← Retour

Histoire de la Révolution française, Tome 02

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Histoire de la Révolution française, Tome 02

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Histoire de la Révolution française, Tome 02

Author: Adolphe Thiers

Release date: February 1, 2006 [eBook #9894]
Most recently updated: December 27, 2020

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Tonya, Anne Dreze and the Online Distributed Proofreading Team

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, TOME 02 ***

Produced by Carlo Traverso, Tonya, Anne Dreze and the

Online Distributed Proofreading Team.

HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

ASSEMBLÉE LÉGISLATIVE.

CHAPITRE PREMIER.

JUGEMENT SUR L'ASSEMBLÉE CONSTITUANTE.—OUVERTURE DE LA SECONDE
ASSEMBLÉE NATIONALE, DITE Assemblée législative; SA COMPOSITION.
—ÉTAT DES CLUBS; LEURS MEMBRES INFLUENS.—PÉTION, MAIRE DE PARIS.
—POLITIQUE DES PUISSANCES.—ÉMIGRATION; DÉCRETS CONTRE LES ÉMIGRÉS
ET CONTRE LES PRÊTRES NON ASSERMENTÉS.—MODIFICATION DANS LE
MINISTÈRE.—PRÉPARATIFS DE GUERRE; ÉTAT DES ARMÉES.

L'Assemblée constituante venait de terminer sa longue et laborieuse carrière; et, malgré son noble courage, sa parfaite équité, ses immenses travaux, elle était haïe comme révolutionnaire à Coblentz, et comme aristocrate à Paris. Pour bien juger cette mémorable assemblée, où la réunion des lumières fut si grande et si variée, les résolutions si hardies et si persévérantes, et où, pour la première fois peut-être, on vit tous les hommes éclairés d'une nation réunis avec la volonté et le pouvoir de réaliser les voeux de la philosophie, il faut considérer l'état dans lequel elle avait trouvé la France, et celui dans lequel elle la laissait.

En 1789, la nation française sentait et connaissait tous ses maux, mais elle ne concevait pas la possibilité de les guérir. Tout à coup, sur la demande imprévue des parlemens, les états-généraux sont convoqués; l'assemblée constituante se forme, et arrive en présence du trône, enorgueilli de son ancienne puissance, et disposé tout au plus à souffrir quelques doléances. Alors elle se pénètre de ses droits, se dit qu'elle est la nation, et ose le déclarer au gouvernement étonné. Menacée par l'aristocratie, par la cour et par une armée, ne prévoyant pas encore les soulèvemens populaires, elle se déclare inviolable, et défend au pouvoir de toucher à elle; convaincue de ses droits, elle s'adressait à des ennemis qui n'étaient pas convaincus des leurs, et elle l'emporte, par une simple expression de sa volonté, sur une puissance de plusieurs siècles et sur une armée de trente mille hommes.

C'est là toute la révolution; c'en est le premier acte et le plus noble; il est juste, il est héroïque, car jamais une nation n'a agi avec plus de droit et de danger.

Le pouvoir vaincu, il fallait le reconstituer d'une manière juste et convenable. Mais à l'aspect de cette échelle sociale au sommet de laquelle tout surabonde, puissance, honneurs, fortune, tandis qu'au bas tout manque jusqu'au pain indispensable à la vie, l'assemblée constituante éprouve dans ses pensées une réaction violente, et veut tout niveler. Elle décide donc que la masse des citoyens complètement égalisée exprimera ses volontés, et que le roi demeurera chargé seulement de leur exécution.

Son erreur ici n'est point d'avoir réduit la royauté à une simple magistrature; car le roi avait encore assez d'autorité pour maintenir les lois, et plus que n'en ont les magistrats dans les républiques; mais c'est d'avoir cru qu'un roi, avec le souvenir de ce qu'il avait été, pût se résigner, et qu'un peuple, qui se réveillait à peine, et qui venait de recouvrer une partie de la puissance publique, ne voulût pas la conquérir tout entière. L'histoire prouve en effet qu'il faut diviser infiniment les magistratures, ou que, si on établit un chef unique, il faut le doter si bien qu'il n'ait pas envie d'usurper.

Quand les nations, presque exclusivement occupées de leurs intérêts privés, sentent le besoin de se décharger sur un chef des soins du gouvernement, elles font bien de s'en donner un; mais il faut alors que ce chef, égal des rois anglais, pouvant convoquer et dissoudre les assemblées nationales, n'ayant point à recevoir leurs volontés, ne les sanctionnant que lorsqu'elles lui conviennent, et empêché seulement de trop mal faire, ait réellement la plus grande partie de la souveraineté. La dignité de l'homme peut encore se conserver sous un gouvernement pareil, lorsque la loi est rigoureusement observée, lorsque chaque citoyen sent tout ce qu'il vaut, et sait que ces pouvoirs si grands, laissés au prince, ne lui ont été abandonnés que comme une concession à la faiblesse humaine.

Mais ce n'est pas à l'instant où une nation vient tout à coup de se rappeler ses droits, qu'elle peut consentir à se donner un rôle secondaire, et à remettre volontairement la toute-puissance à un chef, pour que l'envie ne lui vienne pas de l'usurper. L'assemblée constituante n'était pas plus capable que la nation elle-même de faire une pareille abdication. Elle réduisit donc la royauté à une simple magistrature héréditaire, espérant que le roi se contenterait de cette magistrature, toute brillante encore d'honneurs, de richesses et de puissance, et que le peuple la lui laisserait.

Mais que l'assemblée l'espérât ou non, pouvait-elle, dans ce doute, trancher la question? pouvait-elle supprimer le roi, ou bien lui donner toute la puissance que l'Angleterre accorde à ses monarques?

D'abord, elle ne pouvait pas déposer Louis XVI; car s'il est toujours permis de mettre la justice dans un gouvernement, il ne l'est pas d'en changer la forme, quand la justice s'y trouve, et de convertir tout à coup une monarchie en république. D'ailleurs la possession est respectable; et si l'assemblée eût dépouillé la dynastie, que n'eussent pas dit ses ennemis, qui l'accusaient de violer la propriété parce qu'elle attaquait les droits féodaux?

D'un autre côté, elle ne pouvait accorder au roi le veto absolu, la nomination des juges, et autres prérogatives semblables, parce que l'opinion publique s'y opposait, et que, cette opinion faisant sa seule force, elle était obligée de s'y soumettre.

Quant à l'établissement d'une seule chambre, son erreur a été plus réelle peut-être, mais tout aussi inévitable. S'il était dangereux de ne laisser que le souvenir du pouvoir à un roi qui l'avait eu tout entier, et en présence d'un peuple qui voulait en envahir jusqu'au dernier reste, il était bien plus faux en principe de ne pas reconnaître les inégalités et les gradations sociales, lorsque les républiques elles-mêmes les admettent, et que chez toutes on trouve un sénat, ou héréditaire, ou électif. Mais il ne faut exiger des hommes et des esprits que ce qu'ils peuvent à chaque époque. Comment, au milieu d'une révolte contre l'injustice des rangs, reconnaître leur nécessité? Comment constituer l'aristocratie au moment de la guerre contre l'aristocratie? Constituer la royauté eût été plus facile, parce que, placée loin du peuple, elle avait été moins oppressive, et parce que d'ailleurs elle remplit des fonctions qui semblent plus nécessaires.

Mais, je le répète, ces erreurs n'eussent-elles pas dominé dans l'assemblée, elles étaient dans la nation, et la suite des événemens prouvera que si on avait laissé au roi et à l'aristocratie tous les pouvoirs qu'on leur ôta, la révolution n'en aurait pas moins eu lieu jusque dans ses derniers excès.

Il faut, pour s'en convaincre, distinguer les révolutions qui éclatent chez les peuples long-temps soumis, de celles qui arrivent chez les peuples libres, c'est-à-dire en possession d'une certaine activité politique. A Rome, à Athènes et ailleurs, on voit les nations et leurs chefs se disputer le plus ou le moins d'autorité. Chez les peuples modernes entièrement dépouillés, la marche est différente. Complètement asservis, ils dorment long-temps. Le réveil a lieu d'abord dans les classes les plus éclairées, qui se soulèvent et recouvrent une partie du pouvoir. Le réveil est successif, l'ambition l'est aussi, et gagne jusqu'aux dernières classes, et la masse entière se trouve ainsi en mouvement. Bientôt, satisfaites de ce qu'elles ont obtenu, les classes éclairées veulent s'arrêter, mais elles ne le peuvent plus, et sont incessamment foulées par celles qui les suivent. Celles qui s'arrêtent, fussent-elles les avant-dernières, sont pour les dernières une aristocratie, et, dans cette lutte des classes se roulant les unes sur les autres, le simple bourgeois finit par être appelé aristocrate par le manouvrier, et poursuivi comme tel.

L'assemblée constituante nous présente cette génération qui s'éclaire et réclame la première contre le pouvoir encore tout-puissant: assez sage pour voir ce que l'on doit à ceux qui avaient tout et à ceux qui n'avaient rien, elle veut laisser aux premiers une partie de ce qu'ils possèdent, parce qu'ils l'ont toujours possédé, et procurer surtout aux seconds les lumières et les droits qu'on acquiert par elles. Mais le regret est chez les uns, l'ambition chez les autres; le regret veut tout recouvrer, l'ambition tout conquérir, et une guerre d'extermination s'engage. Les constituans sont donc ces premiers hommes de bien, qui, secouant l'esclavage, tentent un ordre juste, l'essaient sans effroi, accomplissent même cette immense tâche, mais succombent en voulant engager les uns à céder quelque chose, les autres à ne pas tout désirer.

L'assemblée constituante, dans sa répartition équitable, avait ménagé les anciens possesseurs. Louis XVI, avec le titre de roi des Français, trente millions de revenu, le commandement des armées, et le droit de suspendre les volontés nationales, avait encore d'assez belles prérogatives. Le souvenir seul du pouvoir absolu peut l'excuser de ne pas s'être résigné à ce reste brillant de puissance.

Le clergé, dépouillé des biens immenses qu'il avait reçus jadis, à condition de secourir les pauvres qu'il ne secourait pas, d'entretenir le culte dont il laissait le soin à des curés indigens, le clergé n'était plus un ordre politique; mais ses dignités ecclésiastiques étaient conservées, ses dogmes respectés, ses richesses scandaleuses changées en un revenu suffisant, et on peut même dire abondant, car il permettait encore un assez grand luxe épiscopal. La noblesse n'était plus un ordre, elle n'avait plus les droits exclusifs de chasse, et autres pareils; elle n'était plus exempte d'impôts; mais pouvait-elle faire de ces choses l'objet d'un regret raisonnable? ses immenses propriétés lui étaient laissées. Au lieu de la faveur de la cour, elle avait la certitude des succès accordés au mérite. Elle avait la faculté d'être élue par le peuple, et de le représenter dans l'état, pour peu qu'elle voulût se montrer bienveillante et résignée. La robe et l'épée étaient assurées à ses talens; pourquoi une généreuse émulation ne venait-elle pas l'animer tout à coup? Quel aveu d'incapacité ne faisait-elle point en regrettant les faveurs d'autrefois?

On avait ménagé les anciens pensionnaires, dédommagé les ecclésiastiques, traité chacun avec égard: le sort que l'assemblée constituante avait fait à tous, était-il donc si insupportable?

La constitution étant achevée, aucune espérance ne restait au roi de recouvrer, par des délibérations, les prérogatives qu'il regrettait. Il n'avait plus qu'une chose à faire, c'était de se résigner, et d'observer la constitution à moins qu'il ne comptât sur les puissances étrangères; mais il espérait très peu de leur zèle, et se défiait de l'émigration. Il se décida donc pour le premier parti, et ce qui prouve sa sincérité, c'est qu'il voulait franchement exprimer à l'assemblée les défauts qu'il trouvait à la constitution. Mais on l'en détourna, et il se résolut à attendre du temps les restitutions de pouvoir qu'il croyait lui être dues. La reine n'était pas moins résignée. «Courage, dit-elle au ministre Bertrand qui se présenta à elle, tout n'est pas encore perdu. Le roi veut s'en tenir à la constitution, ce système est certainement le meilleur.» Et il est permis de croire que, si elle avait eu d'autres pensées à exprimer, elle n'eût pas hésité en présence de Bertrand de Molleville[1].

L'ancienne assemblée venait de se séparer; ses membres étaient retournés au sein de leurs familles, ou s'étaient répandus dans Paris. Quelques-uns des plus marquans, tels que Lameth, Duport, Barnave, communiquaient avec la cour, et lui donnaient leurs conseils. Mais le roi, tout décidé qu'il était à observer la constitution, ne pouvait se résigner à suivre les avis qu'il recevait, car on ne lui recommandait pas seulement de ne pas violer cette constitution, mais de faire croire par tous ses actes qu'il y était sincèrement attaché. Ces membres de l'ancienne assemblée, réunis à Lafayette depuis la révision, étaient les chefs de cette génération révolutionnaire, qui avait donné les premières règles de la liberté, et voulait qu'on s'y tînt. Ils étaient soutenus par la garde nationale, que de longs services, sous Lafayette, avaient entièrement attachée à ce général et à ses principes. Les constituans eurent alors un tort, celui de dédaigner la nouvelle assemblée, et de l'irriter souvent par leur mépris. Une espèce de vanité aristocratique s'était déjà emparée de ces premiers législateurs, et il semblait que toute science législative avait disparu après eux.

La nouvelle assemblée était composée de diverses classes d'hommes. On y comptait des partisans éclairés de la première révolution, Ramond, Girardin, Vaublanc, Dumas, et autres, qui se nommèrent les constitutionnels, et occupèrent le côté droit, où ne se trouvait plus un seul des anciens privilégiés. Ainsi, par la marche naturelle et progressive de la révolution, le côté gauche de la première assemblée devait devenir le côté droit de la seconde. Après les constitutionnels, on y trouvait beaucoup d'hommes distingués, dont la révolution avait enflammé la tête et exagéré les désirs. Témoins des travaux de la constituante, et impatiens comme ceux qui regardent faire, ils avaient trouvé qu'on n'avait pas encore assez fait; ils n'osaient pas s'avouer républicains, parce que, de toutes parts, on se recommandait d'être fidèle à la constitution; mais l'essai de république qu'on avait fait pendant le voyage de Louis XVI, les intentions suspectes de la cour, ramenaient sans cesse leurs esprits à cette idée; et l'état d'hostilité continuelle dans lequel ils se trouvaient vis-à-vis du gouvernement, devait les y attacher chaque jour davantage.

Dans cette nouvelle génération de talens, on remarquait principalement les députés de la Gironde, d'où le parti entier, quoique formé par des hommes de tous les départemens, se nomma Girondin. Condorcet, écrivain connu par une grande étendue d'idées, par une extrême rigueur d'esprit et de caractère, en était l'écrivain; et Vergniaud, improvisateur pur et entraînant, en était l'orateur. Ce parti, grossi sans cesse de tout ce qui désespérait de la cour, ne voulait pas la république qui lui échut en 1793; il la rêvait avec tous ses prestiges, avec ses vertus et ses moeurs sévères. L'enthousiasme et la véhémence devaient être ses principaux caractères.

Il devait aussi avoir ses extrêmes: c'étaient Bazire, Chabot, Merlin de Thionville et autres; inférieurs par le talent, ils surpassaient les autres Girondins par l'audace; ils devinrent le parti de la Montagne, lorsque après le renversement du trône ils se séparèrent de la Gironde. Cette seconde assemblée avait enfin, comme la première, une masse moyenne, qui, sans engagement pris, votait tantôt avec les uns, tantôt avec les autres. Sous la constituante, lorsqu'une liberté réelle régnait encore, cette masse était restée indépendante; mais comme elle ne l'était point par énergie, mais par indifférence, dans les assemblées postérieures où régna la violence, elle devint lâche et méprisable, et reçut le nom trivial et honteux de ventre.

Les clubs acquirent à cette époque une plus grande importance. Agitateurs sous la constituante, ils devinrent dominateurs sous la législative. L'assemblée nationale ne pouvant contenir toutes les ambitions, elles se réfugiaient dans les clubs, où elles trouvaient une tribune et des orages. C'était là que se rendait tout ce qui voulait parler, s'agiter, s'émouvoir, c'est-à-dire la nation presque entière. Le peuple courait à ce spectacle nouveau; il occupait les tribunes de toutes les assemblées, et y trouvait, dès ce temps même, un emploi lucratif, car on commençait à payer les applaudissemens. Le ministre Bertrand avoue les avoir payés lui-même.

Le plus ancien des clubs, celui des Jacobins, avait déjà une influence extraordinaire. Une église suffisait à peine à la foule de ses membres et de ses auditeurs. Un immense amphithéâtre s'élevait en forme de cirque, et occupait toute la grande nef de l'église des Jacobins. Un bureau se trouvait au centre; un président et des secrétaires l'occupaient. On y recueillait les voix; on y constatait les délibérations sur un registre. Une correspondance active entretenait le zèle des sociétés répandues sur la surface entière de la France; on les nommait sociétés affiliées. Ce club, par son ancienneté et une violence soutenue, l'avait constamment emporté sur tous ceux qui avaient voulu se montrer plus modérés ou même plus véhémens. Les Lameth, avec tout ce qu'il renfermait d'hommes distingués, l'avaient abandonné après le voyage de Varennes, et s'étaient transportés aux Feuillans. C'était dans ce dernier que se trouvaient confondus tous les essais de clubs modérés, essais qui n'avaient jamais réussi parce qu'ils allaient contre le besoin même qui faisait courir aux clubs, celui de l'agitation. C'est aux Feuillans que se réunissaient alors les constitutionnels, ou partisans de la première révolution. Aussi le nom de Feuillant devint-il un titre de proscription, lorsque celui de modéré en fut un.

Un autre club, celui des Cordeliers, avait voulu rivaliser de violence avec les Jacobins. Camille Desmoulins en était l'écrivain, et Danton le chef. Ce dernier, n'ayant pas réussi au barreau, s'était fait adorer de la multitude qu'il touchait vivement par ses formes athlétiques, sa voix sonore et ses passions toutes populaires. Les cordeliers n'avaient pu, même avec de l'exagération, l'emporter sur leurs rivaux, chez lesquels l'habitude entretenait une immense affluence; mais ils étaient en même temps presque tous du club jacobin, et, lorsqu'il le fallait, ils s'y rendaient à la suite de Danton pour déterminer la majorité en sa faveur.

Robespierre, qu'on a vu pendant l'assemblée constituante se distinguer par le rigorisme de ses principes, était exclu de l'assemblée législative par le décret de non-réélection qu'il avait lui-même contribué à faire rendre. Il s'était retranché aux Jacobins, où il dominait sans partage, par le dogmatisme de ses opinions et par une réputation d'intégrité qui lui avait valu le nom d'incorruptible. Saisi d'effroi, comme on l'a vu, au moment de la révision, il s'était rassuré depuis, et il continuait l'oeuvre de sa popularité. Robespierre avait trouvé deux rivaux qu'il commençait à haïr, c'étaient Brissot et Louvet. Brissot, mêlé à tous les hommes de la première assemblée, ami de Mirabeau et de Lafayette, connu pour républicain, et l'un des membres le plus distingués de la législative, était léger de caractère, mais remarquable par certaines qualités d'esprit. Louvet, avec une âme chaude, beaucoup d'esprit et une grande audace, était du nombre de ceux qui, ayant dépassé la constituante, rêvaient la république: il se trouvait par là naturellement jeté vers les Girondins. Bientôt ses luttes avec Robespierre le leur attachèrent davantage. Ce parti de la Gironde, formé peu à peu sans intention, par des hommes qui avaient trop de mérite pour s'allier à la populace, assez d'éclat pour être enviés par elle et par ses chefs, et qui étaient plutôt unis par leur situation que par un concert, ce parti dut être brillant mais faible, et périr devant les factions plus réelles qui s'élevaient autour de lui.

Tel était donc l'état de la France: les anciens privilégiés étaient retirés au-delà du Rhin; les partisans de la constitution occupaient la droite de l'assemblée, la garde nationale, et le club des Feuillans; les Girondins avaient la majorité dans l'assemblée, mais non dans les clubs, où la basse violence l'emportait; enfin les exagérés de cette nouvelle époque, placés sur les bancs les plus élevés de l'assemblée, et à cause de cela nommés la Montagne, étaient tout-puissans dans les clubs et sur la populace.

Lafayette ayant déposé tout grade militaire, avait été accompagné dans ses terres par les hommages et les regrets de ses compagnons d'armes. Le commandement n'avait pas été délégué à un nouveau général, mais six chefs de légion commandaient alternativement la garde nationale tout entière. Bailly, le fidèle allié de Lafayette pendant ces trois années si pénibles, quitta aussi la mairie. Les voix des électeurs se partagèrent entre Lafayette et Pétion; mais la cour, qui ne voulait à aucun prix de Lafayette, dont cependant les dispositions lui étaient favorables, préféra Pétion, quoiqu'il fût républicain. Elle espéra davantage d'une espèce de froideur qu'elle prenait pour de la stupidité, mais qui n'en était pas, et elle dépensa beaucoup pour lui assurer la majorité. Il l'obtint en effet, et fut nommé maire[2]. Pétion, avec un esprit éclairé, une conviction froide mais solide, avec assez d'adresse, servit constamment les républicains contre la cour, et se trouva lié à la Gironde par la conformité des vues, et par l'envie que sa nouvelle dignité excita chez les Jacobins.

Cependant si, malgré ces dispositions des partis, on avait pu compter sur le roi, il est possible que les méfiances des Girondins se fussent calmées, et que, le prétexte des troubles n'existant plus, les agitateurs n'eussent trouvé désormais aucun moyen d'ameuter la populace.

Les intentions du roi étaient formées; mais, grâce à sa faiblesse, elles n'étaient jamais irrévocables. Il fallait qu'il les prouvât avant qu'on y crût; et, en attendant la preuve, il était exposé à plus d'un outrage. Son caractère, quoique bon, n'était pas sans une certaine disposition à l'humeur; ses résolutions devaient donc être facilement ébranlées par les premières fautes de l'assemblée. Elle se forma elle-même, et prêta serment avec pompe sur le livre de la constitution. Son premier décret, relatif au cérémonial, abolit les titres de sire et de majesté donnés ordinairement au roi. Elle ordonna de plus qu'en paraissant dans l'assemblée, il serait assis sur un fauteuil absolument semblable à celui du président[3]. C'étaient là les premiers effets de l'esprit républicain; et la fierté de Louis XVI en fut cruellement blessée. Pour se soustraire à ce qu'il regardait comme une humiliation, il résolut de ne pas se montrer à l'assemblée et d'envoyer ses ministres ouvrir la session législative. L'assemblée, se repentant de cette première hostilité, révoqua son décret le lendemain, et donna ainsi un rare exemple de retour. Le roi s'y rendit alors et fut parfaitement accueilli. Malheureusement on avait décrété que les députés, si le roi restait assis, pourraient également s'asseoir; c'est ce qu'ils firent, et Louis XVI y vit une nouvelle insulte. Les applaudissemens dont il fut couvert ne purent guérir sa blessure. Il rentra pâle et les traits altérés. A peine fut-il seul avec la reine, qu'il se jeta sur un siége en sanglotant. «Ah! madame, s'écria-t-il, vous avez été témoin de cette humiliation! Quoi! venir en France pour voir…» La reine s'efforça de le consoler, mais son coeur était profondément blessé, et ses bonnes intentions durent en être ébranlées[4].

Cependant si dès lors il ne songea plus qu'à recourir aux étrangers, les dispositions des puissances durent lui donner peu d'espoir. La déclaration de Pilnitz était demeurée sans effet, soit par défaut de zèle de la part des souverains, soit aussi à cause du danger que Louis XVI aurait couru, étant, depuis le retour de Varennes, prisonnier de l'assemblée constituante. L'acceptation de la constitution était un nouveau motif d'attendre les résultats de l'expérience avant d'agir. C'était l'avis de Léopold et du ministre Kaunitz. Aussi lorsque Louis XVI eut notifié à toutes les cours qu'il acceptait la constitution, et que son intention était de l'observer fidèlement, l'Autriche donna une réponse très pacifique; la Prusse et l'Angleterre firent de même, et protestèrent de leurs intentions amicales. Il est à observer que les puissances voisines agissaient avec plus de réserve que les puissances éloignées, telles que la Suède et la Russie, parce qu'elles étaient plus immédiatement compromises dans la guerre. Gustave, qui rêvait une entreprise brillante sur la France, répondit à la notification, qu'il ne regardait pas le roi comme libre. La Russie différa de s'expliquer. La Hollande, les principautés italiennes, mais surtout la Suisse, firent des réponses satisfaisantes. Les électeurs de Trèves et de Mayence, dans les territoires desquels se trouvaient les émigrés, employèrent des expressions évasives. L'Espagne, assiégée par les émissaires de Coblentz, ne se prononça pas davantage, et prétendit qu'elle désirait du temps pour s'assurer de la liberté du roi; mais elle assura néanmoins qu'elle n'entendait pas troubler la tranquillité du royaume.

De telles réponses, dont aucune n'était hostile, la neutralité assurée de l'Angleterre, l'incertitude de Frédéric-Guillaume, les dispositions pacifiques et bien connues de Léopold, tout faisait prévoir la paix. Il est difficile de savoir ce qui se passait dans l'ame vacillante de Louis XVI, mais son intérêt évident, et les craintes mêmes que la guerre lui inspira plus tard, doivent porter à croire qu'il désirait aussi la conservation de la paix. Au milieu de ce concert général, les émigrés seuls s'obstinèrent à vouloir la guerre et à la préparer.

Ils se rendaient toujours en foule à Coblentz; ils y armaient avec activité, préparaient des magasins, passaient des marchés pour les fournitures, formaient des cadres qui à la vérité ne se remplissaient pas, car aucun d'eux ne voulait se faire soldat; ils instituaient des grades qui se vendaient; et, s'ils ne tentaient rien de véritablement dangereux, ils faisaient néanmoins de grands préparatifs, qu'eux-mêmes croyaient redoutables, et dont l'imagination populaire devait s'effrayer.

La grande question était de savoir si Louis XVI les favorisait ou non; et il était difficile de croire qu'il ne fût pas très bien disposé en faveur de parens et de serviteurs qui s'armaient pour lui rendre ses anciens pouvoirs. Il ne fallait pas moins que la plus grande sincérité et de continuelles démonstrations pour persuader le contraire. Les lettres du roi aux émigrés portaient l'invitation et même l'ordre de rentrer; mais il avait, dit-on[5], une correspondance secrète qui démentait sa correspondance publique et en détruisait l'effet. On ne peut sans doute contester les communications secrètes avec Coblentz; mais je ne crois pas que Louis XVI s'en soit servi pour contredire les injonctions qu'il avait publiquement adressées aux émigrés. Son intérêt le plus évident voulait qu'ils rentrassent. Leur présence à Coblentz ne pouvait être utile qu'autant qu'ils avaient le projet de combattre; or Louis XVI redoutait la guerre civile par-dessus tout. Ne voulant donc pas employer leur épée sur le Rhin, il valait mieux qu'il les eût auprès de lui, afin de s'en servir au besoin, et de réunir leurs efforts à ceux des constitutionnels pour protéger sa personne et son trône. En outre, leur présence à Coblentz provoquait des lois sévères qu'il ne voulait pas sanctionner; son refus de sanction le compromettait avec l'assemblée, et on verra que c'est l'usage qu'il fit du veto qui le dépopularisa complètement en le faisant regarder comme complice des émigrés. Il serait étrange qu'il n'eût pas aperçu la justesse de ces raisons, que tous les ministres avaient sentie. Ceux-ci pensaient unanimement que les émigrés devaient retourner auprès de la personne du roi pour la défendre, pour faire cesser les alarmes et ôter tout prétexte aux agitateurs. C'était même l'opinion de Bertrand de Molleville, dont les principes n'étaient rien moins que constitutionnels. «Il fallait, dit-il, employer tous les moyens possibles d'augmenter la popularité du roi. Le plus efficace et le plus utile de tous, dans ce moment, était de rappeler les émigrés. Leur retour généralement désiré aurait fait revivre en France le parti royaliste que l'émigration avait entièrement désorganisé. Ce parti, fortifié par le discrédit de l'assemblée, et recruté par les nombreux déserteurs du parti constitutionnel, et par tous les mécontens, serait bientôt devenu assez puissant pour rendre décisive en faveur du roi l'explosion plus ou moins prochaine à laquelle il fallait s'attendre.» (Tome VI, p. 42.)

