Histoire de la Révolution française, Tome 06
CHAPITRE XXV.
HIVER DE L'AN III. RÉFORMES ADMINISTRATIVES DANS TOUTES LES PROVINCES.
—NOUVELLES MOEURS. PARTI THERMIDORIEN; LA jeunesse dorée. SALONS DE
PARIS.—LUTTE DES DEUX PARTIS DANS LES SECTIONS; RIXES ET SCÈNES
TUMULTUEUSES.—VIOLENCES DU PARTI RÉVOLUTIONNAIRE AUX JACOBINS ET AU CLUB
ÉLECTORAL.—DÉCRETS SUR LES SOCIÉTÉS POPULAIRES,—DÉCRETS RELATIFS AUX
FINANCES. MODIFICATIONS AU MAXIMUM ET AUX RÉQUISITIONS.—PROCÈS DE
CARRIER.—AGITATION DANS PARIS, ET EXASPÉRATION CROISSANTE DES DEUX
PARTIS.—ATTAQUE DE LA SALLE DES JACOBINS PAR LA JEUNESSE DORÉE.—CLÔTURE
DU CLUB DES JACOBINS.—RENTRÉE DES SOIXANTE-TREIZE DÉPUTÉS EMPRISONNÉS
APRÈS LE 31 MAI.—CONDAMNATION ET SUPPLICE DE CARRIER.—POURSUITES
COMMENCÉES CONTRE BILLAUD-VARENNES, COLLOT-D'HERBOIS ET BARRÈRE.
Pendant que les événemens que nous venons de rapporter se passaient aux frontières, la convention continuait ses réformes. Les représentans chargés de renouveler les administrations parcouraient la France, réduisant partout le nombre des comités révolutionnaires, les composant d'autres individus, faisant arrêter, comme complices du système de Robespierre, ceux que des excès trop signalés ne permettaient pas de laisser impunis, changeant les fonctionnaires municipaux, réorganisant les sociétés populaires, et les purgeant des hommes les plus violens et les plus dangereux. Cette opération ne s'exécutait pas toujours sans obstacle. A Dijon, par exemple, l'organisation révolutionnaire était plus compacte que partout ailleurs. Les mêmes individus, membres à la fois du comité révolutionnaire, de la municipalité, de la société populaire, y faisaient trembler tout le monde. Ils enfermaient arbitrairement les voyageurs et les habitans, inscrivaient sur la liste des émigrés tous ceux qu'il leur plaisait d'y porter, et les empêchaient d'obtenir des certificats de résidence en intimidant les sections. Ils s'étaient enrégimentés sous le titre d'armée révolutionnaire, et obligeaient la commune à leur payer une solde. Ils n'avaient aucune profession; assistaient aux séances du club, eux et leurs femmes, et dissipaient dans des orgies, où il n'était permis de boire que dans des calices, le double produit de leurs appointemens et de leurs rapines. Ils correspondaient avec les jacobins de Lyon et de Marseille, et leur servaient d'intermédiaires pour communiquer avec ceux de Paris. Le représentant Calès eut la plus grande peine à dissoudre cette coalition; il destitua toutes les autorités révolutionnaires, choisit vingt ou trente membres les plus modérés du club, et les chargea de faire l'épuration des autres.
Lorsqu'ils étaient chassés des municipalités, dans les provinces, les révolutionnaires faisaient comme à Paris; ils se retiraient ordinairement dans le club jacobin. Si le club était épuré, ils l'envahissaient de nouveau après le départ des représentans[1], ou en formaient un autre. Là, ils tenaient des discours plus violens encore qu'autrefois, et se livraient à tout le délire de la colère et de la peur, car ils voyaient la vengeance partout. Les jacobins de Dijon envoyèrent à ceux de Paris une adresse incendiaire. A Lyon, ils présentaient un ensemble non moins dangereux; et comme la ville se trouvait encore sous le poids des terribles décrets de la convention, les représentans étaient gênés pour réprimer leur fureur. A Marseille, ils furent plus audacieux; joignant à l'emportement de leur parti celui du caractère local, ils formèrent un rassemblement considérable, entourèrent une salle où les deux représentans Auguis et Serres étaient à table, et leur dépêchèrent des envoyés qui, le sabre et le pistolet à la main, vinrent demander la liberté des patriotes détenus. Les deux représentans déployèrent la plus grande fermeté; mais, mal soutenus par la gendarmerie, qui avait constamment secondé les cruautés du dernier régime, et qui avait fini par s'en croire complice et responsable, ils manquèrent d'être étouffés et égorgés. Cependant plusieurs bataillons de Paris, qui se trouvaient dans le moment à Marseille, vinrent dégager les représentans[1], et dissipèrent le rassemblement. A Toulouse, les jacobins formèrent aussi des émeutes. Il y avait là quatre individus: un directeur des postes, un secrétaire du district, et deux comédiens, qui s'étaient rendus chefs du parti révolutionnaire. Ils avaient formé un comité de surveillance pour tout le Midi, et étendaient leur tyrannie fort au-delà de Toulouse. Ils s'opposèrent aux réformes et aux emprisonnemens ordonnés par les représentans d'Artigoyte et Chaudron-Rousseau, soulevèrent la société populaire, et eurent l'audace de faire déclarer par elle que ces deux représentans avaient perdu la confiance du peuple. Vaincus cependant, ils furent renfermés avec leurs principaux complices.
Ces scènes se reproduisaient partout avec plus ou moins de violence, suivant le caractère des habitans des provinces. Néanmoins les jacobins étaient partout réprimés. Ceux de Paris, chefs de la coalition, étaient dans les plus grandes alarmes. Ils voyaient la capitale soulevée contre leurs doctrines; ils apprenaient que, dans les départemens, l'opinion, moins prompte à se manifester qu'à Paris, n'en était pas moins prononcée contre eux. Ils savaient que partout on les appelait des cannibales, partisans, complices et continuateurs de Robespierre. Ils se sentaient appuyés à la vérité par la foule des employés destitués, par le club électoral, par une minorité ardente et souvent victorieuse dans les sections, par une partie des membres même de la convention, dont quelques-uns siégeaient encore dans leur société; mais ils n'en étaient pas moins très effrayés du mouvement des esprits, et ils prétendaient qu'il y avait un complot formé pour dissoudre les sociétés populaires, et la république après elles.
Ils rédigèrent une adresse aux sociétés affiliées, pour répondre aux attaques dont ils étaient l'objet. «On cherche, disaient-ils, à détruire notre union fraternelle; on cherche à rompre un faisceau redoutable aux ennemis de l'égalité et de la liberté; on nous accuse, on nous poursuit par les plus noires calomnies. L'aristocratie et le modérantisme lèvent une tête audacieuse. La réaction funeste occasionnée par la chute des triumvirs se perpétue, et, du sein des orages formés par tous les ennemis du peuple, est sortie une faction nouvelle qui tend à la dissolution de toutes les sociétés populaires. Elle tourmente et cherche à soulever l'opinion publique; elle pousse l'audace jusqu'à nous présenter comme une puissance rivale de la représentation nationale, nous qui combattons et nous unissons toujours avec elle dans tous les dangers de la patrie. Elle nous accuse d'être les continuateurs de Robespierre, et nous n'avons sur nos registres que les noms de ceux qui, dans la nuit du 9 au 10 thermidor, ont occupé le poste que leur assignait le danger de la patrie. Mais nous répondrons à ces vils calomniateurs en les combattant sans cesse; nous leur répondrons par la pureté de nos principes et de nos actions, et par un dévouement inébranlable à la cause du peuple qu'ils ont trahie, à la représentation nationale qu'ils veulent déshonorer, et à l'égalité qu'ils détestent.»
Ils affectaient, comme on le voit, un grand respect pour la représentation nationale; ils avaient même, dans l'une de leurs séances, livré au comité de sûreté générale un de leurs membres, pour avoir dit que les principaux conspirateurs contre la liberté étaient dans le sein même de la convention. Ils faisaient répandre leur adresse dans tous les départemens, et particulièrement dans les sections de Paris.
Le parti qui leur était opposé devenait chaque jour plus hardi. Il s'était déjà donné des couleurs, des moeurs à part, des lieux et des mots de ralliement. Il se composait surtout dans l'origine, comme nous l'avons dit, de jeunes gens appartenant aux familles persécutées, ou échappés à la réquisition. Les femmes s'étaient jointes à eux; elles avaient passé le dernier hiver dans l'effroi; elles voulaient passer celui-ci dans les fêtes et les plaisirs. Frimaire (décembre) approchait: elles étaient pressées de faire succéder aux apparences de l'indigence, de la simplicité, de la saleté même, qu'on avait long-temps affectées pendant la terreur, les brillantes parures, les moeurs élégantes et les festins. Elles se liguaient dans une cause commune avec ces jeunes ennemis d'une farouche démocratie; elles excitaient leur zèle, et leur faisaient une loi de la politesse et des costumes soignés. La mode recommençait son empire. Il fallait porter les cheveux noués en tresse, et rattachés sur le derrière de la tête avec un peigne. C'était un usage emprunté aux militaires, qui disposaient ainsi leurs cheveux pour parer les coups de sabre. On prouvait par là qu'on venait de prendre part aux victoires de nos armées. Il fallait porter encore de grandes cravates, des collets noirs ou verts, suivant un usage de chouans, et surtout un crêpe au bras, comme parent d'une victime du tribunal révolutionnaire. On voit quel singulier mélange d'idées, de souvenirs, d'opinions, présidait à ces modes de la jeunesse dorée; car c'était là le nom qu'on lui donnait alors. Le soir, dans les salons qui commençaient à redevenir brillans, on payait par des éloges les jeunes hommes qui avaient déployé leur courage dans les sections, au Palais-Royal, dans le jardin des Tuileries, et les écrivains qui, dans les mille brochures et feuilles du jour, poursuivaient de sarcasmes la canaille révolutionnaire.
Fréron était devenu le chef des journalistes; il rédigeait l'Orateur du peuple, qui fut bientôt fameux. C'est le journal que lisait la jeunesse dorée, et dans lequel elle allait chercher ses instructions de chaque jour.
Les théâtres n'étaient pas encore ouverts. Les acteurs de la Comédie-Française étaient toujours en prison. A défaut de ce lieu de réunion, on allait se montrer dans des concerts qui se donnaient au théâtre de Feydeau, et où se faisait entendre une voix mélodieuse, qui commençait à charmer les Parisiens, c'était la voix de Garat. Là, se réunissait ce qu'on pourrait appeler l'aristocratie du temps; c'est-à-dire quelques nobles qui n'avaient pas quitté la France, des riches qui osaient reparaître, des fournisseurs qui ne craignaient plus la terrible sévérité du comité de salut public. Les femmes s'y montraient dans un costume qu'on avait cherché à rendre antique, suivant l'usage de l'époque, et qu'on avait copié de David. Depuis long-temps elles avaient abandonné la poudre et les paniers; elles portaient des bandelettes autour de leurs cheveux; la forme de leurs robes se rapprochait autant que possible de la simple tunique des femmes grecques; au lieu de souliers à grands talons, elles portaient cette chaussure que nous voyons sur les anciennes statues, une semelle légère, rattachée à la jambe par des noeuds de rubans. Les jeunes gens à cheveux retroussés, à collet noir, remplissaient le parterre de Feydeau, et applaudissaient quelquefois les femmes élégantes et singulièrement parées qui venaient embellir ces réunions.
