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Histoire de la Révolution française, Tome 06

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CHAPITRE XXII.

OPÉRATIONS DE L'ARMÉE DU NORD VERS LE MILIEU DE 1794. PRISE D'YPRES. FORMATION DE L'ARMÉE DE SAMBRE-ET-MEUSE. BATAILLE DE FLEURUS. OCCUPATION DE BRUXELLES.—DERNIERS JOURS DE LA TERREUR; LUTTE DE ROBESPIERRE ET DES TRIUMVIRS CONTRE LES AUTRES MEMBRES DES COMITÉS. JOURNÉES DES 8 ET 9 THERMIDOR; ARRESTATION ET SUPPLICE DE ROBESPIERRE, SAINT-JUST.—MARCHE DE LA RÉVOLUTION DEPUIS 89 JUSQU'AU 9 THERMIDOR.

Pendant que Barrère faisait tous ses efforts pour cacher la discorde des comités, Saint-Just, malgré le rapport qu'il avait à faire, était retourné à l'armée, où se passaient de grands événemens. Les mouvemens commencés sur les deux ailes s'étaient continués. Pichegru avait poursuivi ses opérations sur la Lys et l'Escaut, Jourdan avait commencé les siennes sur la Sambre. Profitant de l'attitude défensive que Cobourg avait prise à Tournay, depuis les batailles de Turcoing et de Pont-à-Chin, Pichegru projetait de battre Clerfayt isolément. Cependant il n'osait s'avancer jusqu'à Thielt, et il résolut de commencer le siège d'Ypres, dans le double but d'attirer Clerfayt à lui, et de prendre cette place, qui consoliderait l'établissement des Français dans la West-Flandre. Clerfayt attendait des renforts, et il ne fit aucun mouvement. Pichegru alors poussa le siège d'Ypres si vivement, que Cobourg et Clerfayt crurent devoir quitter leurs positions respectives pour aller au secours de la place menacée. Pichegru, pour empêcher Cobourg de poursuivre ce mouvement, fit sortir des troupes de Lille, et exécuter une démonstration si vive sur Orchies, que Cobourg fut retenu à Tournay; en même temps il se porta en avant, et courut à Clerfayt, qui s'avançait vers Rousselaer et Hooglède. Ses mouvemens prompts et bien conçus lui fournissaient encore l'occasion de battre Clerfayt isolément. Par malheur, une division s'était trompée de route; Clerfayt eut le temps de se reporter à son camp de Thielt, après une perte légère. Mais trois jours après, le 25 prairial (13 juin), renforcé par le détachement qu'il attendait, il se déploya à l'improviste en face de nos colonnes avec trente mille hommes. Nos soldats coururent rapidement aux armes, mais la division de droite, attaquée avec une grande impétuosité, se débanda, et laissa la division de gauche découverte sur le plateau d'Hooglède. Macdonald commandait cette division de gauche; il sut la maintenir contre les attaques réitérées de front et de flanc auxquelles elle fut long-temps exposée; par cette courageuse résistance, il donna à la brigade Devinthier le temps de le rejoindre, et il obligea alors Clerfayt à se retirer avec une perte considérable. C'était la cinquième fois que Clerfayt, mal secondé, était battu par notre armée du Nord. Cette action, si honorable pour la division Macdonald, décida la reddition de la place assiégée. Quatre jours après, le 29 prairial (17 juin), Ypres ouvrit ses portes, et une garnison de sept mille hommes mit bas les armes. Cobourg allait se porter au secours d'Ypres et de Clerfayt, lorsqu'il apprit qu'il n'était plus temps. Les événemens qui se passaient sur la Sambre l'obligèrent alors à se diriger vers le côté opposé du théâtre de la guerre. Il laissa le duc d'York sur l'Escaut, Clerfayt à Thielt, et marcha avec toutes les troupes autrichiennes vers Charleroi. C'était une véritable séparation entre les puissances principales, l'Angleterre et l'Autriche, qui vivaient assez mal d'accord, et dont les intérêts très différens éclataient ici d'une manière très visible. Les Anglais restaient en Flandre vers les provinces maritimes, et les Autrichiens couraient vers leurs communications menacées. Cette séparation n'augmenta pas peu leur mésintelligence. L'empereur d'Autriche s'était retiré à Vienne, dégoûté de cette guerre sans succès; et Mack, voyant ses plans renversés, avait de nouveau quitté l'état-major autrichien.

Nous avons vu Jourdan arrivant de la Moselle à Charleroi, au moment où les Français, repoussés pour la troisième fois, repassaient la Sambre en désordre. Après avoir donné quelques jours de répit aux troupes, dont les unes étaient abattues de leurs défaites, et les autres de leur marche rapide, on fit quelque changement à leur organisation. On composa des divisions Desjardins et Charbonnier, et des divisions arrivées de la Moselle, une seule armée, qui s'appela armée de Sambre-et-Meuse; elle s'élevait à soixante-six mille hommes environ, et fut mise sous les ordres de Jourdan. Une division de quinze mille hommes, commandée par Schérer, fut laissée pour garder la Sambre, de Thuin à Maubeuge.

Jourdan résolut aussitôt de repasser la Sambre et d'investir Charleroi. La division Hatry fut chargée d'attaquer la place, et le gros de l'armée fut disposé tout autour, pour protéger le siège. Charleroi est sur la Sambre. Au-delà de son enceinte, se trouvent une suite de positions formant un demi-cercle dont les extrémités s'appuient à la Sambre. Ces positions sont peu avantageuses, parce que le demi-cercle qu'elles décrivent est de dix lieues d'étendue, parce qu'elles sont peu liées entre elles, et qu'elles ont une rivière à dos. Kléber avec la gauche s'étendait depuis la Sambre jusqu'à Orchies et Traségnies, et faisait garder le ruisseau du Piéton, qui traversait le champ de bataille et venait tomber dans la Sambre. Au centre, Morlot gardait Gosselies; Championnet s'avançait entre Hépignies et Wagné; Lefèvre tenait Wagné, Fleurus et Lambusart. A la droite, enfin, Marceau s'étendait en avant du bois de Campinaire, et rattachait notre ligne à la Sambre. Jourdan, sentant le désavantage de ces positions, ne voulait pas y rester, et se proposait, pour en sortir, de prendre l'initiative de l'attaque le 28 prairial (16 juin) au matin. Dans ce moment, Cobourg ne s'était point encore porté sur ce point; il était à Tournay, assistant à la défaite de Clerfayt et à la prise d'Ypres. Le prince d'Orange, envoyé vers Charleroi, commandait l'armée des coalisés. Il résolut de son côté de prévenir l'attaque dont il était menacé, et dès le 28 au matin, ses troupes déployées obligèrent les Français à recevoir le combat sur le terrain qu'ils occupaient. Quatre colonnes, disposées contre notre droite et notre centre, avaient déjà pénétré dans le bois de Campinaire, où était Marceau, avaient enlevé Fleurus à Lefèvre, Hépignies à Championnet, et allaient replier Morlot de Pont-à-Migneloup sur Gosselies, lorsque Jourdan, accourant à propos avec une réserve de cavalerie, arrêta la quatrième colonne par une charge heureuse, ramena les troupes de Morlot dans leurs positions, et rétablit le combat au centre. A la gauche, Wartensleben avait fait les mêmes progrès vers Traségnies. Mais Kléber, par les dispositions les plus heureuses et les plus promptes, fit reprendre Traségnies; puis, saisissant le moment favorable, fit tourner Wartensleben, le rejeta au-delà du Piéton, et se mit à le poursuivre sur deux colonnes. Le combat s'était soutenu jusque-là avec avantage, la victoire allait même se déclarer pour les Français, lorsque le prince d'Orange, réunissant ses deux premières colonnes vers Lambusart, sur le point qui unissait l'extrême droite des Français à la Sambre, menaça leurs communications. Alors la droite et le centre durent se retirer. Kléber, renonçant à sa marche victorieuse, protégea la retraite avec ses troupes; elle se fit en bon ordre. Telle fut la première affaire du 28 (16 juin). C'était la quatrième fois que les Français étaient obligés de repasser la Sambre; mais cette fois c'était d'une manière bien plus honorable pour leurs armes. Jourdan ne se découragea pas. Il franchit encore la Sambre quelques jours après, reprit ses positions du 16, investit de nouveau Charleroi, et en fit pousser le bombardement avec une extrême vigueur.

Cobourg, averti des nouvelles opérations de Jourdan, s'approchait enfin de la Sambre. Il importait aux Français d'avoir pris Charleroi avant que les renforts attendus par l'armée autrichienne fussent arrivés. L'ingénieur Marescot poussa si vivement les travaux, qu'en huit jours les feux de la place furent éteints, et que tout fut préparé pour l'assaut. Le 7 messidor (26 juin), le commandant envoya un officier avec une lettre pour parlementer. Saint-Just, qui dominait toujours dans notre camp, refusa d'ouvrir la lettre, et renvoya l'officier en lui disant: Ce n'est pas un chiffon de papier, c'est la place qu'il nous faut. La garnison sortit de la place le soir même, au moment où Cobourg arrivait en vue des lignes françaises. La reddition de Charleroi resta ignorée des ennemis. La possession de la place assura mieux notre position, et rendit moins dangereuse la bataille qui allait se livrer, avec une rivière à dos. La division Hatry, devenue libre, fut portée à Ransart pour renforcer le centre, et tout se prépara pour une action décisive, le lendemain 8 messidor (27 juin).

Nos positions étaient les mêmes que le 28 prairial (16 juin). Kléber commandait à la gauche, à partir de la Sambre jusqu'à Traségnies. Morlot, Championnet, Lefèvre et Marceau, formaient le centre et la droite, et s'étendaient depuis Gosselies jusqu'à la Sambre. Des retranchemens avaient été faits à Hépignies, pour assurer notre centre. Cobourg nous fit attaquer sur tout ce demi-cercle, au lieu de diriger un effort concentrique sur l'une de nos extrémités, sur notre droite, par exemple, et de nous enlever tous les passages de la Sambre.

L'attaque commença le 8 messidor au matin. Le prince d'Orange et le général Latour, qui étaient en face de Kléber, à la gauche, replièrent nos colonnes, les poussèrent à travers le bois de Monceaux, jusque sur les bords de la Sambre, à Marchienne-au-Pont. Kléber, qui heureusement était placé à la gauche pour y diriger toutes les divisions, accourt aussitôt sur le point menacé, porte des batteries sur les hauteurs, enveloppe les Autrichiens dans le bois de Monceaux et les fait attaquer en tous sens. Ceux-ci, ayant reconnu, en s'approchant de la Sambre, que Charleroi était aux Français, commençaient à montrer de l'hésitation; Kléber en profite, les fait charger avec vigueur, et les oblige à s'éloigner de Marchienne-au-Pont. Tandis que Kléber sauvait l'une de nos extrémités, Jourdan ne faisait pas moins pour le salut du centre et de la droite. Morlot, qui se trouvait en avant de Gosselies, s'était long-temps mesuré avec le général Kwasdanowich, et avait essayé plusieurs manoeuvres pour le tourner; il finit par l'être lui-même. Il se replia sur Gosselies, après les efforts les plus honorables. Championnet résistait avec la même vigueur, appuyé sur la redoute d'Hépignies; mais le corps de Kaunitz s'était avancé pour tourner la redoute, au moment même où un faux avis annonçait la retraite de Lefèvre, à droite; Championnet, trompé par cet avis, se retirait, et avait déjà abandonné la redoute, lorsque Jourdan, comprenant le danger, porte sur ce point une partie de la division Hatry, placée en réserve, fait reprendre Hépignies, et lance sa cavalerie dans la plaine sur les troupes de Kaunitz. Tandis qu'on se charge de part et d'autre avec un grand acharnement, un combat plus violent encore se livre près de la Sambre, à Wagné et Lambusart. Beaulieu, remontant à la fois les deux rives de la Sambre pour faire effort sur notre extrême droite, a repoussé la division Marceau. Cette division s'enfuit en toute hâte à travers les bois qui longent la Sambre, et passe même la rivière en désordre. Marceau alors réunit à lui quelques bataillons, et ne songeant plus au reste de sa division fugitive, se jette dans Lambusart, pour y mourir, plutôt que d'abandonner ce poste contigu à la Sambre, et appui indispensable de notre extrême droite. Lefèvre, qui était placé à Wagné, Hépignies et Lambusart, replie ses avant-postes de Fleurus sur Wagné, et jette des troupes à Lambusart, pour soutenir l'effort de Marceau. Ce point devient alors le point décisif de la bataille. Beaulieu s'en aperçoit, et y dirige une troisième colonne. Jourdan, attentif au danger, y porte le reste de sa réserve. On se heurte autour de ce village de Lambusart avec un acharnement singulier. Les feux sont si rapides qu'on ne distingue plus les coups. Les blés et les baraques du camp s'enflamment, et bientôt on se bat au milieu d'un incendie. Enfin les républicains restent maîtres de Lambusart.

Dans ce moment, les Français, d'abord repoussés, étaient parvenus à rétablir le combat sur tous les points: Kléber avait couvert la Sambre à la gauche; Morlot, replié à Gosselies, s'y maintenait; Championnet avait repris Hépignies, et un combat furieux à Lambusart nous avait assuré cette position. La fin du jour approchait. Beaulieu venait d'apprendre, sur la Sambre, ce que le prince d'Orange y avait appris déjà, c'est que Charleroi appartenait aux Français. Cobourg alors, n'osant pas insister davantage, ordonna la retraite générale.

Telle fut cette bataille décisive, qui fut une des plus acharnées de la campagne, et qui se livra sur un demi-cercle de dix lieues, entre deux armées d'environ quatre-vingt mille hommes chacune. Elle s'appela bataille de Fleurus, quoique ce village y jouât un rôle fort secondaire, parce que le duc de Luxembourg avait déjà illustré ce nom sous Louis XIV. Quoique ses résultats sur le terrain fussent peu considérables, et qu'elle se bornât à une attaque repoussée, elle décidait la retraite des Autrichiens, et amenait par là des résultats immenses[9]. Les Autrichiens ne pouvaient pas livrer une seconde bataille. Il leur aurait fallu se joindre ou au duc d'York ou à Clerfayt, et ces deux généraux étaient occupés au Nord par Pichegru. D'ailleurs, menacés sur la Meuse, il devenait important pour eux de rétrograder, pour ne pas compromettre leurs communications. Dès ce moment, la retraite des coalisés devint générale, et ils résolurent de se concentrer vers Bruxelles, pour couvrir cette ville.

[Note 9: C'est à tort qu'on attribue à l'intérêt d'une faction le grand effet que la bataille de Fleurus produisit sur l'opinion publique. La faction Robespierre avait au contraire le plus grand intérêt à diminuer dans le moment l'effet des victoires, comme on va le voir bientôt. La bataille de Fleurus nous ouvrit Bruxelles et la Belgique, et c'est là ce qui fit alors sa réputation.]

La campagne était évidemment décidée; mais une faute du comité de salut public empêcha d'obtenir des résultats aussi prompts et aussi décisifs que ceux qu'on avait lieu d'espérer. Pichegru avait formé un plan qui était la meilleure de toutes ses idées militaires. Le duc d'York était sur l'Escaut à la hauteur de Tournay; Clerfayt, très loin de là, à Thielt, dans la Flandre. Pichegru persistant dans son projet de détruire Clerfayt isolément, voulait passer l'Escaut à Oudenarde, couper ainsi Clerfayt du duc d'York, et le battre encore une fois séparément. Il voulait ensuite, lorsque le duc d'York resté seul songerait à se réunir à Cobourg, le battre à son tour, puis enfin venir prendre Cobourg par derrière, ou se réunir à Jourdan. Ce plan qui, outre l'avantage d'attaquer isolément Clerfayt et le duc d'York, avait celui de rapprocher toutes nos forces de la Meuse, fut contrarié par une fort sotte idée du comité de salut public. On avait persuadé à Carnot de porter l'amiral Venstabel avec des troupes de débarquement dans l'île de Walcheren, pour soulever la Hollande. Afin de favoriser ce projet, Carnot prescrivit à l'armée de Pichegru de longer les côtes de l'Océan, et de s'emparer de tous les ports de la West-Flandre; il ordonna de plus à Jourdan de détacher seize mille hommes de son armée pour les porter vers la mer. Ce dernier ordre surtout était des plus mal conçus et des plus dangereux. Les généraux en démontrèrent l'absurdité à Saint-Just, et il ne fut pas exécuté; mais Pichegru n'en fut pas moins obligé de se porter vers la mer, pour s'emparer de Bruges et d'Ostende, tandis que Moreau occupait Nieuport.

Les mouvemens se continuèrent sur les deux ailes. Pichegru laissa Moreau, avec une partie de l'armée, faire les sièges de Nieuport et de l'Écluse, et s'empara avec l'autre de Bruges, Ostende et Gand. Il s'avança ensuite vers Bruxelles. Jourdan y marchait de son côté. Nous n'eûmes plus à livrer que des combats d'arrière-garde, et enfin, le 22 messidor (10 juillet), nos avant-gardes entrèrent dans la capitale des Pays-Bas. Peu de jours après, les deux armées du Nord et de Sambre-et-Meuse y firent leur jonction. Rien n'était plus important que cet événement; cent cinquante mille Français, réunis dans la capitale des Pays-Bas, pouvaient fondre de ce point sur les armées de l'Europe, qui, battues de toutes parts, cherchaient à regagner, les unes la mer, les autres le Rhin. On investit aussitôt les places de Condé, Landrecies, Valenciennes et Le Quesnoy, que les coalisés nous avaient prises; et la convention, prétendant que la délivrance du territoire donnait tous les droits, décréta que si les garnisons ne se rendaient pas de suite, elles seraient passées au fil de l'épée. Elle avait déjà rendu un autre décret portant qu'on ne ferait plus de prisonniers anglais, pour punir tous les forfaits de Pitt envers la France. Nos soldats n'exécutèrent pas ce décret. Un sergent ayant pris quelques Anglais, les amena à un officier. «Pourquoi les as-tu pris? lui dit l'officier.—Parce que ce sont autant de coups de fusils de moins à recevoir, répondit le sergent.—Oui, répliqua l'officier; mais les représentans vont nous obliger de les fusiller.—Ce ne sera pas nous, ajouta le sergent, qui les fusillerons; envoyez-les aux représentans, et puis, s'ils sont des barbares, qu'ils les tuent et les mangent, si ça leur plaît.»

Ainsi nos armées agissant d'abord sur le centre ennemi, et le trouvant trop fort, s'étaient partagées en deux ailes, et avaient marché, l'une sur la Lys, et l'autre sur la Sambre. Pichegru avait d'abord battu Clerfayt à Moucroën et à Courtray, puis Cobourg et le duc d'York à Turcoing, et enfin Clerfayt encore à Hooglède. Après plusieurs passages de la Sambre toujours infructueux, Jourdan, amené par une heureuse idée de Carnot sur la Sambre, avait décidé le succès de notre aile droite à Fleurus. Dès cet instant, débordés sur les deux ailes, les coalisés nous avaient abandonné les Pays-Bas. Tel était le résultat de la campagne. De toutes parts on célébrait nos étonnans succès. La victoire de Fleurus, l'occupation de Charleroi, Ypres, Tournay, Oudenarde, Ostende, Bruges, Gand et Bruxelles, la réunion enfin de nos armées dans cette capitale, étaient vantées comme des prodiges. Ces succès ne réjouissaient pas Robespierre, qui voyait grandir la réputation du comité, et surtout celle de Carnot, auquel, il faut le dire, on attribuait beaucoup trop les avantages de la campagne. Tout ce que les comités faisaient de bien ou gagnaient de gloire en l'absence de Robespierre devait s'élever contre lui, et faire sa propre condamnation. Une défaite, au contraire, eût ranimé à son profit les fureurs révolutionnaires, lui aurait permis d'accuser les comités d'inertie ou de trahison, aurait justifié sa retraite depuis quatre décades, aurait donné une haute idée de sa prévoyance, et porté sa puissance au comble. Il s'était donc mis dans la plus triste des positions, celle de désirer des défaites; et tout prouve qu'il les désirait. Il ne lui convenait ni de le dire, ni de le laisser apercevoir; mais malgré lui, on l'entrevoyait dans ses discours; il s'efforçait, en parlant aux jacobins, de diminuer l'enthousiasme qu'inspiraient les succès de la république; il insinuait que les coalisés se retiraient devant nous comme ils l'avaient fait devant Dumouriez, mais pour revenir bientôt; qu'en s'éloignant momentanément de nos frontières, ils voulaient nous livrer aux passions que développe la prospérité. Il ajoutait du reste «que la victoire sur les armées ennemies n'était pas celle après laquelle on devait le plus aspirer. La véritable victoire, disait-il, est celle que les amis de la liberté remportent sur les factions; c'est cette victoire qui rappelle chez les peuples la paix, la justice et le bonheur. Une nation n'est pas illustrée pour avoir abattu des tyrans ou enchaîné des peuples. Ce fut le sort des Romains et de quelques autres nations: notre destinée, beaucoup plus sublime, est de fonder sur la terre l'empire de la sagesse, de la justice et de la vertu.» (Séance des Jacobins du 21 messidor—9 juillet.)

Robespierre était absent du comité depuis les derniers jours de prairial. On était aux premiers de thermidor. Il y avait près de quarante jours qu'il s'était séparé de ses collègues; il était temps de prendre une résolution. Ses affidés disaient hautement qu'il fallait un 31 mai: les Dumas, les Henriot, les Payan, le pressaient d'en donner le signal. Il n'avait pas, pour les moyens violens, le même goût qu'eux, et il ne devait pas partager leur impatience brutale. Habitué à tout faire par la parole, et respectant davantage les lois, il aimait mieux essayer d'un discours dans lequel il dénoncerait les comités, et demanderait leur renouvellement. S'il réussissait par cette voie de douceur, il était maître absolu, sans danger, et sans soulèvement. S'il ne réussissait pas, ce moyen pacifique n'excluait pas les moyens violens; il devait au contraire les devancer. Le 31 mai avait été précédé de discours réitérés, de sommations respectueuses, et ce n'était qu'après avoir demandé, sans obtenir, qu'on avait fini par exiger. Il résolut donc d'employer les mêmes moyens qu'au 31 mai, de faire d'abord présenter une pétition par les jacobins, de prononcer après un grand discours, et enfin de faire avancer Saint-Just avec un rapport. Si tous ces moyens ne suffisaient pas, il avait les jacobins, la commune et la force armée de Paris. Mais il espérait du reste n'être pas réduit à renouveler la scène du 2 juin. Il n'avait pas assez d'audace, et avait encore trop de respect envers la convention, pour le désirer.

Depuis quelque temps il travaillait à un discours volumineux, où il s'attachait à dévoiler les abus du gouvernement, et à rejeter tous les maux qu'on lui imputait sur ses collègues. Il écrivit à Saint-Just de revenir de l'armée; il retint son frère qui aurait dû partir pour la frontière d'Italie; il parut chaque jour aux jacobins, et disposa tout pour l'attaque. Comme il arrive toujours dans les situations extrêmes, divers incidens vinrent augmenter l'agitation générale. Un nommé Magenthies fit une pétition ridicule, pour demander la peine de mort contre ceux qui se permettraient des juremens dans lesquels le nom de Dieu serait prononcé. Enfin, un comité révolutionnaire fit enfermer comme suspects quelques ouvriers qui s'étaient enivrés. Ces deux faits donnaient lieu à beaucoup de propos contre Robespierre; on disait que son Être suprême allait devenir plus oppresseur que le Christ, et qu'on verrait bientôt l'inquisition rétablie pour le déisme. Sentant le danger de pareilles accusations, il se hâta de dénoncer Magenthies aux jacobins, comme un aristocrate payé par l'étranger pour déconsidérer les croyances adoptées par la convention; il le fit même livrer au tribunal révolutionnaire. Usant enfin de son bureau de police, il fit arrêter tous les membres du comité révolutionnaire de l'Indivisibilité.

L'événement approchait, et il paraît que les membres du comité de salut public, Barrère surtout, auraient voulu faire la paix avec leur redoutable collègue; mais il était devenu si exigeant qu'on ne pouvait plus s'entendre avec lui. Barrère, rentrant un soir avec l'un de ses confidens, lui dit en se jetant sur un siège: «Ce Robespierre est insatiable. Qu'il demande Tallien, Bourdon (de l'Oise), Thuriot, Guffroy, Rovère, Lecointre, Panis, Barras, Fréron, Legendre, Monestier, Dubois-Crancé, Fouché, Cambon, et toute la séquelle dantoniste, à la bonne heure: mais Duval, Audouin, mais Léonard-Bourdon, Vadier, Vouland, il est impossible d'y consentir.» On voit que Robespierre exigeait même le sacrifice de quelques membres du comité de sûreté générale, et dès lors il n'y avait plus de paix possible; il fallait rompre, et courir les chances de la lutte. Cependant aucun des adversaires de Robespierre n'aurait osé prendre l'initiative; les membres des comités attendaient d'être dénoncés; les montagnards proscrits attendaient qu'on leur demandât leur tête; tous voulaient se laisser attaquer avant de se défendre; et ils avaient raison. Il valait bien mieux laisser Robespierre commencer l'engagement, et se compromettre aux yeux de la convention par la demande de nouvelles proscriptions. Alors on avait la position de gens défendant et leur vie, et même celle des autres; car on ne pouvait plus prévoir de terme aux immolations si on en souffrait encore une seule.

Tout était préparé, et les premiers mouvemens commencèrent le 3 thermidor aux Jacobins. Parmi les affidés de Robespierre se trouvait un nommé Sijas, adjoint de la commission du mouvement des armées. On en voulait à cette commission pour avoir ordonné la sortie successive d'un grand nombre de compagnies de canonniers, et pour avoir diminué ainsi la force armée de Paris. Cependant on n'osait pas lui en faire un reproche direct; le nommé Sijas commença par se plaindre du secret dont s'enveloppait le chef de la commission, Pyle, et tous les reproches qu'on n'osait adresser ni à Carnot ni au comité de salut public, furent adressés à ce chef de la commission. Sijas prétendit qu'il ne restait qu'un moyen, c'était de s'adresser à la convention, et de lui dénoncer Pyle. Un autre jacobin dénonça un des agens du comité de sûreté générale. Couthon prit alors la parole, et dit qu'il fallait remonter plus haut, et faire à la convention nationale une adresse sur toutes les machinations qui menaçaient de nouveau la liberté. «Je vous invite, dit-il, à lui présenter vos réflexions. Elle est pure; elle ne se laissera pas subjuguer par quatre ou cinq scélérats. Quant à moi, je déclare qu'ils ne me subjugueront pas.»

La proposition de Couthon fut aussitôt adoptée. On rédigea la pétition; elle fut approuvée le 5, et présentée le 7 thermidor à la convention.