Louis XVI, se conformant à cet avis des ministres, adressa des exhortations aux principaux chefs de l'armée et aux officiers de marine pour leur rappeler leur devoir, et les retenir à leur poste. Cependant ses exhortations furent inutiles, et la désertion continua sans interruption. Le ministre de la guerre vint annoncer que dix-neuf cents officiers avaient déserté. L'assemblée ne put se modérer, et résolut de prendre des mesures vigoureuses. La constituante s'était bornée, en dernier lieu, à prononcer la destitution des fonctionnaires publics qui étaient hors du royaume, et à frapper les biens des émigrés d'une triple contribution, pour dédommager l'état des services dont ils le privaient par leur absence. L'assemblée nouvelle proposa des peines plus sévères.

Divers projets furent présentés. Brissot distingua trois classes d'émigrés: les chefs de la désertion, les fonctionnaires publics qui abandonnaient leurs fonctions, et enfin ceux qui par crainte avaient fui le sol de leur patrie. Il fallait, disait-il, sévir contre les premiers, mépriser et plaindre les autres.

Il est certain que la liberté de l'homme ne permet pas qu'on l'enchaîne au sol; mais lorsque la certitude est acquise, par une foule de circonstances, que les citoyens qui abandonnent leur patrie vont se réunir au dehors pour lui déclarer la guerre, il est permis de prendre des précautions contre des projets aussi dangereux.

La discussion fut longue et opiniâtre. Les constitutionnels s'opposaient à toutes les mesures proposées, et soutenaient qu'il fallait mépriser d'inutiles tentatives, comme avaient toujours fait leurs prédécesseurs. Cependant le parti opposé l'emporta, et un premier décret fut rendu, qui enjoignit à Monsieur, frère du roi, de rentrer sous deux mois, faute de quoi il perdrait son droit éventuel à la régence. Un second décret plus sévère fut porté contre les émigrés en général; il déclarait que les Français rassemblés au-delà des frontières du royaume seraient suspects de conjuration contre la France; que si, au 1er janvier prochain, ils étaient encore en état de rassemblement, ils seraient déclarés coupables de conjuration, poursuivis comme tels, et punis de mort; et que les revenus des contumaces seraient pendant leur vie perçus au profit de la nation, sans préjudice des droits des femmes, enfans et créanciers légitimes[6].

L'action d'émigrer n'étant pas répréhensible en elle-même, il est difficile de caractériser le cas où elle le devient. Ce que pouvait faire la loi, c'était d'avertir d'avance qu'on allait devenir coupable à telle condition; et tous ceux qui ne voulaient pas l'être n'avaient qu'à obéir. Ceux qui, avertis du terme auquel l'absence du royaume devenait un crime, ne rentraient pas, consentaient par cela même à passer pour criminels. Ceux qui, sans motifs de guerre ou de politique, étaient hors du royaume, devaient se hâter de revenir; c'est en effet un sacrifice assez léger à la sûreté d'un état, que d'abréger un voyage de plaisir ou d'intérêt.

Louis XVI, afin de satisfaire l'assemblée et l'opinion publique, consentit au décret qui ordonnait à Monsieur de rentrer, sous peine de perdre son droit à la régence, mais il apposa son veto sur la loi contre les émigrés. Les ministres furent chargés de se rendre tous ensemble à l'assemblée, pour y annoncer les volontés du roi[7]. Ils lurent d'abord divers décrets auxquels la sanction était donnée. Quand arriva celui des émigrés, un silence profond se fit dans l'assemblée; et lorsque le garde-des-sceaux prononça la formule officielle, le roi examinera, un grand mécontentement se manifesta de tous côtés. Il voulut développer les formes du veto; mais une foule de voix s'élevèrent, et dirent au ministre que la constitution accordait au roi le droit de faire opposition, mais non celui de la motiver. Le ministre fut donc obligé de se retirer en laissant après lui une profonde irritation. Cette première résistance du roi à l'assemblée fut une rupture définitive; et quoiqu'il eût sanctionné le décret qui privait son frère de la régence, on ne put s'empêcher de voir dans son refus au second décret une marque d'affection pour les insurgés de Coblentz. On se rappela qu'il était leur parent, leur ami, et en quelque sorte leur co-intéressé; et on en conclut qu'il lui était impossible de ne pas faire cause commune avec eux contre la nation.

Dès le lendemain, Louis XVI fit publier une proclamation aux émigrés, et deux lettres particulières à chacun de ses frères. Les raisons qu'il leur présentait aux uns et aux autres étaient excellentes, et paraissaient données de bonne foi. Il les engageait à faire cesser, par leur retour, les méfiances que les malveillans se plaisaient à répandre; il les priait de ne pas le réduire à employer contre eux des mesures sévères; et quant à son défaut de liberté, sur lequel on s'appuyait pour ne pas lui obéir, il leur donnait pour preuve du contraire le veto qu'il venait d'apposer en leur faveur[8]. Quoi qu'il en soit, ces raisons ne produisirent ni à Coblentz ni à Paris l'effet qu'elles étaient ou paraissaient destinées à produire. Les émigrés ne rentrèrent pas; et dans l'assemblée on trouva le ton de la proclamation trop doux; on contesta même au pouvoir exécutif le droit d'en faire une. On était en effet trop irrité pour se contenter d'une proclamation, et surtout pour souffrir que le roi substituât une mesure inutile aux mesures vigoureuses qu'on venait de prendre.

Une autre épreuve du même genre était au même instant imposée à Louis XVI, et amenait un résultat aussi malheureux. Les premiers troubles religieux avaient éclaté dans l'Ouest; l'assemblée constituante y avait envoyé deux commissaires, dont l'un était Gensonné, si célèbre plus tard dans le parti de la Gironde. Leur rapport avait été fait à l'assemblée législative, et, quoique très modéré, ce rapport l'avait remplie d'indignation. On se souvient que l'assemblée constituante, en privant de leurs fonctions les prêtres qui refusaient de prêter le serment, leur avait cependant laissé une pension et la liberté d'exercer leur culte à part. Ils n'avaient cessé depuis lors d'exciter le peuple contre leurs confrères assermentés, de les lui montrer comme des impies dont le ministère était nul et dangereux. Ils traînaient les paysans à leur suite à de longues distances pour leur dire la messe. Ceux-ci s'irritaient de voir leur église occupée par un culte qu'ils croyaient mauvais, et d'être obligés d'aller chercher si loin celui qu'ils croyaient bon. Souvent ils s'en prenaient aux prêtres assermentés et à leurs partisans. La guerre civile était imminente[9]. De nouveaux renseignemens furent fournis à l'assemblée, et lui montrèrent le danger encore plus grand. Elle voulut alors prendre contre ces nouveaux ennemis de la constitution des mesures semblables à celles qu'elle avait prises contre les ennemis armés d'outre-Rhin, et faire un nouvel essai des dispositions du roi.

L'assemblée constituante avait ordonné à tous les prêtres le serment civique. Ceux qui refusaient de le prêter, en perdant la qualité de ministres du culte public et payé par l'état, conservaient leurs pensions de simples ecclésiastiques, et la liberté d'exercer privément leur ministère. Rien n'était plus doux et plus modéré qu'une répression pareille. L'assemblée législative exigea de nouveau le serment, et priva ceux qui le refuseraient de tout traitement. Comme ils abusaient de leur liberté en excitant la guerre civile, elle ordonna que, selon leur conduite, ils seraient transportés d'un lieu dans un autre, et même condamnés à une détention s'ils refusaient d'obéir. Enfin elle leur défendit le libre exercice de leur culte particulier, et voulut que les corps administratifs lui fissent parvenir une liste avec des notes sur le compte de chacun d'eux[10].

Cette mesure, ainsi que celle qui venait d'être prise contre les émigrés, tenait à la crainte qui s'empare des gouvernemens menacés, et qui les porte à s'entourer de précautions excessives. Ce n'est plus le fait réalisé qu'ils punissent, c'est l'attaque présumée qu'ils poursuivent; et leurs mesures deviennent souvent arbitraires et cruelles comme le soupçon.

Les évêques et les prêtres qui étaient demeurés à Paris et avaient conservé des relations avec le roi, lui adressèrent aussitôt un mémoire contre le décret. Déjà plein de scrupules, le roi, qui s'était reproché toujours d'avoir sanctionné le décret de la constituante, n'avait pas besoin d'encouragement pour refuser sa sanction. «Pour celui-ci, dit-il en parlant du nouveau projet, on m'ôtera plutôt la vie que de m'obliger à le sanctionner.» Les ministres partageaient à peu près cet avis. Barnave et Lameth, que le roi consultait quelquefois, lui conseillèrent de refuser sa sanction; mais à ce conseil ils en ajoutaient d'autres que le roi ne pouvait se décider à suivre: c'était, en s'opposant au décret, de ne laisser aucun doute sur ses dispositions, et, pour cela, d'éloigner de sa personne tous les prêtres qui refusaient le serment, et de ne composer sa chapelle que d'ecclésiastiques constitutionnels. Mais, de tous les avis qu'on lui donnait, le roi n'adoptait que la partie qui concordait avec sa faiblesse ou sa dévotion. Duport-Dutertre, garde-des-sceaux et organe des constitutionnels dans le ministère, y fit approuver leur avis; et lorsque le conseil eut délibéré, à la grande satisfaction de Louis XVI, que le veto serait apposé, il ajouta, comme avis, qu'il serait convenable d'entourer la personne du roi de prêtres non suspects. A cette proposition, Louis XVI, ordinairement si flexible, montra une invincible opiniâtreté; et dit que la liberté des cultes, décrétée pour tout le monde, devait l'être pour lui comme pour ses sujets, et qu'il devait avoir la liberté de s'entourer des prêtres qui lui convenaient. On n'insista pas; et, sans en donner connaissance encore à l'assemblée, le veto fut décidé.

Le parti constitutionnel, auquel le roi semblait se livrer en ce moment, lui prêta un nouveau secours; ce fut celui du directoire du département. Ce directoire était composé des membres les plus considérés de l'assemblée constituante; on y trouvait le duc de Larochefoucault, l'évêque d'Autun, Baumetz, Desmeuniers, Ansons, etc. Il fit une pétition au roi, non comme corps administratif, mais comme réunion de pétitionnaires, et provoqua l'apposition du veto au décret contre les prêtres. «L'assemblée nationale, disait la pétition, a certainement voulu le bien; nous aimons à la venger ici de ses coupables détracteurs; mais un si louable dessein l'a poussée vers des mesures que la constitution, que la justice, que la prudence, ne sauraient admettre… Elle fait dépendre, pour tous les ecclésiastiques non-fonctionnaires, le paiement de leurs pensions de la prestation du serment civique, tandis que la constitution a mis expressément et littéralement ces pensions au rang des dettes nationales. Or, le refus de prêter un serment quelconque peut-il détruire le titre d'une créance reconnue? L'assemblée constituante a fait ce qu'elle pouvait faire à l'égard des prêtres non assermentés; ils ont refusé le serment prescrit, et elle les a privés de leurs fonctions; en les dépossédant, elle les a réduits à une pension… L'assemblée législative veut que les ecclésiastiques qui n'ont point prêté le serment, ou qui l'ont rétracté, puissent, dans les troubles religieux, être éloignés provisoirement, et emprisonnés s'ils n'obéissent à l'ordre qui leur sera intimé. N'est-ce pas renouveler le système des ordres arbitraires, puisqu'il serait permis de punir de l'exil, et bientôt après de la prison, celui qui ne serait pas encore convaincu d'être réfractaire à aucune loi?… L'assemblée nationale refuse à tous ceux qui ne prêteraient pas le serment civique la libre profession de leur culte… Or, cette liberté ne peut être ravie à personne; elle est consacrée à jamais dans la déclaration des droits.

Ces raisons étaient sans doute excellentes, mais on n'apaise avec des raisonnemens ni les ressentimens ni les craintes des partis. Comment persuader à une assemblée qu'on devait permettre à des prêtres obstinés d'exciter le trouble et la guerre civile? Le directoire fut injurié, et sa pétition au roi fut combattue par une foule d'autres adressées au corps législatif. Camille Desmoulins en présenta une très hardie à la tête d'une section. On pouvait y remarquer déjà la violence croissante du langage, et l'abjuration de toutes les convenances observées jusque-là envers les autorités et le roi. Desmoulins disait à l'assemblée qu'il fallait un grand exemple…; que le directoire devait être mis en état d'accusation…; que c'étaient les chefs qu'il fallait poursuivre…; qu'on devait frapper à la tête, et se servir de la foudre contre les conspirateurs…; que la puissance du veto royal avait un terme, et qu'on n'empêchait pas avec un veto la prise de la Bastille…

Louis XVI, décidé à refuser sa sanction, différait cependant de l'annoncer à l'assemblée. Il voulait d'abord par quelques actes se concilier l'opinion. Il prit ses ministres dans le parti constitutionnel. Montmorin, fatigué de sa laborieuse carrière sous la constituante, et de ses pénibles négociations avec tous les partis, n'avait pas voulu braver les orages d'une nouvelle législature, et s'était retiré malgré les instances du roi. Le ministère des affaires étrangères, refusé par divers personnages, fut accepté par Delessart, qui quitta celui de l'intérieur; Delessart, intègre et éclairé, était sous l'influence des constitutionnels ou feuillans; mais il était trop faible pour fixer la volonté du roi, pour imposer aux puissances étrangères et aux factions intérieures. Cahier de Gerville, patriote prononcé, mais plus raide qu'entraînant, fut placé à l'intérieur, pour satisfaire encore l'opinion publique. Narbonne, jeune homme plein d'activité et d'ardeur, constitutionnel zélé, et habile à se populariser, fut porté à l'administration de la guerre par le parti qui composait alors le ministère. Il aurait pu avoir une influence utile sur le conseil, et rattacher l'assemblée au roi s'il n'avait eu pour adversaire Bertrand de Molleville, ministre contre- révolutionnaire, et préféré par la cour à tous les autres. Bertrand de Molleville, détestant la constitution, s'enveloppait avec art dans le texte pour en attaquer l'esprit, et voulait franchement que le roi essayât de l'exécuter, «mais afin, disait-il, qu'elle fût démontrée inexécutable». Le roi ne pouvait pas se résoudre à le renvoyer, et c'est avec ce ministère mêlé qu'il essaya de poursuivre sa route. Après avoir tenté de plaire à l'opinion par ses choix, il essaya d'autres moyens pour se l'attacher encore davantage, et il parut se prêter à toutes les mesures diplomatiques et militaires proposées contre les rassemblemens formés sur le Rhin.

Les dernières lois répressives avaient été empêchées par le veto, et cependant tous les jours de nouvelles dénonciations apprenaient à l'assemblée les préparatifs et les menaces des émigrés. Les procès-verbaux des municipalités et des départemens voisins de la frontière, les rapports des commerçans venant d'outre-Rhin, attestaient que le vicomte de Mirabeau, frère du célèbre constituant, était à la tête de six cents hommes dans l'évêché de Strasbourg; que, dans le territoire de l'électeur de Mayence et près de Worms, se trouvaient des corps nombreux de transfuges, sous les ordres du prince de Condé; qu'il en était de même à Coblentz et dans tout l'électoral de Trêves; que des excès et des violences avaient été commis sur des Français, et qu'enfin la proposition avait été faite au général Wimpfen de livrer Neuf-Brisach. Ces rapports, ajoutés à tout ce qu'on savait déjà par la notoriété publique, poussèrent l'assemblée au dernier degré d'irritation. Un projet de décret fut aussitôt proposé, pour exiger des électeurs le désarmement des émigrés. On renvoya la décision à deux jours pour qu'elle ne parût pas trop précipitée. Ce délai expiré, la délibération fut ouverte.

Le député Isnard prit le premier la parole: il fit sentir la nécessité d'assurer la tranquillité du royaume, non pas d'une manière passagère, mais durable; d'en imposer par des mesures promptes et vigoureuses, qui attestassent à l'Europe entière les résolutions patriotiques de la France. «Ne craignez pas, disait-il, de provoquer contre vous la guerre des grandes puissances, l'intérêt a déjà décidé de leurs intentions, vos mesures ne les changeront pas, mais les obligeront à s'expliquer… Il faut que la conduite du Français réponde à sa nouvelle destinée. Esclave sous Louis XIV, il fut néanmoins intrépide et grand; aujourd'hui libre, serait-il faible et timide? On se trompe, dit Montesquieu, si l'on croit qu'un peuple en révolution est disposé à être conquis; il est prêt au contraire à conquérir les autres. (Applaudissemens.)

«On vous propose des capitulations! On veut augmenter la prérogative royale, augmenter le pouvoir du roi, d'un homme dont la volonté peut paralyser celle de toute la nation, d'un homme qui reçoit 30,000,000, tandis que des milliers de citoyens meurent dans la détresse! (Nouveaux applaudissemens.) On veut ramener la noblesse! Dussent tous les nobles de la terre nous assaillir, les Français tenant d'une main leur or, et de l'autre leur fer, combattront cette race orgueilleuse, et la forceront d'endurer le supplice de l'égalité.

«Parlez aux ministres, au roi et à l'Europe, le langage qui convient aux représentans de la France. Dites aux ministres que jusqu'ici vous n'êtes pas très-satisfaits de leur conduite, et que par la responsabilité vous entendez la mort. (Applaudissemens prolongés.) Dites à l'Europe que vous respecterez les constitutions de tous les empires, mais que, si on suscite une guerre des rois contre la France, vous susciterez une guerre des peuples contre les rois!» Les applaudissemens se renouvelant encore: «Respectez, s'écrie l'orateur, respectez mon enthousiasme, c'est celui de la liberté! Dites, ajoute-t-il, que les combats que se livrent les peuples par ordre des despotes, ressemblent aux coups que deux amis, excités par un instigateur perfide, se portent dans l'obscurité! Si le jour vient à paraître, ils s'embrassent, et se vengent de celui qui les trompait. De même si, au moment que les armées ennemies lutteront avec les nôtres, la philosophie frappe leurs yeux, les peuples s'embrasseront à la face des tyrans détrônés, de la terre consolée, et du ciel satisfait![11]»

L'enthousiasme excité par ces paroles fut tel qu'on se pressait autour de l'orateur pour l'embrasser. Le décret qu'il appuyait fut adopté sur-le-champ. M. de Vaublanc fut chargé de le porter au roi, à la tête d'une députation de vingt-quatre membres. Par ce décret l'assemblée déclarait qu'elle regardait comme indispensable de requérir les électeurs de Trêves, Mayence, et autres princes de l'empire, de mettre fin aux rassemblemens formés sur la frontière. Elle suppliait en même temps le roi de hâter les négociations entamées pour les indemnités dues aux princes possessionnés en Alsace.

M. de Vaublanc accompagna ce décret d'un discours ferme et respectueux, fort applaudi par l'assemblée. «Sire, disait-il, si les Français chassés de leur patrie par la révocation de l'édit de Nantes s'étaient rassemblés en armes sur les frontières, s'ils avaient été protégés par des princes d'Allemagne, sire, nous vous le demandons, qu'elle eût été la conduite de Louis XIV? Eût-il souffert ces rassemblemens? Ce qu'il eût fait pour son autorité, que Votre Majesté le fasse pour le maintien de la constitution!»

Louis XVI, décidé, comme nous l'avons dit, à corriger l'effet du veto par des actes qui plussent à l'opinion, résolut de se rendre à l'assemblée, et de répondre lui-même à son message par un discours capable de la satisfaire.

Le 14 décembre, au soir, le roi s'y rendit après s'être annoncé le matin par un simple billet. Il fut reçu dans un profond silence. Il dit que le message de l'assemblée méritait une grande considération, et que, dans une circonstance où était compromis l'honneur français, il croyait devoir se présenter lui-même; que, partageant les intentions de l'assemblée, mais redoutant le fléau de la guerre, il avait essayé de ramener des Français égarés; que les insinuations amicales ayant été inutiles, il avait prévenu le message des représentans, et avait signifié aux électeurs que si, avant le 15 janvier, tout attroupement n'avait pas cessé, ils seraient considérés comme ennemis de la France; qu'il avait écrit à l'empereur pour réclamer son intervention en qualité de chef de l'empire, et que dans le cas où satisfaction ne serait pas obtenue, il proposerait la guerre. Il finissait en disant qu'on chercherait vainement à environner de dégoûts l'exercice de son autorité, qu'il garderait fidèlement le dépôt de la constitution, et qu'il sentait profondément combien c'était beau d'être roi d'un peuple libre. Les applaudissemens succédèrent au silence, et dédommagèrent le roi de l'accueil qu'il avait reçu en entrant. L'assemblée ayant décrété le matin qu'il lui serait répondu par un message, ne put lui exprimer sur-le-champ sa satisfaction, mais elle décida que son discours serait envoyé aux quatre-vingt-trois départemens. Narbonne entra aussitôt après, pour faire connaître les moyens qui avaient été pris pour assurer l'effet des injonctions adressées à l'empire. Cent cinquante mille hommes devaient être réunis sur le Rhin, et ce n'était pas impossible, ajoutait-il. Trois généraux étaient nommés pour les commander: Luckner, Rochambeau et Lafayette. Les applaudissemens couvrirent le dernier nom. Narbonne ajoutait qu'il allait partir pour visiter les frontières, s'assurer de l'état des places fortes, et donner la plus grande activité aux travaux de défense; que sans doute l'assemblée accorderait les fonds nécessaires, et ne marchanderait pas la liberté. «Non, non,» s'écria-t-on de toutes parts. Enfin il demanda si l'assemblée, malgré que le nombre légal des maréchaux fût complet, ne permettrait pas au roi de conférer ce grade aux deux généraux Luckner et Rochambeau, chargés de sauver la liberté. Des acclamations témoignèrent le consentement de l'assemblée, et la satisfaction que lui causait l'activité du jeune ministre. C'est par une conduite pareille que Louis XVI serait parvenu à se populariser, et à se concilier les républicains qui ne voulaient de la république que parce qu'ils croyaient un roi incapable d'aimer et de défendre la liberté.

On profita de la satisfaction produite par ces mesures, pour signifier le veto apposé sur le décret contre les prêtres. Le matin on eut soin de publier dans les journaux la destitution des anciens agens diplomatiques accusés d'aristocratie, et la nomination des nouveaux. Grâces à ces précautions, le message fut accueilli sans murmure. Déjà l'assemblée s'y attendait, et la sensation ne fut pas aussi fâcheuse qu'on aurait pu le craindre. On voit quels ménagemens infinis le roi était obligé de garder pour faire usage de sa prérogative, et quel danger il y avait pour lui à l'employer. Quand même l'assemblée constituante, qu'on a accusée de l'avoir perdu en le dépouillant, lui eût accordé le veto absolu, en eût-il été plus puissant pour cela? Le veto suspensif ne faisait-il pas ici tout l'effet du veto absolu? Était-ce la puissance légale qui manquait au roi ou la puissance d'opinion? On le voit par le résultat même; ce n'est pas le défaut de prérogatives suffisantes qui a perdu Louis XVI, mais l'usage inconsidéré de celles qui lui restaient…

L'activité promise à l'assemblée ne se ralentit pas; les propositions pour les dépenses de guerre, pour la nomination des deux maréchaux Luckner et Rochambeau, se succédèrent sans interruption. Lafayette, arraché à la retraite où il était allé se délasser de trois années de fatigues, se présenta à l'assemblée où il fut parfaitement accueilli. Des bataillons de la garde nationale l'accompagnèrent à sa sortie de Paris; et tout lui prouva que le nom de Lafayette n'était pas oublié, et qu'on le regardait encore comme un des fondateurs de la liberté.

Cependant Léopold, naturellement pacifique, ne voulait pas la guerre, car il savait qu'elle ne convenait pas à ses intérêts, mais il désirait un congrès soutenu d'une force imposante pour amener un accommodement et quelques modifications dans la constitution. Les émigrés ne voulaient pas la modifier, mais la détruire; plus sage et mieux instruit, l'empereur savait qu'il fallait accorder beaucoup aux opinions nouvelles, et que ce qu'on pouvait désirer c'était tout au plus de rendre au roi quelques prérogatives, et de revenir sur la composition du corps législatif, en établissant deux chambres au lieu d'une[12]. C'est surtout ce dernier projet qu'on redoutait le plus et qu'on reprochait souvent au parti feuillant et constitutionnel. Il est certain que si ce parti avait, dans les premiers temps de la constituante, repoussé la chambre haute, parce qu'il craignait avec raison de voir la noblesse s'y retrancher, ses craintes aujourd'hui n'étaient plus les mêmes; il avait au contraire la juste espérance de la remplir presqu'à lui seul. Beaucoup de constituans, replongés dans une nullité complète, y auraient trouvé une occasion de rentrer sur la scène politique. Si donc cette chambre haute n'était pas dans leurs vues, elle était du moins dans leurs intérêts. Il est certain que les journaux en parlaient souvent, et que ce bruit circulait partout. Combien avait été rapide la marche de la révolution! Le côté droit aujourd'hui était composé des membres de l'ancien côté gauche; et l'attentat redouté et reproché n'était plus le retour à l'ancien régime, mais l'établissement d'une chambre haute. Quelle différence avec 89! et combien une folle résistance n'avait-elle pas précipité les événemens!

Léopold ne voyait donc pour Louis XVI que cette amélioration possible. En attendant, son but était de traîner les négociations en longueur, et, sans rompre avec la France, de lui imposer par de la fermeté. Mais il manqua son but par sa réponse. Cette réponse consistait à notifier les conclusions de la diète de Ratisbonne, qui refusait d'accepter aucune indemnité pour les princes possessionnés en Alsace. Rien n'était plus ridicule qu'une décision pareille, car tout le territoire compris sous une même domination doit relever des mêmes lois: si des princes de l'empire avaient des terres en France, ils devaient subir l'abolition des droits féodaux, et l'assemblée constituante avait déjà beaucoup fait en leur accordant des indemnités. Plusieurs d'entre eux ayant déjà traité à cet égard, la diète annulait leurs conventions, et leur défendait d'accepter aucun arrangement. L'empire prétendait ainsi ne pas reconnaître la révolution en ce qui le concernait. Quant à ce qui regardait les rassemblemens d'émigrés, Léopold, sans s'expliquer sur leur dispersion, répondait à Louis XVI que l'électeur de Trêves, pouvant, d'après les injonctions du gouvernement Français, essuyer de prochaines hostilités, il avait été ordonné au général Bender de lui porter de prompts secours.

