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Histoire de la Révolution française, Tome 06

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de la Révolution française, Tome 06

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Title: Histoire de la Révolution française, Tome 06

Author: Adolphe Thiers

Release date: March 1, 2004 [eBook #11423]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen, Wilelmina Malliere and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliotheque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, TOME 06 ***
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

PAR Adolphe THIERS

1824

TOME SIXIÈME.

CONVENTION NATIONALE.

CHAPITRE XIX.

RÉSULTATS DES DERNIÈRES EXÉCUTIONS CONTRE LES PARTIS ENNEMIS DU GOUVERNEMENT.—DÉCRET CONTRE LES EX-NOBLES.—LES MINISTÈRES SONT ABOLIS ET REMPLACÉS PAR DES COMMISSIONS.—EFFORTS DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC POUR CONCENTRER TOUS LES POUVOIRS DANS SA MAIN.—ABOLITION DES SOCIÉTÉS POPULAIRES, EXCEPTÉ CELLE DES JACOBINS.—DISTRIBUTION DU POUVOIR ET DE L'ADMINISTRATION ENTRE LES MEMBRES DU COMITÉ.—LA CONVENTION, D'APRÈS LE RAPPORT DE ROBESPIERRE, DÉCLARE, AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS, LA RECONNAISSANCE DE L'ÊTRE SUPRÊME ET DE L'IMMORTALITÉ DE L'AME.

Le gouvernement venait d'immoler deux partis à la fois. Le premier, celui des ultra-révolutionnaires, était véritablement redoutable, ou pouvait le devenir; le second, celui des nouveaux modérés, ne l'était pas. Sa destruction n'était donc pas nécessaire, mais pouvait être utile, pour écarter toute apparence de modération. Le comité le frappa sans conviction, par hypocrisie et par envie. Ce dernier coup était difficile à porter; on vit tout le comité hésiter, et Robespierre rentrer dans sa demeure, comme aux jours de danger. Mais Saint-Just, soutenu par son courage et sa haine jalouse, resta ferme au poste, ranima Hermann et Fouquier, effraya la convention, lui arracha le décret de mort, et fit consommer le sacrifice. Le dernier effort que doit faire une autorité pour devenir absolue est toujours le plus difficile, il lui faut toute sa force pour vaincre la dernière résistance; mais cette résistance vaincue, tout cède, tout se prosterne, elle n'a plus qu'à régner sans obstacle. C'est alors qu'elle se déploie, qu'elle déborde, et se perd. Tandis que toutes les bouches sont fermées, que la soumission est sur tous les visages, la haine se renferme dans les coeurs, et l'acte d'accusation des vainqueurs se prépare au milieu de leur triomphe.

[Illustration: ROBESPIERRE]

Le comité de salut public, après avoir heureusement immolé les deux classes d'hommes si différentes qui avaient voulu contrarier ou seulement critiquer son pouvoir, était devenu irrésistible. L'hiver avait fini. La campagne de 1794 (germinal an II) allait s'ouvrir avec le printemps. Des armées formidables devaient se déployer sur toutes les frontières, et faire sentir au dehors la terrible puissance si cruellement sentie au dedans. Quiconque avait paru résister, ou porter quelque intérêt à ceux qui venaient de mourir, devait se hâter de faire sa soumission. Legendre, qui avait fait un effort le jour où Danton, Lacroix et Camille Desmoulins furent arrêtés, et qui avait tâché de remuer la convention en leur faveur, Legendre crut devoir se hâter de réparer son imprudence, et de se laver de son amitié pour les dernières victimes. On lui avait écrit plusieurs lettres anonymes dans lesquelles on l'engageait à frapper les tyrans, qui, disait-on, venaient de lever le masque. Legendre se rendit aux Jacobins le 21 germinal (10 avril), dénonça les lettres anonymes qu'il recevait, et se plaignit d'être pris pour un Séide qu'on pouvait armer du poignard. «Eh bien! dit-il, puisqu'on m'y force, je le déclare au peuple, qui m'a toujours entendu parler avec bonne foi, je regarde maintenant comme démontré que la conspiration dont les chefs ont cessé d'être existait réellement, et que j'étais le jouet des traîtres. J'en ai trouvé la preuve dans différentes pièces déposées au comité de salut public, surtout dans la conduite criminelle des accusés devant la justice nationale, et dans les machinations de leurs complices qui veulent armer un homme probe du poignard homicide. J'étais, avant la découverte du complot, l'intime ami de Danton; j'aurais répondu de ses principes et de sa conduite sur ma tête; mais aujourd'hui je suis convaincu de son crime; je suis persuadé qu'il voulait plonger le peuple dans une erreur profonde. Peut-être y serais-je tombé moi-même, si je n'avais été éclairé à temps. Je déclare aux écrivailleurs anonymes qui voudraient me porter à poignarder Robespierre, et me rendre l'instrument de leurs machinations, que je suis né dans le sein du peuple, que je me fais une gloire d'y rester, et que je mourrai plutôt que d'abandonner ses droits. Ils ne m'écriront pas une lettre que je ne la porte au comité de salut public.»

La soumission de Legendre devint bientôt générale. De toutes les parties de la France, arrivèrent une foule d'adresses où l'on félicitait la convention et le comité de salut public de leur énergie. Le nombre de ces adresses est incalculable. Dans tous les styles, avec les formes les plus burlesques, chacun s'empressait d'adhérer aux actes du gouvernement, et d'en reconnaître la justice. Rhodez envoya l'adresse suivante: «Dignes représentans[1] d'un peuple libre, c'est donc en vain que les enfans[1] des Titans ont levé leur tête altière, la foudre les a tous renversés!… Quoi, citoyens! pour de viles richesses vendre sa liberté!… La constitution que vous nous avez donnée a ébranlé tous les trônes, épouvanté tous les rois. La liberté avançant à pas de géant, le despotisme écrasé, la superstition anéantie, la république reprenant son unité, les conspirateurs dévoilés et punis, des mandataires infidèles, des fonctionnaires publics lâches et perfides tombant sous la hache de la loi, les fers des esclaves du Nouveau-Monde brisés: voilà vos trophées!… S'il existe encore des intrigans[1], qu'ils tremblent! que la mort des conjurés atteste votre triomphe! Pour vous, représentans[1], vivez heureux des sages lois que vous avez faites pour le bonheur de tous les peuples, et recevez le tribut de notre amour[2]!»

[Note 1: «enfans» au lieu de «enfants», conformément à l'orthographe de l'édition originale de 1824; des exemples similaires seront rencontrés cidessous.]

[Note 2: Séance du 26 germinal; numéro 208 du Moniteur de l'an II (avril 1794).]

Ce n'était point par horreur pour les moyens sanguinaires que le comité avait frappé les ultra-révolutionnaires, mais pour affermir l'autorité, et pour écraser les résistances qui arrêtaient son action. Aussi le vit-on depuis tendre constamment à un double but, se rendre toujours plus formidable, et concentrer de plus en plus le pouvoir dans ses mains. Collot, qui était devenu l'orateur du gouvernement aux Jacobins, exprima de la manière la plus énergique la politique du comité. Dans un discours violent, où il traçait à toutes les autorités la route nouvelle qu'elles devaient suivre, et le zèle qu'elles devaient déployer dans leurs fonctions, il dit: «Les tyrans ont perdu leurs forces; leurs armées tremblent en présence des nôtres; déjà quelques despotes cherchent à se retirer de la coalition. Dans cet état, il ne leur reste qu'un espoir, ce sont les conspirations intérieures. Il ne faut donc pas cesser d'avoir l'oeil ouvert sur les traîtres. Comme nos frères, vainqueurs sur les frontières, ayons tous nos armes en joue et faisons feu tous à la fois. Pendant que les ennemis extérieurs tomberont sous les coups de nos soldats, que les ennemis intérieurs tombent sous les coups du peuple. Notre cause, défendue par la justice et l'énergie, sera triomphante. La nature fait tout cette année pour les républicains; elle leur promet une abondance double. Les feuilles qui poussent annoncent la chute des tyrans. Je vous le répète, citoyens, veillons au dedans, tandis que nos guerriers combattent au dehors; que les fonctionnaires chargés de la surveillance publique redoublent de soins et de zèle, qu'ils se pénètrent bien de cette idée, qu'il n'y a peut-être pas une rue, pas un carrefour où il ne se trouve un traître qui médite un dernier complot. Que ce traître trouve la mort, et la mort la plus prompte! Si les administrateurs, si les fonctionnaires publics veulent trouver une place dans l'histoire, voici le moment favorable pour y songer. Le tribunal révolutionnaire s'y est assuré déjà une place marquée. Que toutes les administrations sachent imiter son zèle et son inexorable énergie; que les comités révolutionnaires surtout redoublent de vigilance et d'activité, et qu'ils sachent se soustraire aux sollicitations dont on les assiège, et qui les portent à une indulgence funeste à la liberté.»

Saint-Just fit à la convention un rapport formidable sur la police générale de la république[3]. Il y répéta l'histoire fabuleuse de toutes les conspirations, il les montra comme le soulèvement de tous les vices contre le régime austère de la république; il dit que le gouvernement, loin de se ralentir, devait frapper sans cesse, jusqu'à ce qu'il eût immolé tous les êtres dont la corruption était un obstacle à l'établissement de la vertu. Il fit l'éloge accoutumé de la sévérité, et chercha, comme on le faisait alors, par des figures de toute espèce, à prouver que l'origine des grandes institutions devait être terrible. «Que serait devenue, dit-il, une république indulgente?… Nous avons opposé le glaive au glaive, et la république est fondée. Elle est sortie du sein des orages: cette origine lui est commune avec le monde sorti du chaos, et avec l'homme qui pleure en naissant.»

[Note 3: 26 germinal an II (15 avril).]

En conséquence de ces maximes, Saint-Just proposa une mesure générale contre les ex-nobles. C'était la première de ce genre qu'on eût rendue. Danton, l'année précédente, avait, dans un moment de fougue, fait mettre tous les aristocrates hors la loi. Ce décret étant inexécutable par son étendue, on en rendit un autre, qui condamnait tous les suspects à la détention provisoire. Mais aucune loi directe contre les ex-nobles n'avait encore été portée. Saint-Just les montra comme des ennemis irréconciliables de la révolution. «Quoi que vous fassiez, dit-il, vous ne pourrez jamais contenter les ennemis du peuple, à moins que vous ne rétablissiez la tyrannie. Il faut donc qu'ils aillent chercher ailleurs l'esclavage et les rois. Ils ne peuvent faire de paix avec vous; vous ne parlez point la même langue: vous ne vous entendrez jamais. Chassez-les donc! L'univers n'est point inhospitalier, et le salut public est parmi nous la suprême loi.» Saint-Just proposa un décret qui bannissait tous les ex-nobles, tous les étrangers, de Paris, des places fortes, des ports maritimes, et qui mettait hors la loi ceux qui n'auraient pas obéi au décret dans l'intervalle de dix jours. D'autres dispositions de ce projet faisaient un devoir à toutes les autorités de redoubler d'activité et de zèle. La convention applaudit à la proposition comme elle faisait toujours, et la vota par acclamation. Collot-d'Herbois, le rapporteur du décret aux jacobins, ajouta ses figures à celles de Saint-Just. «Il faut, dit-il, faire éprouver au corps politique la sueur immonde de l'aristocratie; plus il aura transpiré, mieux il se portera.»

On vient de voir ce que fit le comité pour manifester l'énergie de sa politique; voici ce qu'il ajouta pour la concentration toujours plus grande du pouvoir. D'abord il prononça le licenciement de l'armée révolutionnaire. Cette armée, imaginée par Danton, avait d'abord été utile pour faire exécuter les volontés de la convention, lorsqu'il existait encore des restes de fédéralisme; mais étant devenue le centre de ralliement de tous les perturbateurs et de tous les aventuriers, ayant servi de point d'appui aux derniers démagogues, il était nécessaire de la disperser. Le gouvernement d'ailleurs, étant aveuglément obéi, n'avait plus besoin de ces satellites pour faire exécuter ses ordres. En conséquence elle fut licenciée par décret. Le comité proposa ensuite l'abolition des Différens[1] ministères. Des ministres étaient des puissances qui avaient encore trop d'importance, à côté des membres du comité de salut public. Ou ils laissaient tout faire au comité, et alors ils étaient inutiles; ou bien ils voulaient agir, et alors ils étaient des concurrens[1] importuns. L'exemple de Bouchotte, qui, dirigé par Vincent, avait suscité tant d'embarras au comité, était un exemple assez instructif. En conséquence les ministères furent abolis. A leur place, on institua les douze commissions suivantes:

1. Commission des administrations civiles, police et tribunaux;

2. Commission de l'instruction publique;

3. Commission de l'agriculture et des arts;

4. Commission du commerce et des approvisionnemens[1];

5. Commission des travaux publics;

6. Commission des secours publics;

7. Commission des transports, postes et messageries;

8. Commission des finances;

9. Commission de l'organisation et du mouvement des armées de terre;

10. Commission de la marine et des colonies;

11. Commission des armes, poudres et exploitations des mines;

12. Commission des relations extérieures.

Ces commissions, dépendantes du comité de salut public, n'étaient autre chose que les douze bureaux entre lesquels on avait partagé le matériel de l'administration. Hermann, qui présidait le tribunal révolutionnaire pendant le procès de Danton, fut récompensé de son zèle par la qualité de chef de l'une de ces commissions. On lui donna la plus importante, celle des administrations civiles, police et tribunaux.

D'autres mesures furent prises pour augmenter encore la centralisation du pouvoir. D'après l'institution des comités révolutionnaires, il devait y en avoir un par chaque commune ou section de commune. Les communes rurales étant très-nombreuses et peu populeuses, le nombre des comités était trop grand, et leurs fonctions presque nulles. Leur composition d'ailleurs présentait un grand inconvénient. Les paysans étant fort révolutionnaires pour la plupart, mais illettrés, les fonctions municipales étaient en général échues aux propriétaires retirés dans leurs terres, et fort peu disposés à exercer leur pouvoir dans le sens du gouvernement; de cette manière, la surveillance des campagnes, et surtout des châteaux, se faisait fort mal. Pour remédier à ce fâcheux état des choses, on supprima les comités révolutionnaires des communes, et on ne maintint que ceux de district. Par ce moyen, la police en se concentrant devint plus active, et passa dans les mains des bourgeois des districts, presque tous fort jacobins, et fort jaloux de l'ancienne noblesse.

Les jacobins étaient la société principale, et la seule avouée par le gouvernement. Elle en avait constamment suivi les principes et les intérêts, et s'était comme lui prononcée également contre les hébertistes et les dantonistes. Le comité de salut public aurait voulu qu'elle absorbât presque toutes les autres dans son sein, et qu'elle concentrât en elle-même toute la puissance de l'opinion, comme il avait concentré en lui toute la puissance du gouvernement. Ce voeu flattait singulièrement l'ambition des jacobins; et ils firent les plus grands efforts pour l'accomplir. Depuis que les assemblées de sections avaient été réduites à deux par semaine, afin que le peuple pût y assister et y faire triompher les motions révolutionnaires, les sections s'étaient formées en sociétés populaires. Le nombre de ces sociétés était très grand à Paris; il y en avait jusqu'à deux ou trois par section. Nous avons rapporté déjà les plaintes dont elles étaient devenues l'objet. On disait que les aristocrates, c'est-à-dire les commis, les clercs de procureurs, mécontens[1] de la réquisition, les anciens serviteurs de la noblesse, tous ceux enfin qui avaient quelque motif de résister au système révolutionnaire, se réunissaient dans ces sociétés, et y montraient l'opposition qu'ils n'osaient manifester aux Jacobins ou dans les sections. Le grand nombre de ces sociétés secondaires en empêchait la surveillance, et on émettait là quelquefois des opinions qui n'auraient pas osé se produire ailleurs. Déjà on avait proposé de les abolir. Les jacobins n'avaient pas le droit de s'en occuper, et le gouvernement ne l'aurait pas pu sans paraître gêner la liberté de s'assembler et de délibérer en commun, liberté si préconisée à cette époque, et réputée devoir être sans limites. Sur la proposition de Collot, les jacobins décidèrent qu'ils ne recevraient plus de députation de la part des sociétés formées à Paris depuis le 10 août, et que la correspondance ne leur serait plus continuée. Quant à celles qui avaient été formées à Paris avant le 10 août, et qui jouissaient de la correspondance, il fut décidé qu'on ferait un rapport sur chacune d'elles, pour examiner si elles devaient conserver cet avantage. Cette mesure concernait particulièrement les cordeliers, déjà frappés dans leurs chefs, Ronsin, Vincent, Hébert, et regardés depuis comme suspects. Ainsi, toutes les sociétés sectionnaires étaient flétries par cette déclaration, et les cordeliers allaient subir un rapport.

L'effet qu'on espérait de cette mesure ne fut pas long-temps à se faire attendre. Toutes les sociétés sectionnaires, intimidées ou averties, vinrent l'une après l'autre à la convention et aux jacobins déclarer leur dissolution volontaire. Toutes félicitaient également la convention et les jacobins, et déclaraient que, réunies dans l'intérêt public, elles se séparaient volontairement, puisqu'on avait jugé que leurs réunions nuisaient à la cause qu'elles voulaient servir. Dès cet instant, il ne resta plus à Paris que la société-mère des jacobins, et, dans les provinces, que les sociétés affiliées. A la vérité, celle des cordeliers subsistait encore à côté de sa rivale. Créée jadis par Danton, ingrate envers son fondateur, et toute dévouée depuis à Hébert, Ronsin et Vincent, elle avait inquiété un moment le gouvernement, et rivalisé avec les jacobins. Il s'y réunissait encore les débris des bureaux de Vincent et de l'armée révolutionnaire. On ne pouvait pas la dissoudre; on fit le rapport qui la concernait. Il fut reconnu que depuis quelque temps elle ne correspondait que très rarement et très négligemment avec les jacobins, et que par conséquent il était pour ainsi dire inutile de lui conserver la correspondance. On proposa, à cette occasion, d'examiner s'il fallait à Paris plus d'une société populaire. On osa même dire qu'il faudrait établir un seul centre d'opinion, et le placer aux Jacobins. La société passa à l'ordre du jour sur toutes ces propositions, et ne décida pas même si la correspondance serait accordée aux cordeliers. Mais ce club jadis célèbre avait terminé son existence: entièrement abandonné, il ne comptait plus pour rien, et les jacobins restèrent, avec le cortège de leurs sociétés affiliées, seuls maîtres et régulateurs de l'opinion.

Après avoir centralisé, si on peut le dire, l'opinion, on songea à en régulariser l'expression, à la rendre moins bruyante et moins incommode pour le gouvernement. La censure continuelle et la dénonciation des fonctionnaires publics, magistrats, députés, généraux, administrateurs, avait fait jusqu'alors la principale occupation des jacobins. Cette fureur de poursuivre et d'attaquer sans cesse les agens[1] de l'autorité avait eu ses inconvéniens[1], mais aussi ses avantages tant qu'on avait pu douter de leur zèle et de leurs opinions. Mais aujourd'hui que le comité s'était vigoureusement emparé du pouvoir, qu'il surveillait ses agens avec un grand soin, et les choisissait dans le sens le plus révolutionnaire, il ne pouvait plus long-temps permettre aux jacobins de se livrer à leurs soupçons accoutumés, et d'inquiéter les fonctionnaires pour la plupart bien surveillés et bien choisis. C'eût été même un danger pour l'état. C'est à l'occasion des généraux Charbonnier et Dagobert, calomniés tous les deux, tandis que l'un remportait des avantages sur les Autrichiens, et que l'autre expirait dans la Cerdagne, chargé d'ans et de blessures, que Collot-d'Herbois se plaignit aux jacobins de cette manière indiscrète de poursuivre les généraux et les fonctionnaires de toute espèce. Suivant l'usage de tout rejeter sur les morts, il imputa cette fureur de dénonciation aux restes de la faction Hébert, et engagea les jacobins à ne plus tolérer ces dénonciations publiques, qui faisaient perdre, disait-il, un temps précieux à la société, et qui déconsidéraient les agens choisis par le gouvernement. En conséquence, il proposa et fit instituer dans le sein de la société un comité chargé de recevoir les dénonciations, et de les transmettre secrètement au comité de salut public. De cette manière, les dénonciations devenaient moins incommodes et moins bruyantes, et au désordre démagogique commençait à succéder la régularité des formes administratives.

Ainsi donc, se prononcer d'une manière toujours plus énergique contre les ennemis de la révolution, centraliser l'administration, la police et l'opinion, furent les premiers soins du comité, et les premiers fruits de la victoire remportée sur les partis. Sans doute, l'ambition commençait maintenant à avoir part à ces déterminations, beaucoup plus que dans le premier moment de son existence, mais pas autant que le ferait supposer la grande masse de pouvoir qu'il s'était acquise. Institué au commencement de la campagne de 1793, et au milieu de périls urgens[1], il avait reçu son existence de la nécessité seule. Une fois établi, il avait pris successivement une plus grande part de pouvoir, suivant que l'exigeait le service de l'état, et il était ainsi arrivé à la dictature même. Sa position au milieu de cette dissolution universelle de toutes les autorités était telle, qu'il ne pouvait pas réorganiser sans gagner du pouvoir, et faire bien sans y mettre de l'ambition. Ses dernières mesures lui étaient profitables sans doute, mais elles étaient en elles-mêmes prudentes et utiles. La plupart même lui avaient été suggérées; car, dans une société qui se réorganise, tout vient s'offrir et se soumettre à l'autorité créatrice. Mais il touchait au moment où l'ambition allait régner seule, et où l'intérêt de sa propre puissance allait remplacer celui de l'État. Tel est l'homme; il ne peut pas rester désintéressé longtemps, et il s'ajoute bientôt lui-même au but qu'il poursuit.

Il restait au comité de salut public un dernier soin à prendre, celui qui préoccupe toujours les instituteurs d'une société nouvelle, c'est la religion. Déjà il s'était occupé des idées morales en mettant la probité, la justice, et toutes les vertus, à l'ordre du jour, il lui restait à s'occuper des idées religieuses.

Remarquons ici chez ces sectaires le singulier progrès de leurs systèmes. Quand il fallut détruire les girondins, ils virent en eux des modérés, des républicains faibles, ils parlèrent d'énergie patriotique et de salut public, et les immolèrent à ces idées. Quand il se forma deux nouveaux partis, l'un brutal, extravagant, voulant tout renverser, tout profaner; l'autre indulgent, facile, ami des moeurs douces et des plaisirs, ils passèrent des idées d'énergie patriotique à celles d'ordre et de vertu; ils ne virent plus qu'une fatale modération énervant les forces de la révolution; ils virent tous les vices soulevés à la fois contre la sévérité du régime républicain; d'une part l'anarchie rejetant toute idée d'ordre, et de l'autre, la mollesse et la corruption rejetant toute idée de moeurs, le délire de l'esprit rejetant toute idée de Dieu; alors ils crurent voir la république attaquée, comme la vertu, par toutes les mauvaises passions à la fois. Le mot de vertu fut partout; ils mirent la justice, la probité, à l'ordre du jour. Il leur restait à proclamer Dieu, l'immortalité de l'âme, toutes les croyances morales; il leur restait à faire une profession de foi solennelle, à déclarer en un mot la religion de l'état. Ils résolurent donc de rendre un décret à ce sujet. De cette manière, ils opposaient aux anarchistes l'ordre, aux athées Dieu, aux corrompus les moeurs. Leur système de la vertu était complet. Il mettaient surtout un grand prix à laver la république des reproches d'impiété dont elle était poursuivie dans toute l'Europe; ils voulaient dire ce qu'on dit toujours aux prêtres qui vous accusent d'être impies, parce qu'on ne croit pas à leurs dogmes: NOUS CROYONS EN DIEU.

Ils avaient encore d'autres motifs de prendre une grande mesure à l'égard du culte. On avait aboli les cérémonies de la Raison; il fallait des fêtes pour les jours de décade; et il importait, en songeant aux besoins moraux et religieux du peuple, de songer aussi à ses besoins d'imagination, et de lui donner des sujets de réunions publiques. D'ailleurs, le moment était des plus favorables: la république, victorieuse à la fin de la campagne précédente, commençait à l'être encore au début de celle-ci. Au lieu du dénuement de moyens dans lequel elle se trouvait l'année dernière, elle était, par les soins de son gouvernement, pourvue des plus puissantes ressources militaires. De la crainte d'être conquise, elle passait à l'espoir de conquérir; au lieu d'insurrections effrayantes, la soumission régnait partout. Enfin si, à cause des assignats et du maximum, il y avait encore de la gêne dans la distribution intérieure des produits, la nature semblait s'être plu à combler la France de tous les biens, en lui accordant les plus belles récoltes. De toutes les provinces on annonçait que la moisson serait double, et mûre un mois avant l'époque accoutumée. C'était donc le moment de prosterner cette république sauvée, victorieuse et comblée de tous les dons, aux pieds de l'Éternel. L'occasion était grande et touchante pour ceux de ces hommes qui croyaient; elle était opportune pour ceux qui n'obéissaient qu'à des idées politiques.

Remarquons une chose bien singulière. Des sectaires pour lesquels il n'existait plus aucune convention humaine qui fût respectable; qui, grâce à leur mépris extraordinaire pour tous les autres peuples, et à l'estime dont ils étaient remplis pour eux-mêmes, ne redoutaient aucune opinion, et ne craignaient pas de blesser celle du monde; qui, en fait de gouvernement, avaient tout réduit à l'absolu nécessaire; qui n'avaient admis d'autre autorité que celle de quelques citoyens temporairement élus; qui avaient rejeté toute hiérarchie de classes; qui n'avaient pas craint d'abolir le plus ancien et le mieux enraciné de tous les cultes, de tels sectaires s'arrêtaient devant deux idées, la morale et Dieu. Après avoir rejeté toutes celles dont ils croyaient pouvoir dégager l'homme, ils restaient dominés par l'empire de ces deux dernières, et immolaient un parti à chacune. Si tous ne croyaient pas, tous cependant sentaient le besoin de l'ordre entre les hommes, et, pour appuyer cet ordre humain, ils comprenaient la nécessité de reconnaître dans l'univers un ordre général et intelligent. C'est la première fois, dans l'histoire du monde, que la dissolution de toutes les autorités laissait la société en proie au gouvernement des esprits purement systématiques (car les Anglais croyaient à des traditions chrétiennes), et ces esprits, qui avaient dépassé toutes les idées reçues, adoptaient, conservaient les idées de la morale et de Dieu. Cet exemple est unique dans les annales du monde; il est singulier, il est grand et beau; l'histoire doit s'arrêter pour en faire la remarque.

