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Histoire de la Révolution française, Tome 02

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A ces mots l'attention redouble; un silence profond règne dans l'assemblée. «C'est au nom du roi, dit-il, que les princes français ont tenté de soulever l'Europe; c'est pour venger la dignité du roi que s'est conclu le traité de Pilnitz; c'est pour venir au secours du roi que le souverain de Bohême et de Hongrie nous fait la guerre, que la Prusse marche vers nos frontières. Or, je lis dans la constitution: «Si le roi se met à la tête d'une armée et en dirige les forces contre la nation, ou s'il ne s'oppose pas, par un acte formel, à une telle entreprise qui s'exécuterait en son nom, il sera censé avoir abdiqué la royauté.»

«Qu'est-ce qu'un acte formel d'opposition? Si cent mille Autrichiens marchaient vers la Flandre, cent mille Prussiens vers l'Alsace, et que le roi leur opposât dix ou vingt mille hommes, aurait-il fait un acte formel d'opposition?

«Si le roi, chargé de notifier les hostilités imminentes, instruit des mouvemens de l'armée prussienne, n'en donnait aucune connaissance à l'assemblée nationale; si un camp de réserve, nécessaire pour arrêter les progrès de l'ennemi dans l'intérieur, était proposé, et que le roi y substituât un plan incertain et très long à exécuter; si le roi laissait le commandement d'une armée à un général intrigant, et suspect à la nation; si un autre général, nourri loin de la corruption des cours et familier avec la victoire, demandait un renfort, et que par un refus le roi lui dît: Je te défends de vaincre; pourrait-on dire que le roi a fait un acte formel d'opposition?

«J'ai exagéré plusieurs faits, reprend Vergniaud pour ôter tout prétexte à des applications purement hypothétiques. Mais si, tandis que la France nagerait dans le sang, le roi vous disait: Il est vrai que les ennemis prétendent agir pour moi, pour ma dignité, pour mes droits, mais j'ai prouvé que je n'étais pas leur complice: j'ai mis des armées en campagne; ces armées étaient trop faibles, mais la constitution ne fixe pas le degré de leurs forces: je les ai rassemblées trop tard, mais la constitution ne fixe pas le temps de leur réunion: j'ai arrêté un général qui allait vaincre, mais la constitution n'ordonne pas les victoires: j'ai eu des ministres qui trompaient l'assemblée et désorganisaient le gouvernement, mais leur nomination m'appartenait: l'assemblée a rendu des décrets utiles que je n'ai pas sanctionnés, mais j'en avais le droit: j'ai fait tout ce que la constitution m'a prescrit; il n'est donc pas possible de douter de ma fidélité pour elle.»

De vifs applaudissemens éclatent de toutes parts. «Si donc, reprend Vergniaud, le roi vous tenait ce langage, ne seriez-vous pas en droit de lui répondre: O roi! qui, comme le tyran Lysandre, avez cru que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, qui avez feint de n'aimer les lois que pour conserver la puissance qui vous servirait à les braver, était-ce nous défendre que d'opposer aux soldats étrangers des forces dont l'infériorité ne laissait pas même d'incertitude sur leur défaite? Était-ce nous défendre que d'écarter les projets tendant à fortifier l'intérieur? Etait-ce nous défendre que de ne pas réprimer un général qui violait la constitution, et d'enchaîner le courage de ceux qui la servaient?… La constitution vous laissa-t-elle le choix des ministres pour notre bonheur ou notre ruine? Vous fit-elle chef de l'armée pour notre gloire ou notre honte? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile et tant de prérogatives pour perdre constitutionnellement la constitution et l'empire? Non! non! homme que la générosité des Français n'a pu rendre sensible, que le seul amour du despotisme a pu toucher… vous n'êtes plus rien pour cette constitution que vous avez si indignement violée, pour ce peuple que vous avez si lâchement trahi!…

«Mais non, reprend l'orateur, si nos armées ne sont point complètes, le roi n'en est sans doute pas coupable; sans doute il prendra les mesures nécessaires pour nous sauver, sans doute la marche des Prussiens ne sera pas aussi triomphante qu'ils l'espèrent; mais il fallait tout prévoir et tout dire, car la franchise peut seule nous sauver.»

Vergniaud finit en proposant un message à Louis XVI, ferme, mais respectueux, qui l'oblige à opter entre la France et l'étranger, et lui apprenne que les Français sont résolus à périr ou à triompher avec la constitution. Il veut en outre qu'on déclare la patrie en danger, pour réveiller dans les coeurs ces grandes affections qui ont animé les grands peuples, et qui sans doute se retrouveront dans les Français; car ce ne sera pas, dit-il, dans les Français régénérés de 89 que la nature se montrera dégradée. Il veut enfin qu'on mette un terme à des dissensions dont le caractère devient sinistre, et qu'on réunisse ceux qui sont dans Rome et sur le mont Aventin.

En prononçant ces derniers mots, la voix de l'orateur était altérée, l'émotion générale. Les tribunes, le côté gauche, le côté droit, tout le monde applaudissait. Vergniaud quitte la tribune, et il est entouré par une foule empressée de le féliciter. Seul jusqu'alors il avait osé parler à l'assemblée de la déchéance dont tout le monde s'entretenait dans le public, mais il ne l'avait présentée que d'une manière hypothétique, et avec des formes encore respectueuses, quand on les compare au langage inspiré par les passions du temps.

Dumas veut répondre. Il essaie d'improviser après Vergniaud, et devant des auditeurs encore tout pleins de ce qu'ils venaient d'éprouver. Il réclame plusieurs fois le silence et une attention qui n'était plus pour lui. Il s'appesantit sur les reproches faits au pouvoir exécutif. «La retraite de Luckner est due, dit-il, au sort des batailles, qu'on ne peut régler du fond des cabinets. Sans doute vous avez confiance en Luckner?—Oui! oui,» s'écrie-t-on; et Kersaint demande un décret qui déclare que Luckner a conservé la confiance nationale. Le décret est rendu, et Dumas continue. Il dit avec raison que si on a confiance en ce général, on ne peut regarder l'intention de sa retraite comme coupable ou suspecte; que, quant au défaut de forces dont on se plaint, le maréchal sait lui-même qu'on a réuni pour cette entreprise toutes les troupes alors disponibles; que d'ailleurs tout devait être déjà préparé par l'ancien ministère girondin, auteur de la guerre offensive, et que s'il n'y avait pas de moyens suffisans, la faute en était à ce ministère seul; que les nouveaux ministres n'avaient pas pu tout réparer avec quelques courriers, et qu'enfin ils avaient donné carte blanche à Luckner, et lui avaient laissé le pouvoir d'agir suivant les circonstances et le terrain.

«On a refusé le camp de vingt mille hommes, ajoute Dumas, mais d'abord les ministres ne sont pas responsables du veto, et ensuite le projet qu'ils y ont substitué valait mieux que celui proposé par l'assemblée, parce qu'il ne paralysait pas les moyens de recrutement. On a refusé le décret contre les prêtres, mais il n'y a pas besoin de lois nouvelles pour assurer la tranquillité publique; il ne faut que du calme, de la sûreté, du respect pour la liberté individuelle et la liberté des cultes. Partout où ces libertés ont été respectées, les prêtres n'ont pas été séditieux.» Dumas justifie enfin le roi en objectant qu'il n'avait pas voulu la guerre, et Lafayette en rappelant qu'il avait toujours aimé la liberté.

Le décret proposé par la commission des douze, pour régler les formes d'après lesquelles on déclarerait la patrie en danger, fut rendu au milieu des plus vifs applaudissemens. Mais on ajourna la déclaration du danger, parce qu'on ne crut pas devoir le proclamer encore. Le roi, sans doute excité par tout ce qui avait été dit, notifia à l'assemblée les hostilités imminentes de la Prusse, qu'il fonda sur la convention de Pilnitz, sur l'accueil fait aux rebelles, sur les violences exercées envers les commerçans français, sur le renvoi de notre ministre, et le départ de Paris de l'ambassadeur prussien; enfin, sur la marche des troupes prussiennes au nombre de cinquante-deux mille hommes. «Tout me prouve, ajoutait le message du roi, une alliance entre Vienne et Berlin. (On rit à ces mots.) Aux termes de la constitution, j'en donne avis au corps législatif.»—Oui, répliquent plusieurs voix, quand les Prussiens sont à Coblentz!—Le message fut renvoyé à la commission des douze.

La discussion sur les formes de la déclaration du danger de la patrie fut continuée. On décréta que cette déclaration serait considérée comme une simple proclamation, et que par conséquent elle ne serait pas soumise à la sanction royale; ce qui n'était pas très juste, puisqu'elle renfermait des dispositions législatives. Mais déjà, sans avoir voulu la proclamer, on suivait la loi du salut public.

Les disputes, devenaient tous les jours plus envenimées. Le voeu de Vergniaud, de réunir ceux qui étaient dans Rome et sur le mont Aventin, ne se réalisait pas; les craintes qu'on s'inspirait réciproquement se changeaient en une haine irréconciliable.

Il y avait dans l'assemblée un député nommé Lamourette, évêque constitutionnel de Lyon, qui n'avait jamais vu dans la liberté que le retour à la fraternité primitive, et qui s'affligeait autant qu'il s'étonnait des divisions de ses collègues. Il ne croyait à aucune haine véritable des uns à l'égard des autres, et ne leur supposait à tous que des méfiances injustes. Le 7 juillet, au moment où on allait continuer la discussion sur le danger de la patrie, il demande la parole pour une motion d'ordre; et, s'adressant à ses collègues avec le ton le plus persuasif et la figure la plus noble, il leur dit que tous les jours on leur propose des mesures terribles pour faire cesser le danger de la patrie; que, pour lui, il croit à des moyens plus doux et plus efficaces. C'est la division des représentans qui cause tous les maux, et c'est à cette désunion qu'il faut apporter remède. «Oh! s'écrie le digne pasteur, celui qui réussirait à vous réunir, celui-là serait le véritable vainqueur de l'Autriche et de Coblentz. On dit tous les jours que votre réunion est impossible au point où sont les choses… ah! j'en frémis!… mais c'est la une injure: il n'y a d'irréconciliables que le crime et la vertu. Les gens de bien disputent vivement, parce qu'ils ont la conviction sincère de leurs opinions, mais ils ne sauraient se haïr! Messieurs, le salut public est dans vos mains, que tardez-vous de l'opérer?…

«Que se reprochent les deux parties de l'assemblée? L'une accuse l'autre de vouloir modifier la constitution par la main des étrangers, et celle-ci accuse la première de vouloir renverser la monarchie pour établir la république. Eh bien, messieurs, foudroyez d'un même anathème et la république et les deux chambres, vouez-les à l'exécration commune par un dernier et irrévocable serment jurons de n'avoir qu'un seul esprit, qu'un seul sentiment; jurons-nous fraternité éternelle! Que l'ennemi sache que ce que nous voulons, nous le voulons tous, et la patrie est sauvée!»

L'orateur avait à peine achevé ces derniers mots, que les deux côtés de l'assemblée étaient debout, applaudissant à ses généreux sentimens, et pressés de décharger le poids de leurs animosités réciproques, Au milieu d'une acclamation universelle, on voue à l'exécration publique tout projet d'altérer la constitution par les deux chambres ou par la république, et on se précipite des bancs opposés pour s'embrasser. Ceux qui avaient attaqué et ceux qui avaient défendu Lafayette, le veto, la liste civile, les factieux et les traîtres, sont dans les bras, les uns des autres; toutes les distinctions sont confondues, et l'on voit s'embrassant MM. Pastoret et Condorcet, qui la veille s'étaient réciproquement maltraités dans les feuilles publiques. Il n'y a plus de côté droit ni de côté gauche, et tous les députés sont indistinctement assis les uns auprès des autres. Dumas est auprès de Bazire, Jaucourt auprès de Merlin, et Ramont auprès de Chabot.

On décide aussitôt qu'on informera les provinces, l'armée et le roi, de cet heureux événement; une députation, conduite par Lamourette, se rend au château. Lamourette retourne, annonçant l'arrivée du roi qui vient, comme au 4 février 1790, témoigner sa satisfaction à l'assemblée, et lui dire qu'il était fâché d'attendre une députation, car il lui tardait bien d'accourir au milieu d'elle.

L'enthousiasme est porté au comble par ces paroles, et, à en croire le cri unanime, la patrie est sauvée. Y avait-il là un roi et huit cents députés hypocrites qui, formant à l'improviste le projet de se tromper, feignaient l'oubli des injures pour se trahir ensuite avec plus de sûreté? Non, sans doute; un tel projet ne se forme pas chez un si grand nombre d'hommes, subitement, sans préméditation antérieure. Mais la haine pèse; il est si doux d'en décharger le poids! et d'ailleurs, à la vue des événemens les plus menaçans, quel était le parti, qui dans l'incertitude de la victoire, n'eût consenti volontiers à garder le présent tel qu'il était, pourvu qu'il fût assuré? Ce fait prouve, comme tant d'autres, que la méfiance et la crainte produisaient toutes les haines, qu'un moment de confiance les faisait disparaître, et que le parti qu'on appelait républicain ne songeait pas à la république par système, mais par désespoir. Pourquoi, rentré dans son palais, le roi n'écrivait-il pas sur-le-champ à la Prusse et à l'Autriche? Pourquoi ne joignait-il pas à ces mesures secrètes quelque mesure publique et grande? Pourquoi ne disait-il pas comme son aïeul Louis XIV, à l'approche de l'ennemi: Nous irons tous!

Mais le soir on annonça à l'assemblée le résultat de la procédure instruite par le département contre Pétion et Manuel, et ce résultat était la suspension de ces deux magistrats. D'après ce qu'on a su depuis, de la bouche de Pétion lui-même, il est probable qu'il aurait pu empêcher le mouvement du 20 juin, puisque plus tard il en empêcha d'autres. A la vérité, on l'ignorait alors, mais on présumait fortement sa connivence avec les agitateurs, et de plus, on avait à lui reprocher quelques infractions aux lois, comme, par exemple, d'avoir mis la plus grande lenteur dans ses communications aux diverses autorités, et d'avoir souffert que le conseil de la commune prît un arrêté contraire à celui du département, en décidant que les pétitionnaires seraient reçus dans les rangs de la garde nationale. La suspension prononcée par le département était donc légale et courageuse, mais impolitique. Après la réconciliation du matin, n'y avait-il pas en effet la plus grande imprudence à signifier, le soir même, la suspension de deux magistrats jouissant de la plus grande popularité? A la vérité, le roi s'en référait à l'assemblée, mais elle ne dissimula pas son mécontentement, et elle lui renvoya la décision pour qu'il se prononçât lui-même. Les tribunes recommencèrent leurs cris accoutumés; une foule de pétitions vinrent demander Pétion ou la mort, et le député Grangeneuve, dont la personne avait été insultée, exigea le rapport contre l'auteur de l'outrage: ainsi la réconciliation était déjà oubliée. Brissot, dont le tour était venu de parler sur la question du danger public, demandait du temps pour modifier les expressions de son discours, à cause de la réconciliation qui était survenue depuis; il ne put néanmoins s'empêcher de rappeler tous les faits de négligence et de lenteur reprochés à la cour; et, malgré la prétendue réconciliation, il finit par demander qu'on traitât solennellement la question de la déchéance, qu'on accusât les ministres pour avoir notifié si tard les hostilités de la Prusse, que l'on créât une commission secrète composée de sept membres, et chargée de veiller au salut public, qu'on vendit les biens des émigrés, qu'on accélérât l'organisation des gardes nationales, et qu'enfin on déclarât sans délai la patrie en danger.

On apprit en même temps la conspiration de Dussaillant, ancien noble, qui, à la tête de quelques insurgés, s'était emparé du fort de Bannes dans le département de l'Ardèche, et qui menaçait de là toute la contrée environnante. Les dispositions des puissances furent aussi exposées à l'assemblée par le ministère. La maison d'Autriche, entraînant la Prusse, l'avait décidée à marcher contre la France; cependant les disciples de Frédéric murmuraient contre cette alliance impolitique. Les électorats étaient tous nos ennemis ouverts ou cachés. La Russie s'était déclarée la première contre la révolution, elle avait accédé au traité de Pilnitz, elle avait flatté les projets de Gustave, et secondé les émigrés; tout cela, pour tromper la Prusse et l'Autriche, et les porter toutes deux sur la France, tandis qu'elle agissait contre la Pologne. Dans le moment, elle traitait avec MM. de Nassau et d'Esterhazy, chefs des émigrés; cependant, malgré ses fastueuses promesses, elle leur avait seulement accordé une frégate, pour se délivrer de leur présence à Petersbourg. La Suède était immobile depuis la mort de Gustave, et recevait nos vaisseaux. Le Danemarck promettait une stricte neutralité. On pouvait se regarder comme en guerre avec la cour de Turin. Le pape préparait ses foudres. Venise était neutre, mais semblait vouloir protéger Trieste de ses flottes. L'Espagne, sans entrer ouvertement dans la coalition, ne semblait cependant pas disposée à exécuter le pacte de famille, et à rendre à la France les secours qu'elle en avait reçus. L'Angleterre s'engageait à la neutralité, et en donnait de nouvelles assurances. Les États-Unis auraient voulu nous aider de tous leurs moyens, mais ces moyens étaient nuls, à cause de leur éloignement et de la faiblesse de leur population.

A ce tableau, l'assemblée voulait déclarer de suite la patrie en danger; cependant la déclaration fut renvoyée à un nouveau rapport de tous les comités réunis. Le 11 juillet, après ces rapports entendus au milieu d'un silence profond, le président prononça la formule solennelle: CITOYENS! LA PATRIE EST EN DANGER!

Dès cet instant, les séances furent déclarées permanentes; des coups de canon, tirés de moment en moment, annoncèrent cette grande crise; toutes les municipalités, tous les conseils de district et de département siégèrent sans interruption; toutes les gardes nationales se mirent en mouvement. Des amphithéâtres étaient élevés au milieu des places publiques, et des officiers municipaux y recevaient sur une table, portée par des tambours, le nom de ceux qui venaient s'enrôler volontairement: les enrôlemens s'élevèrent jusqu'à quinze mille dans un jour.

La réconciliation du 7 juillet et le serment qui l'avait suivie n'avaient, comme on vient de voir, calmé aucune méfiance. On songeait toujours à se prémunir contre les projets du château, et l'idée de déclarer le roi déchu ou de le forcer à abdiquer, se présentait à tous les esprits, comme le seul remède possible aux maux qui menaçaient la France. Vergniaud n'avait fait qu'indiquer cette idée, et sous une forme hypothétique; d'autres, et surtout le député Torné, voulaient que l'on considérât comme une proposition positive la supposition de Vergniaud. Des pétitions de toutes les parties de la France vinrent prêter le secours de l'opinion publique à ce projet désespéré des députés patriotes.

Déjà la ville de Marseille avait fait une pétition menaçante, lue à l'assemblée le 19 juin, et rapportée plus haut. Au moment où la patrie fut déclarée en danger, il en arriva plusieurs autres encore. L'une proposait d'accuser Lafayette, de supprimer le veto dans certains cas, de réduire la liste civile, et de réintégrer Manuel et Pétion dans leurs fonctions municipales. Une autre demandait, avec la suppression du veto, la publicité des conseils. Mais la ville de Marseille, qui avait donné le premier exemple de ces actes de hardiesse, les porta bientôt au dernier excès; elle fit une adresse par laquelle elle engageait l'assemblée à abolir la royauté dans la branche régnante, et à ne lui substituer qu'une royauté élective et sans veto, c'est-à-dire une véritable magistrature exécutive, comme dans les républiques. La stupeur produite par cette lecture fut bientôt suivie des applaudissemens des tribunes, et de la proposition d'imprimer faite par un membre de l'assemblée. Cependant l'adresse fut renvoyée à la commission des douze, pour recevoir l'application de la loi qui déclarait infâme tout projet d'altérer la constitution.

La consternation régnait à la cour; elle régnait aussi dans le parti patriote, que des pétitions hardies étaient loin de rassurer. Le roi croyait qu'on en voulait à sa personne; il s'imaginait que le 20 juin était un projet d'assassinat manqué; et c'était certainement une erreur, car rien n'eût été plus facile que l'exécution de ce crime, s'il eût été projeté. Craignant un empoisonnement, lui et sa famille prenaient leurs repas chez une dame de confiance de la reine, où ils ne mangeaient d'autres alimens que ceux qui étaient préparés dans les offices du château[6]. Comme le jour de la fédération approchait, la reine avait fait préparer pour le roi un plastron composé de plusieurs doublures d'étoffe, et capable de résister à un premier coup de poignard. Cependant, à mesure que le temps s'écoulait, et que l'audace populaire augmentait, sans qu'aucune tentative d'assassinat eût lieu, le roi commençait à mieux comprendre la nature de ses dangers; il entrevoyait déjà que ce n'était plus un coup de poignard, mais une condamnation juridique, qu'il avait à redouter; et le sort de Charles Ier obsédait continuellement son imagination souffrante.

Quoique rebuté par la cour, Lafayette n'en était pas moins résolu de sauver le roi; il lui fit donc offrir un projet de fuite très hardiment combiné. Il s'était d'abord emparé de Luckner, et avait arraché à la facilité du vieux maréchal jusqu'à la promesse de marcher sur Paris. En conséquence, Lafayette voulait que le roi fît mander lui et Luckner, sous prétexte de les faire assister à la fédération. La présence de deux généraux lui semblait devoir imposer au peuple et prévenir tous les dangers qu'on redoutait pour ce jour-là. Le lendemain de la cérémonie, Lafayette voulait que Louis XVI sortît publiquement de Paris, sous prétexte d'aller à Compiègne faire preuve de sa liberté aux yeux de l'Europe. En cas de résistance il ne demandait que cinquante cavaliers dévoués pour l'arracher de Paris. De Compiègne, des escadrons préparés devaient le conduire au milieu des armées françaises, où Lafayette s'en remettait à sa probité pour la conservation des institutions nouvelles. Enfin, dans le cas où aucun de ces moyens n'aurait réussi, le général était décidé à marcher sur Paris avec toutes ses troupes[7].

Soit que ce projet exigeât une trop grande hardiesse de la part de Louis XVI, soit aussi que la répugnance de là reine pour Lafayette l'empêchât d'accepter ses secours, le roi les refusa de nouveau, et lui fit faire une réponse assez froide, et peu digne du zèle que le général lui témoignait. «Le meilleur conseil, portait cette réponse, à donner à M. de Lafayette, est de servir toujours d'épouvantail aux factieux, en remplissant bien son métier de général[8].»

Le jour de la fédération approchait; le peuple et l'assemblée ne voulaient pas que Pétion manquât à la solennité du 14. Déjà le roi avait voulu se décharger sur l'assemblée du soin d'approuver ou d'improuver l'arrêt du département, mais l'assemblée, comme on l'a vu, l'avait contraint à s'expliquer lui-même; elle le pressait tous les jours de faire connaître sa décision, pour que cette question pût être terminée avant le 14. Le 12, le roi confirma la suspension. Cette nouvelle augmenta le mécontentement. L'assemblée se bâta de prendre un parti à son tour, et il est facile de deviner lequel. Le lendemain, c'est-à-dire le 13, elle réintégra Pétion. Mais, par un reste de ménagement, elle ajourna sa décision relativement à Manuel, qu'on avait vu se promener en écharpe au milieu du tumulte du 20 juin sans faire aucun usage de son autorité.

Enfin le 14 juillet 1792 arriva: combien les temps étaient changés depuis le 14 juillet 1790! Ce n'était plus ni cet autel magnifique desservi par trois cents prêtres, ni ce vaste champ couvert de soixante mille gardes nationaux, richement vêtus et régulièrement organisés; ni ces gradins latéraux chargés d'une foule immense, ivre de joie et de plaisir; ni enfin ce balcon où les ministres, la famille royale et l'assemblée assistaient à la première fédération! Tout était changé: on se haïssait comme après une fausse réconciliation, et tous les emblèmes annonçaient la guerre. Quatre-vingt-trois tentes figuraient les quatre-vingt-trois départemens. A côté de chacune était un peuplier, au sommet duquel flottaient des banderoles aux trois couleurs. Une grande tente était destinée à l'assemblée et au roi, une autre aux corps administratifs de Paris. Ainsi toute la France semblait camper en présence de l'ennemi. L'autel de la patrie n'était plus qu'une colonne tronquée, placée au sommet de ces gradins qui existaient encore dans le Champ-de-Mars, depuis la première cérémonie. D'un côté on voyait un monument pour ceux qui étaient morts ou qui allaient mourir à la frontière; de l'autre un arbre immense appelé l'arbre de la féodalité. Il s'élevait au milieu d'un vaste bûcher, et portait sur ses branches des couronnes, des cordons bleus, des tiares, des chapeaux de cardinaux, des clefs de Saint-Pierre, des manteaux d'hermine, des bonnets de docteurs, des sacs de procès, des titres de noblesse, des écussons, des armoiries, etc. Le roi devait être invité à y mettre le feu.

Le serment devait être prêté à midi. Le roi s'était rendu dans les appartemens de l'École-Militaire; il y attendait le cortège national, qui était allé poser la première pierre d'une colonne qu'on voulait placer sur les ruines de l'ancienne Bastille. Le roi avait une dignité calme, la reine s'efforçait de surmonter une douleur trop visible. Sa soeur, ses enfans l'entouraient. On s'émut dans les appartemens par quelques expressions touchantes; les larmes mouillèrent les yeux de plus d'un assistant; enfin le cortège arriva. Jusque-là le Champ-de-Mars avait été presque vide; tout à coup la multitude fit irruption. Sous le balcon où était placé le roi, on vit défiler pêle-mêle des femmes, des enfans, des hommes ivres, criant vive Pétion! Pétion ou la mort! et portant sur leurs chapeaux les mots qu'ils avaient à la bouche; des fédérés se tenant sous le bras les uns les autres, et transportant un relief de la Bastille, avec une presse qu'on arrêtait de temps en temps, pour imprimer et répandre des chansons patriotiques. Après, venaient les légions de la garde nationale, les régimens de troupes de ligne, conservant avec peine la régularité de leurs rangs au milieu de cette populace flottante; enfin les autorités elles-mêmes et l'assemblée. Le roi descendit alors, et, placé au milieu d'un carré de troupes, il s'achemina, avec le cortège, vers l'autel de la patrie. La foule était immense au milieu du Champ-de-Mars, et ne permettait d'avancer que lentement. Après beaucoup d'efforts de la part des régimens, le roi parvint jusqu'aux marches de l'autel. La reine, placée sur le balcon qu'elle n'avait pas quitté, observait cette scène avec une lunette. La confusion sembla s'augmenter un instant autour de l'autel, et le roi descendre d'une marche; à cette vue la reine poussa un cri et jeta l'effroi autour d'elle. Cependant la cérémonie s'acheva sans accident. À peine le serment était prêté, qu'on s'empressa de courir à l'arbre de la féodalité. On voulait y entraîner le roi pour qu'il y mît le feu, mais il s'en dispensa en répondant avec à-propos qu'il n'y avait plus de féodalité. Il reprit alors sa marche vers l'École-Militaire. Les troupes, joyeuses de l'avoir sauvé, poussèrent des cris réitérés de vive le roi! La multitude, qui éprouve toujours le besoin de sympathiser, répéta ces cris, et fut aussi prompte à le fêter, qu'elle l'avait été à l'insulter quelques instans auparavant. L'infortuné Louis XVI parut aimé quelques heures encore: le peuple et lui-même le crurent un moment; mais les illusions mêmes n'étaient plus faciles, et on commençait déjà à ne pouvoir plus se tromper. Le roi rentra au palais, satisfait d'avoir échappé à des périls qu'il croyait grands, mais très alarmé encore de ceux qu'il entrevoyait dans l'avenir.