Madame Tallien était la plus belle et la plus admirée de ces femmes qui introduisaient le nouveau goût; son salon était le plus brillant et le plus fréquenté. Fille du banquier espagnol Cabarrus, épouse d'un président à Bordeaux, mariée récemment à Tallien, elle tenait à la fois aux hommes de l'ancien et du nouveau régime. Elle était révoltée contre la terreur par ressentiment, et aussi par bonté; elle s'était intéressée à toutes les infortunes, et soit à Bordeaux, soit à Paris, elle n'avait cessé un moment de jouer le rôle de solliciteuse, qu'elle remplissait, dit-on, avec une grâce irrésistible. C'est elle qui sut adoucir la sévérité proconsulaire que son mari déployait dans la Gironde, et le ramener à des sentimens plus humains. Elle voulait lui donner le rôle de pacificateur, de réparateur des maux de la révolution. Elle attirait dans sa maison tous ceux qui avaient contribué avec lui au 9 thermidor, et cherchait à les gagner, en les flattant, en leur faisant espérer la reconnaissance publique, l'oubli du passé, dont plusieurs avaient besoin, et le pouvoir qui aujourd'hui était promis aux adversaires plutôt qu'aux partisans de la terreur. Elle s'entourait de femmes aimables qui contribuaient à ce plan d'une séduction si pardonnable. Parmi ces femmes brillait la veuve de l'infortuné général Alexandre Beauharnais, jeune créole attrayante, non par sa beauté, mais par une grâce extrême. Dans ces réunions, on attirait ces hommes simples et exaltés qui venaient de mener une vie si dure et si tourmentée. On les caressait; quelquefois même on les raillait sur leurs costumes, sur leurs moeurs, sur leurs principes rigoureux. On les faisait asseoir à table à côté d'hommes qu'ils auraient poursuivis naguère comme des aristocrates, des spéculateurs enrichis, des dilapidateurs de la fortune publique; on les forçait ainsi à sentir leur infériorité auprès des anciens modèles du bon ton et du bel esprit. Beaucoup d'entre eux, dépourvus de moyens, perdaient leur dignité avec leur rudesse, et ne savaient pas soutenir l'énergie de leur caractère; d'autres qui, par leur esprit, savaient conserver leur rang, et se donner bientôt ces avantages de salon si frivoles et si tôt acquis, n'étaient cependant pas à l'abri d'une flatterie délicate. Tel membre d'un comité, sollicité adroitement dans un dîner, accordait un service, ou laissait influencer son vote.
Ainsi une femme, née d'un financier, mariée à un magistrat, et devenue, comme l'une des dépouilles de l'ancienne société, l'épouse d'un révolutionnaire ardent, se chargeait de réconcilier des hommes simples, quelquefois grossiers et presque toujours fanatisés, avec l'élégance, le goût, les plaisirs, la liberté des moeurs et l'indifférence des opinions. La révolution, ramenée (et c'était sans doute un bonheur) de ce terme extrême de fanatisme et de grossièreté, s'avançait néanmoins d'une manière trop rapide vers l'oubli des moeurs, des principes, et, on peut presque dire, des ressentimens républicains. On reprochait ce changement aux thermidoriens, on les accusait de s'y livrer, de le produire, de l'accélérer, et le reproche était juste.
Les révolutionnaires ne paraissaient pas dans ces salons ou ces concerts. A peine quelques-uns d'entre eux osaient-ils s'y montrer, et ils n'en sortaient que pour aller dans les tribunes s'élever contre la Cabarrus contre les aristocrates, contre les intrigans et les fournisseurs qu'elle traînait à sa suite. Ils n'avaient, eux, d'autres réunions que leurs clubs et leurs assemblées de sections; ils n'allaient pas y chercher des plaisirs, mais exhaler leurs passions. Leurs femmes, qu'on appelait les furies de guillotine, parce qu'elles avaient souvent fait cercle autour de l'échafaud, paraissaient en costume populaire dans les tribunes des clubs pour applaudir les motions les plus violentes. Plusieurs membres de la convention se montraient encore aux séances des jacobins; quelques-uns y portaient leur célébrité, mais ils étaient silencieux et sombres: c'étaient Collot-d'Herbois, Billaud-Varennes, Carrier. D'autres, tels que Duhem, Crassous, Lanot, etc., y allaient par simple attachement pour la cause, et sans raison personnelle de défendre leur conduite révolutionnaire.
C'était au Palais-Royal, autour de la convention, dans les tribunes et dans les sections, que se rencontraient les deux partis. Dans les sections surtout, où ils avaient à délibérer et à discuter, les rixes devenaient extrêmement violentes. On colportait alors des unes aux autres l'adresse des jacobins aux sociétés affiliées, et on voulait l'y faire lire. On avait aussi à lire, par décret, le rapport de Robert-Lindet sur l'état de la France, rapport qui en faisait un tableau si fidèle, et qui exprimait d'une manière si convenable les sentimens dont la convention et tous les honnêtes gens étaient animés. Cette lecture devenait chaque décadi le sujet des plus vives contestations. Les révolutionnaires demandaient à grands cris l'adresse des jacobins; leurs adversaires demandaient le rapport de Lindet. On poussait des cris affreux. Les membres des anciens comités révolutionnaires prenaient le nom de tous ceux qui montaient à la tribune pour les combattre, et en l'écrivant, ils s'écriaient: Nous les exterminerons! Leurs habitudes pendant la terreur leur avaient rendu familiers les mots de tuer, de guillotiner, et ils les avaient toujours à la bouche. Ils donnaient ainsi occasion de dire qu'ils faisaient de nouvelles listes de proscription, et qu'ils voulaient recommencer le système de Robespierre. On se battait souvent dans les sections; quelquefois la victoire restait incertaine, et on atteignait dix heures sans avoir rien pu lire. Alors les révolutionnaires, qui ne se faisaient pas scrupule de dépasser l'heure légale, attendaient que leurs adversaires, qui affectaient d'obéir à la loi, fussent partis, lisaient ce qui leur plaisait, et prenaient toutes les délibérations qui leur convenaient.
On rapportait chaque jour à la convention des scènes de ce genre, et on s'élevait contre les anciens membres des comités révolutionnaires, qui étaient, disait-on, les auteurs de tous ces troubles. Le club électoral, plus bruyant à lui seul que toutes les sections ensemble, vint pousser à bout la patience de l'assemblée, par une adresse des plus dangereuses. C'était là, comme nous l'avons dit, que se réunissaient toujours les hommes les plus compromis, et qu'on tramait les projets les plus audacieux. Une députation de ce club vint demander que l'élection des magistrats municipaux fût rendue au peuple; que la municipalité de Paris, qui n'avait pas été rétablie depuis le 9 thermidor, fût reconstituée; qu'enfin, au lieu d'une seule séance de section par décade, il fût permis de nouveau d'en tenir deux. A cette dernière pétition, une foule de députés se levèrent, firent entendre les plaintes les plus vives, et demandèrent des mesures contre les membres des anciens comités révolutionnaires, auxquels on attribuait tous les désordres. Legendre, quoiqu'il eût désapprouvé la première attaque de Lecointre contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrère, dit qu'il fallait remonter plus haut; que la source du mal était dans les membres des anciens comités de gouvernement, qui abusaient de l'indulgence de l'assemblée à leur égard, et qu'il était temps enfin de punir leur ancienne tyrannie, pour en empêcher une nouvelle. Cette discussion amena un nouveau tumulte plus grand que le premier. Après de longues et déplorables récriminations, l'assemblée ne rencontrant encore que des questions ou insolubles ou dangereuses, prononça une seconde fois l'ordre du jour. Divers moyens furent successivement proposés pour réprimer les écarts des sociétés populaires, et les abus du droit de pétition. On imagina d'ajouter au rapport de Lindet une adresse au peuple français, qui exprimerait, d'une manière encore plus nette et plus énergique, les sentimens de l'assemblée, et la marche nouvelle qu'elle se proposait de suivre. Cette idée fut adoptée. Le député Richard, qui revenait de l'armée, soutint que ce n'était pas assez; qu'il fallait gouverner vigoureusement; que les adresses ne signifiaient rien, parce que tous les faiseurs de pétitions ne manqueraient pas de répondre; qu'il ne fallait plus souffrir qu'on vînt proférer à la barre des paroles qui, prononcées dans les rues, feraient arrêter ceux qui se les permettraient. «Il est temps, dit Bourdon (de l'Oise), de vous adresser des vérités utiles. Savez-vous pourquoi vos armées sont constamment victorieuses? c'est parce qu'elles observent une exacte discipline. Ayez dans l'état une bonne police, et vous aurez un bon gouvernement. Savez-vous d'où viennent les éternelles attaques dirigées contre le vôtre? c'est de l'abus que font vos ennemis de ce qu'il y a de démocratique dans vos institutions. Ils se plaisent à répandre que vous n'aurez jamais un gouvernement, que vous serez éternellement livrés à l'anarchie. Il serait donc possible qu'une nation constamment victorieuse ne sût pas se gouverner! Et la convention, qui sait que cela seul empêche l'achèvement de la révolution, n'y pourvoirait pas! Non, non; détrompons nos ennemis; c'est par l'abus des sociétés populaires et du droit de pétition qu'ils veulent nous détruire; c'est cet abus qu'il faut réprimer.»
On présenta divers moyens de réprimer l'abus des sociétés populaires, sans les détruire. Pelet, pour ravir aux jacobins l'appui de plusieurs députés montagnards qui siégaient dans leur société, et surtout pour leur enlever Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et autres chefs dangereux, proposa de défendre à tous les membres de la convention d'être membres d'aucune société populaire. Cette proposition fut adoptée. Mais une foule de réclamations s'élevèrent de la Montagne; on dit que le droit de se réunir pour s'éclairer sur les intérêts publics était un droit appartenant à tous les citoyens, et dont on ne pouvait pas plus dépouiller un député qu'aucun autre membre de l'état; que par conséquent le décret adopté était une violation d'un droit absolu et inattaquable. Le décret fut rapporté. Dubois-Crancé fit alors une autre motion. Racontant la manière dont les jacobins s'étaient épurés, il montra que cette société recelait encore dans son sein les mêmes individus qui l'avaient égarée sous Robespierre. Il soutint que la convention avait le droit de l'épurer de nouveau, tout comme elle faisait, par ses commissaires, à l'égard des sociétés de départemens; et il proposa de renvoyer la question aux comités compétens, pour qu'ils imaginassent un mode convenable d'épuration, et des moyens de rendre les sociétés populaires utiles. Cette nouvelle proposition fut encore accueillie.