Robespierre fut rapporteur dans cette occasion solennelle, et lui seul devait l'être d'après la distribution des rôles qui s'était faite entre les membres du comité. Prieur, Robert-Lindet, Carnot, s'occupaient silencieusement de l'administration et de la guerre. Barrère faisait la plupart des rapports, particulièrement ceux qui étaient relatifs aux opérations des armées, et en général tous ceux qu'il fallait improviser. Le déclamateur Collot-d'Herbois était dépêché dans les clubs et les réunions populaires, pour y porter les paroles du comité. Couthon, quoique paralytique, allait aussi partout, parlait à la convention, aux Jacobins, au peuple, et avait l'art d'intéresser par ses infirmités, et par le ton paternel qu'il prenait en disant les choses les plus violentes. Billaud, moins mobile, s'occupait de la correspondance, et traitait quelquefois les questions de politique générale. Saint-Just, jeune, audacieux et actif, allait et venait des champs de bataille au comité; quand il avait imprimé la terreur et l'énergie aux armées, il revenait faire des rapports meurtriers contre les partis qu'il fallait envoyer à la mort. Robespierre enfin, leur chef à tous, consulté sur toutes les matières, ne prenait la parole que dans les grandes occasions. Il traitait les hautes questions morales et politiques; on lui réservait ces beaux sujets, comme plus dignes de son talent et de sa vertu. Le rôle de rapporteur lui appartenait de droit dans la question qu'on allait traiter. Aucun ne s'était prononcé plus fortement contre l'athéisme, aucun n'était aussi vénéré, aucun n'avait une aussi grande réputation de pureté et de vertu, aucun enfin, par son ascendant et son dogmatisme, n'était plus propre à cette espèce de pontificat.

Jamais occasion n'avait été plus belle pour imiter ce Rousseau, dont il professait les opinions, et du style duquel il faisait une étude continuelle. Le talent de Robespierre s'était singulièrement développé dans les longues luttes de la révolution. Cet être froid et pesant commençait à bien improviser; et quand il écrivait, c'était avec pureté, éclat et force. On retrouvait dans son style quelque chose de l'humeur âpre et sombre de Rousseau, mais il n'avait pu se donner ni les grandes pensées, ni l'âme généreuse et passionnée de l'auteur d'Émile.

Il partit à la tribune le 18 floréal (7 mai 1794), avec un discours soigneusement travaillé. Une attention profonde lui fut accordée. «Citoyens, dit-il en débutant, c'est dans la prospérité que les peuples, ainsi que les particuliers, doivent pour ainsi dire se recueillir, pour écouter dans le silence des passions la voix de la sagesse.» Alors il développe longuement le système adopté. La république, suivant lui, c'est la vertu; et tous les adversaires qu'elle avait rencontrés ne sont que les vices de tous genres soulevés contre elle, et soudoyés par les rois. Les anarchistes, les corrompus, les athées, n'ont été que les agens[1] de Pitt. «Les tyrans, ajoute-t-il, satisfaits de l'audace de leurs émissaires, s'étaient empressés d'étaler aux yeux de leurs sujets les extravagances qu'ils avaient achetées; et, feignant de croire que c'était là le peuple français, ils semblaient leur dire: Que gagnerez-vous à secouer notre joug? Vous le voyez, les républicains ne valent pas mieux que nous!» Brissot, Danton, Hébert, figurent alternativement dans le discours de Robespierre; et, pendant qu'il se livre contre ces prétendus ennemis de la vertu aux déclamations de la haine, déclamations déjà fort usées, il excite peu d'enthousiasme. Mais bientôt il abandonne cette partie du sujet, et s'élève à des idées vraiment grandes et morales, exprimées avec talent. Il obtient alors des acclamations universelles. Il observe avec raison que ce n'est pas comme auteurs de systèmes que les représentans[1] de la nation doivent poursuivre l'athéisme et proclamer le déisme, mais comme des législateurs, cherchant quels sont les principes les plus convenables à l'homme réuni en société. «Que vous importent à vous, législateurs, s'écrie-t-il, que vous importent les hypothèses diverses par lesquelles certains philosophes expliquent les phénomènes de la nature? Vous pouvez abandonner tous ces objets à leurs disputes éternelles; ce n'est ni comme métaphysiciens, ni comme théologiens que vous devez les envisager: aux yeux du législateur, tout ce qui est utile au monde et bon dans la pratique, est la vérité. L'idée de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme est un rappel continuel à la justice; elle est donc sociale et républicaine…. Qui donc t'a donné, s'écrie encore Robespierre, la mission d'annoncer au peuple que la Divinité n'existe pas? O toi qui te passionnes pour cette aride doctrine, et qui ne te passionnas jamais pour la patrie! quel avantage trouves-tu à persuader à l'homme qu'une force aveugle préside à ses destinées et frappe au hasard le crime et la vertu? que son âme n'est qu'un souffle léger qui s'éteint aux portes du tombeau? L'idée de son néant lui inspirera-t-elle des sentimens[1] plus purs et plus élevés que celle de son immortalité? Lui inspirera-t-elle plus de respect pour ses semblables et pour lui-même, plus de dévouement pour la patrie, plus d'audace à braver la tyrannie, plus de mépris pour la mort ou pour la volupté? Vous, qui regrettez un ami vertueux, vous aimez à penser que la plus belle partie de lui-même a échappé au trépas! Vous, qui pleurez sur le cercueil d'un fils ou d'une épouse, êtes-vous consolé par celui qui vous dit qu'il ne reste plus d'eux qu'une vile poussière? Malheureux qui expirez sous les coups d'un assassin, votre dernier soupir est un appel à la justice éternelle! L'innocence sur l'échafaud fait pâlir le tyran sur son char de triomphe. Aurait-elle cet ascendant si le tombeau égalait l'oppresseur et l'opprimé?…»

Robespierre, s'attachant toujours à saisir le côté politique de la question, ajoute ces observations remarquables: «Prenons ici, dit-il, les leçons de l'histoire. Remarquons, je vous prie, comment les hommes qui ont influé sur la destinée des états furent déterminés vers l'un ou l'autre des deux systèmes opposés, par leur caractère personnel, et par la nature même de leurs vues politiques. Voyez-vous avec quel art profond César, plaidant dans le sénat romain en faveur des complices de Catilina, s'égare dans une digression contre le dogme de l'immortalité de l'âme, tant ces idées lui paraissent propres à éteindre dans le coeur des juges l'énergie de la vertu, tant la cause du crime lui paraît liée à celle de l'athéisme! Cicéron, au contraire, invoquait contre les traîtres et le glaive des lois et la foudre des dieux. Socrate mourant entretient ses amis de l'immortalité de l'âme. Léonidas, aux Thermopyles, soupant avec ses compagnons d'armes au moment d'exécuter le dessein le plus héroïque que la vertu humaine ait jamais conçu, les invite pour le lendemain à un autre banquet pour une vie nouvelle…. Caton ne balança point entre Épicure et Zénon. Brutus et les illustres conjurés qui partagèrent ses périls et sa gloire appartenaient aussi à cette secte sublime des stoïciens, qui eut des idées si hautes de la dignité de l'homme, qui poussa si loin l'enthousiasme de la vertu, et qui n'outra que l'héroïsme. Le stoïcisme enfanta des émules de Brutus et de Caton jusque dans les siècles affreux qui suivirent la perte de la liberté romaine; le stoïcisme sauva l'honneur de la nature humaine, dégradée par les vices des successeurs de César, et surtout par la patience des peuples.»

Au sujet de l'athéisme, Robespierre s'explique d'une manière singulière sur les encyclopédistes. «Cette secte, dit-il, en matière de politique, resta toujours au-dessous des droits du peuple; en matière de morale elle alla beaucoup au-delà de la destruction des préjugés religieux: ses coryphées déclamaient quelquefois contre le despotisme, et ils étaient pensionnés par les despotes; ils faisaient tantôt des livres contre la cour, et tantôt des dédicaces aux rois, des discours pour les courtisans, et des madrigaux pour les courtisanes; ils étaient fiers dans leurs écrits et rampans[1] dans les antichambres. Cette secte propagea avec beaucoup de zèle l'opinion du matérialisme, qui prévalut parmi les grands et parmi les beaux esprits; on lui doit en partie cette espèce de philosophie pratique qui, réduisant l'égoïsme en système, regarde la société humaine comme une guerre de ruse, le succès comme la règle du juste et de l'injuste, la probité comme une affaire de goût ou de bienséance, le monde comme le patrimoine des fripons adroits….

«Parmi ceux qui au temps dont je parle se signalèrent dans la carrière des lettres et de la philosophie, un homme par l'élévation de son âme et la grandeur de son caractère, se montra digne du ministère de précepteur du genre humain: il attaqua la tyrannie avec franchise; il parla avec enthousiasme de la Divinité; son éloquence mâle et probe peignit en traits de feu les charmes de la vertu; elle défendit ces dogmes consolateurs que la raison donne pour appui au coeur humain. La pureté de sa doctrine, puisée dans la nature et dans la haine profonde du vice, autant que son mépris invincible pour les sophistes intrigans[1] qui usurpaient le nom de philosophes, lui attira la haine et la persécution de ses rivaux et de ses faux amis. Ah! s'il avait été témoin de cette révolution dont il fut le précurseur, qui peut douter que son âme généreuse eût embrassé avec transport la cause de la justice et de l'égalité!»

Robespierre s'attache ensuite à écarter cette idée que le gouvernement, en proclamant le dogme de l'Être suprême, travaille pour les prêtres. Il s'exprime ainsi qu'il suit: «Qu'y a-t-il de commun entre les prêtres et Dieu? Les prêtres sont à la morale ce que les charlatans sont à la médecine. Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres! Je ne reconnais rien de si ressemblant à l'athéisme que les religions qu'ils ont faites. A force de défigurer l'Être suprême, ils l'ont anéanti autant qu'il était en eux: ils en ont fait tantôt un globe de feu, tantôt un boeuf, tantôt un arbre, tantôt un homme, tantôt un roi. Les prêtres ont créé un Dieu à leur image; ils l'ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel, implacable; ils l'ont traité comme jadis les maires du palais traitèrent les descendans de Clovis pour régner en son nom et se mettre à sa place; ils l'ont relégué dans le ciel comme dans un palais, et ne l'ont appelé sur la terre que pour demander, à leur profit, des dîmes, des richesses, des honneurs, des plaisirs et de la puissance. Le véritable temple de l'Être suprême c'est l'univers; son culte, la vertu; ses fêtes, la joie d'un grand peuple rassemblé sous ses yeux pour resserrer les noeuds de la fraternité universelle, et pour lui présenter l'hommage des coeurs sensibles et purs.»

Robespierre dit ensuite qu'il faut des fêtes à un peuple. «L'homme, dit-il, est le plus grand objet qui soit dans la nature; et le plus magnifique de tous les spectacles, c'est celui d'un grand peuple assemblé.» En conséquence il propose des plans de réunion pour tous les jours de décadis. Son rapport s'achève au milieu des plus vifs applaudissemens. Il présente enfin le décret suivant, qui est adopté par acclamation:

«Art. 1er. Le peuple français reconnaît l'existence de l'Être suprême et l'immortalité de l'âme.

«Art. 2. Il reconnaît que le culte le plus digne de l'Être suprême est la pratique des devoirs de l'homme.»

D'autres articles portent qu'il sera institué des fêtes pour rappeler l'homme à la pensée de la Divinité et à la dignité de son être. Elles emprunteront leurs noms des événemens de la révolution, ou des vertus les plus utiles à l'homme. Outre les fêtes du 14 juillet, du 10 août, du 21 janvier et du 31 mai, la république célébrera tous les jours de décadis les fêtes suivantes:—à l'Être suprême,—au genre humain,—au peuple français,—aux bienfaiteurs de l'humanité,—aux martyrs de la liberté,—à la liberté et à l'égalité,—à la république,—à la liberté du monde,—à l'amour de la patrie,—à la haine des tyrans et des traîtres,—à la vérité,—à la justice,—à la pudeur,—à la gloire,—à l'amitié,—à la frugalité,—au courage,—à la bonne foi,—à l'héroïsme,—au désintéressement,—au stoïcisme,—à l'amour,—à la foi conjugale,—à l'amour paternel,—à la tendresse maternelle,—à la piété filiale,—à l'enfance,—à la jeunesse,—à l'âge viril,—à la vieillesse,—au malheur,—à l'agriculture,—à l'industrie,—à nos aïeux,—à la postérité,—au bonheur.

Une fête solennelle est ordonnée pour le 20 prairial, et le plan en est confié à David. Il faut ajouter que, dans ce décret, la liberté des cultes est proclamée de nouveau.

A peine ce rapport est-il achevé, qu'il est livré à l'impression. Dans la même journée la commune, les jacobins, en demandent la lecture, le couvrent d'applaudissemens, et délibèrent d'aller en corps témoigner à la convention leurs remerciemens pour le sublime décret qu'elle vient de rendre. On avait observé que les jacobins n'avaient pas pris la parole après l'immolation des deux partis, et n'étaient pas allés féliciter le comité et la convention. Un membre leur en fait la remarque, et dit que l'occasion se présente de prouver l'union des jacobins avec un gouvernement qui déploie une si belle conduite. Une adresse est en effet rédigée, et présentée à la convention par une députation des jacobins. Cette adresse finit en ces termes: «Les jacobins viennent aujourd'hui vous remercier du décret solennel que vous avez rendu; ils viendront s'unir à vous dans la célébration de ce grand jour où la fête à l'Être suprême réunira de toutes les parties de la France les citoyens vertueux, pour chanter l'hymne de la vertu.» Le président fait à la députation une réponse pompeuse. «Il est digne, lui dit-il, d'une société qui remplit le monde de sa renommée, qui jouit d'une si grande influence sur l'opinion publique, qui s'associa dans tous les temps à tout ce qu'il y eut de plus courageux parmi les défenseurs des droits de l'homme, de venir dans le temple des lois rendre hommage à l'Être suprême.»

Le président poursuit, et après un discours assez long sur le même sujet, cède la parole à Couthon. Celui-ci prononce un discours véhément contre les athées, les corrompus, et fait un pompeux éloge de la société; il propose, en ce jour solennel de joie et de reconnaissance, de rendre aux jacobins une justice qui leur est due depuis longtemps, c'est que, dès l'ouverture de la révolution, ils n'ont pas cessé de bien mériter de la patrie. Cette proposition est adoptée au milieu des plus bruyans applaudissemens. On se sépare dans des transports de joie, et dans une espèce d'ivresse.

Si la convention avait reçu de nombreuses adresses après la mort des hébertistes et des dantonistes, elle en reçut bien davantage encore, après le décret qui proclamait la croyance à l'Être suprême. La contagion des idées et des mots est chez les Français d'une rapidité extraordinaire. Chez un peuple prompt et communicatif, l'idée qui occupe quelques esprits est bientôt l'idée qui les occupe tous: le mot qui est dans quelques bouches est bientôt dans toutes. Les adresses arrivèrent encore de toutes parts, félicitant la convention de ses décrets sublimes, la remerciant d'avoir établi la vertu, proclamé l'Être suprême, et rendu l'espérance à l'homme. Toutes les sections vinrent l'une après l'autre exprimer les mêmes sentimens. La section Marat se présentant à la barre et s'adressant à la Montagne, lui dit: «Montagne bienfaisante! Sinaï protecteur! reçois aussi nos expressions de reconnaissance et de félicitation pour tous les décrets sublimes que tu lances chaque jour pour le bonheur du genre humain. De ton sein bouillonnant est sortie la foudre salutaire qui, en écrasant l'athéisme, donne à tous les vrais républicains l'idée bien consolante de vivre libres, sous les yeux de l'Être suprême, et dans l'attente de l'immortalité de l'âme. Vive la convention! vive la république! vive la Montagne!» Toutes les adresses engageaient de nouveau la convention à conserver le pouvoir. Il en est une qui l'engageait même à siéger jusqu'à ce que le règne de la vertu fût établi dans la république sur des bases impérissables.

Dès ce jour, les mots de vertu et d'Être suprême furent dans toutes les bouches. Sur le frontispice des temples, où l'on avait écrit: A la Raison, on écrivit: A l'Être suprême. Les restes de Rousseau furent transportés au Panthéon. Sa veuve fut présentée à la convention et gratifiée d'une pension.

Ainsi, le comité de salut public, triomphant de tous les partis, saisi de tous les pouvoirs, placé à la tête d'une nation enthousiaste et victorieuse, proclamant le règne de la vertu et le dogme de l'Être suprême, était au sommet de sa puissance et au dernier terme de ses systèmes.

CHAPITRE XX.

ÉTAT DE L'EUROPE AU COMMENCEMENT DE L'ANNÉE 1794 (AN II).—PRÉPARATIFS UNIVERSELS DE GUERRE. POLITIQUE DE PITT. PLANS DES COALISÉS ET DES FRANÇAIS.—ÉTAT DE NOS ARMÉES DE TERRE ET DE MER; ACTIVITÉ ET ÉNERGIE DU GOUVERNEMENT POUR TROUVER ET UTILISER LES RESSOURCES.—OUVERTURE DE LA CAMPAGNE; OCCUPATION DES PYRÉNÉES ET DES ALPES.—OPÉRATIONS DANS LES PAYS-BAS. COMBATS SUR LA SAMBRE ET SUR LA LYS.—VICTOIRE DE TURCOING.—FIN DE LA GUERRE DE LA VENDÉE.—COMMENCEMENT DE LA GUERRE DES CHOUANS.—ÉVÉNEMENS DANS LES COLONIES.—DÉSASTRE DE SAINT-DOMINGUE.—PERTE DE LA MARTINIQUE.—BATAILLE NAVALE.

L'hiver avait été employé en Europe et en France à faire les préparatifs d'une nouvelle campagne. L'Angleterre était toujours l'âme de la coalition, et poussait les puissances du continent à venir détruire, sur les bords de la Seine, une révolution qui l'effrayait et une rivale qui lui était odieuse. L'implacable fils de Chatam avait fait cette année des efforts immenses pour écraser la France. Toutefois, ce n'était pas sans obstacle qu'il avait obtenu du parlement des moyens proportionnés à ses vastes projets. Lord Stanhope, dans la chambre haute, Fox, Sheridan, dans la chambre basse, étaient toujours opposés au système de la guerre. Ils refusaient tous les sacrifices demandés par les ministres; ils ne voulaient accorder que ce qui était nécessaire à l'armement des côtes, et surtout ils ne pouvaient pas souffrir que l'on qualifiât cette guerre de juste et nécessaire; elle était, disaient-ils, inique, ruineuse; et punie de justes revers. Les motifs tirés de l'ouverture de l'Escaut, des dangers de la Hollande, de la nécessité de défendre la constitution britannique, étaient faux. La Hollande n'avait pas été mise en péril par l'ouverture de l'Escaut, et la constitution britannique n'était point menacée. Le but des ministres était, selon eux, de détruire un peuple qui avait voulu devenir libre, et d'augmenter sans cesse leur influence et leur autorité personnelle, sous prétexte de résister aux machinations des jacobins français. Cette lutte avait été soutenue par des moyens iniques. On avait fomenté la guerre civile et le massacre; mais un peuple brave et généreux avait déjoué les tentatives de ses adversaires par un courage et des efforts sans exemple. Stanhope, Fox, Sheridan, concluaient qu'une lutte pareille déshonorait et ruinait l'Angleterre. Ils se trompaient sous un rapport. L'opposition anglaise peut souvent reprocher à son ministère de faire des guerres injustes, mais jamais désavantageuses. Si la guerre faite à la France n'avait aucun motif de justice, elle avait des motifs de politique excellens, comme on va le voir, et l'opposition, trompée par des sentimens généreux, oubliait les avantages qui allaient en résulter pour l'Angleterre.

Pitt feignait d'être effrayé des menaces de descente faites à la tribune de la convention; il prétendait que des paysans de Kent avaient dit: Voici les Français qui vont nous apporter les droits de l'homme. Il s'autorisait de ces propos (payés, dit-on, par lui-même) pour prétendre que la constitution était menacée; il avait dénoncé les sociétés constitutionnelles de l'Angleterre, devenues un peu plus actives par l'exemple des clubs de France, et il soutenait qu'elles voulaient établir une convention sous prétexte d'une réforme parlementaire. En conséquence il demanda la suspension de l'habeas corpus, la saisie des papiers de ces sociétés, et la mise en accusation de quelques-uns de leurs membres. Il demanda en outre la faculté d'enrôler des volontaires, et de les entretenir au moyen des benevolences ou souscriptions, d'augmenter l'armée de terre et la marine, de solder un corps de quarante mille étrangers, Français émigrés ou autres. L'opposition fit une vive résistance; elle soutint que rien ne motivait la suspension de la plus précieuse des libertés anglaises; que les sociétés accusées délibéraient en public, que leurs voeux hautement exprimés ne pouvaient être des conspirations, que ces voeux étaient ceux de toute l'Angleterre, puisqu'ils se bornaient à la réforme parlementaire; que l'augmentation démesurée de l'armée de terre était un danger pour le peuple anglais; que si les volontaires pouvaient être armés par souscription, il deviendrait loisible au ministre de lever des armées sans l'autorisation du parlement; que la solde d'un aussi grand nombre d'étrangers était ruineuse, et qu'elle n'avait d'autre but que de payer les Français traîtres à leur patrie; Malgré les remontrances de l'opposition, qui n'avait jamais été ni plus éloquente, ni moins nombreuse, car elle ne comptait pas plus de trente ou quarante voix, Pitt obtint tout ce qu'il voulut, et fit sanctionner tous les bills qu'il avait présentés.

Aussitôt que ses demandes furent accordées, il fit doubler les milices; il porta l'armée de terre à soixante mille hommes, celle de mer à quatre-vingt mille; il organisa de nouveaux corps d'émigrés, et fit mettre en accusation plusieurs membres des sociétés constitutionnelles. Le jury anglais, garantie plus solide que le parlement, acquitta les prévenus; mais peu importait à Pitt, qui avait maintenant dans les mains tous les moyens de réprimer le moindre mouvement politique, et de déployer une puissance colossale en Europe.

C'était le moment de profiter de cette guerre universelle pour accabler la France, pour ruiner à jamais sa marine, et lui enlever ses colonies; résultat beaucoup plus sûr et plus désirable aux yeux de Pitt que la répression de quelques doctrines politiques et religieuses. Il avait réussi l'année précédente à armer contre la France les deux puissances maritimes qui auraient toujours dû lui rester alliées, l'Espagne et la Hollande; il s'attachait à les maintenir dans leur erreur politique, et à en tirer le plus grand parti contre la marine française. L'Angleterre pouvait faire sortir de ses ports au moins cent vaisseaux de ligne, l'Espagne quarante, la Hollande vingt, sans compter encore une multitude de frégates. Comment la France, avec les cinquante ou soixante vaisseaux qui lui restaient depuis l'incendie de Toulon, pouvait-elle résister à de telles forces? Aussi, quoiqu'on n'eût pas livré encore un seul combat naval, le pavillon anglais dominait sur la Méditerranée, sur l'Océan atlantique et la mer des Indes. Dans la Méditerranée, les escadres anglaises menaçaient les puissances italiennes qui voulaient rester neutres, bloquaient la Corse pour nous l'enlever, et attendaient le moment de débarquer des troupes et des munitions dans la Vendée. En Amérique, elles entouraient nos Antilles, et cherchaient à profiter des affreuses discordes qui régnaient entre les blancs, les mulâtres et les noirs, pour s'en emparer. Dans la mer des Indes, elles achevaient l'établissement de la puissance britannique, et la ruine de Pondichéry. Avec une campagne encore, notre commerce était détruit, quelque fût le sort de nos armes sur le continent. Ainsi rien n'était plus politique que la guerre faite par Pitt à la France, et l'opposition avait tort de la critiquer sous le rapport de l'utilité. Elle n'aurait eu raison que dans un cas, et ce cas ne s'est pas réalisé encore; si la dette anglaise, continuellement accrue, et devenue aujourd'hui énorme, est réellement au-dessus de la richesse du pays et doit s'abîmer un jour, l'Angleterre aura excédé ses moyens, et aura eu tort de lutter pour un empire qui lui aura coûté ses forces. Mais c'est là un mystère de l'avenir.

Pitt ne se refusait aucune violence pour augmenter ses moyens et aggraver les maux de la France. Les Américains, heureux sous Washington, parcouraient librement les mers, et commençaient à faire ce vaste commerce de transport qui les a enrichis pendant les longues guerres du continent. Les escadres anglaises arrêtaient les navires américains, et enlevaient les matelots de leurs équipages. Plus de cinq cents vaisseaux avaient déjà subi cette violence, et c'était l'objet de vives et jusqu'alors inutiles réclamations de la part du gouvernement américain. Ce n'est pas tout encore: à la faveur de la neutralité, les Américains, les Danois, les Suédois, fréquentaient nos ports, y apportaient des secours en grains que la disette rendait extrêmement précieux, beaucoup d'objets nécessaires à la marine, et emportaient en retour les vins et les autres produits que le sol de la France fournit au monde. Grâce à cet intermédiaire des neutres, le commerce n'était pas entièrement interrompu, et on avait pourvu aux besoins les plus indispensables de la consommation. L'Angleterre, considérant la France comme une place assiégée qu'il fallait affamer et réduire au désespoir, voulait porter atteinte à ces droits des neutres, et venait d'adresser aux cours du Nord des notes pleines de sophismes, pour obtenir une dérogation au droit des gens.

Pendant que l'Angleterre employait ces moyens de toute espèce, elle avait toujours quarante mille hommes dans les Pays-Bas, sous les ordres du duc d'York; lord Moira, qui n'avait pu arriver à temps vers Granville, mouillait à Jersey avec son escadre et dix mille hommes de débarquement; enfin la trésorerie anglaise tenait des fonds à la disposition de toutes les puissances belligérantes.

Sur le continent, le zèle n'était pas aussi grand. Les puissances qui n'avaient pas à la guerre le même intérêt que l'Angleterre, et qui ne la faisaient que pour de prétendus principes, n'y mettaient ni la même ardeur, ni la même activité. L'Angleterre s'efforçait de les ranimer toutes. Elle tenait toujours la Hollande sous son joug au moyen du prince d'Orange, et l'obligeait à fournir son contingent dans l'armée coalisée du Nord. Ainsi cette malheureuse nation avait ses vaisseaux et ses régimens au service de sa plus redoutable ennemie, et contre sa plus sûre alliée. La Prusse, malgré le mysticisme de son roi, était fort désabusée des illusions dont on l'avait nourrie depuis deux ans. La retraite de Champagne en 1792, et celle des Vosges en 1793, n'avaient rien eu d'encourageant pour elle. Frédéric-Guillaume, qui venait d'épuiser son trésor, d'affaiblir son armée pour une guerre qui ne pouvait avoir aucun résultat favorable à son royaume, et qui pouvait servir tout au plus la maison d'Autriche, aurait voulu y renoncer. Un objet d'ailleurs beaucoup plus intéressant pour lui l'appelait au Nord: c'était la Pologne qui se mettait en mouvement, et dont les membres épars tendaient à se rejoindre. L'Angleterre, le surprenant au milieu de ces incertitudes, l'engagea à continuer la guerre par le moyen tout-puissant de son or. Elle conclut à La Haye, en son nom et en celui de la Hollande, un traité par lequel la Prusse s'obligeait à fournir soixante-deux mille quatre cents hommes à la coalition. Cette armée devait avoir pour chef un Prussien, et ses conquêtes futures devaient appartenir en commun aux deux puissances maritimes, l'Angleterre et la Hollande. En retour, ces deux puissances promettaient de fournir cinquante mille livres sterling par mois à la Prusse pour l'entretien de ses troupes, et de lui payer de plus le pain et le fourrage; outre cette somme, elles accordaient encore trois cent mille livres sterling, pour les premières dépenses d'entrée en campagne, et cent mille pour le retour dans les états prussiens. A ce prix, la Prusse continua la guerre impolitique qu'elle avait commencée.

