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Histoire de la Guerre de Trente Ans

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François-Albert, le plus jeune des quatre fils de François II, duc de Lauenbourg, et, par sa mère, parent de la famille royale des Wasa, avait trouvé, dans ses jeunes années, un accueil amical à la cour suédoise. Une malhonnêteté qu'il se permit dans l'appartement de la reine-mère envers Gustave-Adolphe fut, dit-on, punie par cet ardent jeune homme d'un soufflet, qui, regretté, il est vrai, dans l'instant même, et expié par la plus complète satisfaction, déposa dans l'âme vindicative du duc le germe d'une implacable inimitié. François-Albert passa dans la suite au service impérial, où il eut un régiment à commander, forma la plus étroite liaison avec le duc de Friedland, et se laissa employer pour une négociation secrète avec la cour de Saxe, qui faisait peu d'honneur à son rang. Sans pouvoir expliquer sa conduite par un motif solide, il abandonne à l'improviste les drapeaux de l'Autriche et paraît à Nuremberg, dans le camp du roi, pour lui offrir ses services comme volontaire. Par son zèle pour la cause protestante, par des manières prévenantes et flatteuses, il gagne le cœur de Gustave, qui, malgré les avis d'Oxenstiern, prodigue sa faveur et son amitié à ce nouveau venu suspect. Bientôt après se livre la bataille de Lützen, dans laquelle François-Albert demeure sans cesse aux côtés du roi comme un mauvais génie, et ne le quitte qu'après qu'il est tombé. Au milieu des balles ennemies, il reste sain et sauf, parce qu'il porte autour du corps une écharpe verte, couleur des Impériaux. Il est le premier qui annonce au duc de Friedland, son ami, la mort du roi. Aussitôt après cette bataille, il passa du service suédois à celui de Saxe, et, au moment du meurtre de Wallenstein, arrêté comme complice de ce général, il n'échappe au glaive du bourreau qu'en abjurant sa croyance. Enfin il paraît de nouveau, comme chef d'une armée impériale, en Silésie et meurt de ses blessures devant Schweidnitz. Il faut réellement se faire quelque violence pour défendre l'innocence d'un homme qui a parcouru une pareille carrière; mais, si clairement que ressorte des raisons alléguées la possibilité physique et morale d'un si abominable attentat, ces raisons cependant, on le voit au premier coup d'œil, ne permettent pas de conclure, d'une manière légitime, que le crime ait été réellement commis. On sait que Gustave-Adolphe s'exposait au danger comme le dernier soldat de son armée, et, où des milliers d'hommes périssaient, il pouvait aussi trouver sa fin. Comment l'a-t-il trouvée? C'est ce qui reste enseveli dans une impénétrable obscurité; mais ici, plus que partout ailleurs, doit prévaloir cette maxime que, là où le cours naturel des choses suffit à expliquer l'événement, il ne faut pas dégrader par une inculpation morale la dignité de la nature humaine.

Mais, sous quelque main que Gustave-Adolphe soit tombé, cet événement extraordinaire doit nous apparaître comme une dispensation de la grande Nature. L'histoire, si souvent bornée à la tâche ingrate de développer le jeu uniforme des passions humaines, se voit de temps en temps dédommagée par un de ces événements inattendus, qui, comme un coup hardi sortant de la nue, tombent soudain sur les rouages, les mouvements calculés, des entreprises humaines, et font remonter les esprits méditatifs à un ordre de choses supérieur. C'est ainsi que nous saisit la soudaine disparition de Gustave-Adolphe de la scène du monde, laquelle arrête subitement tout le jeu de la machine politique et rend vains tous les calculs de la sagesse humaine. Hier encore, l'esprit vivifiant, le grand et unique moteur de sa création; aujourd'hui, arrêté dans son vol d'aigle, impitoyablement précipité, arraché à un monde de projets, violemment rappelé du champ où mûrissait son espérance, il laisse derrière lui sans consolation son parti orphelin, et l'orgueilleux édifice de sa fragile grandeur tombe en ruines. Le monde protestant se détache avec peine de l'espoir qu'il fondait sur ce chef invincible, et craint d'ensevelir avec lui tout son bonheur passé. Mais ce n'était plus le bienfaiteur de l'Allemagne qui tombait à Lützen. Gustave-Adolphe avait terminé la bienfaisante moitié de sa carrière, et le plus grand service qu'il pût rendre encore à la liberté de l'Empire allemand... c'était de mourir. La puissance d'un seul, qui absorbait tout, se brise, et plusieurs essayent leurs forces; l'appui équivoque d'un protecteur trop puissant fait place à la défense personnelle, plus glorieuse, des membres de l'Empire; et, naguère simples instruments de sa grandeur à lui, ils commencent aujourd'hui seulement à travailler pour eux-mêmes. Ils vont chercher maintenant dans leur propre courage les moyens de salut, qu'on ne reçoit pas sans danger de la main du plus fort, et la puissance suédoise, hors d'état désormais de devenir oppressive, rentre dans les modestes limites d'une simple alliée.

L'ambition du monarque suédois aspirait incontestablement en Allemagne à une autorité incompatible avec la liberté des états et à une possession fixe dans le centre de l'Empire. Son but était le trône impérial, et cette dignité, soutenue de sa puissance, et qu'il eût fait valoir avec sa rare activité, donnait lieu, dans sa main à lui, à un bien plus grand abus que celui qu'on avait à craindre de la maison d'Autriche. Né sur un sol étranger, élevé dans les maximes du pouvoir absolu, et, par son pieux fanatisme, ennemi déclaré des catholiques, il n'était guère propre à garder le trésor sacré de la constitution allemande et à respecter la liberté des membres de l'Empire. L'hommage choquant que la ville impériale d'Augsbourg fut amenée à rendre, ainsi que plusieurs autres cités, à la couronne suédoise, annonçait moins le protecteur de l'Empire que le conquérant; or cette ville, plus fière du titre de ville royale que de la prérogative plus glorieuse de sa liberté impériale, se flattait déjà de devenir la capitale du nouvel empire de Gustave-Adolphe. Ses vues, mal dissimulées, sur l'archevêché de Mayence, qu'il destina d'abord à l'électeur de Brandebourg, comme dot de sa fille Christine, et ensuite à Oxenstiern, son chancelier et son ami, faisaient paraître clairement tout ce qu'il était capable de se permettre contre la constitution de l'Empire. Les princes protestants, ses alliés, avaient à sa reconnaissance des prétentions qui ne pouvaient être satisfaites qu'aux dépens de leurs co-états et surtout des bénéfices ecclésiastiques immédiats; et peut-être, à la manière de ces hordes barbares qui envahirent l'ancien empire romain, avait-il déjà formé le dessein de partager, comme une proie commune, les provinces conquises, entre ses compagnons d'armes allemands et suédois. Dans sa conduite envers le comte palatin Frédéric, il démentit tout à fait la générosité du héros et le caractère sacré de protecteur. Le Palatinat était dans ses mains, et les devoirs de la justice aussi bien que de l'honneur l'obligeaient de rendre, entière et intacte, à son maître légitime, cette province arrachée aux Espagnols; mais, par une subtilité indigne d'un grand homme et du titre vénérable de défenseur des opprimés, il sut éluder cette obligation. Il considérait le Palatinat comme une conquête, qui avait passé des mains de l'ennemi dans les siennes, et de là, à ses yeux, découlait pour lui le droit d'en disposer à son gré. Ce fut donc par grâce, et non par le sentiment du devoir, qu'il le céda au comte palatin, et seulement comme un fief de la couronne suédoise, à des conditions qui lui ôtaient la moitié de sa valeur, et qui abaissaient ce prince à n'être qu'un méprisable vassal de la Suède. Une de ces conditions, qui prescrit au comte palatin «de contribuer, après la fin de la guerre, à entretenir une partie de l'armée suédoise, à l'exemple des autres princes,» nous fait entrevoir assez clairement le sort qui attendait l'Allemagne, si le bonheur du roi avait duré. Son brusque départ de ce monde assura à l'Empire allemand la liberté, et à lui-même sa plus belle gloire, si même il ne lui sauva pas la mortification de voir ses propres alliés armés contre lui, et de perdre dans une paix désavantageuse tous les fruits de ses victoires. Déjà la Saxe penchait à se détacher de son parti; le Danemark observait sa grandeur avec inquiétude et jalousie; et la France même, son allié le plus important, alarmée par le formidable accroissement de sa puissance et le ton plus fier qu'il prenait, cherchait, dès le temps où il passait le Lech, des alliances étrangères, pour arrêter la marche victorieuse du Goth et rétablir en Europe l'équilibre des forces.


LIVRE QUATRIÈME

Le faible lien de concorde par lequel Gustave-Adolphe tenait unis à grand'peine les membres protestants de l'Empire se rompit à sa mort: chacun des alliés recouvrait sa première liberté, ou bien il fallait qu'ils s'associassent par une alliance nouvelle. En prenant le premier parti, ils perdaient tous les avantages qu'ils avaient conquis au prix de tant de sang et s'exposaient au danger inévitable de devenir la proie d'un ennemi qu'ils n'avaient pu égaler et vaincre que par leur union. Ni la Suède, ni aucun membre de l'Empire ne pouvait isolément tenir tête à la Ligue et à l'empereur, et, dans une paix qu'on eût négociée au milieu de pareilles circonstances, on aurait été forcé de recevoir des lois de l'ennemi. L'union était donc la condition nécessaire, aussi bien pour faire la paix que pour continuer la guerre. Mais une paix recherchée dans la situation présente ne pouvait guère être conclue qu'au préjudice des puissances alliées. A la mort de Gustave-Adolphe, l'ennemi conçut de nouvelles espérances, et, si fâcheuse que pût être sa position après la bataille de Lützen, cette mort de son plus dangereux adversaire était un événement trop nuisible aux alliés et trop favorable à l'empereur pour ne pas lui ouvrir la plus brillante perspective et l'inviter à poursuivre la guerre. La division des alliés devait être, du moins pour le moment, la suite inévitable de cette mort: et combien l'empereur, combien la Ligue ne gagnaient-ils pas à cette division des ennemis! Ferdinand ne pouvait donc sacrifier d'aussi grands avantages que ceux que lui promettait le tour actuel des choses, pour une paix dont il n'aurait pas le principal bénéfice, et une paix semblable, les alliés ne pouvaient souhaiter de la conclure. Par conséquent, la détermination la plus naturelle était la continuation de la guerre, de même que l'union était jugée le moyen le plus indispensable pour la soutenir.

Mais comment renouveler cette union, et où puiser des forces pour continuer la guerre? Ce n'était pas la puissance du royaume de Suède, c'était uniquement le génie et l'autorité personnelle qui avaient obtenu au feu roi une influence prépondérante en Allemagne et un si grand empire sur les esprits; et lui-même n'avait réussi qu'après des difficultés infinies à établir entre les états un faible et douteux lien de concorde. Avec lui disparut tout ce qui n'était devenu possible que par lui, par ses qualités personnelles, et les obligations des membres de l'Empire cessèrent en même temps que les espérances sur lesquelles elles avaient été fondées. Plusieurs d'entre eux secouent avec impatience le joug qu'ils ne portaient pas sans répugnance; d'autres se hâtent de saisir eux-mêmes le gouvernail, qu'ils avaient vu avec assez de déplaisir dans les mains de Gustave, mais qu'ils n'avaient pas eu la force de lui disputer pendant sa vie. D'autres encore sont tentés, par les séduisantes promesses de l'empereur, d'abandonner l'alliance générale; d'autres, enfin, accablés par les calamités d'une guerre de quatorze ans, appellent de leurs vœux pusillanimes une paix même désavantageuse. Les généraux des armées, qui sont en partie des princes allemands, ne reconnaissent aucun chef commun, et nul ne veut s'abaisser à recevoir les ordres d'un autre. La concorde disparaît du cabinet comme des camps, et, par cet esprit de division, la chose publique est sur le penchant de sa ruine.

Gustave n'avait point laissé de successeur mâle au royaume de Suède; sa fille Christine, âgée de six ans, était l'héritière naturelle de son trône. Les inconvénients inséparables d'une régence ne s'accordaient guère avec la vigueur et la résolution que devait montrer la Suède dans ce moment critique. Le génie supérieur de Gustave-Adolphe avait assigné, parmi les puissances de l'Europe, à cet État faible et obscur, une place qu'il pouvait difficilement conserver sans la fortune et le génie de celui qui la lui avait faite, et d'où cependant il ne pouvait plus descendre sans que sa chute devînt le plus honteux aveu d'impuissance. Quoique la guerre allemande eût été principalement soutenue avec les forces de l'Allemagne, les faibles secours que la Suède fournissait par ses propres moyens, en hommes et en argent, étaient pourtant déjà un lourd fardeau pour ce royaume dénué de ressources, et le paysan succombait sous les charges qu'on était forcé d'accumuler sur lui. Le butin fait en Allemagne enrichissait seulement quelques nobles et quelques soldats, et la Suède même restait pauvre comme auparavant. A la vérité, la gloire nationale, qui flattait le sujet, l'avait consolé pendant quelque temps de ces vexations, et l'on pouvait considérer les impôts qu'on payait à cette gloire comme un prêt qui, dans l'heureuse main de Gustave-Adolphe, rapportait de magnifiques intérêts et serait remboursé avec usure, par ce monarque reconnaissant, après une glorieuse paix. Mais cette espérance s'évanouit à la mort du roi, et alors le peuple abusé demanda, avec une redoutable unanimité, la diminution de ses charges.

Mais l'esprit de Gustave-Adolphe reposait encore sur les hommes auxquels il avait confié l'administration du royaume. Si terrible que fût leur surprise à la nouvelle de sa mort, elle ne brisa point leur mâle courage, et l'esprit de l'antique Rome, aux temps de Brennus et d'Annibal, anima cette noble assemblée. Plus était cher le prix auquel on avait acheté les avantages conquis, moins on pouvait se résoudre à y renoncer volontairement. On ne veut pas avoir sacrifié un roi inutilement. Le sénat suédois, forcé de choisir entre les souffrances d'une guerre incertaine et ruineuse et une paix utile, mais déshonorante, prit courageusement le parti du danger et de l'honneur, et l'on voit avec un agréable étonnement ce vénérable conseil se lever avec toute la vigueur de la jeunesse. Environné, au dedans et au dehors, d'ennemis vigilants, et assiégé de périls à toutes les frontières du royaume, il s'arme contre tous avec autant de sagesse que d'héroïsme et travaille à l'agrandissement du royaume, tandis qu'il peut à grand'peine en maintenir l'existence.

La mort du roi et la minorité de sa fille Christine éveillèrent de nouveau les anciennes prétentions de la Pologne au trône de Suède, et le roi Ladislas, fils de Sigismond, n'épargna pas les négociations pour se faire un parti dans ce royaume. Par ce motif, les régents ne perdent pas un moment pour proclamer, à Stockholm, l'avénement de la reine, âgée de six ans, et organiser l'administration de la tutelle. Tous les fonctionnaires de l'État sont tenus de prêter serment à la nouvelle souveraine; toute correspondance avec la Pologne est interdite, et les décrets des derniers rois contre les héritiers de Sigismond sont confirmés par un acte solennel. On renouvelle prudemment l'alliance avec le czar de Moscovie, afin de tenir d'autant mieux en bride par les armes de ce prince la Pologne ennemie. La mort de Gustave-Adolphe avait éteint la jalousie du roi de Danemark, et dissipé les inquiétudes qui s'opposaient à la bonne intelligence entre les deux voisins. Les efforts des ennemis pour armer Christian IV contre le royaume suédois ne trouvaient maintenant plus d'accès auprès de lui, et son vif désir de marier son fils Ulrich avec la jeune reine concourait avec les principes d'une meilleure politique, pour lui faire garder la neutralité. En même temps, l'Angleterre, la Hollande et la France viennent au-devant du sénat suédois avec les assurances les plus satisfaisantes de leur amitié et de leur appui durable, et l'exhortent, d'une voix unanime, à poursuivre vivement une guerre conduite avec tant de gloire. Autant on avait eu de raisons en France pour se féliciter de la mort du conquérant suédois, autant on sentait la nécessité d'entretenir l'alliance avec la Suède. On ne pouvait, sans s'exposer soi-même au plus grand péril, laisser déchoir cette puissance en Allemagne. Le défaut de forces propres la contraignait à conclure avec l'Autriche une paix précipitée et désavantageuse, et tous les efforts qu'on avait faits pour affaiblir ce dangereux adversaire étaient perdus; ou bien la nécessité et le désespoir réduisaient les armées suédoises à chercher leurs moyens de subsistance dans les provinces des princes catholiques de l'Empire, et la France devenait coupable de trahison envers ces États qui s'étaient soumis à sa puissante protection. La mort de Gustave-Adolphe, bien loin de rompre les liaisons de la France et de la Suède, les avait au contraire rendues plus nécessaires aux deux États, et beaucoup plus utiles à la France. Alors seulement, après la mort de celui qui avait couvert l'Allemagne de sa main protectrice et assuré ses frontières contre l'ambition française, la France pouvait poursuivre, sans obstacle, ses projets sur l'Alsace et vendre aux protestants d'Allemagne son assistance à plus haut prix.

Fortifiés par ces alliances, garantis au dedans, défendus au dehors par de bonnes garnisons aux frontières et par des flottes, les régents de Suède n'hésitent pas un instant à continuer une guerre dans laquelle leur patrie avait peu à perdre de son bien propre et pouvait, si la fortune couronnait ses armes, gagner quelque province allemande à titre de dédommagement ou de conquête. Tranquille au milieu de ses mers, elle ne risquait pas beaucoup plus si ses armées étaient rejetées hors de l'Allemagne que si elles s'en retiraient volontairement; et la première de ces deux fins était aussi honorable que la seconde était déshonorante. Plus on montrait de courage et plus on inspirait de confiance aux alliés et de respect aux ennemis, plus on pouvait attendre, à la paix, des conditions favorables. Se trouvât-on même trop faible pour les vastes desseins de Gustave, on devait du moins à ce grand modèle de faire les derniers efforts et de ne céder à aucun obstacle qu'à la nécessité. Malheureusement, les ressorts de l'intérêt eurent trop de part à cette glorieuse résolution pour qu'on puisse l'admirer sans réserve. A ceux qui n'avaient rien à souffrir eux-mêmes des calamités de la guerre et qui, au contraire, s'y enrichissaient, il ne coûtait guère de se prononcer pour qu'elle fût continuée; car enfin c'était l'Empire germanique qui seul payait la guerre, et les provinces que l'on comptait s'adjuger n'étaient pas chèrement achetées avec le peu de troupes qu'on y devait employer désormais, avec les généraux qu'on allait mettre à la tête des armées, la plupart allemandes, et avec l'honorable mission de diriger les opérations militaires et les négociations.

Mais cette direction même ne s'accordait pas avec l'éloignement où la régence suédoise se trouvait du théâtre de la guerre et avec la lenteur que rend nécessaire l'administration exercée par une assemblée délibérante. Il fallait remettre à un seul homme, à un vaste esprit, le pouvoir de soigner, au sein même de l'Allemagne, les intérêts de la Suède; de prononcer, selon ses propres lumières, sur la guerre et sur la paix, sur les alliances nécessaires, sur les acquisitions faites. Cet important magistrat devait être revêtu d'une puissance dictatoriale et de toute l'autorité de la couronne qu'il représentait, pour en maintenir la dignité, pour mettre de l'harmonie dans les opérations communes, pour donner du poids à ses ordres et remplacer ainsi à tous égards le monarque auquel il succédait. Cet homme se trouva dans la personne du chancelier Oxenstiern, le premier ministre, et, ce qui veut dire davantage, l'ami du feu roi. Initié à tous les secrets de son maître, familiarisé avec les affaires de l'Allemagne, instruit de toutes les relations politiques de l'Europe, il était, sans contredit, l'instrument le plus propre à poursuivre dans toute son étendue le plan de Gustave-Adolphe.

Oxenstiern venait d'entreprendre un voyage dans la haute Allemagne, pour convoquer les quatre cercles supérieurs, quand la nouvelle de la mort du roi le surprit à Hanau. Ce coup terrible, qui perça le cœur sensible de l'ami, ravit d'abord à l'homme d'État toute la force de sa pensée. Il se voyait enlever le seul bien auquel son âme fût attachée. La Suède n'avait perdu qu'un roi, l'Allemagne qu'un protecteur; Oxenstiern perdait l'auteur de sa fortune, l'ami de son cœur, le créateur de ses vues idéales; mais, frappé plus durement que personne par le malheur commun, il fut le premier qui s'en releva par sa propre force, comme il était aussi le seul homme qui pût le réparer. D'un regard pénétrant il embrassa tous les obstacles qui s'opposaient à l'exécution de ses projets: le découragement des membres de l'Empire, les intrigues des cours ennemies, la division des alliés, la jalousie des chefs, la répugnance des princes de l'Allemagne à subir une direction étrangère. Mais cette même vue profonde de la situation actuelle des choses, qui lui découvrait toute la grandeur du mal, lui montrait aussi le moyen d'en triompher. Il s'agissait de relever le courage abattu des plus faibles États de l'Empire, de déjouer les secrètes machinations des ennemis, de ménager la jalousie des alliés les plus importants, d'exciter les puissances amies, particulièrement la France, à une active coopération; mais, avant tout, de rassembler les débris de l'union allemande et de réunir par un lien étroit et durable les forces divisées du parti. La consternation où la perte de leur chef jetait les protestants d'Allemagne pouvait aussi bien les pousser à conclure une plus ferme alliance avec la Suède qu'une paix précipitée avec l'empereur, et la conduite qu'on allait suivre devait seule décider lequel de ces deux effets serait produit. Tout était perdu, pour peu qu'on montrât du découragement; l'assurance qu'on témoignerait soi-même pouvait seule inspirer aux Allemands une confiance en leurs forces. Toutes les tentatives de la cour d'Autriche pour les détacher de l'alliance suédoise manquaient leur but, aussitôt qu'on leur ouvrait les yeux sur leur véritable intérêt et qu'on les amenait à une rupture ouverte et formelle avec l'empereur.

Sans doute, avant que ces mesures fussent prises et les points essentiels réglés entre la régence et son ministre, l'armée suédoise perdit pour ses opérations un temps précieux, dont les ennemis profitèrent parfaitement. Il ne tenait alors qu'à l'empereur de ruiner en Allemagne la puissance suédoise, si les sages conseils du duc de Friedland avaient trouvé accès auprès de lui. Wallenstein lui conseillait de proclamer une amnistie illimitée, et d'offrir spontanément aux membres protestants de l'Empire des conditions favorables. Dans la première terreur que la mort de Gustave-Adolphe répandit au sein du parti tout entier, une telle déclaration aurait produit l'effet le plus décisif et ramené les membres les plus souples aux pieds de l'empereur; mais, ébloui par ce coup de fortune inattendu et aveuglé par les instigations de l'Espagne, il espéra de ses armes une issue plus brillante, et, au lieu de prêter l'oreille aux projets de médiation, il se hâta d'augmenter ses forces. L'Espagne, enrichie par la dîme des biens ecclésiastiques que le pape lui accordait, soutint Ferdinand par des subsides considérables, négocia pour lui à la cour de Saxe, et fit lever à la hâte en Italie des troupes qui devaient être employées en Allemagne. L'électeur de Bavière augmenta aussi ses forces considérablement, et l'esprit inquiet du duc de Lorraine ne lui permit pas de rester oisif en présence d'un si heureux changement de fortune. Mais, tandis que l'ennemi déployait tant d'activité pour profiter du malheur des Suédois, Oxenstiern ne négligea rien pour en prévenir les fâcheuses conséquences.

Craignant moins les ennemis déclarés que la jalousie des puissances alliées, il quitta la haute Allemagne, dont il se croyait assuré par les conquêtes déjà faites et par les alliances, et se mit en chemin pour aller en personne détourner les états de la basse Allemagne d'une complète défection, ou d'une ligue particulière entre eux, qui n'était guère moins fâcheuse pour la Suède. Offensé de la prétention que montrait le chancelier de s'emparer de la direction des affaires, et profondément révolté à la pensée de recevoir des instructions d'un gentilhomme suédois, l'électeur de Saxe travaillait de nouveau à une dangereuse rupture avec la Suède, et pour lui la seule question était de savoir s'il se réconcilierait complétement avec l'empereur, ou s'il se mettrait à la tête des protestants pour former avec eux un troisième parti en Allemagne. Le duc Ulrich de Brunswick nourrissait des sentiments pareils, et il les fit paraître assez clairement en interdisant aux Suédois les enrôlements dans ses domaines et en convoquant à Lunebourg les états de la basse Saxe pour former entre eux une alliance. Le seul électeur de Brandebourg, jaloux de l'influence que la Saxe électorale allait acquérir dans la basse Allemagne, montra quelque zèle pour l'intérêt de la couronne suédoise, qu'il croyait déjà voir sur la tête de son fils. Oxenstiern trouva, il est vrai, l'accueil le plus honorable à la cour de Jean-Georges; mais de vagues promesses de continuer les rapports d'amitié furent tout ce qu'il put obtenir de ce prince, malgré l'intervention personnelle de l'électeur de Brandebourg. Il fut plus heureux avec le duc de Brunswick, envers lequel il se permit un langage plus hardi. La Suède avait alors en sa possession l'archevêché de Magdebourg, dont le titulaire avait le droit de convoquer le cercle de basse Saxe. Le chancelier soutint le droit de sa couronne, et, par cet heureux acte d'autorité, il empêcha pour cette fois cette dangereuse assemblée. Mais l'union générale des protestants, alors l'objet principal de son voyage et plus tard de tous ses efforts, échoua pour cette fois et pour toujours, et il fallut qu'il se contentât de quelques alliances particulières et peu sûres dans les cercles de Saxe, et du secours plus faible de la haute Allemagne.