Ce décret excita une grande rumeur aux jacobins. Ils s'écrièrent que Dubois-Crancé avait trompé la convention; que l'épuration ordonnée après le 9 thermidor s'était rigoureusement exécutée; qu'on n'avait pas le droit de la recommencer; qu'ils étaient tous également dignes de siéger dans cette illustre société qui avait rendu tant de services à la patrie; que, du reste, ils ne craignaient pas l'examen le plus sévère, et qu'ils étaient prêts à se soumettre à l'investigation de la convention. En conséquence, ils décidèrent que la liste de tous les membres serait imprimée, et portée à la barre par une députation. Le jour suivant, 13 vendémiaire (4 octobre), ils furent moins dociles; ils dirent que leur décision rendue la veille était inconsidérée; que remettre la liste des membres de la société à l'assemblée, c'était lui reconnaître le droit d'épuration, qui n'appartenait à personne; que tous les citoyens ayant la faculté de se réunir, sans armes, pour conférer sur les questions d'intérêt public, nul individu ne pouvait être déclaré indigne de faire partie d'une société; que, par conséquent, l'épuration était contre tous les droits, et qu'il ne fallait point aller porter la liste. «Les sociétés populaires,» s'écria le nommé Giot, jacobin forcené, et l'un des employés auprès des armées, «les sociétés populaires n'appartiennent qu'à elles-mêmes. S'il en était autrement, l'infâme cour aurait épuré celle des jacobins, et vous auriez vu ces banquettes, qui ne doivent être occupées que par la vertu, souillées par la présence des Jaucourt et des Feuillant. Eh bien! la cour elle-même, qui ne respectait rien, n'osa pas vous attaquer; et ce que la cour n'a pas osé, on l'entreprendrait au moment où les jacobins ont juré d'abattre tous les tyrans, quels qu'ils soient, et d'être toujours soumis à la convention!… J'arrive des départemens; je puis vous assurer que l'existence des sociétés populaires est extrêmement compromise; j'ai été traité de scélérat, parce que le titre de jacobin était sur ma commission. On m'a dit que j'appartenais à une société qui n'était composée que de brigands. Il y a des menées sourdes pour éloigner de vous les autres sociétés de la république; j'ai été assez heureux pour arrêter la scission, et resserrer les liens de la fraternité entre vous et la société de Bayonne, que Robespierre avait calomniée dans votre sein. Ce que je viens de dire d'une commune se reproduit dans toutes. Soyez prudens, restez toujours attachés aux principes et à la convention, et surtout ne reconnaissez à aucune autorité le droit de vous épurer.» Les jacobins applaudirent ce discours, et décidèrent qu'ils ne porteraient pas leur liste à la convention, et qu'ils attendraient ses décrets.
Le club électoral était encore beaucoup plus tumultueux. Depuis sa dernière pétition, on l'avait chassé de l'Évêché, et il était allé se réfugier dans une salle du Musée, tout près de la convention. Là, dans une séance de nuit, au milieu des cris furieux des assistans, et des trépignemens des femmes qui remplissaient les tribunes, il déclara que la convention avait outrepassé la durée de ses pouvoirs; qu'elle avait été envoyée pour juger le dernier roi, et faire une constitution; qu'elle avait accompli ces deux choses, et que par conséquent sa tâche était remplie, et ses pouvoirs expirés.
Ces scènes des jacobins et du club électoral furent dénoncées de nouveau à la convention, qui renvoya tout aux comités chargés de lui présenter un projet relatif aux abus des sociétés populaires. Elle avait voté une adresse au peuple français, comme elle se l'était proposé, et l'avait envoyée aux sections et à toutes les communes de la république. Cette adresse, écrite d'un style ferme et sage, reproduisait d'une manière plus positive et plus précise les sentimens exprimés dans le rapport de Lindet. Elle devint le sujet de nouvelles luttes dans les sections. Les révolutionnaires voulaient empêcher de la lire, et s'opposaient à ce qu'on votât en réponse des adresses d'adhésion; ils faisaient adopter, au contraire, des adresses aux jacobins, pour leur exprimer l'intérêt qu'on prenait à leur cause. Souvent, après avoir de cette manière décidé un vote, des renforts arrivaient à leurs adversaires, qui les chassaient, et la section ainsi renouvelée décidait le contraire. On en vit ainsi plusieurs qui firent deux adresses contradictoires, l'une aux jacobins, l'autre à la convention. Dans la première, on célébrait les services des sociétés populaires, et on faisait des voeux pour leur conservation; dans l'autre, on disait que la section, délivrée du joug des anarchistes et des terroristes, venait enfin exprimer son libre voeu à la convention, lui offrir ses bras et sa vie, pour combattre à la fois les continuateurs de Robespierre et les agens du royalisme. La convention assistait à ces débats, attendant le projet sur la police des sociétés populaires.
Il fut présenté le 25 vendémiaire (16 octobre). Il avait pour but principal de rompre la coalition que formaient en France toutes les sociétés des jacobins. Affiliées à la société-mère, correspondant régulièrement avec elle, et obéissant à ses ordres, elles composaient un vaste parti, habilement organisé, qui avait un centre et une direction; et c'était là ce qu'on voulait détruire. Le décret défendait toutes affiliations, fédérations, ainsi que toutes correspondances en nom collectif entre sociétés populaires. Il portait en outre qu'aucune pétition ou adresse ne pourrait être faite en nom collectif, afin d'éviter ces manifestes impérieux que les envoyés des jacobins ou du club électoral venaient lire à la barre, et qui étaient devenus souvent des ordres pour l'assemblée. Toute adresse ou pétition devait être individuellement signée. On s'assurait par là le moyen de poursuivre les auteurs des propositions dangereuses, et on espérait les mettre en contradiction par la nécessité de signer. Le tableau des membres de chaque société devait être dressé sur-le-champ et affiché dans le lieu des réunions. A peine ce décret fut-il lu à l'assemblée, qu'une foule de voix s'élevèrent pour le combattre. «On veut, disaient les montagnards, détruire les sociétés populaires; on oublie qu'elles ont sauvé la révolution et la liberté; on oublie qu'elles sont le moyen le plus puissant de réunir les citoyens, et de conserver en eux l'énergie et le patriotisme; on attente, en leur défendant la correspondance, au droit essentiel, appartenant à tous les citoyens, de correspondre entre eux, droit aussi sacré que celui de se réunir paisiblement pour conférer sur les questions d'intérêt public.» Les députés Lejeune, Duhem, Crassous, tous jacobins, tous intéressés vivement à écarter ce décret, n'étaient pas les seuls à s'exprimer ainsi. Le député Thibaudeau, républicain sincère, étranger aux montagnards et aux thermidoriens, paraissait lui-même effrayé des conséquences de ce décret, et en demandait l'ajournement, craignant qu'il ne nuisit à l'existence même des sociétés populaires. On ne veut pas les détruire, répondaient les thermidoriens, auteurs du décret; on ne veut que les soumettre à une police nécessaire. Au milieu de ce conflit, Merlin (de Thionville) s'écrie: «Président, rappelle les préopinans à l'ordre; ils prétendent que nous voulons anéantir les sociétés populaires, tandis qu'il s'agit seulement de régler leurs rapports actuels.» Rewbell, Bentabolle, Thuriot, démontrent qu'il n'est nullement question de les supprimer. «Les empêche-t-on, disaient-ils, de se réunir paisiblement et sans armes, pour conférer sur les intérêts publics? non sans doute; ce droit reste intact. On les empêche de s'affilier, de se fédérer, et on ne fait à leur égard que ce qu'on a déjà fait à l'égard des autorités départementales. Celles-ci, par le décret du 14 frimaire qui institue le gouvernement révolutionnaire, ne peuvent ni correspondre, ni se concerter entre elles. Serait-il possible qu'on permît aux sociétés populaires ce qu'on a défendu aux autorités départementales? On leur défend de correspondre en nom collectif, et en cela on ne viole aucun droit: tout citoyen peut sans doute correspondre d'un bout de la France à l'autre; mais les citoyens correspondent-ils par président et secrétaires? C'est cette correspondance officielle entre corps puissans et constitués qu'on veut et qu'on a raison de vouloir empêcher, pour détruire un fédéralisme plus monstrueux et plus dangereux que celui des départemens. C'est par ces affiliations, par ces correspondances, que les jacobins sont parvenus à exercer une influence véritable sur le gouvernement, et à se donner dans la direction des affaires une part qui ne devrait jamais appartenir qu'à la représentation nationale elle-même.
» Bourdon (de l'Oise), l'un des principaux membres du comité de sûreté générale, et, comme on a vu, souvent en lutte avec ses amis quoique thermidorien, s'écrie: «Les sociétés populaires ne sont pas le peuple; je ne vois le peuple que dans les assemblées primaires: les sociétés populaires sont une collection d'hommes qui se sont choisis eux-mêmes, comme des moines, qui ont fini par former une aristocratie exclusive, permanente, qui s'intitule le peuple, et qui vient se placer à côté de la représentation nationale, pour inspirer, modifier ou combattre ses résolutions. A côté de la convention, je vois une autre représentation s'élever, et cette représentation siège aux Jacobins.» Des applaudissemens nombreux interrompent Bourdon; il continué en ces termes: «J'apporte si peu de passion ici, que, pour avoir l'unité et la paix, je dirais volontiers au peuple: Choisis entre les hommes que tu as désignés pour te représenter, et ceux qui se sont élevés à côté d'eux; peu importe, pourvu que tu aies une représentation unique.» De nouveaux applaudissemens interrompent Bourdon; il reprend: «Oui, s'écrie-t-il, que le peuple choisisse entre vous et les hommes qui ont voulu proscrire les représentans chargés de la confiance nationale, entre vous et les hommes qui, liés avec la municipalité de Paris, voulaient, il y a quelques mois, assassiner la liberté! Citoyens, voulez-vous faire une paix glorieuse? voulez-vous arriver jusqu'aux anciennes limites de la Gaule? présentez aux Belges, aux peuples qui bordent le Rhin, une révolution paisible, une république sans une doublé représentation, une république sans comités révolutionnaires, teints du sang des citoyens. Dites aux Belges et aux peuples du Rhin: Vous vouliez une demi-liberté, nous vous la donnons tout entière, mais en vous épargnant les maux cruels qui précèdent son établissement, en vous épargnant les sanglantes épreuves par lesquelles nous avons passé nous-mêmes. Songez, citoyens, que pour dégoûter les peuples voisins de s'unir à vous, on leur dit que vous n'avez point de gouvernement, ce qu'en traitant avec vous on ne sait s'il faut s'adresser à la convention ou aux jacobins. Donnez au contraire l'unité et l'ensemble à votre gouvernement, et vous verrez qu'aucun peuple n'a d'éloignement pour vous et vos principes; vous verrez qu'aucun peuple ne hait la liberté.»
Duhem, Crassous, Clausel, veulent au moins l'ajournement du décret, disant qu'il est trop important pour être rendu brusquement; ils réclament la parole tous à la fois. Merlin (de Thionville) la demande contre eux avec cette ardeur qu'il porte à la tribune comme sur les champs de bataille. Le président la leur donne successivement. Dubarran, Levasseur, Romme, sont encore entendus contre le décret; Thuriot pour. Enfin Merlin s'élance une dernière fois à la tribune: «Citoyens, dit-il, quand il fut question d'établir la république, vous l'avez décrétée sans renvoi ni rapport; aujourd'hui, il s'agit en quelque sorte de l'établir une seconde fois, en la sauvant des sociétés populaires coalisées contre elle. Citoyens, il ne faut pas craindre d'aborder cette caverne, malgré le sang et les cadavres qui en obstruent l'entrée; osez y pénétrer, osez en chasser les fripons et les assassins, et n'y laisser que les bons citoyens, pour y peser tranquillement les grands intérêts de la patrie. Je vous demande de rendre ce décret qui sauve la république, comme celui qui l'a créée, c'est-à-dire sans renvoi ni rapport.»