Cette réponse ne pouvait pas être plus mal calculée; elle obligeait Louis XVI, pour ne pas se compromettre, de prendre des mesures vigoureuses, et de proposer la guerre. Delessart fut aussitôt envoyé à l'assemblée pour faire part de cette réponse, et témoigner l'étonnement que causait au roi la conduite de Léopold. Le ministre assura que probablement on avait trompé l'empereur, et qu'on lui avait faussement persuadé que l'électeur avait satisfait à tous les devoirs de bon voisinage. Delessart communiqua en outre la réplique faite à Léopold. On lui avait signifié que nonobstant sa réponse et les ordres donnés au maréchal Bender, si les électeurs n'avaient pas au terme prescrit, c'est-à-dire au 15 janvier, satisfait à la demande de la France, on emploierait contre eux la voie des armes. «Si cette déclaration, disait Louis XVI dans sa lettre du 31 décembre à l'assemblée, ne produit pas l'effet que je dois en espérer, si la destinée de la France est d'avoir à combattre ses enfans et ses alliés, je ferai connaître à l'Europe la justice de notre cause; le peuple Français la soutiendra par son courage, et la nation verra que je n'ai pas d'autre intérêt que les siens, et que je regarderai toujours le maintien de sa dignité et de sa sûreté comme le plus essentiel de mes devoirs.»

Ces paroles, où le roi semblait dans le commun danger s'unir à la nation, furent vivement applaudies. Les pièces furent livrées au comité diplomatique, pour en faire un prompt rapport à l'assemblée.

La reine fut encore applaudie une fois à l'Opéra comme dans les jours de son éclat et de sa puissance, et elle revint toute joyeuse dire à son époux qu'on l'avait accueillie comme autrefois. Mais c'étaient les derniers témoignages qu'elle recevait de ce peuple jadis idolâtre de ses grâces royales. Ce sentiment d'égalité, qui demeure si long-temps étouffé chez les hommes, et qui est si fougueux lorsqu'il se réveille, se manifestait déjà de toutes parts. On était à la fin de l'année 1791; l'assemblée abolit l'antique cérémonial du premier de l'an et décida que les hommages portés au roi, dans ce jour solennel, ne le seraient plus à l'avenir. A peu près à la même époque, une députation se plaignit de ce qu'on ne lui avait pas ouvert la porte du conseil à deux battans. La discussion fut scandaleuse, et l'assemblée, en écrivant à Louis XVI, supprima les titrés de sire et de majesté. Un autre jour, un député entra chez le roi, le chapeau sur la tête et dans un costume peu convenable. Cette conduite était souvent provoquée par le mauvais accueil que les gens de la cour faisaient aux députés, et dans ces représailles l'orgueil des uns et des autres ne voulait jamais rester en arrière.

Narbonne poursuivait sa tournée avec une rare activité. Trois armées furent établies sur la frontière menacée. Rochambeau, vieux général qui avait autrefois bien conduit la guerre, mais qui était aujourd'hui maladif, chagrin et mécontent, commandait l'armée placée en Flandre et dite du Nord. Lafayette avait l'armée du centre et campait vers Metz. Luckner, vieux guerrier, médiocre général, brave soldat, et très popularisé dans les camps par ses moeurs toutes militaires, commandait le corps qui occupait l'Alsace. C'était là tout ce qu'une longue paix et une désertion générale nous avaient laissé de généraux.

Rochambeau, mécontent du nouveau régime, irrité de l'indiscipline qui régnait dans l'armée, se plaignait sans cesse et ne donnait aucune espérance au ministère. Lafayette, jeune, actif, jaloux de se distinguer bientôt en défendant la patrie, rétablissait la discipline dans ses troupes, et surmontait toutes les difficultés suscitées par la mauvaise volonté des officiers, qui étaient les aristocrates de l'armée. Il les avait réunis, et, leur parlant le langage de l'honneur, il leur avait dit qu'ils devaient quitter le camp s'ils ne voulaient pas servir loyalement; que s'il en était qui voulussent se retirer, il se chargeait de leur procurer à tous ou des retraites en France, ou des passeports pour l'étranger; mais que s'ils persistaient à servir, il attendait de leur part zèle et fidélité. Il était ainsi parvenu à établir dans son armée un ordre meilleur que celui qui régnait dans toutes les autres. Quant à Luckner, dépourvu d'opinion politique, et par conséquent facile pour tous les régimes, il promettait beaucoup à l'assemblée, et avait réussi en effet à s'attacher ses soldats.

Narbonne voyagea avec la plus grande célérité, et vint, le 11 janvier, rendre compte à l'assemblée de sa rapide expédition. Il annonça que la réparation des places fortes était déjà très avancée, que l'armée, depuis Dunkerque jusqu'à Besancon, présentait une masse de deux cent quarante bataillons et cent soixante escadrons, avec l'artillerie nécessaire pour deux cent mille hommes, et des approvisionnemens pour six mois. Il donna les plus grands éloges au patriotisme des gardes nationales volontaires, et assura que sous peu leur équipement allait être complet. Le jeune ministre cédait sans doute aux illusions du zèle, mais ses intentions étaient si nobles, ses travaux si prompts, que l'assemblée le couvrit d'applaudissemens, offrit son rapport à la reconnaissance publique, et l'envoya à tous les départemens; manière ordinaire de témoigner son estime à tout ce dont elle était satisfaite.

Notes:

[1] Voyez la note 1 à la fin du volume. [2] 17 novembre. [3] Décret du 5 octobre. [4] Voyez madame Campan, tome II, page 129. [5] Voyez la note 2 à la fin du volume. [6] Décrets du 28 octobre et du 9 novembre. [7] Séance du 12 novembre. [8] Voyez la note 3 à la fin du volume. [9] Voyez la note 4 à la fin du volume. [10] Décret du 27 novembre. [11] Séance du 29 novembre. [12] Voyez la note 5 à la fin du volume.

CHAPITRE II.

DIVISION DES PARTIS SUR LA QUESTION DE LA GUERRE.—RÔLE DU DUC D'ORLÉANS ET DE SON PARTI.—LES PRINCES ÉMIGRÉS SONT DÉCRÉTÉS D'ACCUSATION.—FORMATION D'UN MINISTÈRE GIRONDIN.—DUMOURIEZ, SON CARACTÈRE, SON GÉNIE ET SES PROJETS; DÉTAILS SUR LES NOUVEAUX MINISTRES.—ENTRETIEN DE DUMOURIEZ AVEC LA REINE.—DÉCLARATION DE GUERRE AU ROI DE HONGRIE ET DE BOHÊME.—PREMIÈRES OPÉRATIONS MILITAIRES.—DÉROUTES DE QUIÉVRAIN ET DE TOURNAY.—MEURTRE DU GÉNÉRAL DILLON.

Au commencement de l'année 1792, la guerre était devenue la grande question du moment; c'était pour la révolution celle de l'existence même. Ses ennemis étant maintenant transportés au dehors, c'était là qu'il fallait les chercher et les vaincre. Le roi, chef des armées, agirait-il de bonne foi contre ses parens et ses anciens courtisans? Tel était le doute sur lequel il importait de rassurer la nation. Cette question de la guerre s'agitait aux Jacobins, qui n'en laissaient passer aucune sans la décider souverainement. Ce qui paraîtra singulier, c'est que les jacobins excessifs et Robespierre, leur chef, étaient portés pour la paix, et les jacobins modérés, ou les girondins, pour la guerre. Ceux-ci avaient à leur tête Brissot et Louvet. Brissot soutenait la guerre de son talent et de son influence. Il pensait avec Louvet et tous les girondins qu'elle convenait à la nation, parce qu'elle terminerait une dangereuse incertitude et dévoilerait les véritables intentions du roi. Ces hommes, jugeant du résultat d'après leur enthousiasme, ne pouvaient pas croire que la nation fût vaincue; et ils pensaient que si, par la faute du roi, elle éprouvait quelque échec passager, elle serait aussitôt éclairée, et déposerait un chef infidèle. Comment se faisait-il que Robespierre et les autres jacobins ne voulussent pas d'une détermination qui devait amener un dénouement si prompt et si décisif? C'est ce qu'on ne peut expliquer que par des conjectures. Le timide Robespierre s'effrayait-il de la guerre? ou bien ne la combattait-il que parce que Brissot, son rival aux Jacobins, la soutenait, et parce que le jeune Louvet l'avait défendue avec talent? Quoi qu'il en soit, il combattit pour la paix avec une extrême opiniâtreté. Ceux des cordeliers qui étaient en même temps jacobins, se rendirent à la délibération et soutinrent Robespierre. Ils semblaient craindre surtout que la guerre ne donnât trop d'avantages à Lafayette, et ne lui procurât bientôt la dictature militaire; c'était là la crainte continuelle de Camille Desmoulins, qui ne cessait de se le figurer à la tête d'une armée victorieuse, écrasant, comme au Champ-de-Mars, jacobins et cordeliers. Louvet et les girondins supposaient un autre motif aux cordeliers, et croyaient qu'ils ne poursuivaient dans Lafayette que l'ennemi du duc d'Orléans, auquel on les disait secrètement unis. Ce duc d'Orléans, qu'on voit reparaître encore dans les soupçons de ses ennemis, bien plus que dans la révolution, était alors presque éclipsé. On avait pu au commencement se servir de son nom, et lui-même avait pu fonder quelques espérances sur ceux auxquels il le prêtait, mais tout était bien changé depuis. Sentant lui-même combien il était déplacé dans le parti populaire, il avait essayé d'obtenir le pardon de la cour pendant les derniers temps de la constituante, et il avait été repoussé. Sous la législative, on le conserva au rang des amiraux, et il fit de nouvelles tentatives auprès du roi. Cette fois il fut admis auprès de lui, eut un entretien assez long, et ne fut pas mal accueilli. Il devait retourner au château; il s'y rendit. Le couvert de la reine était mis, et tous les courtisans s'y trouvaient en grand nombre. A peine l'eut-on aperçu, que les mots les plus outrageans furent proférés. «Prenez garde aux plats,» s'écriait-on de toutes parts, comme si on avait redouté qu'il y jetât du poison. On le poussait, on lui marchait sur les pieds, et on l'obligea de se retirer. En descendant l'escalier, il reçût de nouveaux outrages, et sortit indigné, croyant que le roi et la reine lui avaient préparé cette scène humiliante. Cependant le roi et la reine furent désespérés de cette imprudence des courtisans, qu'ils ignoraient complètement[1]. Ce prince dut être plus irrité que jamais, mais il n'en devint, certainement ni plus actif, ni plus habile chef de parti qu'auparavant. Ceux de ses amis qui occupaient les Jacobins et l'assemblée, durent faire sans doute un peu plus de bruit; de là, on crut voir reparaître sa faction, et on pensa que ses prétentions et ses espérances renaissaient avec les dangers du trône.

Les girondins crurent que les cordeliers et les jacobins exagérés ne soutenaient la paix que pour priver Lafayette, rival du duc d'Orléans, des succès que la guerre pouvait lui valoir. Quoi qu'il en soit, la guerre, repoussée par les jacobins, mais soutenue par les girondins, dut l'emporter dans l'assemblée, où ceux-ci dominaient. L'assemblée commença par mettre d'abord en accusation, dès le 1er janvier, Monsieur, frère du roi, le comte d'Artois, le prince de Condé, Calonne, Mirabeau jeune et Laqueuille, comme prévenus d'hostilités contre la France. Un décret d'accusation n'étant point soumis à la sanction, on n'avait pas cette fois à redouter le veto. Le séquestre des biens des émigrés et la perception de leurs revenus au profit de l'état, ordonnés par le décret non sanctionné, furent prescrits de nouveau par un autre décret, auquel le roi ne mit aucune opposition. L'assemblée s'emparait des revenus à titre d'indemnités de guerre. Monsieur fut privé de la régence, en vertu de la décision précédemment rendue.

Le rapport sur le dernier office de l'empereur fut enfin présenté, le 14 janvier, à l'assemblée par Gensonné. Il fit remarquer que la France avait toujours prodigué ses trésors et ses soldats à l'Autriche, sans jamais en obtenir de retour; que le traité d'alliance conclu en 1756 avait été violé par la déclaration de Pilnitz et les suivantes, dont l'objet était de susciter une coalition armée des souverains; qu'il l'avait été encore par l'armement des émigrés, souffert et secondé même par les princes de l'empire. Gensonné soutint de plus que, quoique des ordres eussent été récemment donnés pour la dispersion des rassemblemens, ces ordres apparens n'avaient pas été exécutés; que la cocarde blanche n'avait pas cessé d'être portée au-delà du Rhin, la cocarde nationale outragée, et les voyageurs français maltraités; qu'en conséquence, il fallait demander à l'empereur une dernière explication sur le traité de 1756. L'impression et l'ajournement de ce rapport furent ordonnés.

Le même jour, Guadet monte à la tribune. «De tous les faits, dit-il, communiqués à l'assemblée, celui qui l'a le plus frappé, c'est le plan d'un congrès dont l'objet serait d'obtenir la modification de la constitution française, plan soupçonné depuis long-temps, et enfin dénoncé comme possible par les comités et les ministres. S'il est vrai, ajoute Guadet, que cette intrigue est conduite par des hommes qui croient y voir le moyen de sortir de la nullité politique dans laquelle ils viennent de descendre; s'il est vrai que quelques-uns des agens du pouvoir exécutif secondent de toute la puissance de leurs relations cet abominable complot; s'il est vrai qu'on veuille nous amener par les longueurs et le découragement à accepter cette honteuse médiation, l'assemblée nationale doit-elle fermer les yeux sur de pareils dangers? Jurons, s'écrie l'orateur, de mourir tous ici, plutôt…» On ne le laisse pas achever; toute l'assemblée se lève en criant: Oui, oui, nous le jurons; et d'enthousiasme, on déclare infâme et traître à la patrie tout Français qui pourrait prendre part à un congrès dont l'objet serait de modifier la constitution. C'était contre les anciens constituans et le ministre Delessart que ce décret était dirigé. C'est surtout ce dernier qu'on accusait de traîner les négociations en longueur. Le 17, la discussion sur le rapport de Gensonné fut reprise, et il fut décrété que le roi ne traiterait plus qu'au nom de la nation française, et qu'il requerrait l'empereur de s'expliquer définitivement avant le 1er mars prochain. Le roi répondit que depuis plus de quinze jours il avait demandé des explications positives à Léopold.

Dans cet intervalle, on apprit que l'électeur de Trèves, effrayé de l'insistance du cabinet français, avait donné de nouveaux ordres pour la dispersion des rassemblemens, pour la vente des magasins formés dans ses états, pour la prohibition des recrutemens et des exercices militaires, et que ces ordres étaient en effet mis à exécution. Dans les dispositions où l'on était, une pareille nouvelle fut froidement accueillie. On ne voulut y voir que de vaines démonstrations sans résultat; et on persista à demander la réponse définitive de Léopold.

Des divisions existaient dans le ministère, entre Bertrand de Molleville et Narbonne. Bertrand était jaloux de la popularité du ministre de la guerre, et blâmait ses condescendances pour l'assemblée. Narbonne se plaignait de la conduite de Bertrand de Molleville, de ses dispositions inconstitutionnelles, et voulait que le roi le fît sortir du ministère. Cahier de Gerville tenait la balance entre eux, mais sans succès. On prétendit que le parti constitutionnel voulait porter Narbonne à la dignité de premier ministre; il paraît même que le roi fut trompé, qu'on l'effraya de la popularité et de l'ambition de Narbonne, qu'on lui montra en lui un jeune présomptueux qui voulait gouverner le cabinet. Les journaux furent instruits de ces divisions; Brissot et la Gironde défendirent ardemment le ministre menacé de disgrâce, et attaquèrent vivement ses collègues et le roi. Une lettre écrite par les trois généraux du nord à Narbonne, et dans laquelle il lui exprimaient leurs craintes sur sa destitution qu'on disait imminente, fut publiée. Le roi le destitua aussitôt; mais, pour combattre l'effet de cette destitution, il fit annoncer celle de Bertrand de Molleville. Cependant l'effet de la première n'en fut pas moins grand; une agitation extraordinaire éclata aussitôt; et l'assemblée voulut déclarer, d'après la formule employée autrefois pour Necker, que Narbonne emportait la confiance de la nation, et que le ministère entier l'avait perdue. On voulait cependant excepter de cette condamnation Cahier de Gerville, qui avait toujours combattu Bertrand de Molleville, et qui venait même d'avoir avec lui une dispute violente. Après bien des agitations, Brissot demanda à prouver que Delessart avait trahi la confiance de la nation. Ce ministre avait confié au comité diplomatique sa correspondance avec Kaunitz; elle était sans dignité, elle donnait même à Kaunitz une idée peu favorable de l'état de la France, et semblait avoir autorisé la conduite et le langage de Léopold. Il faut savoir que Delessart, et son collègue Duport-Dutertre, étaient les deux ministres qui appartenaient plus particulièrement aux feuillans, et auxquels on en voulait le plus, parce qu'on les accusait de favoriser le projet d'un congrès.

Dans une des séances les plus orageuses de l'assemblée, l'infortuné Delessart fut accusé par Brissot d'avoir compromis la dignité de la nation, de n'avoir pas averti l'assemblée du concert des puissances et de la déclaration de Pilnitz; d'avoir professé dans ses notes des doctrines inconstitutionnelles, d'avoir donné à Kaunitz une fausse idée de l'état de la France, d'avoir traîné la négociation en longueur et de l'avoir conduite d'une manière contraire aux intérêts de la patrie. Vergniaud se joignit à Brissot, et ajouta de nouveaux griefs à ceux qui étaient imputés à Delessart. Il lui reprocha d'avoir, lorsqu'il était ministre de l'intérieur, gardé trop long-temps en portefeuille le décret qui réunissait le Comtat à la France, et d'être ainsi la cause des massacres d'Avignon. Puis Vergniaud ajouta: «De cette tribune où je vous parle, on aperçoit le palais où des conseillers pervers égarent et trompent le roi que la constitution nous a donné; je vois les fenêtres du palais où l'on trame la contre-révolution, où l'on combine les moyens de nous replonger dans l'esclavage… La terreur est souvent sortie, dans les temps antiques, et au nom du despotisme, de ce palais fameux; qu'elle y rentre aujourd'hui au nom de la loi; qu'elle y pénètre tous les coeurs; que tous ceux qui l'habitent sachent que notre constitution n'accorde l'inviolabilité qu'au roi.»

Le décret d'accusation fut aussitôt mis aux voix et adopté[2]; Delessart fut envoyé à la haute cour nationale, établie à Orléans, et chargée, d'après la constitution, de juger les crimes d'état. Le roi le vit partir avec la plus grande peine. Il lui avait donné sa confiance et l'aimait beaucoup, à cause de ses vues modérées et pacifiques. Duport-Dutertre, ministre du parti constitutionnel, fut aussi menacé d'une accusation, mais il la prévint, demanda à se justifier, fut absous par l'ordre du jour, et immédiatement après donna sa démission. Cahier de Gerville la donna aussi, et de cette manière le roi se trouva privé du seul de ses ministres qui eût auprès de l'assemblée une réputation de patriotisme.

Séparé des ministres que les feuillans lui avaient donnés, et ne sachant sur qui s'appuyer au milieu de cet orage, Louis XVI, qui avait renvoyé Narbonne parce qu'il était trop populaire, songea à se lier à la Gironde, qui était républicaine. Il est vrai qu'elle ne l'était que par défiance du roi, qui pouvait, en se livrant à elle, réussir à se l'attacher; mais il fallait qu'il se livrât sincèrement, et cette éternelle question de la bonne foi s'élevait encore ici comme dans toutes les occasions. Sans doute Louis XVI était sincère quand il se confiait à un parti, mais ce n'était pas sans humeur et sans regrets. Aussi, dès que ce parti lui imposait une condition difficile mais nécessaire, il la repoussait; la défiance naissait aussitôt, l'aigreur s'ensuivait; et bientôt une rupture était la suite de ces alliances malheureuses entre des coeurs que des intérêts trop opposés occupaient exclusivement. C'est ainsi que Louis XVI, après avoir admis auprès de lui le parti feuillant, avait repoussé par humeur Narbonne, qui en était le chef le plus prononcé, et se trouvait réduit, pour apaiser l'orage, à s'abandonner à la Gironde. L'exemple de l'Angleterre, où le roi prend souvent ses ministres dans l'opposition, fut un des motifs de Louis XVI. La cour conçut alors une espérance, car on s'en fait toujours une, même dans les plus tristes conjonctures; elle se flatta que Louis XVI, en prenant des démagogues incapables et ridicules, perdrait de réputation le parti dans lequel il les aurait choisis. Cependant il n'en fut point ainsi, et le nouveau ministère ne fut pas tel que l'aurait désiré la méchanceté des courtisans.

Depuis plus d'un mois, Delessart et Narbonne avaient appelé un homme dont ils avaient cru les talens précieux, et l'avaient placé auprès d'eux pour s'en servir: c'était Dumouriez, qui tour à tour commandant en Normandie et dans la Vendée, avait montré partout une fermeté et une intelligence rares. Il s'était offert tantôt à la cour, tantôt à l'assemblée constituante, parce que tout parti lui était indifférent pourvu qu'il pût exercer son activité et ses talens extraordinaires. Dumouriez, rapetissé par le siècle, avait passé une partie de sa vie dans les intrigues diplomatiques. Avec sa bravoure, son génie militaire et politique, et ses cinquante ans, il n'était encore, à l'ouverture de la révolution, qu'un brillant aventurier. Cependant il avait conservé le feu et la hardiesse de la jeunesse. Dès qu'une guerre ou une révolution s'ouvrait, il faisait des plans, les adressait à tous les partis, prêt à agir pour tous, pourvu qu'il pût agir. Il s'était ainsi habitué à ne faire aucun cas de la nature d'une cause; mais quoique trop dépourvu de conviction, il était généreux, sensible, et capable d'attachement, sinon pour les principes, du moins pour les personnes. Cependant avec son esprit si gracieux, si prompt, si vaste, son courage tour à tour calme ou impétueux, il était admirable pour servir, mais incapable de dominer. Il n'avait ni la dignité d'une conviction profonde, ni la fierté d'une volonté despotique, et il ne pouvait commander qu'à des soldats. Si avec son génie il avait eu les passions de Mirabeau, la volonté d'un Cromwell, ou seulement le dogmatisme d'un Robespierre, il eût dominé la révolution et la France.

Dumouriez, en arrivant près de Narbonne, forma tout de suite un vaste plan militaire. Il voulait à la fois la guerre offensive et défensive. Partout où la France s'étendait jusqu'à ses limites naturelles, le Rhin, les Alpes, les Pyrénées et la mer, il voulait qu'on se bornât à la défensive. Mais dans les Pays-Bas, où notre territoire n'allait pas jusqu'au Rhin, dans la Savoie, où il n'allait pas jusqu'aux Alpes, il voulait qu'on attaquât sur-le-champ, et qu'arrivé aux limites naturelles on reprît la défensive. C'était concilier à la fois nos intérêts et les principes; c'était profiter d'une guerre qu'on n'avait pas provoquée, pour en revenir, en fait de limites, aux véritables lois de la nature. Il proposa en outre la formation d'une quatrième armée, destinée à occuper le midi, et en demanda le commandement qui lui fut promis.

Dumouriez s'était concilié Gensonné, l'un des commissaires civils envoyés dans la Vendée par l'assemblée constituante, député depuis à la législative, et l'un des membres les plus influens de la Gironde. Ayant remarqué aussi que les jacobins étaient la puissance dominatrice, il s'était présenté dans leur club, y avait lu divers mémoires fort applaudis, et n'en avait pas moins continué sa vieille amitié avec Delaporte, intendant de la liste civile et ami dévoué de Louis XVI. Tenant ainsi aux diverses puissances qui allaient s'allier, Dumouriez ne pouvait manquer de l'emporter et d'être appelé au ministère. Louis XVI lui fit offrir le portefeuille des affaires étrangères, rendu vacant par le décret d'accusation contre Delessart; mais, encore attaché au ministre accusé, le roi ne l'offrit que par intérim. Dumouriez, se sentant fortement appuyé, et ne voulant pas paraître garder la place pour un ministre feuillant, refusa le portefeuille avec cette condition, et l'obtint sans intérim. Il ne trouva au ministère que Cahier de Gerville et Degraves. Cahier de Gerville, quoique ayant donné sa démission, n'avait pas encore quitté les affaires. Degraves avait remplacé Narbonne; il était jeune, facile et inexpérimenté; Dumouriez sut s'en emparer, et il eut ainsi dans sa main les relations extérieures et l'administration militaire, c'est-à-dire les causes et l'organisation de la guerre. Il ne fallait pas moins à ce génie si entreprenant. A peine arrivé au ministère, Dumouriez se coiffa chez les jacobins du bonnet ronge, parure nouvelle empruntée aux Phrygiens, et devenue l'emblème de la liberté. Il leur promit de gouverner pour eux et par eux. Présenté à Louis XVI, il le rassura sur sa conduite aux jacobins; il détruisit les préventions que cette conduite lui avait inspirées; il eut l'art de le toucher par des témoignages de dévouement, et de dissiper sa sombre tristesse à force d'esprit. Il lui persuada qu'il ne recherchait la popularité qu'au profit du trône, et pour son raffermissement. Cependant malgré toute sa déférence, il eut soin de faire sentir au prince que la constitution était inévitable, et tâcha de le consoler en cherchant à lui prouver qu'un roi pouvait encore être très puissant avec elle. Ses premières dépêches aux puissances, pleines de raison et de fermeté, changèrent la nature des négociations, donnèrent à la France une attitude toute nouvelle, mais rendirent la guerre imminente. Il était naturel que Dumouriez désirât la guerre, puisqu'il en avait le génie, et qu'il avait médité trente-six ans sur ce grand art; mais il faut convenir aussi que la conduite du cabinet de Vienne et l'irritation de l'assemblée l'avaient rendue inévitable.

Dumouriez, par sa conduite aux jacobins, par ses alliances connues avec la Gironde, devait, même sans haine contre les feuillans, se brouiller avec eux; d'ailleurs il les déplaçait. Aussi fut-il dans une constante opposition avec tous les chefs de ce parti. Bravant du reste les railleries et les dédains qu'ils dirigeaient contre les jacobins et l'assemblée, il se décida à poursuivre sa carrière avec son assurance accoutumée.

Il fallait compléter le cabinet. Pétion, Gensonné et Brissot étaient consultés sur le choix à faire. On ne pouvait, d'après la loi, prendre les ministres dans l'assemblée actuelle, ni dans la précédente; les choix se trouvaient donc extrêmement bornés. Dumouriez proposa, pour la marine, un ancien employé de ce ministère, Lacoste, travailleur expérimenté, patriote opiniâtre, qui cependant s'attacha au roi, en fut aimé, et resta auprès de lui plus long-temps que tous les autres. On voulait donner le ministère de la justice à ce jeune Louvet qui s'était récemment distingué aux Jacobins, et qui avait obtenu la faveur de la Gironde depuis qu'il avait si bien soutenu l'opinion de Brissot en faveur de la guerre; l'envieux Robespierre le fit dénoncer aussitôt. Louvet se justifia avec succès, mais on ne voulut pas d'un homme dont la popularité était contestée, et on fit venir Duranthon, avocat de Bordeaux, homme éclairé, droit, mais trop faible. Il restait à donner le ministère des finances et de l'intérieur. La Gironde proposa encore Clavière, connu par des écrits estimés sur les finances. Clavière avait beaucoup d'idées, toute l'opiniâtreté de la méditation, et une grande ardeur au travail. Le ministre placé à l'intérieur fut Roland, autrefois inspecteur des manufactures, connu par de bons écrits sur l'industrie et les arts mécaniques. Cet homme, avec des moeurs austères, des doctrines inflexibles, et un aspect froid et dur, cédait, sans sans douter, à l'ascendant supérieur de sa femme. Madame Roland était jeune et belle. Nourrie, au fond de la retraite, d'idées philosophiques et républicaines, elle avait conçu des pensées supérieures à son sexe, et s'était fait, des principes qui régnaient alors, une religion sévère. Vivant dans une amitié intime avec son époux, elle lui prêtait sa plume, lui communiquait une partie de sa vivacité, et soufflait son enthousiasme non-seulement à son mari, mais à tous les girondins, qui, passionnés pour la liberté et la philosophie, adoraient en elle la beauté, l'esprit et leurs propres opinions.