La maison d'Autriche n'avait plus rien à empêcher en France, puisque la reine, épouse de Louis XVI, avait expiré sur l'échafaud. Elle devait, moins qu'aucun autre pays, redouter la contagion de la révolution, puisque trente ans de discussions politiques n'ont pas encore éveillé les esprits chez elle. Elle ne nous faisait donc la guerre que par vengeance, engagement pris, et désir de gagner quelques places dans les Pays-Bas; peut-être aussi par le fol et vague espoir d'avoir une partie de nos provinces. Elle y mettait plus d'ardeur que la Prusse, mais pas beaucoup plus d'activité réelle, car elle ne fit que compléter et réorganiser ses régimens, sans en augmenter le nombre. Une grande partie de ses troupes était en Pologne, car elle avait, comme la Prusse, un puissant motif de regarder en arrière et de songer à la Vistule autant qu'au Rhin. Les Gallicies ne l'occupaient pas moins que la Belgique et l'Alsace.

La Suède et le Danemarck gardaient une sage neutralité, et répondaient aux sophismes de l'Angleterre, que le droit public était immuable, qu'il n'y avait aucune raison d'y manquer envers la France, et d'étendre à tout un pays les lois du blocus, lois applicables seulement à une place assiégée; que les vaisseaux danois et suédois étaient bien reçus en France, qu'ils n'y trouvaient pas des barbares, comme on le disait, mais un gouvernement qui faisait droit aux demandes des étrangers commerçans, et qui avait pour eux tous les égards dus aux nations avec lesquelles il était en paix; qu'il n'y avait donc aucune raison d'interrompre des relations avantageuses. En conséquence, bien que Catherine, toute disposée en faveur des projets des Anglais, semblât se prononcer contre les droits des nations neutres, la Suède et le Danemarck persistèrent dans leurs résolutions, gardèrent une neutralité prudente et ferme, et firent un traité par lequel les deux pays s'engageaient à maintenir les droits des neutres, et à faire observer la clause du traité de 1780, laquelle fermait la mer Baltique aux vaisseaux armés des puissances qui n'avaient aucun port dans cette mer. La France pouvait donc espérer de recevoir encore les grains du Nord, et les bois et chanvres nécessaires à sa marine.

La Russie, affectant toujours beaucoup d'indignation contre la révolution française, et donnant de grandes espérances aux émigrés, ne songeait qu'à la Pologne, et n'abondait si fort dans la politique des Anglais que pour obtenir leur adhésion à la sienne. C'est là ce qui explique le silence de l'Angleterre sur un événement aussi grand que la disparition d'un royaume de la scène politique. Dans ce moment de spoliation générale, où l'Angleterre recueillait une si grande part d'avantages dans le midi de l'Europe et sur toutes les mers, il lui convenait peu de parler le langage de la justice aux copartageans de la Pologne. Ainsi la coalition, qui accusait la France d'être tombée dans la barbarie, commettait au Nord le brigandage le plus audacieux que se soit jamais permis la politique, en méditait un pareil sur la France, et contribuait à détruire pour jamais la liberté des mers.

Les princes allemands suivaient l'impulsion de la maison d'Autriche. La Suisse, protégée par ses montagnes, et dispensée par ses institutions de se croiser pour la cause des monarchies, persistait à ne prendre aucun parti, et couvrait de sa neutralité nos provinces de l'Est, les moins défendues de toutes. Elle faisait sur le continent ce que les Américains, les Suédois et les Danois, faisaient sur mer; elle rendait au commerce français les mêmes services, et en recueillait la même récompense. Elle nous donnait des chevaux dont nos armées avaient besoin, des bestiaux qui nous manquaient depuis que la guerre avait ravagé les Vosges et la Vendée; elle exportait les produits de nos manufactures, et devenait ainsi l'intermédiaire du commerce le plus avantageux. Le Piémont continuait la guerre, sans doute avec regret; mais il ne pouvait consentir à mettre bas les armes, après avoir perdu deux provinces, la Savoie et Nice, à ce jeu sanglant et maladroit. Les puissances italiennes voulaient être neutres, mais elles étaient fort inquiétées dans ce projet. La république de Gênes avait vu les Anglais commettre dans son port un acte indigne, un véritable attentat au droit des gens. Ils s'étaient emparés d'une frégate française qui mouillait à l'abri de la neutralité générale, et en avaient massacré l'équipage. La Toscane avait été obligée de renvoyer le résident français. Naples, qui avait reconnu la république lorsque les escadres françaises menaçaient ses rivages, faisait de grandes démonstrations contre elle depuis que le pavillon anglais s'était déployé dans la Méditerranée, et promettait dix-huit mille hommes de secours au Piémont. Rome, heureusement impuissante, nous maudissait, et laissait égorger dans ses murs l'agent français Basseville. Venise enfin, quoique peu flattée du langage démagogique de la France, ne voulait nullement s'engager dans une guerre, et, à la faveur de sa position éloignée, espérait garder la neutralité. La Corse était prête à nous échapper depuis que Paoli s'était déclaré pour les Anglais; il ne nous restait plus, dans cette île, que Bastia et Calvi.

L'Espagne, la moins coupable de tous nos ennemis, continuait une guerre impolitique, et persistait à commettre la même faute que la Hollande. Les prétendus devoirs des trônes, les victoires de Ricardos et l'influence anglaise la décidèrent à essayer encore d'une campagne, quoiqu'elle fût fort épuisée, qu'elle manquât de soldats, et surtout d'argent. Le célèbre Alcudia fit disgracier d'Aranda pour avoir conseillé la paix.

La politique avait donc peu changé depuis l'année précédente. Intérêts, erreurs, fautes et crimes, étaient, en 1794, les mêmes qu'en 1793. L'Angleterre seule avait augmenté ses forces. Les coalisés possédaient toujours dans les Pays-Bas cent cinquante mille hommes, Autrichiens, Allemands, Hollandais et Anglais. Vingt-cinq ou trente mille Autrichiens étaient à Luxembourg; soixante-cinq mille Prussiens et Saxons aux environs de Mayence. Cinquante mille Autrichiens, mêlés de quelques émigrés, bordaient le Rhin, de Manheim à Bâle. L'armée piémontaise était toujours de quarante mille hommes et de sept ou huit mille Autrichiens auxiliaires. L'Espagne avait fait quelques recrues pour recomposer ses bataillons, et avait demandé des secours pécuniaires au clergé; mais son armée n'était pas plus considérable que l'année précédente, et se bornait toujours aune soixantaine de mille hommes, répartis entre les Pyrénées occidentales et orientales.

C'est au Nord que l'on se proposait de nous porter les coups les plus décisifs, en s'appuyant sur Condé, Valenciennes et le Quesnoy. Le célèbre Mack avait rédigé à Londres un plan duquel on espérait de grands résultats. Cette fois, le tacticien allemand, se montrant un peu plus hardi, avait fait entrer dans son projet une marche sur Paris. Malheureusement, il était trop tard pour déployer de la hardiesse, car les Français ne pouvaient plus être surpris, et leurs forces étaient immenses. Le plan consistait à prendre encore une place, celle de Landrecies, de se grouper en force sur ce point, d'amener les Prussiens des Vosges vers la Sambre, et de marcher en avant en laissant deux corps sur les ailes, l'un en Flandre, l'autre sur la Sambre. En même temps, lord Moira devait débarquer des troupes dans la Vendée, et aggraver nos dangers par une double marche sur Paris.

Prendre Landrecies quand on avait Valenciennes, Condé et le Quesnoy, était un soin puéril; couvrir ses communications vers la Sambre était fort sage; mais placer un corps pour garder la Flandre était fort inutile, quand il s'agissait de former une masse puissante d'invasion: amener les Prussiens sur la Sambre était fort douteux, comme nous le verrons; enfin, la diversion dans la Vendée était depuis un an devenue impossible, car la grande Vendée avait péri. On va voir, par la comparaison du projet avec l'événement, la vanité de ces plans écrits à Londres[4].

[Note 4: Ceux qui voudront lire la meilleure discussion politique et militaire sur ce sujet, n'ont qu'à chercher le mémoire critique écrit par le général Jomini sur cette campagne, et joint à sa grande Histoire des guerres de la révolution.]

La coalition n'avait pas, disons-nous, déployé de grandes ressources. Il n'y avait dans ce moment que trois puissances vraiment actives en Europe, l'Angleterre, la Russie et la France. La raison en est simple: l'Angleterre voulait envahir les mers, la Russie s'assurer la Pologne, et la France sauver son existence et sa liberté. Il n'y avait d'énergiques que ces trois grands intérêts; il n'y avait de noble que celui de la France; et elle déploya pour cet intérêt les plus grands efforts dont l'histoire fasse mention.

La réquisition permanente, décrétée au mois d'août de l'année précédente, avait déjà procuré des renforts aux armées, et contribué aux succès qui terminèrent la campagne; mais cette grande mesure ne devait produire tous ses effets que dans la campagne suivante. Grâce à ce mouvement extraordinaire, douze cent mille hommes avaient quitté leurs foyers, et couvraient les frontières, ou remplissaient les dépôts de l'intérieur. On avait commencé l'embrigadement de ces nouvelles troupes. On réunissait un bataillon de ligne avec deux bataillons de la nouvelle levée, et on formait ainsi d'excellens régimens. On avait déjà organisé sur ce plan sept cent mille hommes, envoyés aussitôt sur les frontières et dans les places. Il y en avait, les garnisons comprises, deux cent cinquante mille au Nord, quarante dans les Ardennes, deux cents sur le Rhin et la Moselle, cent aux Alpes, cent vingt aux Pyrénées, et quatre-vingts depuis Cherbourg jusqu'à La Rochelle. Les moyens pour les équiper n'avaient été ni moins prompts, ni moins extraordinaires que pour les réunir. Les manufactures d'armes établies à Paris et dans les provinces eurent bientôt atteint le degré d'activité qu'on voulait leur donner, et produit des quantités étonnantes de canons, de fusils et de sabres. Le comité de salut public, profitant habilement du caractère français, avait su mettre à la mode la fabrication du salpêtre. Déjà, l'année précédente, il avait ordonné la visite des caves pour en extraire la terre salpêtrée. Bientôt il fit mieux; il rédigea une instruction, modèle de simplicité et de clarté, pour apprendre à tous les citoyens à lessiver eux-mêmes la terre des caves. Il paya en outre quelques ouvriers chimistes pour leur enseigner la manipulation. Bientôt ce goût s'introduisit; on se transmit les instructions qu'on avait reçues, et chaque maison fournit quelques livres de ce sel précieux. Des quartiers de Paris se réunissaient pour apporter en pompe à la convention et aux Jacobins le salpêtre qu'ils avaient fabriqué. On imagina une fête dans laquelle chacun venait déposer ses offrandes sur l'autel de la patrie. On donnait à ce sel des formes emblématiques; on lui prodiguait toutes sortes d'épithètes: on l'appelait sel vengeur, sel libérateur. Le peuple s'en amusait, mais il en produisait des quantités considérables, et le gouvernement avait atteint son but. Un peu de désordre se mêlait naturellement à tout cela. Les caves étaient creusées, et la terre, après avoir été lessivée, gisait dans les rues quelle embarrassait et dégradait. Un arrêté du comité de salut public mit un terme à cet abus, et les terres lessivées furent replacées dans les caves. Les salins manquaient; le comité ordonna que toutes les herbes qui n'étaient employées ni à la nourriture des animaux, ni aux usages domestiques ou ruraux, seraient de suite brûlées, pour servir à l'exploitation du salpêtre ou être converties en salins.

Le gouvernement eut l'art d'introduire encore une autre mode non moins avantageuse. Il était plus facile de lever des hommes et de fabriquer des armes que de trouver des chevaux: l'artillerie et la cavalerie en manquaient. La guerre les avait rendus rares; le besoin et le renchérissement général de toutes choses en augmentaient beaucoup le prix. Il fallut recourir au grand moyen des réquisitions, c'est-à-dire prendre de force ce qu'un besoin indispensable exigeait. On leva dans chaque canton un cheval sur vingt-cinq, en le payant neuf cents francs. Cependant, quelque puissante que soit la force, la bonne volonté est plus efficace encore. Le comité imagina de se faire offrir un cavalier tout équipé par les jacobins. L'exemple fut alors suivi partout. Communes, clubs, sections, s'empressaient d'offrir à la république ce qu'on appela des cavaliers jacobins, tous parfaitement montés et équipés.

On avait des soldats, il fallait des officiers. Le comité agit ici avec sa promptitude ordinaire. «La révolution, dit Barrère, doit tout hâter pour ses besoins. La révolution est à l'esprit humain ce que le soleil de l'Afrique est à la végétation.» On rétablit l'école de Mars; des jeunes gens, choisis dans toutes les provinces, se rendirent à pied et militairement, à Paris. Campés sous des tentes, au milieu de la plaine des Sablons, ils devaient s'y instruire rapidement dans toutes les parties de l'art de la guerre, et se répandre ensuite dans les armées.

Des efforts non moins grands étaient faits pour recomposer notre marine. Elle était, en 1789, de cinquante vaisseaux et d'autant de frégates. Les désordres de la révolution et les malheurs de Toulon l'avaient réduite à une cinquantaine de bâtimens, dont trente au plus pouvaient être mis en mer. Ce qui manquait surtout, c'étaient les équipages et les officiers. La marine exigeait des hommes expérimentés; et tous les hommes expérimentés étaient incompatibles avec la révolution. La réforme opérée dans les états-majors de l'armée de terre, était donc plus inévitable encore dans les états-majors de l'armée de mer, et devait y causer une bien plus grande désorganisation. Les deux ministres Monge et d'Albarade avaient succombé à ces difficultés, et avaient été renvoyés. Le comité résolut encore ici l'emploi des moyens extraordinaires. Jean-Bon-Saint-André et Prieur (de la Marne) furent envoyés à Brest avec les pouvoirs accoutumés des commissaires de la convention. L'escadre de Brest, après avoir péniblement croisé, pendant quatre mois, le long des côtes de l'Ouest, pour empêcher les communications des Vendéens avec les Anglais, s'était révoltée, par suite de ses longues souffrances. A peine fut-elle rentrée, que l'amiral Morard de Gales fut arrêté par les représentans, et rendu responsable des désordres de l'escadre. Les équipages furent entièrement décomposés, et réorganisés à la manière prompte et violente des jacobins. Des paysans, qui n'avaient jamais navigué, furent placés à bord des vaisseaux de la république, pour manoeuvrer contre les vieux matelots anglais; on éleva de simples officiers aux plus hauts grades, et le capitaine de vaisseau Villaret-Joyeuse fut promu au commandement de l'escadre. En un mois de temps une flotte de trente vaisseaux se trouva prête à appareiller; elle sortit pleine d'enthousiasme, et aux acclamations du peuple de Brest, non pas, il est vrai, pour aller braver les formidables escadres de l'Angleterre, de la Hollande et de l'Espagne, mais pour protéger un convoi de deux cents voiles, apportant d'Amérique une quantité considérable de grains, et pour se battre à outrance si le salut du convoi l'exigeait. Pendant ce temps, Toulon était le théâtre de créations non moins rapides. On réparait les vaisseaux échappés à l'incendie, on en construisait de nouveaux. Les frais étaient pris sur les propriétés des Toulonnais qui avaient contribué à livrer leur port aux ennemis. A défaut des grandes flottes qui étaient en réparation, une multitude de corsaires couvraient la mer, et faisaient des prises considérables. Une nation hardie et courageuse, à qui les moyens de faire la guerre d'ensemble manquent, peut toujours recourir à la guerre de détail, et y déployer son intelligence et sa valeur; elle fait sur terre la guerre des partisans, et sur mer celle des corsaires. Au rapport de lord Stanhope, nous avions, de 1793 à 1794, pris quatre cent dix bâtimens, tandis que les Anglais ne nous en avaient pris que trois cent seize. Le gouvernement ne renonçait donc pas à rétablir nos forces, même sur mer.

De si prodigieux travaux devaient porter leurs fruits, et nous allions recueillir en 1794 le prix des efforts de 1793.

La campagne s'ouvrit d'abord sur les Pyrénées et les Alpes. Peu active aux Pyrénées occidentales, elle devait l'être davantage sur les Pyrénées orientales, où les Espagnols avaient conquis la ligne du Tech, et occupaient encore le fameux camp du Boulou. Ricardos était mort, et cet habile général avait été remplacé par un de ses lieutenans, le comte de La Union, excellent soldat, mais chef médiocre. N'ayant pas reçu encore les nouveaux renforts qu'il attendait, La Union songeait tout au plus à garder le Boulou. Les Français étaient commandés par le brave Dugommier, le vainqueur de Toulon. Une partie du matériel et des troupes qui lui servirent à prendre cette place, avaient été transportés devant Perpignan, tandis que les nouvelles recrues s'organisaient sur les derrières. Dugommier pouvait mettre trente-cinq mille hommes en ligne, et profiter du mauvais état où se trouvaient actuellement les Espagnols. Dagobert, toujours ardent malgré son âge, proposait un plan d'invasion par la Cerdagne, qui, portant les Français au-delà des Pyrénées, et sur les derrières de l'armée espagnole, aurait obligé celle-ci à rétrograder. On préféra d'essayer d'abord l'attaque du camp de Boulou, et Dagobert, qui était avec sa division dans la Cerdagne, dut attendre le résultat de cette attaque. Le camp de Boulou, placé sur les bords du Tech, et adossé aux Pyrénées, avait pour issue la chaussée de Bellegarde, qui forme la grande route de France en Espagne. Dugommier, au lieu d'aborder de front les positions ennemies, qui étaient très bien fortifiées, songea à pénétrer par quelque moyen entre le Boulou et la chaussée de Bellegarde, de manière à faire tomber le camp espagnol. Tout lui réussit à merveille. La Union avait porté le gros de ses forces à Céret, et avait laissé les hauteurs de Saint-Christophe, qui dominent le Boulou, mal gardées. Dugommier passa le Tech, jeta une partie de ses forces vers Saint-Christophe, attaqua avec le reste le front des positions espagnoles, et, après un combat assez vif, resta maître des hauteurs. Dès ce moment, le camp n'était plus tenable, il fallait se retirer par la chaussée de Bellegarde; mais Dugommier s'en empara, et ne laissa plus aux Espagnols qu'une route étroite et difficile à travers le col de Porteil. Leur retraite se changea bientôt en déroute. Chargés avec à-propos et vivacité, ils s'enfuirent en désordre, et nous laissèrent quinze cents prisonniers, cent quarante pièces de canon, huit cents mulets chargés dé leurs bagages, et des effets de campement pour vingt mille hommes. Cette victoire, remportée au milieu de floréal (commencement de mai), nous rendit le Tech, et nous porta au-delà des Pyrénées. Dugommier bloqua aussitôt Collioure, Port-Vendre et Saint-Elme, pour les reprendre aux Espagnols. Pendant cette importante victoire, le brave Dagobert, atteint d'une fièvre, achevait sa longue et glorieuse carrière. Ce noble vieillard, âgé de 76 ans, emporta les regrets et l'admiration de l'armée.

Rien n'était plus brillant que notre début aux Pyrénées orientales; du côté des Pyrénées occidentales, nous enlevâmes la vallée de Bastan, et ces triomphes sur les Espagnols que nous n'avions pas encore vaincus jusqu'alors, excitèrent une joie universelle.

Du côté des Alpes, il nous restait toujours à établir notre ligne de défense sur la grande chaîne.

Vers la Savoie, nous avions, l'année précédente, rejeté les Piémontais dans les vallées du Piémont, mais il nous restait à prendre les postes du petit Saint-Bernard et du Mont-Cenis. Du côté de Nice, l'armée d'Italie campait toujours en présence de Saorgio, sans pouvoir forcer ce formidable camp des Fourches. Le général Dugommier avait été remplacé par le vieux Dumerbion, brave, mais presque toujours malade de la goutte. Heureusement, il se laissait entièrement diriger par le jeune Bonaparte, qui, comme on l'a vu, avait décidé la prise de Toulon en conseillant l'attaque du Petit-Gibraltar. Ce service avait valu à Bonaparte le grade de général de brigade, et une grande considération dans l'armée. Après avoir observé les positions ennemies, et reconnu l'impossibilité d'enlever le camp des Fourches, il fut frappé d'une idée aussi heureuse que celle qui rendit Toulon à la république. Saorgio est placé dans la vallée de la Roya. Parallèlement à cette vallée se trouve celle d'Oneille, dans laquelle coule la Taggia. Bonaparte imagina de jeter une division de quinze mille hommes dans la vallée d'Oneille, de faire remonter cette division jusqu'aux sources du Tanaro, de la porter ensuite jusqu'au mont Tanarello, qui borde la Roya supérieure, et d'intercepter ainsi la chaussée de Saorgio, entre le camp des Fourches et le col de Tende. Par ce moyen, le camp des Fourches, isolé des grandes Alpes, tombait nécessairement. Il n'y avait qu'une objection à faire à ce plan, c'est qu'il obligeait l'armée à emprunter le territoire de Gênes. Mais la république ne devait pas s'en faire un scrupule, car l'année précédente deux mille Piémontais avaient traversé le territoire génois, et étaient venus s'embarquer à Oneille pour Toulon; d'ailleurs, l'attentat commis par les Anglais sur la frégate la Modeste, dans le port même de Gênes, était la plus éclatante violation du pays neutre. Il y avait en outre un grand avantage à étendre la droite de l'armée d'Italie jusqu'à Oneille; on pouvait par là couvrir une partie de la rivière de Gênes, chasser les corsaires du petit port d'Oneille où ils se réfugiaient habituellement, et assurer ainsi le commerce de Gênes avec le midi de la France. Ce commerce, qui se faisait par le cabotage, était fort troublé par les corsaires et les escadres anglaises, et il importait de le protéger, parce qu'il contribuait à alimenter le midi en grains. On ne devait donc pas hésiter à adopter le plan de Bonaparte. Les représentans demandèrent au comité de salut public l'autorisation nécessaire, et l'exécution de ce plan fut aussitôt ordonnée.

Le 17 germinal (6 avril), une division de quatorze mille hommes, partagés en cinq brigades, passa la Roya. Le général Masséna se porta sur le mont Tanardo, et Bonaparte avec trois brigades se dirigea sur Oneille, en chassa une division autrichienne, et y fit son entrée. Il trouva dans Oneille douze pièces de canon, et purgea le port de tous les corsaires qui infestaient ces parages. Tandis que Masséna remontait du Tanardo jusqu'à Tanarello, Bonaparte continua son mouvement, et marcha d'Oneille jusqu'à Orméa dans la vallée du Tanaro. Il y entra le 15 avril (28 germinal), et y trouva quelques fusils, vingt pièces de canon, et des magasins pleins de draps pour l'habillement des troupes. Dès que les brigades françaises furent réunies dans la vallée du Tanaro, elles se portèrent vers la haute Roya, pour exécuter le mouvement prescrit sur la gauche des Piémontais. Le général Dumerbion attaqua de front les positions des Piémontais, pendant que Masséna arrivait sur leurs flancs et sur leurs derrières. Après plusieurs actions assez vives, les Piémontais abandonnèrent Saorgio, et se replièrent sur le col de Tende, et enfin abandonnèrent le col de Tende même pour se réfugier à Limone, au-delà de la grande chaîne. Tandis que ces choses se passaient dans la vallée de la Roya, les vallées de la Tinéa et de la Vésubia étaient balayées par la gauche de l'armée d'Italie; et bientôt après, l'armée des grandes Alpes, piquée d'émulation, prit de vive force le Saint-Bernard et le Mont-Cenis. Ainsi, dès le milieu de floréal (commencement de mai) nous étions victorieux sur toute la chaîne des Alpes, et nous l'occupions depuis les premiers mamelons de l'Apennin jusqu'au Mont-Blanc. Notre droite, appuyée à Orméa, s'étendait jusqu'aux portes de Gênes, couvrait une grande partie de la rivière du Ponant, et mettait ainsi le commerce à l'abri des pirateries. Nous avions pris trois ou quatre mille prisonniers, cinquante ou soixante pièces de canon, beaucoup d'effets d'équipement, et deux places fortes. Notre début était donc aussi heureux aux Alpes qu'aux Pyrénées, puisque sur les deux points il nous donnait une frontière et une partie des ressources de l'ennemi.

La campagne s'était ouverte un peu plus tard sur le grand théâtre de la guerre, c'est-à-dire au Nord. Là, cinq cent mille hommes allaient se heurter depuis les Vosges jusqu'à la mer. Les Français avaient toujours leurs principales forces vers Lille, Guise et Maubeuge. Pichegru était devenu leur général. Chef de l'armée du Rhin, l'année précédente, il était parvenu à se donner l'honneur du déblocus de Landau, qui appartenait au jeune Hoche; il avait capté la confiance de Saint-Just, tandis que Hoche était jeté en prison, et avait obtenu le commandement de l'armée du Nord. Jourdan, estimé comme général sage, ne fut pas jugé assez énergique pour conserver le grand commandement du Nord, et il remplaça Hoche à l'armée de la Moselle. Michaud remplaçait Pichegru à celle du Rhin. Carnot présidait toujours aux opérations militaires, et les dirigeait de ses bureaux. Saint-Just et Lebas avaient été envoyés à Guise pour ranimer l'énergie de l'armée.

La nature des lieux commandait un plan d'opérations fort simple, et qui pouvait avoir des résultats très prompts et très vastes: c'était de porter la plus grande masse des forces françaises sur la Meuse, vers Namur, et de menacer ainsi les communications des Autrichiens. C'est là qu'était la clef du théâtre de la guerre, et qu'elle sera toujours, tant que la guerre se fera dans les Pays-Bas contre des Autrichiens venus du Rhin. Toute diversion en Flandre était une imprudence; car si l'aile jetée en Flandre se trouvait assez forte pour tenir tête aux coalisés, elle ne contribuait qu'à les repousser de front, sans compromettre leur retraite; et si elle n'était pas assez considérable pour obtenir des résultats décisifs, les coalisés n'avaient qu'à la laisser s'avancer dans la West-Flandre, et pouvaient ensuite l'enfermer et l'acculer à la mer. Pichegru, avec des connaissances, de l'esprit et assez de résolution, mais un génie militaire assez médiocre, jugea mal la position, et Carnot, préoccupé de son plan de l'année précédente, persista à attaquer directement le centre de l'ennemi, et à le faire inquiéter sur ses deux ailes. En conséquence, la masse principale dut agir de Guise sur le centre des coalisés, tandis que deux fortes divisions, opérant l'une sur la Lys, l'autre sur la Sambre, devaient faire une double diversion. Tel fut le plan opposé au plan offensif de Mack.

Cobourg commandait toujours en chef les coalisés. L'empereur d'Allemagne s'était rendu en personne dans les Pays-Bas pour exciter son armée, et surtout pour terminer par sa présence les divisions qui s'élevaient à chaque instant entre les généraux alliés. Cobourg réunit une masse d'environ cent mille hommes, dans les plaines du Cateau, pour bloquer Landrecies. C'était là le premier acte par lequel les coalisés voulaient débuter, en attendant qu'ils pussent obtenir des Prussiens la marche de la Moselle sur la Sambre.

Les mouvemens commencèrent vers les derniers jours de germinal (mars). La masse ennemie, après avoir repoussé les divisions françaises disséminées devant elle, s'établit autour de Landrecies; le duc d'York fut placé en observation vers Cambray; Cobourg vers Guise. Par le mouvement que venaient de faire les coalisés, les divisions françaises du centre, ramenées en arrière, se trouvaient séparées des divisions de Maubeuge, qui formaient l'aile droite. Le 2 floréal (21 avril), un effort fut tenté pour se rattacher à ces divisions de Maubeuge. Un combat meurtrier fut livré sur la Helpe. Nos colonnes, toujours trop divisées, furent repoussées sur tous les points, et ramenées dans les positions d'où elles étaient parties.

