Histoire de la Révolution française, Tome 07
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Title: Histoire de la Révolution française, Tome 07
Author: Adolphe Thiers
Release date: April 1, 2004 [eBook #11964]
Most recently updated: October 28, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DE LA
RÉVOLUTION
FRANÇAISE
PAR M. A. THIERS
TOME SEPTIÈME
MDCCCXXXIX
CONVENTION NATIONALE.
CHAPITRE XXVI.
CONTINUATION DE LA GUERRE SUR LE RHIN. PRISE DE NIMÈGUE PAR LES FRANÇAIS.—POLITIQUE EXTÉRIEURE DE LA FRANCE. PLUSIEURS PUISSANCES DEMANDENT A TRAITER.—DÉCRET D'AMNISTIE POUR LA VENDÉE.—CONQUÊTE DE LA HOLLANDE PAR PICHEGRU. PRISE D'UTRECHT, D'AMSTERDAM ET DES PRINCIPALES VILLES; OCCUPATION DES SEPT PROVINCES-UNIES. NOUVELLE ORGANISATION POLITIQUE DE LA HOLLANDE.—VICTOIRES AUX PYRÉNÉES.—FIN DE LA CAMPAGNE DE 1794.—LA PRUSSE ET PLUSIEURS AUTRES PUISSANCES COALISÉES DEMANDENT LA PAIX. PREMIÈRES NÉGOCIATIONS.—ÉTAT DE LA VENDÉE ET DE LA BRETAGNE. PUISAYE EN ANGLETERRE. MESURES DE HOCHE POUR LA PACIFICATION DE LA VENDÉE. NÉGOCIATIONS AVEC LES CHEFS VENDÉENS.
Les armées françaises, maîtresses de toute la rive gauche du Rhin, et prêtes à déboucher sur la rive droite, menaçaient la Hollande et l'Allemagne: fallait-il les porter en avant ou les faire entrer dans leurs cantonnemens? telle était la question qui s'offrait.
Malgré leurs triomphes, malgré leur séjour dans la riche Belgique, elles étaient dans le plus grand dénuement. Le pays qu'elles occupaient, foulé pendant trois ans par d'innombrables légions, était entièrement épuisé. Aux maux de la guerre s'étaient joints ceux de l'administration française, qui avait introduit à sa suite les assignats, le maximum et les réquisitions. Des municipalités provisoires, huit administrations intermédiaires, et une administration centrale établie à Bruxelles, gouvernaient la contrée en attendant son sort définitif. Quatre-vingts millions avaient été frappés sur le clergé, les abbayes, les nobles, les corporations. Les assignats avaient été mis en circulation forcée; les prix de Lille avaient servi à déterminer le maximum dans toute la Belgique. Les denrées, les marchandises utiles aux armées étaient soumises à la réquisition. Ces règlemens n'avaient pas fait cesser la disette. Les marchands, les fermiers cachaient tout ce qu'ils possédaient; et tout manquait à l'officier comme au soldat.
Levée en masse l'année précédente, équipée sur-le-champ, transportée en hâte à Hondschoote, Watignies, Landau, l'armée entière n'avait plus rien reçu de l'administration que de la poudre et des projectiles. Depuis long-temps elle ne campait plus sous toile; elle bivouaquait sous des branches d'arbre, malgré le commencement d'un hiver déjà très rigoureux. Beaucoup de soldats, manquant de souliers, s'enveloppaient les pieds avec des tresses de paille, ou se couvraient avec des nattes en place de capotes. Les officiers, payés en assignats, voyaient leurs appointemens se réduire quelquefois à huit ou dix francs effectifs par mois; ceux qui recevaient quelques secours de leurs familles n'en pouvaient guère faire usage, car tout était requis d'avance par l'administration française. Ils étaient soumis au régime du soldat, marchant à pied, portant le sac sur le dos, mangeant le pain de munition, et vivant des hasards de la guerre.
L'administration semblait épuisée par l'effort extraordinaire qu'elle avait fait pour lever et armer douze cent mille hommes. La nouvelle organisation du pouvoir, faible et divisée, n'était pas propre à lui rendre le nerf et l'activité nécessaires. Ainsi tout aurait commandé de faire entrer l'armée en quartiers d'hiver, et de la récompenser de ses victoires et de ses vertus militaires par du repos et d'abondantes fournitures.