Comme les Bavarois avaient des forces très-considérables sur le Danube, l'assemblée des quatre cercles supérieurs, qui avait dû se tenir à Ulm, fut transportée à Heilbronn, où parurent les députés de plus de douze villes impériales et une foule brillante de docteurs, de comtes et de princes. Les puissances étrangères, la France, l'Angleterre et la Hollande, députèrent aussi à cette assemblée, et Oxenstiern y parut avec toute la pompe de la couronne dont il devait soutenir la majesté. Il porta lui-même la parole, et, par ses rapports, dirigea la marche des délibérations. Après qu'il eut reçu de tous les membres de l'Empire rassemblés l'assurance d'une fidélité, d'une persévérance et d'une concorde inébranlables, il leur demanda de déclarer ennemis la Ligue et l'empereur d'une manière expresse et solennelle. Mais autant les Suédois étaient intéressés à pousser jusqu'à une rupture formelle la mauvaise intelligence entre l'empereur et les membres de l'Empire, autant ceux-ci se montrèrent peu disposés à s'enlever par cette démarche décisive toute possibilité de réconciliation, et à mettre par là même leur sort tout entier dans les mains des Suédois. Ils trouvèrent qu'une formelle déclaration de guerre, quand les choses parlaient d'elles-mêmes, était inutile et superflue, et leur résistance inébranlable réduisit le chancelier au silence. De plus violents débats s'élevèrent au sujet du troisième et principal article des délibérations, qui était de savoir par qui seraient déterminés les moyens de continuer la guerre et les contributions des membres de l'Empire pour l'entretien des armées. Le principe d'Oxenstiern, de rejeter sur eux la plus grande part possible des charges générales, ne s'accordait pas avec le principe de ces membres, de donner le moins qu'ils pourraient. Ici, le chancelier suédois éprouva la dure vérité que trente empereurs avaient sentie avant lui: que, de toutes les entreprises difficiles, la plus difficile était de tirer de l'argent des Allemands. Au lieu de lui accorder les sommes nécessaires pour la levée de nouvelles troupes, on lui énuméra éloquemment tous les maux qu'avaient causés les armées déjà existantes, et l'on demanda un allégement des anciennes charges, lorsqu'il s'agissait d'en accepter de nouvelles. La mauvaise humeur où le chancelier avait mis les membres de l'Empire en leur demandant de l'argent fit éclore mille griefs, et les désordres commis par les troupes dans les marches et les cantonnements furent décrits avec une effrayante vérité.

Oxenstiern avait eu peu d'occasions, au service de deux princes absolus, de s'accoutumer aux formalités et à la marche scrupuleuse des délibérations républicaines et d'exercer sa patience à la contradiction. Prêt à agir aussitôt qu'il en voyait clairement la nécessité, inébranlable dans sa résolution dès qu'une fois il l'avait prise, il ne comprenait pas l'inconséquence de la plupart des hommes, de désirer le but et de haïr les moyens. Tranchant et emporté par nature, il le fut encore par principe dans cette occasion; car il était alors de la dernière importance de couvrir par un langage ferme et hardi l'impuissance du royaume de Suède, et, en prenant le ton de maître, de devenir maître en effet. Il n'est pas étonnant qu'avec de pareilles dispositions il ne se trouvât nullement dans sa sphère au milieu de docteurs et de princes allemands, et que l'esprit de minutieux scrupule, qui est le caractère des Allemands dans toutes leurs transactions publiques, le mit au désespoir. Sans égard pour un usage auquel les empereurs, même les plus puissants, avaient dû se plier, il rejeta toute délibération écrite, forme si commode à la lenteur allemande: il ne comprenait pas comment on pouvait discuter pendant dix jours sur un point qui, pour lui, était déjà comme réglé par la simple exposition. Mais, si durement qu'il eût traité les membres de l'assemblée, il ne les trouva pas pour cela moins obligeants et empressés à lui accorder sa quatrième proposition, qui le concernait lui-même. Lorsqu'il en vint à la nécessité de donner à l'alliance établie un président et un directeur, on décerna unanimement cet honneur à la Suède, et on le pria humblement de servir de ses lumières la cause commune et de prendre sur ses épaules le fardeau de la direction supérieure. Mais, pour se garantir contre l'abus du grand pouvoir qu'on mettait dans ses mains par cette élection, une décision, à laquelle l'influence française ne fut pas étrangère, plaçait auprès de lui, sous le nom d'assistants, un nombre déterminé d'inspecteurs qui devaient administrer la caisse de l'alliance et donner leur avis sur les enrôlements, les marches et les cantonnements des troupes. Oxenstiern combattit vivement cette restriction de son pouvoir, par où l'on entravait l'exécution de tout projet qui demandait du secret ou de la promptitude, et il finit par arracher à grand'peine la liberté de suivre ses propres idées dans les opérations de guerre. Enfin, le chancelier toucha aussi le point épineux du dédommagement que la Suède pourrait se promettre à la paix de la reconnaissance de ses alliés, et il se flattait de l'espérance qu'on lui assignerait la Poméranie, sur laquelle la Suède dirigeait principalement ses vues, et qu'il obtiendrait des membres de l'assemblée la promesse d'une vigoureuse assistance pour l'acquisition de cette province. Mais on s'en tint à l'engagement vague et général qu'à la paix future on ne s'abandonnerait pas les uns les autres. Ce ne fut pas le respect pour la constitution de l'Empire qui rendit les états si réservés sur ce point: ce qui le prouve, c'est la libéralité qu'on voulut témoigner au chancelier, au mépris des lois les plus sacrées de l'Empire. Peu s'en fallut qu'on ne lui offrît, à titre de récompense, l'archevêché de Mayence, que d'ailleurs il occupait déjà comme conquête, et l'ambassadeur français n'empêcha qu'avec peine cet acte aussi impolitique que déshonorant. Si loin que fût Oxenstiern de voir tous ses vœux accomplis, il avait du moins atteint son but principal, qui était d'obtenir pour sa couronne et pour lui-même la direction de l'ensemble des affaires; il avait rendu plus ferme et plus étroit le lien qui unissait les membres des quatre cercles supérieurs, et conquis, pour l'entretien de la guerre, un subside annuel de deux millions et demi d'écus.

Tant de déférence de la part des états méritait que la Suède se montrât reconnaissante. Peu de semaines après la mort de Gustave-Adolphe, le chagrin avait terminé la malheureuse vie du comte palatin Frédéric. Ce prince infortuné avait grossi pendant huit mois la cour de son protecteur et consumé à sa suite le faible reste de sa fortune. Enfin il approchait du terme de ses vœux, et un plus heureux avenir s'ouvrait devant lui, quand la mort enleva son défenseur. Ce qu'il considérait comme le plus grand malheur eut les suites les plus favorables pour son héritier. Gustave-Adolphe pouvait se permettre de lui faire attendre la restitution de ses États et de lui rendre ce don onéreux par des conditions oppressives. Oxenstiern, pour qui l'amitié de l'Angleterre, de la Hollande, du Brandebourg, et en général la bonne opinion des membres réformés de l'Empire, était incomparablement plus importante, se vit forcé d'accomplir le devoir de la justice. En conséquence, dans cette même assemblée de Heilbronn, il restitua aux descendants de Frédéric les pays palatins, soit conquis déjà, soit à reconquérir, Mannheim seul excepté, qui devait rester occupé par les Suédois jusqu'au remboursement des frais de guerre. Le chancelier ne borna pas ses bons procédés à la maison palatine; les autres princes alliés reçurent de la Suède, quoique un peu plus tard, des preuves de reconnaissance qui coûtèrent à cette couronne tout aussi peu de son propre bien.

Le devoir de l'impartialité, le plus sacré de tous pour l'historien, l'oblige à un aveu qui n'est pas précisément fort honorable pour les défenseurs de la liberté allemande. Quelque étalage que fissent les princes protestants de la justice de leur cause et de la pureté de leur zèle, cependant c'étaient surtout des motifs très-intéressés qui les faisaient agir, et le désir de dépouiller les autres avait pour le moins autant de part aux hostilités commencées que la crainte de se voir dépouillés eux-mêmes. Gustave-Adolphe découvrit bientôt qu'il avait beaucoup plus à espérer de ce honteux mobile que de leurs sentiments patriotiques, et il ne négligea pas d'en tirer parti. Il promit à chacun des princes ligués avec lui la possession de quelqu'une des conquêtes déjà faites sur l'ennemi ou encore à faire, et la mort seule l'empêcha d'accomplir ces engagements. Ce que la prudence conseillait au roi, la nécessité le commandait à son successeur, et, s'il avait à cœur de prolonger la guerre, il fallait qu'il partageât le butin avec les princes alliés, et s'obligeât à faire tourner à leur avantage la confusion qu'il cherchait à entretenir. Ce fut ainsi qu'il promit au landgrave de Hesse les bénéfices de Paderborn, de Corvey, de Münster et de Fulde; au duc Bernard de Weimar, les évêchés de Franconie; au duc de Wurtemberg, les biens ecclésiastiques et les comtés autrichiens situés dans ses États: le tout à titre de fiefs suédois. Le chancelier lui-même s'étonnait du spectacle de cette conduite insensée qui faisait si peu d'honneur aux Allemands, et il pouvait à peine cacher son mépris. «Qu'on inscrive, dit-il un jour, dans nos archives, pour en perpétuer le souvenir, qu'un prince de l'Empire d'Allemagne a demandé cela à un gentilhomme suédois, et que le gentilhomme suédois l'a accordé, en pays allemand, à un prince de l'Empire d'Allemagne.»

Après des mesures si bien prises, on pouvait paraître avec honneur en campagne et recommencer la guerre avec une nouvelle activité. Bientôt après la victoire de Lützen, les troupes de Saxe et de Lunebourg se réunissent avec le gros des forces suédoises, et, en peu de temps, les Impériaux sont chassés de toute la Saxe. Alors cette armée combinée se sépare. Les Saxons marchent en Lusace et en Silésie, pour agir contre les Autrichiens de concert avec le comte de Thurn; le duc Bernard conduit en Franconie une partie de l'armée suédoise, et le duc Georges de Brunswick l'autre partie dans la Westphalie et la basse Saxe.

Tandis que Gustave-Adolphe entreprenait son expédition en Saxe, les conquêtes faites sur le Lech et le Danube furent défendues contre les Bavarois par le comte palatin de Birkenfeld et le général suédois Banner; mais, trop faibles pour opposer une résistance suffisante aux progrès victorieux de l'ennemi, qui étaient secondés par la bravoure et l'expérience d'Altringer, général de l'empereur, ils durent appeler d'Alsace à leur secours le général suédois de Horn. Après que ce chef expérimenté eut soumis à la domination suédoise les villes de Benfeld, Schelestadt, Colmar et Haguenau, il en remit la défense au rhingrave Othon-Louis et se hâta de passer le Rhin pour renforcer l'armée de Banner. Mais, quoiqu'elle fût dès lors forte de seize mille hommes, elle ne put toutefois empêcher l'ennemi de s'établir sur la frontière de la Souabe, de prendre Kempten et de s'accroître de sept régiments venus de Bohême. Pour garder les rives importantes du Lech et du Danube, on dégarnit l'Alsace, où, après le départ de Horn, le rhingrave Othon-Louis avait eu de la peine à se défendre contre les paysans soulevés. Il fallut que lui aussi vînt renforcer avec ses troupes l'armée du Danube; et, comme ce secours ne suffisait pas encore, on invita instamment le duc Bernard de Weimar à tourner ses armes de ce côté.

Peu après l'ouverture de la campagne de 1633, Bernard s'était emparé de la ville et de tout l'évêché de Bamberg, et il préparait le même sort à Würtzbourg. Sur l'invitation de Gustave Horn, il se mit aussitôt en marche vers le Danube, battit, chemin faisant, une armée bavaroise, commandée par Jean de Werth, et fit près de Donawert sa jonction avec les Suédois. Cette nombreuse armée, commandée par d'excellents généraux, menace la Bavière d'une formidable invasion. Tout l'évêché d'Eichstædt est inondé de troupes, et un traître promet de faire tomber même Ingolstadt dans les mains des Suédois. L'activité d'Altringer est enchaînée par l'ordre formel de Friedland, et, ne recevant aucun secours de Bohême, il ne peut s'opposer aux progrès de l'armée ennemie. Les plus favorables circonstances se réunissent pour rendre victorieuses dans ces contrées les armes des Suédois, quand les mouvements de l'armée sont tout à coup arrêtés par une révolte des officiers.

On devait aux armes tout ce qu'on avait acquis en Allemagne; la grandeur même de Gustave-Adolphe était l'ouvrage de l'armée, le fruit de sa discipline, de ses travaux, de son courage inébranlable au milieu de fatigues et de dangers infinis. Si habilement que l'on traçât les plans dans le cabinet, l'armée seule, en définitive, en était l'exécutrice, et les projets des chefs en s'étendant ne faisaient qu'augmenter toujours ses fatigues. Dans cette guerre, tous les grands résultats avaient été obtenus violemment, en sacrifiant avec une vraie barbarie les soldats dans les campagnes d'hiver, les marches, les assauts et les batailles rangées, et c'était la maxime de Gustave-Adolphe de ne jamais renoncer à une victoire, tant qu'il ne lui en coûtait que des hommes. Le soldat ne pouvait longtemps ignorer son importance, et il demandait à bon droit sa part du gain obtenu au prix de son sang. Mais, le plus souvent, on pouvait à peine lui payer la solde qui lui était due, l'avidité des chefs ou les besoins de l'État absorbaient d'ordinaire la meilleure part des sommes extorquées et des possessions acquises. Pour toutes les peines qu'il endurait, il ne lui restait rien que la perspective incertaine du pillage ou de l'avancement, et nécessairement, à l'un et à l'autre égard, il ne se voyait que trop souvent abusé. Tant que Gustave-Adolphe vécut, la crainte et l'espérance étouffèrent, il est vrai, toute explosion de mécontentement; mais, après sa mort, l'impatience générale éclata, et le soldat saisit justement le moment le plus dangereux pour se souvenir de son importance. Deux officiers, Pfuhl et Mitschefal, déjà signalés du vivant de Gustave comme deux têtes turbulentes, donnent, dans le camp du Danube, un exemple qui trouve en peu de jours des imitateurs dans presque tous les officiers de l'armée. On s'engage mutuellement et l'on se donne parole, la main dans la main, de n'obéir à aucun ordre jusqu'à ce que la solde, arriérée depuis des mois et des années, soit acquittée, et qu'on ait accordé en outre à chacun, en argent ou en biens-fonds, une récompense proportionnée aux services. On les entendait dire: «Des sommes énormes sont extorquées chaque jour comme contributions de guerre, et tout cet argent va se perdre dans un petit nombre de mains. On nous pousse en avant sur la neige et la glace, et jamais la moindre reconnaissance pour ces travaux infinis! On crie à Heilbronn contre la pétulance des troupes; mais personne ne songe à leurs services. Les écrivains font retentir le monde du bruit des conquêtes et des victoires, et cependant ce n'est que par la main des soldats qu'on a remporté tous ces triomphes.» La foule des mécontents augmente chaque jour, et déjà, par des lettres qui heureusement sont interceptées, ils cherchent à soulever aussi les armées sur le Rhin et dans la Saxe. Ni les représentations de Bernard de Weimar, ni les dures réprimandes de son collègue plus sévère, ne furent capables d'étouffer cette fermentation, et la violence du dernier ne fit qu'accroître l'insolence des rebelles. Ils insistèrent pour qu'on assignât à chaque régiment certaines villes sur lesquelles on lèverait la solde arriérée. Un délai de quatre semaines était accordé au chancelier suédois pour trouver le moyen de satisfaire à ces demandes. «En cas de refus, déclarèrent-ils, ils se payeraient eux-mêmes, et ne tireraient plus, à l'avenir, l'épée pour la Suède.»

Cette violente sommation, faite en un temps où la caisse militaire était vide et le crédit tombé, dut plonger le chancelier dans la plus grande perplexité; et il fallait trouver un prompt remède, avant que le même vertige gagnât les autres troupes, et qu'on se vît abandonné tout d'un coup par toutes les armées au milieu des ennemis. Parmi tous les généraux suédois, un seul avait assez de crédit et de considération auprès des soldats pour apaiser cette querelle. Le duc Bernard était le favori de l'armée, et sa prudente modération lui avait gagné la confiance des gens de guerre, comme son expérience militaire leur haute admiration. Ce fut lui qui entreprit alors de calmer les troupes mécontentes; mais, connaissant son importance, il saisit le moment favorable pour songer d'abord à lui-même et arracher à l'embarras du chancelier suédois l'accomplissement de ses propres souhaits.

Gustave-Adolphe lui avait déjà fait espérer un duché de Franconie, qui serait formé des deux évêchés de Bamberg et Würtzbourg: le duc Bernard insistait maintenant sur l'exécution de cette promesse. Il demanda en même temps le commandement en chef pendant la guerre, avec le titre de généralissime suédois. Cet abus que faisait le duc du besoin qu'on avait de lui irrita si fort Oxenstiern, que, dans sa première indignation, il lui signifia qu'il cessait d'être au service de la Suède. Mais bientôt il se ravisa, et, plutôt que de sacrifier un général si important, il résolut de l'enchaîner à tout prix à la cause suédoise. Il lui remit en conséquence les évêchés de Franconie, à titre de fiefs de la couronne de Suède, à la réserve toutefois des deux forteresses de Würtzbourg et de Kœnigshofen, qui devaient rester occupées par les Suédois; il s'engagea de plus, au nom de sa couronne, à soutenir le duc dans la possession de ces pays. La demande du commandement en chef de toutes les troupes fut rejetée sous un prétexte honnête. Le duc Bernard ne tarda pas longtemps à se montrer reconnaissant de cet important sacrifice: par son crédit et son activité, il apaisa bientôt la révolte de l'armée. On distribua aux officiers de fortes sommes d'argent et de plus grands dons encore en fonds de terre, dont la valeur montait à environ cinq millions d'écus, et sur lesquels on n'avait aucun autre droit que celui de conquête. Pendant ce temps, le moment d'une grande entreprise était passé, et les chefs réunis se séparèrent, pour aller résister à l'ennemi sur d'autres points.

Gustave Horn, après avoir entrepris une courte irruption dans le haut Palatinat et s'être emparé de Neumarkt, dirigea sa marche vers la frontière souabe, où les Impériaux s'étaient considérablement renforcés dans l'intervalle et menaçaient le Wurtemberg d'une invasion désastreuse. Effrayés de son approche, ils se retirent vers le lac de Constance; mais cela ne servit qu'à montrer aux Suédois le chemin de ce pays, qu'ils n'avaient pas encore visité. Une possession à l'entrée de la Suisse était pour ceux-ci d'une extrême importance, et la ville de Constance semblait particulièrement propre à les mettre en communication avec les confédérés. Gustave Horn entreprit donc aussitôt le siége de cette place. Mais, dépourvu d'artillerie et obligé d'en faire venir d'abord du Wurtemberg, il ne pouvait assez accélérer son entreprise pour ne pas laisser aux ennemis le loisir de délivrer cette ville, qu'il était d'ailleurs si facile d'approvisionner par le lac. Il quitta donc, après une vaine tentative, la ville et son territoire, pour faire tête, sur les bords du Danube, à un pressant danger.

Sur l'invitation de l'empereur, le cardinal infant, frère du roi d'Espagne Philippe IV, et gouverneur de Milan, avait mis sur pied une armée de quatorze mille hommes, qui était destinée à opérer sur le Rhin, indépendante de l'autorité de Wallenstein, et à défendre l'Alsace. Ces forces parurent alors en Bavière, sous le commandement d'un Espagnol, le duc de Féria; et, afin qu'on pût les employer sans retard contre les Suédois, Altringer reçut l'ordre de les joindre aussitôt avec ses troupes. Dès la première nouvelle de l'apparition de cette armée, Gustave Horn avait appelé du Rhin, comme renfort, le comte palatin de Birkenfeld, et, après s'être réuni à lui à Stockach, il marcha hardiment aux ennemis, forts de trente mille hommes. Ils avaient franchi le Danube et dirigé leur marche vers la Souabe, où Gustave Horn s'approcha d'eux, un jour, au point que les deux armées n'étaient plus qu'à un demi-mille l'une de l'autre. Mais, au lieu d'accepter l'offre de la bataille, les Impériaux marchèrent par les villes forestières vers le Brisgau et l'Alsace, où ils arrivèrent assez tôt pour débloquer Brisach et mettre un terme aux progrès victorieux du rhingrave Othon-Louis. Ce dernier avait conquis peu auparavant les villes forestières, et, soutenu par le comte palatin de Birkenfeld, qui délivra le bas Palatinat et battit le duc de Lorraine, il avait assuré de nouveau dans ces contrées la prépondérance aux armes suédoises. Alors, il est vrai, il dut céder à la supériorité de l'ennemi; mais bientôt Horn et Birkenfeld marchent à son secours, et, après un court triomphe, les Impériaux se voient de nouveau chassés de l'Alsace. Un automne rigoureux, qui les surprend dans cette malheureuse retraite, fait périr la plupart des Italiens, et le chagrin que lui cause le mauvais succès de cette entreprise donne la mort à leur chef lui-même, le duc de Féria.

Cependant, le duc Bernard de Weimar, avec dix-huit régiments d'infanterie et cent quarante cornettes de cavalerie, avait pris position sur le Danube, pour couvrir la Franconie, aussi bien que pour observer sur ce fleuve les mouvements de l'armée bavaro-impériale. Altringer n'eut pas plutôt dégarni ces frontières, pour se joindre aux troupes italiennes du duc de Féria, que Bernard profita de son éloignement, se hâta de passer le Danube, et parut devant Ratisbonne, aussi prompt que la foudre. La possession de cette ville était décisive pour les entreprises des Suédois sur la Bavière et l'Autriche; elle leur donnait un établissement sur le Danube, et une retraite sûre en cas de revers, de même qu'elle les mettait seule en état de faire dans ces pays des conquêtes durables. Conserver Ratisbonne avait été le dernier, le pressant conseil de Tilly mourant à l'électeur de Bavière, et Gustave-Adolphe avait déploré, comme une perte irréparable, que les Bavarois l'eussent prévenu en occupant cette place. Aussi l'effroi de Maximilien fut-il inexprimable, quand le duc Bernard surprit cette ville et se disposa sérieusement à l'assiéger.

Quinze compagnies seulement, la plupart de nouvelles levées, en composaient la garnison: c'étaient des forces plus que suffisantes pour fatiguer l'ennemi, quelle que fût sa supériorité, si elles étaient soutenues par une bourgeoisie bien intentionnée et guerrière. Mais celle de Ratisbonne était justement le plus dangereux ennemi que la garnison bavaroise eût à combattre. Les habitants protestants, également jaloux de leur croyance et de leur liberté impériale, s'étaient courbés à regret sous le joug bavarois et attendaient depuis longtemps avec impatience l'apparition d'un sauveur. L'arrivée de Bernard devant leurs murs les remplit d'une vive joie, et il était fort à craindre qu'ils ne soutinssent par une émeute au dedans les entreprises des assiégeants. Dans cette grande perplexité, l'électeur adresse à l'empereur, au duc de Friedland, les lettres les plus pathétiques, pour qu'on lui accorde seulement un secours de cinq mille hommes. Ferdinand envoie successivement sept messagers, avec cette commission, à Wallenstein, qui promet les plus prompts secours, et annonce en effet par Gallas à l'électeur la prochaine arrivée de douze mille hommes sous les ordres de ce général, mais en même temps défend à celui-ci, sous peine de la vie, de se mettre en chemin. Sur l'entrefaite, le commandant bavarois de Ratisbonne, dans l'attente d'une prompte délivrance, avait pris les meilleures dispositions pour défendre la ville: il avait armé les paysans catholiques, désarmé au contraire les bourgeois protestants, et veillé avec le plus grand soin à ce qu'ils ne pussent faire aucune entreprise dangereuse contre la garnison. Mais, comme aucun secours ne paraissait, et que l'artillerie des ennemis foudroyait sans relâche les remparts, il pourvut à sa sûreté et à celle de la garnison par une capitulation honorable, et abandonna les employés et les ecclésiastiques bavarois à la clémence du vainqueur.

Avec l'occupation de Ratisbonne, les projets du duc Bernard s'étendent, et la Bavière même est devenue pour son hardi courage un champ trop étroit. Il veut pénétrer jusqu'aux frontières de l'Autriche, armer contre l'empereur les paysans protestants et leur rendre la liberté religieuse. Il avait déjà conquis Straubing, tandis qu'un autre général suédois soumettait les bords septentrionaux du Danube. Bravant, à la tête de ses Suédois, la rigueur de la température, il atteint l'embouchure de l'Isar et fait passer ce fleuve à ses troupes, sous les yeux du général bavarois de Werth, qui est campé dans ce lieu. Déjà tremblent Passau et Lintz, et l'empereur, consterné, redouble ses sommations et ses ordres à Wallenstein de secourir au plus tôt la Bavière accablée. Mais Bernard victorieux met de lui-même un terme à ses conquêtes. Ayant, devant lui, l'Inn, défendu par de nombreux châteaux forts; derrière lui, deux armées ennemies, un pays mal intentionné, et l'Isar, sur les bords duquel nul poste tenable ne le protége, de même que le sol gelé ne lui permet d'élever aucuns retranchements; menacé par toutes les forces de Wallenstein, qui s'est enfin décidé à marcher sur le Danube, il se dérobe par une retraite opportune au danger de voir couper ses communications avec Ratisbonne et d'être cerné par les ennemis. Il se hâte de passer l'Isar et le Danube, pour défendre contre Wallenstein les conquêtes faites dans le haut Palatinat, décidé même à ne pas refuser une bataille avec ce général. Mais Wallenstein, qui n'avait jamais eu la pensée de rien faire d'important sur le Danube, n'attend pas son approche, et, avant que les Bavarois commencent tout de bon à se réjouir de la sienne, il a déjà disparu du côté de la Bohême. Bernard termine donc alors sa glorieuse campagne et accorde à ses troupes dans les quartiers d'hiver, sur le territoire ennemi, un repos bien mérité.

Tandis que Gustave Horn en Souabe, le comte palatin de Birkenfeld, le général Baudissin et le rhingrave Othon-Louis sur le haut et le bas Rhin, et le duc Bernard sur le Danube, faisaient la guerre avec une telle supériorité, la gloire des armes suédoises n'était pas soutenue moins glorieusement dans la basse Saxe et la Westphalie par le duc de Lunebourg et le landgrave de Hesse-Cassel. Le duc Georges prit la forteresse de Hameln après la plus courageuse résistance, et l'armée combinée des Hessois et des Suédois remporta, près d'Oldendorf, une brillante victoire sur le général impérial de Gronsfeld, qui commandait aux bords du Wéser. Dans cette bataille, le comte de Wasabourg, fils naturel de Gustave-Adolphe, se montra digne de sa naissance. Seize canons, tous les bagages des Impériaux et soixante-quatorze étendards tombèrent dans les mains des Suédois; environ trois mille ennemis restèrent sur la place, et le nombre des prisonniers fut presque aussi grand. La ville d'Osnabrück fut réduite à capituler par le colonel suédois Kniphausen, et Paderborn par le landgrave de Hesse-Cassel. En revanche, Bückebourg, place très-importante pour les Suédois, tomba dans les mains des Impériaux. Sur presque tous les points de l'Allemagne, on voit triompher les armées suédoises, et l'année qui suivit la mort de Gustave-Adolphe ne montra encore aucun indice de la perte qu'on avait faite en la personne de ce grand capitaine.