Merlin est applaudi, et le décret voté sur-le-champ, article par article. C'était le premier coup porté à cette société célèbre, qui jusqu'à ce jour avait fait trembler la convention, et avait servi à lui imprimer la direction révolutionnaire. C'étaient moins les dispositions du décret, d'ailleurs assez faciles à éluder, que le courage de le rendre, qui importait ici, et qui devait faire pressentir aux jacobins leur fin prochaine. Réunis le soir dans leur salle, ils commentent le décret, et la manière dont il a été rendu. Le député Lejeune, qui le matin s'était opposé de toutes ses forces à son adoption, se plaint de n'avoir pas été secondé; il dit que peu de membres de l'assemblée ont pris la parole pour défendre la société dont ils font partie. «Il est, dit-il, des membres de la convention, célèbres par leur énergie révolutionnaire et patriotique, qui aujourd'hui ont gardé un silence condamnable. Ou ces membres sont coupables de tyrannie comme on les en a accusés, ou ils ont travaillé pour le bonheur public. Dans le premier cas, ils sont coupables et doivent être punis; dans le second, leur tâche n'est pas finie. Après avoir préparé par leurs veilles les succès des défenseurs de la patrie, ils doivent défendre les principes et les droits du peuple attaqués. Il y a deux mois, vous parliez sans cesse des droits du peuple à cette tribune, vous Collot et Billaud, pourquoi avez-vous cessé de les défendre? Pourquoi vous taisez-vous aujourd'hui qu'une foule d'objets réclament encore votre courage et vos lumières!»
Billaud et Collot gardaient, depuis l'accusation qui avait été portée contre eux, un morne silence. Interpellés par leur collègue Lejeune, et accusés de n'avoir pas défendu la société, ils prennent la parole et déclarent que, s'ils ont gardé le silence, c'est par prudence et non par faiblesse; qu'ils ont craint de nuire à l'avis soutenu par les patriotes, en l'appuyant; que depuis long-temps la crainte de nuire aux discussions est le seul motif de leur réserve; que, d'ailleurs, accusés d'avoir dominé la convention, ils ont voulu répondre à leurs accusateurs en cherchant à s'annuler; qu'ils sont charmés de se voir provoqués par leurs collègues, à sortir de cette nullité volontaire, et autorisés en quelque sorte à se dévouer encore à la cause de la liberté et de la république.
Contens de cette explication, les jacobins les applaudissent et reviennent à la loi rendue le matin; ils se consolent en disant qu'ils correspondront avec toute la France par la tribune. Goujon les engage à respecter la loi rendue, ils le promettent; mais le nommé Terrasson leur propose un moyen de remplacer la correspondance, tout en restant fidèles à la loi. Ils feront une lettre circulaire, non pas écrite au nom des jacobins, et adressée à d'autres jacobins, mais signée par tous les hommes libres, réunis dans la salle des Jacobins, et adressée à tous les hommes libres de France, réunis en sociétés populaires. Le moyen est adopté avec grande joie, et le projet d'une pareille circulaire résolu.
On voit quel cas les jacobins faisaient des menaces de la convention, et combien peu ils étaient disposés à profiter de la leçon qu'elle venait de leur donner. En attendant que de nouveaux faits provoquassent de nouvelles mesures à leur égard, la convention se mit à poursuivre la tâche que Robert Lindet lui avait tracée dans son rapport, et à discuter les questions proposées par lui. Il s'agissait de réparer les conséquences d'un régime violent sur l'agriculture, le commerce, les finances, et de rendre à toutes les classes la sécurité, le goût de l'ordre et du travail. Mais ici on était aussi divisé de système et aussi disposé à s'emporter que sur toutes les autres matières.
Les réquisitions, le maximum, les assignats, le séquestre des biens des étrangers, excitaient contre l'ancien gouvernement des sorties aussi violentes que les emprisonnemens et les exécutions. Les thermidoriens, fort ignorans en matière d'économie publique, s'attachaient, par esprit de réaction, à censurer d'une manière amère et outrageante tout ce qui s'était fait en ce genre; et cependant, si dans l'administration générale de l'état, pendant l'année précédente, quelque chose était irréprochable et complètement justifié par la nécessité, c'était l'administration des finances, des subsistances et des approvisionnemens. Cambon, le membre le plus influent du comité des finances, avait mis le plus grand ordre dans le trésor; il avait fait émettre, à la vérité, beaucoup d'assignats, mais c'était là l'unique ressource; et il s'était brouillé avec Robespierre, Saint-Just et Couthon, en ne consentant pas à plusieurs dépenses révolutionnaires. Quant à Lindet, chargé des transports et des réquisitions, il avait travaillé avec un zèle admirable à tirer de l'étranger, à requérir en France, et à transporter soit aux armées, soit dans les grandes communes, les approvisionnemens nécessaires. Le moyen des réquisitions était violent; mais il était reconnu le seul possible, et Lindet s'était appliqué à en user avec le plus grand ménagement. Il ne pouvait d'ailleurs répondre ni de la fidélité de tous ses agens, ni de la conduite de tous ceux qui avaient droit de requérir, tels que les fonctionnaires municipaux, les représentans, et les commissaires aux armées.
Les thermidoriens et surtout Tallien dirigeaient les plus sottes et les plus injustes attaques contre le système général de ces moyens révolutionnaires, et contre la manière de les employer. La cause première de tous les maux, selon eux, c'était la trop grande émission dés assignats; cette émission excessive les avait dépréciés, et ils s'étaient trouvés en disproportion démesurée avec les denrées et les marchandises. C'est ainsi que le maximum était devenu si oppressif et si désastreux, parce qu'il obligeait le vendeur ou le créancier remboursé à recevoir une valeur nominale toujours plus illusoire. Il n'y avait dans ces objections rien de bien neuf, rien de bien utile; il n'y avait surtout l'indication d'aucun remède, tout le monde en savait autant, mais Tallien et ses amis attribuaient l'émission excessive des assignats à Cambon, et semblaient lui imputer ainsi tous les maux de l'état. Ils lui reprochaient encore le séquestre des biens étrangers, mesure qui, ayant provoqué des représailles contre les Français, avait interrompu toute circulation de valeurs, détruit toute espèce de crédit, et ruiné entièrement le commerce. Quant à la commission des approvisionnemens, les mêmes censeurs l'accusaient d'avoir tourmenté la France par les réquisitions, d'avoir dépensé des sommes énormes à l'étranger pour se procurer des grains, en laissant Paris dans le dénuement, à l'entrée d'un hiver rigoureux. Ils proposèrent de lui faire rendre des comptes sévères.
Cambon était d'une intégrité que tous les partis ont reconnue. Il joignait à un zèle ardent pour la bonne administration des finances, un caractère bouillant qu'un reproche injuste jetait hors de toutes les bornes. Il avait fait dire à Tallien et à ses amis qu'il ne les attaquerait pas, s'ils le laissaient tranquille, mais qu'il les poursuivrait impitoyablement à la première calomnie. Tallien eut l'imprudence d'ajouter à ses attaques de tribune des articles de journal. Cambon n'y tint pas, et dans une des nombreuses séances consacrées à la discussion de ces matières, il s'élança à la tribune, et dit à Tallien: «Ah! tu m'attaques, tu veux jeter des nuages sur ma probité! eh bien! je vais te prouver que tu es un voleur et un assassin. Tu n'as pas rendu tes comptes de secrétaire de la commune, et j'en ai la preuve au comité des finances; tu as ordonnancé une dépense de quinze cent mille francs pour un objet qui te couvrira de honte. Tu n'as pas rendu tes comptes pour ta mission à Bordeaux, et j'ai encore la preuve de tout cela au comité. Tu resteras à jamais suspect de complicité dans les crimes de septembre, et je vais te prouver, par tes propres paroles, cette complicité qui devrait à jamais te condamner au silence.» On interrompit Cambon, on lui dit que ces personnalités étaient étrangères à la discussion, que personne n'accusait sa probité, qu'il s'agissait seulement du système financier. Tallien balbutia quelques mots mal assurés, et dit qu'il ne répondrait pas à ce qui lui était personnel, mais seulement à ce qui touchait aux questions générales. Cambon prouva ensuite que les assignats avaient été la seule ressource de la révolution: que les dépenses s'étaient élevées à trois cents millions par mois; que les recettes, dans le désordre qui régnait, avaient à peine fourni le quart de cette somme, qu'il avait fallu y suppléer chaque mois avec des assignats; que la quantité en circulation n'était pas un mystère, et montait à six milliards quatre cents millions; que du reste les biens nationaux représentaient douze milliards, et fournissaient un moyen suffisant d'acquitter la république; qu'il avait, au péril de sa vie, sauvé cinq cents millions que Robespierre, Saint-Just et Couthon proposaient de consacrer à certaines dépenses; qu'il avait long-temps résisté au maximum et au séquestre; et que, quant à la commission de commerce, obligée de payer les blés à l'étranger vingt-un francs le quintal, et de les donner en France pour quatorze, il n'était pas étonnant qu'elle eût fait des pertes énormes.
Ces controverses si imprudentes de la part des thermidoriens, qui, à tort ou à raison, n'avaient pas une réputation intacte, et qui s'attaquaient à un homme très pur, très instruit et très violent, firent perdre beaucoup de temps à l'assemblée. Quoique les attaques eussent cessé du côté des thermidoriens, Cambon n'avait plus aucun repos, et chaque jour il répétait à la tribune: «M'accuser moi! vile canaille! Venez donc vérifier mes comptes et juger ma conduite.—Restez donc tranquille, lui criait-on; on n'accuse pas votre probité.» Mais il y revenait tous les jours. Au milieu de ce conflit de personnalités, l'assemblée prit, autant qu'elle put, les mesures les plus capables de réparer ou d'adoucir le mal.
Elle ordonna un compte général des finances, présentant les recettes et les dépenses, et un travail sur les moyens de retirer une partie des assignats, sans toutefois recourir à la démonétisation, afin de ne pas les discréditer. Sur la proposition de Cambon, elle renonça à une ressource financière misérable, qui donnait lieu à de nombreuses exactions et contrariait les préjugés de beaucoup de provinces: c'était la fonte de l'argenterie des églises. On avait évalué d'abord cette argenterie à un milliard; en réalité elle ne s'élevait qu'à trente millions. Il fut décidé qu'il ne serait plus permis d'y toucher, et qu'elle resterait en dépôt dans les communes. La convention chercha ensuite à corriger les plus graves inconvéniens du maximum. Quelques voix s'élevaient déjà pour le faire abolir; mais la crainte d'une hausse disproportionnée dans les prix empêcha de céder à cette impulsion des réacteurs. On songea seulement à modifier la loi. Le maximum avait contribué à tuer le commerce, parce que les commerçans[1] ne retrouvaient, en se conformant au tarif, ni le prix du fret ni celui des assurances. En conséquence toute denrée coloniale, toute marchandise de première nécessité, toute matière première apportée de l'étranger dans nos ports, fut affranchie du maximum et des réquisitions, et put être vendue à pris libre, de gré à gré. Même faveur fut accordée aux marchandises provenant des prises, parce qu'elles gisaient dans les ports sans trouver de débit. Le maximum uniforme des grains avait un inconvénient extrêmement grave. La production du blé était plus coûteuse et moins abondante dans certaines provinces; le prix que recevaient les fermiers dans ces provinces ne payait pas même leurs avances. Il fut décidé que les prix des grains varieraient dans chaque département, d'après ceux de 1790, et qu'ils seraient portés à deux tiers en sus. En augmentant ainsi le prix des subsistances, on songea à élever les appointemens, les salaires, le revenu des petits rentiers; mais cette idée, loyalement proposée par Cambon, fut repoussée comme perfide par Tallien, et ajournée.