Cependant nous étions devant la place de Nimègue, qui, placée sur le Wahal (c'est le nom du Rhin près de son embouchure), en commandait les deux rives, et pouvait servir de tête de pont à l'ennemi pour déboucher à la campagne suivante sur la rive gauche. Il était donc important de s'emparer de cette place avant d'hiverner; mais l'attaque en était très difficile. L'armée anglaise, rangée sur la rive droite, y campait au nombre de trente-huit mille hommes; un pont de bateaux lui fournissait le moyen de communiquer avec la place et de la ravitailler. Outre ses fortifications, Nimègue était précédée par un camp retranché garni de troupes. Il aurait donc fallu, pour rendre l'investissement complet, jeter sur la rive droite une armée qui aurait eu à courir les chances du passage et d'une bataille, et qui, en cas de défaite, n'aurait eu aucun moyen de retraite. On ne pouvait donc agir que par la rive gauche, et on était réduit à attaquer le camp retranché sans un grand espoir de succès.
Cependant les généraux français étaient décidés à essayer une de ces attaques brusques et hardies qui venaient de leur ouvrir en si peu de temps les places de Maëstricht et Venloo. Les coalisés, sentant l'importance de Nimègue, s'étaient réunis à Arnheim pour concerter les moyens de la défendre. Il avait été convenu qu'un corps autrichien, sous les ordres du général Wernek, passerait à la solde anglaise, et formerait la gauche du duc d'York pour la défense de la Hollande. Tandis que le duc d'York, avec ses Anglais et ses Hanovriens, resterait sur la rive droite devant le pont de Nimègue, et renouvellerait les forces de la place, le général Wernek devait tenter du côté de Wesel, fort au-dessus de Nimègue, un mouvement singulier, que les militaires expérimentés ont jugé l'un des plus absurdes que la coalition ait imaginés pendant toutes ces campagnes. Ce corps, profitant d'une île que forme le Rhin vers Buderich, devait passer sur la rive gauche, et essayer une pointe entre l'armée de Sambre-et-Meuse et celle du Nord. Ainsi vingt mille hommes allaient être jetés au-delà d'un grand fleuve entre deux armées victorieuses, de quatre-vingt à cent mille hommes chacune, pour voir quel effet ils produiraient sur elles: on devait les renforcer suivant l'événement. On conçoit que ce mouvement, exécuté avec les armées coalisées réunies, pût devenir grand et décisif; mais essayé avec vingt mille hommes, il n'était qu'une tentative puérile et peut-être désastreuse pour le corps qui en serait chargé.
Néanmoins, croyant sauver Nimègue par ces moyens, les coalisés firent d'une part avancer le corps de Wernek vers Buderich, et de l'autre exécuter des sorties par la garnison de Nimègue. Les Français repoussèrent les sorties, et, comme à Maëstricht et Venloo, ouvrirent la tranchée à une proximité de la place encore inusitée à la guerre. Un hasard heureux accéléra leurs travaux. Les deux extrémités de l'arc qu'ils décrivaient autour de Nimègue aboutissaient au Wahal; ils essayaient de tirer de ces extrémités sur le pont. Quelques-uns de leurs projectiles atteignirent plusieurs pontons, et mirent en péril les communications de la garnison avec l'armée anglaise. Les Anglais, qui étaient dans la place, surpris de cet événement imprévu, rétablirent les pontons, et se hâtèrent de rejoindre le gros de leur armée sur l'autre rive, abandonnant à elle-même la garnison, composée de trois mille Hollandais. A peine les républicains se furent-ils aperçus de l'évacuation, qu'ils redoublèrent le feu. Le gouverneur, épouvanté, fit part au prince d'Orange de sa position, et obtint la permission de se retirer dès qu'il jugerait le péril assez grand. A peine eut-il reçu cette autorisation, qu'il repassa le Wahal de sa personne. Le désordre se mit dans la garnison; une partie rendit les armes; une autre, ayant voulu se sauver sur un pont volant, fut arrêtée par les Français, qui coupèrent les câbles, et vint échouer dans une île où elle fut faite prisonnière.
Le 18 brumaire (8 novembre), les Français entrèrent dans Nimègue, et se trouvèrent maîtres de cette place importante, grâce à leur témérité et à la terreur qu'inspiraient leurs armes. Pendant ce temps, les Autrichiens, commandés par Wernek, avaient essayé de déboucher de Wesel; mais l'impétueux Vandamme, fondant sur eux au moment où ils mettaient le pied au-delà du Rhin, les avait rejetés sur la rive droite, et ils étaient fort heureux de n'avoir pas obtenu plus de succès, car ils auraient couru la chance d'être détruits, s'ils se fussent avancés davantage.