On résolut alors une nouvelle attaque, mais générale, au centre et sur les deux ailes. La division Desjardins, qui était vers Maubeuge, devait faire un mouvement pour se réunir à la division Charbonnier, qui venait des Ardennes. Au centre, sept colonnes devaient agir à la fois et concentriquement, sur toute la masse ennemie groupée autour de Landrecies. Enfin, à la gauche, Souham et Moreau, partant de Lille avec deux divisions, formant en tout cinquante mille hommes, avaient ordre de s'avancer en Flandre, et d'enlever sous les yeux de Clerfayt, Menin et Courtray.

La gauche de l'armée française opéra sans obstacles, car le prince de Kaunitz, avec la division qu'il avait sur la Sambre, ne pouvait empêcher la jonction de Charbonnier et de Desjardins. Les colonnes du centre s'ébranlèrent le 7 floréal (26 avril), et marchèrent de sept points différens sur l'armée autrichienne. Ce système d'attaques simultanées et décousues, qui nous avait si mal réussi l'année précédente, ne nous réussit pas mieux cette fois. Ces colonnes, trop séparées les unes des autres, ne purent se soutenir, et n'obtinrent sur aucun point un avantage décisif. L'une d'elles, celle du général Chappuis, fut même entièrement défaite. Ce général, parti de Cambray, se trouva opposé au duc d'York, qui, avons-nous dit, couvrait Landrecies de ce côté. Il éparpilla ses troupes sur divers points, et se trouva devant les positions retranchées de Trois-Villes avec des forces insuffisantes. Accablé par le feu des Anglais, chargé en flanc par la cavalerie, il fut mis en déroute, et sa division dispersée rentra pêle-mêle dans Cambray. Ces échecs provenaient moins de nos troupes que de la mauvaise conduite des opérations. Nos jeunes soldats, étonnés quelquefois d'un feu nouveau pour eux, étaient cependant faciles à conduire et à ramener à l'attaque, et ils déployaient souvent une ardeur et un enthousiasme extraordinaires.

Pendant qu'on faisait cette infructueuse tentative sur le centre, la diversion opérée en Flandre contre Clerfayt, réussissait pleinement. Souham et Moreau étaient partis de Lille et s'étaient portés à Menin et Courtray, le 7 floréal (26 avril). On sait que ces deux places sont situées à la suite l'une de l'autre sur la Lys. Moreau investit la première, Souham s'empara de la seconde. Clerfayt, trompé sur la marche des Français, les cherchait où ils n'étaient pas. Bientôt, cependant, il apprit l'investissement de Menin et la prise de Courtray, et voulut essayer de nous faire rétrograder en menaçant nos communications avec Lille. Le 9 floréal (28 avril), en effet, il se porta à Moucroën avec dix-huit mille hommes, et vint s'exposer imprudemment aux coups de cinquante mille Français, qui auraient pu l'écraser en se repliant. Moreau et Souham, ramenant aussitôt une partie de leurs troupes vers leurs communications menacées, marchèrent sur Moucroën et résolurent de livrer bataille à Clerfayt. Il était retranché sur une position à laquelle on ne pouvait parvenir que par cinq défilés étroits, défendus par une formidable artillerie. Le 10 floréal (29 avril), l'attaque fut ordonnée. Nos jeunes soldats, dont la plupart voyaient le feu pour la première fois, n'y résistèrent pas d'abord; mais les généraux et les officiers bravèrent tous les dangers pour les rallier; ils y réussirent, et les positions furent enlevées. Clerfayt perdit douze cents prisonniers, dont quatre-vingt-quatre officiers, trente-trois pièces de canon, quatre drapeaux et cinq cents fusils. C'était notre première victoire au Nord, et elle releva singulièrement le courage de l'armée. Menin fut pris immédiatement après. Une division d'émigrés, qui s'y trouvait renfermée, se sauva bravement, en se faisant jour le fer à la main.

Le succès de la gauche et les revers du centre décidèrent Pichegru et Carnot à abandonner tout à fait le centre pour agir exclusivement sur les ailes. Pichegru envoya le général Bonnaud avec vingt mille hommes à Sanghien, près Lille, afin d'assurer les communications de Moreau et de Souham. Il ne laissa à Guise que vingt mille hommes sous les ordres du général Ferrand, et détacha le reste vers Maubeuge, pour le réunir aux divisions Desjardins et Charbonnier. Ces forces réunies portèrent à cinquante-six mille hommes l'aile droite destinée à agir sur la Sambre. Carnot, jugeant encore mieux que Pichegru la situation des choses, donna un ordre qui décida le destin de la campagne. Commençant à sentir que le point sur lequel il fallait frapper les coalisés était la Sambre et la Meuse; que, battus sur cette ligne, ils étaient séparés de leurs base, il ordonna à Jourdan d'amener à lui quinze mille hommes de l'armée du Rhin, de laisser sur le versant occidental des Vosges les troupes indispensables pour couvrir cette frontière, de quitter ensuite la Moselle, avec quarante-cinq mille hommes, et de se porter sur la Sambre à marches forcées. L'armée de Jourdan, réunie à celle de Maubeuge, devait former une masse de quatre-vingt-dix ou cent mille hommes, et entraîner la défaite des coalisés sur le point décisif. Cet ordre, le plus beau de la campagne, celui auquel il faut en attribuer tous les résultats, partit le 11 floréal (30 avril) des bureaux du comité de salut public.

Pendant ce temps, Cobourg avait pris Landrecies. N'attachant pas une assez grande importance à la défaite de Clerfayt, il se contenta de détacher le duc d'York vers Lamain, entre Tournay et Lille.

Clerfayt s'était porté dans la West-Flandre, entre la gauche avancée des Français et la mer; de cette manière, il était encore plus éloigné qu'auparavant de la grande armée, et du secours que lui apportait le duc d'York. Les Français échelonnés à Lille, Menin et Courtray, formaient une colonne avancée en Flandre; Clerfayt, transporté à Thielt, se trouvait entre la mer et cette colonne; le duc d'York, posté à Lamain, devant Tournay, était entre cette colonne et la grande masse coalisée. Clerfayt voulut faire une tentative sur Courtray, et vint l'attaquer le 21 floréal (10 mai). Souham se trouvait dans ce moment en arrière de Courtray; il fit promptement ses dispositions, revint dans la place au secours de Vandamme, et, tandis qu'il préparait une sortie, il détacha Macdonald et Malbranck sur Menin, pour y passer la Lys, et venir tourner Clerfayt. Le combat se livra le 22 (11 mai). Clerfayt avait fait sur la chaussée de Bruges et dans les faubourgs les meilleures dispositions; mais nos jeunes réquisitionnaires bravèrent hardiment le feu des maisons et des batteries, et après un choc violent, obligèrent Clerfayt à se retirer. Quatre mille hommes des deux partis couvrirent le champ de bataille; et si, au lieu de tourner l'ennemi du côté de Menin, on l'avait tourné du côté opposé, on aurait pu lui couper sa retraite sur la Flandre.

C'était la seconde fois que Clerfayt était battu par notre aile gauche victorieuse. Notre aile droite, sur la Sambre, n'était pas aussi heureuse. Commandée par plusieurs généraux, qui délibéraient en conseil de guerre avec les représentans Saint-Just et Lebas, elle ne fut pas aussi bien dirigée que les deux divisions commandées par Souham et Moreau. Kléber et Marceau, qu'on y avait transportés de la Vendée, auraient pu la conduire à la victoire, mais leurs avis étaient peu écoutés. Le mouvement prescrit à cette aile droite consistait à passer la Sambre pour se diriger sur Mons. Un premier passage fut tenté le 20 floréal (9 mai); mais les dispositions nécessaires n'ayant pas été faites sur l'autre rive, l'armée ne put s'y maintenir, et fut obligée de repasser la Sambre en désordre. Le 22, Saint-Just voulut tenter un nouveau passage, malgré le mauvais succès du premier. Il eût bien mieux valu attendre l'arrivée de Jourdan, qui, avec ses quarante-cinq mille hommes, devait rendre les succès de l'aile droite infaillibles. Mais Saint-Just ne voulait ni hésitation ni retard; et il fallut obéir à ce proconsul terrible. Le nouveau passage ne fut pas plus heureux. L'armée franchit une seconde fois la Sambre; mais, attaquée encore sur l'autre rive, avant de s'y être solidement établie, elle eût été perdue, sans la bravoure de Marceau et la fermeté de Kléber.

Ainsi, depuis un mois, on se battait de Maubeuge jusqu'à la mer, avec un acharnement incroyable, et sans succès décisifs. Heureux à la gauche, nous étions malheureux à la droite; mais nos troupes se formaient, et le mouvement habile et hardi prescrit à Jourdan préparait des résultats immenses.

Le plan de Mack était devenu inexécutable. Le général prussien Moellendorf refusait de se rendre sur la Sambre, et disait n'avoir pas d'ordre de sa cour. Les négociateurs anglais étaient allés faire expliquer le cabinet prussien sur le traité de La Haye, et, en attendant, Cobourg, menacé sur l'une de ses ailes, avait été obligé de dissoudre son centre à l'exemple de Pichegru. Il avait renforcé Kaunitz sur la Sambre, et porté le gros de son armée vers la Flandre, aux environs de Tournay. Une action décisive se préparait donc à la gauche, car le moment approchait où de grandes masses allaient s'aborder et se combattre.

On conçut alors dans l'état-major autrichien un plan qui fut appelé de destruction, et qui avait pour but de couper l'armée française de Lille, de l'envelopper et de l'anéantir. Une pareille opération était possible, car les coalisés pouvaient faire agir près de cent mille hommes contre soixante-dix, mais ils firent des dispositions singulières pour arriver à ce but. Les Français étaient toujours distribués comme il suit: Souham et Moreau à Menin et Courtray, avec cinquante mille hommes, et Bonnaud aux environs de Lille avec vingt. Les coalisés étaient toujours répartis sur les deux flancs de cette ligne avancée; la division de Clerfayt à gauche dans la West-Flandre, la masse des coalisés à droite du côté de Tournay. Les coalisés résolurent de faire un effort concentrique sur Turcoing, qui sépare Menin et Courtray de Lille. Clerfayt dut y marcher de la West-Flandre, en passant par Werwick et Lincelles. Les généraux de Busch, Otto et le duc d'York eurent ordre d'y marcher du côté opposé, c'est-à-dire de Tournay. De Busch devait se rendre à Moucroën, Otto à Turcoing même, et le duc d'York, s'avançant sur Roubaix et Mouvaux, devait donner la main à Clerfayt. Par cette dernière jonction, Souham et Moreau se trouvaient coupés de Lille. Le général Kinsky et l'archiduc Charles étaient chargés, avec deux fortes colonnes, de replier Bonnaud dans Lille. Ces dispositions, pour réussir, exigeaient un ensemble de mouvemens impossible à obtenir. La plupart de ces corps, en effet, partaient de points extrêmement éloignés, et Clerfayt avait à marcher au travers de l'armée française.

Ces mouvemens devaient s'exécuter le 28 floréal (17 mai). Pichegru s'était porté dans ce moment à l'aile droite de la Sambre, pour y réparer les échecs que cette aile venait d'essuyer. Souham et Moreau dirigeaient l'armée en l'absence de Pichegru. Le premier signe des projets des coalisés leur fut donné par la marche de Clerfayt sur Werwick; ils se portèrent aussitôt de ce côté; mais, en apprenant que la masse de l'ennemi arrivait du côté opposé, et menaçait leurs communications, ils prirent une résolution prompte et habile: ce fut de diriger un effort sur Turcoing pour s'emparer de cette position décisive entre Menin et Lille. Moreau resta avec la division Vandamme devant Clerfayt, afin de ralentir sa marche, et Souham marcha sur Tourcoing avec quarante-cinq mille hommes. Les communications avec Lille n'étant pas encore interrompues, on put ordonner à Bonnaud de se porter de son côté sur Turcoing, et de faire un effort puissant pour conserver la communication de cette position avec Lille. Les dispositions des généraux français eurent un plein succès. Clerfayt n'avait pu s'avancer que lentement; retardé à Werwick, il n'arriva pas à Lincelles au jour convenu. Le général de Busch s'était d'abord emparé de Moucroën; mais il avait éprouvé ensuite un léger échec, et Otto, s'étant morcelé pour le secourir, n'était pas resté assez en forces à Turcoing; enfin le duc d'York s'était avancé à Roubaix et à Mouvaux, sans voir venir Clerfayt, et sans pouvoir se lier à lui; Kinsky et l'archiduc Charles n'arrivèrent vers Lille que fort tard dans la journée du 28 (17 mai). Le lendemain matin 29 (18 mai), Souham marcha vivement sur Turcoing, culbuta tout ce qui se rencontra devant lui, et s'empara de cette position importante. De son côté, Bonnaud, marchant de Lille sur le duc d'York, qui devait s'interposer entre cette place et Turcoing, le trouva morcelé sur une ligne étendue. Les Anglais, quoique surpris, voulurent résister; mais nos jeunes réquisitionnaires, marchant avec ardeur, les obligèrent à céder et à fuir en jetant leurs armes. La déroute fut telle, que le duc d'York, courant à toute bride, ne dut son salut qu'à la vitesse de son cheval. Dès ce moment la confusion devint générale chez les coalisés, et l'empereur d'Autriche, des hauteurs de Templeuve, vit toute son armée en fuite. Pendant ce temps, l'archiduc Charles, mal averti, mal placé, demeurait inactif au-dessous de Lille, et Clerfayt, arrêté vers la Lys, était réduit à se retirer. Telle fut l'issue de ce plan de destruction. Il nous valut plusieurs milliers de prisonniers, beaucoup de matériel, et le prestige d'une grande victoire, remportée avec soixante-dix mille hommes sur près de cent mille.

Pichegru arriva lorsque la bataille était gagnée. Tous les corps coalisés se replièrent sur Tournay, et Clerfayt, regagnant la Flandre, reprit sa position de Thielt. Pichegru profita mal de cette importante victoire. Les coalisés s'étaient groupés près de Tournay, ayant leur droite appuyée à l'Escaut. Le général français voulut faire enlever quelques fourrages qui remontaient l'Escaut, et fit combattre toute l'armée pour ce but puéril. S'approchant du fleuve, il resserra les coalisés dans leur position demi-circulaire de Tournay. Bientôt tous ses corps se trouvèrent successivement engagés sur ce demi-cercle. Le combat le plus vif fut livré à Pont-à-Chin, le long de l'Escaut. Il y eut pendant douze heures un carnage affreux, et sans aucun résultat possible. Il périt des deux côtés sept à huit mille hommes. L'armée française se replia après avoir brûlé quelques bateaux, et en perdant une partie de l'ascendant que la bataille de Turcoing lui avait valu.

Cependant nous pouvions nous considérer comme victorieux en Flandre, et la nécessité où se trouvait Cobourg de porter des renforts ailleurs allait y rendre notre supériorité plus décidée. Sur la Sambre, Saint-Just avait voulu opérer un troisième passage, et investir Charleroi; mais Kaunitz, renforcé, avait fait lever le siège au moment même où, par bonheur, Jourdan arrivait avec toute l'armée de la Moselle. Dès ce moment quatre-vingt-dix mille hommes allaient agir sur la ligne véritable d'opérations, et terminer les hésitations de la victoire. Au Rhin, il ne s'était rien passé d'important. Seulement, le général Moëllendorf, profitant de la diminution de nos forces sur ce point, nous avait enlevé le poste de Kayserslautern; mais il était rentré dans l'inaction aussitôt après cet avantage. Ainsi, dès le mois de prairial (fin de mai), et sur toute la ligne du Nord, nous avions non-seulement résisté à la coalition, mais triomphé d'elle en plusieurs rencontres; nous avions remporté une grande victoire, et nous nous avancions sur deux ailes dans la Flandre et sur la Sambre. La perte de Landrecies n'était rien auprès de ces avantages et de ceux que la situation présente nous assurait.

La guerre de la Vendée n'avait pas entièrement fini après la déroute de Savenay. Trois chefs s'étaient sauvés, La Rochejaquelein, Stofflet et Marigny. Outre ces trois chefs, Charette, qui, au lieu de passer la Loire, avait pris l'île de Noirmoutiers, restait dans la Basse-Vendée. Mais cette guerre se bornait maintenant à de simples escarmouches, et n'avait plus rien d'inquiétant pour la république. Le général Turreau avait reçu le commandement de l'Ouest. Il avait partagé l'armée disponible en colonnes mobiles qui parcouraient le pays, en se dirigeant concentriquement sur un même point; elles battaient les bandes fugitives, et, quand elles n'avaient pas à se battre, elles exécutaient le décret de la convention, c'est-à-dire, brûlaient les forêts et les villages, et enlevaient la population pour la transporter ailleurs. Plusieurs engagemens avaient eu lieu, mais sans grands résultats. Haxo, après avoir repris sur Charette les îles de Noirmoutiers et de Bouin, avait espéré plusieurs fois de se saisir de lui; mais ce partisan hardi lui échappait toujours et reparaissait bientôt sur le champ de bataille, avec une constance non moins admirable que son adresse. Cette malheureuse guerre n'était plus désormais qu'une guerre de dévastation. Le général Turreau fut contraint de prendre une mesure cruelle, c'était d'ordonner aux habitans des bourgs d'abandonner le pays, sous peine d'être traités en ennemis s'ils y restaient. Cette mesure les réduisait ou à quitter le sol sur lequel ils avaient tous leurs moyens d'existence, ou à se soumettre aux exécutions militaires. Tels sont les inévitables maux des guerres civiles.

La Bretagne était devenue le théâtre d'un nouveau genre de guerre, la guerre des Chouans. Déjà cette province avait montré quelques dispositions à imiter la Vendée; cependant le penchant à s'insurger n'étant pas aussi général, quelques individus seulement, profitant de la nature des lieux, s'étaient livrés à des brigandages isolés. Bientôt les débris de la colonne vendéenne qui avait passé en Bretagne accrurent le nombre de ces partisans. Leur principal établissement était dans la forêt du Perche, et ils parcouraient le pays en troupes de quarante ou cinquante, attaquant quelquefois la gendarmerie, faisant contribuer les petites communes, et commettant ces désordres au nom de la cause royale et catholique. Mais la véritable guerre était finie, et il ne restait plus qu'à déplorer les calamités particulières qui affligeaient ces malheureuses provinces.

Aux colonies et sur mer, la guerre n'était pas moins active que sur le continent. Le riche établissement de Saint-Domingue avait été le théâtre des plus grandes horreurs dont l'histoire fasse mention. Les blancs avaient embrassé avec enthousiasme la cause de la révolution, qui, selon eux, devait amener leur indépendance de la métropole; les mulâtres ne l'avaient pas embrassée avec moins de chaleur, mais ils en espéraient autre chose que l'indépendance politique de la colonie, et ils aspiraient aux droits de bourgeoisie qu'on leur avait toujours refusés. L'assemblée constituante avait reconnu les droits des mulâtres; mais les blancs, qui ne voulaient de la révolution que pour eux, s'étaient alors révoltés, et la guerre civile avait commencé entre l'ancienne race des hommes libres et les affranchis. Profitant de cette guerre, les nègres avaient paru à leur tour sur la scène, et s'y étaient annoncés par le feu et le sang. Ils avaient égorgé leurs maîtres et incendié leurs propriétés. Dès ce moment, la colonie se trouva livrée à la plus horrible confusion; chaque parti reprochait à l'autre le nouvel ennemi qui venait de se présenter, et l'accusait de lui avoir donné des armes. Les nègres, sans se ranger encore pour aucune cause, ravageaient le pays. Bientôt cependant, excités par les envoyés de la partie espagnole, ils prétendirent servir la cause royale. Pour ajouter encore à la confusion, les Anglais étaient intervenus. Une partie des blancs les avaient appelés dans un moment de danger, et leur avaient cédé le fort important de Saint-Nicolas. Le commissaire Santhonax, aidé surtout des mulâtres et d'une partie des blancs, résista à l'invasion des Anglais, et ne trouva enfin qu'un moyen de la repousser: ce fut de reconnaître la liberté des nègres qui se déclareraient pour la république. La convention avait confirmé cette mesure et proclamé par un décret tous les nègres libres. Dès cet instant, une portion d'entre eux, qui servaient la cause royale, passèrent du côté des républicains; et les Anglais, retranchés dans le fort de Saint-Nicolas, n'eurent plus aucun espoir d'envahir cette riche possession, qui, long-temps ravagée, devait enfin n'appartenir qu'à elle-même. La Guadeloupe, après avoir été prise et reprise, nous était enfin restée, mais la Martinique était définitivement perdue.

Tels étaient les désordres des colonies. Sur l'Océan se passait un événement important; c'était l'arrivée de ce convoi d'Amérique si impatiemment attendu dans nos ports. L'escadre de Brest, au nombre de trente vaisseaux, était sortie, comme on l'a vu, avec l'ordre de croiser, et de ne combattre que dans le cas où le salut du convoi l'exigerait impérieusement. Nous avons déjà dit que Jean-Bon-Saint-André était à bord du vaisseau amiral; que Villaret-Joyeuse avait été fait, de simple capitaine, chef d'escadre; que des paysans n'ayant jamais vu la mer avaient été placés dans les équipages; et que ces matelots, ces officiers, ces amiraux d'un jour, étaient chargés de lutter contre la vieille marine anglaise. L'amiral Villaret-Joyeuse appareilla le 1er prairial (20 mai), et fit voile vers les îles Coves et Flores pour attendre le convoi. Il prit en route beaucoup de vaisseaux de commerce anglais, et les capitaines lui disaient: Vous nous prenez en détail, mais l'amiral Howe va vous prendre en gros. En effet, cet amiral croisait sur les côtes de la Bretagne et de la Normandie, avec trente-trois vaisseaux et douze frégates. Le 9 prairial (28 mai), l'escadre française aperçut une flotte. Les équipages impatiens regardaient grossir à l'horizon ces points noirs; et, lorsqu'ils reconnurent les Anglais, ils poussèrent des cris d'enthousiasme, et demandèrent le combat avec cette chaleur de patriotisme qui a toujours distingué nos habitans des côtes. Quoique les instructions données au général ne lui permissent de se battre que pour sauver le convoi, cependant Jean-Bon-Saint-André, entraîné lui-même par l'enthousiame universel, consentit au combat, et fit donner l'ordre de s'y préparer. Vers le soir, un vaisseau de l'arrière-garde, le Révolutionnaire, qui avait diminué de voiles, se trouva engagé contre les Anglais, fit une résistance opiniâtre, perdit son capitaine, et fut obligé de se faire remorquer à Rochefort. La nuit empêcha l'action de devenir générale.

Le lendemain 10 (29 mai), les deux escadres se trouvèrent en présence. L'amiral anglais manoeuvra contre notre arrière-garde. Le mouvement que nous fîmes pour la protéger amena l'engagement général. Les Français ne manoeuvrant pas aussi bien, deux de leurs vaisseaux, l'Indomptable et le Tyrannicide, se trouvèrent en présence de forces supérieures, et se battirent avec un courage opiniâtre. Villaret-Joyeuse donna l'ordre de secourir les vaisseaux engagés; mais ses ordres n'étant ni bien compris, ni bien exécutés, il se porta seul en avant, au risque de n'être pas suivi. Cependant il le fut bientôt après: toute notre escadre s'avança sur l'escadre ennemie, et l'obligea de reculer. Malheureusement nous avions perdu l'avantage du vent; nous fîmes un feu terrible sur les Anglais, mais nous ne pûmes pas les poursuivre. Il nous resta cependant les deux vaisseaux et le champ de bataille.

Le 11 et le 12 (30 et 31 mai), une brume épaisse enveloppa les deux armées navales. Les Français tâchèrent d'entraîner les Anglais au nord et à l'ouest de la route que devait suivre le convoi. Le 13, la brume se dissipa; un soleil éclatant éclaira les deux flottes. Les Français n'avaient plus que vingt-six vaisseaux, tandis que leurs ennemis en avaient trente-six; ils demandaient de nouveau le combat, et il convenait de céder à leur ardeur pour occuper les Anglais, et les éloigner de la route du convoi, qui devait passer sur le champ de bataille du 10.

Ce combat, l'un des plus mémorables dont l'Océan ait été le témoin, commença à neuf heures du matin. L'amiral Howe s'avança pour couper notre ligne. Une fausse manoeuvre du vaisseau la Montagne lui permit d'y pénétrer, d'isoler notre aile gauche, et de l'accabler de toutes ses forces.

Notre droite et notre avant-garde restèrent isolées. L'amiral voulait les rallier à lui pour se reporter sur l'escadre anglaise, mais il avait perdu l'avantage du vent, et resta cinq heures sans pouvoir se rapprocher du champ de bataille. Pendant ce temps, les vaisseaux engagés se battaient avec un héroïsme extraordinaire. Les Anglais, supérieurs dans la manoeuvre, perdaient leur avantage dans les luttes de vaisseau à vaisseau, trouvaient des feux terribles et des abordages formidables. C'est au milieu de cette action acharnée que le vaisseau le Vengeur, démâté, à moitié détruit, et près de couler, refusa d'amener son pavillon, au risque de s'abîmer sous les eaux. Les Anglais cessèrent les premiers le feu, et se retirèrent étonnés d'une pareille résistance. Ils avaient pris six de nos vaisseaux. Le lendemain Villaret-Joyeuse, ayant réuni son avant-garde et sa droite, voulait fondre sur eux et leur enlever leur proie. Les Anglais, fort endommagés, nous auraient peut-être cédé la victoire. Jean-Bon-Saint-André s'opposa à un nouveau combat malgré l'enthousiasme des équipages. Les Anglais purent donc regagner paisiblement leurs ports; ils y rentrèrent épouvantés de leur victoire, et pleins d'admiration pour la bravoure de nos jeunes marins. Mais le but essentiel de ce terrible combat était rempli. L'amiral Venstabel avait traversé, pendant cette journée du 13, le champ de bataille du 10, l'avait trouvé couvert de débris; et était entré heureusement dans les ports de France.

Ainsi, victorieux aux Pyrénées et aux Alpes, menaçans dans les Pays-Bas, héroïques sur mer, et assez forts pour disputer chèrement une victoire navale aux Anglais, nous commencions l'année 1794 de la manière la plus brillante et la plus glorieuse.

CHAPITRE XXI.

SITUATION INTÉRIEURE AU COMMENCEMENT DE L'ANNÉE 1794.—TRAVAUX
ADMINISTRATIFS DU COMITÉ.—LOIS DES FINANCES.—CAPITALISATION DES RENTES
VIAGÈRES.—ÉTAT DES PRISONS.—PERSÉCUTIONS POLITIQUES.—NOMBREUSES
EXÉCUTIONS.—TENTATIVE D'ASSASSINAT SUR ROBESPIERRE ET COLLOT
D'HERBOIS.—DOMINATION DE ROBESPIERRE.-LA SECTE DE LA mère de Dieu.—DES
DIVISIONS SE MANIFESTENT ENTRE LES COMITÉS.—FÊTE A L'ÊTRE SUPREME.—LOI DU
22 FRIMAIRE RÉORGANISANT LE TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE.—TERREUR
EXTRÊME.-GRANDES EXÉCUTIONS A PARIS.—MISSIONS DE LEBON, CARRIER ET
MAIGNET; CRUAUTÉS ATROCES COMMISES PAR EUX.—NOYADES DANS LA
LOIRE.—RUPTURE ENTRE LES CHEFS DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC; RETRAITE DE
ROBESPIERRE.