Dans l'exposé des principaux événements qui signalèrent la campagne de l'année 1633, l'inaction de l'homme qui, entre tous assurément, excitait la plus grande attente, doit causer un juste étonnement. De tous les généraux dont les exploits nous ont occupés dans cette campagne, il n'y en avait aucun qui pût se mesurer, pour l'expérience, le talent et la gloire militaire, avec Wallenstein, et c'est lui précisément qui, à partir de la bataille de Lützen, disparaît à nos yeux. La mort de son grand adversaire lui laisse libre tout le champ de la gloire; l'attention de l'Europe entière est fixée sur les exploits qui doivent effacer le souvenir de sa défaite et annoncer au monde sa supériorité dans l'art de la guerre; et cependant il reste oisif en Bohême, tandis que les pertes de l'empereur en Bavière, dans la basse Saxe et sur le Rhin réclament instamment sa présence: mystère également impénétrable pour les amis et les ennemis, objet d'effroi pour l'empereur, et pourtant aussi sa dernière espérance. Après la bataille perdue de Lützen, il s'était retiré, avec une précipitation inexplicable, dans le royaume de Bohême, où il ordonna les enquêtes les plus sévères sur la conduite de ses officiers dans cette journée. Ceux que le conseil de guerre reconnut coupables furent condamnés à mort avec une inexorable rigueur; ceux qui s'étaient bravement conduits furent récompensés avec une royale munificence, et la mémoire des morts éternisée par de magnifiques monuments. Pendant tout l'hiver, il écrasa les provinces impériales par des contributions exorbitantes et par les quartiers d'hiver, qu'il eut soin de ne pas prendre dans les pays ennemis afin d'épuiser les ressources des provinces autrichiennes. Mais, à l'entrée du printemps de 1633, au lieu d'ouvrir les hostilités avant tous les autres, avec son armée bien entretenue et formée de troupes d'élite, et de se montrer dans toute la puissance de son commandement, il fut le dernier à paraître en campagne, et ce fut encore un État héréditaire de l'empereur dont il fit le théâtre de la guerre.

Entre toutes les provinces de l'Autriche, c'était la Silésie qui se trouvait exposée au plus grand danger. Trois différentes armées, une suédoise sous le comte de Thurn, une saxonne sous Arnheim et le duc de Lauenbourg, et une brandebourgeoise sous Borgsdorf, avaient porté en même temps la guerre dans ce pays. Elles avaient déjà en leur possession les places les plus importantes, et Breslau même avait embrassé le parti des alliés. Mais cette foule de généraux et d'armées fut précisément ce qui conserva ce pays à l'empereur: en effet, la jalousie des chefs et la haine mutuelle des Suédois et des Saxons ne leur permirent jamais d'agir avec ensemble, Arnheim et Thurn se disputaient le commandement; les Brandebourgeois et les Saxons faisaient cause commune contre les Suédois, qu'ils regardaient comme d'importuns étrangers et auxquels ils cherchaient à nuire chaque fois qu'ils en trouvaient la moindre occasion. Au contraire, les Saxons vivaient avec les Impériaux sur un pied beaucoup plus amical, et il arrivait souvent que les officiers des deux armées ennemies se visitaient réciproquement et se donnaient des repas. On laissait les Impériaux sauver leurs biens sans obstacle, et, parmi les Allemands de l'armée combinée, un grand nombre ne cachaient point qu'ils avaient reçu de Vienne de fortes sommes. Au milieu d'alliés si équivoques, les Suédois se voyaient vendus et trahis, et, quand on s'entendait si mal, il était impossible de songer à aucune grande entreprise. Le général d'Arnheim était d'ailleurs presque toujours absent, et, lorsqu'enfin il revint à l'armée, déjà Wallenstein s'approchait des frontières avec des forces redoutables.

Il entra en Silésie à la tête de quarante mille hommes, et les alliés n'en avaient pas plus de vingt-quatre mille à lui opposer. Néanmoins, ils voulurent tenter une bataille et parurent devant Münsterberg, où Wallenstein avait établi un camp retranché; mais il les laissa séjourner là huit jours sans faire lui-même le moindre mouvement; puis il quitta ses lignes et défila devant leur camp d'un pas fier et tranquille. Même après qu'il eut levé le sien, et tout le temps que les ennemis, devenus plus hardis, demeurèrent près de lui, il dédaigna de profiter de l'occasion. Le soin avec lequel il évitait la bataille fut attribué à la crainte; mais, avec sa vieille gloire militaire, Wallenstein pouvait braver un pareil soupçon. La vanité des alliés ne leur permit pas de remarquer qu'il se jouait d'eux et qu'il leur faisait généreusement grâce de la défaite, parce que, pour le moment, une victoire sur eux ne le servait pas. Cependant, pour leur montrer qu'il était le maître et que ce n'était point la crainte de leurs forces qui le tenait dans l'inaction, il fit mettre à mort le commandant d'un château qui tomba dans ses mains, pour n'avoir pas rendu sur-le-champ une place qui n'était pas tenable.

Les deux armées étaient depuis neuf jours en présence l'une de l'autre, à la portée du mousquet, quand le comte Terzky, sortant de l'armée de Wallenstein, parut avec un trompette devant le camp des alliés pour inviter le général d'Arnheim à une conférence. Elle avait pour objet de proposer, au nom de Wallenstein, tout supérieur en forces qu'il était, un armistice de six semaines. «Il était venu, disait-il, pour conclure une paix perpétuelle avec la Suède et les princes de l'Empire, payer les soldats et donner à chacun satisfaction. Tout cela était en son pouvoir, et, si l'on faisait difficulté à Vienne de ratifier sa décision, il était prêt à se réunir avec les alliés, et (ceci fut, il est vrai, soufflé seulement aux oreilles d'Arnheim) à envoyer l'empereur au diable.» Dans une seconde entrevue, il s'expliqua encore plus clairement avec le comte de Thurn. «Tous les priviléges, disait-il, seraient de nouveau confirmés, tous les exilés bohêmes rappelés et rétablis dans leurs biens, et il serait lui-même le premier à leur restituer la part qui lui était échue. Les jésuites seraient expulsés, comme étant les auteurs de toutes les vexations précédentes; la couronne de Suède serait satisfaite par des payements à termes fixes; toutes les troupes inutiles des deux partis seraient menées contre les Turcs.» Le dernier point contenait le mot de toute l'énigme: «S'il obtenait pour lui la couronne de Bohême, tous les proscrits auraient à se louer de sa générosité; une complète liberté de religion régnerait désormais dans le royaume; la maison palatine rentrerait dans tous ses droits, et le margraviat de Moravie lui servirait à lui-même de dédommagement pour le Mecklembourg. Alors les armées alliées marcheraient sur Vienne sous sa conduite, pour arracher à l'empereur, les armes à la main, son consentement à ce traité.»

Il était donc levé maintenant, le voile qui couvrait le projet que Wallenstein avait mûri pendant de longues années dans le plus mystérieux silence. Aussi bien toutes les circonstances montraient qu'il n'y avait point de temps à perdre pour l'exécution. C'était seulement son aveugle confiance dans le bonheur des armes de Friedland et dans la supériorité de son génie, qui avait inspiré à l'empereur la ferme résolution de remettre à cet homme impérieux, malgré toutes les représentations de l'Espagne et de la Bavière, et aux dépens de sa propre dignité, un commandement si absolu. Mais la croyance que Wallenstein était invincible avait été depuis longtemps ébranlée par sa longue inaction, et presque entièrement détruite après la malheureuse bataille de Lützen. Maintenant ses ennemis se réveillaient de nouveau à la cour de Ferdinand, et le mécontentement de l'empereur, qui avait vu échouer ses espérances, procurait auprès de lui à leurs représentations l'accueil souhaité. Ils passèrent en revue, avec une mordante critique, toute la conduite de Friedland; ils rappelèrent au monarque jaloux son insolent orgueil et sa résistance aux ordres impériaux; ils invoquèrent à leur aide les plaintes des sujets autrichiens sur ses vexations infinies; ils rendirent suspecte sa fidélité et insinuèrent d'effrayants avis sur ses intentions secrètes. Ces accusations, qui n'étaient d'ailleurs que trop justifiées par toute la conduite de Wallenstein, ne laissaient pas de jeter dans l'esprit de Ferdinand de profondes racines; mais le pas était fait, et le vaste pouvoir dont on avait revêtu le duc ne pouvait lui être arraché sans un grand péril. Diminuer ce pouvoir insensiblement était tout ce qui restait possible à l'empereur, et, pour y parvenir avec quelque succès, il fallait le diviser; mais avant tout il fallait chercher à se rendre indépendant de la bonne volonté de Wallenstein. Cependant on s'était désisté même de ce droit dans le traité qu'on avait conclu avec lui, et la propre signature de l'empereur le protégeait contre toute tentative faite pour placer un autre général à ses côtés ou pour exercer une influence directe sur ses troupes. Comme on ne pouvait ni observer ni anéantir ce pernicieux traité, il fallut recourir à un artifice. Friedland était généralissime de l'empereur en Allemagne, mais son pouvoir ne s'étendait pas plus loin, et il ne pouvait s'arroger aucune autorité sur une armée étrangère. On fait donc lever à Milan une armée espagnole, et on la fait combattre en Allemagne sous un général espagnol. Ainsi Wallenstein n'est plus l'homme indispensable, parce qu'il a cessé d'être unique, et l'on a, au besoin, un appui contre lui-même.

Le duc sentit promptement et profondément d'où partait ce coup et à quoi il tendait. En vain il protesta auprès du cardinal infant contre cette innovation, qui violait le traité: l'armée italienne entra en Allemagne, et l'on obligea Wallenstein d'envoyer le général Altringer pour la renforcer. A la vérité, il sut lui lier si bien les mains par de sévères instructions, que l'armée italienne recueillit peu de gloire en Alsace et en Souabe; mais cet acte d'autorité de la cour l'avait arraché à sa sécurité et lui avait fait pressentir l'approche du danger. Pour ne pas perdre une seconde fois le commandement et avec lui le fruit de tous ses efforts, il fallait qu'il se hâtât d'accomplir son dessein. Par l'éloignement des officiers suspects et par sa libéralité envers les autres, il se croyait assuré de la fidélité de ses troupes. Il avait sacrifié toutes les autres classes de l'État, tous les devoirs de la justice et de l'humanité, à l'avantage de l'armée: aussi comptait-il sur sa reconnaissance. Sur le point de donner au monde un exemple inouï d'ingratitude envers l'auteur de sa fortune, il fondait toute sa grandeur sur la reconnaissance qu'on devait lui témoigner, à lui.

Les chefs des armées silésiennes n'avaient aucun plein pouvoir de leurs supérieurs pour conclure à eux seuls une affaire aussi grave que celle qui était proposée par Wallenstein, et ils n'osèrent pas même accorder pour plus de quinze jours l'armistice demandé. Avant de s'ouvrir aux Suédois et aux Saxons, le duc avait jugé prudent de s'assurer, dans son audacieuse entreprise, l'appui de la France. A cet effet, le comte de Kinsky, non sans de très-méfiantes précautions, entama avec Feuquières, plénipotentiaire français à Dresde, des négociations secrètes, qui eurent une issue entièrement conforme aux désirs du duc. Feuquières reçut de sa cour l'ordre de promettre tout l'appui de la France, et d'offrir à Wallenstein, s'il en avait besoin, une somme d'argent considérable.

Mais ce fut précisément cette attention excessive à se couvrir de tous côtés qui le conduisit à sa perte. Le plénipotentiaire français découvrit avec une grande surprise qu'un dessein qui, plus que tout autre, avait besoin de secret, avait été communiqué aux Suédois et aux Saxons. Le ministère de Saxe était, comme on le savait généralement, dans les intérêts de l'empereur, et les conditions offertes aux Suédois restaient beaucoup trop au-dessous de leur attente pour pouvoir jamais obtenir leur assentiment. Feuquières trouvait donc inconcevable que le duc eût pu compter sérieusement sur l'appui des premiers et sur la discrétion des seconds. Il confia ses doutes et ses inquiétudes au chancelier suédois, à qui les vues de Wallenstein inspiraient une tout aussi grande défiance et qui goûtait encore moins ses propositions. Quoique ce ne fût pas un secret pour lui que le duc avait déjà entamé précédemment de pareilles négociations avec Gustave-Adolphe, il ne comprenait pas comment il serait possible à Wallenstein de porter toute l'armée à la défection et de réaliser ses immenses promesses. Un plan si excessif et une conduite si inconsidérée ne semblaient pas bien s'accorder avec le caractère taciturne et défiant de Friedland, et l'on était tenté de ne voir dans toute l'affaire qu'une ruse et une tromperie, parce qu'il était plutôt permis de douter de sa loyauté que de sa prudence. Les soupçons d'Oxenstiern gagnèrent à la fin Arnheim lui-même, qui, plein de confiance en la sincérité de Wallenstein, s'était rendu à Gelnhausen auprès du chancelier pour le déterminer à mettre à la disposition du duc ses meilleurs régiments. On commença à craindre que toute la proposition ne fût qu'un piége habilement tendu pour désarmer les alliés et faire tomber l'élite de leurs forces dans les mains de l'empereur. Le caractère connu de Wallenstein ne démentait point ce fâcheux soupçon, et les contradictions dans lesquelles il s'embarrassa plus tard firent qu'enfin l'on ne sut plus du tout que penser de lui. Tandis qu'il s'efforçait d'attirer les Suédois dans son alliance, et leur demandait même leurs meilleures troupes, il déclarait à Arnheim qu'il fallait commencer par chasser les Suédois de l'Empire, et, tandis que les officiers saxons, se reposant sur l'armistice, s'étaient rendus chez lui en grand nombre, il fit une tentative, qui échoua, pour s'assurer de leurs personnes. Il rompit le premier l'armistice, qu'il renouvela néanmoins, non sans une grande peine, quelques mois après. Toute confiance en sa véracité s'évanouit, et enfin l'on ne crut voir dans toute sa conduite qu'un tissu de tromperies et de bas artifices pour affaiblir les alliés et se mettre lui-même dans une situation avantageuse. Il y réussit en effet, car ses forces augmentèrent chaque jour, tandis que les alliés perdirent, par la désertion et le mauvais entretien, plus de la moitié de leurs troupes. Mais il ne fit pas de sa supériorité l'usage qu'on en attendait à Vienne. Lorsqu'on se croyait à la veille d'un événement décisif, il renouvelait tout à coup les négociations, et, quand l'armistice plongeait les alliés dans la sécurité, il se levait subitement pour renouveler les hostilités. Toutes ces contradictions découlaient du double projet, tout à fait inconciliable, de perdre à la fois l'empereur et les Suédois, et de conclure avec les Saxons une paix séparée.

Impatienté du mauvais succès des négociations, il résolut enfin de montrer sa force: aussi bien la détresse pressante de l'Empire et les progrès du mécontentement à la cour de Vienne ne permettaient pas de plus longs retards. Avant la dernière suspension d'armes, le général de Holk avait déjà fait de la Bohême une irruption dans la Misnie; il avait dévasté par le fer et le feu tout ce qui se trouvait sur son passage, chassé l'électeur dans ses forteresses et pris même la ville de Leipzig. Mais l'armistice de Silésie arrêta ses ravages, et les suites de ses déréglements le mirent au cercueil à Adorf. Après la rupture de l'armistice, Wallenstein fit un nouveau mouvement, comme s'il avait voulu tomber sur la Saxe par la Lusace, et il fit répandre le bruit que Piccolomini s'était déjà mis en marche dans cette direction. Aussitôt Arnheim abandonne son camp de Silésie, afin de poursuivre Piccolomini et de courir à la défense de l'électorat. Mais son départ laissa à découvert les Suédois, qui étaient campés, en très-petit nombre, près de Steinau, sur l'Oder, sous le commandement du comte de Thurn. C'était justement ce que le duc avait désiré. Il laissa le général saxon prendre une avance de seize milles dans la Misnie, puis retourna lui-même subitement sur l'Oder, où il surprit l'armée des Suédois dans la plus profonde sécurité. Leur cavalerie fut battue par le général Schafgotsch, détaché en avant, et l'infanterie fut complétement cernée près de Steinau par l'armée du duc qui suivait. Il donna au comte de Thurn une demi-heure de réflexion pour se défendre avec deux mille cinq cents hommes contre plus de vingt mille, ou se rendre à discrétion. Dans de pareilles circonstances, il n'y avait pas à choisir. Toute l'armée se rend, et la plus complète victoire est remportée, sans qu'il en coûte une seule goutte de sang. Drapeaux, bagages, artillerie tombent dans les mains du vainqueur; les officiers sont faits prisonniers, les soldats incorporés. Et maintenant, après quatorze ans de vie errante, après d'innombrables vicissitudes, l'auteur de la révolte de Bohême, le moteur primitif de toute cette funeste guerre, le fameux comte de Thurn, était enfin au pouvoir de ses ennemis. On attend à Vienne, avec une sanguinaire impatience, l'arrivée de ce grand criminel, et l'on goûte par avance l'horrible triomphe d'immoler à la justice sa principale victime; mais gâter cette joie aux jésuites était un triomphe beaucoup plus doux, et Thurn obtint sa liberté. Heureusement pour lui, il en savait plus qu'on ne devait en apprendre à Vienne, et les ennemis de Wallenstein étaient aussi les siens. A Vienne, on aurait pardonné au duc une défaite; on ne lui pardonna jamais cette espérance déçue. «Mais qu'aurais-je donc dû faire de ce furieux?» écrit-il, avec une malicieuse moquerie, aux ministres qui lui demandaient compte de cette générosité déplacée. «Plût au Ciel que tous les généraux de nos ennemis fussent pareils à celui-là! Il nous rendra de bien meilleurs services à la tête des armées suédoises qu'en prison.»

La victoire de Steinau fut promptement suivie de la prise de Liegnitz, de Gross-Glogau, et même de Francfort-sur-l'Oder. Schafgotsch, qui demeura en Silésie pour achever la soumission de cette province, bloqua Brieg et inquiéta Breslau inutilement, parce que cette ville libre veillait sur ses priviléges et qu'elle resta dévouée aux Suédois. Wallenstein détacha sur la Wartha les généraux Illo et Gœtz pour s'avancer jusque dans la Poméranie et vers les côtes de la Baltique, et ils s'emparèrent en effet de Landsberg, la clef de la Poméranie. Tandis que l'électeur de Brandebourg et le duc de Poméranie tremblaient pour leurs États, Friedland pénétra lui-même, avec le reste de l'armée, dans la Lusace, où il prit d'assaut Gœrlitz et força Bautzen à capituler. Mais il ne s'agissait pour lui que d'effrayer l'électeur de Saxe, et non de poursuivre les avantages qu'il avait obtenus. L'épée à la main, il continuait encore ses propositions de paix auprès du Brandebourg et de la Saxe, mais avec aussi peu de succès, parce que, par une suite de contradictions, il avait perdu tout droit à la confiance. Alors il eût tourné toutes ses forces contre la malheureuse Saxe, et il aurait enfin atteint son but par la force des armes, si des circonstances impérieuses ne l'avaient obligé de quitter ces contrées. Les victoires du duc Bernard sur le Danube, qui menaçaient l'Autriche même d'un danger prochain, l'appelaient de la manière la plus pressante en Bavière, et l'expulsion de la Silésie des Saxons et des Suédois lui enlevait tout prétexte de résister plus longtemps aux ordres de l'empereur et de laisser sans secours l'électeur de Bavière. Il marcha donc, avec le gros de l'armée, sur le haut Palatinat, et sa retraite délivra pour toujours la haute Saxe de ce redoutable ennemi.

Aussi longtemps que la chose avait été possible, il avait différé la délivrance de la Bavière et s'était joué, par les subterfuges les plus recherchés, des ordres de l'empereur. A la fin, cédant à des sollicitations réitérées, il avait envoyé, il est vrai, au secours d'Altringer, qui cherchait à protéger le Lech et le Danube contre Horn et Bernard, quelques régiments de Bohême, mais à la condition expresse de se tenir constamment sur la défensive. Aussi souvent que l'empereur et l'électeur le suppliaient d'envoyer des secours, il les adressait à Altringer, qui, selon les déclarations publiques du duc, avait reçu de lui des pouvoirs illimités; mais, en secret, il liait les mains à ce général par les plus sévères instructions et le menaçait de mort s'il outrepassait ses ordres. Lorsque le duc Bernard se fut avancé jusqu'à Ratisbonne et que l'empereur aussi bien que l'électeur renouvelèrent avec plus d'instance leurs demandes de secours, il fit mine de vouloir envoyer le Général Gallas sur le Danube avec des forces considérables; mais cela ne fut pas non plus exécuté, et ainsi Ratisbonne, Straubing, Cham tombèrent, comme auparavant l'évêché d'Eichstædt, au pouvoir des Suédois. Enfin, comme il ne pouvait absolument plus éviter d'obéir aux ordres sérieux de la cour, il s'avança aussi lentement qu'il put jusqu'aux limites de la Bavière, où il investit la ville de Cham, conquise par les Suédois. Mais il n'eut pas plutôt appris qu'on travaillait du côté de ces derniers à lui susciter une diversion en Bohême par le moyen des Saxons, qu'il profita de cette rumeur pour y retourner au plus vite et sans avoir absolument rien accompli. Il alléguait que tout le reste devait être subordonné à la défense et à la conservation des États héréditaires de l'empereur, et ainsi il resta comme enchaîné en Bohême, et garda ce royaume comme s'il eût été déjà sa propriété. L'empereur lui renouvela, d'un ton plus pressant encore, la sommation de marcher vers le Danube pour empêcher le dangereux établissement du duc de Weimar sur les frontières de l'Autriche; mais Wallenstein mit fin à la campagne pour cette année, et fit prendre de nouveau à ses troupes leurs quartiers d'hiver dans le royaume épuisé.

Une arrogance si soutenue, ce mépris inouï de tous les ordres impériaux, une négligence si calculée du bien général, joints à une conduite si singulièrement équivoque envers l'ennemi, devaient enfin disposer l'empereur à croire les bruits fâcheux dont l'Allemagne entière était depuis longtemps remplie. Wallenstein avait su longtemps donner à ses coupables négociations avec l'ennemi l'apparence d'un dessein légitime, et persuader au monarque, toujours prévenu en sa faveur, que le but de ces secrètes conférences n'était autre que de donner la paix à l'Allemagne. Mais, si impénétrable qu'il crût être, cependant tout l'ensemble de sa conduite justifiait les accusations dont ses adversaires assiégeaient sans cesse l'oreille de l'empereur. Déjà, pour s'enquérir sur les lieux mêmes si elles étaient bien ou mal fondées, Ferdinand avait envoyé plusieurs fois des espions dans le camp de Wallenstein; mais, comme le duc évitait de rien donner par écrit, ils ne rapportaient que de simples présomptions. Cependant, les ministres eux-mêmes, ses anciens défenseurs à la cour, l'ayant vu grever leurs terres des mêmes charges que celles des autres et s'étant jetés dans le parti de ses ennemis; l'électeur de Bavière ayant fait la menace de s'accommoder avec les Suédois, si l'on gardait plus longtemps ce général; enfin l'ambassadeur d'Espagne insistant pour sa destitution, et, en cas de refus, menaçant de retenir les subsides de sa couronne, l'empereur se vit, pour la seconde fois, dans la nécessité d'ôter à Wallenstein le commandement.

Les ordres directs et absolus de Ferdinand à l'armée instruisirent bientôt le duc que le traité fait avec lui était déjà regardé comme rompu et que sa destitution était inévitable. Un de ses lieutenants en Autriche, auquel il avait défendu, sous peine de la hache, d'obéir à la cour, reçut de l'empereur l'ordre direct de se joindre à l'électeur de Bavière; et à Wallenstein lui-même fut adressée l'injonction formelle d'envoyer quelques régiments de renforts à la rencontre du cardinal infant, qui venait d'Italie avec une armée. Toutes ces mesures lui disaient que le plan était irrévocablement arrêté de le désarmer peu à peu, pour l'accabler tout d'un coup, quand il serait faible et sans défense.

Il lui fallut alors se hâter d'accomplir, pour sa sûreté personnelle, le plan qui n'était d'abord destiné qu'à son agrandissement. Il en avait différé l'exécution plus que ne le conseillait la prudence, parce que les constellations favorables lui manquaient toujours, ou, comme il répondait d'ordinaire à l'impatience de ses amis, «parce que le temps n'était pas encore venu.» Il ne l'était pas encore, même à cette heure; mais la nécessité pressante ne permettait plus d'attendre la faveur des astres. Avant tout, il fallait s'assurer des dispositions des principaux chefs, et ensuite sonder la fidélité de l'armée, qu'il avait présumée si gratuitement. Trois d'entre les chefs, les généraux Kinsky, Terzky et Illo, étaient depuis longtemps dans le secret, et les deux premiers étaient liés aux intérêts de Wallenstein par le lien de la parenté. Une égale ambition, une égale haine du gouvernement et l'espoir d'énormes récompenses les unissaient de la manière la plus étroite avec le duc, qui n'avait pas dédaigné même les plus vils moyens pour augmenter le nombre de ses partisans. Il avait un jour persuadé au général Illo de solliciter à Vienne le titre de comte et lui avait promis à cet effet sa recommandation la plus énergique. Mais il écrivit secrètement aux ministres de lui refuser sa demande, parce qu'autrement un grand nombre se présenteraient qui avaient les mêmes mérites et pouvaient prétendre à la même récompense. Lorsque Illo fut de retour à l'armée, Wallenstein s'empressa de l'interroger, avant toute chose, sur l'issue de ses sollicitations; et, quand Illo lui apprit qu'il n'avait pas réussi, il se mit à proférer contre la cour les plaintes les plus amères. «Voilà donc, s'écria-t-il, ce que nous avons gagné par nos fidèles services! On tiendra si peu de compte de mon entremise, et l'on refusera à vos mérites une récompense si insignifiante! Qui voudrait servir plus longtemps un maître si ingrat? Non, pour ce qui me regarde, je suis désormais l'ennemi déclaré de la maison d'Autriche.» Illo applaudit, et c'est ainsi qu'il se forma entre eux une étroite liaison.