Le moment était enfin arrivé d'entrer dans les cantonnemens, puisqu'on était maître de tous les points importans sur le Rhin. Sans doute, conquérir la Hollande, s'assurer ainsi la navigation de trois grands fleuves, l'Escaut, la Meuse et le Rhin; priver l'Angleterre de sa plus puissante alliance maritime, menacer l'Allemagne sur ses flancs, interrompre les communications de nos ennemis du continent avec ceux de l'Océan, ou du moins les obliger à faire le long circuit de Hambourg; nous ouvrir enfin la plus riche contrée du monde, et la plus désirable pour nous dans l'état où se trouvait notre commerce, était un but digne d'exciter l'ambition de notre gouvernement et de nos armées; mais comment oser tenter cette conquête de la Hollande, presque impossible en tout temps, mais surtout inexécutable dans la saison des pluies? Située à l'embouchure de plusieurs fleuves, la Hollande ne consiste qu'en quelques lambeaux de terre jetés entre les eaux de ces fleuves et celles de l'Océan. Son sol, partout inférieur au lit de eaux, est sans cesse menacé par la mer, le Rhin, la Meuse, l'Escaut, et coupé en outre par de petits bras détachés des fleuves, et par une multitude de canaux artificiels. Ces bas-fonds si menacés sont couverts de jardins, de villes manufacturières et d'arsenaux. A chaque pas que veut y faire une armée, elle trouve ou de grands fleuves, dont les rives sont des digues élevées et chargées de canons, ou des bras de rivières et des canaux, tous défendus par l'art des fortifications, ou enfin des places qui sont les plus fortes de l'Europe. Ces grandes manoeuvres, qui souvent déconcertent la défense méthodique en rendant les siéges inutiles, sont donc impossibles au milieu d'un pays coupé et défendu par des lignes innombrables. Si une armée parvient cependant à vaincre tant d'obstacles et à s'avancer en Hollande, ses habitans, par un acte d'héroïsme dont ils donnèrent l'exemple sous Louis XIV, n'ont qu'à percer leurs digues, et peuvent engloutir avec leur pays l'armée assez téméraire pour y pénétrer. Il leur reste leurs vaisseaux, avec lesquels ils peuvent, comme les Athéniens, s'enfuir avec leurs principales dépouilles, et attendre des temps meilleurs, ou aller dans les Indes habiter un vaste empire qui leur appartient. Toutes ces difficultés deviennent bien plus grandes encore dans la saison des inondations, et une alliance maritime telle que celle de l'Angleterre les rend insurmontables.
Il est vrai que l'esprit d'indépendance qui travaillait les Hollandais à cette époque, leur haine du stathoudérat, leur aversion contre l'Angleterre et la Prusse, la connaissance qu'ils avaient de leurs intérêts véritables, leurs ressentimens de la révolution si malheureusement étouffée en 1787, donnaient la certitude aux armées françaises d'être vivement désirées. On devait croire que les Hollandais s'opposeraient à ce qu'on perçât les digues, et qu'on ruinât le pays pour une cause qu'ils détestaient. Mais l'armée du prince d'Orange, celle du duc d'York les comprimaient encore, et réunies, elles suffisaient pour empêcher le passage des innombrables lignes qu'il fallait emporter en leur présence. Si donc une surprise était téméraire du temps de Dumouriez, elle était presque folle à la fin de 1794.
Néanmoins le comité de salut public, excité par les réfugiés hollandais, songeait sérieusement à pousser une pointe au-delà du Wahal. Pichegru, presque aussi maltraité que ses soldats, qui étaient couverts de gale et de vermine, était allé à Bruxelles se faire guérir d'une maladie cutanée. Moreau et Régnier l'avaient remplacé: tous deux conseillaient le repos et les quartiers d'hiver. Le général hollandais Daendels, réfugié hollandais, militaire intrépide, proposait avec instance une première tentative sur l'île de Bommel, sauf à ne pas poursuivre si cette attaque ne réussissait pas. La Meuse et le Wahal, coulant parallèlement vers la mer, se joignent un moment fort au-dessous de Nimègue, se séparent de nouveau, et se réunissent encore à Wondrichem, un peu au-dessus de Gorcum. Le terrain compris entre leurs deux bras forme ce qu'on appelle l'île de Bommel. Malgré l'avis de Moreau et Régnier, une attaque fut tentée sur cette île par trois points différens: elle ne réussit pas, et fut abandonnée sur-le-champ avec une grande bonne foi, surtout de la part de Daendels, qui s'empressa d'en avouer l'impossibilité dès qu'il l'eut reconnue.
