autrichiennes de contribuer pour cet armement coûteux; aucune condition ne fut exempte de taxes; aucune dignité, aucun privilége ne dispensaient de la capitation. La cour d'Espagne ainsi que le roi de Hongrie accordèrent une somme considérable; les ministres firent des dons magnifiques; et Wallenstein lui-même sacrifia deux cent mille écus de ses biens particuliers pour hâter l'armement. Il soutint sur sa cassette les officiers pauvres; et, par son exemple, par un brillant avancement, par des promesses plus brillantes encore, il excita les riches à lever des troupes à leurs frais. Qui mettait un corps sur pied avec ses propres ressources en avait le commandement. Dans la nomination des officiers, la religion ne faisait aucune différence: l'expérience, la richesse et le courage étaient plus considérés que la croyance. Cette justice égale envers les différentes sectes, et plus encore la déclaration que l'armement actuel n'avait rien à démêler avec la religion, tranquillisèrent le sujet protestant et le portèrent à contribuer comme les autres aux charges publiques. En même temps, le duc ne négligea pas de négocier, en son propre nom, avec les États étrangers pour obtenir des hommes et de l'argent. Il décida le duc de Lorraine à marcher une seconde fois pour l'empereur; il fallut que la Pologne lui fournît des cosaques, l'Italie des munitions de guerre. Avant que le troisième mois fût écoulé, l'armée, rassemblée en Moravie, ne se montait pas à moins de quarante mille hommes, la plupart tirés de ce qui restait de la Bohême, de Moravie, de Silésie et des provinces allemandes de la maison d'Autriche. Ce que chacun avait jugé inexécutable, Wallenstein, à l'étonnement de toute l'Europe, l'avait accompli dans un très-court espace de temps. La magie de son nom, de son or et de son génie avait appelé sous les armes plus de milliers d'hommes qu'on n'eût espéré avant lui d'en rassembler de centaines. Fournie, jusqu'à la profusion, de toutes les choses nécessaires, commandée par des officiers expérimentés, enflammée d'un enthousiasme qui promettait la victoire, cette armée nouvelle n'attendait qu'un signe de son chef pour se montrer digne de lui par de valeureux exploits.
Le duc avait rempli sa promesse, l'armée était prête à entrer en campagne: alors il se retira et remit à l'empereur le soin de lui donner un général. Mais il eût été aussi facile de lever une seconde armée comme celle-là, que de trouver pour elle un autre chef que Wallenstein. Cette armée, qui promettait tant de choses, la dernière espérance de l'empereur, n'était rien qu'un prestige, aussitôt que se dissipait l'enchantement qui l'avait produite. Wallenstein lui avait donné l'être: sans lui, elle rentrait dans le néant, comme une création magique. Les officiers étaient engagés envers lui comme ses débiteurs, ou liés étroitement, comme ses créanciers, à son intérêt et à la durée de sa puissance: il avait donné les régiments à ses parents, à ses créatures, à ses favoris. C'était lui, lui seul, qui pouvait tenir aux troupes les enivrantes promesses par lesquelles il les avait attirées à son service. Sa parole donnée était pour tous la seule garantie de leurs audacieuses espérances; une confiance aveugle en sa toute-puissance était l'unique lien qui confondait en un vivant esprit de corps les différents mobiles de leur zèle. C'en était fait de la fortune de chacun, aussitôt que se retirait celui qui en avait garanti l'accomplissement.
Quoique le refus de Wallenstein ne fût nullement sérieux, il ne se servit pas moins avec beaucoup de succès de cet épouvantail pour arracher à l'empereur l'acceptation de ses conditions exorbitantes. Les progrès de l'ennemi rendaient le péril chaque jour plus pressant, et le secours était si près! Il dépendait d'un seul homme de mettre une prompte fin à la détresse générale. Pour la troisième et dernière fois, le prince d'Eggenberg reçut donc l'ordre de décider son ami, même au prix des plus durs sacrifices, à se charger du commandement.
Il le trouva à Znaïm, en Moravie, fastueusement environné des troupes dont il faisait convoiter la possession à l'empereur. L'orgueilleux sujet reçut l'envoyé de son souverain comme un suppliant. «Jamais, répondit-il, il ne pourrait se fier à un rétablissement qu'il devait uniquement à la détresse, non à la justice de l'empereur. A la vérité, on le cherchait maintenant que le danger était au comble, et qu'on n'espérait de salut que de son bras, mais le service rendu ferait bientôt retomber son auteur dans l'oubli, et l'ancienne sûreté ramènerait l'ancienne ingratitude. Toute sa gloire était compromise, s'il trompait l'attente que l'on fondait sur lui; et son bonheur, son repos, s'il réussissait de la satisfaire. Bientôt se réveillerait contre lui l'ancienne jalousie, et le monarque dépendant d'autrui ne ferait nulle difficulté de sacrifier une seconde fois aux convenances du moment un serviteur qui aurait cessé d'être nécessaire. Il valait mieux pour lui abandonner tout de suite et librement un poste d'où il serait d'ailleurs précipité tôt ou tard par les cabales de ses adversaires. Il n'attendait plus de sûreté et de contentement qu'au sein de la vie privée, et c'était uniquement pour obliger l'empereur qu'il s'était arraché pour quelque temps, et bien malgré lui, à son heureuse tranquillité.»
Le ministre, fatigué de cette longue comédie prit alors un ton plus sérieux et menaça l'obstiné Wallenstein de toute la colère du monarque, s'il persistait dans sa résistance. «La majesté de l'empereur, lui dit-il, s'était assez profondément abaissée, et, au lieu d'émouvoir sa générosité par la condescendance, elle n'avait fait que caresser son orgueil et accroître son opiniâtreté. S'il fallait qu'elle eût fait inutilement ce grand sacrifice, il ne répondait pas que le suppliant ne se changeât en maître et que le monarque ne vengeât sur le sujet rebelle sa dignité offensée. Quelque faute que Ferdinand pût avoir commise, l'empereur avait le droit d'exiger la soumission; l'homme pouvait se tromper, mais le souverain ne pouvait jamais avouer son erreur. Si le duc de Friedland avait souffert par une injuste sentence, il serait dédommagé de toutes ses pertes; la majesté souveraine pouvait guérir les blessures qu'elle-même avait faites. Réclamait-il des garanties pour sa personne et des dignités, l'équité de l'empereur ne lui refuserait aucune demande légitime. Seule, la majesté méprisée ne se pouvait apaiser par aucune réparation, et la désobéissance à ses ordres effaçait même le plus éclatant mérite. L'empereur avait besoin de ses services, et, comme empereur, il les exigeait. Quelque prix que Wallenstein voulût y mettre, l'empereur le lui accordait. Mais il voulait l'obéissance; sinon, le poids de sa colère écraserait l'indocile serviteur.»
Wallenstein, dont les vastes possessions, enclavées dans la monarchie autrichienne, étaient sans cesse à la merci du pouvoir impérial, sentit vivement que cette menace n'était pas vaine; mais ce ne fut pas la crainte qui surmonta enfin son obstination simulée. Ce langage impérieux ne lui découvrit que trop clairement la faiblesse et le désespoir qui en étaient la source; l'empressement de l'empereur à lui accorder toutes ses demandes lui persuada qu'il touchait au terme de ses vœux. Il se déclara donc vaincu par l'éloquence d'Eggenberg et le quitta pour aller rédiger ses conditions.
Le ministre n'attendait pas sans angoisse un écrit où le plus orgueilleux des serviteurs avait l'audace de dicter des lois au plus orgueilleux des princes. Mais, si faible que fût sa confiance en la modestie de son ami, les prétentions excessives contenues dans cet écrit dépassèrent cependant de bien loin ses craintes les plus vives. Wallenstein demandait une autorité suprême et absolue sur toutes les armées allemandes de la maison d'Autriche et d'Espagne, avec le pouvoir illimité de punir et de récompenser. Ni le roi de Hongrie, ni l'empereur lui-même n'auraient la permission de paraître à l'armée, et moins encore d'y faire aucun acte d'autorité. L'empereur ne devait y disposer d'aucun emploi, y distribuer aucune récompense; aucune lettre de grâce ne devait être valable sans la ratification de Wallenstein. Il disposerait seul, à l'exclusion de tous tribunaux de l'empereur et de l'Empire, de tout ce qui serait confisqué ou conquis en Allemagne. On lui céderait, à titre de récompense ordinaire, un domaine héréditaire impérial, et en outre, comme don extraordinaire, un des pays conquis dans l'Empire. Toute province autrichienne lui devait être ouverte, comme refuge aussitôt qu'il en aurait besoin. Il demandait de plus que le duché de Mecklembourg lui fût garanti dans le traité de paix futur; enfin il voulait un congé formel et signifié longtemps d'avance, si l'on devait juger nécessaire de lui retirer une seconde fois le généralat.
Vainement le ministre le pressa de modérer ces demandes, par lesquelles l'empereur allait être dépouillé de tous ses droits de souverain sur l'armée et abaissé à n'être qu'une créature de son général. On lui avait trop laissé voir l'absolue nécessité de ses services, pour être encore maître du prix qu'il faudrait les payer. Si la force des circonstances obligeait l'empereur de consentir à ces demandes, ce n'était pas un simple mouvement de vengeance et d'orgueil qui engageait le duc à les faire. Le plan de la révolte future était tracé, et l'on ne pouvait se passer pour l'accomplir d'aucun des avantages que Wallenstein cherchait à s'assurer dans son traité avec la cour. Ce plan exigeait que toute autorité en Allemagne fût ravie à l'empereur et passât dans les mains de son général: ce but était atteint aussitôt que Ferdinand aurait signé ces conditions. L'usage que Wallenstein se proposait de faire de son armée, et qui certes différait infiniment du dessein qu'on avait en la lui remettant, n'admettait aucun partage de pouvoir, et bien moins encore un pouvoir supérieur au sien. Pour qu'il fût le seul maître de leur volonté, il devait paraître aux yeux des soldats comme le seul maître de leur sort; pour se substituer insensiblement à son chef suprême, et attribuer à sa propre personne les droits de souveraineté que lui avait seulement prêtés la puissance suprême, il devait éloigner soigneusement celle-ci de la vue des troupes. De là son refus obstiné de souffrir, à l'armée, aucun prince de la maison d'Autriche. La liberté de disposer à son gré de tous les biens confisqués et conquis dans l'Empire lui offrait des moyens redoutables pour acheter des partisans et des instruments dociles, et pour jouer le dictateur en Allemagne, plus que jamais empereur ne se l'était permis en temps de paix. Par le droit de se servir au besoin des pays autrichiens comme de lieux de refuge, il obtenait la libre faculté de tenir l'empereur comme prisonnier dans ses propres États et par sa propre armée, d'épuiser la substance de ces provinces et de miner la puissance de l'Autriche dans ses fondements. Maintenant, quoi que le sort décidât, Wallenstein, par les conditions qu'il arrachait à l'empereur, avait également bien pourvu, dans tous les cas, à ses intérêts. Si les événements se montraient favorables à ses audacieux projets, ce traité lui en rendait l'exécution plus facile; si les conjonctures en déconseillaient l'exécution, du moins ce traité avait été pour lui le plus magnifique dédommagement. Mais comment pouvait-il croire valable un pacte qu'il arrachait à son maître et qui était fondé sur un crime? Comment pouvait-il espérer d'enchaîner l'empereur par une obligation qui condamnait à mort l'homme assez téméraire pour l'imposer? Cependant, ce criminel, digne de mort, était maintenant, dans toute la monarchie, le serviteur le plus indispensable, et Ferdinand, exercé à la feinte, lui accorda tout ce qu'il demandait.