On s'occupa ensuite des réquisitions. Pour qu'elles ne fussent plus générales, illimitées, confuses, qu'elles n'épuisassent plus les moyens de transport, on décida que la commission des approvisionnemens[1] aurait seule le droit de requérir; qu'elle ne pourrait plus requérir ni toute une denrée, ni tous les produits d'un département, mais qu'elle désignerait l'objet, sa nature, sa quantité, l'époque de la livraison et du paiement, qu'elle ne demanderait qu'au fur et à mesure du besoin, et dans le district le plus voisin du lieu à approvisionner. Les représentans près les armées eurent seuls, dans le cas urgent d'un défaut de vivres ou d'un mouvement rapide, la faculté de faire immédiatement les réquisitions nécessaires.
La question du séquestre des valeurs étrangères fut vivement agitée. Les uns disaient que la guerre ne devait pas s'étendre des gouvernemens aux sujets; qu'il fallait laisser les sujets continuer paisiblement leurs relations et leurs échanges, et n'attaquer que les armées; que les Français n'avaient saisi que 25 millions, tandis qu'on leur en avait saisi 100; qu'il fallait rendre les 25 millions, pour qu'on nous rendît les 100; que le séquestre était ruineux pour nos banquiers, car ils étaient obligés de déposer au trésor ce qu'ils devaient à l'étranger, tandis qu'ils ne recevaient pas ce que l'étranger leur devait à eux, les gouvernemens s'en emparant toujours par représailles; que cette mesure ainsi prolongée rendait le commerce français suspect même aux neutres; qu'enfin la circulation des effets de crédit ayant cessé, il fallait payer en argent une partie des denrées tirées des pays voisins. Les autres répondaient que, puisqu'on voulait distinguer dans la guerre les sujets des gouvernemens, il faudrait ne diriger aussi les boulets et les balles que sur la tête des rois, et non sur celle de leurs soldats; qu'il faudrait rendre au commerce anglais les vaisseaux pris par nos corsaires, et ne garder que les vaisseaux de guerre; que, si on rendait les 25 millions séquestrés, l'exemple ne serait pas suivi par les gouvernemens ennemis, et que les 100 millions des Français seraient toujours retenus; que rétablir la circulation des valeurs, ce n'était que fournir aux émigrés le moyen de recevoir des fonds.
La convention n'osa pas trancher la question, et décida seulement que le séquestre serait levé à l'égard des Belges, que la conquête avait en quelque sorte remis en paix avec la France, et à l'égard des négocians de Hambourg, qui n'étaient pas coupables de la guerre déclarée par l'empire, et dont les valeurs représentaient des blés fournis à la France.
A toutes ces mesures réparatrices prises dans l'intérêt de l'agriculture et du commerce, la convention ajouta toutes celles qui pouvaient ramener la sécurité et rappeler les négocians. Un ancien décret mettait hors la loi tous ceux qui s'étaient soustraits ou à un jugement, ou à une application d'une loi; il fut aboli, et les condamnés par les commissions révolutionnaires, les suspects qui s'étaient cachés, purent rentrer dans leur domicile. On rendit aux suspects encore détenus l'administration de leurs biens. Lyon fut déclaré n'être plus en état de rébellion; son nom lui fut rendu; les démolitions cessèrent; on lui restitua les marchandises qui étaient séquestrées par les communes environnantes; ses négocians n'eurent plus besoin de certificat de civisme pour recevoir ou expédier, et la circulation recommença pour cette cité malheureuse. Les membres de la commission populaire de Bordeaux et leurs adhérens, c'est-à-dire presque tous les négocians bordelais, étaient hors la loi: le décret porté contre eux fut rapporté. Une colonne infamante devait être placée à Caen en mémoire du fédéralisme; on décida qu'elle ne serait pas élevée. Sedan fut libre de fabriquer toutes les espèces de drap. Les départemens du Nord, du Pas-de-Calais, de l'Aisne et de la Somme, furent dispensés de l'impôt territorial pendant quatre ans, à la condition pour eux de rétablir la culture du lin et du chanvre. Enfin on jeta un regard sur la malheureuse Vendée. Les représentais Hentz et Francastel, le général Turreau et plusieurs autres qui avaient exécuté les décrets formidables de la terreur, furent rappelés. On prétendit, naturellement, qu'ils étaient complices de Robespierre et du comité de salut public, qui avaient voulu faire durer éternellement la guerre de la Vendée en employant la cruauté. On ne sait pourquoi le comité aurait eu une pareille intention; mais les partis se rendent absurdité pour absurdité. Vimeux fut appelé à commander dans la Vendée, le jeune Hoche en Bretagne; on envoya dans ces contrées de nouveaux représentans avec mission d'examiner s'il serait possible d'y faire accepter une amnistie, et d'y amener ainsi une pacification.
On voit combien était rapide et général le retour vers d'autres idées. Il était naturel qu'en songeant à toutes les espèces de maux, à toutes les classes de proscrits, l'assemblée songeât aussi à ses propres membres. Depuis plus d'un an soixante-treize d'entre eux étaient détenus à Port-Libre, pour avoir signé une protestation contre le 31 mai. Ils avaient écrit une lettre pour demander des juges. Tout ce qui restait du côté droit, une partie des membres dits du ventre, se levèrent dans une question qui intéressait la sécurité du vote, et demandèrent la réintégration de leurs collègues. Alors s'éleva une de ces discussions orageuses et interminables qui prenaient toujours naissance dès qu'on soulevait le passé. «Vous voulez donc condamner le 31 mai? s'écrient les montagnards; vous voulez flétrir une journée que jusqu'à ce jour vous avez proclamée glorieuse et salutaire; vous voulez relever une faction qui, par son opposition, manqua perdre la république; vous voulez réhabiliter le fédéralisme!!!» Les thermidoriens, auteurs ou approbateurs du 31 mai, étaient embarrassés; et, pour reculer la décision, la convention ordonna un rapport sur les soixante-treize.
Il est dans la nature des réactions non-seulement de chercher à réparer le mal accompli, mais encore de vouloir des vengeances. On réclamait chaque jour le jugement de Lebon et de Fouquier-Tinville; on avait déjà demandé celui de Billaud, Collot, Barrère, Vadier, Amar, Vouland, David, membres des anciens comités. Le temps amenait à tout instant des propositions du même genre. Les noyades de Nantes, restées long-temps inconnues, venaient enfin d'être révélées. Cent trente-trois Nantais, envoyés à Paris pour être jugés par le tribunal révolutionnaire, n'étaient arrivés qu'après le 9 thermidor; ils avaient été acquittés, et écoutés avec faveur dans toutes les révélations qu'ils firent sur les malheurs de leur ville. L'indignation publique fut telle, qu'on se vit obligé de mander à Paris les membres du comité révolutionnaire de Nantes. Leur procès venait de faire connaître toutes les atrocités ordinaires de la guerre civile. À Paris, et loin du théâtre de la guerre, on ne concevait pas que la fureur eût été poussée aussi loin. Les accusés n'avaient qu'une excuse, et ils l'opposaient à tous les griefs: la Vendée à leurs portes, et les ordres du représentant Carrier. Voyant le terme de l'instruction approcher, ils s'élevaient chaque jour plus fortement contre Carrier, et demandaient qu'il vînt partager leur sort, et rendre compte lui-même des actes qu'il avait ordonnés. Le public en masse réclamait l'arrestation de Carrier et sa comparution devant le tribunal révolutionnaire. La convention devait prendre un parti. Les montagnards demandaient si, après avoir déjà enfermé Lebon et David, et accusé plusieurs fois Billaud, Collot et Barrère, on ne finirait pas par poursuivre tous les députés qui étaient allés en mission. Pour rassurer leurs craintes, on imagina de rendre un décret sur les formes à employer dans les poursuites contre un membre de la représentation nationale. Ce décret fut long-temps discuté, et avec le plus grand acharnement de part et d'autre. Les montagnards voulaient, pour éviter une nouvelle décimation, rendre les formalités longues et difficiles. Ceux qu'on appelait les réacteurs voulaient, au contraire, les simplifier, pour rendre plus prompte et plus sûre la punition de certains députés désignés sous le nom de proconsuls. Il fut décrété enfin que toute dénonciation serait renvoyée aux trois comités, de salut public, de sûreté générale et de législation, qui décideraient s'il y avait lieu à examen; que, dans le cas d'une décision affirmative, il serait formé au sort une commission de vingt-un membres pour faire un rapport; que, d'après ce rapport et la défense contradictoire du député inculpé, la convention déciderait enfin s'il y avait lieu à accusation, et enverrait le député devant le tribunal compétent.
Aussitôt le décret rendu, les trois comités déclarèrent qu'il y avait lieu à examen contre Carrier; une commission de vingt-un membres fut formée; elle s'empara des pièces du procès, fit comparaître Carrier devant elle, et commença une instruction. D'après ce qui s'était passé au tribunal révolutionnaire, et la connaissance que tout le monde avait acquise des faits, le sort de Carrier ne pouvait être douteux. Les montagnards, tout en condamnant les crimes de Carrier, prétendaient que, si on le poursuivait, ce n'était pas pour punir ses crimes, mais pour commencer une longue série de vengeances contre les hommes dont l'énergie avait sauvé la France. Leurs adversaires, au contraire, en entendant chaque jour les membres du comité révolutionnaire demander la comparution de Carrier, et en voyant les lenteurs de la commission des vingt-un, disaient qu'on voulait le sauver. Le comité de sûreté générale, craignant qu'il ne prît la fuite, le fit entourer d'agens de police qui ne le perdaient pas de vue. Carrier cependant ne songeait pas à s'enfuir. Quelques révolutionnaires l'avaient secrètement engagé à s'échapper, et il n'osa pas prendre un parti; il semblait accablé et paralysé en quelque sorte par l'horreur publique. Un jour il s'aperçut qu'il était poursuivi, s'arrêta devant un des agens, lui demanda pourquoi il le suivait, et fit mine de l'ajuster avec un pistolet; une rixe s'ensuivit, la force armée accourut, Carrier fut saisi et conduit à sa demeure. Cette scène excita une grande rumeur dans l'assemblée et de violentes réclamations aux Jacobins. On dit que la représentation nationale avait été violée dans la personne de Carrier, et on demanda des explications au comité de sûreté générale. Ce comité expliqua comment les faits s'étaient passés, et, quoique vivement censuré, il eut du moins l'occasion de prouver qu'il ne voulait pas favoriser l'évasion de Carrier. Enfin, la commission des vingt-un fit son rapport, et conclut à la mise en accusation devant le tribunal révolutionnaire. Carrier essaya faiblement de se défendre; il rejeta toutes les cruautés sur l'exaspération produite par la guerre civile, sur la nécessité de terrifier la Vendée toujours menaçante, enfin sur l'impulsion du comité de salut public, auquel il n'osa pas imputer les noyades, mais auquel il attribua cette inspiration d'énergie féroce qui avait entraîné plusieurs commissaires de la convention. Ici renaissaient des questions dangereuses, déjà soulevées plusieurs fois; on se voyait exposé encore à discuter la part de chacun dans les violences de la révolution. Les commissaires pouvaient rejeter sur les comités, les comités sur la convention, la convention sur la France, cette inspiration qui avait amené de si affreuses mais de si grandes choses, qui était commune à tout le monde, et qui surtout dépendait d'une situation sans exemple. «Tout le monde, dit Carrier dans un moment de désespoir, tout le monde est coupable ici, jusqu'à la sonnette du président.» Cependant le récit des horreurs commises à Nantes avait excite une indignation si grande, que pas un membre n'osa défendre Carrier, et ne songea à le justifier par des considérations générales. Il fut décrété d'accusation à l'unanimité, et envoyé au tribunal révolutionnaire.