Alors, c'est-à-dire vers le milieu de frimaire (commencement de décembre), on donna à l'armée les quartiers d'hiver dont elle avait tant besoin, et on établit une partie des cantonnemens autour de Breda pour en former le blocus. Cette place et celle de Grave ne s'étaient pas rendues, mais le défaut de communications pendant la durée de l'hiver devait certainement les obliger à se rendre.
C'est dans cette position que l'armée croyait voir s'achever la saison; et certes, elle avait assez fait pour être fière de sa gloire et de ses services. Mais un hasard presque miraculeux lui réservait de nouvelles destinées: le froid, déjà très vif, augmenta bientôt au point de faire espérer que peut-être les grands fleuves seraient gelés. Pichegru quitta Bruxelles, et n'acheva pas de se faire guérir, afin d'être prêt à saisir l'occasion de nouvelles conquêtes, si la saison la lui offrait. En effet, l'hiver devint bientôt plus rude, et s'annonça comme le plus rigoureux du siècle. Déjà la Meuse et le Wahal charriaient et leurs bords étaient pris. Le 3 nivôse (23 décembre), la Meuse fut entièrement gelée, et de manière à pouvoir porter du canon. Le général Walmoden, à qui le duc d'York avait laissé le commandement en partant pour l'Angleterre, et qu'il avait condamné ainsi à n'essuyer que des désastres, se vit dans la position la plus difficile. La Meuse étant glacée, son front se trouvait découvert; et le Wahal charriant, menaçant même d'emporter tous les ponts, sa retraite était compromise. Bientôt même il apprit que le pont d'Arnheim venait d'être emporté; il se hâta de faire filer sur ses derrières ses bagages et sa grosse cavalerie, et lui-même dirigea sa retraite sur Deventer, vers les bords de l'Yssel. Pichegru, profitant de l'occasion que lui offrait la fortune de surmonter des obstacles ordinairement invincibles, se prépara à franchir la Meuse sur la glace. Il se disposa à la passer sur trois points, et à s'emparer de l'île de Bommel, tandis que la division qui bloquait Breda attaquerait les lignes qui entouraient cette place. Ces braves Français, exposés presque sans vêtemens au plus rude hiver du siècle, marchant avec des souliers auxquels il ne restait que l'empeigne, sortirent aussitôt de leurs quartiers, et renoncèrent gaiement au repos dont ils commençaient à peine à jouir. Le 8 nivôse (28 décembre), par un froid de dix-sept degrés, ils se présentèrent sur trois points, à Crèvecoeur, Empel et le fort Saint-André; ils franchirent la glace avec leur artillerie, surprirent les Hollandais, presque engourdis par le froid, et les défirent complètement. Tandis qu'ils s'emparaient de l'île de Bommel, celle de leurs divisions qui assiégeait Breda en attaqua les lignes, et les emporta. Les Hollandais, assaillis sur tous les points, se retirèrent en désordre, les uns vers le quartier-général du prince d'Orange, qui s'était toujours tenu à Gorcum, les autres à Thiel. Dans le désordre de leur retraite, ils ne songèrent pas même à défendre les passages du Wahal, qui n'était pas entièrement gelé. Pichegru, maître de l'île de Bommel, dans laquelle il avait pénétré en passant sur les glaces de la Meuse, franchit le Wahal sur différens points, mais n'osa pas s'aventurer au-delà du fleuve, la glace n'étant pas assez forte pour porter du canon. Dans cette situation, le sort de la Hollande était désespéré si la gelée continuait, et tout annonçait que le froid durerait. Le prince d'Orange avec ses Hollandais découragés à Gorcum, Walmoden avec ses Anglais en pleine retraite sur Deventer, ne pouvaient tenir contre un vainqueur formidable, qui leur était de beaucoup supérieur en forces, et qui venait d'enfoncer le centre de leur ligne. La situation politique n'était pas moins alarmante que la situation militaire. Les Hollandais, pleins d'espérance et de joie en voyant s'approcher les Français, commençaient à s'agiter. Le parti orangiste était de beaucoup trop faible pour imposer au parti républicain. Partout les ennemis de la puissance stathoudérienne lui reprochaient d'avoir aboli les libertés du pays, d'avoir enfermé ou banni les meilleurs et les plus généreux patriotes, d'avoir surtout sacrifié la Hollande à l'Angleterre, en l'entraînant dans une alliance contraire à tous ses intérêts commerciaux et maritimes. Ils se