Le nouveau ministère réunissait d'assez grandes qualités pour prospérer; mais il fallait qu'il ne déplût pas trop à Louis XVI, et qu'il maintînt son alliance avec la Gironde. Il pouvait alors suffire à sa tâche; mais il était à craindre que tout ne fût perdu le jour où à l'incompatibilité naturelle des partis viendraient se joindre quelques fautes des hommes, et c'est ce qui ne pouvait manquer d'arriver bientôt. Louis XVI, frappé de l'activité de ses ministres, de leurs bonnes intentions, et de leur talent pour les affaires, fut charmé un instant; leurs réformes économiques surtout lui plaisaient; car il avait toujours aimé ce genre de bien, qui n'exigeait aucun sacrifice de pouvoir ni de principes. S'il avait pu être rassuré toujours comme il le fut d'abord, et se séparer des gens de cour, il eût supporté facilement la constitution. Il le répéta avec sincérité aux ministres, et parvint à convaincre les deux plus difficiles, Roland et Clavière. La persuasion fut entière de part et d'autre. La Gironde, qui n'était républicaine que par méfiance du roi, cessa de l'être alors, et Vergniaud, Gensonné, Guadet, entrèrent en correspondance avec Louis XVI, ce qui plus tard fut contre eux un chef d'accusation. L'inflexible épouse de Roland était seule en doute, et retenait ses amis trop faciles, suivant elle, à se livrer. La raison de ces défiances est naturelle: elle ne voyait pas le roi. Les ministres au contraire l'entretenaient tous les jours, et d'honnêtes gens qui se rapprochent sont bientôt rassurés; mais cette confiance ne pouvait durer, parce que des questions inévitables allaient faire ressortir toute la différence de leurs opinions.

La cour cherchait à répandre du ridicule sur la simplicité un peu républicaine du nouveau ministère, et sur la rudesse sauvage de Roland, qui se présentait au château sans boucles aux souliers. Dumouriez rendait les sarcasmes, et mêlant la gaieté au travail le plus assidu, plaisait au roi, le charmait par son esprit, et peut-être aussi lui convenait mieux que les autres par la flexibilité de ses opinions. La reine s'apercevant que, de tous ses collègues, il était le plus puissant sur l'esprit du monarque, voulut le voir. Il nous a conservé dans ses mémoires cet entretien singulier qui peint les agitations de cette princesse infortunée, digne d'un autre règne, d'autres amis, et d'un autre sort.

«Introduit, dit-il, dans la chambre de la reine, il la trouva seule, très rouge, se promenant à grands pas, avec une agitation qui présageait une explication très vive. Il alla se poster au coin de la cheminée, douloureusement affecté du sort de cette princesse et des sensations terribles qu'elle éprouvait. Elle vint à lui d'un air majestueux et irrité, et lui dit: Monsieur, vous êtes tout-puissant en ce moment, mais c'est par la faveur du peuple, qui brise bien vite ses idoles. Votre existence dépend de votre conduite. On dit que vous avez beaucoup de talens. Vous devez juger que ni le roi ni moi, ne pouvons souffrir toutes ces nouveautés ni la constitution. Je vous le déclare franchement; prenez votre parti.

«Il lui répondit: Madame, je suis désolé de la pénible confidence que vient de me faire votre majesté. Je ne la trahirai pas: mais je suis entre le roi et la nation, et j'appartiens à ma patrie. Permettez-moi de vous représenter que le salut du roi, le vôtre, celui de vos augustes enfans, est attaché à la constitution, ainsi que le rétablissement de son autorité légitime. Je vous servirais mal et lui aussi, si je vous parlais différemment. Vous êtes tous les deux entourés d'ennemis qui vous sacrifient à leur propre intérêt. La constitution, si une fois elle est en vigueur, bien loin de faire le malheur du roi, fera sa félicité et sa gloire; il faut qu'il concoure à ce qu'elle s'établisse solidement et promptement.—L'infortunée reine, choquée de ce que Dumouriez heurtait ses idées, lui dit en haussant la voix, avec colère: Cela ne durera pas; prenez garde à vous.

«Dumouriez répondit avec une fermeté modeste: Madame, j'ai plus de cinquante ans, ma vie a été traversée de bien des périls; et en prenant le ministère, j'ai bien réfléchi que la responsabilité n'est pas le plus grand de mes dangers.—Il ne manquait plus, s'écria-t-elle avec douleur, que de me calomnier. Vous semblez croire que je suis capable de vous faire assassiner. Et des larmes coulèrent de ses yeux.

«Agité autant qu'elle-même: Dieu me préserve, dit-il, de vous faire une aussi cruelle injure! Le caractère de votre majesté est grand et noble; elle en a donné des preuves héroïques que j'ai admirées, et qui m'ont attaché à elle. Dans le moment elle fut calmée, et s'approcha de lui. Il continua Croyez-moi, Madame, je n'ai aucun intérêt à vous tromper; j'abhorre autant que vous l'anarchie et les crimes. Croyez-moi, j'ai de l'expérience. Je suis mieux placé que vôtre majesté pour juger des évènemens. Ceci n'est pas un mouvement populaire momentané, comme vous semblez le croire. C'est l'insurrection presque unanime d'une grande nation contre les abus invétérés. De grandes factions attisent cet incendie; il y a dans toutes des scélérats et des fous. Je n'envisage dans la révolution que le roi et la nation entière; tout ce qui tend à les séparer conduit à leur ruine mutuelle; je travaille autant que je peux à les réunir, c'est à vous à m'aider. Si je suis un obstacle à vos desseins, si vous y persistez, dites-le-moi; je porte sur-le~champ ma démission au roi, et je vais gémir dans un coin sur le sort de ma patrie et sur le vôtre.

«La fin de cette conversation établit entièrement la confiance de la reine. Ils parcoururent ensemble les diverses factions; il lui cita des fautes et des crimes de toutes; il lui prouva qu'elle était trahie dans son intérieur; il lui cita des propos tenus dans sa confidence la plus intime; cette princesse lui parut à la fin entièrement convaincue, et elle le congédia avec un air serein et affable. Elle était de bonne foi, mais ses entours, et les horribles excès des feuilles de Marat et des jacobins la replongèrent bien tôt dans ses funestes résolutions.

«Un autre jour elle lui dit devant le roi: Vous me voyez désolée; je n'ose pas me mettre à la fenêtre du côté du jardin. Hier au soir, pour prendre l'air, je me suis montrée à la fenêtre de la cour: un canonnier de garde m'a apostrophée d'une injure grossière, en ajoutant: Que j'aurais de plaisir à voir ta tête au bout de ma baïonnette! Dans cet affreux jardin, d'un côté on voit un homme monté sur une chaise, lisant à haute voix des horreurs contre nous; d'un autre, c'est un militaire ou un abbé qu'on traîne dans un bassin, en l'accablant d'injures et de coups; pendant ce temps-là d'autres jouent au ballon, ou se promènent tranquillement. Quel séjour! quel peuple!» (Mém. de Dumouriez, livre III, chapitre VI[3].)

Ainsi, par une espèce de fatalité, les intentions supposées du château excitaient la défiance et la fureur du peuple, et les hurlemens du peuple augmentaient les douleurs et les imprudences du château. Ainsi le désespoir régnait au dehors et au dedans. Mais pourquoi, se demande-t-on, une franche explication ne terminait-elle pas tant de maux? Pourquoi le château ne comprenait-il pas les craintes du peuple? Pourquoi le peuple ne comprenait-il pas les douleurs du château? Mais pourquoi les hommes sont-ils hommes?… A cette dernière question, il faut s'arrêter, se soumettre, se résigner à la nature humaine, et poursuivre ces tristes récits.

Léopold II était mort; les dispositions pacifiques de ce prince étaient à regretter pour la tranquillité de l'Europe, et on ne pouvait pas espérer la même modération de son successeur et neveu, le roi de Bohême et de Hongrie. Gustave, le roi de Suède, venait d'être assassiné au milieu d'une fête. Les ennemis des jacobins leur attribuaient cet assassinat; mais il était bien prouvé qu'il fut le crime de la noblesse humiliée par Gustave dans la dernière révolution de Suède. Ainsi, la noblesse, qui accusait en France les fureurs révolutionnaires du peuple, donnait dans le nord un exemple de ce qu'elle avait jadis été elle-même, et de ce qu'elle était encore dans les pays où la civilisation était moins avancée. Quel exemple pour Louis XVI, et quelle leçon, si dans le moment il avait pu la comprendre! La mort de Gustave fit échouer l'entreprise qu'il avait méditée contre la France, entreprise à laquelle Catherine devait fournir des soldats, et l'Espagne des subsides. Il est douteux cependant que la perfide Catherine eût fait ce qu'elle avait promis, et la mort de Gustave, dont on s'exagéra les conséquences, fut en réalité un événement peu important[4].

Delessart avait été mis en accusation pour la faiblesse de ses dépêches; il n'était ni dans les goûts ni dans les intérêts de Dumouriez de traiter faiblement avec les puissances. Les dernières dépêches avaient paru satisfaire Louis XVI, par leur convenance et leur fermeté. M. de Noailles, ambassadeur à Vienne, et serviteur peu sincère, envoya sa démission à Dumouriez, en disant qu'il n'espérait pas faire écouter au chef de l'empire le langage qu'on venait de lui dicter. Dumouriez se hâta d'en prévenir l'assemblée, qui, indignée de cette démission, mit aussitôt M. de Noailles en accusation. Un autre ambassadeur fut envoyé sur-le-champ avec de nouvelles dépêches. Deux jours après, Noailles revint sur sa démission, et, envoya la réponse catégorique qu'il avait exigée de la cour de Vienne. Cette note de M. de Cobentzel est, entre toutes les fautes des puissances, une des plus impolitiques qu'elles aient commises. M. de Cobentzel exigeait, au nom de sa cour, le rétablissement de la monarchie française, sur les bases fixées par la déclaration royale du 23 juin 1789. C'était imposer le rétablissement des trois ordres, la restitution des biens du clergé, et celle du Comtat-Venaissin au pape. Le ministre autrichien demandait en outre la restitution aux princes de l'empire des terres d'Alsace, avec tous leurs droits féodaux. Il fallait ne connaître la France que par les passions de Coblentz, pour proposer des conditions pareilles. C'était exiger à la fois la destruction d'une constitution jurée par le roi et la nation, la révocation d'une grande détermination à l'égard d'Avignon, et enfin la banqueroute par la restitution des biens du clergé déjà vendus. D'ailleurs de quel droit réclamer une pareille soumission? De quel droit intervenir dans nos affaires? Quelle plainte avait-on à élever pour les princes d'Alsace, puisque leurs terres étaient enclavées dans la souveraineté française, et devaient en subir la loi?

Le premier mouvement du roi et de Dumouriez fut de courir à l'assemblée pour l'informer de cette note. L'assemblée fut indignée et devait l'être; il y eut un cri de guerre général. Ce que Dumouriez ne dit pas à l'assemblée, c'est que l'Autriche, qu'il avait menacée d'une nouvelle révolution à Liège, avait envoyé un agent pour traiter de cet objet avec lui; que le langage de cet agent était tout différent de celui du ministère autrichien, et que bien évidemment la dernière note était l'effet d'une résolution soudaine et suggérée. L'assemblée leva le décret d'accusation porté contre Noailles, et exigea un prompt rapport. Le roi ne pouvait plus reculer; cette guerre fatale allait être enfin déclarée, et dans aucun cas elle ne favorisait ses intérêts. Vainqueurs, les Français en devenaient plus exigeans et plus inexorables sur l'observation de la loi nouvelle; vaincus, ils allaient s'en prendre au gouvernement, et l'accuser d'avoir mal soutenu la guerre. Louis XVI sentait parfaitement ce double péril, et cette résolution fut une de celles qui lui coûtèrent le plus[5]. Dumouriez rédigea son rapport avec sa célérité ordinaire, et le porta au roi qui le garda trois jours. Il s'agissait de savoir si le roi, réduit à prendre l'initiative auprès de l'assemblée, l'engagerait à déclarer la guerre, ou bien s'il se contenterait de la consulter à cet égard, en lui annonçant que, d'après les injonctions faites, la France se trouvait en état de guerre. Les ministres Roland et Clavière opinaient pour le premier avis. Les orateurs de la Gironde le soutenaient également, et voulaient dicter le discours du trône. Il répugnait à Louis XVI de déclarer la guerre, et il aimait mieux déclarer l'état de guerre. La différence était peu importante, cependant elle était préférable à son coeur. On pouvait avoir une telle condescendance pour sa situation. Dumouriez, plus facile, n'écouta aucun des ministres; et, soutenu par Degraves, Lacoste et Duranthon, fit adopter l'avis du roi. Ce fut là son premier différend avec la Gironde. Le roi composa lui-même son discours et se rendit en personne à l'assemblée, le 20 avril, suivi de tous ses ministres. Une affluence considérable de spectateurs ajoutait à l'effet de cette séance qui allait décider du sort de la France et de l'Europe. Les traits du roi étaient altérés, et annonçaient une préoccupation profonde. Dumouriez lut un rapport détaillé des négociations de la France avec l'empire; il démontra que le traité de 1756 était rompu par le fait, et que, d'après le dernier ultimatum, la France se trouvait en état de guerre. Il ajouta que le roi, pour consulter l'assemblée, n'ayant d'autre moyen légal que la proposition formelle de guerre, il se résignait à la consulter par cette voie. Louis XVI alors prit la parole avec dignité, mais avec une voix altérée.—«Messieurs, dit-il, vous venez d'entendre le résultat des négociations que j'ai suivies avec la cour de Vienne. Les conclusions du rapport ont été l'avis unanime de mon conseil: je les ai adoptées moi-même. Elles sont conformes au voeu que m'a manifesté plusieurs fois l'assemblée nationale, et aux sentimens que m'ont témoignés un grand nombre de citoyens des différentes parties du royaume; tous préfèrent la guerre à voir plus long-temps la dignité du peuple français outragée et la sûreté nationale menacée.

«J'avais dû préalablement épuiser tous les moyens de maintenir la paix. Je viens aujourd'hui, aux termes de la constitution, proposer à l'assemblée nationale la guerre contre le roi de Hongrie et de Bohème.»

Le meilleur accueil fut fait à cette proposition; des cris de vive le roi retentirent de toutes parts. L'assemblée répondit à Louis XVI qu'elle allait délibérer, et qu'il serait instruit par un message du résultat de la délibération. La discussion la plus orageuse commença alors et se prolongea bien avant dans la nuit. Les raisons déjà données pour et contre furent répétées ici; enfin le décret fut rendu, et la guerre résolue à une grande majorité.

«Considérant, disait l'assemblée, que la cour de Vienne, au mépris des traités, n'a cessé d'accorder une protection ouverte aux Français rebelles; qu'elle a provoqué et formé un concert avec plusieurs puissances de l'Europe, contre l'indépendance et la sûreté de la nation française;

«Que François Ier, roi de Hongrie et de Bohême[6], a, par ses notes des 18 mars et 7 avril derniers, refusé de renoncer à ce concert;

«Que, malgré la proposition qui lui a été faite par la note du 11 mars 1792, de réduire de part et d'autre à l'état de paix les troupes sur les frontières, il a continué et augmenté ses préparatifs hostiles;

«Qu'il a formellement attenté à la souveraineté de la nation française, en déclarant vouloir soutenir les prétentions des princes allemands possessionnés en France, auxquels la nation française n'a cessé d'offrir des indemnités;

«Qu'il a cherché à diviser les citoyens français, et à les armer les uns contre les autres, en offrant aux mécontens un appui dans le concert des puissances;

«Considérant enfin que le refus de répondre aux dernières dépêches du roi des Français ne laisse plus d'espoir d'obtenir, par la voie d'une négociation amicale, le redressement de ces différens griefs, et équivaut à une déclaration de guerre, etc., l'assemblée déclare qu'il y a urgence.»

Il faut en convenir, cette guerre cruelle, qui a si long-temps déchiré l'Europe, n'a pas été provoquée par la France, mais par les puissances étrangères. La France, en la déclarant, n'a fait que reconnaître par un décret l'état où on l'avait placée. Condorcet fut chargé de faire un exposé des motifs de la nation. L'histoire doit recueillir ce morceau, précieux modèle de raison et de mesure[7].

La nouvelle de guerre causa une joie générale. Les patriotes y voyaient la fin des craintes que leur causaient l'émigration et la conduite incertaine du roi; les modérés, effrayés surtout du danger des divisions, espéraient que le péril commun y mettrait fin, et que les champs de bataille absorberaient tous ces hommes turbulens enfantés par la révolution. Quelques feuillans seulement, très disposés à trouver des torts à l'assemblée, lui reprochaient d'avoir violé la constitution, d'après laquelle la France ne devait jamais être en état d'agression. Mais il est trop évident ici que la France n'attaquait pas. Ainsi, à part le roi et quelques mécontens, la guerre était le voeu général.

Lafayette se prépara à servir bravement son pays, dans cette carrière nouvelle. C'était lui qui se trouvait particulièrement chargé de l'exécution du plan conçu par Dumouriez, et ordonné en apparence par Degraves. Dumouriez s'était flatté avec raison, et avait fait espérer à tous les patriotes, que l'invasion de la Belgique serait très facile. Ce pays, récemment agité par une révolution que l'Autriche avait comprimée, devait être disposé à se soulever à la première apparition des Français; et alors devait se réaliser ce mot de l'assemblée aux souverains: Si vous nous envoyez la guerre, nous vous enverrons la liberté. C'était d'ailleurs l'exécution du plan conçu par Dumouriez, qui consistait à s'étendre jusqu'aux frontières naturelles. Rochambeau commandait l'armée le plus à portée d'agir, mais il ne pouvait être chargé de cette opération, à cause de ses dispositions chagrines et maladives, et surtout parce qu'il était moins capable que Lafayette d'une invasion moitié militaire, moitié populaire. On aurait voulu que Lafayette eût le commandement général, mais Dumouriez s'y refusa, sans doute par malveillance. Il allégua pour raison qu'on ne pouvait, en la présence d'un maréchal, donner le commandement en chef de cette expédition à un simple général. Il dit en outre, et cette raison était moins mauvaise, que Lafayette était suspect aux jacobins et à l'assemblée. Il est certain que jeune, actif, et le seul de tous les généraux qui fût aimé par son armée, Lafayette effrayait les imaginations exaltées, et donnait lieu par son influence aux calomnies des malveillans. Quoi qu'il en soit, il s'offrit de bonne grâce pour exécuter le plan du ministre diplomate et militaire à la fois; il demanda cinquante mille hommes avec lesquels il proposa de se porter par Namur et la Meuse jusqu'à Liége, d'où il devait être maître des Pays-Bas. Ce plan fort bien entendu fut approuvé par Dumouriez; la guerre en effet n'était déclarée que depuis quelques jours, l'Autriche n'avait pas eu le temps de couvrir ses possessions de la Belgique, et le succès semblait assuré. En conséquence Lafayette eut l'ordre de se porter d'abord avec dix mille hommes de Givet sur Namur, et de Namur sur Liége ou Bruxelles; il devait être immédiatement suivi de toute son armée. Tandis qu'il exécutait ce mouvement, le lieutenant-général Biron devait partir pour Valenciennes, avec dix mille hommes, et se diriger sur Mons. Un autre officier avait ordre de marcher sur Tournay et de l'occuper soudainement. Ces mouvemens, opérés par des officiers de Rochambeau, n'avaient d'autre but que de soutenir et masquer la véritable attaque confiée à Lafayette.

L'exécution du plan fut fixée du 20 avril au 2 mai. Biron se mit en marche, sortit de Valenciennes, s'empara de Quiévrain, et trouva quelques détachemens ennemis près de Mons. Tout à coup deux régimens de dragons, sans même avoir l'ennemi en tête, s'écrient: Nous sommes trahis! ils prennent la fuite, et entraînent toute l'armée après eux. En vain les officiers veulent les arrêter; ils menacent de les fusiller, et continuent de fuir. Le camp est livré, et tous les effets militaires sont enlevés par les impériaux. Tandis que cet événement se passait à Mons, Théobald Dillon, d'après le plan convenu, sort de Lille avec deux mille hommes d'infanterie et mille chevaux. A l'heure même où le désastre de Biron avait lieu, la cavalerie, à l'aspect de quelques troupes autrichiennes, se replie en criant qu'elle est trahie; elle entraîne l'infanterie, et le bagage est encore abandonné aux ennemis. Théobald Dillon, un officier du génie nommé Berthois, sont massacrés par les soldats et par le peuple de Lille, qui les accusent de trahison. Pendant ce temps Lafayette, averti trop tard, était parvenu de Metz à Givet après des peines inouïes et par des chemins presque impraticables. Il ne devait qu'à l'ardeur de ses troupes d'avoir franchi en si peu de temps l'espace considérable qu'il avait à parcourir. Apprenant là le désastre des officiers de Rochambeau, il crut devoir s'arrêter. Ces fâcheux évènemens eurent lieu dans les derniers jours d'avril 1792.

Notes:

[1] Voyez la note 6 à la fin du volume. [2] Séance du 10 mars. [3] Voyez la note 7 à la fin du volume. [4] Voyez la note 8 à la fin du volume. [5] Voyez la note 9 à la fin du volume. [6] François Ier n'était pas encore élu empereur. [7] Voyez la note 10 à là fin du volume.

CHAPITRE III.

DIVISION DANS LE MINISTERE GIRONDIN.—LE PRETENDU COMITE AUTRICHIEN. —DÉCRET POUR LA FORMATION D'UN CAMP DE 20,000 HOMMES PRÈS PARIS. —LETTRE DE ROLAND AU ROI.—RENVOI DES MINISTRES GIRONDINS; DÉMISSION DE DUMOURIEZ.—FORMATION D'UN MINISTÈRE FEUILLANT. —PROJETS DU PARTI CONSTITUTIONNEL; LETTRE DE LAFAYETTE A L'ASSEMBLÉE. —SITUATION DU PARTI POPULAIRE ET DE SES CHEFS; PLANS DES DÉPUTÉS MÉRIDIONAUX; RÔLE DE PÉTION DANS LES ÉVÈNEMENS DE JUIN.—JOURNÉE DU 20 JUIN 1792; INSURRECTION DES FAUBOURGS; SCÈNES DANS LES APPARTEMENS DES TUILERIES.

La nouvelle de la malheureuse issue des combats de Quiévrain et de Tournay, et du massacre du général Dillon, causa une agitation générale. Il était naturel de supposer que ces deux évènemens avaient été concertés, à en juger par leur concours et leur simultanéité. Tous les partis s'accusèrent. Les jacobins et les patriotes exaltés soutinrent qu'on avait voulu trahir la cause de la liberté. Dumouriez, n'accusant pas Lafayette, mais suspectant les feuillans, crut qu'on avait voulu faire échouer son plan pour le dépopulariser. Lafayette se plaignit, mais moins amèrement que son parti, de ce qu'on l'avait averti fort tard de se mettre en marche, et de ce qu'on ne lui avait pas fourni tous les moyens nécessaires pour arriver. Les feuillans répandirent en outre, que Dumouriez avait voulu perdre Rochambeau et Lafayette, en leur traçant un plan sans leur donner les moyens de l'exécuter. Une intention pareille n'était pas supposable, car Dumouriez, en faisant ainsi des plans de campagne, et en s'écartant à ce point de son rôle de ministre des relations extérieures, s'exposait gravement s'il ne réussissait pas. D'ailleurs le projet de donner la Belgique à la France et à la liberté, faisait partie d'un plan qu'il méditait depuis long-temps: comment supposer qu'il voulût en faire manquer le succès? il était évident que ni les généraux, ni les ministres, n'avaient pu mettre ici de la mauvaise volonté, parce qu'ils étaient tous intéressés à réussir. Mais les partis mettent toujours les hommes à la place des circonstances, afin de pouvoir s'en prendre à quelqu'un des maux qui leur arrivent.

Degraves, effrayé du tumulte excité par ces derniers évènemens militaires, voulut se démettre d'une charge qui lui pesait depuis long-temps, et Dumouriez eut le tort de ne vouloir pas la subir. Louis XVI, toujours sous l'empire de la Gironde, donna ce ministère à Servan, ancien militaire, connu par ses opinions patriotiques. Ce choix donna de nouvelles forces à la Gironde, qui se trouva presque en majorité dans le conseil, ayant Servan, Clavière et Roland à sa disposition. Dès cet instant la désunion commença d'éclater entre les ministres. La Gironde devenait de jour en jour plus méfiante, et par conséquent plus exigeante en témoignages de bonne foi de la part de Louis XVI. Dumouriez, que les opinions asservissaient peu, et que la confiance de Louis XVI avait touché, se rangeait toujours de son côté; et Lacoste, qui s'était fortement attaché au prince, faisait de même. Duranthon restait neutre, et n'avait de préférence marquée que pour les partis les plus faibles. Servan, Clavière et Roland étaient inflexibles; tout pleins des craintes de leurs amis, ils se montraient tous les jours plus difficiles et plus inexorables au conseil. Une dernière circonstance acheva de brouiller Dumouriez avec les principaux membres de la Gironde. Il avait demandé, en entrant au ministère des affaires étrangères, six millions pour dépenses secrètes, et dont il ne serait pas tenu de rendre compte. Les feuillans s'y étaient opposés, mais la Gironde avait fait triompher sa demande, et les six millions furent accordés. Pétion ayant demandé des fonds pour la police de Paris, Dumouriez lui avait alloué trente mille francs par mois; mais, cessant d'être girondin, il ne consentit à les payer qu'une fois. D'autre part, on apprit ou on soupçonna qu'il venait de consacrer cent mille francs à ses plaisirs. Roland, chez lequel se réunissait la Gironde, en fut indigné avec tous les siens. Les ministres dînaient alternativement les uns chez les autres, pour s'entretenir des affaires publiques. Lorsqu'ils se réunissaient chez Roland, c'était en présence de sa femme et de tous ses amis; et on peut dire que le conseil était alors tenu par la Gironde elle-même. Ce fut dans une de ces réunions qu'on fit des remontrances à Dumouriez sur la nature de ses dépenses secrètes. D'abord il répondit avec esprit et légèreté, prit de l'humeur ensuite, et se brouilla décidément avec Roland et les Girondins. Il ne reparut plus aux réunions accoutumées, et il en donna pour motif qu'il ne voulait traiter des affaires publiques, ni devant une femme, ni devant les amis de Roland. Cependant il retourna quelquefois encore chez celui-ci, mais sans s'entretenir d'affaires, ou du moins très peu. Une autre discussion acheva de le détacher des Girondins. Guadet, le plus pétulant de son parti, fit lecture d'une lettre par laquelle il voulait que les ministres engageassent le roi à prendre pour directeur un prêtre assermenté. Dumouriez soutint que les ministres ne pouvaient intervenir dans les pratiques religieuses du roi. Il fut approuvé, il est vrai, par Vergniaud et Gensonné; mais la querelle n'en fut pas moins vive, et la rupture devint définitive.

