Histoire de la Révolution française, Tome 02
De son côté, Pétion, quoique plus froid que Roland, n'avait pas montré moins de courage. Il avait écrit à Santerre, qui, soit impuissance ou complicité, répondait qu'il avait le coeur déchiré, mais qu'il ne pouvait faire exécuter ses ordres. Il s'était ensuite rendu de sa personne sur les divers théâtres du carnage. A la Force, il avait arraché de leur siège sanglant deux officiers municipaux qui remplissaient, en écharpe, les fonctions que Maillard exerçait à l'Abbaye. Mais à peine était-il sorti pour se rendre en d'autres lieux, que ces officiers municipaux étaient rentrés, et avaient continué leurs exécutions. Pétion, partout impuissant, était retourné auprès de Roland, que la douleur avait rendu malade. On n'était parvenu à garantir que le Temple, dont le dépôt excitait la fureur populaire. Cependant la force armée avait été ici plus heureuse, et un ruban tricolore, tendu entre les murs et la populace, avait suffi pour l'écarter, et pour sauver la famille royale.
Les êtres monstrueux qui versaient le sang depuis le dimanche, s'étaient acharnés à cette horrible tâche, et en avaient contracté une habitude qu'ils ne pouvaient plus interrompre. Ils avaient même établi une espèce de régularité dans leurs exécutions; ils les suspendaient pour transporter les cadavres, et pour faire leurs repas. Des femmes même, portant des alimens, se rendaient aux prisons, pour donner le dînera leurs maris, qui, disaient-elles, étaient occupés à l'Abbaye.
[Illustration: MORT DE MADAME DE LAMBALLE.]
A la Force, à Bicêtre, à l'Abbaye, les massacres se prolongèrent plus qu'ailleurs. C'était à la Force que se trouvait l'infortunée princesse Lamballe, qui avait été célèbre à la cour par sa beauté et par ses liaisons avec la reine. On la conduit mourante au terrible guichet, «Qui êtes-vous? lui demandent les bourreaux en échappe.—Louise de Savoie, princesse de Lamballe.—Quel était votre rôle à la cour? Connaissez-vous les complots dut château?—Je n'ai connu aucun complot.—Faites serment d'aimer la liberté et l'égalité: faites serment de haïr le roi, la reine et la royauté.—Je ferai le premier serment; je ne puis faire, le second, il n'est pas dans mon coeur.»
«Jurez donc, lui dit un des assistans qui voulait la sauver.» Mais l'infortunée ne voyait et n'entendait plus rien. «Qu'on élargisse madame, dit le chef du guichet.» Ici, comme à l'Abbaye, on avait imaginé un mot pour servir de signal de mort. On emmène cette femme infortunée, qu'on n'avait pas, disent quelques narrateurs, l'intention de livrer à la mort, et qu'on voulait en effet élargir. Cependant elle est reçue à la porte par des furieux avides de carnage. Un premier coup de sabre porté sur le derrière de sa tête fait jaillir son sang. Elle s'avance encore soutenue par deux hommes, qui peut-être voulaient la sauver; mais elle tombe à, quelques pas plus loin sous un dernier coup. Son beau corps est déchiré. Les assassins l'outragent, le mutilent, et s'en partagent les lambeaux. Sa tête, son coeur, d'autres parties du cadavre, portées au bout d'une pique, sont promenées dans Paris. Il faut, disent ces: hommes dans leur langage atroce, les porter au pied du trône. On court au Temple, et on éveille avec des cris affreux les infortunés prisonniers, qui demandent avec effroi ce que c'est. Les officiers municipaux s'opposent à ce qu'ils voient l'horrible cortége passer sous leur fenêtre, et la tête sanglante qu'on y élevait au bout d'une pique. Un garde national dit enfin à la reine: «C'est la tête Lamballe qu'on veut vous empêcher de voir.» A ces mots, la reine s'évanouit. Madame Élisabeth, le roi, le valet-de-chambre Cléry, emportent cette princesse infortunée, et les cris de la troupe féroce retentissent long-temps encore autour des murs du Temple.
[Illustration: MME DE LAMBALLE.]
La journée du 3 et la nuit du 3 au 4 continuèrent d'être souillées par ces massacres. A Bicétre surtout le carnage fut plus long et plus terrible qu'ailleurs. Il y avait là quelques mille prisonniers, enfermés, comme on sait, pour toute espèce de vices. Ils furent attaqués, voulurent se défendre, et on employa le canon pour les réduire. Un membre du conseil général de la commune osa même venir demander des forces pour réduire les prisonniers qui se défendaient. Il ne fut pas écouté. Pétion se rendit encore à Bicêtre, mais il n'obtint rien. Le besoin du sang animait cette multitude; la fureur de combattre et de massacrer avait succédé chez elle au fanatisme politique, et elle tuait pour tuer. Le massacre dura là jusqu'au mercredi 5 septembre.
Enfin presque toutes les victimes désignées avaient péri; les prisons étaient vides; les furieux demandaient encore du sang, mais les sombres ordonnateurs de tant de meurtres semblaient se montrer accessibles à quelque pitié. Les expressions de la commune commençaient à s'adoucir. Profondément touchée, disait-elle, des rigueurs exercées contre les prisonniers, elle donnait de nouveaux ordres pour les arrêter; et cette fois elle était mieux obéie. Cependant à peine restait-il quelques malheureux auxquels sa pitié pût être utile. L'évaluation du nombre des victimes diffère dans tous les rapports du temps; cette évaluation varie de six à douze mille dans les prisons de Paris[3].
Mais si les exécutions répandirent la stupeur, l'audace qu'on mit à les avouer et à en recommander l'imitation ne surprit pas moins que les exécutions mêmes. Le comité de surveillance osa répandre une circulaire à toutes les communes de France, que l'histoire doit conserver avec les sept signatures qui y furent apposées. Voici cette pièce monumentale.
«Paris, 2 septembre 1792.
«Frères et amis, un affreux complot tramé par la cour pour égorger tous les patriotes de l'empire français, complot dans lequel un grand nombre de membres de l'assemblée nationale sont compromis, ayant réduit, le 9 du mois dernier, la commune de Paris à la plus cruelle nécessité d'user de la puissance du peuple pour sauver la nation, elle n'a rien négligé pour bien mériter de la patrie. Après les témoignages que l'assemblée nationale venait de lui donner elle-même, eût-on pensé que dès lors de nouveaux complots se tramaient dans le silence, et qu'ils éclataient dans le moment même où l'assemblée nationale, oubliant qu'elle venait de déclarer que la commune de Paris avait sauvé la patrie, s'empressait de la destituer pour prix de son brûlant civisme? A cette nouvelle, les clameurs publiques élevées de toutes parts ont fait sentir à l'assemblée nationale la nécessité urgente de s'unir au peuple, et de rendre à la commune, par le rapport du décret de destitution, le pouvoir dont elle l'avait investie.
«Fière de jouir de toute la plénitude de la confiance nationale, qu'elle s'efforcera de mériter de plus en plus, placée au foyer de toutes les conspirations, et déterminée à périr pour le salut public, elle ne se glorifiera d'avoir fait son devoir que lorsqu'elle aura obtenu votre approbation, qui est l'objet de tous ses voeux, et dont elle ne sera certaine qu'après que tous les départemens auront sanctionné ses mesures pour le salut public. Professant les principes de la plus parfaite égalité, n'ambitionnant d'autre privilège que celui de se présenter la première à la brèche, elle s'empressera de se soumettre au niveau de la commune la moins nombreuse de l'empire, dès qu'il n'y aura plus rien à redouter.
«Prévenue que des hordes barbares s'avançaient contre elle, la commune de Paris se hâte d'informer ses frères de tous les départemens qu'une partie des conspirateurs féroces détenus dans les prisons a été mise à mort par le peuple, actes de justice qui lui ont paru indispensables pour retenir par la terreur les légions de traîtres renfermés dans ses murs, au moment où il allait marcher à l'ennemi; et sans doute la nation, après la longue suite de trahisons qui l'a conduite sur les bords de l'abîme, s'empressera d'adopter ce moyen si utile et si nécessaire; et tous les Français se diront comme les Parisiens: Nous marchons à l'ennemi, et nous ne laissons pas derrière nous des brigands pour égorger nos femmes et nos enfans.
«Signé DUPLAIN, PANIS, SERGENT, LENFANT, MARAT, LEFORT, JOURDEUIL, administrateurs du comité de surveillance constitué à la mairie.»
La lecture de ce document peut faire juger à quel degré de fanatisme l'approche du danger avait poussé les esprits. Mais il est temps de reporter nos regards sur le théâtre de la guerre, où nous ne trouvons que de glorieux souvenirs.
Notes:
[1] Le roi et sa famille furent conduits au Temple dans la soirée du 10 août. [2] Excepté un seul, l'abbé Sicard, qui fut sauvé par miracle. [3] Voyez la note 23 à la fin du volume.
CHAPITRE VII.
CAMPAGNE DE L'ARGONNE.—PLANS MILITAIRES DE DUMOURIEZ.—PRISE DU CAMP DE GRAND-PRÉ PAR LES PRUSSIENS.—VICTOIRE DE VALMY.—RETRAITE DES COALISÉS; BRUITS SUR LES CAUSES DE CETTE RETRAITE.
Déjà, comme on l'a vu, Dumouriez avait tenu un conseil de guerre à Sedan, Dillon y avait émis l'opinion de se retirer à Châlons pour mettre la Marne devant nous, et en défendre le passage. Le désordre des vingt-trois mille hommes laissés à Dumouriez, l'impuissance où ils étaient de résister à quatre-vingt mille Prussiens parfaitement aguerris et organisés, le projet attribué à l'ennemi de faire une invasion rapide sans s'arrêter aux places fortes, tels étaient les motifs qui portaient Dillon à croire qu'on ne pourrait pas arrêter les Prussiens, et qu'il fallait se hâter de se retirer devant eux, pour chercher des positions plus fortes, et suppléer ainsi à la faiblesse et au mauvais état de notre armée. Le conseil fut tellement frappé de ces raisons, qu'il adhéra unanimement à l'avis de Dillon, et Dumouriez, à qui appartenait la décision, comme général en chef, répondit qu'il y réfléchirait.
C'était le 28 août au soir. Ici fut prise une résolution qui sauva la France. Plusieurs s'en disputent l'honneur: tout prouve qu'elle appartient à Dumouriez. L'exécution au reste la lui rend tout à fait propre, et doit lui en mériter toute la gloire. La France, comme on sait, est défendue à l'est par le Rhin et les Vosges, au nord par une suite de places fortes dues au génie de Vauban, et par la Meuse, la Moselle et divers cours d'eau qui, combinés avec les places fortes, composent un ensemble d'obstacles suffisans pour protéger cette frontière. L'ennemi avait pénétré en France par le nord, et il avait tracé sa marche entre Sedan et Metz, laissant l'attaque des places fortes des Pays-Bas au duc de Saxe-Teschen, et masquant par un corps de troupes Metz et la Lorraine. D'après ce projet, il eût fallu marcher rapidement, profiter de la désorganisation des Français, les frapper de terreur par des coups décisifs, enlever même les vingt-trois mille hommes de Lafayette, avant qu'un nouveau général leur eût rendu l'ensemble et la confiance. Mais le combat entre la présomption du roi de Prusse et la prudence de Brunswick arrêtait toute résolution, et empêchait les coalisés d'être sérieusement ou audacieux ou prudens. La prise de Verdun excita davantage la vanité de Frédéric-Guillaume et l'ardeur des émigrés, mais ne donna pas plus d'activité à Brunswick, qui n'approuvait nullement l'invasion, avec les moyens qu'il avait et avec les dispositions du pays envahi. Après la prise de Verdun, le 2 septembre, l'armée coalisée s'étendit pendant plusieurs jours dans les plaines qui bordent la Meuse, se borna à occuper Stenay, et ne fit pas un seul pas en avant. Dumouriez était à Sedan, et son armée campait dans les environs.
De Sedan à Passavant s'étend une forêt dont le nom doit être à jamais fameux dans nos annales; c'est celle de l'Argonne, qui couvre un espace de treize à quinze lieues, et qui, par les inégalités du terrain, le mélange des bois et des eaux, est tout à fait impénétrable à une armée, excepté dans quelques passages principaux. C'est par cette forêt que l'ennemi devait pénétrer pour se rendre à Châlons, et prendre ensuite la route de Paris. Avec un projet pareil, il est étonnant qu'il n'eût pas songé encore à en occuper les principaux passages, et à y devancer Dumouriez, qui, à sa position de Sedan, en était éloigné de toute la longueur de la forêt. Le soir, après la séance du conseil de guerre, le général français considérait la carte avec un officier dans les talens duquel il avait la plus grande confiance; c'était Thouvenot. Lui montrant alors du doigt l'Argonne et les clairières dont elle est traversée: «Ce sont là, lui dit-il, les Thermopyles de la France: si je puis y être avant les Prussiens, tout est sauvé.»
Ce mot enflamma le génie de Thouvenot, et tous deux se mirent à détailler ce beau plan. Les avantages en étaient immenses: outre qu'on ne reculait pas, et qu'on ne se réduisait pas à la Marne pour dernière ligne de défense, on faisait perdre à l'ennemi un temps précieux; on l'obligeait à rester dans la Champagne pouilleuse, dont le sol désolé, fangeux, stérile, ne pouvait suffire à l'entretien d'une armée; on ne lui cédait pas, comme en se retirant à Châlons, les Trois-Évêchés, pays riche et fertile, où il aurait pu hiverner très heureusement, dans le cas même où il n'aurait pas forcé la Marne. Si l'ennemi, après avoir perdu quelque temps devant la forêt, voulait la tourner, et se portait vers Sedan, il trouvait devant lui les places fortes des Pays-Bas, et il n'était pas supposable qu'il pût les faire tomber. S'il remontait vers l'autre extrémité de la forêt, il rencontrait Metz et l'armée du centre; on se mettait alors à sa poursuite, et en se réunissant à l'armée de Kellermann, on pouvait former une masse de cinquante mille hommes, appuyée sur Metz et diverses places fortes. Dans tous les cas, on lui avait fait manquer sa marche et perdre cette campagne; car on était déjà en septembre, et à cette époque on faisait encore hiverner les armées. Ce projet était excellent; mais il fallait l'exécuter, et les Prussiens, rangés le long de l'Argonne, tandis que Dumouriez était à l'une de ses extrémités, pouvaient en avoir occupé les passages. Ainsi donc le sort de ce grand projet et de la France dépendait d'un hasard et d'une faute de l'ennemi.
Cinq défilés dits du Chêne-Populeux, de la Croix-aux-Bois, de Grand-Pré, de la Chalade, et des Islettes, traversent l'Argonne. Les plus importans étaient ceux de Grand-Pré et des Islettes, et malheureusement c'étaient les plus éloignés de Sedan et les plus rapprochés de l'ennemi. Dumouriez résolut de s'y porter lui-même avec tout son monde. En même temps il ordonna au général Dubouquet de quitter le département du Nord pour venir occuper le passage du Chêne-Populeux, qui était fort important, mais très rapproché de Sedan, et dont l'occupation était moins urgente. Deux routes s'offraient à Dumouriez pour se rendre à Grand-Pré et aux Islettes: l'une derrière la forêt, et l'autre devant, en face de l'ennemi. La première, passant derrière la forêt, était plus sûre, mais plus longue; elle révélait à l'ennemi nos projets, et lui donnait le temps de les prévenir. La seconde était plus courte, mais elle trahissait aussi notre but, et exposait notre marche aux coups d'une armée formidable. Il fallait en effet s'avancer le long des bois, et passer devant Stenay, où se trouvait Clerfayt avec ses Autrichiens. Dumouriez préféra cependant celle-ci, et conçut le plan le plus hardi. Il pensait qu'avec la prudence autrichienne, le général ne manquerait pas, à la vue des Français, de se retrancher dans l'excellent camp de Brouenne, et que pendant ce temps on lui échapperait pour se porter à Grand-Pré et aux Islettes.
Le 30, en effet, Dillon est mis en mouvement, et part avec huit mille hommes pour Stenay, marchant entre la Meuse et l'Argonne. Il trouve Clerfayt, qui occupait les deux bords de la rivière avec vingt-cinq mille Autrichiens. Le général Miaczinski attaque avec quinze cents hommes les avant-postes de Clerfayt, tandis que Dillon, placé en arrière, marche à l'appui avec toute sa division. Le feu s'engage avec vivacité, et Clerfayt repassant aussitôt la Meuse, va se placer à Brouenne, comme l'avait très heureusement prévu Dumouriez. Pendant ce temps, Dillon poursuit hardiment sa route entre la Meuse et l'Argonne. Dumouriez le suit immédiatement avec les quinze mille hommes qui composaient son corps de bataille, et ils s'avancent tous deux vers les postes qui leur étaient assignés. Le 2 septembre, Dumouriez était à Beffu, et n'avait plus qu'une marche à faire pour arriver à Grand-Pré. Dillon était le même jour à Pierremont, et s'approchait toujours des Islettes avec une extrême hardiesse. Heureusement pour celui-ci, le général Galbaud, envoyé pour renforcer la garnison de Verdun, était arrivé trop tard, et s'était replié sur les Islettes, qu'il tenait ainsi d'avance. Dillon y arrive le 4 avec ses huit mille hommes, s'y établit, et fait garder de plus la Chalade, autre passage secondaire qui lui était confié. En même temps Dumouriez parvient à Grand-Pré, trouve le poste vacant, et s'en empare le 3. Ainsi, le 3 et le 4, les passages étaient occupés par nos soldats, et le salut de la France était fort avancé.
Ce fut par cette marche audacieuse, et au moins aussi méritoire que l'idée d'occuper l'Argonne, que Dumouriez se mit en état de résister à l'invasion. Mais ce n'était pas tout: il fallait rendre ces passages inexpugnables, et pour cela faire encore une foule de dispositions dont le succès dépendait de beaucoup de hasards.
Dillon se retrancha aux Islettes, il fit des abatis, éleva d'excellens retranchemens, et, disposant habilement de l'artillerie française, qui était nombreuse et excellente, plaça des batteries de manière à rendre le passage inabordable. Il occupa en même temps la Chalade, et se rendit ainsi maître des deux routes qui conduisent à Sainte-Menehould, et de Sainte-Menehould à Châlons. Dumouriez s'établit à Grand-Pré, dans un camp que la nature et l'art avaient rendu formidable. Des hauteurs, rangées en amphithéâtre, formaient le terrain sur lequel se trouvait l'armée. Au pied de ces hauteurs s'étendaient de vastes prairies, devant lesquelles l'Aire coulait en formant la tête du camp. Deux ponts étaient jetés sur l'Aire; deux avant-gardes très fortes y étaient placées, et devaient en cas d'attaque, se retirer en les brûlant. L'ennemi, après avoir déposté ces troupes avancées, avait à effectuer le passage de l'Aire, sans le secours des ponts, et sous le feu de toute notre artillerie. Après avoir franchi la rivière, il lui fallait traverser un bassin de prairies où se croisaient mille feux, et enlever enfin des retranchemens escarpés et presque inaccessibles. Dans le cas où tant d'obstacles eussent été vaincus, Dumouriez, se retirant par les hauteurs qu'il occupait, descendait sur leur revers, trouvait à leur pied l'Aisne, autre cours d'eau qui les longeait par derrière, passait deux autres ponts qu'il détruisait, et pouvait mettre encore une rivière entre lui et les Prussiens. Ce camp pouvait être regardé comme inexpugnable, et là le général français était assez en sûreté pour s'occuper tranquillement de tout le théâtre de la guerre.
Le 7, le général Dubouquet occupa avec six mille hommes le passage du Chêne-Populeux. Il ne restait plus de libre que le passage beaucoup moins important de la Croix-aux-Bois, situé entre le Chêne-Populeux et Grand-Pré. Dumouriez, après avoir fait rompre la route et abattre les arbres, y posta un colonel avec deux bataillons et deux escadrons. Placé ainsi au centre de la forêt et dans un camp inexpugnable, il en défendait le principal passage au moyen de quinze mille hommes; il avait à sa droite, et à quatre lieues de distance, Dillon, qui gardait les Islettes et la Chalade avec huit mille; à sa gauche Dubouquet, défendant le Chêne-Populeux avec six mille, et, dans l'intervalle du Chêne-Populeux à Grand-Pré, un colonel qui surveillait avec quelques compagnies la route de la Croix-aux-Bois, qu'on avait jugée d'une importance très secondaire.
Toute sa défense se trouvant ainsi établie, il avait le temps d'attendre les renforts, et il se hâta de donner des ordres en conséquence. Il enjoignit à Beurnonville de quitter la frontière des Pays-Bas, où le duc de Saxe-Teschen ne tentait rien d'important, et d'être à Rethel le 13 septembre, avec dix mille hommes. Il fixa Châlons pour le dépôt des vivres et des munitions, pour le rendez-vous des recrues et des renforts qu'on lui envoyait. Il réunissait ainsi derrière lui tous les moyens de composer une résistance suffisante. En même temps il manda au pouvoir exécutif qu'il avait occupé l'Argonne. «Grand-Pré et les Islettes, écrivait-il, sont nos Thermopyles; mais je serai plus heureux que Léonidas.» Il demandait qu'on détachât quelques régimens de l'armée da Rhin, qui n'était pas menacée, et qu'on les joignît à l'armée du centre, confiée désormais à Kellermann. Le projet des Prussiens étant évidemment de marcher sur Paris, puisqu'ils masquaient Montmédy et Thionville sans s'y arrêter, il voulait qu'on ordonnât à Kellermann de côtoyer leur gauche par Ligny et Bar-le-Duc, et de les prendre ainsi en flanc et en queue pendant leur marche offensive. D'après toutes ces dispositions, si les Prussiens, renonçant à forcer l'Argonne, remontaient plus haut, Dumouriez les précédait à Revigny, et là trouvait Kellermann arrivant de Metz avec l'armée du centre. S'ils descendaient vers Sedan, Dumouriez les suivait encore, rencontrait là les dix mille hommes de Beurnonville, et attendait Kellermann sur les bords de l'Aisne; et dans les deux cas, la jonction produisait une masse de soixante mille hommes, capable de se montrer en rase campagne.
Le pouvoir exécutif n'oublia rien pour seconder Dumouriez dans ses excellentes dispositions. Servan, le ministre de la guerre, quoique maladif, veillait sans relâche à l'approvisionnement des armées, au transport des effets et munitions, et à la réunion des nouvelles levées. Il partait tous les jours de Paris de quinze cents à deux mille volontaires. L'entraînement vers l'armée était général, et on y courait en foule. Les sociétés patriotiques, les conseils des communes, l'assemblée, étaient continuellement traversés par des compagnies levées spontanément, et marchant vers Châlons, rendez-vous général des volontaires. Il ne manquait à ces jeunes soldats que la discipline et l'habitude du champ de bataille, qu'ils n'avaient point encore, mais qu'ils pouvaient bientôt acquérir sous un général habile.
Les girondins étaient ennemis personnels de Dumouriez, et lui accordaient peu de confiance, depuis qu'il les avait chassés du ministère; ils avaient même voulu lui substituer dans le commandement général un officier nommé Grimoard. Mais ils s'étaient réunis à lui depuis qu'il semblait chargé des destinées de la patrie. Roland, le meilleur, le plus désintéressé d'entre eux, lui écrivit une lettre touchante pour l'assurer que tout était oublié, et que ses amis ne demandaient tous que d'avoir à célébrer ses victoires.
Dumouriez s'était donc vigoureusement emparé de cette frontière, et s'était fait le centre de vastes mouvemens, jusque-là trop lents et trop désunis. Il avait heureusement occupé les défilés de l'Argonne, pris une position qui donnait aux armées le temps de se grouper et de s'organiser derrière lui; il faisait arriver successivement tous les corps pour composer une masse imposante; il mettait Kellermann dans la nécessité de venir recevoir ses ordres; il commandait avec vigueur, agissait avec célérité, et soutenait les soldats en se montrant au milieu d'eux, en leur témoignant beaucoup de confiance, et en s'efforçant de leur faire désirer une prochaine rencontre avec l'ennemi.