La réaction faisait donc des progrès rapides. Les coups qu'on n'avait pas osé frapper encore sur les membres des anciens comités de gouvernement, étaient dirigés sur Carrier. Tous les membres des comités révolutionnaires, tous ceux de la convention qui avaient rempli des missions, tous les hommes enfin qui avaient été chargés de fonctions rigoureuses, commençaient à trembler pour eux-mêmes.
Les jacobins, déjà frappés d'un décret qui leur interdisait l'affiliation et la correspondance en nom collectif, avaient besoin de prudence; mais depuis les derniers événemens[1], il était peu probable qu'ils sussent se contenir, et éviter une lutte avec la convention et les thermidoriens. Ce qui s'était passé à l'égard de Carrier amena en effet une séance orageuse dans leur club. Crassous, député et jacobin, fit un tableau des moyens employés par l'aristocratie pour perdre les patriotes. «Le procès qui s'instruit maintenant devant le tribunal révolutionnaire, dit-il, est sa principale ressource, et celle sur laquelle elle fait le plus de fond; les accusés ont à peine la faculté d'être entendus devant le tribunal; les témoins sont presque tous des gens intéressés à faire grand bruit de cette affaire; quelques-uns ont des passeports signés des chouans; les journalistes, les pamphlétaires sont coalisés pour exagérer les moindres faits, entraîner l'opinion publique, et faire perdre de vue les cruelles circonstances qui ont amené et qui expliquent les malheurs arrivés, non-seulement à Nantes, mais dans toute la France. Si la convention n'y prend garde, elle se verra déshonorée par ces aristocrates, qui ne font tant de bruit de ce procès que pour en faire rejaillir sur elle tout l'odieux. Ce ne sont plus les jacobins qu'il faut accuser de vouloir dissoudre la convention, mais ces hommes coalisés pour la compromettre; et l'avilir aux yeux de la France. Que tous les bons patriotes y prennent donc garde; l'attaque contre eux est commencée; qu'ils se serrent et soient prêts à se défendre avec énergie.»
Plusieurs jacobins parlèrent après Crassous, et répétèrent à peu près les mêmes choses. «On parle, disaient-ils, de fusillades et de noyades, mais on ne dit pas que ces individus sur lesquels on vient de s'apitoyer avaient fourni des secours aux brigands; on ne rappelle pas les cruautés commises envers nos volontaires, que l'on pendait à des arbres, et que l'on fusillait à la file. Si l'on demande vengeance pour les brigands, que les familles de deux cent mille républicains massacrés impitoyablement viennent donc aussi demander vengeance.» Les esprits étaient extrêmement animés; la séance se changeait en un véritable tumulte, lorsque Billaud-Varennes, auquel les jacobins reprochaient son silence, prit à son tour la parole. «La marche des contre-révolutionnaires, dit-il, est connue; quand ils voulurent, sous l'assemblée constituante, faire le procès à la révolution, ils appelèrent les jacobins des désorganisateurs, et les fusillèrent au Champ-de-Mars. Après le 2 septembre, lorsqu'ils voulurent empêcher l'établissement de la république, ils les appelèrent des buveurs de sang, et les chargèrent de calomnies atroces. Aujourd'hui ils recommencent les mêmes machinations. Mais qu'ils ne s'imaginent pas de triompher; les patriotes ont pu garder un instant le silence, mais le lion n'est pas mort quand il sommeille, et à son réveil il extermine tous ses ennemis. La tranchée est ouverte, les patriotes vont se réveiller et reprendre toute leur énergie; nous avons déjà mille fois exposé notre vie; si l'échafaud nous attend encore, songeons que c'est l'échafaud qui a couvert de gloire l'immortel Sidney!»
Ce discours électrisa tous les esprits; on applaudit Billaud-Varennes, on se serra autour de lui, on se promit de faire cause commune avec tous les patriotes menacés, et de se défendre jusqu'à la mort.
Dans la situation où étaient les partis, une pareille séance ne pouvait manquer d'exciter une grande attention. Ces paroles de Billaud-Varennes, qui jusque-là s'était abstenu de se montrer à aucune des deux tribunes, étaient une véritable déclaration de guerre. Les thermidoriens les prirent en effet comme telles. Le lendemain, Bentabolle saisit le journal de la Montagne, où était le compte rendu de la séance des Jacobins, et dénonce ces expressions de Billaud-Varennes: Le lion n'est pas mort quand il sommeille, et à son réveil il extermine tous ses ennemis. A peine Bentabolle a-t-il le temps d'achever la lecture de cette phrase que les montagnards se soulèvent, l'accablent d'injures, et lui disent qu'il est du nombre de ceux qui ont fait élargir les aristocrates. Duhem le traite de coquin. Tallien demande vivement la parole pour Bentabolle, qui, effrayé du tumulte, veut descendre de la tribune. Cependant on l'y fait rester: il demande alors qu'on oblige Billaud-Varennes à s'expliquer sur le réveil du lion. Billaud prononce quelques mots de sa place. À la tribune! lui crie-t-on de toutes parts; il résiste, mais il est enfin obligé d'y monter, et de prendre la parole. «Je ne désavoue pas, dit-il, l'opinion que j'ai émise aux Jacobins; tant que j'ai cru qu'il ne s'agissait que de querelles individuelles, j'ai gardé le silence, mais je n'ai pu me taire quand j'ai vu l'aristocratie se lever plus menaçante que jamais.» À ces derniers mots le rire éclate dans une tribune, on fait du bruit dans une autre. «Faites sortir les chouans!» s'écrie-t-on à la Montagne. Billaud continue au milieu des applaudissemens des uns et des murmures des autres. Il dit, d'une voix embarrassée, qu'on a élargi des royalistes connus, et enfermé les patriotes les plus purs; il cite madame de Tourzel, la gouvernante des enfans de France, qu'on vient de mettre en liberté, et qui peut former à elle seule un noyau de contre-révolution. On éclate de rire à ces derniers mots. Il ajoute que la conduite secrète des comités dément le langage public des adresses de la convention; que, dans un pareil état de choses, il a été fondé à parler du réveil nécessaire des patriotes, car c'est le sommeil des hommes sur leurs droits qui les conduit à l'esclavage.
Quelques applaudissemens[1] se font entendre à la Montagne en faveur de Billaud, mais une partie des tribunes et de l'assemblée laissent éclater le rire avec plus dé force, et semblent n'éprouver que cette insultante pitié qu'inspiré la puissance renversée, balbutiant de vaines paroles pour sa justification. Tallien se hâte de succéder à Billaud pour repousser ses reproches. «Il est temps, dit-il, de répondre à ces hommes qui veulent diriger les mains du peuple contre la convention.» Personne ne le veut, s'écrient quelques voix dans la salle.—Oui, oui, répondent d'autres, on veut diriger les mains du peuple contre la convention! «Ce sont, continue Tallien, ces hommes qui ont peur en voyant le glaive suspendu sur les têtes criminelles, en voyant la lumière portée dans toutes les parties de l'administration, la vengeance des lois prête à s'appesantir contre les assassins; ce sont ces hommes qui s'agitent aujourd'hui, qui prétendent que le peuple doit se réveiller, qui veulent égarer les patriotes en leur persuadant qu'ils sont tous compromis, et qui espèrent enfin, à la faveur d'un mouvement général, empêcher de poursuivre les approbateurs ou les complices de Carrier.» Des applaudissemens universels interrompent Tallien. Billaud, qui ne veut pas de cette complicité avec Carrier, s'écrie de sa place: «Je déclare que je n'ai point approuvé la conduite de Carrier.» On ne fait pas attention à cette parole de Billaud, on applaudit Tallien, et celui-ci continue. «Il n'est pas possible, ajoute-t-il, que l'on souffre plus long-temps deux autorités rivales, que l'on permette à des membres, qui se taisent ici, d'aller ensuite dénoncer ailleurs ce que vous avez fait.» Non, non, s'écrient plusieurs voix; point d'autorités rivales de la convention! «Il ne faut pas, reprend Tallien, qu'on aille, quelque part que ce soit, déverser l'ignominie sur la convention et sur ceux de ses membres auxquels elle a confié le gouvernement. Je ne prendrai, ajoute-t-il, aucune conclusion dans ce moment. Il suffit que cette tribune ait répondu à ce qui a été dit dans une autre; il suffit que l'unanimité de la convention soit fortement prononcée contre les hommes de sang.»
De nouveaux applaudissemens prouvent à Tallien que l'assemblée est décidée à seconder tout ce qu'on voudra faire contre les Jacobins. Bourdon (de l'Oise) appuie les paroles du préopinant, quoiqu'en beaucoup de questions il différât de ses amis les thermidoriens. Legendre fait entendre aussi sa voix énergique. «Quels sont ceux, dit-il, qui blâment nos opérations? c'est une poignée d'hommes de proie. Regardez-les en face: vous verrez sur leur figure un vernis composé avec le fiel des tyrans.» Ces expressions, qui étaient dirigées contre la figure sombre et livide de Billaud-Varennes, sont vivement applaudies. «De quoi vous plaignez-vous, continue Legendre, vous qui nous accusez sans cesse? Est-ce de ce qu'on ne fait plus incarcérer les citoyens par centaines? de ce qu'on ne guillotine plus cinquante, soixante et quatre-vingts personnes par jour? Ah! je l'avoue, en cela notre plaisir est différent du vôtre, et notre manière de déblayer les prisons n'est pas la même. Nous nous y sommes transportés; nous avons fait, autant que nous l'avons pu, la distinction des aristocrates et des patriotes; si nous nous sommes trompés, nos têtes sont là pour en répondre. Mais tandis que nous réparons des crimes, que nous cherchons à vous faire oublier que ces crimes sont les vôtres, pourquoi allez-vous dans une société fameuse, nous dénoncer, et égarer le peuple, heureusement peu nombreux, qui s'y porte? Je demande, ajoute Legendre en finissant, que la convention prenne les moyens d'empêcher ses membres d'aller prêcher la révolte aux Jacobins.» La convention adopte la proposition de Legendre, et charge les comités de lui présenter ces moyens.
La convention et les jacobins étaient ainsi en présence, et dans cette situation où, tous les discours étant épuisés, il ne reste plus qu'à frapper. L'intention de détruire cette société célèbre commençait à n'être plus douteuse; il fallait seulement que les comités eussent le courage d'en faire la proposition. Les jacobins le sentaient, et se plaignaient dans toutes leurs séances de ce qu'on voulait les dissoudre; ils comparaient le gouvernement actuel à Léopold, à Brunswick, à Cobourg, qui avaient aussi demandé leur dissolution. Un mot surtout, prononcé à la tribune, leur avait fourni un texte fécond pour se prétendre calomniés et attaqués. Il avait été dit que dans des lettres saisies se trouvait la preuve que le comité des émigrés en Suisse était d'accord avec les jacobins de Paris. Si on voulait dire seulement par là que les émigrés souhaitaient des agitations qui troublassent la marche du gouvernement, on avait raison sans doute. Une lettre saisie sur un émigré portait en effet que l'espoir de vaincre la révolution par les armes était une folie, et qu'il fallait chercher à l'anéantir par ses propres désordres. Mais si, au contraire, on allait jusqu'à supposer que les jacobins et les émigrés correspondaient et se concertaient pour arriver à une même fin, on disait une chose aussi absurde que ridicule, et les jacobins ne demandaient pas mieux que de se voir accusés de cette manière. Aussi ne cessèrent-ils pendant plusieurs jours de se dire calomniés; et Duhem demanda à plusieurs reprises qu'on vînt lire ces prétendues lettres à la tribune.