Les journaux commencèrent l'attaque contre Dumouriez. Les feuillans, qui déjà étaient conjurés contre lui, se virent alors aidés par les jacobins et les girondins. Dumouriez, attaqué de toutes parts, tint ferme contre l'orage, et fit sévir contre quelques journalistes.

Déjà on avait lancé un décret d'accusation contre Marat, auteur de l'Ami du peuple, ouvrage effrayant où il demandait ouvertement le meurtre, et couvrait des plus audacieuses injures la famille royale et tous les hommes qui étaient suspects à son imagination délirante. Pour balancer l'effet de cette mesure, on mit en accusation Royou, rédacteur de l'Ami du roi, et qui poursuivait les républicains avec la même violence que Marat déployait contre les royalistes.

Depuis long-temps il était partout question d'un comité autrichien; les patriotes en parlaient à la ville, comme à la cour on parlait de la faction d'Orléans. On attribuait à ce comité une influence secrète et désastreuse, qui s'exerçait par l'intermédiaire de la reine. Si durant la constituante il avait existé quelque chose qui ressemblait à un comité autrichien, rien de pareil ne se passait sous la législative. Alors un grand personnage placé dans les Pays-Bas communiquait à la reine, et au nom de sa famille, des avis assez sages, auxquels l'intermédiaire français ajoutait encore de la prudence par ses commentaires. Mais sous la législative ces communications particulières n'existaient plus; la famille de la reine avait continué sa correspondance avec elle, mais on ne cessait de lui conseiller la patience et la résignation. Seulement Bertrand de Molleville et Montmorin se rendaient encore au château depuis leur sortie du ministère. C'est sur eux que se dirigeaient tous les soupçons, et ils étaient en effet les agens de toutes les commissions secrètes. Ils furent publiquement accusés par le journaliste Carra. Résolus de le poursuivre comme calomniateur, ils le sommèrent de produire les pièces à l'appui de sa dénonciation. Le journaliste se replia sur trois députés, et nomma Chabot, Merlin et Bazire, comme auteurs des renseignemens qu'il avait publiés. Le juge de paix Larivière, qui, se dévouant à la cause du roi, poursuivait cette affaire avec beaucoup de courage, eut la hardiesse de lancer un mandat d'amener contre les trois députés désignés. L'assemblée, offensée qu'on osât porter atteinte à l'inviolabilité de ses membres, répondit au juge de paix par un décret d'accusation, et envoya l'infortuné Larivière à Orléans.

Cette tentative malheureuse ne fit qu'augmenter l'agitation générale, et la haine qui régnait contre la cour. La Gironde ne se regardait plus comme maîtresse de Louis XVI depuis que Dumouriez s'en était emparé, et elle était revenue à son rôle de violente opposition.

La nouvelle garde constitutionnelle du roi avait été récemment formée. On aurait dû, d'après la loi, composer aussi la maison civile; mais la noblesse n'y voulait pas entrer, pour ne pas reconnaître la constitution, en occupant les emplois créés par elle. On ne voulait pas d'autre part la composer d'hommes nouveaux, et on y renonça. «Comment voulez-vous, Madame, écrivait Barnave à la reine, parvenir à donner le moindre doute à ces gens-ci sur vos sentimens? Lorsqu'ils vous décrètent une maison militaire et une maison civile, semblable au jeune Achille parmi les filles de Lycomède, vous saisissez avec empressement le sabre pour dédaigner de simples ornemens[1].» Les ministres et Bertrand lui-même insistèrent de leur côté dans le même sens que Barnave; mais ils ne purent réussir; et la composition de la maison civile fut abandonnée.

La maison militaire, formée sur un plan proposé par Delessart, avait été composée d'un tiers de troupes de ligne, et de deux tiers de jeunes citoyens, choisis dans les gardes nationales. Cette composition devait paraître rassurante. Mais les officiers et les soldats de ligne avaient été choisis de manière à alarmer les patriotes. Coalisés contre les jeunes gens pris dans les gardes nationales, ils les abreuvaient de dégoûts, et même les forçaient à se retirer pour la plupart. Les démissionnaires étaient bientôt remplacés par des hommes sûrs. Enfin le nombre de ces gardes avait été singulièrement augmenté, car au lieu de dix-huit cents hommes fixés par la loi, il s'élevait, dit-on, à près de six mille. Dumouriez en avait averti le roi, qui répondait sans cesse que le vieux duc de Brissac, chef de cette troupe, ne pouvait pas être regardé comme un conspirateur. Cependant la conduite de la nouvelle garde était telle au château et ailleurs, que les soupçons éclatèrent de toutes parts, et que les clubs s'en occupèrent. A la même époque, douze Suisses arborèrent la cocarde blanche à Neuilly; des dépôts considérables de papier furent brûlés à Sèvres[2], et firent naître de graves soupçons. L'alarme devint alors générale; l'assemblée se déclara en permanence, comme si elle s'était trouvée aux jours où trente mille hommes menaçaient Paris. Il est vrai cependant que les troubles étaient universels; que les prêtres insermentés excitaient le peuple dans les provinces méridionales, et abusaient du secret de la confession pour réveiller le fanatisme; que le concert des puissances était manifeste; que la Prusse allait se joindre à l'Autriche; que les armées étrangères devenaient menaçantes; et que les derniers désastres de Lille et de Mons remplissaient tous les esprits. Il est encore vrai que la puissance du peuple excite peu de confiance, qu'on n'y croit jamais avant qu'il l'ait exercée, et que la multitude irrégulière, si nombreuse qu'elle soit, ne saurait contre-balancer la force de six mille hommes armés et enrégimentés. L'assemblée se hâta donc de se déclarer en permanence[1], et elle fit faire un rapport exact sur la composition de la maison militaire du roi, sur le nombre, le choix et la conduite de ceux qui la composaient. Après avoir constaté que la constitution se trouvait violée, elle rendit un décret de licenciement contre la garde, un autre d'accusation contre le duc de Brissac, et envoya ces deux décrets à la sanction. Le roi voulait d'abord apposer son veto. Dumouriez lui rappela le renvoi de ses gardes-du-corps, bien plus anciens à son service que sa nouvelle maison militaire, et l'engagea à renouveler un sacrifice bien moins difficile. Il lui fit voir d'ailleurs les véritables torts de sa garde, et obtint l'exécution du décret. Mais aussitôt il insista pour sa prompte recomposition, et le roi, soit qu'il revînt à sa première politique de paraître opprimé, soit qu'il comptât sur cette garde licenciée, à laquelle il conserva en secret ses appointemens, refusa de la remplacer, et se trouva ainsi livré sans protection aux fureurs populaires. La Gironde, désespérant de ses dispositions, poursuivit son attaque avec persévérance. Déjà elle avait rendu un nouveau décret contre les prêtres, pour suppléer à celui que le roi avait refusé de sanctionner. Les rapports se succédant sans interruption sur leur conduite factieuse, elle venait de les frapper de la déportation. La désignation des coupables étant difficile, et cette mesure, comme toutes celles de sûreté, reposant sur la suspicion, c'était en quelque sorte d'après la notoriété que les prêtres étaient atteints et déportés. Sur la dénonciation de vingt citoyens actifs, et sur l'approbation du directoire de district, le directoire de département prononçait la déportation: le prêtre condamné devait sortir du canton en vingt-quatre heures, du département en trois jours, et du royaume dans un mois. S'il était indigent, trois livres par jour lui étaient accordées jusqu'à la frontière. Cette loi sévère donnait la mesure de l'irritation croissante de l'assemblée[4]. Un autre décret suivit immédiatement celui-là. Le ministre Servan, sans en avoir reçu l'ordre du roi, et sans avoir consulté ses collègues, proposa, à l'occasion de la prochaine fédération du 14 juillet, de former un camp de vingt mille fédérés, qui serait destiné à protéger l'assemblée et la capitale. Il est facile de concevoir avec quel empressement ce projet fut accueilli par la majorité de l'assemblée, composée de Girondins. Dans le moment la puissance de ceux-ci était au comble. Ils gouvernaient l'assemblée, où les constitutionnels et les républicains étaient en minorité, et où les prétendus impartiaux n'étaient, comme de tout temps, que des indifférens, toujours plus soumis à mesure que la majorité devenait plus puissante. De plus, ils disposaient de Paris par le maire Pétion qui leur appartenait entièrement. Leur projet, par le moyen du camp proposé, était, sans ambition personnelle, mais par ambition de parti et d'opinion, de se rendre maîtres du roi, et de se prémunir contre ses intentions suspectes.

A peine la proposition de Servan fut connue, que Dumouriez lui demanda, en plein conseil et avec la plus grande force, à quel titre il avait fait une proposition pareille. Il répondit que c'était à titre d'individu.—«En ce cas, lui répliqua Dumouriez, il ne fallait pas mettre à côté du nom de Servan le titre de ministre de la guerre.» La dispute fut si vive que, sans la présence du roi, le sang aurait pu couler dans le conseil. Servan offrit de retirer sa motion; mais c'eût été inutile, car l'assemblée s'en était emparée, et le roi n'y aurait gagné que de paraître exercer une violence sur son ministre. Dumouriez s'y opposa donc; la motion resta, et fut combattue par une pétition signée de huit mille gardes nationaux, qui s'offensaient de ce qu'on semblait croire leur service insuffisant pour protéger l'assemblée. Néanmoins elle fut décrétée et portée au roi. Il y avait ainsi deux décrets importans à sanctionner, et déjà on se doutait que le roi refuserait son adhésion. On l'attendait là pour rendre contre lui un arrêt définitif.

Dumouriez soutint en plein conseil que cette mesure serait fatale au trône, mais surtout aux girondins, parce que la nouvelle armée serait formée sous l'influence des jacobins les plus violens. Il ajouta néanmoins qu'elle devait être adoptée par le roi, parce que, s'il refusait de convoquer vingt mille hommes régulièrement choisis, quarante mille se lèveraient spontanément et envahiraient la capitale. Dumouriez assura d'ailleurs qu'il avait un moyen d'annuler cette mesure, et qu'il le ferait connaître en temps convenable. Il soutint aussi que le décret sur la déportation des prêtres devait être sanctionné, parce qu'ils étaient coupables, et que d'ailleurs la déportation les soustrairait aux fureurs de leurs adversaires. Louis XVI hésitait encore, et répondit qu'il y réfléchirait mieux. Dans le même conseil, Roland voulut lire, à la face du roi, une lettre qu'il lui avait déjà adressée, et dont par conséquent il était inutile de faire une lecture directe, puisque le roi la connaissait déjà. Cette lettre avait été résolue à l'instigation de Mme Roland, et rédigée par elle. On a vu qu'il avait été question d'en écrire une au nom de tous les ministres. Ceux-ci ayant refusé, Mme Roland avait insisté auprès de son mari, et ce dernier s'était décidé à faire la démarche en son nom. Vainement Duranthon, qui était faible, mais sage, lui objecta-t-il avec raison que le ton de sa lettre, loin de persuader le roi, l'aigrirait contre des ministres qui jouissaient de la confiance publique, et qu'il en résulterait une rupture funeste entre le trône et le parti populaire. Roland s'opiniâtra d'après l'avis de sa femme et de ses amis. La Gironde en effet voulait une explication, et préférait une rupture à l'incertitude.

Roland lut donc cette lettre au roi, et lui fit essuyer en plein conseil les plus dures remontrances.

Voici cette lettre fameuse:

«Sire, l'état actuel de la France ne peut subsister long-temps, c'est un état de crise dont la violence atteint le plus haut degré; il faut qu'il se termine par un éclat qui doit intéresser votre majesté autant qu'il importe à tout l'empire.

«Honoré de votre confiance, et placé dans un poste où je vous dois la vérité, j'oserai la dire tout entière; c'est une obligation qui m'est imposée par vous-même.

«Les Français se sont donné une constitution; elle a fait des mécontens et des rebelles: la majorité de la nation la veut maintenir; elle a juré de la défendre, au prix de son sang, et elle a vu avec joie la guerre, qui lui offrait un grand moyen de l'assurer. Cependant la minorité, soutenue par des espérances, a réuni tous ses efforts pour emporter l'avantage. De là cette lutte intestine contre les lois, cette anarchie dont gémissent les bons citoyens, et dont les malveillans ont bien soin de se prévaloir pour calomnier le nouveau régime; de là cette division partout répandue et partout excitée, car nul part il n'existe d'indifférence: on veut ou le triomphe ou le changement de la constitution; on agit pour la soutenir ou pour l'altérer. Je m'abstiendrai d'examiner ce qu'elle est par elle-même pour considérer seulement ce que les circonstances exigent; et, me rendant étranger à la chose autant qu'il est possible, je chercherai ce que l'on peut attendre et ce qu'il convient de favoriser.

«Votre majesté jouissait de grandes prérogatives, qu'elle croyait appartenir à la royauté; élevée dans l'idée de les conserver, elle n'a pu se les voir enlever avec plaisir: le désir de les faire rendre était aussi naturel que le regret de les voir anéantir. Ces sentimens, qui tiennent à la nature du coeur humain, ont dû entrer dans le calcul des ennemis de la révolution; ils ont donc compté sur une faveur secrète jusqu'à ce que les circonstances permissent une protection déclarée. Ces dispositions ne pouvaient échapper à la nation elle-même, et elles ont dû la tenir en défiance.

«Votre majesté a donc été constamment dans l'alternative de céder à ses premières habitudes, à ses affections particulières, ou de faire des sacrifices dictés par la philosophie, exigés par la nécessité; par conséquent d'enhardir les rebelles en inquiétant la nation, ou d'apaiser celle-ci en vous unissant à elle. Tout a son temps, et celui de l'incertitude est enfin arrivé.

«Votre majesté peut-elle aujourd'hui s'allier ouvertement avec ceux qui prétendent réformer la constitution, où doit-elle généreusement se dévouer sans réserve à la faire triompher? Telle est la véritable question dont l'état actuel des choses rend la solution inévitable: quant à celle, très métaphysique, de savoir si les Français sont mûrs pour la liberté, sa discussion ne fait rien ici, car il ne s'agit point de juger ce que nous serons devenus dans un siècle, mais de voir ce dont est capable la génération présente.

«Au milieu des agitations dans lesquelles nous vivons depuis quatre ans, qu'est-il arrivé? Des priviléges onéreux pour le peuple ont été abolis; les idées de justice et d'égalité se sont universellement répandues; elles ont pénétré partout; l'opinion des droits du peuple a justifié le sentiment de ses droits; la reconnaissance de ceux-ci, faite solennellement, est devenue une doctrine sacrée; la haine de la noblesse, inspirée depuis long-temps par la féodalité, s'est exaspérée par l'opposition manifeste de la plupart des nobles à la constitution, qui la détruit.

«Durant la première année de la révolution, le peuple voyait dans ces nobles des hommes odieux par les priviléges oppresseurs dont ils avaient joui, mais qu'il aurait cessé de haïr après la destruction de ces priviléges, si la conduite de la noblesse depuis cette époque n'avait fortifié toutes les raisons possibles de la redouter et de la combattre comme une irréconciliable ennemie.

«L'attachement pour la constitution s'est accru dans la même proportion; non-seulement le peuple lui devait des bienfaits sensibles, mais il a jugé qu'elle lui en préparait de plus grands, puisque ceux qui étaient habitués à lui faire supporter toutes les charges cherchaient si puissamment à la détruire ou à la modifier.

«La déclaration des droits est devenue un évangile politique, et la constitution française une religion pour laquelle le peuple est prêt à périr.

«Aussi le zèle a-t-il été déjà quelquefois jusqu'à suppléer à la loi, et lorsque celle-ci n'était pas assez réprimante pour contenir les perturbateurs, les citoyens se sont permis de les punir eux-mêmes.

«C'est ainsi que des propriétés d'émigrés ont été exposées aux ravages qu'inspirait la vengeance; c'est pourquoi tant de départemens se sont crus forcés de sévir contre les prêtres que l'opinion avait proscrits, et dont elle aurait fait des victimes.

«Dans ce choc des intérêts, tous les sentimens ont pris l'accent de la passion. La patrie n'est point un mot que l'imagination se soit complu d'embellir; c'est un être auquel on a fait des sacrifices, à qui l'on s'attache chaque jour davantage par les sollicitudes qu'il cause, qu'on a créé par de grands efforts, qui s'élève au milieu des inquiétudes, et qu'on aime par tout ce qu'il coûte autant que par ce qu'on en espère; toutes les atteintes qu'on lui porte sont des moyens d'enflammer l'enthousiasme pour elle. A quel point cet enthousiasme va-t-il monter, à l'instant où les forces ennemies réunies au dehors se concertent avec les intrigues intérieures pour porter les coups les plus funestes! La fermentation est extrême dans toutes les parties de l'empire; elle éclatera d'une manière terrible, à moins qu'une confiance raisonnée dans les intentions de votre majesté ne puisse enfin la calmer: mais cette confiance ne s'établira pas sur des protestations; elle ne saurait plus avoir pour base que des faits.

«Il est évident pour la nation française que sa constitution peut marcher, que le gouvernement aura toute la force qui lui est nécessaire du moment où votre majesté, voulant absolument le triomphe de cette constitution, soutiendra le corps législatif de toute la puissance de l'exécution, ôtera tout prétexte aux inquiétudes du peuple, et tout espoir aux mécontens.

«Par exemple, deux décrets importans ont été rendus; tous deux intéressent essentiellement la tranquillité publique et le salut de l'état: le retard de leur sanction inspire des défiances; s'il est prolongé, il causera du mécontentement, et je dois le dire, dans l'effervescence actuelle des esprits, les mécontentemens peuvent mener à tout.

«Il n'est plus temps de reculer; il n'y a même plus de moyen de temporiser: la révolution est faite dans les esprits; elle s'achèvera au prix du sang, et sera cimentée par lui, si la sagesse ne prévient pas les malheurs qu'il est encore possible d'éviter.

«Je sais qu'on peut imaginer tout opérer et tout contenir par des mesures extrêmes; mais quand on aurait déployé la force pour contraindre l'assemblée, quand on aurait répandu l'effroi dans Paris, la division et la stupeur dans ses environs, toute la France se lèverait avec indignation, et, se déchirant elle-même dans les horreurs d'une guerre civile, développerait cette sombre énergie, mère des vertus et des crimes, toujours funeste à ceux qui l'ont provoquée.

«Le salut de l'état et le bonheur de votre majesté sont intimement liés; aucune puissance n'est capable de les séparer: de cruelles angoisses et des malheurs certains environneront votre trône, s'il n'est appuyé par vous-même sur les bases de la constitution, et affermi dans la paix que son maintien doit enfin nous procurer. Ainsi la disposition des esprits, le cours des choses, les raisons de la politique, l'intérêt de votre majesté, rendent indispensable l'obligation de s'unir au corps législatif et de répondre au voeu de la nation; ils font une nécessité de ce que les principes présentent comme devoir. Mais la sensibilité naturelle à ce peuple affectueux est prête à y trouver un motif de reconnaissance. On vous a cruellement trompé, sire, quand on vous a inspire de l'éloignement ou de la méfiance pour ce peuple facile à toucher. C'est en vous inquiétant perpétuellement qu'on vous a porté à une conduite propre à l'alarmer lui-même: qu'il voie que vous êtes résolu à faire marcher cette constitution, à laquelle il a attaché sa fidélité, et bientôt vous deviendrez le sujet de ses actions de grâces!

«La conduite des prêtres en beaucoup d'endroits, les prétextes que fournissait le fanatisme aux mécontens, ont fait porter une loi sage contre les perturbateurs: que votre majesté lui donne sa sanction; la tranquillité publique la réclame, et le salut des prêtres la sollicite. Si cette loi n'est mise en vigueur, les départemens seront forcés de lui substituer, comme ils font de toutes parts, des mesures violentes, et le peuple irrité y suppléera par des excès.

«Les tentatives de nos ennemis, les agitations qui se sont manifestées dans la capitale, l'extrême inquiétude qu'avait excitée la conduite de votre garde, et qu'entretiennent encore les témoignages de satisfaction qu'on lui a fait donner par votre majesté, par une proclamation vraiment impolitique dans les circonstances; la situation de Paris, sa proximité des frontières, ont fait sentir le besoin d'un camp dans son voisinage: cette mesure, dont la sagesse et l'urgence ont frappé tous les bons esprits, n'attend encore que la sanction de votre majesté; pourquoi faut-il que des retards lui donnent l'air du regret, lorsque la célérité lui mériterait la reconnaissance?

«Déjà les tentatives de l'état-major de la garde nationale parisienne contre cette mesure ont fait soupçonner qu'il agissait par une inspiration supérieure; déjà les déclamations de quelques démagogistes outrés réveillent les soupçons de leurs rapports avec les intéressés au renversement de la constitution; déjà l'opinion publique compromet les intentions de votre majesté: encore quelque délai, et le peuple contristé croira apercevoir dans son roi l'ami et le complice des conspirateurs.

«Juste ciel! auriez-vous frappé d'aveuglement les puissances de la terre, et n'auront-elles jamais que des conseils qui les entraîneront à leur ruine.

«Je sais que le langage austère de la vérité est rarement accueilli près du trône; je sais aussi que c'est parce qu'il ne s'y fait presque jamais entendre, que les révolutions deviennent nécessaires; je sais surtout que je dois le tenir à votre majesté, non-seulement comme citoyen soumis aux lois, mais comme ministre honoré de sa confiance, ou revêtu de fonctions qui la supposent; et je ne connais rien qui puisse m'empêcher de remplir un devoir dont j'ai la conscience. C'est dans le même esprit que je réitérerai mes représentations à votre majesté sur l'obligation et l'utilité d'exécuter la loi qui prescrit d'avoir un secrétaire au conseil. La seule existence de la loi parle si puissamment, que l'exécution semblerait devoir suivre sans retardement; mais il importe d'employer tous les moyens de conserver aux délibérations la gravité, la sagesse, la maturité nécessaires; et pour les ministres responsables, il faut un moyen de constater leurs opinions: si celui-là eût existé, je ne m'adresserais pas par écrit en ce moment à votre majesté.

«La vie n'est rien pour l'homme qui estime ses devoirs au-dessus de tout; mais, après le bonheur de les avoir remplis, le seul bien auquel il soit encore sensible est celui de penser qu'il l'a fait avec fidélité, et cela même est une obligation pour l'homme public.

«Paris, 10 juin 1792, l'an IV de la liberté.

«Signé ROLAND.»

Le roi écouta cette lecture avec une patience extrême, et sortit en disant qu'il ferait connaître ses intentions.

Dumouriez fut appelé au château. Le roi et la reine étaient réunis. «Devons-nous, dirent-ils, supporter plus long-temps l'insolence de ces trois ministres?—Non, répondit Dumouriez.—Vous chargez-vous de nous en délivrer? reprit le roi.—Oui, sire, ajouta encore le hardi ministre; mais il faut pour y réussir que votre majesté consente à une condition. Je suis dépopularisé, je vais l'être davantage en renvoyant trois collègues, chefs d'un parti puissant. Il n'y a qu'un moyen de persuader au public qu'ils ne sont pas renvoyés à cause de leur patriotisme.—Lequel? demanda le roi.—C'est, répondit Dumouriez, de sanctionner les deux décrets;» et il répéta les raisons qu'il avait déjà données en plein conseil. La reine s'écria que la condition était trop dure; mais Dumouriez s'efforça de lui faire entendre que les vingt mille hommes n'étaient pas à redouter; que le décret ne désignait pas le lieu où l'on devait les faire camper; qu'on pourrait, par exemple, les envoyer à Soissons: que là, on les occuperait à des exercices militaires, et qu'on les acheminerait ensuite peu à peu aux armées, lorsque le besoin s'en ferait sentir. «Mais alors, dit le roi, il faut que vous soyez ministre de la guerre.—Malgré la responsabilité, j'y consens, répondit Dumouriez; mais il faut que votre majesté sanctionne le décret contre les prêtres; je ne puis la servir qu'à ce prix. Ce décret, loin de nuire aux ecclésiastiques, les soustraira aux fureurs populaires; il fallait que votre majesté s'opposât au premier décret de l'assemblée constituante, qui ordonnait le serment; maintenant elle ne peut plus reculer.—J'eus tort alors s'écria Louis XVI; je ne dois pas avoir tort encore une fois.» La reine, qui ne partageait pas les scrupules religieux de son époux, s'unit à Dumouriez, et, pour un instant, le roi parut donner son adhésion.

Dumouriez lui indiqua les nouveaux ministres à nommer à la place de Servan, Clavière et Roland. C'étaient Mourgues pour l'intérieur, Beaulieu pour les finances. La guerre était confiée à Dumouriez, qui, pour le moment, réunissait deux ministères, en attendant que celui des affaires étrangères fût occupé. L'ordonnance fut aussitôt rendue, et, le 13 juin, Roland, Clavière et Servan reçurent leur démission officielle. Roland, qui avait toute la force nécessaire pour exécuter ce que l'esprit hardi de sa femme pouvait concevoir, se rendit aussitôt à l'assemblée, et fit lecture de la lettre qu'il avait écrite au roi, et pour laquelle il était renvoyé. Cette démarche était certainement permise, une fois les hostilités déclarées; mais, après la promesse faite au roi de tenir la lettre secrète, il était peu généreux de la lire publiquement.

L'assemblée accueillit avec les plus grands applaudissemens la lecture de Roland, ordonna que sa lettre fût imprimée et envoyée aux quatre-vingt-trois départemens; elle déclara de plus que, les trois ministres disgraciés emportaient la confiance de la nation. C'est dans ce moment même que Dumouriez, sans s'intimider, osa paraître à la tribune, avec son nouveau titre de ministre de la guerre. Il avait préparé en toute hâte un rapport circonstancié sur l'état de l'armée, sur les fautes de l'administration et de l'assemblée. Il n'épargna pas la sévérité à ceux qu'il savait disposés à lui faire le plus mauvais accueil. A peine parut-il, que les huées lui furent prodiguées par les jacobins; les feuillans observèrent le plus profond silence. Il rendit compte d'abord d'un léger avantage remporté par Lafayette, et de la mort de Gouvion qui, officier, député et homme de bien, désespéré des malheurs de la patrie, avait volontairement cherché la mort. L'assemblée donna des regrets à la perte de ce généreux citoyen; elle écouta froidement ceux de Dumouriez, et surtout le désir qu'il exprima d'échapper aux mêmes calamités par le même sort. Mais quand il annonça son rapport comme ministre de la guerre, le refus d'écouter fut manifesté de toutes parts. Il réclama froidement la parole, et finit par obtenir le silence. Ses remontrances irritèrent quelques députés: «L'entendez-vous? s'écria Guadet, il nous donne des leçons!—Et pourquoi pas?» répliqua tranquillement l'intrépide Dumouriez. Le calme se rétablit; il acheva sa lecture, et fut tour à tour hué et applaudi. A peine eut-il fini, qu'il replia son mémoire pour l'emporter. «Il fuit! s'écria-t-on.—Non, reprit-il,» et il remit hardiment son mémoire sur le bureau, le signa avec assurance, et traversa l'assemblée avec un calme imperturbable. Comme on se pressait sur son passage, des députés lui dirent: «Vous allez être envoyé à Orléans.—Tant mieux, répondit-il; j'y prendrai des bains et du petit-lait, dont j'ai besoin, et je me reposerai.»

Sa fermeté rassura le roi, qui lui en témoigna sa satisfaction; mais le malheureux prince était déjà ébranlé et tourmenté de scrupule. Assiégé par de faux amis, il était déjà revenu sur ses déterminations, et ne voulait plus sanctionner les deux décrets.