On était ainsi arrivé au 10 septembre. Les Prussiens parcoururent tous nos postes, escarmouchèrent sur le front de tous nos retranchemens, et furent partout repoussés. Dumouriez avait pratiqué de secrètes communications dans l'intérieur de la forêt, et portait sur les points menacés des forces inattendues, qui, dans l'opinion de l'ennemi, doublaient les forces réelles de notre armée. Le 11, il y eut une tentative générale contre Grand-Pré; mais le général Miranda, placé à Mortaume, et le général Stengel à Saint-Jouvin, repoussèrent toutes les attaques avec un plein succès. Sur plusieurs points, les soldats, rassurés par leur position et par l'attitude de leurs chefs, sautèrent au-dessus de leurs retranchemens, et devancèrent à la baïonnette l'approche des assaillans. Ces combats occupaient l'armée, qui quelquefois manquait de vivres, à cause du désordre inévitable d'un service improvisé. Mais la gaieté du général, qui ne se soignait pas mieux que ses soldats, engageait tout le monde à se résigner; et, malgré un commencement de dysenterie, on se trouvait assez bien dans le camp de Grand-Pré. Les officiers supérieurs seulement, qui doutaient de la possibilité d'une longue résistance, le ministère qui n'y croyait pas davantage, parlaient d'une retraite derrière la Marne, et assiégeaient Dumouriez de leurs conseils; et lui, écrivait des lettres énergiques aux ministres, et imposait silence à ses officiers, en leur disant que, lorsqu'il voudrait des avis, il convoquerait un conseil de guerre.
Il faut toujours qu'un homme ait les inconvéniens de ses qualités. L'extrême promptitude du génie de Dumouriez devait souvent l'emporter jusqu'à l'irréflexion. Dans son ardeur à concevoir, il lui était déjà arrivé de ne pas bien calculer les obstacles matériels de ses projets, notamment lorsqu'il ordonna à Lafayette de se porter de Metz à Givet. Il commit encore ici une faute capitale, qui, s'il avait eu moins de force d'esprit et de sang-froid, eût entraîné la perte de la campagne. Entre le Chêne-Populeux et Grand-Pré se trouvait, avons-nous dit, un passage secondaire, dont l'importance avait été jugée très médiocre, et qui n'était défendu que par deux bataillons et deux escadrons. Accablé de soins immenses, Dumouriez n'était pas allé juger par ses propres yeux de ce passage. N'ayant d'ailleurs que peu de monde à y placer, il avait cru trop facilement que quelques cents hommes suffiraient à sa garde. Pour comble de malheur, le colonel qui y commandait lui persuada qu'on pouvait même retirer une partie des troupes qui s'y trouvaient, et qu'en brisant les routes, quelques volontaires suffiraient à y maintenir la défensive. Dumouriez se laissa tromper par ce colonel, vieux militaire et jugé digne de confiance.
Pendant ce temps, Brunswick avait fait examiner nos divers postes, et il avait eu un moment le projet de longer la forêt jusqu'à Sedan pour la tourner vers cette extrémité. Il paraît que, pendant ce mouvement, des espions révélèrent la négligence du général français. La Croix-aux-Bois fut attaquée par des Autrichiens et des émigrés commandés par le prince de Ligne. Les abatis avaient à peine été commencés, les routes n'étaient point brisées, et le passage fut occupé sans résistance dès le 13 au matin. A peine Dumouriez eut-il appris cette funeste nouvelle, qu'il envoya le général Chasot, homme d'une grande bravoure, avec deux brigades, six escadrons et quatre pièces de 8 pour occuper de nouveau le passage, et en chasser les Autrichiens. Il ordonna de les attaquer à la baïonnette avec la plus grande vivacité, et avant qu'ils eussent trouvé le temps de se retrancher. La journée du 13 s'écoula, et celle du 14 se passa encore sans que le général Chasot pût exécuter cet ordre. Le 15 enfin, il attaqua avec vigueur, repoussa l'ennemi, et lui fit perdre le poste et son chef, le prince de Ligne. Mais, deux heures après, attaqué lui-même par des forces très supérieures, et avant d'avoir pu se retrancher, il fut repoussé de nouveau, et entièrement dépossédé de la Croix-aux-Bois. Chasot était en outre coupé de Grand-Pré, et ne pouvait se retirer vers l'armée principale, qui se trouvait ainsi affaiblie. Il se replia aussitôt sur Vouziers. Le général Dubouquet, commandant au Chêne-Populeux, et heureux jusque-là dans sa résistance, se voyant séparé de Grand-Pré, pensa qu'il ne fallait pas s'exposer à être enveloppé par l'ennemi, qui, ayant coupé la ligne à la Croix-aux-Bois, allait déboucher en masse. Il résolut de décamper, et de se retirer par Attigny et Somme-Puis, sur Châlons. Ainsi, le fruit de tant de combinaisons hardies et de hasards heureux était perdu; le seul obstacle qu'on pût opposer à l'invasion, l'Argonne, était franchi, et la route de Paris était ouverte.
Dumouriez, séparé de Chasot et de Dubouquet, n'avait plus que quinze mille hommes; et si l'ennemi, débouchant rapidement par la Croix-aux-Bois, tournait la position de Grand-Pré, et venait occuper les passages de l'Aisne, qui, avons-nous dit, servaient d'issue aux derrières du camp, le général français était perdu. Ayant quarante mille Prussiens en tête, vingt-cinq mille Autrichiens sur ses derrières, enfermé ainsi avec quinze mille hommes par soixante-cinq mille, par deux cours d'eau et la forêt, il n'avait plus qu'à mettre bas les armes, ou à faire tuer inutilement jusqu'au dernier de ses soldats. La seule armée sur laquelle comptait la France était alors anéantie, et les coalisés pouvaient prendre la route de la capitale.
[Illustration: LA MARSEILLAISE.]
Dans cette situation désespérée, le général ne perdit pas courage, et conserva un sang-froid admirable. Son premier soin fut de songer le jour même à la retraite, car le plus pressant était de se soustraire aux fourches Caudines. Il considéra que par sa droite il touchait à Dillon, maître encore des Islettes et de la route de Sainte-Menehould; qu'en se repliant sur les derrières de celui-ci, et appuyant son dos contre le sien, ils feraient tous deux face à l'ennemi, l'un aux Islettes, l'autre à Sainte-Menehould, et présenteraient ainsi un double front retranché. Là ils pourraient attendre la jonction des deux généraux Chasot et Dubouquet, détachés du corps de bataille, celle de Beurnonville, mandé de Flandre pour être le 13 à Rethel, celle enfin de Kellermann, qui, étant depuis plus de dix jours en marche, ne pouvait tarder d'arriver. Ce plan était le meilleur et le plus conséquent au système de Dumouriez, qui consistait à ne pas reculer à l'intérieur, vers un pays ouvert, mais à se tenir dans un pays difficile, à y temporiser, et à se mettre en position de faire sa jonction avec l'armée du centre. Si, au contraire, il s'était replié sur Châlons, il était poursuivi comme fugitif; il exécutait avec désavantage une retraite qu'il aurait pu faire plus utilement dès l'origine, et surtout il se mettait dans l'impossibilité d'être rejoint par Kellermann. C'était une grande hardiesse, après un accident tel que celui de la Croix-aux-Bois, de persister dans son système, et il fallait, dans le moment, autant de génie que de vigueur pour ne pas s'abandonner au conseil, si répété, de se retirer derrière la Marne. Mais que de hasards heureux ne fallait-il pas encore pour réussir dans une retraite si difficile, si surveillée, et faite avec si peu de monde, en présence d'un ennemi si puissant.
Aussitôt il ordonna à Beurnonville, déjà dirigé sur Rethel, à Chasot, dont il venait de recevoir des nouvelles rassurantes, à Dubouquet, retiré sur Attigny, de se rendre tous à Sainte-Menehould. En même temps il manda de nouveau à Kellermann de continuer sa marche; car il pouvait craindre que Kellermann, apprenant la perte des défilés, ne voulût revenir sur Metz. Après avoir fait toutes ces dispositions, après avoir reçu un officier prussien qui demandait à parlementer, et lui avoir montré le camp dans le plus grand ordre, il fit détendre à minuit, et marcher en silence vers les deux ponts qui servaient d'issue au camp de Grand-Pré. Par bonheur pour lui, l'ennemi n'avait pas encore songé à pénétrer par la Croix-aux-Bois, et à déborder les positions françaises. Le ciel était orageux, et couvrait de ses ombres la retraite des Français. On marcha toute la nuit par les chemins les plus mauvais, et l'armée, qui heureusement n'avait pas eu le temps de s'alarmer, se retira sans connaître le motif de ce changement de position. Le lendemain 16, à huit heures du matin, toutes les troupes avaient traversé l'Aisne; Dumouriez s'était échappé, et il s'arrêtait en bataille sur les hauteurs d'Autry, à quatre lieues de Grand-Pré. Il n'était pas suivi, se croyait sauvé, et s'avançait à Dammartin-sur-Hans, afin d'y choisir un campement pour la journée, lorsque tout à coup il entend les fuyards accourir et crier que tout est perdu, que l'ennemi, se jetant sur nos derrières, a mis l'armée en déroute. Dumouriez accourt, retourne à son arrière-garde, et trouve le Péruvien Miranda et le vieux général Duval, arrêtant les fuyards, rétablissant avec beaucoup de fermeté les rangs de l'armée, que les hussards prussiens avaient un instant surprise et troublée. L'inexpérience de ces jeunes troupes, et la crainte de la trahison, qui alors remplissait tous les esprits, rendaient les terreurs paniques très faciles et très fréquentes. Cependant tout fut réparé, grâce aux trois généraux Miranda, Duval et Stengel, placés à l'arrière-garde. On bivouaqua à Dammartin avec l'espérance de s'adosser bientôt aux Islettes, et de terminer heureusement cette périlleuse retraite.
Dumouriez était depuis vingt heures à cheval. Il mettait pied à terre à six heures du soir, lorsque tout à coup il entend encore des cris de sauve qui peut, des imprécations contre les généraux qui trahissaient, et surtout contre le général en chef, qui venait, dit-on, de passer à l'ennemi. L'artillerie avait attelé et voulait se réfugier sur une hauteur; toutes les troupes étaient confondues. Il fit allumer de grands feux, et ordonna qu'on restât sur la place toute la nuit. On passa ainsi dix heures dans les boues et l'obscurité. Plus de quinze cents fuyards, s'échappant à travers les campagnes, allèrent répandre à Paris et dans toute la France, que l'armée du Nord, le dernier espoir de la patrie, était perdue, et livrée à l'ennemi.
Dès le lendemain tout était réparé. Dumouriez écrivait à l'assemblée nationale avec son assurance ordinaire: « J'ai été obligé d'abandonner le camp de Grand-Pré. La retraite était faite, lorsqu'une terreur panique s'est mise dans l'armée; dix mille hommes ont fui devant quinze cents hussards prussiens. La perte ne monte pas à plus de cinquante hommes et quelques bagages. TOUT EST RÉPARÉ, ET JE RÉPONDS DE TOUT. » Il ne fallait pas moins que de telles assurances pour calmer les terreurs de Paris et du conseil exécutif, qui allait de nouveau presser le général de passer la Marne.
Sainte-Menehould, où marchait Dumouriez, est placé sur l'Aisne, l'une des deux rivières qui entouraient le camp de Grand-Pré. Dumouriez devait donc en remonter le cours, et, avant d'y parvenir, il avait à franchir trois ruisseaux assez profonds qui viennent s'y confondre, la Tourbe, la Bionne et l'Auve. Au-delà de ces trois ruisseaux se trouvait le camp qu'il allait occuper. Au-devant de Sainte-Menehould s'élèvent circulairement des hauteurs de trois quarts de lieue. A leur pied s'étend un fond dans lequel l'Auve forme des marécages avant de se jeter dans l'Aisne. Ce fond est bordé à droite par les hauteurs de l'Hyron, en face par celles de la Lune, et à gauche par celles de Gisaucourt. Au centre du bassin se trouvent différentes élévations, inférieures cependant à celles de Sainte-Menehould. Le moulin de Valmy en est une, et il fait immédiatement face aux coteaux de la Lune. La grande route de Châlons à Sainte-Menehould passe à travers ce bassin, presque parallèlement au cours de l'Auve. C'est à Sainte-Menehould et au-dessus de ce bassin que se plaça Dumouriez. Il fit occuper autour de lui les positions les plus importantes, et appuya le dos contre Dillon, en lui recommandant de tenir ferme contre l'ennemi. Il occupait ainsi la grande route de Paris sur trois points: les Islettes, Sainte-Menehould et Châlons.
Cependant les Prussiens pouvaient, en pénétrant par Grand-Pré, le laisser à Sainte-Menehould, et courir à Châlons. Dumouriez ordonna donc à Dubouquet, dont il avait appris l'heureuse arrivée à Châlons, de se placer, avec sa division, au camp de l'Épine, d'y réunir tous les volontaires nouvellement arrivés, afin de couvrir Châlons contre un coup de main. Il fut rejoint ensuite par Chasot, et enfin par Beurnonville. Celui-ci s'était porté le 15 à la vue de Sainte-Menehould. Voyant une armée en bon ordre, il avait supposé que c'était l'ennemi, car il ne pouvait croire que Dumouriez, qu'on disait battu, se fût si tôt et si bien tiré d'embarras. Dans cette idée, il s'était replié sur Châlons, et là, informé de la vérité, il était revenu, et avait pris position le 19 à Maffrecourt, sur la droite du camp. Il amenait ces dix mille braves, que Dumouriez avait pendant un mois exercés, dans le camp de Maulde, à une continuelle guerre de postes. Renforcé de Beurnonville et de Chasot, Dumouriez pouvait compter trente-cinq mille hommes. Ainsi, grâce à sa fermeté et à sa présence d'esprit, il se retrouvait placé dans une position très forte, et en état de temporiser encore assez long-temps. Mais si l'ennemi plus prompt le laissait en arrière, et courait en avant sur Châlons, que devenait son camp de Sainte-Menehould? C'était toujours la même crainte; et ses précautions, au camp de l'Épine, étaient loin de pouvoir prévenir un danger pareil.
Deux mouvemens s'opéraient très lentement autour de lui: celui de Brunswick, qui hésitait dans sa marche, et celui de Kellermann, qui, parti le 4 de Metz, n'était pas encore arrivé au point convenu, après quinze jours de route. Mais si la lenteur de Brunswick servait Dumouriez, celle de Kellermann le compromettait singulièrement. Kellermann, prudent et irrésolu, quoique très brave, avait tour à tour avancé ou reculé, suivant les marches de l'armée prussienne; et le 17 encore, en apprenant la perte des défilés, il avait fait un mouvement en arrière. Cependant, le 19 au soir, il fit avertir Dumouriez qu'il n'était plus qu'à deux lieues de Sainte-Menehould. Dumouriez lui avait réservé les hauteurs de Gisaucourt, placées à sa gauche, et dominant la route de Châlons et le ruisseau de l'Auve. Il lui avait mandé que, dans le cas d'une bataille, il pourrait se déployer sur les hauteurs secondaires, et se porter sur Valmy, au-delà de l'Auve. Dumouriez n'eut pas le temps d'aller placer lui-même son collègue. Kellermann, passant l'Auve le 19 dans la nuit, se porta à Valmy au centre du bassin, et négligea les hauteurs de Gisaucourt, qui formaient la gauche du camp de Sainte-Menehould, et dominaient celles de la Lune, sur lesquelles arrivaient les Prussiens.
Dans ce moment, en effet, les Prussiens, débouchant par Grand-Pré, étaient arrivés en vue de l'armée française, et, gravissant les hauteurs de la Lune, découvraient déjà le terrain dont Dumouriez occupait le sommet. Renonçant à une course rapide sur Châlons, ils étaient joyeux, dit-on, de trouver réunis les deux généraux français, afin de pouvoir les enlever d'un seul coup. Leur but était de se rendre maîtres de la route de Châlons, de se porter à Vitry, de forcer Dillon aux Islettes, d'entourer ainsi Sainte-Menehould de toutes parts, et d'obliger les deux armées à mettre bas les armes.
Le 20 au matin, Kellermann, qui, au lieu d'occuper les hauteurs de Gisaucourt, s'était porté au centre du bassin, sur le moulin de Valmy, se vit dominé en face par les hauteurs de la Lune, occupées par l'ennemi. D'un côté, il avait l'Hyron, que les Français tenaient en leur pouvoir, mais pouvaient perdre; de l'autre Gisaucourt, qu'il n'avait pas occupé, et où les Prussiens allaient s'établir. Dans le cas d'une défaite, il était rejeté dans les marécages de l'Auve, placés derrière le moulin de Valmy, et il pouvait être écrasé avant d'avoir rejoint Dumouriez, dans le fond de cet amphithéâtre. Aussitôt il appela son collègue auprès de lui. Mais le roi de Prusse, voyant un grand mouvement dans l'armée française, et croyant que le projet des généraux était de se porter sur Châlons, voulut aussitôt en fermer le chemin, et ordonna l'attaque. L'avant-garde prussienne rencontra sur la route de Châlons l'avant-garde de Kellermann, qui se trouvait avec son corps de bataille sur la hauteur de Valmy. On aborda vivement, et les Français, repoussés d'abord, furent ramenés et soutenus ensuite par les carabiniers du général Valence. Des hauteurs de la Lune, la canonnade s'engagea avec le moulin de Valmy, et notre artillerie riposta vivement à celle des Prussiens.
Cependant la position de Kellermann était très hasardée; ses troupes étaient toutes entassées confusément sur la hauteur de Valmy, et trop mal à l'aise pour y combattre. Des hauteurs de la Lune, on le canonnait; de celles de Gisaucourt, un feu établi par les Prussiens maltraitait sa gauche; l'Hyron, qui flanquait sa droite, était, à la vérité, occupé par les Français; mais Clerfayt, attaquant ce poste avec vingt-cinq mille Autrichiens, pouvait s'en emparer: alors, foudroyé de toutes parts, Kellermann pouvait être rejeté de Valmy dans l'Auve, sans que Dumouriez pût le secourir. Celui-ci envoya aussitôt le général Stengel avec une forte division pour maintenir les Français sur l'Hyron, et y garantir la droite de Valmy; il enjoignit à Beurnonville d'appuyer Stengel avec seize bataillons; il dépêcha Chasot avec neuf bataillons et huit escadrons sur la route de Châlons, pour occuper Gisaucourt et flanquer la gauche de Kellermann. Mais Chasot, arrivé près de Valmy, demanda les ordres de Kellermann au lieu de se porter sur Gisaucourt, et laissa aux Prussiens le temps de l'occuper, et d'y établir un feu meurtrier pour nous. Cependant, appuyé de droite et de gauche, Kellermann, pouvait se soutenir sur le moulin de Valmy. Malheureusement un obus tombé sur un caisson le fit sauter, et mit le désordre dans l'infanterie; le canon de la Lune l'augmenta encore, et déjà la première ligne commençait à plier. Kellermann, apercevant ce mouvement, accourut dans les rangs, les rallia, et rétablit l'ordre. Dans cet instant, Brunswick pensa qu'il fallait gravir la hauteur, et culbuter avec la baïonnette les troupes françaises.
Il était midi. Un brouillard épais, qui, jusqu'à ce moment, avait enveloppé les deux armées, était dissipé; elles s'apercevaient distinctement, et nos jeunes soldats voyaient les Prussiens s'avancer sur trois colonnes, avec l'assurance de troupes vieilles et aguerries. C'était pour la première fois qu'ils se trouvaient au nombre de cent mille hommes, sur le champ de bataille, et qu'ils allaient croiser la baïonnette. Ils ne connaissaient encore ni eux ni l'ennemi, et ils se regardaient avec inquiétude. Kellermann entre dans les retranchemens, dispose ses troupes par colonnes d'un bataillon de front, et leur ordonne, lorsque les Prussiens seront à une certaine distance, de ne pas les attendre, et de courir au-devant d'eux à la baïonnette. Puis il élève la voix et crie: Vive la nation!—On pouvait dans cet instant être brave ou lâche. Le cri de vive la nation ne fait que des braves, et nos jeunes soldats, entraînés, marchent en répétant le cri de vive la nation! A cette vue, Brunswick, qui ne tentait l'attaque qu'avec répugnance, et avec une grande crainte du résultat, hésite, arrête ses colonnes, et finit par ordonner la rentrée au camp.
Cette épreuve fut décisive. Dès ce moment, on crut à là valeur de ces savetiers, de ces tailleurs, qui composaient l'armée française, d'après les émigrés. On avait vu des hommes équipés, vêtus et braves; on avait vu des officiers décorés et pleins d'expérience, un général Duval, dont la belle taille, les cheveux blanchis inspiraient le respect; Kellermann, Dumouriez enfin, opposant tant de constance et d'habileté en présence d'un ennemi si supérieur. Dans ce moment, la révolution française fut jugée, et ce chaos, jusque-là ridicule, n'apparut plus que comme un terrible élan d'énergie.
A quatre heures, Brunswick essaya une nouvelle attaque. L'assurance de nos troupes le déconcerta encore, et il replia une seconde fois ses colonnes. Marchant de surprise en surprise, trouvant faux tout ce qu'on lui avait annoncé, le général prussien n'avançait qu'avec la plus grande circonspection, et, quoiqu'on lui ait reproché de n'avoir pas poussé plus vivement l'attaque et culbuté Kellermann, les bons juges pensent qu'il a eu raison. Kellermann, soutenu de droite et de gauche par toute l'armée française, pouvait résister; et si Brunswick, enfoncé dans une gorge et dans un pays détestable, eût été battu une fois, il risquait d'être entièrement détruit, D'ailleurs il avait, par le résultat de la journée, occupé la route de Châlons: les Français se trouvaient coupés de leur dépôt, et il espérait les obliger à quitter leur position dans quelques jours. Il ne considérait pas que, maîtres de Vitey, ils en étaient quittes pour un détour plus long, et pour quelques délais dans l'arrivée de leurs convois.
Telle fut la célèbre journée du 20 septembre 1792, où furent tirés plus de vingt mille coups de canons, et appelée depuis Canonnade de Valmy. La perte fut égale des deux côtés, et s'éleva pour chaque armée à huit ou neuf cents hommes. Mais la gaieté et l'assurance régnaient dans le camp français, et les reproches, le regret, dans celui des Prussiens. On assure que dans la soirée même les émigrés reçurent les plus vives remontrances du roi de Prusse, et qu'on vit diminuer l'influence de Calonne, le plus présomptueux des ministres émigrés, et le plus fécond en promesses exagérées et en renseignemens démentis.
Dans la nuit même, Kellermann repassa l'Auve à petit bruit, et vint camper sur les hauteurs de Gisaucourt, qu'il aurait dû occuper dès l'origine, et dont les Prussiens avaient profité dans la journée. Les Prussiens demeurèrent sur les hauteurs de la Lune. Dans le fond opposé se trouvait Dumouriez, et à la gauche de celui-ci Kellermann, sur les hauteurs qu'il venait de reprendre. Dans cette position singulière, les Français, faisant face à la France, semblaient l'envahir, et les Prussiens, qui étaient appuyés contre elle, semblaient la défendre. C'est ici que commença, de la part de Dumouriez, une nouvelle suite d'actes pleins d'énergie et de fermeté, soit contre l'ennemi, soit contre ses propres officiers et contre l'autorité française. Avec près de soixante-dix mille hommes de troupes, dans un bon camp, ne manquant pas de vivres, ou du moins rarement, il pouvait attendre. Les Prussiens, au contraire, manquaient de subsistances; les maladies commençaient à ravager leur armée, et dans cette situation ils perdaient beaucoup à temporiser. Une saison affreuse, au milieu d'un terrain argileux et humide, ne leur permettait pas de séjourner long-temps. Si, reprenant trop tard l'énergie et la célérité de l'invasion, ils voulaient marcher sur Paris, Dumouriez était en force pour les suivre, et les envelopper lorsqu'ils seraient engagés plus avant.