Le style de cette pétition était, comme toujours, respectueux dans la forme, mais impérieux au fond. Elle disait que les jacobins venaient déposer dans le sein de la convention les sollicitudes du peuple; elle répétait les déclamations accoutumées contre l'étranger et ses complices, contre le système d'indulgence, contre les craintes répandues à dessein de diviser la représentation nationale, contre les efforts qu'on faisait pour rendre le culte de Dieu ridicule, etc. Elle ne portait pas de conclusions précises, mais elle disait d'une manière générale: «Vous ferez trembler les traîtres, les fripons, les intrigans; vous rassurerez l'homme de bien; vous maintiendrez cette union qui fait votre force; vous conserverez dans toute sa pureté ce culte sublime dont tout citoyen est le ministre, dont la vertu est la seule pratique; et le peuple, confiant en vous, placera son devoir et sa gloire à respecter et à défendre ses représentans jusqu'à la mort.» C'était dire assez clairement: Vous ferez ce que vous dictera Robespierre, ou vous ne serez ni respectés ni défendus. La lecture de cette pétition fut écoutée avec un morne silence. On n'y fit aucune réponse. À peine était-elle achevée, que Dubois-Crancé monta à la tribune, et sans parler de la pétition ni des jacobins, se plaignit des amertumes dont on l'abreuvait depuis six mois, de l'injustice dont on avait payé ses services, et demanda que le comité de salut public fût chargé de faire un rapport sur son compte, quoique dans ce comité, dit-il, se trouvassent deux de ses accusateurs. Il demanda le rapport sous trois jours. On accorda ce qu'il demandait, sans ajouter une seule réflexion, et toujours au milieu du même silence. Barrère lui succéda à la tribune; il vint faire un grand rapport sur l'état comparatif de la France en juillet 93 et en juillet 94. Il est certain que la différence était immense, et que si on comparait la France déchirée à la fois par le royalisme, le fédéralisme et l'étranger, à la France victorieuse sur toutes les frontières et maîtresse des Pays-Bas, on ne pouvait s'empêcher de rendre des actions de grâces au gouvernement qui avait opéré ce changement en une année. Ces éloges donnés au comité étaient la seule manière dont Barrère osât indirectement attaquer Robespierre; il le louait même expressément dans son rapport. A propos des agitations sourdes qu'on voyait régner et des cris imprudens de quelques perturbateurs qui demandaient un 31 mai, il disait «qu'un représentant qui jouissait d'une réputation patriotique méritée par cinq années de travaux, par ses principes imperturbables d'indépendance et de liberté, avait réfuté avec chaleur ces propos contre-révolutionnaires.» La convention écouta ce rapport, et chacun se sépara ensuite dans l'attente de quelque événement important. On se regardait en silence, et on n'osait ni s'interroger, ni s'expliquer.

Le lendemain 8 thermidor, Robespierre se décida à prononcer son fameux discours. Tous ses agens étaient disposés, et Saint-Just arrivait dans la journée. La convention, en le voyant paraître à cette tribune où il ne se montrait que rarement, s'attendait à une scène décisive. On l'écouta avec un morne silence. «Citoyens, dit-il, que d'autres vous tracent des tableaux flatteurs; je viens vous dire des vérités utiles. Je ne viens point réaliser des terreurs ridicules, répandues par la perfidie; mais je veux étouffer, s'il est possible, les flambeaux de la discorde par la seule force de la vérité. Je vais défendre devant vous votre autorité outragée et la liberté violée. Je me défendrai moi-même: vous n'en serez pas surpris, vous ne ressemblez point aux tyrans que vous combattez. Les cris de l'innocence outragée n'importunent point votre oreille, et vous n'ignorez pas que cette cause ne vous est point étrangère.» Robespierre fait ensuite le tableau des agitations qui ont régné depuis quelque temps, des craintes qui ont été répandues, des projets qu'on a supposés au comité et à lui contre la convention.

«Nous, dit-il, attaquer la convention! et que sommes-nous sans elle! Qui l'a défendue au péril de sa vie? Qui s'est dévoué pour l'arracher aux mains des factions?» Robespierre répond que c'est lui; et il appelle avoir défendu la convention contre les factions, d'avoir arraché de son sein Brissot, Vergniaud, Gensonné, Pétion, Barbaroux, Danton, Camille Desmoulins, etc. Après les preuves de dévouement qu'il a données, il s'étonne que des bruits sinistres aient été répandus. «Est-il vrai, dit-il, qu'on ait colporté des listes odieuses où l'on désignait pour victimes un certain nombre de membres de la convention, et qu'on prétendait être l'ouvrage du comité de salut public, et ensuite le mien? Est-il vrai qu'on ait osé supposer des séances du comité, des arrêtés rigoureux qui n'ont jamais existé, des arrestations non moins chimériques? Est-il vrai qu'on ait cherché à persuader à un certain nombre de représentans irréprochables que leur perte était résolue? à tous ceux qui, par quelque erreur, avaient payé un tribut inévitable à la fatalité des circonstances et à la faiblesse humaine, qu'ils étaient voués au sort des conjurés? Est-il vrai que l'imposture ait été répandue avec tant d'art et d'audace, qu'une foule de membres ne couchaient plus chez eux? Oui, les faits sont constans[1], et les preuves en sont au comité de salut public!»

Il se plaint ensuite de ce que l'accusation, portée en masse contre les comités, a fini par se diriger sur lui seul. Il expose qu'on a donné son nom à tout ce qui s'est fait de mal dans le gouvernement; que si on enfermait des patriotes au lieu d'enfermer des aristocrates, on disait: C'est Robespierre qui le veut; que si quelques patriotes avaient succombé, on disait: C'est Robespierre qui l'a ordonné; que si des agens nombreux du comité de sûreté générale étendaient partout leurs vexations et leurs rapines, on disait: C'est Robespierre qui les envoie; que si une loi nouvelle tourmentait les rentiers, on disait: C'est Robespierre qui les ruine. Il dit enfin qu'on l'a présenté comme l'auteur de tous les maux pour le perdre, qu'on l'a appelé un tyran, et que le jour de la fête à l'Être suprême, ce jour où la convention a frappé d'un même coup l'athéisme et le despotisme sacerdotal, où elle a rattaché à la révolution tous les coeurs généreux, ce jour enfin de félicité et de pure ivresse, le président de la convention nationale, parlant au peuple assemblé, a été insulté par des hommes coupables, et que ces hommes étaient des représentans. On l'a appelé un tyran! et pourquoi? parce qu'il a acquis quelque influence en parlant le langage de la vérité. «Et que prétendez-vous, s'écrie-t-il, vous qui voulez que la vérité soit sans force dans la bouche des représentans du peuple français? La vérité sans doute a sa puissance, elle a sa colère, son despotisme; elle a ses accens[1] touchans[1], terribles, qui retentissent avec force dans les coeurs purs comme dans les consciences coupables, et qu'il n'est pas plus donné au mensonge d'imiter qu'à Salmonée d'imiter les foudres du ciel. Mais accusez-en la nation, accusez-en le peuple qui la sent et qui l'aime.—Qui suis-je, moi qu'on accuse? un esclave de la liberté, un martyr vivant de la république, la victime autant que l'ennemi du crime. Tous les fripons m'outragent; les actions les plus indifférentes, les plus légitimes de la part des autres, sont des crimes pour moi. Un homme est calomnié dès qu'il me connaît. On pardonne à d'autres leurs forfaits; on me fait à moi un crime de mon zèle. Ôtez-moi ma conscience, je suis le plus malheureux des hommes; je ne jouis pas même des droits de citoyen, que dis-je? il ne m'est pas même permis de remplir les devoirs d'un représentant du peuple.»

Robespierre se défend ainsi par des déclamations subtiles et diffuses, et, pour la première fois, il trouve la convention morne, silencieuse, et comme ennuyée de la longueur de ce discours. Il arrive enfin au plus vif de la question: il accuse. Parcourant toutes les parties du gouvernement, il critique d'abord avec une méchanceté inique le système financier. Auteur de la loi du 22 prairial, il s'étend avec une pitié profonde sur la loi des rentes viagères; il n'y a pas jusqu'au maximum, contre lequel il semble s'élever, en disant que les intrigans ont entraîné la convention dans des mesures violentes. «Dans les mains de qui sont vos finances? dans les mains, s'écrie-t-il, de feuillans, de fripons connus, des Cambon, des Mallarmé, des Ramel.» Il passe ensuite à la guerre, il parle avec dédain de ces victoires, «qu'on vient décrire avec une légèreté académique, comme si elles n'avaient coûté ni sang ni travaux. Surveillez, s'écrie-t-il, surveillez la victoire; surveillez la Belgique. Vos ennemis se retirent et vous laissent à vos divisions intestines; songez à la fin de la campagne. On a semé la division parmi les généraux; l'aristocratie militaire est protégée; les généraux fidèles sont persécutés; l'administration militaire s'enveloppe d'une autorité suspecte. Ces vérités valent bien des épigrammes.» Il n'en disait pas davantage sur Carnot et Barrère; il laissait à Saint-Just le soin d'accuser les plans de Carnot. On voit que ce misérable répandait sur toutes choses le fiel dont il était dévoré. Ensuite il s'étend sur le comité de sûreté générale, sur la foule de ses agens, sur leurs cruautés, sur leurs rapines; il dénonce Amar et Jagot comme s'étant emparés de la police, et faisant tout pour décrier le gouvernement révolutionnaire. Il se plaint de ces railleries qu'on a débitées à la tribune à propos de Catherine Théot, et prétend qu'on a voulu supposer de feintes conjurations pour en cacher de réelles. Il montre les deux comités comme livrés à des intrigues, et engagés en quelque sorte dans les projets de la faction antinationale. Dans tout ce qui existe, il ne trouve de bien que le gouvernement révolutionnaire, mais seulement encore le principe, et non l'exécution. Le principe est à lui, c'est lui qui a fait instituer ce gouvernement, mais ce sont ses adversaires qui le dépravent.

Tel est le sens des volumineuses déclamations de Robespierre. Enfin il termine par ce résumé: «Disons qu'il existe une conspiration contre la liberté publique, qu'elle doit sa force à une coalition criminelle qui intrigue au sein même de la convention; que cette coalition a des complices au sein du comité de sûreté générale, et dans les bureaux de ce comité qu'ils dominent; que les ennemis de la république ont opposé ce comité au comité de salut public, et constitué ainsi deux gouvernemens; que des membres du comité de salut public entrent dans ce complot; que la coalition ainsi formée cherche à perdre les patriotes et la patrie. Quel est le remède à ce mal? Punir les traîtres, renouveler les bureaux du comité de sûreté générale, épurer ce comité lui-même et le subordonner au comité de salut public, épurer le comité de salut public lui-même, constituer le gouvernement sous l'autorité suprême de la convention nationale, qui est le centre et le juge, et écraser ainsi toutes les factions du poids de l'autorité nationale, pour élever sur leurs ruines la puissance de la justice et de la liberté. Tels sont les principes. S'il est impossible de les réclamer sans passer pour un ambitieux, j'en conclurai que les principes sont proscrits, et que la tyrannie règne parmi nous, mais non que je doive le taire; car que peut-on objecter à un homme qui a raison, et qui sait mourir pour son pays? Je suis fait pour combattre le crime, non pour le gouverner. Le temps n'est point encore arrivé où les hommes de bien pourront servir impunément la patrie.»

Robespierre avait commencé son discours dans le silence, il l'achève dans le silence. Dans toutes les parties de la salle on reste muet en le regardant. Ces députés, autrefois si empressés, sont devenus de glace; ils n'expriment plus rien, et semblent avoir le courage de rester froids depuis que les tyrans, divisés entre eux, les prennent pour juges. Tous les visages sont devenus impénétrables. Une espèce de rumeur sourde s'élève peu à peu dans l'assemblée; mais personne n'ose encore prendre la parole. Lecointre (de Versailles), l'un des ennemis les plus énergiques de Robespierre, se présente le premier, mais c'est pour demander l'impression du discours, tant les plus hardis hésitent encore à livrer l'attaque. Bourdon (de l'Oise) ose s'opposer à l'impression, en disant que ce discours renferme des questions trop graves, et il demande le renvoi aux deux comités. Barrère, toujours prudent, appuie la demande de l'impression, en disant que dans un pays libre il faut tout imprimer. Couthon s'élance à la tribune, indigné de voir une contestation au lieu d'un élan d'enthousiasme, et réclame non seulement l'impression, mais l'envoi à toutes les communes et à toutes les armées. Il a besoin, dit-il, d'épancher son coeur ulcéré, car depuis quelque temps on abreuve de dégoûts les députés les plus fidèles à la cause du peuple; on les accuse de verser le sang, d'en vouloir verser encore; et cependant, s'il croyait avoir contribué à la perte d'un seul innocent, il s'immolerait de douleur. Les paroles de Couthon réveillèrent tout ce qui restait de soumission dans l'assemblée; elle vota l'impression et l'envoi du discours à toutes les municipalités.

Les adversaires de Robespierre allaient avoir le désavantage; mais Vadier, Cambon, Billaud-Varennes, Panis, Amar, demandent la parole pour répondre aux accusations de Robespierre. Les courages sont ranimés par le danger, et la lutte commence. Tous veulent parler à la fois. On fixe le tour de chacun. Vadier est admis le premier à s'expliquer. Il justifie le comité de sûreté générale, et soutient que le rapport de Catherine Théot avait pour objet de révéler une conspiration réelle, profonde, et il ajoute d'un ton significatif qu'il a des pièces pour en prouver l'importance et le danger. Cambon justifie ses lois de finances, et sa probité, qui était universellement connue et admirée dans un poste où les tentations étaient si grandes. Il parle avec son impétuosité ordinaire; il prouve que les agioteurs ont seuls pu être lésés par ses lois de finances, et rompant enfin la mesure observée jusque-là: «Il est temps, s'écrie-t-il, de dire la vérité tout entière. Est-ce moi qu'il faut accuser de m'être rendu maître en quelque chose? l'homme qui s'était rendu maître de tout, l'homme qui paralysait votre volonté, c'est celui qui vient de parler, c'est Robespierre.» Cette véhémence déconcerte Robespierre: comme s'il avait été accusé d'avoir fait le tyran en matière de finances, il dit qu'il ne s'est jamais mêlé de finances, qu'il n'a donc jamais pu gêner la convention en cette matière, et que du reste, en attaquant les plans de Cambon, il n'a pas entendu attaquer ses intentions. Il l'avait pourtant qualifié de fripon. Billaud-Varennes, non moins redoutable, dit qu'il est temps de mettre toutes les vérités en évidence; il parle de la retraite de Robespierre des comités, du déplacement des compagnies de canonniers, dont on n'a fait sortir que quinze, quoique la loi permît d'en faire sortir vingt-quatre; il ajoute qu'il va arracher tous les masques, et qu'il aime mieux que son cadavre serve de marche-pied à un ambitieux que d'autoriser ses attentats par son silence. Il demande le rapport du décret qui ordonne l'impression. Panis se plaint des calomnies continuelles de Robespierre, qui a voulu le faire passer pour auteur des journées de septembre; il veut que Robespierre et Couthon s'expliquent sur les cinq ou six députés, dont ils ne cessent depuis un mois de demander le sacrifice aux jacobins. Aussitôt la même chose est réclamée de toutes parts. Robespierre répond avec hésitation qu'il est venu dévoiler des abus, et qu'il ne s'est pas chargé de justifier ou d'accuser tel ou tel. «Nommez, nommez les individus! s'écrie-t-on.» Robespierre divague encore, et dit que lorsqu'il a eu le courage de déposer dans le sein de la convention des avis qu'il croyait utiles, il ne pensait pas…. On l'interrompt encore. Charlier lui crie: «Vous qui prétendez avoir le courage de la vertu, ayez celui de la vérité. Nommez, nommez les individus.» La confusion augmente. On revient à la question de l'impression. Amar insiste pour le renvoi du discours aux comités. Barrère, voyant l'avantage se prononcer pour ceux qui veulent le renvoi aux comités, vient s'excuser en quelque sorte d'avoir demandé le contraire. Enfin la convention révoque sa décision, et déclare que le discours de Robespierre, au lieu d'être imprimé, sera renvoyé à l'examen des deux comités.

Cette séance était un événement vraiment extraordinaire. Tous les députés, habituellement si soumis, avaient repris courage. Robespierre, qui n'avait jamais eu que de la morgue et point d'audace, était surpris, dépité, abattu. Il avait besoin de se remettre. Il court chez ses fidèles jacobins pour retrouver des amis, et leur emprunter du courage. On y était déjà instruit de l'événement, et on l'attendait avec impatience. A peine paraît-il qu'on le couvre d'applaudissemens. Couthon le suit et partage les mêmes acclamations. On demande la lecture du discours. Robespierre emploie encore deux grandes heures à le leur répéter. A chaque instant il est interrompu par des cris et des applaudissemens frénétiques. A peine a-t-il achevé, qu'il ajoute quelques paroles d'épanchement et de douleur. «Ce discours que vous venez d'entendre, leur dit-il, est mon testament de mort. Je l'ai vu aujourd'hui; la ligue des méchans est tellement forte que je ne puis pas espérer de lui échapper. Je succombe sans regret; je vous laisse ma mémoire; elle vous sera chère, et vous la défendrez.» A ces paroles, on s'écrie qu'il n'est pas temps de craindre et de désespérer, qu'au contraire on vengera le père de la patrie de tous les méchans réunis. Henriot, Dumas, Coffinhal, Payan, l'entourent, et se déclarent tout prêts à agir. Henriot dit qu'il connaît encore le chemin de la convention. «Séparez, leur dit Robespierre, les méchans des hommes faibles; délivrez la convention des scélérats qui l'oppriment; rendez-lui le service qu'elle attend de vous, comme au 31 mai et au 2 juin. Marchez, sauvez encore la liberté! Si malgré tous ces efforts il faut succomber, eh bien! mes amis, vous me verrez boire la ciguë avec calme.—Robespierre, s'écrie un député, je la boirai avec toi!» Couthon propose à la société un nouveau scrutin épuratoire, et veut qu'on expulse à l'instant même les députés qui ont voté contre Robespierre; il en avait sur lui la liste, et la fournit sur-le-champ. Sa proposition est adoptée au milieu d'un tumulte épouvantable. Collot-d'Herbois essaie de présenter quelques réflexions, on l'accable de huées; il parle de ses services, de ses dangers, des deux coups de feu de Ladmiral: on le raille, on l'injurie, on le chasse de la tribune. Tous les députés présens et désignés par Couthon sont chassés; quelques-uns même sont battus. Collot se sauve au milieu des couteaux dirigés contre lui. La société se trouvait augmentée ce jour-là de tous les gens d'action qui, dans les momens[1] de trouble, pénétraient sans avoir de cartes ou avec une carte fausse. Ils joignaient aux paroles la violence; et ils étaient même tout prêts à y ajouter l'assassinat. L'agent national Payan, qui était homme d'exécution, proposait un projet hardi. Il voulait que l'on allât sur-le-champ enlever tous les conspirateurs, et on le pouvait, car ils étaient en ce moment même réunis ensemble dans les comités dont ils étaient membres. On aurait ainsi terminé la lutte sans combat et par un coup de main. Robespierre s'y opposa; il n'aimait pas les actions si promptes; il pensait qu'il fallait suivre tous les procédés du 31 mai. On avait déjà fait une pétition solennelle; il avait fait un discours; Saint-Just, qui venait d'arriver de l'armée, ferait un rapport le lendemain matin; lui Robespierre parlerait de nouveau, et, si on ne réussissait pas, les magistrats du peuple, réunis pendant ce temps à la commune, et appuyés par la force armée des sections, déclareraient que le peuple était rentré dans sa souveraineté, et viendraient délivrer la convention des scélérats qui l'égaraient. Le plan se trouvait ainsi tracé par les précédens. On se sépara en se promettant pour le lendemain, Robespierre d'être à la convention, les jacobins dans leur salle, les magistrats municipaux à la commune, et Henriot à la tête des sections. On comptait de plus sur les jeunes gens de l'école de Mars, dont le commandant, Labretèche, était dévoué à la cause de la commune.

Telle fut cette journée du 8 thermidor, la dernière de la tyrannie sanglante qui s'était appesantie sur la France. Cependant, ce jour encore, l'horrible machine révolutionnaire ne cessa pas d'agir. Le tribunal siégea, des victimes furent conduites à l'échafaud. Dans le nombre étaient deux poètes célèbres, Roucher, l'auteur des Mois, et le jeune André Chénier, qui laissa d'admirables ébauches, et que la France regrettera autant que tous ces jeunes hommes de génie, orateurs, écrivains, généraux, dévorés par l'échafaud et par la guerre. Ces deux enfans des Muses se consolaient sur la fatale charrette, en répétant des vers de Racine. Le jeune André, en montant à l'échafaud, poussa le cri du génie arrêté dans sa carrière: Mourir si jeune! s'écria-t-il en se frappant le front; il y avait quelque chose là!

Pendant la nuit qui suivit, on s'agita de toutes parts, et chacun songea à recueillir ses forces. Les comités s'étaient réunis, et délibéraient sur les grands événemens de la journée et sur ceux du lendemain. Ce qui venait de se passer aux Jacobins prouvait que le maire et Henriot soutiendraient les triumvirs, et que le lendemain on aurait à lutter contre toutes les forces de la commune. Faire arrêter ces deux principaux chefs eût été le plus prudent, mais les comités hésitaient encore; ils voulaient, ne voulaient pas; ils se sentaient comme une espèce de regret d'avoir commencé la lutte. Ils voyaient que si la convention était assez forte pour vaincre Robespierre, elle rentrerait dans tous ses pouvoirs, et qu'ils seraient arrachés aux coups de leur rival, mais dépossédés de la dictature. S'entendre avec lui eût bien mieux valu sans doute; mais il n'était plus temps. Robespierre s'était bien gardé de se rendre au milieu d'eux, après la séance des jacobins. Saint-Just, arrivé de l'armée depuis quelques heures, les observait. Il était silencieux. On lui demanda le rapport dont on l'avait chargé dans la dernière entrevue, et on voulut en entendre la lecture; il répondit qu'il ne pouvait le communiquer, l'ayant donné à lire à l'un de ses collègues. On lui demanda d'en faire au moins connaître la conclusion; il s'y refusa encore. Dans ce moment, Collot entre tout irrité de la scène qu'il venait d'essuyer aux Jacobins. «Que se passe-t-il aux Jacobins? lui dit Saint-Just.—Tu le demandes? réplique Collot avec colère; n'es-tu pas le complice de Robespierre? n'avez-vous pas combiné ensemble tous vos projets? Je le vois, vous avez formé un infâme triumvirat, vous voulez nous assassiner; mais si nous succombons, vous ne jouirez pas long-temps du fruit de vos crimes.» Alors s'approchant de Saint-Just avec véhémence: «Tu veux, lui dit-il, nous dénoncer demain matin; tu as ta poche pleine de notes contre nous, montre-les….» Saint-Just vide ses poches, et assure qu'il n'en a aucune. On apaise Collot, et on exige de Saint-Just qu'il vienne à onze heures du matin communiquer son rapport, avant de le lire à l'assemblée. Les comités, avant de se séparer, conviennent de demander à la convention la destitution d'Henriot, et l'appel à la barre du maire et de l'agent national.

Saint-Just courut à la hâte écrire son rapport qui n'était pas encore rédigé, et dénonça avec plus de brièveté et de force que ne l'avait fait Robespierre, la conduite des comités envers leurs collègues, l'envahissement de toutes les affaires, l'orgueil de Billaud-Varennes, et les fausses manoeuvres de Carnot, qui avait transporté l'armée de Pichegru sur les côtes de la Flandre, et avait voulu arracher seize mille hommes à Jourdan. Ce rapport était aussi perfide, mais bien autrement habile que celui de Robespierre. Saint-Just résolut de le lire à la convention sans le montrer aux comités.

Tandis que les conjurés se concertaient entre eux, les montagnards, qui jusqu'ici s'étaient bornés à se communiquer leurs craintes, mais qui n'avaient pas formé de complot, couraient les uns chez les autres, et se promettaient pour le lendemain d'attaquer Robespierre d'une manière plus formelle, et de le faire décréter s'il était possible. Il leur fallait pour cela le concours des députés de la Plaine, qu'ils avaient souvent menacés, et que Robespierre, affectant le rôle de modérateur, avait autrefois défendus. Ils avaient donc peu de titres à leur faveur. Ils allèrent cependant trouver Boissy-d'Anglas, Durand-Maillane, Palesne-Champeaux, tous trois constituans, dont l'exemple devait décider les autres. Ils leur dirent qu'ils seraient responsables de tout le sang que verserait encore Robespierre, s'ils ne consentaient à voter contre lui. Repoussés d'abord ils revinrent à la charge jusqu'à trois fois, et obtinrent enfin la promesse désirée. On courut encore toute la matinée du 9; Tallien promit de livrer la première attaque, et demanda seulement qu'on osât le suivre.

Chacun courait à son poste; le maire Fleuriot, l'agent national Payan, étaient à la commune. Henriot était à cheval avec ses aides-de-camp, et parcourait les rues de Paris. Les Jacobins avaient commencé une séance permanente. Les députés, debout dès le matin, s'étaient rendus à la convention avant l'heure accoutumée. Ils parcouraient les couloirs en tumulte, et les montagnards les entretenaient avec vivacité, pour les décider en leur faveur. Il était onze heures et demie. Tallien, à l'une des portes de la salle, parlait à quelques-uns de ses collègues, lorsqu'il voit entrer Saint-Just, qui monte à la tribune: «C'est le moment, s'écrie-t-il, entrons!» On le suit, les bancs se garnissent, et on attend en silence l'ouverture de cette scène, l'une des plus grandes de notre orageuse république.

Saint-Just, qui a manqué à la parole donnée à ses collègues, et qui n'est pas allé leur lire son rapport, est à la tribune. Les deux Robespierre, Lebas, Couthon, sont assis à côté les uns des autres. Collot-d'Herbois est au fauteuil. Saint-Just se dit chargé par les comités de faire un rapport, et obtient la parole. Il débute en disant qu'il n'est d'aucune faction, et qu'il n'appartient qu'à la vérité; que la tribune pourra être pour lui, comme pour beaucoup d'autres, la roche Tarpéienne, mais qu'il n'en dira pas moins son opinion tout entière sur les divisions qui ont éclaté. Tallien lui laisse à peine achever ces premières phrases, et demande la parole pour une motion d'ordre. Il l'obtient. «La république, dit-il, est dans l'état le plus malheureux, et aucun bon citoyen ne peut s'empêcher de verser des larmes sur elle. Hier un membre du gouvernement s'est isolé, et a dénoncé ses collègues, un autre vient en faire de même aujourd'hui. C'est assez aggraver nos maux; je demande qu'enfin le voile soit entièrement déchiré.» A peine ces paroles sont-elles prononcées que les applaudissemens éclatent, se prolongent, recommencent encore, et retentissent une troisième fois. C'était le signal avant-coureur de la chute des triumvirs. Billaud-Varennes, qui s'est emparé de la tribune après Tallien, dit que les jacobins ont tenu la veille une séance séditieuse, où se trouvaient des assassins apostés, qui ont annoncé le projet d'égorger la convention. Une indignation générale se manifeste. «Je vois, ajoute Billaud-Varennes, je vois dans les tribunes un des hommes qui menaçaient hier les députés fidèles. Qu'on le saisisse!» On s'en empare aussitôt, et on le livre aux gendarmes. Billaud soutient ensuite que Saint-Just n'a pas le droit de parler au nom des comités, parce qu'il ne leur a pas communiqué son rapport; que c'est le moment pour l'assemblée de ne pas mollir, car elle périra si elle est faible. «Non, non, s'écrient les députés en agitant leurs chapeaux, elle ne sera pas faible, et ne périra pas!» Lebas réclame la parole, que Billaud n'a pas cédée encore; il s'agite, et fait du bruit pour l'obtenir. Sur la demande de tous les députés, il est rappelé à l'ordre. Il veut insister de nouveau. «A l'Abbaye le séditieux!» s'écrient plusieurs voix de la Montagne. Billaud continue, et ne gardant plus aucun ménagement, dit que Robespierre a toujours cherché à dominer les comités; qu'il s'est retiré lorsqu'on a résisté à sa loi du 22 prairial, et à l'usage qu'il se proposait d'en faire; qu'il a voulu conserver le noble Lavalette, conspirateur à Lille, dans la garde nationale; qu'il a empêché l'arrestation d'Henriot, complice d'Hébert, pour s'en faire une créature; qu'il s'est opposé en outre à l'arrestation d'un secrétaire du comité, qui avait volé cent quatorze mille francs; qu'il a fait enfermer au moyen de son bureau de police, le meilleur comité révolutionnaire de Paris; qu'il a toujours fait en tout sa volonté, et qu'il a voulu se rendre maître absolu. Billaud ajoute qu'il pourrait citer encore beaucoup d'autres faits, mais qu'il suffira de dire qu'hier les agens de Robespierre aux Jacobins, les Dumas, les Coffinhal se sont promis de décimer la convention nationale. Tandis que Billaud énumérait ces griefs, l'assemblée laissait échapper par intervalle des mouvemens d'indignation. Robespierre, livide de colère, avait quitté son siège et gravi l'escalier de la tribune. Placé derrière Billaud, il demandait la parole au président avec une extrême violence. Il saisit le moment où Billaud vient d'achever, pour la redemander encore plus vivement. «A bas le tyran! à bas le tyran!» s'écrie-t-on dans toutes les parties de la salle. Deux fois ce cri accusateur s'élève, et annonce que l'assemblée ose enfin lui donner le nom qu'il méritait. Tandis qu'il insiste, Tallien, qui s'est élancé à la tribune, réclame la parole, et l'obtient avant lui. «Tout à l'heure, dit-il, je demandais que le voile fût entièrement déchiré; je m'aperçois qu'il vient de l'être. Les conspirateurs sont démasqués.