Les nouvelles qui arrivaient chaque jour de la frontière augmentaient les alarmes et l'agitation. La déclaration de la patrie en danger avait mis toute la France en mouvement, et avait provoqué le départ d'une foule de fédérés. Ils n'étaient que deux mille à Paris le jour de la fédération; mais ils y arrivaient incessamment, et leur manière de s'y conduire justifiait à la fois les craintes et les espérances qu'on avait conçues de leur présence dans la capitale. Tous volontairement enrôlés, ils composaient ce qu'il y avait de plus exalté dans les clubs de France. L'assemblée leur fit allouer trente sous par jour, et leur réserva exclusivement les tribunes. Bientôt ils lui firent la loi à elle-même par leurs cris et leurs applaudissemens. Liés avec les jacobins, réunis dans un club qui, en quelques jours, surpassa la violence de tous les autres, ils étaient prêts à s'insurger au premier signal. Ils le déclarèrent même à l'assemblée par une adresse. Ils ne partiraient pas, disaient-ils, que les ennemis de l'intérieur ne fussent terrassés. Ainsi le projet de réunir à Paris une force insurrectionnelle était, malgré l'opposition de la cour, entièrement réalisé.

A ce moyen on en joignit d'autres. Les anciens soldats des gardes-françaises étaient distribués dans les régimens; l'assemblée ordonna qu'ils seraient réunis en corps de gendarmerie. Leurs dispositions ne pouvaient être douteuses, puisqu'ils avaient commencé la révolution. On objecta vainement que ces soldats, presque tous sous-officiers dans l'armée, en composaient la principale force. L'assemblée n'écouta rien, redoutant l'ennemi du dedans beaucoup plus que l'ennemi du dehors. Après s'être composé des forces, il fallait décomposer celles de la cour; à cet effet, l'assemblée ordonna i'éloignement de tous les régimens. Jusque-là elle était dans les termes de la constitution; mais, ne se contentant pas de les écarter, elle leur enjoignit de se rendre à la frontière, et en cela elle usurpa la disposition de la force publique appartenant au roi.

Le but de cette mesure était surtout d'éloigner les Suisses, dont la fidélité ne pouvait être douteuse. Pour parer ce coup, le ministère fit agir M. d'Affry, leur commandant. Celui-ci s'appuya sur ses capitulations pour refuser de quitter Paris. On parut prendre en considération les raisons qu'il présentait, mais on ordonna provisoirement le départ de deux bataillons suisses.

Le roi, il est vrai, avait son veto pour résister à ces mesures, mais il avait perdu toute influence et ne pouvait plus user de sa prérogative. L'assemblée elle-même ne pouvait pas toujours résister aux propositions faites par certains de ses membres, et constamment appuyées par les applaudissemens des tribunes. Jamais elle ne manquait de se prononcer pour la modération quand c'était possible; et tandis qu'elle consentait d'une part aux mesures les plus insurrectionnelles, on la voyait de l'autre approuver et accueillir les pétitions les plus modérées.

Les mesures prises, les pétitions, le langage qu'on tenait dans toutes les conversations, annonçaient une révolution prochaine. Les girondins la prévoyaient et la désiraient, mais ils n'en distinguaient pas clairement les moyens, et ils en redoutaient l'issue. Au-dessous d'eux on se plaignait de leur inertie; on les accusait de mollesse et d'incapacité. Tous les chefs de clubs et de sections, fatigués d'une éloquence sans résultat, demandaient à grands cris une direction active et unique, pour que les efforts populaires ne fussent pas infructueux. Il y avait aux Jacobins une salle pour le travail des correspondances. On y avait établi un comité, central des fédérés pour se concerter et s'entendre. Afin que les résolutions fussent plus secrètes et plus énergiques, on réduisit ce comité à cinq membres, et il reçut entre eux le nom de comité insurrectionnel. Ces cinq membres étaient les nommés Vaugeois, grand-vicaire; Debessé de la Drôme; Guillaume, professeur à Caen; Simon, journaliste à Strasbourg; Galissot de Langres. Bientôt on y joignit Carra, Gorsas, Fournier l'Américain, Westermann, Kienlin de Strasbourg, Santerre; Alexandre, commandant du faubourg Saint-Marceau; un Polonais, nommé Lazouski, capitaine des canonniers dans le bataillon de Saint-Marceau; un ex-constituant, Antoine de Metz; deux électeurs, Lagrevy et Garin. Manuel, Camille Desmoulins, Danton, s'y réunirent ensuite, et y exercèrent la plus grande influence[9]. On s'entendit avec Barbaroux, qui promit la coopération de ses Marseillais, dont l'arrivée était impatiemment attendue. On se mit en communication avec le maire Pétion, et on obtint de lui la promesse de ne pas empêcher l'insurrection. On lui promit en retour de faire garder sa demeure, et de l'y consigner, pour justifier son inaction par une apparence de contrainte, si l'entreprise ne réussissait pas. Le projet définitivement arrêté fut de se rendre en armes au château, et de déposer le roi. Mais il fallait mettre le peuple en mouvement, et une circonstance extraordinaire était indispensable pour y réussir. On cherchait à la produire, et on s'en entretenait aux Jacobins. Le député Chabot s'étendait avec l'ardeur de son tempérament sur la nécessité d'une grande résolution, et disait que pour la déterminer il serait à désirer que la cour attentât aux jours d'un député. Grangeneuve, député lui-même, écoutait ce discours: c'était un homme d'un esprit médiocre, mais d'un caractère dévoué. Il prend Chabot à part. «Vous avez raison, lui dit-il; il faut qu'un député périsse, mais la cour est trop habile pour nous fournir une occasion aussi belle. Il faut y suppléer, et me tuer au plus tôt aux environs du château. Gardez le secret et préparez les moyens.» Chabot, saisi d'enthousiasme, lui offre de partager son sort. Grangeneuve accepte en lui disant que deux morts feront plus d'effet qu'une. Ils conviennent du jour, de l'heure, des moyens pour se tuer et ne pas s'estropier, disent-ils; et ils se séparèrent, résolus de s'immoler pour le succès de la cause commune. Grangeneuve, décidé à tenir parole, met ordre à ses affaires domestiques, et à dix heures et demie du soir, s'achemine au lieu du rendez-vous. Chabot n'y était pas. Il attend. Chabot ne venant pas, il imagine que sa résolution est changée, mais il espère que du moins l'exécution aura lieu pour lui-même. Il va et vient plusieurs fois, attendant le coup mortel; mais il est obligé de retourner sain et sauf, sans avoir pu s'immoler pour une calomnie.

On attendait donc impatiemment l'occasion qui ne se présentait pas, et on s'accusait réciproquement de manquer de force, d'habileté et d'ensemble. Les députés girondins, le maire Pétion, enfin tous les hommes en évidence, qui, soit à la tribune, soit dans leurs fonctions, étaient obligés de parler le langage de la loi, se mettaient toujours plus à l'écart, et condamnaient ces agitations continuelles qui les compromettaient sans amener un résultat. Ils reprochaient aux agitateurs subalternes d'épuiser leurs forces dans des mouvemens partiels et inutiles, qui exposaient le peuple sans produire un événement décisif. Ceux-ci, au contraire, qui faisaient dans leurs cercles ce qu'ils pouvaient, reprochaient aux députés et au maire Pétion leurs discours publics, et les accusaient de retenir l'énergie du peuple. Ainsi les députés blâmaient la masse de n'être pas organisée, et celle-ci se plaignait à eux de ne pas l'être. On sentait surtout le besoin d'avoir un chef. Il faut un homme, était le cri général; mais lequel? On n'en voyait aucun parmi les députés. Ils étaient tous plutôt orateurs que conspirateurs; et d'ailleurs leur élévation et leur genre de vie les éloignaient trop de la multitude, sur laquelle il fallait agir. Il en était de même de Roland, de Servan, de tous ces hommes dont le courage n'était pas douteux, mais que leur rang plaçait trop au-dessus du peuple. Pétion, par ses fonctions, aurait pu communiquer facilement avec la multitude; mais Pétion était froid, impassible, et plus capable de mourir que d'agir. Il avait pour système d'arrêter les petites agitations au profit d'une insurrection décisive; mais en le suivant à la rigueur, il contrariait les mouvemens de chaque jour, et il perdait toute faveur auprès des agitateurs qu'il paralysait sans les dominer. Il leur fallait un chef qui, n'étant pas sorti encore du sein de la multitude, n'eût pas perdu tout pouvoir sur elle, et qui eût reçu de la nature le génie de l'entraînement.

Un vaste champ s'était ouvert dans les clubs, les sections et les journaux révolutionnaires. Beaucoup d'hommes s'y étaient fait remarquer, mais aucun n'avait encore acquis une supériorité marquée. Camille Desmoulins s'était distingué par sa verve, son cynisme, son audace, et par sa promptitude à attaquer tous les hommes qui semblaient se ralentir dans la carrière révolutionnaire. Il était connu des dernières classes; mais il n'avait ni les poumons d'un orateur populaire, ni l'activité et la force entraînante d'un chef de parti.

Un autre journaliste avait acquis une effrayante célébrité; c'était Marat, connu sous le nom de l'Ami du peuple, et devenu, par ses provocations au meurtre, un objet d'horreur pour tous les hommes qui conservaient encore quelque modération. Né à Neuchâtel, et livré à l'étude des sciences physiques et médicales, il avait attaqué avec audace les systèmes les mieux établis, et avait prouvé une activité d'esprit pour ainsi dire convulsive. Il était médecin dans les écuries du comte d'Artois, lorsque la révolution commença. Il se précipita sans hésiter dans cette nouvelle carrière, et se fit bientôt remarquer dans sa section. Sa taille était médiocre, sa tête volumineuse, ses traits prononcés, son teint livide, son oeil ardent, sa personne négligée. Il n'eût paru que ridicule ou hideux, mais tout à coup on entendit sortir de ce corps étrange des maximes bizarres et atroces, proférées avec un accent dur et une insolente familiarité. Il fallait abattre, disait-il, plusieurs mille têtes, et détruire tous les aristocrates, qui rendaient la liberté impossible. L'horreur et le mépris s'amoncelèrent autour de lui. On le heurtait, on lui marchait sur les pieds, on se jouait de sa misérable personne; mais, habitué aux luttes scientifiques et aux assertions les plus étranges, il avait appris à mépriser ceux qui le méprisaient, et il les plaignait comme incapables de le comprendre. Il étala dès lors dans ses feuilles l'affreuse doctrine dont il était rempli. La vie souterraine à laquelle il était condamné pour échapper à la justice, avait exalté son tempérament, et les témoignages de l'horreur publique l'enflammaient encore davantage. Nos moeurs polies n'étaient à ses yeux que des vices qui s'opposaient à l'égalité républicaine; et, dans sa haine ardente pour les obstacles, il ne voyait qu'un moyen de salut, l'extermination. Ses études et ses expériences sur l'homme physique avaient dû l'habituer à vaincre l'aspect de la douleur; et sa pensée ardente, ne se trouvant arrêtée par aucun instinct de sensibilité, allait directement à son but par des voies de sang. Cette idée même d'opérer par la destruction s'était peu à peu systématisée dans sa tête. Il voulait un dictateur, non pour lui procurer le plaisir de la toute-puissance, mais pour lui imposer la charge terrible d'épurer la société. Ce dictateur devait avoir un boulet aux pieds pour être toujours sous la main du peuple; il ne fallait lui laisser qu'une seule faculté, celle d'indiquer les victimes, et d'ordonner pour unique châtiment la mort. Marat ne connaissait que cette peine, parce qu'il ne punissait pas, mais supprimait l'obstacle.

Voyant partout des aristocrates conspirant contre la liberté, il recueillait çà et là tous les faits qui satisfaisaient sa passion; il dénonçait avec fureur, et avec une légèreté qui venait de sa fureur même, tous les noms qu'on lui désignait, et qui souvent n'existaient pas. Il les dénonçait sans haine personnelle, sans crainte et même sans danger pour lui-même, parce qu'il était hors de tous les rapports humains, et que ceux de l'outragé à l'outrageant n'existaient plus entre lui et ses semblables.

Décrété récemment avec Royou, l'Ami du roi, il s'était caché chez un avocat obscur et misérable qui lui avait donné asile. Barbaroux fut appelé auprès de lui. Barbaroux s'était livré à l'étude des sciences physiques, et avait connu autrefois Marat. Il ne put se dispenser de se rendre à sa demande, et crut, en l'écoutant, que sa tête était dérangée. Les Français, à entendre cet homme effrayant, n'étaient que de mesquins révolutionnaires. «Donnez-moi, disait-il, deux cents Napolitains, armés de poignards et portant à leur bras gauche un manchon en guise de bouclier; avec eux je parcourrai la France, et je ferai la révolution.» Il voulait, pour signaler les aristocrates, que l'assemblée leur ordonnât de porter un ruban blanc au bras, et qu'elle permît de les tuer, quand ils seraient trois réunis. Sous le nom d'aristocrates, il comprenait les royalistes, les feuillans, les girondins; et quand, par hasard, on lui parlait de la difficulté de les reconnaître, «il n'y avait pas, disait-il, à s'y tromper; il fallait tomber sur ceux qui avaient des voitures, des valets, des habits de soie, et qui sortaient des spectacles: c'étaient sûrement des aristocrates.»

Barbaroux sortit épouvanté. Marat, obsédé de son atroce système, s'inquiétait peu des moyens d'insurrection; il était d'ailleurs incapable de les préparer. Dans ses rêves meurtriers, il se complaisait dans l'idée de se retirer à Marseille. L'enthousiasme républicain de cette ville lui faisait espérer d'y être mieux compris et mieux accueilli. Il songea donc à s'y réfugier, et voulait que Barbaroux l'y envoyât sous sa recommandation; mais celui-ci ne voulait pas faire un pareil présent à sa ville natale, et il laissa là cet insensé dont il ne prévoyait pas alors l'apothéose.

Le systématique et sanguinaire Marat n'était donc pas le chef actif qui aurait pu réunir ces masses éparses et fermentant confusément. Robespierre en aurait été plus capable parce qu'il s'était fait aux Jacobins une clientèle d'auditeurs, ordinairement plus active qu'une clientèle de lecteurs; mais il n'avait pas non plus toutes les qualités nécessaires. Robespierre, médiocre avocat d'Arras, fut député par cette ville aux états-généraux. Là, il s'était lié avec Pétion et Buzot, et soutenait avec âpreté les opinions que ceux-ci défendaient avec une conviction profonde et calme. Il parut d'abord ridicule par la pesanteur de son débit et la pauvreté de son éloquence; mais son opiniâtreté lui attira quelque attention, surtout à l'époque de la révision. Lorsque après la scène du Champ-de-Mars, on répandit le bruit que le procès allait être fait aux signataires de la pétition des jacobins, sa terreur et sa jeunesse inspirèrent de l'intérêt à Buzot et à Roland; et on lui offrit un asile. Mais il se rassura bientôt; et l'assemblée s'étant séparée, il se retrancha chez les Jacobins, où il continua ses harangues dogmatiques et ampoulées. Élu accusateur public, il refusa ces nouvelles fonctions, et ne songea qu'à se donner la double réputation de patriote incorruptible et d'orateur éloquent.

Ses premiers amis, Pétion, Buzot, Brissot, Roland, le recevaient chez eux, et voyaient avec peine son orgueil souffrant qui se révélait dans ses regards et dans tous ses mouvemens. On s'intéressait à lui, et on regrettait que, songeant si fort à la chose publique, il songeât aussi tant à lui-même. Cependant il était trop peu important pour qu'on lui en voulût de son orgueil, et on lui pardonnait en faveur de sa médiocrité et de son zèle. On remarquait surtout que, silencieux dans toutes les réunions, et donnant rarement son avis, il était le premier le lendemain à produire à la tribune les idées qu'il avait recueillies chez les autres. On lui en fit l'observation, sans lui adresser de reproches; et bientôt il détesta cette réunion d'hommes supérieurs comme il avait détesté celle des constituans. Alors il se retira tout à fait aux Jacobins, où, comme on l'a vu, il différa d'avis avec Brissot et Louvet, sur la question de la guerre, et les appela, peut-être même les crut mauvais citoyens, parce qu'ils pensaient autrement que lui, et soutenaient leur avis avec éloquence. Était-il de bonne foi lorsqu'il soupçonnait sur-le-champ ceux qui l'avaient blessé, ou bien les calomniait-il sciemment? Ce sont là les mystères des âmes. Mais avec une raison étroite et commune, avec une extrême susceptibilité, il était très disposé à s'irriter, et difficile à éclairer; et il n'est pas impossible qu'une haine d'orgueil ne se changeât chez lui en une haine de principes, et qu'il crût méchans tous ceux qui l'avaient offensé.

Quoi qu'il en soit, dans le cercle inférieur où il s'était placé, il excita l'enthousiasme par son dogmatisme et par sa réputation d'incorruptibilité. Il fondait ainsi sa popularité sur les passions aveugles et les esprits médiocres. L'austérité, le dogmatisme froid, captivent les caractères ardens, souvent même les intelligences supérieures. Il y avait en effet des hommes disposés à prêter à Robespierre une véritable énergie, et des talens supérieurs aux siens. Camille Desmoulins l'appelait son Aristide, et le trouvait éloquent.

D'autres le jugeant sans talens, mais subjugués par son pédantisme, allaient répétant que c'était l'homme qu'il fallait mettre à la tête de la révolution, et que sans ce dictateur, elle ne pourrait marcher. Pour lui, permettant à ses partisans tous ces propos, il ne se montrait jamais dans les conciliabules des conjurés. Il se plaignit même d'être compromis, parce que l'un d'eux, habitant dans la même maison que lui, y avait réuni quelquefois le comité insurrectionnel. Il se tenait donc en arrière, laissant agir ses preneurs, Panis, Sergent, Osselin, et autres membres des sections et des conseils municipaux.

Marat, qui cherchait un dictateur, voulut s'assurer si Robespierre pouvait l'être. La personne négligée et cynique de Marat contrastait avec celle de Robespierre, qui était plein de réserve et de soins pour lui-même. Retiré dans un cabinet élégant, où son image était reproduite de toutes les manières, en peinture, en gravure, en sculpture, il s'y livrait à un travail opiniâtre, et relisait sans cesse Rousseau, pour y composer ses discours. Marat le vit, ne trouva en lui que de petites haines personnelles, point de grand système, point de cette audace sanguinaire qu'il puisait dans sa monstrueuse conviction, point de génie enfin; il sortit plein de mépris pour ce petit homme, le déclara incapable de sauver l'état, et se persuada d'autant plus qu'il possédait seul le grand système social.

Les partisans de Robespierre entourèrent Barbaroux, et voulurent le conduire chez lui, disant qu'il fallait un homme, et que Robespierre seul pouvait l'être. Ce langage déplut à Barbaroux, dont la fierté se pliait peu à l'idée de la dictature, et dont l'imagination ardente était déjà séduite par la vertu de Roland et les talens de ses amis. Il alla cependant chez Robespierre. Il fut question dans l'entretien, de Pétion, dont la popularité offusquait Robespierre, et qui, disait-on, était incapable de servir la révolution. Barbaroux répondit avec humeur aux reproches qu'on adressait à Pétion, et défendit vivement un caractère qu'il admirait. Robespierre parla de la révolution, et répéta, suivant son usage, qu'il en avait accéléré la marche. Il finit, comme tout le monde, par dire qu'il fallait un homme. Barbaroux répondit qu'il ne voulait ni dictateur ni roi. Fréron répliqua que Brissot voulait l'être. On se rejeta ainsi le reproche, et on ne s'entendit pas. Quand on se quitta, Panis, voulant corriger le mauvais effet de cette entrevue, dit à Barbaroux qu'il avait mal saisi la chose, qu'il ne s'agissait que d'une autorité momentanée, et que Robespierre était le seul homme auquel on pût la donner. Ce sont ces propos vagues, ces petites rivalités, qui persuadèrent faussement aux girondins que Robespierre voulait usurper. Une ardente jalousie fut prise en lui pour de l'ambition; mais c'était une de ces erreurs que le regard troublé des partis commet toujours. Robespierre, capable tout au plus de haïr le mérite, n'avait ni la force ni le génie de l'ambition, et ses partisans avaient pour lui des prétentions qu'il n'aurait pas osé concevoir lui-même.

Danton était plus capable qu'aucun autre d'être ce chef que toutes les imaginations désiraient, pour mettre de l'ensemble dans les mouvemens révolutionnaires. Il s'était jadis essayé au barreau, et n'y avait pas réussi. Pauvre et dévoré de passions, il s'était jeté dans les troubles politiques avec ardeur, et probablement avec des espérances. Il était ignorant, mais doué d'une intelligence supérieure et d'une imagination vaste. Ses formes athlétiques, ses traits écrasés et un peu africains, sa voix tonnante, ses images bizarres, mais grandes, captivaient l'auditoire des Cordeliers et des sections. Son visage exprimait tour à tour les passions brutales, la jovialité, et même la bienveillance. Danton ne haïssait et n'enviait personne, mais son audace était extraordinaire; et dans certains momens d'entraînement, il était capable d'exécuter tout ce que l'atroce intelligence de Marat était capable de concevoir.

Une révolution dont l'effet imprévu, mais inévitable, avait été de soulever les basses classes de la société contre les classes élevées, devait réveiller l'envie, faire naître des systèmes, et déchaîner des passions brutales. Robespierre fut l'envieux; Marat, le systématique; et Danton fut l'homme passionné, violent, mobile, et tour à tour cruel ou généreux. Si les deux premiers, obsédés, l'un par une envie dévorante, l'autre par de sinistres systèmes, durent avoir peu de ces besoins qui rendent les hommes accessibles à la corruption, Danton, au contraire, plein de passions, avide de jouir, ne dut être rien moins qu'incorruptible. Sous prétexte de lui rembourser une ancienne charge d'avocat au conseil, la cour lui donna des sommes assez considérables; mais elle réussit à le payer et non à le gagner. Il n'en continua pas moins à haranguer et à exciter contre elle la multitude des clubs. Quand on lui reprochait de ne pas exécuter son marché, il répondait que pour se conserver le moyen de servir la cour, il devait en apparence la traiter en ennemie.

Danton était donc le plus redoutable chef de ces bandes qu'on gagnait et conduisait par la parole. Mais audacieux, entraînant au moment décisif, il n'était pas propre à ces soins assidus qu'exige l'envie de dominer; et quoique très influent sur les conjurés, il ne les gouvernait pas encore. Il était capable seulement, dans un moment d'hésitation, de les ranimer et de les porter au but par une impulsion décisive.

Les divers membres du comité insurrectionnel n'avaient pas encore pu s'entendre. La cour, instruite de leurs moindres mouvemens, prenait de son côté quelques mesures pour se mettre à l'abri d'une attaque soudaine, et se donner le temps d'attendre en sûreté l'arrivée des puissances coalisées. Elle avait formé et établi près du château un club, appelé le club français, qui se composait d'ouvriers et de soldats de la garde nationale. Ils avaient tous leurs armes cachées dans le local même de leurs séances, et pouvaient, dans un cas pressant, courir au secours de la famille royale. Cette seule réunion coûtait à la liste civile 10,000 francs par jour. Un Marseillais, nommé Lieutaud, entretenait en outre une troupe qui occupait alternativement les tribunes, les places publiques, les cafés et les cabarets, pour y parler en faveur du roi, et pour résister aux continuelles émeutes des patriotes[10]. Partout, en effet, on se disputait, et presque toujours des paroles on en venait aux coups; mais malgré tous les efforts de la cour, ses partisans étaient clair-semés, et la partie de la garde nationale qui lui était dévouée, se trouvait réduite au plus grand découragement.

Un grand nombre de serviteurs fidèles, éloignés jusque là du trône, accouraient pour défendre le roi, et lui faire un rempart de leurs corps. Leurs réunions étaient fréquentes et nombreuses au château, et elles augmentaient la méfiance publique. On les appelait chevaliers du poignard, depuis la scène de février 1791. On avait donné des ordres pour réunir secrètement la garde constitutionnelle, qui, quoique licenciée, avait toujours reçu ses appointemens. Pendant ce temps, les conseils se croisaient autour du roi, et produisaient dans son âme faible et naturellement incertaine, les perplexités les plus douloureuses. Des amis sages, et entre autres Malesherbes[11], lui conseillaient d'abdiquer; d'autres, et c'était le plus grand nombre, voulaient qu'il prît la fuite; du reste, ils n'étaient d'accord ni sur les moyens, ni sur le lieu, ni sur le résultat de l'évasion. Pour mettre quelque ensemble dans ces divers plans, le roi voulut que Bertrand de Molleville s'entendît avec Duport le constituant. Le roi avait beaucoup de confiance en ce dernier, et il fut obligé de donner un ordre positif à Bertrand, qui prétendait ne vouloir entretenir aucune relation avec un constitutionnel tel que Duport. Dans ce comité se trouvaient encore Lally-Tolendal, Malouet, Clermont-Tonnerre, Gouvernet et autres, tous dévoués à Louis XVI, mais, hors ce point, différant assez d'opinion sur la part qu'il faudrait faire à la royauté, si on parvenait à la sauver. On y résolut la fuite du roi, et sa retraite au château de Gaillon, en Normandie. Le duc de Liancourt, ami de Louis XVI, et jouissant de toute sa confiance, commandait cette province; il répondait de ses troupes et des habitans de Rouen, qui s'étaient prononcés par une adresse énergique contre le 20 juin. Il offrait de recevoir la famille royale, et de la conduire à Gaillon, ou de la remettre à Lafayette, qui la transporterait au milieu de son armée. Il donnait en outre toute sa fortune pour seconder l'exécution de ce projet, et ne demandait à réserver à ses enfants que cent louis de rente. Ce plan convenait aux membres constitutionnels du comité, parce qu'au lieu de mettre le roi dans les mains de l'émigration, il le plaçait auprès du duc de Liancourt et de Lafayette. Par le même motif, il répugnait aux autres, et risquait de déplaire à la reine et au roi. Le château de Gaillon avait le grand avantage de n'être qu'à trente-six lieues de la mer, et d'offrir, par la Normandie, province bien disposée, une fuite facile en Angleterre. Il en avait encore un autre, c'était de n'être qu'à vingt lieues de Paris. Le roi pouvait donc s'y rendre sans manquer à la loi constitutionnelle, et c'était beaucoup pour lui, car il tenait singulièrement à ne pas se mettre en état de contravention ouverte.

M. de Narbonne et la fille de Necker, madame Staël, imaginèrent aussi un projet de fuite. L'émigration, de son côté, proposa le sien: c'était de transporter le roi à Compiègne, et de là sur les bords du Rhin par la forêt des Ardennes. Chacun veut conseiller un roi faible, parce que chacun aspire à lui donner une volonté qu'il n'a pas. Tant d'inspirations contraires ajoutaient à l'indécision naturelle de Louis XVI, et ce prince malheureux, assiégé de conseils, frappé de la raison des uns, entraîné parla passion des autres, tourmenté de craintes sur le sort de sa famille, agité par les scrupules de sa conscience, hésitait entre mille projets, et voyait arriver le flot populaire sans oser ni le braver, ni le fuir.