Ces vues étaient pleines de justesse et de prudence. Mais dans le camp, où les officiers s'ennuyaient de privations, et où Kellermann était peu satisfait de trouver une autorité supérieure; à Paris, où l'on se sentait séparé de là principale armée, et où l'on n'apercevait rien entre soi et les Prussiens, où l'on voyait même les hulans arriver à quinze lieues, depuis que la forêt de l'Argonne était ouverte, on ne pouvait approuver le plan de Dumouriez. L'assemblée, le conseil, se plaignaient de son entêtement, lui écrivaient les lettres les plus impératives pour lui faire abandonner sa position, et repasser la Marne. Le camp à Montmartre, et une armée entre Châlons et Paris, étaient le double rempart qu'il fallait aux imaginations épouvantées. Les hulans vous harcèlent, écrivait Dumouriez, eh bien! tuez-les; cela ne me regarde pas. Je ne changerai pas mon plan pour des housardailles. Cependant les instances et les ordres n'en continuaient pas moins. Dans le camp, les officiers ne cessaient pas de faire des observations. Les soldats seuls, soutenus par la gaieté du général, qui avait soin de parcourir leurs rangs, de les encourager, et de leur expliquer la position critique des Prussiens, les soldats supportaient patiemment les pluies et les privations. Une fois Kellermann voulut partir, et il fallut que Dumouriez, comme Colomb demandant encore quelques jours à son équipage, promît de décamper si, dans un nombre de jours donnés, les Prussiens ne battaient pas en retraite.
La belle armée des coalisés se trouvait en effet dans un état déplorable; elle périssait par la disette, et surtout par le cruel effet de la dysenterie. Les dispositions de Dumouriez y avaient contribué puissamment. Les tirailleries sur le front du camp étant jugées inutiles, parce qu'elles n'aboutissaient à aucun résultat, il fut convenu entre les deux armées de les suspendre; mais Dumouriez stipula que ce serait sur le front seulement. Aussitôt il détacha toute sa cavalerie, surtout celle de nouvelle levée, dans les pays environnans, afin d'intercepter les convois de l'ennemi, qui, étant arrivé par la trouée de Grand-Pré, et ayant remonté l'Aisne pour suivre notre retraite, était obligé de faire suivre les mêmes détours à ses approvisionnemens. Nos cavaliers avaient pris goût à cette guerre lucrative, et la poursuivaient avec un grand succès. On était arrivé aux derniers jours de septembre; le mal devenait intolérable dans l'armée prussienne, et des officiers avaient été envoyés au camp français pour parlementer. D'abord il ne fut question que d'échanger des prisonniers; les Prussiens demandèrent aussi le bénéfice de l'échange pour les émigrés, mais on le leur refusa. Une grande politesse avait régné de part et d'autre. De l'échange des prisonniers, la conversation s'était reportée sur les motifs de la guerre, et, du côté des Prussiens, on avait presque avoué que la guerre était impolitique. Le caractère de Dumouriez reparut ici tout entier. N'ayant plus à combattre, il faisait des mémoires pour le roi de Prusse, et lui démontrait combien il lui était peu avantageux de s'unir à la maison d'Autriche contre la France. En même temps, il lui envoyait douze livres de café, les seules qui restassent dans les deux camps. Ses mémoires, qui ne pouvaient manquer d'être appréciés, furent néanmoins très mal accueillis, et devaient l'être. Brunswick répondit au nom du roi de Prusse par une déclaration aussi arrogante que le premier manifeste, et toute négociation fut rompue. L'assemblée, consultée par Dumouriez, répondit, comme le sénat romain, qu'on ne traiterait avec l'ennemi que lorsqu'il serait sorti de France.
Ces négociations n'eurent d'autre effet que de faire calomnier le général, qu'on soupçonna dès lors d'avoir des relations secrètes avec l'étranger, et de lui attirer quelques dédains affectés de la part d'un monarque orgueilleux et humilié du résultat de la guerre. Mais tel était Dumouriez: avec tous les genres de courage, avec tous les genres d'esprit, il manquait de cette retenue, de cette dignité qui impose aux hommes, tandis que le génie ne fait que les saisir. Cependant, ainsi que l'avait prévu le général français, dès le 1er octobre les Prussiens, ne pouvant plus résister à la disette et aux maladies, commencèrent à décamper. Ce fut en Europe un grand sujet d'étonnement, de conjectures, de fables, que de voir une armée si puissante, si vantée, se retirer humblement devant ces ouvriers et ces bourgeois soulevés, qui devaient être ramenés tambour battant dans leurs villes, et châtiés pour en être sortis. La faiblesse avec laquelle furent poursuivis les Prussiens, l'espèce d'impunité dont ils jouirent en repassant les défilés de l'Argonne, firent supposer des stipulations secrètes, et même un marché avec le roi de Prusse. Les faits militaires vont expliquer, mieux que toutes ces suppositions, la retraite des coalisés.
Rester dans une position aussi malheureuse n'était plus possible. Envahir était devenu intempestif, par une saison aussi avancée et aussi mauvaise. La seule ressource était donc de se retirer vers le Luxembourg et la Lorraine, et de s'y faire une forte base d'opérations, pour recommencer la campagne l'année suivante. D'ailleurs on a lieu de croire qu'en ce moment Frédéric-Guillaume songeait à prendre sa part de la Pologne; car c'est alors que ce prince, après avoir excité les Polonais contre la Russie et l'Autriche, s'apprêtait à partager leurs dépouilles. Ainsi l'état de la saison et des lieux, le dégoût d'une entreprise manquée, le regret de s'être allié contre la France avec la maison d'Autriche, et enfin de nouveaux intérêts dans le Nord, étaient chez le roi de Prusse des motifs suffisans pour déterminer sa retraite. Elle se fit avec le plus grand ordre, car cet ennemi qui consentait à partir, n'en était pas moins très puissant. Vouloir lui fermer tout à fait la retraite, et l'obliger à s'ouvrir un passage par une victoire, eût été une imprudence que Dumouriez n'aurait pas commise. Il fallait se contenter de la harceler, et c'est ce qu'il fit avec trop peu d'activité, par sa faute et celle de Kellermann.
Le danger était passé, la campagne finie, et chacun était rendu à soi et à ses projets. Dumouriez songeait à son entreprise des Pays-Bas, Kellermann à son commandement de Metz, et la poursuite des Prussiens n'obtint plus des deux généraux l'attention qu'elle méritait. Dumouriez envoya le général d'Harville au Chêne-Populeux pour châtier les émigrés; ordonna au général Miaczinski de les attendre à Stenay, au sortir du passage, pour achever de les détruire; dépêcha Chasot du même côté pour occuper la route de Longwy; plaça les généraux Beurnonville, Stengel et Valence avec plus de vingt-cinq mille hommes sur les derrières de la grande armée, pour la poursuivre avec vigueur, et en même temps enjoignit à Dillon, qui s'était toujours maintenu aux Islettes avec le plus grand bonheur, de s'avancer par Clermont et Varennes, afin de couper la route de Verdun. Ces dispositions étaient bonnes sans doute, mais elles auraient dû être exécutées par le général lui-même; il aurait dû, suivant le jugement très-juste et très-élevé de M. Jomini, fondre directement sur le Rhin, et le descendre ensuite avec toute son armée. Dans ce moment de succès, renversant tout devant lui, il aurait conquis la Belgique en une marche. Mais il songeait à venir à Paris pour préparer une invasion par Lille. De leur côté, les trois généraux Stengel, Beurnonville et Valence ne s'entendirent pas assez bien, et ne poursuivirent que faiblement les Prussiens. Valence, qui dépendait de Kellermann, reçut tout à coup l'ordre de revenir joindre son général à Châlons, afin de reprendre la route de Metz. Il faut convenir que ce mouvement était singulièrement imaginé, puisqu'il ramenait Kellermann dans l'intérieur, pour reprendre ensuite la route de la frontière lorraine. La route naturelle était en avant par Vitry ou Clermont, et elle se conciliait avec la poursuite des Prussiens, telle que l'avait ordonnée Dumouriez. A peine celui-ci connut-il l'ordre donné à Valence, qu'il lui enjoignit de poursuivre sa marche, disant que, tant que durerait la jonction des armées du nord et du centre, le commandement supérieur lui appartiendrait à lui seul. Il s'en expliqua très-vivement avec Kellermann, qui revint sur sa première détermination, et consentit à prendre sa route par Sainte-Menehould et Clermont. Cependant la poursuite ne s'en fit pas moins avec beaucoup de mollesse. Dillon seul harcela les Prussiens avec une bouillante ardeur, et faillit même se faire battre en s'élançant trop vivement sur leurs traces.
Le désaccord des généraux, et leurs distractions personnelles après le danger, furent évidemment la seule cause qui procura une retraite si facile aux Prussiens. On a prétendu que leur départ avait été acheté, qu'il avait été payé par le produit d'un grand vol dont nous allons parler, qu'il était convenu avec Dumouriez, et que l'une des stipulations du marché était la libre sortie des Prussiens; enfin que Louis XVI l'avait demandé du fond de sa prison. On vient de voir que cette retraite peut être suffisamment expliquée par des motifs naturels; mais bien d'autres raisons encore démontrent l'absurdité de ces suppositions. Ainsi il n'est pas croyable qu'un monarque, dont les vices n'étaient pas ceux d'une vile cupidité, se soit laissé acheter: on ne voit pas pourquoi, dans le cas d'une convention, Dumouriez ne se serait pas justifié, aux yeux des militaires, de n'avoir pas poursuivi l'ennemi, en avouant un traité qui n'avait rien de honteux pour lui: enfin le valet de chambre du roi, Cléry, assure que rien de semblable à la prétendue lettre adressée par Louis XVI à Frédéric-Guillaume, et transmise par le procureur de la commune Manuel, n'a été écrit et donné à ce dernier. Tout cela n'est donc que mensonge, et la retraite des coalisés ne fut que l'effet naturel de la guerre. Dumouriez, malgré ses fautes, malgré ses distractions à Grand-Pré, malgré sa négligence au moment de la retraite, n'en fut pas moins le sauveur de la France, et d'une révolution qui a peut-être avancé l'Europe de plusieurs siècles. C'est lui qui, s'emparant d'une armée désorganisée, défiante, irritée, lui rendant l'ensemble et la confiance, établissant sur toute cette frontière l'unité et la vigueur, ne désespérant jamais au milieu des circonstances les plus désastreuses, donnant après la perte des défilés un exemple de sang-froid inouï, persistant dans ses premières idées de temporisation malgré le péril, malgré son armée et son gouvernement, d'une manière qui prouve la vigueur de son jugement et de son caractère; c'est lui, disons-nous, qui sauva notre patrie de l'étranger et du courroux contre-révolutionnaire, et donna l'exemple si imposant d'un homme sauvant ses concitoyens malgré eux-mêmes. La conquête, si vaste qu'elle soit, n'est ni plus belle ni plus morale.
FIN DU TOME DEUXIÈME.
NOTES ET PIÈCES JUSTIFICATIVES DU TOME DEUXIÈME.
NOTE 1.
Le ministre Bertrand de Molleville a fait connaître les dispositions du roi et de la reine, au commencement de la première législature, d'une manière qui laisse peu de doutes sur leur sincérité. Voici comment il raconte sa première entrevue avec ces augustes personnages:
«Après avoir répondu à quelques observations générales que j'avais faites sur la difficulté des circonstances; et sur les fautes sans nombre que je pourrais commettre dans un département que je ne connaissais point, le roi me dit: «Eh bien! vous reste-t-il encore quelque objection?—Non, sire; le désir d'obéir et de plaire à votre majesté est le seul sentiment que j'éprouve; mais pour savoir si je peux me flatter de la servir utilement, il serait nécessaire qu'elle eût la bonté de me faire connaître quel est son plan relativement à la constitution, quelle est la conduite qu'elle désire que tiennent ses ministres.—C'est juste, répondit le roi: je ne regarde pas cette constitution comme un chef-d'oeuvre, à beaucoup près; je crois qu'il y a de très grands défauts, et que si j'avais eu la liberté d'adresser des observations à l'assemblée, il en serait résulté des réformes très avantageuses; mais aujourd'hui il n'est plus temps; et je l'ai acceptée telle qu'elle est; j'ai juré de la faire exécuter; je dois être strictement fidèle à mon serment, d'autant plus que je crois que l'exécution la plus exacte de la constitution est le moyen le plus sûr de la faire connaître à la nation, et de lui faire apercevoir les changemens qu'il convient d'y faire. Je n'ai ni ne puis avoir d'autre plan que celui-là: je ne m'en écarterai certainement pas, et je désire que les ministres s'y conforment.—Ce plan me paraît infiniment sage, sire; je me sens en état de le suivre, et j'en prends l'engagement. Je n'ai pas assez étudié la nouvelle constitution dans son ensemble, ni dans ses détails, pour en avoir une opinion arrêtée, et je m'abstiendrai d'en adopter une, quelle qu'elle soit, avant que son exécution ait mis la nation à portée de l'apprécier par ses effets. Mais me serait-il permis de demander à votre majesté si l'opinion de la reine, sur ce point, est conforme à celle du roi?—Oui, absolument, elle vous le dira elle-même.»
«Je descendis chez la reine, qui, après m'avoir témoigné avec une extrême bonté combien elle partageait l'obligation que le roi m'avait d'accepter le ministère dans des circonstances aussi critiques, ajouta ces mots: «Le roi vous a fait connaître ses intentions relativement à la constitution; ne pensez-vous pas que le seul plan qu'il y ait à suivre est d'être fidèle à son serment?—Oui, certainement, madame.—Eh bien! soyez sûr qu'on ne nous fera pas changer. Allons, M. Bertrand, du courage; j'espère qu'avec de la patience, de la fermeté et de la suite, tout n'est pas encore perdu.»
(Bertrand de Molleville, tome VI, page 22.)
Au témoignage de Bertrand de Molleville se joint celui de madame Campan, qui, quoique suspect quelquefois, a dans cette occasion un grand air de vérité.
«La constitution avait été, comme j'ai dit, présentée au roi le 3 septembre; je reviens sur cette présentation, parce qu'elle offrait un sujet de délibération bien important. Tous les ministres, excepté M. de Montmorin, insistèrent sur la nécessité d'accepter l'acte constitutionnel dans son entier. Ce fut aussi l'avis du prince de Kaunitz. Malouet désirait que le roi s'expliquât avec sincérité sur les vices et les dangers qu'il remarquait dans la constitution. Mais Duport et Barnave, alarmés de l'esprit qui régnait dans la société des Jacobins, et même dans l'assemblée où Robespierre les avait déjà dénoncés comme traîtres à la patrie, et craignant de grands malheurs, unirent leurs avis à ceux de la majorité des ministres et de M. de Kaunitz. Ceux qui voulaient franchement maintenir la constitution, conseillaient de ne point l'accepter purement et simplement; de ce nombre étaient, comme je l'ai dit, MM. Montmorin et Malouet. Le roi paraissait goûter leurs avis; et c'est une des plus grandes preuves de la sincérité de l'infortuné monarque.»
(Mémoires de madame Campan, tome II, page 161.)
NOTE 2.
C'est madame Campan qui s'est chargée de nous apprendre que le roi avait une correspondance secrète avec Coblentz.
«Pendant que des courriers portaient les lettres confidentielles du roi aux princes ses frères et aux princes étrangers, l'assemblée fit inviter le roi à écrire aux princes, pour les engager à rentrer en France. Le roi chargea l'abbé de Montesquiou de lui faire la lettre qu'il voulait envoyer. Cette lettre, parfaitement écrite, d'un style touchant et simple, analogue au caractère de Louis XVI, et remplie d'argumens très forts sur l'avantage de se rallier aux principes de la constitution, me fut confiée par le roi, qui me chargea de lui en faire une copie.
«A cette époque, M. Mor——, un des intendans de la maison de Monsieur, obtint de l'assemblée un passeport pour se rendre près du prince, à raison d'un travail indispensable sur sa maison. La reine le choisit pour porter cette lettre, elle voulut la lui remettre elle-même, et lui en fit connaître le motif. Le choix de ce courrier m'étonnait: la reine m'assura qu'il était parfait; qu'elle comptait même sur son indiscrétion, et qu'il était seulement essentiel que l'on eût connaissance de la lettre du roi à ses frères. Les princes étaient sans doute prévenus par la correspondance particulière. Monsieur montra cependant quelque surprise; et le messager revint plus affligé que satisfait d'une semblable marque de confiance qui pensa lui coûter la vie pendant les années de terreur.»
(Mémoires de madame Campan, tome II, page 172. )
NOTE 3.
Lettre du roi à Louis-Stanislas-Xavier, prince français, frère du roi.
Paris, le 11 novembre 1791.
«Je vous ai écrit, mon frère, le 16 octobre dernier, et vous avez dû ne pas douter de mes véritables sentimens. Je suis étonné que ma lettre n'ait pas produit l'effet que je devais en attendre. Pour vous rappeler à vos devoirs, j'ai employé tous les motifs qui doivent le plus vous toucher. Votre absence est un prétexte pour tous les malveillans, une sorte d'excuse pour tous les Français trompés, qui croient me servir en tenant la France entière dans une inquiétude et une agitation qui font le tourment de ma vie. La révolution est finie, la constitution est achevée. La France la veut, je la maintiendrai; c'est de son affermissement que dépend aujourd'hui le salut de la monarchie. La constitution vous a donné des droits, elle y a mis une condition que vous devez vous hâter de remplir. Croyez-moi, mon frère, repoussez les doutes qu'on voudrait vous donner sur ma liberté. Je vais prouver, par un acte bien solennel, et dans une circonstance qui vous intéresse, que je puis agir librement. Prouvez-moi que vous êtes mon frère et Français, en cédant à mes instances. Votre véritable place est auprès de moi; votre intérêt, vos sentimens vous conseillent également de venir la reprendre; je vous y invite, et s'il le faut, je vous l'ordonne.
«Signé LOUIS.»
Réponse de Monsieur au roi.
Coblentz, le 3 décembre 1791.
«Sire, mon frère et seigneur,
«Le comte de Vergennes m'a remis de la part de votre majesté une lettre dont l'adresse, malgré mes noms de baptême qui s'y trouvent, est si peu la mienne, que j'ai pensé la lui rendre sans l'ouvrir. Cependant, sur son assertion positive qu'elle était pour moi, je l'ai ouverte, et le nom de frère que j'y ai trouvé ne m'ayant plus laissé de doute, je l'ai lue avec le respect que je dois à l'écriture et au seing de votre majesté. L'ordre qu'elle contient de me rendre auprès de la personne de votre majesté n'est pas l'expression libre de sa volonté; et mon honneur, mon devoir, ma tendresse même, me défendent également d'y obéir. Si votre majesté veut connaître tous ces motifs plus en détail, je la supplie de se rappeler ma lettre du 10 septembre dernier. Je la supplie aussi de recevoir avec bonté l'hommage des sentimens, aussi tendres que respectueux, avec lesquels je suis, sire, etc., etc., etc.»
Lettre du roi à Charles-Philippe, prince français, frère du roi.
Paris, le 11 novembre 1591.
«Vous avez sûrement connaissance du décret que l'assemblée nationale a rendu relativement aux Français éloignés de leur patrie; je ne crois pas devoir y donner mon consentement, aimant à me persuader que les moyens de douceur rempliront plus efficacement le but qu'on se propose, et que réclame l'intérêt de l'état. Les diverses démarches que j'ai faites auprès de vous ne peuvent vous laisser aucun doute sur mes intentions ni sur mes voeux. La tranquillité publique et mon repos personnel sont intéressés à votre retour. Vous ne pourriez prolonger une conduite qui inquiète la France et qui m'afflige, sans manquer à vos devoirs les plus essentiels. Epargnez-moi le regret de recourir à des mesures sévères contre vous; consultez votre véritable intérêt; laissez-vous guider par l'attachement que vous devez à votre pays, et cédez enfin au voeu des Français et à celui de votre roi. Cette démarche, de votre part, sera une preuve de vos sèntimens pour moi, et vous assurera la continuation de ceux que j'ai toujours eus pour vous.
«Signé LOUIS.»
Réponse de M. le comte d'Artois au roi.
Coblentz, 3 décembre 1791.
«Sire, mon frère et seigneur,
« Le comte de Vergennes m'a remis hier une lettre qu'il m'a assuré m'avoir été adressée par votre majesté. La suscription, qui me donne un titre que je ne puis admettre, m'a fait croire que cette lettre ne m'était pas destinée; cependant ayant reconnu le cachet de votre majesté, je l'ai ouverte, j'ai respecté l'écriture et la signature de mon roi; mais l'omission totale du nom de frère, et, plus que tout, les décisions rappelées dans cette lettre, m'ont donné une nouvelle preuve de la captivité morale et physique où nos ennemis osent retenir votre majesté. D'après cet exposé, votre majesté trouvera simple que, fidèle à mon devoir et aux lois de l'honneur, je n'obéisse pas à des ordres évidemment arrachés par la violence.
«Au surplus, la lettre que j'ai eu l'honneur d'écrire à votre majesté, conjointement avec Monsieur, le 10 septembre dernier, contient les sentimens, les principes et les résolutions dont je ne m'écarterai jamais; je m'y réfère donc absolument: elle sera la base; de ma conduite, et j'en renouvelle ici le serment. Je supplie votre majesté de recevoir l'hommage des sentimens aussi tendres que respectueux, avec lesquels je suis, sire, etc., etc., etc.»
NOTE 4.
Le rapport de MM. Gallois et Gensonné est sans contredit le meilleur historique du commencement des troubles dans la Vendée. L'origine de ces troubles en est la partie la plus intéressante, parce qu'elle en fait connaître les causes. J'ai donc cru nécessaire de citer ce rapport. Il me semble qu'il éclaircit l'une des parties les plus curieuses de cette funeste histoire.
Rapport de MM. Gallois et Gensonné, commissaires civils envoyés dans les départemens de la Vendée et des Deux-Sèvres, en vertu des décrets de l'assemblée constituante, fait à l'assemblée législative le 6 octobre 1791.
«Messieurs, l'assemblée nationale a décrété le 16 juillet dernier, sur le rapport de son comité des recherches, que des commissaires civils seraient envoyés dans le département de la Vendée pour y prendre tous les éclaircissemens qu'ils pourraient se procurer sur les causes des derniers troubles de ce pays, et concourir avec les corps administratifs au rétablissement de la tranquillité publique.
«Le 28 juillet nous avons été chargés de cette mission, et nous sommes partis deux jours après pour nous rendre à Fontenay-le-Comte, chef-lieu de ce département.
«Après avoir conféré pendant quelques jours avec les administrateurs du directoire sur la situation des choses et la disposition des esprits; après avoir arrêté avec les trois corps administratifs quelques mesures préliminaires pour le maintien de l'ordre public, nous nous sommes déterminés à nous transporter dans les différens districts qui composent ce département, afin d'examiner ce qu'il y avait de vrai ou de faux, de réel ou d'exagéré dans les plaintes qui nous étaient déjà parvenues, afin de constater en un mot avec le plus d'exactitude possible la situation de ce département.
«Nous l'avons parcouru presque dans toute son étendue, tantôt pour y prendre des renseignemens qui nous étaient nécessaires, tantôt pour y maintenir la paix, prévenir les troubles publics, ou pour empêcher les violences dont quelques citoyens se croyaient menacés.
«Nous avons entendu dans plusieurs directoires de districts toutes les municipalités dont chacun d'eux est composé; nous avons écouté avec la plus grande attention tous les citoyens, qui avaient soit des faits à nous communiquer, soit des vues à nous proposer; nous avons recueilli avec soin, en les comparant, tous les détails qui sont parvenus à notre connaissance; mais comme nos informations ont été plus nombreuses que variées, comme partout les faits, les plaintes, les observations ont été semblables, nous allons vous présenter sous un point de vue général et d'une manière abrégée mais exacte, le résultat de cette foule de faits particuliers.
«Nous croyons inutile de mettre sous vos yeux les détails que nous nous étions procurés concernant les troubles antérieurs: ils ne nous ont pas paru avoir une influence bien directe sur la situation actuelle de ce département; d'ailleurs la loi de l'amnistie ayant arrêté les progrès de différentes procédures auxquelles ces troubles avaient donné lieu, nous ne pourrions vous présenter sur ces objets que des conjectures vagues et des résultats incertains.
«L'époque de la prestation du serment ecclésiastique a été pour le département de la Vendée la première époque de ses troubles: jusqu'alors le peuple y avait joui de la plus grande tranquillité. Éloigné du centre commun de toutes les actions et de toutes les résistances, disposé par son caractère naturel à l'amour de la paix, au sentiment de l'ordre, au respect de la loi, il recueillait les bienfaits de la révolution sans en éprouver les orages.