Je savais que ma tête était menacée, et jusqu'ici j'avais gardé le silence; mais hier j'ai assisté à la séance des jacobins, j'ai vu se former l'armée du nouveau Cromwell, j'ai frémi pour la patrie, et je me suis armé d'un poignard pour lui percer le sein, si la convention n'avait pas le courage de le décréter d'accusation.» En achevant ces mots, Tallien montre son poignard, et l'assemblée le couvre d'applaudissemens. Il propose alors l'arrestation du chef des conspirateurs, Henriot. Billaud propose d'y ajouter celle du président Dumas, et du nommé Boulanger, qui, la veille, a été l'un des agitateurs les plus ardens aux Jacobins. On décrète sur-le-champ l'arrestation de ces trois coupables.

Barrère entre dans ce moment, pour faire à l'assemblée les propositions que le comité a délibérées dans la nuit avant de se séparer. Robespierre, qui n'avait pas quitté la tribune, profite de cet intervalle pour demander encore la parole. Ses adversaires étaient décidés à la lui refuser, de peur qu'un reste de crainte et de servilité ne se réveillât à sa voix. Placés tous au sommet de la Montagne, ils poussent de nouvelles clameurs, et, tandis que Robespierre se tourne tantôt vers le président, tantôt vers l'assemblée: «A bas! à bas le tyran!» s'écrient-ils avec des voix de tonnerre. Barrère obtient encore la parole avant Robespierre. On dit que cet homme, qui par vanité avait voulu jouer un rôle, et qui, par faiblesse, tremblait maintenant de s'en être donné un, avait deux discours dans sa poche, l'un pour Robespierre, l'autre pour les comités. Il développe la proposition convenue la nuit: c'est d'abolir le grade de commandant-général, de rétablir l'ancienne loi de la législative, par laquelle chaque chef de légion commandait à son tour la force armée de Paris, et enfin d'appeler le maire et l'agent national à la barre, pour y répondre de la tranquillité de la capitale. Ce décret est adopté sur-le-champ, et un huissier va le communiquer à la commune au milieu des plus grands périls.

Lorsque le décret proposé par Barrère a été adopté, on reprend l'énumération des torts de Robespierre; chacun vient à son tour lui faire un reproche. Vadier, qui voulait avoir découvert une conspiration importante en saisissant Catherine Théot, rapporte, ce qu'il n'avait pas dit la veille, que dom Gerle possédait un certificat de civisme signé par Robespierre, et que, dans un matelas de Catherine, se trouvait une lettre dans laquelle elle appelait Robespierre son fils chéri. Il s'étend ensuite sur l'espionnage dont les comités étaient entourés, avec la diffusion d'un vieillard et une lenteur qui ne convenait pas à l'agitation du moment. Tallien, impatient, remonte à la tribune et prend encore la parole, en disant qu'il faut ramener la question à son véritable point. En effet, on avait décrété Henriot, Dumas, Boulanger, on avait appelé Robespierre un tyran, mais on n'avait pris aucune résolution décisive. Tallien fait observer que ce n'est pas à quelques détails de la vie de cet homme, appelé un tyran, qu'il faut s'attacher, mais qu'il faut en montrer l'ensemble. Alors, il commence un tableau énergique de la conduite de ce rhéteur lâche, orgueilleux et sanguinaire…. Robespierre, suffoqué de colère, l'interrompt par des cris de fureur. Louchet dit: «Il faut en finir; l'arrestation contre Robespierre!—Loseau ajoute: L'accusation contre ce dénonciateur!—L'accusation! l'accusation!» crient une foule de députés. Louchet se lève, et regardant autour de lui, demande si on l'appuie. «Oui, oui, répondent cent voix.» Robespierre le jeune dit de sa place: «Je partage les crimes de mon frère, unissez-moi à lui.» On fait à peine attention à ce dévouement. «L'arrestation! l'arrestation!» crie-t-on encore. Dans ce moment, Robespierre, qui n'avait pas cessé d'aller de sa place au bureau, et du bureau à sa place, s'approche de nouveau du président et lui demande la parole. Mais Thuriot, qui remplaçait Collot-d'Herbois au fauteuil, ne lui répond qu'en agitant sa sonnette. Alors Robespierre se tourne vers la Montagne et n'y trouve que des amis glacés ou des ennemis furieux; il dirige ensuite ses yeux vers la Plaine. «C'est à vous, dit-il, hommes purs, hommes vertueux, c'est à vous que je m'adresse et non aux brigands.» On détourne la tête, ou on le menace. Enfin, il se reporte encore vers le président, et s'écrie: «Pour la dernière fois, président des assassins, je te demande la parole.» Il prononce ces derniers mots d'une voix étouffée et presque éteinte. «Le sang de Danton t'étouffe,» lui dit Garnier (de l'Aube). Duval, impatient de cette lutte, se lève et dit: «Président, est-ce que cet homme sera encore long-temps le maître de la convention?—Ah! qu'un tyran est dur à abattre! ajoute Fréron.—Aux voix! aux voix!» s'écrie Loseau. L'arrestation tant proposée est enfin mise aux voix et décrétée au milieu d'un tumulte épouvantable. A peine le décret est-il rendu, que de tous les côtés de la salle on se lève en criant: Vive la liberté! vive la république! les tyrans ne sont plus!

Une foule de membres se lèvent, et disent qu'ils ont entendu voter pour l'arrestation des complices de Robespierre, Saint-Just et Couthon. Aussitôt on les ajoute au décret. Lebas demande à y être adjoint; on lui accorde sa demande ainsi qu'à Robespierre jeune. Ces hommes inspiraient encore une telle appréhension, que les huissiers de la salle n'avaient pas osé se présenter pour les traduire à la barre. En voyant qu'ils étaient restés sur leurs sièges, on demande pourquoi ils ne descendent pas à la place des accusés; le président répond que les huissiers n'ont pas pu faire exécuter l'ordre. Le cri: A la barre! à la barre! devient aussitôt général. Les cinq accusés y descendent, Robespierre furieux, Saint-Just calme et méprisant, les autres consternés de cette humiliation si nouvelle pour eux. Ils étaient enfin à cette place où ils avaient envoyé Vergniaud, Brissot, Pétion, Camille Desmoulins, Danton, et tant d'autres de leurs collègues, pleins ou de vertu, ou de génie, ou de courage.

Il était cinq heures. L'assemblée avait déclaré la séance permanente; mais en ce moment, accablée de fatigue, elle prend la résolution dangereuse de suspendre la séance jusqu'à sept pour se donner un peu de repos. Les députés se séparent alors, et laissent ainsi à la commune, si elle a quelque audace, la faculté de fermer le lieu de leurs séances et de s'emparer de la domination dans Paris. Les cinq accusés sont conduits au comité de sûreté générale et interrogés par leurs collègues en attendant d'être traduits dans les prisons.

Pendant que ces événemens si importans[1] se passaient dans la convention, la commune était restée dans l'attente. L'huissier Courvol était allé lui signifier le décret qui mettait Henriot en arrestation, et mandait le maire et l'agent national à la barre. Il avait été fort mal accueilli. Ayant demandé un reçu, le maire lui avait répondu: Un jour comme aujourd'hui on ne donne pas de reçu. Va à la convention, va lui dire que nous saurons le maintenir et dis à Robespierre qu'il n'ait pas peur, car nous sommes ici. Le maire s'était exprimé ensuite devant le conseil général de la manière la plus mystérieuse sur le motif de la réunion; il ne parla que du décret qui ordonnait à la commune de veiller à la tranquillité de Paris; il rappela les époques où cette commune avait déployé un grand courage, désignant assez clairement le 31 mai. L'agent national Payan, parlant après le maire, avait proposé d'envoyer deux membres du conseil sur la place de la commune, où se trouvait une foule immense, pour haranguer le peuple et l'inviter à se réunir à ses magistrats pour sauver la patrie. Ensuite on avait rédigé une adresse dans laquelle on disait que des scélérats opprimaient Robespierre, ce citoyen vertueux qui fit décréter le dogme consolateur de l'Être suprême et de l'immortalité de l'ame; Saint-Just, cet apôtre de la vertu, qui fit cesser la trahison au Rhin et au Nord; Couthon, ce citoyen vertueux qui n'a que le coeur et la tête de vivans, mais qui les a brûlans de patriotisme. Aussitôt après, on avait arrêté que les sections seraient convoquées, que les présidens et les commandans de la force armée seraient mandés à la commune pour y recevoir ses ordres. Une députation avait été envoyée aux jacobins pour qu'ils vinssent fraterniser avec la commune, et qu'ils envoyassent au conseil général leurs membres les plus énergiques et un bon nombre de citoyens et citoyennes des tribunes. Sans énoncer encore l'insurrection, la commune en prenait tous les moyens et marchait ouvertement à ce but. Elle ignorait l'arrestation des cinq députés, et c'est pourquoi elle gardait encore quelque réserve.

Pendant ce temps, Henriot était monté à cheval et courait les rues de Paris. Chemin faisant, il apprend qu'on a arrêté cinq représentans; alors il se met à exciter le peuple, en criant que des scélérats oppriment les députés fidèles, qu'ils ont arrêté Couthon, Saint-Just et Robespierre. Ce misérable était à moitié ivre; il s'agitait sur son cheval et brandissait son sabre comme un frénétique. Il se rend d'abord au faubourg Saint-Antoine pour soulever les ouvriers, qui comprenaient à peine ce qu'il voulait dire, et qui d'ailleurs commençaient à s'apitoyer en voyant passer tous les jours de nouvelles victimes. Par un hasard fatal, Henriot rencontre les charrettes. En apprenant l'arrestation de Robespierre, on les avait entourées; et comme Robespierre était supposé l'auteur de tous les meurtres, on s'imaginait que, lui arrêté, les exécutions devaient finir. On voulait, en conséquence, faire rebrousser chemin aux condamnés. Henriot, survenant en cet instant, s'y oppose et fait consommer encore cette dernière exécution. Il revient ensuite, toujours au galop, jusqu'au Luxembourg, et ordonne à la gendarmerie de se réunir à la place de la maison commune. Il prend un détachement à sa suite, descend le long des quais pour se rendre à la place du Carrousel et aller délivrer les prisonniers qui se trouvaient au comité de sûreté générale. En courant sur les quais avec ses aides-de-camp, il renverse plusieurs personnes. Un homme qui avait sa femme sous son bras, se tourne vers les gendarmes, et s'écrie: «Gendarmes, arrêtez ce brigand, il n'est plus votre général!» Un aide-de-camp lui répond par un coup de sabre. Henriot continue sa route, et se jette dans la rue Saint-Honoré; arrivé sur la place du Palais-Égalité (Palais-Royal), il aperçoit Merlin de Thionville, et pousse à lui en criant: «Arrêtez ce coquin! c'est un de ceux qui persécutent les représentans fidèles!» On s'empare aussitôt de Merlin, on le maltraite et on le conduit au premier corps-de-garde. Dans les cours du Palais-National, Henriot fait mettre pied à terre à ceux qui l'accompagnent, et veut pénétrer dans le palais. Les grenadiers lui en refusent l'entrée et croisent la baïonnette. Dans ce moment, un huissier s'avance et dit: «Gendarmes, arrêtez ce rebelle; un décret de la convention vous l'ordonne!» Aussitôt on entoure Henriot, on le désarme, lui et plusieurs de ses aides-de-camp, on les garrotte et on les conduit dans la salle du comité de sûreté générale, auprès de Robespierre, Couthon, Saint-Just et Lebas.

[Illustration: LA DERNIÈRE CHARRETTE.]

Jusqu'ici tout allait bien pour la convention; ses décrets, hardiment rendus, étaient heureusement exécutés; mais la commune et les jacobins, qui n'avaient pas encore proclamé ouvertement l'insurrection, allaient éclater maintenant, et réaliser leur projet d'un 2 juin. Par bonheur, tandis que la convention suspendait imprudemment sa séance, la commune faisait de même, et le temps était perdu pour tout le monde.

Le conseil ne se rassemble de nouveau qu'à six heures. A cette reprise de la séance, l'arrestation des cinq députés et d'Henriot était connue. Le conseil, à cette nouvelle, ne se contient plus, et déclare qu'il s'insurge contre les oppresseurs du peuple, qui veulent faire périr ses défenseurs. Il ordonne de sonner le tocsin à l'Hôtel-de-Ville et dans toutes les sections. Il députe un de ses membres dans chacune d'elles, pour les pousser à l'insurrection, et les décider à envoyer leurs bataillons à la commune. Il envoie des gendarmes fermer les barrières, et enjoint à tous les concierges des prisons de refuser les prisonniers qui leur seraient présentés. Enfin il nomme une commission exécutive de douze membres, dans laquelle se trouvent Payan et Coffinhal, pour diriger l'insurrection, et user de tous les pouvoirs souverains du peuple. Dans ce moment, on avait déjà réuni sur la place de la commune quelques bataillons des sections, plusieurs compagnies de canonniers, et une grande partie de la gendarmerie. On commence à faire prêter le serment aux commandans des bataillons actuellement réunis. Ensuite on ordonne à Coffinhal de se rendre avec quelques cents hommes à la convention, pour délivrer les prisonniers.

Déjà Robespierre aîné avait été conduit au Luxembourg, Robespierre jeune à maison Lazare, Couthon à Port-Libre, Saint-Just aux Écossais, Lebas à la maison de justice du département. L'ordre donné par la commune aux concierges fut exécuté, et on refusa les prisonniers. Les administrateurs de police s'en emparèrent, et les conduisirent en voiture à la mairie. Quand Robespierre parut, on l'embrassa, on le combla de témoignages de dévouement, et on jura de mourir pour le défendre lui et tous les députés fidèles. Pendant ce temps, Henriot était seul resté au comité de sûreté générale. Coffinhal, vice-président des jacobins, y arriva le sabre à la main, avec quelques compagnies des sections, envahit les salles du comité, en chassa les membres, et délivra Henriot et ses aides-de-camp. Henriot, délivré, courut sur la place du Carrousel, retrouva encore ses chevaux, s'élança sur l'un d'eux, et, avec assez de présence d'esprit, dit aux compagnies des sections et aux canonniers qui se trouvaient autour de lui, que le comité venait de le déclarer innocent, et de lui restituer le commandement. Alors on l'entoura, il se fit suivre par une foule assez nombreuse, se mit à donner des ordres contre la convention, et à préparer le siège de la salle.

Il était sept heures du soir. La convention rentrait à peine en séance, et dans l'intervalle la commune avait acquis de grands avantages. Elle avait, comme on vient de le voir, proclamé l'insurrection, envoyé des commissaires aux sections, réuni déjà autour d'elle beaucoup de compagnies de canonniers et de gendarmes, et délivré les prisonniers. Elle pouvait, avec de l'audace, marcher promptement sur la convention, et lui faire révoquer ses décrets. Elle comptait en outre sur l'école de Mars, dont le commandant Labretèche lui était entièrement dévoué.

Les députés s'assemblent en tumulte, et se communiquent avec effroi les nouvelles de la soirée. Les membres des comités, incertains, effrayés, sont réunis dans une petite salle, à côté du bureau du président. Là, ils délibèrent sans savoir à quel parti s'arrêter. Plusieurs députés se succèdent à la tribune, et racontent ce qui se passe dans Paris. On rapporte que les prisonniers sont élargis, que la commune s'est réunie aux jacobins, qu'elle dispose déjà d'une force considérable, et que la convention va bientôt être assiégée. Bourdon propose de sortir en corps et de se montrer au peuple, pour le ramener. Legendre s'efforce de rassurer l'assemblée, en lui disant qu'elle ne trouvera partout que de purs et fidèles montagnards prêts à la défendre, et il montre dans ce moment de péril un courage qu'il n'avait pas eu contre Robespierre. Billaud monte à la tribune, et annonce qu'Henriot est sur la place du Carrousel, qu'il a égaré les canonniers, qu'il a fait tourner les canons contre la salle de la convention, et qu'il va commencer l'attaque. Collot-d'Herbois se place alors au fauteuil, qui, par la disposition de la salle, devait recevoir les premiers boulets, et dit en s'asseyant: «Représentans, voici le moment de mourir à notre poste. Des scélérats ont envahi le Palais-National.» A ces mots, tous les députés, dont les uns étaient debout, dont les autres erraient dans la salle, reprennent leurs places, et demeurent assis dans un silence majestueux. Tous les citoyens des tribunes s'enfuient avec un bruit épouvantable, et ne laissent après eux qu'un nuage de poussière. La convention reste abandonnée, et convaincue qu'elle va être égorgée, mais résolue à périr plutôt que de souffrir un Cromwell. Admirons ici l'empire de l'occasion sur les courages! Ces mêmes hommes si long-temps soumis au rhéteur qui les haranguait, bravent aujourd'hui les canons qu'il a fait diriger contre eux, avec une sublime résignation. Des membres de l'assemblée entrent et sortent, et apportent des nouvelles de ce qui se passe au Carrousel. Henriot y donne toujours des ordres. «Hors la loi, hors la loi le brigand!» s'écrie-t-on dans la salle. On rend aussitôt le décret de mise hors la loi, et des députés vont le publier devant le Palais-National.

Dans ce moment, Henriot, qui avait égaré les canonniers, et avait fait tourner les pièces contre la salle, voulait les engager à tirer. Il ordonne le feu, mais ceux-ci hésitent. Des députés s'écrient: «Canonniers, vous déshonorerez-vous? ce brigand est hors la loi!» Les canonniers alors refusent positivement d'obéir à Henriot. Abandonné des siens, il n'a que le temps de tourner bride, et de s'enfuir à la commune.

Ce premier danger passé, la convention met hors la loi les députés qui se sont soustraits à ses décrets, et tous les membres de la commune qui sont en révolte. Cependant, ce n'était pas tout. Si Henriot n'était plus à la place du Carrousel, les révoltés étaient encore à la commune avec toutes leurs forces, et avaient encore la ressource d'un coup de main. Il fallait obvier à ce grand péril. On délibérait sans agir. Dans la petite salle située derrière le bureau où se trouvaient les comités et beaucoup de représentans, on proposa de nommer un commandant de la force armée, pris dans le sein de l'assemblée. «Qui? demande-t-on.—Barras, répond une voix, et il aura le courage d'accepter.» Aussitôt Vouland court à la tribune, et propose de nommer le représentant Barras pour diriger la force armée. La convention accepte la proposition, nomme Barras, et lui adjoint sept autres députés, pour commander sous ses ordres, Fréron, Ferrand, Rovère, Delmas, Bolleti, Léonard Bourdon, et Bourdon (de l'Oise). A cette proposition, un membre de l'assemblée en ajoute une autre, qui n'est pas moins importante, c'est de choisir des représentans pour aller éclairer les sections, et leur demander le secours de leurs bataillons. Cette dernière mesure était la plus nécessaire, car il était urgent de décider les sections incertaines ou trompées.

Barras court vers les bataillons déjà réunis, pour leur signifier ses pouvoirs, et les distribuer autour de la convention. Les députés envoyés aux sections s'y rendent pour les haranguer. Dans ce moment, la plupart étaient incertaines; très peu tenaient pour la commune et pour Robespierre. Chacun avait horreur de ce système atroce qu'on imputait à Robespierre, et désirait un événement qui en délivrât la France. Cependant la crainte paralysait encore tous les citoyens. On n'osait pas se décider. La commune, à laquelle les sections étaient habituées à obéir, les avait mandées, et quelques-unes, n'osant résister, avaient envoyé des commissaires, non pas pour adhérer au projet de l'insurrection, mais pour s'instruire des événemens. Paris était dans l'incertitude et l'anxiété. Les parens des prisonniers, leurs amis, tous ceux qui souffraient de ce régime cruel, sortaient de leurs maisons, s'approchaient de rue en rue vers les lieux où régnait le bruit, et tâchaient de recueillir quelques nouvelles. Les malheureux détenus ayant aperçu de leurs fenêtres grillées beaucoup de mouvement, et entendu beaucoup de rumeur, se doutaient de quelque chose, mais ils tremblaient encore que ce nouvel événement n'aggravât leur sort. Cependant la tristesse des geôliers, des mots dits à l'oreille des faiseurs de listes, la consternation qui s'en était suivie, avaient un peu dissipé les doutes. Bientôt on avait su par des mots échappés que Robespierre était en péril; des parens étaient venus se placer sous les fenêtres des prisons, et indiquer par des signes ce qui se passait; alors les prisonniers se réunissant avaient laissé éclater l'allégresse la plus vive. Les infâmes délateurs tremblans avaient pris quelques-uns des suspects à part, s'étaient efforcés de se justifier, et de persuader qu'ils n'étaient pas les auteurs des listes de proscription. Quelques-uns s'avouant coupables, disaient cependant avoir retranché des noms; l'un n'en avait donné que quarante, sur deux cents qu'on lui demandait; un autre avait détruit des listes entières. Dans leur effroi, ces misérables s'accusaient réciproquement, et se renvoyaient l'infamie les uns aux autres.

Les députés répandus dans les sections n'avaient pas eu de peine à l'emporter sur les obscurs envoyés de la commune. Les sections qui avaient acheminé leurs bataillons à l'Hôtel-de-Ville les rappelaient, les autres dirigeaient les leurs vers le Palais-National. Déjà ce palais était suffisamment entouré. Barras vint l'annoncer à l'assemblée, et courut ensuite à la plaine des Sablons, pour remplacer Labretèche, qui était destitué, et amener l'école de Mars au secours de la convention.

La représentation nationale se trouvait maintenant à l'abri d'un coup de main. En effet, c'était le cas de marcher sur la commune, et de prendre l'initiative qu'elle ne prenait pas elle-même. On se décide à marcher sur l'Hôtel-de-Ville. Léonard Bourdon, qui était à la tête d'un grand nombre de bataillons, se met en marche. Au moment où il annonce qu'il va s'acheminer sur les rebelles. «Pars, lui dit Tallien qui occupait le fauteuil, et que le soleil en se levant ne trouve plus les conspirateurs vivans.» Léonard Bourdon débouche par les quais, et arrive sur la place de l'Hôtel-de-Ville. Un grand nombre de gendarmes, de canonniers, et de citoyens armés des sections, s'y trouvaient encore. Un agent du comité de salut public, nommé Dulac, a le courage de se glisser dans leurs rangs, et de leur lire le décret de la convention qui mettait la commune hors la loi. Le respect qu'on avait contracté pour cette assemblée, au nom de qui tout se faisait depuis deux ans, le respect pour les mots de loi et de république, l'emportent. Les bataillons se séparent: les uns retournent chez eux, les autres se réunissent à Léonard Bourdon, et la place de la commune reste déserte. Ceux qui la gardaient, et ceux qui viennent d'arriver pour l'attaquer, se rangent dans les rues environnantes pour occuper toutes les avenues.

On avait une telle idée de la résolution des conspirateurs, et on était si étonné de les voir presque immobiles dans l'Hôtel-de-Ville, qu'on hésitait à approcher. Léonard Bourdon craignait qu'ils n'eussent miné l'Hôtel-de-Ville. Cependant il n'en était rien; ils délibéraient en tumulte, proposaient d'écrire aux armées et aux provinces, ne savaient pas au nom de qui ils devaient écrire, et n'osaient pas prendre un parti décisif. Si Robespierre eût osé, en homme d'action, se montrer et marcher sur la convention, elle eût été mise en péril. Mais il n'était qu'un rhéteur, et d'ailleurs il sentait, et tous ses partisans sentaient avec lui, que l'opinion les abandonnait. La fin de cet affreux régime était arrivée; la convention était partout obéie, et les mises hors la loi produisaient un effet magique. Eût-il été doué d'une plus grande énergie, il aurait été découragé par ces circonstances, supérieures à toute force individuelle. Le décret de mise hors la loi frappa tout le monde de stupeur, lorsque de la place de la commune il parvint à l'Hôtel-de-Ville. Payan, qui le reçut, le lut à haute voix, et, avec une grande présence d'esprit, ajouta à la liste des personnes mises hors la loi le peuple des tribunes, ce qui n'était pas dans le décret. Contre son attente le peuple des tribunes s'échappa avec effroi, ne voulant pas partager l'anathème lancé par la convention. Alors le plus grand découragement s'empara des conjurés. Henriot descendit sur la place pour haranguer les canonniers, mais il ne trouva plus un seul homme. Il s'écria en jurant: «Comment! ces scélérats de canonniers, qui m'ont sauvé il y a quelques heures, m'abandonnent maintenant!» Alors il remonte furieux pour annoncer cette nouvelle au conseil. Les conjurés sont plongés dans le désespoir; ils se voient abandonnés par leurs troupes, et cernés de tous côtés par celles de la convention; ils s'accusent, et se reprochent leur malheur. Coffinhal, homme énergique, et qui avait été mal secondé, s'indigne contre Henriot, et lui dit: «Scélérat, c'est ta lâcheté qui nous a perdus.» Il se précipite sur lui, et, le saisissant au milieu du corps, le jette par une fenêtre. Le misérable Henriot tombe sur un tas d'ordures, qui amortissent la chute, et empêchent qu'elle ne soit mortelle. Lebas se tire un coup de pistolet; Robespierre jeune se jette par une fenêtre; Saint-Just reste calme et immobile, une arme à la main, et sans vouloir se frapper; Robespierre se décide enfin à terminer sa carrière, et trouve dans cette extrémité le courage de se donner la mort. Il se tire un coup de pistolet qui, portant au-dessous de la lèvre, lui perce seulement la joue, et ne lui fait qu'une blessure peu dangereuse.

Dans ce moment, quelques hommes hardis, le nommé Dulac, le gendarme Méda, et plusieurs autres, laissant Bourdon avec ses bataillons sur la place de la commune, montent armés de sabres et de pistolets, et entrent dans la salle du conseil, à l'instant même où le bruit des deux coups de feu venait de se faire entendre. Les officiers municipaux allaient ôter leur écharpe, mais Dulac menace de sabrer le premier qui songera à s'en dépouiller. Tout le monde reste immobile; on s'empare de tous les officiers municipaux, des Payan, des Fleuriot, des Dumas, des Coffinhal, etc.; on emporte les blessés sur des brancards, et on se rend triomphalement à la convention…. Il était trois heures du matin. Les cris de victoire retentissent autour de la salle, et pénètrent jusque sous ses voûtes. Alors les cris de vive la liberté! vive la convention! à bas les tyrans! s'élèvent de toutes parts. Le président dit ces paroles: «Représentans, Robespierre et ses complices sont à la porte de votre salle; voulez-vous qu'on les transporte devant vous?—Non, non, s'écrie-t-on de tous côtés; au supplice les conspirateurs!»