Les troupes impériales avaient donc enfin un chef digne de ce nom. Tout autre pouvoir dans l'armée, même celui de l'empereur, cessa dès le moment où Wallenstein prit le bâton de commandement, et tout ce qui n'émanait pas de lui était de nulle valeur. Des rives du Danube jusqu'au Wéser et à l'Oder, on sentit le lever vivifiant de l'astre nouveau. Déjà un nouvel esprit anime les soldats de l'empereur; la guerre entre dans une nouvelle phase. Les espérances des catholiques se raniment, et le monde protestant observe avec inquiétude le changement des conjonctures.
Plus il avait fallu acheter à grand prix le nouveau général, plus, à la cour de l'empereur, on se croyait en droit d'espérer de grandes choses; mais le duc ne se pressa point de remplir cette attente. Aux portes de la Bohême, avec une formidable armée, il n'avait qu'à se montrer pour vaincre les Saxons affaiblis et ouvrir avec éclat sa nouvelle carrière en reconquérant ce royaume. Mais, satisfait d'inquiéter l'ennemi avec ses Croates, dans des engagements qui ne décidaient rien, il lui laissa en proie la meilleure partie du pays et marcha vers son but particulier à pas mesurés et tranquilles. Son plan n'était point de vaincre les Saxons, mais de s'unir avec eux. Uniquement occupé de cette affaire importante, il laissait, en attendant, reposer ses armes, afin de triompher d'autant plus sûrement par la voie des négociations. Il mit tout en œuvre pour détacher l'électeur de l'alliance suédoise, et Ferdinand lui-même, toujours disposé à la paix avec ce prince, approuva cette conduite. Mais les grandes obligations que les Saxons avaient aux Suédois étaient encore trop présentes à leur mémoire pour permettre une si honteuse perfidie; et, si même ils en avaient senti la tentation, le caractère équivoque de Wallenstein et le mauvais renom de la politique autrichienne ne leur permettaient de prendre aucune confiance en la sincérité des promesses du duc. Trop connu pour un trompeur dans son rôle d'homme d'État, il ne trouva nulle créance dans l'unique occasion où, vraisemblablement, il était sincère, et les circonstances ne souffraient pas encore que, en découvrant ses vrais motifs, il mît hors de doute la sincérité de ses intentions. Il résolut donc à contre-cœur d'arracher par la force des armes ce qu'il n'avait pu obtenir par la voie des négociations. Il rassembla promptement ses troupes et parut devant Prague, avant que les Saxons pussent secourir cette capitale. Après une courte résistance des assiégés, la trahison des capucins en ouvrit l'entrée à un de ses régiments, et la garnison, réfugiée dans le château, rendit les armes à des conditions honteuses. Maître de la capitale, il espéra, pour ses négociations à la cour de Saxe, un accueil plus favorable; toutefois, en même temps qu'il les renouvelait auprès du général d'Arnheim, il ne négligea pas de leur donner plus de poids par un coup décisif. Il ordonna d'occuper en toute hâte les étroits passages entre Aussig et Pirna, pour couper à l'armée saxonne le retour dans son pays; mais la célérité d'Arnheim la déroba heureusement au péril. Après la retraite de ce général, Égra et Leutmeritz, derniers asiles des Saxons, se rendirent au vainqueur, et le royaume rentra sous la domination de son souverain légitime en moins de temps qu'il n'avait été perdu.
Moins occupé des intérêts de son maître que de l'exécution de ses desseins, Wallenstein songea alors à porter la guerre en Saxe, pour contraindre l'électeur, en ravageant ses États, à un accommodement particulier avec l'empereur, ou plutôt avec le duc de Friedland. Mais, si peu accoutumé qu'il fût d'ailleurs à soumettre sa volonté à la force des circonstances, il comprit néanmoins la nécessité de subordonner, pour le moment, à une affaire plus pressante son projet favori. Tandis qu'il chassait les Saxons de la Bohême, Gustave-Adolphe avait remporté sur le Rhin et sur le Danube les victoires que nous avons racontées, et déjà il avait porté la guerre, à travers la Franconie et la Souabe, aux limites de la Bavière. Maximilien, battu au bord du Lech et privé de son meilleur appui par la mort de Tilly, insistait auprès de l'empereur pour qu'il envoyât au plus vite de Bohême à son secours le duc de Friedland, et éloignât le danger de l'Autriche même, en défendant la Bavière. Il adressa sa prière à Wallenstein lui-même, et lui demanda de la manière la plus pressante de détacher du moins, en attendant, quelques régiments à son aide, jusqu'à ce qu'il vînt lui-même, avec l'armée principale. Ferdinand appuya cette prière de toute son influence, et les courriers se succédèrent auprès de Wallenstein pour le déterminer à marcher sur le Danube.
Mais on put voir alors combien Ferdinand avait sacrifié de son autorité en remettant à d'autres mains son pouvoir sur les troupes et les droits du commandement. Indifférent aux prières de Maximilien, sourd aux ordres réitérés de l'empereur, Wallenstein demeura inactif en Bohême et abandonna l'électeur à son sort. Le souvenir des mauvais services que Maximilien lui avait rendus autrefois auprès de l'empereur, à la diète de Ratisbonne, s'était gravé profondément dans le cœur implacable de Friedland, et les récents efforts de l'électeur pour empêcher son rétablissement n'étaient pas restés un secret pour lui. Le moment était venu de venger cette injure, et l'électeur éprouva durement qu'il s'était fait un ennemi du plus vindicatif des hommes. «La Bohême, répondit Wallenstein, ne pouvait rester sans défense, et le meilleur moyen de couvrir l'Autriche était de laisser l'armée suédoise s'affaiblir devant les forteresses de Bavière.» C'est ainsi qu'il châtiait son ennemi par le bras des Suédois; et, tandis que les places tombaient l'une après l'autre dans leurs mains, il laissait l'électeur languir vainement à Ratisbonne dans l'attente de son arrivée. Ce fut seulement quand la complète soumission de la Bohême ne lui laissa plus d'excuse, et quand les conquêtes de Gustave-Adolphe en Bavière menacèrent l'Autriche elle-même d'un danger prochain, qu'il céda aux sollicitations de l'électeur et de l'empereur, et qu'il se résolut à opérer avec Maximilien la réunion longtemps désirée, qui, d'après l'espoir général des catholiques, devait décider du sort de toute la campagne.
Gustave-Adolphe lui-même, qui avait trop peu de monde pour tenir tête aux seules forces de Wallenstein, craignit la jonction de deux armées si puissantes, et l'on s'étonne avec raison qu'il n'ait pas montré plus d'activité pour l'empêcher. Il semble avoir trop compté sur la haine qui divisait les deux chefs et ne permettait d'attendre aucune association de leurs armes pour un but commun; et quand l'événement démentit ses conjectures, il n'était plus temps de réparer cette faute. A la première nouvelle certaine qu'il reçut de leur dessein, il courut, il est vrai, dans le haut Palatinat, pour fermer le chemin à l'électeur; mais celui-ci avait déjà pris les devants, et la jonction s'était opérée auprès d'Égra.
Wallenstein avait choisi cette place frontière pour théâtre du triomphe qu'il était à la veille de remporter sur son orgueilleux adversaire. Non content de le voir à ses pieds comme un suppliant, il lui imposait encore la dure loi de laisser derrière lui ses États sans défense, de venir de bien loin au-devant de son protecteur, et de faire, par une avance si marquée, l'humiliant aveu de sa détresse et de ses besoins. Le prince orgueilleux se soumit, même à cet abaissement, avec tranquillité. Ce n'était pas sans un pénible combat qu'il s'était décidé à devoir sa délivrance à celui qui n'aurait jamais eu un tel pouvoir si les choses étaient allées selon ses vœux; mais, une fois décidé, il était assez homme pour supporter toute offense inséparable de sa résolution, et il était assez maître de lui-même pour mépriser de petites souffrances lorsqu'il s'agissait de poursuivre un grand but.
Mais, autant il en avait coûté pour rendre seulement possible cette réunion, autant il était difficile de s'accorder sur les conditions auxquelles elle devait avoir lieu et se maintenir. Les forces combinées devaient être sous les ordres d'un seul général, si l'on voulait atteindre le but de la réunion; et des deux côtés on sentait également peu d'inclination à se soumettre à l'autorité d'un rival. Si Maximilien s'appuyait sur sa dignité d'électeur, sur la splendeur de sa race, sur sa haute position dans l'Empire, Wallenstein ne fondait pas de moindres prétentions sur sa gloire militaire et sur le pouvoir illimité que l'empereur lui avait conféré. Autant la fierté du prince se révoltait de se trouver sous les ordres d'un serviteur impérial, autant l'orgueil de Friedland était flatté par la pensée de prescrire des lois à un esprit si impérieux. On en vint là-dessus à une lutte opiniâtre, mais qui finit, par un accord mutuel, à l'avantage de Wallenstein. Le commandement des deux armées, surtout aux jours de combat, lui fut attribué sans restriction, et tout pouvoir fut ôté à l'électeur de changer l'ordre de bataille et même la marche de l'armée. Il ne se réserva rien que le droit de punir et de récompenser ses propres soldats, et la libre disposition de ses troupes aussitôt qu'elles agiraient séparées de celles de l'empereur.
Après ces préliminaires, on hasarda enfin de paraître aux yeux l'un de l'autre; mais ce ne fut qu'après s'être promis l'oubli complet du passé et avoir réglé avec la dernière exactitude les formalités de l'acte de réconciliation. Comme ils en étaient convenus, les deux princes s'embrassèrent, à la vue de leurs troupes, et se donnèrent des assurances réciproques d'amitié, tandis que leurs cœurs débordaient de haine. A la vérité, Maximilien, consommé dans l'art de la dissimulation, fut assez maître de lui pour ne pas trahir par un seul trait de son visage ses véritables sentiments; mais dans les yeux de Wallenstein étincelait la maligne joie du triomphe, et la contrainte visible de tous ses mouvements décelait la force de la passion qui maîtrisait son cœur orgueilleux.