«Dans les campagnes, la difficulté des communications, la simplicité d'une vie purement agricole, les leçons de l'enfance et des emblèmes religieux destinés à fixer sans cesse nos regards, ont ouvert son âme à une foule d'impressions superstitieuses que dans l'état actuel des choses nulle espèce de lumière ne peut ni détruire ni modérer.
«Sa religion, c'est-à-dire la religion telle qu'il la conçoit, est devenue pour lui la plus forte et pour ainsi dire l'unique habitude morale de sa vie; l'objet le plus essentiel qu'elle lui présente est le culte des images; et le ministre de ce culte, celui que les habitans des campagnes regardent comme le dispensateur des grâces célestes, qui peut, par la ferveur de ses prières, adoucir l'intempérie des saisons, et qui dispose du bonheur d'une vie future, a bientôt réuni en sa faveur les plus douces comme les plus vives affections de leurs âmes.
«La constance du peuple de ce département dans l'exercice de ses actions religieuses, et la confiance illimitée dont y jouissent les prêtres auxquels il est habitué, sont un des principaux élémens des troubles qui l'ont agité et qui peuvent l'agiter encore.
«Il est aisé de concevoir avec quelle activité des prêtres, ou égarés ou factieux ont pu mettre à profit ces dispositions du peuple à leur égard: on n'a rien négligé pour échauffer le zèle, alarmer les consciences, fortifier les caractères faibles, soutenir les caractères décidés; on a donné aux uns des inquiétudes et des remords; on a donné aux autres des espérances de bonheur et de salut; on a essayé sur presque tous, avec succès, l'influence de la séduction et de la crainte.
«Plusieurs d'entre ces ecclésiastiques sont de bonne foi: ils paraissent fortement pénétrés et des idées qu'ils répandent et des sentimens qu'ils inspirent; d'autres sont accusés de couvrir du zèle de la religion des intérêts plus chers à leurs coeurs: ceux-ci ont une activité politique qui s'accroît ou se modère selon les circonstances.
«Une coalition puissante s'est formée entre l'ancien évêque de Luçon et une partie de l'ancien clergé de son diocèse: on a arrêté un plan d'opposition à l'exécution des décrets qui devaient se réaliser dans toutes les paroisses. Des mandemens, des écrits incendiaires envoyés de Paris ont été adressés à tous les curés pour les fortifier dans leur résolution ou les engager dans une confédération qu'on supposait générale. Une lettre circulaire de M. Beauregard, grand-vicaire de M. de Merci, ci-devant évêque de Luçon, déposée au greffe du tribunal de Fontenay, et que cet ecclésiastique a reconnue lors de son interrogatoire, fixera votre opinion, Messieurs, d'une manière exacte, et sur le secret de cette coalition, et sur la marche très habilement combinée de ceux qui l'ont formée. La voici:
Lettre datée de Luçon, du 31 mai 1791, sous enveloppe, à l'adresse du curé de la Réorthe.
«Un décret de l'assemblée nationale, Monsieur, en date du 7 mai, accorde aux ecclésiastiques qu'elle a prétendu destituer pour refus du serment, l'usage des églises paroissiales pour y dire la messe seulement; le même décret autorise les catholiques romains, ainsi que tous les non-conformistes, à s'assembler pour l'exercice de leur culte religieux dans le lieu qu'ils auront choisi à cet effet, à la charge que dans les instructions publiques il ne sera rien dit contre la constitution civile du clergé.
«La liberté accordée aux pasteurs légitimes par le premier article de ce décret doit être regardée comme un piége d'autant plus dangereux que les fidèles ne trouveraient dans les églises dont les intrus se sont emparés, d'autres instructions que celles de leurs faux pasteurs; qu'ils ne pourraient y recevoir des sacremens que de leurs mains, et qu'ainsi ils auraient avec ces pasteurs schismatiques une communication que les lois de l'Église interdisent. Pour éviter un aussi grand mal, messieurs les curés sentiront la nécessité de s'assurer au plus tôt d'un lieu où ils puissent, en vertu du second article de ce décret, exercer leurs fonctions et réunir leurs fidèles paroissiens, dès que leur prétendu successeur se sera emparé de leur église; sans cette précaution, les catholiques, dans la crainte d'être privés de la messe et des offices divins, appelés par la voix des faux pasteurs, seraient bientôt engagés à communiquer avec eux, et exposés aux risques d'une séduction presque inévitable.
«Dans les paroisses où il y a peu de propriétaires aisés, il sera sans doute difficile de trouver un local convenable, de se procurer des vases sacrés et des ornemens; alors une simple grange, un autel portatif, une chasuble d'indienne ou de quelque autre étoffe commune, des vases d'étain, suffiront, dans ce cas de nécessité, pour célébrer les saints mystères et l'office divin.
«Cette simplicité, cette pauvreté, en nous rappelant les premiers siècles de l'Église et le berceau de notre sainte religion, peut être un puissant moyen pour exciter le zèle des ministres et la ferveur des fidèles. Les premiers chrétiens n'avaient d'autres temples que leurs maisons; c'est là que se réunissaient les pasteurs et le troupeau pour y célébrer les saints mystères, entendre la parole de Dieu et chanter les louanges du Seigneur. Dans les persécutions dont l'Église fut affligée, forcés d'abandonner leurs basiliques, on en vit se retirer dans les cavernes et jusque dans les tombeaux; et ces temps d'épreuves furent pour les vrais fidèles l'époque de la plus grande ferveur. Il est bien peu de paroisses où messieurs les curés ne puissent se procurer un local et des ornemens tels que je viens de les dépeindre; et, en attendant qu'ils se soient pourvus des choses nécessaires; ceux de leurs voisins qui ne seront pas déplacés pourront les aider de ce qui sera dans leur église à leur disposition. Nous pourrons incessamment fournir des pierres sacrées à ceux qui en auront besoin, et dès à présent nous pouvons faire consacrer les calices ou les vases qui en tiendront lieu.
«M. l'évêque de Luçon, dans des avis particuliers qu'il nous a transmis pour servir de supplément à l'instruction de M. l'évêque de Langres, et qui seront également communiqués dans les différens diocèses, propose à messieurs les curés:
«1. De tenir un double registre où seront inscrits les actes de baptême, mariage et sépulture des catholiques de la paroisse: un de ces registres restera entre leurs mains; l'autre sera par eux déposé tous les ans entré les mains d'une personne de confiance.
«2. Indépendamment de ce registre, messieurs les curés en tiendront, un autre, double aussi, où seront inscrits les actes de dispenses, concernant les mariages, qu'ils auront accordées en vertu des pouvoirs qui leur seront donnés par l'article 18 de l'instruction: ces actes seront signés de deux témoins sûrs et fidèles, et, pour leur donner plus d'authenticité, les registres destinés à les inscrire seront approuvés, cotés et paraphés par M. l'évêque, ou, en son absence, par un de ses vicaires généraux; un double de ce registre sera remis, comme il est dit ci-dessus, à une personne de confiance.
«3. Messieurs les curés attendront, s'il est possible, pour se retirer de leur église et de leur presbytère, que leur prétendu successeur leur ait notifié l'acte de sa nomination et institution, et ils protesteront contre tout ce qui serait fait en conséquence.
«4. Ils dresseront en secret un procès-verbal de l'installation du prétendu curé, et de l'invasion par lui faite de l'église paroissiale et du presbytère: dans ce procès-verbal, dont je joins ici le modèle, ils protesteront formellement contre tous les actes de juridiction qu'il voudrait exercer comme curé de la paroisse; et pour donner à cet acte toute l'authenticité possible, il sera signé par le curé, son vicaire, s'il y en a un, et un prêtre voisin, et même par deux ou trois laïcs pieux et discrets, en prenant néanmoins toutes les précautions pour ne pas compromettre le secret.
«5. Ceux de messieurs les curés dont les paroisses seraient déclarées supprimées sans l'intervention de l'évêque légitime, useront des mêmes moyens; ils se regarderont toujours comme seuls légitimes pasteurs de leurs paroisses; et s'il leur était absolument impossible d'y demeurer, ils tâcheront de se procurer un logement dans le voisinage et à la portée de pourvoir aux besoins spirituels de leurs paroissiens, et ils auront grand soin de les prévenir et de les instruire de leurs devoirs à cet égard.
«6. Si la puissance civile s'oppose à ce que les fidèles catholiques aient un cimetière commun, ou si les parens des défunts montrent une trop grande répugnance à ce qu'ils soient enterrés dans un lieu particulier, quoique béni spécialement, comme il est dit article 19 de l'instruction, après que le pasteur légitime ou l'un de ses représentans aura fait à la maison les prières prescrites par le rituel et aura dressé l'acte mortuaire, qui sera signé par les parens, on pourra porter le corps du défunt à la porte de l'église, et les parens pourront l'accompagner; mais ils seront avertis de se retirer au moment où le curé et les vicaires intrus viendraient faire la levée du corps, pour ne pas participer aux cérémonies et aux prières de ces prêtres schismatiques.
«7. Dans les actes, lorsque l'on contestera aux curés remplacés leur titre de curé, il signeront ces actes de leur nom de baptême et de famille, sans prendre aucune qualité.
«Je vous prie, Monsieur, et ceux de messieurs vos confrères à qui vous croirez devoir communiquer ma lettre, de vouloir bien nous informer du moment de votre remplacement, s'il y a lieu, de l'installation de votre prétendu successeur et de ses circonstances les plus remarquables, des dispositions de vos paroissiens à cet égard, des moyens que vous croirez devoir prendre pour le service de votre paroisse et de votre demeure, si vous êtes absolument forcé d'en sortir. Vous ne doutez sûrement pas que tous ces détails ne nous intéressent bien vivement; vos peines sont les nôtres, et notre voeu le plus ardent serait de pouvoir, en les partageant, en adoucir l'amertume.
«J'ai l'honneur d'être, avec un respectueux et inviolable attachement, votre très humble et très obéissant serviteur.»
«Ces manoeuvres ont été puissamment secondées par des missionnaires établis dans le bourg de Saint-Laurent, district de Montaigu; c'est même à l'activité de leur zèle, à leurs sourdes menées, à leurs infatigables et secrètes prédications, que nous croyons devoir principalement attribuer la disposition d'une très grande partie du peuple dans la presque totalité du département de la Vendée et dans le district de Châtillon, département des Deux-Sèvres: il importe essentiellement de fixer l'attention de l'assemblée nationale sur la conduite de ces missionnaires et l'esprit de leur institution.
«Cet établissement fut fondé, il y a environ soixante ans, pour une société de prêtres séculiers vivant d'aumônes, et destinés, en qualité de missionnaires, à la prédication. Ces missionnaires, qui ont acquis la confiance du peuple en distribuant avec art des chapelets, des médailles et des indulgences, et en plaçant sur les chemins de toute cette partie de la France des calvaires de toutes les formes; ces missionnaires sont devenus depuis assez nombreux pour former de nouveaux établissemens dans d'autres parties du royaume. On les trouve dans les ci-devant provinces de Poitou, d'Anjou, de Bretagne et d'Aunis, voués avec la même activité au succès, et en quelque sorte à l'éternelle durée de cette espèce de pratiques religieuses, devenues, par leurs soins assidus, l'unique religion du peuple. Le bourg de Saint-Laurent est leur chef-lieu; ils y ont bâti récemment une vaste et belle maison conventuelle, et y ont acquis, dit-on, d'autres propriétés territoriales.
«Cette congrégation est liée par la nature et l'esprit de son institution, à un établissement de soeurs grises, fondé dans le même lieu, et connu sous le nom de filles de la sagesse. Consacrées dans ce département et dans plusieurs autres au service des pauvres, et particulièrement des hôpitaux, elles sont pour ces missionnaires un moyen très actif de correspondance générale dans le royaume: la maison de Saint-Laurent est devenue le lieu de leur retraite, lorsque la ferveur intolérante de leur zèle ou d'autres circonstances ont forcé les administrateurs des hôpitaux qu'elles desservaient à se passer de leurs secours.
«Pour déterminer votre opinion sur la conduite de ces ardens missionnaires et sur la morale religieuse qu'ils professent, il suffira, Messieurs, de vous présenter un abrégé sommaire des maximes contenues dans différens manuscrits saisis chez eux par les, gardes nationales d'Angers et de Cholet.
«Ces manuscrits, rédigés en forme d'instruction pour le peuple des campagnes, établissent en thèse qu'on ne peut s'adresser aux prêtres constitutionnels, qualifiés d'intrus, pour l'administration des sacremens; que tous ceux qui y participent, même par leur seule présence, sont coupables de péché mortel, et qu'il n'y a que l'ignorance ou le défaut d'esprit qui puisse les excuser; que ceux qui auront l'audace de se faire marier par les intrus ne seront pas mariés, et qu'ils attireront la malédiction divine sur eux et sur leurs enfans; que les choses s'arrangeront de manière que la validité des mariages faits par les anciens curés ne sera pas contestée, mais qu'en attendant il faut se résoudre à tout; que si les enfans ne passent point pour légitimes, ils le seront néanmoins; qu'au contraire les enfans de ceux qui auront été mariés devant les intrus seront vraiment bâtards, parce que Dieu n'aura point ratifié leur union, et qu'il vaut mieux qu'un mariage soit nul devant les hommes que s'il l'était devait Dieu; qu'il ne faut point s'adresser aux nouveaux curés pour les enterremens, et que si l'ancien curé ne peut pas les faire sans exposer sa vie et sa liberté, il faut que les parens ou amis du défunt les fassent eux-mêmes secrètement.
«On y observe que l'ancien curé aura soin de tenir un registre exact pour y enregistrer ces différens actes; qu'à la vérité il est possible que les tribunaux civils n'y aient aucun égard, mais que c'est un malheur auquel il faut se résoudre; que l'enregistrement civil est un avantage précieux dont il faudra cependant se passer, parce qu'il vaut mieux en être privé que d'apostasier en s'adressant à un intrus.
«Enfin on y exhorte tous les fidèles à n'avoir aucune communication avec l'intrus, aucune part à son intrusion; on y déclare que les officiers municipaux qui l'installeront seront apostats comme lui, et qu'à l'instant même les sacristains, chantres et sonneurs de cloches doivent abdiquer leurs emplois.
«Telle est, Messieurs, la doctrine absurde et séditieuse que renferment ces manuscrits, et dont la voix publique accuse les missionnaires de Saint-Laurent de s'être rendus les plus ardens propagateurs.
«Ils furent dénoncés dans le temps au comité des recherches de l'assemblée nationale, et le silence qu'on a gardé à leur égard n'a fait qu'ajouter à l'activité de leurs efforts et augmenter leur funeste influence.
«Nous avons cru indispensable de mettre sous vos yeux l'analyse abrégée des principes contenus dans ces écrits, telle qu'elle est exposée dans un arrêté du département de Maine-et-Loire, du 5 juin 1791, parce qu'il suffit de les comparer avec la lettre circulaire du grand-vicaire du ci-devant évêque de Luçon, pour se convaincre qu'ils tiennent à un système d'opposition général contre les décrets sur l'organisation civile du clergé; et l'état actuel de la majorité des paroisses de ce département ne présente que le développement de ce système et les principes de cette doctrine mis presque partout en action.
«Le remplacement trop tardif des curés a beaucoup contribué au succès de cette coalition: ce retard a été nécessité d'abord par le refus de M. Servant, qui, après avoir été nommé à l'évêché du département et avoir accepté cette place, a déclaré, le 10 avril, qu'il retirait son acceptation. M. Rodrigue, évêque actuel du département, que sa modération et sa fermeté soutiennent presque seules sur un siège environné d'orages et d'inquiétudes, M. Rodrigue n'a pu être nommé que dans les premiers jours du mois de mai. A cette époque, les actes de résistance avaient été calculés et déterminés sur un plan uniforme; l'opposition était ouverte et en pleine activité; les grands-vicaires et les curés s'étaient rapprochés et se tenaient fortement unis par le même lien; les jalousies, les rivalités, les querelles de l'ancienne hiérarchie ecclésiastique avaient eu le temps de disparaître, et tous les intérêts étaient venus se réunir dans un intérêt commun.
«Le remplacement n'a pu s'effectuer qu'en partie; la très grande majorité des anciens fonctionnaires publics ecclésiastiques existe encore dans les paroisses, revêtue de ses anciennes fonctions; les dernières nominations n'ont eu presque aucun succès; et les sujets nouvellement élus, effrayés par la perspective des contradictions et des désagrémens sans nombre que leur nomination leur prépare, n'y répondent que par des refus.
«Cette division des prêtres assermentés et non assermentés a établi une véritable scission dans le peuple de leurs paroisses; les familles y sont divisées; on a vu et l'on voit chaque jour des femmes se séparer de leurs maris, des enfans abandonner leurs pères; l'état des citoyens n'est le plus souvent constaté que sur des feuilles volantes et le particulier qui les reçoit, n'étant revêtu d'aucun caractère public, ne peut donner à ce genre de preuve une authenticité légale.
«Les municipalités se sont désorganisées, et le plus grand nombre d'entre elles pour ne pas concourir au déplacement des curés non assermentés.
«Une grande partie des citoyens a renoncé au service de la garde nationale, et celle qui reste ne pourrait être employée sans dangers dans tous les mouvemens qui auraient pour principe ou pour objet des actes concernant la religion, parce que le peuple verrait alors dans les gardes nationales non les instrumens impassibles de la loi, mais les agens d'un parti contraire au sien.
«Dans plusieurs parties du département, un administrateur, un juge, un membre du corps électoral, sont vus avec aversion par le peuple, parce qu'ils concourent à l'exécution de la loi relative aux fonctionnaires ecclésiastiques.
«Cette disposition des esprits est d'autant plus déplorable, que les moyens d'instruction deviennent chaque jour plus ou moins difficiles. Le peuple, qui confond les lois générales de l'état et les règlemens particuliers pour l'organisation civile du clergé, en fait la lecture et en rend la publication inutile.
«Les mécontens, les hommes qui n'aiment pas le nouveau régime, et ceux qui dans le nouveau régime n'aiment pas les lois relatives au clergé, entretiennent avec soin cette aversion du peuple, fortifient par tous les moyens qui sont en leur pouvoir le crédit des prêtres non assermentés, et affaiblissent le crédit des autres; l'indigent n'obtient de secours, l'artisan ne peut espérer l'emploi de ses talens et de son industrie, qu'autant qu'il s'engage à ne pas aller à la messe du prêtre assermenté; et c'est par ce concours de confiance dans les anciens prêtres d'une part, et de menaces et de séduction de l'autre, qu'en ce moment les églises desservies par les prêtres assermentés sont désertes, et que l'on court en foule dans celles où, par défaut de sujets, les remplacemens n'ont pu s'effectuer encore.
«Rien n'est plus commun que de voir dans les paroisses de cinq à six cents personnes, dix ou douze seulement aller à la messe du prêtre assermenté; la proportion est la même dans tous les lieux du département; les jours de dimanche et de fête, on voit des villages et des bourgs entiers dont les habitans désertent leurs foyers pour aller, à une et quelquefois deux lieues, entendre la messe d'un prêtre non assermenté. Ces déplacemens habituels nous ont paru la cause la plus puissante de la fermentation, tantôt sourde, tantôt ouverte, qui existe dans la presque totalité des paroisses desservies par les prêtres assermentés: on conçoit aisément qu'une multitude d'individus qui se croient obligés par leur conscience d'aller au loin chercher les secours spirituels qui leur conviennent, doivent voir avec aversion, lorsqu'ils rentrent chez eux excédés de fatigue, les cinq ou six personnes qui trouvent à leur portée le prêtre de leur choix: ils considèrent avec envie et traitent avec dureté, souvent même avec violence, des hommes qui leur paraissent avoir un privilège exclusif en matière de religion. La comparaison qu'ils font entre la facilité qu'ils avaient autrefois de trouver à côté d'eux des prêtres qui avaient leur confiance, et l'embarras, la fatigue et la perte de temps qu'occasionnent ces courses répétées, diminue beaucoup leur attachement pour la constitution, à qui ils attribuent tous ces désagrémens de leur situation nouvelle.
«C'est à cette cause générale, plus active peut-être en ce moment que la provocation secrète des prêtres non assermentés, que nous croyons devoir attribuer surtout l'état de discorde intérieure où nous avons trouvé la plus grande partie des paroisses: de département desservies par les prêtres assermentés.
«Plusieurs d'entre elles nous ont présenté, ainsi qu'aux corps administratifs, des pétitions tendant à être autorisées à louer des édifices particuliers pour l'usage de leur culte religieux, mais comme ces pétitions, que nous savions être provoquées avec le plus d'activité par des personnes qui ne les signaient pas, nous paraissaient tenir à un système plus général et plus secret, nous n'avons pas cru devoir statuer sur une séparation religieuse que nous croyions à cette époque, et vu la situation de ce département, renfermer tous les caractères d'une scission civile entre les citoyens. Nous avons pensé et dit publiquement que c'était à vous, messieurs, à déterminer d'une manière précise comment et par quel concours d'influences morales, de lois et de moyens d'exécution, l'exercice de la liberté d'opinions religieuses doit, sur cet objet, dans les circonstances actuelles, s'allier au maintien de la tranquillité publique.
«On sera surpris sans doute que les prêtres non assermentés qui demeurent dans les anciennes paroisses, ne profitent pas de la liberté que leur donne la loi d'aller dire la messe dans l'église desservie par le nouveau curé, et ne s'empressent pas, en usant de cette faculté, d'épargner à leurs anciens paroissiens, à des hommes qui leur sont restés attachés, la perte de temps et les embarras de ces courses nombreuses et forcées. Pour expliquer cette conduite en apparence si extraordinaire, il importe de se rappeler qu'une des choses qui ont été le plus fortement recommandées aux prêtres non assermentés par les hommes habiles qui ont dirigé cette grande entreprise de religion, est de s'abstenir de toute communication avec les prêtres qu'ils appellent intrus et usurpateurs, de peur que le peuple, qui n'est frappé que des signes sensibles, ne s'habituât enfin à ne voir aucune différence entre des prêtres qui feraient dans la même église l'exercice du même culte.
«Malheureusement cette division religieuse a produit une séparation politique entre les citoyens, et cette séparation se fortifie encore par la dénomination attribuée à chacun des deux partis; le très petit nombre de personnes qui vont dans l'église des prêtres assermentés, s'appellent et sont appelées patriotes; ceux qui vont dans l'église des prêtres non assermentés sont appelés et s'appellent aristocrates. Ainsi, pour ces pauvres habitans des campagnes, l'amour ou la haine de leur patrie consiste aujourd'hui, non point à obéir aux lois, à respecter les autorités légitimes, mais à aller à la messe du prêtre assermenté; la séduction, l'ignorance et le préjugé ont jeté à cet égard de si profondes racines, que nous avons eu beaucoup de peine à leur faire entendre que la constitution de l'état n'était point la constitution civile du clergé; que la loi ne tyrannisait point les consciences; que chacun était le maître d'aller à la messe qui lui convenait davantage, et vers le prêtre qui avait le plus sa confiance; qu'ils étaient tous égaux aux yeux de la loi, et qu'elle ne leur imposait à cet égard d'autre obligation que de vivre en paix et de supporter mutuellement la différence de leurs opinions religieuses. Nous n'avons rien négligé pour effacer de leur esprit et faire disparaître des discours du peuple des campagnes cette absurde dénomination, et nous nous en sommes occupés avec d'autant plus d'activité, qu'il nous était aisé de calculer à cette époque toutes les conséquences d'une telle démarcation, dans un département où ces prétendus aristocrates forment plus des deux tiers de la population.
«Tel est, messieurs, le résultat des faits qui sont parvenus à notre connaissance dans le département de la Vendée, et des réflexions auxquelles ces faits ont donné lieu.