Robespierre est transporté avec les siens dans la salle du comité de salut public. On l'étend sur une table, et on lui met quelques cartons sous la tête. Il conservait sa présence d'esprit, et paraissait impassible. Il avait un habit bleu, le même qu'il portait à la fête de l'Être suprême, des culottes de nankin, et des bas blancs, qu'au milieu de ce tumulte il avait laissé retomber sur ses souliers. Le sang jaillissait de sa blessure, il l'essuyait avec un fourreau de pistolet. On lui présentait de temps en temps des morceaux de papier, qu'il prenait pour s'essuyer le visage. Il demeura ainsi plusieurs heures exposé à la curiosité et aux outrages d'une foule de gens. Quand le chirurgien arriva pour le panser, il se leva lui-même, descendit de dessus la table, et alla se placer sur un fauteuil. Il subit un pansement douloureux, sans faire entendre aucune plainte. Il avait l'insensibilité et la sécheresse de l'orgueil humilié. Il ne répondait à aucune parole. On le transporta ensuite avec Saint-Just, Couthon et les autres, à la Conciergerie. Son frère et Henriot avaient été recueillis à moitié morts, dans les rues qui avoisinent l'Hôtel-de-Ville.

La mise hors la loi dispensait d'un jugement; il suffisait de constater l'identité. Le lendemain matin, 10 thermidor (28 juillet), les coupables comparaissent au nombre de vingt-un devant le tribunal où ils avaient envoyé tant de victimes. Fouquier-Tinville fait constater l'identité, et à quatre heures de l'après-midi il les fait conduire au supplice. La foule, qui depuis long-temps avait déserté le spectacle des exécutions, était accourue ce jour-là avec un empressement extrême. L'échafaud avait été élevé à la place de la Révolution. Un peuple immense encombrait la rue Saint-Honoré, les Tuileries, et la grande place. De nombreux parens[1] des victimes suivaient les charrettes en vomissant des imprécations; beaucoup s'approchaient en demandant à voir Robespierre: les gendarmes le leur désignaient avec la pointe de leur sabre. Quand les coupables furent arrivés à l'échafaud, les bourreaux montrèrent Robespierre à tout le peuple, ils détachèrent la bande qui entourait sa joue, et lui arrachèrent le premier cri qu'il eût poussé jusque-là. Il expira avec l'impassibilité qu'il montrait depuis vingt-quatre heures. Saint-Just mourut avec le courage dont il avait toujours fait preuve. Couthon était abattu; Henriot et Robespierre le jeune étaient presque morts de leurs blessures. Des applaudissemens accompagnaient chaque coup de la hache fatale, et la foule faisait éclater une joie extraordinaire. L'allégresse était générale dans Paris. Dans les prisons on entendait retentir des cantiques; on s'embrassait avec une espèce d'ivresse, et on payait jusqu'à 30 fr. les feuilles qui rapportaient les derniers événemens. Quoique la convention n'eût pas déclaré qu'elle abolissait le système de la terreur, quoique les vainqueurs eux-mêmes fussent ou les auteurs ou les apôtres de ce système, on le croyait fini avec Robespierre, tant il en avait assumé sur lui toute l'horreur.

[Illustration: ST. JUST.]

Telle fut cette heureuse catastrophe, qui termina la marche ascendante de la révolution, pour commencer sa marche rétrograde. La révolution avait, au 14 juillet 1789, renversé l'ancienne constitution féodale; elle avait, au 5 et au 6 octobre, arraché le roi à sa cour, pour s'assurer de lui; elle s'était fait ensuite une constitution, et l'avait confiée au monarque en 1791 comme à l'essai. Regrettant bientôt d'avoir fait cet essai malheureux, désespérant de concilier la cour avec la liberté, elle avait envahi les Tuileries au 10 août, et plongé Louis XVI dans les fers. L'Autriche et la Prusse s'avançant pour la détruire, elle jeta, pour nous servir de son langage terrible, elle jeta, comme gant du combat, la tête d'un roi et de six mille prisonniers; elle s'engagea d'une manière irrévocable dans cette lutte, et repoussa les coalisés par un premier effort. Sa colère doubla le nombre de ses ennemis; l'accroissement de ses ennemis et du danger redoubla sa colère, et la changea en fureur. Elle arracha violemment du temple des lois des républicains sincères, mais qui, ne comprenant pas ses extrémités, voulaient la modérer. Alors elle eut à combattre une moitié de la France, la Vendée et l'Europe. Par l'effet de cette action et de cette réaction continuelles des obstacles sur sa volonté, et de sa volonté sur les obstacles, elle arriva au dernier degré de péril et d'emportement; elle éleva des échafauds, et envoya un million d'hommes sur les frontières. Alors sublime et atroce à la fois, on la vit détruire avec une fureur aveugle, administrer avec une promptitude surprenante et une prudence profonde. Changée par le besoin d'une action forte, de démocratie turbulente en dictature absolue, elle devint réglée, silencieuse et formidable. Pendant toute la fin de 93 jusqu'au commencement de 94, elle marcha unie par l'imminence du péril. Mais quand la victoire eut couronné ses efforts, à la fin de 93, un dissentiment put naître alors, car des coeurs généreux et forts, calmés par le succès, criaient: «Miséricorde aux vaincus!» Mais tous les coeurs n'étaient pas calmés encore; le salut de la révolution n'était pas évident à tous les esprits; la pitié des uns excita la fureur des autres, et il y eut des extravagans qui voulurent pour tout gouvernement un tribunal de mort. La dictature frappa les deux nouveaux partis qui embarrassaient sa marche. Hébert, Ronsin, Vincent, périrent avec Danton, Camille Desmoulins. La révolution continua ainsi sa carrière, se couvrit de gloire dès le commencement de 1794, vainquit toute l'Europe, et la couvrit de confusion. C'était le moment où la pitié devait enfin l'emporter sur la colère. Mais il arriva ce qui arrive toujours: de l'incident d'un jour on voulut faire un système. Les chefs du gouvernement avaient systématisé la violence et la cruauté, et, lorsque les dangers et les fureurs étaient passés, voulaient égorger et égorger encore; mais l'horreur publique s'élevait de toutes parts. A l'opposition, ils voulaient répondre par le moyen accoutumé: la mort! Alors un même cri partit à la fois de leurs rivaux de pouvoir, de leurs collègues menacés, et ce cri fut le signal du soulèvement général. Il fallut quelques instans pour secouer l'engourdissement de la crainte; mais on y réussit bientôt, et le système de la terreur fut renversé.

On se demande ce qui serait arrivé si Robespierre l'eût emporté. L'abandon où il se trouva prouve que c'était impossible. Mais eût-il été vainqueur, il aurait fallu ou qu'il cédât au sentiment général, ou qu'il succombât plus tard. Comme tous les usurpateurs, il aurait été forcé de faire succéder aux horreurs des factions, un régime calme et doux. Mais d'ailleurs ce n'est pas à lui qu'il appartenait d'être cet usurpateur. Notre révolution était trop vaste pour que le même homme, député à la constituante en 1789, fût proclamé empereur ou protecteur en 1804, dans l'église Notre-Dame. Dans un pays moins avancé et moins étendu, comme l'était l'Angleterre, où le même homme pouvait encore être tribun et général, et réunir ces deux fonctions, un Cromwell a pu être à la fois homme de parti au commencement, soldat usurpateur à la fin. Mais dans une révolution aussi étendue que la nôtre, et où la guerre a été si terrible et si dominante, où le même individu ne pouvait occuper en même temps la tribune et les camps, les hommes de parti se sont d'abord dévorés entre eux; après eux sont venus les hommes de guerre, et un soldat est resté le dernier maître.

Robespierre ne pouvait donc remplir chez nous le rôle d'usurpateur. Pourquoi lui fut-il donné de survivre à tous ces révolutionnaires fameux, qui lui étaient si supérieurs en génie et en puissance, à un Danton, par exemple?… Robespierre était intègre, et il faut une bonne réputation pour captiver les masses. Il était sans pitié, et elle perd ceux qui en ont dans les révolutions. Il avait un orgueil opiniâtre et persévérant, et c'est le seul moyen de se rendre toujours présent aux esprits. Avec cela, il dut survivre à tous ses rivaux. Mais il fut de la pire espèce des hommes. Un dévot sans passions, sans les vices auxquels elles exposent, mais sans le courage, la grandeur et la sensibilité qui les accompagnent ordinairement; un dévot ne vivant que de son orgueil et de sa croyance, se cachant au jour du danger, revenant se faire adorer après la victoire remportée par d'autres, est un des êtres les plus odieux qui aient dominé les hommes, et on dirait les plus vils, s'il n'avait eu une conviction forte et une intégrité reconnue.

CHAPITRE XXIII.

CONSÉQUENCES DU 9 THERMIDOR.—MODIFICATIONS APPORTÉES AU GOUVERNEMENT RÉVOLUTIONNAIRE.—RÉORGANISATION DU PERSONNEL DES COMITÉS.—RÉVOCATION DE LA LOI DU 22 PRAIRIAL; DÉCRETS D'ARRESTATION CONTRE FOUQUIER-TINVILLE, LEBON, ROSSIGNOL, ET AUTRES AGENS DE LA DICTATURE; SUSPENSION DU TRIBUNAL RÉVOLUTIONNAIRE; ÉLARGISSEMENT DES SUSPECTS.—DEUX PARTIS SE FORMENT, LES MONTAGNARDS ET LES THERMIDORIENS.—RÉORGANISATION DES COMITÉS DE GOUVERNEMENT.—MODIFICATION DES COMITÉS RÉVOLUTIONNAIRES.—ÉTAT DES FINANCES, DU COMMERCE ET DE L'AGRICULTURE APRÈS LA TERREUR.—ACCUSATION PORTÉE CONTRE LES MEMBRES DES ANCIENS COMITÉS, ET DÉCLARÉE CALOMNIEUSE PAR LA CONVENTION.—EXPLOSION DE LA POUDRIÈRE DE GRENELLE.—EXASPÉRATION DES PARTIS.—RAPPORT FAIT A LA CONVENTION SUR L'ÉTAT DE LA FRANCE.—NOMBREUX ET IMPORTANS DÉCRETS SUR TOUTES LES PARTIES DE L'ADMINISTRATION.—LES RESTES DE MARAT SONT TRANSPORTÉS AU PANTHÉON ET MIS A LA PLACE DE CEUX DE MIRABEAU.

Les événemens des 9 et 10 thermidor répandirent une joie que plusieurs jours ne purent calmer. L'ivresse était générale. Une foule de gens, qui avaient quitté leur province pour se cacher à Paris, se jetaient dans les voitures publiques pour aller annoncer chez eux la nouvelle de la commune délivrance. On les arrêtait partout sur les routes, pour leur demander des détails. En apprenant ces heureux événemens, les uns rentraient dans les demeures qu'ils avaient quittées depuis long-temps; les autres, ensevelis dans des caches souterraines, osaient reparaître à la lumière. Les détenus qui remplissaient les nombreuses prisons de la France, commençaient à espérer la liberté, ou du moins cessaient de craindre l'échafaud.

On ne s'expliquait pas encore bien la nature de la révolution qui venait de s'opérer; on ne se demandait pas jusqu'à quel point les membres survivans du comité de salut public étaient disposés à persister dans le système révolutionnaire, jusqu'à quel point la convention était disposée à entrer dans leurs vues; on ne voyait, on ne comprenait qu'une chose, la mort de Robespierre. C'était lui qui avait été le chef du gouvernement; c'est à lui qu'on imputait les emprisonnemens, les exécutions, tous les actes enfin de la dernière tyrannie. Robespierre mort, il semblait que tout devait changer, et prendre une face nouvelle.

A la suite d'un grand événement, l'attente publique devient un besoin irrésistible qu'il faut satisfaire. Après deux jours consacrés à recevoir les félicitations, à écouter les adresses où chacun répétait Catilina n'est plus, la république est sauvée, à récompenser les actes de courage, à voter des monumens pour rendre immortelle la grande journée du 9, la convention s'occupa enfin des mesures que réclamait sa situation.

Les commissions populaires instituées pour faire le triage des détenus, le tribunal révolutionnaire composé par Robespierre, le parquet de Fouquier-Tinville, étaient encore en fonction, et n'avaient besoin que d'un signe d'encouragement pour continuer leurs opérations terribles. Dans la séance même du 11 thermidor (29 juillet), on demanda et on décréta l'épuration des commissions populaires. Élie Lacoste appela l'attention sur le tribunal révolutionnaire, et en proposa la suspension, en attendant qu'il fût réorganisé d'après d'autres principes, et composé d'autres hommes. La proposition d'Élie Lacoste fut adoptée; et, pour ne pas retarder le jugement des complices de Robespierre, on convint de nommer, séance tenante, une commission provisoire pour remplacer le tribunal révolutionnaire. Dans la séance du soir, Barrère, qui continuait son rôle de rapporteur, vint annoncer encore une victoire, l'entrée des Français à Liège, et entretint ensuite l'assemblée de l'état des comités qui avaient été mutilés à plusieurs reprises, et réduits par l'échafaud ou par les missions à un petit nombre de membres. Robespierre, Saint-Just et Couthon avaient expiré la veille. Hérault-Séchelles était mort avec Danton.

Jean-Bon-Saint-André, Prieur (de la Marne), étaient en mission. Il ne restait plus que Carnot, qui s'occupait exclusivement de la guerre, Prieur (de la Côte-d'Or), chargé du soin des armes et poudres, Robert Lindet des approvisionnemens et du commerce, Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois de la correspondance avec les corps administratifs, Barrère enfin des rapports. Sur douze, ils n'étaient donc plus que six. Le comité de sûreté générale était plus complet, et suffisait bien à ses fonctions. Barrère proposait de remplacer les trois membres morts la veille sur l'échafaud par trois membres nouveaux, en attendant le renouvellement général des comités, qui était fixé au 20 de chaque mois, et qui avait cessé d'avoir lieu depuis le consentement tacite donné à la dictature. C'était aborder de grandes questions: allait-on renvoyer tous les hommes qui avaient fait partie du dernier gouvernement? Allait-on changer non-seulement les hommes, mais les choses, modifier la forme des comités, prendre des précautions contre leur trop grande influence, limiter leurs attributions, en un mot opérer une révolution complète dans l'administration? Telles étaient les questions soulevées par la proposition de Barrère. D'abord on s'éleva contre cette manière expéditive et dictatoriale de procéder, consistant à proposer et à nommer les membres des comités dans la même séance. On demanda l'impression de la liste, et l'ajournement pour les choix. Dubois-Crancé s'avança davantage, et se plaignit de l'absence prolongée des membres des comités. «Si on avait, dit-il, remplacé Hérault-Séchelles; si on n'avait pas toujours laissé Prieur (de la Marne) et Jean-Bon-Saint-André en mission, on aurait été plus assuré d'avoir une majorité, et on n'aurait pas hésité si long-temps à attaquer les triumvirs.» Il soutint ensuite que les hommes se fatiguaient au pouvoir, et y contractaient des goûts dangereux. En conséquence il proposa de décréter qu'à l'avenir aucun membre des comités ne pourrait aller en mission, et que chaque comité serait renouvelé par quart tous les mois. Cambon, poussant la discussion plus avant, dit qu'il fallait réorganiser le gouvernement en entier. Le comité de salut public, suivant lui, s'était emparé de tout, et il résultait de là que ses membres, même en travaillant jour et nuit, ne pouvaient suffire à leur tâche, et que les comités de finances, de législation, de sûreté générale, étaient réduits à une nullité complète. Il fallait faire, en conséquence, une nouvelle distribution des pouvoirs, de manière à empêcher que le comité de salut public ne fût accablé, et que les autres ne fussent annulés.

La discussion ainsi provoquée, on allait porter la main sur toutes les parties du gouvernement révolutionnaire. Bourdon (de l'Oise), dont l'opposition au système de Robespierre était bien connue, puisqu'il devait être l'une de ses premières victimes, arrêta ce mouvement inconsidéré. Il dit qu'on avait eu jusqu'ici un gouvernement habile et vigoureux, qu'on lui devait le salut de la France et d'immortelles victoires, qu'il fallait craindre de porter sur son organisation une main imprudente, que toutes les espérances des aristocrates venaient de se réveiller, et qu'il fallait, en se gardant d'une nouvelle tyrannie, modifier cependant avec ménagement une institution à laquelle on avait dû de si grands résultats. Cependant Tallien, le héros du 9, voulait qu'on abordât au moins certaines questions, et ne voyait aucun danger à les décider sur-le-champ. Pourquoi, par exemple, ne pas décréter à l'instant même que les comités seraient renouvelés par quart tous les mois? Cette proposition de Dubois-Crancé, reproduite par Tallien, fut accueillie avec enthousiasme, et adoptée aux cris de vive la république. A cette mesure le député Delmas voulut en faire ajouter une autre. «Vous venez, dit-il à l'assemblée, de tarir la source de l'ambition; pour compléter votre décret, je demande que vous décidiez que nul membre ne pourra rentrer dans un comité qu'un mois après en être sorti.» La proposition de Delmas, accueillie comme la précédente, fut aussitôt adoptée. Ces principes admis, il fut convenu qu'une commission présenterait un nouveau plan pour l'organisation de comités de gouvernement.

Le lendemain, six membres furent choisis pour remplacer, au comité de salut public, les membres morts ou absens. Cette fois la présentation faite par Barrère ne fut pas confirmée. On nomma Tallien, pour le récompenser de son courage; Bréard, Thuriot, Treilhard, membres du premier comité de salut public; enfin les deux députés Laloi et Eschassériaux l'aîné; ce dernier très versé dans les matières de finances et d'économie publique. Le comité de sûreté générale subit aussi des changemens. On s'élevait de toutes parts contre David, qu'on disait dévoué à Robespierre; contre Jagot et Lavicomterie, qu'on accusait d'avoir été d'horribles inquisiteurs. Une foule de voix demandèrent leur remplacement, il fut décrété. On désigna, pour les remplacer et pour compléter le comité de sûreté générale, plusieurs des athlètes qui s'étaient signalés dans la journée du 9; Legendre, Merlin (de Thionville), Goupilleau (de Fontenay), André Dumont, Jean Debry, Bernard (de Saintes). On rapporta ensuite la loi du 22 prairial à l'unanimité. On s'éleva avec indignation contre le décret qui permettait d'enfermer un député sans qu'il fût préalablement entendu par la convention, décret funeste qui avait conduit à la mort d'illustres victimes présentes à tous les souvenirs, Danton, Camille Desmoulins, Hérault-Séchelles, etc. Le décret fut rapporté. Ce n'était pas tout que de changer les choses; il était des hommes auxquels le ressentiment public ne pouvait pardonner. «Tout Paris, s'écria Legendre, vous demande le supplice justement mérité de Fouquier-Tinville.» Cette demande fut aussitôt décrétée, et Fouquier mis en accusation. «On ne peut plus siéger à côté de Lebon,» s'écria une autre voix, et tous les yeux se portèrent sur le proconsul qui avait ensanglanté la ville d'Arras, et dont les excès avaient provoqué des réclamations, même sous Robespierre. Lebon fut aussitôt décrété d'arrestation. On revint sur David, qu'on s'était contenté d'abord d'exclure du comité de sûreté générale, et il fut mis aussi en arrestation. On prit la même mesure contre Héron, le chef des agens de la police instituée par Robespierre; contre le général Rossignol, déjà bien connu; contre Hermann, président du tribunal révolutionnaire avant Dumas, et devenu, par les soins de Robespierre, le chef de la commission des tribunaux.

Ainsi le tribunal révolutionnaire était suspendu, la loi du 22 prairial rapportée, les comités de salut public et de sûreté générale recomposés en partie, les principaux agens de la dernière dictature arrêtés et poursuivis. Le caractère de la dernière révolution se prononçait; l'essor était donné aux espérances et aux réclamations de toute espèce. Les détenus qui remplissaient les prisons, leurs familles, se disaient avec joie qu'ils allaient jouir des résultats de la journée du 9. Avant ce moment heureux, les parens des suspects n'osaient plus réclamer, même pour faire valoir les raisons les plus légitimes, dans la crainte, soit d'éveiller l'attention de Fouquier-Tinville, soit d'être incarcérés eux-mêmes pour avoir sollicité en faveur des aristocrates. Le temps dès terreurs était passé. On commença à se réunir de nouveau dans les sections; autrefois abandonnées aux sans-culottes payés à quarante sous par jour, elles furent aussitôt remplies de gens qui venaient de reparaître à la lumière, de parens des prisonniers, de pères, frères, ou fils des victimes immolées par le tribunal révolutionnaire. Le désir de délivrer leurs proches animait les uns; la vengeance animait les autres. On demanda dans toutes les sections la liberté des détenus, et on se rendit à la convention pour l'obtenir d'elle. Ces demandes furent renvoyées au comité de sûreté générale, qui était chargé de vérifier l'application de la loi des suspects. Quoiqu'il renfermât encore le plus grand nombre des individus qui avaient signé les ordres d'arrestation, la force des circonstances et l'adjonction de nouveaux membres devaient le faire incliner à la clémence. Il commença en effet à prononcer les élargissemens en foule. Quelques-uns de ses membres, tels que Legendre, Merlin et autres, parcoururent les prisons pour entendre les réclamations, et y répandirent la joie par leur présence et leurs paroles; les autres, siégeant jour et nuit, reçurent les sollicitations des parens, qui se pressaient pour demander des mises en liberté. Le comité était chargé d'examiner si les prétendus suspects avaient été enfermés sur les motifs de la loi du 17 septembre, et si ces motifs étaient spécifiés dans les mandats d'arrêt. Ce n'était là que revenir à la loi du 17 septembre mieux exécutée; cependant c'était assez pour vider presque en entier les prisons. La précipitation des agens révolutionnaires avait, en effet, été si grande, qu'ils arrêtaient le plus souvent sans énoncer les motifs, et sans en donner communication aux détenus. On élargit comme on avait enfermé, c'est-à-dire en masse. La joie, moins bruyante, devint alors plus réelle; elle se répandit dans les familles, qui recouvraient un père, un frère, un fils, dont elles avaient été long-temps privées, et qu'elles avaient même crus destinés à l'échafaud. On vit sortir ces hommes que leur tiédeur ou leurs liaisons avaient rendus suspects à une autorité ombrageuse, et ceux dont un patriotisme, même avéré, n'avait pu faire pardonner l'opposition. Ce jeune général qui, réunissant sur un seul versant des Vosges les deux armées de la Moselle et du Rhin, avait débloqué Landau par un mouvement digne des plus grands capitaines, Hoche, enfermé pour sa résistance au comité de salut public, fut élargi, et rendu à sa famille et aux armées qu'il devait conduire encore à la victoire. Kilmaine, qui sauva l'armée du Nord par la levée du camp de César en août 1793, Kilmaine, enfermé pour cette belle retraite, fut rendu aussi à la liberté. Cette jeune et belle femme, qui avait acquis tant d'empire sur Tallien, et qui n'avait cessé du fond de sa prison de stimuler son courage, fut délivrée par lui, et devint son épouse. Les élargissemens se multipliaient chaque jour, sans que les sollicitations dont le comité se voyait accablé devinssent moins nombreuses. «La victoire, dit Barrère, vient de marquer une époque où la patrie peut être indulgente sans danger, et regarder des fautes inciviques comme effacées par quelque temps de détention. Les comités ne cessent de statuer sur les libertés demandées; ils ne cessent de réparer les erreurs ou les injustices particulières.

Bientôt la trace des vengeances particulières disparaîtra du sol de la république; mais l'affluence des personnes de tout sexe aux portes du comité de sûreté générale ne fait que retarder des travaux si utiles aux citoyens. Nous rendons justice aux mouvemens si naturels de l'impatience des familles; mais pourquoi retarder, par des sollicitations injurieuses aux législateurs et par des rassemblemens trop nombreux, la marche rapide que la justice nationale doit prendre à cette époque?»

[Illustration: LES MODÉRÉS MIS EN LIBERTÉ.]

Les sollicitations de toute espèce, en effet, assiégeaient le comité de sûreté générale. Les femmes surtout usaient de leur influence pour obtenir des actes de clémence, même en faveur d'ennemis connus de la révolution. Il y eut plus d'une surprise faite au comité: les ducs d'Aumont et de Valentinois furent élargis sous des noms supposés, et il y en eut un grand nombre d'autres qui se sauvèrent au moyen des mêmes subterfuges. Il y avait peu de mal à cela; car, comme l'avait dit Barrère, la victoire avait marqué l'époque où la république pouvait devenir facile et indulgente. Mais le bruit répandu qu'on élargissait beaucoup d'aristocrates pouvait de nouveau réveiller les défiances révolutionnaires, et rompre l'espèce d'unanimité avec laquelle on accueillait les mesures de douceur et de paix.

Les sections étaient agitées et devenaient tumultueuses. Il n'était pas possible, en effet, que les parens des détenus ou des victimes, que les suspects récemment élargis, que tous ceux enfin à qui la parole était rendue, se bornassent à demander la réparation d'anciennes rigueurs sans demander des vengeances. Presque tous étaient furieux contre les comités révolutionnaires, et s'en plaignaient hautement. Ils voulaient les recomposer, les abolir même; et ces discussions amenèrent quelques troubles dans Paris. La section de Montreuil vint dénoncer les actes arbitraires de son comité révolutionnaire; celle du Panthéon français déclara que son comité avait perdu sa confiance; celle du Contrat-Social prit aussi à l'égard du sien des mesures sévères, et nomma une commission pour vérifier ses registres.

C'était là une réaction naturelle de la classe modérée, long-temps réduite au silence et à la terreur par les inquisiteurs des comités révolutionnaires. Ces mouvemens ne pouvaient manquer de frapper l'attention de la Montagne.

Cette terrible Montagne n'avait pas péri avec Robespierre, et lui avait survécu. Quelques-uns de ses membres étaient restés convaincus de la probité, de la loyauté des intentions de Robespierre, et ne croyaient pas qu'il eût voulu usurper. Ils le regardaient comme la victime des amis de Danton et du parti corrompu, dont il n'avait pu réussir à détruire les restes; mais c'était le très petit nombre qui pensait de la sorte. La plus grande partie des montagnards, républicains sincères, exaltés, voyant avec horreur tout projet d'usurpation, avaient aidé au 9 thermidor, moins encore pour renverser un régime sanguinaire, que pour frapper un Cromwell naissant. Sans doute ils trouvaient inique la justice révolutionnaire telle que Robespierre, Saint-Just, Couthon, Fouquier et Dumas, l'avaient faite; mais ils n'entendaient diminuer en rien l'énergie du gouvernement, et ne voulaient faire aucun quartier à ce qu'on appelait les aristocrates. La plupart étaient des hommes purs et rigides, étrangers à la dictature et à ses actes, et nullement intéressés à la soutenir; mais aussi des révolutionnaires ombrageux, qui ne voulaient pas que le 9 thermidor se changeât en une réaction, et tournât au profit d'un parti. Parmi ceux de leurs collègues qui s'étaient coalisés pour renverser la dictature, ils voyaient avec défiance des hommes qui passaient pour des fripons, des dilapidateurs, des amis de Chabot, de Fabre d'Églantine, des membres enfin du parti concussionnaire, agioteur et corrompu. Ils les avaient secondés contre Robespierre, mais ils étaient prêts à les combattre s'ils les voyaient tendre ou à refroidir l'énergie révolutionnaire, ou à détourner les derniers événemens au profit d'une faction quelconque. On avait accusé Danton de corruption, de fédéralisme, d'orléanisme, de royalisme: il n'est pas étonnant qu'il s'élevât contre ses amis victorieux des soupçons du même genre. Au reste, aucune attaque n'était encore portée; mais les élargissemens nombreux, le soulèvement général contre le système révolutionnaire, commençaient à éveiller les craintes.

Les véritables auteurs du 9 thermidor, au nombre de quinze ou vingt, et dont les principaux étaient Legendre, Fréron, Tallien, Merlin (de Thionville), Barras, Thuriot, Bourdon (de l'Oise), Dubois-Crancé, Lecointre (de Versailles) ne voulaient pas plus que leurs collègues incliner au royalisme et à la contre-révolution; mais excités par le danger et par la lutte, ils étaient plus prononcés contre les lois révolutionnaires. Il avaient d'ailleurs beaucoup plus de cette propension à s'adoucir qui avait perdu leurs amis Danton et Desmoulins. Entourés, applaudis, sollicités, ils étaient plus entraînés que leurs collègues de la Montagne dans le système de la clémence. Il était même possible que plusieurs d'entre eux fissent quelques sacrifices à leur position nouvelle. Rendre des services à des familles éplorées, recevoir des témoignages de la plus vive reconnaissance, faire oublier d'anciennes rigueurs, était un rôle qui devait les tenter. Déjà ceux qui se défiaient de leur complaisance, comme ceux qui espéraient en elle, leur donnaient un nom à part: ils les appelaient les Thermidoriens.