réunissaient secrètement en comités révolutionnaires, prêts à se soulever au premier signal, à destituer les autorités, et à en nommer d'autres. La province de Frise, dont les états étaient assemblés, osa déclarer qu'elle voulait se séparer du stathouder; les citoyens d'Amsterdam firent une pétition aux autorités de la province, dans laquelle ils déclaraient qu'ils étaient prêts à s'opposer à tout préparatif de défense, et qu'ils ne souffriraient jamais surtout qu'on voulût percer les digues. Dans cette situation désespérée, le stathouder songea à négocier, et adressa des envoyés au quartier-général de Pichegru, pour demander une trève, et offrir pour conditions de paix la neutralité et une indemnité des frais de la guerre. Le général français et les représentans refusèrent la trève; et, quant aux offres de paix, en référèrent aussitôt au comité de salut public. Déjà l'Espagne, menacée par Dugommier, que nous avons laissé descendant des Pyrénées, et par Moncey, qui, maître du Guipuscoa, s'avançait sur Pampelune, avait fait des propositions d'accommodement. Les représentans envoyés en Vendée, pour examiner si une pacification était possible, avaient répondu affirmativement et demandé un décret d'amnistie. Quelque secret que soit un gouvernement, toujours les négociations de ce genre transpirent: elles transpirent même avec des ministres absolus, inamovibles; comment seraient-elles restées secrètes avec des comités renouvelés par quart tous les mois? On savait dans le public que la Hollande, l'Espagne, faisaient des propositions; on ajoutait que la Prusse, revenue de ses illusions, et reconnaissant la faute qu'elle avait faite de s'allier à la maison d'Autriche, demandait à traiter; on savait par tous les journaux de l'Europe qu'à la diète de Ratisbonne plusieurs états de l'Empire, fatigués d'une guerre qui les touchait peu, avaient demandé l'ouverture d'une négociation: tout disposait donc les esprits à la paix; et de même qu'ils étaient revenus des idées de terreur révolutionnaire à des sentimens de clémence, ils passaient maintenant des idées de guerre à celles d'une réconciliation générale avec l'Europe. On recueillait les moindres circonstances pour en tirer des conjectures. Les malheureux enfans de Louis XVI, privés de tous leurs parens, et séparés l'un de l'autre dans la prison du Temple, avaient vu leur sort un peu amélioré depuis le 9 thermidor. Le cordonnier Simon, gardien du jeune prince, avait péri comme complice de Robespierre. On lui avait substitué trois gardiens, dont un seul changeait chaque jour, et qui montraient au jeune prince plus d'humanité. On tirait de ces changemens opérés au Temple de vastes conséquences. Le travail projeté sur les moyens de retirer les assignats donnait lieu aussi à de grandes conjectures. Les royalistes, qui se montraient déjà, et dont le nombre s'augmentait de ces incertains qui abandonnent toujours un parti qui commence à faiblir, disaient avec malice qu'on allait faire la paix. Ne pouvant plus dire aux républicains: Vos armées seront battues, ce qui avait été répété trop souvent sans succès, et ce qui devenait trop niais, ils leur disaient: On va les arrêter dans la victoire; la paix est signée; on n'aura pas le Rhin; la condition de la paix sera le rétablissement de Louis XVII sur le trône, la rentrée des émigrés, l'abolition des assignats, la restitution des biens nationaux. On conçoit combien de tels bruits devaient irriter les patriotes. Ceux-ci, déjà effrayés des poursuites dirigées contre eux, voyaient avec désespoir le but qu'ils avaient poursuivi avec tant d'effort, compromis par le gouvernement. A quoi destinez-vous le jeune Capet? disaient-ils; qu'allez-vous faire des assignats? Nos armées n'auront-elles versé tant de sang que pour être arrêtées au milieu de leurs victoires? n'auront-elles pas la satisfaction de donner à leur patrie la ligne du Rhin et des Alpes? L'Europe a voulu démembrer la France; la juste représaille de la France victorieuse sur l'Europe doit être de conquérir les provinces qui complètent son sol. Que va-t-on faire pour la Vendée? Va-t-on pardonner aux rebelles quand on immole les patriotes? «Il vaudrait mieux, s'écria un membre de la Montagne dans un transport d'indignation, être Charette que député à la convention.»