Mais ce que savaient ces trois confidents de Friedland fut longtemps pour les autres un secret impénétrable, et la confiance avec laquelle Wallenstein parlait du dévouement de ses officiers se fondait uniquement sur les bienfaits dont il les avait comblés et sur leur mécontentement de la cour. Il fallait que cette vague présomption se changeât en certitude, avant qu'il jetât le masque et se permît d'agir ouvertement contre l'empereur. Le comte Piccolomini, le même qui s'était signalé, à la bataille de Lützen, par une bravoure sans exemple, fut le premier dont il mit à l'épreuve la fidélité. Il s'était attaché ce général par de grandes largesses, et il lui donnait la préférence sur tous les autres, parce que Piccolomini était né sous la même constellation que lui. Il lui déclara que, contraint par l'ingratitude de l'empereur et par son propre danger, si prochain, il était irrévocablement résolu à se détacher de la cause autrichienne, à passer du côté des ennemis avec la meilleure partie de l'armée, et à combattre la maison d'Autriche dans tous les pays soumis à sa domination, jusqu'à ce que sa puissance fût entièrement déracinée. Pour cette entreprise, il avait compté principalement sur Piccolomini et lui avait par avance destiné les plus magnifiques récompenses. Quand ce général, pour dissimuler son trouble, à cette proposition surprenante, lui parla des obstacles et des périls qui s'opposeraient à une entreprise si hasardeuse, Wallenstein se railla de ses craintes. «Dans ces coups hardis, s'écria-t-il, le commencement seul est difficile. Les astres lui étaient favorables, l'occasion telle qu'on pouvait la désirer; il fallait, au surplus, remettre quelque chose au hasard. Sa résolution était inébranlable, et, si cela ne se pouvait faire autrement, il tenterait la fortune à la tête de mille chevaux.» Piccolomini se garda bien d'exciter la méfiance de Friedland par une plus longue opposition et se rendit, avec l'apparence de la conviction, à la force de ses raisons. L'aveuglement de Wallenstein alla si loin, que, malgré tous les avertissements de Terzky, il ne lui vint pas à l'idée de suspecter la sincérité de cet homme, qui ne perdit pas un moment pour mander à Vienne l'importante découverte qu'il venait de faire.

Pour hasarder enfin, en vue de son but, le pas décisif, il convoqua, au mois de janvier 1634, tous les chefs de l'armée, à Pilsen, où il s'était rendu aussitôt après sa retraite de Bavière. Les dernières demandes de l'empereur d'épargner aux États héréditaires les quartiers d'hiver, de reprendre Ratisbonne sans attendre la fin de la saison rigoureuse, et de diminuer l'armée de six mille cavaliers pour renforcer le cardinal infant, étaient assez importantes pour être pesées devant le conseil de guerre tout entier, et ce prétexte spécieux cacha à la curiosité publique le véritable objet de cette convocation. La Suède et la Saxe y furent aussi invitées secrètement pour traiter de la paix avec le duc de Friedland. On devait se concerter par écrit avec les chefs des corps éloignés. Vingt des commandants convoqués parurent; mais les principaux, Gallas, Collorédo et Altringer manquèrent justement au rendez-vous. Le duc leur fit répéter ses invitations avec instance; toutefois, en attendant leur prochaine arrivée, il fit procéder à l'affaire principale.

Ce qu'il était sur le point d'entreprendre n'était pas peu de chose. Déclarer capable de la plus honteuse infidélité une fière et vaillante noblesse, gardienne vigilante de son honneur! A la vue d'officiers accoutumés jusqu'alors à respecter en lui l'image de la majesté impériale, le juge de leurs actions, le conservateur des lois, se montrer tout à coup comme un misérable, un séducteur, un rebelle! Ce n'était pas peu de chose d'ébranler dans ses fondements une puissance légitime, affermie par une longue durée, consacrée par la religion et les lois; de détruire tous ces prestiges de l'imagination et des sens, gardiens redoutables d'un trône légitime; d'extirper d'une main violente tous ces sentiments indélébiles du devoir, qui parlent si haut et si puissamment dans le cœur du sujet pour le souverain naturel. Mais, ébloui par l'éclat d'une couronne, Wallenstein n'aperçut pas l'abîme qui s'ouvrait à ses pieds, et, dans la pleine et vive conscience de sa force, il négligea, destinée commune des âmes fortes et hardies! d'apprécier et de calculer exactement les obstacles. Wallenstein ne vit rien qu'une armée en partie indifférente envers la cour, en partie irritée; une armée qui était habituée à vénérer son pouvoir avec une aveugle soumission; à trembler devant lui, comme devant son législateur et son juge; à suivre ses ordres avec crainte et respect, comme les arrêts du destin. Dans les flatteries exagérées par lesquelles on rendait hommage à sa toute-puissance, dans les hardies insultes qu'une soldatesque effrénée se permettait contre la cour et le gouvernement, et qu'excusait la licence fougueuse du camp, il crut reconnaître les vrais sentiments de l'armée, et l'audace avec laquelle on se hasardait à blâmer jusqu'aux actions du monarque, lui garantissait l'empressement des troupes à renoncer au devoir envers un souverain si méprisé. Mais ce qui lui avait paru un obstacle si léger se leva contre lui comme le plus formidable adversaire: tous ses calculs échouèrent contre la fidélité de ses troupes. Enivré de l'ascendant qu'il conservait sur des bandes si indociles, il mettait tout sur le compte de sa grandeur personnelle, sans distinguer ce qui se rapportait à lui-même et ce qu'il devait à la dignité dont il était revêtu. Tout tremblait devant lui, parce qu'il exerçait un pouvoir légitime, parce que l'obéissance envers lui était un devoir, parce que son autorité était appuyée sur la majesté du trône. La grandeur à elle seule peut bien arracher l'admiration et l'effroi, mais il n'y a que la grandeur légitime qui impose le respect et la soumission. Et il se dépouillait lui-même de cet avantage aussitôt qu'il jetait le masque et montrait en sa personne un criminel.

Le feld-maréchal Illo entreprit de sonder les sentiments des chefs et de les préparer à la démarche qu'on attendait d'eux. Il commença par leur exposer les dernières demandes que la cour avait faites au général et à l'armée, et, par le tour odieux qu'il sut leur donner, il lui fut aisé d'enflammer la colère de toute l'assemblée. Après ce début bien choisi, il s'étendit avec beaucoup d'éloquence sur les services de l'armée et du général, et sur l'ingratitude dont l'empereur avait coutume de les récompenser. «L'influence espagnole, affirma-t-il, dirigeait tous les pas de la cour; le ministère était à la solde de l'Espagne; le duc de Friedland lui seul avait résisté jusqu'alors à cette tyrannie, et par là il s'était attiré la haine des Espagnols. L'éloigner du commandement ou se défaire entièrement de lui était, poursuivit-il, depuis longtemps le but de leurs plus ardents efforts, et, en attendant que l'un ou l'autre leur réussisse, on cherche à miner sourdement sa puissance militaire. Le seul motif qu'on ait, en travaillant à faire passer le commandement dans les mains du roi de Hongrie, c'est de pouvoir promener à plaisir ce prince à la tête des troupes en campagne, comme l'organe docile d'inspirations étrangères, et affermir d'autant mieux en Allemagne la puissance espagnole. C'est uniquement afin de diminuer l'armée qu'on demande six mille hommes pour le cardinal infant; c'est uniquement pour la consumer par une campagne d'hiver qu'on insiste sur la reprise de Ratisbonne dans cette saison meurtrière. On rend difficiles aux troupes tous les moyens de vivre, tandis que les jésuites et les ministres s'engraissent de la sueur des provinces et dissipent l'argent destiné aux soldats. Le général avoue l'impuissance où il est de tenir parole à l'armée, parce que la cour l'abandonne. Pour tous les services qu'il a rendus, dans l'espace de vingt-deux ans, à la maison d'Autriche, pour toutes les fatigues qu'il a essuyées, pour tous les sacrifices qu'il a faits de sa fortune depuis qu'il sert l'empereur: on lui réserve, pour la seconde fois, une honteuse destitution. Mais il déclare qu'il ne veut pas laisser les choses en venir là. Il renonce de plein gré au commandement, avant qu'on le retire par violence de ses mains. Voilà, continue l'orateur, ce qu'il fait savoir par moi aux officiers. Que chacun se demande maintenant à lui-même s'il est prudent de sacrifier un tel général. Que tous voient qui leur remboursera les sommes qu'ils ont dépensées au service de l'empereur, et où ils recueilleront la récompense méritée de leur valeur, quand aura disparu celui sous les yeux duquel ils l'ont signalée.»

Un cri unanime, qu'il ne fallait pas laisser partir le général, interrompit l'orateur. Quatre des principaux sont délégués pour lui porter le vœu de l'assemblée et le supplier de ne pas abandonner l'armée. Le duc refusa pour la forme et ne se rendit qu'après une deuxième députation. Cette condescendance de sa part semblait mériter de la leur une déférence réciproque. Comme il s'engageait à ne pas quitter le service à l'insu et sans le consentement des chefs, il leur demanda par écrit une contre-promesse de lui rester fidèlement et fermement attachés, de ne jamais se séparer ou se laisser séparer de lui, et de donner pour lui jusqu'à la dernière goutte de leur sang. Celui qui se détacherait de l'alliance serait tenu pour un traître oublieux de sa foi et traité par les autres en ennemi commun. La condition formellement ajoutée: «Aussi longtemps que Wallenstein emploierait l'armée pour le service de l'empereur,» éloignait toute fausse interprétation, et aucun des chefs assemblés ne fit difficulté de donner son entière approbation à une demande qui semblait si innocente et si équitable.

La lecture de cet écrit eut lieu immédiatement avant un festin que le feld-maréchal Illo avait ordonné tout exprès à cette intention: la signature devait être donnée après le repas. L'amphitryon prit soin d'émousser la raison de ses convives par des boissons fortes, et ce fut seulement lorsqu'il les vit chanceler par l'effet des vapeurs du vin qu'il leur donna l'écrit à signer. La plupart tracèrent inconsidérément leurs noms sans savoir ce qu'ils signaient; un petit nombre seulement, qui furent plus curieux ou plus défiants, parcoururent la feuille encore une fois et découvrirent avec étonnement que la clause: «Aussi longtemps que Wallenstein emploierait l'armée dans l'intérêt de l'empereur,» avait été retranchée. En effet, Illo, par une adroite supercherie, avait remplacé le premier exemplaire de l'engagement par un autre dans lequel cette formule manquait. La tromperie fut signalée, et beaucoup d'officiers refusèrent alors de donner leur signature. Piccolomini, qui pénétrait tout l'artifice, et ne prenait part à cette scène que pour en informer la cour, s'oublia dans l'ivresse jusqu'à porter la santé de l'empereur. Mais alors le comte Terzky se leva et déclara parjures coquins tous ceux qui se dédiraient. Ses menaces, l'idée du danger inévitable auquel on était exposé par un plus long refus, l'exemple du grand nombre et l'éloquence d'Illo triomphèrent enfin des scrupules, et la feuille fut signée de tous sans exception.

Maintenant Wallenstein avait, il est vrai, atteint son but; mais l'opposition tout à fait inattendue des chefs l'arracha tout d'un coup à l'illusion flatteuse dont il s'était bercé jusqu'alors. En outre, la plupart des noms étaient griffonnés d'une manière si illisible, qu'on ne pouvait s'empêcher de soupçonner une intention déloyale. Mais, au lieu d'être amené à la réflexion par cet avis du sort, il répandit, dans un débordement de plaintes et de malédictions indignes, la fureur de son ressentiment. Il appela, le lendemain matin, les chefs auprès de lui, et entreprit, en personne, de leur répéter tout le contenu de l'exposé qu'Illo leur avait fait le jour précédent. Après qu'il eut exhalé son mécontentement contre la cour dans les invectives et les reproches les plus amers, il rappela à ses officiers leur résistance de la veille, et déclara que par cette découverte il avait été déterminé à retirer sa promesse. Les chefs s'éloignèrent muets et consternés; mais, après une courte délibération dans l'antichambre, ils reparurent pour s'excuser de l'incident de la veille et s'offrir à signer de nouveau.

Maintenant il ne manquait plus rien que d'obtenir la même déclaration des généraux absents, ou de s'assurer de leur personne en cas de refus. Wallenstein renouvela donc son invitation et les pressa vivement d'accélérer leur venue. Mais, avant qu'ils arrivassent, la voix publique les avait déjà instruits de l'événement de Pilsen et avait refroidi tout à coup leur empressement. Altringer resta, sous prétexte de maladie, dans le château fort de Frauenberg. Gallas parut, à la vérité, mais seulement afin de pouvoir d'autant mieux, comme témoin oculaire, informer l'empereur du péril qui le menaçait. Les éclaircissements qu'ils donnèrent, lui et Piccolomini, changèrent tout d'un coup les inquiétudes de la cour en la plus effrayante certitude. De semblables découvertes, que l'on fit en même temps en d'autres lieux, ne laissèrent plus de place au doute, et le changement soudain des commandants en Silésie et en Autriche parut annoncer une entreprise des plus alarmantes. Le danger était pressant, et il exigeait un prompt remède. Cependant, on ne voulut pas commencer par l'exécution de la sentence, mais procéder selon toutes les règles de la justice. En conséquence, on adressa aux principaux chefs, sur la fidélité desquels on croyait pouvoir compter, l'ordre secret d'arrêter, de quelque manière que ce fût, et de mettre sous bonne garde, le duc de Friedland, avec ses deux affidés, Illo et Terzky, afin qu'ils pussent être entendus et se justifier. Mais si la chose, était-il dit, ne pouvait s'exécuter aussi paisiblement, le danger public exigeait qu'ils fussent pris morts ou vifs. Le général Gallas reçut en même temps une patente faite pour être montrée, dans laquelle cet ordre impérial était notifié à tous les généraux et officiers, l'armée tout entière était dégagée de ses devoirs envers le traître, et, jusqu'à la nomination d'un nouveau généralissime, l'autorité était remise au lieutenant général Gallas. Pour faciliter aux égarés et aux rebelles le retour à leur devoir, et ne pas jeter dans le désespoir les coupables, on accorda une entière amnistie pour tout ce qui s'était passé à Pilsen contre la majesté de l'empereur.

Le général Gallas ne se sentit pas fort tranquille en se voyant revêtu de cet honneur. Il se trouvait à Pilsen sous les yeux de celui dont il tenait le sort dans ses mains, au pouvoir de son ennemi, qui avait cent yeux pour l'observer. Si Wallenstein découvrait le secret de sa commission, rien ne pouvait le protéger contre les effets de sa vengeance et de son désespoir. S'il était déjà dangereux d'avoir à cacher seulement un ordre pareil, il l'était bien plus encore de l'exécuter. Les sentiments des chefs étaient incertains, et l'on pouvait tout au moins douter qu'après le pas qu'ils avaient franchi ils se montrassent disposés à prendre confiance dans les promesses impériales et à renoncer tout d'un coup à toutes les brillantes espérances qu'ils avaient fondées sur Wallenstein. Et quelle périlleuse tentative encore de porter la main sur la personne sacrée d'un homme considéré jusqu'alors comme inviolable, devenu, par un long exercice du pouvoir suprême, par une obéissance tournée en habitude, l'objet du plus profond respect, et armé de toute la force que peuvent prêter la majesté extérieure et la grandeur personnelle; d'un homme dont le seul regard faisait trembler servilement et dont un signe décidait de la vie et de la mort! Arrêter, comme un criminel ordinaire, un tel homme, au milieu de ses gardes, dans une ville qui lui semblait entièrement dévouée, et changer tout à coup en un objet de pitié ou de moquerie l'objet d'une vénération si profonde et si invétérée, était une commission qui pouvait faire hésiter même les plus courageux. La crainte et le respect de Wallenstein s'étaient gravés si profondément dans le cœur de ses soldats, que même le crime monstrueux de haute trahison ne pouvait déraciner tout à fait ces sentiments.

Gallas comprit l'impossibilité de remplir sa commission sous les yeux de Friedland, et son vœu le plus ardent était de s'aboucher avec Altringer, avant de risquer un seul pas pour l'exécution. Le long retard de ce dernier commençant à éveiller le soupçon chez le duc, Gallas offrit de se rendre en personne à Frauenberg, et, comme parent d'Altringer, de le déterminer à venir. Wallenstein reçut avec une si grande satisfaction cette preuve de son zèle, qu'il lui donna son propre équipage pour faire la route. Joyeux du succès de sa ruse, Gallas quitta Pilsen sans délai et chargea Piccolomini d'observer la conduite de Wallenstein; mais il ne tarda pas lui-même à faire usage de la patente impériale partout où la chose était praticable, et les troupes se déclarèrent beaucoup plus favorablement qu'il n'eût pu l'espérer. Au lieu de ramener à Pilsen son ami, il l'envoya au contraire à Vienne, pour défendre l'empereur contre une attaque dont il était menacé, et il se porta lui-même vers la haute Autriche, où le voisinage du duc Bernard de Weimar excitait les plus vives alarmes. En Bohême, les villes de Budweiss et de Tabor furent de nouveau occupées pour l'empereur, et l'on fit toutes les dispositions pour résister promptement et vigoureusement aux entreprises du traître.

Comme Gallas ne paraissait pas non plus songer à revenir, Piccolomini hasarda de mettre encore à l'épreuve la crédulité de Wallenstein. Il lui demanda la permission d'aller quérir Gallas, et Wallenstein se laissa tromper pour la seconde fois. Cet inconcevable aveuglement n'est explicable pour nous que comme une conséquence de son orgueil: jamais il ne revenait sur le jugement qu'il avait porté de quelqu'un, et il ne voulait pas s'avouer à lui-même qu'il lui fût possible de se tromper. Il fit encore conduire dans sa propre voiture le comte Piccolomini, jusqu'à la ville de Lintz, où ce général suivit aussitôt l'exemple de Gallas, et fit même un pas de plus. Il avait promis à Wallenstein de revenir: il revint, mais à la tête d'une armée, pour surprendre le duc dans Pilsen. Une autre armée, sous le général de Suys, courut à Prague pour recevoir, au nom de l'empereur, la soumission de cette capitale et la défendre contre une attaque des rebelles. En même temps, Gallas s'annonce à tous les corps d'armée répandus en Autriche comme l'unique chef de qui l'on ait désormais à recevoir les ordres. Dans tous les camps impériaux, des placards sont semés, qui déclarent proscrits le duc et quatre de ses affidés et délient les armées de leurs devoirs envers le traître.

L'exemple donné à Lintz trouve partout des imitateurs; on maudit la mémoire du rebelle; toutes les armées se détachent de lui. Enfin, Piccolomini lui-même ne reparaissant pas, le voile tombe des yeux de Wallenstein, et il s'éveille avec horreur de son rêve. Cependant, à ce moment encore, il croit à la véracité des étoiles et à la fidélité de l'armée. Aussitôt qu'il apprend la défection de Piccolomini, il fait publier la défense d'obéir désormais à aucun ordre qui ne parte directement de lui-même ou de Terzky et d'Illo. Il se prépare en toute hâte à marcher sur Prague, où il est résolu de jeter enfin le masque et de se déclarer ouvertement contre l'empereur. Toutes les troupes devaient se rassembler devant Prague et de là, aussi promptes que la foudre, se précipiter sur l'Autriche. Le duc Bernard, qu'on avait attiré dans la conspiration, devait soutenir avec les Suédois les opérations de Wallenstein et faire une diversion sur le Danube. Déjà Terzky avait pris les devants et courait sur Prague, et le manque de chevaux empêcha seul le duc de suivre avec le reste des régiments demeurés fidèles. Mais, au moment où il attend avec la plus ardente impatience des nouvelles de Prague, il apprend la perte de cette ville, il apprend la défection de ses généraux, la désertion de ses troupes, la découverte de tout son complot, l'approche rapide de Piccolomini, qui a juré sa perte. Tous ses plans croulent à la fois avec une effrayante célérité; toutes ses espérances sont trompées. Il reste seul, abandonné de tous ceux à qui il a fait du bien, trahi de tous ceux sur lesquels il se reposait. Mais ce sont de pareilles situations qui éprouvent les grands caractères. Déçu dans tout ce qu'il attendait, il ne renonce à aucun de ses projets; il ne croit rien perdu, puisqu'il se reste encore à lui-même. Le moment était venu où il avait besoin de l'assistance des Suédois et des Saxons, si souvent demandée, et où disparaissaient tous les doutes sur la sincérité de ses intentions. Et maintenant qu'Oxenstiern et Arnheim reconnaissaient la réalité de son projet et sa détresse, ils n'hésitèrent pas plus longtemps à profiter de l'occasion favorable et à lui promettre leur appui. Du côté des Saxons, le duc François-Albert de Saxe-Lauenbourg devait lui amener quatre mille hommes; du côté des Suédois, le duc Bernard et le comte palatin Christian de Birkenfeld, six mille hommes de troupes aguerries. Wallenstein abandonna Pilsen avec le régiment de Terzky et le peu de soldats qui lui étaient restés fidèles ou qui feignaient de l'être, et il courut à Égra, aux frontières du royaume, pour être plus près du haut Palatinat et rendre ainsi plus facile sa jonction avec le duc Bernard. Il ne connaissait pas encore la sentence qui le déclarait ennemi public et traître; ce n'était qu'à Égra que ce coup de foudre devait le frapper. Il comptait encore sur une armée que le général Schafgotsch lui tenait prête en Silésie, et se flattait toujours de l'espérance qu'un grand nombre de ceux mêmes qui s'étaient séparés de lui depuis longtemps lui reviendraient à la première lueur de sa fortune renaissante. Même dans sa fuite vers Égra, tant cette décourageante expérience avait peu dompté son téméraire courage, il s'occupait encore du gigantesque projet de détrôner l'empereur. Dans ces conjonctures, il arriva qu'un homme de sa suite lui demanda la permission de lui donner un conseil: «Chez l'empereur, lui dit-il, Votre Altesse occupe un rang certain, elle est un grand et très-estimé seigneur; chez l'ennemi, vous n'êtes encore qu'un roi incertain. Or, il n'est pas sage de risquer le certain pour l'incertain. L'ennemi se servira de Votre Altesse, parce que l'occasion est favorable; mais votre personne lui sera toujours suspecte, et toujours il craindra que vous n'agissiez peut-être une fois, envers lui aussi, comme vous agissez aujourd'hui envers l'empereur. Revenez donc sur vos pas, pendant qu'il en est temps encore.» Le duc l'interrompit: «Et quel moyen me reste-t-il?—Vous avez dans votre caisse, lui répondit le conseiller, quarante mille hommes d'armes (des ducats ayant pour effigie des hommes cuirassés); prenez-les avec vous, et allez droit à la cour impériale. Là, déclarez que toutes vos démarches jusqu'ici n'ont eu pour objet que d'éprouver la fidélité des serviteurs impériaux et de distinguer les bons des suspects. Et, comme la plupart se sont montrés disposés à la défection, vous êtes venu mettre en garde Sa Majesté Impériale contre ces hommes dangereux. Ainsi, vous ferez des traîtres de chacun de ceux qui veulent faire aujourd'hui de vous un coquin. A la cour impériale, vous serez assurément le bienvenu avec vos quarante mille hommes d'armes, et vous redeviendrez l'ancien Friedland.—La proposition est bonne, répondit Wallenstein après quelque réflexion, mais le diable s'y fie!»

Tandis que le duc poussait vivement de la ville d'Égra les négociations avec l'ennemi, qu'il consultait les astres et se livrait à de nouvelles espérances, on aiguisait presque sous ses yeux le fer qui mit fin à sa vie. La sentence impériale, qui le déclarait proscrit, n'avait pas manqué son effet, et la Némésis vengeresse voulut que l'ingrat tombât sous les coups de l'ingratitude. Au nombre de ses officiers, Wallenstein avait honoré d'une faveur particulière un Irlandais nommé Leslie, et il avait fait toute la fortune de cet homme. Ce fut celui-là même qui se sentit destiné et appelé à exécuter sur lui la sentence de mort et à mériter le sanglant salaire. Ce Leslie ne fut pas plutôt arrivé à Égra à la suite de Wallenstein, qu'il révéla au colonel Buttler, commandant de cette ville, et au lieutenant-colonel Gordon, l'un et l'autre Écossais protestants, tous les criminels projets de Friedland, que cet imprudent lui avait confiés chemin faisant. Leslie trouva en eux deux hommes capables d'une résolution. On avait le choix entre la trahison et le devoir, entre le souverain légitime et un rebelle fugitif, abandonné de tous. Quoique celui-ci fût le bienfaiteur commun, le choix ne pouvait demeurer un instant douteux. On s'engage fermement et solennellement à la fidélité envers l'empereur, et cette fidélité exige contre l'ennemi public les mesures les plus promptes. L'occasion est favorable, et son mauvais génie l'a livré, de lui-même, dans les mains de la vengeance. Cependant, pour ne point usurper les fonctions de la justice, on décide de lui amener sa victime vivante, et l'on se sépare avec la résolution hasardeuse d'arrêter le général. Un profond secret enveloppe ce noir complot, et Wallenstein, sans aucun pressentiment de sa perte, dont il est si proche, se flatte, au contraire, de trouver dans la garnison d'Égra ses plus vaillants et ses plus fidèles défenseurs.

Dans ce temps même, on lui apporte la patente impériale qui renferme son arrêt, et qui a été publiée contre lui dans tous les camps. Il reconnaît alors toute la grandeur du danger qui l'environne, l'impossibilité absolue de revenir sur ses pas, son affreux isolement, la nécessité de se remettre à la discrétion de l'ennemi. Toute l'indignation de son âme ulcérée s'épanche devant Leslie, et la violence de la passion lui arrache son dernier secret. Il révèle à cet officier sa résolution de livrer au comte palatin de Birkenfeld Égra et Elnbogen, comme les clefs du royaume, et l'instruit en même temps de la prochaine arrivée du duc Bernard à Égra, dont il a été averti cette nuit même par un courrier. Cette découverte, que Leslie communique au plus tôt aux conjurés, change leur première résolution. Le pressant danger ne permet plus aucun ménagement. Égra peut à chaque instant tomber dans les mains de l'ennemi, et une soudaine révolution mettre leur captif en liberté. Pour prévenir ce malheur, ils décident de le tuer, lui et ses affidés, la nuit suivante.