Il s'élevait, souvent, les contestations les plus vives au sujet des élargissemens. Ainsi, par exemple, sur la recommandation d'un député, qui disait connaître un individu de son département, le comité ordonnait la mise en liberté; aussitôt un député du même département venait se plaindre de cette mise en liberté, et prétendait qu'on avait élargi un aristocrate. Ces contestations, l'apparition d'une multitude d'ennemis connus de la révolution, qui se montraient la joie sur le front, provoquèrent une mesure qui fut adoptée sans qu'on y attachât d'abord beaucoup d'importance. Il fut décidé qu'on imprimerait la liste de tous les individus élargis par les ordres du comité de sûreté générale, et qu'à côté du nom de l'individu élargi, serait inscrit le nom des personnes qui avaient réclamé pour lui, et qui avaient répondu de ses principes.

Cette mesure produisit une impression extrêmement fâcheuse. Frappés dé la récente oppression qu'ils venaient de subir, beaucoup de citoyens furent effrayés de voir leurs noms consignés sur une liste qui pourrait servir à exercer de nouvelles rigueurs si le régime de la terreur était jamais rétabli. Beaucoup de ceux qui avaient déjà réclamé et obtenu des élargissemens en eurent du regret, et beaucoup d'autres ne voulurent plus en demander. On se plaignit vivement dans les sections de ce retour à des mesures qui troublaient la confiance et la joie publiques, et on demanda qu'elles fussent révoquées.

Le 26 thermidor, on s'entretenait dans l'assemblée de l'agitation qui régnait dans les sections de Paris. La section de Montreuil était venue dénoncer son comité révolutionnaire. On lui avait répondu qu'il fallait s'adresser au comité de sûreté générale. Duhem, député de Lille, étranger aux actes de la dernière dictature, mais ami de Billaud, partageant toutes ses opinions, et convaincu qu'il ne fallait pas que l'autorité révolutionnaire se relâchât de ses rigueurs, s'éleva vivement contre l'aristocratie et le modérantisme, qui, disait-il, levaient déjà leurs têtes audacieuses, et s'imaginaient que le 9 thermidor s'était fait à leur profit. Baudot, Taillefer, qui avaient montré une opposition courageuse sous le régime de Robespierre, mais qui étaient montagnards aussi prononcés que Duhem, Vadier, membre fameux de l'ancien comité de sûreté générale, soutinrent aussi que l'aristocratie s'agitait, et qu'il fallait que le gouvernement fût juste, mais restât inflexible. Granet, député de Marseille, et siégeant à la Montagne, fit une proposition qui augmenta l'agitation de l'assemblée. Il demanda que les détenus déjà élargis, dont les répondans ne viendraient pas donner leurs noms, fussent réincarcérés sur-le-champ. Cette proposition excita un grand tumulte. Bourdon, Lecointre, Merlin (de Thionville), la combattirent de toutes leurs forces. La discussion, comme il arrive toujours dans ces occasions, s'étendit des listes à la situation politique, et on s'attaqua vivement sur les intentions qu'on se supposait déjà de part et d'autre. «Il est temps, s'écria Merlin (de Thionville), que toutes les factions renoncent à se servir des marches du trône de Robespierre. On ne doit rien faire à demi, et, il faut l'avouer, la convention, dans la journée du 9 thermidor, a fait beaucoup de choses à demi. Si elle a laissé des tyrans ici, au moins ils devraient se taire.» Des applaudissemens nombreux couvrirent ces paroles de Merlin, adressées surtout à Vadier, l'un de ceux qui avaient parlé contre les mouvemens des sections. Legendre prit la parole après Merlin. «Le comité, dit-il, s'est bien aperçu qu'on lui a surpris l'élargissement de quelques aristocrates, mais le nombre n'en est pas grand, et ils seront reincarcérés bientôt. Pourquoi nous accuser les uns les autres? pourquoi nous regarder comme ennemis, quand nos intentions nous rapprochent? calmons nos passions, si nous voulons assurer et accélérer le succès de la révolution. Citoyens, je vous demande le rapport de la loi du 23, qui ordonne l'impression des listes des citoyens élargis. Cette loi a dissipé la joie publique, et a glacé tous les coeurs.» Tallien succède à Legendre; il est écouté avec la plus grande attention comme le principal des thermidoriens. «Depuis quelques jours, dit-il, tous les bons citoyens voient avec douleur qu'on cherche à vous diviser, et à ranimer des haines qui devraient être ensevelies dans la tombe de Robespierre. En entrant ici, on m'a fait remettre un billet dans lequel on m'annonce que plusieurs membres devaient être attaqués dans cette séance. Sans doute ce sont les ennemis de la république qui font courir ces bruits; gardons-nous de les seconder par nos divisions.» Des applaudissemens interrompent Tallien; il reprend: «Continuateurs de Robespierre, s'écrie-t-il, n'espérez aucun succès, la convention est déterminée à périr plutôt que de souffrir une nouvelle tyrannie. La convention veut un gouvernement inflexible, mais juste. Il est possible que quelques patriotes aient été trompés sur le compte de certains détenus; nous ne croyons pas à l'infaillibilité des hommes. Mais qu'on dénonce les individus élargis mal à propos, et ils seront réincarcérés. Pour moi, je fais ici un aveu sincère; j'aime mieux voir aujourd'hui en liberté vingt aristocrates qu'on reprendra demain, que de voir un patriote rester dans les fers. Eh quoi! la république avec ses douze cent mille citoyens armés aurait peur de quelques aristocrates! Non, elle est trop grande, elle saura partout découvrir et frapper ses ennemis.»

Tallien, souvent interrompu par les applaudissemens, en reçoit de plus bruyans encore en finissant son discours. Après ces explications générales, on revient à la loi du 23, et à la disposition nouvelle que Granet voulait y faire ajouter. Les partisans de la loi soutiennent qu'on ne doit pas craindre de se montrer en faisant un acte patriotique, tel que celui de réclamer un citoyen injustement détenu. Ses adversaires répondent que rien n'est plus dangereux que les listes; que celles des vingt mille et des huit mille ont été le sujet d'un trouble continuel; que tous ceux qui s'y trouvaient inscrits ont vécu dans l'effroi; et que, n'eût-on plus aucune tyrannie à craindre, les individus portés sur les nouvelles listes n'auraient plus aucun repos. Enfin on transige. Bourdon propose d'imprimer les noms des prisonniers élargis, sans y ajouter ceux des répondans qui ont sollicité la mise en liberté. Cette proposition est accueillie, et il est décidé qu'on imprimera le nom des élargis seulement. Tallien, qui n'était pas satisfait de ce moyen, remonte aussitôt à la tribune. «Puisque vous avez décrété, dit-il, d'imprimer la liste des citoyens rendus à la liberté, vous ne pouvez refuser de publier celle des citoyens qui les ont fait incarcérer. Il est juste aussi que l'on connaisse ceux qui dénonçaient et faisaient renfermer de bons patriotes.» L'assemblée, surprise par la demande de Tallien, trouve d'abord la proposition juste, et la décrète aussitôt. A peine la décision est-elle rendue, que plusieurs membres de l'assemblée se ravisent. Voilà une liste, dit-on, qui sera opposée à la précédente; c'est la guerre civile. Bientôt on répète ce mot dans la salle, et plusieurs voix s'écrient: C'est la guerre civile! «Oui, reprend aussitôt Tallien qui remonte à la tribune, oui, c'est la guerre civile. Je le pense comme vous. Vos deux décrets mettront en présence deux espèces d'hommes qui ne pourront pas se pardonner. Mais j'ai voulu, en vous proposant le second décret, vous faire sentir l'inconvénient du premier. Maintenant je vous propose de les rapporter tous les deux.» De toutes parts on s'écrie: «Oui, oui, le rapport des deux décrets!» Amar le demande lui-même, et les deux décrets sont rapportés. Toute impression de liste est donc écartée, grâce à cette surprise adroite et hardie que Tallien venait de faire à l'assemblée.

Cette séance rendit la sécurité à une foule de gens qui commençaient à la perdre; mais elle prouva que toutes les passions n'étaient pas éteintes, que toutes les luttes n'étaient pas terminées. Les partis avaient tous été frappés à leur tour, et avaient perdu leurs têtes les plus illustres: les royalistes, à plusieurs époques; les girondins, au 31 mai; les dantonistes, en germinal; les montagnards exaltés, au 9 thermidor. Mais si les chefs les plus illustres avaient péri, leurs partis survivaient; car les partis ne succombent pas sous un seul coup, et leurs restes s'agitent long-temps après eux. Ces partis allaient tour à tour se disputer encore la direction de la révolution, et recommencer une carrière laborieuse et ensanglantée. Il fallait, en effet, que les esprits, arrivés par l'excitation du danger au dernier degré d'emportement, revinssent progressivement au point d'où ils étaient partis; pendant ce retour, le pouvoir devait repasser de mains en mains, et on allait voir les mêmes luttes de passions, de systèmes et d'autorité.

Après ces premiers soins donnés à la réparation de beaucoup de rigueurs, la convention songea à l'organisation des comités, et du gouvernement provisoire, qui devait, comme on sait, régir la France jusqu'à la paix générale. Une première discussion s'était élevée, comme on vient de le voir, sur le comité de salut public, et la question avait été renvoyée à une commission chargée de présenter un nouveau plan. Il était urgent de s'en occuper, et c'est ce que fit l'assemblée dans les premiers jours de fructidor (août). Elle était placée entre deux systèmes et deux écueils opposés: la crainte d'affaiblir l'autorité chargée du salut de la révolution, et la crainte de recontinuer la tyrannie. Le propre des hommes est d'avoir peur des dangers quand ils sont passés, et de prendre des précautions contre ce qui ne peut plus être. La tyrannie du dernier comité de salut public était née du besoin de suffire à une tâche extraordinaire, au milieu d'obstacles de tout genre. Quelques hommes s'étaient présentés pour faire ce qu'une assemblée ne pouvait, ne savait, n'osait faire elle-même; et au milieu de leurs travaux inouis pendant quinze mois, ils n'avaient pu ni motiver leurs opérations, ni en rendre compte à l'assemblée, que d'une manière très générale; ils n'avaient pas même le temps d'en délibérer entre eux, et chacun d'eux vaquait en maître absolu à la tâche qui lui était dévolue. Ils étaient devenus ainsi autant de dictateurs forcés, que les circonstances, plutôt que l'ambition, avaient rendus tout-puissans. Aujourd'hui que la tâche était presque achevée, que les périls extrêmes étaient passés, une pareille puissance ne pouvait plus se former, faute d'occasion. Il était puéril de se prémunir si fort contre un danger devenu impossible; il y avait même, dans cette prudence, un inconvénient grave, celui d'énerver l'autorité et de lui enlever toute énergie. Douze cent mille hommes avaient été levés, nourris, armés, et conduits aux frontières; mais il fallait pourvoir à leur entretien, à leur direction, et c'était un soin qui exigeait encore une grande application, une rare capacité, et des pouvoirs très étendus.

Déjà on avait décrété le principe du renouvellement des comités par quart chaque mois; et on avait décidé, en outre, que les membres sortans ne pourraient rentrer avant un mois. Ces deux conditions, en empêchant une nouvelle dictature, empêchaient aussi toute bonne administration. Il était impossible qu'il y eût aucune suite, aucune application constante, aucun secret dans ce ministère constamment renouvelé. Dans cette organisation, à peine un membre était-il au courant des affaires, qu'il était forcé de les quitter; et si une capacité se déclarait, comme celle de Carnot pour la guerre, de Prieur (de la Côte-d'Or) et de Robert Lindet pour l'administration, de Cambon pour les finances, elle était ravie à l'état au terme désigné; car l'absence seule pendant un mois exigée par la loi, rendait à peu près nuls les avantages d'une réélection ultérieure.

Mais il fallait subir la réaction. A une concentration extrême de pouvoir devait succéder une dissémination tout aussi extrême, et bien autrement dangereuse. L'ancien comité de salut public, chargé souverainement de ce qui intéressait le salut de l'état, avait droit d'appeler à lui les autres comités, et de se faire rendre compte de leurs opérations; il s'était emparé ainsi de tout ce qui était essentiel dans l'oeuvre de chacun d'eux. Pour empêcher à l'avenir de tels empiétemens, la nouvelle organisation sépara les attributions des comités et les rendit indépendans les uns des autres. Il en fut établi seize:

1 Comité de salut public; 2 Comité de sûreté générale; 3 Comité des finances; 4 Comité de législation; 5 Comité d'instruction publique; 6 Comité de l'agriculture et des arts; 7 Comité du commerce et d'approvisionnemens; 8 Comité des travaux publics; 9 Comité des transports en poste; 10 Comité militaire; 11 Comité de la marine et des colonies; 12 Comité des secours publics; 13 Comité de division; 14 Comité des procès-verbaux et archives; 15 Comité des pétitions, correspondances et dépêches; 16 Comité des inspecteurs du Palais-National.

Le comité de salut public était composé de douze membres; il conservait la direction des opérations militaires et diplomatiques; il était chargé de la levée et de l'équipement des armées, du choix des généraux, des plans de campagne, etc.; mais là se bornaient ses attributions. Le comité de sûreté générale, composé de seize membres, avait la police; celui des finances, composé de quarante-huit membres, avait l'inspection des revenus, du trésor, des monnaies, des assignats, etc. Les comités pouvaient se réunir pour les objets qui les concernaient en commun. Ainsi, l'autorité absolue de l'ancien comité de salut public était remplacée par une foule d'autorités rivales, exposées à s'embarrasser et à se gêner dans leur marche. Telle fut la nouvelle organisation du gouvernement.

On opérait en même temps d'autres réformes qui n'étaient pas jugées moins pressantes. Les comités révolutionnaires établis dans les moindres bourgs, et chargés d'y exercer l'inquisition, étaient la plus vexatoire et la plus abhorrée des institutions attribuées au parti Robespierre. Pour rendre leur action moins étendue et moins tracassière, on en réduisit le nombre à un seul par district. Cependant il dut y en avoir un dans toute commune de huit mille âmes, qu'elle fût ou non chef-lieu de district. Dans Paris, le nombre fut réduit de quarante-huit à douze. Ces comités devaient être composés de douze membres; il fallait pour un mandat d'amener la signature de trois membres au moins, et de sept pour un mandat d'arrêt. Ils étaient, comme les comités de gouvernement, soumis au renouvellement par quart chaque mois.

A toutes ces dispositions, la convention en ajouta de non moins importantes, en décidant que les assemblées des sections n'auraient plus lieu qu'une fois par décade, tous les jours de décadi, et que les citoyens présens cesseraient d'avoir quarante sous par séance. C'était resserrer la démagogie dans des limites moins étendues, en rendant plus rares les assemblées populaires, et surtout en ne payant plus les basses classes pour y assister. C'était couper ainsi un abus qui était devenu excessif à Paris. On payait par section douze cents membres présens, tandis qu'il y en avait à peine trois cents en séance. Des présens répondaient pour les absens, et on se rendait alternativement ce service. Ainsi cette milice ouvrière, si dévouée à Robespierre, se trouvait éconduite, et renvoyée à ses travaux.

La plus importante détermination prise par la convention fut l'épuration des individus composant toutes les autorités locales, comités révolutionnaires, municipalités, etc. C'était là que se trouvaient, comme nous l'avons dit, les révolutionnaires les plus ardens; ils étaient devenus dans chaque localité ce que Robespierre, Saint-Just et Couthon étaient à Paris, et ils avaient usé de leurs pouvoirs avec toute la brutalité des autorités inférieures. Le décret du gouvernement révolutionnaire, en suspendant là constitution jusqu'à la paix, avait prohibé les élections de toute espèce, afin d'éviter les troubles et de concentrer l'autorité dans les mêmes mains. La convention, par des raisons absolument semblables, c'est-à-dire pour prévenir les luttes entre les jacobins et les aristocrates, maintint les dispositions du décret, et confia aux représentans en mission le soin d'épurer les administrations dans toute la France. C'était là le moyen de s'assurer à elle-même le choix et la direction des autorités locales, et d'éviter le débordement des deux factions l'une sur l'autre. Enfin le tribunal révolutionnaire, suspendu récemment, fut remis en activité; les juges et les jurés n'étant pas tous nommés encore, ceux qui étaient déjà réunis durent entrer en fonctions sur-le-champ, et juger d'après les lois existantes antérieures à celles du 22 prairial. Ces lois étaient encore fort redoutables; mais les hommes dont on avait fait choix pour les appliquer, et la docilité avec laquelle les justices extraordinaires suivent la direction du gouvernement qui les institue, étaient une garantie contre de nouvelles cruautés.

Toutes ces formes furent exécutées du 1er au 15 fructidor (fin d'août). Il restait une institution importante à établir, c'était la liberté de la presse. Aucune loi ne lui traçait de bornes; elle était même consacrée d'une manière illimitée dans la déclaration des droits; néanmoins elle avait été proscrite de fait, sous le régime de la terreur. Une seule parole imprudente pouvant compromettre la tête des citoyens, comment auraient-ils osé écrire? Le sort de l'infortuné Camille Desmoulins avait assez prouvé l'état de la presse à cette époque. Durand-Maillane, ex-constituant, et l'un de ces esprits timides qui s'étaient complètement annulés pendant les orages de la convention, demanda que la liberté de la presse fût de nouveau formellement garantie. «Nous n'avons jamais pu, dit cet excellent homme à ses collègues, nous faire entendre dans cette enceinte, sans être exposés à des insultes et à des menaces. Si vous voulez notre avis dans les discussions qui s'élèveront à l'avenir; si vous voulez que nous puissions contribuer de nos lumières à l'oeuvre commune, il faut donner de nouvelles sûretés à ceux qui voudront ou parler ou écrire.»

Quelques jours après, Fréron, l'ami et le collègue de Barras dans sa mission à Toulon, le familier de Danton et de Camille Desmoulins, et depuis leur mort, l'ennemi le plus fougueux du comité de salut public, Fréron unit sa voix à celle de Durand-Maillane, et demanda la liberté illimitée de la presse. Les avis se partagèrent. Ceux qui avaient vécu dans la contrainte pendant la dernière dictature, et qui voulaient enfin donner impunément leur avis sur toutes choses, ceux qui étaient disposés à réagir énergiquement contre la révolution, demandaient une déclaration formelle, pour garantir la liberté de parler et d'écrire. Les montagnards, qui pressentaient l'usage qu'on se proposait de faire de cette liberté, qui voyaient un débordement d'accusations se préparer contre tous les hommes qui avaient exercé quelques fonctions pendant la terreur; beaucoup d'autres encore qui, sans avoir de crainte personnelle, appréciaient le dangereux moyen qu'on allait fournir aux contre-révolutionnaires, déjà fourmillant de toutes parts, s'opposaient à une déclaration expresse. Ils donnaient pour raison que la déclaration des droits consacrait la liberté de la presse; que la consacrer de nouveau, était inutile, puisque c'était proclamer un droit déjà reconnu, et que si on avait pour but de la rendre illimitée, on commettait une imprudence. «Vous allez donc, dirent Bourdon (de l'Oise) et Cambon, permettre au royalisme de surgir, et d'imprimer ce qui lui plaira contre l'institution de la république?» Toutes ces propositions furent renvoyées aux comités compétens, pour examiner s'il y avait lieu de faire une nouvelle déclaration.

Ainsi, le gouvernement provisoire, destiné à régir la révolution jusqu'à la paix, était entièrement modifié d'après les nouvelles dispositions de clémence et de générosité qui se manifestaient depuis le 9 thermidor. Comités de gouvernement, tribunal révolutionnaire, administrations locales, étaient réorganisés et épurés; la liberté de la presse était déclarée, et tout annonçait une marche nouvelle.

L'effet que devaient produire ces réformes ne tarda pas à se faire sentir. Jusqu'ici, le parti des révolutionnaires ardens s'était trouvé placé dans le gouvernement même; il composait les comités, et commandait à la convention; il régnait aux Jacobins, il remplissait les administrations municipales et les comités révolutionnaires dont la France entière était couverte: dépossédé aujourd'hui, il allait se trouver en dehors du gouvernement et former contre lui un parti hostile.

Les jacobins avaient été suspendus dans la nuit du 9 au 10 thermidor. Legendre avait fermé leur salle, et en avait déposé les clefs sur le bureau de la convention. Les clefs furent rendues, et il fut permis à la société de se reconstituer à la condition, de s'épurer. Quinze membres des plus anciens furent choisis pour examiner la conduite de tous les associés, pendant la nuit du 9 au 10. Ils ne devaient admettre que ceux qui, pendant cette fameuse nuit, avaient été à leur poste de citoyens, au lieu de se rendre à la commune pour conspirer contre la convention. En attendant l'épuration, les anciens membres furent admis dans la salle comme membres provisoires. L'épuration commença. Une enquête sur chacun d'eux eût été difficile, on se contentait de les interroger, et on les jugeait sur leurs réponses. On pense combien l'examen devait être fait avec indulgence, puisque c'étaient les jacobins qui se jugeaient eux-mêmes. En quelques jours, plus de six cents membres furent réinstallés, sur leur simple déclaration qu'ils avaient été, pendant la fameuse nuit, au poste assigné par leurs devoirs. La société fut bientôt recomposée comme elle l'était auparavant, et remplie de tous les individus qui, dévoués à Robespierre, à Saint-Just et Couthon, les regrettaient comme des martyrs de la liberté, et des victimes de la contre-révolution. A côté de la société-mère existait encore ce fameux club électoral, vers lequel se retiraient ceux qui avaient à faire des propositions qu'on ne pouvait entendre aux Jacobins, et où s'étaient tramées les plus grandes journées de la révolution. Il siégeait toujours à l'Évêché, et se composait des anciens cordeliers, des jacobins les plus déterminés, et des hommes les plus compromis pendant la terreur. Les jacobins et ce club devaient naturellement devenir l'asile de ces employés que la nouvelle épuration allait chasser de leurs places. C'est ce qui ne manqua pas d'arriver. Les jurés et juges du tribunal révolutionnaire, les membres des quarante-huit comités, au nombre de quatre cents environ, les agens de la police secrète de Saint-Just et de Robespierre, les porteurs d'ordres des comités, qui formaient la bande du fameux Héron, les commis de différentes administrations, les employés en un mot de toute espèce, exclus des fonctions qu'ils avaient exercées, se réunirent aux jacobins et au club électoral, soit qu'ils en fussent déjà membres, soit qu'ils se fissent recevoir pour la première fois. Ils allaient exhaler là leurs plaintes et leurs ressentimens. Ils étaient inquiets pour leur sûreté, et craignaient les vengeances de ceux qu'ils avaient persécutés; ils regrettaient en outre des fonctions lucratives, ceux-là surtout qui, membres des comités révolutionnaires, avaient pu joindre à leurs appointemens des dilapidations de toute espèce. La réunion de ces hommes composait un parti violent, opiniâtre, qui à l'ardeur naturelle de ses opinions joignait aujourd'hui l'irritation de l'intérêt lésé. Ce qui se passait à Paris avait lieu de même par toute la France. Les membres des municipalités, des comités révolutionnaires, des directoires de district, se réunissaient dans les sociétés affiliées à la société-mère, et venaient y mettre en commun leurs craintes et leurs haines. Ils avaient pour eux le bas peuple destitué aussi de ses fonctions, depuis qu'il ne recevait plus quarante sous pour assister aux assemblées de section.

En haine de ce parti, et pour le combattre, s'en formait un autre, qui ne faisait d'ailleurs que revivre. Il comprenait tous ceux qui avaient souffert ou gardé le silence pendant la terreur, et qui pensaient que le moment était venu de se réveiller et de diriger à leur tour la marche de la révolution. On vient de voir, au sujet des élargissemens, les parens des détenus ou des victimes reparaître dans les sections, et s'y agiter, soit pour faire ouvrir les prisons, soit pour dénoncer et poursuivre les comités révolutionnaires. La marche nouvelle de la convention, les réformes commencées, augmentèrent les espérances et le courage de ces premiers opposans. Ils appartenaient à toutes les classes qui avaient été opprimées, quel que fût leur rang, mais surtout au commerce, à la bourgeoisie, à ce tiers-état laborieux, opulent et modéré, qui, monarchique et constitutionnel avec les constituans, républicain avec les girondins, s'était effacé dès le 31 mai, et avait été exposé à des persécutions de tout genre. Dans ses rangs se cachaient maintenant les restes fort rares d'une noblesse qui n'osait pas encore se plaindre de son abaissement, mais qui se plaignait de la violation des droits de l'humanité à son égard, et quelques partisans de la royauté, créatures ou agens de l'ancienne cour, qui n'avaient cessé de susciter des obstacles à la révolution, en se jetant dans toutes les oppositions naissantes, quel qu'en fût le système et le caractère. C'étaient, comme d'usage, les jeunes gens de ces différentes classes qui se prononçaient avec le plus de vivacité et d'énergie, car c'est toujours la jeunesse qui est la première à se soulever contre un régime oppresseur. Ils remplissaient les sections, le Palais-Royal, les lieux publics, et manifestaient leur opinion contre ce que l'on appelait les terroristes, de la manière la plus énergique. Ils donnaient les plus nobles motifs. Les uns avaient vu leurs familles persécutées, les autres craignaient de les voir persécuter un jour, si le régime de la terreur était rétabli, et ils juraient de s'y opposer de toutes leurs forces. Mais le secret de l'opposition, de beaucoup d'entre eux était dans la réquisition; les uns s'y étaient soustraits en se cachant, quelques autres venaient de quitter les armées en apprenant le 9 thermidor. A eux se joignaient les écrivains, persécutés pendant les derniers temps, et toujours aussi prompts que les jeunes gens à se ranger dans toutes les oppositions; ils remplissaient déjà les journaux et les brochures de diatribes violentes contre le régime de la terreur.

Les deux partis se prononcèrent de la manière la plus vive et la plus opposée, sur les modifications apportées par la convention au régime révolutionnaire. Les jacobins et les clubistes crièrent à l'aristocratie; ils se plaignirent du comité de sûreté générale qui élargissait les contre-révolutionnaires, et de la presse dont on faisait déjà un usage cruel contre ceux qui avaient sauvé la France. La mesure qui les blessait le plus, était l'épuration générale de toutes les autorités. Ils n'osaient pas précisément s'élever contre le renouvellement des individus, car c'eût été avouer des motifs trop personnels, mais ils s'élevaient contre le mode de réélection; ils soutenaient qu'il fallait rendre au peuple le droit d'élire ses magistrats; que faire nommer par les députés en mission les membres des municipalités, des districts, des comités révolutionnaires, c'était commettre une usurpation; que réduire les sections à une séance par décade, c'était violer le droit qu'avaient les citoyens de s'assembler pour délibérer sur la chose publique. Ces plaintes étaient en contradiction avec le principe du gouvernement révolutionnaire, qui interdisait toute élection jusqu'à la paix; mais les partis ne craignent pas les contradictions, quand leur intérêt est compromis: les révolutionnaires savaient qu'une élection populaire les aurait ramenés à leurs postes.