On conçoit combien tous ces sujets de division, joints à ceux que la politique intérieure fournissait déjà, devaient agiter les esprits. Le comité de salut public, se voyant pressé entre les deux partis, se crut obligé de s'expliquer: il vint déclarer à deux reprises différentes, une première fois par l'organe de Carnot, une autre fois par celui de Merlin (de Douai), que les armées avaient reçu ordre de poursuivre leurs triomphes, et de n'entendre les propositions de paix qu'au milieu des capitales ennemies.
Les propositions de la Hollande lui parurent en effet trop tardives pour être acceptées, et il ne crut pas devoir consentir à négocier à l'instant où on allait être maître du pays. Abattre la puissance stathoudérienne, relever la république hollandaise, lui sembla digne de la république française. On s'exposa, à la vérité, à voir toutes les colonies de la Hollande et même une partie de sa marine, devenir la proie des Anglais, qui déclareraient s'en emparer au nom du stathouder; mais les considérations politiques devaient l'emporter. La France ne pouvait pas ne pas abattre le stathoudérat; cette conquête de la Hollande ajoutait au merveilleux de ses victoires, intimidait davantage l'Europe, compromettait surtout les flancs de la Prusse, obligeait cette puissance à traiter sur-le-champ, et par-dessus tout rassurait les patriotes français. En conséquence Pichegru eut ordre de ne plus s'arrêter. La Prusse, l'Empire, n'avaient encore fait aucune ouverture, et on n'eut rien à leur répondre. Quant à l'Espagne, qui promettait de reconnaître la république et de lui payer des indemnités, à condition qu'on ferait vers les Pyrénées un petit état à Louis XVII, elle fut écoutée avec mépris et indignation, et ordre fut donné aux deux généraux français de s'avancer sans relâche. Quant à la Vendée, un décret d'amnistie fut rendu: il portait que tous les rebelles, sans distinction de grade, qui poseraient les armes dans l'intervalle d'un mois, ne seraient pas poursuivis pour le fait de leur insurrection.
Le général Canclaux, destitué à cause de sa modération, fut replacé à la tête de l'armée dite de l'Ouest, qui comprenait la Vendée. Le jeune Hoche, qui avait déjà le commandement de l'armée des côtes de Brest, reçut en outre celui de l'armée des côtes de Cherbourg: personne n'était plus capable que ces deux généraux de pacifier le pays, par le mélange de la prudence et de l'énergie.
Pichegru, qui avait reçu ordre de poursuivre sa marche victorieuse, attendait que la surface du Wahal fût entièrement prise. Notre armée longeait le fleuve; elle était répandue sur ses bords vers Millingen, Nimègue, et tout le long de l'île de Bommel, dont nous étions maîtres. Walmoden, voyant que Pichegru, vers Bommel, n'avait laissé que quelques avant-postes sur la rive droite, les replia, et commença un mouvement offensif. Il proposait au prince d'Orange de se joindre à lui, pour former de leurs deux armées réunies une masse imposante, qui pût arrêter par une bataille l'ennemi qu'on ne pouvait plus contenir maintenant par la ligne des fleuves. Le prince d'Orange, tenant à ne pas découvrir la route d'Amsterdam, ne voulut jamais quitter Gorcum. Walmoden songea à se placer sur la ligne de retraite, qu'il avait tracée d'avance du Wahal à là Linge, de la Linge au Leck, du Leck à l'Yssel, par Thiel, Arnheim et Deventer.