Tandis qu'au dehors la république était victorieuse, son état intérieur n'avait pas cessé d'être violent. Ses maux étaient toujours les mêmes: c'étaient les assignats, le maximum, la rareté des subsistances, la loi des suspects, les tribunaux révolutionnaires.

Les embarras résultant de la nécessité de régler tous les mouvemens du commerce n'avaient fait que s'accroître. On était obligé de modifier sans cesse la loi du maximum; il fallait en excepter tantôt les fils retors et leur accorder dix pour cent au-dessus du tarif; tantôt les épingles, les baptistes, les linons, les mousselines, les gazes, les dentelles de fil et de soie, les soies et les soieries. Mais tandis qu'il fallait excepter du maximum une foule d'objets, il en était d'autres qu'il devenait urgent d'y soumettre. Ainsi, le prix des chevaux étant devenu excessif, on n'avait pu s'empêcher d'en déterminer la valeur suivant la taille et la qualité. De ces moyens résultait toujours le même inconvénient. Le commerce s'arrêtait et fermait ses marchés, ou bien s'en ouvrait de clandestins; et ici l'autorité devenait impuissante. Si par les assignats elle avait pu réaliser la valeur des biens nationaux, et si par le maximum elle avait pu mettre les assignats en rapport avec les marchandises, il n'y avait aucun moyen d'empêcher les marchandises de se supprimer ou de se cacher aux acheteurs. Aussi les plaintes ne cessaient de s'élever contre les marchands qui se retiraient, ou qui fermaient leurs magasins.

Cependant l'état des subsistances causait moins d'inquiétude cette année. Les convois arrivés du nord de l'Amérique, et une récolte abondante, avaient fourni une quantité suffisante de grains pour la consommation de la France. Le comité, administrant toutes choses avec la même vigueur, avait ordonné que le recensement de la récolte serait fait par la commission des subsistances, et qu'une partie des grains serait battue sur-le-champ pour suffire aux approvisionnemens des marchés. On avait eu quelque crainte de voir les moissonneurs errans qui se déplacent pour se rendre dans les provinces à grains, exiger des salaires extraordinaires; le comité déclara que tous les citoyens et citoyennes connus pour s'employer aux travaux des récoltes étaient en réquisition forcée, et que leurs salaires seraient déterminés par les autorités locales. Bientôt des garçons bouchers et boulangers s'étant mutinés, le comité prit une mesure plus générale, et mit en réquisition les ouvriers de toute espèce, qui s'employaient à la manipulation, au transport et au débit des marchandises de première nécessité.

Les approvisionnemens en viande étaient beaucoup plus difficiles et plus inquiétans. On en manquait surtout à Paris; et, depuis le moment où les hébertistes avaient voulu se servir de cette disette pour exciter un mouvement, le mal n'avait fait que s'accroître. On fut obligé de mettre la ville de Paris à la ration de viande. La commission des subsistances fixa la consommation journalière à soixante-quinze boeufs, cent cinquante quintaux de veau et de mouton, et deux cents cochons. Elle se procurait les bestiaux nécessaires, et les envoyait à l'hospice de l'Humanité, qui était désigné comme l'abattoir commun, et comme le seul autorisé. Les bouchers nommés par chaque section venaient y chercher la viande qui leur était destinée, et en recevaient une quantité proportionnée à la population qu'ils avaient à servir. Tous les cinq jours, ils devaient distribuer à chaque famille une demi-livre de viande par tête. On employait encore ici la ressource des cartes, délivrées par les comités révolutionnaires, pour la distribution du pain, et portant le nombre d'individus dont se composait chaque famille. Pour éviter les tumultes et les longues veilles, défense était faite de se rendre avant six heures du matin à la porte des bouchers.

L'insuffisance de ces règlemens se fit bientôt sentir; déjà il s'était établi, comme nous l'avons dit ailleurs, des boucheries clandestines. Le nombre en devint tous les jours plus grand. Les bestiaux n'avaient pas le temps d'arriver aux marchés de Neubourg, Poissy et Sceaux; les bouchers des campagnes les devançaient, et venaient les acheter dans les herbages même. Profitant de la négligence des communes rurales dans l'exécution de la loi, ces bouchers vendaient au-dessus du maximum, et fournissaient tous les habitans des grandes communes, et particulièrement ceux de Paris, qui ne se contentaient pas de la demi-livre distribuée tous les cinq jours. De cette manière, les bouchers de campagne absorbaient le commerce de ceux des villes, qui n'avaient presque plus rien à faire depuis qu'ils étaient bornés à distribuer les rations. Plusieurs d'entre eux demandèrent même une loi qui les autorisât à résilier les baux de leurs boutiques. Il fallut alors porter de nouveaux règlemens pour empêcher que les bestiaux fussent détournés des marchés; et on obligea les propriétaires d'herbages à des déclarations et à des formalités extrêmement gênantes. On fut forcé de descendre à des détails bien plus minutieux encore; le bois et le charbon n'arrivant plus, à cause du maximum, ce qui donnait lieu à des soupçons d'accaparement, on défendit d'avoir chez soi plus de quatre voies de bois, et plus de deux voies de charbon.

Le nouveau gouvernement suffisait avec une activité singulière à toutes les difficultés de la carrière où il se trouvait engagé. Tandis qu'il rendait ces règlemens si multipliés, il s'occupait de réformer l'agriculture, de changer la législation du fermage, pour diviser l'exploitation des terres; d'introduire les nouveaux assolemens, les prairies artificielles et l'éducation des bestiaux; il décrétait l'institution de jardins botaniques, dans tous les chefs-lieux de département, pour naturaliser les plantes exotiques, former des pépinières d'arbres de toute espèce, et ouvrir des cours d'agriculture à l'usage et à la portée des cultivateurs; il ordonnait le dessèchement général des marais, d'après un plan vaste et bien conçu; il décidait que l'état ferait les avances de cette grande entreprise, et que les propriétaires dont les terres seraient desséchées et assainies paieraient un droit, ou céderaient leurs terres moyennant un prix déterminé; enfin, il engageait tous les architectes à présenter des plans pour rebâtir les villages en démolissant les châteaux; il ordonnait des embellissemens pour rendre le jardin des Tuileries plus commode au public; il demandait à tous les artistes un projet pour changer la salle d'Opéra en une arène couverte, où le peuple s'assemblerait en hiver.

Ainsi donc, il exécutait ou du moins essayait presque tout à la fois; tant il est vrai que c'est lorsqu'on a le plus à faire, qu'on est le plus capable de beaucoup faire! Le soin des finances n'était pas le moins difficile et le moins inquiétant de tous. On a vu quelles ressources furent imaginées, au mois d'août 1793, pour remettre les assignats en valeur, en les retirant en partie de la circulation. Le milliard retiré par l'emprunt forcé, et les victoires qui terminèrent la campagne de 1793, les relevèrent, et, comme nous l'avons dit ailleurs, ils remontèrent presque au pair, grâce aux lois terribles qui rendaient la possession du numéraire si dangereuse. Cependant cette apparente prospérité dura peu; les assignats retombèrent bientôt, et la quantité des émissions les déprécia rapidement. Il en rentrait bien une partie par les ventes des biens nationaux, mais cette rentrée était insuffisante. Les biens se vendaient au-dessus de l'estimation, ce qui n'avait rien d'étonnant, car l'estimation avait été faite en argent, et le paiement se faisait en assignats. De cette manière, le prix était réellement fort au-dessous de l'estimation, quoiqu'il parût être au-dessus. D'ailleurs, cette absorption des assignats ne pouvait être que lente, tandis que l'émission était nécessairement immense et rapide. Douze cent mille hommes à solder et à armer, un matériel à créer, une marine à construire, avec un papier déprécié, exigeaient des quantités énormes de ce papier. Cette ressource étant devenue la seule, et le capital des assignats, d'ailleurs, s'augmentant chaque jour par les confiscations, on se résigna à en user autant que le besoin le réclamerait. On abolit la distinction entre la caisse de l'ordinaire et de l'extraordinaire, l'une réservée au produit des impôts, l'autre à la création des assignats. On confondit les deux natures de ressources, et chaque fois que le besoin l'exigeait, on suppléait au revenu par des émissions nouvelles. Au commencement de 1794 (an II), la somme totale des émissions s'était accrue du double. Près de quatre milliards avaient été ajoutés à la somme qui existait déjà, et l'avaient portée à environ huit milliards. En retranchant les sommes rentrées et brûlées, et celles qui n'avaient pas encore été dépensées, il restait en circulation réelle cinq milliards cinq cent trente six millions. On décréta, en messidor an II (juin 1794), la création d'un nouveau milliard d'assignats de toute valeur depuis 1,000 francs jusqu'à 15 sous. Le comité des finances eut encore recours à l'emprunt forcé sur les riches. On se servit des rôles de l'année précédente, et on imposa à ceux qui étaient portés sur ces rôles une contribution extraordinaire de guerre, du dixième de l'emprunt forcé, c'est-à-dire de cent millions. Cette somme ne leur fut pas imposée à titre d'emprunt remboursable, mais à titre d'impôt qui devait être payé par eux sans retour.

Pour compléter l'établissement du Grand-Livre, et le projet d'uniformiser la dette publique, il restait à capitaliser les rentes viagères, et à les convertir en une inscription. Ces rentes de toute espèce et de toute forme étaient l'objet de l'agiotage le plus compliqué; comme les anciens contrats sur l'état, elles avaient l'inconvénient de reposer sur un titre royal, et d'obtenir une préférence marquée sur les valeurs républicaines; car on se disait toujours que si la république consentait à payer les dettes de la monarchie, la monarchie ne consentirait pas à payer celles de la république. Cambon acheva donc son grand ouvrage de la régénération de la dette, en proposant et en faisant rendre la loi qui capitalisait les rentes viagères; les titres devaient être remis par les notaires, et brûlés ensuite, comme l'avaient été les contrats. Le capital fourni autrefois par le rentier était converti en une inscription, et portait un intérêt perpétuel de cinq pour cent, au lieu d'un revenu viager. Cependant, par égard pour les vieillards et les rentiers peu fortunés, qui avaient voulu doubler leurs ressources en les rendant viagères, on conserva les rentes modiques, en les proportionnant à l'âge des individus. De quarante à cinquante ans, on laissa exister toute rente de quinze cents à deux mille francs; de cinquante à soixante, toute rente de trois mille à quatre mille; et ainsi de suite jusqu'à l'âge de cent ans, et jusqu'à la somme de 10,500 francs. Si le rentier compris dans les cas ci-dessus avait une rente supérieure au taux désigné, le surplus était capitalisé. Certes, on ne pouvait garder plus de ménagemens pour les fortunes médiocres et la vieillesse; cependant aucune loi ne donna lieu à plus de réclamations et de plaintes, et la convention essuya, pour une mesure sage et ménagée avec humanité, plus de blâme que pour les mesures terribles qui signalaient chaque jour sa dictature. Les agioteurs étaient fort contrariés, parce que la loi exigeait, pour reconnaître les créances, les certificats de vie. Les porteurs de titres d'émigrés ne pouvaient pas se procurer aisément ces certificats; aussi les agioteurs, qui étaient lésés par cette condition, firent de grandes déclamations au nom des vieillards et des infirmes; ils disaient qu'on ne respectait ni l'âge ni l'indigence; ils persuadaient aux rentiers qu'ils ne seraient pas payés, parce que l'opération et les formalités qu'elle exigeait entraîneraient des délais interminables; cependant il n'en fut rien. Cambon fit modifier quelques clauses du décret, et, veillant sans cesse à la trésorerie, y fit exécuter le travail avec la plus grande promptitude. Les rentiers qui n'agiotaient pas sur les titres d'autrui, et qui vivaient de leur propre revenu, furent payés promptement; et, comme dit Barrère, au lieu d'attendre leur tour de paiement, dans des cours découvertes, et exposés à l'intempérie des saisons, ils l'attendaient dans les salles chaudes et couvertes de la trésorerie.

A côté de ces réformes utiles, les cruautés continuaient d'avoir leur cours. La loi qui expulsait les ex-nobles de Paris, des places fortes et maritimes, donnait lieu à une foule de vexations. Distinguer les vrais nobles, aujourd'hui que la noblesse était une calamité, n'était pas, plus facile qu'à l'époque où elle avait été une prétention. Les roturières mariées à des nobles, et devenues veuves, les acheteurs de charges qui avaient pris le titre d'écuyers, réclamaient pour être exemptés d'une distinction qu'ils avaient autrefois avidement recherchée. Cette loi ouvrait donc une nouvelle carrière à l'arbitraire et aux vexations les plus tyranniques.

Les représentans en mission exerçaient leur autorité avec la dernière rigueur, et quelques-uns se livraient à des cruautés extravagantes et monstrueuses. A Paris, les prisons se remplissaient tous les jours davantage. Le comité de sûreté générale avait institué une police qui répandait la terre en tous lieux. Le chef était un nommé Héron, qui avait sous sa direction une nuée d'agens, tous dignes de lui. Ils étaient ce qu'on appelait les porteurs d'ordre des comités. Les uns faisaient l'espionnage; les autres, munis d'ordres secrets, souvent même d'ordres en blanc, allaient faire des arrestations soit dans Paris, soit dans les provinces. On leur allouait des sommes pour chacune de leurs expéditions; ils en exigeaient en outre des prisonniers, et ils ajoutaient ainsi la rapine à la cruauté. Tous les aventuriers licenciés avec l'armée révolutionnaire, ou renvoyés des bureaux de Bouchotte, avaient passé dans ces nouveaux emplois, et en étaient devenus bien plus redoutables. Ils s'introduisaient partout; dans les promenades, les cafés, les spectacles; à chaque instant on se croyait poursuivi ou écouté par l'un de ces inquisiteurs. Grâce à leurs soins, le nombre des suspects avait été porté à sept ou huit mille dans Paris seulement. Les prisons n'offraient plus le même spectacle qu'autrefois; on n'y voyait plus les riches contribuant pour les pauvres, et des hommes de toute opinion, de tout rang, menant à frais communs une vie assez douce, et se consolant, par les plaisirs des arts, des rigueurs de la captivité. Ce régime avait paru trop supportable pour ce qu'on appelait des aristocrates; on avait prétendu que le luxe et l'abondance régnaient chez les suspects, tandis qu'au dehors le peuple était réduit à la ration; que les riches détenus se plaisaient à gaspiller des subsistances qui auraient pu servir à alimenter les citoyens indigens, et il avait été décidé que le régime des prisons serait changé. En conséquence il avait été établi des réfectoires et des tables communes; on donnait aux prisonniers, à des heures fixées et dans de grandes salles, une nourriture détestable et malsaine, qu'on leur faisait payer très cher. Il ne leur était plus permis d'acheter des alimens pour suppléer à ceux qu'ils ne pouvaient pas manger. On faisait des visites, on leur enlevait leurs assignats, et on leur ôtait ainsi tout moyen de se procurer des soulagemens. On ne leur donnait plus la même liberté de se voir et de vivre en commun; et aux tourmens de l'isolement venaient s'ajouter les terreurs de la mort, qui devenait chaque jour plus active et plus prompte. Le tribunal révolutionnaire commençait, depuis le procès des hébertistes et des dantonistes, à immoler les victimes par troupes de vingt à la fois. Il avait condamné la famille des Malesherbes, et leur parenté, au nombre de quinze ou vingt personnes. Le respectable chef de cette maison était allé à la mort avec la sérénité et la gaieté d'un sage. Faisant un faux pas tandis qu'il marchait à l'échafaud, il avait dit: «Ce faux pas est d'un mauvais augure; un Romain serait rentré chez lui.» Aux Malesherbes avaient été joints vingt-deux membres du parlement. Le parlement de Toulouse fut immolé presque tout entier. Enfin les fermiers-généraux venaient d'être mis en jugement à cause de leurs anciens marchés avec le fisc. On leur prouva que ces marchés renfermaient des conditions onéreuses à l'état, et le tribunal révolutionnaire les envoya à l'échafaud, pour des exactions sur le tabac, le sel, etc. Dans le nombre était un savant illustre, le chimiste Lavoisier, qui demanda en vain quelques jours de sursis pour écrire une découverte.

L'impulsion était donnée; on administrait, on combattait, on égorgeait avec un ensemble effrayant. Les comités, placés au centre, gouvernaient avec la même vigueur. La convention, toujours silencieuse, décernait des pensions aux veuves et aux enfans des soldats morts pour la patrie, réformait des jugemens de tribunaux, interprétait des décrets, réglait l'échange de certaines propriétés du domaine, s'occupait en un mot des soins les plus insignifians et les plus accessoires. Barrère venait tous les jours lui lire les rapports des victoires: il appelait ces rapports des carmagnoles. A la fin de chaque mois, il annonçait, pour la forme, que les pouvoirs des comités étaient expirés, et qu'il fallait les renouveler. Alors on lui répondait avec des applaudissemens que les comités n'avaient qu'à poursuivre leurs travaux. Quelquefois même il oubliait cette formalité, et les comités n'en restaient pas moins en fonctions.

C'est dans ces momens d'une soumission absolue que les âmes exaspérées éclatent, et que les coups de poignard sont à redouter pour les autorités despotiques. Il se trouvait alors à Paris un homme, employé comme garçon de bureau à la loterie nationale, qui avait été autrefois au service de plusieurs grandes familles, et qui éprouvait une violente haine contre le régime actuel. Il était âgé de cinquante ans, et se nommait Ladmiral. Il avait formé le projet d'assassiner l'un des membres les plus influens du comité de salut public, Robespierre ou Collot-d'Herbois. Depuis quelque temps il s'était logé dans la même maison que Collot d'Herbois, rue Favart, et il hésitait entre Collot et Robespierre. Le 3 prairial (22 mai), résolu de frapper Robespierre, il se rendit au comité de salut public, et l'attendit toute la journée dans la galerie qui aboutissait à la salle du comité. N'ayant pu l'y rencontrer, il était revenu chez lui, et s'était placé dans l'escalier afin de frapper Collot-d'Herbois. Vers minuit, Collot rentrait et montait son escalier, lorsque Ladmiral lui tire un coup de pistolet à bout portant. Le pistolet fait faux feu. Ladmiral tire un second coup, et l'arme se refuse encore à son dessein. Il tire une troisième fois; cette fois le coup part, mais il n'atteint que les murailles; alors une lutte s'engage. Collot-d'Herbois crie à l'assassin. Heureusement pour lui une patrouille passait dans la rue, elle accourt à ce bruit; Ladmiral prend la fuite alors, remonte dans sa chambre, et s'y enferme. On le suit et on veut enfoncer la porte. Il déclare qu'il est armé, et qu'il va faire feu sur ceux qui se présenteront pour le saisir. Cette menace n'intimide pas la patrouille. On force la porte; un serrurier, nommé Geffroy, s'avance le premier, et reçoit un coup de fusil qui le blesse presque mortellement. Ladmiral est aussitôt arrêté et conduit en prison. Interrogé par Fouquier-Tinville, il raconte sa vie, ses projets, et les tentatives qu'il a faites pour frapper Robespierre avant de songer à Collot-d'Herbois. On lui demande qui l'a porté à commettre ce crime. Il répond avec fermeté que ce n'est point un crime; que c'est un service qu'il a voulu rendre à son pays; que lui seul a conçu ce projet sans aucune suggestion étrangère, et que son unique regret est de n'avoir pas réussi.

Le bruit de cette tentative se répand avec rapidité, et, suivant l'usage, elle augmente la puissance de ceux contre lesquels elle était dirigée. Barrère s'empresse le lendemain, 4 prairial, de venir à la convention faire le récit de cette nouvelle machination de Pitt. «Les factions intérieures, dit-il, ne cessent de correspondre avec ce gouvernement marchand de coalitions, acheteur d'assassinats, qui poursuit la liberté comme sa plus grande ennemie. Tandis que nous mettons à l'ordre du jour la justice et la vertu, les tyrans coalisés mettent à l'ordre du jour le crime et l'assassinat. Partout vous trouverez le fatal génie de l'Anglais: dans nos marchés, dans nos achats, sur les mers, dans le continent, chez les roitelets de l'Europe comme dans nos cités. C'est la même tête qui dirige les mains qui assassinent Basseville à Rome, les marins français dans le port de Gênes, les Français fidèles en Corse; c'est la même tête qui dirige le fer contre Lepelletier et Marat, la guillotine sur Chalier, et les armes à feu sur Collot-d'Herbois.» Barrère produit ensuite des lettres de Londres et de Hollande qui ont été interceptées, et qui annoncent que les complots de Pitt sont dirigés contre les comités et particulièrement contre Robespierre. Une de ces lettres dit en substance: «Nous craignons beaucoup l'influence de Robespierre. Plus le gouvernement français républicain sera concentré, plus il aura de force, et plus il sera difficile de le renverser.»

Une pareille manière de présenter les faits était bien propre à exciter le plus vif intérêt en faveur des comités, et surtout de Robespierre, et à identifier leur existence avec celle de la république. Barrère raconte ensuite le fait avec toutes ses circonstances, parle de l'empressement attendrissant que les autorités constituées ont montré pour protéger la représentation nationale, et raconte en termes magnifiques la conduite du citoyen Geffroy, qui a reçu une blessure grave en saisissant l'assassin. La convention couvre d'applaudissemens le rapport de Barrère; elle ordonne des recherches pour s'assurer si Ladmiral n'aurait pas des complices; elle décrète des remerciemens pour le citoyen Geffroy, et décide, pour le récompenser, que le bulletin de ses blessures sera lu tous les jours à la tribune. Couthon fait ensuite un discours fulminant, pour demander que le rapport de Barrère soit traduit en toutes les langues, et répandu dans tous les pays. «Pitt, Cobourg, s'écrie-t-il, et vous tous, lâches et petits tyrans, qui regardez le monde comme votre héritage, et qui, dans les derniers instans de votre agonie, vous débattez avec tant de fureur, aiguisez, aiguisez vos poignards; nous vous méprisons trop pour vous craindre, et vous savez bien que nous sommes trop grands pour vous imiter.» La salle retentit d'applaudissemens. Couthon ajoute: «Mais la loi dont le règne vous épouvante a son glaive levé sur vous: elle vous frappera tous. Le genre humain a besoin de cet exemple, et le ciel, que vous outragez, l'a ordonné!»

Collot-d'Herbois arrive alors comme pour recevoir les marques d'intérêt de l'assemblée; il est accueilli par des acclamations redoublées, et il a peine à se faire entendre. Robespierre, beaucoup plus adroit, ne paraît pas, et semble se soustraire aux hommages qui l'attendent.

Dans cette même journée du 4, une jeune fille, nommée Cécile Renault, se présente à la porte de Robespierre, avec un paquet sous le bras; elle demande à le voir; et insiste avec force pour être introduite auprès de lui. Elle dit qu'un fonctionnaire public doit toujours être prêt à recevoir ceux qui ont à l'entretenir, et finit même par injurier les hôtes de Robespierre, les Duplaix, qui ne voulaient pas la recevoir. Aux instances de cette jeune fille, et à son air étrange, on conçoit des soupçons; on se saisit d'elle, et on la livre à la police. On ouvre son paquet, et on y trouve des hardes et deux couteaux. Aussitôt on prétend qu'elle a voulu assassiner Robespierre, on l'interroge; elle s'explique avec autant d'assurance que Ladmiral. On lui demande ce qu'elle voulait de Robespierre, elle dit que c'était pour voir comment était fait un tyran. On la presse, on veut savoir pourquoi ce paquet, pourquoi ces hardes, ces couteaux; elle répond qu'elle n'a voulu faire aucun usage des couteaux; que quant aux hardes, elle s'en était munie parce qu'elle s'attendait à être conduite en prison, et de la prison à la guillotine. Elle ajoute qu'elle est royaliste, parce qu'elle aime mieux un roi que cinquante mille. On insiste davantage, on lui fait de nouvelles questions, mais elle refuse de répondre, et demande à être conduite à l'échafaud.

Il suffisait de ces indices pour en conclure que la jeune Renault était un des assassins armés contre Robespierre. A ce dernier fait vint s'en ajouter un autre. Le lendemain, à Choisy-sur-Seine, un citoyen racontait dans un café la tentative d'assassinat commise sur Collot-d'Herbois, et se réjouissait de ce qu'elle n'avait pas réussi. Un nommé Saintanax, moine, qui écoutait ce récit, répond qu'il est malheureux que ces scélérats du comité aient échappé, mais qu'il espère que tôt ou tard ils seront atteints. On s'empare sur-le-champ du malheureux, et on le traduit dans la nuit même à Paris. C'était plus qu'il n'en fallait pour supposer de vastes ramifications; on prétendit qu'il y avait une bande d'assassins préparée, on s'empressa d'accourir autour des membres du comité, on les engagea à se garder, et à veiller sur leurs jours si précieux à la patrie. Les sections s'assemblèrent, et envoyèrent de nouveau des députations et des adresses à la convention. Elles disaient que parmi les miracles que la Providence avait faits en faveur de la république, la manière dont Robespierre et Collot-d'Herbois venaient d'échapper aux coups des assassins n'était pas le moindre. L'une d'elles proposa même de fournir une garde de vingt-cinq hommes pour veiller sur les jours des membres du comité.

Le surlendemain était le jour où s'assemblaient les jacobins. Robespierre et Collot-d'Herbois s'y rendirent, et furent reçus avec un enthousiasme extrême. Quand le pouvoir a su s'assurer une soumission générale, il n'a qu'à laisser faire les âmes basses, elles viennent achever elles-mêmes l'oeuvre de sa domination, et y ajouter un culte et des honneurs divins. On regardait Robespierre et Collot-d'Herbois avec une avide curiosité.—«Voyez, disait-on, ces hommes précieux, le Dieu des hommes libres les a sauvés; il les a couverts de son égide, et les a conservés à la république! Il faut leur faire partager les honneurs que la France a décernés aux martyrs de la liberté; elle aura ainsi la satisfaction de les honorer, sans avoir à pleurer sur leur urne funèbre[5].» Collot prend le premier la parole avec sa véhémence ordinaire, et dit que l'émotion qu'il éprouve dans le moment lui prouve combien il est doux de servir la patrie, même au prix des plus grands périls. «Il recueille, dit-il, cette vérité que celui qui a couru quelque danger pour son pays reçoit de nouvelles forces du fraternel intérêt qu'il inspire. Ces applaudissemens bienveillans sont un nouveau pacte d'union entre toutes les âmes fortes. Les tyrans réduits aux abois, et sentant leur fin approcher, veulent en vain recourir aux poignards, au poison, au guet-apens, les républicains ne s'intimideront pas. Les tyrans ne savent-ils pas que lorsqu'un patriote expire sous leurs coups, c'est sur sa tombe que les patriotes qui lui survivent jurent la vengeance du crime et l'éternité de la liberté?»

[Note 5: Voyez la séance des jacobins du 6 prairial.]

Collot achève au milieu des applaudissemens. Bentabolle demande que le président donne à Collot et à Robespierre l'accolade fraternelle, au nom de toute la société. Legendre, avec l'empressement d'un homme qui avait été ami de Danton, et qui était obligé à plus de bassesse pour faire oublier cette amitié, dit que la main du crime s'est levée pour frapper la vertu, mais que le Dieu de la nature a empêché que le forfait fût consommé; Il engage tous les citoyens à former une garde autour des membres du comité, et s'offre à veiller le premier sur leurs jours précieux. Dans ce moment, des sections demandent à être introduites dans la salle; l'empressement est extrême, mais la foule est si grande qu'on est obligé de les laisser à la porte.