Les bourgeois dans les sections, les jeunes gens au Palais-Royal et dans les lieux publics, les écrivains dans les journaux, demandaient avec véhémence l'usage illimité de la presse, se plaignaient de voir encore dans les comités actuels et dans les administrations trop d'agens de la précédente dictature; ils osaient déjà faire des pétitions contre les représentans qui avaient rempli certaines missions; ils méconnaisaient tous les services rendus, et commençaient à diffamer la convention elle-même. Tallien qui, en sa qualité de principal thermidorien, se regardait comme particulièrement responsable de la marche nouvelle imprimée aux choses, aurait voulu qu'on déterminât cette marche avec vigueur, sans fléchir dans un sens ni dans un autre. Dans un discours rempli de distinctions subtiles entre la terreur et le gouvernement révolutionnaire, et dont le sens général était que, sans employer une cruauté systématique, il fallait conserver néanmoins une énergie suffisante, Tallien proposa de déclarer que le gouvernement révolutionnaire était maintenu, que par conséquent les assemblées primaires ne devaient pas être convoquées pour faire d'élections; mais il proposa de déclarer en même temps que tous les moyens de terreur étaient proscrits, et que les poursuites dirigées contre les écrivains qui auraient librement émis leurs opinions, seraient considérées comme des moyens de terreur.

Ces propositions, qui ne présentaient aucune mesure précise, et qui étaient seulement une profession de foi des thermidoriens, qui voulaient se placer entre les deux partis, sans en favoriser aucun, furent renvoyées aux trois comités de salut public, de sûreté générale et de législation, auxquels on renvoyait tout ce qui avait trait à ces questions.

Cependant ces moyens n'étaient pas faits pour calmer la colère des partis. Ils continuaient à s'invectiver avec la même violence; et ce qui contribuait surtout à augmenter l'inquiétude générale, et à multiplier les sujets de plaintes et d'accusation, c'était la situation économique de la France, plus déplorable peut-être en ce moment qu'elle n'avait jamais été, même aux époques les plus calamiteuses de la révolution.

Les assignats, malgré les victoires de la république, avaient subi une baisse rapide, et ne comptaient plus dans le commerce que pour le sixième ou le huitième de leur valeur; ce qui apportait un trouble effrayant dans les échanges, et rendait le maximum plus inexécutable et plus vexatoire que jamais. Évidemment ce n'était plus le défaut de confiance qui dépréciait les assignats, car on ne pouvait plus craindre pour l'existence de la république; c'était leur émission excessive et toujours croissante au fur et à mesure de la baisse. Les impôts, difficilement perçus et payés en papier, fournissaient à peine le quart ou le cinquième de ce que la république dépensait chaque mois pour les frais extraordinaires de la guerre, et il fallait y suppléer par de nouvelles émissions. Aussi, depuis l'année précédente, la quantité d'assignats en circulation, qu'on avait espéré réduire à moins de deux milliards, par le moyen de différentes combinaisons, s'était élevée au contraire à 4 milliards 600 millions.

A cette accumulation excessive de papier-monnaie, et à la dépréciation qui s'ensuivait, se joignaient encore toutes les calamités résultant soit de la guerre, soit des mesures inouïes qu'elle avait commandées. On se souvient que, pour établir un rapport forcé entre la valeur nominale des assignats et les marchandises, on avait imaginé la loi du maximum, qui réglait le prix de tous les objets, et ne permettait pas aux marchands de l'élever au fur et à mesure de l'avilissement du papier; on se souvient qu'à ces mesures on avait ajouté les réquisitions, qui donnaient aux représentans ou aux agens de l'administration la faculté de requérir toutes les marchandises nécessaires aux armées et aux grandes communes, en les payant en assignats, et au taux du maximum. Ces mesures avaient sauvé la France, mais en apportant un trouble extraordinaire dans les échanges et la circulation.

On a déjà vu quels étaient les inconvéniens principaux du maximum: établissement de deux marchés, l'un public, dans lequel les marchands n'exposaient que ce qu'ils avaient de plus mauvais et en moindre quantité possible, l'autre, clandestin, dans lequel les marchands vendaient ce qu'ils avaient de meilleur contre de l'argent et à prix libre; enfouissement général des denrées, que les fermiers parvenaient à soustraire à toute la vigilance des agens chargés de faire les réquisitions; enfin, troubles, ralentissement dans la fabrication, parce que les manufacturiers ne trouvaient pas dans le prix fixé à leurs produits les frais même de la production. Tous ces inconvéniens d'un double commerce, de l'enfouissement des subsistances, de l'interruption de la fabrication, n'avaient fait que s'accroître. Il s'était établi partout deux commerces, l'un public et insuffisant, l'autre secret et usuraire. Il y avait deux qualités de pain, deux qualités de viande, deux qualités de toutes choses, l'une pour les riches qui pouvaient payer en argent ou excéder le maximum, l'autre pour le pauvre, l'ouvrier, le rentier, qui ne pouvaient donner que la valeur nominale de l'assignat. Les fermiers étaient devenus tous les jours plus ingénieux à soustraire leurs denrées; ils faisaient de fausses déclarations; ils ne battaient pas leur blé, et prétextaient le défaut de bras, défaut qui, au reste, était réel, car la guerre avait absorbé plus de quinze cent mille hommes; ils arguaient de la mauvaise saison, qui, en effet, ne fut pas aussi favorable qu'on l'avait cru au commencement de l'année, lorsqu'à la fête de l'Être suprême on remerciait le ciel des victoires et de l'abondance des récoltes. Quant aux fabricans, ils avaient tout à fait suspendu leurs travaux. On a vu que, l'année précédente, la loi, pour n'être pas inique envers les marchands, avait dû remonter jusqu'aux fabricans, et fixer le prix de la marchandise sur le lieu de fabrique, en ajoutant à ce prix celui des transports; mais cette loi était devenue injuste à son tour. La matière première, la main-d'oeuvre, ayant subi le renchérissement général, les manufacturiers n'avaient plus trouvé le moyen de faire leurs frais, et avaient cessé leurs travaux. Il en était de même des commerçans. Le fret pour les marchandises de l'Inde était monté, par exemple, de 100 francs le tonneau à 400; les assurances de 5 et 6 pour cent à 50 et 60. Les commerçans ne pouvaient donc plus vendre les produits rendus dans les ports au prix fixé par le maximum; et ils interrompaient aussi leurs expéditions. Comme nous l'avons fait remarquer ailleurs, en forçant un prix, il aurait fallu les forcer tous; mais c'était impossible.

Le temps avait dévoilé encore d'autres inconvéniens particuliers au maximum. Le prix des blés avait été fixé d'une manière uniforme dans toute la France. Mais la production du blé étant inégalement coûteuse et abondante dans les différentes provinces, le taux légal se trouvait sans aucune proportion avec les localités. La faculté laissée aux municipalités de fixer les prix de toutes les marchandises amenait une autre espèce de désordre. Quand des marchandises manquaient dans une commune, les autorités en élevaient le prix; alors ces marchandises y étaient apportées au préjudice des communes voisines; il y avait quelquefois engorgement dans un lieu, disette dans un autre, à la volonté des régulateurs du tarif; et les mouvemens du commerce, au lieu d'être réguliers et naturels, étaient capricieux, inégaux et convulsifs.

Les résultats des réquisitions étaient bien plus fâcheux encore. On se servait des réquisitions pour nourrir les armées, pour fournir les grandes manufactures d'armes et les arsenaux de ce qui leur était nécessaire, pour approvisionner les grandes communes, et quelquefois pour procurer aux fabricans et aux manufacturiers les matières dont ils avaient besoin. C'étaient les représentans, les commissaires près des armées, les agens de la commission du commerce et des approvisionnemens, qui avaient la faculté de requérir. Dans le moment pressant du danger, les réquisitions s'étaient faites avec précipitation et confusion. Souvent elles se croisaient pour les mêmes objets, et celui qui était requis ne savait à qui entendre. Elles étaient presque toujours illimitées. Quelquefois on frappait de réquisition toute une denrée dans une commune ou un département. Alors les fermiers ou les marchands ne pouvaient plus vendre qu'aux agens de la république; le commerce étant interrompu, l'objet requis gisait long-temps sans être enlevé ou payé, et la circulation se trouvait arrêtée. Dans la confusion qui résultait de l'urgence, on ne calculait pas les distances, et on frappait de réquisition le département le plus éloigné de la commune ou de l'armée que l'on voulait approvisionner; ce qui multipliait les transports. Beaucoup de rivières et de canaux étant privés d'eau par une sécheresse extraordinaire, il n'était resté que le roulage, et on avait enlevé à l'agriculture ses chevaux pour suffire aux charrois. Cet emploi extraordinaire joint à une levée forcée de quarante-quatre mille chevaux pour l'armée, les avait rendus très rares, et avait épuisé presque tous les moyens de transport. Par l'effet de ces mouvemens mal calculés et souvent inutiles, des masses énormes de subsistances ou de marchandises se trouvaient dans les magasins publics, entassées sans aucun soin, et souvent exposées à toute espèce d'avaries. Les bestiaux acquis par la république étaient mal nourris; ils arrivaient amaigris dans les abattoirs, ce qui faisait manquer les corps gras, le suif, la graisse, etc. Aux transports inutiles se joignaient donc les dégâts, et souvent les abus les plus coupables. Des agens infidèles revendaient secrètement, au cours le plus élevé, les marchandises qu'ils avaient obtenues au maximum par le moyen des réquisitions. Cette fraude était pratiquée aussi par des marchands, des fabricans qui, ayant invoqué d'abord un ordre de réquisition pour s'approvisionner, revendaient ensuite secrètement et au cours, ce qu'ils avaient acheté au maximum.

Ces causes diverses, s'ajoutant aux effets de la guerre continentale et maritime, avaient réduit le commerce à un état déplorable. Il n'y avait plus de communications avec les colonies, devenues presque inaccessibles par les croisières des Anglais, et presque toutes ravagées par la guerre. La principale, Saint-Domingue, était mise à feu et à sang par les divers partis qui se la disputaient. Ce concours de circonstances rendait déjà toute communication extérieure presque impossible; une autre mesure révolutionnaire avait contribué aussi à amener cet état d'isolement; c'était le séquestre ordonné sur les biens des étrangers avec lesquels la France était en guerre. On se souvient que la convention, en ordonnant ce séquestre, avait eu pour but d'arrêter l'agiotage sur le papier étranger, et d'empêcher les capitaux d'abandonner les assignats pour se convertir en lettres de change sur Francfort, Amsterdam, Londres, etc. En saisissant les valeurs que les Espagnols, les Allemands, les Hollandais, les Anglais, avaient sur la France, on provoqua une mesure pareille de la part de l'étranger, et toute circulation d'effets de crédit avait cessé entre la France et l'Europe. Il n'existait plus de relations qu'avec les pays neutres, le Levant, la Suisse, le Danemark, la Suède et les États-Unis; mais la commission du commerce et des approvisionnemens en avait usé toute seule, pour se procurer des grains, des fers et différens objets nécessaires à la marine. Elle avait requis pour cela tout le papier; elle en donnait aux banquiers français la valeur en assignats, et s'en servait en Suisse, en Suède, en Danemark, en Amérique, pour payer les grains et les différens produits qu'elle achetait.

Tout le commerce de la France se trouvait donc réduit aux approvisionnemens que le gouvernement faisait dans les pays étrangers, au moyen des valeurs requises forcément chez les banquiers français. A peine arrivait-il dans les ports quelques marchandises venues par le commerce libre, qu'elles étaient aussitôt frappées de réquisition, ce qui décourageait entièrement, comme nous venons de le montrer, les négocians auxquels le fret et les assurances avaient coûté énormément, et qui étaient obligés de vendre au maximum. Les seules marchandises un peu abondantes dans les ports étaient celles qui provenaient des prises faites sur l'ennemi; mais les unes étaient immobilisées par les réquisitions, les autres par les prohibitions portées contre tous les produits des nations ennemies. Nantes, Bordeaux, déjà dévastées par la guerre civile, étaient réduites par cet état du commerce à une inertie absolue et à une détresse extrême. Marseille, qui vivait autrefois de ses relations avec le Levant, voyait son port bloqué par les Anglais, ses principaux négocians dispersés par la terreur, ses savonneries détruites ou transportées en Italie, et faisait à peine quelques échanges désavantageux avec les Génois. Les villes de l'intérieur n'étaient pas dans un état moins triste. Nîmes avait cessé de produire ses soieries, dont elle exportait autrefois pour 20 millions. L'opulente ville de Lyon, ruinée par les bombes et la mine, était maintenant en démolition, et ne fabriquait plus les riches tissus dont elle fournissait autrefois pour plus de 60 millions au commerce. Un décret qui arrêtait les marchandises destinées aux communes rebelles en avait immobilisé autour de Lyon une quantité considérable, dont une partie devait rester dans cette ville, et l'autre la traverser seulement pour de là se rendre sur les points nombreux auxquels aboutit la route du Midi. Les villes de Châlons, Mâcon, Valence, avaient profité de ce décret pour arrêter les marchandises voyageant sur cette route si fréquentée. La manufacture de Sedan avait été obligée d'interrompre la fabrication des draps fins, pour se livrer à celle du drap à l'usage des troupes, et ses principaux fabricans étaient poursuivis en outre comme complices du mouvement projeté par Lafayette après le 10 août. Les départemens du Nord, du Pas-de-Calais, de la Somme et de l'Aisne, si riches par la culture du lin et du chanvre, avaient été entièrement ravagés par la guerre. Vers l'Ouest, dans la malheureuse Vendée, plus de six cents lieues carrées étaient entièrement ravagées par le feu et le fer. Les champs étaient en partie abandonnés, et des bestiaux nombreux erraient au hasard sans pâture et sans étable. Partout enfin où des désastres particuliers n'ajoutaient pas aux calamités générales, la guerre avait singulièrement diminué le nombre des bras, et la terreur chez les uns, la préoccupation politique chez les autres, avaient éloigné ou dégoûté du travail un nombre considérable de citoyens laborieux. Combien préféraient à leurs ateliers et à leurs champs, les clubs, les conseils municipaux, les sections, où ils recevaient quarante sous pour aller s'agiter et s'émouvoir!

Ainsi, désordre dans tous les marchés, rareté des subsistances; interruption dans les manufactures par l'effet du maximum; déplacemens désordonnés, amas inutiles, dégâts de marchandises; épuisement de moyens de transport par l'effet des réquisitions; interruption de communication avec toutes les nations voisines par l'effet de la guerre, du blocus maritime, du séquestre; dévastation des villes manufacturières et de plusieurs contrées agricoles par la guerre civile; diminution de bras par la réquisition; oisiveté amenée par le goût de la vie politique: tel est le tableau de la France sauvée du fer étranger, mais épuisée un moment par les efforts inouïs qu'on avait exigés d'elle.

Qu'on se figure après le 9 thermidor deux partis aux prises, dont l'un s'attache aux moyens révolutionnaires comme indispensables, et veut prolonger indéfiniment un état essentiellement passager; dont l'autre, irrité des maux inévitables d'une organisation extraordinaire, oublie les services rendus par cette organisation, et veut l'abolir comme atroce; qu'on se figure deux partis de cette nature en lutte, et on concevra combien, dans l'état de la France, ils trouvaient de sujets d'accusations réciproques. Les jacobins se plaignaient du relâchement de toutes les lois; de la violation du maximum par les fermiers, les marchands, les riches commerçans; de l'inexécution des lois contre l'agiotage, et de l'avilissement des assignats; ils recommençaient ainsi les cris des hébertistes contre les riches, les accapareurs et les agioteurs. Leurs adversaires, au contraire, osant pour la première fois attaquer les mesures révolutionnaires, s'élevaient contre l'émission excessive des assignats, contre les injustices du maximum, contre la tyrannie des réquisitions, contre les désastres de Lyon, Sedan, Nantes, Bordeaux, enfin contre les prohibitions et les entraves de toute espèce qui paralysaient et ruinaient le commerce. C'étaient là, avec la liberté de la presse, et le mode de nomination des fonctionnaires publics, les sujets ordinaires des pétitions des clubs ou des sections. Toutes les réclamations à cet égard étaient renvoyées aux comités de salut public, de finances et de commerce, pour qu'ils eussent à faire des rapports et à présenter leurs vues.

Deux partis étaient ainsi en présence, cherchant et trouvant dans ce qui s'était fait, dans ce qui se faisait encore, des sujets continuels d'attaque et de reproches. Tout ce qui avait eu lieu, bon ou mauvais, on l'imputait aux membres des anciens comités, qui étaient maintenant en butte à toutes les attaques des auteurs de la réaction. Quoiqu'ils eussent contribué à renverser Robespierre, on disait qu'ils ne s'étaient brouillés avec lui que par ambition, et pour le partage de la tyrannie, mais qu'au fond ils pensaient de même, qu'ils avaient les mêmes principes, et qu'ils voulaient continuer à leur profit le même système. Parmi les thermidoriens était Lecointre (de Versailles), esprit ardent et inconsidéré, qui se prononçait avec une imprudence désapprouvée de ses collègues. Il avait formé le projet de dénoncer Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrère, de l'ancien comité de salut public; David, Vadier, Amar et Vouland, du comité de sûreté générale, comme complices et continuateurs de Robespierre. Il ne pouvait ni n'osait porter la même accusation contre Carnot, Prieur (de la Côte-d'Or), Robert Lindet, que l'opinion séparait entièrement de leurs collègues, et qui passaient pour s'être occupés exclusivement des travaux auxquels on devait le salut de la France. Il n'osait pas attaquer non plus tous les membres du comité de sûreté générale, parce qu'ils n'étaient pas tous également accusés par l'opinion. Il fit part de son projet à Tallien et à Legendre, qui cherchèrent à l'en dissuader; mais il n'en persista pas moins à l'exécuter, et, dans la séance du 12 fructidor (29 août), il présenta vingt-six chefs d'accusation contre les membres des anciens comités. Ces vingt-six chefs se réduisaient aux vagues imputations d'avoir été les complices du système de terreur que Robespierre avait fait peser sur la convention et sur la France; d'avoir contribué aux actes arbitraires des deux comités, d'avoir signé les ordres de proscription; d'avoir été sourds à toutes les réclamations élevées par des citoyens injustement poursuivis; d'avoir fortement contribué à la mort de Danton; d'avoir défendu la loi du 22 prairial; d'avoir laissé ignorer à la convention que cette loi n'était pas l'ouvrage du comité; de ne point avoir dénoncé Robespierre lorsqu'il abandonna le comité de salut public; enfin de n'avoir rien fait les 8, 9 et 10 thermidor pour mettre la convention à couvert des projets des conspirateurs.

Dès que Lecointre eut achevé la lecture de ces vingt-six chefs, Goujon, député de l'Ain, républicain jeune, sincère, fervent, et montagnard désintéressé, car il n'avait pris aucune part aux actes reprochés au dernier gouvernement, Goujon se leva, et prit la parole avec toutes les apparences d'un profond chagrin. «Je suis, dit-il, douloureusement affligé quand je vois avec quelle froide tranquillité on vient jeter ici de nouvelles semences de division, et proposer la perte de la patrie. Tantôt on vient vous proposer de flétrir, sous le nom de système de la terreur, tout ce qui s'est fait pendant une année; tantôt on vous propose d'accuser des hommes qui ont rendu de grands services à la révolution. Ils peuvent être coupables; je l'ignore. J'étais aux armées, je n'ai rien pu juger, mais si j'avais eu des pièces qui fissent charge contre des membres de la convention, je ne les aurais pas produites, ou ne les aurais apportées ici qu'avec une profonde douleur. Avec quel sang-froid, au contraire, on vient plonger le poignard dans le sein d'hommes recommandables à la patrie par leurs importans services! Remarquez bien que les reproches qu'on leur fait portent sur la convention elle-même. Oui, c'est la convention qu'on accuse, c'est au peuple français qu'on fait le procès, puisqu'ils ont souffert l'un et l'autre la tyrannie de l'infâme Robespierre. J. Debry vous le disait tout à l'heure, ce sont les aristocrates qui font ou qui commandent toutes ces propositions.—Et les voleurs, ajoutent quelques voix.—Je demande, reprend Goujon, que la discussion cesse à l'instant.» Beaucoup de députés s'y opposent. Billaud-Varennes s'élance à la tribune, et demande avec instance que la discussion soit continuée. «Il n'y a pas de doute, dit-il, que si les faits allégués sont vrais, nous ne soyons de grands coupables, et que nos têtes ne doivent tomber. Mais nous défions Lecointre de les prouver. Depuis la chute du tyran nous sommes en butte aux attaques de tous les intrigans, et nous déclarons que la vie n'a aucun prix pour nous s'ils doivent l'emporter.» Billaud continue, et raconte que depuis long-temps ses collègues et lui méditaient le 9 thermidor; que s'ils ont différé, c'est parce que les circonstances l'exigeaient ainsi; qu'ils ont été les premiers à dénoncer Robespierre, et à lui arracher le masque dont il se couvrait; que si on leur fait un crime de la mort de Danton, il s'en accusera tout le premier; que Danton était le complice de Robespierre, qu'il était le point de ralliement de tous les contre-révolutionnaires, et que, s'il avait vécu, la liberté aurait été perdue. «Depuis quelque temps, s'écrie Billaud, nous voyons s'agiter les intrigans, les voleurs….» A ce dernier mot, Bourdon l'interrompt en lui disant: «Le mot est prononcé; il faudra le prouver.—Je me charge, s'écrie Duhem, de le prouver pour un.—Nous le prouverons pour d'autres,» ajoutent plusieurs voix de la Montagne. C'était là le reproche que les montagnards étaient toujours prêts à faire aux amis de Danton, presque tous devenus des thermidoriens. Billaud, qui, au milieu de ce tumulte et de ces interruptions, n'avait pas abandonné la tribune, insiste, et demande une instruction pour que les coupables soient connus. Cambon lui succède, et dit qu'il faut éviter le piège tendu à la convention; que les aristocrates veulent l'obliger à se déshonorer elle-même en déshonorant quelques-uns de ses membres; que si les comités sont coupables, elle l'est aussi; «et toute la nation avec elle,» ajoute Bourdon (de l'Oise). Au milieu de ce tumulte, Vadier paraît à la tribune, un pistolet à la main, disant qu'il ne survivra pas à la calomnie, si on ne le laisse pas se justifier. Plusieurs membres l'entourent, et l'obligent à descendre. Le président Thuriot déclare qu'il va lever la séance si le tumulte ne s'apaise pas. Duhem et Amar veulent que l'on continue la discussion, parce que c'est un devoir de l'assemblée à l'égard des membres inculpés. Thuriot, l'un des thermidoriens les plus ardens, mais cependant montagnard zélé, voyait avec peine qu'on agitât de pareilles questions.

Il prend la parole de son fauteuil, et dit à l'assemblée: «D'une part, l'intérêt public veut qu'une pareille discussion finisse sur-le-champ; de l'autre, l'intérêt des inculpés veut qu'elle continue: concilions l'un et l'autre en passant à l'ordre du jour sur la proposition de Lecointre, et en déclarant que l'assemblée n'a reçu cette proposition qu'avec une profonde indignation.» L'assemblée adopte avec empressement l'avis de Thuriot, et passe à l'ordre du jour en flétrissant la proposition de Lecointre.

Tous les hommes sincèrement attachés à leur pays avaient vu cette discussion avec la plus grande peine. Comment, en effet, revenir sur le passé, distinguer le mal du bien, et discerner à qui appartenait la tyrannie qu'on venait de subir? Comment faire la part de Robespierre et des comités qui avaient partagé le pouvoir, celle de la convention qui les avait supportés, celle enfin de la nation, qui avait souffert et la convention et les comités de Robespierre? Comment d'ailleurs juger cette tyrannie? Était-elle un crime d'ambition, ou bien l'action énergique et irréfléchie d'hommes voulant sauver leur cause à tout prix, et s'aveuglant sur les moyens dont ils faisaient usage? Comment distinguer dans cette action confuse la part de la cruauté, de l'ambition, du zéle égaré, du patriotisme sincère et énergique? Démêler tant d'obscurités, juger tant de coeurs d'hommes, était impossible. Il fallait oublier le passé, recevoir des mains de ceux qu'on venait d'exclure du pouvoir, la France sauvée, régler des mouvemens désordonnés, adoucir des lois trop cruelles, et songer qu'en politique il faut réparer les maux et jamais les venger.

Tel était l'avis des hommes sages. Les ennemis de la révolution s'applaudissaient de la démarche de Lecointre, et en voyant la discussion fermée, ils répandirent que la convention avait eu peur, et n'avait osé aborder des questions trop dangereuses pour elle-même. Les jacobins, au contraire, et les montagnards, tout pleins encore de leur fanatisme, et nullement disposés à désavouer le régime de la terreur, ne craignaient pas la discussion, et étaient furieux qu'on l'eût fermée. Dès le lendemain, en effet, 13 fructidor, une foule de montagnards se levèrent, disant que le président avait fait, la veille, une surprise à l'assemblée en décidant la clôture; qu'il avait émis son avis sans quitter le fauteuil; que, comme président, il n'avait aucun avis à donner; que la clôture était une injustice; qu'on devait aux membres inculpés, à la convention elle-même, et à la révolution, d'aborder franchement une discussion que les patriotes n'avaient pas à redouter. Vainement les thermidoriens, Legendre, Tallien et autres, qu'on accusait d'avoir poussé Lecointre, et qui au contraire avaient cherché à le dissuader de son projet, demandèrent-ils que la discussion fût écartée. L'assemblée, qui n'avait pas encore perdu l'habitude de craindre la Montagne et de lui céder, consentit à rapporter sa décision de la veille, et rouvrit la carrière. Lecointre fut appelé à la tribune pour lire ses vingt-six chefs, et pour les appuyer de pièces probantes.

Lecointre n'avait pu réunir les pièces de ce singulier procès, car il aurait fallu avoir la preuve de ce qui s'était passé dans l'intérieur des comités, pour juger jusqu'à quel point les membres inculpés avaient participé à ce qu'on appelait la tyrannie de Robespierre. Lecointre ne pouvait invoquer sur chaque chef que la notoriété publique, que des discours prononcés aux Jacobins ou à l'assemblée, que les originaux de quelques ordres d'arrestation, lesquels ne prouvaient rien par eux-mêmes. A chaque grief nouveau, les montagnards furieux criaient: Les pièces! les pièces! et ne voulaient point qu'il parlât sans produire les preuves écrites. Lecointre, réduit souvent à l'impuissance de les fournir, s'adressait aux souvenirs de l'assemblée, et lui demandait si elle n'avait pas toujours considéré Billaud, Collot-d'Herbois et Barrère, comme d'accord avec Robespierre. Mais cette preuve, la seule d'ailleurs possible, montrait l'absurdité d'un pareil procès. Avec de telles preuves, on aurait démontré que la convention était complice du comité, et la France de la convention. Les montagnards ne voulaient pas laisser achever Lecointre: ils lui disaient: Tu es un calomniateur! et ils l'obligeaient à passer à un autre grief. A peine avait-il lu le suivant, qu'ils s'écriaient de nouveau: Les pièces! les pièces! et Lecointre ne les fournissant pas: A un autre! s'écriaient-ils encore. Lecointre arriva ainsi au vingt-sixième chef, sans avoir pu prouver rien de ce qu'il avançait. Il n'avait qu'une raison à donner, c'est que le procès était politique, et n'admettait pas la forme ordinaire de discussion; à quoi on pouvait répondre qu'il était impolitique d'en inventer un pareil. Après une séance longue et orageuse, la convention déclara l'accusation de Lecointre fausse et calomnieuse, et réhabilita ainsi les anciens comités.

Cette scène avait rendu à la Montagne toute son énergie, et à la convention un peu de son ancienne déférence pour la Montagne. Cependant Billaud-Varennes et Collot-d'Herbois donnèrent leur démission de membres du comité de salut public. Barrère en sortit par la voie du sort. De son côté, Tallien se démit volontairement, et ils furent remplacés tous quatre par Delmas, Merlin (de Douai), Cochon et Fourcroy. Ainsi, des anciens membres du grand comité de salut public, il ne restait que Carnot, Prieur (de la Côte-d'Or) et Robert Lindet. Au comité de sûreté générale, on opéra aussi un renouvellement par quart. Élie Lacoste, Vouland, Vadier et Moïse Bayle sortirent. Il manquait déjà David, Jagot, Lavicomterie, exclus par une décision de l'assemblée: ces sept membres furent remplacés par Bourdon (de l'Oise), Colombelle, Meaulle, Clauzel, Mathieu, Mon-Mayau, Lesage-Senault.