Les quatre ministres réunis en conseil supplièrent le roi de donner sa double sanction, comme il semblait l'avoir promis. Le roi répondit sèchement qu'il ne pouvait consentir qu'au décret des vingt mille hommes; que quant à celui des prêtres, il était décidé à s'y opposer; que son parti était pris, et que les menaces ne pourraient l'effrayer. Il lut la lettre par laquelle il annonçait sa détermination au président de l'assemblée. «L'un de vous, dit-il à ses ministres, la contre-signera.» Et il prononça ces paroles d'un ton qu'on ne lui avait jamais connu.

Dumouriez alors lui écrivit pour lui demander sa démission. «Cet homme, s'écria le roi, m'a fait renvoyer trois ministres parce qu'ils voulaient m'obliger à adopter les décrets et il veut maintenant que je les sanctionne!» Ce reproche était injuste, car ce n'était qu'à la condition de la double sanction que Dumouriez avait consenti à survivre à ses collègues. Louis XVI le vit, lui demanda s'il persistait. Dumouriez fut inébranlable. «En ce cas, lui dit le roi, j'accepte votre démission.» Tous les ministres l'avaient donnée aussi. Cependant le roi retint Lacoste et Duranthon, et les contraignit de rester. MM. Lajard, Chambonas et Terrier de Mont-Ciel, pris parmi les feuillans, occupèrent les ministères vacans.

«Le roi, dit Mme Campan, tomba à cette époque dans un découragement qui allait jusqu'à l'abattement physique. Il fut dix jours de suite sans articuler un mot, même au sein de sa famille, si ce n'est qu'à une partie de trictrac qu'il faisait avec madame Élisabeth après son dîner, il était obligé de prononcer les mots indispensables à ce jeu. La reine le tira de cette position, si funeste dans un état de crise où chaque minute amenait la nécessité d'agir, en se jetant à ses pieds, en employant tantôt des images faites pour l'effrayer, tantôt les expressions de sa tendresse pour lui. Elle réclamait aussi celle qu'il devait à sa famille, et alla jusqu'à lui dire que, s'il fallait périr, ce devait être avec honneur, et sans attendre qu'on vînt les étouffer l'un et l'autre sur le parquet de leur appartement[5].»

Il est facile de présumer quelles durent être les dispositions d'esprit de Louis XVI en revenant à lui-même et au soin des affaires. Après avoir abandonné une fois le parti des feuillans pour se jeter vers celui des girondins, il ne pouvait revenir aux premiers avec beaucoup de goût et d'espoir. Il avait fait la double expérience de son incompatibilité avec les uns et les autres, et, ce qui était plus fâcheux, il la leur avait fait faire à tous. Dès lors il dut plus que jamais songer à l'étranger, et y mettre toutes ses espérances. Cette pensée devint évidente pour tout le monde, et alarma ceux qui voyaient dans l'envahissement de la France la chute de la liberté, le supplice de ses défenseurs, et peut-être le partage ou le démembrement du royaume. Louis XVI n'y voyait pas cela, car on se dissimule toujours l'inconvénient de ce qu'on désire. Épouvanté du tumulte produit par la déroute de Mons et de Tournay, il avait envoyé Mallet-du-Pan en Allemagne avec des instructions écrites de sa main. Il y recommandait aux souverains de s'avancer avec précaution, d'observer les plus grands ménagemens envers les habitans des provinces qu'ils traverseraient, et de se faire précéder par un manifeste dans lequel ils attesteraient leurs intentions pacifiques et conciliatrices[6]. Quelque modéré que fût ce projet, cependant ce n'en était pas moins l'invitation de s'avancer dans le pays; et d'ailleurs, si tel était le voeu du roi, celui des princes étrangers et rivaux de la France, celui des émigrés courroucés était-il le même? Louis XVI était-il assuré de n'être pas entraîné au-delà de ses intentions? Les ministres de Prusse et d'Autriche témoignèrent eux-mêmes à Mallet-du-Pan les méfiances que leur inspirait l'emportement de l'émigration, et il paraît qu'il eut quelque peine à les rassurer à cet égard[7]. La reine s'en défiait tout autant; elle redoutait surtout Calonne comme le plus dangereux de ses ennemis[8]; mais il n'en conjurait pas moins sa famille d'agir avec la plus grande célérité pour sa délivrance. Dès cet instant, le parti populaire dut regarder la cour comme un ennemi d'autant plus à craindre qu'il disposait de toutes les forces de l'état; et le combat qui s'engageait devint un combat à mort. Le roi, en composant son nouveau ministère, ne choisit aucun homme prononcé. Dans l'attente de sa prochaine délivrance, il ne songeait qu'à passer quelques jours encore, et il lui suffisait pour cela du ministère le plus insignifiant.

Les feuillans cherchèrent à profiter de l'occasion pour se rattacher à la cour, moins, il faut le dire, par ambition personnelle de parti, que par intérêt pour le roi. Ils ne comptaient nullement sur l'invasion; ils y voyaient pour la plupart un attentat, et de plus un péril aussi grand pour la cour que pour la nation. Ils prévoyaient avec raison que le roi aurait succombé avant que les secours pussent arriver; et, après l'invasion, ils redoutaient des vengeances atroces, peut-être le démembrement du territoire, et certainement l'abolition de toute liberté.

Lally-Tolendal, qu'on a vu quitter la France dès que les deux chambres furent devenues impossibles; Malouet, qui les avait encore essayées lors de la révision; Duport, Lameth, Lafayette et autres, qui voulaient conserver ce qui était, se réunirent pour tenter un dernier effort. Ce parti, comme tous les partis, n'était pas très d'accord avec lui-même; mais il se réunissait dans une seule vue, celle de sauver le roi de ses fautes, et de sauver la constitution avec lui. Tout parti obligé d'agir dans l'ombre est réduit à des démarches qu'on appelle intrigues quand elles ne sont pas heureuses. En ce sens les feuillans intriguèrent. Dès qu'ils virent le renvoi de Servan, Clavière et Roland, opéré par Dumouriez, ils se rapprochèrent de celui-ci, et lui proposèrent leur alliance, à condition qu'il signerait le veto contre le décret sur les prêtres. Dumouriez, peut-être par humeur, peut-être par défaut de confiance dans leurs moyens, et sans doute aussi par l'engagement qu'il avait pris de faire sanctionner le décret, refusa cette alliance, et se rendit à l'armée, avec le désir, écrivait-il à l'assemblée, qu'un coup de canon réunît toutes les opinions sur son compte.

Il restait aux feuillans Lafayette, qui, sans prendre part à leurs secrètes menées, avait partagé leurs mauvaises dispositions contre Dumouriez, et voulait surtout sauver le roi, sans altérer la constitution. Leurs moyens étaient faibles. D'abord la cour, qu'ils cherchaient à sauver, ne voulait pas l'être par eux. La reine, qui se confiait volontiers à Barnave, avait toujours employé les plus grandes précautions pour le voir, et ne l'avait jamais reçu qu'en secret. Les émigrés et la cour ne lui eussent jamais pardonné de voir les constitutionnels. On lui recommandait en effet de ne point traiter avec eux, et de leur préférer plutôt les jacobins, parce que, disait-on, il faudrait transiger avec les premiers, et qu'on ne serait tenu à rien envers les seconds[9]. Qu'on ajoute à ces conseils, souvent répétés, la haine personnelle de la reine pour Lafayette, et on comprendra combien la cour était peu disposée à se laisser servir par les constitutionnels ou les feuillans. Outre ces répugnances de la cour à leur égard, il faut considérer encore la faiblesse des moyens qu'ils pouvaient employer contre le parti populaire. Lafayette, il est vrai, était adoré de ses soldats, et devait compter sur son armée; mais il avait l'ennemi en tête, et il ne pouvait découvrir la frontière pour se porter vers l'intérieur. Le vieux Luckner, sur lequel il s'appuyait, était faible, mobile, et facile à intimider, quoique fort brave sur les champs de bataille. Mais, en comptant même sur leurs moyens militaires, les constitutionnels n'avaient aucuns moyens civils. La majorité de l'assemblée était à la Gironde. La garde nationale leur était dévouée en partie, mais elle était désunie et presque désorganisée. Les constitutionnels étaient donc réduits, pour user de leurs forces militaires, à marcher de la frontière sur Paris, c'est-à-dire à tenter une insurrection contre l'assemblée; et les insurrections, excellentes pour un parti violent qui prend l'offensive, sont funestes et inconvenantes pour un parti modéré qui résiste en s'appuyant sur les lois.

Cependant on entoura Lafayette et on concerta avec lui le projet d'une lettre à l'assemblée. Cette lettre, écrite en son nom, devait exprimer ses sentimens envers le roi et la constitution, et sa désapprobation contre tout ce qui tendait à attaquer l'un ou l'autre. Ses amis étaient partagés; les uns excitaient, les autres retenaient son zèle. Mais, ne songeant qu'à ce qui pouvait servir le roi auquel il avait juré fidélité, il écrivit la lettre, et brava tous les dangers qui allaient menacer sa tête. Le roi et la reine, quoique résolus à ne pas se servir de lui, le laissèrent écrire, parce qu'ils ne voyaient dans cette démarche qu'un échange de reproches entre les amis de la liberté. La lettre arriva à l'assemblée le 18 juin. Lafayette, après avoir, en débutant, blâmé la conduite du dernier ministre, qu'il voulait, disait-il, dénoncer au moment où il avait appris son renvoi, continuait en ces termes:

«Ce n'est pas assez que cette branche du gouvernement soit délivrée d'une funeste influence; la chose publique est en péril; le sort de la France repose principalement sur ses représentans; la nation attend d'eux son salut; mais, en se donnant une constitution, elle leur a prescrit l'unique route par laquelle ils doivent la sauver.»

Protestant ensuite de son inviolable attachement pour la loi jurée, il exposait l'état de la France, qu'il voyait placée entre deux espèces d'ennemis, ceux du dehors et ceux du dedans.

«Il faut détruire les uns et les autres; mais vous n'en aurez la puissance qu'autant que vous serez constitutionnels et justes… Regardez autour de vous… pouvez-vous vous dissimuler qu'une faction, et, pour éviter toute dénomination vague, que la faction jacobine a causé tous les désordres? C'est elle que j'en accuse hautement! Organisée comme un empire à part, dans sa métropole et dans ses affiliations, aveuglément dirigée par quelques chefs ambitieux, cette secte forme une corporation distincte au milieu du peuple français, dont elle usurpe les pouvoirs en subjuguant ses représentans et ses mandataires.

«C'est là que, dans les séances publiques, l'amour des lois se nomme aristocratie, et leur infraction patriotisme; là, les assassins de Desilles recoivent des triomphes; les crimes de Jourdain trouvent des panégyristes; là, le récit de l'assassinat qui a souillé la ville de Metz vient encore d'exciter d'infernales acclamations!

«Croira-t-on échapper à ces reproches en se targuant d'un manifeste autrichien, où ces sectaires sont nommés? Sont-ils devenus sacrés parce que Léopold a prononcé leur nom? et parce que nous devons combattre les étrangers qui s'immiscent dans nos querelles, sommes-nous dispensés de délivrer notre patrie d'une tyrannie domestique?»

Rappelant ensuite ses anciens services pour la liberté, énumérant les garanties qu'il avait données à la patrie, le général répondait de lui et de son armée, et déclarait que la nation française, si elle n'était pas la plus vile de l'univers, pouvait et devait résister à la conjuration des rois qui s'étaient coalisés contre elle. «Mais, ajouta-t-il, pour que nous, soldats de la liberté, combattions avec efficacité et mourions avec fruit pour elle, il faut que le nombre des défenseurs de la patrie soit promptement proportionné à celui de ses adversaires, que les approvisionnemens de tout genre se multiplient et facilitent nos mouvemens; que le bien-être des troupes, leurs fournitures, leurs paiemens, les soins relatifs à leur santé, ne soient plus soumis à de fatales lenteurs, etc.» Suivaient d'autres conseils dont voici le principal et le dernier: «Que le règne des clubs, anéanti par vous, fasse place au règne de la loi, leurs usurpations à l'exercice ferme et indépendant des autorités constituées, leurs maximes désorganisatrices aux vrais principes de la liberté, leur fureur délirante au courage calme et constant d'une nation qui connaît ses droits et les défend, enfin leurs combinaisons sectaires aux véritables intérêts de la patrie, qui, dans ce moment de danger, doit réunir tous ceux pour qui son asservissement et sa ruine ne sont pas les objets d'une atroce jouissance et d'une infâme spéculation!»

C'était dire aux passions irritées: arrêtez-vous; aux partis eux-mêmes: immolez-vous de plein gré; à un torrent enfin: ne coulez pas! Mais, quoique le conseil fût inutile, ce n'en était pas moins un devoir de le donner. La lettre fut fort applaudie par le côté droit. Le côté gauche se tut. A peine la lecture en était-elle achevée, qu'il était déjà question de l'impression et de l'envoi aux départemens.

Vergniaud demanda la parole et l'obtint. Selon lui, il importait à la liberté, que M. de Lafayette avait jusque-là si bien défendue, qu'on fît une distinction entre les pétitions des simples citoyens qui donnaient un avis ou réclamaient un acte de justice, et les leçons d'un général armé. Celui-ci ne devait s'exprimer que par l'organe du ministère, sans quoi la liberté était perdue. Il fallait en conséquence passer à l'ordre du jour. Thevenot répondit que l'assemblée devait recevoir de la bouche de M. de Lafayette les vérités qu'elle n'avait pas osé se dire à elle-même. Cette dernière observation excita un grand tumulte. Quelques membres nièrent l'authenticité de la lettre. «Quand elle ne serait pas signée, s'écria M. Coubé, il n'y a que M. de Lafayette qui ait pu l'écrire.» Guadet demanda la parole pour un fait, et soutint que la lettre ne pouvait pas être de M. de Lafayette, parce qu'il parlait de la démission de Dumouriez, qui n'avait eu lieu que le 16, et qu'elle était datée du 16 même. «Il serait donc impossible, ajoute-t-il, que le signataire parlât d'un fait qui ne devait pas lui être connu. Ou la signature n'est pas de lui, ou elle était ici en blanc, à la disposition d'une faction qui devait en disposer à son gré.» Il se fit une grande rumeur à ces mots. Guadet, continuant, ajouta que M. de Lafayette était incapable, d'après ses sentimens connus, d'avoir écrit une lettre pareille. «Il doit savoir, dit-il, que lorsque Cromwell…» Le député Dumas, ne pouvant plus se contenir à ce dernier mot, demande la parole; une longue agitation éclate dans l'assemblée. Néanmoins Guadet se ressaisit de la tribune, et reprend: «Je disais…» On l'interrompt de nouveau. «Vous en étiez, lui dit-on, à Cromwell…—J'y reviendrai, réplique-t-il… Je disais que M. de Lafayette doit savoir que, lorsque Cromwell tenait un langage pareil, la liberté était perdue en Angleterre. Il faut ou s'assurer qu'un lâche s'est couvert du nom de M. de Lafayette, ou bien prouver par un grand exemple au peuple français, que vous n'avez pas fait un vain serment en jurant de maintenir la constitution.»

Une foule de membres attestent qu'ils reconnaissent la signature de M. de Lafayette, et, malgré cela, sa lettre est renvoyée au comité des douze, pour en constater l'authenticité. Elle est ainsi privée de l'impression et de l'envoi aux départemens.

Cette généreuse démarche fut donc tout-à-fait inutile, et devait l'être dans l'état des esprits. Dès cet instant le général fut presque aussi dépopularisé que la cour; et si les chefs de la Gironde, plus éclairés que le peuple, ne croyaient pas Lafayette capable de trahir son pays, parce qu'il avait attaqué les jacobins, la masse le croyait cependant, à force de l'entendre répéter dans les clubs, les journaux et les lieux publics.

Ainsi, aux alarmes que la cour avait inspirées au parti populaire, se joignirent celles que Lafayette provoqua par ses propres démarches. Alors ce parti désespéra tout-à-fait, et résolut de frapper la cour, avant qu'elle pût mettre à exécution les complots dont on l'accusait.

On a déjà vu comment le parti populaire était composé. En se prononçant davantage, il se caractérisait mieux, et de nouveaux personnages s'y faisaient remarquer. Robespierre s'est déjà fait connaître aux Jacobins, et Danton aux Cordeliers. Les clubs, la municipalité et les sections renfermaient beaucoup d'hommes qui, par l'ardeur de leur caractère et de leurs opinions, étaient prêts à tout entreprendre. De ce nombre étaient Sergent et Panis, qui plus tard attachèrent leur nom à un événement formidable. Dans les faubourgs on remarquait plusieurs chefs de bataillon qui s'étaient rendus redoutables; le principal d'entre eux était un brasseur de bière nommé Santerre. Par sa stature, sa voix, et une certaine facilité de langage, il plaisait au peuple, et avait acquis une espèce de domination dans le faubourg Saint-Antoine, dont il commandait le bataillon. Santerre s'était déjà distingué à l'attaque de Vincennes, repoussée par Lafayette en février 1791; et, comme tous les hommes trop faciles, il pouvait devenir très dangereux selon les inspirations du moment. Il assistait à tous les conciliabules qui se tenaient dans les faubourgs éloignés. Là, se réunissaient avec lui le journaliste Carra, poursuivi pour avoir attaqué Bertrand de Molleville et Montmorin; un nommé Alexandre, commandant du faubourg Saint-Marceau; un individu très connu sous le nom de Fournier l'Américain; le boucher Legendre, qui fut depuis député à la Convention; un compagnon orfèvre appelé Rossignol; et plusieurs autres qui, par leurs relations avec la populace, remuaient tous les faubourgs. Par les plus relevés d'entre eux, ils communiquaient avec les chefs du parti populaire, et pouvaient ainsi soumettre leurs mouvemens à une direction supérieure.

On ne peut pas désigner d'une manière précise ceux des députés qui contribuaient à cette direction. Les plus distingués d'entre eux étaient étrangers à Paris, et n'y avaient d'autre influence que celle de leur éloquence. Guadet, Isnard, Vergniaud, tous provinciaux, communiquaient plus avec leurs départemens qu'avec Paris même. D'ailleurs, très ardens à la tribune, ils agissaient peu hors de l'assemblée, et n'étaient point capables de remuer la multitude. Condorcet, Brissot, députés de Paris, n'avaient pas plus d'activité que les précédens, et par leur conformité d'opinion avec les députés de l'Ouest et du Midi, ils étaient devenus Girondins. Roland, depuis le renvoi du ministère patriote, était rentré dans la vie privée; il habitait une demeure modeste et obscure dans la rue Saint-Jacques. Persuadé que, la cour avait le projet de livrer la France et la liberté aux étrangers, il déplorait les malheurs de son pays avec quelques-uns de ses amis, députés à l'assemblée. Cependant il ne paraît pas que l'on travaillât dans sa société à attaquer la cour. Il favorisait seulement l'impression d'un journal-affiche, intitulé la Sentinelle, que Louvet, déjà connu aux Jacobins par sa controverse avec Robespierre, rédigeait dans un sens tout patriotique. Roland, pendant son ministère, avait alloué des fonds pour éclairer l'opinion publique par des écrits, et c'est avec un reste de ces fonds qu'on imprimait la Sentinelle.

Vers cette époque, il y avait à Paris un jeune Marseillais plein d'ardeur, de courage et d'illusions républicaines, et qu'on nommait l'Antinoüs, tant il était beau; il avait été député par sa commune à l'assemblée législative, pour réclamer contre le directoire de son département; car ces divisions entre les autorités inférieures et supérieures, entre les municipalités et les directoires de département, étaient générales dans toute la France. Ce jeune Marseillais se nommait Barbaroux. Ayant de l'intelligence, beaucoup d'activité, il pouvait devenir utile à la cause populaire. Il vit Roland, et déplora avec lui les catastrophes dont les patriotes étaient menacés. Ils convinrent que le péril devenant tous les jours plus grand dans le nord de la France, il faudrait, si on était réduit à la dernière extrémité, se retirer dans le Midi, et y fonder une république, qu'on pourrait étendre un jour, comme Charles VII avait autrefois étendu son royaume de Bourges. Ils examinaient la carte avec l'ex-ministre Servan, et se disaient que, battue sur le Rhin et au-delà, la liberté devait se retirer derrière les Vosges et la Loire; que, repoussée dans ces retranchemens, il lui restait encore à l'est, le Doubs, l'Ain, le Rhône; à l'ouest la Vienne, la Dordogne; au centre, les rochers et les rivières du Limousin. «Plus loin encore, ajoute Barbaroux lui-même, nous avions l'Auvergne, ses buttes escarpées, ses ravins, ses vieilles forêts, et les montagnes du Velay, jadis embrasées par le feu, maintenant couvertes de sapins; lieux sauvages où les hommes labourent la neige, mais où ils vivent indépendans. Les Cévennes nous offraient encore un asile trop célèbre pour n'être pas redoutable à la tyrannie; et à l'extrémité du Midi, nous trouvions pour barrières l'Isère, la Durance, le Rhône depuis Lyon jusqu'à la mer, les Alpes et les remparts de Toulon. Enfin, si, tous ces points avaient été forcés, il nous restait la Corse, la Corse où les Génois et les Français n'ont pu naturaliser la tyrannie; qui n'attend que des bras pour être fertile, et des philosophes pour l'éclairer[10].»

Il était naturel que les habitans du Midi songeassent à se réfugier dans leurs provinces, si le Nord était envahi. Ils ne négligeaient cependant pas le Nord, car ils convinrent d'écrire dans leurs départemens, pour qu'on formât spontanément le camp de vingt mille hommes, bien que le décret relatif à ce camp n'eût pas été sanctionné. Ils comptaient beaucoup sur Marseille, ville riche, considérablement peuplée, et singulièrement démocratique. Elle avait envoyé Mirabeau aux états-généraux, et depuis elle, avait répandu dans tout le Midi l'esprit dont elle était animée. Le maire de cette ville était ami de Barbaroux et partageait ses opinions. Barbaroux lui écrivit de s'approvisionner de grains, d'envoyer des hommes sûrs dans les départemens voisins, ainsi qu'aux armées des Alpes, de l'Italie et des Pyrénées, afin d'y préparer l'opinion publique; de faire sonder Montesquiou, général de l'armée des, Alpes, et d'utiliser son ambition au profit de la liberté; enfin de se concerter avec Paoli et les Corses, de manière à se préparer un dernier secours et un dernier asile. On recommanda en outre à ce même maire de retenir le produit des impôts pour en priver le pouvoir exécutif, et au besoin pour en user contre lui. Ce que Barbaroux faisait pour Marseille, d'autres le faisaient pour leur département, et songeaient à s'assurer un refuge. Ainsi la méfiance, changée en désespoir, préparait l'insurrection générale, et dans ces préparatifs de l'insurrection, une différence s'établissait déjà entre Paris et les départemens.

Le maire Pétion, lié avec tous les Girondins, et plus tard rangé et proscrit avec eux, se trouvait, à cause de ses fonctions, plus en rapport avec les agitateurs de Paris. Il avait beaucoup de calme, une apparence de froideur que ses ennemis prirent pour de la stupidité, et une probité qui fut exaltée par ses partisans et que ses détracteurs n'ont jamais attaquée. Le peuple, qui donne des surnoms à tous ceux dont il s'occupe, l'appelait la Vertu Pétion. Nous avons déjà parlé de lui à l'occasion du voyage de Varennes, et de la préférence que la cour lui donna sur Lafayette pour la mairie de Paris. La cour désira de le corrompre, et des escrocs promirent d'y réussir. Ils demandèrent une somme et la gardèrent pour eux, sans avoir même fait auprès de Pétion des ouvertures, que son caractère connu rendait impossibles. La joie qu'éprouva la cour de se donner un soutien, et de corrompre un magistrat populaire, fut de courte durée; elle reconnut bientôt qu'on l'avait trompée, et que les vertus de ses adversaires n'étaient pas aussi vénales qu'elle l'avait imaginé.

Pétion avait été des premiers à penser que les penchans d'un roi, né absolu, ne se modifient jamais. Il était républicain avant même que personne songeât à la république; et dans la constituante, il fut par conviction ce que Robespierre était par l'âcreté de son humeur. Sous la législative, il se convainquit davantage encore de l'incorrigibilité de la cour; il se persuada qu'elle appelait l'étranger, et ayant été d'abord républicain par système, il le devint alors par raison de sûreté. Dès cet instant, il songea, dit-il, à favoriser une nouvelle révolution. Il arrêtait les mouvemens mal dirigés, favorisait au contraire ceux qui l'étaient bien, et tâchait surtout de les concilier avec la loi, dont il était rigide observateur, et qu'il ne voulait violer qu'à l'extrémité.

Sans bien connaître la participation de Pétion aux mouvemens qui se préparaient, sans savoir s'il consulta ses amis de la Gironde pour les favoriser, on peut dire, d'après sa conduite, qu'il ne fit rien pour y mettre obstacle. On prétend que vers la fin de juin, il se rendit chez Santerre avec Robespierre, Manuel, procureur syndic de la commune, Sillery, ex-constituant, et Chabot, ex-capucin et député; que celui-ci harangua la section des Quinze-Vingts, et lui dit que l'assemblée l'attendait. Quoi qu'il en soit de ces faits, il est certain qu'il fut tenu des conciliabules; et il n'est pas croyable, d'après leur opinion connue et leur conduite ultérieure, que les personnages qu'on vient de nommer se fissent un scrupule d'y assister[11]. Dès cet instant, on parla dans les faubourgs d'une fête pour le 20 juin, anniversaire du serment du Jeu de Paume. Il s'agissait, disait-on, de planter un arbre de la liberté sur la terrasse des Feuillans, et d'adresser une pétition à l'assemblée, ainsi qu'au roi. Cette pétition devait être présentée en armes. On voit assez par là que l'intention véritable de ce projet était d'effrayer le château par la vue de quarante mille piques.

Le 16 juin, une demande formelle fut adressée au conseil général de la commune, pour autoriser les citoyens du faubourg Saint-Antoine à se réunir le 20 en armes, et à faire une pétition à l'assemblée et au roi. Le conseil général de la commune passa à l'ordre du jour, et ordonna que son arrêté serait communiqué au directoire et au corps municipal. Les pétitionnaires ne se tinrent pas pour condamnés, et dirent hautement qu'ils ne s'en réuniraient pas moins. Le maire Pétion ne fit que le 18 les communications ordonnées le 16; de plus, il ne les fit qu'au département et point au corps municipal.

Le 19, le directoire du département, qu'on a vu se signaler dans toutes les occasions contre les agitateurs, prit un arrêté qui défendait les attroupemens armés, et qui enjoignait au commandant général et au maire d'employer les mesures nécessaires pour les dissiper. Cet arrêté fut signifié à l'assemblée par le ministre de l'intérieur, et on y agita aussitôt la question de savoir si lecture en serait faite.

Vergniaud s'opposait à ce qu'on l'entendît; cependant il ne réussit point; la lecture fut faite, et immédiatement suivie de l'ordre du jour.