Afin que la chose pût se faire avec le moins de bruit possible, on convint de l'exécuter dans un repas, que donna le colonel Buttler au château d'Égra. Les autres conviés y parurent; mais Wallenstein, beaucoup trop agité pour figurer dans une société joyeuse, se fit excuser. Il fallut donc, en ce qui le concernait, changer de plan; mais on résolut d'agir envers les autres comme on en était convenu. Les trois généraux Illo, Terzky et Guillaume Kinsky, et avec eux le capitaine de cavalerie Neumann, officier plein de capacité, que Terzky avait coutume d'employer dans toute affaire épineuse qui demandait de la tête, se présentèrent avec une parfaite sécurité. Avant leur arrivée, on avait introduit dans le château les soldats les plus sûrs de la garnison, qui avait été mise dans le complot. On avait occupé toutes les issues qui menaient hors du château, et caché dans une chambre à côté de la salle à manger dix dragons de Buttler, qui devaient paraître à un signal convenu et massacrer les traîtres. Sans aucun pressentiment du danger suspendu sur leurs têtes, les convives se livrèrent avec confiance aux plaisirs du festin et portèrent à pleines coupes la santé de Wallenstein, non plus du serviteur impérial, mais du prince souverain. Le vin leur ouvrit le cœur, et Illo déclara, avec beaucoup d'orgueil, que, dans trois jours, une armée serait là, telle que Wallenstein n'en avait jamais commandé. «Oui!» interrompt Neumann, ajoutant «qu'alors il espère laver ses mains dans le sang des Autrichiens.» Pendant ces discours, on apporte le dessert, et, à ce moment, Leslie donne le signal convenu de lever le pont, et il prend sur lui les clefs du château. Tout à coup, la salle se remplit de gens armés, qui se placent derrière les siéges des convives désignés, avec le cri inattendu de: «Vive Ferdinand!» Consternés et saisis d'un pressentiment funeste, tous les quatre, d'un bond, se lèvent de table en même temps. Kinsky et Terzky sont égorgés sur-le-champ, avant d'avoir pu se mettre en défense; Neumann trouve moyen de s'enfuir dans la cour pendant la confusion, mais il y est reconnu par les gardes et massacré à l'instant même. Illo lui seul eut assez de présence d'esprit pour se défendre. Il se plaça auprès d'une fenêtre, d'où il reprocha, avec les plus amères injures, à Gordon sa trahison, le provoquant à se battre avec lui en homme d'honneur et en chevalier. Ce ne fut qu'après la plus courageuse résistance, après avoir étendu morts deux de ses ennemis, qu'il succomba, accablé par le nombre et percé de dix coups. Aussitôt que cet acte fut accompli, Leslie se hâta d'aller dans la ville pour prévenir une émeute. Quand les sentinelles du château le virent courant hors d'haleine, elles le prirent pour un des rebelles et tirèrent sur lui, mais sans l'atteindre. Cependant, ces coups de feu mirent en mouvement toutes les gardes de la ville, et la prompte présence de Leslie fut nécessaire pour les tranquilliser. Il leur découvrit alors en détail tout le plan de la conspiration de Friedland et les mesures déjà prises pour s'y opposer, le sort des quatre rebelles, ainsi que celui qui attendait le chef lui-même. Comme il les trouva disposés à seconder son dessein, il leur fit de nouveau prêter serment d'être fidèles à l'empereur et de vivre et de mourir pour la bonne cause. Alors cent dragons de Buttler furent introduits du château dans la ville et reçurent l'ordre de parcourir les rues à cheval, pour tenir en bride les partisans de Wallenstein et prévenir tout tumulte. En même temps, toutes les portes d'Égra et tous les abords du château de Friedland, qui touchait à la place du marché, furent occupés par des soldats nombreux et sûrs, afin que le duc ne pût ni s'échapper ni recevoir de secours du dehors.

Mais, avant de passer à l'exécution, les conjurés tinrent encore au château une longue conférence, pour décider si réellement ils tueraient Wallenstein ou s'ils ne se borneraient pas plutôt à le faire prisonnier. Couverts de sang, et debout, en quelque sorte, sur les cadavres de ses complices égorgés, ces hommes farouches reculaient d'horreur devant l'attentat qui devait mettre fin à une vie si grande, si mémorable. Ils le voyaient encore, le chef tout-puissant, au milieu de la bataille, dans ses jours heureux, environné de son armée victorieuse, dans tout l'éclat de sa grandeur souveraine; et la crainte invétérée saisit encore une fois leurs cœurs ébranlés. Mais bientôt l'image du pressant danger étouffe cette émotion fugitive. On se souvient des menaces que Neumann et Illo ont proférées à table; on voit déjà les Saxons et les Suédois dans le voisinage d'Égra, avec une formidable armée, et plus de salut que dans la prompte mort du traître. On s'arrête donc à la première résolution, et le meurtrier qu'on tient déjà tout prêt, le capitaine Deveroux, un Irlandais, reçoit l'ordre sanglant.

Tandis que ces trois hommes décidaient de son sort au château d'Égra, Wallenstein, en conversation avec Séni, était occupé à lire sa destinée dans les astres. «Le danger n'est pas encore passé, disait l'astrologue avec un esprit prophétique.—Il est passé, disait le duc, qui voulait faire prévaloir sa volonté jusque dans le ciel. Mais que tu sois prochainement jeté dans un cachot, continua-t-il non moins prophète à son tour, voilà, pauvre Séni, ce qui est écrit dans les étoiles.» L'astrologue avait pris congé, et Wallenstein était au lit, quand le capitaine Deveroux parut devant sa demeure avec six hallebardiers, et la garde, pour qui ce n'était point une chose extraordinaire de le voir chez le général entrer et sortir à toute heure, le laissa passer sans difficulté. Un page qui le rencontre sur l'escalier et veut faire du bruit est percé d'un coup de pique. Dans l'antichambre, les meurtriers trouvent un valet qui sort de la chambre à coucher de son maître et qui vient d'en retirer la clef. Le doigt sur sa bouche, ce serviteur effrayé leur fait signe de ne point faire de bruit, parce que le duc vient de s'endormir. «Mon ami, lui crie Deveroux, le moment est venu de faire du bruit.» En disant ces mots, il s'élance contre la porte, qui est aussi verrouillée en dedans, et l'enfonce d'un coup de pied.

Wallenstein avait été réveillé en sursaut de son premier sommeil par le bruit d'un coup de mousquet et s'était élancé vers la fenêtre pour appeler la garde. A ce moment, il entendit, des fenêtres de la maison, les gémissements et les lamentations des comtesses Terzky et Kinsky, qui venaient d'apprendre la mort violente de leurs maris. Avant qu'il eût le temps de réfléchir à ce sujet d'effroi, Deveroux était dans la chambre avec ses sicaires. Wallenstein était encore en chemise, comme il avait sauté du lit. Il se tenait près de la fenêtre, appuyé à une table. «Tu es donc le scélérat, lui crie Deveroux, qui veut faire passer à l'ennemi les soldats de l'empereur et arracher la couronne du front de Sa Majesté? Il faut que tu meures à l'instant même!» Deveroux s'arrête quelques minutes, comme s'il attendait une réponse; mais la surprise et l'orgueil qui brave la menace ferment la bouche de Wallenstein. Les bras étendus, il reçoit par devant, dans la poitrine, le coup mortel de la hallebarde, et, sans faire entendre un soupir, il tombe, baigné dans son sang.

Le lendemain accourt un exprès du duc de Lauenbourg, qui annonce la prochaine arrivée de ce prince. On s'assure de la personne de ce messager, et l'on expédie au duc un autre laquais, à la livrée de Friedland, pour l'attirer à Égra. La ruse réussit, et François-Albert se livre lui-même aux mains des ennemis. Il s'en fallut peu que le duc Bernard de Weimar, qui s'était déjà mis en route pour Égra, n'éprouvât le même sort. Heureusement, il apprit assez tôt la fin tragique de Wallenstein pour se dérober au danger par une prompte retraite. Ferdinand donna quelques larmes au sort de son général, et fit dire à Vienne trois mille messes pour ceux qu'on avait tués à Égra; mais en même temps il n'oublia pas de récompenser les meurtriers par des chaînes d'or, des clefs de chambellans, des dignités et des terres nobles.

C'est ainsi que Wallenstein termina, à l'âge de cinquante ans, sa vie extraordinaire et remplie d'événements. L'ambition l'avait élevé, l'ambition le perdit. Avec tous ses défauts, il fut grand cependant, digne d'admiration, incomparable s'il eût gardé la mesure. Les vertus du souverain et du héros, la prudence, la justice, la fermeté et le courage, s'élèvent dans son caractère à des proportions colossales; mais il manquait des vertus plus douces de l'homme, qui décorent le héros et gagnent les cœurs au maître. La peur était le talisman par lequel il agissait. Excessif dans les punitions comme dans les récompenses, il savait entretenir dans une ardeur continuelle le zèle de ses subordonnés; aucun général du moyen âge ou des temps modernes ne pourrait se vanter d'avoir été obéi comme lui. Il appréciait plus que la valeur la soumission à ses ordres, parce que par la première c'est seulement le soldat qui agit, et par la seconde le général. Il exerçait la docilité de ses troupes par des ordres capricieux, et récompensait avec prodigalité l'empressement à lui obéir, même dans les moindres choses, parce qu'il estimait plus l'obéissance elle-même que l'objet de l'obéissance. Un jour, il fit défendre, sous peine de mort, dans toute l'armée, de porter d'autres écharpes que de couleur rouge. Un capitaine de cavalerie eut à peine appris cet ordre qu'il arracha la sienne, brochée d'or, et la foula aux pieds. Wallenstein, à qui l'on rapporta la chose, le fit sur-le-champ colonel. Son regard était sans cesse dirigé sur l'ensemble, et, malgré toutes les apparences de l'arbitraire et de la fantaisie, un principe, qu'il ne perdait jamais de vue, était la convenance des moyens et de la fin. Les brigandages des soldats en pays ami avaient provoqué de rigoureuses ordonnances contre les maraudeurs, et il y avait menace de la corde pour quiconque était surpris à voler. Il arriva un jour que Wallenstein lui-même rencontra dans la campagne un soldat, qu'il fit arrêter, sans enquête, comme un transgresseur de la loi, et qu'il condamna au gibet, avec le mot ordinaire, le mot foudroyant, auquel il n'y avait pas de réplique: «Qu'on pende la bête!» Le soldat proteste et prouve son innocence; mais la sentence irrévocable est prononcée. «Eh bien! qu'on le pende innocent, répond le barbare; le coupable n'en tremblera que plus sûrement.» Déjà l'on fait les préparatifs pour exécuter cet ordre, quand le soldat, qui se voit perdu sans ressource, prend la résolution désespérée de ne pas mourir sans vengeance. Il s'élance avec fureur sur son juge, mais il est accablé par le nombre et désarmé avant de pouvoir exécuter son dessein. «Laissez-le aller maintenant, dit le duc; voilà qui effrayera bien assez.» Sa libéralité était soutenue par des revenus immenses, qu'on estimait à trois millions par année, sans compter les sommes énormes qu'il savait extorquer sous le nom de contributions. Son esprit indépendant et sa lumineuse intelligence l'élevaient au-dessus des préjugés religieux de son siècle, et les jésuites ne lui pardonnèrent jamais d'avoir pénétré leur système et de n'avoir vu dans le pape qu'un évêque de Rome.

Mais, dès le temps du prophète Samuel, jamais homme qui s'est séparé de l'Église ne fit une heureuse fin, et Wallenstein augmenta, lui aussi, le nombre de ses victimes. Par des intrigues de moines, il perdit à Ratisbonne le bâton du commandement, et dans Égra la vie; par des ruses monacales, il perdit peut-être ce qui est plus encore, son nom honorable et sa bonne renommée auprès de la postérité. Car enfin on doit avouer, pour rendre hommage à la vérité, que ce ne sont pas des plumes entièrement fidèles qui nous ont transmis l'histoire de cet homme extraordinaire; que la trahison de Wallenstein et ses projets sur la couronne de Bohême ne s'appuient sur aucun fait rigoureusement démontré, mais seulement sur des présomptions vraisemblables. On n'a pas encore trouvé le document qui nous découvrirait, avec une certitude historique, les ressorts secrets de sa conduite, et, parmi ses actes publics, universellement attestés, il n'en est aucun qui ne pût découler finalement d'une source innocente. Plusieurs de ses démarches les plus blâmées ne prouvent que son penchant sérieux pour la paix; la plupart des autres s'expliquent et s'excusent par sa juste défiance envers l'empereur et par le désir pardonnable de maintenir son importance. A la vérité, sa conduite envers l'électeur de Bavière atteste une basse passion de vengeance et un caractère implacable; mais aucune de ses actions ne nous autorise à le tenir pour convaincu de trahison. Si la nécessité et le désespoir le poussèrent enfin à mériter réellement la sentence qui l'avait frappé innocent, cela ne peut suffire pour justifier la sentence même. Ainsi, Wallenstein ne tomba point parce qu'il était rebelle, mais il fut rebelle parce qu'il tombait. Ce fut un malheur pour lui, pendant sa vie, de s'être fait un ennemi d'un parti victorieux, ce fut un malheur pour lui, après sa mort, que cet ennemi lui survécût et que ce fût lui qui écrivit son histoire.


LIVRE CINQUIÈME

La mort de Wallenstein rendait nécessaire un nouveau généralissime, et l'empereur céda enfin au conseil que lui donnaient les Espagnols d'élever à cette dignité son fils Ferdinand, roi de Hongrie. Sous lui commande le comte de Gallas, qui exerce les fonctions de général, tandis que le prince ne fait proprement que décorer ce poste de son nom et de l'autorité de son rang. Bientôt des forces considérables se rassemblent sous les drapeaux de Ferdinand. Le duc de Lorraine lui amène en personne des troupes auxiliaires, et le cardinal infant arrive d'Italie avec dix mille hommes pour renforcer son armée. Afin de chasser l'ennemi du Danube, le nouveau général entreprend le siége de Ratisbonne, ce qu'on n'avait pas pu obtenir de son prédécesseur. Vainement le duc Bernard de Weimar pénètre au cœur de la Bavière pour attirer les Impériaux loin de cette ville: Ferdinand pousse le siége avec une vigueur inébranlable, et, après la plus opiniâtre résistance, la ville lui ouvre ses portes. Donawert éprouve bientôt après le même sort; puis Nœrdlingen, en Souabe, est assiégé à son tour. La perte de tant de villes impériales devait être d'autant plus sensible au parti suédois que l'amitié de ces villes avait été jusqu'alors très-décisive pour le bonheur de ses armes; l'indifférence à leur sort aurait paru vraiment inexcusable. C'eût été pour les Suédois une ineffaçable honte d'abandonner leurs alliés dans le péril et de les livrer à la vengeance d'un vainqueur implacable. Déterminée par ces motifs, l'armée suédoise marche sur Nœrdlingen, sous la conduite de Horn et de Bernard de Weimar, résolue de délivrer cette ville, dût-il en coûter une bataille.

L'entreprise était difficile, car les forces de l'ennemi étaient de beaucoup supérieures à celles des Suédois, et, dans ces circonstances, la prudence conseillait d'autant plus de n'en pas venir aux mains que l'armée ennemie devait bientôt se diviser, et que la destination des troupes italiennes les appelait dans les Pays-Bas. On pouvait, en attendant, choisir une position telle que Nœrdlingen fût couvert et que les vivres fussent coupés à l'ennemi. Gustave Horn fit valoir toutes ces raisons dans le conseil de guerre; mais ses représentations ne purent trouver accès dans des esprits qui, enivrés par une longue suite de succès, ne croyaient entendre, dans les conseils de la prudence, que la voix de la crainte. Vaincu, quand on alla aux voix, par l'ascendant du duc Bernard, Gustave Horn dut se résoudre, malgré lui, à une bataille, dont ses noirs pressentiments lui présageaient l'issue malheureuse.

Tout le sort du combat semblait tenir à l'occupation d'une hauteur qui dominait le camp des Impériaux. La tentative faite pour s'en emparer pendant la nuit avait échoué, parce que le pénible transport de l'artillerie à travers des ravins et des bois ralentit la marche des troupes. Lorsqu'on parut devant la hauteur, vers minuit, l'ennemi l'avait déjà occupée et fortifiée par de solides retranchements. On attendit donc le point du jour pour l'emporter d'assaut. La bravoure impétueuse des Suédois s'ouvrit un passage à travers tous les obstacles: les demi-lunes sont enlevées heureusement par chacune des brigades commandées à cet effet; mais, comme elles pénètrent en même temps, des deux côtés opposés, dans les retranchements, elles se heurtent l'une l'autre et se mettent réciproquement en désordre. Dans ce moment malheureux, un baril de poudre vient à sauter et jette la plus grande confusion parmi les troupes suédoises. La cavalerie impériale pénètre dans les rangs rompus, et la déroute devient générale. Aucune exhortation de leur général ne peut décider les fuyards à renouveler l'attaque.

En conséquence, afin de rester maître de ce poste important, il se résout à faire avancer des troupes fraîches; mais, dans l'intervalle, quelques régiments espagnols l'ont occupé, et toute tentative pour l'enlever est rendue vaine par l'héroïque bravoure de ces troupes. Un régiment envoyé par Bernard attaque sept fois, et sept fois il est repoussé. On sent bientôt combien est grand le désavantage de ne s'être pas emparé de cette position. De la hauteur, le feu de l'artillerie ennemie fait d'affreux ravages dans l'aile des Suédois postée près de la colline, en sorte que Gustave Horn, qui la commande, doit se résoudre à la retraite. Au lieu de pouvoir couvrir cette manœuvre de son collègue et arrêter la poursuite de l'ennemi, le duc Bernard est repoussé lui-même, par des forces supérieures, dans la plaine, où sa cavalerie en déroute porte le désordre parmi les troupes de Horn et rend la défaite et la fuite générales. Presque toute l'infanterie est prise ou tuée; plus de douze mille hommes restent sur le champ de bataille; quatre-vingts canons, environ quatre mille chariots, et trois cents étendards ou drapeaux, tombent dans les mains des Impériaux. Gustave Horn lui-même est fait prisonnier avec trois autres généraux. Le duc Bernard sauve avec peine quelques faibles débris de l'armée, qui ne parviennent à se rassembler sous ses drapeaux que dans la ville de Francfort.

La défaite de Nœrdlingen coûta au chancelier suédois sa deuxième nuit d'insomnie en Allemagne. La perte qu'entraînait cette défaite était incalculable. Les Suédois avaient perdu d'un seul coup leur supériorité sur le champ de bataille, et avec elle la confiance de tous les alliés, qu'on n'avait due jusqu'alors qu'au seul bonheur des armes. Une dangereuse division menaçait de détruire toute l'alliance protestante. La crainte et l'effroi s'emparèrent de tout le parti, et celui des catholiques se releva avec un triomphant orgueil de sa profonde décadence. La Souabe et les cercles les plus voisins ressentirent les premières suites de la défaite de Nœrdlingen, et le Wurtemberg surtout fut inondé par les troupes victorieuses. Tous les membres de l'alliance de Heilbronn redoutaient la vengeance de l'empereur. Ce qui pouvait fuir se sauvait à Strasbourg, et les villes impériales, sans secours, attendaient leur sort avec angoisse. Un peu plus de modération envers les vaincus aurait ramené tous ces faibles États sous la domination de l'empereur; mais la dureté que l'on montra à ceux mêmes qui se soumirent volontairement porta les autres au désespoir et les excita à la plus vive résistance.

Dans ces circonstances critiques, tous cherchaient secours et conseil auprès d'Oxenstiern; Oxenstiern avait recours aux états allemands. On manquait de troupes, on manquait d'argent pour en lever de nouvelles et payer aux anciennes la solde arriérée, qu'elles réclamaient impétueusement. Oxenstiern se tourne vers l'électeur de Saxe, qui abandonne la cause suédoise, pour traiter de la paix avec l'empereur à Pirna. Il sollicite l'assistance des états de la basse Saxe: ceux-ci, fatigués depuis longtemps des demandes d'argent et des prétentions de la Suède, ne songent plus maintenant qu'à eux-mêmes; et le duc Georges de Lunebourg, au lieu de porter de prompts secours à la haute Allemagne assiége Minden afin de le garder pour lui. Laissé sans appui par ses alliés allemands, le chancelier implore le secours des puissances étrangères: il demande de l'argent et des soldats à l'Angleterre, à la Hollande, à Venise, et, poussé par l'extrême nécessité, il finit par se résoudre, démarche pénible qu'il a longtemps évitée, à se jeter dans les bras de la France.

Enfin était arrivé le moment que Richelieu attendait depuis longtemps avec une vive impatience. L'impossibilité absolue de se sauver par une autre voie pouvait seule déterminer les états protestants d'Allemagne à soutenir les prétentions de la France sur l'Alsace. Cette nécessité suprême existait maintenant: on ne pouvait se passer de la France, et elle se fit chèrement payer la part active qu'elle prit, à partir de ce moment, à la guerre d'Allemagne. Elle parut alors sur la scène politique avec beaucoup de gloire et d'éclat. Oxenstiern, à qui il en coûtait peu de livrer les droits et les territoires allemands, avait déjà cédé à Richelieu la forteresse de Philippsbourg et les autres places demandées. A leur tour, les protestants de la haute Allemagne envoient en leur nom une ambassade particulière, pour mettre sous la protection française l'Alsace, la forteresse de Brisach (dont il fallait d'abord s'emparer), et toutes les places du haut Rhin, qui étaient les clefs de l'Allemagne. Ce que signifiait la protection française, on l'avait vu pour les évêchés de Metz, de Toul et de Verdun, que la France protégeait depuis des siècles contre leurs possesseurs légitimes. Le territoire de Trèves avait déjà des garnisons françaises; la Lorraine était comme conquise, puisqu'elle pouvait à chaque moment être envahie par une armée, et qu'elle était hors d'état de résister par ses propres forces à sa puissante voisine. La France avait maintenant l'espérance la plus fondée d'ajouter encore l'Alsace à ses vastes possessions, et, comme elle se partagea bientôt après avec la Hollande les Pays-Bas espagnols, elle pouvait se promettre de faire du Rhin sa limite naturelle contre l'Empire germanique. C'est ainsi que les droits de l'Allemagne furent honteusement vendus, par des états allemands, à l'ambitieuse et perfide puissance qui, sous le masque d'une amitié désintéressée, ne visait qu'à son agrandissement, et, en prenant d'un front audacieux le titre honorable de protectrice, ne songeait qu'à tendre son filet et à travailler pour elle-même dans la confusion générale.

En retour de ces importantes cessions, la France s'engagea à faire une diversion en faveur des armes suédoises, en attaquant l'Espagne, et, s'il fallait en venir à une rupture ouverte avec l'empereur lui-même, à entretenir sur la rive droite du Rhin une armée de douze mille hommes, qui agirait de concert avec les Suédois et les Allemands contre l'Autriche. Les Espagnols fournirent eux-mêmes l'occasion souhaitée de leur déclarer la guerre. Ils fondirent, des Pays-Bas, sur la ville de Trèves, massacrèrent la garnison française qui s'y trouvait, et, contre le droit des gens, se saisirent de la personne de l'électeur, qui s'était mis sous la protection de la France, et l'emmenèrent prisonnier en Flandre. Le cardinal infant, comme gouverneur des Pays-Bas espagnols, ayant refusé au roi de France la satisfaction demandée et la mise en liberté du prince prisonnier, Richelieu lui déclara formellement la guerre à Bruxelles, par un héraut d'armes, selon l'antique usage; et elle fut réellement ouverte, par trois différentes armées, dans le Milanais, dans la Valteline et en Flandre. Le ministre français parut être moins sérieusement résolu à la guerre avec l'empereur, où il y avait moins d'avantages à recueillir et de plus grandes difficultés à vaincre; cependant une quatrième armée, sous les ordres du cardinal de la Valette, fut envoyée au delà du Rhin, en Allemagne, et, réunie au duc Bernard, elle entra, sans déclaration de guerre préalable, en campagne contre l'empereur.

Un coup beaucoup plus sensible encore pour les Suédois que la défaite même de Nœrdlingen fut la réconciliation de l'électeur de Saxe avec l'empereur. Après des tentatives répétées de part et d'autre pour l'empêcher et la favoriser, elle fut conclue enfin à Pirna, en 1634, et, au mois de mai de l'année suivante, confirmée à Prague par un traité de paix formel. L'électeur de Saxe n'avait jamais pu prendre son parti des prétentions des Suédois en Allemagne, et son antipathie pour cette puissance étrangère, qui dictait des lois dans l'Empire, s'était accrue à chaque nouvelle demande qu'Oxenstiern adressait aux états allemands. Ces mauvaises dispositions à l'égard de la Suède secondèrent de la manière la plus énergique les efforts faits par la cour d'Espagne pour établir la paix entre la Saxe et l'empereur. Lassé par les calamités d'une guerre si longue et si désastreuse, dont les provinces saxonnes étaient, plus que toutes les autres, le déplorable théâtre, ému des souffrances affreuses et générales que les amis, aussi bien que les ennemis, accumulaient sur ses sujets, et gagné par les offres séduisantes de la maison d'Autriche, l'électeur abandonna enfin la cause commune, et, montrant peu de souci pour le sort de ses co-états et pour la liberté allemande, il ne songea qu'à servir ses intérêts particuliers, fût-ce aux dépens de l'ensemble.

Et, en effet, la misère était arrivée en Allemagne à un si prodigieux excès, que des millions de voix imploraient la paix, et que la plus désavantageuse eût encore été considérée comme un bienfait du Ciel. On ne voyait que des déserts là où des milliers d'hommes heureux, diligents, s'agitaient autrefois, là où la nature avait répandu ses dons les plus magnifiques, où avaient régné le bien-être et l'abondance. Les champs, abandonnés par les mains actives du laboureur, restaient incultes et stériles, et, si çà et là de nouvelles semailles commençaient à lever, et promettaient une riante moisson, une seule marche de troupes détruisait le travail d'une année entière, la dernière espérance du peuple affamé. Les châteaux brûlés, les campagnes ravagées, les villages réduits en cendres, offraient au loin le spectacle d'une affreuse dévastation, tandis que leurs habitants, condamnés à la misère, allaient grossir le nombre des bandes incendiaires et rendre avec barbarie à leurs concitoyens épargnés ce qu'ils avaient eux-mêmes souffert. Nulle ressource contre l'oppression que de se joindre aux oppresseurs. Les villes gémissaient sous le fléau de garnisons effrénées et rapaces, qui dévoraient les biens des bourgeois, et faisaient valoir avec les plus cruels caprices les libertés de la guerre, la licence de leur état et les priviléges de la nécessité. Si le court passage d'une armée suffisait déjà pour changer en déserts des contrées entières, si d'autres étaient ruinées par des quartiers d'hiver ou épuisées par des contributions, elles ne souffraient néanmoins que des calamités passagères, et le travail d'une année pouvait faire oublier les douleurs de quelques mois; mais aucun relâche n'était accordé à ceux qui avaient une garnison dans leurs murs ou dans leur voisinage, et leur sort malheureux ne pouvait même être adouci par le changement de la fortune, car le vainqueur prenait la place et suivait l'exemple du vaincu, et les amis ne montraient pas plus de ménagements que les ennemis. L'abandon des campagnes, la destruction des cultures et le nombre croissant des armées qui se précipitaient sur les provinces épuisées, eurent la cherté et la famine pour suites inévitables, et, dans les dernières années, les mauvaises récoltes mirent le comble à la misère. L'entassement des hommes dans les camps et les cantonnements, la disette d'une part et l'intempérance de l'autre, produisirent des maladies pestilentielles, qui dépeuplèrent les provinces plus que le fer et le feu. Tous les liens de l'ordre se rompirent dans ce long bouleversement; le respect pour les droits de l'humanité, la crainte des lois, la pureté des mœurs se perdirent; la bonne foi et la foi disparurent, la force régnant seule avec son sceptre de fer. Tous les vices croissaient et florissaient à l'ombre de l'anarchie et de l'impunité, et les hommes devenaient sauvages comme le pays. Point de condition sociale que respectât la licence: pour le besoin et le brigandage, nulle propriété n'était sacrée. Le soldat (pour exprimer d'un seul mot la misère de ce temps), le soldat régnait, et il n'était pas rare que ce despote, le plus brutal de tous, fit sentir sa tyrannie même à ses chefs. Le commandant d'une armée était, dans le pays où il se montrait, un personnage plus important que le souverain légitime, qui était souvent réduit à se cacher devant lui dans ses châteaux. Toute l'Allemagne fourmillait de ces petits tyrans, et les provinces étaient également maltraitées par l'ennemi et par leurs défenseurs. Toutes ces blessures se faisaient sentir encore plus douloureusement, lorsqu'on songeait que c'étaient des puissances étrangères qui sacrifiaient l'Allemagne à leur avide ambition, et qui prolongeaient à dessein les calamités de la guerre afin d'accomplir leurs vues intéressées. Pour que la Suède pût s'enrichir et faire des conquêtes, il fallait que l'Allemagne saignât sous le fléau de la guerre; pour que Richelieu restât nécessaire en France, il fallait que la torche de la discorde ne s'éteignît pas dans l'Empire.