Un événement imprévu et entièrement fortuit vint augmenter l'agitation qui régnait. Le feu prit à la poudrière de Grenelle qui sauta. Cette explosion soudaine et épouvantable consterna Paris, et on crut que c'était l'effet d'une conspiration nouvelle. Aussitôt on accusa les aristocrates, et les aristocrates accusèrent les jacobins. De nouvelles attaques eurent lieu à la tribune entre les deux partis, sans amener aucun éclaircissement, A cet événement s'en ajouta un autre. Le 23 fructidor au soir (9 septembre), Tallien regagnait sa demeure. Un homme enveloppé d'une grande redingote, fondit sur lui en disant: «Je t'attendais, … tu ne m'échapperas pas.» Au même instant il lui tira un coup de pistolet à bout portant, qui lui fracassa une épaule. Le lendemain, nouvelle rumeur dans Paris: on se disait qu'on ne pouvait donc plus espérer le repos, que deux partis acharnés l'un contre l'autre avaient juré de troubler éternellement la république. Les uns attribuaient l'assassinat de Tallien aux jacobins, les autres aux aristocrates; d'autres mêmes allaient jusqu'à dire que Tallien, imitant l'exemple de Grangeneuve avant le 10 août, s'était fait blesser à l'épaule pour en accuser les jacobins, et avoir l'occasion de demander leur dissolution. Legendre, Merlin (de Thionville) et autres amis de Tallien, s'élancèrent à la tribune avec véhémence, et soutinrent que le crime de la veille était l'oeuvre des jacobins. Tallien, dirent-ils, n'a pas abandonné la cause de la révolution; cependant des furieux prétendent qu'il a passé aux modérés et aux aristocrates. Ce ne sont donc pas ceux-ci qui peuvent avoir eu l'idée de le frapper, ce ne peuvent être que les furieux qui l'accusent, c'est-à-dire les jacobins. Merlin dénonça leur dernière séance, et cita un mot de Duhem: Les crapauds du Marais lèvent la tête, tant mieux, elle sera plus facile à couper. Merlin demanda, avec sa hardiesse accoutumée, la dissolution de cette société célèbre, qui avait rendu, dit-il, les plus grands services, qui avait contribué puissamment à abattre le trône, mais qui, n'ayant plus de trône à renverser, voulait renverser aujourd'hui la convention elle-même. On n'admit point les conclusions de Merlin; mais, comme à l'ordinaire, on renvoya les faits aux comités compétens, pour faire un rapport. Déjà on avait fait, sur toutes les questions qui divisaient les deux partis, des renvois de ce genre. On avait demandé des rapports sur la question de la presse, sur les assignats, sur le maximum, sur les réquisitions, sur les entraves du commerce, et enfin sur tout ce qui était devenu un sujet de controverse et de division. On voulut alors que tous ces rapports fussent confondus en un seul, et on chargea le comité de salut public de présenter un rapport général sur l'état actuel de la république. La rédaction en fut confiée à Robert Lindet, le membre le plus instruit de l'état des choses, parce qu'il appartenait aux anciens comités, et le plus désintéressé dans ces questions, parce qu'il avait été exclusivement occupé à servir son pays, en se chargeant du travail énorme des subsistances et des transports. Le jour où il devait être entendu fut fixé à la quatrième sans-culottide de l'an II (20 septembre 1794).

On attendait avec impatience son rapport et les décrets qu'il amènerait, et on continuait dans l'intervalle à s'agiter. C'était au jardin du Palais-Royal que se réunissait la jeunesse coalisée contre les jacobins. Là, elle lisait les journaux et les brochures, qui paraissaient en grand nombre contre le dernier régime révolutionnaire, et qui se vendaient chez les libraires des galeries. Souvent elle y formait des groupes, et en partait pour venir troubler les séances des jacobins. Le jour de la deuxième sans-culottide, un de ces groupes se forme: il était composé de ces jeunes gens qui, pour se distinguer des jacobins, s'habillaient avec soin, portaient des cravates élevées, ce qui leur fit donner le nom de muscadins. Dans l'un de ces groupes, un assistant disait que, s'il arrivait quelque chose, il fallait se réunir à la convention; que les jacobins n'étaient que des intrigans et des scélérats. Un jacobin voulut lui répondre. Alors une rixe s'engagea; d'une part on criait: Vive la convention! à bas les jacobins! à bas la queue de Robespierre! de l'autre: A bas les aristocrates et les muscadins! vive la convention et les jacobins! Le tumulte augmenta bientôt. Le jacobin qui avait pris la parole, et le petit nombre de ceux qui voulurent le soutenir, furent très maltraités; la garde accourut, et dispersa le rassemblement qui était déjà très considérable, et empêcha un engagement général.

Le surlendemain, jour fixé pour le rapport des trois comités de salut public, de législation, et de sûreté générale, Robert Lindet fut enfin entendu. Le tableau qu'il avait à tracer de la France était triste. Après avoir exposé la marche successive des factions, le progrès de la puissance de Robespierre jusqu'à sa chute, il montra deux partis, l'un composé de patriotes ardens, craignant pour la révolution et pour eux-mêmes; et l'autre, des familles éplorées dont les parens avaient été immolés ou gémissaient encore dans les fers. «Des esprits inquiets, dit Lindet, s'imaginent que le gouvernement va manquer d'énergie; ils emploient tous les moyens pour propager leur opinion et leurs craintes. Ils envoient des députations et des adresses à la convention. Ces craintes sont chimériques: dans vos mains le gouvernement conservera toute sa force. Les patriotes, les fonctionnaires publics peuvent-ils craindre que les services qu'ils ont rendus s'effacent de la mémoire? Quel courage ne leur a-t-il pas fallu pour accepter et pour remplir des fonctions périlleuses? Mais aujourd'hui la France les rappelle à leurs travaux et à leurs professions, qu'ils ont trop long-temps abandonnés. Ils savent que leurs fonctions étaient temporaires; que le pouvoir, conservé trop long-temps dans les mêmes mains, devient un sujet d'inquiétude; et ils ne doivent pas craindre que la France les abandonne aux ressentimens et aux vengeances.»

Lindet, passant ensuite à ce qui concernait le parti de ceux qui avaient souffert, continua en disant: «Rendez la liberté à ceux que des haines, des passions, l'erreur des fonctionnaires publics et la fureur des derniers conspirateurs ont fait précipiter en masse dans les maisons d'arrêt; rendez-la aux laboureurs, aux commerçans, aux parens des jeunes héros qui défendent la patrie. Les arts ont été persécutés; cependant c'est par eux que vous avez appris à forger la foudre; c'est par eux que l'art des Montgolfier a servi à éclairer la marche des armées; c'est par eux que les métaux se préparent et s'épurent, que les cuirs se tannent, s'apprêtent et se mettent en oeuvre dans huit jours. Protégez-les, secourez-les. Beaucoup d'hommes utiles sont encore dans les cachots.»

Robert Lindet fit ensuite le tableau de l'état agricole et commercial de la France. Il montra les calamités résultant des assignats, du maximum, des réquisitions, de l'interruption des communications avec l'étranger. «Le travail, dit-il, a beaucoup perdu de son activité, d'abord parce que quinze cent mille hommes ont été transportés sur les frontières, qu'une multitude d'autres se sont voués à la guerre civile, et parce qu'ensuite les esprits, distraits par les passions politiques, se sont détournés de leurs occupations habituelles. Il y a de nouvelles terres défrichées, mais beaucoup de négligées. Le grain n'est pas battu, la laine n'est pas filée, les cultivateurs ne font ni rouir leur lin, ni teiller leurs chanvres. Tâchons de réparer des maux si nombreux, si divers; rendons la paix aux grandes villes maritimes et manufacturières. Qu'on cesse de démolir à Lyon. Avec de la paix, de la sagesse et de l'oubli, les Nantais, les Bordelais, les Marseillais, les Lyonnais, reprendront leurs travaux. Révoquons les lois destructives du commerce; rendons aux marchandises leur circulation; permettons d'exporter, pour qu'on nous apporte ce qui nous manque. Que les villes, les départemens cessent de se plaindre contre le gouvernement, qui, disent-ils, a épuisé leurs ressources en subsistances, qui n'a pas observé des proportions assez exactes, et a fait peser inégalement le fardeau des réquisitions. Que ne peuvent-ils, ceux qui se plaignent, jeter les yeux sur les tableaux, les déclarations, les adresses de leurs concitoyens des autres districts! Ils y verraient les mêmes plaintes, les mêmes réclamations, la même énergie, inspirées par le sentiment des mêmes besoins. Rappelons le repos d'esprit et le travail dans les campagnes; ramenons les ouvriers à leurs ateliers, les cultivateurs à leurs champs. Surtout, ajoute Lindet, efforçons-nous de ramener parmi nous l'union et la confiance. Cessons de nous reprocher nos malheurs et nos fautes. Avons-nous toujours été, avons-nous pu être ce que nous aurions voulu être en effet? Nous avons tous été lancés dans la même carrière: les uns ont combattu avec courage, avec réflexion; les autres se sont précipités, dans leur bouillante ardeur, contre tous les obstacles qu'ils voulaient détruire et renverser. Qui voudra nous interroger, et nous demander compte de ces mouvemens qu'il est impossible de prévoir et de diriger? La révolution est faite: elle est l'ouvrage de tous. Quels généraux, quels soldats n'ont jamais fait dans la guerre que ce qu'il fallait faire, et ont su s'arrêter où la raison froide et tranquille aurait désiré qu'ils s'arrêtassent? N'étions-nous pas en état de guerre contre les plus nombreux et les plus redoutables ennemis? Quelques revers n'ont-ils pas irrité notre courage, enflammé notre colère? Que nous est-il arrivé qui n'arrive à tous les hommes jetés à une distance infinie du cours ordinaire de la vie.»

Ce rapport, si sage, si impartial, si complet, fut couvert d'applaudissemens. Tout le monde approuvait les sentimens qu'il renfermait, et il eût été à désirer que tout le monde pût les partager. Lindet proposa ensuite une série de décrets, qui furent accueillis comme l'avait été son rapport, et qui furent adoptés sur-le-champ.

Par le premier décret, le comité de sûreté générale et les représentans en mission étaient chargés d'examiner les réclamations des commerçans, des laboureurs, des artistes, des pères et mères des citoyens présens aux armées, qui étaient ou avaient des parens en prison. Par un second, les municipalités et les comités des sections étaient tenus de motiver leurs refus, quand ils n'accordaient pas de certificats de civisme. C'étaient là des satisfactions données à ceux qui se plaignaient sans cesse de la terreur et qui craignaient de la voir renaître. Un troisième décret ordonnait la rédaction d'une instruction morale, tendant à ramener l'amour du travail et des lois, à éclairer les citoyens sur les principaux événemens de la révolution, et destinée à être lue au peuple, dans les fêtes décadaires. Un quatrième décret ordonnait un projet d'école normale, pour former de jeunes professeurs, et répandre ainsi l'instruction et les lumières par toute la France.

Enfin, à ces décrets en étaient joints plusieurs, ordonnant aux comités des finances et du commerce d'examiner promptement:

1 Les avantages de la libre exportation des marchandises de luxe, sous la condition d'en faire rentrer la valeur en France en marchandises de toute espèce;

2 Les avantages ou désavantages de la libre exportation du superflu des denrées de première nécessité, sous la condition d'un retour et de différentes formalités;

3 Les moyens les plus avantageux de remettre en circulation les marchandises destinées aux communes en rébellion, et retenues sous le scellé;

4 Enfin les réclamations des négocians qui, en vertu de la loi du séquestre, étaient tenus de déposer dans les caisses de district les sommes qu'ils devaient aux étrangers avec lesquels la France était en guerre.

On voit que ces décrets donnaient des satisfactions à ceux qui se plaignaient d'avoir été persécutés, et renfermaient quelques-unes des mesures capables d'améliorer l'état du commerce. Le parti jacobin seul n'avait pas un décret pour lui, mais il n'en avait pas besoin. Il n'avait été ni poursuivi ni emprisonné; on n'avait fait que le priver du pouvoir; il n'y avait donc aucune réparation à lui accorder. Tout ce qu'on pouvait, c'était de le rassurer sur la marche du gouvernement, et le rapport de Lindet était fait et écrit dans ce but. Aussi l'effet de ce rapport et des décrets qui l'accompagnaient, fut-il des plus favorables sur tous les partis.

On parut un peu se calmer. Le lendemain, dernier jour de l'année et cinquième sans-culottide de l'an II (21 septembre 1794), la fête ordonnée depuis long-temps pour placer Marat au Panthéon et en exclure Mirabeau, fut célébrée. Déjà elle n'était plus conforme à l'état des opinions et des esprits. Marat n'était plus assez saint, ni Mirabeau assez coupable, pour qu'on décernât tant d'honneurs au sanglant apôtre de la terreur, et qu'on infligeât tant d'ignominie au plus grand orateur de la révolution. Mais pour ne pas alarmer la Montagne, et pour éviter les apparences d'une réaction trop prompte, la fête ne fut pas révoquée. Le jour fixé, les restes de Marat furent portés en pompe au Panthéon, et ceux de Mirabeau en furent ignominieusement retirés par une porte latérale.

Ainsi le pouvoir, retiré aux jacobins et aux montagnards, était possédé aujourd'hui par les partisans de Danton, de Camille Desmoulins, par les indulgens enfin, qui étaient devenus les thermidoriens. Ces derniers cependant, tandis qu'ils tâchaient de réparer les maux produits par la révolution, tandis qu'ils élargissaient les suspects et s'efforçaient de rendre quelque liberté et quelque sécurité au commerce, étaient pleins encore de ménagement pour la Montagne qu'ils avaient dépossédée, et décernaient à Marat la place qu'ils ravissaient à Mirabeau.

CHAPITRE XXIV.

REPRISE DES OPÉRATIONS MILITAIRES.—REDDITION DE CONDÉ, VALENCIENNES, LANDRECIES ET LE QUESNOY. DÉCOURAGEMENT DES COALISÉS.—BATAILLE DE L'OURTHE ET DE LA ROËR.—PASSAGE DE LA MEUSE.—OCCUPATION DE TOUTE LA LIGNE DU RHIN.—SITUATION DES ARMÉES AUX ALPES ET AUX PYRÉNÉES. SUCCÈS DES FRANÇAIS SUR TOUS LES POINTS. ÉTAT DE LA VENDÉE ET DE LA BRETAGNE; GUERRE DES CHOUANS. PUISAYE, AGENT PRINCIPAL ROYALISTE EN BRETAGNE.—RAPPORT DU PARTI ROYALISTE AVEC LES PRINCES FRANÇAIS ET L'ÉTRANGER. INTRIGUES A L'INTÉRIEUR; RÔLE DES PRINCES ÉMIGRÉS.

L'activité des opérations militaires s'était un peu ralentie vers le milieu de la saison. Nos deux grandes armées du Nord et de Sambre-et-Meuse, entrées dans Bruxelles en thermidor (juillet), puis acheminées l'une sur Anvers, l'autre sur la Meuse, étaient demeurées dans un long repos, attendant la reprise des places de Landrecies, Le Quesnoy, Valenciennes et Condé, perdues dans la précédente campagne. Sur le Rhin, le général Michaud était occupé à recomposer son armée, pour réparer l'échec de Kayserslautern, et attendait un renfort de quinze mille hommes tirés de la Vendée. Les armées des Alpes et d'Italie, devenues maîtresses de la grande chaîne, campaient sur les hauteurs des Alpes, en attendant l'approbation d'un plan d'invasion proposé, disait-on, par le jeune officier qui avait décidé la prise de Toulon et des lignes de Saorgio. Aux Pyrénées-Orientales, Dugommier, depuis ses derniers succès au Boulou, s'était longtemps arrêté pour prendre Collioure, et bloquait maintenant Bellegarde. L'armée des Pyrénées-Occidentales s'organisait encore. Cette longue inaction qui signala le milieu de la campagne, et qu'il faut imputer aux grands événemens de l'intérieur et à de mauvaises combinaisons, aurait pu nuire à nos succès si l'ennemi avait su mettre le temps à profit. Mais il régnait un tel désordre d'esprit chez les coalisés, que notre faute ne leur profita pas, et ne fit que retarder un peu la marche extraordinaire de nos victoires.

Rien n'était plus mal calculé que notre inaction en Belgique, aux environs d'Anvers et sur les bords de la Meuse. Le meilleur moyen de hâter la prise des quatre places perdues eût été d'éloigner toujours davantage les grandes armées qui pouvaient les secourir. En profitant du désordre où la victoire de Fleurus et la retraite qui s'en était suivie avaient jeté les coalisés, il eût été facile d'arriver bientôt jusqu'au Rhin. Malheureusement on ignorait encore le grand art de profiter de la victoire, art le plus rare de tous, parce qu'il suppose qu'elle n'est pas seulement le fruit d'une attaque heureuse, mais le résultat de vastes combinaisons. Pour hâter la reddition des quatre places, la convention avait porté un décret formidable, à la manière de tous ceux qui se succédèrent depuis prairial jusqu'en thermidor. Se fondant sur la raison que les coalisés occupaient quatre places françaises, et que tout est permis pour éloigner l'ennemi de chez soi, elle décréta que si, vingt-quatre heures après la sommation, les garnisons ennemies ne se rendaient pas, elles seraient passées au fil de l'épée. La garnison de Landrecies se rendit seule. Le commandant de Condé fit cette belle réponse, qu'une nation n'avait pas le droit de décréter le déshonneur d'une autre. Le Quesnoy et Valenciennes continuèrent de se défendre. Le comité, sentant l'injustice d'un pareil décret, usa d'une subtilité pour en éviter l'exécution, et en même temps pour épargner à la convention la nécessité de le rapporter. Il supposa que le décret, n'ayant pas été notifié aux commandans des trois places, leur était resté inconnu. Avant de le leur signifier, il ordonna au général Schérer de pousser les travaux avec assez d'activité pour rendre la sommation imposante, et légitimer une capitulation de la part des garnisons ennemies. En effet, Valenciennes fut rendue le 12 fructidor (29 août); Condé et Le Quesnoy les jours suivans. Ces places, qui avaient tant coûté aux coalisés pendant la campagne précédente, nous furent donc restituées sans de grands efforts, et l'ennemi ne conserva plus aucun point de notre territoire dans les Pays-Bas. Nous étions maîtres, au contraire, de toute la Belgique, jusqu'à la Meuse et Anvers.

Moreau venait de conquérir l'Écluse, et de rentrer en ligne; Schérer avait envoyé la brigade Osten à Pichegru, et avait rejoint Jourdan avec sa division. Grâce à cette réunion, l'armée du Nord, sous Pichegru, s'élevait à plus de soixante-dix mille hommes, présens sous les armes, et celle de la Meuse, sous Jourdan, à cent seize mille. L'administration, épuisée par les efforts qu'elle avait faits pour improviser l'équipement de ces armées, ne suffisait que très imparfaitement à leur entretien. On y suppléait par des réquisitions, faites avec ménagement, et par les plus belles vertus militaires. Les soldats savaient se passer des objets les plus nécessaires; ils ne campaient plus sous des tentes; ils bivouaquaient sous des branches d'arbres. Les officiers sans appointemens, ou payés avec des assignats, vivaient comme le soldat, mangeaient le même pain, marchaient à pied comme lui, et le sac sur le dos. L'enthousiasme républicain et la victoire soutenaient ces armées, les plus sages et les plus braves qu'ait jamais eues la France.

Les coalisés étaient dans un désordre singulier. Les Hollandais, mal soutenus par leurs alliés les Anglais, et doutant de leur bonne foi, étaient consternés. Ils formaient un cordon devant leurs places fortes, pour avoir le temps de les mettre en état de défense, ce qui aurait dû être achevé depuis long-temps. Le duc d'York, aussi ignorant que présomptueux, ne savait comment se servir de ses Anglais, et ne prenait aucun parti décisif. Il se retirait vers la Basse-Meuse et le Rhin, étendant ses ailes tantôt vers les Hollandais, tantôt vers les Impériaux. Cependant, réuni aux Hollandais, il aurait pu disposer encore de cinquante mille hommes, et tenter sur les flancs de l'une des deux armées du Nord et de la Meuse l'un de ces mouvemens hardis que le général Clerfayt, l'année suivante, et l'archiduc Charles, en 1796, surent exécuter avec à propos et honneur, et dont un grand capitaine donna depuis, tant de mémorables exemples. Les Autrichiens, retranchés le long de la Meuse, depuis l'embouchure de la Roër jusqu'à celle de l'Ourthe, étaient découragés par leurs revers, et manquaient des approvisionnemens nécessaires. Le prince de Cobourg, tout à fait déconsidéré par sa dernière campagne, avait cédé le commandement à Clerfayt, le plus digne de l'occuper entre tous les généraux autrichiens. Il n'était pas trop tard encore pour se rapprocher du duc d'York, et pour agir en masse contre l'une des deux armées françaises; mais on ne songeait qu'à garder la Meuse. Le cabinet de Londres, alarmé de la marche des événemens, avait envoyé commissaires sur commissaires pour réveiller le zèle de la Prusse, pour réclamer de sa part l'exécution du traité de La Haye, et pour engager l'Autriche par des promesses de secours à défendre vigoureusement la ligne que ses troupes occupaient encore. Une réunion de ministres et de généraux anglais, hollandais et autrichiens, eut lieu à Maestricht, et on convint de défendre les bords de la Meuse.

Les armées françaises s'étaient enfin remises en mouvement dans le milieu de fructidor (premiers jours de septembre). Pichegru s'avança d'Anvers vers l'embouchure des fleuves. Les Hollandais commirent alors la faute de se séparer des Anglais. Au nombre de vingt mille hommes ils se rangèrent le long de Berg-op-Zoom, Breda, Gertruydenberg, restant adossés à la mer, dans une position qui ne leur permettait plus d'agir pour les places qu'ils voulaient couvrir. Le duc d'York avec ses Anglais et ses Hanovriens se retira sur Bois-le-Duc, se liant avec les Hollandais par une chaîne de postes que l'armée française pouvait enlever dès qu'elle paraîtrait. A Boxtel, sur le bord de la Dommel, Pichegru joignit l'arrière-garde du duc d'York, enveloppa deux bataillons, et les enleva. Le lendemain, sur les bords de l'Aa, il rencontra le général Abercromby, lui fit encore des prisonniers, et continua de pousser le duc d'York, qui se hâta de passer la Meuse à Grave, sous le canon de la place. Pichegru avait fait dans cette marche quinze cents prisonniers; il arriva sur les bords de la Meuse, le jour de la deuxième sans-culottide (18 septembre).

Pendant ce temps, Jourdan s'avançait de son côté, et se préparait à franchir la Meuse. La Meuse a deux affluens principaux, l'Ourthe qui la joint vers Liège, et la Roër qui s'y jette vers Ruremonde. Ces deux affluens forment deux lignes qui divisent le pays entre la Meuse et le Rhin, et qu'il faut successivement emporter pour arriver à ce dernier fleuve. Les Français, maîtres de Liège, avaient franchi la Meuse, et étaient déjà venus se ranger en face de l'Ourthe; ils bordaient la Meuse de Liège à Maëstricht, et l'Ourthe de Liège à Gomblaine-au-Pont, formant ainsi un angle dont Liège était le sommet. Clerfayt avait rangé sa gauche derrière l'Ourthe, sur les hauteurs de Sprimont. Ces hauteurs sont bordées d'un côté par l'Ourthe, de l'autre par l'Ayvaille qui se jette dans l'Ourthe. Le général Latour y commandait les Autrichiens. Jourdan ordonna à Schérer d'attaquer la position de Sprimont du côté de l'Ayvaille, tandis que le général Bonnet y marcherait en traversant l'Ourthe.

Le jour de la deuxième sans-culottide (18 septembre), Schérer divisa son corps en trois colonnes, commandées par les généraux Marceau, Mayer et Hacquin, et se porta sur les bords de l'Ayvaille, qui coule dans un lit profond, entre deux côtes escarpées. Les généraux donnèrent eux-mêmes l'exemple, entrèrent dans l'eau, et entraînèrent leurs soldats sur la rive opposée, malgré le feu d'une artillerie formidable. Latour était resté immobile sur les hauteurs de Sprimont, se préparant à fondre sur les colonnes françaises dès qu'elles auraient passé la rivière. Mais à peine eurent-elles franchi l'escarpement des bords, qu'elles se précipitèrent sur la position, sans donner à Latour le temps de les prévenir. Elles l'attaquèrent vivement, tandis que le général Hacquin débordait son flanc gauche, et que le général Bonnet, ayant passé l'Ourthe, marchait sur ses derrières; Latour fut alors obligé de décamper, et de se replier sur l'armée impériale.

Ce combat bien conçu, vivement exécuté, était aussi honorable pour le général en chef que pour l'armée. Il nous valut trente-six pièces de canon et cent caissons; il fit perdre quinze cents hommes à l'ennemi, tant tués que blessés, et décida Clerfayt à quitter la ligne de l'Ourthe. Ce général craignait, en effet, en voyant sa gauche battue, d'être coupé de sa retraite sur Cologne. En conséquence, il abandonna les bords de la Meuse et de l'Ourthe, et se replia sur Aix-la-Chapelle.

Il ne restait plus aux Autrichiens que la ligne de la Roër. Ils occupaient cette rivière depuis Dueren et Juliers jusqu'à son embouchure dans la Meuse, c'est-à-dire jusqu'à Ruremonde. Ils avaient cédé du cours de la Meuse tout ce qui est compris de l'Ourthe à la Roër, entre Liège et Ruremonde; il ne leur restait que l'étendue de Ruremonde à Grave, point par lequel ils se liaient au duc d'York.

La Roër était la ligne qu'il fallait bien défendre, pour ne pas perdre la rive gauche du Rhin. Clerfayt concentra toutes ses forces sur les bords de la Roër, entre Dueren, Juliers et Linnich. Il avait depuis quelque temps ordonné des travaux considérables pour assurer sa ligne; il avait placé des corps avancés au-delà de la Roër sur le plateau d'Aldenhoven, garni de retrançhemens; il occupait ensuite la ligne de la Roër et ses bords escarpés, et il était campé derrière cette ligne avec son armée et une artillerie nombreuse.

Le 10 vendémiaire an III (1er octobre 1794), Jourdan se trouva en présence de l'ennemi avec toutes ses forces. Il ordonna au général Schérer, commandant l'aile droite, de se porter sur Dueren en passant la Roër par tous les points guéables; au général Hatry de traverser vers le centre de la position, à Altorp; aux divisions Championnet et Morlot, soutenues de la cavalerie, d'enlever le plateau d'Aldenhoven placé en avant de la Roër, de balayer la plaine, de passer l'eau, et de masquer Juliers pour empêcher les Autrichiens d'en déboucher; au général Lefèvre de s'emparer de Linnich, et de traverser à tous les gués existant dans les environs; enfin à Kléber, qui était vers l'embouchure même de la rivière, de la remonter jusqu'à Ratem, et de la passer sur ce point mal défendu, afin de couvrir la bataille du côté de Ruremonde.

Le lendemain, 11 vendémiaire, les Français se mirent en mouvement sur toute la ligne.