L'agitation dans Paris était extrême. Des groupes nombreux, partis les uns du Palais-Royal, et composés de jeunes gens à cadenettes et à collet noir, les autres du faubourg Saint-Antoine, des rues Saint-Denis, Saint-Martin, de tous les quartiers dominés par les jacobins, se rencontraient au Carrousel, dans le jardin des Tuileries, sur la place de la Révolution. Les uns criaient vive la convention! à bas les terroristes et la queue de Robespierre! Les autres répondaient par les cris de vive la convention! vive les jacobins! à bas les aristocrates! Ils avaient des chants différens. La jeunesse dorée avait adopté un air qui s'appelait le Réveil du peuple; les partisans des jacobins faisaient entendre ce vieil air de la révolution, immortalisé par tant de victoires: Allons, enfans de la patrie! On se rencontrait, on chantait les airs opposés, puis on poussait les cris ennemis, et souvent on s'attaquait à coups de pierres et de bâton; le sang coulait, on se faisait des prisonniers qu'on livrait de part et d'autre au comité de sûreté générale. Les jacobins disaient que ce comité, tout composé de thermidoriens, relâchait les jeunes gens qu'on lui livrait, et ne détenait que les patriotes.
Ces scènes durèrent plusieurs jours de suite, et finirent par devenir assez alarmantes pour que les comités de gouvernement prissent des mesures de sûreté, et doublassent la garde de tous les postes. Le 19 brumaire (9 novembre 1794), les rassemblemens étaient encore plus nombreux et plus considérables que les jours précédens. Un groupe, parti du Palais-Royal, et longeant la rue Saint-Honoré, était arrivé devant la salle des Jacobins et l'avait entourée. La foule augmentait sans cesse, toutes les avenues étaient obstruées; et les jacobins, qui dans ce moment étaient en séance, pouvaient se croire assiégés. Quelques groupes qui leur étaient favorables avaient fait entendre les cris de: Vive la convention! vive les jacobins! auxquels on répondait par les cris contraires; une lutte s'était engagée, et comme les jeunes gens étaient les plus forts, ils étaient bientôt parvenus à dissiper tous les groupes ennemis. Ils avaient alors entouré la salle du club, et en cassaient les vitres à coups de pierres. Déjà d'énormes cailloux étaient tombés au milieu des jacobins assemblés. Ceux-ci, furieux, s'écriaient qu'on les égorgeait; et, se prévalant surtout de ce qu'il se trouvait parmi eux des membres de la convention, ils disaient qu'on assassinait la représentation nationale. Les femmes qui remplissaient leurs tribunes, et qu'on appelait les furies de la guillotine, avaient voulu sortir pour échapper au danger; mais les jeunes gens qui les attendaient, s'étant saisis de celles qui cherchaient à fuir, leur avaient fait subir les traitemens[1] les plus indécens[1], et en avaient même châtié quelques-unes avec cruauté. Plusieurs étaient rentrées dans la salle, éperdues, échevelées, disant qu'on voulait les égorger. Les pierres pleuvaient toujours dans l'assemblée. Les jacobins avaient alors résolu de faire des sorties et de tomber sur les assaillans[1]. L'énergique Duhem, armé d'un bâton, s'était mis à la tête de l'une de ces sorties, et il en était résulté une cohue épouvantable dans la rue Saint-Honoré. Si de part et d'autre les armes eussent été meurtrières, un massacre s'en serait suivi. Les jacobins étaient rentrés avec quelques prisonniers; les jeunes gens, restés au dehors, menaçaient, si on ne leur rendait pas leurs camarades, de fondre dans la salle, et de tirer de leurs adversaires la plus éclatante vengeance.
Cette scène durait depuis plusieurs heures avant que les comités de gouvernement fussent réunis et pussent donner des ordres. Des émissaires, partis des Jacobins, étaient venus dire au comité de sûreté générale qu'on assassinait les députés qui siégeaient dans la société. Les quatre comités, de salut public, de sûreté générale, de législation et de la guerre, s'étaient rassemblés, et avaient arrêté d'envoyer sur-le-champ des patrouilles, pour dégager leurs collègues compromis dans cette scène plus scandaleuse que meurtrière.
Les patrouilles partirent avec un membre de chaque comité pour se rendre sur le lieu du combat: il était huit heures. Les membres des comités qui conduisaient les patrouilles ne firent pas charger les assaillans, comme le désiraient les jacobins; ils ne voulurent pas non plus entrer dans la salle, comme les y engageaient ceux de leurs collègues qui s'y trouvaient; ils restèrent dehors, invitant les jeunes gens à se dissiper, et promettant de faire rendre leurs camarades. En effet, ils dissipèrent peu à peu les groupes; ils firent ensuite évacuer la salle des Jacobins, et renvoyèrent tout le monde chez soi.
Le calme rétabli, ils retournèrent vers leurs collègues, et les quatre comités passèrent la nuit à discuter sur le parti à prendre. Les uns étaient d'avis de suspendre les jacobins, les autres s'y opposaient. Thuriot surtout, quoique l'un des adversaires de Robespierre au 9 thermidor, commençait à s'effrayer de la réaction, et semblait pencher pour les jacobins. On se sépara sans avoir pris un parti.
Le lendemain matin (20 brumaire), une scène des plus violentes éclata dans l'assemblée. Duhem fut le premier, comme on le pense bien, à soutenir que la veille on avait égorgé les patriotes, et que le comité de sûreté générale n'avait pas fait son devoir. Les tribunes prenant part à la discussion faisaient un bruit épouvantable, et semblaient d'un côté appuyer, de l'autre contester les faits. On fit sortir les perturbateurs, et immédiatement après une foule de membres demandèrent la parole: Bourdon (de l'Oise), Rewbell, Clausel, pour appuyer le comité; Duhem, Duroy, Bentabolle pour le combattre. Chacun parla à son tour, présenta les faits dans un sens, et fut interrompu par les démentis de ceux qui avaient vu les faits dans un sens contraire. Les uns n'avaient aperçu que des groupes où l'on maltraitait les patriotes; les autres n'avaient rencontré que des groupes où l'on maltraitait les jeunes gens, et où l'on attaquait la convention et les comités. Duhem, qui pouvait difficilement se contenir dans toutes les discussions de ce genre, s'écria que les coups avaient été dirigés par les aristocrates qui dînaient chez la Cabarrus, et qui allaient chasser au Raincy. On lui retira la parole, et ce qui demeura évident au milieu de ce conflit d'assertions contraires, c'est que les comités, malgré leur empressement à se réunir et à convoquer la force armée, n'avaient pu cependant l'envoyer que fort tard sur les lieux; qu'une fois les patrouilles dirigées vers la rue Saint-Honoré, ils n'avaient pas voulu dégager les jacobins par la force, et s'étaient contentés de faire écouler peu à peu l'attroupement; qu'enfin, ils avaient montré une indulgence assez naturelle pour les groupes qui criaient Vive la convention!, et dans lesquels on ne disait pas que le gouvernement fût livré à des contre-révolutionnaires. On ne pouvait guère, en effet, leur demander davantage. Empêcher qu'on ne maltraitât leurs ennemis était leur devoir; mais c'était trop exiger de vouloir qu'ils chargeassent à la baïonnette leurs propres amis, c'est-à-dire ces jeunes gens qui tous les jours se présentaient en foule prêts a les appuyer contre les révolutionnaires. Ils déclarèrent à la convention qu'ils avaient passé la nuit à discuter la question de savoir s'il fallait ou non suspendre les jacobins. On leur demanda s'ils avaient arrêté un projet, et sur leur déclaration qu'ils ne s'étaient pas encore entendus, on leur renvoya le tout pour prendre un parti, et venir ensuite soumettre leur résolution à l'assemblée.
Cette journée du 20 fut un peu plus calme, parce qu'il n'y avait pas réunion aux jacobins, mais le lendemain 21, jour de séance, les rassemblemens se renouvelèrent. Des deux côtés on semblait préparé, et il était évident qu'on allait en venir aux mains dans la soirée même. Les quatre comités se réunirent aussitôt, suspendirent par un arrêté les séances des jacobins, et ordonnèrent que la clef de la salle fut apportée sur-le-champ au secrétariat du comité de sûreté générale.
L'ordre fut exécuté, la salle fermée, et les clefs portées au secrétariat. Cette mesure prévint le tumulte qu'on redoutait; les rassemblemens se dissipèrent, et la nuit fut parfaitement calme. Le lendemain, Laignelot vint au nom des quatre comités faire part à la convention de l'arrêté qu'ils avaient pris. «Nous n'avons jamais eu, dit-il, l'intention d'attaquer les sociétés populaires; mais nous avons le droit de fermer les portes là où il s'élève des factions, et où l'on prêche la guerre civile.» La convention le couvrit d'applaudissemens. L'appel nominal fut demandé, et l'arrêté fut sanctionné à la presque unanimité, au milieu des acclamations et des cris de Vive la république! vive la convention!
Ainsi finit cette société dont le nom est resté si célèbre et si odieux, et qui, semblable à toutes les assemblées, à tous les hommes qui figurèrent successivement sur la scène, semblable à la révolution même, eut le mérite et les torts de l'extrême énergie. Placée au-dessous de la convention, ouverte à tous les nouveaux venus, elle était la lice où les jeunes révolutionnaires qui n'avaient pas figuré encore, et qui étaient impatiens de se montrer, venaient essayer leurs forces, et presser la marche ordinairement plus lente des révolutionnaires déjà assis au pouvoir. Tant qu'il fallut de nouveaux sujets, de nouveaux talens, de nouvelles vies prêtes à se sacrifier, la société des jacobins fut utile, et fournit des hommes dont la révolution avait besoin dans cette lutte sanglante et terrible. Quand la révolution, arrivée à son dernier terme, commença à rétrograder, c'est dans la société des jacobins que furent refoulés les hommes ardens[1] élevés dans son sein, et qui avaient survécu à cette action violente. Bientôt elle devint importune par ses inquiétudes, dangereuse même par ses terreurs. Elle fut alors sacrifiée par les hommes qui cherchaient à ramener la révolution du terme extrême où elle était arrivée, à un juste milieu de raison, d'équité, de liberté, et qui, aveuglés, comme tous les hommes qui agissent, par l'espérance, croyaient pouvoir la fixer dans ce milieu désiré. Ils avaient raison sans doute de vouloir revenir à la modération, et les jacobins avaient raison de leur dire qu'ils allaient à la contre-révolution. Les révolutions, semblables à un pendule violemment agité, courant d'une extrémité à une autre, on est toujours fondé à leur prédire des excès; mais heureusement les sociétés politiques, après avoir violemment oscillé en sens contraires, finissent par se renfermer dans un mouvement égal et justement limité. Mais que de temps encore, que de maux, que de sang avant d'arriver à cette heureuse époque! Nos devanciers les Anglais eurent encore à traverser Cromwell et deux Stuarts.