Mais ce n'étaient pas seulement des voix intéressées qui se déclaraient contre la paix, et ni la Suède, aussi bien que certains princes allemands, désirait, par des motifs peu louables, la continuation de la guerre, une saine politique la réclamait également. Pouvait-on, après la défaite de Nœrdlingen, attendre de l'empereur une paix équitable? Et, si on ne le pouvait pas, fallait-il avoir souffert durant dix-sept années toutes les calamités de la guerre, épuisé toutes ses forces, pour n'avoir enfin rien gagné, pour avoir même perdu? Pourquoi tant de sang versé, si tout restait dans le premier état? si l'on ne voyait dans ses droits et ses prétentions aucun changement favorable? si tout ce qu'on avait acquis si péniblement, il y fallait renoncer par un traité de paix? Ne valait-il pas mieux porter encore deux ou trois années le fardeau qu'on portait depuis si longtemps, pour recueillir enfin quelques dédommagements de vingt ans de souffrances? Et l'on ne pouvait pas douter qu'une paix avantageuse ne fût obtenue, pourvu que les Suédois et les protestants d'Allemagne se tinssent fermement unis en campagne comme dans le cabinet, travaillant pour leur intérêt commun avec une mutuelle sympathie et un zèle concerté. Leur division seule rendait l'ennemi puissant, reculait l'espérance d'une paix durable et heureuse pour tous. Or cette division, le plus grand de tous les maux, affligea la cause protestante, par le fait de l'électeur de Saxe se réconciliant avec l'Autriche dans une transaction séparée.

Il avait déjà ouvert les négociations avec l'empereur avant la bataille de Nœrdlingen; mais la malheureuse issue de cette journée hâta la conclusion de l'accommodement. La confiance en l'appui des Suédois s'était évanouie, et l'on doutait qu'ils se relevassent jamais de ce terrible coup. La division de leurs chefs, l'insubordination de l'armée et l'affaiblissement du royaume de Suède ne permettaient plus d'attendre d'eux de grands exploits. On crut devoir d'autant plus se hâter de mettre à profit la générosité de l'empereur, qui ne retira point ses offres, même après la victoire de Nœrdlingen. Oxenstiern, qui assembla les états à Francfort, demandait: l'empereur, au contraire, donnait; il n'était donc pas besoin de réfléchir longtemps pour savoir lequel des deux on devait écouter.

Cependant, l'électeur voulut éviter l'apparence d'avoir sacrifié la cause commune et de n'avoir songé qu'à ses propres intérêts. Tous les états de l'Empire, et même la Suède, reçurent l'invitation de concourir à cette paix et de s'y associer, quoique la Saxe électorale et l'empereur fussent seuls à la conclure, s'érigeant, de leur propre autorité, en législateurs de l'Allemagne. Les griefs des états protestants furent discutés dans cette négociation, leurs rapports et leurs droits décidés devant ce tribunal arbitraire, et le sort même des religions fut fixé sans la participation des parties intéressées. Ce devait être une paix générale, une loi de l'Empire, promulguée comme telle, et mise à exécution par une armée impériale, comme un décret formel de la diète. Celui qui se révolterait contre elle serait par cela même ennemi de l'Empire: c'était exiger que, contre tous les droits constitutionnels, on reconnût une loi à laquelle on n'avait pas coopéré. Ainsi la paix de Prague était déjà par sa forme l'œuvre de l'arbitraire; elle ne l'était pas moins par le fond.

L'édit de restitution avait plus que toute autre chose occasionné la rupture entre la Saxe électorale et l'empereur: il fallait donc avant tout y avoir égard dans la réconciliation. Sans l'abolir expressément et formellement, on arrêta, dans la paix de Prague, que toutes les fondations immédiates et, entre les médiates, celles qui avaient été confisquées et occupées par les protestants après le traité de Passau, resteraient encore quarante années, mais sans voix à la diète, dans le même état où l'édit de restitution les avait trouvées. Avant l'expiration de ces quarante années, une commission composée de membres des deux religions, en nombre égal, devait prononcer à l'amiable et légalement sur ce point. Si, même alors, on ne pouvait en venir à un jugement définitif, chaque parti rentrerait en possession de tous les droits qu'il avait exercés avant que parût l'édit de restitution. Cet expédient, bien loin d'étouffer le germe de la discorde, ne faisait donc qu'en suspendre pour un temps les pernicieux effets, et l'étincelle d'une nouvelle guerre était déjà recélée dans cet article de la paix de Prague.

L'archevêché de Magdebourg demeure au prince Auguste de Saxe, et Halberstadt à l'archiduc Léopold-Guillaume. Quatre bailliages sont démembrés du territoire de Magdebourg et donnés à l'électeur de Saxe; l'administrateur de Magdebourg, Christian-Guillaume de Brandebourg, est apanagé d'une autre manière; les ducs de Mecklembourg, s'ils adhèrent à cette paix, sont réintégrés dans leurs États, dont ils sont heureusement en possession depuis longtemps déjà, grâce à la générosité de Gustave-Adolphe; Donawert recouvre sa liberté impériale. L'importante réclamation des héritiers palatins, si intéressant qu'il fût pour la partie protestante de l'Empire de ne pas perdre cette voix électorale, est entièrement passée sous silence, parce qu'un prince luthérien ne doit aucune justice à un prince réformé. Tout ce que les états protestants, la Ligue et l'empereur ont conquis les uns sur les autres durant la guerre, est restitué; tout ce que les puissances étrangères, la Suède et la France, se sont approprié, leur est repris par un effort commun. Les armées de toutes les parties contractantes sont réunies en une seule, qui, entretenue et soldée par l'Empire, est chargée de faire exécuter cette paix les armes à la main.

La paix de Prague devant avoir force de loi générale pour tout l'Empire, les points qui ne concernaient en rien l'Empire furent annexés dans une convention particulière. Dans cette convention, la Lusace fut adjugée à l'électeur de Saxe comme un fief de Bohême, et en outre l'on y traita spécialement de la liberté religieuse de ce pays et de la Silésie.

Tous les états évangéliques furent invités à recevoir la paix de Prague, et, sous cette condition, compris dans l'amnistie. On n'excluait que les princes de Wurtemberg et de Bade, dont on occupait les États, qu'on n'était pas disposé à leur rendre absolument sans conditions; les propres sujets de l'Autriche qui avaient pris les armes contre leur souverain; enfin les états qui, sous la direction d'Oxenstiern, formaient le conseil des cercles de la haute Allemagne: cette exclusion avait moins pour objet de continuer contre eux la guerre que de leur vendre plus cher la paix devenue nécessaire. On retenait leurs domaines pour gages jusqu'au moment où tout serait restitué et tout rétabli dans son premier état. Une justice égale envers tous eût peut-être ramené la confiance mutuelle entre le chef et les membres, entre protestants et catholiques, entre luthériens et réformés, et les Suédois, abandonnés de tous leurs alliés, auraient été réduits à sortir honteusement de l'Empire. Mais ce traitement inégal affermit dans leur défiance et leur opposition les états plus durement traités, et il aida les Suédois à nourrir le feu de la guerre et à conserver un parti en Allemagne.

La paix de Prague trouva, comme il fallait s'y attendre, un accueil très-divers en Allemagne. En s'efforçant de rapprocher les deux partis, on s'était attiré les reproches de l'un et de l'autre. Les protestants se plaignaient des restrictions que ce traité leur imposait. Les catholiques trouvaient cette secte damnable beaucoup trop favorablement traitée aux dépens de la véritable Église: à les entendre, on avait disposé de ses droits inaliénables en accordant aux évangéliques la jouissance pendant quarante années des biens ecclésiastiques. Selon leurs adversaires, on avait commis une trahison envers l'Église protestante en n'obtenant pas pour ses membres dans les États autrichiens la liberté de croyance. Mais personne ne fut plus amèrement blâmé que l'électeur de Saxe, que l'on cherchait à représenter dans des écrits publics comme un perfide transfuge, un traître à la religion et à la liberté allemande, et comme un complice de l'empereur.

Lui, cependant, se consolait, et triomphait de voir une grande partie des états évangéliques contraints d'accepter la paix qu'il avait faite. L'électeur de Brandebourg, le duc Guillaume de Weimar, les princes d'Anhalt, les ducs de Mecklembourg, les ducs de Brunswick-Lunebourg, les villes anséatiques et la plupart des villes impériales y accédèrent. Le landgrave Guillaume de Hesse parut quelque temps irrésolu, ou peut-être feignit seulement de l'être afin de gagner du temps et de prendre ses mesures selon l'événement. Il avait conquis, l'épée à la main, de beaux domaines en Westphalie, d'où il tirait ses meilleures forces pour soutenir la guerre, et il les devait tous rendre aux termes de la paix. Le duc Bernard de Weimar, dont les États n'existaient encore que sur le papier, n'était point intéressé au traité comme puissance belligérante; mais, par cela même, il l'était d'autant plus comme général portant les armes, et il ne pouvait à tous égards que rejeter avec horreur la paix de Prague. Toute sa richesse était sa bravoure, et tous ses domaines reposaient sur son épée. La guerre faisait seule sa grandeur et son importance; la guerre seule pouvait amener à maturité les projets de son ambition.

Mais, entre tous ceux qui élevèrent la voix contre la paix de Prague, les Suédois se prononcèrent avec le plus de violence, et personne n'en avait plus sujet. Appelés en Allemagne par les Allemands eux-mêmes, sauveurs de l'Église protestante et de la liberté des membres de l'Empire, qu'ils avaient rachetée au prix de tant de sang, au prix de la vie sacrée de leur roi, ils se voyaient tout à coup honteusement abandonnés, tout à coup déçus dans tous leurs plans, chassés sans salaire, sans reconnaissance, du pays pour lequel ils avaient répandu leur sang, et livrés à la risée de l'ennemi par les mêmes princes qui leur devaient tout. De quelque dédommagement pour eux, d'un remboursement de leurs dépenses, d'un équivalent pour les conquêtes qu'ils devraient abandonner, la paix de Prague n'en disait pas le moindre mot! On les congédiait plus pauvres qu'ils n'étaient venus, et, s'ils regimbaient, ils devaient être expulsés de l'Allemagne par les mains de ceux mêmes qui les avaient appelés! A la fin, l'électeur de Saxe laissa, il est vrai, échapper quelques mots d'une satisfaction qui consisterait en argent et se monterait à la faible somme de deux millions et demi de florins. Mais les Suédois avaient mis du leur beaucoup plus; un si honteux dédommagement en argent devait blesser leur intérêt et soulever leur orgueil. «Les électeurs de Bavière et de Saxe, répondit Oxenstiern, se sont fait payer par le don d'importantes provinces l'appui qu'ils ont prêté à l'empereur et qu'ils lui devaient comme vassaux; et nous, Suédois, nous qui avons sacrifié notre roi pour l'Allemagne, on veut nous renvoyer chez nous avec la misérable somme de deux millions et demi de florins!» Ils étaient d'autant plus ulcérés de voir leur espérance déçue, qu'ils avaient compté avec plus de certitude se payer par l'acquisition du duché de Poméranie, dont le possesseur actuel était vieux et sans héritiers. Mais l'expectative de ce duché était assurée, dans la paix de Prague, à l'électeur de Brandebourg, et toutes les puissances voisines se révoltaient contre l'établissement des Suédois sur cette frontière, de l'Empire.

Jamais, dans tout le cours de cette guerre, les Suédois ne s'étaient trouvés dans une plus fâcheuse situation qu'en cette année 1635, immédiatement après la publication de la paix de Prague. Beaucoup de leurs alliés, surtout parmi les villes impériales, quittèrent leur parti pour être admis à jouir du bienfait de la paix; d'autres y furent contraints par les armes victorieuses de l'empereur. Augsbourg, vaincu par la famine, se rendit sous de dures conditions; Würtzbourg et Cobourg tombèrent au pouvoir des Autrichiens. L'alliance d'Heilbronn fut formellement dissoute. Presque toute la haute Allemagne, le siége principal de la puissance suédoise, reconnut la domination de l'empereur. La Saxe, s'appuyant sur la paix de Prague, demandait l'évacuation de la Thuringe, de Halberstadt, de Magdebourg. Philippsbourg, la place d'armes des Français, avait été surpris par les Autrichiens avec tous les approvisionnements qu'on y avait déposés, et cette grande perte avait ralenti l'activité de la France. Pour mettre le comble à la détresse des Suédois, il fallut que l'armistice avec la Pologne touchât justement à sa fin. Soutenir la guerre à la fois contre la Pologne et l'Empire surpassait de beaucoup les forces de la Suède, et il fallait choisir celui de ces deux ennemis dont on se délivrerait. La fierté et l'ambition décidèrent pour la continuation de la guerre d'Allemagne, quelques durs sacrifices qu'il en dût coûter envers la Pologne; dans tous les cas, il en coûtait une armée, si l'on voulait se faire respecter des Polonais et ne pas perdre absolument sa liberté dans les négociations entamées avec eux pour une trêve ou une paix.

A tous ces malheurs qui fondaient en même temps sur la Suède, Oxenstiern opposa la fermeté et les inépuisables ressources de son génie, et, avec son esprit pénétrant, il sut tourner à son avantage les obstacles même qu'il rencontrait. La défection de tant d'États allemands le privait, à la vérité, d'une grande partie de ses précédents alliés, mais elle le dispensait aussi de tout ménagement envers eux, et plus le nombre de ses ennemis augmentait, plus aussi ses armées avaient de pays sur lesquels elles pouvaient s'étendre, plus il s'ouvrait à lui de magasins. La criante ingratitude des membres de l'Empire et l'orgueilleux mépris que lui avait témoigné l'empereur, qui n'avait pas même daigné traiter avec lui directement de la paix, allumèrent dans son sein le courage du désespoir et la noble audace de pousser les choses à la dernière extrémité. Une guerre, si malheureuse qu'elle fût, ne pouvait empirer les affaires des Suédois, et, s'il fallait évacuer l'Empire d'Allemagne, il était du moins plus digne et plus glorieux de le faire l'épée à la main, de céder à la force et non à la peur.

Dans la pressante extrémité où se trouvaient les Suédois par la désertion de leurs alliés, ils jetèrent d'abord leurs regards sur la France, qui vint au-devant d'eux avec les propositions les plus encourageantes. Les intérêts des deux couronnes étaient liés de la manière la plus étroite, et la France agissait contre elle-même si elle laissait entièrement tomber en Allemagne la puissance des Suédois. Leur situation désespérée était au contraire un motif pour elle de s'unir avec eux plus fermement et de prendre une part plus active à la guerre en Allemagne. Dès la conclusion du traité d'alliance avec les Suédois, à Beerwald, en 1632, la France avait attaqué l'empereur par les armes de Gustave-Adolphe, mais sans rupture ouverte et formelle, et seulement par les subsides qu'elle fournissait aux ennemis de Ferdinand, et par l'activité qu'elle déployait pour en augmenter le nombre. Mais, alarmée par le bonheur soudain, inattendu et extraordinaire des armes suédoises, elle parut quelque temps perdre de vue son premier objet, pour rétablir l'équilibre des forces, qui avait souffert de la supériorité des Suédois. Elle tâcha de protéger contre le conquérant les princes catholiques de l'Empire par des traités de neutralité, et, ces tentatives ayant échoué, elle était déjà sur le point de s'armer elle-même contre lui. Mais la mort de Gustave-Adolphe et la détresse des Suédois n'eurent pas plutôt dissipé cette crainte, que la France revint avec un nouveau zèle à son premier projet et octroya, dans une large mesure, à leur infortune, l'appui qu'elle avait retiré à leur prospérité. Délivrée de la résistance que l'ambition et la vigilance de Gustave-Adolphe opposaient à ses desseins d'agrandissement, elle saisit le moment favorable que lui offre le revers de Nœrdlingen, pour s'emparer de la direction de la guerre et prescrire des lois à ceux qui ont besoin de son puissant secours. Les conjonctures secondent ses plus hardis projets, et ce qui n'était auparavant qu'une belle chimère peut désormais être suivi comme un plan réfléchi, justifié par les circonstances. Elle consacre donc alors toute son attention à la guerre d'Allemagne, et aussitôt que, par son traité avec les Allemands, elle voit garantis ses desseins particuliers, elle paraît sur la scène politique comme puissance active et dominante. Tandis que les États en guerre s'épuisaient dans une longue lutte, elle avait ménagé ses forces, et, pendant dix années, elle n'avait fait la guerre qu'avec son argent. Maintenant que les circonstances l'appellent à l'activité, elle prend les armes et se porte avec énergie à des entreprises qui jettent l'Europe entière dans l'étonnement. Elle envoie en même temps deux flottes croiser sur les mers et met six différentes armées en campagne, tandis qu'avec ses trésors elle soudoie une couronne et plusieurs princes allemands. Animés par l'espérance de son puissant secours, Allemands et Suédois s'arrachent à leur profond abattement et se flattent de conquérir, l'épée à la main, une paix plus glorieuse que celle de Prague. Abandonnés par leurs co-états, qui se réconcilient avec l'empereur, ils s'attachent d'autant plus étroitement à la France, qui redouble ses secours à mesure que le besoin augmente, prend à la guerre d'Allemagne une part de plus en plus grande, quoique toujours secrète, jusqu'au moment où elle jette enfin le masque et attaque directement l'empereur en son propre nom.

Pour donner aux Suédois pleine liberté d'agir contre l'Autriche, la France commença par les délivrer de la guerre de Pologne. Par les soins du comte d'Avaux, son ambassadeur, elle amena les deux partis à convenir, à Stummsdorf, en Prusse, que l'armistice serait prolongé jusqu'à vingt-six ans; mais ce ne fut pas sans une grande perte pour les Suédois, qui sacrifièrent d'un trait de plume presque toute la Prusse polonaise, conquête chèrement achetée de Gustave-Adolphe. Le traité de Beerwald fut renouvelé, pour une plus grande durée, d'abord à Compiègne, puis à Wismar et à Hambourg, avec quelques changements rendus nécessaires par les circonstances. On avait déjà rompu avec l'Espagne au mois de mai 1635, et, en attaquant vivement cette puissance, on avait enlevé à l'empereur le secours, de tous le plus important, qu'il pouvait tirer des Pays-Bas; maintenant, en appuyant le landgrave Guillaume de Hesse-Cassel et le duc Bernard de Weimar, on assurait aux armées suédoises une plus grande liberté sur l'Elbe et sur le Danube, et, par une forte diversion sur le Rhin, on contraignait l'empereur de diviser ses forces.

La guerre s'alluma donc avec plus de violence, et, par la paix de Prague, l'empereur avait, il est vrai, diminué le nombre de ses ennemis en Allemagne, mais il avait en même temps augmenté l'ardeur et l'activité de ses ennemis extérieurs. Il s'était acquis en Allemagne une influence illimitée, et il s'était rendu maître de tout le corps de l'Empire et de ses forces, à l'exception d'un petit nombre d'états, en sorte qu'il pouvait désormais agir de nouveau comme empereur et seigneur souverain. Le premier effet de ce changement fut l'élévation de son fils Ferdinand III à la dignité de roi des Romains, qui lui fut conférée, malgré l'opposition de Trèves et des héritiers palatins, par une majorité décisive. Mais il avait poussé les Suédois à une résistance désespérée; il avait armé contre lui toutes les forces de la France et l'avait amenée à intervenir dans les affaires intérieures de l'Allemagne. Désormais les deux couronnes, avec leurs alliés allemands, forment une puissance à part, fermement unie; l'empereur, avec les États allemands de son parti, forme l'autre. Désormais les Suédois ne montrent plus aucun ménagement, parce qu'ils ne combattent plus pour l'Allemagne, mais pour leur propre existence. Ils agissent avec plus de promptitude, de liberté, de hardiesse, parce qu'ils sont dispensés de consulter leurs alliés allemands et de rendre compte de leurs projets. Les batailles deviennent plus opiniâtres et plus sanglantes, mais moins décisives. On voit de plus grands exploits de vaillance et d'art militaire; mais ce sont des actions isolées qui, n'étant pas conduites par un plan d'ensemble, ni mises à profit par un esprit qui dirige tout, ont de faibles résultats pour tout le parti et changent peu de chose au cours de la guerre.

La Saxe s'était engagée, dans la paix de Prague, à chasser les Suédois de l'Allemagne: aussi les drapeaux saxons se réunissent-ils, dès ce moment, aux drapeaux de l'empereur, et deux alliés se sont changés en deux ennemis irréconciliables. L'archevêché de Magdebourg, que la paix de Prague adjugeait au prince de Saxe, était encore dans les mains des Suédois, et toutes les tentatives faites pour les amener, par une voie amicale, à s'en dessaisir, étaient demeurées sans résultat. Les hostilités commencent donc, et l'électeur de Saxe les ouvre en rappelant, par des lettres dites avocatoires, tous les sujets saxons de l'armée de Banner, campée au bord de l'Elbe. Les officiers, qui se plaignaient depuis longtemps de ne pas recevoir leur solde, prêtent l'oreille à cette sommation, et successivement ils évacuent tous les quartiers. Comme les Saxons tirent en même temps un mouvement contre le Mecklembourg, pour s'emparer de Dœmitz et couper à l'ennemi les communications avec la Poméranie et la mer Baltique, Banner y marcha promptement et fit essuyer une entière défaite au général saxon Baudissin, qui commandait sept mille hommes, dont un millier environ resta sur la place et un pareil nombre fut fait prisonnier. Renforcé par les troupes et l'artillerie qui avaient occupé jusqu'alors la Prusse polonaise, mais dont on ne pouvait se passer dans ce pays, par suite du traité de Stummsdorf, ce brave et impétueux guerrier envahit, l'année suivante (1636), l'électorat de Saxe, où il assouvit de la manière la plus sanglante sa vieille haine contre les Saxons. Irrités par les longues insultes qu'ils avaient eu à souffrir, lui et ses Suédois, de l'orgueil des Saxons pendant leurs campagnes communes, et maintenant exaspérés au plus haut point par la défection de l'électeur, ils firent éprouver à ses malheureux sujets leur ressentiment et leur vengeance. Contre les Autrichiens et les Bavarois, le soldat suédois avait combattu plutôt par devoir; contre les Saxons, il combattait avec une haine et une rage personnelles, parce qu'il les détestait comme des transfuges et des traîtres, parce qu'entre amis divisés la haine est d'ordinaire plus furieuse et plus implacable. Cependant, l'énergique diversion que le duc de Weimar et le landgrave de Hesse faisaient sur le Rhin et en Westphalie empêcha l'empereur de prêter aux Saxons un appui suffisant, et tout l'électorat eut à subir des hordes dévastatrices de Banner les plus horribles traitements. Enfin l'électeur attira à lui le général impérial de Hatzfeld et parut devant Magdebourg, que Banner, accourant à la hâte, essaya vainement de débloquer. Alors l'armée combinée des Impériaux et des Saxons se répandit dans la marche de Brandebourg et enleva aux Suédois beaucoup de places. Elle était sur le point de les pousser jusqu'à la Baltique; mais, contre toute attente, Banner, que l'on croyait déjà perdu, attaqua l'armée alliée, le 24 septembre 1636, près de Wittstock, et il s'engagea une grande bataille. L'attaque fut terrible, et toutes les forces de l'ennemi tombèrent sur l'aile droite des Suédois, que Banner commandait en personne. On combattit longtemps des deux parts avec la même opiniâtreté et le même acharnement, et parmi les Suédois il n'y avait pas un escadron qui n'eût attaqué dix fois et n'eût été dix fois repoussé. Lorsqu'enfin Banner fut obligé de céder à la supériorité du nombre, son aile gauche continua de combattre jusqu'à l'entrée de la nuit, et le corps de réserve des Suédois, qui n'avait pas encore donné, était prêt à renouveler la bataille le lendemain matin. Mais l'électeur de Saxe ne voulut pas attendre cette seconde attaque. Son armée était épuisée par le combat de la veille, et les valets s'étaient enfuis avec tous les chevaux, en sorte que l'artillerie ne pouvait servir. Il prit donc la fuite cette même nuit, avec le comte de Hatzfeld, et abandonna le champ de bataille aux Suédois. Près de cinq mille hommes étaient restés sur la place du côté des alliés, sans compter ceux qui furent tués dans la poursuite par les Suédois ou qui tombèrent dans les mains des paysans exaspérés. Cent cinquante étendards et drapeaux, vingt-trois canons, tous les bagages avec la vaisselle d'argent de l'électeur, furent le prix du combat, et l'on fit en outre près de deux mille prisonniers. Cette brillante victoire, remportée sur un ennemi bien supérieur en nombre et posté avantageusement, remit tout d'un coup les Suédois en honneur: leurs ennemis tremblèrent; leurs amis commencèrent à reprendre courage. Banner profita de la fortune qui s'était déclarée pour lui d'une manière si décisive: il se hâta de passer l'Elbe et poussa les Impériaux, à travers la Thuringe et la Hesse, jusqu'en Westphalie; puis il revint sur ses pas et prit ses quartiers d'hiver sur le territoire saxon.