Deux évènemens assez importans venaient de se passer à l'assemblée. Le roi avait signifié son opposition aux deux décrets, dont l'un était relatif aux prêtres insermentés, et l'autre à l'établissement d'un camp de vingt mille hommes. Cette communication avait été écoutée avec un profond silence. En même temps des Marseillais s'étaient présentés à la barre pour y lire une pétition. On vient de voir quelles relations Barbaroux entretenait avec eux. Excités par ses conseils, ils avaient écrit à Pétion pour lui offrir toutes leurs forces, et joint à cette offre une pétition destinée à l'assemblée. Ils y disaient entre autres choses:

«La liberté française est en danger, mais le patriotisme du Midi sauvera la France… Le jour de la colère du peuple est arrivé… Législateurs! la force du peuple est entre vos mains; faites-en usage; le patriotisme français vous demande à marcher avec des forces plus imposantes vers la capitale et les frontières… Vous ne refuserez pas l'autorisation de la loi à ceux qui veulent périr pour la défendre.»

Cette lecture avait excité de longs débats dans l'assemblée. Les membres du côté droit soutenaient qu'envoyer cette pétition aux départemens, c'était les inviter à l'insurrection. Néanmoins, l'envoi fut décrété, malgré ces réflexions fort justes sans doute, mais inutiles depuis qu'on s'était persuadé qu'une révolution nouvelle pouvait seule sauver la France et la liberté.

Tels furent les évènemens pendant la journée du 19. Les mouvemens continuaient cependant dans les faubourgs, et Santerre, à ce qu'on prétend, disait à ses affidés un peu intimidés par l'arrêté du directoire: Que craignez~vous? La garde nationale n'aura pas ordre de tirer, et M. Pétion sera là.

A minuit, le maire, soit qu'il crût le mouvement irrésistible, soit qu'il crût devoir le favoriser, comme il fit plus tard au 10 août, écrivit au directoire, et lui demanda de légitimer l'attroupement, en permettant à la garde nationale de recevoir les citoyens des faubourgs dans ses rangs. Ce moyen remplissait parfaitement les vues de ceux qui, sans désirer aucun désordre, voulaient cependant imposer au roi; et tout prouve que c'étaient en effet les vues et de Pétion et des chefs populaires. Le directoire répondit à cinq heures du matin, 20 juin, qu'il persistait dans ses arrêtés précédens. Pétion alors ordonna au commandant général de service de tenir les postes au complet, et de doubler la garde des Tuileries; mais il ne fit rien de plus; et ne voulant ni renouveler la scène du Champ-de-Mars, ni dissiper l'attroupement, il attendit jusqu'à neuf heures du matin la réunion du corps municipal. Dans cette réunion, il laissa prendre une décision contraire à celle du directoire, et il fut enjoint à la garde nationale d^ouvrir ses rangs aux pétitionnaires armés. Pétion, en ne s'opposant pas à un arrêté qui violait la hiérarchie administrative, se mit par là dans une espèce de contravention, qui lui fut plus tard reprochée. Mais, quel que fût le caractère de cet arrêté, ses dispositions devinrent inutiles, car la garde nationale n'eut pas le temps de se former, et l'attroupement devint bientôt si considérable qu'il ne fut plus possible d'en changer ni la forme ni la direction.

Il était onze heures du matin. L'assemblée venait de se réunir dans l'attente d'un grand événement. Les membres du département se rendent dans son sein pour lui faire connaître l'inutilité de leurs efforts. Le procureur-syndic Roederer obtient la parole; il expose qu'un rassemblement extraordinaire de citoyens s'est formé malgré la loi, et malgré diverses injonctions des autorités; que ce rassemblement paraît avoir pour objet de célébrer l'anniversaire du 20 juin, et de porter un nouveau tribut d'hommages à l'assemblée; mais que si tel est le but du plus grand nombre, il est à craindre que des malintentionnés veuillent profiter de cette multitude pour appuyer une adresse au roi, qui ne doit en recevoir que sous la forme paisible de simple pétition. Rappelant ensuite les arrêtés du directoire et du conseil-général de la commune, les lois décrétées contre les attroupemens armés, et celles qui fixent à vingt le nombre des citoyens pouvant présenter une pétition, il exhorte l'assemblée à les faire exécuter; «car, ajoute-t-il, aujourd'hui des pétitionnaires armés se portent ici par un mouvement civique; mais demain il peut se réunir une foule de malveillans, et alors je vous le demande, messieurs, qu'aurions-nous à leur dire?…»

Au milieu des applaudissemens de la droite et des murmures de la gauche, qui, en improuvant les alarmes et la prévoyance du département, approuvait évidemment l'insurrection, Vergniaud monte à la tribune, et fait observer que l'abus dont le procureur syndic s'effraie pour l'avenir, est déjà établi; que plusieurs fois on a reçu des pétitionnaires armés; qu'on leur a permis de défiler dans la salle; qu'on a eu tort peut-être, mais que les pétitionnaires d'aujourd'hui auraient raison de se plaindre si on les traitait différemment des autres; que si, comme on le disait, ils voulaient présenter une adresse au roi, sans doute ils lui enverraient des pétitionnaires sans armes; et qu'au reste, si on redoutait quelque danger pour le roi, on n'avait qu'à l'entourer et lui envoyer une députation de soixante membres.

Dumolard admet tout ce qu'a soutenu Vergniaud, avoue l'abus établi, mais soutient qu'il faut le faire cesser, dans cette occasion surtout, si l'on ne veut pas que rassemblée et le roi paraissent, aux yeux de l'Europe, les esclaves d'une faction dévastatrice. Il demande, comme Vergniaud, l'envoi d'une députation, mais il exige de plus que la municipalité et le département répondent des mesures prises pour le maintien des lois. Le tumulte s'accroît de plus en plus. On annonce une lettre de Santerre; elle est lue au milieu des applaudissement des tribunes, «Les habitans du faubourg Saint-Antoine, portait cette lettre, célébrent le 20 juin; on les a calomniés, et ils demandent à être admis à la barre de l'assemblée, pour confondre leurs détracteurs, et prouver qu'ils sont toujours les hommes du 14 juillet.»

Vergniaud répond ensuite à Dumolard que, si la loi a été violée, l'exemple n'est pas nouveau; que vouloir s'y opposer cette fois, ce serait renouveler la scène sanglante du Champ-de-Mars; et qu'après tout les sentimens des pétitionnaires n'ont rien de répréhensible. «Justement inquiets de l'avenir, ajoute Vergniaud, ils veulent prouver que, malgré toutes les intrigues ourdies contre la liberté, ils sont toujours prêts à la défendre.» Ici, comme on le voit, la pensée véritable du jour se découvrait par un effet ordinaire de la discussion. Le tumulte continue. Ramond demande la parole, et il faut un décret pour la lui obtenir. Dans ce moment on annonce que les pétitionnaires sont au nombre de huit mille. «Ils sont huit mille, dit Calvet, et nous ne sommes que sept cent quarante-cinq, retirons-nous.—A l'ordre! à l'ordre!» s'écrie-t-on de toutes parts. Calvet est rappelé à l'ordre, et on presse Ramond de parler, parce que huit mille citoyens attendent. «Si huit mille citoyens attendent, dit-il, vingt-quatre millions de Français ne m'attendent pas moins.» Il renouvelle alors les raisons données par ses amis du côté droit. Tout à coup les pétitionnaires se jettent dans la salle. L'assemblée indignée se lève, le président se couvre, et les pétitionnaires se retirent avec docilité. L'assemblée satisfaite consent alors à les recevoir.

Cette pétition, dont le ton était des plus audacieux, exprimait l'idée de toutes les pétitions de cette époque: «Le peuple est prêt; il n'attend que vous; il est disposé à se servir de grands moyens pour exécuter l'article 2 de la déclaration des droits, résistance à l'oppression… Que le plus petit nombre d'entre vous qui ne s'unit pas à vos sentimens et aux nôtres, purge la terre de la liberté, et s'en aille à Coblentz… Cherchez la cause des maux qui nous menacent; si elle dérive du pouvoir exécutif, qu'il soit anéanti!…»

Le président, après une réponse où il promet aux pétitionnaires la vigilance des représentans du peuple, et leur recommande l'obéissance aux lois, leur accorde au nom de l'assemblée la permission de défiler devant elle. Les portes s'ouvrent alors, et le cortège, qui était dans le moment de trente mille personnes au moins, traverse la salle. On se figure facilement tout ce que peut produire l'imagination du peuple livrée à elle-même. D'énormes tables portant la déclaration des droits précédaient la marche; des femmes, des enfans dansaient autour de ces tables en agitant des branches d'olivier et des piques, c'est-à-dire la paix ou la guerre au choix de l'ennemi; ils répétaient en choeur le fameux Ça ira. Venaient ensuite les forts des halles, les ouvriers de toutes les classes, avec de mauvais fusils, des sabres et des fers tranchans placés au bout de gros bâtons. Santerre, et le marquis de Saint-Hurugues déjà signalé dans les journées des 5 et 6 octobre, marchaient le sabre nu à leur tête. Des bataillons de la garde nationale suivaient en bon ordre, pour contenir le tumulte par leur présence. Après, venaient encore des femmes, suivies d'autres hommes armés. Des banderoles flottantes portaient ces mots: La constitution ou la mort. Des culottes déchirées étaient élevées en l'air, aux cris de vivent les sans-culottes! Enfin un signe atroce vint ajouter la férocité à la bizarrerie du spectacle. Au bout d'une pique était porté un coeur de veau avec cette inscription: Coeur d'aristocrate. La douleur et l'indignation éclatèrent à cette vue: sur-le-champ l'emblème affreux disparut, mais pour reparaître encore aux portes des Tuileries. Les applaudissemens des tribunes, les cris du peuple gui traversait la salle, les chants civiques, les rumeurs confuses, le silence plein d'anxiété de l'assemblée, composaient une scène étrange et affligeante pour les députés mêmes qui voyaient un auxiliaire dans la multitude. Hélas! pourquoi faut-il que, dans ces temps de discordes, la raison ne suffise pas! pourquoi ceux qui appelaient les barbares disciplinés du Nord obligeaient-ils leurs adversaires à appeler ces autres barbares indisciplinés, tour à tour gais ou féroces, qui pullulent au sein des villes, et croupissent au-dessous de la civilisation la plus brillante!

Cette scène dura trois heures. Enfin Santerre, reparaissant de nouveau pour faire à l'assemblée les remerciemens du peuple, lui offrit un drapeau en signe de reconnaissance et de dévouement.

La multitude en ce moment voulait entrer dans le jardin des Tuileries, dont les grilles étaient fermées. De nombreux détachemens de la garde nationale entouraient le château, et, s'étendant en ligne depuis les Feuillans jusqu'à la rivière, présentaient un front imposant. Un ordre du roi fit ouvrir la porte du jardin. Le peuple, s'y précipitant aussitôt, défila sous les fenêtres du palais, et devant les rangs de la garde nationale, sans aucune démonstration hostile, mais en criant: A bas le veto, vivent les sans-culottes! Cependant quelques individus ajoutaient en parlant du roi: «Pourquoi ne se montre-t-il pas?… Nous ne voulons lui faire aucun mal.» Cet ancien mot, on le trompe, se faisait entendre quelquefois encore, mais rarement. Le peuple, prompt à recevoir l'opinion de ses chefs, avait désespéré comme eux.

La multitude sortit par la porte du jardin qui donne sur le Pont-Royal, remonta le quai, et vint, en traversant les guichets du Louvre, occuper la place du Carrousel. Cette place, aujourd'hui si vaste, était alors occupée par une foule de rues, qui formaient des espèces de chemins couverts. Au lieu de cette cour immense qui s'étend entre le château et la grille, et depuis une aile jusqu'à l'autre, se trouvaient de petites cours séparées par des murs et des habitations; d'antiques guichets leur donnaient ouverture sur le Carrousel. Le peuple inonda tous les alentours, et se présenta à la porte royale. L'entrée lui en fut défendue: des officiers municipaux le haranguèrent, et parurent le décider à se retirer. On prétend que, dans cet instant, Santerre, sortant de l'assemblée, où il était demeuré le dernier pour offrir un drapeau, ranima les dispositions du peuple déjà ralenties, et fit placer le canon devant la porte. Il était près de quatre heures: deux officiers municipaux levèrent tout à coup la consigne[12]; alors les forces qui étaient assez considérables sur ce point, et qui consistaient en bataillons de la garde nationale et en plusieurs détachemens de gendarmerie, furent paralysées. Le peuple se précipita pêle-mêle dans la cour, et de là dans le vestibule du château. Santerre, menacé, dit-on, par deux témoins, d'être accusé de cette violation de la demeure royale, s'écria en s'adressant aux assaillans: Soyez témoins que je refuse de marcher dans les appartemens du roi. Cette interpellation n'arrêta pas la multitude, qui avait pris l'élan; elle se répandit dans toutes les parties du château, l'envahit par tous les escaliers, et transporta, à force de bras, une pièce de canon jusqu'au premier étage. Au même instant les assaillans se mirent à attaquer, à coups de sabre et de hache, les portes qui s'étaient fermées sur eux.

Louis XVI, dans ce moment, avait renvoyé un grand nombre de ses dangereux amis, qui, sans pouvoir le sauver, l'avaient compromis tant de fois. Ils étaient accourus, mais il les fit sortir des Tuileries, où leur présence ne pouvait qu'irriter le peuple sans le contenir. Il était resté avec le vieux maréchal de Mouchy, le chef de bataillon Acloque, quelques serviteurs de sa maison, et plusieurs officiers dévoués de la garde nationale. C'est alors qu'on entendit les cris du peuple et le bruit des coups de hache. Aussitôt les officiers de la garde nationale l'entourent, le supplient de se montrer, en lui promettant de mourir à ses côtés. Il n'hésite pas et ordonne d'ouvrir. Au même instant le panneau de la porte vient tomber à ses pieds sous un coup violent. On ouvre enfin, et on aperçoit une forêt de piques et de baïonnettes. «Me voici,» dit Louis XVI en se montrant à la foule déchaînée. Ceux qui l'entourent se pressent autour de lui, et lui font un rempart de leur corps. «Respectez votre roi,» s'écrient-ils; et la multitude, qui n'avait certainement aucun but, et à laquelle on n'en avait indiqué d'autre qu'une invasion menaçante, ralentit son irruption. Plusieurs voix annoncent une pétition, et demandent qu'elle soit écoutée. Ceux qui entourent le roi l'engagent alors à passer dans une salle plus vaste, afin de pouvoir entendre cette lecture. Le peuple, satisfait de se voir obéi, suit le prince, qu'on a l'heureuse idée de placer dans l'embrasure d'une fenêtre. On le fait monter sur une banquette; on en dispose plusieurs devant lui; on y ajoute une table; tous ceux qui l'accompagnent se rangent autour. Des grenadiers de la garde, des officiers de la maison, viennent augmenter le nombre de ses défenseurs, et composent un rempart derrière lequel il peut écouter avec moins de danger ce terrible plébiscite. Au milieu du tumulte et des cris, on entend ces mots souvent répétés: Point de veto! point de prêtres! point d'aristocrates! le camp sous Paris_! Le boucher Legendre s'approche, et demande en un langage populaire la sanction du décret. «Ce n'est ni le lieu ni le moment, répond le roi avec fermeté; je ferai tout ce qu'exigera la constitution.» Cette résistance produit son effet. Vive la nation! vive la nation! s'écrient les assaillans. «Oui, reprend Louis XVI, vive la nation! je suis son meilleur ami.—Eh bien! faites-le voir,» lui dit un de ces hommes, en lui présentant un bonnet rouge au bout d'une pique. Un refus était dangereux, et certes la dignité pour le roi ne consistait pas à se faire égorger en repoussant un vain signe, mais, comme il le fit, à soutenir avec fermeté l'assaut de la multitude. Il met le bonnet sur sa tête, et l'approbation est générale. Comme il étouffait par l'effet de la saison et de la foule, l'un de ces hommes à moitié ivre, qui tenait un verre et une bouteille, lui offre à boire. Le roi craignait depuis long-temps d'être empoisonné: cependant il boit sans hésiter, et il est vivement applaudi.

Pendant ce temps, madame Elisabeth, qui aimait tendrement son frère, et qui seule de la famille avait pu arriver jusqu'à lui, le suivait de fenêtre en fenêtre, pour partager ses dangers. Le peuple en la voyant la prit pour la reine. Les cris voilà l'Autrichienne! retentirent d'une manière effrayante. Les grenadiers nationaux qui avaient entouré la princesse voulaient détromper le peuple. «Laissez-le, dit cette soeur généreuse, laissez-le dans son erreur, et sauvez la reine!»

La reine, entourée de ses enfans, n'avait pu joindre son royal époux. Elle avait fui des appartemens inférieurs, était accourue dans la salle du conseil, et ne pouvait parvenir jusqu'au roi, à cause de la foule qui obstruait tout le château. Elle voulait se réunir à lui, et demandait avec instance à être conduite dans la salle où il se trouvait. On était parvenu à l'en dissuader, et, rangée derrière la table du conseil avec quelques grenadiers, elle voyait défiler le peuple, le coeur plein d'effroi, et les yeux humides des larmes qu'elle retenait. A ses côtés sa fille versait des pleurs; son jeune fils, effrayé d'abord, s'était rassuré bientôt, et souriait avec l'heureuse ignorance de son âge. On lui avait présenté un bonnet rouge, que la reine avait mis sur sa tête. Santerre, placé de ce côté, recommandait le respect au peuple, et rassurait la princesse: il lui répétait le mot accoutumé et malheureusement inutile: Madame, on vous trompe, on vous trompe. Puis, voyant le jeune prince qui était accablé sous le bonnet rouge, «Cet enfant étouffe,» dit-il; et il le délivra de cette ridicule coiffure.

En apprenant les dangers du château, des députés étaient accourus auprès du roi, et parlaient au peuple pour l'inviter au respect. D'autres s'étaient rendus à l'assemblée pour l'instruire de ce qui se passait; et l'agitation s'y était augmentée de l'indignation du côté droit, et des efforts du côté gauche pour excuser cette irruption dans le palais du monarque. Une députation avait été décrétée sans contestation, et vingt-quatre membres étaient partis pour entourer le roi. La députation devait être renouvelée de demi-heure en demi-heure, pour tenir l'assemblée toujours instruite des évènemens. Les députés envoyés parlèrent tour à tour, en se faisant élever sur les épaules des grenadiers. Pétion parut ensuite, et fut accusé d'être arrivé trop tard. Il assura n'avoir été averti qu'à quatre heures et demie de l'invasion opérée à quatre; d'avoir mis une demi-heure pour arriver au château, et d'avoir eu ensuite tant d'obstacles à vaincre, qu'il n'avait pu être rendu auprès du roi avant cinq heures et demie. Il s'approcha du prince: «Ne craignez rien, lui dit-il, vous êtes au milieu du peuple.» Louis XVI, prenant alors la main d'un grenadier, la posa sur son coeur en disant: «Voyez s'il bat plus vite qu'à l'ordinaire.» Cette noble réponse fut fort applaudie. Pétion monta enfin sur un fauteuil, et, s'adressant à la foule, lui dit qu'après avoir fait ses représentations au roi, il ne lui restait qu'à se retirer sans tumulte, et de manière à ne pas souiller cette journée. Quelques témoins prétendent que Pétion dit, ses justes représentations. Ces mots ne prouveraient au surplus que le besoin de ne pas blesser la multitude. Santerre joignit son influence à la sienne, et le château fut bientôt évacué. La foule se retira paisiblement et avec ordre. Il était environ sept heures du soir.

Aussitôt le roi, la reine, sa soeur, ses enfans se réunirent en versant un torrent de larmes. Le roi, étourdi de cette scène, avait encore le bonnet rouge sur sa tête; il s'en aperçut pour la première fois depuis plusieurs heures, et il le rejeta avec indignation. Dans ce moment, de nouveaux députés arrivèrent pour s'informer de l'état du château. La reine, le parcourant avec eux, leur montrait les portes enfoncées, les meubles brisés, et s'exprimait avec douleur sur tant d'outrages. Merlin de Thionville, l'un des plus ardens républicains, était du nombre des députés présens; la reine aperçut des larmes dans ses yeux. «Vous pleurez, lui dit-elle, de voir le roi et sa famille traités si cruellement par un peuple qu'il a toujours voulu rendre heureux.—Il est vrai, madame, répondit Merlin, je pleure sur les malheurs d'une femme belle, sensible et mère de famille; mais, ne vous y méprenez point, il n'y a pas une de mes larmes pour le roi ni pour la reine: je hais les rois et les reines…[13]»

Notes:

[1] Mémoires de madame Campan, tome II, page 154. [2] Voyez la note 11 à la fin du volume. [3] Séance du 28 mai. [4] Ce décret est du 27 mai; le décret suivant, relatif au camp de 20,000 hommes, est du 8 juin. [5] Voyez madame Campan, tome II, page; 205. [6] Voyez la note 12 à la fin du volume. [7] Voyez la note 13 à la fin du volume. [8] Voyez la note 14 à la fin du volume. [9] Voyez la note 15 à la fin du volume. [10] Mémoires de Barbaroux, pages 38 et 39. [11] Voyez la note 16 à la fin du volume. [12]Tous les témoins entendus ont été d'accord sur ce fait et n'ont varié que sur le nom des officiers municipaux. [13] Voyez madame Campan, tome II, page 125.

CHAPITRE IV.

SUITE DE LA JOURNÉE DU 20 JUIN.—ARRIVÉE DE LAFAYETTE A PARIS; SES PLAINTES A L'ASSEMBLÉE.—BRUITS DE GUERRE; INVASION PROCHAINE DES PRUSSIENS; DISCOURS DE VERGNIAUD.—RÉCONCILIATION DE TOUS LES PARTIS DANS LE SEIN DE L'ASSEMBLÉE, LE 7 JUILLET.—LA PATRIE EST DÉCLARÉE EN DANGER.—LE DÉPARTEMENT SUSPEND LE MAIRE PÉTION DE SES FONCTIONS.—ADRESSES MENAÇANTES CONTRE LA ROYAUTÉ.—LAFAYETTE PROPOSE AU ROI UN PROJET DE FUITE.—TROISIÈME ANNIVERSAIRE DU 14 JUILLET; DESCRIPTION DE LA FÊTE.—PRÉLUDES D'UNE NOUVELLE RÉVOLUTION.—COMITÉ INSURRECTIONNEL.—DÉTAILS SUR LES PLUS CÉLÈBRES RÉVOLUTIONNAIRES A CETTE ÉPOQUE; CAMILLE DESMOULINS, MARAT, ROBESPIERRE, DANTON.—PROJETS DES AMIS DU ROI POUR LE SAUVER.—DÉMARCHES DES DÉPUTÉS GIRONDINS POUR ÉVITER UNE INSURRECTION.

Le lendemain de cette journée insurrectionnelle du 20, dont nous venons de retracer les principales circonstances, Paris avait encore un aspect menaçant, et les divers partis s'agitèrent avec plus de violence. L'indignation dut être générale chez les partisans de la cour, qui la regardaient comme outragée, et chez les constitutionnels, qui considéraient cette invasion comme un attentat aux lois et à la tranquillité publique. Le désordre avait été grand, mais on l'exagérait encore: on supposait qu'il y avait eu le projet d'assassiner le roi, et que le complot n'avait manqué que par un heureux hasard. Ainsi, par une réaction naturelle, la faveur du jour était toute pour la famille royale, exposée la veille à tant de dangers et d'outrages, et une extrême défaveur régnait contre les auteurs supposés de l'insurrection.

Les visages étaient mornes dans l'assemblée; quelques députés s'élevèrent avec force contre les évènemens de la veille. M. Bigot proposa une loi contre les pétitions armées, et contre l'usage de faire défiler des bandes dans la salle. Quoiqu'il existât déjà des lois à cet égard, on les renouvela par un décret. M. Daveirhoult voulait qu'on informât contre les perturbateurs. «Informer, lui dit-on, contre quarante mille hommes!—Eh bien, reprit-il, si on ne peut distinguer entre quarante mille hommes, punissez la garde, qui ne s'est pas défendue; mais agissez de quelque manière.» Les ministres vinrent ensuite faire un rapport sur ce qui s'était passé, et une discussion s'éleva sur la nature des faits. Un membre de la droite, sur le motif que Vergniaud n'était pas suspect, et qu'il avait été témoin de la scène, voulut qu'il parlât sur ce qu'il avait vu. Mais Vergniaud ne se leva point à cet appel, et garda le silence. Cependant les plus hardis du côté gauche secouèrent cette contrainte et reprirent courage vers la fin de la séance. Ils osèrent même proposer qu'on examinât si, dans les décrets de circonstance, le veto était nécessaire. Mais cette proposition fut repoussée par une, forte majorité.

Vers le soir, on craignit une nouvelle scène semblable à celle de la veille. Le peuple se retirant avait dit qu'il reviendrait, et on crut qu'il voulait tenir promesse. Mais, soit que ce fût un reste de l'émotion de la veille, soit que, pour le moment, cette nouvelle tentative fût désapprouvée par les chefs du parti populaire, on l'arrêta très facilement; et Pétion courut rapidement au château prévenir le roi que l'ordre était rétabli, et que le peuple, après lui avoir fait ses représentations, était calme et satisfait. «Cela n'est pas vrai, lui dit le roi.—Sire…—Taisez-vous.—Le magistrat du peuple n'a pas à se taire, quand il fait son devoir, et qu'il dit la vérité.—La tranquillité de Paris repose sur votre tête.—Je connais mes devoirs; je saurai les observer.—C'est assez: allez les remplir, retirez-vous.»

Le roi, malgré une extrême bonté, était susceptible de mouvemens d'humeur, que les courtisans appelaient coups de boutoir. La vue de Pétion, qu'on accusait d'avoir favorisé les scènes de la veille, l'irrita, et produisit la conversation que nous venons de rapporter. Tout Paris la connut bientôt. Deux proclamations furent immédiatement répandues, l'une du roi et l'autre de la municipalité; et il sembla que ces deux autorités entraient en lutte;

La municipalité disait aux citoyens de demeurer calmes, de respecter le roi, de respecter et de faire respecter l'assemblée nationale; de ne pas se réunir en armes, parce que les lois le défendaient, et surtout de se défier des malintentionnés qui tâchaient de les mettre de nouveau en mouvement.

On répandait en effet que la cour cherchait à soulever le peuple une seconde fois, pour avoir l'occasion de le mitrailler. Ainsi le château supposait le projet d'un assassinat, les faubourgs supposaient celui d'un massacre.

Le roi disait: «Les Français n'auront pas appris sans douleur qu'une multitude, égarée par quelques factieux, est venue à main armée dans l'habitation du roi… Le roi n'a opposé aux menaces et aux insultes des factieux que sa conscience et son amour pour le bien public.

«Il ignore quel sera le terme où ils voudront s'arrêter, mais, à quelque excès qu'ils se portent, ils ne lui arracheront jamais un consentement à tout ce qu'il croira contraire à l'intérêt public, etc…

«Si ceux qui veulent renverser la monarchie ont besoin d'un crime de plus, ils peuvent le commettre…

«Le roi ordonne à tous les corps administratifs et municipalités de veiller à la sûreté des personnes et des propriétés.»