Les jacobins dispersés n'étaient pas gens à se renfermer dans la vie privée, et à renoncer aux agitations politiques. Les uns se réfugièrent au club électoral, qui, chassé de l'évêché par les comités, s'était réuni dans une des salles du Muséum; les autres se portèrent au faubourg Saint-Antoine, dans la Société populaire de la section des Quinze-Vingts. C'est là que se réunissaient les hommes les plus marquans et les plus prononcés du faubourg. Les jacobins s'y présentèrent en foule le 24 brumaire, en disant: «Braves citoyens du faubourg Antoine, vous qui êtes les seuls soutiens du peuple, vous voyez les malheureux jacobins persécutés. Nous vous demandons à être reçus dans votre société. Nous nous sommes dit: Allons au faubourg Antoine, nous y serons inattaquables; réunis, nous porterons des coups plus sûrs pour garantir le peuple et la convention de l'esclavage.» Ils furent tous admis sans examen, se permirent les propos les plus violens et les plus dangereux, et lurent plusieurs fois cet article de la déclaration des droits: Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est pour le peuple le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs.
Les comités, qui avaient essayé leurs forces, et qui se sentaient capables de vigueur, ne crurent pas devoir poursuivre les jacobins dans leur asile, et leur permirent de vains propos, se tenant prêts à agir au premier signal, si les faits venaient à suivre les paroles.
La plupart des sections de Paris reprirent courage, expulsèrent de leur sein ce qu'on appelait les terroristes, qui se retirèrent du côté du Temple, vers les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau. Délivrées de cette opposition, elles rédigèrent de nombreuses adresses pour féliciter la convention de l'énergie qu'elle venait de déployer contre les complices de Robespierre. De presque toutes les villes partirent des adresses semblables, et la convention, ainsi entraînée dans la direction qu'elle venait de prendre, s'y engagea encore davantage. Les soixante-treize déjà redemandés le furent tous les jours à grands cris par les membres du centre et du côté droit, qui tenaient à se renforcer de soixante-treize voix, et qui voulaient surtout assurer la liberté du vote en rappelant leurs collègues. Les soixante-treize furent enfin élargis et réintégrés; la convention, sans s'expliquer sur le 31 mai, déclara qu'on avait pu penser sur cet événement autrement que la majorité, sans pour cela être coupable. Ils rentrèrent tous ensemble, le vieux Dusaulx à leur tête. Celui-ci prit la parole pour eux, et assura qu'en venant se rasseoir à côté de leurs collègues ils déposaient tout ressentiment, et n'étaient occupés que du désir de faire le bien public. Ce pas fait, il n'était plus temps de s'arrêter. Louvet, Lanjuinais, Henri Larivière, Doulcet, Isnard, tous les girondins échappés à la proscription, et cachés la plupart dans des cavernes, écrivirent et demandèrent leur réintégration. Une scène violente s'éleva à ce sujet. Les thermidoriens, épouvantés de la rapidité de la réaction, s'arrêtèrent, et imposèrent au côté droit qui, croyant avoir besoin d'eux, n'osa pas leur déplaire et cessa d'insister. Il fut décrété que les députés mis hors la loi ne seraient plus poursuivis, mais qu'ils ne rentreraient pas dans le sein de l'assemblée.
Le même esprit qui faisait absoudre les uns devait porter à condamner les autres. Un vieux député, nommé Raffron, s'écria qu'il était temps de poursuivre tout ce qui était coupable, et de prouver à la France que la convention n'était pas complice des assassins; il demanda qu'on mît sur-le-champ en jugement Lebon et David, tous deux arrêtés. Ce qui s'était passé dans le Midi, et surtout à Bédouin (Vaucluse), ayant été connu, on voulut un rapport et un acte d'accusation contre Maignet. Une foule de voix demandèrent le jugement de Fouquier-Tinville, et une instruction contre l'ancien ministre de la guerre Bouchotte, celui qui avait livré les bureaux de la guerre aux jacobins. On fit la même proposition contre l'ex-maire Pache, complice, disait-on, des hébertistes, et sauvé par Robespierre. Au milieu de ce torrent d'attaques contre les chefs révolutionnaires, les trois chefs principaux, long-temps défendus, devaient enfin succomber. Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrère, accusés de nouveau, et d'une manière formelle par Legendre, ne purent échapper au sort commun. Les comités ne purent se dispenser de recevoir la dénonciation, et de donner leur avis. Lecointre, déclaré calomniateur dans sa première accusation, annonça qu'il avait fait imprimer les pièces qui lui avaient manqué d'abord; elles furent renvoyées aux comités: ceux-ci, entraînés par l'opinion, n'osèrent pas résister, et déclarèrent qu'il y avait lieu à examen contre Billaud, Collot et Barrère, mais non contre Vadier, Vouland, Amar et David.
Le procès de Carrier, longuement instruit en présence d'un public qui déguisait mal l'esprit de réaction dont il était animé, s'acheva enfin le 26 frimaire (16 décembre). Carrier et deux membres du comité révolutionnaire de Nantes, Pinel et Grand-Maison, furent condamnés à la peine de mort, comme agens et complices du système de la terreur; les autres furent acquittés comme excusés de leur participation aux noyades par l'obéissance à leurs supérieurs. Carrier, persistant à soutenir que la révolution tout entière, ceux qui l'avaient faite, soufferte ou dirigée, étaient aussi coupables que lui, fut traîné à l'échafaud: il prit de la résignation au moment fatal, et reçut la mort avec calme et courage. En preuve de l'entraînement aveugle des guerres civiles, on citait de Carrier des traits de caractère qui, avant sa mission à Nantes, prouvaient chez lui une humeur nullement sanguinaire. Les révolutionnaires, tout en condamnant sa conduite, furent effrayés de son sort; ils ne pouvaient pas se dissimuler que cette exécution était le commencement de sanglantes représailles que leur préparait la contre-révolution. Outre les poursuites dirigées contre les représentans membres des anciens comités, ou envoyés en mission, d'autres lois récemment rendues leur prouvaient que la vengeance allait descendre plus bas, et que l'infériorité du rôle ne les sauverait pas. Un décret obligea tous ceux qui avaient rempli des fonctions quelconques et manié les deniers publics, à rendre compte de leur gestion. Or, comme tous les membres des comités révolutionnaires avaient formé des caisses avec le revenu des impôts, avec l'argenterie des églises, avec les taxes révolutionnaires, pour organiser les premiers bataillons de volontaires, pour solder des armées révolutionnaires, pour payer des transports, pour faire la police, pour mille dépenses enfin du même genre, il était évident que tout individu, fonctionnaire pendant la terreur, allait être exposé à des poursuites.
À ces craintes fondées se joignaient encore des bruits fort alarmans. On parlait de paix avec la Hollande, la Prusse, l'Empire, l'Espagne, la Vendée même, et on prétendait que les conditions de cette paix seraient funestes au parti révolutionnaire.
FIN DU TOME SIXIÈME.
TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME SIXIÈME.
CHAPITRE XIX.
Résultats des dernières exécutions contre les partis ennemis du gouvernement.-Décret contre les ex-nobles.—Les ministères sont abolis et remplacés par des commissions.—Efforts du comité de Salut Public pour concentrer tous les pouvoirs dans sa main.—Abolition des sociétés populaires, excepté celle des jacobins.—Distribution du pouvoir et de l'administration entre les membres du comité.—La convention, d'après le rapport de Robespierre, déclare, au nom du peuple français, la reconnaissance de l'Être suprême et de l'immortalité de l'âme.
CHAPITRE XX.
État de l'Europe au commencement de l'année 1794 (an II).—Préparatifs universels de guerre. Politique de Pitt. Plans des coalisés et des Français.-État de nos armées de terre et de mer.—Activité et énergie du gouvernement pour trouver et utiliser les ressources.—Ouverture de la campagne; occupation des Pyrénées et des Alpes.—Opérations dans les Pays-Bas. Combats sur la Sambre et sur la Lys. Victoire de Turcoing.—Fin de la guerre de la Vendée.—Commencement de la guerre des chouans.—Événemens dans les colonies. Désastre de Saint-Domingue. Perte de la Martinique.—Bataille navale.
CHAPITRE XXI.
Situation intérieure an commencement de l'année 1794.-Travaux administratifs du comité.—Lois des finances. Capitalisation des rentes viagères.-État des prisons. Persécutions politiques. Nombreuses exécutions.—Tentative d'assassinat sur Robespierre et Collot-d'Herbois.—Domination de Robespierre.—La secte de la mère de Dieu.—Des divisions se manifestent entre les comités.—Fête à l'Être suprême.—Loi du 22 prairial réorganisant le tribunal révolutionnaire.—Terreur extrême. Grandes exécutions à Paris. Missions de Lebon, Carrier et Maignet; cruautés atroces commises par eux. Noyades dans la Loire.—Rupture entre les chefs du comité de salut public; retraite de Robespierre.
CHAPITRE XXII.
Opérations de l'armée du Nord vers le milieu de 1794. Prise
d'Ypres.-Formation de l'armée de Sambre-et-Meuse. Bataille de Fleurus.
Occupation de Bruxelles.—Derniers jours de la terreur; lutte de
Robespierre et des triumvirs contre les autres membres des comités.
Journées des 8 et 9 thermidor; arrestation et supplice de Robespierre,
Saint-Just.—Marche de la révolution depuis 89 jusqu'au 9 thermidor.
CHAPITRE XXIII.
Conséquences du 9 thermidor.—Modifications apportées au gouvernement révolutionnaire.—Réorganisation du personnel des comités.—Révocation de la loi du 22 prairial; décrets d'arrestation contre Fouquier-Tinville, Lebon, Rossignol, et autres agens de la dictature; suspension du tribunal révolutionnaire; élargissement des suspects.—Deux partis se forment, les montagnards et les thermidoriens.—Réorganisation des comités de gouvernement.—Modifications des comités révolutionnaires.—État des finances, du commerce et de l'agriculture après la terreur.—Accusation portée contre les membres des anciens comités, et déclarée calomnieuse par la convention.—Explosion de la poudrière de Grenelle; exaspération des partis.—Rapport fait à la convention sur l'état de la France.—Nombreux et importans décrets sur toutes les parties de l'administration.-Les restes de Marat sont transportés au Panthéon et mis à la place de ceux de Mirabeau.
CHAPITRE XXIV.
Reprise des opérations militaires.—Reddition de Condé, Valenciennes, Landrecies et le Quesnoy. Découragement des coalisés.—Bataille de l'Ourthe et de la Roër.—Passage de la Meuse.—Occupation de toute la ligne du Rhin.—Situation des armées aux Alpes et aux Pyrénées. Succès des Français sur tous les points.—État de la Vendée et de la Bretagne; guerre des chouans. Puisaye, agent principal royaliste en Bretagne.—Rapports du parti royaliste avec les princes français et l'étranger. Intrigues à l'intérieur; rôles des princes émigrés.
CHAPITRE XXV.
Hiver de l'an III. Réformes administratives dans toutes les provinces.-Nouvelles moeurs. Parti thermidorien; la jeunesse dorée. Salons de Paris-Lutte des deux partis dans les sections; rixes et scènes tumultueuses.-Violences du parti révolutionnaire aux Jacobins et au club électoral.-Décrets sur les sociétés populaires—Décrets relatifs aux finances. Modifications au maximum et aux réquisitions.—Procès de Carrier.-Agitation dans Paris, et exaspération croissante des deux partis.—Attaque de la salle des Jacobins par la jeunesse dorée.-Clôture du club des Jacobins.-Rentrée des soixante-treize députés emprisonnés après le 31 mai.-Condamnation et supplice de Carrier.-Poursuites commencées contre Billaud-Varennes, Collot d'Herbois et Barrère.