«Nous avons pris sur cet objet toutes les mesures qui étaient en notre pouvoir, soit pour maintenir la tranquillité générale, soit pour prévenir ou pour réprimer les attentats contre l'ordre public; organes de la loi, nous avons fait partout entendre son langage. En même temps que nous établissions des moyens d'ordre et de sûreté, nous nous occupions à expliquer ou éclaircir devant les corps administratifs, les tribunaux ou les particuliers, les difficultés qui naissent soit dans l'intelligence des décrets, soit dans leur mode d'exécution; nous avons invité les corps administratifs et les tribunaux à redoubler de vigilance et de zèle dans l'exécution des lois qui protègent la sûreté des personnes et la propriété des biens, à user en un mot, avec la fermeté qui est un de leurs premiers devoirs, de l'autorité que la loi leur a conférée; nous avons distribué une partie de la force publique qui était à notre réquisition dans les lieux où l'on nous annonçait des périls plus graves ou plus imminens; nous nous sommes transportés dans tous les lieux aux premières annonces de trouble; nous avons constaté l'état des choses avec plus de calme et de réflexion, et après avoir, soit par des paroles de paix et de consolation soit par la ferme et juste expression de la loi, calmé ce désordre momentané des volontés particulières, nous avons cru que la seule présence de la force publique suffirait. C'est à vous, messieurs, et à vous seulement, qu'il appartient de prendre des mesures véritablement efficaces sur un objet qui, par les rapports où on l'a mis avec la constitution de l'état, exerce en ce moment sur cette constitution une influence beaucoup plus grande que ne pourraient le faire croire les premières et plus simples notions de la raison, séparée de l'expérience des faits.
«Dans toutes nos opérations relatives à la distribution de la force publique, nous avons été secondés de la manière la plus active par un officier-général bien connu par son patriotisme et ses lumières. A peine instruit de notre arrivée dans le département, M. Dumouriez est venu s'associer à nos travaux et concourir avec nous au maintien de la paix publique; nous allions être totalement dépourvus de troupes de ligne dans un moment où nous avions lieu de croire qu'elles nous étaient plus que jamais nécessaires; c'est au zèle, c'est à l'activité de M. Dumouriez que nous avons dû sur-le-champ un secours qui, vu le retard de l'organisation de la gendarmerie nationale, était en quelque sorte l'unique garant de la tranquillité du pays.
«Nous venions, Messieurs, de terminer notre mission dans ce département de la Vendée, lorsque le décret de l'assemblée nationale du 8 août, qui, sur la demande des administrateurs du département des Deux-Sèvres, nous autorisait à nous transporter dans le district de Châtillon, nous est parvenu, ainsi qu'au directoire de ce département.
«On nous avait annoncé, à notre arrivée à Fontenay-le-Comte, que ce district était dans le même état de trouble religieux que le département de la Vendée. Quelques jours avant la réception de notre décret de commission, plusieurs citoyens, électeurs et fonctionnaires publics de ce district, vinrent faire au directoire du département des Deux-Sèvres une dénonciation par écrit sur les troubles qu'ils disaient exister en différentes paroisses; ils annoncèrent qu'une insurrection était près d'éclater: le moyen qui leur paraissait le plus sûr et le plus prompt, et qu'ils proposèrent avec beaucoup de force, était de faire sortir du district, dans trois jours, tous les curés non assermentés et remplacés, et tous les vicaires non assermentés. Le directoire, après avoir long-temps répugné à adopter une mesure qui lui paraissait contraire aux principes de l'exacte justice, crut enfin que le caractère public des dénonciateurs suffisait pour constater et la réalité du mal et la pressante nécessité du remède. Un arrêté fut pris en conséquence le 5 septembre; et le directoire, en ordonnant à tous les ecclésiastiques de sortir du district dans trois jours, les invita à se rendre dans le même délai à Niort, chef-lieu du département, leur assurant qu'ils y trouveraient toute protection et sûreté pour leurs personnes.
«L'arrêté était déjà imprimé et allait être mis à exécution, lorsque le directoire reçut une expédition du décret de commission qu'il avait sollicité; à l'instant il prit un nouvel arrêté par lequel il suspendait l'exécution du premier, et abandonnait à notre prudence le soin de le confirmer, modifier ou supprimer.
«Deux administrateurs du directoire furent, par le même arrêté, nommés commissaires pour nous faire part de tout ce qui s'était passé, se transporter à Châtillon, et y prendre, de concert avec nous, toutes les mesures que nous croirions nécessaires.
«Arrivés à Châtillon, nous fîmes rassembler les cinquante-six municipalités dont ce district est composé; elles furent successivement appelées dans la salle du directoire. Nous consultâmes chacune d'elles sur l'état de sa paroisse: toutes les municipalités énonçaient le même voeu; celles dont les curés avaient été remplacés nous demandaient le retour de ces prêtres; celles dont les curés non assermentés étaient encore en fonctions, nous demandaient de les conserver. Il est encore un autre point sur le quel tous ces habitans des campagnes se réunissaient: c'est la liberté des opinions religieuses, qu'on leur avait, disaient-ils, accordée, et dont ils désiraient jouir. Le même jour et le jour suivant, les campagnes voisines nous envoyèrent de nombreuses députations de leurs habitans pour réitérer la même prière. «Nous ne sollicitons d'autre grâce, nous disaient-ils unanimement, que d'avoir des prêtres en qui nous ayons confiance.» Plusieurs d'entre eux attachaient même un si grand prix à cette faveur, qu'ils nous assuraient qu'ils paieraient volontiers, pour l'obtenir, le double de leur imposition.
«La très grande majorité des fonctionnaires publics ecclésiastiques de ce district n'a pas prêté serment; et tandis que leurs églises suffisent à peine à l'affluence des citoyens, les églises des prêtres assermentés sont presque désertes. A cet égard, l'état de ce district nous a paru le même que celui du département de la Vendée: là, comme ailleurs, nous avons trouvé la dénomination de patriotes et d'aristocrates complètement établie parmi le peuple, dans le même sens, et peut-être d'une manière plus générale. La disposition des esprits en faveur des prêtres non assermentés nous a paru encore plus prononcée que dans le département de la Vendée; l'attachement qu'on a pour eux, la confiance qu'on leur a vouée, ont tous les caractères du sentiment le plus vif et le plus profond; dans quelques-unes de ces paroisses, des prêtres assermentés ou des citoyens attachés à ces prêtres avaient été exposés à des menaces et à des insultes, et quoique là comme ailleurs ces violences nous aient paru quelquefois exagérées, nous nous sommes assurés (et le simple exposé de la disposition des esprits suffit pour en convaincre) que la plupart des plaintes étaient fondées sur des droits bien constans.
«En même temps que nous recommandions aux juges et aux administrateurs la plus grande vigilance sur cet objet, nous ne négligions rien de ce qui pouvait inspirer au peuple des idées et des sentimens plus conformes au respect de la loi et au droit de la liberté individuelle.
Nous devons vous dire, messieurs, que ces mêmes hommes, qu'on nous avait peints comme des furieux, sourds à toute espèce de raison, nous ont quittés l'âme remplie de paix et de bonheur, lorsque nous leur avons fait entendre qu'il était dans les principes de la constitution nouvelle de respecter la liberté des consciences; ils étaient pénétrés de repentir et d'affliction pour les fautes que quelques-uns d'entre eux avaient pu commettre; ils nous ont promis, avec attendrissement, de suivre les conseils que nous leurs donnions, de vivre en paix, malgré la différence de leurs opinions religieuses, et de respecter le fonctionnaire public établi par la loi. On les entendait, en s'en allant, se féliciter de nous avoir vus, se répéter les uns aux autres tout ce que nous leur avions dit, et se fortifier mutuellement dans leurs résolutions de paix et de bonne intelligence.
«Le même jour on vint nous annoncer que plusieurs de ces habitans de campagne, de retour chez eux, avaient affiché des placards, par lesquels ils déclaraient que chacun d'eux s'engageait à dénoncer et à faire arrêter la première personne qui nuirait à une autre, et surtout aux prêtres assermentés.
«Nous devons vous faire remarquer que dans ce même district, troublé depuis long-temps par la différence des opinions religieuses, les impositions arriérées de 1789 et de 1790, montant à 700,000 livres, ont été presque entièrement payées: nous en avons acquis la preuve au directoire du district.
«Après avoir observé avec soin l'état des esprits et la situation des choses, nous pensâmes que l'arrêté du directoire ne devait pas être mis à exécution, et les commissaires du département, ainsi que les administrateurs du directoire de Châtillon, furent du même avis.
«Mettant à l'écart tous les motifs de détermination que nous pouvions tirer et des choses et des personnes, nous avions examiné si la mesure adoptée par le directoire était d'abord juste dans sa nature, ensuite si elle serait efficace dans l'exécution.
«Nous crûmes que des prêtres qui ont été remplacés ne peuvent pas être considérés comme en état de révolte contre la loi, parce qu'ils continuent à demeurer dans un lieu de leurs anciennes fonctions, surtout lorsque parmi ces prêtres il en est qui, de notoriété publique, se bornent à vivre en hommes charitables et paisibles, loin de toute discussion publique et privée; nous crûmes qu'aux yeux de la loi on ne peut être en état de révolte qu'en s'y mettant soi-même par des faits précis, certains et constatés; nous crûmes enfin que les actes de provocation contre les lois relatives au clergé et contre toutes les lois du royaume, doivent, ainsi que tous les autres délits, être punis par les formes légales.
«Examinant ensuite l'efficacité de cette mesure, nous vîmes que si les fidèles n'ont pas de confiance dans les prêtres assermentés, ce n'est pas un moyen de leur en inspirer davantage que d'éloigner de cette manière les prêtres de leur choix; nous vîmes que dans les districts où la très grande majorité des prêtres non assermentés continuent l'exercice de leurs fonctions, d'après la permission de la loi, jusqu'à l'époque du remplacement, ce ne serait pas certainement, dans un tel système de répression, diminuer le mal que d'éloigner un si petit nombre d'individus, lorsqu'on est obligé d'en laisser dans les mêmes lieux un très grand nombre dont les opinions sont les mêmes.
«Voilà, messieurs, quelques-unes des idées qui ont dirigé notre conduite dans cette circonstance, indépendamment de toutes les raisons de localité qui seules auraient pu nous obliger à suivre cette marche: telle était en effet la disposition des esprits, que l'exécution de cet arrêté fût infailliblement devenue dans ces lieux le signal d'une guerre civile.
«Le directoire du département des Deux-Sèvres, instruit d'abord par ses commissaires, ensuite par nous, de tout ce que nous avions fait à cet égard, a bien voulu nous offrir l'expression de sa reconnaissance, par un arrêté du 19 du mois dernier.
«Nous ajouterons, quant à cette mesure d'éloignement des prêtres non assermentés qui ont été remplacés, qu'elle nous a été constamment proposée par la presque unanimité des citoyens du département de la Vendée, qui sont attachés aux prêtres assermentés, citoyens qui forment eux-mêmes, comme vous l'avez déjà vu, la plus petite portion des habitans: en vous transmettant ce voeu, nous ne faisons que nous acquitter d'un dépôt qui nous a été confié.
«Nous ne vous laisserons pas ignorer non plus que quelques-uns des prêtres assermentés que nous avons vus, ont été d'un avis contraire; l'un d'eux, dans une lettre qu'il nous a adressée le 12 septembre, en nous indiquant les mêmes causes des troubles, en nous parlant des désagrémens auxquels il est chaque jour exposé, nous fait observer que le seul moyen de remédier à tous ces maux est (ce sont ses expressions) «de ménager l'opinion du peuple, dont il faut guérir les préjugés avec le remède de la lenteur et de la prudence; car, ajoute-t-il, il faut prévenir toute guerre à l'occasion de la religion, dont les plaies saignent encore… Il est à craindre que les mesures rigoureuses, nécessaires dans les circonstances contre les perturbateurs du repos public, ne paraissent plutôt une persécution qu'un châtiment infligé par la loi… Quelle prudence ne faut-il pas employer! La douceur, l'instruction, sont les armes de la vérité!»
«Tel est, messieurs, le résultat général des détails que nous avons recueillis, et des observations que nous avons faites dans le cours de la mission qui nous a été confiée. La plus douce récompense de nos travaux serait de vous avoir facilité les moyens d'établir sur des bases solides la tranquillité de ces départemens, et d'avoir répondu par l'activité de notre zèle à la confiance dont nous avons été honorés.»
NOTE 5.
J'ai déjà eu l'occasion de revenir plusieurs fois sur les dispositions de Léopold, de Louis XVI et des émigrés; je vais citer plusieurs extraits qui les feront connaître de la manière la plus certaine. Bouillé, qui était à l'étranger, et que sa réputation et ses talens avaient fait rechercher par les souverains, a pu mieux que personne connaître les sentimens des diverses cours; et il ne peut être suspect dans son témoignage. Voici la manière dont il s'exprime en divers endroits de ses Mémoires:
«On pourra juger, par cette lettre, que le roi de Suède était très-incertain sur les véritables projets de l'empereur et de ses co-alliés, qui devaient être alors de ne plus se mêler des affaires de France. Sans doute, l'impératrice en était instruite, mais elle ne les lui avait pas communiqués. Je savais que dans ce moment elle employait toute son influence sur l'empereur et le roi de Prusse, pour les engager à déclarer la guerre à la France. Elle avait même écrit une lettre très-forte au premier de ces souverains, où elle lui représentait que le roi de Prusse, pour une simple impolitesse qu'on avait faite à sa soeur, avait fait entrer une armée en Hollande, tandis que lui-même souffrait les insultes et les affronts qu'on prodiguait à la reine de France, la dégradation de son rang et de sa dignité, et l'anéantissement du trône d'un roi son beau-frère et son allié. L'impératrice agissait avec la même force vis-à-vis de l'Espagne, qui avait adopté des principes pacifiques. Cependant l'empereur, après l'acceptation de la constitution par le roi, avait reçu de nouveau l'ambassadeur de France, auquel il avait défendu précédemment de paraître à sa cour. Il fut même le premier à admettre dans ses ports le pavillon national. Les cours de Madrid, de Pétersbourg et de Stockholm, furent les seules, à cette époque, qui retirèrent leurs ambassadeurs de Paris. Toutes ces circonstances servent donc à prouver que les vues de Léopold étaient dirigées vers la paix, et qu'elles étaient le fruit de l'influence de Louis XVI et de la reine.»
(Mémoires de Bouillé, page 314.)
Ailleurs Bouillé dit encore:
«Cependant il s'écoula plusieurs mois sans que j'aperçusse aucune suite aux projets que l'empereur avait eus d'assembler des armées sur la frontière, de former un congrès, et d'entamer une négociation avec le gouvernement français. Je présumai que le roi avait espéré que son acceptation de la nouvelle constitution lui rendrait sa liberté personnelle, et rétablirait le calme dans la nation, qu'une négociation armée aurait pu troubler, et qu'il avait conséquemment engagé l'empereur et les autres souverains ses alliés à ne faire aucune démarche qui pût produire des hostilités qu'il avait constamment cherché à éviter. Je fus confirmé dans cette opinion par la réticence de la cour d'Espagne, sur la proposition de fournir au roi de Suède les quinze millions de livres tournois qu'elle s'était engagée à lui donner pour aider aux frais de son expédition. Ce prince m'avait engagé à en écrire de sa part au ministre espagnol, dont je ne reçus que des réponses vagues. Je conseillai alors au roi de Suède d'ouvrir un emprunt en Hollande, ou dans les villes libres maritimes du Nord, sous la garantie de l'Espagne, dont cependant les dispositions me parurent changées à l'égard de la France.
«J'appris que l'anarchie augmentait chaque jour en France, ce qui n'était que trop prouvé par la foule d'émigrans de tous les états qui se réfugiaient sur les frontières étrangères. On les armait, on les enrégimentait sur les bords du Rhin, et l'on en formait une petite armée qui menaçait les provinces d'Alsace et de Lorraine. Ces mesures réveillaient la fureur du peuple, et servaient les projets destructeurs des jacobins et des anarchistes. Les émigrés avaient même voulu faire une tentative sur Strasbourg, où ils croyaient avoir des intelligences assurées et des partisans qui leur en auraient livré les portes. Le roi, qui en fut instruit, employa les ordres et même les prières pour les arrêter et pour les empêcher d'exercer aucun acte d'hostilité. Il envoya, à cet effet, aux princes ses frères, M. le baron de Vioménil et le chevalier de Cogny, qui leur témoignèrent, de sa part, la désapprobation sur l'armement de la noblesse française, auquel l'empereur mit tous les obstacles possibles, mais qui continua d'avoir lieu.»
(Ibid., page 309.)
Enfin Bouillé raconte, d'après Léopold lui-même, son projet de congrès:
«Enfin, le 12 septembre, l'empereur Léopold me fit prévenir de passer chez lui, et de lui porter le plan des dispositions qu'il m'avait demandé précédemment. Il me fit entrer dans son cabinet, et me dit qu'il n'avait pas pu me parler plus tôt de l'objet pour lequel il m'avait fait venir, parce qu'il attendait des réponses de Russie, d'Espagne, d'Angleterre et des principaux souverains de l'Italie; qu'il les avait reçues, qu'elles étaient conformes à ses intentions et à ses projets, qu'il était assuré de leur assistance dans l'exécution, et de leur réunion, à l'exception cependant du cabinet de Saint-James, qui avait déclaré vouloir garder la neutralité la plus scrupuleuse. Il avait pris la résolution d'assembler un congrès pour traiter avec le gouvernement français, non-seulement sur le redressement des griefs du corps germanique dont les droits en Alsace et dans d'autres parties des provinces frontières avaient été violés, mais en même temps sur les moyens de rétablir l'ordre dans le royaume de France, dont l'anarchie troublait la tranquillité de l'Europe entière. Il m'ajouta que cette négociation serait appuyée par des armées formidables, dont la France serait environnée; qu'il espérait que ce moyen réussirait et préviendrait une guerre sanglante, dernière ressource qu'il voulait employer. Je pris la liberté de demander à l'empereur s'il était instruit des véritables intentions du roi. Il les connaissait; il savait que le prince répugnait à l'emploi des moyens violens. Il me dit qu'il était d'ailleurs informé que la charte de la nouvelle constitution devait lui être présentée sous peu de jours, et qu'il jugeait que le roi ne pouvait se dispenser de l'accepter sans aucune restriction, par les risques qu'il courait pour ses jours et ceux de sa famille, s'il faisait la moindre difficulté, et s'il se permettait la plus légère observation; mais que sa sanction, forcée dans la circonstance, n'était d'aucune importance, étant possible de revenir sur tout ce qu'on aurait fait, et de donner à la France un bon gouvernement qui satisfît les peuples, et qui laissât à l'autorité royale une latitude de pouvoirs suffisans pour maintenir la tranquillité au dedans, et pour assurer la paix au dehors. Il me demanda le plan de disposition des armées, en m'assurant qu'il l'examinerait à loisir. Il m'ajouta que je pouvais m'en retourner à Mayence, où le comte de Brown, qui devait commander ses troupes, et qui était alors dans les Pays-Bas, me ferait avertir, ainsi que le prince de Hobenlohe, qui allait en Franconie, pour conférer ensemble, quand il en serait temps.
«Je jugeai que l'empereur ne s'était arrêté à ce plan pacifique et extrêmement raisonnable, depuis la conférence de Pilnitz, qu'après avoir consulté Louis XVI, dont le voeu avait été constamment pour un arrangement et pour employer la voie des négociations plutôt que le moyen violent des armes.»
(Ibid., page 299.)
NOTE 6.
Voici comment ce fait est rapporté par Bertrand de Molleville:
«Je rendis compte le même jour au conseil de la visite que le duc d'Orléans m'avait faite, et de notre conversation. Le roi se détermina à le recevoir, et eut avec lui le lendemain un entretien de plus d'une demi-heure, dont Sa Majesté nous parut avoir été très-contente. «Je crois, comme vous, me dit le roi, qu'il revient de très bonne foi, et qu'il fera tout ce qui dépendra de lui pour réparer le mal qu'il a fait, et auquel il est possible qu'il n'ait pas eu autant de part que nous l'avons cru.
«Le dimanche suivant il vint au lever du roi, où il reçut l'accueil le plus humiliant des courtisans, qui ignoraient ce qui s'était passé, et des royalistes, qui avaient l'habitude de se rendre en foule au château ce jour-là pour faire leur cour à la famille royale. On se pressa autour de lui, on affecta de lui marcher sur les pieds et de le pousser vers la porte, de manière à l'empêcher de rentrer. Il descendit chez la reine, où le couvert était déjà mis; aussitôt qu'il y parut, on s'écria de toutes parts: Messieurs, prenez garde aux plats! comme ai on eût été assuré qu'il avait les poches pleines de poison.
«Les murmures insultans qu'excitait partout sa présence le forcèrent à se retirer sans avoir vu la famille royale. On le pourchassa jusqu'à l'escalier de la reine; et en descendant il reçut un crachat sur la tête et quelques autres sur son habit. On voyait la rage et le dépit peints sur sa figure; il sortit du château, convaincu que les instigateurs des outrages qu'il avait reçus étaient le roi et la reine, qui ne s'en doutaient pas, et qui en furent très fâchés. Il leur jura une haine implacable, et il ne s'est montré que trop fidèle à cet horrible serment. J'étais au château ce jour-là, et je fus témoin de tous les faits que je viens de rapporter.»
(Bertrand de Molleville, tome VI, page 209.)
NOTE 7.
Madame Campan rapporte autrement l'entretien de Dumouriez:
«Tous les partis s'agitaient, dit-elle, soit pour perdre le roi, soit pour le sauver. Un jour je trouvai la reine extrêmement troublée; elle me dit qu'elle ne savait plus où elle en était, que les chefs des jacobins se faisaient offrir à elle par l'organe de Dumouriez, et que Dumouriez, abandonnant le parti des jacobins, était venu s'offrir à elle; qu'elle lui avait donné une audience; que, seul avec elle, il s'était jeté à ses pieds, et lui avait dit qu'il avait enfoncé le bonnet rouge jusque sur ses oreilles, mais qu'il n'était ni ne pouvait être jacobin; qu'on avait laisser rouler la révolution jusqu'à cette canaille de désorganisateurs qui, n'aspirant qu'après le pillage, étaient capables de tout, et pourraient donner à l'assemblée une armée formidable, prête à saper les restes d'un trône déjà trop ébranlé. En parlant avec une chaleur extrême, il s'était jeté sur la main de la reine, et la baisait avec transport, lui criant: Laissez-vous sauver. La reine me dit que l'on ne pouvait croire aux protestations d'un traître; que toute sa conduite était si bien connue, que le plus sage était, sans contredit, de ne point s'y fier; que d'ailleurs les princes recommandaient essentiellement de n'avoir confiance à aucune proposition de l'intérieur… etc.»
(Tome II, page 202.)
Le récit de cet entretien est ici, comme on le voit, différent à quelques égards, cependant le fond est le même. Seulement, en passant à travers la bouche de la reine et celle de madame Campan, il a dû prendre une couleur peu favorable à Dumouriez. Celui de Dumouriez peint d'une manière plus vraisemblable les agitations de l'infortunée Marie-Antoinette; et comme il n'a rien d'offensant pour cette princesse, ni rien qui ne s'accorde avec son caractère, je l'ai préféré. Il est possible néanmoins que la présomption de Dumouriez l'ait porté à recueillir de préférence les détails les plus flatteurs pour lui.
NOTE 8.
Bouillé, dont j'ai cité les mémoires, et qui était placé de manière à bien juger les intentions réelles des puissances, ne croyait pas du tout au zèle et à la sincérité de Catherine. Voici la manière dont il s'exprime à cet égard:
«On voit que ce prince (Gustave) comptait beaucoup sur les dispositions de l'impératrice de Russie, et sur la part active qu'elle prendrait dans la confédération, et qui s'est bornée à des démonstrations. Le roi de Suède était dans l'erreur, et je doute que Catherine lui eût jamais confié les dix-huit mille Russes qu'elle lui avait promis. Je suis persuadé, d'ailleurs, que l'empereur et le roi de Prusse ne lui avaient communiqué ni leurs vues, ni leurs projets. Ils avaient l'un et l'autre personnellement plus que de l'éloignement pour lui, et ils désiraient qu'il ne prît aucune part active dans les affaires de France.»
(Bouillé, page 319.)
NOTE 9.
Madame Campan nous apprend, dans un même passage, la construction de l'armoire de fer, et l'existence d'une protestation secrète faite par le roi contre la déclaration de guerre. Cette appréhension du roi pour la guerre était extraordinaire, et il cherchait de toutes les manières à la rejeter sur le parti populaire.