Mais, sans l'active diversion que firent en sa faveur sur le Rhin le duc Bernard et les Français, il lui eût été difficile de remporter ces brillantes victoires. Après la bataille de Nœrdlingen, le duc Bernard avait rassemblé en Wettéravie les débris de l'armée battue; mais, abandonné par la ligue de Heilbronn, que la paix de Prague acheva de dissoudre bientôt après, et trop peu soutenu par les Suédois, il se voyait hors d'état d'entretenir l'armée et de faire de grandes choses avec elle. La défaite de Nœrdlingen avait anéanti son duché de Franconie, et l'impuissance des Suédois lui ôtait toute espérance de faire sa fortune avec l'appui de cette couronne. Fatigué d'ailleurs de la contrainte que lui imposait la conduite impérieuse du chancelier suédois, il tourna les yeux vers la France, qui pouvait lui fournir de l'argent, la seule chose dont il eût besoin, et qui s'y montrait disposée. Richelieu ne désirait rien tant que de diminuer l'influence des Suédois sur la guerre d'Allemagne, et d'en faire passer, sous un autre nom, la direction dans ses mains. Pour atteindre ce but, il ne pouvait choisir un meilleur moyen que d'enlever aux Suédois leur plus brave général, de l'attacher étroitement aux intérêts de la France, et de s'assurer de son bras pour l'exécution de ses desseins. D'un prince tel que Bernard de Weimar, qui ne pouvait se soutenir sans le secours d'une puissance étrangère, la France n'avait rien à redouter, puisque le succès même le plus heureux n'eût pas suffi pour le soustraire à la dépendance de cette couronne. Le duc de Weimar se rendit lui-même en France, et conclut, au mois d'octobre 1635, à Saint-Germain-en-Laye, non plus comme général suédois, mais en son propre nom, un traité avec cette puissance, par lequel on lui accordait pour lui-même une pension annuelle d'un million et demi de livres, et quatre millions pour l'entretien d'une armée qu'il commanderait sous les ordres du roi. Pour enflammer d'autant plus son zèle et accélérer par lui la conquête de l'Alsace, on ne fit pas difficulté de lui offrir, dans un article secret, cette province pour récompense: générosité dont on était fort éloigné et que le duc lui-même sut apprécier à sa juste valeur. Mais il se fiait à sa fortune et à son bras, et il opposait la feinte à la feinte. S'il était un jour assez puissant pour arracher l'Alsace à l'ennemi, il ne désespérait pas de pouvoir aussi la défendre au besoin contre un ami. Il se créa donc alors, avec l'argent de la France, une armée particulière, qu'il commandait, il est vrai, sous la souveraineté française, mais, en réalité, avec un pouvoir absolu, sans rompre toutefois entièrement ses liaisons avec les Suédois. Il commença ses opérations aux bords du Rhin, où une autre armée française, sous le cardinal La Valette, avait déjà ouvert, en 1635, les hostilités contre l'empereur.

La principale armée autrichienne, celle qui avait remporté la grande victoire de Nœrdlingen, s'était tournée, sous la conduite de Gallas, après avoir soumis la Souabe et la Franconie, contre l'armée de La Valette; elle l'avait heureusement repoussée jusqu'à Metz, avait affranchi le cours du Rhin et pris les villes de Mayence et de Frankenthal, occupées par les Suédois. Mais le principal dessein de Gallas, celui de prendre ses quartiers d'hiver en France, échoua par la vigoureuse résistance des Français, et il se vit forcé de ramener ses troupes dans l'Alsace et dans la Souabe, déjà épuisées. L'année suivante, cependant, à l'ouverture de la campagne, il passa le Rhin près de Brisach et se prépara à porter la guerre dans l'intérieur de la France. Il envahit en effet le comté de Bourgogne, pendant que les Espagnols, sortant des Pays-Bas, faisaient d'heureux progrès en Picardie, et que Jean de Werth, redoutable général de la Ligue et fameux partisan, faisait des courses jusqu'au fond de la Champagne et effrayait même Paris de son approche menaçante. Mais la vaillance des Impériaux échoua devant une seule et insignifiante forteresse de Franche-Comté, et, pour la seconde fois, ils furent forcés d'abandonner leurs projets.

Sa dépendance d'un chef français, qui faisait plus d'honneur à la soutane du prêtre qu'au bâton de commandement du général, avait jusqu'alors imposé des chaînes trop étroites au génie actif du duc de Weimar, et, quoiqu'il eût fait, de concert avec La Valette, la conquête de Saverne, en Alsace, il n'avait pu néanmoins se maintenir sur le Rhin en 1636 et 1637. Le mauvais succès des armées françaises dans les Pays-Bas avait paralysé l'activité des opérations en Alsace et en Brisgau: mais, en 1638, la guerre prit dans ces contrées une tournure d'autant plus brillante. Délivré de ses premières entraves, et désormais complétement maître de ses troupes, le duc Bernard s'arracha, dès le commencement de février, au repos des quartiers d'hiver, qu'il avait pris dans l'évêché de Bâle, et, contre toute attente, il parut sur le Rhin, où l'on ne songeait à rien moins qu'à une attaque dans cette saison rigoureuse. Les villes forestières de Laufenbourg, Waldshut et Seckingen sont enlevées par surprise, et Rheinfelden est assiégé. Le duc de Savelli, général de l'empereur, qui commandait dans le pays, accourt à marches forcées, pour secourir cette place importante; il la délivre en effet et repousse le duc de Weimar, non sans éprouver une grande perte. Mais, à la surprise générale, le prince reparaît le troisième jour, 21 février 1638, à la vue des Impériaux, qui, dans une pleine sécurité après leur victoire, se reposaient près de Rheinfelden, et il les défait dans une grande bataille, où les quatre généraux de l'empereur, Savelli, Jean de Werth, Enkeford et Sperreuter, sont faits prisonniers avec deux mille hommes. Deux d'entre eux, Jean de Werth et Enkeford, furent plus tard amenés en France, par l'ordre de Richelieu, pour flatter, par la vue de prisonniers si célèbres, la vanité française, et tromper la misère publique par l'étalage des victoires qu'on avait remportées. Les étendards et les drapeaux conquis furent aussi, dans le même dessein, portés en procession solennelle à l'église de Notre-Dame, balancés trois fois devant l'autel, et remis à la garde du sanctuaire.

La prise de Rheinfelden, de Rœteln et de Fribourg fut la suite la plus prochaine de la victoire que Bernard avait remportée. Son armée s'accrut considérablement, et, quand il vit la fortune se déclarer pour lui, ses plans s'étendirent. La forteresse de Brisach, sur le haut Rhin, commandait ce fleuve et était considérée comme la clef de l'Alsace. Aucune place dans ces contrées n'était plus importante pour l'empereur, aucune n'avait été l'objet d'autant de soins. Garder Brisach avait été la principale destination de l'armée italienne sous les ordres de Féria; la force de ses ouvrages et l'avantage de sa situation défiaient toutes les attaques de vive force, et les généraux de l'Empire qui commandaient dans le pays avaient l'ordre de tout hasarder pour la conservation de cette place. Mais le duc de Weimar se confia dans son bonheur et résolut de l'attaquer. Imprenable par la force, elle ne pouvait être réduite que par famine, et la négligence de son commandant, qui, ne s'attendant à aucune attaque, avait converti en argent ses grandes provisions de grains, hâta ce dénoûment. Comme, dans ces circonstances, la place ne pouvait soutenir un long siége, il fallait se hâter de la débloquer ou de lui fournir des vivres. Le général impérial de Gœtz s'avança donc au plus vite à la tête de douze mille hommes et suivi de trois mille chariots de vivres. Mais, assailli près de Witteweyer par le duc Bernard, il perdit toute son armée, à l'exception de trois mille hommes, et tout le convoi qu'il amenait. Un malheur pareil arriva sur l'Ochsenfeld, près de Thann, au duc de Lorraine, qui s'avançait avec cinq ou six mille hommes pour délivrer la forteresse. Enfin, une troisième tentative du général de Gœtz pour sauver Brisach ayant échoué, cette place, après quatre mois de siége, pressée par la plus horrible famine, se rendit, le 7 décembre 1638, à son vainqueur aussi humain qu'inébranlable.

La prise de Brisach ouvrit à l'ambition du duc de Weimar un champ sans bornes, et le roman de ses espérances commence dès lors à s'approcher de la réalité. Bien éloigné de renoncer, en faveur de la France, au fruit de sa bravoure, il se réserve Brisach à lui-même, et annonce déjà cette résolution en exigeant des vaincus le serment de fidélité en son propre nom, sans faire mention d'une autre puissance. Enivré par ses brillants succès et emporté par les plus orgueilleuses espérances, il croit désormais se suffire à lui-même et pouvoir conserver, même contre la volonté de la France, les conquêtes qu'il a faites. En ces temps où tout s'achetait avec de la bravoure, où la force personnelle avait encore sa valeur, où les armées et les chefs de guerre étaient estimés à plus haut prix que les provinces, il était permis à un héros tel que Bernard d'attendre quelque chose de lui-même, et de ne reculer devant aucune entreprise à la tête d'une excellente armée qui se sentait invincible sous sa conduite. Pour s'attacher à un ami, au milieu de la foule d'adversaires qu'il allait maintenant rencontrer, il jeta les yeux sur la landgrave Amélie de Hesse, veuve du landgrave Guillaume, mort depuis peu, femme de beaucoup d'esprit et de courage, qui avait à donner avec sa main une armée aguerrie, de belles conquêtes et une principauté considérable. Les conquêtes des Hessois jointes à celles de Bernard sur le Rhin, pour ne former qu'un seul État, et les deux armées réunies en une seule, pouvaient constituer une puissance importante et peut-être même un troisième parti en Allemagne, qui tiendrait dans ses mains le dénoûment de la guerre. Mais la mort mit une prompte fin à ce projet si fécond en promesses.

«Courage, Père Joseph, Brisach est à nous!» cria Richelieu à l'oreille du capucin, qui se disposait au dernier voyage: tant cette heureuse nouvelle avait enivré le cardinal. Déjà il dévorait par la pensée l'Alsace, le Brisgau et toute l'Autriche antérieure, sans se souvenir de la promesse qu'il avait faite au duc de Weimar. La sérieuse résolution du prince de garder Brisach pour lui, résolution qu'il avait fait connaître d'une manière fort peu équivoque, jeta Richelieu dans un grand embarras, et tout fut tenté pour retenir le victorieux Bernard dans les intérêts de la France. On l'invita à la cour, pour qu'il fût témoin de la magnificence avec laquelle on y célébrait le souvenir de ses triomphes: le duc reconnut et évita les piéges de la séduction. On lui fit l'honneur de lui offrir pour femme une nièce du cardinal: le fier prince de l'Empire la refusa, pour ne pas déshonorer le sang saxon par une mésalliance. Alors on commença à le considérer comme un dangereux ennemi et à le traiter comme tel. On lui retira les subsides; on corrompit le gouverneur de Brisach et ses principaux officiers, pour se mettre, du moins après la mort du duc, en possession de ses conquêtes et de ses troupes. Ces manœuvres ne furent point un secret pour lui, et les mesures qu'il prit dans les places conquises témoignèrent de sa défiance à l'égard de la France. Mais ces différends avec la cour de Saint-Germain eurent la plus fâcheuse influence sur ses entreprises ultérieures. Les dispositions qu'il fut forcé de prendre pour protéger ses conquêtes contre une attaque du côté de la France le contraignirent de diviser ses forces, et le défaut de subsides retarda son entrée en campagne. Son intention avait été de passer le Rhin, de dégager les Suédois, et d'agir sur les bords du Danube contre l'empereur et la Bavière. Déjà il avait découvert son plan d'opérations à Banner, qui était sur le point de transporter la guerre dans les provinces autrichiennes, et il avait promis de le remplacer.... quand, au mois de juillet 1639, la mort le surprit à Neubourg, sur le Rhin, dans la trente-sixième année de son âge, au milieu de sa course héroïque.

Il mourut d'une maladie pestilentielle, qui avait emporté dans le camp près de quatre cents hommes en deux jours. Les taches noires qui parurent sur son cadavre, les propres déclarations du mourant, et les avantages que la France recueillait de sa mort soudaine, éveillèrent le soupçon que le poison français avait mis fin à ses jours; mais ce soupçon est suffisamment réfuté par la nature même de la maladie. Les alliés perdirent en lui le plus grand général qu'ils eussent possédé depuis Gustave-Adolphe; la France perdit un concurrent redoutable pour la souveraineté de l'Alsace; l'empereur, son plus dangereux ennemi. Devenu, à l'école de Gustave-Adolphe, héros et capitaine, il imita ce grand modèle, et il ne lui manqua qu'une plus longue vie pour l'atteindre, sinon pour le surpasser. A la bravoure du soldat, il réunissait le froid et tranquille coup d'œil du général; à l'inébranlable courage de l'âge viril, la prompte résolution de la jeunesse; à l'ardeur impétueuse du guerrier, la dignité du prince, la modération du sage et la probité de l'homme d'honneur. Ne se laissant abattre par aucun revers, il se relevait soudain plein de force après le plus rude coup; nul obstacle ne pouvait arrêter son audace, nul échec ne domptait son invincible courage. Son esprit poursuivait un but élevé, peut-être inaccessible; mais la sagesse a pour les hommes de sa trempe d'autres lois que celles que nous appliquons d'ordinaire pour juger la multitude. Capable de faire de plus grandes choses que les autres, il pouvait aussi former des desseins plus hardis. Bernard de Weimar se présente dans l'histoire moderne comme un beau modèle de ces temps énergiques où la grandeur personnelle pouvait encore quelque chose, où la vaillance conquérait des États, où l'héroïsme élevait jusqu'au trône un chevalier allemand.

La meilleure portion de l'héritage du duc était son armée, qu'il légua, avec l'Alsace, à son frère Guillaume. Mais cette armée, la Suède et la France croyaient avoir sur elle des droits fondés: la Suède, parce qu'on l'avait levée au nom de cette couronne, qui avait reçu ses serments; la France, parce qu'elle l'avait entretenue de son argent. Le prince-électeur du Palatinat s'efforça aussi de s'en emparer, pour l'employer à reconquérir ses États, et il chercha, d'abord par ses agents, et enfin en personne, à la mettre dans ses intérêts. Il se fit même du côté de l'empereur une tentative pour la gagner; et cela ne doit pas nous surprendre à une époque où ce n'était pas la justice de la cause, mais seulement le salaire des services rendus, qui était pris en considération, et où la bravoure, comme toute autre marchandise, était à vendre au plus offrant. Mais la France, plus puissante et plus résolue, enchérit sur tous ses concurrents. Elle acheta le général d'Erlach, commandant de Brisach, et les autres chefs, qui lui livrèrent Brisach et toute l'armée. Le jeune comte palatin Charles-Louis, qui avait déjà fait, dans les années précédentes, une campagne malheureuse contre l'empereur, vit cette fois encore échouer son projet. Au moment de rendre à la France un si mauvais service, il s'achemina imprudemment par ce royaume, et il eut la malheureuse idée de déguiser son nom. Le cardinal, qui redoutait la justice de la cause du comte palatin, s'accommodait de tout prétexte pour renverser son dessein. Il le fit donc retenir à Moulins, contre le droit des gens, et ne lui rendit pas la liberté avant que l'achat des troupes de Weimar fût conclu. Ainsi la France se vit maîtresse en Allemagne d'une armée nombreuse et bien exercée, et ce ne fut proprement qu'alors qu'elle commença en son nom la guerre contre l'empereur.

Mais ce n'était plus Ferdinand II contre qui elle se présentait maintenant comme ennemi déclaré: la mort l'avait enlevé dès le mois de février 1637, dans la cinquante-neuvième année de son âge. La guerre, que sa passion de dominer avait allumée, lui survécut. Pendant son règne de dix-huit ans, il n'avait jamais posé l'épée; jamais, aussi longtemps qu'il porta le sceptre, il n'avait goûté le bienfait de la paix. Né avec les talents du bon souverain, orné de nombreuses vertus qui fondent le bonheur des peuples, doux et humain par nature, nous le voyons, par une idée mal entendue des devoirs du monarque, instrument à la fois et victime de passions étrangères, manquer sa destination bienfaisante; nous voyons l'ami de la justice dégénérer en oppresseur de l'humanité, en ennemi de la paix, en fléau de ses peuples. Aimable dans la vie privée, digne de respect dans son administration, mais mal informé dans sa politique, il réunit sur sa tête les bénédictions de ses sujets catholiques et les malédictions du monde protestant. L'histoire présente d'autres despotes pires que Ferdinand II, et cependant lui seul a allumé une guerre de trente ans; mais il fallait que l'ambition de ce seul homme coïncidât, par malheur, justement avec un tel siècle, avec de tels préparatifs, avec de tels germes de discorde, pour être accompagnée de suites si fatales. Dans une époque plus paisible, cette étincelle n'aurait trouvé aucun aliment, et la tranquillité du siècle aurait étouffé l'ambition de l'homme: mais alors le rayon funeste tomba sur un monceau de matières combustibles amassées dès longtemps, et l'Europe fut embrasée.

Ferdinand III, élevé, peu de mois avant la mort de son père, à la dignité de roi des Romains, hérita de son trône, de ses principes et de sa guerre. Mais Ferdinand III avait vu de près la détresse des peuples et la dévastation des provinces; témoin du mal, il avait senti plus vivement le besoin de la paix. Moins dépendant des jésuites et des Espagnols, et plus équitable envers les religions différentes de la sienne, il pouvait, plus facilement que son père, écouter la voix de la modération. Il l'écouta et donna la paix à l'Europe; mais ce ne fut qu'après avoir lutté pendant onze années avec l'épée et la plume; ce fut seulement quand toute résistance devint inutile, et quand l'impérieuse nécessité lui dicta sa dure loi.

La fortune favorisa le début de son règne, et ses armes furent victorieuses contre les Suédois. Après avoir remporté, sous le commandement énergique de Banner, la victoire de Wittstock, ils avaient accablé la Saxe en y prenant leurs quartiers d'hiver, et ouvert la campagne de 1637 par le siége de Leipzig. La courageuse résistance de la garnison et l'approche des troupes électorales et impériales sauvèrent cette ville. Banner, pour n'être pas séparé de l'Elbe, fut forcé de se retirer à Torgau; mais la supériorité des Impériaux l'en chassa encore, et, enveloppé de bandes ennemies, arrêté par des rivières, poursuivi par la famine, il lui fallut faire vers la Poméranie une retraite extrêmement dangereuse, dont la hardiesse et l'heureux succès touchent au roman. Toute l'armée passa l'Oder à un gué près de Fürstenberg, et le soldat, qui avait de l'eau jusqu'au cou, traîna lui-même les canons, parce que les chevaux ne voulaient plus tirer. Banner avait compté trouver, au delà de l'Oder, son lieutenant Wrangel, qui était en Poméranie, et, avec ce renfort, il voulait faire tête à l'ennemi. Wrangel ne parut pas, et, à sa place, une armée impériale s'était postée à Landsberg, pour fermer le chemin aux Suédois fugitifs. Banner reconnut alors qu'il était tombé dans un piége funeste, d'où il ne pouvait échapper. Derrière lui, un pays affamé, les Impériaux et l'Oder; à gauche, l'Oder, qui, gardé par le général impérial Bucheim, ne permettait pas le passage; en avant, Landsberg, Cüstrin, la Wartha et une armée ennemie; à droite, la Pologne, à laquelle, malgré la trêve, on ne pouvait trop se fier: sans un prodige, il se voyait perdu, et déjà les Impériaux triomphaient de sa ruine inévitable. Le juste ressentiment de Banner accusait les Français d'être les auteurs de ce revers. Ils n'avaient pas fait sur le Rhin la diversion promise, et leur inaction permettait à l'empereur d'employer toutes ses forces contre les Suédois. «Si nous devons un jour, s'écria le général irrité, en s'adressant au résident français qui suivait le camp suédois, si nous devons, unis avec les Allemands, combattre contre la France, nous ne ferons pas tant de façons pour passer le Rhin.» Mais les reproches étaient alors prodigués en vain; l'urgence du péril demandait de la résolution et de l'activité. Pour éloigner, s'il se pouvait, l'ennemi de l'Oder par une fausse marche, Banner feignit de vouloir s'échapper par la Pologne: il envoya en avant sur cette route la plus grande partie des bagages, et fit prendre cette direction à sa femme et à celles des autres officiers. Aussitôt les Impériaux se portent vers la frontière polonaise, pour lui fermer le passage; Bucheim lui-même quitte son poste, et l'Oder est libre. Sans délai, Banner retourne vers ce fleuve dans les ténèbres de la nuit, et, comme auparavant, près de Fürstenberg, sans ponts, sans bateaux, il passe avec ses troupes, ses bagages et son artillerie, à un mille au-dessus de Cüstrin. Il atteignit sans perte la Poméranie, dont il se partagea la défense avec Herman Wrangel.

Mais les Impériaux, sous les ordres de Gallas, pénètrent, près de Ribses, dans ce duché, et l'inondent de leurs troupes, supérieures en nombre. Usedom et Wolgast sont pris d'assaut, Demmin par capitulation, et les Suédois sont refoulés jusqu'au fond de la Poméranie postérieure. Alors pourtant il s'agissait plus que jamais de se maintenir dans ce pays, car le duc Bogisla XIV était mort cette année même, et il importait au royaume de Suède de faire valoir ses prétentions sur le duché. Pour empêcher l'électeur de Brandebourg de soutenir ses droits, fondés sur un pacte de succession réciproque et sur le traité de Prague, la Suède fait les derniers efforts et appuie ses généraux, de la manière la plus énergique, avec de l'argent et des soldats. Les affaires des Suédois prennent aussi un aspect plus favorable dans d'autres parties de l'Empire, et ils commencent à se relever du profond abaissement où ils étaient tombés par l'inaction de la France et la défection de leurs alliés. En effet, après leur retraite précipitée en Poméranie, ils avaient perdu dans la haute Saxe une place après l'autre; les princes de Mecklembourg, pressés par les armes impériales, commençaient à se tourner du côté de l'Autriche, et même le duc Georges de Lunebourg se déclara contre les Suédois. Ehrenbreitstein, vaincu par la famine, ouvrait ses portes au général bavarois Jean de Werth, et les Autrichiens s'emparaient de tous les retranchements élevés sur le Rhin. La France avait éprouvé des pertes dans sa lutte contre l'Espagne, et le succès ne répondait pas aux fastueux préparatifs avec lesquels on avait ouvert la guerre contre cette couronne. Tout ce que les Suédois avaient possédé dans l'intérieur de l'Allemagne était perdu, et ils ne se maintenaient plus que dans les principales places de la Poméranie. Une seule campagne suffit pour les relever de cette chute profonde, et la puissante diversion que le victorieux Bernard fait aux armes impériales sur les bords du Rhin amène une prompte révolution dans toute la situation de la guerre.

Les différends entre la France et la Suède étaient enfin apaisés, et l'ancien traité entre les deux couronnes avait été confirmé à Hambourg, avec de nouveaux avantages pour les Suédois. Dans la Hesse, la prudente landgrave Amélie, après la mort de Guillaume, son époux, se chargea du gouvernement avec l'approbation des états, et maintint ses droits avec beaucoup de résolution, malgré l'opposition de l'empereur et de la ligne de Darmstadt. Déjà dévouée avec zèle, par principe religieux, au parti suédois-protestant, elle n'attendait qu'une occasion propice pour se déclarer hautement et activement en sa faveur. Cependant, par une sage réserve et des négociations adroitement conduites, elle réussit à tenir l'empereur dans l'inaction jusqu'au moment où elle eut conclu un traité secret avec la France, et où les victoires de Bernard eurent donné aux affaires des protestants un tour favorable. Alors elle jeta tout à coup le masque et renouvela l'ancienne amitié de la Hesse avec la couronne suédoise. Les triomphes du duc Bernard excitèrent aussi le prince-électeur du Palatinat à tenter la fortune contre l'ennemi commun. Avec l'argent de l'Angleterre, il leva des troupes en Hollande, établit un magasin à Meppen, et se réunit en Westphalie avec les troupes suédoises. A la vérité, son magasin fut perdu et son armée battue, près de Flotha, par le comte Hatzfeld; cependant, son entreprise avait occupé quelque temps l'ennemi et facilité les opérations des Suédois en d'autres pays. Plusieurs encore de leurs anciens amis reparurent dès que la fortune se déclara en leur faveur, et ce fut déjà pour eux un assez grand bénéfice de voir les états de la basse Saxe embrasser la neutralité.

Favorisé par ces avantages importants, et renforcé par quatorze mille hommes de troupes fraîches, venues de Suède et de Livonie, Banner ouvrit, plein de bonnes espérances, la campagne de 1638. Les Impériaux, qui occupaient la Poméranie antérieure et le Mecklembourg, abandonnèrent la plupart leurs postes ou accoururent par bandes sous les drapeaux suédois pour échapper à la famine, leur plus cruel ennemi dans ces contrées saccagées et appauvries. Les marches et les cantonnements avaient si affreusement dévasté tout le pays entre l'Elbe et l'Oder, que Banner, afin de pouvoir pénétrer en Saxe et en Bohême, et de ne pas mourir de faim sur la route avec toute son armée, prit, de la Poméranie postérieure, un détour vers la basse Saxe, et n'entra dans la Saxe électorale que par le territoire d'Halberstadt. Les États de la basse Saxe, impatients d'être délivrés d'un hôte si famélique, le fournirent des vivres nécessaires, en sorte qu'il eut à Magdebourg du pain pour son armée, dans un pays où la famine avait déjà surmonté l'horreur pour la chair humaine. Il effraya la Saxe par sa venue dévastatrice; mais ce n'était pas sur cette province épuisée, c'était sur les États héréditaires de l'empereur que ses vues étaient dirigées. Les victoires de Bernard élevaient son courage, et les riches provinces de la maison d'Autriche excitaient son avidité. Après avoir battu près d'Elsterberg le général impérial de Salis, écrasé près de Chemnitz l'armée saxonne, et emporté la ville de Pirna, il pénétra en Bohême avec une force irrésistible, passa l'Elbe, menaça Prague, prit Brandeis et Leutmeritz, battit le général de Hofkirchen, qui commandait dix régiments, et répandit la terreur et le ravage dans tout le royaume sans défense. On faisait sa proie de tout ce qu'on pouvait prendre avec soi, et ce qui ne pouvait être consommé ou pillé était détruit. Pour emporter d'autant plus de blé, on séparait les épis de leurs tiges, et l'on gâtait ce qu'on laissait. Plus de mille châteaux, bourgs et villages furent réduits en cendres, et l'on en vit souvent jusqu'à cent livrés aux flammes en une seule nuit. De la Bohême, Banner fit des courses en Silésie, et même la Moravie et l'Autriche étaient sur le point d'éprouver sa rapacité. Pour s'y opposer, il fallut qu'Hatzfeld accourût de Westphalie et Piccolomini des Pays-Bas.