Les députés girondins, qui avaient si hardiment abordé la question de la déchéance, demeuraient cependant incertains à la veille d'une insurrection; quoique la cour fût presque désarmée, et que la toute-puissance se trouvât du côté du peuple, néanmoins l'approche des Prussiens, et la crainte qu'inspire toujours un ancien pouvoir, même après qu'il a été privé de ses forces, leur persuadèrent qu'il vaudrait encore mieux transiger avec la cour que de s'exposer aux chances d'une attaque. Dans le cas même où cette attaque serait heureuse, ils craignaient que l'arrivée très prochaine des étrangers ne détruisît tous les résultats d'une victoire sur le château, et ne fît succéder de terribles vengeances à un succès d'un moment. Cependant, malgré cette disposition à traiter, ils n'ouvrirent point de négociations à ce sujet, et n'osèrent pas prendre l'initiative; mais ils écoutèrent un nommé Boze, peintre du roi, et très lié avec Thierry, valet de chambre de Louis XVI. Le peintre Boze, effrayé des dangers de la chose publique, les engagea à écrire ce qu'ils croiraient propre, dans cette extrémité, à sauver le roi et la liberté. Ils firent donc une lettre qui fut signée par Guadet, Gensonné, Vergniaud, et qui commençait par ces mots: Vous nous demandez, monsieur, quelle est notre opinion sur la situation actuelle de la France… Ce début prouve assez que l'explication avait été provoquée. Il n'était plus temps pour le roi, disaient à Boze les trois députés, de se rien dissimuler, et il s'abuserait étrangement s'il ne voyait pas que sa conduite était la cause de l'agitation générale, et de cette violence des clubs dont il se plaignait sans cesse; de nouvelles protestations de sa part seraient inutiles et paraîtraient dérisoires; au point où se trouvaient les choses, il ne fallait pas moins que des démarches décisives pour rassurer le peuple: tout le monde, par exemple, croyait fermement qu'il était au pouvoir du roi d'écarter les armées étrangères; il fallait donc qu'il commençât par ordonner cet éloignement; il devait ensuite choisir un ministère patriote, congédier Lafayette qui, dans l'état des choses, ne pouvait plus servir utilement; rendre une loi pour l'éducation constitutionnelle du jeune dauphin, soumettre la liste civile à une comptabilité publique, et déclarer solennellement qu'il n'accepterait pour lui-même d'augmentation de pouvoir, que du consentement libre de la nation. A ces conditions, ajoutaient les Girondins, il était à espérer que l'irritation se calmerait, et qu'avec du temps et de la persévérance dans ce système, le roi recouvrerait la confiance qu'il avait aujourd'hui tout à fait perdue.

Certes, les Girondins se trouvaient alors bien près d'atteindre leur but, si véritablement ils avaient conspiré jusqu'à cet instant et depuis long-temps pour la réalisation d'une république; et l'on voudrait qu'ils se fussent arrêtés tout à coup au moment de réussir, pour faire donner le ministère à trois de leurs amis! Voilà ce qui ne peut être; et il devient évident que là république ne fut désirée qu'en désespoir de la monarchie, que jamais elle ne fut un véritable projet, et que même, à la veille de l'obtenir, ceux qu'on accuse de l'avoir longuement préparée, ne voulaient pas sacrifier la chose publique au triomphe de ce système, et consentaient à garder la monarchie constitutionnelle, pourvu qu'elle fût entourée d'assez de sécurité. Les Girondins, en demandant l'éloignement des troupes, prouvaient assez que le danger actuel seul les occupait; l'attention qu'ils donnaient à l'éducation du dauphin, prouve suffisamment encore que la monarchie n'était pas pour eux un avenir insupportable.

On a prétendu que Brissot, de son côté, avait fait des propositions pour empêcher la déchéance, et qu'il y avait mis la condition d'une somme très forte. Cette assertion est de Bertrand de Molleville, qui a toujours calomnié par deux raisons: méchanceté de coeur et fausseté d'esprit. Mais il n'en donne aucune preuve; et la pauvreté connue de Brissot, sa conviction exaltée, doivent répondre pour lui. Il ne serait pas impossible sans doute que la cour eût donné de l'argent à l'adresse de Brissot, mais cela ne prouverait pas que l'argent eût été ou demandé ou reçu par lui. Le fait déjà rapporté plus haut sur la corruption de Pétion, promise à la cour par des escrocs, ce fait et beaucoup d'autres du même genre montrent assez quelle confiance il faut ajouter à ces accusations de vénalité, si souvent et si facilement hasardées. D'ailleurs, quoi qu'il en puisse être de Brissot, les trois députés Gensonné, Guadet, Vergniaud, n'ont pas même été accusés, et ils furent les seuls signataires de la lettre remise à Boze.

Le coeur ulcéré du roi était moins capable que jamais d'écouter leurs sages avis. Thierry lui présenta la lettre, mais il la repoussa durement, et fit ses deux réponses accoutumées, que ce n'était pas lui, mais le ministère patriote, qui avait provoqué la guerre; et que, quant à la constitution, il l'observait fidèlement, tandis que les autres mettaient tous leurs soins à la détruire[12]. Ces raisons n'étaient pas très-justes; car, bien qu'il n'eût pas provoqué la guerre, ce n'en était pas moins un devoir pour lui de la bien soutenir; et, quant à sa fidélité scrupuleuse à la lettre de la loi, c'était peu que l'observation du texte; il fallait encore ne pas compromettre la chose même en appelant l'étranger.

Il faut sans doute attribuer à l'espérance qu'avaient les Girondins de voir leurs avis écoutés, les ménagemens qu'ils gardèrent lorsqu'on voulut soulever dans l'assemblée la question de la déchéance tous les jours agitée dans les clubs, dans les groupes et les pétitions. Chaque fois qu'ils venaient, au nom de la commission des douze, parler du danger de la patrie et des moyens d'y remédier: Remontez à la cause du danger, leur disait-on; à la cause, répétaient les tribunes. Vergniaud, Brissot et les Girondins répondaient que la commission avait les yeux sur la cause, et que lorsqu'il en serait temps on la dévoilerait; mais que pour le moment il fallait ne pas jeter encore un nouveau levain de discorde.

Mais il était décidé que tous les moyens et les projets de transaction échoueraient; et la catastrophe, prévue et redoutée, arriva bientôt, comme nous le verrons ci-après.

Notes:

[1] Voyez madame Campan, tome II, page 324, une lettre de M. de Lally au roi de Prusse, et tous les historiens. [2] Voyez madame Campan, tome II, page 230. [3] Décret du 2 juillet. [4] C'est une justice que rendait à Vergniaud le Journal de Paris, alors si connu par son opposition à la majorité de l'assemblée, et par les grands talens qui présidaient à sa rédaction, notamment le malheureux et immortel André Chénier. (Voyez la feuille du 4 juillet 1792.) [5] Il n'est pas nécessaire d'avertir que j'analyse ici, et que je ne donne pas textuellement le discours de Vergniaud. [6] Voyez la note 17 à la fin du volume. [7] Voyez la note 18 à la fin du volume. [8] Voyez la note 19 à la fin du volume. [9] Voyez la note 20 à la fin du volume. [10] Voyez Bertrand de Molleville, tomes VIII et IX. [11] Voyez Bertrand de Molleville. [12] Voyez la note à la fin du volume.

CHAPITRE V.

ARRIVÉE DES MARSEILLAIS A PARIS; DÎNER ET SCÈNES SANGLANTES AUX CHAMPS-ÉLYSÉES.—MANIFESTE DU DUC DE BRUNSWICK.—LES SECTIONS DE PARIS DEMANDENT LA DÉCHÉANCE DU ROI.—LE ROI REFUSE DE FUIR.—L'ASSEMBLÉE REJETTE LA PROPOSITION D'ACCUSER LAFAYETTE.—PRÉPARATIFS DE L'INSURRECTION; MOYENS DE DÉFENSE DU CHATEAU.—INSURRECTION DU 10 AOUT; LES FAUBOURGS S'EMPARENT DES TUILERIES APRÈS UN COMBAT SANGLANT; LE ROI SE RETIRE A L'ASSEMBLÉE; SUSPENSION DU POUVOIR ROYAL; CONVOCATION D'UNE CONVENTION NATIONALE.

A la suite d'une fête donnée aux fédérés, le comité insurrectionnel décida qu'on partirait le matin, 26 juillet, sur trois colonnes, pour se rendre au château, et qu'on marcherait avec le drapeau rouge, et avec cette inscription: Ceux qui tireront sur les colonnes du peuple seront mis à mort sur-le-champ. Le résultat devait être de constituer le roi prisonnier, et de l'enfermer à Vincennes. On avait engagé la garde nationale de Versailles à seconder ce mouvement; mais on l'avait avertie si tard, et on était si peu d'accord avec elle, que ses officiers vinrent à la mairie de Paris, le matin même, pour savoir ce qu'il fallait faire. Le secret d'ailleurs fut si mal gardé, que la cour était déjà avertie, toute la famille royale debout, et le château plein de monde. Pétion, voyant que les mesures avaient été mal prises, craignant quelque trahison, et considérant surtout que les Marseillais n'étaient point encore arrivés, se rendit en toute hâte au faubourg, pour arrêter un mouvement qui devait perdre le parti populaire, s'il ne réussissait pas.

Le tumulte était affreux dans les faubourgs; on y avait sonné le tocsin toute la nuit. Pour exciter le peuple, on avait répandu le bruit qu'il existait au château un amas d'armes qu'il fallait aller chercher. Pétion parvint avec beaucoup de peine à ramener l'ordre; le garde-des-sceaux Champion de Cicé, qui s'y était rendu de son côté, y reçut des coups de sabre; enfin le peuple consentit à se retirer, et l'insurrection fut ajournée.

Les querelles, les contestations de détail par lesquelles on prélude d'ordinaire à une rupture définitive, continuèrent sans interruption. Le roi avait fait fermer le jardin des Tuileries depuis le 20 juin. La terrasse des Feuillans, aboutissant à l'assemblée, était seule ouverte, et des sentinelles avaient la consigne de ne laisser passer personne de cette terrasse dans le jardin. Despréménil y fut rencontré s'entretenant vivement avec un député. Il fut hué, poursuivi dans le jardin, et porté jusqu'au Palais-Royal, où il reçut plusieurs blessures. Les consignes qui empêchaient de pénétrer dans le jardin ayant été violées, il fut question d'y suppléer par un décret. Cependant le décret ne fut pas rendu; on proposa seulement d'y mettre un écriteau portant ces mots: Défense dépasser sur le territoire étranger. L'écriteau fut placé, il suffit pour empêcher le peuple d'y mettre les pieds, quoique le roi eût fait lever les consignes. Ainsi les procédés n'étaient déjà plus ménagés. Une lettre de Nancy, par exemple, annonçait plusieurs traits civiques qui avaient eu lieu dans cette ville; sur-le-champ l'assemblée en envoya copie au roi.

Enfin, le 30, les Marseillais arrivèrent. Ils étaient cinq cents, et comptaient dans leurs rangs tout ce que le Midi renfermait de plus exalté, et tout ce que le commerce amenait de plus turbulent dans le port de Marseille. Barbaroux se rendit au-devant d'eux à Charenton. A cette occasion, un nouveau projet fut concerté avec Santerre. Sous prétexte d'aller au-devant des Marseillais, on voulait réunir les faubourgs, se rendre ensuite en bon ordre au Carrousel, et y camper sans tumulte, jusqu'à ce que l'assemblée eût suspendu le roi, ou qu'il eût volontairement abdiqué. Ce projet plaisait aux philanthropes du parti, qui auraient voulu terminer cette révolution sans effusion de sang. Cependant il manqua, parce que Santerre ne réussit pas à réunir le faubourg, et ne put amener qu'un petit nombre d'hommes au-devant des Marseillais. Santerre leur offrit tout de suite un repas qui fut servi aux Champs-Elysées. Le même jour, et au même moment, une réunion de gardes nationaux du bataillon des Filles-Saint-Thomas, et d'autres individus, écrivains ou militaires, tous dévoués à la cour, faisaient un repas auprès du lieu où étaient fêtés les Marseillais. Certainement ce repas n'avait pu être préparé à dessein pour troubler celui des Marseillais, puisque l'offre faite à ces derniers avait été inopinée, car au lieu d'un festin on avait médité une insurrection. Cependant il était impossible que des voisins si opposés d'opinion achevassent paisiblement leur repas. La populace insulta les royalistes, qui voulurent se défendre; les patriotes, appelés au secours de la populace, accoururent avec ardeur, et le combat s'engagea. Il ne fut pas long; les Marseillais, fondant sur leurs adversaires, les mirent en fuite, en tuèrent un et en blessèrent plusieurs. Dans un moment, le trouble se répandit dans Paris. Les fédérés parcouraient les rues, et arrachaient les cocardes de ruban, prétendant qu'il les fallait en laine.

Quelques-uns des fugitifs arrivèrent tout sanglans aux Tuileries, où ils furent accueillis avec empressement, et traités avec des soins bien naturels, puisqu'on voyait en eux des amis victimes de leur dévouement. Les gardes nationaux qui étaient de service au château rapportèrent ces détails, y ajoutèrent peut-être, et ce fut l'occasion de nouveaux bruits, de nouvelles haines contre la famille royale et les dames de la cour, qui avaient, disait-on, essuyé avec leurs mouchoirs la sueur et le sang des blessés. On en conclut même que la scène avait été préparée, et ce fut le motif d'une nouvelle accusation contre les Tuileries.

La garde nationale de Paris demanda aussitôt l'éloignement des Marseillais; mais elle fut huée par les tribunes, et sa pétition n'obtint aucun succès.

C'est au milieu de ces circonstances que fut répandu un écrit attribué au prince de Brunswick, et bientôt reconnu authentique. Nous avons déjà parlé de la mission de Mallet-du-Pan. Il avait donné au nom du roi l'idée et le modèle d'un manifeste; mais cette idée fut bientôt dénaturée. Un autre manifeste, inspiré par les passions de Coblentz, et revêtu du nom de Brunswick, fut publié au-devant de l'armée prussienne. Cette pièce était conçue en ces termes:

«Leurs majestés l'empereur et le roi de Prusse m'ayant confié le commandement des armées combinées qu'ils ont fait rassembler sur les frontières de France, j'ai voulu annoncer aux habitans de ce royaume les motifs qui ont déterminé les mesures des deux souverains, et les intentions qui les guident.

«Après avoir supprimé arbitrairement les droits et possessions des princes allemands en Alsace et en Lorraine, troublé et renversé, dans l'intérieur, le bon ordre et le gouvernement légitime; exercé contre la personne sacrée du roi et contre son auguste famille des attentats et des violences qui sont encore perpétués et renouvelés de jour en jour, ceux qui ont usurpé les rênes de l'administration ont enfin comblé la mesure en faisant déclarer une guerre injuste à sa majesté l'empereur, et en attaquant ses provinces situées en Pays-Bas; quelques-unes des possessions de l'empire germanique ont été enveloppées dans cette oppression, et plusieurs autres n'ont échappé au même danger qu'en cédant aux menaces impérieuses du parti dominant et de ses émissaires.

«Sa majesté le roi de Prusse, uni avec sa majesté impériale par les liens d'une alliance étroite et défensive, et membre prépondérant lui-même du corps germanique, n'a donc pu se dispenser de marcher au secours de son allié et de ses co-états; et c'est sous ce double rapport qu'il prend la défense de ce monarque et de l'Allemagne.

«A ces grands intérêts se joint encore un but également important, et qui tient à coeur aux deux souverains, c'est de faire cesser l'anarchie dans l'intérieur de la France, d'arrêter les attaques portées au trône et à l'autel, de rétablir le pouvoir légal, de rendre au roi la sûreté et la liberté dont il est privé, et de le mettre en état d'exercer l'autorité légitime qui lui est due.

«Convaincus que la partie saine de la nation française abhorre les excès d'une faction qui la subjugue, et que le plus grand nombre des habitans attend avec impatience le moment du secours pour se déclarer ouvertement contre les entreprises odieuses de leurs oppresseurs, sa majesté l'empereur et sa majesté le roi de Prusse les appellent et les invitent à retourner sans délai aux voies de la raison et de la justice, de l'ordre et de la paix. C'est dans ces vues que moi, soussigné, général commandant en chef les deux armées, déclare:

«1. Qu'entraînées dans la guerre présente par des circonstances irrésistibles, les deux cours alliées ne se proposent d'autre but que le bonheur de la France sans prétendre s'enrichir par des conquêtes;

«2. Qu'elles n'entendent point s'immiscer dans le gouvernement intérieur de la France, mais qu'elles veulent uniquement délivrer le roi, la reine et la famille royale de leur captivité, et procurer à sa majesté très-chrétienne la sûreté nécessaire pour qu'elle puisse faire sans danger, sans obstacle, les convocations qu'elle jugera à propos, et travailler à assurer le bonheur de ses sujets, suivant ses promesses et autant qu'il dépendra d'elle;

«3. Que les armées combinées protégeront les villes, bourgs et villages, et les personnes et les biens de tous ceux qui se soumettront au roi, et qu'elles concourront au rétablissement instantané de l'ordre et de la police dans toute la France;

«4. Que les gardes nationales sont sommées de veiller provisoirement à la tranquillité des villes et des campagnes, à la sûreté des personnes et des biens de tous les Français jusqu'à l'arrivée des troupes de leurs majestés impériale et royale, ou jusqu'à ce qu'il en soit autrement ordonné, sous peine d'en être personnellement responsables; qu'au contraire, ceux des gardes nationaux qui auront combattu contre les troupes des deux cours alliées, et qui seront pris les armes à la main, seront traités en ennemis, et punis comme rebelles à leur roi et comme perturbateurs du repos public.

«5. Que les généraux, officiers, bas-officiers et soldats des troupes de ligne françaises sont également sommés de revenir à leur ancienne fidélité, et de se soumettre sur-le-champ au roi, leur légitime souverain;

«6. Que les membres des départemens, des districts et des municipalités, seront également responsables, sur leurs têtes et sur leurs biens, de tous les délits, incendies, assassinats, pillages et voies de fait qu'ils laisseront commettre ou qu'ils ne se seront pas notoirement efforcés d'empêcher dans leur territoire; qu'ils seront également tenus de continuer provisoirement leurs fonctions jusqu'à ce que sa majesté très-chrétienne, remise en pleine liberté, y ait pourvu ultérieurement, ou qu'il en ait été autrement ordonné en son nom dans l'intervalle;

«7. Que les habitans des villes, bourgs et villages, qui oseraient se défendre contre les troupes de leurs majestés impériale et royale, et tirer sur elles, soit en rase campagne, soit par les fenêtres, portes et ouvertures de leurs maisons, seront punis sur-le-champ suivant la rigueur du droit de la guerre, et leurs maisons démolies ou brûlées. Tous les habitans, au contraire, desdites villes, bourgs et villages, qui s'empresseront de se soumettre à leur roi, en ouvrant leurs portes aux troupes de leurs majestés, seront à l'instant sous leur sauvegarde immédiate; leurs personnes, leurs biens, leurs effets, seront sous la protection des lois; et il sera pourvu à la sûreté générale de tous et de chacun d'eux;

«8. La ville de Paris et tous ses habitans, sans distinction, seront tenus de se soumettre sur-le-champ et sans délai au roi, de mettre ce prince en pleine et entière liberté, et de lui assurer, ainsi qu'à toutes les personnes royales, l'inviolabilité et le respect auxquels le droit de la nature et des gens oblige les sujets envers les souverains, leurs majestés impériale et royale rendant personnellement responsables de tous les évènemens, sur leur tête, pour être jugés militairement, sans espoir de pardon, tous les membres de l'assemblée nationale, du département, du district, de la municipalité et de la garde nationale de Paris, les juges de paix et tous autres qu'il appartiendra; déclarant en outre, leurs dites majestés, sur leur foi et parole d'empereur et roi, que si le château des Tuileries est forcé ou insulté, que s'il est fait la moindre violence, le moindre outrage à leurs majestés le roi, la reine et la famille royale, s'il n'est pas pourvu immédiatement à leur sûreté, à leur conservation et à leur liberté, elles en tireront une vengeance exemplaire et à jamais mémorable, en livrant la ville de Paris à une exécution militaire et à une subversion totale, et les révoltés coupables d'attentats, aux supplices qu'ils auront mérités. Leurs majestés impériale et royale promettent, au contraire, aux habitans de la ville de Paris d'employer leurs bons offices auprès de sa majesté très-chrétienne pour obtenir le pardon de leurs torts et de leurs erreurs, et de prendre les mesures les plus vigoureuses pour assurer leurs personnes et leurs biens, s'ils obéissent promptement et exactement à l'injonction ci-dessus.

«Enfin leurs majestés, ne pouvant reconnaître pour lois en France que celles qui émaneront du roi jouissant d'une liberté parfaite, protestent d'avance contre l'authenticité de toutes les déclarations qui pourraient être faites au nom de sa majesté très-chrétienne, tant que sa personne sacrée, celle de la reine et de toute la famille royale ne seront pas réellement en sûreté: à l'effet de quoi leurs majestés impériale et royale invitent et sollicitent sa majesté très-chrétienne de désigner la ville de son royaume la plus voisine de ses frontières dans laquelle elle jugera à propos de se retirer avec la reine et sa famille, sous une bonne et sûre escorte qui lui sera envoyée pour cet effet, afin que sa majesté très-chrétienne puisse en toute sûreté appeler auprès d'elle les ministres et les conseillers qu'il lui plaira de désigner, faire telles convocations qui lui paraîtront convenables, pourvoir au rétablissement du bon ordre, et régler l'administration de son royaume.

«Enfin je déclare et m'engage encore, en mon propre et privé nom, et en ma qualité susdite, de faire observer partout aux troupes confiées à mon commandement une bonne et exacte discipline, promettant de traiter avec douceur et modération les sujets bien intentionnés qui se montreront paisibles et soumis, et de n'employer la force qu'envers ceux qui se rendront coupables ou de résistance ou de mauvaise volonté.

«C'est par ces raisons que je requiers et exhorte tous les habitans du royaume, de la manière la plus forte et la plus instante, de ne pas s'opposer à la marche et aux opérations des troupes que je commande, mais de leur accorder plutôt partout une libre entrée et toute bonne volonté, aide et assistance que les circonstances pourront exiger.

«Donné au quartier-général de Coblentz, le 25 juillet 1792.

«Signé CHARLES-GUILLAUME-FERDINAND, duc de Brunswick-Lunebourg

Ce qui parut surtout étonnant dans cette déclaration, c'est que, datée du 25 de Coblentz, elle se trouva le 28 à Paris, et fut imprimée dans tous les journaux royalistes. Elle produisit un effet extraordinaire. Cet effet fut celui des passions sur les passions. On se promit de toutes parts de résister à un ennemi dont le langage était si hautain et les menaces si terribles. Dans l'état des esprits, il était naturel que le roi et la cour fussent accusés de cette nouvelle faute. Louis XVI s'empressa de désavouer le manifeste par un message, et il le pouvait sans doute de très-bonne foi, puisque cette pièce était si différente du modèle qu'il avait proposé; mais il devait déjà voir par cet exemple combien sa volonté serait outre-passée par son parti, si ce parti était jamais vainqueur. Ni son désaveu, ni les expressions dont il l'accompagna, ne purent ramener l'assemblée. En parlant de ce peuple dont le bonheur lui avait toujours été cher, il ajoutait: «Que de chagrins pourraient être effacés par la plus légère marque de son retour!»

Ces paroles touchantes n'excitèrent plus l'enthousiasme qu'elles avaient le don de produire autrefois; on n'y vit qu'une perfidie de langage, et beaucoup de députés appuyèrent l'impression pour rendre public, dirent-ils, le contraste qui existait entre les paroles et la conduite du roi. Dès ce moment, l'agitation ne cessa pas de croître, et les circonstances de s'aggraver. On eut connaissance d'un arrêté par lequel le département des Bouches-du-Rhône retenait les impôts pour payer les troupes qu'il avait envoyées contre les Savoisiens, et accusait d'insuffisance les mesures prises par l'assemblée. C'était un acte dû aux inspirations de Barbaroux. L'arrêté fut cassé par l'assemblée, sans que l'exécution en pût être empêchée. On répandit en même temps que les Sardes, qui s'avançaient, étaient au nombre de cinquante mille. Il fallut que le ministre des relations extérieures vînt assurer lui-même à l'assemblée que les rassemblemens n'étaient tout au plus que de onze à douze mille hommes. A ce bruit en succéda un autre: on prétendit que le petit nombre des fédérés actuellement rendus à Soissons, avaient été empoisonnés avec du verre mêlé dans leur pain. On assurait même qu'il y avait déjà cent soixante morts et huit cents malades. On alla aux informations, et on apprit que les farines se trouvant dans une église, des vitres avaient été cassées, et que quelques morceaux de verre s'étaient trouvés dans le pain. Il n'y avait cependant ni morts, ni malades.

Le 25 juillet, un décret avait rendu toutes les sections de Paris permanentes. Elles s'étaient réunies, et avaient chargé Pétion de proposer en leur nom la déchéance de Louis XVI. Le 3 août au matin, le maire de Paris, enhardi par ce voeu, se présenta à l'assemblée pour faire une pétition au nom des quarante-huit sections de Paris. Il exposa la conduite de Louis XVI depuis l'ouverture de la révolution; il retraça, dans le langage du temps, les bienfaits de la nation envers le roi, et l'ingratitude du monarque. Il dépeignit les dangers dont toutes les imaginations étaient frappées, l'arrivée de l'étranger, la nullité des moyens de défense, la révolte d'un général contre l'assemblée, l'opposition d'une foule de directoires de département, et les menaces terribles et absurdes faites au nom de Brunswick; en conséquence il conclut à la déchéance du roi, et demanda à l'assemblée de mettre cette importante question à l'ordre du jour.

Cette grande proposition, qui n'avait encore été faite que par des clubs, des fédérés, des communes, venait d'acquérir un autre caractère en étant présentée au nom de Paris et par son maire. Elle fut accueillie plutôt avec étonnement qu'avec faveur dans la séance du matin. Mais le soir la discussion s'ouvrit, et l'ardeur d'une partie de l'assemblée se déploya sans retenue. Les uns voulaient qu'on discutât la question sur-le-champ, les autres qu'on l'ajournât. On finit par la remettre au jeudi 9 août, et on continua à recevoir et à lire des pétitions exprimant, avec plus d'énergie encore que celle du maire, le même voeu et les mêmes sentimens.

La section de Mauconseil, allant plus loin que les autres, ne se borna pas à demander la déchéance, mais la prononça de sa pleine autorité. Elle déclara qu'elle ne reconnaissait plus Louis XVI pour roi des Français, et qu'elle irait bientôt demander au corps législatif s'il voulait enfin sauver la France; de plus, elle invita toutes les sections de l'empire (qu'elle n'appelait déjà plus le royaume) à imiter son exemple.

Comme on l'a déjà vu, l'assemblée ne suivait pas le mouvement insurrectionnel aussi vite que les autorités inférieures, parce que, chargée de veiller sur les lois, elle était obligée de les respecter davantage. Elle se trouvait ainsi fréquemment devancée par les corps populaires, et voyait le pouvoir s'échapper de ses mains. Elle cassa donc l'arrêté de la section de Mauconseil; Vergniaud et Cambon employèrent les expressions les plus sévères contre cet acte, qu'ils appelèrent une usurpation de la souveraineté du peuple. Il paraît cependant que, dans cet acte, ils condamnaient moins la violation des principes que la précipitation des pétitionnaires, et surtout l'inconvenance de leur langage à l'égard de l'assemblée nationale.

Le terme de toutes les incertitudes approchait; le même jour on se réunissait en même temps dans le comité insurrectionnel des fédérés, et chez les amis du roi, qui préparaient sa fuite. Le comité remit l'insurrection au jour où l'on discuterait la déchéance, c'est-à-dire au 9 août au soir, pour le 10 au matin. De leur côté, les amis du roi délibéraient sur sa fuite, dans le jardin de M. de Montmorin. MM. de Liancourt et de Lafayette y renouvelaient leurs offres. Tout était disposé pour le départ. Cependant on manquait d'argent; Bertrand de Molleville avait inutilement épuisé la liste civile pour payer des clubs royalistes, des orateurs de tribunes, des orateurs de groupes, de prétendus séducteurs qui ne séduisaient personne, et gardaient pour eux les fonds de la cour. On suppléa au défaut d'argent par des prêts que des sujets généreux s'empressèrent de faire au roi. Les offres de M. de Liancourt ont déjà été rapportées; il donna tout l'or qu'il avait pu se procurer. D'autres personnes fournirent celui qu'elles possédaient. Des amis dévoués se préparèrent à suivre la voiture qui transporterait la famille royale, et, s'il le fallait, à périr à ses côtés. Tout étant disposé, les conseillers réunis chez Montmorin résolurent le départ, après un conciliabule qui dura toute une soirée. Le roi, qui le vit immédiatement après, donna son consentement à cette résolution, et ordonna qu'on s'entendît avec MM. de Montciel et de Sainte-Croix. Quelles que fussent les opinions des hommes qui s'étaient réunis pour cette entreprise, c'était une grande joie pour eux de croire un moment à la prochaine délivrance du monarque[1].