«Le roi avait une quantité prodigieuse de papiers, et avait eu, malheureusement l'idée de faire construire très secrètement, par un serrurier qui travaillait près de lui depuis plus de dix ans, une cachette dans un corridor intérieur de son appartement. Cette cachette, sans la dénonciation de cet homme, eût été long-temps ignorée. Le mur, dans l'endroit où elle était placée, était peint en larges pierres, et l'ouverture se trouvait parfaitement dissimulée dans les rainures brunes qui formaient la partie ombrée de ces pierres peintes. Mais avant que ce serrurier eût dénoncé à l'assemblée ce que l'on a depuis appelé l'armoire de fer, la reine avait su qu'il en avait parlé à quelques gens de ses amis; et que cet homme, auquel le roi, par habitude, accordait une trop grande confiance, était un jacobin. Elle en avertit le roi, et le décida à remplir un très grand portefeuille de tous les papiers qu'il avait le plus d'intérêt à conserver, et à me le confier. Elle l'invita en ma présence à ne rien laisser dans cette armoire; et le roi, pour la tranquilliser, lui répondit qu'il n'y avait rien laissé. Je voulus prendre le portefeuille et l'emporter dans mon appartement; il était trop lourd pour que je pusse le soulever. Le roi me dit qu'il allait le porter lui-même; je le précédai pour lui ouvrir les portes. Quand il eut déposé ce portefeuille dans mon cabinet intérieur, il me dit seulement: «La reine vous dira ce que cela contient.» Rentrée chez la reine, je le lui demandai, jugeant par les paroles du roi qu'il était nécessaire que j'en fusse instruite; «Ce sont, me répondit la reine, des pièces qui seraient des plus funestes pour le roi, si on allait jusqu'à lui faire son procès. Mais ce qu'il veut sûrement que je vous dise, c'est qu'il y a dans ce portefeuille le procès-verbal d'un conseil-d'état dans lequel le roi a donné son avis contre la guerre. Il l'a fait signer par tous les ministres, et, dans le cas même de ce procès, il compte que cette «pièce serait très utile.» Je demandai à qui la reine croyait que je devais confier ce portefeuille. «A qui vous voudrez, me répondit-elle; vous en êtes seule responsable: ne vous éloignez pas du palais, même dans vos mois de repos; il y a des circonstances où il nous serait très utile de le trouver à l'instant même.»
(Madame Campan, tom. II, page 222.)
NOTE 10.
Exposition des motifs qui ont déterminé l'assemblée nationale à déclarer, sur la proposition formelle du roi, qu'il y a lieu de déclarer la guerre au roi de Bohême et de Hongrie, par M. Condorcet. (Séance du 22 avril 1792.)
«Forcé de consentir à la guerre par la plus impérieuse nécessité, l'assemblée nationale n'ignore pas qu'on l'accusera de l'avoir volontairement accélérée ou provoquée.
«Elle sait que la marche insidieuse de la cour de Vienne n'a eu d'autre objet que de donner une ombre de vraisemblance à cette imputation, dont les puissances étrangères ont besoin pour cacher à leurs peuples les motifs réels de l'attaque injuste préparée contre la France; elle sait que ce reproche sera répété par les ennemis intérieurs de notre constitution et de nos lois, dans l'espérance criminelle de ravir la bienveillance publique aux représentans de la nation.
«Une exposition simple de leur conduite est leur unique réponse, et ils l'adressent avec une confiance égale aux étrangers et aux Français, puisque la nature a mis au fond du coeur de tous les hommes les sentimens de la même justice.
«Chaque nation a seule le pouvoir de se donner des lois, et le droit inaliénable de les changer. Ce droit n'appartient à aucune, ou leur appartient à toutes avec une entière égalité: l'attaquer dans une seule, c'est déclarer qu'on ne le reconnaît dans aucune autre; vouloir le ravir par la force à un peuple étranger, c'est annoncer qu'on ne le respecte pas dans celui dont on est le citoyen ou le chef; c'est trahir sa patrie; c'est se proclamer l'ennemi du genre humain! La nation française devait croire que des vérités si simples seraient senties par tous les princes, et que, dans le dix-huitième siècle, personne n'oserait leur opposer les vieilles maximes de la tyrannie: son espérance a été trompée; une ligue a été formée contre son indépendance, et elle n'a eu que le choix d'éclairer ses ennemis sur la justice de sa cause, ou de leur opposer la force des armes.
«Instruite de cette ligue menaçante, mais jalouse de conserver la paix, l'assemblée nationale a d'abord demandé quel était l'objet de ce concert entre des puissances si long-temps rivales, et on lui a répondu qu'il avait pour motif le maintien de la tranquillité générale, la sûreté et l'honneur des couronnes, la crainte de voir se renouveler les événemens qu'ont présentés quelques époques de la révolution française.
«Mais comment la France menacerait-elle la tranquillité générale, puisqu'elle a pris la résolution solennelle de n'entreprendre aucune conquête, de n'attaquer la liberté d'aucun peuple; puisqu'au milieu de cette lutte longue et sanglante qui s'est élevée dans les Pays-Bas et dans les états de Liège, entre les gouvernemens et les citoyens, elle a gardé la neutralité la plus rigoureuse?
«Sans doute la nation française a prononcé hautement que la souveraineté n'appartient qu'au peuple, qui, borné dans l'exercice de sa volonté suprême par les droits de la postérité, ne peut déléguer de pouvoir irrévocable; sans doute elle a hautement reconnu qu'aucun usage, aucune loi expresse, aucun consentement, aucune convention, ne peuvent soumettre une société d'hommes à une autorité qu'ils n'auraient pas le droit de reprendre: mais quelle idée les princes se feraient-ils donc de la légitimité de leur pouvoir, ou de la justice avec laquelle ils l'exercent, s'ils regardaient l'énonciation de ces maximes comme une entreprise contre la tranquillité de leurs états?
Diront-ils que cette tranquillité pourrait être troublée par les ouvrages, par les discours de quelques Français? ce serait encore exiger à main armée une loi contre la liberté de la presse, ce serait déclarer la guerre aux progrès de la raison, et quand on sait que partout la nation française a été impunément outragée; que les presses des pays voisins n'ont cessé d'inonder nos départemens d'ouvrages destinés à solliciter la trahison, à conseiller la révolte; quand on se rappelle les marques de protection ou d'intérêt prodiguées à leurs auteurs, croira-t-on qu'un amour sincère de la paix, et non la haine de la liberté, ait dicté ces hypocrites reproches?
«On a parlé de tentatives faites par les Français pour exciter les peuples voisins à briser leurs fers, à réclamer leurs droits… Mais les ministres qui ont répété ces imputations, sans oser citer un seul fait qui les appuyât, savaient combien elles étaient chimériques; et, ces tentatives eussent-elles été réelles, les puissances qui ont souffert les rassemblemens de nos émigrés, qui leur ont donné des secours, qui ont reçu leurs ambassadeurs, qui les ont publiquement admis dans leurs conférences, qui ne rougissent point d'appeler les Français à la guerre civile, n'auraient pas conservé le droit de se plaindre; ou bien il faudrait dire qu'il est permis d'étendre la servitude, et criminel de propager la liberté, que tout est légitime contre les peuples, que les rois seuls ont de véritables droits. Jamais l'orgueil du trône n'aurait insulté avec plus d'audace à la majesté des nations!
«Le peuple français, libre de fixer la forme de sa constitution, n'a pu blesser, en usant de ce pouvoir, ni la sûreté ni l'honneur des couronnes étrangères. Les chefs des autres pays mettraient-ils donc au nombre de leurs prérogatives le droit d'obliger la nation française à donner au chef de son gouvernement un pouvoir égal à celui qu'eux-mêmes exercent dans leurs états? Voudraient-ils, parce qu'ils ont des sujets, empêcher qu'il existât ailleurs des hommes libres? Et comment n'apercevraient-ils pas qu'en permettant tout pour ce qu'ils appellent la sûreté des couronnes, ils déclarent légitime tout ce qu'une nation pourrait entreprendre en faveur de la liberté des peuples?
«Si des violences, si des crimes ont accompagné quelques époques de la révolution française, c'était aux seuls dépositaires de la volonté nationale qu'appartenait le pouvoir de les punir ou de les ensevelir dans l'oubli: tout citoyen, tout magistrat, quel que soit son titre, ne doit demander justice qu'aux lois de son pays, ne peut l'attendre que d'elles. Les puissances étrangères, tant que leurs sujets n'ont pas souffert de ces événemens, ne peuvent avoir un juste motif ni de s'en plaindre, ni de prendre des mesures hostiles pour en empêcher le retour. La parenté, l'alliance personnelle entre les rois, ne sont rien pour les nations; esclaves ou libres, des intérêts communs les unissent: la nature a placé leur bonheur dans la paix, dans les secours mutuels d'une douce fraternité; elle s'indignerait qu'on osât mettre dans une même balance le sort de vingt millions d'hommes, et les affections ou l'orgueil de quelques individus. Sommes-nous donc condamnés à voir encore la servitude volontaire des peuples entourer de victimes humaines les autels des faux dieux de la terre?
«Ainsi ces prétendus motifs d'une ligue contre la France n'étaient tous qu'un nouvel outrage à son indépendance. Elle avait droit d'exiger une renonciation à des préparatifs injurieux, et d'en regarder le refus comme une hostilité: tels ont été les principes qui ont dirigé les démarches de l'assemblée nationale. Elle a continué de vouloir la paix, mais elle devait préférer la guerre à une patience dangereuse pour la liberté; elle ne pouvait se dissimuler que des changemens dans la constitution, que des violations de l'égalité, qui en est la base, étaient l'unique but des ennemis de la France; qu'ils voulaient la punir d'avoir reconnu dans toute leur étendue les droits communs à tous les hommes; et c'est alors qu'elle a fait ce serment, répété par tous les Français, de périr plutôt que de souffrir la moindre atteinte ni à la liberté des citoyens, ni à la souveraineté du peuple, ni surtout à cette égalité sans laquelle il n'existe pour les sociétés ni justice ni bonheur.
«Reprocherait-on aux Français de n'avoir pas assez respecté les droits des autres peuples, en n'offrant que des indemnités pécuniaires, soit aux princes allemands possessionnés en Alsace, soit au pape?
«Les traités avaient reconnu la souveraineté de la France sur l'Alsace, et elle y était paisiblement exercée depuis plus d'un siècle. Les droits que ces traités avaient réservés n'étaient que des privilèges; le sens de cette réserve était donc que les possesseurs des fiefs d'Alsace les conserveraient avec les anciennes prérogatives, tant que les lois générales de la France souffriraient les différentes formes de la féodalité; cette réserve signifiait encore que si les prérogatives féodales étaient enveloppées dans une ruine commune, la nation devrait un dédommagement aux possesseurs, pour les avantages réels qui en étaient la suite; car c'est là tout ce que peut exiger le droit de propriété, quand il se trouve en opposition avec la loi, en contradiction avec l'intérêt public. Les citoyens de l'Alsace sont Français, et la nation ne peut sans honte et sans injustice souffrir qu'ils soient privés de la moindre partie des droits communs à tous ceux que ce nom doit également protéger. Dira-t-on qu'on peut, pour dédommager ces princes, leur abandonner une portion du territoire? Non; une nation généreuse et libre ne vend point des hommes; elle ne condamne point à l'esclavage, elle ne livre point à des maîtres ceux qu'elle a une fois admis au partage de sa liberté.
«Les citoyens du Comtat étaient les maîtres de se donner une constitution; ils pouvaient se déclarer indépendans: ils ont préféré être Français, et la France ne les abandonnera point après les avoir adoptés. Eût-elle refusé d'accéder à leur désir, leur pays est enclavé dans son territoire, et elle n'aurait pu permettre à leurs oppresseurs de traverser la terre de la liberté pour aller punir des hommes d'avoir osé se rendre indépendans et reprendre leurs droits. Ce que le pape possédait dans ce pays était le salaire des fonctions du gouvernement: le peuple, en lui étant ses fonctions, a fait usage d'un pouvoir qu'une longue servitude avait suspendu, mais n'avait pu lui ravir; et l'indemnité proposée par la France n'était pas même exigée par la justice.
«Ainsi, ce sont encore des violations du droit naturel qu'on ose demander au nom du pape et des possessionnés d'Alsace! C'est encore pour les prétentions de quelques hommes qu'on veut faire couler le sang des nations! Et si les ministres de la maison d'Autriche avaient voulu déclarer la guerre à la raison au nom des préjugés, aux peuples au nom des rois, ils n'auraient pu tenir un autre langage!
«On a fait entendre que le voeu du peuple français, pour le maintien de son égalité et de son indépendance, était celui d'une faction… Mais la nation française a une constitution; cette constitution a été reconnue, adoptée par la généralité des citoyens; elle ne peut être changée que par le voeu du peuple, et suivant des formes qu'elle-même a prescrites: tant qu'elle subsiste, les pouvoirs établis par elle ont seuls le droit de manifester la volonté nationale, et c'est par eux que cette volonté a été déclarée aux puissances étrangères. C'est le roi qui, sur l'invitation de l'assemblée nationale, et en remplissant les fonctions que la constitution lui attribue, s'est plaint de la protection accordée aux émigrés, a demandé inutilement qu'elle leur fût retirée; c'est lui qui a sollicité des explications sur la ligue formée contre la France; c'est lui qui a exigé que cette ligue fût dissoute; et l'on doit s'étonner sans doute d'entendre annoncer comme le cri de quelques factieux le voeu solennel du peuple, publiquement exprimé par ses représentans légitimes. Quel titre aussi respectable pourraient donc invoquer ces rois qui forcent des nations égarées à combattre contré les intérêts de leur propre liberté, et à s'armer contre des droits qui sont aussi les leurs, à étouffer sous les débris de la constitution française les germes de leur propre félicité, et les communes espérances du genre humain!
«Et d'ailleurs qu'est-ce qu'une faction qu'on accuserait d'avoir conspiré la liberté universelle du genre humain? C'est donc l'humanité tout entière que des ministres esclaves osent flétrir de ce nom odieux!
«Mais, disent-ils, le roi des Français n'est pas libre… Eh! n'est-ce donc pas être libre que de dépendre des lois de son pays? La liberté de les contrarier, de s'y soustraire, d'y opposer une force étrangère, ne serait pas un droit, mais un crime!
«Ainsi, en rejetant toutes ces propositions insidieuses, en méprisant ces indécentes déclamations, l'assemblée nationale s'était montrée, dans toutes les relations extérieures, aussi amie de la paix que jalouse de la liberté du peuple; ainsi, la continuation d'une tolérance hostile pour les émigrés, la violation ouverte des promesses d'en disperser les rassemblemens, le refus de renoncer à une ligue évidemment offensive, les motifs injurieux de ces refus, qui annonçaient le désir de détruire la constitution française, suffisaient pour autoriser des hostilités qui n'auraient jamais été que des actes d'une défense légitime; car ce n'est pas attaquer que de ne pas donner à notre ennemi le temps d'épuiser nos ressources en longs préparatifs, de tendre tous ses pièges, de rassembler toutes ses forces, de resserrer ses premières alliances, d'en chercher de nouvelles, de pratiquer encore des intelligences au milieu de nous, de multiplier dans nos provinces les conjurations et les complots. Mérite-t-on le nom d'agresseur lorsque, menacé, provoqué par un ennemi injuste et perfide, on lui enlève l'avantage de porter les premiers coups?—Ainsi, loin d'appeler la guerre, l'assemblée nationale a tout fait pour la prévenir. En demandant des explications nouvelles sur des intentions qui ne pouvaient être douteuses, elle a montré qu'elle renonçait avec douleur à l'espoir d'un retour vers la justice, et que si l'orgueil des rois est prodigue du sang de leurs sujets, l'humanité des représentans d'une nation libre est avare même du sang de ses ennemis. Insensible à toutes les provocations, à toutes les injures, au mépris des anciens engagemens, aux violations des nouvelles promesses, à la dissimulation honteuse des trames ourdies contre la France, à cette condescendance perfide sous laquelle on cachait les secours, les encouragemens prodigués aux Français qui ont trahi leur patrie, elle aurait encore accepté la paix, si celle qu'on lui offrait avait été compatible avec le maintien de la constitution, avec l'indépendance de la souveraineté nationale, avec la sûreté de l'état.
«Mais le voile qui cachait les intentions de notre ennemi est enfin déchiré! Citoyens! qui de vous en effet pourrait souscrire à ces honteuses propositions? La servitude féodale et une humiliante inégalité, la banqueroute et des impôts que vous paieriez seuls, les dîmes et l'inquisition, vos propriétés achetées sur la foi publique rendues à leurs anciens usurpateurs, les bêtes fauves rétablies dans le droit de ravager vos campagnes, votre sang prodigué pour les projets ambitieux d'une maison ennemie, telles sont les conditions du traité entre le roi de Hongrie et des Français perfides!
«Telle est la paix qui vous est offerte! Non, vous ne l'accepterez jamais! Les lâches sont à Coblentz, et la France ne renferme plus dans son sein que des hommes dignes de la liberté!
«Il annonce en son nom, au nom de ses alliés, le projet d'exiger de la nation française un abandon de ses droits; il fait entendre qu'il lui commandera des sacrifices que la crainte seule de sa destruction pourrait lui arracher… Eh bien! elle ne s'y soumettra jamais! Cet insultant orgueil, loin de l'intimider, ne peut qu'exciter son courage. Il faut du temps pour discipliner les esclaves du despotisme; mais tout homme est soldat quand il combat la tyrannie; l'or sortira de ses obscures retraites au nom de la patrie en danger; ces hommes ambitieux et vils, ces esclaves de la corruption et de l'intrigue, ces lâches calomniateurs du peuple, dont nos ennemis osaient se promettre de honteux secours, perdront l'appui des citoyens aveuglés ou pusillanimes qu'ils avaient trompés par leurs hypocrites déclamations; et l'empire français, dans sa vaste étendue, n'offrira plus à nos ennemis qu'une volonté unique, celle de vaincre ou de périr tout entier avec la constitution et les lois!»
NOTE 11.
Madame Campan explique comme il suit le secret des papiers brûlés à
Sèvres:
«Au commencement de 1792, un prêtre fort estimable me fit demander un entretien particulier. Il avait connaissance du manuscrit d'un nouveau libelle de madame Lamotte. Il me dit qu'il n'avait remarqué, dans les gens qui venaient de Londres pour le faire imprimer à Paris, que le seul appât du gain, et qu'ils étaient prêts à lui livrer ce manuscrit pour mille louis, s'il pouvait trouver quelque amie de la reine disposée à faire ce sacrifice à sa tranquillité; qu'il avait pensé à moi, et que si Sa Majesté voulait lui donner les vingt-quatre mille francs, il me remettrait le manuscrit en les touchant.
«Je communiquai cette proposition à la reine, qui la refusa, et m'ordonna de répondre que, dans les temps où il eût été possible de punir les colporteurs de ces libelles, elle les avait jugés si atroces et si invraisemblables, qu'elle avait dédaigné les moyens d'en arrêter le cours; que, si elle avait l'imprudence et la faiblesse d'en acheter un seul, l'actif espionnage des jacobins pourrait le découvrir; que ce libelle acheté n'en serait pas moins imprimé, et deviendrait bien plus dangereux quand ils apprendraient au public le moyen qu'elle avait employé pour lui en ôter la connaissance.
«Le baron d'Aubier, gentilhomme ordinaire du roi et mon ami particulier, avait une mémoire facile et une manière précise et nette de me transmettre le sens des délibérations, des débats, des décrets de l'assemblée nationale. J'entrais chaque jour chez la reine, pour en rendre compte au roi, qui disait en me voyant: «Ah! voilà le postillon par Calais.»
«Un jour M. d'Aubier vint me dire: «L'assemblée a été très occupée d'une dénonciation faite par les ouvriers de la manufacture de Sèvres. Ils ont apporté sur le bureau du président une liasse de brochures qu'ils ont dit être la vie de Marie-Antoinette. Le directeur de la manufacture a été mandé à la barre, et il a déclaré avoir reçu l'ordre de brûler ces imprimés dans les fours qui servent à la cuisson des pâtes de ses porcelaines.»
«Pendant que je rendais ce compte à la reine, le roi rougit et baissa la tête sur son assiette. La reine lui dit: «Monsieur, avez-vous connaissance de cela?» Le roi ne répondit rien. Madame Elisabeth lui demanda de lui expliquer ce que cela signifiait; même silence. Je me retirai promptement. Peu d'instans après, la reine vint chez moi et m'apprit que c'était le roi qui, par intérêt pour elle, avait fait acheter la totalité de l'édition imprimée d'après le manuscrit que je lui avais proposé, et que M. de Laporte n'avait pas trouvé de manière plus mystérieuse d'anéantir la totalité de l'ouvrage, qu'en le faisant brûler à Sèvres parmi deux cents ouvriers, dont cent quatre-vingts devaient être jacobins. Elle me dit qu'elle avait caché sa douleur au roi, qu'il était consterné, et qu'elle n'avait rien à dire quand sa tendresse et sa bonne volonté pour elle étaient cause de cet accident.»
(Madame Campan, tome II, page 196.)
NOTE 12.
La mission donnée par le roi à Mallet-du-Pan est un des faits les plus importans à constater, et il ne peut être révoqué en doute, d'après les mémoires de Bertrand de Molleville. Ministre à cette époque, Bertrand de Molleville devait être parfaitement instruit; et, ministre contre-révolutionnaire, il aurait plutôt caché qu'avoué un fait pareil. Cette mission prouve la modération de Louis XVI, mais aussi ses communications avec l'étranger.
«Loin de partager cette sécurité patriotique, le roi voyait avec la plus profonde douleur la France engagée dans une guerre injuste et sanglante, que la désorganisation de ses armées semblait mettre dans l'impossibilité de soutenir, et qui exposait plus que jamais nos provinces frontières à être envahies. Sa Majesté redoutait pardessus tout la guerre civile; et ne doutait pas qu'elle n'éclatât à la nouvelle du premier avantage remporté sur les troupes françaises par les corps d'émigrés qui faisaient partie de l'armée autrichienne. Il n'était que trop à craindre, en effet, que les jacobins et le peuple en fureur n'exerçassent les plus sanglantes représailles contre les prêtres et les nobles restés en France. Ces inquiétudes, que le roi me témoigna dans la correspondance journalière que j'avais avec Sa Majesté, me déterminèrent à lui proposer de charger une personne de confiance de se rendre auprès de l'empereur et du roi de Prusse, pour tâcher d'en obtenir que leurs majestés n'agissent offensivement qu'à la dernière extrémité, et qu'elles fissent précéder l'entrée de leurs armées dans le royaume d'un manifeste bien rédigé, dans lequel il serait déclaré, «que l'empereur et le roi de Prusse, forcés de prendre les armes par l'agression injuste qui leur avait été faite, n'attribuaient ni au roi ni à la nation, mais à la faction criminelle qui les opprimait l'un et l'autre, la déclaration de guerre qui leur avait été notifiée; qu'en conséquence, loin de se départir des sentimens d'amitié qui les unissaient au roi et à la France, leurs majestés ne combattraient que pour les délivrer du joug de la tyrannie la plus atroce qui eût jamais existé, et pour les aider à rétablir l'autorité légitime violemment usurpée, l'ordre et la tranquillité, le tout sans entendre s'immiscer en aucune manière dans la forme du gouvernement, mais pour assurer à la nation la liberté de choisir celui qui lui conviendrait le mieux; que toute idée de conquête était bien loin de la pensée de leurs majestés; que les propriétés particulières ne seraient pas moins respectées que les propriétés nationales; que leurs majestés prenaient sous leur sauvegarde spéciale tous les citoyens paisibles et fidèles; que leurs seuls ennemis, comme ceux de la France, étaient les factieux et leurs adhérens, et que leurs majestés ne voulaient connaître et combattre qu'eux, etc., etc.» Mallet-du-Pan, dont le roi estimait les talens et l'honnêteté, fut charge de cette mission. Il y était d'autant plus propre qu'on ne l'avait jamais vu au château, qu'il n'avait aucune liaison avec des personnes attachées à la cour, et qu'en prenant la roule de Genève, où on était accoutumé à lui voir faire de fréquens voyages, son départ ne pouvait faire naître aucun soupçon.» Le roi donna à Mallet-du-Pan des instructions rédigées de sa main, et rapportées par Bertrand de Molleville.