On offrait au comité les insignes du pouvoir souverain, et c'était le moment de les repousser. Il suffit à des chefs adroits de se les faire offrir, et ils doivent se donner le mérite du refus. Les membres présens du comité combattent avec une indignation affectée la proposition de se donner des gardes. Couthon prend aussitôt la parole. Il s'étonne, dit-il, de la proposition qui vient d'être faite aux Jacobins, et qui l'a déjà été à la convention. Il veut bien l'attribuer à des intentions pures, mais il n'y a que des despotes qui s'entourent de gardes, et les membres du comité ne veulent point être assimilés à des despotes. Ils n'ont pas besoin de gardes pour les défendre. C'est la vertu, c'est la confiance du peuple et la Providence qui veillent sur leurs jours; il ne leur faut pas d'autres garanties pour leur sûreté. D'ailleurs ils sauront mourir à leur poste et pour la liberté.

Legendre se hâte de justifier sa proposition. Il dit qu'il n'a pas voulu précisément donner une garde organisée aux membres du comité, mais engager les bons citoyens à veiller sur leurs jours; que si du reste il s'est trompé, il se rétracte et que son intention a été pure. Robespierre lui succède à la tribune. C'est pour la première fois qu'il prend la parole. Des applaudissemens éclatent, et se prolongent long-temps; enfin on fait silence, et on lui permet de se faire entendre. «Je suis, dit-il, un de ceux que les événemens qui se sont passés doivent le moins intéresser, cependant je ne puis me défendre de quelques réflexions. Que les défenseurs de la liberté soient en butte aux poignards de la tyrannie, il fallait s'y attendre. Je l'avais déjà dit: si nous battons les ennemis, si nous déjouons les factions, nous serons assassinés. Ce que j'avais prévu est arrivé: les soldats des tyrans ont mordu la poussière, les traîtres ont péri sur l'échafaud, et les poignards ont été aiguisés contre nous. Je ne sais quelle impression doivent vous faire éprouver ces événemens, mais voici celle qu'ils ont produite sur moi. J'ai senti qu'il était plus facile de nous assassiner que de vaincre nos principes et de subjuguer nos armées. Je me suis dit que plus la vie des défenseurs du peuple est incertaine et précaire, plus ils doivent se hâter de remplir leurs derniers jours d'actions utiles à la liberté. Moi, qui ne crois pas à la nécessité de vivre, mais seulement à la vertu et à la Providence, je me trouve placé dans un état où sans doute les assassins n'ont pas voulu me mettre; je me sens plus indépendant que jamais de la méchanceté des hommes. Les crimes des tyrans et le fer des assassins m'ont rendu plus libre et plus redoutable pour tous les ennemis du peuple; mon âme est plus disposée que jamais à dévoiler les traîtres, et à leur arracher le masque dont ils osent se couvrir. Français, amis de l'égalité, reposez-vous sur nous du soin d'employer le peu de vie que la Providence nous accorde à combattre les ennemis qui nous environnent!» Les acclamations redoublent après ce discours, et des transports éclatent dans toutes les parties de la salle. Robespierre, après avoir joui quelques instans de cet enthousiasme, prend encore une fois la parole contre un membre de la société, qui avait demandé qu'on rendît des honneurs civiques à Geffroy. Il rapproche cette motion de celle qui tendait à donner des gardes aux membres des comités, et soutient que ces motions ont pour but d'exciter l'envie et la calomnie contre le gouvernement, en l'accablant d'honneurs superflus. En conséquence il propose et fait prononcer l'exclusion contre celui qui avait demandé pour Geffroy les honneurs civiques.

Au degré de puissance auquel il était parvenu, le comité devait tendre à écarter les apparences de la souveraineté. Il exerçait une dictature absolue, mais il ne fallait pas qu'on s'en aperçût trop; et tous les dehors, toutes les pompes du pouvoir, ne pouvaient que le compromettre inutilement. Un soldat ambitieux qui est maître par son épée, et qui veut un trône, se hâte de caractériser son autorité le plus tôt qu'il peut, et d'ajouter les insignes de la puissance à la puissance même; mais les chefs d'un parti qui ne gouvernent ce parti que par leur influence, et qui veulent en rester maîtres, doivent le flatter toujours, rapporter sans cesse à lui le pouvoir dont ils jouissent, et, tout en le gouvernant, paraître lui obéir.

Le membres du comité de salut public, chefs de la Montagne, ne devaient pas s'isoler d'elle et de la convention, et devaient repousser au contraire tout ce qui paraîtrait les élever trop au-dessus de leurs collègues. Déjà on s'était ravisé, et l'étendue de leur puissance frappait les esprits, même dans leur propre parti. Déjà on voyait en eux des dictateurs, et c'était Robespierre surtout dont la haute influence commençait à offusquer les yeux. On s'habituait à dire, non plus, le comité le veut, mais Robespierre le veut. Fouquier-Tinville disait à un individu qu'il menaçait du tribunal révolutionnaire: Si Robespierre le veut, tu y passeras. Les agens du pouvoir nommaient sans cesse Robespierre dans leurs opérations, et semblaient rapporter tout à lui, comme à la cause de laquelle tout émanait. Les victimes ne manquaient pas de lui imputer leurs maux, et dans les prisons on ne voyait qu'un oppresseur, Robespierre. Les étrangers eux-mêmes dans leurs proclamations appelaient les soldats français soldats de Robespierre. Cette expression se trouvait dans une proclamation du duc d'York. Sentant combien était dangereux l'usage qu'on faisait de son nom, Robespierre s'empressa de prononcer à la convention un discours, pour repousser ce qu'il appelait des insinuations perfides, dont le but était de le perdre; il le répéta aux Jacobins, et il s'attira les applaudissemens qui accueillaient toutes ses paroles. Le Journal de la Montagne et le Moniteur, ayant le lendemain répété ce discours, et ayant dit que c'était un chef-d'oeuvre dont l'analyse était impossible, parce que chaque mot valait une phrase, et chaque phrase une page, il s'emporta vivement, et vint le lendemain se plaindre aux Jacobins des journaux qui flagornaient avec affectation les membres du comité, afin de les perdre en leur donnant les apparences de la toute-puissance. Les deux journaux furent obligés de se rétracter, et de s'excuser d'avoir loué Robespierre, en assurant que leurs intentions étaient pures.

Robespierre avait de la vanité, mais il n'était pas assez grand pour être ambitieux. Avide de flatteries et de respects, il s'en nourrissait, et se justifiait de les recevoir en assurant qu'il ne voulait pas de la toute-puissance. Il avait autour de lui une espèce de cour composée de quelques hommes, mais surtout de beaucoup de femmes, qui lui prodiguaient les soins les plus délicats. Toujours empressées à sa porte, elles témoignaient pour sa personne la sollicitude la plus constante; elles ne cessaient de célébrer entre elles sa vertu, son éloquence, son génie; elles l'appelaient un homme divin et au-dessus de l'humanité. Une vieille marquise était la principale de ces femmes, qui soignaient en véritables dévotes ce pontife sanglant et orgueilleux. L'empressement des femmes est toujours le symptôme le plus sûr de l'engouement public. Ce sont elles qui, par leurs soins actifs, leurs discours, leurs sollicitudes, se chargent d'y ajouter le ridicule.

Aux femmes qui adoraient Robespierre s'était jointe une secte ridicule et bizarre, formée depuis peu. C'est au moment de l'abolition des cultes que les sectes abondent, parce que le besoin impérieux de croire cherche à se repaître d'autres illusions, à défaut de celles qui sont détruites. Une vieille femme dont le cerveau s'était enflammé dans les prisons de la Bastille, et qui se nommait Catherine Théot, se disait mère de Dieu, et annonçait la prochaine apparition d'un nouveau Messie. Il devait, suivant elle, apparaître au milieu des bouleversemens[1], et, au moment où il paraîtrait, commencerait une vie éternelle pour les élus. Ces élus devaient propager leur croyance par tous les moyens, et exterminer les ennemis du vrai Dieu. Le chartreux dom Gerle, qui figura sous la constituante et dont l'imagination faible avait été égarée par des rêves mystiques, était l'un des deux prophètes, Robespierre était l'autre. Son déisme lui avait sans doute valu cet honneur. Catherine Théot l'appelait son fils chéri; les initiés le considéraient avec respect, et voyaient en lui un être surnaturel, appelé à des destinées mystérieuses et sublimes. Probablement il était instruit de leurs folies, et sans être leur complice il jouissait de leur erreur. Il est certain qu'il avait protégé dom Gerle, qu'il en recevait des visites fréquentes, et qu'il lui avait donné un certificat de civisme signé de sa main, pour le soustraire aux poursuites d'un comité révolutionnaire. Cette secte s'était fort répandue; elle avait son culte et ses pratiques, ce qui ne contribuait pas peu à sa propagation; elle se réunissait chez Catherine Théot, dans un quartier reculé de Paris, près du Panthéon. C'était là que se faisaient les initiations, en présence de la mère de Dieu, de dom Gerle et des principaux élus. Cette secte commençait à être connue, et on savait vaguement que Robespierre était pour elle un prophète. Ainsi tout contribuait à le grandir et à le compromettre.

C'était surtout parmi ses collègues que les ombrages commençaient à naître. Des divisions se prononçaient déjà, et c'était naturel, car la puissance du comité étant établie, le temps des rivalités était venu. Le comité s'était partagé en plusieurs groupes distincts. La mort de Hérault-Séchelles avait réduit à onze les douze membres qui le composaient. Jean-Bon-Saint-André et Prieur (de la Marne) n'avaient pas cessé d'être en mission. Carnot était entièrement occupé de la guerre, Prieur (de la Côte-d'Or) des approvisionnemens, Robert Lindet des subsistances. On appelait ceux-ci les gens d'examen. Ils ne prenaient aucune part ni à la politique ni aux rivalités. Robespierre, Saint-Just, Couthon, s'étaient rapprochés. Une espèce de supériorité d'esprit et de manières, le grand cas qu'ils semblaient faire d'eux-mêmes, et le mépris qu'ils semblaient avoir pour leurs autres collègues, les avaient portés à se ranger à part; on les nommait les gens de la haute main. Barrère n'était à leurs yeux qu'un être faible et pusillanime, ayant de la facilité au service de tout le monde, Collot-d'Herbois qu'un déclamateur de clubs, Billaud-Varennes qu'un esprit médiocre, sombre et envieux. Ces trois derniers ne leur pardonnaient pas leurs dédains secrets. Barrère n'osait se prononcer; mais Collot-d'Herbois, et surtout Billaud, dont le caractère était indomptable, ne pouvaient dissimuler la haine dont ils commençaient à s'enflammer. Ils cherchaient à s'appuyer sur leurs collègues appelés gens d'examen, et à les mettre de leur côté. Ils pouvaient espérer un appui de la part du comité de sûreté générale, qui commençait à être importuné de la suprématie du comité de salut public. Spécialement borné à la police, et souvent surveillé ou contrôlé dans ses opérations par le comité de salut public, le comité de sûreté générale supportait impatiemment cette dépendance. Amar, Vadier, Vouland, Jagot, Louis (du Bas-Rhin), ses membres les plus cruels, étaient en même temps les plus disposés à secouer le joug. Deux de leurs collègues, qu'on appelait les écouteurs, les observaient pour le compte de Robespierre, et cet espionnage leur était devenu insupportable. Les mécontens de l'un et l'autre comité pouvaient donc se réunir et devenir dangereux pour Robespierre, Couthon et Saint-Just.

Il faut bien le remarquer: c'étaient les rivalités d'orgueil et de pouvoir qui commençaient la division, et non une différence d'opinion politique, car Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Vadier, Vouland, Amar, Jagot et Louis, étaient des révolutionnaires non moins redoutables que les trois adversaires qu'ils voulaient renverser.

Une circonstance indisposa encore davantage le comité de sûreté générale contre les dominateurs du comité de salut public. On se plaignait beaucoup des arrestations, qui devenaient toujours plus nombreuses, et qui étaient souvent injustes, car elles portaient contre une foule d'individus connus pour excellens patriotes; on se plaignait des rapines et des vexations des agens nombreux auxquels le comité de sûreté générale avait délégué son inquisition. Robespierre, Saint-Just et Couthon, n'osant ni faire abolir, ni faire renouveler ce comité, imaginèrent d'établir un bureau de police dans le sein du comité de salut public. C'était, sans détruire le comité de sûreté générale, envahir ses fonctions et l'en dépouiller. Saint-Just devait avoir la direction de ce bureau; mais, appelé à l'armée, il n'avait pu remplir ce soin, et Robespierre s'en était chargé à sa place. Le bureau de police élargissait ceux que faisait arrêter le comité de sûreté générale, et ce dernier comité rendait la pareille à l'autre. Cet envahissement de fonctions amena une brouille ouverte. Le bruit s'en répandit, et malgré le secret qui enveloppait le gouvernement, on sut bientôt que ses membres n'étaient pas d'accord.

D'autres mécontentemens[1], non moins graves, éclataient dans la convention. Elle était toujours fort soumise, mais quelques-uns de ses membres, qui avaient conçu des craintes pour eux-mêmes, recevaient du danger un peu plus de hardiesse. C'étaient d'anciens amis de Danton, compromis par leurs liaisons avec lui, et menacés quelquefois comme restes du parti des corrompus et des indulgens. Les uns avaient malversé dans leurs fonctions, et craignaient l'application du système de la vertu; les autres avaient paru opposés à un déploiement de rigueurs tous les jours croissant. Le plus compromis d'entre eux était Tallien. On disait qu'il avait malversé à la commune lorsqu'il en était membre, et à Bordeaux lorsqu'il y était en mission. On ajoutait que dans cette dernière ville il s'était laissé amollir et séduire par une jeune et belle femme qui l'avait accompagné à Paris, et qui venait d'être jetée en prison. Après Tallien on citait Bourdon (de l'Oise), compromis par sa lutte avec le parti de Saumur, et expulsé des Jacobins, conjointement avec Fabre, Camille et Philippeau; on citait encore Thuriot, exclu aussi des Jacobins; Legendre, qui, malgré ses soumissions journalières, ne pouvait se faire pardonner ses anciennes liaisons avec Danton; enfin Fréron, Barras, Lecointre, Revère, Monestier, Panis, etc., tous, ou amis de Danton, ou désapprobateurs du système suivi par le gouvernement. Ces inquiétudes personnelles se propageaient, le nombre des mécontens augmentait chaque jour, et ils étaient prêts à s'unir aux membres de l'un ou de l'autre comité qui voudraient leur tendre la main.

Le 20 prairial (8 juin) approchait; c'était le jour fixé pour la fête à l'Être suprême. Le 16, il fallait nommer un président; la convention nomma à l'unanimité Robespierre pour occuper le fauteuil. C'était lui assurer le premier rôle dans la journée du 20. Ses collègues, comme on le voit, cherchaient encore à le flatter et à l'apaiser à force d'honneurs. De vastes préparatifs avaient été faits conformément au plan conçu par David. La fête devait être magnifique. Le 20, au matin, le soleil brillait de tout son éclat. La foule, toujours prête à assister aux représentations que lui donne le pouvoir, était accourue. Robespierre se fit attendre long-temps. Il parut enfin au milieu de la convention. Il était soigneusement paré; il avait la tête couverte de plumes, et tenait à la main, comme tous les représentans, un bouquet de fleurs, de fruits et d'épis de blé. Sur son visage, ordinairement si sombre, éclatait une joie qui ne lui était pas ordinaire. Un amphithéâtre était placé au milieu du jardin des Tuileries. La convention l'occupait; à droite et à gauche, se trouvaient plusieurs groupes d'enfans, d'hommes, de vieillards et de femmes. Les enfans étaient couronnés de violette, les adolescens de myrte, les hommes de chêne, les vieillards de pampre et d'olivier. Les femmes tenaient leurs filles par la main, et portaient des corbeilles de fleurs. Vis-à-vis de l'amphithéâtre, se trouvaient des figures représentant l'Athéisme, la Discorde, l'Égoïsme. Elles étaient destinées à être brûlées. Dès que la convention eut pris sa place, une musique ouvrit la cérémonie. Le président fit ensuite un premier discours sur l'objet de la fête. «Français républicains, dit-il, il est enfin arrivé le jour à jamais fortuné que le peuple français consacre à l'Être suprême! Jamais le monde qu'il a créé ne lui offrit un spectacle aussi digne de ses regards. Il a vu régner sur la terre la tyrannie, le crime et l'imposture: il voit dans ce moment une nation entière, aux prises avec tous les oppresseurs du genre humain, suspendre le cours de ses travaux héroïques pour élever sa pensée et ses voeux vers le grand Être qui lui donna la mission de les entreprendre, et le courage de les exécuter!»

Après avoir parlé quelques minutes, le président descend de l'amphithéâtre, et, se saisissant d'une torche, met le feu aux monstres de l'Athéisme, de la Discorde et de l'Égoïsme. Du milieu de leurs cendres paraît la statue de la Sagesse, mais on remarque qu'elle est enfumée par les flammes au milieu desquelles elle vient de paraître. Robespierre retourne à sa place, et prononce un second discours sur l'extirpation des vices ligués contre la république. Après cette première cérémonie, on se met en marche pour se rendre au Champ-de-Mars. L'orgueil de Robespierre semble redoubler, et il affecte de marcher très en avant de ses collègues. Mais quelques-uns, indignés, se rapprochent de sa personne, et lui prodiguent les sarcasmes les plus amers. Les uns se moquent du nouveau pontife, et lui disent, en faisant allusion à la statue de la Sagesse, qui avait paru enfumée, que sa sagesse est obscurcie. D'autres font entendre le mot de tyran, et s'écrient qu'il est encore des Brutus. Bourdon de l'Oise lui dit ces mots: La roche Tarpéienne est près du Capitole.

Le cortège arrive enfin au Champ-de-Mars. Là se trouvait, au lieu de l'ancien autel de la patrie, une vaste montagne. Au sommet de cette montagne était un arbre: la convention s'assied sous ses rameaux. De chaque côté de la montagne se placent les différens groupes des enfans, des vieillards et des femmes. Une symphonie commence; les groupes chantent ensuite des strophes en se répondant alternativement; enfin, à un signal donné, les adolescens tirent leurs épées et jurent, dans les mains des vieillards, de défendre la patrie: les mères élèvent leurs enfans dans leurs bras; tous les assistans lèvent leurs mains vers le ciel, et les sermens de vaincre se mêlent aux hommages rendus à l'Être suprême. On retourne ensuite au jardin des Tuileries, et la fête se termine par des jeux publics.

Telle fut la fameuse fête célébrée en l'honneur de l'Être suprême. Robespierre, en ce jour, était parvenu au comble des honneurs; mais il n'était arrivé au faîte que pour en être précipité. Son orgueil avait blessé tout le monde. Les sarcasmes étaient parvenus jusqu'à son oreille, et il avait vu chez quelques-uns de ses collègues une hardiesse qui ne leur était pas ordinaire. Le lendemain il se rend au comité de salut public, et exprime sa colère contre les députés qui l'ont outragé la veille. Il se plaint de ces amis de Danton, de ces restes impurs du parti indulgent et corrompu, et en demande le sacrifice. Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois, qui n'étaient pas moins blessés que leurs collègues du rôle que Robespierre avait joué la veille, se montrent très froids et peu empressés à le venger. Ils ne défendent pas les députés dont se plaint Robespierre, mais ils reviennent sur la dernière fête, ils expriment des craintes sur ses effets. Elle a indisposé, disent-ils, beaucoup d'esprits. D'ailleurs ces idées d'Être suprême, d'immortalité de l'âme, ces pompes semblent un retour vers les superstitions d'autrefois, et peuvent faire rétrograder la révolution. Robespierre s'irrite alors de ces remarques; il soutient qu'il n'a jamais voulu faire rétrograder la révolution, qu'il a tout fait au contraire pour accélérer sa marche. En preuve, il cite un projet de loi qu'il vient de rédiger avec Couthon, et qui tend à rendre le tribunal révolutionnaire encore plus meurtrier. Voici quel était ce projet:

Depuis deux mois il avait été question d'apporter quelques modifications à l'organisation du tribunal révolutionnaire. La défense de Danton, Camille, Fabre, Lacroix, avait fait sentir l'inconvénient des restes de formalités qu'on avait laissé exister. Tous les jours encore il fallait entendre des témoins et des avocats, et quelque briève que fût l'audition des témoins, quelque restreinte que fût la défense des avocats, néanmoins elles emportaient une grande perte de temps, et amenaient toujours un certain éclat. Les chefs de ce gouvernement, qui voulaient que tout se fît promptement et sans bruit, désiraient supprimer ces formalités incommodes. S'étant habitués à penser que la révolution avait le droit de détruire tous ses ennemis, et qu'à la simple inspection on devait les distinguer, ils croyaient qu'on ne pouvait rendre la procédure révolutionnaire trop expéditive. Robespierre, particulièrement chargé du tribunal, avait préparé la loi avec Couthon seul, car Saint-Just était absent. Il n'avait pas daigné consulter ses autres collègues du comité de salut public, et il venait seulement leur lire le projet avant de le présenter. Quoique Barrère et Collot-d'Herbois fussent tout aussi disposés que lui à en admettre les dispositions sanguinaires, ils devaient l'accueillir froidement, puisqu'il était conçu et arrêté sans leur participation. Cependant il fut convenu qu'il serait proposé le lendemain, et que Couthon en ferait le rapport. Mais aucune satisfaction ne fut accordée à Robespierre pour les outrages qu'il avait reçus la veille.

Le comité de sûreté générale ne fut pas plus consulté sur la loi que ne l'avait été le comité de salut public. Il sut qu'une loi se préparait, mais il ne fut point appelé à y prendre part. Il voulut du moins, sur cinquante jurés qui devaient être désignés, en faire nommer vingt; mais Robespierre les rejeta tous, et ne choisit que ses créatures. La proposition fut faite le 22 prairial; Couthon fut le rapporteur. Après les déclamations habituelles sur l'inflexibilité et la promptitude qui devaient être les caractères de la justice révolutionnaire, il lut le projet, qui était rédigé dans un style effrayant. Le tribunal devait se diviser en quatre sections, composées d'un président, trois juges et neuf jurés. Il était nommé douze juges, et cinquante jurés qui devaient se succéder dans l'exercice de leurs fonctions, de manière que le tribunal pût siéger tous les jours. La seule peine était la mort. Le tribunal, disait la loi, était institué pour punir les ennemis du peuple, suivant la définition la plus vague et la plus étendue des ennemis du peuple. Dans le nombre étaient compris les fournisseurs infidèles et les alarmistes qui débitaient de mauvaises nouvelles. La faculté de traduire les citoyens au tribunal révolutionnaire était attribuée aux deux comités, à la convention, aux représentans en mission, et à l'accusateur public, Fouquier-Tinville. S'il existait des preuves, soit matérielles, soit morales, il ne devait pas être entendu de témoins. Enfin, un article portait ces mots: La loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes; elle n'en accorde point aux conspirateurs.

Une loi qui supprimait toutes les garanties, qui bornait l'instruction à un simple appel nominal, et qui, en attribuant aux deux comités la faculté de traduire les citoyens au tribunal révolutionnaire, leur donnait aussi droit de vie et de mort; une pareille loi dut causer un véritable effroi, surtout chez les membres de la convention, déjà inquiets pour eux-mêmes. Il n'était pas dit dans le projet si les comités auraient la faculté de traduire les représentans[1] au tribunal sans demander un décret préalable d'accusation, dès lors les comités pouvaient envoyer leurs collègues à la mort, sans autre formalité que celle de les désigner à Fouquier-Tinville. Aussi les restes de la prétendue faction des indulgens se soulevèrent, et, pour la première fois depuis long-temps, on vit une opposition se manifester dans le sein de l'assemblée. Ruamps demanda l'impression et l'ajournement du projet, disant que si cette loi était adoptée sans ajournement, il ne restait qu'à se brûler la cervelle. Lecointre de Versailles appuya l'ajournement. Robespierre se présenta aussitôt pour combattre cette résistance inattendue. «Il y a, dit-il, deux opinions aussi anciennes que notre révolution; l'une, qui tend à punir d'une manière prompte et inévitable les conspirateurs; l'autre, qui tend à absoudre les coupables: cette dernière n'a cessé de se reproduire dans toutes les occasions. Elle se manifeste de nouveau aujourd'hui, et je viens la repousser. Depuis deux mois, le tribunal se plaint des entraves qui embarrassent sa marche; il se plaint de manquer de jurés; il faut donc une loi. Au milieu des victoires de la république, les conspirateurs sont plus actifs et plus ardens[1] que jamais; il faut les frapper. Cette opposition inattendue qui se manifeste n'est pas naturelle. On veut diviser la convention, on veut l'épouvanter.—Non, non, s'écrient plusieurs voix, on ne nous divisera pas!—C'est nous, ajoute Robespierre, qui avons toujours défendu la convention, ce n'est pas nous qu'elle a à craindre. Du reste, nous en sommes arrivés au point où l'on pourra nous tuer, mais où l'on ne nous empêchera pas de sauver la patrie.»

Robespierre ne manquait plus une seule fois de parler de poignards et d'assassins, comme s'il avait toujours été menacé. Bourdon de l'Oise lui répond, et dit que si le tribunal a besoin de jurés, on n'a qu'à adopter sur-le-champ la liste proposée, car personne ne veut arrêter la marche de la justice, mais qu'il faut ajourner le reste du projet. Robespierre remonte à la tribune, et répond que la loi n'est ni plus compliquée ni plus obscure qu'une foule d'autres qui ont été adoptées sans discussion, et que, dans un moment où les défenseurs de la liberté sont menacés du poignard, on ne devrait pas chercher à ralentir la répression dés conspirateurs. Enfin il propose de discuter toute la loi, article par article, et de siéger jusqu'au milieu de la nuit, s'il le faut, pour la décréter le jour même. La domination de Robespierre l'emporte encore; la loi est lue, et adoptée en quelques instans.

Cependant Bourdon, Tallien, tous les membres qui avaient des craintes personnelles, étaient effrayés d'une loi pareille. Les comités pouvant traduire tous les citoyens au tribunal révolutionnaire, et les membres de la représentation nationale n'en étant pas exceptés, ils tremblaient d'être enlevés tous en une nuit, et livrés à Fouquier sans que la convention même fût prévenue. Le lendemain, 23 prairial, Bourdon demande la parole. «En donnant, dit-il, aux comités de salut public et de sûreté générale le droit de traduire les citoyens au tribunal révolutionnaire, la convention n'a pas entendu sans doute que le pouvoir des comités s'étendrait sur tous ses membres, sans un décret préalable.—Non, non, s'écrie-t-on de toutes parts.—Je m'attendais, reprend Bourdon, à ces murmures; ils me prouvent que la liberté est impérissable.» Cette réflexion causa une sensation profonde. Bourdon proposa de déclarer que les membres de la convention ne pourraient être livrés au tribunal révolutionnaire sans un décret d'accusation. Les comités étaient absens; la proposition de Bourdon fut accueillie. Merlin demanda la question préalable; on murmura contre lui; mais il s'expliqua et demanda la question préalable avec un considérant, c'est que la convention n'avait pu se dessaisir du droit de décréter seule ses propres membres. Le considérant fut adopté à la satisfaction générale.