Mais le lendemain tout était changé; le roi fit répondre qu'il ne partirait point, parce qu'il ne voulait pas commencer la guerre civile. Tous ceux qui, avec des sentimens très-différens, s'intéressaient également à lui, furent consternés. Ils apprirent que le motif réel n'était pas celui qu'avait donné le roi. Le véritable était d'abord l'arrivée de Brunswick, annoncée comme très-prochaine; ensuite l'ajournement de l'insurrection, et surtout le refus de la reine de se confier aux constitutionnels» Elle avait énergiquement exprimé sa répugnance, en disant qu'il valait mieux périr que de se mettre dans les mains de gens qui leur avaient fait tant de mal[2].

Ainsi, tous les efforts des constitutionnels et tous les dangers furent inutiles. Lafayette s'était gravement compromis. On savait qu'il avait décidé Luckner à marcher au besoin sur la capitale. Celui-ci, appelé auprès de l'assemblée, avait tout avoué au comité extraordinaire des douze. Le vieux Luckner était faible et mobile. Quand des mains d'un parti il passait dans celles d'un autre, il se laissait arracher l'aveu de tout ce qu'il avait entendu ou dit la veille, s'excusait ensuite de ses aveux en disant qu'il ne savait pas la langue française, pleurait et se plaignait de n'être entouré que de factieux. Guadet eut l'adresse de lui faire confesser les propositions de Lafayette; et Bureau de Puzy, accusé d'en avoir été l'intermédiaire, fut mandé à la barre. C'était un des amis et des officiers de Lafayette; il nia tout avec assurance, et avec un ton qui persuada que les négociations de son général lui étaient inconnues. La question de savoir si on mettrait Lafayette en accusation fut encore ajournée.

On approchait du jour fixé pour la discussion de la déchéance; le plan de l'insurrection était arrêté et connu. Les Marseillais, quittant leur caserne trop éloignée, s'étaient transportés à la section des Cordeliers, où se tenait le club du même nom. Ils se trouvaient ainsi au centre de Paris, et très près du lieu de l'action. Deux officiers municipaux avaient été assez hardis pour faire distribuer des cartouches aux conjurés; tout enfin était préparé pour le 10.

Le 8 on délibéra sur le sort de Lafayette. Une forte majorité le mit hors d'accusation. Quelques députés, irrités de l'acquittement, demandent l'appel nominal; et, à cette seconde épreuve, quatre cent quarante-six voix ont le courage de se prononcer pour le général, contre deux cent vingt-quatre. Le peuple, soulevé à cette nouvelle, se réunit à la porte de la salle, insulte les députés qui sortent, et maltraite particulièrement ceux qui étaient connus pour appartenir au côté droit de l'assemblée, tels que Vaublanc, Girardin, Dumas, etc. De tous côtés on s'indigne contre la représentation nationale, et on répète à haute voix qu'il n'y a plus de salut avec une assemblée qui vient d'absoudre le traître Lafayette.

Le lendemain, 9 août, une agitation extraordinaire règne parmi les députés. Ceux qui avaient été insultés la veille se plaignent en personne ou par lettres. Lorsqu'on rapporte que M. Beaucaron allait être livré à la corde, un rire barbare éclate dans les tribunes. Quand on ajoute que M. de Girardin a été frappé, ceux même qui le savaient le mieux lui demandent avec ironie où et comment. «Eh! ne sait-on pas, reprend noblement M. de Girardin, que les lâches ne frappent jamais que par derrière!» Enfin, un membre réclame l'ordre du jour. Cependant l'assemblée décide que le procureur-syndic de la commune, Roederer, sera mandé à la barre pour être chargé de garantir, sous sa responsabilité personnelle, la sûreté et l'inviolabilité des membres de l'assemblée.

On propose d'interpeller le maire de Paris et de l'obliger à déclarer, par oui ou par non, s'il peut assurer la tranquillité publique. Guadet réplique à cette proposition par celle d'interpeller aussi le roi, et de l'obliger à son tour à déclarer, par oui ou par non, s'il peut répondre de la sûreté et de l'inviolabilité du territoire.

Cependant, au milieu de ces propositions contraires, il était facile d'apercevoir que l'assemblée redoutait le moment décisif, et que les girondins eux-mêmes auraient mieux aimé obtenir la déchéance par une délibération, que de recourir à une attaque douteuse et meurtrière. Roederer arrive sur ces entrefaites, et annonce qu'une section a décidé de sonner le tocsin, et de marcher sur l'assemblée et sur les Tuileries, si la déchéance n'est pas prononcée. Pétion entre à son tour; il ne s'explique pas d'une manière positive, mais il avoue des projets sinistres; il énumère les précautions prises pour prévenir les mouvemens dont on est menacé, et promet de se concerter avec le département pour adopter ses mesures, si elles lui paraissaient meilleures que celles de la municipalité.

Pétion, ainsi que tous ses amis girondins, préférait la déchéance prononcée par l'assemblée à un combat incertain contre le château. La majorité pour la déchéance étant presque assurée, il aurait voulu arrêter les projets du comité insurrectionnel. Il se présenta donc au comité de surveillance des Jacobins, et engagea Chabot à suspendre l'insurrection, en lui disant que les girondins avaient résolu la déchéance, et la convocation immédiate d'une convention nationale; qu'ils étaient sûrs de la majorité, et qu'il ne fallait pas s'exposer à une attaque dont le résultat serait douteux. Chabot répondit qu'il n'y avait rien à espérer d'une assemblée qui avait absous le scélérat Lafayette; que lui, Pétion, se laissait abuser par ses amis; que le peuple avait enfin pris la résolution de se sauver lui-même, et que le tocsin sonnerait le soir même dans les faubourgs.

«Vous aurez donc toujours mauvaise tête? reprit Pétion. Malheur à nous, si on s'insurge! Je connais votre influence, mais j'ai aussi la mienne, et je l'emploierai contre vous.—Vous serez arrêté, répliqua Chabot, et on vous empêchera d'agir.»

Les esprits étaient en effet trop excités pour que les craintes de Pétion pussent être comprises, et que son influence pût s'exercer. Une agitation générale régnait dans Paris; le tambour battait le rappel dans tous les quartiers; les bataillons de la garde nationale se réunissaient et se rendaient à leurs postes, avec des dispositions très diverses. Les sections se remplissaient, non pas du plus grand nombre de citoyens, mais des plus ardens. Le comité insurrectionnel s'était formé sur trois points. Fournier et quelques autres étaient au faubourg Saint-Mareau; Sainterre et Westermann occupaient le faubourg Saint-Antoine; Danton, enfin, Camille Desmoulins, Carra, étaient aux Cordeliers avec le bataillon de Marseille. Barbaroux, après avoir placé des éclaireurs à l'assemblée et au château, avait disposé des courriers prêts à prendre la route du midi. Il s'était pourvu en outre d'une dose de poison, tant on était incertain du succès, et il attendait aux Cordeliers le résultat de l'insurrection. On ne sait où était Robespierre; Danton avait caché Marat dans une cave de la section, et s'était ensuite emparé de la tribune des Cordeliers. Chacun hésitait, comme à la veille d'une grande résolution; mais Danton, proportionnant l'audace à la gravité de l'événement, faisait retentir sa voix tonnante; il énumérait ce qu'il appelait les crimes de la cour; il rappelait la haine de celle-ci pour la constitution, ses paroles trompeuses, ses promesses hypocrites, toujours démenties par sa conduite, et enfin ses machinations évidentes pour amener l'étranger. «Le peuple, disait-il, ne peut plus recourir qu'à lui-même, car la constitution est insuffisante, et l'assemblée a absous Lafayette; il ne reste donc plus que vous pour vous sauver vous-mêmes. Hâtez-vous donc, car cette nuit même, des satellites cachés dans le château doivent faire une sortie sur le peuple, et l'égorger avant de quitter Paris pour rejoindre Coblentz. Sauvez-vous donc; aux armes! aux armes!»

Dans ce moment, un coup de fusil est tiré dans la cour du Commerce; le cri aux armes devient bientôt général, et l'insurrection est proclamée. Il était alors onze heures et demie. Les Marseillais se forment à la porte des Cordeliers, s'emparent des canons, et se grossissent d'une foule nombreuse qui se range à leurs côtés. Camille Desmoulins et d'autres se précipitent pour aller faire sonner le tocsin; mais ils ne trouvent pas la même ardeur dans les différentes sections. Ils s'efforcent de réveiller leur zèle; bientôt elles se réunissent et nomment des commissaires, qui doivent aller à l'Hôtel-de-Ville déplacer l'ancienne municipalité, et s'emparer de tous les pouvoirs. Enfin on court aux cloches, on s'en empare de vive force, et le tocsin commence à sonner. Ce bruit lugubre retentit dans l'immense étendue de la capitale; il se propage de rues en rues et d'édifices en édifices; il appelle les députés, les magistrats, les citoyens, à leurs postes; il arrive enfin au château, et vient y annoncer que la nuit fatale approche; nuit terrible, nuit d'agitation et de sang, qui devait être pour le monarque la dernière passée dans le palais de ses pères!

Des émissaires de la cour venaient de lui apprendre qu'on touchait au moment de la catastrophe; ils avaient rapporté le mot du président des Cordeliers, qui avait dit à ses gens qu'il ne s'agissait plus, comme au 20 juin, d'une simple promenade civique; c'est-à-dire que si le 20 juin avait été la menace, le 10 août devait être le coup décisif. On n'en doutait plus en effet. Le roi, la reine, leurs deux enfans, leur soeur madame Élisabeth, ne s'étaient pas couchés, et après le souper avaient passé dans la salle du conseil, où se trouvaient tous les ministres et un grand nombre d'officiers supérieurs. On y délibérait, dans le trouble, sur les moyens de sauver la famille royale. Les moyens de résistance étaient faibles, ayant été presque anéantis, soit par les décrets de l'assemblée, soit par les fausses mesures de la cour elle-même.

La garde constitutionnelle, dissoute par un décret de l'assemblée, n'avait pas été remplacée par le roi, qui avait mieux aimé lui continuer ses appointemens que d'en former une nouvelle: c'étaient dix-huit cents hommes de moins au château.

Les régimens dont les dispositions avaient paru favorables au roi, pendant la dernière fédération, avaient été éloignés de Paris, par le moyen accoutumé des décrets.

Les Suisses n'avaient pu être éloignés, grâce à leurs capitulations; mais on les avait privés de leur artillerie; et la cour, lorsqu'elle fut un moment décidée à fuir dans la Normandie, y avait envoyé l'un de ces fidèles bataillons, sous le prétexte de veiller à l'arrivage des grains. Ce bataillon n'avait pas encore été rappelé. Quelques Suisses seulement, casernés à Courbevoie, étaient rentrés par l'autorisation de Pétion, et tous ensemble ne s'élevaient pas à plus de huit ou neuf cents hommes.

La gendarmerie venait d'être composée des anciens soldats des gardes-françaises, auteurs du 14 juillet.

Enfin la garde nationale n'avait ni les mêmes chefs, ni la même organisation, ni le même dévouement qu'au 6 octobre 1789. L'état-major, ainsi qu'on l'a vu, en avait été reconstitué. Une foule de citoyens s'étaient dégoûtés du service, et ceux qui n'avaient pas déserté leur poste étaient intimidés par la fureur de la populace. La garde nationale se trouvait donc, comme tous les corps de l'état, composée d'une nouvelle génération révolutionnaire. Elle se partageait, comme la France entière, en constitutionnels et républicains. Tout le bataillon des Filles-Saint-Thomas, et une partie de celui des Petits-Pères, étaient dévoués au roi; les autres étaient indifférens ou ennemis. Les canonniers surtout, qui composaient la principale force, étaient républicains décidés. Les fatigues qu'imposait l'arme de ces derniers en avaient éloigné la riche bourgeoisie; des serruriers, des forgerons se trouvaient ainsi maîtres des canons, et ils partageaient les sentimens du peuple, puisqu'ils en faisaient partie.

Ainsi il restait au roi huit ou neuf cents Suisses, et un peu plus d'un bataillon de la garde nationale.

On se souvient que, depuis la retraite de Lafayette, le commandement de la garde nationale passait alternativement, aux six chefs de légion. Il était échu ce jour-là au commandant Mandat, ancien militaire, mal vu à la cour à cause de ses opinions constitutionnelles, mais lui inspirant une entière confiance, par sa fermeté, ses lumières et son attachement à ses devoirs. Mandat, général en chef pendant cette nuit fatale, avait fait à la hâte les seules dispositions possibles.

Déjà le plancher de la grande galerie qui joint le Louvre au Tuileries avait été coupé dans une certaine étendue, pour interdire le passage aux assaillans. Mandat ne songea donc pas à protéger cette aile du palais, et porta tous ses soins du côté des cours et du jardin. Malgré le rappel, peu de gardes nationaux s'étaient réunis. Les bataillons ne s'étaient pas complétés, et les plus zélés se rendaient individuellement au château, où Mandat les avait enrégimentés et distribués conjointement avec les Suisses, dans les cours, le jardin et les appartemens. Il avait placé une pièce de canon dans la cour des Suisses, trois dans celle du milieu, et trois dans celle des Princes.

Ces pièces étaient malheureusement confiées aux canonniers de la garde nationale, et l'ennemi se trouvait ainsi dans la place. Mais les Suisses, pleins d'ardeur et de fidélité, les observaient de l'oeil, prêts, au premier mouvement, à s'emparer des canons, et à jeter les canonniers eux-mêmes hors de l'enceinte du château.

Mandat avait placé en outre quelques postes avancés de gendarmerie à la colonnade du Louvre et à l'Hôtel-de-Ville. Mais cette gendarmerie, comme nous venons de le dire, était composée des anciens gardes-françaises.

A ces défenseurs du château il faut joindre une foule de vieux serviteurs, que leur âge ou leur modération avait empêchés d'émigrer, et qui, au moment du danger, étaient accourus, les uns pour s'absoudre de n'être point allés à Coblentz, les autres pour mourir généreusement à côté de leur prince. Ils s'étaient pourvus à la hâte de toutes les armes qu'ils avaient pu se procurer au château; ils portaient de vieux sabres, des pistolets attachés à leur ceinture avec des mouchoirs, quelques-uns même avaient pris les pelles et les pincettes des cheminées: ainsi les plaisanteries ne furent pas oubliées dans ce sinistre moment, où la cour aurait dû être sérieuse au moins une fois. Cette affluence de personnes inutiles, loin de pouvoir servir, offusquait la garde nationale, qui s'en défiait, et ne faisait qu'ajouter à la confusion, déjà trop grande.

Tous les membres du directoire du département s'étaient rendus au château. Le vertueux duc de Larochefoucauld s'y trouvait; Roederer, le procureur-syndic, y était aussi; on avait mandé Pétion, qui arriva avec deux officiers municipaux. On obligea Pétion de signer l'ordre de repousser la force par la force, et il le signa pour ne pas paraître le complice des insurgés. On s'était réjoui de le posséder au château, et de tenir en sa personne un otage cher au peuple. L'assemblée, avertie de ce dessein, l'appela à la barre par un décret; le roi, auquel on conseillait de le retenir, ne le voulut pas, et il sortit ainsi des Tuileries sans aucun obstacle.

L'ordre de repousser la force par la force une fois obtenu, divers avis furent ouverts sur la manière d'en user. Dans cet état d'exaltation, plus d'un projet insensé dut s'offrir aux esprits. Il en était un assez hardi, et qui probablement aurait pu réussir; c'était de prévenir l'attaque en dissipant les insurgés qui n'étaient pas encore très-nombreux et qui, avec les Marseillais, formaient tout au plus une masse de quelques mille hommes. Dans ce moment, en effet, le faubourg Saint-Marceau n'était pas encore réuni; Santerre hésitait au faubourg Saint-Antoine; Danton seul et les Marseillais avaient osé se rassembler aux Cordeliers, et ils attendaient avec impatience, au pont Saint-Michel, l'arrivée des autres assaillans.

Une sortie vigoureuse aurait pu les dissiper; et, dans ce moment d'hésitation, un mouvement de terreur aurait infailliblement empêché l'insurrection. Mandat donna un autre plan plus sûr et plus légal, c'était d'attendre la marche des faubourgs, mais de les attaquer sur deux points décisifs dès qu'ils seraient en mouvement. Il voulait d'abord que, lorsque les uns déboucheraient sur la place de l'Hôtel-de-Ville, par l'arcade Saint-Jean, on les chargeât à l'improviste, et qu'on fît de même au Louvre contre ceux qui viendraient par le Pont-Neuf, le long du quai des Tuileries. Il avait à cet effet ordonné à la gendarmerie placée à la colonnade de laisser défiler les insurgés, et de les charger ensuite en queue, quand la gendarmerie placée au Carrousel fondrait sur eux par les guichets du Louvre et les attaquerait en tête. Le succès de pareils moyens était presque certain. Déjà les commandans de divers postes, et notamment celui de l'Hôtel-de-Ville, avaient reçu de Mandat les ordres nécessaires.

On a déjà vu qu'une nouvelle municipalité venait d'être formée à l'Hôtel-de-Ville. Danton et Manuel avaient été les seuls membres conservés. L'ordre de Mandat est montré à cette municipalité insurrectionnelle. Sur-le-champ elle somme le commandant de comparaître à l'Hôtel-de-Ville. La sommation est portée au château, où l'on ignorait la composition de la nouvelle commune. Mandat hésite; mais ceux qui l'entourent, et les membres eux-mêmes du département, ne sachant pas ce qui s'était passé, et pensant qu'il ne fallait pas encore enfreindre la loi par un refus de comparaître, l'engagent à obéir. Mandat se décide; il remet à son fils, qui était avec lui au château, l'ordre de repousser la force par la force, signé de Pétion, et il se rend à la sommation de la municipalité. Il était environ quatre heures du matin. A peine est-il arrivé à l'Hôtel-de-Ville, qu'il est surpris d'y trouver une autorité nouvelle. Aussitôt on l'entoure, on l'interroge sur l'ordre qu'il avait donné, on le renvoie ensuite, et en le renvoyant le président fait un geste sinistre qui devient un arrêt de mort. En effet, le malheureux commandant est à peine sorti, qu'on s'empare de lui, et qu'il est renversé d'un coup de pistolet. On le dépouille de ses vêtemens, sans y trouver l'ordre remis à son fils, et son corps est jeté à la rivière, où tant d'autres cadavres allaient bientôt le suivre.

Cet acte sanglant paralysa tous les moyens de défense du château, détruisit toute unité, et empêcha l'exécution du plan de défense. Cependant tout n'était pas perdu encore, et l'insurrection n'était pas entièrement formée. Les Marseillais, après avoir attendu impatiemment le faubourg Saint-Antoine, qui n'arrivait pas, avaient cru un instant la journée manquée. Mais Westermann, portant l'épée sur la poitrine de Santerre, l'avait obligé à marcher. Les faubourgs étaient alors successivement arrivés, les uns par la rue Saint-Honoré, les autres par le Pont-Neuf, le Pont-Royal et les guichets du Louvre. Les Marseillais marchaient en tête des colonnes, avec les fédérés bretons, et ils avaient pointé leurs pièces sur le château. Au grand nombre des insurgés, qui grossissait à chaque instant, s'était jointe une multitude de curieux; et l'ennemi paraissait encore plus considérable qu'il ne l'était réellement. Tandis qu'on se portait au château, Santerre était accouru à l'Hôtel-de-Ville pour se faire nommer commandant en chef de la garde nationale; et Westermann était resté sur le champ de bataille pour diriger les assaillans. Il y avait donc partout une confusion extraordinaire, à tel point que Pétion qui, d'après le plan arrêté, aurait dû être gardé chez lui par une force insurrectionnelle, attendait encore la garde qui devait mettre sa responsabilité à couvert par une contrainte apparente. Il envoya lui-même à l'Hôtel-de-Ville, et on plaça enfin quelque cent hommes à sa porte, pour qu'il parût en état d'arrestation.

Le château était en ce moment tout-à-fait assiégé. Les assaillans étaient sur la place; et à la faveur du jour naissant, on les voyait à travers les vieilles portes des cours, on les apercevait des fenêtres, on découvrait leur artillerie pointée sur le château, on entendait leurs cris confus et leurs chants menaçans. On avait voulu revenir au projet de les prévenir; mais quand on eut appris la mort de Mandat, les ministres et le département furent d'avis d'attendre l'attaque pour se laisser forcer dans les limites de la loi.

Roederer venait de parcourir les rangs de cette garnison, et de faire aux Suisses et aux gardes nationaux la proclamation légale, qui leur défendait d'attaquer, mais qui leur enjoignait de repousser la force par la force. On engagea le roi à faire lui-même la revue des serviteurs qui se préparaient à le défendre. Ce malheureux prince avait passé la nuit à écouter les avis divers qui se croisaient autour de lui, et dans les rares momens de relâche, il avait prié le ciel pour sa royale épouse, pour ses enfans et sa soeur, objets de toutes ses craintes. «Sire, lui dit la reine avec énergie, c'est le moment de vous montrer.» On assure même, qu'arrachant un pistolet à la ceinture du vieux d'Affry, elle le présenta vivement au roi. Les yeux de la princesse étaient rouges de larmes, mais son front semblait relevé, sa narine était gonflée par la colère et la fierté. Quant au roi, il ne craignait rien pour sa personne, il montrait même un grand sang-froid dans ce péril extrême; mais il était alarmé pour sa famille, et la douleur de la voir si exposée avait altéré ses traits. Il se présenta néanmoins avec fermeté. Il avait un habit violet, il portait une épée, et sa coiffure, qui n'avait pas été réparée depuis la veille, était à moitié en désordre. En paraissant au balcon, il aperçut, sans être ému, une artillerie formidable pointée sur le château. Sa présence excita encore quelques restes d'enthousiasme; les bonnets des grenadiers furent tout à coup élevés sur la pointe des sabres et des baïonnettes; l'antique cri de Vive le roi! retentit une dernière fois sous les voûtes du château paternel. Un dernier reste de courage se ranima, les coeurs abattus se réchauffèrent; on eut encore un moment de confiance et d'espoir. C'est dans cet instant qu'arrivèrent quelques nouveaux bataillons de la garde nationale, formés plus tard que les autres, et qui se rendaient à l'ordre précédemment donné par Mandat. Ils entrèrent à l'instant où les cris de Vive le roi! retentissaient dans la cour. Les uns se joignirent à ceux qui saluaient ainsi la présence du monarque; les autres, qui n'étaient pas du même sentiment, se crurent en danger, et se rappelant toutes les fables populaires qu'on avait débitées, s'imaginèrent qu'ils allaient être livrés aux chevaliers du poignard. Ils s'écrièrent aussitôt que le scélérat de Mandat les avait trahis, et ils excitèrent une espèce de tumulte. Les canonniers, imitant cet exemple, tournèrent leurs pièces contre la façade du château. Une dispute s'engagea aussitôt avec les bataillons dévoués; les canonniers furent désarmés et remis à un détachement; on dirigea vers les jardins les nouveaux arrivans.

Le roi, dans cet instant, après s'être montré au balcon, descendait l'escalier pour faire la revue dans les cours. On annonce son arrivée: chacun reprend ses rangs; il les traverse avec une contenance tranquille, et en promenant sur tout le monde des regards expressifs qui pénétraient les coeurs. S'adressant aux soldats, il leur dit, avec une voix assurée, qu'il était touché de leur dévouement, qu'il serait à leurs côtés, et qu'en le défendant lui-même, ils défendaient leurs femmes et leurs enfans. Il passe ensuite sous le vestibule pour se rendre dans le jardin; mais au même instant, il entend le cri à bas le veto, poussé par un des bataillons qui venaient d'entrer. Deux officiers, placés à côté de lui, veulent alors l'empêcher de faire la revue dans le jardin; d'autres l'engagent à aller visiter le poste du Pont-Tournant; il y consent avec courage. Mais il est obligé de passer le long de la terrasse des Feuillans, chargée de peuple. Pendant ce trajet, il n'est séparé de la foule furieuse que par un ruban tricolore; il s'avance cependant, et reçoit toutes sortes d'insultes et d'outrages; il voit même les bataillons défiler devant lui, parcourir le jardin, et en sortir sous ses yeux, pour aller se réunir aux assaillans sur la place du Carrousel.

Cette désertion, celle des canonniers, les cris à bas le veto, avaient ôté toute espérance au roi. Dans ce même moment, les gendarmes réunis à la colonnade du Louvre et ailleurs s'étaient ou dispersés ou réunis au peuple. De son côté, la garde nationale qui occupait les appartemens, et sur laquelle on croyait pouvoir compter, était mécontente de se trouver avec les gentilshommes, et paraissait se défier d'eux. La reine la rassura. «Grenadiers, s'écria-t-elle en montrant ces gentilshommes, ce sont vos compagnons; ils viennent mourir à vos côtés.» Cependant, malgré ce courage apparent, le désespoir était dans son ame. Cette revue avait tout perdu, et elle se plaignait que le roi n'eût montré aucune énergie. Il faut le répéter, ce malheureux prince ne craignait rien pour lui-même; il avait en effet refusé de se revêtir d'un plastron, comme au 14 juillet, disant qu'en un jour de combat, il devait être découvert comme le dernier de ses serviteurs. Le courage ne lui manquait donc pas, et depuis il en montra un assez noble, assez élevé; mais il lui manquait l'audace de l'offensive; il lui manquait d'être plus conséquent, et par exemple, de ne pas craindre l'effusion du sang, lorsqu'il consentait à l'arrivée de l'étranger en France. Il est certain, comme on l'a souvent dit, que s'il fût monté à cheval, et qu'il eût chargé à la tête des siens, l'insurrection aurait été dissipée.

Dans ce moment, les membres du département voyant le désordre général du château, et désespérant du succès de la résistance, se présentèrent au roi, et lui conseillèrent de se retirer au sein de l'assemblée. Ce conseil, tant de fois calomnié, comme tous ceux qu'on donne aux rois et qui ne réussissent pas, était le seul convenable dans le moment. Par cette retraite toute effusion de sang était prévenue, et la famille royale échappait à une mort presque certaine, si le palais était pris d'assaut. Dans l'état où se trouvaient les choses, le succès de cet assaut n'était pas douteux, et l'eût-il été, le doute suffisait pour qu'on évitât de s'y exposer.

La reine s'opposa vivement à ce projet. «Madame, lui dit Roederer, vous exposez la vie de votre époux et celle de vos enfans: songez à la responsabilité dont vous vous chargez.» L'altercation fut assez vive; enfin le roi se décida à se retirer dans l'assemblée; et d'un air résigné: «Partons, dit-il à sa famille et à ceux qui l'entouraient.—Monsieur, dit la reine à Roederer, vous répondez de la vie du roi et de mes enfans.—Madame, répliqua le procureur-syndic, je réponds de mourir à leurs côtés, mais je ne promets rien de plus.»