«1. Le roi joint ses prières et ses exhortations, pour engager les princes et les Français émigrés à ne point faire perdre à la guerre actuelle, par un concours hostile et offensif de leur part, le caractère de guerre étrangère faite de puissance à puissance;
«2. Il leur recommande expressément de s'en remettre à lui et aux cours intervenantes de la discussion et de la sûreté de leurs intérêts, lorsque le moment d'en traiter sera venu;
«3. Il faut qu'ils paraissent seulement parties et non arbitres dans le différend, cet arbitrage devant être réservé à sa majesté, lorsque la liberté lui sera rendue, et aux puissances qui l'exigeront;
«4. Toute autre conduite produirait une guerre civile dans l'intérieur, mettrait en danger les jours du roi et de sa famille, renverserait le trône, ferait égorger les royalistes, rallierait aux jacobins tous les révolutionnaires qui s'en sont détachés et qui s'en détachent chaque jour, ranimerait une exaltation qui tend à s'éteindre, et rendrait plus opiniâtre une résistance qui fléchira devant les premiers succès, lorsque le sort de la révolution ne paraîtra pas exclusivement remis à ceux contre qui elle a été dirigée, et qui en ont été les victimes;
«5. Représenter aux cours de Vienne et de Berlin l'utilité d'un manifeste qui leur serait commun avec les autres états qui ont formé le concert; l'importance de rédiger ce manifeste de manière à séparer les jacobins du reste de la nation, à rassurer tous ceux qui sont susceptibles de revenir de leur égarement, ou qui, sans vouloir la constitution actuelle, désirent la suppression des abus et le règne de la liberté modérée, sous un monarque à l'autorité duquel la loi mette des limites; «6. Faire entrer dans cette rédaction la vérité fondamentale, qu'on fait la guerre à une faction anti-sociale, et non pas à la nation française; que l'on prend la défense des gouvernemens légitimes et des peuples contre une anarchie furieuse qui brise parmi les hommes tous les liens de la sociabilité, toutes les conventions à l'abri desquelles reposent la liberté, la paix, la sûreté publique au dedans et au dehors; rassurer contre toute crainte de démembrement, ne point imposer des lois, mais déclarer énergiquement à l'assemblée, aux corps administratifs, aux municipalités, aux ministres, qu'on les rendra personnellement et individuellement responsables, dans leurs corps et biens, de tous attentats commis contre la personne sacrée du roi, contre celle de la reine et de la famille, contre les personnes ou les propriétés de tous citoyens quelconques;
«7. Exprimer le voeu du roi, qu'en entrant dans le royaume, les puissances déclarent qu'elles sont prêtes à donner la paix, mais qu'elles ne traiteront ni ne peuvent traiter qu'avec le roi; qu'en conséquence elles requièrent que la plus entière liberté lui soit rendue, et qu'ensuite on assemble un congrès où les divers intérêts seront discutés sur les bases déjà arrêtées, où les émigrés seront admis comme parties plaignantes, et où le plan général de réclamation sera négocié sous les auspices et sous la garantie des puissances.»
(Bertrand de Molleville, tome VIII, page 39.)
NOTE 13.
Bertrand de Molleville, auquel j'ai emprunté les faits relatifs à Mallet-du-Pan, s'exprime ainsi sur l'accueil qui lui fut fait, et sur les dispositions qu'il rencontra:
«Mallet-du-Pan avait eu, les 15 et 16 juillet, de longues conférences avec le comte de Cobentzel, le comte de Haugwitz et M. Heyman, ministres de l'empereur et du roi de Prusse. Après avoir examiné le titre de sa mission et écouté avec une attention extrême la lecture de ses instructions et de son mémoire, ces ministres avaient reconnu que les vues qu'il proposait s'accordaient parfaitement avec celles que le roi avait antérieurement manifestées aux cours de Vienne et de Berlin, qui les avaient respectivement adoptées. Ils lui avaient témoigné en conséquence une confiance entière, et avaient approuvé en tout point le projet de manifeste qu'il leur avait proposé. Ils lui avaient déclaré, dans les termes les plus positifs, qu'aucune vue d'ambition, d'intérêt personnel ou de démembrement, n'entrait dans le plan de la guerre, et que les puissances n'avaient d'autre vue, d'autre intérêt que celui du rétablissement de l'ordre en France, parce qu'aucune paix ne pouvait exister entre elle et ses voisins, tant qu'elle serait livrée à l'anarchie qui y régnait, et qui les obligeait à entretenir des cordons de troupes sur toutes les frontières, et à des précautions extraordinaires de sûreté très dispendieuses; mais que, loin de prétendre imposer aux Français aucune forme quelconque de gouvernement, on laisserait le roi absolument le maître de se concerter à cet égard avec la nation. On lui avait demandé les éclaircissemens les plus détaillés sur les dispositions de l'intérieur, sur l'opinion publique relativement à l'ancien régime, aux parlemens, à la noblesse, etc., etc. On lui avait confié qu'on destinait les émigrés à former une armée à donner au roi lorsqu'il serait mis en liberté. On lui avait parlé avec humeur et prévention des princes français, auxquels on supposait des intentions entièrement opposées à celles du roi, et notamment celle d'agir indépendans et de créer un régent. (Mallet-du-Pan combattit fortement cette supposition, et observa qu'on ne devait pas juger des intentions des princes par les propos légers ou exaltés de quelques-unes des personnes qui les entouraient.) Enfin, après avoir discuté à fond les différentes demandes et propositions sur lesquelles Mallet-du-Pan était chargé d'insister, les trois ministres en avaient unanimement reconnu la sagesse et la justice, en avaient demandé chacun une note ou résumé, et avaient donné les assurances les plus formelles que les vues du roi, étant parfaitement concordantes avec celles des puissances, seraient exactement suivies.»
(Bertrand de Molleville, tome VIII, page 320.)
NOTE 14.
«Le parti des princes, dit madame Campan, ayant été instruit du rapprochement des débris du parti constitutionnel avec la reine, en fut très alarmé. De son côté, la reine redoutait toujours le parti des princes, et les prétentions des Français qui le formaient. Elle rendait justice au comte d'Artois, et disait souvent que son parti agirait dans un sens opposé à ses propres sentimens pour le roi son frère et pour elle, mais qu'il serait entraîné par des gens sur lesquels Calonne avait le plus funeste ascendant. Elle reprochait au comte d'Esterharzy, qu'elle avait fait combler de grâces, de s'être rangé du parti de Calonne, au point qu'elle pouvait même le regarder comme un ennemi.»
(Mémoires de madame Campan, tome II, page 193.)
NOTE 15.
Cependant les émigrés faisaient entrevoir une grande crainte sur tout ce qui pouvait se faire dans l'intérieur, par le rapprochement avec les constitutionnels qu'ils peignaient comme n'existant plus qu'en idée, et comme nuls dans les moyens de réparer leurs fautes. Les jacobins leur étaient préférés, parce que, disait-on, il n'y aurait à traiter avec personne au moment où l'on retirerait le roi et sa famille de l'abîme où ils étaient plongés.»
(Mémoires de madame Campan, tome II, page 194.)
NOTE 16.
Au nombre des dépositions que renferme la procédure instruite contre les auteurs du 20 juin, il s'en trouve une extrêmement curieuse par les détails, c'est celle du témoin Lareynie. Elle contient à elle seule presque tout ce que répètent les autres, et c'est pourquoi nous la citons de préférence. Cette procédure a été imprimée in-4°.
«Par devant nous… est comparu le sieur Jean-Baptiste-Marie-Louis Lareynie, soldat volontaire du bataillon de l'Ile-Saint-Louis, décoré de la croix militaire, demeurant à Paris, quai Bourbon, no. 1;
«Lequel, profondément affligé des désordres qui viennent d'avoir lieu dans la capitale, et croyant qu'il est du devoir d'un bon citoyen de donner à la justice les lumières dont elle peut avoir besoin dans ces circonstances, pour punir les fauteurs et les instigateurs de toutes manoeuvres contre la tranquillité publique et l'intégrité de la constitution française, a déclaré que depuis environ huit jours il savait, par les correspondances qu'il a dans le faubourg Saint-Antoine, que les citoyens de ce faubourg étaient travaillés par le sieur Santerre, commandant du bataillon des Enfans-Trouvés, et par d'autres personnages, au nombre desquels étaient le sieur Fournier, se disant Américain et électeur de 1791 du département de Paris; le sieur Rotondo, se disant Italien; le sieur Legendre, boucher, demeurant rue des Boucheries, faubourg Saint-Germain; le sieur Cuirette Verrières, demeurant au-dessus du café du Rendez-Vous, rue du Théâtre-Français, lesquels tenaient nuitamment des conciliabules chez le sieur Santerre, et quelquefois dans la salle du comité de la section des Enfans-Trouvés; que là on délibérait en présence d'un très petit nombre d'affidés du faubourg, tels que le sieur Rossignol, ci-devant compagnon orfèvre; le sieur Nicolas, sapeur du susdit bataillon des Enfans-Trouvés; le sieur Brière, marchand de vin; le sieur Gonor, se disant vainqueur de la Bastille, et autres qu'il pourra citer; qu'on y arrêtait les motions qui devaient être agitées dans les groupes des Tuileries, du Palais-Royal, de la place de Grève, et surtout de la porte Saint-Antoine, place de la Bastille; qu'on y rédigeait les placards incendiaires affichés par intervalle dans les faubourgs, les pétitions destinées à être portées par des députations dans les sociétés patriotiques de Paris; et en fin que c'est là que s'est forgée la fameuse pétition, et tramé le complot de la journée du 20 de ce mois. Que la veille de cette journée, il se tint un comité secret chez le sieur Santerre, qui commença vers minuit, auquel des témoins, qu'il pourra faire entendre lorsqu'ils seront revenus de la mission à eux donnée par le sieur Santerre pour les campagnes voisines, assurent avoir vu assister MM. Pétion, maire de Paris; Robespierre; Manuel, procureur de la commune; Alexandre, commandant du bataillon de Saint-Michel; et Sillery, ex-député de l'assemblée nationale. Que lors de la journée du 20, le sieur Santerre, voyant que plusieurs des siens, et surtout les chefs de son parti, effrayés par l'arrêté du directoire du département, refusaient de descendre armés, sous prétexte qu'on tirerait sur eux, les assura qu'ils n'avaient rien à craindre, que la garde nationale n'aurait pas d'ordre, et que M. Pétion serait là. Que sur les onze heures du matin dudit jour, le rassemblement ne s'élevait pas au-dessus de quinze cents personnes, y compris les curieux, et que ce ne fut que lorsque le sieur Santerre se fut mis à la tête d'un détachement d'invalides, sortant de chez lui, et avec lequel il est arrivé sur la place, et qu'il eut excité dans sa marche les spectateurs à se joindre à lui, que la multitude s'est grossie considérablement jusqu'à son arrivée au passage des Feuillans; que là, n'ayant point osé forcer le poste, il se relégua dans la cour des Capucins, où il fit planter le mai qu'il avait destiné pour le château des Tuileries; qu'alors lui, déclarant, demanda à plusieurs des gens de la suite dudit sieur Santerre, pourquoi le mai n'était pas planté sur la terrasse du château, ainsi que cela avait été arrêté, et que ces gens lui répondirent qu'ils s'en garderaient bien, que c'était là le piège dans lequel voulaient les faire tomber les feuillantins, parce qu'il y avait du canon braqué dans le jardin, mais qu'ils ne donnaient pas dans le panneau. Le déclarant observe que dans ce moment l'attroupement était presque entièrement dissipé, et que ce ne fut que lorsque les tambours et la musique se firent entendre dans l'enceinte de l'assemblée nationale, que les attroupés, alors épars çà et là, se rallièrent, se réunirent aux autres spectateurs, et défilèrent avec décence sur trois de hauteur devant le corps législatif; que lui, déclarant, remarqua que ces gens-là, en passant dans les Tuileries, ne se permirent rien de scandaleux, et ne tentèrent point d'entrer dans le château; que rassemblés même sur la place du Carrousel, où ils étaient parvenus en faisant le tour par le quai du Louvre, ils ne manifestèrent aucune intention de pénétrer dans les cours, jusqu'à l'arrivée du sieur Santerre, qui était à l'assemblée nationale, et qui n'en sortit qu'à la levée de la séance. Qu'alors le sieur Santerre, accompagné de plusieurs personnes, parmi lesquelles lui, déclarant, a remarqué le sieur de Saint-Hurugue, s'adressa à sa troupe, pour lors très tranquille; et lui demanda pourquoi ils n'étaient pas entrés dans le château; qu'il fallait y aller, et qu'ils n'étaient descendus que pour cela. Qu'aussitôt il commanda aux canonniers de son bataillon de le suivre avec une pièce de canon, et dit que si on lui refusait la porte, il fallait la briser à coups de boulet; qu'ensuite il s'est présenté dans cet appareil à la porte du château, où il a éprouvé une faible résistance de la part de la gendarmerie à cheval, mais une ferme opposition de la part de la garde nationale; que cela a occasionné beaucoup de bruit et d'agitation, et qu'on allait peut-être en venir à des voies de fait, lorsque deux hommes en écharpe aux couleurs nationales, dont lui, déclarant, en reconnaît un pour être le sieur Bouché-René, et l'autre qui a été nommé par les spectateurs pour être le sieur Sergent, sont arrivés par les cours, et ont ordonné, il faut le dire, d'un ton très impérieux, pour ne pas dire insolent, en prostituant le nom sacré de la loi, d'ouvrir les portes, ajoutant que personne n'avait le droit de les fermer, et que tout citoyen avait celui d'entrer; que les portes ont été effectivement ouvertes par la garde nationale, et qu'alors Santerre et sa troupe se sont précipités en désordre dans les cours; que le sieur Santerre, qui faisait traîner du canon pour briser les portes de l'appartement du roi, s'il les trouvait fermées, et tirer sur la garde nationale qui s'opposerait à son incursion, a été arrêté dans sa marche dans une dernière cour à gauche au bas de l'escalier du pavillon, par un groupe de citoyens qui lui ont tenu les discours les plus raisonnables pour apaiser sa fureur, l'ont menacé de le rendre responsable de tout ce qui arriverait de mal dans cette fatale journée, parce que, lui ont-ils dit, vous êtes seul l'auteur de ce rassemblement inconstitutionnel, vous avez seul égaré ces braves gens, et vous seul parmi eux êtes un scélérat. Que le ton avec lequel ces honnêtes citoyens parlaient au sieur Santerre le fit pâlir; mais qu'encouragé par un coup d'oeil du sieur Legendre, boucher ci-dessus nommé, il eut recours à un subterfuge hypocrite, en s'adressant à sa troupe et en lui disant: Messieurs, dressez procès-verbal du refus que je fais de marcher à votre tête dans les appartemens du roi; que pour toute réponse, la foule, accoutumée à deviner le sieur Santerre, culbuta le groupe des honnêtes citoyens, entra avec son canon et son commandant, le sieur Santerre, et pénétra dans les appartemens par toutes les issues, après en avoir brisé les portes et les fenêtres.»
NOTE 17.
Voici ce que raconte madame Campan sur les craintes de la famille royale:
«La police de M. de Laporte, intendant de la liste civile, le fit prévenir, dès la fin de 1791, qu'un homme des offices du roi, qui s'était établi pâtissier au Palais-Royal, allait rentrer dans les fonctions de sa charge que lui rendait la mort d'un survivancier; que c'était un jacobin si effréné, qu'il avait osé dire que l'on ferait un grand bien à la France en abrégeant les jours du roi. Ses fonctions se bornaient aux seuls détails de la pâtisserie, il était très observé par les chefs de la bouche, gens dévoués à sa majesté; mais un poison subtil peut être si aisément introduit dans les mets, qu'il fut décidé que le roi et la reine ne mangeraient plus que du rôti; que leur pain serait apporté par M. Thierry de Ville-d'Avray, intendant des petits appartemens, et qu'il se chargerait de même de fournir le vin. Le roi aimait les pâtisseries; j'eus ordre d'en commander, comme pour moi, tantôt chez un pâtissier, tantôt chez un autre. Le sucre râpé était de même dans ma chambre. Le roi, la reine, madame Elisabeth, mangeaient ensemble, et il ne restait personne du service. Ils avaient chacun une servante d'acajou et une sonnette pour faire entrer quand ils le désiraient. M. Thierry venait lui-même m'apporter le pain et le vin de leurs majestés, et je serrais tous ces objets dans une armoire particulière du cabinet du roi, au rez-de-chaussée. Aussitôt que le roi était à table, j'apportais la pâtisserie et le pain. Tout se cachait sous la table, dans la crainte que l'on eût besoin de faire entrer le service. Le roi pensait qu'il était aussi dangereux qu'affligeant de montrer cette crainte d'attentats contre sa personne, et cette défiance du service de sa bouche. Comme il ne buvait jamais une bouteille de vin entière à ses repas (les princesses ne buvaient que de l'eau), il remplissait celle dont il avait bu à peu près la moitié, avec la bouteille servie par les officiers de son gobelet. Je l'emportais après le dîner. Quoiqu'on ne mangeât d'autre pâtisserie que celle que j'avais apportée, on observait de même de paraître avoir mangé de celle qui était servie sur la table. La dame qui me remplaça trouva ce service secret organisé, et l'exécuta de même; jamais on ne sut dans le public ces détails, ni les craintes qui y avaient donné lieu. Au bout de trois ou quatre mois, les avis de la même police furent que l'on n'avait plus à redouter ce genre de complot contre les jours du roi; que le plan était entièrement changé; que les coups que l'on voulait porter seraient autant dirigés contre le trône que contre la personne du souverain.»
(Mémoires de madame Campan, tome II, pag. 188.)
NOTE 18.
Lorsque M. de Lafayette fut enfermé à Olmulz, M. de Lally-Tolendal écrivit en sa faveur une lettre, très éloquente au roi de Prusse. Il y énumérait tout ce que le général avait fait pour sauver Louis XVI, et en donnait les preuves à l'appui. Dans le nombre de ces pièces se trouvent les lettres suivantes, qui font connaître les projets et les efforts des constitutionnels à cette époque.
Copie d'une lettre de M. de Lally-Tolendal au roi.
Paris, 9 juillet 1792.
«Je suis chargé par M. de Lafayette de faire proposer directement à S. M., pour le 15 de ce mois, le même projet qu'il avait proposé pour le 12, et qui ne peut plus s'exécuter à cette époque, depuis l'engagement pris par S. M. de se trouver à la cérémonie du 14.
«S. M. a dû voir le plan du projet envoyé par M. de Lafayette, car M.
Duport a dû le porter à M. de Montciel, pour qu'il le montrât à S. M.
«M. de Lafayette veut être ici le 15; il y sera avec le vieux général Luckner. Tous deux viennent de se voir, tous deux se le sont promis, tous deux ont un même sentiment et un même projet.
«Ils proposent que S. M. sorte publiquement de la ville, entre eux deux, en l'écrivant à l'assemblée nationale, en lui annonçant qu'elle ne dépassera pas la ligne constitutionnelle; et qu'elle se rende à Compiègne.
«S. M. et toute la famille royale seront dans une seule voiture. Il est aisé de trouver cent bons cavaliers qui l'escorteront. Les Suisses, au besoin, et une partie de la garde nationale, protégeront le départ. Les deux généraux resteront près de S. M.—Arrivée à Compiègne, elle aura pour garde un détachement de l'endroit, qui est très bon, un de la capitale, qui sera choisi, et un de l'armée.
«M. de Lafayette, toutes ses places garnies, ainsi que son camp de retraite, a de disponible pour cet objet, dans son armée, dix escadrons et l'artillerie à cheval. Deux marches forcées peuvent amener toute cette, division à Compiègne.
«Si, contre toute vraisemblance, S. M. ne pouvait sortir de la ville, les lois étant bien évidemment violées, les deux généraux marcheraient sur la capitale avec une armée.
«Les suites de ce projet se montrent d'elles-mêmes:
«La paix avec toute l'Europe, par la médiation du roi;
«Le roi rétabli dans tout son pouvoir légal;
«Une large et nécessaire extension de ses prérogatives sacrées;
«Une véritable monarchie, un véritable monarque, une véritable liberté;
«Une véritable représentation nationale, dont le roi sera chef et partie intégrante;
«Un véritable pouvoir exécutif;
«Une véritable représentation nationale, choisie parmi les propriétaires;
«La constitution révisée, abolie en partie, en partie améliorée et rétablie sur une meilleure base;
«Le nouveau corps législatif tenant ses séances seulement trois mois par an;
«L'ancienne noblesse rétablie dans ses anciens privilèges, non pas politiques, mais civils, dépendans de l'opinion, comme titres, armes, livrées, etc.
«Je remplis ma commission sans oser me permettre ni un conseil, ni une réflexion. J'ai l'imagination trop frappée de la rage qui va s'emparer de toutes ces têtes perdues à la première ville qui va nous être prise, pour ne pas me récuser moi-même; j'en suis au point que cette scène de samedi, qui parait tranquilliser beaucoup de gens, a doublé mon inquiétude. Tous ces baisers m'ont rappelé celui de Judas.
«Je demande seulement à être un des quatre-vingts ou cent cavaliers qui escorteront S. M., si elle agrée le projet; et je me flatte que je n'ai pas besoin de l'assurer qu'on n'arriverait pas à elle, ni à aucun membre de sa royale famille, qu'après avoir passé sur mon cadavre.
«J'ajouterai un mot: j'ai été l'ami de M. de Lafayette avant la révolution. J'avais rompu tout commerce avec lui depuis le 22 mars de la seconde année: à cette époque, je voulais qu'il fût ce qu'il est aujourd'hui; je lui écrivis que son devoir, son honneur, son intérêt, tout lui prescrivait cette conduite; je lui traçais longuement le plan tel que ma conscience me le suggérait. Il me promit; je ne vis point d'effet à sa promesse. Je n'examinerai pas si c'était impuissance ou mauvaise volonté; je lui devins étranger; je le lui déclarai, et personne ne lui avait encore fait entendre des vérités plus sévères que moi et mes amis, qui étaient aussi les siens. Aujourd'hui ces mêmes amis ont rouvert ma correspondance avec lui. S. M. sait quel a été le but et le genre de cette correspondance. J'ai vu ses lettres, j'ai eu deux heures de conférence avec lui dans la nuit du jour où il est parti. Il reconnaît ses erreurs; il est prêt à se dévouer pour la liberté, mais en même temps pour la monarchie; il s'immolera, s'il le faut, pour son pays et son roi, qu'il ne sépare plus; il est enfin dans les principes que j'ai exposés dans cette note; il y est tout entier, avec candeur, conviction, sensibilité, fidélité au roi, abandon de lui-même: j'en réponds sur ma probité.
«J'oubliais de dire qu'il demande qu'on ne traite rien de ceci avec ceux des officiers qui peuvent être dans la capitale en ce moment. Tous peuvent soupçonner qu'il y a quelques projets; mais aucun n'est instruit de celui qu'il y a. Il suffira qu'ils le sachent le matin pour agir; il craint l'indiscrétion si on leur en parlait d'avance, et aucun d'eux n'est excepté de cette observation.»
«P.S. Oserais-je dire que cette note me paraît devoir être méditée par celui-là seul qui, dans une journée à jamais mémorable, a vaincu par son courage héroïque une armée entière d'assassins; par celui-là qui, le lendemain de ce triomphe sans exemple, a dicté lui-même une proclamation aussi sublime que ses actions l'avaient été la veille, et non par les conseils qui ont minuté la lettre écrite en son nom au corps législatif, pour annoncer qu'il se trouverait à la cérémonie du 14; non par les conseils qui ont fait sanctionner le décret des droits féodaux, décret équivalant à un vol fait dans la poche et sur les grands chemins.