Ces langages opposés répondaient aux deux opinions qui se formaient alors. Tous ceux que la conduite de la cour avait désespérés, n'en furent que plus irrités contre elle, et plus décidés à déjouer ses projets par tous les moyens possibles. Les sociétés populaires, les municipalités, les hommes à piques, une portion de la garde nationale, le côté gauche de l'assemblée, comprirent la proclamation du maire de Paris, et se promirent de n'être prudens qu'autant qu'il le faudrait pour ne pas se faire mitrailler sans résultat décisif. Incertains encore sur les moyens à employer, ils attendaient, pleins de la même méfiance et de la même aversion. Leur premier soin fut d'obliger les ministres à comparaître devant l'assemblée, pour rendre compte des précautions qu'ils avaient prises sur deux points essentiels:

1. Sur les troubles religieux, excités par les prêtres;

2. Sur la sûreté de la capitale, que le camp de vingt mille hommes, refusé par le roi, était destiné à couvrir.

Ceux qu'on appelait aristocrates, les constitutionnels sincères, une partie des gardes nationales, plusieurs provinces, et surtout les directoires de département, se prononcèrent dans cette occasion et d'une manière énergique. Les lois ayant été violées, ils avaient tout l'avantage de la parole, et ils en usèrent hautement. Une foule d'adresses arrivèrent au roi. A Rouen, à Paris, on prépara une pétition qui fut couverte de vingt mille signatures, et qui fut associée dans la haine du peuple à celle déjà signée par huit mille Parisiens, contre le camp sous Paris. Enfin une information fut ordonnée par le département, contre le maire Pétion et le procureur de la commune Manuel, accusés tous deux d'avoir favorisé, par leur inertie, l'irruption du 20 juin. On parlait, dans ce moment, avec admiration de la conduite du roi pendant cette fatale journée; il y avait un retour général de l'opinion sur son caractère, qu'on se reprochait d'avoir soupçonné de faiblesse. Mais on vit bientôt que ce courage passif qui résiste n'est pas cet autre courage actif, entreprenant, qui prévient les dangers, au lieu de les attendre avec résignation.

Le parti constitutionnel s'agita aussi avec la plus extrême activité. Tous ceux qui avaient entouré Lafayette pour concerter avec lui la lettre du 16 juin, se réunirent encore, afin de tenter une grande démarche. Lafayette avait été indigné en apprenant ce qui s'était passé au château; et on le trouva parfaitement disposé. On lui fit arriver plusieurs adresses de ses régimens, qui témoignaient la même indignation. Que ces adresses fussent suggérées ou spontanées, il les interrompit par un ordre du jour, en promettant d'exprimer lui-même et en personne les sentimens de toute l'armée. Il résolut donc de venir répéter au corps législatif ce qu'il lui avait écrit le 16 juin. Il s'entendit avec Luckner, facile à conduire comme un vieux guerrier qui n'était jamais sorti de son camp. Il lui fit écrire une lettre destinée au roi, et exprimant les mêmes sentimens qu'il allait faire connaître de vive voix à la barre du corps législatif. Il prit ensuite toutes les mesures nécessaires pour que son absence ne pût nuire aux opérations militaires, et il s'arracha à l'amour de ses soldats, pour se rendre à Paris au milieu des plus grands dangers.

Lafayette comptait sur sa fidèle garde nationale, et sur un nouvel élan de sa part. Il comptait aussi sur la cour, dont il ne pouvait craindre l'inimitié, puisqu'il venait se sacrifier pour elle. Après avoir prouvé son amour chevaleresque pour la liberté, il voulait prouver son attachement sincère au roi, et dans son exaltation héroïque, il est probable que son coeur n'était pas insensible à la gloire de ce double dévouement. Il arriva le 28 juin au matin; le bruit s'en répandit rapidement, et partout on se disait avec étonnement et curiosité que le général Lafayette était à Paris.

Avant qu'il arrivât, l'assemblée avait été agitée par un grand nombre de pétitions contraires. Celles de Rouen, du Havre, de l'Ain, de Seine-et-Oise, du Pas-de-Calais, de l'Aisne, s'élevaient contre les excès du 20 juin; celles d'Arras, de l'Hérault, semblaient presque les approuver. On avait lu, d'une part, la lettre de Luckner pour le roi; et de l'autre des placards épouvantables contre lui. Ces diverses lectures avaient excité le trouble pendant plusieurs jours.

Le 28, une foule considérable s'était portée à l'assemblée, espérant que Lafayette, dont on ignorait encore les projets, pourrait y paraître. En effet, on annonce vers une heure et demie qu'il demande à être admis à la barre. Il y est accueilli par les applaudissemens du côté droit, et par le silence des tribunes et du côté gauche.

«Messieurs, dit-il, je dois d'abord vous assurer que, d'après les dispositions concertées entre le maréchal Luckner et moi, ma présence ici ne compromet aucunement ni le succès de nos armes, ni la sûreté de l'armée que j'ai l'honneur de commander.»

[Illustration: LAFAYETTE]

Le général annonce ensuite les motifs qui l'amènent. On a soutenu que sa lettre n'était pas de lui; et il vient l'avouer, et il sort pour faire cet aveu du milieu de son camp, où l'entoure l'amour de ses soldats. Une raison plus puissante l'a porté à cette démarche: le 20 juin a excité l'indignation de son armée, qui lui a présenté une multitude d'adresses. Il les a interdites, et a pris l'engagement de se faire l'organe de ses troupes auprès de l'assemblée nationale. «Déjà, ajoute-t-il, les soldats se demandent si c'est vraiment la cause de la liberté et de la constitution qu'ils défendent.»

Il supplie l'assemblée nationale:

1. De poursuivre les instigateurs du 20 juin;

2. De détruire une secte qui envahit la souveraineté nationale, et dont les débats publics ne laissent aucun doute sur l'atrocité de ses projets;

3. Enfin de faire respecter les autorités, et de donner aux armées l'assurance que la constitution ne recevra aucune atteinte au dedans, tandis qu'elles prodiguent leur sang pour la défendre au dehors.

Le président lui répond que l'assemblée sera fidèle à la loi jurée, et qu'elle examinera sa pétition. Il est invité aux honneurs de la séance.

Le général va s'asseoir sur les bancs de la droite. Le député Kersaint observe que c'est au banc des pétitionnaires qu'il doit se placer. Oui! non! s'écrie-t-on de toutes parts. Le général se lève modestement, et va se rendre au banc des pétitionnaires. Des applaudissemens nombreux l'accompagnent à cette place nouvelle. Guadet prend le premier la parole, et, usant d'un détour adroit, il se demande si les ennemis sont vaincus, si la patrie est délivrée, puisque M. de Lafayette est à Paris. «Non, répond-il, la patrie n'est pas délivrée! notre situation n'a pas changé, et cependant le général de l'une de nos armées est à Paris!» Il n'examinera pas, continue-t-il, si M. de Lafayette, qui ne voit dans le peuple français que des factieux entourant et menaçant les autorités, n'est pas lui-même entouré d'un état-major qui le circonvient; mais il fera observer à M. de Lafayette qu'il manque à la constitution en se faisant l'organe d'une armée légalement incapable de délibérer, et que probablement aussi il a manqué à la hiérarchie des pouvoirs militaires, en venant à Paris sans l'autorisation du ministre de la guerre.

En conséquence, Guadet demande que le ministre déclare s'il a donné un congé à M. de Lafayette, et que, de plus, la commission extraordinaire fasse un rapport sur la question de savoir si un général pourra entretenir l'assemblée d'objets purement politiques.

Ramond se présente pour répondre à Guadet. Il commence par une observation bien naturelle et bien souvent applicable, c'est que, suivant les circonstances, on varie fort sur l'interprétation des lois. «Jamais, dit-il, on n'avait été si scrupuleux sur l'existence du droit de pétition. Lorsque récemment encore une foule armée se présenta, on ne lui demanda point quelle était sa mission; on ne lui reprocha point d'attenter, par l'appareil des armes, à l'indépendance de l'assemblée; et lorsque M. de Lafayette, qui, par sa vie entière, est pour l'Amérique et pour l'Europe l'étendard de la liberté, lorsqu'il se présente, les soupçons s'éveillent!… S'il y a deux poids et deux mesures, s'il y a deux manières de considérer les choses, qu'il soit permis de faire quelque acception de personne en faveur du fils aîné de la liberté!…»

Ramond vote ensuite pour le renvoi de la pétition à la commission extraordinaire, afin d'examiner, non la conduite de Lafayette, mais sa pétition elle-même. Après un grand tumulte, après un double appel, la motion de Ramond est décrétée. Lafayette sort de l'assemblée entouré d'un cortège nombreux de députés et de soldats de la garde nationale, tous ses partisans et ses anciens compagnons d'armes.

C'était le moment décisif pour lui, pour la cour et pour le parti populaire; il se rend au château. Les propos les plus injurieux circulent autour de lui, dans les groupes des courtisans. Le roi et la reine accueillent avec froideur celui qui venait se dévouer pour eux. Lafayette quitte le château, affligé, non pour lui-même, mais pour la famille royale, des dispositions qu'on vient de lui montrer. A sa sortie des Tuileries, une foule nombreuse le reçoit, l'accompagne jusqu'à sa demeure aux cris de vive Lafayette, et vient même planter un mai devant sa porte. Ces témoignages d'un ancien dévouement touchaient le général, et intimidaient les Jacobins. Mais il fallait profiter de ces restes de dévouement, et les exciter davantage, pour les rendre efficaces. Quelques chefs de la garde nationale particulièrement dévoués à la famille royale s'adressèrent à la cour pour savoir ce qu'il fallait faire. Le roi et la reine furent tous deux d'avis qu'on ne devait pas seconder M. de Lafayette[1]. Il se trouva donc abandonné par la seule portion de la garde nationale sur laquelle on pût encore s'appuyer. Néanmoins, voulant servir le roi malgré lui-même, il s'entendit avec ses amis. Mais ceux-ci n'étaient pas mieux d'accord. Les uns, et particulièrement Lally-Tolendal, désiraient qu'il agît promptement contre les jacobins, et qu'il les attaquât de vive force dans leur club. Les autres, tous membres du département et de l'assemblée, s'appuyant sans cesse sur la loi, n'ayant de ressources qu'en elle, n'en voulaient pas conseiller la violation, et s'opposaient à toute attaque ouverte. Néanmoins Lafayette préféra le plus hardi de ces deux conseils: il assigna un rendez-vous à ses partisans pour aller avec eux chasser les jacobins de leur salle, et en murer les portes. Mais, quoique le lieu de la réunion fût fixé, peu s'y rendirent, et Lafayette fut dans l'impossibilité d'agir. Cependant, tandis qu'il était désespéré de se voir si mal secondé, les jacobins, qui ignoraient la défection des siens, furent saisis d'une terreur panique, et abandonnèrent leur club. Ils coururent chez Dumouriez, qui n'était pas encore parti pour l'armée; ils le pressèrent de se mettre à leur tête et de marcher contre Lafayette; mais leur offre ne fut point acceptée. Lafayette resta encore un jour à Paris au milieu des dénonciations, des menaces et des projets d'assassinat, et partit enfin désespéré de son inutile dévouement, et du funeste entêtement de la cour. Et c'est ce même homme, si complètement abandonné lorsqu'il venait s'exposer aux poignards pour sauver le roi, qu'on a accusé d'avoir trahi Louis XVI! Les écrivains de la cour ont prétendu que ses moyens étaient mal combinés: sans doute il était plus facile et plus sûr, du moins en apparence, de se servir de quatre-vingt mille Prussiens; mais à Paris, et avec le projet de ne pas appeler l'étranger, que pouvait-on de plus, que de se mettre à la tête de la garde nationale, et imposer aux jacobins en les dispersant?

Lafayette partit avec l'intention de servir encore le roi, et de lui ménager, s'il était possible, les moyens de quitter Paris. Il écrivit à l'assemblée une lettre où il répéta avec plus d'énergie encore tout ce qu'il avait dit lui-même contre ce qu'il appelait les factieux.

A peine le parti populaire fut-il délivré des craintes que lui avaient causées la présence et les projets du général, qu'il continua ses attaques contre la cour, et persista à demander un compte rigoureux des moyens qu'elle prenait pour préserver le territoire. On savait déjà, quoique le pouvoir exécutif n'en eût rien notifié à l'assemblée, que les Prussiens avaient rompu la neutralité, et qu'ils s'avançaient par Coblentz au nombre de quatre-vingt mille hommes, tous vieux soldats du grand Frédéric, et commandés par le duc de Brunswick, général célèbre. Luckner, ayant trop peu de troupes et ne comptant pas assez sur les Belges, avait été obligé de se retirer sur Lille et Valenciennes. Un officier avait brûlé, en se retirant de Courtray, les faubourgs de la ville, et on avait cru que le but de cette mesure cruelle était d'aliéner les Belges. Le gouvernement ne faisait rien pour augmenter la force de nos armées, qui n'était tout au plus, sur les trois frontières, que de deux cent trente mille hommes. Il ne prenait aucun de ces moyens puissans qui réveillent le zèle et l'enthousiasme d'une nation. L'ennemi enfin pouvait être dans six semaines à Paris.

La reine y comptait, et en faisait la confidence à une de ses dames. Elle avait l'itinéraire des émigrés et du roi de Prusse. Elle savait que tel jour ils pouvaient être à Verdun, tel autre à Lille, et qu'on devait faire le siège de cette dernière place. Cette malheureuse princesse espérait, disait-elle, être délivrée dans un mois[2]. Hélas! que n'en croyait-elle plutôt les sincères amis qui lui représentaient les inconvéniens des secours étrangers et inutiles; qu'ils arriveraient assez tôt pour la compromettre, mais trop tard pour la sauver! Que n'en croyait-elle ses propres craintes à cet égard, et les sinistres pressentimens qui l'assiégeaient quelquefois!

On a vu que le moyen auquel le parti national tenait le plus, c'était une réserve de vingt mille fédérés sous Paris. Le roi, comme on l'a dit, s'était opposé à ce projet. Il fut sommé, dans la personne de ses ministres, de s'expliquer sur les précautions qu'il avait prises pour suppléer aux mesures ordonnées parle décret non sanctionné. Il répondit en proposant un projet nouveau, qui consistait à diriger sur Soissons une réserve de quarante-deux bataillons de volontaires nationaux, pour remplacer l'ancienne réserve, qu'on venait d'épuiser en complétant les deux principales armées. C'était en quelque sorte le premier décret, à une différence près, que les patriotes regardaient comme très importante, c'est que le camp de réserve serait formé entre Paris et la frontière, et non près de Paris même. Ce plan avait été accueilli par des murmures et renvoyé au comité militaire.

Depuis, plusieurs départemens et municipalités, excités par leur correspondance avec Paris, avaient résolu d'exécuter le décret du camp de vingt mille hommes, quoiqu'il ne fût pas sanctionné. Les départemens des Bouches-du-Rhône, de la Gironde, de l'Hérault, donnèrent le premier exemple, et furent bientôt imités par d'autres. Tel fut le commencement de l'insurrection.

Dès que ces levées spontanées furent connues, l'assemblée, modifiant le projet des quarante-deux nouveaux bataillons, proposé par le roi, décréta que les bataillons qui, dans leur zèle, s'étaient déjà mis en marche avant d'avoir été légalement appelés, passeraient par Paris, pour s'y faire inscrire à la municipalité de cette ville; qu'ils seraient ensuite dirigés sur Soissons, pour y camper; enfin que ceux qui pourraient se trouver à Paris avant le 14 juillet, jour de la fédération, assisteraient à cette solennité nationale. Cette fête n'avait pas eu lieu en 91 à cause de la fuite à Varennes, et on voulait la célébrer en 92 avec éclat. L'assemblée ajouta qu'immédiatement après la célébration, les fédérés s'achemineraient vers le lieu de leur destination.

C'était là tout à la fois autoriser l'insurrection, et renouveler, à peu de chose près, le décret non sanctionné. La seule différence, c'est que les fédérés ne faisaient que passer à Paris. Mais l'important était de les y amener; et, une fois arrivés, mille circonstances pouvaient les y retenir. Le décret fut immédiatement envoyé au roi, et sanctionné le lendemain.

A cette mesure importante on en joignit une autre: on se défiait d'une partie des gardes nationales, et surtout des états-majors, qui, à l'exemple des directoires de département, en se rapprochant de la haute autorité par leurs grades, penchaient davantage en sa faveur. C'était surtout celui de la garde nationale de Paris qu'on voulait atteindre; mais ne pouvant pas le faire directement, on décréta que tous les états-majors, dans les villes de plus de cinquante mille âmes, seraient dissous et réélus[3]. L'état d'agitation où se trouvait la France assurant aux hommes les plus ardens une influence toujours croissante, cette réélection devait amener des sujets dévoués au parti populaire et républicain.

C'étaient là de grandes mesures emportées de vive force sur le côté droit et la cour. Cependant rien de tout cela ne paraissait assez rassurant aux patriotes contre les dangers imminens dont ils se croyaient menacés. Quarante mille Prussiens, tout autant d'Autrichiens et de Sardes, s'avançant sur nos frontières; une cour probablement d'accord avec l'ennemi, n'employant aucun moyen pour multiplier les armées et exciter la nation, usant au contraire du veto pour déjouer les mesures du corps législatif, et de la liste civile pour se procurer des partisans à l'intérieur; un général qu'on ne supposait pas capable de s'unir à l'émigration pour livrer la France, mais qu'on voyait disposé à soutenir la cour contre le peuple; toutes ces circonstances effrayaient les esprits, et les agitaient profondément. La patrie est en danger, était le cri général. Mais comment prévenir ce danger? telle était la difficulté. On n'était pas même d'accord sur les causes. Les constitutionnels et les partisans de la cour, aussi terrifiés que les patriotes eux-mêmes, n'imputaient les dangers qu'aux factieux, ils ne tremblaient que pour la royauté, et ne voyaient de péril que dans la désunion. Les patriotes au contraire, ne trouvaient le péril que dans l'invasion, et n'en accusaient que la cour, ses refus, ses lenteurs, ses secrètes menées. Les pétitions se croisaient: les unes attribuaient tout aux jacobins, les autres à la cour, désignée tour à tour sous les noms du château, du pouvoir exécutif, du veto. L'assemblée écoutait, et renvoyait tout à la commission extraordinaire des douze, chargée depuis long-temps de chercher et de proposer des moyens de salut. Son plan était désiré avec impatience. En attendant, partout des placards menaçans couvraient les murs; les feuilles publiques, aussi hardies que les affiches, ne parlaient que d'abdication forcée et de déchéance. C'était l'objet de tous les entretiens, et on semblait ne garder quelque mesure que dans l'assemblée. Là, les attaques contre la royauté n'étaient encore qu'indirectes. On avait proposé, par exemple, de supprimer le veto pour les décrets de circonstance; plusieurs fois il avait été question de la liste civile, de son emploi coupable, et on avait parlé, ou de la réduire, ou de l'assujettir à des comptes publics.

La cour n'avait jamais refusé décéder aux instances de l'assemblée, et d'augmenter matériellement les moyens de défense. Elle ne l'aurait pas pu sans se compromettre trop ouvertement; et d'ailleurs elle devait peu redouter l'augmentation numérique d'armées qu'elle croyait complètement désorganisées. Le parti populaire voulait, au contraire, de ces moyens extraordinaires qui annoncent une grande résolution, et qui souvent font triompher la cause la plus désespérée. Ce sont ces moyens que la commission des douze imagina enfin après un long travail, et proposa à l'assemblée. Elle s'était arrêtée au projet suivant:

Lorsque le péril deviendrait extrême, le corps législatif devait le déclarer lui-même, par cette formule solennelle: La patrie est en danger.

A cette déclaration, toutes les autorités locales, les conseils des communes, ceux des districts et des départemens, l'assemblée elle-même, comme la première des autorités, devaient être en permanence, et siéger sans interruption. Tous les citoyens, sous les peines les plus graves, seraient tenus de remettre aux autorités les armes qu'ils possédaient, pour qu'il en fût fait la distribution convenable. Tous les hommes, vieux et jeunes, en état de servir, devaient être enrôlés dans les gardes nationales. Les uns étaient mobilisés, et transportés au siége des diverses autorités de district et de département; les autres pourraient être envoyés partout où le besoin de la patrie l'exigerait, soit au dedans, soit au dehors. L'uniforme n'était pas exigé de ceux qui ne pourraient en faire les frais. Tous les gardes nationaux transportés hors de leur domicile recevraient la solde des volontaires. Les autorités étaient chargées de se pourvoir de munitions. Un signe de rébellion, arboré avec intention, était puni de mort. Toute cocarde, tout drapeau étaient réputés séditieux, excepté la cocarde et le drapeau tricolore.

D'après ce projet, toute la nation était en éveil et en armes; elle avait le moyen de délibérer, de se battre partout, et à tous les instans; elle pouvait se passer du gouvernement, et suppléer à son inaction. Cette agitation sans but des masses populaires était régularisée et dirigée. Si enfin, après cet appel, les Français ne répondaient pas, on ne devait plus rien à une nation qui ne faisait rien pour elle-même. Une discussion des plus vives ne tarda pas, comme on le pense bien, à s'engager sur ce projet.

Le député Pastoret fit le rapport préliminaire le 30 juin.

Il ne satisfit personne, en donnant à tout le monde des torts, en les compensant les uns par les autres, et en ne fixant point d'une manière positive les moyens de parer aux dangers publics. Après lui, le député Jean de Bry motiva nettement et avec modération le projet de la commission. La discussion, une fois ouverte, ne fut bientôt qu'un échange de reproches. Elle donna essor aux imaginations bouillantes et précoces, qui vont droit aux moyens extrêmes. La grande loi du salut public, c'est-à-dire la dictature, c'est-à-dire le moyen de tout faire, avec la chance d'en user cruellement, mais puissamment, cette loi, qui ne devait être décrétée que dans la convention, fut cependant proposée dans la législative.

M. Delaunay d'Angers proposa à l'assemblée de déclarer que, jusqu'après l'éloignement du danger, elle ne consulterait que la loi impérieuse et suprême du salut public.

C'était, avec une formule abstraite et mystérieuse, supprimer évidemment la royauté, et déclarer l'assemblée souveraine absolue. M. Delaunay disait que la révolution n'était pas achevée, qu'on se trompait si on le croyait, et qu'il fallait garder les lois fixes pour la révolution sauvée, et non pour la révolution à sauver; il disait en un mot tout ce qu'on dit ordinairement en faveur de la dictature, dont l'idée se présente toujours dans les momens de danger. La réponse des députés du côté droit était naturelle: on violait, suivant eux, les sermens prêtés à la constitution, en créant une autorité qui absorbait les pouvoirs réglés et établis. Leurs adversaires répliquaient en alléguant que l'exemple de la violation était donné, qu'il ne fallait pas se laisser prévenir et surprendre sans défense.—Mais prouvez donc, reprenaient les partisans de la cour, que cet exemple est donné, et qu'on a trahi la constitution. A ce défi on répondait par de nouvelles accusations contre la cour, et ces accusations étaient repoussées à leur tour par des reproches aux agitateurs.—Vous êtes des factieux.—Vous êtes des traîtres.—Tel était le reproche réciproque et éternel, telle était la question à résoudre.

M. de Jaucourt voulait renvoyer la proposition aux Jacobins, tant il la trouvait violente. M. Isnard, à l'ardeur duquel elle convenait, demandait qu'elle fût prise en considération, et que le discours de M. Delaunay fût envoyé aux départemens pour être opposé à celui de M. Pastoret, qui n'était qu'une dose d'opium donnée à un agonisant.

M. de Vaublanc réussit à se faire écouter en disant que la constitution pouvait se sauver par la constitution; que le projet de M. Jean de Bry en était la preuve, et qu'il fallait imprimer le discours de M. Delaunay, si l'on voulait, mais au moins ne pas l'envoyer aux départemens, et revenir à la proposition de la commission. La discussion fut en effet remise au 3 juillet.

Un député n'avait pas encore parlé, c'était Vergniaud. Membre de la Gironde, et son plus grand orateur, il en était néanmoins indépendant. Soit insouciance, soit véritable élévation, il semblait au-dessus des passions de ses amis; et en partageant leur ardeur patriotique, il ne partageait pas toujours leur préoccupation et leur emportement, Quand il se décidait dans une question, il entraînait, par son éloquence et par une certaine impartialité reconnue, cette partie flottante de l'assemblée que Mirabeau maîtrisait autrefois par sa dialectique et sa véhémence. Partout les masses incertaines appartiennent au talent et à la raison[4].

On avait annoncé qu'il parlerait le 3 juillet; une foule immense était accourue pour entendre ce grand orateur, sur une question qu'on regardait comme décisive.

Il prend en effet la parole[5], et jette un premier coup d'oeil sur la France. «Si on ne croyait, dit-il, à l'amour impérissable du peuple pour la liberté, on douterait si la révolution rétrograde ou si elle arrive à son terme. Nos armées du Nord avançaient en Belgique, et tout à coup elles se replient; le théâtre de la guerre est reporté sur notre territoire, et il ne restera de nous chez les malheureux Belges, que le souvenir des incendies qui auront éclairé notre retraite! Dans le même temps, une formidable armée de Prussiens menace le Rhin, quoiqu'on nous eût fait espérer que leur marche ne serait pas si prompte.

«Comment se fait-il qu'on ait choisi ce moment pour renvoyer les ministres populaires, pour rompre la chaîne de leurs travaux, livrer l'empire à des mains inexpérimentées, et repousser les mesures utiles que nous avons cru devoir proposer?… Serait-il vrai que l'on redoute nos triomphes?… Est-ce du sang de Coblentz, ou du vôtre, que l'on est avare?… Veut-on régner sur des villes abandonnées, sur des champs dévastés?… Où sommes-nous enfin?… Et vous, Messieurs, qu'allez-vous entreprendre de grand pour la chose publique?…

«Vous, qu'on se flatte d'avoir intimidés; vous dont on se flatte d'alarmer les consciences en qualifiant votre patriotisme d'esprit de faction, comme si on n'avait pas appelé factieux ceux qui prêtèrent le serment du Jeu de Paumé; vous qu'on a tant calomniés, parce que vous êtes étrangers à une caste orgueilleuse que la constitution a renversée dans la poussière; vous à qui on suppose des intentions coupables, comme si, investis d'une autre puissance que celle de la loi, vous aviez une liste civile; vous que, par une hypocrite modération, on voudrait refroidir sur les dangers du peuple; vous que l'on a su diviser, mais qui, dans ce moment de danger, déposerez vos haines, vos misérables dissensions, et ne trouverez pas si doux de vous haïr, que vous préfériez cette infernale jouissance au salut de la patrie; vous tous enfin, écoutez-moi: quelles sont vos ressources? que vous commande la nécessité? que vous permet la constitution?»

Pendant ce début, de nombreux applaudissemens ont couvert la voix de l'orateur. Il continue et découvre deux genres de dangers, les uns intérieurs, les autres extérieurs.

«Pour prévenir les premiers, l'assemblée a proposé un décret contre les prêtres, et, soit que le génie de Médicis erre encore sous les voûtes des Tuileries, soit qu'un Lachaise ou un Letellier trouble encore le coeur du prince, le décret a été refusé par le trône. Il n'est pas permis de croire, sans faire injure au roi, qu'il veuille les troubles religieux. Il se croit donc assez puissant, il a donc assez des anciennes lois pour assurer la tranquillité publique. Que ses ministres en répondent donc sur leur tête, puisqu'ils ont les moyens de l'assurer!

«Pour prévenir les dangers extérieurs, l'assemblée avait imaginé un camp de réserve: le roi l'a repoussé. Ce serait lui faire injure que de croire qu'il veut livrer la France; il doit donc avoir des forces suffisantes pour la protéger; ses ministres doivent donc nous répondre, sur leur tête, du salut de la patrie.»

Jusqu'ici l'orateur s'en tient, comme on voit, à la responsabilité ministérielle, et se borne à la rendre plus menaçante. «Mais, ajoute-t-il, ce n'est pas tout de jeter les ministres dans l'abîme que leur méchanceté ou leur impuissance aurait creusé…. Qu'on m'écoute avec calme, qu'on ne se hâte pas de me deviner….»

Chargement de la publicité...