On se mit alors en marche pour se rendre à l'assemblée, par le jardin, la terrasse des Feuillans et la cour du Manége. Tous les gentilshommes et les serviteurs du château se précipitaient pour suivre le roi, et ils pouvaient le compromettre en irritant le peuple et en indisposant l'assemblée par leur présence. Roederer faisait de vains efforts pour les arrêter, et leur répétait de toutes ses forces qu'ils allaient faire égorger la famille royale. Il parvint enfin à en écarter un grand nombre, et on partit. Un détachement de Suisses et de gardes nationaux accompagnèrent la famille royale. Une députation de l'assemblée vint la recevoir pour la conduire dans son sein. Dans ce moment, l'affluence fut si grande, que la foule était impénétrable. Un grenadier d'une haute taille se saisit du dauphin, et, l'élevant dans ses bras, traverse la multitude en le portant au-dessus de sa tête. La reine, à cette vue, croit qu'on lui enlève son fils, et pousse un cri; mais on la rassure; le grenadier entre, et vient déposer le royal enfant sur le bureau de l'assemblée.

Le roi et sa famille pénètrent alors, suivis de deux ministres. «Je viens, dit Louis XVI, pour éviter un grand crime, et je pense, messieurs, que je ne saurais être plus en sûreté qu'au milieu de vous.»

Vergniaud présidait; il répond au monarque qu'il peut compter sur la fermeté de l'assemblée nationale, et que ses membres ont juré de mourir en défendant les autorités constituées.

Le roi s'assied à côté du président; mais sur l'observation de Chabot, que sa présence peut nuire à la liberté des délibérations, on le place dans la loge du journaliste chargé de recueillir les séances. On en détruit la grille de fer, pour que, si la loge était envahie, il pût, avec sa famille, se précipiter sans obstacle dans l'assemblée. Le prince aide de ses mains à ce travail; la grille est renversée, et les outrages, les menaces peuvent arriver plus librement dans le dernier asile du monarque détrôné.

Roederer fait alors le récit de ce qui s'est passé; il dépeint la fureur de la multitude, et les dangers auxquels est exposé le château, dont les cours ont déjà été envahies. L'assemblée ordonne que vingt de ses commissaires iront calmer le peuple. Les commissaires partent. Tout à coup on entend une décharge de canons. La consternation se répand dans la salle. «Je vous avertis, dit le roi, que je viens de défendre aux Suisses de tirer.» Mais les coups de canon sont entendus de nouveau; le bruit de la mousqueterie s'y joint; le trouble est à son comble. Bientôt on annonce que les commissaires députés par l'assemblée ont été dispersés. Au même instant la porte de la salle est attaquée, et retentit de coups effrayans; des citoyens armés se montrent à l'une des entrées. «Nous sommes forcés», s'écrie un officier municipal. Le président se couvre; une foule de députés se précipitent de leur siège pour écarter les assaillans; enfin le tumulte s'apaise, et au bruit non interrompu de la mousqueterie et du canon, les députés crient vive la nation, la liberté, l'égalité!

Le combat le plus meurtrier s'était engagé au château. Le roi l'ayant quitté, on avait cru naturellement que le peuple ne s'acharnerait plus contre une demeure abandonnée: d'ailleurs, le trouble où l'on était empêchait de s'en occuper, et on n'avait donné aucun ordre pour le faire évacuer. Seulement on fit rentrer dans l'intérieur du palais toutes les troupes qui occupaient les cours, et elles se trouvèrent confusément répandues dans les appartemens, avec les domestiques, les gentilshommes et les officiers. La foule était immense au château, et on pouvait à peine s'y mouvoir, malgré sa vaste étendue.

[Illustration: 10 Août 1792.]

Le peuple, qui peut-être ignorait le départ du roi, après avoir attendu assez long-temps devant le guichet principal, attaque enfin la porte, l'enfonce à coups de hache, et se précipite dans la cour Royale. Il se forme alors en colonne, et tourne contre le château les pièces de canon imprudemment laissées dans la cour après la retraite des troupes. Cependant les assaillans n'attaquent pas encore. Ils font des démonstrations amicales aux soldats qui étaient aux fenêtres: «Livrez-nous le château, s'écrient-ils, et nous sommes amis.» Les Suisses témoignent des intentions pacifiques, et jettent des cartouches par les fenêtres. Quelques assiégeans, plus hardis, se détachent des colonnes et s'avancent jusque sous le vestibule du château. Au pied du grand escalier on avait placé une pièce de bois en forme de barricade, derrière laquelle étaient retranchés, pêle-mêle, des Suisses et des gardes nationaux. Ceux qui, du dehors, étaient parvenus jusque-là, voulaient pénétrer plus loin et enlever la barrière. Après une contestation assez longue, qui cependant n'amène pas encore de combat, la barrière est enlevée. Alors les assaillans s'introduisent dans l'escalier, en répétant qu'il faut que le château leur soit livré. On assure que dans ce moment des hommes à piques, restés dans la cour, s'emparent avec des crochets des sentinelles suisses placées en dehors, et les égorgent; on ajoute qu'un coup de fusil est tiré contre les fenêtres, et que les Suisses, indignés, répondent en faisant feu. Aussitôt en effet, une décharge terrible retentit dans le château, et ceux qui y avaient pénétré, fuient en criant qu'ils sont trahis. Il est difficile, de bien savoir, au milieu de cette confusion, de quel côté sont partis les premiers coups. Les assaillans ont prétendu s'être avancés amicalement, et une fois engagés dans le château avoir été surpris et fusillés par trahison; c'est peu vraisemblable, car les Suisses n'étaient pas dans une situation à provoquer le combat. N'ayant plus, aucun devoir de se battre, depuis le départ du roi, ils ne devaient songer qu'à se sauver, et une trahison n'en était pas le moyen. D'ailleurs, quand même l'agression pourrait changer quelque chose au caractère moral de ces évènemens, il faudrait convenir que la première et réelle agression, c'est-à-dire l'attaque du château, venait des insurgés. Le reste n'était plus qu'un accident inévitable, et imputable au hasard seul. Quoi qu'il en soit, ceux qui s'étaient introduits dans le vestibule et dans le grand escalier, entendent tout à coup la décharge, et tandis qu'ils fuient, ils reçoivent dans l'escalier même une grêle de balles. Les Suisses descendent alors en bon ordre; et, arrivés aux dernières marches, ils débouchent par le vestibule de la cour Royale. Là, ils s'emparent d'une des pièces de canon qui étaient dans la cour; et, malgré un feu terrible, ils la tournent et la déchargent sur les Marseillais, dont ils renversent un grand nombre. Les Marseillais se replient alors, et, le feu continuant, ils abandonnent la cour. La terreur se répand aussitôt parmi le peuple, qui fuit de tout côté, et regagne les faubourgs. Si, dans ce moment, les Suisses avaient poursuivi leurs avantages, si les gendarmes placés au Louvre, au lieu de déserter leur poste, avaient chargé les assiégeans repoussés, c'en était fait, et la victoire restait au château.

Mais dans ce moment arriva l'ordre du roi, confié à M. d'Hervilly, et portant défense de faire feu. M. d'Hervilly parvient sous le vestibule au moment où les Suisses venaient de repousser les assiégeans. Il les arrête, et leur enjoint, de la part du roi, de le suivre à l'assemblée. Les Suisses alors, en assez grand nombre, suivent M. d'Hervilly aux Feuillans, au milieu des décharges les plus meurtrières. Le château se trouve ainsi privé de la majeure partie de ses défenseurs. Il reste cependant encore, soit dans l'escalier, soit dans les appartemens, un assez grand nombre de malheureux Suisses, auxquels l'ordre n'est point parvenu, et qui bientôt vont être exposés, sans moyens de résistance, aux plus terribles dangers.

Pendant ce temps, les assiégeans s'étaient ralliés. Les Marseillais, unis aux Bretons, s'indignaient d'avoir cédé; ils se raniment et reviennent à la charge, pleins de fureur Westermann, qui depuis montra des talens véritables, dirige leurs efforts avec intelligence, ils se précipitent avec ardeur, tombent en grand nombre, mais arrivent enfin sous le vestibule, franchissent l'escalier, et se rendent maîtres du château. La populace à piques s'y précipite à leur suite, et le reste de cette scène n'est bientôt plus qu'un massacre. Les malheureux Suisses implorent en vain leur grâce en jetant leurs armes; ils sont impitoyablement égorgés. Le feu est mis au château; les serviteurs qui le remplissent sont poursuivis; les uns fuient, les autres sont immolés. Dans le nombre, il y a des vainqueurs généreux: «Grâce aux femmes! s'écrie l'un d'entre eux; ne déshonorez pas la nation!» Et il sauve des dames de la reine, qui étaient à genoux, en présence des sabres levés sur leur tête. Il y eut des victimes courageuses; il y en eut d'ingénieuses à se sauver, quand il n'y avait plus de courage à se défendre; il y eut même, chez ces vainqueurs furieux, des mouvemens de probité; et l'or trouvé au château, soit vanité populaire, soit le désintéressement qui naît de l'exaltation, fut rapporté à l'assemblée.

L'assemblée était demeurée dans l'anxiété, attendant l'issue du combat. Enfin à onze heures, on entend les cris de victoire mille fois répétés. Les portes cèdent sous l'effort d'une multitude ivre de joie et de fureur. La salle est remplie des débris qu'on y apporte, des Suisses qu'on a faits prisonniers, et auxquels on accorde la vie, pour faire hommage à l'assemblée de cette clémence populaire. Pendant ce temps, le roi et sa famille, retirés dans l'étroite loge d'un journaliste, assistaient à la ruine de leur trône et à la joie de leurs vainqueurs. Vergniaud avait quitté un instant la présidence pour rédiger le décret de la déchéance; il rentre, et l'assemblée rend ce décret célèbre, d'après lequel:

Louis XVI est provisoirement suspendu de la royauté;

Un plan d'éducation est ordonné pour le prince royal;

Une convention nationale est convoquée.

Était-ce donc un projet longuement arrêté que celui de ruiner la monarchie, puisqu'on ne faisait que suspendre le roi, et qu'on préparait l'éducation du prince? Avec quelle crainte, au contraire, ne touchait-on pas à cet antique pouvoir? Avec quelle espèce d'hésitation n'approchait-on pas de ce vieux tronc, sous lequel les générations françaises avaient été tour à tour heureuses ou malheureuses, mais sous lequel enfin elles avaient vécu?

Cependant l'imagination publique est prompte; peu de temps lui devait suffire pour dépouiller les restes d'un antique respect; et la monarchie suspendue allait être bientôt la monarchie détruite. Elle allait périr, non dans la personne d'un Louis XI, d'un Charles IX, d'un Louis XIV, mais dans celle de Louis XVI, l'un des rois les plus honnêtes qui se soient assis sur le trône.

Note:

[1] Voyez la note 22 à la fin du volume. 2: Voyez les Mémoires de madame Campan, tome: II, page 125.

CHAPITRE VI.

SUITE ET FIN DE LA JOURNÉE DU 10 AOUT.—RAPPEL DU MINISTÈRE GIRONDIN; DANTON EST NOMMÉ MINISTRE DE LA JUSTICE.—ÉTAT DE LA FAMILLE ROYALE.—SITUATION DES PARTIS DANS L'ASSEMBLÉE ET AU DEHORS APRÈS LE 10 AOUT.—ORGANISATION ET INFLUENCE DE LA COMMUNE; POUVOIRS NOMBREUX QU'ELLE S'ARROGE; SON OPPOSITION AVEC L'ASSEMBLÉE.—ÉRECTION D'UN TRIBUNAL CRIMINEL EXTRAORDINAIRE.—ÉTAT DES ARMÉES APRÈS LE 10 AOUT.—RÉSISTANCE DE LAFAYETTE AU NOUVEAU GOUVERNEMENT.—DÉCRÉTÉ D'ACCUSATION, IL QUITTE SON ARMÉE ET LA FRANCE; EST MIS AUX FERS PAR LES AUTRICHIENS.—POSITION DE DUMOURIEZ.—DISPOSITION DES PUISSANCES, ET SITUATION RÉCIPROQUE DES ARMÉES COALISÉES ET DES ARMÉES FRANÇAISES.—PRISE DE LONGWY PAR LES PRUSSIENS; AGITATION DE PARIS A CETTE NOUVELLE.—MESURES RÉVOLUTIONNAIRES PRISES PAR LA COMMUNE; ARRESTATION DES SUSPECTS.—MASSACRES DANS LES PRISONS LES 2, 3, 4, 5 ET 6 SEPTEMBRE.—PRINCIPALES SCÈNES ET CIRCONSTANCES DE CES JOURNÉES SANGLANTES.

Les Suisses avaient courageusement défendu les Tuileries, mais leur résistance fut inutile: le grand escalier avait été forcé, et le palais envahi. Le peuple, désormais vainqueur, pénétrait de toutes parts dans cette demeure de la royauté, où il avait toujours supposé des trésors extraordinaires, une félicité sans bornes, une puissance formidable, et des complots sinistres! Que de vengeances à exercer à la fois contre la richesse, la grandeur et le pouvoir!

Quatre-vingts grenadiers suisses, qui n'ont pas eu le temps de se retirer, défendent vigoureusement leur vie, et sont impitoyablement égorgés. La multitude se précipite ensuite dans les appartemens, et s'acharne sur ces inutiles amis, accourus pour défendre le roi, et poursuivis, sous le nom de chevaliers du poignard, de toute la haine populaire. Leurs armes impuissantes ne servent qu'à irriter les vainqueurs, et rendre plus vraisemblables les projets imputés à la cour. Toute porte qui se ferme est abattue. Deux huissiers voulant interdire l'entrée du grand conseil, et s'immoler à l'étiquette, sont massacrés en un instant. Les nombreux serviteurs de la famille royale fuient tumultueusement à travers les vastes galeries, se précipitent des fenêtres, ou cherchent dans l'immensité du palais un réduit obscur qui protége leur vie. Les femmes de la reine se réfugient dans l'un de ses appartemens, et s'attendent à chaque instant à être attaquées dans leur asile. La princesse de Tarente en fait ouvrir les portes pour ne pas augmenter l'irritation par la résistance. Les assaillans se présentent, et se saisissent de l'une d'elles. Déjà le fer est levé sur sa tête. «Grâce aux femmes! s'écrie une voix; ne déshonorez pas la nation!» A ce mot, le fer s'abaisse, les femmes de la reine sont épargnées, protégées, conduites hors du château par ces mêmes homme qui allaient les immoler, et qui, avec toute la mobilité populaire, les escortent maintenant, et emploient pour les sauver le plus ingénieux dévouement. Après avoir massacré, on dévaste; on brise ces magnifiques ameublemens, et on en disperse au loin les débris. Le peuple se répand dans les secrets appartemens de la reine, et s'y livre à la gaieté la plus obscène; il pénètre dans les lieux les plus reculés, recherche tous les dépôts de papiers, brise toutes les fermetures, et satisfait le double plaisir de la curiosité et de la destruction. A l'horreur du meurtre et du sac se réunit celle de l'incendie. Déjà les flammes ayant dévoré les échoppes adossées aux cours extérieures commencent à s'étendre à l'édifice, et menacent d'une ruine complète cet imposant séjour de la royauté. La désolation n'est pas bornée à cette triste enceinte; elle s'étend au loin. Les rues sont jonchées de débris et de cadavres. Quiconque fuit ou est supposé fuir est traité en ennemi, et poursuivi à coups de fusil. Un bruit presque continuel de mousqueterie a succédé à celui du canon et révèle à chaque instant de nouveaux meurtres. Que d'horreurs dans les suites d'une victoire, quels que soient les vaincus, les vainqueurs, et la cause pour laquelle on a combattu!

Le pouvoir exécutif étant dissous par la suspension de Louis XVI, il ne restait plus dans Paris que deux autorités, celle de la commune et celle de l'assemblée. Comme on l'a vu dans le récit du 10 août, des députés des sections, réunis à l'Hôtel-de-Ville, s'étaient emparés du pouvoir municipal en expulsant les anciens magistrats, et avaient dirigé l'insurrection pendant toute la nuit et la journée du 10. Ils possédaient la véritable force de fait; ils avaient tout l'emportement de la victoire, et représentaient cette classe révolutionnaire, neuve et ardente, qui venait de lutter pendant toute la session contre l'inertie de cette autre classe d'hommes, plus éclairés, mais moins actifs, dont se composait l'assemblée législative. Le premier soin des députés des sections fut de destituer toutes les hautes autorités, qui, plus rapprochées du pouvoir suprême, lui étaient plus attachées. Ils avaient suspendu l'état-major de la garde nationale, et désorganisé la défense des Tuileries en arrachant Mandat au château, et donné à Santerre le commandement de la garde nationale. Ils n'avaient pas mis moins d'empressement à suspendre l'administration du département, qui, de la haute région où elle était placée, contraria toujours les passions populaires, qu'elle ne partageait pas. Quant à la municipalité, ils en avaient supprimé le conseil général, s'étaient substitués à son autorité, ne conservant que le maire Pétion, le procureur-syndic Manuel et les seize administrateurs municipaux. Tout cela s'était fait pendant l'attaque du château. Danton avait audacieusement dirigé cette orageuse séance; et, lorsque la mitraille des Suisses refoula la multitude le long des quais, et jusqu'à l'Hôtel-de-Ville, il était sorti en disant: «Nos frères demandent du secours, allons leur en porter.» Sa présence avait contribué à ramener le peuple sur le champ de bataille, et à décider la victoire. Le combat terminé, il fut question de délivrer Pétion de sa garde et de le remplacer dans ses fonctions de maire. Cependant, soit véritable intérêt pour sa personne, soit crainte de se donner un chef trop scrupuleux pour les premiers momens de l'insurrection, on avait décidé qu'il serait gardé encore un jour ou deux, sous le prétexte de mettre sa vie à couvert. En même temps on avait enlevé de la salle du conseil général, les bustes de Louis XVI, de Bailly et Lafayette. La classe nouvelle qui s'élevait écartait ainsi les premières illustrations révolutionnaires, pour y substituer les siennes.

Les insurgés de la commune devaient chercher à se mettre en rapport avec l'assemblée. Ils lui reprochaient des hésitations, et même du royalisme; mais ils voyaient toujours en elle la seule autorité souveraine actuellement existante, et n'étaient point du tout disposés à la méconnaître. Dans la matinée même du 10, une députation vint à sa barre lui annoncer la formation de la commune insurrectionnelle, et lui exposer ce qui avait été fait. Danton était au nombre des députés. «Le peuple qui nous envoie vers vous, dit-il, nous a chargés de vous déclarer qu'il vous croyait toujours dignes de sa confiance, mais qu'il ne reconnaissait d'autre juge des mesures extraordinaires auxquelles la nécessité l'a contraint de recourir, que le peuple français, notre souverain et le vôtre, réuni dans les assemblées primaires.»

L'assemblée répondit à ces députés, par l'organe de son président, qu'elle approuvait tout ce qui avait été fait, et qu'elle leur recommandait l'ordre et la paix. Elle leur fit donner en outre communication des décrets rendus dans la journée, avec invitation de les répandre. Après cela, elle rédigea une proclamation pour rappeler le respect dû aux personnes et aux propriétés, et chargea quelques-uns de ses membres d'aller la porter au peuple.

Son premier soin dans ce moment devait être de suppléer à la royauté détruite. Les ministres, réunis sous le nom de conseil exécutif, furent provisoirement chargés par elle des soins de l'administration, et de l'exécution des lois. Le ministre de la justice, dépositaire du sceau de l'État, devait l'apposer sur les décrets, et les promulguer au nom de la puissance législative. Il fallait ensuite choisir les personnes qui composeraient le ministère. On songea tout d'abord à replacer Roland, Clavière et Servan, destitués pour leur attachement à la cause populaire, car la révolution nouvelle devait vouloir tout ce que n'avait pas voulu la royauté. Ces trois ministres furent donc unanimement réintégrés, Roland à l'intérieur, Servan à la guerre, et Clavière aux finances. Il y avait encore à nommer un ministre de la justice, des affaires étrangères et de la marine. Ici le choix était libre; et les voeux formés autrefois pour le mérite obscur, ou pour le patriotisme ardent et désagréable à la cour, pouvaient être réalisés sans obstacle. Danton, si puissant sur la multitude, et si entraînant pendant les quarante-huit heures écoulées, fut jugé nécessaire; et bien qu'il déplût aux girondins comme un élu de la populace, il fut nommé ministre de la justice à la majorité de 222 voix sur 284. Après avoir donné cette satisfaction au peuple, et accordé cette place à l'énergie, on songea à mettre un savant à la marine. Ce fut le mathématicien Monge, connu et apprécié par Condorcet, et adopté sur sa proposition. On porta enfin Lebrun aux affaires étrangères, et on récompensa dans sa personne l'un de ces hommes laborieux, qui faisaient auparavant tout le travail dont les ministres avaient l'honneur.

Après avoir remplacé le pouvoir exécutif, l'assemblée déclara que tous les décrets sur lesquels Louis XVI avait apposé son veto recevraient force de loi. La formation d'un camp sous Paris, objet de l'un de ces décrets, et cause de si vives discussions, fut ordonnée sur-le-champ, et les canonniers reçurent l'autorisation, le jour même, de commencer des esplanades sur les hauteurs de Montmartre. Après avoir fait la révolution de Paris, il fallait en assurer le succès dans les départemens, et surtout aux armées, où commandaient des généraux suspects. Des commissaires pris dans l'assemblée furent chargés de se rendre dans les provinces et les armées, pour les éclairer sur les événemens du 10 août, et on leur donna des pouvoirs pour renouveler au besoin tous les chefs civils et militaires.

Quelques heures avaient suffi à tous ces décrets; et pendant que l'assemblée était occupée à les rendre, d'autres soins venaient sans cesse l'interrompre. Les effets précieux enlevés aux Tuileries étaient transportés dans son enceinte; les Suisses, les serviteurs du château, toutes les personnes arrêtées dans leur fuite, ou arrachées à la fureur du peuple, étaient conduites à sa barre comme dans un lieu d'asile. Une foule de pétitionnaires venaient les uns après les autres rapporter ce qu'ils avaient fait ou vu, et raconter leurs découvertes sur les complots supposés de la cour. Des accusations et des invectives de tout genre étaient proférées contre la famille royale, qui entendait tout cela du lieu étroit où on l'avait reléguée. Ce lieu était la loge du logographe. Louis XVI écoutait avec calme tous les discours, et s'entretenait par intervalles avec Vergniaud et d'autres députés, placés tout près de lui. Enfermé là depuis quinze heures, il avait demandé quelques alimens, qu'il partagea avec sa femme et ses enfans, et qui provoquaient d'ignobles observations sur le goût qu'on lui imputait pour la table! On sait si les partis victorieux épargnent le malheur! Le jeune dauphin, couché sur le sein de sa mère, y dormait profondément, accablé par une chaleur étouffante. La jeune princesse et madame Elisabeth, les yeux rouges de larmes, étaient à côté de la reine. Au fond de la loge se trouvaient quelques seigneurs dévoués qui n'avaient pas abandonné le malheur. Cinquante hommes, pris dans la troupe qui avait escorté la famille royale du château à l'assemblée, servaient de garde à cette enceinte. C'est de là que le monarque déchu contemplait les dépouilles de ses palais, assistait au démembrement de son antique pouvoir, et en voyait distribuer les restes aux diverses autorités populaires.

Le tumulte continuait avec une extrême violence, et, au gré du peuple, ce n'était pas assez d'avoir suspendu la royauté, il fallait là détruire. Les pétitions se succédaient sur ce sujet, et, dans l'attente d'une réponse, la multitude s'agitait au dehors de la salle, en inondait les avenues, en assiégeait les portes, et deux ou trois fois elle les attaqua si violemment qu'on les crut enfoncées, et qu'on craignit pour la famille infortunée dont l'assemblée avait reçu le dépôt. Henri Larivière, envoyé avec d'autres commissaires pour calmer le peuple, rentra dans cet instant et s'écria avec force: «Oui, Messieurs, je le sais, je l'ai vu, je l'assure, la masse du peuple est décidée à périr mille fois, plutôt que de déshonorer la liberté par aucun acte d'inhumanité; et à coup sûr il n'est pas une tête ici présente (et l'on doit m'entendre, ajouta-t-il) qui ne puisse compter sur la loyauté française.» Ces paroles rassurantes et courageuses furent applaudies. Vergniaud prit la parole à son tour, et répondit aux pétitionnaires qui demandaient qu'on changeât la suspension en déchéance. «Je suis charmé, dit-il, qu'on me fournisse l'occasion d'expliquer l'intention de l'assemblée en présence des citoyens. Elle a décrété la suspension du pouvoir exécutif, et a nommé une convention qui déciderait irrévocablement la grande question de la déchéance. En cela, elle s'est renfermée dans ses pouvoirs, qui ne lui permettaient pas de se faire juge elle-même de la royauté, elle a pourvu au salut de l'État en mettant le pouvoir exécutif dans l'impossibilité de nuire. Elle a satisfait ainsi à tous les besoins en demeurant dans la limite de ses attributions.» Ces paroles produisirent une impression favorable, et les pétitionnaires eux-mêmes, calmés par elles, se chargèrent d'éclairer et d'apaiser le peuple.

Il fallait mettre fin à cette séance si longue. Il fut donc ordonné que les effets enlevés au château seraient déposés à la commune; que les Suisses et toutes les personnes arrêtées seraient au gardées aux Feuillans, ou transportées dans diverses maisons de détention; enfin que la famille royale serait gardée au Luxembourg jusqu'à la réunion de la convention nationale, mais qu'en attendant les préparatifs nécessaires pour l'y recevoir, elle logerait dans le local même de l'assemblée. A une heure du matin, le samedi 11, la famille royale fut transportée dans le logement qu'on lui destinait, et qui consistait en quatre cellules des anciens feuillans. Les seigneurs qui n'avaient pas quitté le roi s'établirent dans la première, le roi dans la seconde, la reine, sa soeur et ses enfans dans les deux autres. La femme du concierge servit les princesses, et remplaça le cortége nombreux des dames qui, la veille encore, se disputaient le soin de leur service.

La séance fut suspendue à trois heures du matin. Le bruit régnait encore dans Paris. Pour éviter les désordres, on avait illuminé les environs du château, et la plus grande partie des citoyens étaient sous les armes.

Tels avaient été cette journée célèbre, et ses résultats immédiats. Le roi et sa famille étaient prisonniers aux Feuillans, et les trois ministres disgraciés replacés en fonctions. Danton, caché la veille dans un club obscur, se trouvait ministre de la justice. Pétion était consigné chez lui, mais à son nom proclamé avec enthousiasme on ajoutait celui de Père du peuple. Marat, sorti de l'obscure retraite où Danton l'avait caché pendant l'attaque, et maintenant armé d'un sabre, se promenait dans Paris à la tête du bataillon Marseillais. Robespierre, qu'on n'a pas vu figurer pendant ces terribles scènes, Robespierre haranguait aux Jacobins, et entretenait quelques membres restés avec lui, de l'usage à faire de la victoire, de la nécessité de remplacer l'assemblée actuelle, et de mettre Lafayette en accusation.

Dès le lendemain, il fallut songer encore à calmer le peuple soulevé, et ne cessant de massacrer ceux qu'il prenait pour des aristocrates fugitifs. L'assemblée reprit sa séance le 11 à sept heures du matin. La famille royale fut replacée dans la loge du logographe, pour assister aux décisions qui allaient être prises, et aux scènes qui allaient se passer dans le corps législatif. Pétion, délivré et escorté par un peuple nombreux, vint rendre compte de l'état de Paris, qu'il avait visité, et où il avait tâché de répandre le calme et l'esprit de paix. Des citoyens s'étaient faits ses gardiens pour veiller sur ses jours. Pétion fut parfaitement accueilli par l'assemblée, et repartit aussitôt pour continuer ses exhortations pacifiques. Les Suisses déposés la veille aux Feuillans étaient menacés. La multitude demandait leur mort à grands cris, en les appelant complices du château et assassins du peuple. On parvint à l'apaiser en annonçant que les Suisses seraient jugés, et qu'une cour martiale allait être formée pour punir ce qu'on appela depuis les conspirateurs du, 10 août. «Je demande, s'écria le violent Chabot, qu'ils soient conduits à l'Abbaye pour être jugés… Dans la terre de l'égalité, la loi doit raser toutes les têtes, même celles qui sont assises sur le trône.» Déjà les officiers avaient été transportés à l'Abbaye; les soldats le furent à leur tour. Il en coûta des peines infinies, et il fallut promettre au peuple de les juger promptement.