L'archiduc Léopold, frère de l'empereur, reçut le bâton du commandement pour réparer les fautes de Gallas, son prédécesseur, et relever l'armée de sa profonde décadence. Le succès justifia ce changement, et la campagne de 1640 parut prendre une très-fâcheuse tournure pour les Suédois. En Bohême, ils sont chassés de quartier en quartier, et, occupés uniquement de mettre leur butin en sûreté, ils se retirent à la hâte par les montagnes de Misnie. Mais, poursuivis même à travers la Saxe par l'ennemi qui les presse, et battus près de Plauen, ils sont forcés de chercher un asile en Thuringe. Devenus en un seul été maîtres de la campagne, ils retombent aussi promptement dans la plus profonde faiblesse, pour reprendre encore l'avantage, et passer ainsi continuellement d'une extrémité à l'autre par de rapides révolutions. L'armée de Banner, affaiblie, et menacée, dans son camp près d'Erfurt, d'une ruine totale, se relève tout à coup. Les ducs de Lunebourg renoncent à la paix de Prague, et amènent à Banner les mêmes troupes qu'ils avaient fait combattre contre lui peu d'années auparavant. La Hesse lui envoie des secours, et le duc de Longueville se joint à ses drapeaux avec l'armée laissée par le duc Bernard. De nouveau supérieur en forces aux Impériaux, Banner leur offre la bataille près de Saalfeld; mais leur chef Piccolomini l'évite prudemment, et il a choisi une trop bonne position pour pouvoir être forcé de combattre. Lorsqu'enfin les Bavarois se séparent des Impériaux et dirigent leur marche vers la Franconie, Banner tente une attaque sur ce corps isolé; mais l'habileté du général bavarois de Mercy et l'approche rapide du gros des forces autrichiennes font échouer l'entreprise. Les deux armées se rendent alors dans la Hesse, épuisée, où elles s'enferment, à peu de distance l'une de l'autre, dans un camp fortifié, jusqu'à ce que la disette et la rigueur de la saison les chassent enfin de cette contrée appauvrie. Piccolomini choisit pour ses quartiers d'hiver les bords fertiles du Wéser; mais, devancé par Banner, il est contraint de les abandonner aux Suédois et d'imposer sa visite aux évêchés de Franconie.

Vers ce même temps, une diète était rassemblée à Ratisbonne, où l'on devait entendre les plaintes des états, travailler à la tranquillité de l'Empire et prononcer sur la guerre et la paix. La présence de l'empereur, qui présidait le collége des princes, la pluralité des voix catholiques dans le conseil des électeurs, le nombre supérieur des évêques et l'absence de plusieurs voix évangéliques firent tourner les délibérations à l'avantage de l'empereur, et il s'en fallut beaucoup que dans cette diète l'Empire fût représenté. Les protestants la considérèrent, avec assez de raison, comme une conjuration de l'Autriche et de ses créatures contre le parti protestant, et, à leurs yeux, il pouvait sembler méritoire de troubler cette diète ou de la disperser.

Banner forma ce projet téméraire. La gloire de ses armes avait souffert dans la dernière retraite de Bohême, et il fallait une action hardie pour lui rendre son premier éclat. Sans confier son dessein à personne, il quitta, au plus fort de l'hiver de 1641, ses quartiers de Lunebourg, aussitôt que les routes et les rivières furent gelées. Accompagné par le maréchal de Guébriant, qui commandait les troupes de France et de Weimar, il dirigea sa marche vers le Danube par la Thuringe et le Voigtland, et parut devant Ratisbonne, avant que la diète pût être avertie de sa funeste arrivée. La consternation des membres de l'assemblée ne peut se décrire: dans la première frayeur, tous les députés se disposaient à la fuite. L'empereur seul déclara qu'il ne quitterait pas la ville, et il fortifia les autres par son exemple. Malheureusement pour les Suédois, le temps se radoucit, en sorte que le Danube dégela et qu'il fut impossible de le passer, soit à pied sec, soit en bateaux, à cause des énormes glaçons qu'il charriait. Cependant, pour avoir fait quelque chose, et pour humilier l'orgueil de l'empereur d'Allemagne, Banner commit l'impolitesse de saluer la ville de cinq cents coups de canon, qui, du reste, firent peu de mal. Déçu dans cette entreprise, il résolut de s'enfoncer dans la Bavière et dans la Moravie sans défense, où un riche butin et des cantonnements plus commodes attendaient ses troupes dépourvues. Mais rien ne put décider le général français à le suivre jusque-là. Guébriant craignait que l'intention des Suédois ne fût d'éloigner toujours plus du Rhin l'armée de Weimar et de lui couper toute communication avec la France, jusqu'à ce qu'ils l'eussent entièrement gagnée, ou du moins mise hors d'état de rien entreprendre par elle-même. Il se sépara donc de Banner pour retourner vers le Mein, et le général suédois se vit tout à coup menacé par toutes les forces impériales, qui, rassemblées sans bruit entre Ingolstadt et Ratisbonne, s'avançaient contre lui. Il s'agissait alors de penser à une prompte retraite, qui, à la vue d'une armée supérieure en cavalerie, à travers des fleuves et des forêts, dans un pays qui, au long et au large, était ennemi, ne semblait guère possible que par un miracle. Il se retira précipitamment vers le Wald pour se sauver en Saxe par la Bohême; mais il fut contraint d'abandonner près de Neubourg trois régiments, qui, postés derrière un mauvais mur, arrêtèrent pendant quatre jours, par une résistance spartiate, les forces de l'ennemi, en sorte que Banner put gagner les devants. Il s'échappa par Égra vers Annaberg. Piccolomini le poursuivit, en prenant un chemin plus court, par Schlackenwald, et il s'en fallut seulement d'une petite demi-heure que le général impérial ne le devançât au passage de Priesnitz et ne détruisit toutes les forces suédoises. Guébriant se réunit de nouveau à Zwickau avec l'armée de Banner, et ils dirigèrent ensemble leur marche sur Halberstadt, après avoir essayé inutilement de défendre la Saale et d'empêcher le passage des Autrichiens.

C'est à Halberstadt que Banner trouva enfin, au mois de mai 1641, le terme de ses exploits: le seul poison qui le tua fut celui de l'intempérance et du chagrin. Il avait maintenu avec beaucoup de gloire, bien qu'avec des succès divers, l'honneur des armes suédoises en Allemagne, et, par une suite de victoires, il s'était montré digne de son grand maître dans l'art de la guerre. Il était fécond en projets, sur lesquels il gardait un secret profond, et qu'il exécutait rapidement: plein de sang-froid dans le danger, plus grand dans l'adversité que dans le bonheur, et jamais plus redoutable que lorsqu'on le croyait sur le penchant de sa ruine. Mais les vertus du héros s'associaient chez lui à tous les défauts, à tous les vices que la carrière des armes enfante ou du moins favorise. Aussi impérieux dans le commerce de la vie qu'à la tête de son armée, rude comme son métier, orgueilleux comme un conquérant, il n'opprimait pas moins les princes allemands par son arrogance que leurs provinces par ses exactions. Il se dédommageait des fatigues de la guerre dans les plaisirs de la table et dans les bras de la volupté, aux délices de laquelle il se livra avec excès jusqu'à ce qu'enfin il les expia par une mort prématurée. Mais, voluptueux comme un Alexandre et un Mahomet II, il se jetait avec la même facilité des bras de la volupté dans les plus durs travaux de la guerre, et le général se montrait soudain dans toute sa grandeur, au moment où l'armée murmurait contre le débauché. Environ quatre-vingt mille hommes tombèrent dans les nombreuses batailles qu'il livra, et près de six cents étendards et drapeaux ennemis, qu'il envoya à Stockholm, attestèrent ses victoires. La perte de ce grand chef ne tarda pas à être vivement sentie par les Suédois, et l'on craignit de ne pouvoir le remplacer. L'esprit de révolte et de licence, contenu par l'autorité prépondérante de ce général redouté, s'éveilla aussitôt qu'il ne fut plus. Les officiers réclament avec une effrayante unanimité l'arriéré de leur solde, et aucun des quatre généraux qui se partagent le commandement après Banner ne possède l'autorité nécessaire pour satisfaire ces impatients solliciteurs ou leur imposer silence. La discipline se relâche; la disette croissante, et les lettres de rappel écrites par l'empereur, diminuent l'armée chaque jour; les troupes de France et de Weimar montrent peu de zèle; celles de Lunebourg abandonnent les drapeaux des Suédois, parce que les princes de la maison de Brunswick, après la mort du duc Georges, font leur accommodement avec l'empereur; et enfin les Hessois se séparent d'eux aussi pour chercher en Westphalie de meilleurs cantonnements. L'ennemi profite de ce fâcheux interrègne, et, quoique battu complétement dans deux actions, il réussit à faire dans la basse Saxe des progrès considérables.

Enfin parut, avec de l'argent et des troupes fraîches, le nouveau généralissime suédois. C'était Bernard Torstensohn, élève de Gustave-Adolphe, et le plus heureux successeur de ce héros, aux côtés duquel il se trouvait déjà, en qualité de page, pendant la guerre de Pologne. Perclus de goutte et cloué sur sa litière, il surpassa tous ses adversaires par la célérité, et ses entreprises avaient des ailes, tandis que son corps portait la plus affreuse des chaînes. Sous lui, le théâtre de la guerre change, et de nouvelles maximes règnent, que la nécessité impose et que le succès justifie. Tous les pays pour lesquels on s'est battu jusqu'alors sont épuisés, et, tranquille dans ses provinces les plus reculées, l'Autriche ne sent pas les calamités de la guerre, sous laquelle gémit et saigne toute l'Allemagne. Torstensohn lui fait subir le premier cette amère expérience; il rassasie ses Suédois à la riche table de l'Autriche, et jette la torche incendiaire jusqu'au trône de l'empereur.

L'ennemi avait remporté en Silésie des avantages considérables sur le général suédois Stalhantsch, et l'avait repoussé vers la Nouvelle-Marche. Torstensohn, qui s'était réuni dans le pays de Lunebourg avec la principale armée suédoise, appela à lui ce général, et, en 1642, traversant le Brandebourg qui avait commencé, sous le grand électeur, à observer une neutralité armée, il envahit tout à coup la Silésie. Glogau est emporté, l'épée à la main, sans approches et sans brèche; le duc François-Albert de Lauenbourg est battu et tué d'un coup de feu près de Schweidnitz; cette ville est conquise, comme presque toute la Silésie en deçà de l'Oder. Alors Torstensohn pénétra, avec une force irrésistible, jusqu'au fond de la Moravie, où nul ennemi de l'Autriche n'était encore parvenu; il s'empara d'Olmütz et fit trembler même la capitale de l'Empire. Cependant, Piccolomini et l'archiduc Léopold avaient rassemblé des forces supérieures, qui repoussèrent le conquérant suédois de la Moravie et bientôt même de la Silésie, après qu'il eut fait une tentative infructueuse sur Brieg. Renforcé par Wrangel, Torstensohn osa, il est vrai, marcher de nouveau contre un ennemi plus nombreux, et débloqua Grossglogau; mais il ne put ni amener l'ennemi à une bataille, ni exécuter ses plans sur la Bohême. Il envahit alors la Lusace, où il prit Zittau à la vue de l'ennemi, et, après une courte halte, il dirigea par la Misnie sa marche sur l'Elbe, qu'il passa près de Torgau. Puis il menaça Leipzig d'un siége et se flatta de recueillir dans cette ville opulente, épargnée depuis dix ans, une ample provision de vivres, et de fortes contributions.

Aussitôt les Impériaux, sous Léopold et Piccolomini, accourent par Dresde pour faire lever le siége, et Torstensohn, pour n'être pas enfermé entre l'armée et la ville, marche hardiment à leur rencontre en ordre de bataille. Par un retour surprenant des choses, on se rencontrait alors de nouveau sur le même terrain que Gustave-Adolphe avait illustré par une victoire décisive, onze années auparavant, et, sur ce sol sacré, l'héroïsme des devanciers excitait à une noble lutte leurs successeurs. Les généraux suédois Stalhantsch et Willenberg se jettent avec une telle impétuosité sur l'aile gauche des Autrichiens, qui n'a pas encore achevé de se former, que toute la cavalerie qui la couvre est culbutée et mise hors d'état de combattre. Mais un sort pareil menaçait déjà l'aile gauche des Suédois, quand la droite, victorieuse, vint à son secours, prit l'ennemi à dos et en flanc, et rompit ses lignes. De part et d'autre, l'infanterie demeura ferme comme une muraille, et, lorsqu'elle eut épuisé toute sa poudre, elle combattit à coups de crosse, jusqu'à ce qu'enfin les Impériaux, enveloppés de toutes parts, furent contraints d'abandonner le champ de bataille, après un combat de trois heures. Les chefs des deux armées impériales avaient fait les plus grands efforts pour arrêter leurs fuyards, et l'archiduc Léopold fut, avec son régiment, le premier à l'attaque et le dernier à la retraite. Cette sanglante victoire coûta aux Suédois plus de trois mille hommes, et deux de leurs meilleurs généraux, Schlangen et Lilienhoek. Du côté des Impériaux, cinq mille hommes restèrent sur la place, et presque autant furent faits prisonniers. Toute leur artillerie, qui était de quarante-six canons, la vaisselle d'argent et la chancellerie de l'archiduc, tous les bagages de l'armée, tombèrent dans les mains des vainqueurs. Torstensohn, trop affaibli par sa victoire pour être en état de poursuivre l'ennemi, se porta devant Leipzig; et l'armée vaincue en Bohême, où les régiments fugitifs se rallièrent. L'archiduc Léopold ne put maîtriser le chagrin que lui causait cette défaite, et le régiment de cavalerie qui l'avait occasionnée par sa prompte fuite éprouva les effets de sa colère. A Rackonitz, en Bohême, il le déclara infâme en présence des autres troupes, lui ôta tous ses chevaux, ses armes et ses insignes, fit déchirer ses étendards, condamner à mort plusieurs officiers et décimer les soldats.

Leipzig, qui fut conquis trois semaines après la bataille, fut la plus belle proie du vainqueur. Il fallut que la ville habillât de neuf toute l'armée suédoise, et se rachetât du pillage par une rançon de trois tonnes d'or, à laquelle on fit contribuer aussi, en leur imposant des taxes, les commerçants étrangers qui avaient à Leipzig leurs magasins. Durant l'hiver, Torstensohn se porta encore sur Freiberg, et brava pendant plusieurs semaines devant cette ville la rigueur de la température, se flattant de lasser par sa constance le courage des assiégés. Mais il ne fit que sacrifier ses troupes, et l'approche de Piccolomini le contraignit enfin de se retirer avec son armée affaiblie. Toutefois c'était déjà un gain à ses yeux d'avoir forcé l'ennemi de renoncer ainsi au repos des quartiers d'hiver, dont il se privait lui-même volontairement, et de lui avoir fait perdre plus de trois mille chevaux dans cette pénible campagne d'hiver. Il fit alors un mouvement sur l'Oder, pour se renforcer des garnisons de Poméranie et de Silésie; mais il reparut, avec la rapidité de l'éclair, aux frontières de Bohême, parcourut ce royaume, et débloqua Olmütz, en Moravie, qui était vivement pressé par les Impériaux. De son camp près de Dobitschau, à deux milles d'Olmütz, il dominait toute la Moravie; il l'accabla par de pesantes exactions et fit courir ses bandes jusqu'aux ponts de Vienne. Vainement l'empereur s'efforça d'armer pour la défense de cette province la noblesse hongroise: elle allégua ses priviléges et refusa de servir hors de sa patrie. Pendant cette infructueuse négociation, on perdit le temps d'opposer à l'ennemi une active résistance, et on laissa toute la Moravie en proie aux Suédois.

Tandis que Bernard Torstensohn étonnait amis et ennemis par ses marches et ses victoires, les armées alliées n'étaient pas restées oisives dans les autres parties de l'Empire. Les Hessois et l'armée de Weimar, sous le comte d'Eberstein et le maréchal de Guébriant, avaient fait irruption dans l'archevêché de Cologne, pour y prendre leurs quartiers d'hiver. L'électeur, pour se défendre de ces hôtes pillards, appela le général impérial de Hatzfeld, et rassembla ses propres troupes sous le général Lamboy. Les alliés attaquèrent ce dernier près de Kempen, au mois de janvier 1642, et le défirent dans une grande bataille, où ils lui tuèrent deux mille hommes et firent quatre mille prisonniers. Cette victoire importante leur ouvrit tout l'électorat et les pays voisins, en sorte que non-seulement ils y établirent et y maintinrent leurs quartiers, mais qu'ils en tirèrent aussi des renforts considérables en hommes et en chevaux.

Guébriant laissa les Hessois défendre contre le comte de Hatzfeld leurs conquêtes sur le bas Rhin, et s'approcha de la Thuringe pour soutenir les entreprises de Torstensohn en Saxe. Mais, au lieu de réunir ses forces à celles des Suédois, il revint précipitamment sur le Mein et le Rhin, dont il s'était déjà éloigné plus qu'il ne devait. Les Bavarois, sous Mercy et Jean de Werth, l'ayant devancé dans le margraviat de Bade, il erra, pendant plusieurs semaines, en proie aux rigueurs de la saison, sans abri, réduit à camper le plus souvent sur la neige, jusqu'à ce qu'il trouva enfin dans le Brisgau un misérable refuge. Il reparut, il est vrai, en campagne l'été suivant, et occupa en Souabe l'armée bavaroise, de sorte qu'elle ne put débloquer Thionville, assiégée par Condé; mais il fut bientôt refoulé par l'ennemi, supérieur en nombre, jusqu'en Alsace, où il attendit des renforts.

La mort du cardinal de Richelieu, qui était arrivée au mois de novembre 1642, et le changement de souverain et de ministre qu'avait entraîné la mort de Louis XIII, au mois de mai 1643, avaient détourné quelque temps de la guerre d'Allemagne l'attention de la France et ralenti les opérations militaires. Mais Mazarin, héritier du pouvoir de Richelieu, de ses maximes et de ses projets, suivit, avec une ardeur nouvelle, le plan de son prédécesseur, si cher que coûtât aux Français cette grandeur politique de la France. Richelieu avait employé contre l'Espagne la principale force des armées: Mazarin la tourna contre l'empereur, et, par les soins qu'il consacra à la guerre d'Allemagne, il vérifia sa maxime: que l'armée d'Allemagne était le bras droit de son roi et le boulevard de la France. Aussitôt après la prise de Thionville, il envoya au maréchal de Guébriant en Alsace un renfort considérable, et, afin que ces troupes se soumissent plus volontiers aux fatigues de la guerre d'Allemagne, il fallut que le célèbre vainqueur de Rocroi, le duc d'Enghien, depuis prince de Condé, les y conduisit en personne. Alors Guébriant se sentit assez fort pour reparaître avec honneur en Allemagne. Il se hâta de repasser le Rhin, pour chercher en Souabe de meilleurs quartiers d'hiver, et se rendit en effet maître de Rottweil, où un magasin bavarois tomba dans ses mains. Mais cette place fut payée plus cher qu'elle ne valait et perdue plus promptement qu'elle n'avait été conquise. Guébriant reçut au bras une blessure, que la main inhabile de son chirurgien rendit mortelle, et la grandeur de sa perte fut manifestée le jour même de sa mort.

L'armée française, sensiblement réduite par cette expédition, entreprise dans une saison si rigoureuse, s'était retirée, après la prise de Rottweil, dans le canton de Tuttlingen, où elle se reposait, dans la plus profonde sécurité, sans prévoir le moins du monde une visite de l'ennemi. Celui-ci cependant rassembla de grandes forces, pour empêcher le dangereux établissement des Français sur la rive droite du Rhin et si près de la Bavière, et pour délivrer ce pays de leurs exactions. Les Impériaux, conduits par Hatzfeld, se réunissent avec les forces bavaroises, commandées par Mercy, et le duc de Lorraine lui-même, que, durant cette guerre, on trouve partout, excepté dans son duché, se joint avec ses troupes à leurs drapeaux réunis. Le projet est formé de surprendre à l'improviste les cantonnements des Français à Tuttlingen et dans les villages voisins: sorte d'expédition très-goûtée dans cette guerre, et qui, étant toujours et nécessairement mêlée de confusion, coûtait d'ordinaire plus de sang que les batailles rangées. Ce genre d'attaque était ici d'autant mieux à sa place, que le soldat français, qui n'avait pas l'expérience de pareilles entreprises, se faisait de tout autres idées qu'il n'eût fallu d'un hiver en Allemagne, et se tenait pour suffisamment garanti contre toute surprise par la rigueur de la saison. Jean de Werth, passé maître dans cette espèce de guerre, et qui avait été, depuis quelque temps, échangé contre Gustave Horn, conduisit l'entreprise, et l'exécuta avec un bonheur au-dessus de toute espérance.

L'attaque se fit du côté où, à cause des bois et des nombreux défilés, on pouvait le moins s'y attendre, et une forte neige, qui tombait ce jour-là (24 novembre 1643), cacha l'approche de l'avant-garde, jusqu'au moment où elle fit halte, en vue de Tuttlingen. Toute l'artillerie, laissée hors de la ville, et le château de Honbourg, situé dans le voisinage, sont pris sans résistance. Tuttlingen est investi tout entier par l'armée, qui arrive peu à peu, et toute communication avec les cantonnements ennemis, dispersés dans les villages d'alentour, est sans bruit et subitement interceptée. Ainsi les Français étaient déjà vaincus avant qu'on eût tiré un seul coup de canon. La cavalerie dut son salut à la vitesse de ses chevaux et à quelques minutes d'avance qu'elle eut sur l'ennemi qui la poursuivait. L'infanterie fut taillée en pièces ou mit bas les armes volontairement. Environ deux mille hommes restèrent sur la place; sept mille se rendirent prisonniers avec vingt-cinq officiers de l'état-major et quatre-vingt-dix capitaines. Ce fut dans toute cette guerre la seule bataille qui produisit à peu près la même impression sur le parti perdant et le parti gagnant: l'un et l'autre étaient Allemands, et les Français s'étaient couverts de honte. Le souvenir de cette malheureuse journée, laquelle se renouvela à Rossbach un siècle plus tard, fut, il est vrai, effacé dans la suite par les exploits héroïques d'un Turenne et d'un Condé; mais on ne pouvait en vouloir aux Allemands de se dédommager, par une chanson populaire sur la valeur française, des malheurs que la politique française accumulait sur eux.

Cette défaite des Français aurait pu cependant devenir très-funeste aux Suédois, toutes les forces de l'empereur s'étant dès lors portées contre eux, et un nouvel ennemi s'étant ajouté en ce temps-là même à ceux qu'ils avaient déjà. Au mois de septembre 1643, Torstensohn avait quitté subitement la Moravie et avait marché sur la Silésie. Personne ne savait la cause de son départ, et la direction, souvent changée, de sa marche, contribuait à augmenter l'incertitude. De la Silésie, il s'avança vers l'Elbe, en faisant divers détours, et les Impériaux le suivirent jusqu'en Lusace. Il jeta un pont sur l'Elbe près de Torgau, et fit courir le bruit qu'il allait entrer par la Misnie dans le haut Palatinat et la Bavière. Près de Barby, il feignit encore de vouloir passer le fleuve, mais il descendit toujours plus bas le long de l'Elbe, jusqu'à Havelberg, où il fit savoir à son armée surprise qu'il la menait dans le Holstein contre les Danois.

Dès longtemps, la partialité que le roi Christian IV laissait paraître contre les Suédois, dans l'office de médiateur dont il s'était chargé, la jalousie avec laquelle il travaillait contre le progrès de leurs armes, les obstacles qu'il opposait dans le Sund à leur navigation, et les charges qu'il faisait peser sur leur commerce naissant, avaient excité le mécontentement de la couronne de Suède, et enfin les injures, devenant toujours plus nombreuses, avaient provoqué sa vengeance. Si hasardeux qu'il parût être de s'engager dans une nouvelle guerre, tandis qu'on était presque écrasé sous le poids de l'ancienne au milieu des victoires mêmes qu'on remportait, la soif de la vengeance et la vieille haine nationale élevèrent cependant le courage des Suédois au-dessus de toutes les difficultés, et les embarras mêmes dans lesquels on se voyait jeté par la guerre en Allemagne furent un motif de plus pour tenter la fortune contre le Danemark. On avait fini par en venir à une telle extrémité, qu'on ne poursuivait la guerre que pour procurer aux troupes du travail et du pain; que l'on se battait presque uniquement pour avoir les meilleurs quartiers d'hiver, et qu'on estimait plus que le gain d'une grande bataille d'avoir bien cantonné son armée. Mais presque toutes les provinces de l'Empire d'Allemagne étaient désolées et épuisées; on manquait de vivres, de chevaux et d'hommes, et le Holstein avait de tout cela en abondance. Quand on n'eût gagné rien de plus que de recruter l'armée dans cette province, de rassasier les chevaux et les soldats, et de mieux monter la cavalerie, pour un pareil résultat il valait déjà la peine de risquer l'entreprise. D'ailleurs, au moment de l'ouverture des conférences de paix, il était avant tout essentiel d'arrêter la funeste influence du Danemark sur les négociations; de retarder le plus possible, par la confusion des intérêts, la paix elle-même, qui ne semblait pas devoir être fort avantageuse pour la couronne de Suède; et, comme son plus grand intérêt à elle était la fixation du dédommagement auquel elle croyait avoir droit, il lui importait d'augmenter le nombre de ses conquêtes, pour obtenir d'autant plus sûrement la seule qu'elle désirât conserver. Le mauvais état où se trouvait le Danemark justifiait encore de plus grandes espérances, pourvu qu'on exécutât l'entreprise promptement et sans bruit. Or, le secret fut si bien gardé à Stockholm, que les ministres danois n'en eurent aucun soupçon; ni la France ni la Hollande n'en reçurent la confidence. La guerre même fut la déclaration de guerre, et Torstensohn était dans le Holstein avant qu'on pressentit une hostilité. Sans être arrêtées par aucune résistance, les troupes suédoises inondent ce duché et s'emparent de toutes les places fortes, excepté Rensbourg et Glückstadt. Une autre armée pénètre dans la Scanie, qui ne se défend pas avec plus de succès, et la saison orageuse empêche seule les chefs de passer le petit Belt et de porter la guerre jusqu'en Fionie et en Seeland. La flotte danoise est battue près de Femern, et Christian lui-même, qui s'y trouvait, perd l'œil droit, frappé d'un éclat de bois. Séparé par une grande distance des forces de l'empereur, son allié, ce monarque est sur le point de voir son royaume entier envahi par les forces suédoises. Tout semblait très-sérieusement annoncer l'accomplissement de la prédiction que l'on se racontait du fameux Tycho Brahé: qu'en 1644, Christian IV serait forcé de s'exiler de son royaume un bâton à la main.

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