Une scène qui se passa dans la soirée donna encore plus d'éclat à cette opposition si nouvelle. Tallien et Bourdon se promenaient dans les Tuileries; des espions du comité de salut public les suivaient de très près. Tallien fatigué se retourne, les provoque, les appelle de vils espions du comité, et leur dit d'aller rapporter à leurs maîtres ce qu'ils ont vu et entendu. Cette scène causa une grande sensation. Couthon et Robespierre étaient indignés. Le lendemain ils se présentent à la convention, décidés à se plaindre vivement de la résistance qu'ils essuyaient. Delacroix et Mallarmé leur en fournissent l'occasion. Delacroix demande qu'on caractérise d'une manière plus précise ceux que la loi a qualifiés de dépravateurs des moeurs. Mallarmé demande ce qu'elle a voulu dire par ces mots: la loi ne donne pour défenseurs aux patriotes calomniés que la conscience des jurés patriotes. Couthon monte alors à la tribune, se plaint des amendemens proposés aujourd'hui. «On a calomnié, dit-il, le comité de salut public, en paraissant supposer qu'il voulait avoir la faculté d'envoyer les membres de la convention à l'échafaud. Que les tyrans calomnient le comité, c'est naturel; mais que la convention elle-même semble écouter la calomnie, une pareille injustice est insupportable, et il ne peut s'empêcher de s'en plaindre. On s'est applaudi hier d'une heureuse clameur qui prouvait que la liberté était impérissable, comme si la liberté avait été menacée. On a choisi, pour porter cette attaque, le moment où les membres du comité étaient absens. Une telle conduite est déloyale, et je propose de rapporter les amendemens adoptés hier, et ceux qu'on vient de proposer aujourd'hui.» Bourdon répond que demander des explications sur une loi n'est pas un crime; que s'il s'est applaudi d'une clameur, c'est qu'il a été satisfait de se trouver d'accord avec la convention; que si de part et d'autre on montrait la même aigreur, il serait impossible de discuter. «On m'accuse, dit-il, de parler comme Pitt et Cobourg; si je répondais de même, où en serions-nous? J'estime Couthon, j'estime les comités, j'estime la Montagne qui a sauvé la liberté.» On applaudit ces explications de Bourdon; mais ces explications étaient des excuses, et l'autorité des dictateurs était trop forte encore pour être bravée sans égards. Robespierre prend la parole, et fait un discours diffus, plein d'orgueil et d'amertume. «Montagnards, dit-il, vous serez toujours le boulevart de la liberté publique, mais vous n'avez rien de commun avec les intrigans et les pervers, quels qu'ils soient. S'ils s'efforcent de se ranger parmi vous, ils n'en sont pas moins étrangers à vos principes. Ne souffrez pas que quelques intrigans[1], plus méprisables que les autres, parce qu'ils sont plus hypocrites, s'efforcent d'entraîner une partie d'entre vous, et de se faire les chefs d'un parti….» Bourdon de l'Oise interrompt Robespierre en disant qu'il n'a jamais voulu se faire le chef d'un parti. Robespierre ne répond pas, et reprend: «Ce serait, dit-il, le comble de l'opprobre, si des calomniateurs, égarant nos collègues….» Bourdon l'interrompt de nouveau. «Je demande, s'écrie-t-il, qu'on prouve ce qu'on avance; on vient de dire assez clairement que j'étais un scélérat.—Je n'ai pas nommé Bourdon, répond Robespierre; malheur à qui se nomme lui-même! Oui, la Montagne est pure, elle est sublime; les intrigans ne sont pas de la Montagne.» Robespierre s'étend ensuite longuement sur les efforts qu'on fait pour effrayer les membres de la convention, et pour leur persuader qu'ils sont en danger; il dit qu'il n'y a que des coupables qui soient ainsi effrayés, et qui veuillent effrayer les autres. Il raconte alors ce qui s'est passé la veille entre Tallien et les espions, qu'il appelle des courriers du comité. Ce récit amène des explications très vives de la part de Tallien, et vaut à ce dernier beaucoup d'injures. Enfin on termine toutes ces discussions par l'adoption des demandes faites par Couthon et Robespierre. Les amendemens de la veille sont rapportés, ceux du jour sont repoussés, et l'affreuse loi du 22 reste telle qu'elle avait été proposée.

Les meneurs du comité triomphaient donc encore une fois; leurs adversaires tremblaient. Tallien, Bourdon, Ruamps, Delacroix, Mallarmé, tous ceux qui avaient fait des objections à la loi, se croyaient perdus, et craignaient à chaque instant d'être arrêtés. Bien que le décret préalable de la convention fût nécessaire pour la mise en accusation, elle était encore tellement intimidée qu'elle pouvait accorder tout ce qu'on lui demanderait. Elle avait rendu le décret contre Danton; elle pouvait bien le rendre encore contre ceux de ses amis qui lui survivaient. Le bruit se répandit que la liste était faite; on portait le nombre des victimes à douze, puis à dix-huit. On les nommait. Bientôt l'effroi se répandit, et plus de soixante membres de la convention ne couchaient plus chez eux.

Cependant un obstacle s'opposait à ce qu'on disposât de leur vie aussi aisément qu'ils le craignaient. Les chefs du gouvernement étaient divisés. On a déjà vu que Billaud-Varennes, Collot, Barrère, avaient froidement répondu aux premières plaintes de Robespierre contre ses collègues. Les membres du comité de sûreté générale lui étaient plus opposés que jamais, car ils venaient d'être éloignés de toute coopération à la loi du 22, et il paraît même que quelques-uns d'entre eux étaient menacés. Robespierre et Couthon poussaient l'exigence fort loin; ils auraient voulu sacrifier un grand nombre de députés; ils parlaient de Tallien, Bourdon de l'Oise, Thuriot, Rovère, Lecointre, Panis, Monestier, Legendre, Fréron, Barras; ils demandaient même Cambon, dont la renommée financière les gênait, et qui avait paru opposé à leurs cruautés; enfin ils auraient voulu porter leurs coups jusque sur plusieurs membres de la Montagne les plus prononcés, tels que Duval, Audouin, Léonard Bourdon[6]. Les membres du comité de salut public, Billaud, Collot, Barrère, et tous ceux du comité de sûreté générale, refusaient d'y consentir. Le danger, en s'étendant sur un aussi grand nombre de têtes, pouvait finir bientôt par les menacer eux-mêmes.

[Note 6: Voyez la liste fournie par Villate dans ses Mémoires.]

Ils étaient dans ces dispositions hostiles, et peu portés à s'entendre sur un nouveau sacrifice, lorsqu'une dernière circonstance amena une rupture définitive. Le comité de sûreté générale avait fait la découverte des assemblées qui se tenaient chez Catherine Théot. Il avait appris que cette secte extravagante faisait de Robespierre un prophète, et que celui-ci avait donné un certificat de civisme à dom Gerle. Aussitôt Vadier, Vouland, Jagot, Amar, résolurent de se venger, en présentant cette secte comme une réunion de conspirateurs dangereux, en la dénonçant à la convention, et en faisant partager ainsi à Robespierre le ridicule et l'odieux qui s'attacheraient à elle. On envoya un agent, Sénart, qui, sous prétexte de se faire initier, s'introduisit dans l'une des réunions. Au milieu de la cérémonie, il s'approcha d'une fenêtre, donna le signal à la force armée, et fit saisir la secte presque entière. Dom Gerle, Catherine Théot furent arrêtés. On trouva le certificat de civisme donné par Robespierre à dom Gerle; on découvrit même dans le lit de la mère de Dieu une lettre qu'elle écrivait à son fils chéri, au premier prophète, à Robespierre enfin. Quand Robespierre apprit qu'on allait poursuivre la secte, il voulut s'y opposer, et provoqua une discussion sur ce sujet dans le comité de salut public. On a déjà vu que Billaud et Collot n'étaient pas déjà très portés pour le déisme, et qu'ils voyaient avec ombrage l'usage politique que Robespierre voulait faire de cette croyance. Ils opinaient pour les poursuites. Robespierre insistant pour les empêcher, la discussion devint extrêmement vive; il essuya les expressions les plus injurieuses, ne réussit pas, et se retira en pleurant de rage. La querelle avait été si forte, que pour éviter d'être entendus de ceux qui traversaient les galeries, les membres du comité résolurent de transporter le lieu de leurs séances à l'étage supérieur. Le rapport contre la secte de Catherine Théot fut fait à la convention. Barrère, pour se venger de Robespierre à sa manière, avait rédigé secrètement le rapport que Vouland devait prononcer. La secte y était représentée comme aussi ridicule qu'atroce. La convention, tantôt révoltée, tantôt égayée par le tableau tracé par Barrère, décréta d'accusation les principaux chefs de la secte, et les envoya au tribunal révolutionnaire.

Robespierre, indigné et de la résistance qu'il rencontrait, et des propos injurieux qu'il avait essuyés, renonça de paraître au comité, et résolut de ne plus prendre part à ses délibérations. Il se retira dans les derniers jours de prairial (milieu de juin). Cette retraite prouve de quelle nature était son ambition. Un ambitieux n'a jamais d'humeur; il s'irrite par les obstacles, s'empare du pouvoir, et en écrase ceux qui l'ont outragé. Un rhéteur faible et vaniteux se dépite, et cède quand il ne trouve plus ni flatteries ni respects. Danton s'était retiré par paresse et dégoût, Robespierre par vanité blessée. Cette retraite lui fut aussi funeste qu'à Danton. Couthon restait seul contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrère, et ces derniers allaient s'emparer de toutes les affaires.

Ces divisions n'étaient pas encore ébruitées; on savait seulement que les comités de salut public et de sûreté générale n'étaient pas d'accord; on était enchanté de cette mésintelligence, on espérait qu'elle empêcherait de nouvelles proscriptions. Ceux qui étaient menacés se rapprochaient du comité de sûreté générale, le flattaient, l'imploraient, et avaient même reçu de quelques membres les promesses les plus rassurantes. Élie, Lacoste, Moyse Bayle, Lavicomterie, Dubarran, les meilleurs des membres du comité de sûreté générale, avaient promis de refuser leur signature à toute nouvelle liste de proscription.

Au milieu de ces luttes, les jacobins étaient toujours dévoués à Robespierre; ils n'établissaient pas encore de distinction entre les divers membres du comité, entre Couthon, Robespierre, Saint-Just d'un côté, et Billaud-Varennes, Collot, Barrère de l'autre. Ils ne voyaient que le gouvernement révolutionnaire d'une part, et de l'autre quelques restes de la faction des indulgens, quelques amis de Danton, qui, à propos de la loi du 22 prairial, venaient de s'élever contre ce gouvernement salutaire. Robespierre, qui avait défendu ce gouvernement en défendant la loi, était toujours pour eux le premier et le plus grand citoyen de la république: tous les autres n'étaient que des intrigans qu'il fallait achever de détruire. Aussi ne manquèrent-ils pas d'exclure Tallien de leur comité de correspondance, parce qu'il n'avait pas répondu aux accusations dirigées contre lui dans la séance du 24. Dès ce jour, Collot et Billaud-Varennes, sentant l'influence de Robespierre, s'abstinrent de paraître aux Jacobins. Qu'auraient-ils pu dire? Ils n'auraient pu exposer leurs griefs tout personnels, et faire le public juge entre leur orgueil et celui de Robespierre. Il ne leur restait qu'à se taire et à attendre. Robespierre et Couthon avaient donc le champ libre. Le bruit d'une nouvelle proscription ayant produit un effet dangereux, Couthon se hâta de démentir devant la société les projets qu'on leur supposait contre vingt-quatre et même soixante membres de la convention. «Les ombres de Danton, d'Hébert, de Chaumette, se promènent, dit-il, encore parmi nous; elles cherchent à perpétuer le trouble et la division. Ce qui s'est passé dans la séance du 24 en est un exemple frappant; on veut diviser le gouvernement, discréditer ses membres, en les peignant comme des Sylla et des Néron; on délibère en secret, on se réunit, on forme de prétendues listes de proscription, on effraie les citoyens pour en faire des ennemis de l'autorité publique. On répandait, il y a peu de jours, le bruit que les comités devaient faire arrêter dix-huit membres de la convention; déjà même on les nommait. Défiez-vous de ces insinuations perfides; ceux qui répandent ces bruits sont des complices d'Hébert et de Danton; ils craignent la punition de leur conduite criminelle; ils cherchent à s'accoler des gens purs, dans l'espoir que, cachés derrière eux, ils pourront aisément échapper à l'oeil de la justice. Mais rassurez-vous, le nombre des coupables est heureusement très petit; il n'est que de quatre, de six peut-être; et ils seront frappés, car le temps est venu de délivrer la république des derniers ennemis qui conspirent contre elle. Reposez-vous de son salut sur l'énergie et la justice des comités.»

Il était adroit de réduire à un petit nombre les proscrits que Robespierre voulait frapper. Les jacobins applaudirent, suivant l'usage, le discours de Couthon; mais ce discours ne rassura aucune des victimes menacées, et ceux qui se croyaient en péril n'en continuèrent pas moins de coucher hors de leurs maisons. Jamais la terreur n'avait été plus grande, non-seulement dans la convention, mais dans les prisons, et par toute la France.

Les cruels agens de Robespierre, l'accusateur Fouquier-Tinville, le président Dumas, s'étaient emparés de la loi du 22 prairial, et allaient s'en servir pour ravager les prisons. Bientôt, disait Fouquier, on mettra sur leurs portes cet écriteau: Maison à louer. Le projet était de se délivrer de la plus grande partie des suspects. On s'était accoutumé à les considérer comme des ennemis irréconciliables, qu'il fallait détruire pour le salut de la république. Immoler des milliers d'individus n'ayant d'autre tort que de penser d'une certaine manière, et souvent même ne pensant pas autrement que leurs persécuteurs, semblait une chose toute naturelle, par l'habitude qu'on avait prise de se détruire les uns les autres. La facilité à faire mourir et à mourir soi-même était devenue extraordinaire. Sur les champs de bataille, sur l'échafaud, des milliers d'hommes périssaient chaque jour, et on n'en était plus étonné. Les premiers meurtres commis en 93 provenaient d'une irritation réelle et motivée par le danger. Aujourd'hui les périls avaient cessé, la république était victorieuse, on n'égorgeait plus par indignation, mais par l'habitude funeste qu'on avait contractée du meurtre. Cette machine formidable qu'on fut obligé de construire pour résister à des ennemis de toute espèce commençait à n'être plus nécessaire; mais une fois mise en action, on ne savait plus l'arrêter. Tout gouvernement doit avoir son excès, et ne périt que lorsqu'il a atteint cet excès. Le gouvernement révolutionnaire ne devait pas finir le jour même où les ennemis de la république seraient assez terrifiés; il devait aller au-delà, il devait s'exercer jusqu'à ce qu'il eût révolté tous les coeurs par son atrocité même. Les choses humaines ne vont pas autrement. Pourquoi d'affreuses circonstances avaient-elles obligé de créer un gouvernement de mort, qui ne régnerait et ne vaincrait que par la mort?

Ce qui est plus effrayant encore, c'est que lorsque le signal est donné, lorsque l'idée est établie qu'il faut sacrifier des vies, et qu'en les sacrifiant on sauvera l'état, tout se dispose pour ce but affreux avec une singulière facilité. Chacun agit sans remords, sans répugnance; on s'habitue à cela comme le juge à envoyer des coupables au supplice, le médecin à voir des êtres souffrans sous son instrument, le général à ordonner le sacrifice de vingt mille soldats. On se fait un affreux langage suivant ses nouvelles oeuvres; on sait même le rendre gai, on trouve des mots piquans pour exprimer des idées sanguinaires. Chacun marche, entraîné, étourdi avec l'ensemble; et on voit des hommes, qui la veille s'occupaient doucement des arts et du commerce, s'occuper avec la même facilité de mort et de destruction.

Le comité avait donné le signal par la loi du 22; Dumas et Fouquier l'avaient trop bien compris. Il fallait cependant des prétextes pour immoler tant de malheureux. Quel crime pouvait-on leur supposer, lorsque la plupart d'entre eux étaient des citoyens paisibles, inconnus, qui n'avaient jamais donné à l'état aucun signe de vie? On imagina que, plongés dans les prisons, ils devaient songer à en sortir, que leur nombre devait leur inspirer le sentiment de leurs forces, et leur donner l'idée de s'en servir pour se sauver. La prétendue conspiration de Dillon fut le germe de cette idée, qu'on développa d'une manière atroce. On se servit de quelques misérables qui étaient détenus, et qui consentirent à jouer le rôle infâme de délateurs. Ils désignèrent au Luxembourg cent soixante prisonniers qui, disaient-ils, avaient pris part au complot de Dillon. On se procura quelques-uns de ces faiseurs de listes dans toutes les autres maisons d'arrêt, et ils dénoncèrent dans chacune cent ou deux cents individus comme complices de la conspiration des prisons. Une tentative d'évasion faite à la Force ne servit qu'à autoriser cette fable indigne, et sur-le-champ on commença à envoyer des centaines de malheureux au tribunal révolutionnaire. On les acheminait des diverses prisons à la Conciergerie, pour aller de là au tribunal et à l'échafaud. Dans la nuit du 18 au 19 messidor (6 juin), on traduisit les cent soixante désignés au Luxembourg. Ils tremblaient en entendant cet appel; ils ne savaient ce qu'on leur imputait, et ce qu'ils voyaient de plus probable, c'était la mort qu'on leur réservait. L'affreux Fouquier, depuis qu'il était nanti de la loi du 22, avait opéré de grands changemens dans la salle du tribunal. Au lieu des sièges des avocats, et du banc des accusés qui ne contenait que 18 ou 20 places, il avait fait construire un amphithéâtre qui pouvait contenir cent ou cent cinquante accusés à la fois. Il appelait cela ses petits gradins. Poussant son ardeur jusqu'à une espèce d'extravagance, il avait fait élever l'échafaud dans la salle même du tribunal, et il se proposait de faire juger en une même séance les cent soixante accusés du Luxembourg.

Le comité de salut public, en apprenant l'espèce de délire de son accusateur public, l'envoya chercher, lui ordonna de faire enlever l'échafaud de la salle où il était dressé, et lui défendit de traduire plus de soixante individus à la fois. Tu veux donc, lui dit Collot-d'Herbois dans un transport de colère, démoraliser le supplice? Il faut cependant remarquer que Fouquier a prétendu le contraire, et soutenu que c'était lui qui avait demandé le jugement des cent soixante en trois fois. Cependant tout prouve que c'est le comité qui fut moins extravagant que son ministre, et qui réprima son délire. Il fallut renouveler une seconde fois à Fouquier-Tinville l'ordre d'enlever la guillotine de la salle du tribunal.

Les cent soixante furent partagés en trois troupes, jugés et exécutés en trois jours. La procédure était devenue aussi expéditive et aussi affreuse que celle qui s'employait dans le guichet de l'Abbaye dans les nuits des 2 et 3 septembre. Les charrettes, commandées pour tous les jours, attendaient dès le matin dans la cour du Palais-de-Justice, et les accusés pouvaient les voir en montant au tribunal. Le président Dumas, siégeant comme un furieux, avait deux pistolets sur la table. Il demandait aux accusés leur nom seulement, et y ajoutait à peine une question fort générale. Dans l'interrogatoire des cent soixante, le président dit à l'un d'eux, Dorival: Connaissez-vous la conspiration?—Non.—Je m'attendais que vous feriez cette réponse, mais elle ne réussira pas. A un autre. Il s'adresse au nommé Champigny: N'êtes-vous pas ex-noble?—Oui.—A un autre. A Guédreville: Êtes-vous prêtre?—Oui, mais j'ai prêté le serment.—Vous n'avez plus la parole. A un autre. Au nommé Ménil: N'étiez-vous pas domestique de l'ex-constituant Menou?—Oui.—A un autre. Au nommé Vély: N'étiez-vous pas architecte de Madame?—Oui, mais j'ai été disgracié en 1788.—A un autre. A Gondrecourt: N'avez-vous pas votre beau-père au Luxembourg?—Oui.—A un autre. A Durfort: N'étiez-vous pas garde-du-corps?—Oui, mais j'ai été licencié en 1789.—A un autre.

C'est ainsi que s'instruisait le procès de ces malheureux. La loi portait qu'on ne serait dispensé de faire entendre des témoins que lorsqu'il y aurait des preuves matérielles ou morales; néanmoins on n'en faisait jamais appeler, prétendant toujours qu'il existait des preuves de cette espèce. Les jurés ne se donnaient pas même la peine de rentrer dans la salle du conseil. Ils opinaient à l'audience même, et le jugement était aussitôt prononcé. Les accusés avaient eu à peine le temps de se lever et d'énoncer leurs noms. Un jour, il y en eut un dont le nom n'était pas sur la liste des accusés, et qui dit au tribunal: «Je ne suis pas accusé, mon nom n'est pas dans votre liste.—Eh qu'importe! lui dit Fouquier; donne-le vite.» Il le donna, et fut envoyé à la mort comme les autres. La plus grande négligence régnait dans cette espèce d'administration barbare. Souvent on omettait, par l'effet de la grande précipitation, de signifier les actes d'accusation, et on les donnait aux accusés à l'audience même. On commettait les plus étranges erreurs. Un digne vieillard, Loizerolles, entend prononcer à côté de son nom les prénoms de son fils; il se garde de réclamer, et il est envoyé à la mort. Quelque temps après, le fils est jugé à son tour; et il se trouve qu'il aurait dû ne plus exister, car un individu ayant tous ses noms avait été exécuté: c'était son père. Il n'en périt pas moins. Plus d'une fois on appela des détenus qui avaient déjà été exécutés depuis long-temps. Il y avait des centaines d'actes d'accusation tout prêts, auxquels on ne faisait qu'ajouter la désignation des individus. On faisait de même pour les jugemens[1]. L'imprimerie était à côté de la salle même du tribunal; les planches étaient toutes prêtes, le titre, les motifs étaient tout composés; il n'y avait que les noms à y ajouter; on les transmettait par une petite lucarne au prote. Sur-le-champ des milliers d'exemplaires étaient tirés, et allaient répandre la douleur dans les familles et l'effroi dans les prisons. Les petits colporteurs venaient vendre le bulletin du tribunal sous les fenêtres des prisonniers, en criant: Voici ceux qui ont gagné à la loterie de la sainte guillotine! Les accusés étaient exécutés au sortir de l'audience, ou tout au plus le lendemain, si la journée était trop avancée.

[Illustration: L'APPEL DES CONDAMNÉS.]

Les têtes tombaient, depuis la loi du 22 prairial, par cinquante ou soixante chaque jour. Ça va bien, disait Fouquier, les têtes tombent comme des ardoises; et il ajoutait: Il faut que ça aille mieux encore la décade prochaine; il m'en faut quatre cent cinquante au moins[7]. Pour cela, on faisait ce qu'ils appelaient des _commandes aux moutons qui se chargeaient d'espionner les suspects. Ces infames étaient devenus la terreur des prisons. Enfermés comme suspects, on ne savait pas au juste quels étaient ceux d'entre eux qui se chargeaient de désigner les victimes; mais on s'en doutait à leur insolence, aux préférences qu'ils obtenaient des geôliers, aux orgies qu'ils faisaient dans les guichets avec les agens de la police. Souvent ils laissaient connaître leur importance pour en trafiquer. Ils étaient caressés, implorés par les prisonniers tremblans; ils recevaient même des sommes pour ne pas mettre un nom sur leur liste. Ils faisaient leurs choix au hasard; ils disaient de celui-ci qu'il avait tenu un propos aristocrate; de celui-là, qu'il avait bu un jour où l'on annonçait une défaite des armées; et leur seule désignation équivalait à un arrêt de mort. On portait les noms fournis par eux sur autant d'actes d'accusation, et on venait le soir signifier ces actes aux prisonniers, et les traduire à la Conciergerie. Cela s'appelait dans la langue des geôliers le journal du soir. Quand ces infortunés entendaient le roulement des tombereaux qui venaient les chercher, ils étaient dans une anxiété aussi cruelle que la mort; ils accouraient aux guichets, se collaient contre les grilles pour écouter la liste, et tremblaient d'entendre leur nom dans la bouche des huissiers. Quand ils avaient été nommés, ils embrassaient leurs compagnons d'infortune, et recevaient les adieux de mort. Souvent on voyait les séparations les plus douloureuses: c'était un père qui se détachait de ses enfans, un époux de son épouse. Ceux qui survivaient étaient aussi malheureux que ceux que l'on conduisait à la caverne de Fouquier-Tinville; ils rentraient en attendant d'être promptement réunis à leurs proches. Quand ce funeste appel était achevé, les prisons respiraient, mais jusqu'au lendemain seulement. Alors les angoisses recommençaient de nouveau, et le funeste roulement des charrettes ramenait la terreur.

[Note 7: Voyez pour tous ces détails le long procès de Fouquier-Tinville.]

Cependant la pitié publique commençait à éclater d'une manière inquiétante pour les exterminateurs. Les marchands de la rue Saint-Honoré, où passaient tous les jours les charrettes, fermaient leurs boutiques. Pour priver les victimes de ces témoignages de douleur, on transporta l'échafaud à la barrière du Trône, et on ne rencontra pas moins de pitié dans ce quartier des ouvriers que dans les rues les mieux habitées de Paris. Le peuple, dans un moment d'enivrement, peut devenir impitoyable pour des victimes qu'il égorge lui-même; mais voir expirer chaque jour cinquante et soixante malheureux, contre lesquels il n'est pas entraîné par la fureur, est un spectacle qui finit bientôt par l'émouvoir. Cependant cette pitié était silencieuse et timide encore. Tout ce que les prisons renfermaient de plus distingué avait succombé; la malheureuse soeur de Louis XVI avait été immolée à son tour; des rangs élevés on descendait déjà aux derniers rangs de la société. Nous voyons sur les listes du tribunal révolutionnaire à cette époque, des tailleurs, des cordonniers, des perruquiers, des bouchers, des cultivateurs, des limonadiers, des ouvriers même, condamnés pour sentimens et propos réputés contre-révolutionnaires. Pour donner enfin une idée du nombre des exécutions de cette époque, il suffira de dire que du mois de mars 1793, époque où le tribunal entra en exercice, jusqu'au mois de juin 1794 (22 prairial an II), il avait condamné cinq cent soixante-dix-sept personnes; et que du 10 juin (22 prairial) au 9 thermidor (27 juillet), il en condamna mille deux cent quatre-vingt-cinq; ce qui porte en tout le nombre des victimes jusqu'au 9 thermidor, à mille huit cent soixante-deux.

Cependant les exécuteurs n'étaient pas tranquilles. Dumas était troublé, et Fouquier n'osait sortir la nuit; il voyait les parens de ses victimes toujours prêts à le frapper. Traversant un jour les guichets du Louvre avec Sénart, il s'effraie d'un bruit léger; c'était un individu qui passait tout près de lui.—«Si j'avais été seul, s'écria-t-il, il me serait arrivé quelque chose.»