Comme on le voit l'idée de se venger de tous les défenseurs de la royauté, et de punir en eux les dangers qu'on avait courus, s'emparait déjà des esprits, et bientôt allait faire naître de cruelles divisions. En suivant les progrès de l'insurrection, on a déjà remarqué les germes de dissentimens qui commençaient à s'élever dans le parti populaire. On a déjà vu l'assemblée, composée d'hommes cultivés et calmes, se trouver en opposition avec les clubs et les municipalités, où se réunissaient des hommes inférieurs en éducation, en talens, mais qui, par leur position même, leurs moeurs moins élevées, leur ambition ascendante, étaient portés à agir et à précipiter les événemens; on a vu que, la veille du 10 août, Chabot différa d'avis avec Pétion, qui, d'accord avec la majorité de l'assemblée, voulait qu'on préférât un décret de déchéance à une attaque de vive force. Ces hommes, qui avaient conseillé la plus grande énergie possible, se trouvaient donc le lendemain en présence de l'assemblée, fiers d'une victoire remportée presque malgré elle, et lui rappelant, avec les expressions d'un respect équivoque, qu'elle avait absous Lafayette, et qu'il ne fallait pas qu'elle compromît encore par sa faiblesse le salut du peuple. Ils remplissaient la commune, où ils étaient mêlés à des bourgeois ambitieux, à des agitateurs subalternes, à des clubistes; ils occupaient les Jacobins et les Cordeliers, et quelques-uns d'entre eux siégeaient sur les bancs extrêmes du corps législatif. Le capucin Chabot, le plus ardent de tous, passait tour à tour de la tribune de l'assemblée à celle des Jacobins, et menaçait toujours des piques et du tocsin.

L'assemblée avait prononcé la suspension, et ces hommes plus exigeans réclamaient la déchéance; en nommant un gouverneur pour le dauphin, elle avait supposé la royauté, et eux voulaient la république; elle pensait en majorité qu'on devait se défendre activement contre l'étranger, mais faire grâce aux vaincus; eux soutenaient au contraire qu'il fallait non-seulement résister à l'étranger, mais encore sévir contre ceux qui, retranchés dans le château, avaient voulu massacrer le peuple et amener les Prussiens à Paris. S'élevant dans leur ardeur aux idées les plus extrêmes, ils soutenaient que les corps électoraux n'étaient pas nécessaires pour former la nouvelle assemblée, mais que tous les citoyens devaient être jugés aptes à voter. Déjà même un jacobin proposait de donner des droits politiques aux femmes. Ils disaient hautement enfin qu'il fallait que le peuple se présentât en armes pour manifester ses volontés au corps législatif. Marat excitait ce débordement des esprits, et provoquait à la vengeance, parce qu'il pensait, dans son affreux système, qu'il convenait de purger la France. Robespierre, moins par système d'épuration, moins par disposition sanguinaire, que par envie contre l'assemblée, élevait contre elle les reproches de faiblesse et de royalisme. Prôné par les Jacobins, proposé avant le 10 août comme le dictateur nécessaire, il était proclamé aujourd'hui comme le défenseur le plus éloquent et le plus incorruptible des droits du peuple. Danton, ne songeant ni à se faire louer, ni à se faire écouter, et n'ayant jamais aspiré à la dictature, avait néanmoins décidé le 10 août par son audace. Maintenant encore, négligeant l'étalage, il ne songeait qu'à s'emparer du conseil exécutif, dont il était membre, en dominant ou entraînant ses collègues. Incapable de haine ou d'envie, il ne nourrissait aucun mauvais sentiment contre ces députés dont l'éclat offusquait Robespierre; mais il les négligeait comme inactifs, et leur préférait ces hommes énergiques des classes inférieures, sur lesquels il comptait davantage, pour maintenir et achever la révolution.

Ces divisions n'étaient pas soupçonnées au dehors de Paris; tout ce que le public de la France avait pu voir, c'était la résistance de l'assemblée à des voeux trop ardens, et l'absolution de Lafayette prononcée malgré la commune et les Jacobins. Mais on imputait tout à la majorité, royaliste et feuillantine, on admirait toujours les girondins, on estimait également Brissot et Robespierre, on adorait surtout Pétion comme le maire si maltraité par la cour; et on ne s'informait pas si Pétion paraissait si modéré à Chabot, s'il blessait l'orgueil de Robespierre, s'il était traité comme un honnête homme inutile par Danton, et comme un conspirateur sujet à l'épuration par Marat. Pétion était donc encore entouré des respects de la multitude; mais, comme Bailly après le 14 juillet, il allait bientôt devenir importun et odieux, en désapprouvant des débordemens qu'il ne pouvait plus empêcher.

La principale coalition des nouveaux révolutionnaires s'était formée aux Jacobins et à la commune. Tous les projets se proposaient, se discutaient aux Jacobins; et les mêmes hommes venaient ensuite exécuter à l'Hôtel-de-Ville, au moyen de leurs pouvoirs municipaux, ce qu'ils n'avaient pu que projeter dans leur club. Le conseil général de la commune composait à lui seul une espèce d'assemblée, aussi nombreuse que le corps législatif, ayant ses tribunes, son bureau, ses applaudissemens bien plus bruyans, et une force de fait bien plus considérable. Le maire en était le président, le procureur-syndic l'orateur officiel, chargé de faire toutes les réquisitions nécessaires. Pétion ne s'y présentait déjà plus, et se bornait au soin des subsistances. Le procureur Manuel, se laissant porter plus loin par le flot révolutionnaire, y faisait tous les jours entendre sa voix. Mais l'homme qui dominait le plus cette assemblée, c'était Robespierre. Resté à l'écart pendant les trois premiers jours qui suivirent le 10 août, il s'y était rendu après que l'insurrection eut été consommée, et se présentant au bureau pour y faire vérifier ses pouvoirs, il avait semblé en prendre possession plutôt que venir y soumettre ses titres. Son orgueil, loin de déplaire, n'avait fait qu'augmenter les respects dont on l'entourait. Sa réputation de talens, d'incorruptibilité et de constance, en faisait un personnage grave et respectable, que ces bourgeois rassemblés étaient fiers de posséder au milieu d'eux. En attendant la réunion de la Convention dont il ne doutait pas de faire partie, il venait exercer là un pouvoir plus réel que le pouvoir d'opinion dont il jouissait aux Jacobins.

Le premier soin de la commune fut de s'emparer de la police; car, en temps de guerre civile, arrêter, poursuivre ses ennemis, est le plus important et le plus envié des pouvoirs. Les juges de paix, chargés de l'exercer en partie, avaient indisposé l'opinion par leurs poursuites contre les agitateurs populaires, et se trouvaient ainsi, volontairement ou non, en hostilité avec les patriotes. On se souvenait surtout de celui qui, dans l'affaire de Bertrand de Molleville et du journaliste Carra, avait osé faire citer deux députés. Les juges de paix furent donc destitués, et on transporta aux autorités municipales toutes leurs attributions relatives à la police. D'accord ici avec la commune de Paris, l'assemblée décréta que la police, dite de sûreté générale, serait attribuée aux départemens, districts et municipalités. Elle consistait à rechercher tous les délits menaçant la sûreté intérieure et extérieure de l'Etat, à faire le recensement des citoyens suspects par leur opinion ou leur conduite, à les arrêter provisoirement, à les disperser même et à les désarmer, s'il était nécessaire. C'étaient les conseils des municipalités qui remplissaient eux-mêmes ce ministère, et la masse entière des citoyens se trouvait ainsi appelée à observer, à dénoncer et à poursuivre le parti ennemi. On conçoit combien devait être active, mais rigoureuse et arbitraire, cette police démocratiquement exercée. Le conseil entier recevait la dénonciation, et un comité de surveillance l'examinait, et faisait exécuter l'arrestation. Les gardes nationales étaient en réquisition permanente, et les municipalités de toutes les villes au-dessus de vingt mille ames pouvaient ajouter des réglemens particuliers à cette loi de sûreté générale. Certes, l'assemblée législative ne croyait pas préparer ainsi les sanglantes exécutions qui eurent lieu plus tard; mais, entourée d'ennemis au dedans et au dehors, elle appelait tous les citoyens à les surveiller, comme elle les avait tous appelés à administrer et à combattre.

La commune de Paris s'empressa d'user de ces pouvoirs nouveaux, et fit de nombreuses arrestations. C'étaient les vainqueurs, irrités encore des dangers de la veille, et des dangers plus grands du lendemain, qui s'emparaient de leurs ennemis abattus maintenant, mais pouvant bientôt se relever avec le secours des étrangers. Le comité de surveillance de la commune de Paris fut composé des hommes les plus violens. Marat, qui, dans la révolution, s'était si audacieusement attaqué aux personnes, fut le chef de ce comité; et de tous les hommes, c'était le plus redoutable dans de pareilles fonctions.

Outre ce comité principal, la commune de Paris en institua un particulier dans chaque section. Elle décida que les passe-ports ne seraient délivrés que sur la délibération des assemblées des sections; que les voyageurs seraient accompagnés, soit à la municipalité, soit aux portes de Paris, par deux témoins qui attesteraient l'identité de la personne qui avait demandé le passe-port, avec celle qui s'en servait pour partir. Elle tâchait ainsi, par tous les moyens, d'empêcher l'évasion des suspects sous des noms supposés. Elle ordonna ensuite qu'il fût fait un tableau des ennemis de la révolution, et invita les citoyens, par une proclamation, à dénoncer les coupables du 10 août. Elle fit arrêter les écrivains qui avaient soutenu la cause royaliste, et donna leurs presses aux écrivains patriotes. Marat se fit restituer triomphalement quatre presses qui, disait-il, lui avaient été enlevées par les ordres du traître Lafayette. Des commissaires allèrent dans les prisons délivrer les détenus enfermés pour cris et propos contre la cour. Toujours prompte enfin à s'ingérer partout, la commune, à l'exemple de l'assemblée, envoya des députés pour éclairer et ramener l'armée de Lafayette, qui donnait des inquiétudes.

La commune fut chargée en outre d'une dernière mission non moins importante, celle de garder la famille royale. L'assemblée avait d'abord ordonné sa translation au Luxembourg, et sur l'observation que ce palais était difficile à garder, on se décida pour l'hôtel du ministère de la justice. Mais la commune, qui avait déjà la police de la capitale, et qui se croyait particulièrement chargée de la garde du roi, proposa le Temple, et déclara ne pouvoir répondre de ce dépôt que dans la tour de cette ancienne abbaye. L'assemblée y consentit, et confia les augustes prisonniers au maire et au commandant général Santerre, sous leur responsabilité personnelle[1]. Douze commissaires du conseil général devaient, sans interruption, veiller au Temple. Des travaux extérieurs en avaient fait une espèce de place d'armes. Des détachemens nombreux de la garde nationale en formaient tour à tour la garnison, et on ne pouvait y pénétrer que sur une permission de la municipalité. L'assemblée décréta aussi que cinq cent mille francs seraient pris au trésor pour fournir à l'entretien de la famille royale, jusqu'à la prochaine réunion de la Convention nationale.

Les fonctions de la commune étaient, comme on le voit, très étendues. Placée au centre de l'État, là où s'exercent les grands pouvoirs, et portée par son énergie à exécuter elle-même tout ce qui lui semblait fait trop mollement par les hautes autorités, elle était conduite à empiéter sans cesse. L'assemblée, reconnaissant la nécessité de la contenir dans certaines limites, décréta la réélection d'un nouveau conseil de département, pour remplacer celui qui fut dissous le jour de l'insurrection. La commune, se voyant menacée du joug d'une autorité supérieure, qui probablement gênerait son essor, comme avait fait l'ancien département, s'irrita de ce décret, et ordonna aux sections de surseoir à l'élection déjà commencée. Le procureur-syndic Manuel fut aussitôt dépêché de l'Hôtel-de-Ville aux Feuillans pour présenter les réclamations de la municipalité. «Les délégués des citoyens de Paris, dit-il, ont besoin de pouvoirs sans limites; une nouvelle autorité placée entre eux et vous ne fera que jeter des germes de divisions. Il faudra que le peuple, pour se délivrer de cette puissance destructive de sa souveraineté, s'arme encore une fois de sa vengeance.»

Tel était le langage menaçant que déjà on osait faire entendre à l'assemblée. Celle-ci accorda ce qu'on lui demandait; et, soit qu'elle crût impossible ou imprudent de résister, soit qu'elle regardât comme dangereux d'entraver dans le moment l'énergie de la commune, elle décida que le nouveau conseil n'aurait aucune autorité sur la municipalité, et ne serait qu'une simple commission de finances, chargée du soin des contributions publiques dans le département de la Seine. Une autre question plus grave préoccupait les esprits, et devait faire ressortir bien plus fortement la différence de sentiment qui existait entre la commune et l'assemblée. On réclamait à grands cris la punition de ceux qui avaient tiré sur le peuple, et qui étaient prêts à se montrer dès que l'ennemi approcherait. On les appelait alternativement les conspirateurs du 10 août, ou les traîtres. La commission martiale, instituée dès le 11 pour juger les Suisses, ne semblait pas suffisante, parce que ses pouvoirs étaient bornés à la poursuite de ces militaires. Le tribunal criminel de la Seine paraissait soumis à des formalités trop lentes, et d'ailleurs on suspectait toutes les autorités antérieures à la journée du 10. La commune demanda donc, le 13, l'érection d'un tribunal spécial pour juger les crimes du 10 août, et qui eût assez de latitude pour atteindre tout ce qu'on appelait les traîtres. L'assemblée renvoya la pétition à sa commission extraordinaire, chargée depuis le mois de juillet de proposer les moyens de salut.

Le 14, une nouvelle députation de la commune arrive au corps législatif, pour demander le décret relatif au tribunal extraordinaire, déclarant que, s'il n'est pas encore rendu, elle est chargée de l'attendre. Le député Gaston adresse à cette députation quelques observations sévères, et elle se retire. L'assemblée persiste à refuser la création d'un tribunal extraordinaire, et se borne à attribuer aux tribunaux établis la connaissance des crimes du 10 août.

A cette nouvelle, une rumeur violente se répand dans Paris. La section des Quinze-Vingts se présente au conseil général de la commune, et annonce que le tocsin sera sonné au faubourg Saint-Antoine, si le décret demandé n'est pas rendu sur-le-champ. Le conseil général envoie alors une nouvelle députation, à la tête de laquelle est Robespierre. Celui-ci prend la parole au nom de la municipalité, et fait aux députés les remontrances les plus insolentes. «La tranquillité du peuple, leur dit-il, tient à la punition des coupables; et cependant vous n'avez rien fait pour les atteindre. Votre décret est insuffisant. Il n'explique point la nature et l'étendue des crimes à punir, car il ne parle que des crimes du 10 août, et les crimes des ennemis de la révolution s'étendent bien au-delà du 10 août et de Paris. Avec une expression pareille, le traître Lafayette échapperait aux coups de la loi! Quant à la forme du tribunal, le peuple ne peut pas tolérer davantage celle que vous lui avez conservée. Le double degré de juridiction cause des délais interminables; et d'ailleurs toutes les anciennes autorités sont suspectes; il en faut de nouvelles; il faut que le tribunal demandé soit composé par des députés pris dans les sections, et qu'il ait la faculté de juger les coupables souverainement et en dernier ressort.»

Cette pétition impérieuse parut plus dure encore par le ton de Robespierre. L'assemblée répondit au peuple de Paris par une adresse dans laquelle elle repoussa tout projet de commission extraordinaire et de chambre ardente, comme indigne de la liberté, et comme propre seulement au despotisme.

Ces raisonnables observations ne produisirent aucun effet; l'irritation n'en devint que plus grande. On ne parla dans tout Paris que du tocsin, et dès le lendemain un représentant de la commune, se présentant à la barre, dit à l'assemblée: «Comme citoyen, comme magistrat du peuple, je viens vous annoncer que ce soir à minuit le tocsin sonnera, et la générale battra. Le peuple est las de n'être point vengé. Craignez qu'il ne se fasse justice lui-même. Je demande, ajouta l'audacieux pétitionnaire, que sans désemparer vous décrétiez qu'il sera nommé un citoyen par chaque section pour former un tribunal criminel.»

Cette menaçante apostrophe souleva l'assemblée, et particulièrement les députés Choudieu et Thuriot, qui réprimandèrent vivement l'envoyé de la commune. Cependant la discussion s'engagea, et la proposition de la commune, fortement appuyée par les membres ardens de l'assemblée, fut enfin convertie en décret. Un corps électoral dut se réunir pour élire les membres d'un tribunal extraordinaire, destiné à juger les crimes commis dans la journée du 10 août, et autres crimes y relatifs, circonstances et dépendances. Ce tribunal, divisé en deux sections, devait juger en dernier ressort et sans appel. Tel fut le premier essai du tribunal révolutionnaire, et la première accélération donnée par la vengeance aux formes de la justice. Ce tribunal fut appelé tribunal du 17 août.

On ignorait encore l'effet produit aux armées par la dernière révolution, et la manière dont avaient été accueillis les décrets du 10. C'était là le point le plus important, et duquel dépendait le sort de la révolution nouvelle. La frontière était toujours partagée en trois corps d'armée, celui du nord, du centre et du midi. Luckner commandait au nord, Lafayette au centre, et Montesquiou au midi. Depuis les malheureuses affaires de Mons et de Tournay, Luckner, pressé par Dumouriez, avait encore essayé l'offensive sur les Pays-Bas; mais il s'était retiré, et, en évacuant Courtray, il avait brûlé les faubourgs, ce qui était devenu un grave motif d'accusation contre le ministère à la veille de la déchéance. Depuis, les armées étaient demeurées dans la plus complète inaction; vivant dans des camps retranchés, et se bornant à de légères escarmouches. Dumouriez, en quittant le ministère, s'était rendu comme lieutenant-général auprès de Luckner, et avait été mal accueilli à l'armée, où dominait l'esprit du parti Lafayette; Luckner, tout à fait soumis dans le moment à cette influence, relégua Dumouriez dans l'un de ces camps, celui de Maulde, et l'y laissa, avec un petit nombre de troupes, s'occuper à des retranchemens et à des escarmouches.

Lafayette, voulant, à cause des dangers du roi, se rapprocher de Paris, désirait prendre le commandement du nord. Cependant il ne voulait point quitter ses troupes, dont il était très aimé, et il convint avec Luckner de changer de position, chacun avec sa division, et de décamper tous les deux, l'un pour se porter au nord, l'autre au centre. Ce déplacement des armées, en présence de l'ennemi, aurait pu avoir des dangers, si très heureusement la guerre n'eût été complètement inactive. Luckner s'était donc rendu à Metz, et Lafayette à Sedan. Pendant ce mouvement croisé, Dumouriez, chargé de suivre avec son petit corps l'armée de Luckner, à laquelle il appartenait, s'arrêta tout à coup en présence de l'ennemi, qui avait fait menace de l'attaquer; et il fut obligé de demeurer dans son camp, sous peine d'ouvrir l'entrée de la Flandre au duc de Saxe-Teschen. Il réunit les autres généraux qui occupaient auprès de lui des camps séparés; il s'entendit avec Dillon, qui arrivait avec une portion de l'armée de Lafayette, et provoqua un conseil de guerre à Valenciennes, pour justifier, parla nécessité, sa désobéissance à Luckner. Pendant ce temps, Luckner était arrivé à Metz, Lafayette à Sedan; et sans les événemens du 10 août, Dumouriez allait peut-être subir une arrestation et un jugement militaire, pour son refus de marcher en avant.

Telle était la situation des armées, lorsque la nouvelle du renversement du trône y fut connue. Le premier soin de l'assemblée législative fut d'y envoyer, comme on l'a vu, trois commissaires, pour porter ses décrets et faire prêter le nouveau serment aux troupes. Les trois, commissaires, arrivés à Sedan, furent reçus par la municipalité, qui tenait de Lafayette l'ordre de les faire arrêter. Le maire les interrogea sur la scène du 10 août, exigea le récit de tous les événemens, et déclara, d'après les secrètes instructions de Lafayette, qu'évidemment l'assemblée législative n'était plus libre lorsqu'elle avait prononcé la suspension du roi; que ses commissaires n'étaient que les envoyés d'une troupe factieuse, et qu'ils allaient être enfermés au nom de la constitution. Ils furent en effet emprisonnés; et Lafayette, pour mettre à couvert les exécuteurs de cet ordre, le prit sous sa propre responsabilité. Immédiatement après, il fit renouveler dans son armée le serment de fidélité à la loi et au roi, et ordonna qu'il fût répété dans tous les corps soumis à son commandement. II comptait sur soixante-quinze départemens, qui avaient adhéré à sa lettre du 16 juin, et il se proposait de tenter un mouvement contraire à celui du 10 août. Dillon, qui était à Valenciennes sous les ordres de Lafayette, et qui avait un commandement supérieur à Dumouriez obéit à son général en chef, fit prêter le serment de fidélité à la loi et au roi, et enjoignit à Dumouriez d'en faire de même dans son camp de Maulde. Dumouriez, jugeant mieux l'avenir, et d'ailleurs irrité contre les feuillans, sous l'empire desquels ils se trouvait, saisit cette occasion de leur résister et de gagner la faveur du gouvernement nouveau, en refusant le serment pour lui et pour ses troupes.

Le 17, le jour même où le nouveau tribunal criminel fut si tumultueusement établi, on apprit par une lettre que les commissaires envoyés à l'armée de Lafayette avaient été arrêtés par ses ordres, et que l'autorité législative était méconnue. Cette nouvelle répandit encore plus d'irritation que d'alarme; les cris contre Lafayette retentirent avec plus de force que jamais. On demanda son accusation, et on reprocha à l'assemblée de ne pas l'avoir prononcée plus tôt. Sur-le-champ un décret fut rendu contre le département des Ardennes; de nouveaux commissaires furent dépêchés avec les mêmes pouvoirs que les précédens, et avec la commission de faire élargir les trois prisonniers. On envoya aussi d'autres commissaires à l'armée de Dillon. Le 19 au matin, l'assemblée déclara Lafayette traître à la patrie, et lança contre lui un décret d'accusation.

La circonstance était grave, et si cette résistance n'était pas vaincue, la nouvelle révolution se trouvait avortée. La France, partagée entre les républicains de l'intérieur et les constitutionnels de l'armée, demeurait divisée en présence de l'ennemi, également exposée à l'invasion et à une réaction terrible. Lafayette devait détester, dans la révolution du 10 août, l'abolition de la constitution de 91, l'accomplissement de toutes les prophéties aristocratiques, et la justification de tous les reproches que la cour adressait à la liberté. Il ne devait voir, dans cette victoire de la démocratie, qu'une anarchie sanglante et une confusion interminable. Pour nous, cette confusion a eu un terme, et le sol au moins a été défendu contre l'étranger; pour Lafayette, l'avenir était effrayant et inconnu; la défense du sol était peu praticable au milieu des convulsions politiques, et il devait éprouver le désir de résister à ce chaos, en s'armant contre les deux ennemis extérieur et intérieur. Mais sa position était difficile, et il n'eût été donné à aucun homme de la surmonter. Son armée lui était dévouée, mais les armées n'ont point de volonté personnelle, et ne peuvent avoir que celle qui leur est communiquée par l'autorité supérieure. Quand une révolution éclate avec la violence de 89, alors, entraînées aveuglément, elles manquent à l'ancienne autorité, parce que la nouvelle impulsion est la plus forte; mais il n'en était pas de même ici. Proscrit, frappé d'un décret, Lafayette ne pouvait, avec sa seule popularité militaire, soulever ses troupes contre l'autorité de l'intérieur, ni, avec son impulsion personnelle, combattre l'impulsion révolutionnaire de Paris. Placé entre deux ennemis, et incertain sur ses devoirs, il ne pouvait qu'hésiter. L'assemblée, au contraire, n'hésitant pas, envoya décrets sur décrets, et les appuyant par des commissaires énergiques, dut l'emporter sur l'hésitation du général et décider l'armée. En effet, les troupes de Lafayette s'ébranlèrent successivement, et parurent l'abandonner. Les autorités civiles, intimidées, cédèrent aux nouveaux commissaires. L'exemple de Dumouriez, qui se déclara pour la révolution du 10 août, acheva de tout entraîner, et le général opposant demeura seul avec son état-major, composé d'officiers feuillans ou constitutionnels.

Bouillé, dont l'énergie n'était pas douteuse, Dumouriez, dont les grands talens ne sauraient être contestés, ne purent pas non plus agir autrement à des époques différentes, et se virent obligés de prendre la fuite. Lafayette ne devait pas être plus heureux. Écrivant aux diverses autorités civiles qui l'avaient secondé dans sa résistance, il prit sur lui la responsabilité des ordres donnés contre les commissaires de l'assemblée, et quitta son camp le 20 août, avec quelques officiers, ses amis et ses compagnons d'armes et d'opinion. Bureau de Puzy, Latour-Maubourg, Lameth, l'accompagnaient. Ils abandonnèrent le camp, n'emportant avec eux qu'un mois de leur Solde, et suivis de quelques domestiques. Lafayette laissa tout en ordre dans son armée et eut soin de faire les dispositions nécessaires pour résister à l'ennemi, en cas d'attaque. Il renvoya quelques cavaliers qui l'escortaient, pour ne pas enlever à la France un seul de ses défenseurs, et le 21, il prit avec ses amis le chemin des Pays-Bas. Arrivés aux avant-postes autrichiens, après une route qui avait épuisé leurs chevaux, ces premiers émigrés de la liberté furent arrêtés, contre le droit des gens, et traités comme prisonniers de guerre. La joie fut grande quand le nom de Lafayette retentit dans le camp des coalisés, et qu'on le sut captif de la ligue aristocratique. Torturer l'un des premiers amis de la révolution, et pouvoir imputer à la révolution elle-même la persécution de ses premiers auteurs, voir se vérifier tous les excès qu'on avait prédits, c'était plus qu'il ne fallait pour répandre une satisfaction universelle dans l'aristocratie européenne.

Lafayette réclama, pour lui et pour ses amis, la liberté qui leur était due; mais ce fut en vain. On la lui offrît au prix d'une rétractation, non pas de toutes ses opinions, mais d'une seule, celle qui était relative à l'abolition de la noblesse. Il refusa, menaçant même, si on interprétait faussement ses paroles, de donner un démenti devant un officier public. Il accepta donc les fers pour prix de sa constance, et alors qu'il croyait la liberté perdue en Europe et en France, il n'éprouva aucun désordre d'esprit; et ne cessa pas de la regarder comme le plus précieux des biens. Il la professa encore, et devant les oppresseurs qui le tenaient dans les cachots, et devant ses anciens amis qui étaient demeurés en France. «Aimez, écrivait-il à ces derniers, aimez toujours la liberté, malgré ses orages, et servez votre pays.» Que l'on compare cette défection à celle de Bouillé, sortant de son pays pour y rentrer avec les souverains ennemis; à celle de Dumouriez, se brouillant, non par conviction, mais par humeur, avec la Convention qu'il avait servie, et on rendra justice à l'homme qui n'abandonne la France que lorsque la vérité à laquelle il croit en est proscrite, et qui ne va point ni la maudire, ni la désavouer dans les armées ennemies, mais qui la professe et la soutient encore dans les cachots!