Les troupes combinées, bavaroises et impériales, composaient maintenant une armée d'environ soixante mille hommes, la plupart soldats éprouvés, devant lesquels le roi de Suède ne pouvait risquer de se montrer en campagne. Aussi, après avoir tenté vainement d'empêcher leur jonction, il se retira à la hâte sur la Franconie, et attendit un mouvement décisif de l'ennemi pour prendre sa résolution. La position de l'armée combinée, entre les frontières de Saxe et de Bavière, fit douter quelque temps encore si elle transporterait le théâtre de la guerre dans le premier de ces deux pays, ou si elle chercherait à éloigner les Suédois du Danube et à délivrer la Bavière. Arnheim avait dégarni la Saxe de troupes, pour faire des conquêtes en Silésie, non sans avoir l'intention secrète, comme beaucoup l'en accusent, de faciliter au duc de Friedland l'entrée de l'électorat et de pousser plus vivement l'esprit irrésolu de Jean-Georges à un accommodement avec l'empereur. Gustave-Adolphe lui-même, dans la persuasion que les vues de Wallenstein étaient dirigées contre la Saxe, y envoya promptement, pour ne pas laisser son allié sans secours, un renfort considérable, fermement résolu à le suivre avec toutes ses forces, aussitôt que les circonstances le permettraient. Mais bientôt les mouvements de l'armée de Friedland lui firent voir que c'était contre lui-même qu'elle avançait, et la marche du duc à travers le haut Palatinat mit la chose hors de doute. Il s'agissait maintenant pour Gustave de songer à sa propre sûreté, de combattre moins pour la domination que pour son existence en Allemagne, et d'emprunter ses moyens de salut à la fertilité de son génie. L'approche de l'ennemi le surprit avant qu'il eût eu le temps de rallier à lui ses troupes, répandues dans toute l'Allemagne, et d'appeler à son secours les princes alliés. Beaucoup trop faible par le nombre pour être en état d'arrêter la marche de l'ennemi, il n'avait plus que le choix de se jeter dans Nuremberg et de courir le risque de s'y voir enfermé par les forces de Wallenstein et vaincu par la famine, ou de sacrifier cette ville et d'attendre des renforts sous le canon de Donawert. Indifférent aux fatigues et aux dangers, lorsqu'il entendait la voix de l'humanité et l'appel de l'honneur, il choisit, sans hésiter, le premier parti, fermement résolu de s'ensevelir, avec toute son armée, sous les ruines de Nuremberg, plutôt que de fonder son salut sur la perte de cette ville alliée.
Aussitôt on fit des préparatifs pour entourer d'un retranchement la ville avec tous les faubourgs et établir, dans l'enceinte, un camp fortifié. Des milliers de bras se mirent sur-le-champ à cet immense ouvrage, et tous les habitants de Nuremberg furent enflammés d'un zèle héroïque, pour dévouer à la cause commune leur sang, leur vie, leurs biens. Un fossé, profond de huit pieds et large de douze, environna toutes les fortifications; les lignes furent défendues par des redoutes et des bastions, les avenues par des demi-lunes. La Pegnitz, qui traverse Nuremberg, partageait tout le camp en deux demi-cercles, reliés par des ponts nombreux. Environ trois cents pièces d'artillerie tiraient des remparts de la ville et des retranchements du camp. Les paysans des villages voisins et les bourgeois de Nuremberg mirent la main à l'œuvre, de concert avec les soldats suédois, en sorte que, dès le septième jour, l'armée put occuper le camp, et que, le quatorzième, tout cet immense ouvrage fut achevé.
Tandis que ces choses se passaient hors des murs, les magistrats de la ville étaient occupés à remplir les magasins et à se fournir de toutes les munitions de guerre et de bouche pour un long siége. Ils ne négligèrent pas non plus de pourvoir, par de rigoureuses mesures de propreté, à la santé des habitants, que pouvait aisément mettre en péril l'affluence de tant de monde. Afin de pouvoir soutenir le roi, en cas de nécessité, tout ce qu'il y avait de jeunes gens dans la bourgeoisie de Nuremberg fut enrôlé et exercé aux armes; la milice de la ville déjà existante fut renforcée considérablement, et l'on mit sur pied un nouveau régiment, divisé en vingt-quatre compagnies, désignées par les lettres de l'ancien alphabet. Sur ces entrefaites, Gustave avait appelé à son secours ses alliés, le duc Guillaume de Weimar et le landgrave de Hesse-Cassel, et il avait ordonné à ses généraux, aux bords du Rhin, en Thuringe et dans la basse Saxe, de se mettre en marche promptement et de le joindre avec leurs troupes à Nuremberg. Son armée, qui était campée en dedans des lignes de cette ville impériale, ne s'élevait pas à beaucoup plus de seize mille hommes: ce n'était pas même le tiers de l'armée ennemie.
Cependant, celle-ci s'était avancée à petites journées jusqu'à Neumarkt, où le duc Friedland passa une revue générale. Transporté, à la vue de cette masse formidable, il ne put retenir une vanterie de jeune homme: «On verra dans quatre jours, s'écria-t-il, qui, du roi de Suède ou de moi, sera le maître du monde.» Cependant, malgré sa grande supériorité, il ne fit rien pour réaliser cette fière promesse, et négligea même l'occasion d'écraser son ennemi, quand celui-ci fut assez téméraire pour se présenter devant lui hors de ses lignes. «On a livré assez de batailles, répondit-il à ceux qui le pressaient d'attaquer; il est temps de suivre une autre méthode.» On vit dès ce moment combien l'on avait gagné à trouver un général dont la réputation, déjà établie, n'avait pas besoin des entreprises hasardées par lesquelles d'autres se hâtent nécessairement de se faire un nom. Persuadé que le courage désespéré de l'ennemi vendrait très-chèrement la victoire, et qu'une défaite, essuyée dans ces contrées, ruinerait sans ressource les affaires de l'empereur, il se contenta de consumer par un long siége l'ardeur guerrière de son ennemi, et, en lui enlevant toute occasion de se livrer à l'impétuosité de son courage, il lui ravit justement l'avantage qui l'avait rendu jusqu'alors invincible. Ainsi donc, sans faire la moindre entreprise, il établit, derrière la Rednitz, vis-à-vis de Nuremberg, un camp fortement retranché, et, par cette position bien choisie, il intercepta, aussi bien pour la ville que pour le camp, tous les approvisionnements de Franconie, de Souabe et de Thuringe. Il tenait donc le roi assiégé en même temps que la ville et se flattait de lasser lentement, mais d'autant plus sûrement, par la famine et les maladies, le courage de son adversaire, qu'il n'avait nulle envie de mettre à l'épreuve en bataille rangée.
Mais il connaissait trop peu les ressources et les forces de Gustave-Adolphe et n'avait pas veillé suffisamment à se garantir lui-même du sort qu'il lui préparait. Les paysans de tout le territoire voisin avaient fui avec leurs provisions, et les fourrageurs de Friedland étaient obligés de se battre avec les Suédois pour le peu qui restait. Le roi épargna les magasins de la ville, aussi longtemps qu'il fut possible de s'approvisionner dans le voisinage, et ces courses de part et d'autre amenèrent entre les Croates et les Suédois une guerre continuelle, dont tous les environs offraient les affreux vestiges. Il fallait conquérir, l'épée à la main, les nécessités de la vie, et les partis n'osaient plus se hasarder à fourrager sans une escorte nombreuse. Du moins, aussitôt que les troupes du roi éprouvaient la disette, la ville de Nuremberg leur ouvrait ses magasins; mais Wallenstein était contraint d'approvisionner les siennes de fort loin. Un grand convoi, acheté en Bavière, était en route pour son camp, et il avait détaché mille hommes pour l'amener en sûreté. Gustave-Adolphe, qui en fut informé, expédia aussitôt un régiment de cavalerie, pour s'emparer de ces vivres, et l'obscurité de la nuit favorisa l'entreprise. Tout le convoi tomba dans les mains des Suédois, avec la ville où il s'était arrêté; l'escorte impériale fut taillée en pièces, près de douze cents têtes de bétail furent enlevées, et mille voitures chargées de pain, qu'il n'était pas facile d'emmener, furent brûlées. Sept régiments, que le duc de Friedland avait fait avancer vers Altdorf, pour protéger le convoi impatiemment attendu, furent, après un combat opiniâtre, dispersés par le roi, qui s'était également avancé pour couvrir la retraite des siens, et repoussés dans le camp impérial, avec une perte de quatre cents hommes. Tant de contrariétés, et la fermeté du roi, si peu prévue de Friedland, lui firent regretter d'avoir laissé échapper l'occasion d'une bataille. Maintenant, la force du camp suédois rendait toute attaque impossible, et la jeunesse armée de Nuremberg était pour le roi une fertile école militaire, au moyen de laquelle il pouvait réparer à l'instant toutes ses pertes. Le défaut de vivres ne se faisait pas moins sentir dans le camp impérial que dans le camp suédois, et il était au moins très-difficile de prévoir quel serait celui des deux partis qui forcerait l'autre à quitter le premier sa position.
Les deux armées étaient restées quinze jours en présence, couvertes par des retranchements également inexpugnables, sans risquer rien de plus que de légères courses et d'insignifiantes escarmouches. De part et d'autre, des maladies contagieuses, suite naturelle de la mauvaise nourriture et de l'entassement des troupes, avaient plus enlevé de monde que le fer de l'ennemi, et la détresse croissait de jour en jour. Enfin les secours, longtemps attendus, parurent dans le camp suédois, et ces renforts considérables permirent au roi d'obéir à sa bravoure naturelle et de briser les chaînes qui l'avaient retenu jusqu'alors.
Conformément à son invitation, le duc Guillaume de Weimar avait formé, en toute hâte, au moyen des garnisons de la basse Saxe et de la Thuringe, un corps d'armée, auquel se joignirent, en Franconie, quatre régiments saxons et bientôt après, sous Kitzingen, les troupes du Rhin, que le landgrave Guillaume de Hesse-Cassel et le comte palatin de Birkenfeld envoyaient au secours du roi. Le chancelier Oxenstiern se chargea de conduire cette armée combinée au lieu de sa destination. Après avoir encore fait sa jonction, à Windsheim, avec le duc Bernard de Weimar et le général suédois Banner, il s'avança rapidement jusqu'à Bruck et Eltersdorf, où il passa la Regnitz, et arriva heureusement dans le camp suédois. Ce secours montait à près de cinquante mille hommes et amenait soixante canons et quatre mille chariots de bagage. Gustave-Adolphe se voyait donc à la tête d'environ soixante-dix mille combattants, sans même compter la milice de la ville de Nuremberg, qui pouvait, au besoin, mettre en campagne trente mille robustes bourgeois. Formidable armée, opposée à une autre qui ne l'était pas moins! Toute la guerre paraissait maintenant concentrée en une seule bataille, pour recevoir enfin sa dernière solution. L'Europe, partagée, avait les yeux fixés sur cette arène, où les forces des deux puissances belligérantes convergeaient comme dans un redoutable foyer.