«M. de Lafayette n'admet pas l'idée que le roi, une fois sorti de la capitale, ait d'autre direction à suivre que celle de sa conscience et de sa libre volonté. Il croit que la première opération de S. M. devait être de se créer une garde; il croit aussi que son projet peut se modifier de vingt différentes manières; il préfère la retraite dans le Nord à celle du Midi, comme étant plus à la portée de secourir de ce côté, et redoutant la faction méridionale. En un mot, la liberté du roi et la destruction des factieux, voilà son but dans toute la sincérité de son coeur. Ce qui doit suivre suivra.»
Copie d'une lettre de M. de Lafayette.
Le 8 juillet 1790.
«J'avais disposé mon armée de manière que les meilleurs escadrons de grenadiers, l'artillerie à cheval, étaient sous les ordres de M——, à la quatrième division, et si ma proposition eût été acceptée, j'emmenais en deux jours à Compiègne quinze escadrons et huit pièces de canon, le reste de l'armée étant placé en échelons à une marche d'intervalle; et tel régiment qui n'eût pas fait le premier passerait venu à mon secours, si mes camarades et moi avions été engagés.
«J'avais conquis Lukner au point de lui faire promettre de marcher sur la capitale avec moi, si la sûreté du roi l'exigeait, et pourvu qu'il en donnât l'ordre; et j'ai cinq escadrons de cette armée, dont je dispose absolument, Languedoc et ——; le commandant de l'artillerie à cheval est aussi exclusivement à moi. Je comptais que ceux-là marcheraient aussi à Compiègne.
«Le roi a pris l'engagement de se rendre à la fête fédérale. Je regrette que mon plan n'ait pas été adopté; mais il faut tirer parti de celui qu'on a préféré.
«Les démarches que j'ai faites, l'adhésion de beaucoup de départemens et de communes, celle de M. Lukner, mon crédit sur mon armée et même sur les autres troupes, ma popularité dans le royaume, qui est plutôt augmentée que diminuée, quoique fort restreinte dans la capitale, toutes ces circonstances, jointes à plusieurs autres, ont donné à penser aux factieux, en donnant l'éveil aux honnêtes gens; et j'espère que les dangers physiques du 14 juillet sont fort diminués. Je pense même qu'ils sont nuls, si le roi est accompagné de Lukner et de moi, et entouré des bataillons choisis que je lui fais préparer.
«Mais si le roi et sa famille restent dans la capitale, ne sont-ils pas toujours dans les mains des factieux? Nous perdrons la première bataille; il est impossible d'en douter. Le contre-coup s'en fera ressentir dans la capitale. Je dis plus, il suffira d'une supposition de correspondance entre la reine et les ennemis pour occasionner les plus grands excès. Du moins voudra-t-on emmener le roi dans le midi, et cette idée, qui révolte, aujourd'hui, paraîtra simple lorsque les rois ligués approcheront. Je vois donc, immédiatement après le 14, commencer une suite de dangers.
«Je le répète encore, il faut que le roi sorte de Paris. Je sais que, s'il n'était pas de bonne foi, il y aurait des inconvéniens; mais quand il s'agit de se confier au roi, qui est un honnête homme, peut-on balancer un instant? Je suis pressé de voir le roi à Compiègne.
«Voici donc les deux objets sur lesquels porte mon projet actuel: 1. Si le roi n'a pas encore mandé Lukner et moi, il faut qu'il le fasse sur-le-champ. Nous avons Lukner! Il faut l'engager de plus en plus. Il dira que nous sommes ensemble; je dirai le reste. Lukner peut venir me prendre, de manière que nous soyons le 12 au soir dans la capitale. Le 13 et le 14 peuvent fournir des chances offensives; du moins la défensive sera assurée par votre présence; et qui sait ce que peut faire la mienne sur la garde nationale?
«Nous accompagnerons le roi à l'autel de la patrie. Les deux généraux, représentant deux armées qu'on sait leur être très attachées, empêcheront les atteintes qu'on voudrait porter à la dignité du roi. Quant à moi, je puis retrouver l'habitude que les uns ont eue long-temps, d'obéir à ma voix; la terreur que j'ai toujours inspirée aux, autres dès qu'ils sont devenus factieux, et peut-être quelques moyens personnels de tirer parti d'une crise, peuvent me rendre utile, du moins pour éloigner les dangers. Ma demande est, d'autant plus désintéressée que ma situation sera désagréable par comparaison avec la grande fédération; mais je regarde comme un devoir sacré d'être auprès du roi dans cette circonstance, et ma tête est tellement montée à cet égard, que j'exige absolument du ministère de la guerre qu'il me mande, et que cette première partie de ma proposition soit adoptée, et je vous prie de le faire savoir par des amis communs au roi, à sa famille et à son conseil.
«2. Quant à ma seconde proposition, je la crois également indispensable, et voici comme je l'entends: le serment du roi, le nôtre, auront tranquillisé les gens qui ne sont que faibles, et par conséquent les coquins seront pendant quelques jours privés de cet appui. Je voudrais que le roi écrivît sous le secret, à M. Lukner et à moi, une lettre commune à nous deux, et qui nous trouverait en route dans la soirée du 11 ou dans la journée du 12. Le roi y dira: «Qu'après avoir prêté notre serment, il fallait s'occuper de prouver aux étrangers sa sincérité; que le meilleur moyen serait qu'il passât quelques jours à Compiègne; qu'il nous charge d'y faire trouver quelques escadrons pour joindre à la garde nationale du lieu, et à un détachement de la capitale; que nous l'accompagnerons jusqu'à Compiègne, d'où nous rejoindrons chacun notre armée; qu'il désire que nous prenions des escadrons dont les chefs soient connus par leur attachement à la constitution, et un officier-général qui ne puisse laisser aucun doute à cet égard.»
«D'après cette lettre, Lukner et moi chargerons M—— de cette expédition; il prendra avec lui quatre pièces d'artillerie; à cheval; huit, si l'on veut; mais il ne faut pas que le roi en parle, parce que l'odieux du canon doit tomber sur nous.—Le 15, à dix heures du matin, le roi irait à l'assemblée, accompagné de Lukner et de moi; et, soit que nous eussions un bataillon, soit que nous eussions cinquante hommes à cheval de gens dévoués au roi, ou de mes amis, nous verrions si le roi, la famille royale, Lukner et moi, serions arrêtés.
«Je suppose que nous le fussions, Lukner et moi rentrerions à l'assemblée pour nous plaindre et la menacer de nos armées. Lorsque le roi serait rentré, sa position ne serait pas plus mauvaise, car il ne serait pas sorti de la constitution; il n'aurait contre lui que les ennemis de la constitution, et Lukner et moi amènerions facilement des détachemens de Compiègne. Remarquez que ceci ne compromet pas autant le roi qu'il le sera nécessairement par les événemens qui se préparent.
«On a tellement gaspillé, dans des niaiseries aristocratiques, les fonds dont le roi peut disposer, qu'il doit lui rester peu de disponible. Il n'y a pas de doute qu'il ne faille emprunter, s'il est nécessaire, pour s'emparer des trois jours de la fédération.
«Il y a encore une chose à prévoir, celle où l'assemblée décréterait que les généraux ne doivent pas venir dans la capitale. Il suffit que le roi y refuse immédiatement sa sanction.
«Si, par une fatalité inconcevable, le roi avait déjà donné sa sanction, qu'il nous donne rendez-vous à Compiègne, dut-il être arrêté en partant. Nous lui ouvrirons les moyens d'y venir libre et triomphant. Il est inutile d'observer que dans tous les cas, arrivé à Compiègne, il y établira sa garde personnelle, telle que la lui donne la constitution.
«En vérité, quand je me vois entouré d'habitans de la campagne qui, viennent de dix lieues et plus pour me voir et pour me jurer qu'ils n'ont confiance qu'en moi, que mes amis et mes ennemis sont les leurs; quand je me vois chéri de mon armée, sur laquelle les efforts des jacobins n'ont aucune influence; quand je vois de toutes les parties du royaume arriver des témoignages d'adhésion à mes opinions, je ne puis croire que tout est perdu, et que je n'ai aucun moyen d'être utile.»
NOTE 19.
La réponse suivante est extraite du même recueil de pièces, cité dans la note précédente.
Réponse de la main du roi.
«Il faut lui répondre que je suis infiniment sensible à l'attachement pour moi qui le porterait à se mettre aussi en avant, mais que la manière me paraît impraticable. Ce n'est pas par crainte personnelle, mais tout serait mis enjeu à la fois, et, quoi qu'il en dise, ce projet manqué ferait retomber tout pire que jamais, et de plus en plus, sous la férule des factieux. Fontainebleau n'est qu'un cul-de-sac, ce serait une mauvaise retraite, et du côté du Midi: du côté du Nord, cela aurait l'air d'aller au-devant des Autrichiens. On lui répond sur son mandé, ainsi je n'ai rien à dire ici. La présence des généraux à la fédération pourrait être utile; elle pourrait d'ailleurs avoir pour motif de voir le nouveau ministre, et de convenir avec lui des besoins de l'armée. Le meilleur conseil à donner à M. de Lafayette est de servir toujours d'épouvantail aux factieux, en remplissant bien son métier de général. Par là, il s'assurera de plus en plus la confiance de son armée, et pourra s'en servir comme il voudra au besoin.»
NOTE 20.
Détails des événemens du 10 août.
(Ils sont tirés d'un écrit signé Carra, et intitulé: Précis historique et très exact sur l'origine et les véritables auteurs de la célèbre insurrection du 10 août, qui a sauvé la république. L'auteur assure que le maire n'eut pas la moindre part au succès, mais qu'il s'est trouvé en place, dans cette occasion, comme une véritable providence pour les patriotes. Ce morceau est tiré des Annales politiques du 30 novembre dernier.)
«Les hommes, dit Jérôme Pétion, dans son excellent discours sur l'accusation intentée contre Maximilien Robespierre, qui se sont attribué la gloire de cette journée, sont les hommes à qui elle appartient le moins. Elle est due à ceux qui l'ont préparée; elle est due à la nature impérieuse des choses; elle est due aux braves fédérés, et à leur directoire secret qui concertait depuis long-temps le plan de l'insurrection; elle est due enfin au génie tutélaire qui préside constamment aux destins de la France, depuis la première assemblée de ses représentans.»
«C'est de ce directoire secret, dont parle Jérôme Pétion, que je vais parler à mon tour, et comme membre de ce directoire, et comme acteur dans toutes ses opérations. Ce directoire secret fut formé par le comité central des fédérés établi dans la salle de correspondance aux Jacobins Saint-Honoré. Ce fut des quarante-trois membres qui s'assemblaient journellement depuis le commencement de juillet dans cette salle, qu'on en tira cinq pour le directoire d'insurrection. Ces cinq membres étaient Vaugeois, grand-vicaire de l'évêque de Blois; Debesse, du département de la Drôme; Guillaume, professeur à Caen; Simon, journaliste de Strasbourg; et Galissot, de Langres. Je fus adjoint à ces cinq membres, à l'instant même de la formation du directoire, et quelques jours après on y invita Fournier l'Américain; Westermann; Kienlin, de Strasbourg; Santerre; Alexandre, commandant du faubourg Saint-Marceau; Lazouski, capitaine des canonniers de Saint-Marceau; Antoine, de Metz, l'ex-constituant; Lagrey; et Carin, électeur de 1789.
«La première séance de ce directoire se tint dans un petit cabaret, au Soleil d'Or, rue Saint-Antoine, près la Bastille, dans la nuit du jeudi au vendredi 26 juillet, après la fête civique donnée aux fédérés sur l'emplacement de la Bastille. Le patriote Gorsas parut dans le cabaret d'où nous sortîmes à deux heures du matin, pour nous porter près de la colonne de la liberté, sur l'emplacement de la Bastille, et y mourir s'il fallait pour la patrie. Ce fut dans ce cabaret du Soleil-d'Or que Fournier l'Américain nous apporta le drapeau rouge, dont j'avais proposé l'invention, et sur lequel j'avais fait écrire ces mots: Loi martiale du peuple souverain contre la rébellion du pouvoir exécutif. Ce fut aussi dans ce même cabaret que j'apportai cinq cents exemplaires d'une affiche où étaient ces mots: Ceux qui tireront sur les colonnes du peuple seront mis à mort sur-le-champ. Cette affiche, imprimée chez le libraire Buisson, avait été apportée chez Santerre, où j'allai la chercher à minuit. Notre projet manqua cette fois par la prudence du maire, qui sentit vraisemblablement que nous n'étions pas assez en mesure dans ce moment; et la seconde séance active du directoire fut renvoyée au 4 août suivant.
«Les mêmes personnes à peu près se trouvèrent dans cette séance, et en outre Camille Desmoulins: elle se tint au Cadran-Bleu, sur le boulevart; et sur les huit heures du soir, elle se transporta dans la chambre d'Antoine, l'ex-constituant, rue Saint-Honoré, vis-à-vis l'Assomption, juste dans la maison où demeure Robespierre. L'hôtesse de Robespierre fut tellement effrayée de ce conciliabule, qu'elle vint, sur les onze heures du soir, demander à Antoine s'il voulait faire égorger Robespierre: Si quelqu'un doit être égorgé, dit Antoine, ce sera nous sans doute; il ne s'agit pas de Robespierre, il n'a qu'à se cacher.
«Ce fut dans cette seconde séance active que j'écrivis de ma main tout le plan de l'insurrection, la marche des colonnes et l'attaque du château. Simon fit une copie de ce plan, et nous l'envoyâmes à Santerre et à Alexandre, vers minuit; mais une seconde fois notre projet manqua, parce qu'Alexandre et Santerre n'étaient pas encore assez en mesure, et plusieurs voulaient attendre la discussion renvoyée au 10 août, sur la suspension du roi.
«Enfin la troisième séance active de ce directoire se tint dans la nuit du 9 au 10 août dernier au moment où le tocsin sonna, et dans trois endroits différents en même temps; savoir: Fournier l'Américain avec quelques autres au faubourg Saint-Marceau; Westermann, Santerre et deux autres, au faubourg Saint-Antoine; Carin, journaliste de Strasbourg, et moi, dans la caserne des Marseillais, et dans la chambre même du commandant, où nous avons été vus par tout le bataillon…
«Dans ce précis, qui est de la plus exacte vérité, et que je défie qui que ce soit de révoquer en doute dans ses moindres détails, on voit qu'il ne s'agit ni de Marat, ni de Robespierre, ni de tant d'autres qui veulent passer pour acteurs dans cette affaire; et que ceux-là qui peuvent s'attribuer directement la gloire de la fameuse journée du 10 août, sont ceux que je viens de nommer, et qui ont formé le directoire secret des fédérés.»
NOTE 21.
Copie de la lettre écrite au citoyen Boze, par Guadet, Vergniaud et Gensonné.
«Vous nous demandez, monsieur, quelle est notre opinion sur la situation actuelle de la France, et le choix des mesures qui pourraient garantir la chose publique des dangers pressans dont elle est menacée; c'est là le sujet des inquiétudes des bons citoyens, et l'objet de leurs plus profondes méditations.
«Lorsque vous nous interrogez sur d'aussi grands intérêts, nous ne balancerons pas à nous expliquer avec franchise.
«On ne doit pas le dissimuler, la conduite du pouvoir exécutif est la cause immédiate de tous les maux qui affligent la France et des dangers qui environnent le trône. On trompe le roi, si on cherche à lui persuader que des opinions exagérées, l'effervescente des clubs, les manoeuvres de quelques agitateurs; et des factions puissantes ont fait naître et entretiennent ces mouvemens désordonnés dont chaque jour peut accroître la violence, et dont peut-être on ne pourra plus calculer les suites; c'est placer la cause du mal dans ses symptômes.
«Si le peuple était tranquille sur le succès d'une révolution si chèrement achetée, si la liberté publique n'était plus en danger, si la conduite du roi n'excitait aucune méfiance, le niveau des opinions s'établirait de lui-même; la grande masse des citoyens ne songerait qu'à jouir des bienfaits que la constitution lui assure; et si, dans cet état de choses, il existait encore des factions, elles cesseraient d'être dangereuses, elles n'auraient plus ni prétexte ni objet.
«Mais tout autant que la liberté publique sera en péril, tout autant que les alarmes des citoyens seront entretenues par la conduite du pouvoir exécutif, et que les conspirations qui se trament dans l'intérieur et à l'extérieur du royaume paraîtront plus ou moins ouvertement favorisées par le roi, cet état de choses appelle nécessairement les troubles, le désordre et les factions. Dans les états les mieux constitués, et constitués depuis des siècles, les révolutions n'ont pas d'autre principe, et l'effet en doit être pour nous d'autant plus prompt, qu'il n'y a point eu d'intervalle entre les mouvemens qui ont entraîné la première et ceux qui semblent aujourd'hui nous annoncer une seconde révolution.
«Il n'est donc que trop évident que l'état actuel des choses doit amener une crise dont presque toutes les chances seront contre la royauté. En effet on sépare les intérêts du roi de ceux de la nation; on fait du premier fonctionnaire public d'une nation libre un chef de parti, et, par cette affreuse politique, on fait rejaillir sur lui l'odieux de tous les maux dont la France est affligée.
«Eh! quel peut être le succès des puissances étrangères, quand bien même on parviendrait, par leur intervention, à augmenter l'autorité du roi et à donner au gouvernement une forme nouvelle? N'est-il pas évident que les hommes qui ont eu l'idée de ce congrès ont sacrifié à leurs préjugés, à leur intérêt personnel, l'intérêt même du monarque; que le succès de ces manoeuvres donnerait un caractère d'usurpation à des pouvoirs que la nation seule délègue, et que sa seule confiance peut soutenir? Comment n'a-t-on pas vu que la force qui entraînerait ce changement serait long-temps nécessaire à la conservation, et qu'on sèmerait par là dans le sein du royaume un germe de division et de discordes que le laps de plusieurs siècles aurait peine à étouffer?
«Aussi sincèrement qu'invariablement attachés aux intérêts de la nation, dont nous ne séparerons jamais ceux du roi qu'autant qu'il les séparera lui-même, nous pensons que le seul moyen de prévenir les maux dont l'empire est menacé, et de rétablir le calme, serait que le roi, par sa conduite, fît cesser tous les sujets de méfiance, se prononçât par le fait de la manière la plus franche et la moins équivoque, et s'entourât enfin de la confiance du peuple, qui seule fait sa force et peut faire son bonheur.
«Ce n'est pas aujourd'hui par des protestations nouvelles qu'il peut y parvenir; elles seraient dérisoires, et, dans les circonstances actuelles, elles prendraient un caractère d'ironie qui, bien loin de dissiper les alarmes, ne ferait qu'en accroître le danger.
«Il n'en est qu'une dont on pût attendre, quelque effet; ce serait la déclaration la plus solennelle qu'en aucun cas le roi n'accepterait une augmentation de pouvoir qui ne lui fût volontairement accordée par les Français, sans le concours et l'intervention d'aucune puissance étrangère, et librement délibérée dans les formes constitutionnelles.
«On observe même à cet égard que plusieurs membres de l'assemblée nationale savent que cette déclaration a été proposée au roi, lorsqu'il fit la proposition de la guerre au roi de Hongrie, et qu'il ne jugea pas à propos de la faire.
«Mais ce qui suffirait peut-être pour rétablir la confiance, ce serait que le roi parvînt à faire reconnaître aux puissances coalisées l'indépendance de la nation française, à faire cesser toutes hostilités, et rentrer les cordons de troupes qui menacent nos frontières.
«Il est impossible qu'une très grande partie de la nation ne soit convaincue que le roi ne soit le maître de faire cesser cette coalition; et tant qu'elle mettra la liberté publique en péril, on ne doit pas se flatter que la confiance renaisse.
«Si les efforts du roi pour cet objet étaient impuissans, au moins devrait-il aider la nation, par tous les moyens qui sont en son pouvoir, à repousser l'attaque extérieure, et ne rien négliger pour éloigner de lui le soupçon de la favoriser.
«Dans cette supposition, il est aisé de concevoir que les soupçons et la confiance tiennent à des circonstances malheureuses qu'il est impossible de changer.
«En faire un crime lorsque le danger est réel et ne peut être méconnu, c'est le plus sûr moyen d'augmenter les soupçons; se plaindre de l'exagération, attaquer les clubs, supposer des agitateurs lorsque l'effervescence et l'agitation sont l'effet naturel des circonstances, c'est leur donner une force nouvelle, c'est accroître le mouvement du peuple par les moyens mêmes qu'on emploie pour les calmer.
«Tant qu'il y aura contre la liberté une action subsistante et connue, la réaction est inévitable, et le développement de l'une et de l'autre aura les mêmes progrès.
«Dans une situation aussi pénible, le calme ne peut se rétablir que par l'absence de tous les dangers; et jusqu'à ce que cette heureuse époque soit arrivée, ce qui importe le plus à la nation et au roi, c'est que ces circonstances malheureuses ne soient pas continuellement envenimées par une conduite, au moins équivoque, de la part des agents du pouvoir.
«1. Pourquoi le roi ne choisit-il pas ses ministres parmi les hommes les plus prononcés pour la révolution? Pourquoi, dans les momens les plus critiques, n'est-il entouré que d'hommes inconnus ou suspects? S'il pouvait être utile au roi d'augmenter la méfiance et d'exciter le peuple à des mouvemens, s'y prendrait-on autrement pour les fomenter?
«Le choix du ministère a été dans tous les temps l'une des fonctions les plus importantes du pouvoir dont le roi est revêtu: c'est le thermomètre d'après lequel l'opinion publique a toujours jugé les dispositions de la cour, et on conçoit quel peut être aujourd'hui l'effet de ces choix, qui, dans tout autre temps, auraient excité les plus violens murmures.
«Un ministère bien patriote serait donc un des grands moyens que le roi peut employer pour rappeler la confiance. Mais ce serait étrangement s'abuser que de croire que, par une seule démarche de ce genre, elle puisse être facilement regagnée. Ce n'est que par du temps et par des efforts continus qu'on peut se flatter d'effacer des impressions trop profondément gravées pour en dissiper à l'instant jusqu'au moindre vestige.
«2. Dans un moment où tous les moyens de défense doivent être employés, où la France ne peut pas armer tous ses défenseurs, pourquoi le roi n'a-t-il pas offert les fusils et les chevaux de sa garde?
«3. Pourquoi le roi ne sollicite-t-il pas lui-même une loi qui assujettisse la liste civile à une forme de comptabilité qui puisse garantir à la nation qu'elle n'est pas détournée de son légitime emploi, et divertie à d'autres usages?
«4. Un des grands moyens de tranquilliser le peuple sur les dispositions personnelles du roi, serait qu'il sollicitât lui-même la loi sur l'éducation du prince royal, et qu'il accélérât ainsi l'instant où la garde de ce jeune prince sera remise à un gouverneur revêtu de là confiance de la nation.
«5. On se plaint encore de ce que le décret sur un licenciement de l'état-major de la garde nationale n'est pas sanctionné. Ces refus multipliés de sanction sur des dispositions législatives que l'opinion publique réclame avec instance, et dont l'urgence ne peut être méconnue, provoquent l'examen de la question constitutionnelle sur l'application du veto aux lois de circonstances, et ne sont pas de nature à dissiper les alarmes et le mécontentement.
«6. Il serait bien important que le roi retirât des mains de M. de Lafayette le commandement de l'armée. Il est au moins évident qu'il ne peut plus y servir utilement la chose publique.
«Nous terminerons ce simple aperçu par une observation générale: c'est que tout ce qui peut éloigner les soupçons et ranimer la confiance, ne peut, ni ne doit être négligé. La constitution est sauvée si le roi prend cette résolution avec courage, et s'il y persiste avec fermeté.
«Nous sommes, etc.»
Copie de la lettre écrite à Boze, par Thierry.
«Je viens d'être querellé pour la seconde fois d'avoir reçu la lettre que, par zèle, je me suis déterminé à remettre.
«Cependant le roi m'a permis de répondre:
«1. Qu'il n'avait garde de négliger le choix des ministres;
«2. Qu'on ne devait la déclaration de guerre qu'à des ministres soi-disant patriotes;
«3. Qu'il avait mis tout en oeuvre dans le temps pour empêcher la coalition des puissances, et qu'aujourd'hui, pour éloigner les armées de nos frontières, il n'y avait que les moyens généraux.
«4. Que, depuis son acceptation, il avait très scrupuleusement observé les lois de la constitution, mais que beaucoup d'autres gens travaillaient maintenant en sens contraire.»