Cependant ne blâmons pas trop Dumouriez, dont ou va bientôt apprécier les mémorables services. Cet homme flexible et habile avait parfaitement deviné la puissance naissante. Après s'être rendu presque indépendant par son refus d'obéir à Luckner et de quitter le camp de Maulde, après avoir refusé le serment ordonné par Dillon, il fut aussitôt récompensé de son dévouement par le commandement en chef des armées du nord et du centre. Dillon, brave, impétueux, mais aveugle, fut d'abord destitué pour avoir obéi à Lafayette; mais il fut réintégré dans son commandement par le crédit de Damouriez, qui, voulant arriver à son but, et blesser, en y marchant, le moins d'hommes possible, s'empressa de l'appuyer auprès des commissaires de l'assemblée. Dumouriez se trouvait donc général en chef de toute la frontière, depuis Metz jusqu'à Dunkerque. Luckner était à Metz avec son armée autrefois du nord. Inspiré d'abord par Lafayette, il avait paru résister au 10 août; mais, cédant bientôt à son armée et aux commissaires de l'assemblée, il adhéra aux décrets, et, après avoir pleuré encore, obéit à la nouvelle impulsion qui lui était communiquée.

Le 10 août et l'avancement de la saison étaient des motifs pour décider la coalition à pousser enfin la guerre avec activité. Les dispositions des puissances n'étaient point changées à l'égard de la France. L'Angleterre, la Hollande, le Danemarck et la Suisse, promettaient toujours une stricte neutralité. La Suède, depuis la mort de Gustave, y revenait sincèrement; les principautés italiennes étaient fort malveillantes pour nous, mais heureusement très-impuissantes. L'Espagne ne se prononçait pas encore, et demeurait livrée à des intrigues contraires. Restaient pour ennemis prononcés la Russie et les deux principales cours d'Allemagne. Mais la Russie s'en tenait encore à de mauvais procédés, et se bornait à renvoyer notre ambassadeur. La Prusse et l'Autriche portaient seules leurs armes sur nos frontières. Parmi les états allemands, il n'y avait que les trois électeurs ecclésiastiques, et les landgraves des deux Hesse, qui eussent pris une part active à la coalition: les autres attendaient d'y être contraints. Dans cet état de choses, cent trente-huit mille hommes parfaitement organisés et disciplinés menaçaient la France, qui ne pouvait en opposer tout au plus que cent vingt mille, disséminés sur une frontière immense, ne formant sur aucun point une masse suffisante, privés de leurs officiers, n'ayant aucune confiance en eux-mêmes ni dans leurs chefs, et jusque-là toujours battus dans la guerre de postes qu'ils avaient soutenue. Le projet de la coalition était d'envahir hardiment la France en pénétrant par les Ardennes, et en se portant par Châlons sur Paris. Les deux souverains de Prusse et d'Autriche s'étaient rendus en personne à Mayence. Soixante mille Prussiens, héritiers des traditions de la gloire de Frédéric, s'avançaient en une seule colonne sur notre centre; ils marchaient par Luxembourg sur Longwy. Vingt mille Autrichiens, commandés par le général Clerfayt, les soutenaient à droite en occupant Stenay. Seize mille Autrichiens, sous les ordres du prince de Hohenlohe-Kirchberg, et dix mille Hessois, flanquaient la gauche des Prussiens. Le duc de Saxe-Teschen occupait les Pays-Bas, et en menaçait les places fortes. Le prince de Condé, avec six mille émigrés français, s'était porté vers Philipsbourg. Plusieurs autres corps d'émigrés étaient répandus dans les diverses armées prussiennes et autrichiennes. Les cours étrangères, qui ne voulaient pas en réunissant les émigrés leur laisser acquérir trop d'influence, avaient d'abord eu le projet de les fondre dans les régimens allemands, et consentirent ensuite à les laisser exister en corps distincts, mais répartis entre les armées coalisées. Ces corps étaient pleins d'officiers qui s'étaient résignés à devenir soldats; ils formaient une cavalerie brillante, mais plus propre à déployer une grande valeur en un jour périlleux, qu'à soutenir une longue campagne.

Les armées françaises étaient disposées de la manière la plus malheureuse pour résister à une telle masse de forces. Trois généraux, Beurnonville, Moreton et Duval, réunissaient trente mille hommes en trois camps séparés, à Maulde, Maubeuge et Lille. C'étaient là toutes les ressources françaises sur la frontière du nord et des Pays-Bas. L'armée de Lafayette, désorganisée par le départ de sont général, et livrée à la plus grande incertitude de sentimens, campait à Sedan, forte de vingt-trois mille hommes. Dumouriez allait en prendre le commandement. L'armée de Luckner, composée de vingt mille soldats, occupait Metz, et venait, comme toutes les autres, de recevoir un nouveau général, c'était Kellermann. L'assemblée, mécontente de Luckner, n'avait cependant pas voulu le destituer; et, en donnant son commandement à Kellermann, elle lui avait, sous le titre de généralissisme, conservé; le soin d'organiser la nouvelle armée de réserve, et la mission purement honorifique de conseiller les généraux. Restaient Custine, qui, avec quinze mille hommes occupait Landau; et enfin Biron, qui, placé dans l'Alsace avec trente mille hommes, était trop éloigné du principal théâtre de la guerre pour influer sur le sort de la campagne.

Les deux seuls rassemblemens placés sur la rencontre de la grande armée des coalisés, étaient les vingt-trois mille hommes délaissés par Lafayette, et les vingt mille de Kellermann, rangés autour de Metz. Si la grande armée d'invasion, mesurant ses mouvemens à son but, eût marché rapidement sur Sedan, tandis que les troupes de Lafayette, privées de général, livrées au désordre, et n'ayant pas encore été saisies par Dumouriez, étaient sans ensemble et sans direction, le principal corps défensif eût été enlevé, les Ardennes auraient été ouvertes, et les autres généraux se seraient vus obligés de e replier rapidement pour se réunir derrière la Marne. Peut-être n'auraient-ils pas eu le temps de venir de Lille et de Metz à Châlons et à Reims; alors, Paris se trouvant découvert, il ne serait resté au nouveau gouvernement que l'absurde projet d'un camp sous Paris, ou la fuite au-delà de la Loire.

Mais si la France se défendait avec tout le désordre d'une révolution, les puissances étrangères attaquaient avec toute l'incertitude et la divergence de vues d'une coalition. Le roi de Prusse, enivré de l'idée d'une conquête facile, flatté, trompé par les émigrés, qui lui présentaient l'invasion comme une simple promenade militaire, voulait l'expédition la plus hardie. Mais il y avait encore trop de prudence à ses côtés, dans le duc de Brunswick, pour que sa présomption eût au moins l'effet heureux de l'audace et de la promptitude. Le duc de Brunswick, qui voyait la saison très avancée, le pays tout autrement disposé que ne le disaient les émigrés, qui d'ailleurs jugeait de l'énergie révolutionnaire par l'insurrection du 10 août, pensait qu'il valait mieux s'assurer une solide base d'opérations sur la Moselle, en faisant les sièges de Metz et de Thionville, et remettre à la saison prochaine le renouvellement des hostilités, avec l'avantage des conquêtes précédentes. Cette lutte entre la précipitation du souverain et la prudence du général, la lenteur des Autrichiens, qui n'envoyaient sous les ordres du prince de Hohenlohe que dix-huit mille hommes au lieu de cinquante, empêchèrent tout mouvement décisif. Cependant l'armée prussienne continua de marcher vers le centre, et se trouva le 20 devant Longwy, l'une des places fortes les plus avancées de cette frontière.

Dumouriez, qui avait toujours cru qu'une invasion dans les Pays-Bas y ferait éclater une révolution, et que cette invasion sauverait la France des attaques de l'Allemagne, avait tout préparé pour se porter en avant, le jour même où il reçut sa commission de général en chef des deux armées. Déjà il allait prendre l'offensive contre le prince de Saxe-Teschen, lorsque Westermann, si actif au 10 août, et envoyé comme commissaire à l'armée de Lafayette, vint lui apprendre ce qui se passait sur le théâtre de la grande invasion. Le 22 Longwy avait ouvert ses portes aux Prussiens, après un bombardement de quelques heures. Le désordre de la garnison et la faiblesse du commandant en étaient la cause. Fiers de cette conquête et de la prise de Lafayette, les Prussiens penchaient plus que jamais pour le projet d'une prompte offensive. L'armée de Lafayette était perdue si le nouveau général ne venait la rassurer par sa présence, et en diriger les mouvemens d'une manière utile.

Dumouriez abandonna donc son projet favori, et, le 25 ou le 26, se rendit à Sedan où sa présence n'inspira d'abord parmi les, troupes que la haine et les reproches. Il était l'ennemi de Lafayette qu'on chérissait encore. On lui attribuait d'ailleurs cette guerre malheureuse, parce que c'est sous son ministère qu'elle avait été déclarée; enfin il était considéré; comme un homme de plume, et point du tout comme un homme de guerre. Ces propos circulaient partout dans le camp, et arrivaient souvent jusqu'à l'oreille du général. Dumouriez ne se déconcerta pas. Il commença par rassurer les troupes, en affectant une contenance ferme et tranquille, et bientôt il leur fit sentir l'influence d'un commandement plus vigoureux. Cependant la situation de vingt-trois mille hommes désorganisés, en présence de quatre-vingt mille parfaitement disciplinés, était tout à fait désespérante. Les Prussiens, après avoir pris Longwy, avaient bloqué Thionville, et s'avançaient sur Verdun, qui était beaucoup moins capable de résister que la place de Longwy.

Les généraux, rassemblés par Dumouriez, pensaient tous qu'il ne fallait pas attendre les Prussiens à Sedan; mais se retirer rapidement derrière la Marne, s'y retrancher le mieux possible, pour y attendre la jonction des autres armées, et pour couvrir ainsi la capitale, qui n'était séparée de l'ennemi que par quarante lieues. Ils pensaient tous que, si on s'exposait à être battu en voulant résister à l'invasion, la déroute serait complète, que l'armée démoralisée ne s'arrêterait plus depuis Sedan, jusqu'à Paris, et que les Prussiens y marcheraient directement et à pas de vainqueurs. Telle était notre situation militaire, et l'opinion qu'en avaient nos généraux.

L'opinion qu'on s'en formait à Paris n'était pas meilleure, et l'irritation croissait avec le danger. Cependant cette immense capitale, qui n'avait jamais vu l'ennemi dans son sein, et qui se faisait de sa propre puissance une idée proportionnée à son étendue et à sa population, se figurait difficilement qu'on pût pénétrer dans ses murs; elle redoutait beaucoup moins le péril militaire qu'elle n'apercevait pas, et qui était encore loin d'elle, que le péril d'une réaction de la part des royalistes momentanément abattus. Tandis qu'à la frontière les généraux ne voyaient que les Prussiens, à l'intérieur on ne voyait que les aristocrates, conspirant sourdement pour détruire la liberté.

On se disait que le roi était prisonnier, mais que son parti n'en existait pas moins, et qu'il conspirait, comme avant le 10 août, pour ouvrir Paris à l'étranger. On se figurait toutes les grandes maisons de la capitale remplies de rassemblemens armés, prêts à en sortir au premier signal, à délivrer Louis XVI, à s'emparer de l'autorité, et à livrer la France sans défense au fer des émigrés et des coalisés. Cette correspondance entre l'ennemi intérieur et l'ennemi extérieur occupait tous les esprits. Il faut, se disait-on, se délivrer des traîtres, et déjà se formait l'épouvantable idée d'immoler les vaincus, idée qui chez le grand nombre n'était qu'un mouvement d'imagination, et qui chez quelques hommes, ou plus sanguinaires, ou plus ardens, ou plus à portée d'agir, pouvait se changer en un projet réel et médité.

On a déjà vu qu'il avait été question de venger le peuple des coups reçus dans la journée du 10, et qu'il s'était élevé entre l'assemblée et la commune une violente querelle au sujet du tribunal extraordinaire. Ce tribunal, qui avait déjà fait tomber la tête de Dangremont et du malheureux Laporte, intendant de la liste civile, n'agissait point assez vite au gré d'un peuple furieux et exalté, qui voyait des ennemis partout. Il lui fallait des formes plus promptes pour punir les traîtres, et il demandait surtout le jugement des prévenus déférés à la haute cour d'Orléans. C'étaient, pour la plupart, des ministres et de hauts fonctionnaires, accusés, comme on sait, de prévarication. Delessart, le ministre des affaires étrangères, était du nombre. On se récriait de tous côtés contre la lenteur des procédures, on voulait la translation des prisonniers à Paris, et leur prompt jugement par le tribunal du 17 août. L'assemblée consultée à cet égard, ou plutôt sommée de céder au voeu général, et de rendre un décret de translation, avait fait une courageuse résistance. La haute cour nationale était, disait-elle, un établissement constitutionnel, qu'elle ne pouvait changer, parce qu'elle n'avait pas les pouvoirs constituans, et parce que le droit de tout accusé était de n'être jugé que d'après des lois antérieures. Cette question avait de nouveau soulevé des nuées de pétitionnaires, et l'assemblée eut à résister à la fois à une minorité ardente, à la commune, et aux sections déchaînées. Elle se contenta de rendre plus expéditives quelques formes de la procédure, mais elle décréta que les accusés auprès de la haute cour demeureraient à Orléans, et ne seraient pas distraits de la juridiction que la constitution leur avait assurée.

Il se formait ainsi deux opinions: l'une qui voulait qu'on respectât les vaincus, sans déployer pourtant moins d'énergie contre l'étranger; et l'autre qui voulait qu'on immolât d'abord les ennemis cachés, avant de se porter contre les ennemis armés qui s'avançaient sur Paris. Cette dernière pensée était moins une opinion qu'un sentiment aveugle et féroce, composé de peur et de colère, et qui devait s'accroître avec le danger.

Les Parisiens étaient d'autant plus irrités que le péril était plus grand pour leur ville, foyer de toutes les insurrections, et but principal de la marche des armées ennemies. Ils accusaient l'assemblée, composée des députés des départemens, de vouloir se retirer dans les provinces. Les girondins surtout, qui appartenaient pour la plupart aux provinces du midi, et qui formaient cette majorité modérée, odieuse à la commune, les girondins étaient accusés de vouloir sacrifier Paris, par haine pour la capitale. On leur supposait ainsi des sentimens assez naturels, et que les Parisiens pouvaient croire avoir provoqués; mais ces députés aimaient trop sincèrement leur patrie et leur cause pour songer à abandonner Paris. Il est vrai qu'ils avaient toujours pensé que, le Nord perdu, on pourrait se replier sur le Midi; il est vrai que, dans le moment même, quelques-uns d'entre eux regardaient comme prudent de transporter le siège du gouvernement au-delà de la Loire; mais le désir de sacrifier une cité odieuse, et de transporter le gouvernement dans des lieux où ils en seraient maîtres, n'était point dans leur coeur]. Ils avaient trop d'élévation dans l'âme, ils étaient d'ailleurs encore trop puissans, et comptaient trop sur la réunion de la prochaine convention, pour songer déjà à se détacher de Paris.

On accusait donc à la fois leur indulgence pour les traîtres, et leur indifférence pour les intérêts de la capitale. Forcés de lutter contre les hommes les plus violens; il devaient, même en ayant le nombre et la raison pour eux, céder à l'activité et à l'énergie de leurs adversaires. Dans le conseil exécutif, ils étaient cinq contre un; car, outre les trois ministres Servan, Clavière et Roland, pris dans leur sein, les deux autres, Monge et Lebrun, étaient aussi de leur choix. Mais le seul Danton, qui, sans être leur ennemi personnel, n'avait ni leur modération ni leurs opinions, le seul Danton dominait le conseil, et leur enlevait toute influence. Tandis que Clavière tâchait de réunir quelques ressources financières, que Servan se hâtait de procurer des renforts aux généraux, que Roland répandait les circulaires les plus sages pour éclairer les provinces, diriger les autorités locales, empêcher leurs empiètemens de pouvoir, et arrêter les violences de toute espèce, Danton s'occupait de placer dans l'administration toutes ses créatures. Il envoyait partout ses fidèles cordeliers, se procurait ainsi de nombreux appuis, et faisait partager à ses amis les profits de la révolutions. Entraînant ou effrayant ses collègues, il ne trouvait d'obstacle que dans la ridigité inflexible de Roland, qui rejetait souvent ou les mesures ou les sujets qu'il proposait. Danton en était contrarié, sans rompre néanmoins avec Roland, et il tâchait d'emporter le plus de nominations ou de décisions possible.

Danton, dont la véritable domination était dans Paris, voulait la conserver, et il était bien décidé à empêcher toute translation au-delà de la Loire. Doué d'une audace extraordinaire, ayant proclamé l'insurrection la veille du 10 août, lorsque tout le monde hésitait encore, il n'était pas homme à reculer, et il pensait qu'il fallait s'ensevelir dans la capitale. Maître du conseil, lié avec Marat et le comité de surveillance de la commune, écouté dans tous les clubs, vivant enfin au milieu de la multitude, comme dans un élément qu'il soulevait à volonté, Danton était l'homme le plus, puissant de Paris; et cette puissance, fondée sur un naturel violent, qui le mettait en rapport avec les passions du peuple, devait être redoutable aux vaincus. Dans son ardeur révolutionnaire, Danton penchait pour toutes les idées de vengeance que repoussaient les girondins. Il était le chef de ce parti parisien qui se disait: «Nous ne reculerons pas, nous périrons dans la capitale et sous ses ruines; mais nos ennemis périront avant nous.» Ainsi se préparaient dans les âmes d'épouvantables sentimens, et des scènes horribles allaient en être l'affreuse conséquence.

[Illustration: PRISON DE L'ABBAYE.]

Le 26, la nouvelle de la prise de Longwy se répandit avec rapidité, et causa dans Paris une agitation générale. On disputa pendant toute la journée sur sa vraisemblance; enfin elle ne put être contestée, et on sut que la place avait ouvert ses portes après un bombardement de quelques heures. La fermentation fut si grande, que l'assemblée décréta la peine de mort contre tout citoyen qui, dans une place assiégée, parlerait de se rendre. Sur la demande de la commune, on ordonna que Paris et les départemens voisins fourniraient, sous quelques jours, trente mille hommes armés et équipés. L'enthousiasme qui régnait rendait cet enrôlement facile, et le nombre rassurait sur le danger. On ne se figurait pas que cent mille Prussiens pussent l'emporter sur quelques millions d'hommes qui voulaient se défendre; on travailla avec une nouvelle activité au camp sous Paris, et toutes les femmes se réunirent dans les églises pour contribuer à préparer les effets de campement.

Danton se rendit à la commune, et, sur sa proposition, on eut recours aux moyens les plus extrêmes. On résolut de faire dans les sections le recensement de tous les indigens, de leur donner une paye et des armes; on ordonna en outre le désarmement et l'arrestation des suspects, et on réputa tels tous les signataires de la pétition contre le 20 juin et contre le décret du camp sous Paris. Pour opérer ce désarmement et cette arrestation, on imagina les visites domiciliaires, qu'on organisa de la manière la plus effrayante. Les barrières devaient être fermées pendant quarante-huit heures, à partir du 25 août au soir, et aucune permission de sortir ne pouvait être délivrée pour aucun motif. Des pataches étaient placées sur la rivière, pour empêcher toute évasion par cette issue. Les communes environnantes étaient chargées d'arrêter quiconque serait surpris dans la campagne ou sur les routes. Le tambour devait annoncer les visites, et à ce signal, chaque citoyen était tenu de se rendre chez lui, sous peine d'être traité comme suspect de rassemblement, si on le trouvait chez autrui. Pour cette raison, toutes les assemblées de section, et le grand tribunal lui-même, devaient vaquer pendant ces deux jours. Des commissaires de la commune, assistés de la force armée, avaient la mission de faire les visites, de s'emparer des armes, et d'arrêter les suspects, c'est-à-dire les signataires de toutes les pétitions déjà désignées, les prêtres non assermentés, les citoyens qui mentiraient dans leurs déclarations, ceux contre lesquels il existait des dénonciations, etc., etc… A dix heures du soir, les voitures devaient cesser de circuler, et la ville être illuminée pendant toute la nuit.

Telles furent les mesures prises pour arrêter, disait-on, les mauvais citoyens qui se cachaient depuis le 10 août. Dès le 27 au soir, on commença ces visites, et un parti, livré à la dénonciation d'un autre, fut exposé à être jeté tout entier dans les prisons. Tout ce qui avait appartenu à l'ancienne cour, ou par les emplois, ou par le rang, ou par les assiduités au château; tout ce qui s'était prononcé pour elle lors des divers mouvemens royalistes, tous ceux qui avaient de lâches ennemis, capables de se venger par une dénonciation, furent jetés dans les prisons au nombre de douze ou quinze mille individus. C'était le comité de surveillance de la commune qui présidait à ces arrestations, et les faisait exécuter sous ses yeux. Ceux qu'on arrêtait étaient conduits d'abord de leur demeure au comité de leur section, et de ce comité à celui de la commune. Là, ils étaient brièvement questionnés sur leurs sentimens et sur les actes qui en prouvaient le plus ou moins d'énergie. Souvent un seul membre du comité les interrogeait, tandis que les autres membres, accablés de plusieurs jours de veille, dormaient sur les chaises ou sur les tables. Les individus arrêtés étaient d'abord déposés à l'Hôtel-de-Ville, et ensuite distribués dans les prisons ou il restait encore quelque place. Là, se trouvaient enfermées toutes les opinions qui s'étaient succédé jusqu'au 10 août, tous les rangs qui avaient été renversés, et de simples bourgeois déjà estimés aussi aristocrates que des ducs et des princes.

La terreur régnait dans Paris. Elle était chez les républicains menacés par les armées prussiennes, et chez les royaliste menacés par les républicains. Le comité de défense générale, établi dans l'assemblée pour aviser aux moyens de résister à l'ennemi, se réunit le 30, et appela dans son sein le conseil exécutif pour délibérer sur les moyens de salut public. La réunion était nombreuse, parce qu'aux membres du comité se joignirent une foule de députés qui voulaient assister à cette séance. Divers avis furent ouverts. Le ministre Servan n'avait aucune confiance dans les armées, et ne pensait pas que Dumouriez pût, avec les vingt-trois mille hommes que lui avait laissés Lafayette, arrêter les Prussiens. Il ne voyait entre eux et Paris aucune position assez forte pour leur tenir tête, et arrêter leur marche. Chacun pensait comme lui à cet égard, et après avoir proposé de porter toute la population en armes sous les murs de Paris, pour y combattre avec désespoir, on parla de se retirer au besoin à Saumur, pour mettre, entre l'ennemi et les autorités dépositaires de la souveraineté nationale, de nouveaux espaces et de nouveaux obstacles. Vergniaud, Guadet, combattirent l'idée de quitter Paris. Après eux, Danton prit la parole.

«On vous propose, dit-il, de quitter Paris. Vous n'ignorez pas que, dans l'opinion des ennemis, Paris représente la France, et que leur céder ce point, c'est leur abandonner la révolution. Reculer c'est nous perdre. Il faut donc nous maintenir ici par tous les moyens, et nous sauver par l'audace.

«Parmi les moyens proposés, aucun ne m'a semblé décisif. Il faut ne pas se dissimuler la situation dans laquelle nous a placés le 10 août. Il nous a divisés en républicains et en royalistes, les premiers peu nombreux, et les seconds beaucoup. Dans cet état de faiblesse, nous, républicains, nous sommes exposés à deux feux, celui de l'ennemi, placé au dehors, et celui des royalistes, placés au dedans. Il est un directoire royal qui siége secrètement, à Paris, et correspond avec l'armée prussienne. Vous dire où il se réunit, qui le compose, serait impossible aux ministres. Mais pour le déconcerter, et empêcher sa funeste correspondance avec l'étranger, il faut… il faut faire peur aux royalistes…»

A ces mots, accompagnés d'un geste exterminateur, l'effroi se peignit sur les visages. «Il faut, vous dis-je, reprit Danton, faire peur aux royalistes!… C'est dans Paris surtout qu'il vous importe de vous maintenir, et ce n'est pas en vous épuisant dans des combats incertains que vous y réussirez….» La stupeur se répandit aussitôt dans le conseil. Aucun mot ne fut ajouté à ces paroles, et chacun se retira sans prévoir précisément, sans oser même pénétrer ce que préparait le ministre.

Il se rendit immédiatement après au comité de surveillance de la commune, qui disposait souverainement de la personne de tous les citoyens, et où régnait Marat. Les collègues ignorans et aveugles de Marat étaient Panis et Sergent, déjà signalés au 20 juin et au 10 août, et les nommés Jourdeuil, Duplain, Lefort et Lenfant. Là, dans la nuit du jeudi 30 août au vendredi 31, furent médités d'horribles projets contre les malheureux détenus dans les prisons de Paris. Déplorable et terrible exemple des emportemens politiques! Danton, que toujours on trouva sans haine contre ses ennemis personnels, et souvent accessible à la pitié, prêta son audace aux horribles rêveries de Marat: ils formèrent tous deux un complot dont plusieurs siècles ont donné l'exemple, mais qui, à la fin du dix-huitième, ne peut pas s'expliquer par l'ignorance des temps et la férocité des moeurs. On a vu, trois années auparavant, le nommé Maillard figurer à la tête des femmes soulevées dans les fameuses journées du 5 et du 6 octobre. Ce Maillard, ancien huissier, homme intelligent et sanguinaire, s'était composé une bande d'hommes grossiers et propres à tout oser, tels enfin qu'on les trouve dans les classes où l'éducation n'a pas épuré les penchans en éclairant l'intelligence. Il était connu comme maître de cette bande, et, s'il faut en croire une révélation récente, on l'avertit de se tenir prêt à agir au premier signal, de se placer d'une manière utile et sûre, de préparer des assommoirs, de prendre des précautions pour empêcher les cris des victimes, de se procurer du vinaigre, des balais de houx, de la chaux vive, des voitures couvertes, etc.

Dès cet instant, le bruit d'une terrible exécution se répandit sourdement. Les parens des détenus étaient dans les angoisses, et le complot, comme celui du 10 août, du 20 juin, et tous les autres, éclatait d'avance par des signes sinistres. De toutes parts, on répétait qu'il fallait, par un exemple terrible, effrayer les conspirateurs qui du fond des prisons s'entendaient avec l'étranger. On se plaignait de la lenteur du tribunal chargé de punir les coupables du 10 août, et on demandait à grands cris une prompte justice. Le 31, l'ancien ministre Montmorin est acquitté par le tribunal du 17 août, et on répand que la trahison est partout, et que l'impunité des coupables est assurée. Dans la même journée, on assure qu'un condamné a fait des révélations. Ces révélations portent que dans la nuit les prisonniers doivent s'échapper des cachots, s'armer, se répandre dans la ville, y commettre d'horribles vengeances, enlever ensuite le roi, et ouvrir Paris aux Prussiens. Cependant les détenus qu'on accusait tremblaient pour leur vie; leurs parens étaient consternés, et la famille royale n'attendait que la mort au fond de la tour du Temple.

Aux Jacobins, dans les sections, au conseil de la commune, dans la minorité de l'assemblée, il était une foule d'hommes qui croyaient à ces complots supposés, et qui osaient déclarer légitime l'extermination des détenus. Certes la nature ne fait pas tant de monstres pour un seul jour, et l'esprit de parti seul peut égarer tant d'hommes à la fois! Triste leçon pour les peuples! on croit à des dangers, on se persuade qu'il faut les repousser; on le répète, on s'enivre, et tandis que certains hommes proclament avec légèreté qu'il faut frapper, d'autres frappent avec une audace sanguinaire.