Mais, si l'on avait été réduit à lutter avec la disette avant l'arrivée des secours, ce fléau s'accrut désormais d'une manière effrayante dans les deux camps, car Wallenstein avait aussi fait venir de la Bavière de nouveaux renforts. Outre les cent vingt mille soldats qui étaient en présence, outre un nombre de chevaux qui s'élevait, pour les deux armées, à plus de cinquante mille; outre les habitants de Nuremberg, qui surpassaient de beaucoup en nombre l'armée suédoise, on comptait, seulement dans le camp de Wallenstein, quinze mille femmes et autant de charretiers et de valets; on n'en comptait pas beaucoup moins dans le camp suédois. La coutume de ce temps-là permettait au soldat de mener avec lui sa famille en campagne. Chez les Impériaux, une foule innombrable de femmes de mauvaise vie suivaient l'armée, et la sévère surveillance exercée sur les mœurs dans le camp suédois, ne permettant aucun désordre, encourageait par là même les mariages légitimes. Des écoles régulières de campagne étaient établies pour la jeune génération, dont ce camp était la patrie, et l'on en tirait une excellente race de soldats, en sorte que, durant une longue guerre, les armées pouvaient se recruter par elles-mêmes. Il ne faut pas s'étonner si ces nations errantes affamaient tous les cantons où elles séjournaient, et si cette multitude superflue faisait monter à des prix excessifs les choses nécessaires à la vie. Les moulins autour de Nuremberg ne suffisaient pas à moudre le grain que chaque journée consommait, et cinquante mille livres de pain, que la ville livrait par jour au camp, irritaient la faim sans la satisfaire. Les soins vraiment admirables des magistrats de Nuremberg ne purent empêcher qu'une grande partie des chevaux ne périt par le manque de fourrage et que la violence croissante des épidémies ne mît chaque jour plus de cent hommes au tombeau.
Pour mettre un terme à ces souffrances, Gustave-Adolphe, plein de confiance en la supériorité de ses forces, sortit enfin de ses lignes le cinquante-cinquième jour, se présenta à l'ennemi en ordre de bataille, et fit canonner le camp de Friedland par trois batteries, dressées sur le bord de la Rednitz. Mais le duc resta immobile dans ses retranchements et se contenta de répondre de loin à ce défi avec le feu des mousquets et des canons. Consumer le roi par l'inaction et vaincre sa persévérance par la famine était sa résolution mûrement réfléchie; et aucune représentation de Maximilien, aucune marque d'impatience de l'armée, aucune raillerie de l'ennemi, ne purent ébranler cette résolution. Trompé dans son espérance et pressé par le progrès de la disette, Gustave-Adolphe voulut alors risquer l'impossible: le dessein fut formé d'assaillir ce camp, que l'art et la nature rendaient également inexpugnable.
Après avoir confié la défense du sien à la milice de Nuremberg, il sortit en ordre de bataille, le jour de la Saint-Barthélemy, le cinquante-huitième depuis que l'armée avait occupé ses retranchements, et il passa la Rednitz près de Fürth, où il eut peu de peine à faire plier les avant-postes. Sur les hauteurs escarpées, situées entre la Biber et la Rednitz, et nommées le Vieux-Fort et Altenberg, était posté le corps principal de l'ennemi, et le camp même, commandé par ces hauteurs, s'étendait à perte de vue dans la campagne. Toute la force de l'artillerie était rassemblée sur ces collines. Des fossés profonds entouraient des remparts inaccessibles; d'épais abatis et des palissades aiguës fermaient les abords de la montagne escarpée, du sommet de laquelle Wallenstein, calme et tranquille comme un dieu, lançait ses foudres à travers de noirs nuages de fumée. Derrière les parapets, le feu perfide des mousquets épiait l'assaillant téméraire, et une mort certaine le menaçait par la gueule ouverte de cent canons. Ce fut contre ce poste périlleux que Gustave-Adolphe dirigea son attaque, et cinq cents mousquetaires, soutenus par peu de fantassins (un grand nombre ne pouvait engager à la fois le combat dans cet espace étroit), eurent l'avantage peu envié de se jeter les premiers dans le gouffre béant de la mort. L'attaque est furieuse, la résistance terrible. Exposés sans abri à toute la violence de l'artillerie ennemie, exaspérés à la vue de la mort inévitable, ces guerriers intrépides gravissent la colline, qui soudain se transforme en un volcan enflammé et vomit sur eux, au milieu des tonnerres, une grêle de fer. La grosse cavalerie s'élance aussitôt par les ouvertures que les boulets ennemis ont faites dans ce bataillon compact; les rangs serrés se désunissent, et cette bande intrépide de héros, vaincue par la double puissance de la nature et des hommes, prend la fuite, après avoir laissé sur la place une centaine de morts. C'étaient des Allemands, à qui la partialité de Gustave avait assigné l'honneur meurtrier de la première attaque. Irrité de leur retraite, il conduit maintenant à l'assaut ses Finlandais, pour faire rougir la lâcheté allemande devant le courage des hommes du Nord. Les Finlandais, accueillis par la même pluie de feu, plient à leur tour devant des forces supérieures. Un régiment de troupes fraîches les remplace, pour renouveler l'attaque avec aussi peu de succès. Il est relevé par un quatrième, un cinquième, un sixième: en sorte que, pendant un combat de dix heures, tous les régiments attaquèrent, et tous se retirèrent sanglants et déchirés du champ de bataille. Mille corps mutilés jonchent la terre, et Gustave invincible poursuit l'attaque, et Wallenstein inébranlable se maintient dans sa forteresse.
Sur ces entrefaites, la cavalerie impériale et l'aile gauche des Suédois, postée dans un petit bois sur la Rednitz, ont engagé un violent combat, où le succès est balancé et l'ennemi tantôt vaincu, tantôt vainqueur. Des deux parts, le sang coule avec la même abondance, et une valeur égale se déploie. Le duc de Friedland, comme le prince Bernard de Weimar, a son cheval tué sous lui; le roi lui-même a la semelle de sa botte emportée par un boulet. L'attaque et la résistance se renouvellent avec une fureur obstinée, jusqu'au moment où la nuit vient enfin obscurcir le champ de bataille et inviter au repos les combattants acharnés. Mais les Suédois sont déjà trop avancés pour que la retraite se puisse entreprendre sans péril. Tandis que le roi cherche à découvrir un officier, pour envoyer par lui aux régiments l'ordre de la retraite, se présente à lui le colonel Hebron, vaillant Écossais, que son courage avait seul entraîné hors du camp, pour partager les périls de la journée. Irrité contre le roi, qui lui avait préféré, peu auparavant, pour une action périlleuse, un colonel plus jeune que lui, il avait fait précipitamment le vœu de ne plus tirer l'épée pour lui. Gustave-Adolphe se tourne de son côté, et, louant son courage, le prie de porter aux régiments l'ordre de la retraite. «Sire, réplique le vaillant soldat, c'est l'unique service que je ne puisse refuser à Votre Majesté, car il y a là quelques risques à courir.» Et aussitôt il part au galop pour exécuter la commission. Dans la chaleur du combat, le duc Bernard de Weimar s'était, il est vrai, emparé d'une éminence au-dessus du Vieux-Fort, d'où l'on pouvait battre la montagne et tout le camp; mais une violente averse, tombée pendant la nuit, rendait la côte si glissante, qu'il fut impossible d'y monter des canons, et il fallut quitter volontairement un poste acheté par des flots de sang. Se défiant de la fortune, qui l'avait abandonné dans ce jour décisif, le roi n'osa pas continuer l'assaut, le lendemain, avec des troupes épuisées, et, pour la première fois, vaincu, parce qu'il n'était pas vainqueur, il ramena ses troupes derrière la Rednitz. Deux mille morts, qu'il laissait sur le champ de bataille, attestaient sa perte, et le duc de Friedland resta invaincu dans ses lignes.
Après cette action, les armées demeurèrent encore quinze jours campées en présence, chacune dans l'espoir de forcer l'autre à déloger la première. Plus s'épuisait chaque jour la petite provision de vivres, plus croissaient horriblement les souffrances de la famine, et plus le soldat devenait farouche: les paysans du voisinage étaient les victimes de sa brutale rapacité. Le progrès de la disette relâchait tous les liens de la discipline et de l'ordre dans le camp suédois; les troupes allemandes se signalaient surtout par les violences qu'elles exerçaient indistinctement sur les amis et les ennemis. La faible main d'un seul homme ne pouvait arrêter une licence qui trouvait une sorte d'approbation dans le silence des officiers inférieurs, et souvent même un encouragement dans leur funeste exemple. Le roi était profondément affligé de cette honteuse décadence de la discipline, dont il avait été fier jusqu'alors, à si bon droit; et l'énergie avec laquelle il reproche aux officiers allemands leur négligence atteste la vivacité de ses sentiments. «C'est vous, Allemands, s'écrie-t-il, c'est vous-mêmes qui pillez votre patrie et qui déchaînez vos fureurs contre vos propres coreligionnaires. Dieu me soit témoin que je vous abhorre; vous m'inspirez un profond dégoût, et mon cœur se remplit d'amertume quand je vous regarde. Vous violez mes ordres; vous êtes cause que le monde me maudit, que les larmes de l'innocente pauvreté me poursuivent, qu'il me faut entendre dire ouvertement: Le roi, notre ami, nous fait plus de mal que nos plus cruels ennemis. Pour vous, j'ai dépouillé ma couronne de ses trésors et dépensé plus de quarante tonnes d'or, et je n'ai pas reçu de votre Empire d'Allemagne de quoi me faire un méchant habit. Je vous ai donné tout ce que Dieu m'a dispensé, et, si vous eussiez observé mes lois, je vous aurais distribué avec joie tout ce qu'il pourra me donner encore. Votre défaut de discipline me persuade que vous avez de mauvaises intentions, quelques raisons que je puisse avoir de louer votre courage.»