Dans les principales villes de France la terreur n'était pas moins grande qu'à Paris. Carrier avait été envoyé à Nantes pour y punir la Vendée. Carrier, jeune encore, était un de ces êtres médiocres et violens qui, dans l'entraînement de ces guerres civiles, deviennent des monstres de cruauté et d'extravagance. Il débuta par dire, en arrivant à Nantes, qu'il fallait tout égorger, et que, malgré la promesse de grâce faite aux Vendéens qui mettraient bas les armes, il ne fallait accorder quartier à aucun d'entre eux. Les autorités constituées ayant parlé de tenir la parole donnée aux rebelles, «Vous êtes des j…. f…., leur dit Carrier, vous ne savez pas votre métier, je vous ferai tous guillotiner;» et il commença par faire fusiller et mitrailler par troupes de cent et de deux cents les malheureux qui se rendaient. Il se présentait à la société populaire le sabre à la main, l'injure à la bouche, menaçant toujours de la guillotine. Bientôt cette société ne lui convenant plus, il la fit dissoudre. Il intimida les autorités à un tel point, qu'elles n'osaient plus paraître devant lui. Un jour elles voulaient lui parler des subsistances, il répondit aux officiers municipaux que ce n'était pas son affaire, que le premier b—— qui lui parlerait de subsistances, il lui ferait mettre la tête à bas, et qu'il n'avait pas le temps de s'occuper de leurs sottises. Cet insensé ne croyait avoir d'autre mission que celle d'égorger.

[Illustration: CARRIER À NANTES.]

Il voulait punir à la fois et les Vendéens rebelles, et les Nantais fédéralistes, qui avaient essayé un mouvement en faveur des girondins, après le siège de leur ville. Chaque jour, les malheureux qui avaient échappé au massacre du Mans et de Savenay arrivaient en foule, chassés par les armées qui les pressaient de tous côtés. Carrier les faisait enfermer dans les prisons de Nantes, et en avait accumulé là près de dix mille. Il avait ensuite formé une compagnie d'assassins, qui se répandaient dans les campagnes des environs, arrêtaient les familles nantaises, et joignaient les rapines à la cruauté. Carrier avait d'abord institué une commission révolutionnaire devant laquelle il faisait passer les Vendéens et les Nantais. Il faisait fusiller les Vendéens, et guillotiner les Nantais suspects de fédéralisme ou de royalisme. Bientôt il trouva la formalité trop longue, et le supplice de la fusillade sujet à des inconvéniens. Ce supplice était lent; il était difficile d'enterrer les cadavres. Souvent ils restaient sur le champ du carnage, et infectaient l'air à tel point, qu'une épidémie régnait dans la ville. La Loire, qui traverse Nantes, suggéra une affreuse idée à Carrier: ce fut de se débarrasser des prisonniers en les plongeant dans le fleuve. Il fit un premier essai, chargea une gabarre de quatre-vingt-dix prêtres, sous prétexte de les déporter, et la fit échouer à quelque distance de la ville. Ce moyen trouvé, il se décida à en user plus largement. Il n'employa plus la formalité dérisoire de faire passer les condamnés devant une commission: il les faisait prendre la nuit dans les prisons, par bandes de cent et deux cents, et conduire sur des bateaux. De ces bateaux on les transportait sur de petits bâtimens préparés pour cette horrible fin. On jetait les malheureux à fond de cale; on clouait les sabords, on fermait l'entrée des ponts avec des planches; puis les exécuteurs se retiraient dans des chaloupes, et des charpentiers placés dans des batelets, ouvraient les flancs des bâtimens à coups de hache, et les faisaient couler bas. Quatre ou cinq mille individus périrent de cette manière affreuse. Carrier se réjouissait d'avoir trouvé ce moyen plus expéditif et plus salubre de délivrer la république de ses ennemis. Il noya non-seulement des hommes, mais un grand nombre de femmes et d'enfans[1]. Lorsque les familles vendéennes s'étaient dispersées après la déroute de Savenay, une foule de Nantais avaient recueilli des enfans pour les élever. «Ce sont des louveteaux» dit Carrier; et il ordonna qu'ils fussent restitués à la république. Ces malheureux enfans furent noyés pour la plupart.

La Loire était chargée de cadavres; les vaisseaux, en jetant l'ancre, soulevaient quelquefois des bateaux remplis de noyés. Les oiseaux de proie couvraient les rivages du fleuve, et se nourrissaient de débris humains[8]. Les poissons étaient repus d'une nourriture qui en rendait l'usage dangereux, et la municipalité avait défendu d'en pêcher. A ces horreurs se joignaient une maladie contagieuse et la disette. Au milieu de ce désastre, Carrier, toujours bouillant de colère, défendait le moindre mouvement de pitié, saisissait au collet, menaçait de son sabre ceux qui venaient lui parler, et avait fait afficher que quiconque viendrait solliciter pour un détenu serait jeté en prison. Heureusement le comité de salut public venait de le remplacer, car il voulait bien l'extermination, mais sans extravagance. On évalue à quatre ou cinq mille les victimes de Carrier. La plupart étaient des Vendéens.

[Note 8: Déposition d'un capitaine de vaisseau dans le procès de Carrier.]

Bordeaux, Marseille, Toulon, expiaient leur fédéralisme. A Toulon, les représentans Fréron et Barras avaient fait mitrailler deux cents habitans, et avaient puni sur eux un crime dont les véritables auteurs s'étaient sauvés sur les escadres étrangères. Maignet exerçait dans le département de Vaucluse une dictature aussi redoutable que les autres envoyés de la convention. Il avait fait incendier le bourg de Bédouin, pour cause de révolte, et, à sa requête, le comité de salut public avait institué à Orange un tribunal révolutionnaire, dont le ressort comprenait tout le Midi. Ce tribunal était organisé sur le modèle même du tribunal révolutionnaire de Paris, avec cette différence, qu'il n'y avait point de jurés, et que cinq juges condamnaient, sur ce qu'ils appelaient des preuves morales, les malheureux que Maignet recueillait dans ses tournées. A Lyon, les sanglantes exécutions ordonnées par Collot-d'Herbois avaient cessé. La commission révolutionnaire venait de rendre compte de ses travaux, et avait fourni le nombre des acquittés et des condamnés. Mille six cent quatre-vingt-quatre individus avaient été guillotinés, fusillés ou mitraillés. Mille six cent quatre-vingt-deux avaient été mis en liberté, par la justice de la commission.

Le Nord avait aussi son proconsul. C'était Joseph Lebon. Il avait été prêtre, et avouait lui-même que dans sa jeunesse il aurait poussé le fanatisme religieux jusqu'à tuer son père et sa mère, si on le lui avait ordonné. C'était un véritable aliéné, moins féroce peut-être que Carrier, mais encore plus frappé de folie. A ses paroles, à sa conduite, on voyait que sa tête était égarée. Il avait fixé sa principale résidence à Arras. Il avait institué un tribunal avec l'autorisation du comité de salut public, et parcourait les départemens du Nord, suivi de ses juges et d'une guillotine. Il avait visité Saint-Pol, Saint-Omer, Béthune, Bapaume, Aire, etc., et avait laissé partout des traces sanglantes. Les Autrichiens s'étant approchés de Cambray, et Saint-Just ayant cru apercevoir que les aristocrates de cette ville entretenaient des liaisons cachées avec l'ennemi, il y appela Lebon, qui en quelques jours envoya à l'échafaud une multitude de malheureux, et prétendit avoir sauvé Cambray par sa fermeté. Quand Lebon avait fini ses tournées, c'est à Arras qu'il revenait. Là, il se livrait aux plus dégoûtantes orgies, avec ses juges et divers membres des clubs. Le bourreau était admis à sa table, et y était traité avec la plus grande considération. Lebon assistait aux exécutions, placé sur un balcon; de là il parlait au peuple, et faisait jouer la ça ira pendant que le sang coulait. Un jour, il venait de recevoir la nouvelle d'une victoire, il courut à son balcon, et fit suspendre l'exécution, afin que les malheureux qui allaient recevoir la mort eussent connaissance des succès de la république.

Lebon avait mis tant de folie dans sa conduite, qu'il était accusable, même devant le comité de salut public. Des habitans d'Arras s'étaient réfugiés à Paris, et faisaient tous leurs efforts pour parvenir auprès de leur concitoyen Robespierre, et lui faire entendre leurs plaintes. Quelques-uns l'avaient connu, et même obligé dans sa jeunesse; mais ils ne pouvaient parvenir à le voir. Le député Guffroy, qui était d'Arras, et qui avait un grand courage, se donna beaucoup de mouvement auprès des comités pour appeler leur attention sur la conduite de Lebon. Il eut même la noble audace de faire à la convention une dénonciation expresse. Le comité de salut public en prit connaissance, et ne put s'empêcher de mander Lebon. Cependant, comme le comité ne voulait pas désavouer ses agens, ni avoir l'air de convenir qu'on pût être trop sévère envers les aristocrates, il renvoya Lebon à Arras, et employa en lui écrivant les expressions suivantes. «Continue de faire le bien, et fais-le avec la sagesse et avec la dignité qui ne laissent point prise aux calomnies de l'aristocratie.» Les réclamations élevées contre Lebon par Guffroy, dans la convention, exigeaient un rapport du comité. Barrère en fut chargé. «Toutes les réclamations contre les représentans, dit-il, doivent être jugées par le comité, pour éviter des débats qui troubleraient le gouvernement et la convention. C'est ce que nous avons fait ici, à l'égard de Lebon; nous avons recherché les motifs de sa conduite. Ces motifs sont-ils purs? le résultat est-il utile à la révolution? profite-t-il à la liberté? les plaintes sont-elles récriminatoires, ou ne sont-elles que les cris vindicatifs de l'aristocratie? c'est ce que le comité a vu dans cette affaire. Des formes un peu acerbes ont été employées; mais ces formes ont détruit les pièges de l'aristocratie. Le comité a pu sans doute les improuver; mais Lebon a complètement battu les aristocrates et sauvé Cambray; d'ailleurs que n'est-il pas permis à la haine d'un républicain contre l'aristocratie! de combien de sentimens généreux un patriote ne trouve-t-il pas à couvrir ce qu'il peut y avoir d'acrimonieux dans la poursuite des ennemis du peuple! Il ne faut parler de la révolution qu'avec respect, des mesures révolutionnaires qu'avec égard. La liberté est une vierge dont il est coupable de soulever le voile

De tout cela il résulta que Lebon fut autorisé à continuer, et que Guffroy fut rangé parmi les censeurs importuns du gouvernement révolutionnaire, et exposé à partager leurs périls. Il était évident que le comité tout entier voulait le régime de la terreur. Robespierre, Couthon, Billaud, Collot-d'Herbois, Vadier, Vouland, Amar, pouvaient être divisés entre eux sur leurs prérogatives, sur le nombre et le choix de leurs collègues à sacrifier; mais ils étaient d'accord sur le système d'exterminer tous ceux qui faisaient obstacle à la révolution. Ils ne voulaient pas que ce système fût appliqué avec extravagance par les Lebon, les Carrier; mais ils voulaient qu'à l'exemple de ce qui se faisait à Paris, on se délivrât d'une manière prompte, sûre, et la moins bruyante possible, des ennemis qu'ils croyaient conjurés contre la république. Tout en blâmant certaines cruautés folles, ils avaient l'amour-propre du pouvoir, qui ne veut jamais désavouer ses agens[1]; ils condamnaient ce qui se faisait à Arras, à Nantes, mais ils l'approuvaient en apparence, pour ne pas reconnaître un tort à leur gouvernement. Entraînés dans cette affreuse carrière, ils avançaient aveuglément, et ne sachant où ils allaient aboutir. Telle est la triste condition de l'homme engagé dans le mal, qu'il ne peut plus s'y arrêter. Dès qu'il commence à concevoir un doute sur la nature de ses actions, dès qu'il peut entrevoir qu'il s'égare, au lieu de rétrograder, il se précipite en avant, comme pour s'étourdir, comme pour écarter les lueurs qui l'assiègent. Pour s'arrêter, il faudrait qu'il se calmât, qu'il s'examinât, et qu'il portât sur lui-même un jugement effrayant dont aucun homme n'a le courage.

Il n'y avait qu'un soulèvement général qui pût arrêter les auteurs de cet affreux système. Dans ce soulèvement devaient entrer, et les membres des comités, jaloux du pouvoir suprême, et les montagnards menacés, et la convention indignée, et tous les coeurs révoltés de cette horrible effusion de sang. Mais, pour arriver à cette alliance de la jalousie, de la crainte, de l'indignation, il fallait que la jalousie fît des progrès dans les comités, que la crainte devînt extrême à la Montagne, que l'indignation rendît le courage à la convention et au public. Il fallait qu'une occasion fît éclater tous ces sentimens[1] à la fois; il fallait que les oppresseurs portassent les premiers coups, pour qu'on osât les leur rendre.

L'opinion était disposée, et le moment arrivait où un mouvement au nom de l'humanité contre la violence révolutionnaire était possible. La république étant victorieuse, et ses ennemis terrifiés, on allait passer de la crainte et de la fureur à la confiance et à la pitié. C'était la première fois, dans la révolution, qu'un tel événement devenait possible. Quand les girondins, quand les dantonistes périrent, il n'était pas temps encore d'invoquer l'humanité. Le gouvernement révolutionnaire n'avait encore perdu alors ni son utilité ni son crédit.

En attendant le moment, on s'observait, et les ressentimens s'accumulaient dans les coeurs. Robespierre avait entièrement cessé de paraître au comité de salut public. Il espérait discréditer le gouvernement de ses collègues, en n'y prenant plus aucune part; il ne se montrait qu'aux Jacobins, où Billaud et Collot n'osaient plus paraître, et où il était tous les jours plus adoré. Il commençait à y faire des ouvertures sur les divisions intestines des comités. «Autrefois, disait-il (13 messidor), la faction sourde qui s'est formée des restes de Danton et de Camille Desmoulins, attaquait les comités en masse; aujourd'hui, elle aime mieux attaquer quelques membres en particulier, pour parvenir à briser le faisceau. Autrefois, elle n'osait pas attaquer la justice nationale; aujourd'hui elle se croit assez forte pour calomnier le tribunal révolutionnaire, et le décret concernant son organisation; elle attribue ce qui appartient à tout le gouvernement à un seul individu; elle ose dire que le tribunal révolutionnaire a été institué pour égorger la convention nationale, et malheureusement elle n'a obtenu que trop de confiance. On a cru à ses calomnies, on les a répandues avec affectation; on a parlé de dictateur, on l'a nommé; c'est moi qu'on a désigné, et vous frémiriez si je vous disais en quel lieu. La vérité est mon seul asile contre le crime. Ces calomnies ne me décourageront pas sans doute, mais elles me laissent indécis sur la conduite que j'ai à tenir. En attendant que j'en puisse dire davantage, j'invoque pour le salut de la république les vertus de la convention, les vertus des comités, les vertus des bons citoyens, et les vôtres enfin, qui ont été si souvent utiles à la patrie.»

On voit par quelles insinuations perfides Robespierre commençait à dénoncer les comités, et à rattacher exclusivement à lui les jacobins. On le payait de ces marques de confiance par une adulation sans bornes. Le système révolutionnaire lui étant imputé à lui seul, il était naturel que toutes les autorités révolutionnaires lui fussent attachées et embrassassent sa cause avec chaleur. Aux jacobins devaient se joindre la commune, toujours unie de principes et de conduite avec les jacobins, et tous les juges et jurés du tribunal révolutionnaire. Cette réunion formait une force assez considérable, et, avec plus de résolution et d'énergie, Robespierre aurait pu devenir très redoutable. Par les jacobins, il possédait une masse turbulente, qui jusqu'ici avait représenté et dominé l'opinion; par la commune, il dominait l'autorité locale, qui avait pris l'initiative de toutes les insurrections, et surtout la force armée de Paris. Le maire Pache, le commandant Henriot, sauvés par lui lorsqu'on allait les adjoindre à Chaumette, lui étaient dévoués entièrement. Billaud et Collot avaient profité, il est vrai, de son absence du comité pour enfermer Pache; mais le nouveau maire Fleuriot, l'agent national Payan, lui étaient tout aussi attachés; et on n'osa plus lui enlever Henriot. Ajoutez à ces personnages le président du tribunal Dumas, le vice-président Coffinhal, et tous les autres juges et jurés, et on aura une idée des moyens que Robespierre avait dans Paris. Si les comités et la convention ne lui obéissaient pas, il n'avait qu'à se plaindre aux Jacobins, y exciter un mouvement, communiquer ce mouvement à la commune, faire déclarer par l'autorité municipale que le peuple rentrait dans ses pouvoirs souverains, mettre les sections sur pied, et envoyer Henriot demander à la convention cinquante ou soixante députés. Dumas et Coffinhal, et tout le tribunal, étaient ensuite à ses ordres, pour égorger les députés qu'Henriot aurait obtenus à main armée. Tous les moyens enfin d'un 31 mai, plus prompt, plus sûr que le premier, étaient dans ses mains. Aussi ses partisans, ses sicaires l'entouraient et le pressaient d'en donner le signal. Henriot offrait encore le déploiement de ses colonnes, et promettait d'être plus énergique qu'au 2 juin. Robespierre, qui aimait mieux tout faire par la parole, et qui croyait encore pouvoir beaucoup par elle, voulait attendre. Il espérait dépopulariser les comités par sa retraite et par ses discours aux Jacobins, et il se proposait ensuite de saisir un moment favorable pour les attaquer ouvertement à la convention. Il continuait, malgré son espèce d'abdication, de diriger le tribunal et d'exercer une police active au moyen du bureau qu'il avait institué. Il surveillait par là ses adversaires, et s'instruisait de toutes leurs démarches. Il se donnait maintenant un peu plus de distractions qu'autrefois. On le voyait se rendre dans une fort belle maison de campagne, chez une famille qui lui était dévouée, à Maisons-Alfort, à trois lieues de Paris. Là, tous ses partisans l'accompagnaient; là, se rendaient Dumas, Coffinhal, Payan, Fleuriot. Henriot y venait souvent avec tous ses aides-de-camp; ils traversaient les routes sur cinq de front, et au galop, renversant les personnes qui étaient devant eux, et répandant par leur présence la terreur dans le pays. Les hôtes, les amis de Robespierre faisaient soupçonner par leur indiscrétion beaucoup plus de projets qu'il n'en méditait, et qu'il n'avait le courage d'en préparer. A Paris, il était toujours entouré des mêmes personnages; il était suivi de loin en loin par quelques jacobins ou jurés du tribunal, gens dévoués, portant des bâtons et des armes secrètes, et prêts à courir à son secours au premier danger. On les nommait ses gardes-du-corps.

De leur côté, Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrère, s'emparaient du maniement de toutes les affaires, et, en l'absence de leur rival, s'attachaient Carnot, Robert Lindet et Prieur (de la Côte-d'Or). Un intérêt commun rapprochait d'eux le comité de sûreté générale; du reste, ils gardaient tous le plus grand silence. Ils cherchaient à diminuer peu à peu la puissance de leur adversaire, en réduisant la force armée de Paris. Il existait quarante-huit compagnies de canonniers, appartenant aux quarante-huit sections, parfaitement organisées, et ayant fait preuve dans toutes les circonstances de l'esprit le plus révolutionnaire. Toujours elles s'étaient rangées pour le parti de l'insurrection, depuis le 10 août jusqu'au 31 mai. Un décret ordonnait d'en laisser la moitié au moins dans Paris, mais permettait de déplacer le reste. Billaud et Collot ordonnèrent au chef de la commission du mouvement des armées, de les acheminer successivement vers la frontière. Dans toutes leurs opérations, ils se cachaient beaucoup de Couthon, qui, ne s'étant pas retiré comme Robespierre, les observait soigneusement, et leur était incommode. Pendant que ces choses se passaient, Billaud, sombre, atrabilaire, quittait rarement Paris; mais le spirituel et voluptueux Barrère allait à Passy avec les principaux membres du comité de sûreté générale, avec le vieux Vadier, avec Vouland et Amar. Ils se réunissaient chez Dupin, ancien fermier-général, fameux dans l'ancien régime par sa cuisine, et dans la révolution par le rapport qui envoya les fermiers-généraux à la mort. Là, ils se livraient à tous les plaisirs avec de belles femmes, et Barrère exerçait son esprit contre le pontife de l'Être suprême, le premier prophète, le fils chéri de la mère de Dieu. Après s'être égayés, ils sortaient des bras de leurs courtisanes, pour revenir à Paris, au milieu du sang et des rivalités.

De leur côté, les vieux membres de la Montagne qui se sentaient menacés se voyaient secrètement, et tâchaient de s'entendre. La femme généreuse qui, à Bordeaux, s'était attachée à Tallien, et lui avait arraché une foule de victimes, l'excitait du fond de sa prison à frapper le tyran. A Tallien, Lecointre, Bourdon (de l'Oise), Thuriot, Panis, Barras, Fréron, Monestier, s'étaient joints Guffroy, l'antagoniste de Lebon; Dubois-Crancé, compromis au siège de Lyon et détesté par Couthon; Fouché (de Nantes), qui était brouillé avec Robespierre, et auquel on reprochait de ne s'être pas conduit à Lyon d'une manière assez patriotique. Tallien et Lecointre étaient les plus audacieux et les plus impatiens. Fouché était surtout fort redouté par son habileté à nouer et à conduire une intrigue, et c'est sur lui que se déchaînèrent le plus violemment les triumvirs.

A propos d'une pétition des jacobins de Lyon, dans laquelle ils se plaignaient aux jacobins de Paris de leur situation actuelle, on revint sur toute l'histoire de cette malheureuse cité. Couthon dénonça Dubois-Crancé, comme il l'avait déjà fait quelques mois auparavant, l'accusa d'avoir laissé échapper Précy, et le fit rayer de la liste des jacobins. Robespierre accusa Fouché, et lui imputa les intrigues qui avaient conduit le patriote Gaillard à se donner la mort. Il fit décider que Fouché serait appelé devant la société pour y justifier sa conduite. C'étaient moins les menées de Fouché à Lyon, que ses menées à Paris, que Robespierre redoutait et voulait punir. Fouché, qui sentait le péril, adressa une lettre évasive aux jacobins, et les pria de suspendre leur jugement, jusqu'à ce que le comité auquel il venait de soumettre sa conduite et de fournir toutes les pièces à l'appui, eût prononcé une sentence. «Il est étonnant, s'écria Robespierre, que Fouché implore aujourd'hui le secours de la convention contre les jacobins. Craint-il les yeux et les oreilles du peuple? craint-il que sa triste figure ne révèle le crime? craint-il que six mille regards fixés sur lui ne découvrent son ame dans ses yeux, et qu'en dépit de la nature qui les a cachés, on n'y lise ses pensées? La conduite de Fouché est celle d'un coupable; vous ne pouvez le garder plus long-temps dans votre sein; il faut l'en exclure.» Fouché fut aussitôt exclu, comme venait de l'être Dubois-Crancé. Ainsi tous les jours l'orage grondait plus fortement contre les montagnards menacés, et de tous côtés l'horizon se chargeait de nuages.

Au milieu de cette tourmente, les membres des comités qui craignaient Robespierre auraient mieux aimé s'expliquer, et concilier leur ambition, que se livrer un combat dangereux. Robespierre avait mandé son jeune collègue Saint-Just, et celui-ci était revenu aussitôt de l'armée. On proposa de se réunir, pour essayer de s'entendre. Robespierre se fit beaucoup prier avant de consentir à une entrevue; il y consentit enfin, et les deux comités s'assemblèrent; on se plaignit réciproquement avec beaucoup d'amertume. Robespierre s'exprima sur lui-même avec son orgueil accoutumé, dénonça des conciliabules secrets, parla de députés conspirateurs à punir, blâma toutes les opérations du gouvernement, et trouva tout mauvais, administration, guerre et finances. Saint-Just appuya Robespierre, en fit un éloge magnifique, et dit ensuite que le dernier espoir de l'étranger était de diviser le gouvernement. Il raconta ce qu'avait dit un officier fait prisonnier devant Maubeuge. On attendait, suivant cet officier, qu'un parti plus modéré abattît le gouvernement révolutionnaire, et fît prévaloir d'autres principes. Saint-Just s'appuya sur ce fait, pour faire sentir davantage la nécessité de se concilier et de marcher d'accord. Les antagonistes de Robespierre étaient bien de cet avis, et ils consentirent à s'entendre pour rester maîtres de l'état; mais pour s'entendre il fallait consentir à tout ce que voulait Robespierre, et de pareilles conditions ne pouvaient leur convenir. Les membres du comité de sûreté générale se plaignirent beaucoup de ce qu'on leur avait enlevé leurs fonctions; Élie Lacoste poussa la hardiesse jusqu'à dire que Couthon, Saint-Just et Robespierre formaient un comité dans les comités, et osa même prononcer le mot de triumvirat. Cependant on convint de quelques concessions réciproques. Robespierre consentit à borner son bureau de police générale à la surveillance des agens du comité de salut public; et en retour, ses adversaires consentirent à charger Saint-Just de faire un rapport à la convention, sur l'entrevue qui venait d'avoir lieu. Dans ce rapport, comme on le pense bien, on ne devait pas convenir des divisions qui avaient régné entre les comités, mais on devait parler des commotions que l'opinion publique venait de ressentir dans les derniers temps, et fixer la marche que le gouvernement se proposait de suivre. Billaud et Collot insinuèrent qu'il ne fallait pas trop y parler de l'Être suprême, car ils avaient toujours le pontificat de Robespierre devant les yeux. Cependant Billaud, avec son air sombre et peu rassurant, dit à Robespierre qu'il n'avait jamais été son ennemi, et on se sépara sans s'être véritablement réconciliés, mais en paraissant un peu moins divisés qu'auparavant. Une pareille réconciliation ne pouvait rien avoir de réel, car les ambitions restaient les mêmes; elle ressemblait à ces essais de transaction que font tous les partis avant d'en venir aux mains; elle était un vrai baiser Lamourette; elle ressemblait à toutes les réconciliations proposées entre les constituans et les girondins, entre les girondins et les jacobins, entre Danton et Robespierre.

Cependant si elle ne mit pas d'accord les divers membres des comités, elle effraya beaucoup les montagnards; ils crurent que leur perte serait le gage de la paix, et ils s'efforcèrent de savoir quelles étaient les conditions du traité. Les membres du comité de sûreté générale s'empressèrent de dissiper leurs craintes. Élie Lacoste, Dubarran, Moyse Bayle, les membres les meilleurs du comité, les tranquillisèrent, et leur dirent qu'aucun sacrifice n'avait été convenu. Le fait était vrai, et c'était une des raisons qui empêchaient la réconciliation de pouvoir être entière. Néanmoins Barrère, qui tenait beaucoup à ce qu'on fût d'accord, ne manqua pas de répéter dans ses rapports journaliers que les membres du gouvernement étaient parfaitement unis, qu'ils avaient été injustement accusés de ne pas l'être, et qu'ils tendaient, par des efforts communs, à rendre la république partout victorieuse. Il feignit d'assumer sur tous, les reproches élevés contre les triumvirs, et il repoussa ces reproches comme des calomnies coupables et dirigées également contre les deux comités. «Au milieu des cris de la victoire, dit-il, des bruits sourds se font entendre, des calomnies obscures circulent, des poisons subtils sont infusés dans les journaux, des complots funestes s'ourdissent, des mécontentemens factices se préparent, et le gouvernement est sans cesse vexé, entravé dans ses opérations, tourmenté dans ses mouvemens, calomnié dans ses pensées, et menacé dans ceux qui le composent. Cependant qu'a-t-il fait?» Ici Barrère ajoutait l'énumération accoutumée des travaux et des services du gouvernement.

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