Cent mille jeunes républicains marchaient à la fois avec un ordre et une précision dignes des plus vieilles troupes. On ne les avait pas encore vus en aussi grand nombre sur le même champ de bataille. Ils s'avançaient vers la Roër, but de leurs efforts. Malheureusement ils étaient encore éloignés de ce but, et ils n'y arrivèrent que vers le milieu du jour. Le général, de l'avis des militaires, n'avait commis qu'une faute, celle de prendre un point de départ trop éloigné du point d'attaque, et de ne pas employer un jour à se rapprocher de la ligne ennemie. Le général Schérer, chargé de la droite, dirigea ses brigades sur les différens points de la Roër, et ordonna au général Hacquin d'aller la passer fort au-dessus, au gué de Winden, pour tourner le flanc gauche de l'ennemi. Il était onze heures quand il fit ces dispositions. Hacquin mit long-temps à parcourir le circuit qu'on lui avait tracé. Schérer attendait qu'il fût arrivé au point indiqué, pour lancer ses divisions dans la Roër, et il laissait ainsi à Clerfayt le temps de préparer tous ses moyens, le long des hauteurs de la rive opposée. Il était trois heures; enfin Schérer ne veut pas attendre davantage, et met ses divisions en mouvement. Marceau se jette dans l'eau avec ses troupes, et passe au gué de Mirveiller; Lorges fait de même, se porte sur Dueren, et en chasse l'ennemi après un combat sanglant. Les Autrichiens abandonnent Dueren un moment; mais, retirés en arrière, ils reviennent bientôt avec des forces considérables. Marceau se jette aussitôt dans Dueren, pour y soutenir la brigade de Lorges. Mayer, qui a passé la Roër un peu au-dessus, à Niederau, et qui vient d'être accueilli par une artillerie meurtrière, se replie aussi vers Dueren. C'est là que se concentrent alors tous les efforts. L'ennemi, qui n'avait encore fait agir que ses avant-gardes, était rangé en arrière sur les hauteurs, avec soixante bouches à feu. Il les fait agir aussitôt, et couvre les Français d'une grêle de mitraille et de boulets. Nos jeunes soldats résistent, soutenus par leurs généraux. Malheureusement Hacquin ne paraît pas encore sur le flanc gauche de l'ennemi, manoeuvre de laquelle on attendait le gain de la bataille.

Dans le même moment on se battait au centre, sur le plateau avancé d'Aldenhoven. Les Français y étaient arrivés à la baïonnette. Leur cavalerie s'y était déployée, avait reçu et exécuté plusieurs charges. Les Autrichiens, voyant la Roër franchie au-dessus et au-dessous d'Aldenhoven, avaient abandonné ce plateau, et s'étaient retirés à Juliers, au-delà de la rivière. Championnet, qui les avait suivis jusque sur les glacis, canonnait et était canonné par l'artillerie de la place. A Linnich, Lefèvre avait repoussé les Autrichiens et joint la Roër; mais ayant trouvé le pont brûlé, il s'occupait à le rétablir. A Ratem, Kléber avait rencontré des batteries rasantes, et leur répondait par un violent feu d'artillerie.

L'action décisive était donc à droite vers Dueren, où se trouvaient accumulés Marceau, Lorges, Mayer, qui tous attendaient le mouvement d'Hacquin. Jourdan avait ordonné à Hatry de se replier sur Dueren au lieu d'effectuer le passage à Altorp; mais le trajet était trop long pour que cette colonne pût devenir utile au point décisif. Enfin, à cinq heures du soir, Hacquin paraît sur le flanc gauche de Latour. Alors les Autrichiens, qui se voient menacés sur la gauche par Hacquin, et qui ont Lorges, Marceau et Mayer en face, se décident à se retirer, et replient leur aile gauche, la même qui avait combattu à Sprimont. A leur extrême droite, Kléber les menace d'un mouvement audacieux. Le pont qu'il avait voulu jeter étant trop court, les soldats demandent à se précipiter dans la rivière. Kléber, pour soutenir leur ardeur, réunit toute son artillerie, et foudroie l'ennemi sur l'autre rive. Alors les impériaux sont encore obligés de se retirer sur ce point, et bientôt ils s'éloignent de tous les autres. Ils abandonnent la Roër, laissant huit cents prisonniers et trois mille hommes hors de combat.

Le lendemain, les Français trouvèrent Juliers évacué, et purent passer la Roër sur tous les points. Telle fut l'importante bataille qui nous valut la conquête définitive de la rive gauche du Rhin. C'est l'une de celles qui ont le plus mérité au général Jourdan la reconnaissance de sa patrie et l'estime des militaires. Néanmoins les critiques lui ont reproché de n'avoir pas pris un point de départ plus rapproché du point d'attaque, et de n'avoir pas porté le gros de ses forces à Mirveiller et Dueren.

Clerfayt prit la grande route de Cologne; Jourdan le suivit, et occupa cette ville, le 15 vendémiaire (6 octobre); il s'empara de Bonn, le 29 (20 octobre). Kléber alla faire avec Marescot le siège de Maëstricht.

Tandis que Jourdan remplissait si vaillamment sa tâche, et prenait possession de l'importante ligne du Rhin, Pichegru, de son côté, se préparait à franchir la Meuse pour venir joindre ensuite le Wahal, bras principal du Rhin vers son embouchure. Ainsi que nous venons de le rapporter tout à l'heure, le duc d'York avait passé la Meuse à Grave, abandonnant Bois-le-Duc à ses propres forces. Avant de tenter le passage de la Meuse, Pichegru devait s'emparer de Bois-le-Duc; ce qui n'était pas facile dans l'état de la saison, et avec l'insuffisance du matériel de siège. Cependant l'audace des Français et le découragement des ennemis rendaient tout possible. Le fort de Crèvecoeur, près de la Meuse, menacé par une batterie dirigée à propos sur un point où l'ennemi ne croyait pas possible d'en établir, se rendit. Le matériel qu'on y trouva servit à presser le siège de Bois-le-Duc. Cinq attaques consécutives épouvantèrent le gouverneur, qui rendit la place le 19 vendémiaire (10 octobre). Ce succès inespéré procura aux Français une base solide et des munitions considérables pour pousser leurs opérations au-delà de la Meuse, et jusqu'au bord du Wahal.

Moreau, qui formait la droite, s'était, depuis les victoires de l'Ourthe et de la Roër, avancé jusqu'à Venloo. Le duc d'York, effrayé de ce mouvement, avait retiré toutes ses troupes au-delà du Wahal, et abandonné tout l'espace compris entre la Meuse et le Wahal ou le Rhin. Cependant, voyant que Grave (sur la Meuse) allait se trouver sans communications et sans appui, il repassa le Wahal, et entreprit de défendre l'espace compris entre les deux cours d'eau. Le sol, comme il arrive toujours vers l'embouchure des grands fleuves, était inférieur au lit des eaux; il présentait de vastes prairies coupées de canaux et de chaussées, et inondées dans certaines parties. Le général Hammerstein, placé intermédiairement entre la Meuse et le Wahal, avait ajouté à la difficulté des lieux en coupant les routes, en couvrant les digues d'artillerie, en jetant sur les canaux des ponts, que son armée devait détruire en se retirant. Le duc d'York, dont il formait l'avant-garde, était placé en arrière, sur les bords du Wahal, dans le camp de Nimègue.

Dans les journées des 27 et 28 vendémiaire (18 et 19 octobre), Pichegru fit franchir la Meuse à deux de ses divisions, sur un pont de bateaux. Les Anglais, qui étaient sous le canon de Nimègue, et l'avant-garde d'Hammerstein disposée le long des canaux et des digues, se trouvaient trop éloignés pour empêcher ce passage. Le reste de l'armée débarqua sur l'autre rive, sous la protection de ces deux divisions. Le 28, Pichegru décida l'attaque de tous les ouvrages qui couvraient l'espace intermédiaire de la Meuse au Wahal. Il lança quatre colonnes, formant une masse supérieure à l'ennemi, dans ces prairies inondées et coupées de canaux. Les Français bravèrent le feu de l'artillerie avec un rare courage, puis se jetèrent dans les fossés, ayant de l'eau jusqu'aux épaules, tandis que les tirailleurs, du bord des fossés, fusillaient par dessus leurs têtes. L'ennemi épouvanté se retira, ne songeant plus qu'à sauver son artillerie. Il vint se réfugier dans le camp de Nimègue, sur les bords du Wahal, et les Français vinrent bientôt l'y insulter journellement.

Ainsi, vers la Hollande comme vers le Luxembourg, les Français étaient enfin parvenus à atteindre cette formidable ligne du Rhin, que la nature semble avoir assignée pour limite à leur belle patrie, et qu'ils ont toujours ambitionné de lui donner pour frontière. Pichegru, il est vrai, arrêté par Nimègue, n'était pas maître du cours du Wahal, et s'il songeait à conquérir la Hollande, il voyait devant lui de nombreux cours d'eaux, des places fortes, des inondations et une saison affreuse; mais il touchait à la limite tant désirée, et avec encore un acte d'audace, il pouvait entrer dans Nimègue ou dans l'île de Bommel, et s'établir solidement sur le Wahal. Moreau, appelé le général des sièges, venait, par un acte de hardiesse, d'entrer dans Venloo; Jourdan était fortement établi sur le Rhin. Le long de la Moselle et de l'Alsace, les armées venaient aussi de joindre ce grand fleuve.

Depuis l'échec de Kayserslautern, les armées de la Moselle et du Haut-Rhin, commandées par Michaud, avaient passé leur temps à se renforcer de détachemens tirés des Alpes et de la Vendée. Le 14 messidor (2 juillet), une attaque avait été essayée sur toute la ligne, depuis le Rhin jusqu'à la Moselle, sur les deux versans des Vosges. Cette attaque trop divisée n'avait eu aucun succès. Une seconde tentative, dirigée sur de meilleurs principes, fut faite le 25 messidor (13 juillet). Le principal effort avait porté sur le centre des Vosges, dans le but de s'emparer des passages, et avait amené, comme toujours, la retraite générale des armées coalisées au-delà de Franckenthal. Le comité avait ordonné alors une diversion sur Trèves, dont on s'était emparé pour punir l'électeur. Par ce mouvement, un corps principal s'était trouvé en flèche entre les armées impériales du Bas-Rhin et l'armée prussienne des Vosges, sans que celles-ci songeassent à en tirer avantage. Cependant les Prussiens, profitant enfin de la diminution de nos forces vers Kayserslautern, nous avaient attaqués de nouveau à l'improviste, et ramenés en arrière de Kayserslautern. Heureusement Jourdan venait d'être victorieux sur la Roër; Clerfayt venait de repasser le Rhin à Cologne. Les coalisés n'eurent pas alors le courage de rester dans les Vosges; ils se retirèrent, nous abandonnant tout le Palatinat, et jetant une forte garnison dans Mayence. Il ne leur restait donc plus que Luxembourg et Mayence sur la rive gauche. Le comité en ordonna aussitôt le blocus. Kléber fut appelé de la Belgique à Mayence, pour commander le siège de cette place, qu'il avait contribué à défendre en 1793, et où il avait commencé son illustration. Nos conquêtes s'étendaient donc sur tous les points, et atteignaient partout le Rhin.

Aux Alpes, l'inaction avait continué, et la grande chaîne nous était restée. Le plan d'invasion habilement imaginé par le général Bonaparte, et communiqué au comité par Robespierre le jeune, qui était en mission à l'armée d'Italie, avait été adopté. Il consistait à réunir les deux armées des Alpes et d'Italie dans la vallée de la Stura pour envahir le Piémont. Les ordres de marche étaient donnés lorsqu'arriva le 9 thermidor; l'exécution fut alors suspendue. Les commandans des places qui avaient été obligés de céder une partie de leurs garnisons, les représentans, les municipalités, et tous les partisans de la réaction, prétendirent que ce plan avait pour but de perdre l'armée en la jetant en Piémont, de rouvrir Toulon aux Anglais, et de servir les desseins secrets de Robespierre. Jean-Bon-Saint-André surtout, qui avait été envoyé à Toulon pour y réparer la marine, et qui nourrissait des projets sur la Méditerranée, se montra l'un des plus grands adversaires du plan. Le jeune Bonaparte fut même accusé d'être complice des Robespierre, à cause de la confiance que ses talens et ses projets avaient inspirée au plus jeune des deux frères. L'armée fut ramenée en désordre sur la grande chaîne, où elle reprit ses positions. Cependant la campagne s'acheva par un avantage éclatant. Les Autrichiens, d'accord avec les Anglais, voulurent faire une tentative sur Savone, pour couper la communication avec Gênes, qui par sa neutralité rendait de grands services au commerce des subsistances. Le général Colloredo s'avança avec un corps de huit à dix mille hommes, ne mit aucune célérité dans sa marche, et donna aux Français le temps de se prémunir. Saisi au milieu des montagnes par les Français, dont le général Bonaparte dirigeait les mouvemens, il perdit huit cents hommes, et se retira honteusement, accusant les Anglais, qui l'accusèrent à leur tour. La communication avec Gênes fut rétablie, et l'armée consolidée dans toutes ses positions.

Aux Pyrénées, nos succès avaient recommencé leur cours. Dugommier faisait toujours le siège de Bellegarde, voulant s'emparer de cette place avant de descendre en Catalogne. La Union avait voulu, par une attaque générale sur la ligne française, venir au secours des assiégés; mais repoussé sur tous les points, il venait de s'éloigner, et la place, plus découragée que jamais par cette déroute de l'armée espagnole, s'était rendue le 6 vendémiaire (27 septembre). Dugommier, entièrement rassuré sur ses derrières, se préparait à s'avancer en Catalogne. Aux Pyrénées occidentales, les Français, sortant enfin de leur repos, venaient d'envahir la vallée de Bastan, d'enlever Fontarabie et Saint-Sébastien, et, grâce au climat de ces contrées, se disposaient, comme aux Pyrénées orientales, à pousser leurs succès malgré l'approche de l'hiver.

Dans la Vendée, la guerre continuait, non pas vive et dangereuse, mais lente et dévastatrice. Stofflet, Sapinaud, Charette, s'étaient enfin partagé le commandement. Depuis la mort de La Rochejaquelein, Stofflet lui avait succédé dans l'Anjou et le Haut-Poitou. Sapinaud avait toujours conservé la petite division du centre; Charette, illustré par cette campagne du dernier hiver, où, avec des forces presque détruites, il était toujours parvenu à se soustraire à la poursuite des républicains, commandait dans la Basse-Vendée, mais ambitionnait le commandement général. On s'était réuni à Jallais, et on avait fait des conventions dictées par l'abbé Bernier, curé de Saint-Lô, conseiller et ami de Stofflet, et gouvernant le pays sous son nom. Cet abbé était aussi ambitieux que Charette, et désirait une combinaison qui lui fournit le moyen d'exercer sur tous les chefs l'empire qu'il avait sur Stofflet. On convint de former un conseil supérieur d'après les ordres duquel tout se ferait à l'avenir. Stofflet, Sapinaud et Charette se confirmèrent réciproquement leurs commandemens respectifs de l'Anjou, du centre et de la Basse-Vendée. M. de Marigny, qui avait survécu à la grande expédition vendéenne sur Granville, ayant enfreint l'un des ordres de ce conseil, fut saisi. Stofflet eut la cruauté de le faire fusiller sur un rapport de Charette. On attribua à la jalousie cet acte de rigueur, qui produisit une funeste impression sur tous les royalistes.

La guerre, sans aucun résultat possible, n'était plus qu'une guerre de dévastation. Les républicains avaient établi quatorze camps retranchés qui enveloppaient tout le pays insurgé. De ces camps partaient des colonnes incendiaires qui, sous le commandement en chef du général Turreau, exécutaient le formidable décret de la convention. Elles brûlaient les bois, les haies, les genêts, souvent même les villages, s'emparaient des moissons et des bestiaux, et, s'autorisant du décret qui ordonnait à tout habitant étranger à la révolte de se retirer à vingt lieues du pays insurgé, traitaient en ennemis tous ceux qu'elles rencontraient. Les Vendéens qui, obligés de vivre, ne cessaient pas de cultiver leurs champs au milieu de ces horribles scènes, résistaient à cette guerre de manière à la rendre éternelle. Au signal de leurs chefs, ils formaient des rassemblemens imprévus, se jetaient sur les derrières des camps, et les enlevaient; ou bien, laissant pénétrer les colonnes, ils fondaient sur elles quand elles étaient engagées dans le pays, et s'ils parvenaient à les rompre, ils égorgeaient jusqu'au dernier homme. Ils s'emparaient alors des armes, des munitions, dont ils étaient avides, et, sans avoir rien fait pour affaiblir un ennemi trop supérieur, ils s'étaient procuré seulement les moyens de continuer cette guerre atroce.

Tel était l'état des choses sur la rive gauche de la Loire. Sur la rive droite, dans cette partie de la Bretagne qui est comprise entre la Loire et la Vilaine, s'était formé un nouveau rassemblement, composé en grande partie des restes de la colonne vendéenne détruite à Savenay et des paysans qui habitaient ces plaines. M. de Scépeaux en était le chef. Ce corps était à peu près de la force de celui de M. de Sapinaud, et liait la Vendée à la Bretagne.

La Bretagne était devenue le théâtre d'une guerre toute différente de celle de la Vendée, et non moins déplorable. Les chouans, dont nous avons déjà parlé, étaient des contrebandiers que l'abolition des barrières avait laissés sans état, des jeunes gens qui n'avaient pas voulu obéir à la réquisition, et quelques Vendéens échappés, comme ceux de M. de Scépeaux, à la déroute de Savenay. Ils se livraient au brigandage dans les rochers et les vastes bois de la Bretagne, particulièrement dans la grande forêt du Pertre. Ils ne formaient pas, comme les Vendéens, des rassemblemens nombreux, capables de tenir la campagne; ils marchaient en troupes de trente et cinquante, arrêtaient les courriers, les voitures publiques, assassinaient les juges de paix, les maires, les fonctionnaires républicains, et surtout les acquéreurs de biens nationaux. Quant à ceux qui étaient non pas acquéreurs, mais fermiers de ces biens, ils se rendaient chez eux, et se faisaient payer le prix du fermage. Ils avaient ordinairement le soin de détruire les ponts, de briser les routes, de couper l'essieu des charrettes, pour empêcher le transport des subsistances dans les villes. Ils faisaient des menaces terribles à ceux qui apportaient leurs denrées dans les marchés, et ils exécutaient ces menaces en pillant et incendiant leurs propriétés. Ne pouvant pas occuper militairement le pays, leur but évident était de le bouleverser, en empêchant les citoyens d'accepter aucune fonction de la république, en punissant l'acquisition des biens nationaux, et en affamant les villes. Moins réunis, moins forts que les Vendéens, ils étaient cependant plus redoutables, et méritaient véritablement le nom de brigands.

Ils avaient un chef secret que nous avons déjà nommé, M. de Puisaye, autrefois membre de l'assemblée constituante. Il s'était retiré après le 10 août en Normandie, s'était jeté, comme on l'a vu, dans l'insurrection fédéraliste, et, après la défaite de Vernon, était venu se cacher en Bretagne et y recueillir les restes de la conspiration de La Rouarie. A une grande intelligence, à une rare habileté pour réunir les élémens d'un parti, il joignait une extrême activité de corps et d'esprit, et une vaste ambition. Puisaye, frappé de la position péninsulaire de la Bretagne, de la vaste étendue de ses côtes, de la configuration particulière de son sol, couvert de forêts, de montagnes, de retraites impénétrables, frappé surtout de la barbarie de ses habitans, parlant une langue étrangère, privés ainsi de toute communication avec les autres habitans de la France, entièrement soumis à l'influence des prêtres, et trois ou quatre fois plus nombreux que les Vendéens, Puisaye croyait pouvoir préparer en Bretagne une insurrection bien plus formidable que celle qui avait eu pour chefs les Cathelineau, les d'Elbée, les Bonchamp, les Lescure. Le voisinage surtout de l'Angleterre, l'heureux intermédiaire des îles de Jersey et de Guernesey, lui avaient inspiré le projet de faire concourir le cabinet de Londres à ses projets. Il ne voulait donc pas que l'énergie du pays s'usât en inutiles brigandages, et il travaillait à l'organiser de manière à pouvoir le tenir tout entier sous sa main. Aidé des prêtres, il avait fait enrôler tous les hommes en état de porter les armes, sur des registres ouverts dans les paroisses. Chaque paroisse formait une compagnie; chaque canton une division; les divisions réunies formaient quatre divisions principales, celles du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord et d'Ille-et-Vilaine, aboutissant toutes quatre à un comité central, qui représentait l'autorité suprême du pays. Puisaye présidait le comité central en qualité de général en chef, et, par le moyen de ces ramifications, faisait parvenir ses ordres à toute la contrée. Il recommandait, en attendant l'exécution de ses vastes projets, de commettre le moins d'hostilités possible, pour ne pas attirer trop de troupes en Bretagne; de se contenter de réunir des munitions, et d'empêcher le transport des subsistances dans les villes. Mais les chouans, peu propres au genre de guerre générale qu'il méditait, se livraient individuellement à des brigandages qui étaient plus profitables pour eux et plus de leur goût. Puisaye se hâtait de mettre la dernière main à son ouvrage, et se proposait, dès qu'il aurait achevé l'organisation de son parti, de passer à Londres, pour ouvrir une négociation avec le cabinet anglais et les princes français.

Comme on l'a vu dans la campagne précédente, les Vendéens n'avaient pas encore communiqué avec les étrangers; on leur avait envoyé M. de Tinténiac, pour savoir qui et combien ils étaient, quel but ils avaient, et pour leur offrir des armes et des secours, s'ils s'emparaient d'un port sur la côte. C'est là ce qui les avait engagés à venir à Granville, et à faire la tentative dont on a vu la malheureuse issue. L'escadre de lord Moira, après avoir inutilement croisé sur nos côtes, avait porté en Hollande les secours destinés à la Vendée. Puisaye espérait provoquer une expédition pareille et s'entendre avec les princes, qui n'avaient encore témoigné aucune reconnaissance, ni donné aucun encouragement aux royalistes insurgés dans l'intérieur.

De leur côté, les princes, espérant peu de l'appui des puissances, commençaient à reporter les yeux sur leurs partisans de l'intérieur de la France. Mais rien n'était disposé autour d'eux pour mettre à profit le dévouement des braves gens qui voulaient se sacrifier à leur cause. Quelques vieux seigneurs, quelques anciens amis, avaient suivi Monsieur, qui était devenu régent, et qui demeurait à Vérone depuis que le pays du Rhin n'était habitable que pour les gens de guerre. Le prince de Condé, brave, mais peu capable, continuait de réunir sur le Haut-Rhin tout ce qui voulait se servir de son épée. Une jeune noblesse suivait M. le comte d'Artois dans ses voyages, et l'avait accompagné jusqu'à Saint-Pétersbourg. Catherine avait fait au prince une réception magnifique, lui avait donné une frégate, un million, une épée, et le brave comte de Vauban, pour l'engager à s'en bien servir. Elle avait promis en outre les plus grands secours, dès que le prince serait descendu en Vendée. Cependant la descente ne s'était pas effectuée; et le comte d'Artois était revenu en Hollande au quartier-général du duc d'York.

La situation des trois princes français n'était ni brillante ni heureuse. L'Autriche, la Prusse et l'Angleterre avaient refusé de reconnaître le régent; car reconnaître un autre souverain de France que le souverain de fait, c'eût été s'ingérer dans ses affaires intérieures, ce qu'aucune puissance ne voulait avoir l'air de faire. Aujourd'hui surtout qu'elles étaient battues, toutes affectaient de dire qu'elles avaient pris les armes dans l'intérêt seul de leur propre sûreté. Reconnaître le régent avait encore un autre inconvénient: c'était se condamner à ne faire la paix qu'après la destruction de la république, chose sur laquelle on commençait à ne plus compter. En attendant, les puissances souffraient les agens des princes, mais ne leur reconnaissaient aucun titre public. Le duc d'Harcourt à Londres, le duc d'Havre à Madrid, le duc de Polignac à Vienne, transmettaient des notes peu lues, rarement écoutées; ils étaient les intermédiaires des secours fort rares dispensés aux émigrés, plutôt que les organes d'une puissance avouée. Aussi le plus grand mécontentement contre les puissances régnait dans les trois cours émigrées. On commençait à reconnaître que ce beau zèle de la coalition pour la royauté cachait la plus violente haine contre la France. L'Autriche, en plaçant son drapeau à Valenciennes et à Condé, avait, suivant les émigrés, déterminé l'élan du patriotisme français. La Prusse, dont ils avaient entrevu déjà les dispositions pacifiques, manquait, disaient-ils, à tous ses engagemens. Pitt, qui était de tous les coalisés le plus positif et le plus dédaigneux à leur égard, leur était aussi le plus odieux. Ils ne l'appelaient que le perfide Anglais, et disaient qu'il fallait prendre son argent, et le tromper ensuite si l'on pouvait. Ils prétendaient qu'il n'y avait à compter que sur l'Espagne; l'Espagne seule était une fidèle parente, une sincère alliée; ce n'était que sur elle qu'on devait fonder toutes les espérances.

Les trois petites cours fugitives, si peu unies déjà avec les puissances, ne vivaient pas entre elles dans un meilleur accord. La cour de Vérone, peu agissante, donnant aux émigrés des ordres mal obéis, faisant aux cabinets des communications mal écoutées, par des agens non reconnus, se défiait des deux autres, jalousait le rôle actif du prince de Condé sur le Rhin, l'espèce de considération que son courage peu éclairé, mais énergique, lui valait auprès des cabinets, et enviait jusqu'aux voyages de M. le comte d'Artois en Europe. De son côté, le prince de Condé, aussi dépourvu d'esprit que brave, ne voulait entrer dans aucun plan, et montrait peu d'empressement pour les deux cours, qui ne se battaient pas. Enfin la petite cour réunie à Arnheim fuyait et la vie qu'on menait sur le Rhin, et l'autorité supérieure qu'il fallait subir à Vérone, et se tenait au quartier-général anglais, sous prétexte de différens projets sur les côtes de France.

Une cruelle expérience ayant appris aux princes français qu'ils ne devaient pas compter sur les ennemis de leur patrie pour rétablir leur trône, ils aimaient assez à dire qu'il ne fallait compter désormais que sur les partisans de l'intérieur et sur la Vendée. Dès que la terreur cessa de régner en France, les brouillons commencèrent malheureusement à respirer aussitôt que les honnêtes gens. Les correspondances des émigrés avec l'intérieur venaient de recommencer. La cour de Vérone, par l'intermédiaire du comte d'Entraigues, correspondait avec un nommé Lemaître, intrigant qui avait été successivement avocat, secrétaire au conseil, pamphlétaire, prisonnier à la Bastille, et qui finissait par être agent des princes. On lui avait adjoint un nommé Laville-Heurnois, ancien maître des requêtes et créature de Calonne, et un abbé Brothier, précepteur des neveux de l'abbé Maury. On demandait à ces intrigans des détails sur la situation de la France, sur l'état des partis, sur leurs dispositions, et des plans de conspiration. Ils répondaient par des renseignemens le plus souvent faux; ils se vantaient faussement de leurs prétendues relations avec les chefs du gouvernement, et contribuaient de toutes leurs forces à persuader aux princes français qu'il fallait tout attendre d'un mouvement dans l'intérieur. On les avait chargés de correspondre avec la Vendée et surtout avec Charette, qui par sa longue résistance était le héros des royalistes, mais avec lequel on n'avait pu entamer encore aucune négociation.

Telle était donc la situation du parti royaliste au dedans et au dehors de la France. Il faisait dans la Vendée une guerre peu alarmante par ses dangers, mais affligeante par ses ravages; il formait en Bretagne des projets étendus, mais lointains encore, et soumis à une condition bien difficile, l'union et le concert d'une foule d'individus; hors de France, il était divisé, peu considéré, peu soutenu; désabusé enfin sur l'efficacité des secours étrangers, il entretenait avec les royalistes du dedans des correspondances puériles.

La république avait donc peu à craindre des efforts de l'Europe et de la royauté. A part le sujet de peine qu'elle trouvait dans les ravages de la Vendée, elle n'avait qu'à s'applaudir de ses brillans[1] triomphes. Sauvée l'année précédente de l'invasion, elle s'était vengée cette année-ci par des conquêtes; elle avait acquis la Belgique, le Brabant hollandais, le pays de Luxembourg, de Liège et de Juliers, l'électorat de Trèves, le Palatinat, la Savoie, Nice, une place en Catalogne, la vallée de Bastan, et menaçait ainsi à la fois la Hollande, le Piémont et l'Espagne. Tels étaient les résultats des immenses efforts du célèbre comité de salut public.

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