Nuremberg avait fait des efforts qui étaient au-dessus de ses moyens pour nourrir, pendant onze semaines, l'immense multitude entassée sur son territoire; mais enfin les ressources s'épuisèrent, et le roi, comme chef de l'armée la plus nombreuse, dut se résoudre le premier à partir. Nuremberg avait enseveli plus de dix mille de ses habitants, et Gustave-Adolphe avait perdu environ vingt mille soldats par la guerre et les maladies. Toutes les campagnes voisines étaient dévastées, les villages en cendres; les paysans, dépouillés, languissaient sur les chemins; l'air était empoisonné de vapeurs pestilentielles; des maladies dévorantes, engendrées, développées par la misérable nourriture, par les émanations d'un camp si populeux et de tant de cadavres putréfiés, enfin par la chaleur brûlante des jours caniculaires, exerçaient leurs ravages sur les hommes et les animaux, et, longtemps encore après le départ des armées, la disette et la misère accablèrent le pays. Ému de la désolation générale, et sans espoir de vaincre l'obstination de Friedland, le roi leva son camp le 8 septembre, et quitta Nuremberg, après l'avoir pourvu, pour sa défense, d'une garnison suffisante. Il passa en ordre de bataille devant l'ennemi, qui resta immobile et ne fit pas la moindre tentative pour inquiéter son départ. Il dirigea sa marche vers Neustadt, sur l'Aisch, et vers Windsheim, où il resta cinq jours, afin de rafraîchir ses troupes et de se trouver à portée de Nuremberg, si l'ennemi faisait quelque entreprise contre cette ville. Mais Wallenstein, qui avait, tout autant que lui, besoin de se refaire, n'avait attendu que la retraite des Suédois pour commencer la sienne. Cinq jours après, il abandonna aussi son camp près de Zirndorf, et le livra aux flammes. Cent colonnes de fumée, qui, des villages incendiés, s'élevèrent au ciel tout alentour, annoncèrent son départ et montrèrent à la ville consolée à quel sort elle avait elle-même échappé. Sa marche, dirigée sur Forchheim, fut marquée par les plus affreux ravages; mais il avait déjà trop d'avance pour que le roi pût l'atteindre. Alors Gustave partagea son armée, que le pays épuisé ne pouvait nourrir, afin de garder, avec une des divisions, la Franconie, et de poursuivre en personne, avec l'autre, ses conquêtes en Bavière.
Cependant, l'armée impériale et bavaroise avait pénétré dans l'évêché de Bamberg, où le duc de Friedland passa une seconde revue. Il trouva cette armée de soixante mille hommes réduite par la désertion, les combats et les maladies, à vingt-quatre mille, dont le quart était des troupes bavaroises. Ainsi le champ de Nuremberg avait plus affaibli les deux partis que deux grandes batailles perdues, sans avoir avancé la guerre d'un seul pas vers son terme, ni satisfait la vive attente de l'Europe par un seul événement décisif. A la vérité, cette diversion avait fait trêve, pour quelque temps, aux conquêtes du roi en Bavière, et préservé l'Autriche même d'une invasion ennemie; mais, en s'éloignant de Nuremberg, on rendait à Gustave-Adolphe la pleine liberté de faire encore de la Bavière le théâtre de la guerre. Indifférent au sort de ce pays, et lassé de la contrainte que lui imposait sa réunion avec l'électeur, le duc de Friedland saisit avidement l'occasion de se séparer de cet importun associé et de poursuivre avec une nouvelle ardeur ses projets favoris. Toujours fidèle à son premier plan de séparer la Saxe des Suédois, il fit choix de ce pays pour les quartiers d'hiver de ses troupes, et il espéra, par sa pernicieuse présence, imposer d'autant plus vite à l'électeur une paix séparée.
Le moment ne pouvait être plus favorable pour cette entreprise. Les Saxons s'étaient jetés en Silésie, où, réunis avec des auxiliaires du Brandebourg et de la Suède, ils remportaient chaque jour de nouveaux avantages sur les troupes de l'empereur. Par une diversion dans les États mêmes de l'électeur, on sauvait la Silésie, et la chose était d'autant plus facile, que la Saxe, par la guerre de Silésie, était dégarnie de défenseurs et de toutes parts ouverte à l'ennemi. La nécessité de sauver un État héréditaire de l'Autriche faisait tomber toutes les objections de Maximilien, et, sous le masque d'un zèle patriotique pour le bien de l'empereur, on pouvait sacrifier le duc de Bavière avec d'autant moins de scrupules. En laissant son riche pays en proie au roi de Suède, on espérait n'être pas inquiété par ce dernier dans l'entreprise sur la Saxe, et la froideur croissante entre ce monarque et la cour de Dresde ne faisait d'ailleurs craindre de sa part que peu de zèle pour la délivrance de Jean-Georges. Ainsi donc, abandonné de nouveau par son astucieux défenseur, Maximilien se sépara de Wallenstein à Bamberg, pour secourir, avec le faible reste de ses troupes, son pays réduit à l'impuissance, et l'armée impériale, sous la conduite de Friedland, dirigea sa marche, par Baireuth et Cobourg, sur la forêt de Thuringe.
Holk, un des généraux de l'empereur, avait déjà été envoyé en avant dans le Voigtland, avec six mille hommes, pour dévaster par le fer et le feu cette province sans défense. On le fit suivre bientôt de Gallas, autre général de Friedland, et non moins fidèle instrument de ses ordres barbares. Enfin Pappenheim fut encore appelé de la basse Saxe, pour renforcer l'armée affaiblie de Wallenstein et mettre le comble à la misère de la Saxe. Les églises détruites, les villages réduits en cendres, les maisons ravagées, la spoliation des familles, les assassinats, signalèrent la marche de ces troupes barbares: toute la Thuringe, le Voigtland et la Misnie furent écrasés par ce triple fléau. Mais ce n'étaient là que les avant-coureurs d'une plus grande calamité, dont le duc lui-même, à la tête de l'armée principale, menaçait la malheureuse Saxe. Après avoir laissé, dans sa marche à travers la Franconie et la Thuringe, les plus effroyables monuments de sa fureur, il parut avec toutes ses forces dans le cercle de Leipzig, et la ville, après une courte défense, fut contrainte de se rendre. Son dessein était d'avancer jusqu'à Dresde et de dicter des lois à l'électeur, par la soumission de tout le pays. Déjà il s'approchait de la Mulda, pour écraser, avec ses forces supérieures, l'armée saxonne, qui avait marché à sa rencontre jusqu'à Torgau, quand l'arrivée du roi de Suède à Erfurt vint mettre à ses plans de conquête un terme inattendu. Pressé entre les armées saxonne et suédoise, que le duc Georges de Lunebourg menaçait encore d'augmenter en s'avançant de la basse Saxe, Friedland recula promptement vers Mersebourg, pour s'y réunir avec Pappenheim et repousser vigoureusement les Suédois qui venaient à lui.
Gustave-Adolphe n'avait pas vu sans une grande inquiétude les artifices que prodiguaient l'Espagne et l'Autriche pour détacher de lui son allié. Plus son traité avec la Saxe était important pour lui, plus il avait raison de craindre le caractère inconstant de Jean-Georges. Jamais il n'avait existé entre lui et l'électeur une amitié sincère. Un prince fier de son importance politique et accoutumé à se considérer comme le chef de son parti devait trouver dangereuse et oppressive l'intervention d'une puissance étrangère dans les affaires de l'Empire, et le mécontentement avec lequel il observait les progrès de cet étranger importun n'avait pu céder, pour quelque temps, qu'à l'extrême danger de ses domaines. L'autorité croissante du roi en Allemagne, son influence prépondérante sur les membres protestants de l'Empire, les preuves, fort peu douteuses, de ses desseins ambitieux, assez inquiétants pour appeler toute la vigilance des États de l'Empire, éveillaient chez l'électeur mille craintes, que les négociateurs impériaux savaient habilement nourrir et augmenter. Chaque démarche arbitraire du roi, chaque demande, si équitable qu'elle fût, qu'il adressait aux princes de l'Empire, donnaient sujet à l'électeur de faire des plaintes amères, qui semblaient annoncer une rupture prochaine. Les généraux mêmes des deux partis laissaient paraître, chaque fois qu'ils devaient agir ensemble, des marques nombreuses de la jalousie qui divisait leurs maîtres. La répugnance naturelle de Jean-Georges pour la guerre et son dévouement à l'Autriche, que rien encore n'avait pu étouffer, favorisaient les efforts d'Arnheim, qui, toujours d'intelligence avec Wallenstein, travaillait sans relâche à ménager un accommodement particulier entre l'empereur et son maître, et, si ses représentations ne trouvèrent longtemps aucun accès, la suite fit voir enfin qu'elles n'étaient pas demeurées absolument inefficaces.
Gustave-Adolphe, justement alarmé des conséquences que la défection d'un si important allié devait avoir pour toute son existence future en Allemagne, ne négligea aucun moyen d'empêcher ce funeste événement, et jusqu'alors ses représentations n'avaient pas manqué entièrement leur effet sur l'électeur. Mais les forces redoutables sur lesquelles l'empereur appuyait ses propositions séduisantes, et les calamités qu'il menaçait d'accumuler sur la Saxe, en cas d'un plus long refus, pouvaient enfin, si l'on abandonnait l'électeur sans défense à ses ennemis, triompher de sa persévérance, et cette indifférence envers un allié si important pouvait détruire pour jamais la confiance des autres amis de la Suède en leur protecteur. Cette considération décida Gustave-Adolphe à céder pour la seconde fois aux pressantes invitations que l'électeur, gravement menacé, lui adressa, et à sacrifier toutes ses brillantes espérances au salut de cet allié. Déjà il avait résolu une deuxième attaque sur Ingolstadt, et la faiblesse de l'électeur de Bavière justifiait son espérance d'imposer enfin la neutralité à cet ennemi épuisé. La révolte des paysans dans la haute Autriche lui ouvrait ensuite le chemin de ce pays, et la capitale de l'Empire pouvait être dans ses mains, avant que Wallenstein eût le temps d'accourir à sa défense. Toutes ces brillantes espérances, il les subordonna à l'avantage d'un allié que ni ses mérites ni sa bonne volonté ne rendaient digne d'un tel sacrifice; qui, excité par les plus pressants appels de l'esprit public, ne servait que son intérêt particulier avec un étroit égoïsme; qui n'était point considérable par les services qu'on se promettait de lui, mais seulement par le mal qu'on en redoutait. Et qui peut réprimer son indignation, en apprenant que c'est dans l'expédition entreprise pour la délivrance de ce prince, que le grand monarque trouve le terme de ses exploits?
Il rassembla promptement ses troupes dans le cercle de Franconie et suivit par la Thuringe l'armée de Wallenstein. Le duc Bernard de Weimar, qui avait été envoyé en avant contre Pappenheim, se réunit près d'Arnstadt au roi, qui se vit alors à la tête de vingt mille hommes de troupes aguerries. Il se sépara à Erfurt de son épouse, qui ne devait plus le revoir qu'à Weissenfels, dans le cercueil. L'angoisse de leurs tristes adieux présageait une séparation éternelle. Il atteignit Naumbourg le 1er novembre 1632, avant que les corps détachés par le duc de Friedland pussent s'emparer de cette place. La population des contrées accourait en foule pour contempler le héros, le vengeur, le grand roi, qui avait paru, une année auparavant, sur ce même sol, comme un ange sauveur. Autour de lui, en quelque lieu qu'il se fît voir, retentissaient les cris d'allégresse; tous tombaient à genoux devant lui en l'adorant; on se disputait la faveur de toucher le fourreau de son épée, le bord de son vêtement. Le modeste héros se révoltait de cet innocent tribut, que lui payaient la reconnaissance et l'admiration la plus sincère. «Ne dirait-on pas que ce peuple fait de moi un dieu? disait-il à ceux qui l'accompagnaient. Nos affaires sont en bon état; mais je crains que la vengeance du Ciel ne me fasse expier cette farce téméraire et ne révèle trop tôt à cette foule insensée ma faible et périssable humanité.» Combien Gustave se montra aimable à nous avant de nous quitter pour toujours! Redoutant, au comble même de son bonheur, le jugement de Némésis, il repousse un hommage qui n'appartient qu'aux immortels, et ses droits à nos larmes augmentent au moment même où l'heure approche qui les fera couler.