Le samedi 1er septembre, les quarante-huit heures fixées pour la fermeture des barrières et l'exécution des visites domiciliaires étaient écoulées, et les communications furent rétablies. Mais tout à coup se répand, dans la journée, la nouvelle de la prise de Verdun. Verdun n'est qu'investi, mais on croit que la place est emportée, et qu'une trahison nouvelle l'a livrée comme celle de Longwy. Danton fait aussitôt décréter par la commune, que le lendemain, 2 septembre, on battra la générale, on sonnera le tocsin, on tirera le canon d'alarme, et que tous les citoyens disponibles se rendront en armes au Champ-de-Mars, y camperont pendant le reste de la journée, et partiront le lendemain pour se rendre sous les murs de Verdun. A ces terribles apprêts, il devient évident qu'il s'agit d'autre chose que d'une levée en masse. Des parens accourent et font des efforts pour obtenir l'élargissement des détenus. Manuel, le procureur-syndic, supplié par une femme généreuse, élargit, dit-on, deux prisonniers de la famille La Trémouille. Une autre femme, madame Fausse-Lendry, s'obstine à vouloir suivre dans sa captivité son oncle l'abbé de Rastignac, et Sergent lui répond: «Vous faites une imprudence; «les prisons «ne sont pas sûres

Le lendemain, 2 septembre, était un dimanche, l'oisiveté augmentait le tumulte populaire. Des attroupemens nombreux se montraient partout, et on répandait que l'ennemi pouvait être à Paris sous trois jours. La commune informe l'assemblée des mesures qu'elle a prises pour la levée en masse des citoyens. Vergniaud, saisi d'un enthousiasme patriotique, prend aussitôt la parole, félicite les Parisiens de leur courage, les loue de ce qu'ils ont converti le zèle des motions en un zèle plus actif et plus utile, celui des combats. «Il paraît, ajoute-t-il, que le plan de l'ennemi est de marcher droit sur la capitale, en laissant les places fortes derrière lui. Eh bien! ce projet fera notre salut et sa perte. Nos armées, trop faibles pour lui résister, seront assez fortes pour le harceler sur ses derrières; et tandis qu'il arrivera, poursuivi par nos bataillons, il trouvera en sa présence l'armée parisienne, rangée en bataille sous les murs de la capitale; et, enveloppé là de toutes parts, il sera dévoré par cette terre qu'il avait profanée. Mais au milieu de ces espérances flatteuses, il est un danger qu'il ne faut pas dissimuler, c'est celui des terreurs paniques. Nos ennemis y comptent, et sèment l'or pour les produire; et, vous le savez, il est des hommes pétris d'un limon si fangeux, qu'ils se décomposent à l'idée du moindre danger. Je voudrais qu'on pût signaler cette espèce sans ame et à figure humaine, en réunir tous les individus dans une même ville, à Longwy par exemple, qu'on appellerait la ville des lâches, et là, devenus l'objet de l'opprobre, ils ne sèmeraient plus l'épouvante chez leurs concitoyens, ils ne leur feraient plus prendre des nains pour des géans, et la poussière qui vole devant une compagnie de houlans pour des bataillons armés!

«Parisiens, c'est aujourd'hui qu'il faut déployer une grande énergie! Pourquoi les retranchemens du camp ne sont-ils pas plus avancés? Où sont les bêches, les pioches, qui ont élevé l'autel de la fédération et nivelé le Champ-de-Mars? Vous avez manifesté une grande ardeur pour les fêtes; sans doute vous n'en montrerez pas moins pour les combats: vous avez chanté, célébré la liberté; il faut la défendre! Nous n'avons plus à renverser des rois de bronze, mais des rois vivans et armés de leur puissance. Je demande donc que rassemblée nationale donne le premier exemple, et envoie douze commissaires, non pour faire des exhortations, mais pour travailler eux-mêmes et piocher de leurs mains, à la face de tous les citoyens.»

Cette proposition est adoptée avec le plus grand enthousiasme. Danton succède à Vergniaud, il fait part des mesures prises, et en propose de nouvelles. «Une partie du peuple, dit-il, va se porter aux frontières, une autre va creuser des retranchemens, et la troisième avec des piques défendra l'intérieur de nos villes. Mais ce n'est pas assez: il faut envoyer partout des commissaires et des courriers pour engager la France entière à imiter Paris; il faut rendre un décret par lequel tout citoyen soit obligé, sous peine de mort, de servir de sa personne, ou de remettre ses armes.» Danton ajoute: «Le canon que vous allez entendre n'est point le canon d'alarme, c'est le pas de charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, pour les atterrer, que faut-il? De l'audace, encore de l'audace, et toujours de l'audace!»

Les paroles et l'action du ministre agitent profondément les assistans. Sa motion est adoptée, il sort, et se rend au comité de surveillance. Toutes les autorités, tous les corps, l'assemblée, la commune, les sections, les jacobins, étaient en séance. Les ministres, réunis à l'hôtel de la marine, attendaient Danton pour tenir conseil. La ville entière était debout. Une terreur profonde régnait dans les prisons. Au Temple, la famille royale, que chaque mouvement devait menacer plus que tous les autres prisonniers, demandait avec anxiété la cause de tant d'agitations. Dans les diverses prisons, les geôliers semblaient consternés. Celui de l'Abbaye avait dès le matin fait sortir sa femme et ses enfans. Le dîner avait été servi aux prisonniers deux heures avant l'instant accoutumé; tous les couteaux avaient été retirés de leurs serviettes. Frappés de ces circonstances, ils interrogeaient avec instance leurs gardiens, qui ne voulaient pas répondre. A deux heures enfin la générale commence à battre, le tocsin sonne et le canon d'alarme retentit dans l'enceinte de la capitale. Des troupes de citoyens se rendent vers le Champ-de-Mars; d'autres entourent la commune, l'assemblée, et remplissent les places publiques.

Il y avait à l'Hôtel-de-Ville vingt-quatre prêtres, qui, arrêtés à cause de leur refus de prêter serment, devaient être transférés de la salle du dépôt aux prisons de l'Abbaye. Soit intention, soit effet du hasard, on choisit ce moment pour leur translation. Ils sont placés dans six fiacres, escortés par des fédérés bretons et marseillais, et sont conduits au petit pas vers le faubourg Saint-Germain, en suivant les quais, le Pont-Neuf et la rue Dauphine. On les entoure, et on les accable d'outrages. «Voilà, disent les fédérés, les conspirateurs qui devaient égorger nos femmes et nos enfans; tandis que nous serions à la frontière.» Ces paroles augmentent encore le tumulte. Les portières des voitures étaient ouvertes; les malheureux prêtres veulent les fermer pour se mettre à l'abri des mauvais traitemens, mais on les en empêche, et ils sont obligés de souffrir patiemment les coups et les injures. Enfin ils arrivent dans la cour de l'Abbaye, où se trouvait déjà réunie une foule immense. Cette cour conduisait aux prisons, et communiquait avec la salle où le comité de la section des Quatre-Nations tenait ses séances. Le premier fiacre arrive devant la porte du comité, et se trouve entouré d'une foule d'hommes furieux. Maillard était présent. La portière s'ouvre; le premier des prisonniers s'avance pour descendre et entrer au comité, mais il est aussitôt percé de mille coups. Le second se rejette dans la voiture, mais il en est arraché de vive force, et immolé comme le précédent. Les deux autres le sont à leur tour, et les égorgeurs abandonnent la première voiture pour se porter sur les suivantes. Elles arrivent l'une après l'autre dans la cour fatale, et le dernier des vingt-quatre prêtres est égorgé, au milieu des hurlemens d'une population furieuse[2].

Dans ce moment accourt Billaud-Varennes, membre du conseil de la commune, et le seul, entre les organisateurs de ces massacres, qui les ait constamment approuvés, et qui ait osé en soutenir la vue avec une cruauté intrépide. Il arrive revêtu de son écharpe, marche dans le sang et sur les cadavres, parle à la foule des égorgeurs, et lui dît: Peuple, tu immoles tes ennemis, tu fais ton devoir. Une voix s'élève après celle de Billaud, c'est celle de Maillard: Il n'y a plus rien à faire ici, s'écrie-t-il; allons aux Carmes! Sa bande le suit alors, et ils se précipitent tous ensemble vers l'église des Carmes, où deux cents prêtres avaient été enfermés. Ils pénètrent dans l'église, et égorgent les malheureux prêtres qui priaient le ciel, et s'embrassaient les uns les autres à l'approche de la mort. Ils demandent à grands cris l'archevêque d'Arles, le cherchent, le reconnaissent, et le tuent d'un coup de sabre sur le crâne. Après s'être servis de leurs sabres, ils emploient les armes à feu, et font des décharges générales dans le fond des salles, dans le jardin, sur les murs et sur les arbres, où quelques-unes des victimes cherchaient à se sauver.

Tandis que le massacre s'achève aux Carmes, Maillard revient à l'Abbaye avec une partie des siens. Il était couvert de sang et de sueur; il entre au comité de la section des Quatre-Nations, et demande du vin pour les braves travailleurs qui délivrent la nation de ses ennemis. Le comité tremblant leur en accorde vingt-quatre pintes.

Le vin est servi dans la cour, et sur des tables entourées de cadavres égorgés dans l'après-midi. On boit, et tout-à coup, montrant la prison, Maillard s'écrie: A l'Abbaye! A ces mots, on le suit, et on attaque la porte. Les prisonniers épouvantés entendent les hurlemens, signal de leur mort. Les portes sont ouvertes; les premiers détenus qui s'offrent sont saisis, traînés par les pieds et jetés tout sanglans dans la cour. Tandis qu'on immole sans distinction les premiers venus, Maillard et ses affidés demandent les écrous et les clés des diverses prisons. L'un d'eux, s'avançant vers la porte du guichet, monte sur un tabouret, et prend la parole. «Mes amis, dit-il, vous voulez détruire les aristocrates, qui sont les ennemis du peuple, et qui devaient égorger vos femmes et vos enfans tandis que vous seriez à la frontière. Vous avez raison, sans doute; mais vous êtes de bons citoyens, vous aimez la justice, et vous seriez désespérés de tremper vos mains dans le sang innocent.—Oui! oui! s'écrient les exécuteurs.—Eh bien! je vous le demande, quand vous voulez, sans rien entendre, vous jeter comme des tigres en fureur sur des hommes qui vous sont inconnus, ne vous exposez-vous pas à confondre les innocens avec les coupables?» Ces paroles sont interrompues par un des assistans, qui, armé d'un sabre, s'écrie à son tour: «Voulez-vous, vous aussi, nous endormir? Si les Prussiens et les Autrichiens étaient à Paris, chercheraient-ils à distinguer les coupables. J'ai une femme et des enfans que je ne veux pas laisser en danger. Si vous voulez, donnez des armes à ces coquins, nous les combattrons à nombre égal, et avant de partir, Paris en sera purgé.—Il a raison, il faut entrer», se disent les autres; ils poussent et s'avancent. Cependant on les arrête, et on les oblige à consentir à une espèce de jugement. Il est convenu qu'on prendra le registre des écrous, que l'un d'eux fera les fonctions de président, lira les noms, les motifs de la détention, et prononcera à l'instant même sur le sort du prisonnier. «Maillard! Maillard président!» s'écrient plusieurs voix; et il entre aussitôt en fonction. Ce terrible président s'assied aussitôt devant une table, place sous ses yeux le registre des écrous, s'entoure de quelques hommes pris au hasard pour donner leur avis, en dispose quelques-uns dans la prison pour amener les prisonniers, et laisse les autres à la porte pour consommer le massacre. Afin de s'épargner des scènes de désespoir, il est convenu qu'il prononcera ces mots: Monsieur, à la Force, et qu'alors jeté hors du guichet, le prisonnier sera livré, sans s'en douter, aux sabres qui l'attendent.

On amène d'abord les Suisses détenus à l'Abbaye, et dont les officiers avaient été conduits à la Conciergerie. «C'est vous, leur dit Maillard, qui avez assassiné le peuple au 10 août.—Nous étions attaqués, répondent ces malheureux, et nous obéissions à nos chefs.—Au reste, reprend froidement Maillard, il ne s'agit que de vous conduire à la Force.» Mais les malheureux, qui avaient entrevu les sabres menaçans de l'autre côté du guichet, ne peuvent s'abuser. Il faut sortir, ils reculent, se rejettent en arrière. L'un d'eux, d'une contenance plus ferme, demande où il faut passer. On lui ouvre la porte, et il se précipite tête baissée au milieu des sabres et des piques. Les autres s'élancent après lui, et subissent le même sort.

Les exécuteurs retournent à la prison, entassent les femmes dans une même salle, et amènent de nouveaux prisonniers. Quelques prisonniers accusés de fabrication de faux assignats, sont immolés les premiers. Vient après eux le célèbre Montmorin, dont l'acquittement avait causé tant de tumulte et ne lui avait pas valu la liberté. Amené devant le sanglant président, il déclare que, soumis à un tribunal régulier, il n'en peut reconnaître d'autre. «Soit, répond Maillard; vous irez donc à la Force attendre un nouveau jugement.» L'ex-ministre trompé demande une voiture. On lui répond qu'il en trouvera une à la porte. Il demande encore quelques effets, s'avance vers la porte, et reçoit la mort.

On amène ensuite Thierry, valet-de-chambre du roi. Tel maître tel valet, dit Maillard, et le malheureux est assassiné. Viennent après les juges de paix Buob et Bocquillon, accusés d'avoir fait partie du comité secret des Tuileries. Ils sont égorgés pour cette cause. La nuit s'avance ainsi, et chaque prisonnier, entendant les hurlemens des assassins, croit toucher à sa dernière heure.

Que faisaient en ce moment les autorités constituées, tous les corps assemblés, tous les citoyens de Paris! Dans cette immense capitale, le calme, le tumulte, la sécurité, la terreur, peuvent régner ensemble, tant une partie est distante de l'autre. L'assemblée n'avait appris que très tard les malheurs des prisons, et, frappée de stupeur, elle avait envoyé des députés pour apaiser le peuple, et sauver les victimes. Las commune avait délégué des commissaires pour délivrer les prisonniers pour dettes, et distinguer ce qu'elle appelait les innocens et les coupables. Enfin les jacobins, quoique en séance, et instruits de ce qui se passait, semblaient observer un silence convenu. Les ministres, réunis à l'hôtel de la marine pour former le conseil, n'étaient pas encore avertis, et attendaient Danton qui se trouvait au comité de surveillance. Le commandant-général Santerre avait, disait-il à la commune, donné des ordres, mais on ne lui obéissait pas, et presque tout son monde était occupé à la garde des barrières. Il est certain qu'il y avait des commandemens inconnus et contradictoires, et que tous les signes d'une autorité secrète et opposée à l'autorité publique s'étaient manifestés. A la cour de l'Abbaye, se trouvait un poste de garde nationale, qui avait la consigne de laisser entrer et de ne pas laisser sortir. Ailleurs, des postes attendaient des ordres et ne les recevaient pas. Santerre avait-il perdu la raison comme au 10 août, ou bien était-il dans le complot? Tandis que des commissaires, publiquement envoyés par la commune, venaient conseiller le calme et arrêter le peuple, d'autres membres de la même commune se présentaient au comité des Quatre-Nations, qui siégeait à côté des massacres, et disaient: Tout va-t-il bien ici comme aux Carmes? La commune nous envoie pour vous offrir des secours si vous en avez besoin.

Les commissaires envoyés par l'assemblée et par la commune, pour arrêter les meurtres, furent impuissans. Ils avaient trouvé une foule immense qui assiégeait les environs de la prison et assistait à cet affreux spectacle aux cris de vive la nation! Le vieux Dusaulx, monté sur une chaise, essaya de prononcer les mots de clémence, sans pouvoir se faire entendre. Bazire, plus adroit, avait feint d'entrer dans le ressentiment de cette multitude, mais ne fut plus écouté dès qu'il voulut réveiller des sentimens de miséricorde. Manuel, le procureur de la commune, saisi de pitié, avait couru les plus grands dangers sans pouvoir sauver une seule victime. A ces nouvelles, la commune, un peu plus émue, dépêcha une seconde députation pour calmer les esprits et éclairer le peuple sur ses véritables intérêts. Cette députation, aussi impuissante que la première, ne put que délivrer quelques femmes et quelques débiteurs.

Le massacre continue pendant cette horrible nuit. Les égorgeurs se succèdent du tribunal dans les guichets, et sont tour à tour juges et bourreaux. En même temps ils boivent, et déposent sur une table leurs verres empreints de sang. Au milieu de ce carnage, ils épargnent cependant quelques victimes, et éprouvent en les rendant à la vie une joie inconcevable. Un jeune homme, réclamé par une section, et déclaré pur d'aristocratie, est acquitté aux cris de vive la nation, et porté en triomphe sur les bras sanglans des exécuteurs. Le vénérable Sombreuil, gouverneur des Invalides, est amené à son tour, et condamné à être transféré à la Force. Sa fille l'a aperçu du milieu de la prison; elle s'élance au travers des piques et des sabres, serre son père dans ses bras, s'attache à lui avec tant de force, supplie les meurtriers avec tant de larmes et un accent si déchirant, que leur fureur étonnée est suspendue. Alors, comme pour mettre à une nouvelle épreuve cette sensibilité qui les touche: Bois, disent-ils à cette fille généreuse, bois du sang des aristocrates, et ils lui présentent un vase plein de sang: elle boit, et son père est sauvé. La fille de Cazotte est parvenue aussi à envelopper son père dans ses bras; elle a prié comme la généreuse Sombreuil, a été irrésistible comme elle, et, plus heureuse, a obtenu le salut de son père, sans qu'un prix horrible ait été imposé à son amour. Des larmes coulent des yeux de ces hommes féroces; et ils reviennent encore demander des victimes! L'un d'entre eux retourne dans la prison pour conduire des prisonniers à la mort; il apprend que les malheureux qu'il venait égorger ont manqué d'eau pendant vingt-deux heures, et il veut aller tuer le geôlier. Un autre s'intéresse à un prisonnier qu'il traduit au guichet, parce qu'il lui a entendu parler la langue de son pays. «Pourquoi es-tu ici? dit-il à M. Journiac de Saint-Méard. Si tu n'es pas un traître, le président, qui ri est pas un sot, saura te rendre justice. Ne tremble pas, et réponds bien.» M. Journiac est présenté à Maillard, qui regarde l'écrou. «Ah! dit Maillard, c'est vous, monsieur Journiac, qui écriviez dans le journal de la cour et de la ville?—Non, répond le prisonnier, c'est une calomnie; je n'y ai jamais écrit.—Prenez garde de nous tromper, reprend Maillard, car tout mensonge est ici puni de mort. Ne vous êtes-vous pas récemment absenté pour aller à l'armée des émigrés?—C'est encore une calomnie; j'ai un certificat attestant que, depuis vingt-trois mois, je n'ai pas quitté Paris.—De qui est le certificat? la signature en est-elle authentique?» Heureusement pour M. de Journiac, il y avait dans le sanguinaire auditoire un homme auquel le signataire du certificat était personnellement connu. La signature est en effet vérifiée et déclarée véritable. «Vous le voyez donc, reprend M. de Journiac, on m'a calomnié.—Si le calomniateur était ici, reprend Maillard, une justice terrible en serait faite. Mais répondez, n'avait-on aucun motif de vous enfermer?—Oui, reprend M. de Journiac, j'étais connu pour aristocrate.—Aristocrate!—Oui, aristocrate; mais vous n'êtes pas ici pour juger les opinions; vous ne devez juger que la conduite. La mienne est sans reproche; je n'ai jamais conspiré; mes soldats, dans le régiment que je commandais, m'adoraient, et ils me chargèrent à Nancy d'aller m'emparer de Malseigne.» Frappés de tant de fermeté, les juges se regardent, et Maillard donne le signal de grâce. Aussitôt des cris de vive la nation! retentissent de toutes parts. Le prisonnier est embrassé. Deux individus s'emparent de lui, et, le couvrant de leurs bras, le font passer sain et sauf à travers la haie menaçante des piques et des sabres. M. de Journiac veut leur donner de l'argent, mais ils refusent, et ne demandent qu'à l'embrasser. Un autre prisonnier, sauvé de même, est reconduit chez lui avec le même empressement. Les exécuteurs, tout sanglans, demandent à être témoins de la joie de sa famille, et immédiatement après ils retournent au carnage. Dans cet état convulsif, toutes les émotions se succèdent dans le coeur de l'homme. Tour à tour animal doux et féroce, il pleure ou égorge. Plongé dans le sang, il est tout à coup touché par un beau dévouement, par une noble fermeté, il est sensible à l'honneur de paraître juste, à la vanité de paraître probe ou désintéressé. Si dans ces déplorables journées de septembre, on vit quelques-uns de ces sauvages devenus meurtriers et voleurs à la fois, on en vit aussi qui venaient déposer sur le bureau du comité de l'Abbaye les bijoux sanglans trouvés sur les prisonniers.

Pendant cette affreuse nuit, la troupe s'était divisée, et avait porté le ravage dans les autres prisons de Paris. Au Châtelet, à la Force, à la Conciergerie, aux Bernardins, à Saint-Firmin, à la Salpétrière, à Bicêtre, les mêmes massacres avaient été commis, et des flots de sang avaient coulé comme à l'Abbaye. Le lendemain, lundi 3 septembre, le jour éclaira l'affreux carnage de la nuit, et la stupeur régna dans Paris. Billaud-Varennes reparut à l'Abbaye, où la veille il avait encouragé ce qu'on appelait les travailleurs. Il leur adressa de nouveau la parole: «Mes amis, leur dit-il, en égorgeant des scélérats, vous avez sauvé la patrie. La France vous doit une reconnaissance éternelle, et la municipalité ne sait comment s'acquitter envers vous. Elle vous offre 24 livres à chacun, et vous allez être payés sur-le-champ.» Ces paroles furent couvertes d'applaudissemens, et ceux auxquels elles s'adressaient suivirent alors Billaud-Varennes dans le comité, pour se faire délivrer le paiement qui leur était promis. «Où voulez-vous, dit le président à Billaud, que nous trouvions des fonds pour payer?» Billaud, faisant alors un nouvel éloge des massacres répondit au président que le ministre de l'intérieur devait en avoir pour cet usage. On courut chez Roland, qui venait d'apprendre avec le jour les crimes de la nuit, et qui repoussa la demande avec indignation. Revenus au comité, les assassins demandèrent, sous peine de mort, le salaire de leurs affreux travaux, et chaque membre fut obligé de dépouiller ses poches pour les satisfaire. Enfin la commune acheva d'acquitter la dette, et on peut lire au registre de ses dépenses la mention de plusieurs sommes payées aux exécuteurs de septembre. On y verra en outre, à la date du 4 septembre, la somme de 1,463 livres affectée à cet emploi.

Le récit de tant d'horreurs s'était répandu dans Paris, et y avait produit la plus grande terreur. Les jacobins continuaient à se taire. A la commune on commençait à être touché; mais on ne manquait pas d'ajouter que le peuple avait été juste, qu'il n'avait frappé que des criminels, et que dans sa vengeance il n'avait eu que le tort de devancer le glaive des lois. Le conseil général avait envoyé de nouveaux commissaires pour calmer l'effervescence, et ramener aux principes ceux qui étaient égarés. Telles étaient les expressions des autorités publiques. Partout on rencontrait des gens qui, en s'apitoyant sur les souffrances des malheureux immolés, ajoutaient: Si on les eût laissés vivre, ils nous auraient égorgés dans quelques jours.» D'autres disaient: «Si nous sommes vaincus et massacrés par les Prussiens, ils auront du moins succombé avant nous.» Telles sont les épouvantables conséquences de la peur que les partis s'inspirent et de la haine engendrée par la peur.

L'assemblée, au milieu de ces affreux désordres, était douloureusement affectée. Elle rendait décrets sur décrets pour demander compte à la commune de l'état de Paris, et la commune répondait qu'elle faisait tous ses efforts pour rétablir l'ordre et les lois. Cependant l'assemblée, composée de ces girondins qui poursuivirent si courageusement les assassins de septembre, et moururent si noblement pour les avoir attaqués, l'assemblée n'eut pas l'idée de se transporter tout entière dans les prisons, et de se mettre entre les meurtriers et les victimes. Si cette idée généreuse ne vint pas l'arracher à ses bancs et la porter sur le théâtre du carnage, il faut l'attribuer à la surprise, au sentiment de son impuissance, peut-être aussi à ce dévouement insuffisant qu'inspire le danger d'un ennemi, enfin à cette désastreuse opinion, partagée par quelques députés, que les victimes étaient autant de conjurés, desquels on aurait reçu la mort, si on ne la leur avait donnée.

Un homme déploya en ce jour un généreux caractère, et s'éleva avec une noble énergie contre les assassins. Sous leur règne de trois jours, il réclama le second. Le lundi matin, à l'instant où il venait d'apprendre les crimes de la nuit, il écrivit au maire Pétion qui ne les connaissait point encore, il écrivit à Santerre qui n'agissait pas, et leur fit à tous deux les plus pressantes réquisitions. Il adressa dans le moment même à l'assemblée une lettre qui fut couverte d'applaudissemens. Cet homme de bien, si indignement calomnié par les partis, était Roland. Dans sa lettre il réclama contre tous les genres de désordres, contre les usurpations de la commune, contre les fureurs de la populace, et dit noblement qu'il saurait mourir au poste que la loi lui avait assigné. Cependant, si l'on veut se faire une idée de la disposition des esprits, de la fureur qui régnait contre ceux qu'on appelait les traîtres, et des ménagemens qu'il fallait employer en parlant aux passions délirantes, on peut en juger par le passage suivant. Certes on ne peut pas douter du courage de l'homme qui, seul et publiquement, rendait toutes les autorités responsables des massacres, et cependant voici la manière dont il était obligé de s'exprimer à cet égard.

«Hier fut un jour sur les événemens duquel il faut peut-être jeter un voile. Je sais que le peuple, terrible dans sa vengeance, y porte encore une sorte de justice; il ne prend pas pour victime tout ce qui se présente à sa fureur; il la dirige sur ceux qu'il croit avoir été trop longtemps épargnés par le glaive de la loi, et que le péril des circonstances lui persuade devoir être immolés sans délai. Mais je sais qu'il est facile à des scélérats, à des traîtres, d'abuser de cette effervescence, et qu'il faut l'arrêter; je sais que nous devons à la France entière la déclaration, que le pouvoir exécutif n'a pu prévoir ni empêcher ces excès; je sais qu'il est du devoir des autorités constituées d'y mettre un terme, ou de se regarder comme anéanties. Je sais encore que cette déclaration m'expose à la rage de quelques agitateurs. Eh bien! qu'ils prennent ma vie, je ne veux la conserver que pour la liberté, l'égalité. Si elles étaient violées, détruites, soit par le règne des despotes étrangers, ou l'égarement d'un peuple abusé, j'aurais assez vécu; mais jusqu'à mon dernier soupir j'aurai fait mon devoir. C'est le seul bien que j'ambitionne, et que nulle puissance sur la terre ne saurait m'enlever.»

L'assemblée couvrit cette lettre d'applaudissemens, et, sur la motion de Lamourette, ordonna que la commune rendrait compte de l'état de Paris. La commune répondit encore que le calme était rétabli. En voyant le courage du ministre de l'intérieur, Marat et son comité s'irritèrent, et osèrent lancer contre lui un mandat d'arrêt. Telle était leur fureur aveugle, qu'ils osaient attaquer un ministre, et un homme qui dans le moment jouissait encore de toute sa popularité. Danton, à cette nouvelle, se récria fortement contre ces membres du comité, qu'il appela des enragés. Quoique contrarié tous les jours par l'inflexibilité de Roland, il était loin de le haïr; d'ailleurs il redoutait, dans sa terrible politique, tout ce qu'il croyait inutile, et il regardait comme une extravagance de saisir au milieu de ses fonctions le premier ministre de l'État. Il se rend à la mairie, court au comité, et s'emporte vivement contre Marat. Cependant on l'apaise, on le réconcilie avec Marat, et on lui remet le mandat d'arrêt, qu'il vient aussitôt montrer à Pétion, en lui racontant ce qu'il avait fait. «Voyez, dit-il au maire, de quoi sont capables ces enragés; mais je saurai les mettre à la raison.—Vous avez eu tort, réplique froidement Pétion; cet acte n'aurait perdu que ses auteurs.»

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