Cependant, le duc de Friedland avait marché à la rencontre du roi, jusqu'à Weissenfels, résolu à maintenir ses quartiers d'hiver en Saxe, dût-il en coûter une bataille. Son inaction devant Nuremberg l'avait exposé au soupçon de n'oser se mesurer avec le héros du Nord, et toute sa gloire était en péril, s'il laissait échapper une seconde fois l'occasion de combattre. La supériorité de ses forces, quoique bien moins considérable qu'elle n'avait été, dans les premiers temps, au camp de Nuremberg, lui donnait la plus grande espérance de vaincre, s'il pouvait amener le roi à une bataille avant sa jonction avec les troupes saxonnes. Mais sa confiance actuelle n'était pas tant fondée sur le nombre plus grand de ses soldats que sur les assurances de son astrologue Séni, qui avait lu dans les astres que la fortune du monarque suédois succomberait au mois de novembre. De plus, il y avait entre Kambourg et Weissenfels d'étroits défilés, formés par une longue chaîne de montagnes et par le cours très-voisin de la Saale, qui rendaient le passage extrêmement difficile à l'armée suédoise et qui pouvaient être fermés complétement avec peu de monde. Alors il ne serait resté au roi d'autre parti que de s'engager, exposé au plus grand péril, à travers ces défilés, ou de faire par la Thuringe une retraite laborieuse et de perdre, dans un pays dévasté et totalement dépourvu de subsistances, la plus grande partie de ses troupes. La promptitude avec laquelle Gustave-Adolphe prit possession de Naumbourg anéantit ce plan, et ce fut alors Wallenstein lui-même qui s'attendit à une attaque.
Mais il se vit trompé dans cette conjecture, quand le roi, au lieu de s'avancer à sa rencontre jusqu'à Weissenfels, fit tous ses préparatifs pour se fortifier auprès de Naumbourg et attendre dans ce lieu les renforts que le duc de Lunebourg était sur le point de lui amener. Wallenstein, ne sachant s'il devait marcher à l'ennemi par les défilés entre Weissenfels et Naumbourg, ou rester oisif dans son camp, assembla son conseil de guerre, pour entendre les avis de ses généraux les plus expérimentés. Aucun ne jugea prudent d'attaquer le roi dans sa position avantageuse, et les mesures qu'il prenait pour fortifier son camp semblaient clairement indiquer qu'il ne songeait pas à le quitter de sitôt. Mais l'approche de l'hiver permettait tout aussi peu de prolonger la campagne et de fatiguer par un campement continué une armée qui avait un si grand besoin de repos. Toutes les voix se prononcèrent pour la clôture de la campagne, d'autant plus que l'importante ville de Cologne, sur le Rhin, était gravement menacée par les troupes hollandaises, et que les progrès de l'ennemi en Westphalie et sur le bas Rhin exigeaient dans ces contrées les plus puissants secours. Le duc de Friedland reconnut le poids de ces raisons, et, à peu près convaincu que l'on n'avait plus à craindre aucune attaque du roi pendant cette saison, il accorda à ses troupes les quartiers d'hiver, de telle sorte cependant qu'elles pussent être au plus tôt rassemblées, si, contre toute attente, l'ennemi hasardait quelque entreprise offensive. Le comte Pappenheim fut expédié avec une grande partie de l'armée, pour secourir promptement la ville de Cologne et s'emparer, chemin faisant, de Moritzbourg, forteresse du pays de Halle. Quelques corps détachés prirent leurs quartiers d'hiver dans les villes les mieux situées aux environs, afin de pouvoir observer de toutes parts les mouvements de l'ennemi. Le comte Collorédo gardait le château de Weissenfels, et Wallenstein lui-même demeura, avec le reste des troupes, non loin de Mersebourg, entre le canal et la Saale, avec l'intention de se porter de là sur Leipzig et de séparer les Saxons de l'armée suédoise.
Mais, à peine Gustave-Adolphe eut-il appris le départ de Pappenheim, qu'il abandonna subitement son camp près de Naumbourg et courut attaquer, avec toutes ses forces, l'ennemi réduit à la moitié des siennes. Il s'avança d'une marche rapide sur Weissenfels, d'où le bruit de son arrivée parvint promptement jusqu'aux Impériaux et jeta le duc de Friedland dans un extrême étonnement. Mais il fallait prendre une prompte résolution, et le duc eut bientôt arrêté ses mesures. Quoiqu'il n'eût pas beaucoup plus de douze mille hommes à opposer aux vingt mille de l'ennemi, il pouvait néanmoins espérer de se maintenir jusqu'au retour de Pappenheim, qui devait s'être éloigné tout au plus de cinq milles, jusqu'à la distance de Halle. Des courriers partirent en toute hâte pour le rappeler, et, en même temps, Wallenstein se porta dans la vaste plaine entre le canal et Lützen, où il attendit le roi en ordre de bataille, le séparant, par cette position, de Leipzig et des troupes saxonnes.
Trois coups de canon, que le comte Collorédo tira du château de Weissenfels, annoncèrent la marche du roi, et, à ce signal convenu, les avant-postes de Friedland se rassemblèrent, sous le commandement d'Isolani, général des Croates, pour occuper les villages situés sur la Rippach. Leur faible résistance n'arrêta pas l'ennemi, qui franchit, près du village de Rippach, la rivière du même nom, et prit position au-dessous de Lützen, vis-à-vis de l'armée impériale. Le grand chemin de Weissenfels à Leipzig est coupé, entre Lützen et Markranstædt, par le canal qui s'étend de Zeitz à Mersebourg et qui joint l'Elster avec la Saale. A ce canal s'appuyait l'aile gauche des Impériaux et la droite du roi de Suède, mais de telle façon que la cavalerie des deux armées s'étendait aussi sur l'autre rive. L'aile droite de Wallenstein s'était établie vers le nord, derrière Lützen, et l'aile gauche des Suédois au sud de cette petite ville. Les deux armées faisaient face au grand chemin, qui passait au milieu d'elles et séparait les deux fronts de bataille. Mais la veille du combat, le soir, Wallenstein s'était emparé de ce chemin, au grand désavantage de son adversaire; il avait fait approfondir les fossés qui le bordaient des deux côtés et les avait fait occuper par des mousquetaires, en sorte qu'on ne pouvait hasarder le passage sans difficulté et sans péril. Par derrière s'élevait une batterie de sept grosses pièces, pour soutenir le feu de la mousqueterie des fossés, et, près des moulins à vent, derrière Lützen, on avait braqué quatorze pièces de campagne, sur une hauteur d'où l'on pouvait balayer une grande partie de la plaine. L'infanterie, distribuée seulement en cinq grandes et pesantes brigades, était rangée en bataille derrière la grand'route, à une distance de trois cents pas, et la cavalerie couvrait les flancs. Tous les bagages avaient été envoyés à Leipzig, pour ne pas gêner les mouvements de l'armée, et les chariots de munitions restaient seuls derrière la ligne. Pour dissimuler la faiblesse de l'armée, tous les soldats du train et les valets reçurent l'ordre de monter à cheval et de se joindre à l'aile gauche, mais seulement jusqu'à l'arrivée du corps de Pappenheim. Toutes ces dispositions furent prises pendant l'obscurité de la nuit, et avant l'aube tout était prêt pour recevoir l'ennemi.
Dès ce même soir, Gustave-Adolphe parut dans la plaine opposée et rangea ses troupes pour le combat. L'ordre de bataille fut le même que celui qui lui avait donné la victoire près de Leipzig, l'année précédente. De petits escadrons furent disséminés dans les rangs de l'infanterie, et des pelotons de mousquetaires distribués çà et là parmi la cavalerie. Toute l'armée était sur deux lignes, le canal à droite et derrière, la grand'route devant, et la ville de Lützen à gauche. Au centre était placée l'infanterie, sous les ordres du comte de Brahé, la cavalerie sur les ailes et l'artillerie devant le front de bataille. Un héros allemand, le duc Bernard de Weimar, commandait la cavalerie allemande de l'aile gauche, et, à la droite, le roi lui-même conduisait ses Suédois, afin d'enflammer pour une noble lutte la rivalité des deux peuples. La seconde ligne était disposée de la même manière, et derrière était posté un corps de réserve, sous le commandement de l'Écossais Henderson.
Ainsi préparé, on attendait la sanglante aurore pour commencer un combat que rendaient remarquable et terrible son long retard plus que l'importance des suites possibles, le choix plus que le nombre des troupes. La vive attente de l'Europe, qu'on avait trompée au camp devant Nuremberg, allait être satisfaite dans les plaines de Lützen. Jamais, dans tout le cours de cette guerre, deux généraux pareils, si égaux par l'autorité, la renommée et le talent, n'avaient mesuré leurs forces en une bataille rangée; jamais encore un aussi grand défi n'avait fait pâlir l'audace; jamais un prix aussi important n'avait enflammé l'espérance. Le lendemain allait faire connaître à l'Europe son premier capitaine et donner un vainqueur à celui qui jamais n'avait été vaincu. Sur le Lech et près de Leipzig, était-ce le génie de Gustave-Adolphe ou l'impéritie de son adversaire qui avait décidé l'issue de la bataille? Le lendemain devait mettre la chose hors de doute. Il fallait que, le lendemain, le mérite de Friedland justifiât le choix de l'empereur et que la grandeur de l'homme balançât la grandeur du prix qu'il avait coûté. Chaque soldat de ces deux armées s'associait avec jalousie à la gloire de son chef; sous chaque armure s'agitaient les mêmes sentiments qui enflammaient les cœurs des généraux. La victoire était douteuse, mais certains le travail et le sang que le triomphe coûterait au vainqueur comme au vaincu. On connaissait parfaitement l'ennemi qu'on avait devant soi, et l'inquiétude, que l'on combattait en vain, témoignait glorieusement de sa force.
Enfin paraît le terrible matin; mais un brouillard impénétrable, qui s'étend sur tout le champ de bataille, suspend l'attaque jusqu'à midi. A genoux devant le front de bataille, le roi fait sa prière; toute l'armée, qui s'est jetée à genoux comme lui, entonne en même temps un touchant cantique, et la musique militaire accompagne le chant. Ensuite le roi monte à cheval, et, vêtu seulement d'un pourpoint de cuir et d'un habit de drap (une ancienne blessure ne lui permettait plus de porter la cuirasse), il parcourt les rangs pour enflammer le courage des troupes et leur inspirer une joyeuse confiance, que dément son propre cœur, plein de tristes pressentiments. «Dieu avec nous!» était le mot des Suédois; «Jésus Marie!» celui des Impériaux. Vers onze heures, le brouillard commence à se dissiper, et l'on découvre l'ennemi. En même temps, on voit en flammes la ville de Lützen, que le duc a fait incendier, pour n'être pas débordé de ce côté. Le signal retentit; la cavalerie s'élance contre l'ennemi, et l'infanterie marche vers les fossés.
Reçus par le feu terrible des mousquets et de la grosse artillerie placée derrière, ces braves bataillons poursuivent leur attaque avec un courage intrépide; les mousquetaires ennemis abandonnent leur poste, les fossés sont franchis, la batterie même est emportée et tournée aussitôt contre l'ennemi. Les Suédois avancent avec une force irrésistible; la première des cinq brigades de Friedland est terrassée; aussitôt après, la seconde; et déjà la troisième commence à tourner le dos: mais, à ce moment, le duc, avec une rapide présence d'esprit, s'oppose aux progrès de l'attaque. Il est là, aussi prompt que l'éclair, pour réparer le désordre de son infanterie, et sa parole puissante arrête les fuyards. Soutenues par trois régiments de cavalerie, les brigades déjà battues font de nouveau face à l'ennemi, et pénètrent avec vigueur dans ses rangs rompus. Une lutte meurtrière s'engage; l'ennemi est si près qu'on n'a point de place pour se servir des armes à feu, et la rage de l'attaque ne laisse pas le temps de les charger. On combat homme contre homme; le fusil, inutile, fait place à l'épée et à la pique, et l'art à la fureur. Les Suédois, fatigués, accablés par le nombre, reculent enfin au delà des fossés, et la batterie, déjà emportée, est perdue par cette retraite. Déjà mille cadavres mutilés couvrent la plaine, et l'on n'a pas encore gagné un pouce de terrain.
Cependant, l'aile droite des Suédois, commandée par le roi lui-même, avait attaqué l'ennemi. Dès le premier choc de leur pesante masse, les cuirassiers finlandais dispersèrent les légers escadrons polonais et croates qui étaient contigus à cette aile, et dont la déroute communiqua la peur et le désordre au reste de la cavalerie. Dans cet instant, on annonce au roi que son infanterie est repoussée au delà des fossés et que son aile gauche, horriblement inquiétée par l'artillerie ennemie postée près des moulins à vent, commence également à plier. Avec une prompte résolution, il charge le général Horn de poursuivre l'aile gauche des Impériaux, déjà battue, et il s'élance lui-même à la tête du régiment de Stenbock, pour réparer le désordre de sa propre aile gauche. Son noble coursier le porte, avec la rapidité de la flèche, par delà les fossés; mais le passage est plus difficile pour les escadrons qui le suivent, et un petit nombre de cavaliers, parmi lesquels on nomme François-Albert, duc de Saxe-Lauenbourg, sont seuls assez lestes pour demeurer à ses côtés. Il pousse droit à la place où son infanterie est le plus dangereusement pressée, et, tandis qu'il jette ses regards autour de lui, pour découvrir dans l'armée impériale un endroit faible sur lequel il puisse diriger l'attaque, sa vue courte le conduit trop près de l'ennemi. Un caporal impérial observe que chacun lui fait place respectueusement sur son passage, et il commande sur-le-champ à un mousquetaire de le coucher en joue. «Tire sur celui-là, s'écrie-t-il, ce doit être un homme important.» Le soldat tire: le roi a le bras gauche fracassé. Dans ce moment, ses escadrons arrivent au galop, et un cri confus: «Le roi saigne, le roi a reçu un coup de feu!» répand parmi les arrivants l'horreur et l'épouvante. «Ce n'est rien, suivez-moi,» s'écrie le roi, en rassemblant toutes ses forces; mais, vaincu par la douleur et près de s'évanouir, il prie en français le duc de Lauenbourg de le tirer sans éclat de la presse. Tandis que le duc, prenant un long détour, pour dérober à l'infanterie découragée ce spectacle accablant, se dirige avec le roi vers l'aile droite, le blessé reçoit dans le dos un second coup qui lui enlève le reste de ses forces. «J'en ai assez, frère, dit-il d'une voix mourante; cherche seulement à sauver ta vie.» En même temps, il tomba de cheval, et, percé encore de plusieurs coups, abandonné de toute son escorte, il expira entre les mains rapaces des Croates. Bientôt son cheval, baigné de sang, fuyant sans cavalier, découvrit à la cavalerie suédoise la chute du roi; et, furieuse, elle s'élance pour arracher à l'avidité de l'ennemi cette proie sacrée. Autour du cadavre s'allume un combat meurtrier, et le corps défiguré est enseveli sous un monceau de morts.
L'affreuse nouvelle parcourt en peu de temps toute l'armée suédoise; mais, au lieu d'anéantir le courage de ces bandes valeureuses, elle les enflamme au contraire d'une ardeur nouvelle, farouche, dévorante. La vie n'a plus de prix, depuis que la vie la plus sacrée est perdue, et la mort n'a plus de terreurs pour l'homme obscur, depuis qu'elle a frappé la tête couronnée. Avec la rage des lions, les régiments uplandais, smalandais, finnois, d'Ostgothie et de Westgothie, se précipitent, pour la seconde fois, sur l'aile gauche des ennemis, qui n'oppose plus au général Horn qu'une faible résistance et qui maintenant est mise en pleine déroute. En même temps, l'armée, orpheline de son roi, trouve dans le duc Bernard de Weimar un général digne d'elle, et le génie de Gustave-Adolphe conduit encore ses escadrons victorieux. L'aile gauche a bientôt reformé ses rangs et attaque vigoureusement la droite des Impériaux. L'artillerie des moulins, qui a vomi sur les Suédois un feu si meurtrier, tombe en son pouvoir, et ces tonnerres sont maintenant dirigés contre les ennemis. De son côté, le centre de l'infanterie suédoise, sous la conduite de Bernard et de Kniphausen, marche de nouveau sur les fossés, qu'elle franchit heureusement, et, pour la seconde fois, s'empare de la batterie de sept canons. Alors l'attaque recommence avec un redoublement de fureur contre les pesants bataillons du centre de l'ennemi; leur résistance faiblit de plus en plus, et le hasard même conspire avec la valeur suédoise pour achever leur défaite. Le feu prend aux caissons de poudre de l'armée impériale, et l'on voit voler dans l'air, avec un fracas horrible, les bombes et les grenades entassées. L'ennemi épouvanté se croit attaqué par derrière, tandis que les brigades suédoises le pressent par devant. Le courage l'abandonne. Il voit son aile gauche battue, son aile droite sur le point de succomber, son artillerie dans les mains des Suédois. La bataille approche du terme décisif; le sort de la journée ne dépend plus que d'un instant: soudain Pappenheim paraît sur le champ du combat avec ses cuirassiers et ses dragons; tous les avantages remportés sont perdus, et une bataille toute nouvelle commence.
L'ordre qui rappelait ce général à Lützen l'avait atteint à Halle, au moment où ses troupes achevaient de piller cette ville. Il était impossible de rassembler l'infanterie dispersée, avec la célérité que demandaient cet ordre pressant et l'impatience de Pappenheim. Sans attendre ses fantassins, il fit monter à cheval huit régiments de cavalerie, et, à leur tête, il courut sur Lützen à bride abattue pour prendre part à la fête de la bataille. Il arriva juste à temps pour voir de ses yeux la fuite de l'aile gauche, que Gustave Horn mettait en déroute, et pour s'y trouver lui-même d'abord enveloppé. Mais, avec une soudaine présence d'esprit, il rallie les fuyards et les ramène à l'ennemi. Emporté par son bouillant courage et plein d'impatience d'en venir aux mains avec le roi lui-même, qu'il suppose à la tête de cette aile, il se jette avec fureur sur les escadrons suédois, qui, fatigués par la victoire et trop faibles en nombre, succombent sous ce flot d'ennemis, après la plus courageuse résistance. L'apparition de Pappenheim, qu'on n'osait plus espérer, ranime aussi le courage expirant de l'infanterie impériale, et le duc de Friedland saisit promptement l'instant favorable pour former de nouveau sa ligne. Les bataillons suédois, en masses serrées, sont rejetés au delà des fossés, après une lutte meurtrière, et les canons, deux fois perdus, sont arrachés de leurs mains une seconde fois. Le régiment jaune, comme le plus brave de tous ceux qui donnèrent dans cette sanglante journée des preuves de leur courage héroïque, était couché par terre tout entier, et couvrait encore le champ de bataille dans le bel ordre qu'il avait maintenu jusqu'au dernier soupir avec un si ferme courage. Le même sort frappa un régiment bleu, que le comte Piccolomini, avec la cavalerie impériale, terrassa après le combat le plus acharné. Cet excellent général renouvela sept fois son attaque; il eut sept chevaux tués sous lui: il fut percé de six balles de mousquet. Cependant, il ne quitta pas le champ de bataille avant que la retraite de toute l'armée l'entraînât. On vit Wallenstein lui-même, au milieu de la pluie des balles ennemies, parcourir avec sang-froid ses divisions, secourant ceux qui étaient en péril, adressant des éloges au brave, punissant le lâche d'un regard foudroyant. Autour de lui, à ses côtés, ses soldats tombent sans vie; son manteau est criblé de balles. Mais les dieux vengeurs protégent aujourd'hui sa poitrine, pour laquelle est déjà aiguisé un autre fer. Ce n'était pas sur la couche où Gustave expirait que Wallenstein devait exhaler son âme souillée par le crime.
Pappenheim ne fut pas aussi heureux. Pappenheim, l'Ajax de l'armée, le plus redoutable soldat de l'Autriche et de l'Église. L'ardent souhait de rencontrer le roi lui-même dans la bataille entraîna le furieux au milieu de la plus sanglante mêlée, où il se croyait le plus sûr de ne pas manquer son noble ennemi. Gustave aussi avait nourri le brûlant désir de voir face à face cet adversaire estimé; mais leur ardeur hostile ne fut point assouvie, et la mort seule réunit les héros réconciliés. Deux balles de mousquet traversèrent la poitrine cicatrisée de Pappenheim; il fallut que les siens l'entraînassent de force hors de la mêlée. Tandis qu'on était occupé à le porter derrière la ligne de bataille, un bruit confus parvint jusqu'à ses oreilles que celui qu'il cherchait gisait sans vie sur le champ de carnage. Lorsqu'on lui confirma la vérité de cette nouvelle, son visage s'éclaircit, et la dernière flamme brilla dans ses yeux. «Eh bien, s'écria-t-il, que l'on annonce au duc de Friedland que je suis blessé sans espérance de vie, mais que je meurs content, puisque je sais que l'implacable ennemi de ma religion est tombé le même jour que moi.»
Avec Pappenheim, le bonheur des Impériaux disparut du champ de bataille. A peine la cavalerie de l'aile gauche, déjà battue une fois et ralliée par lui seul, fut-elle privée de son chef victorieux, qu'elle ne fit plus aucune résistance et, avec un lâche désespoir, chercha son salut dans la fuite. La même épouvante saisit aussi l'aile droite, à l'exception d'un petit nombre de régiments, que la bravoure de leurs chefs, Gœtz, Terzky, Collorédo et Piccolomini, força de tenir ferme. L'infanterie suédoise met à profit, avec une prompte résolution, le trouble de l'ennemi. Pour combler les vides que la mort a faits dans le premier corps de bataille, les deux lignes se réunissent en une seule, qui hasarde l'attaque dernière et décisive. Pour la troisième fois, elle franchit les fossés, et, pour la troisième fois, les canons braqués sur le revers tombent en son pouvoir. Le soleil va disparaître, à l'instant même où les deux armées en viennent aux mains. Le combat, près de sa fin, se rallume avec plus de violence. La dernière force lutte contre la force dernière; l'adresse et la fureur déploient leurs moyens extrêmes pour réparer, dans cet instant précieux et décisif, toute une journée perdue. Vainement le désespoir élève chaque armée au-dessus d'elle-même: aucune ne peut vaincre, aucune ne peut céder, et la tactique n'épuise d'un côté ses progrès que pour développer de l'autre de nouveaux coups de maître que l'on n'a jamais appris, jamais mis en pratique. Enfin le brouillard et la nuit mettent au combat un terme que la fureur lui refuse, et l'attaque cesse, parce qu'on ne trouve plus son ennemi. Les deux armées, par un accord tacite, se séparent; les joyeuses trompettes retentissent, et l'une et l'autre, se déclarant invaincue, disparaît de la plaine.
Les chevaux s'étant dispersés, l'artillerie des deux partis passa la nuit, abandonnée, sur le champ de bataille: c'était à la fois le prix et le gage de la victoire pour celui qui se rendrait maître du terrain. Mais, dans la précipitation avec laquelle il prit congé de Leipzig et de la Saxe, le duc de Friedland oublia de retirer la sienne du lieu du combat. Assez peu de temps après la fin de l'action, l'infanterie de Pappenheim, forte de six régiments, qui n'avait pu suivre assez vite la course de son général, parut sur le théâtre de l'action; mais la besogne était achevée. Quelques heures plus tôt, ce renfort considérable aurait vraisemblablement décidé l'affaire à l'avantage de l'empereur, et même alors, en s'emparant du champ de bataille, il eût pu sauver l'artillerie du duc et prendre celle des Suédois; mais ce corps n'avait point d'ordres pour déterminer sa conduite, et, trop incertain sur l'issue de la bataille, il prit le chemin de Leipzig, où il espérait trouver le gros de l'armée.
Le duc de Friedland avait dirigé sa retraite de ce côté, et, le lendemain matin, les restes dispersés de ses troupes le suivirent sans artillerie, sans drapeaux et presque sans armes. Il paraît que le duc Bernard fit reposer l'armée suédoise des fatigues de cette sanglante journée, entre Lützen et Weissenfels, assez près du champ de bataille pour empêcher promptement toute tentative que pourrait faire l'ennemi pour s'en emparer. Plus de neuf mille hommes des deux armées étaient restés sur la place; le nombre des blessés fut beaucoup plus considérable encore; et surtout, parmi les Impériaux, à peine se trouva-t-il un seul homme qui revînt sain et sauf du combat. Toute la plaine, depuis Lützen jusqu'au canal, était jonchée de blessés, de mourants et de morts. Des deux côtés, beaucoup de personnages de la première noblesse avaient succombé; l'abbé de Fulde lui-même, qui s'était mêlé, comme spectateur, à la bataille, paya de sa vie sa curiosité et son zèle religieux intempestif. L'histoire ne parle pas de prisonniers: nouvelle preuve de la fureur des deux partis, qui n'accordaient ou ne demandaient aucun quartier.
Dès le lendemain, Pappenheim mourut de ses blessures à Leipzig: perte irréparable pour l'armée impériale, que cet excellent soldat avait si souvent conduite à la victoire. La bataille de Prague, où il assistait, ainsi que Wallenstein, comme colonel, ouvrit sa carrière de gloire. Dangereusement blessé, il écrasa, avec peu de monde, par l'impétuosité de son courage, un régiment ennemi, et resta couché bien des heures sur le champ de bataille, confondu avec les morts et pressé par le poids de son cheval jusqu'à ce qu'il fut découvert par les siens, venus pour le pillage. Avec un petit nombre de troupes, il vainquit dans trois batailles les rebelles de la haute Autriche, au nombre de quarante mille. Dans la journée de Leipzig, il retarda longtemps par sa bravoure la défaite de Tilly, et il fit triompher les armes de l'empereur sur l'Elbe et le Wéser. L'ardeur effrénée de son courage, que n'effrayait pas le danger le plus évident, et que l'impossible pouvait à peine dompter, faisait de lui le bras le plus terrible du général, mais le rendait impropre à commander en chef une armée; s'il faut en croire l'assertion de Tilly, la bataille de Leipzig fut perdue par sa fougue impétueuse. Lui aussi baigna ses mains dans le sang, au sac de Magdebourg. Son esprit, que les études précoces de sa jeunesse et de nombreux voyages avaient développé de la manière la plus brillante, était devenu farouche au milieu des armes. On remarquait sur son front deux traces rouges, en forme d'épée, dont la nature l'avait marqué dès sa naissance. Dans un âge avancé, ces traces paraissaient encore, toutes les fois qu'une passion mettait son sang en mouvement, et la superstition se persuada aisément que la vocation future de l'homme avait déjà été empreinte sur le front de l'enfant. Un pareil serviteur avait les droits les plus fondés à la reconnaissance des deux lignes de la maison d'Autriche, mais il ne vécut pas assez pour en recevoir la plus éclatante marque. Le courrier qui lui apportait de Madrid la Toison d'or était en chemin, quand la mort l'enleva à Leipzig.
Quoique l'on chantât le Te Deum dans toutes les provinces d'Autriche et d'Espagne pour la victoire qu'on avait remportée, Wallenstein lui-même confessa ouvertement et hautement sa défaite par la précipitation avec laquelle il évacua Leipzig et bientôt après toute la Saxe, et renonça à ses quartiers d'hiver dans ce pays. A la vérité, il fit encore une faible tentative pour dérober, comme au vol, l'honneur de la victoire, et envoya le lendemain ses Croates voltiger autour du champ de bataille; mais la vue de l'armée suédoise, qui était là en ordre de bataille, dissipa en un moment ces troupes légères, et le duc Bernard, en occupant le théâtre de l'action et bientôt après la ville de Leipzig, prit possession incontestable de tous les droits du vainqueur.
Victoire chèrement achetée! lugubre triomphe! Ce n'est qu'à ce moment, quand la fureur du combat est refroidie, qu'on sent toute la grandeur de la perte qu'on a faite, et les cris de joie des vainqueurs expirent dans un muet et sombre désespoir. Lui, qui les avait menés à la bataille, il n'est pas revenu avec eux. Il est là, enseveli au milieu de sa victoire, confondu dans la foule des morts vulgaires. Après une recherche longtemps inutile, on découvre enfin le cadavre royal, non loin de la grande pierre, déjà remarquée, un siècle auparavant, entre le canal et Lützen, mais qui, depuis la mémorable catastrophe de ce jour, s'appelle la pierre suédoise. Défiguré par le sang et les blessures, jusqu'à être méconnaissable, foulé par les pieds des chevaux, dépouillé de ses ornements et de ses habits par la main des pillards, il est tiré d'un monceau de morts, porté à Weissenfels, et, là, livré aux gémissements de ses troupes, aux derniers embrassements de son épouse. La vengeance avait réclamé le premier tribut, et le sang avait dû couler comme sacrifice expiatoire pour le monarque: maintenant, l'amour entre dans ses droits, et de tendres pleurs coulent pour l'homme. La douleur générale absorbe toutes les souffrances particulières. Encore étourdis du coup qui les accable, les généraux, dans une morne stupeur, entourent son cercueil, et aucun d'eux n'ose mesurer toute l'étendue de cette perte.
L'historien Khevenhiller nous rapporte qu'à la vue du pourpoint sanglant, qu'on avait enlevé au roi dans la bataille et envoyé à Vienne, l'empereur montra une émotion bienséante, qui vraisemblablement partait du cœur. «J'aurais volontiers souhaité, s'écria-t-il, une plus longue vie à cet infortuné et un heureux retour dans son royaume, pourvu que la paix eût régné en Allemagne!» Mais, lorsqu'un écrivain catholique, plus moderne, d'un mérite reconnu, trouve digne des plus grands éloges ce témoignage d'un reste d'humanité, que la seule bienséance réclame, que le simple amour-propre arrache même au cœur le plus insensible, et dont le contraire ne peut devenir possible que dans l'âme la plus barbare; lorsqu'il met cette conduite en parallèle avec la grandeur d'âme d'Alexandre envers la mémoire de Darius, il éveille chez nous une bien faible confiance dans les autres mérites de son héros, ou, ce qui serait pire encore, dans l'idéal qu'il se fait lui-même de la dignité morale. Mais l'éloge, le simple regret qu'on prête à Ferdinand, est déjà beaucoup dans la bouche de celui qu'on se trouve forcé de défendre contre le soupçon de régicide!
On ne pouvait guère s'attendre à ce que le vif penchant des hommes pour l'extraordinaire laissât au cours commun de la nature la gloire d'avoir mis fin à l'importante existence d'un Gustave-Adolphe. La mort de ce redoutable adversaire était pour l'empereur un événement trop considérable pour ne pas éveiller dans un parti hostile la pensée qui se présentait si facilement, que ce qui lui profitait avait été suscité par lui. Mais, pour l'exécution de ce noir attentat, l'empereur avait besoin d'un bras étranger, et l'on croyait aussi l'avoir trouvé dans la personne de François-Albert, duc de Saxe-Lauenbourg. Son rang lui permettait un accès libre et non suspect auprès du monarque, et ce même rang honorable servait à le mettre au-dessus du soupçon d'une action infâme. Il resterait donc simplement à prouver que ce prince était capable d'une pareille abomination et qu'il avait des motifs suffisants pour l'exécuter en effet.