Tandis que les républicains attendaient la gelée avec la plus vive impatience, la place de Grave, défendue avec un courage héroïque par le commandant Debons, se rendit presque réduite en cendres. C'était la principale des places que les Hollandais possédaient au-delà de la Meuse, et la seule qui n'eût pas cédé à l'ascendant de nos armes. Les Français y entrèrent le 9 nivôse (29 décembre). Enfin, le 19 nivôse (8 janvier 1795), le Wahal se trouva solidement gelé. La division Souham le franchit vers Bommel; la brigade Dewinther, détachée du corps de Macdonald, le traversa vers Thiel. A Nimègue et au-dessus, le passage n'était pas aussi facile, parce que le Wahal n'était pas entièrement pris. Néanmoins le 21 (10), la droite des Français le passa au-dessus de Nimègue, et Macdonald, appuyé par elle, passa à Nimègue même dans des bateaux. En voyant ce mouvement général, l'armée de Walmoden se retira. Une bataille seule aurait pu la sauver; mais dans l'état de division et de découragement où se trouvaient les coalisés, une bataille n'aurait peut-être amené qu'un désastre. Walmoden exécuta un changement de front en arrière, en se portant sur la ligne de l'Yssel, afin de gagner le Hanovre par les provinces de la terre ferme. Conformément au plan de retraite qu'il s'était tracé, il abandonna ainsi les provinces d'Utrecht et de la Gueldre aux Français. Le prince d'Orange resta vers la mer, c'est-à-dire à Gorcum. N'espérant plus rien, il abandonna son armée, se présenta aux états réunis à La Haye, leur déclara qu'il avait essayé tout ce qui était en son pouvoir pour la défense du pays, et qu'il ne lui restait plus rien à faire. Il engagea les représentans à ne pas résister davantage au vainqueur, pour ne pas amener de plus grands malheurs. Il s'embarqua aussitôt après pour l'Angleterre.
Dès cet instant, les vainqueurs n'avaient plus qu'à se répandre comme un torrent dans toute la Hollande. Le 28 nivôse (17 janvier), la brigade Salm entra à Utrecht, et le général Vandamme à Arnheim. Les états de Hollande décidèrent qu'on ne résisterait plus aux Français, et que des commissaires iraient leur ouvrir les places dont ils croiraient avoir besoin pour leur sûreté. De toutes parts, les comités secrets qui s'étaient formés manifestaient leur existence, chassaient les autorités établies, et en nommaient spontanément de nouvelles. Les Français étaient reçus à bras ouverts et comme des libérateurs: on leur apportait les vivres, les vêtemens dont ils manquaient. A Amsterdam, où ils n'étaient pas entrés encore, et où on les attendait avec impatience, la plus grande fermentation régnait: La bourgeoisie, irritée contre les orangistes, voulait que la garnison sortît de la ville, que la régence se démît de son autorité, et qu'on rendit leurs armes aux citoyens. Pichegru, qui approchait, envoya un aide-de-camp pour engager les autorités municipales à maintenir le calme et à empêcher les désordres. Le 1er pluviôse enfin (20 janvier), Pichegru, accompagné des représentans Lacoste, Bellegarde et Joubert, fit son entrée dans Amsterdam. Les habitans accoururent à sa rencontre, portant en triomphe les patriotes persécutés et criant, vive la république française! vive Pichegru! vive la liberté!!! Ils admiraient ces braves gens, qui, à moitié nus, venaient de braver un pareil hiver et de remporter tant de victoires. Les soldats français donnèrent dans cette occasion le plus bel exemple d'ordre et de discipline. Privés de vivres et de vêtemens, exposés à la glace et à la neige, au milieu de l'une des plus riches capitales de l'Europe, ils attendirent pendant plusieurs heures, autour de leurs armes rangées en faisceaux, que les magistrats eussent pourvu à leurs besoins et à leurs logemens. Tandis que les républicains entraient d'un côté, les orangistes et les émigrés français fuyaient de l'autre. La mer était couverte d'embarcations chargées de fugitifs et de dépouilles de toute espèce.
Le même jour, 1er pluviôse, la division Bonnaud, qui venait la veille de s'emparer de Gertruydemberg, traversa le Biesbos gelé, et entra dans la ville de Dordrecht, où elle trouva six cents pièces de canon, dix mille fusils, et des magasins de vivres et des munitions pour une armée de trente mille hommes. Cette division traversa ensuite Rotterdam pour entrer à La Haye, où siégeaient les états. Ainsi, la droite vers l'Yssel, le centre vers Amsterdam, la gauche vers La Haye, prenaient successivement possession de toutes les provinces. Le merveilleux lui-même vint s'ajouter à cette opération de guerre déjà si extraordinaire. Une partie de la flotte hollandaise mouillait près du Texel. Pichegru, qui ne voulait pas qu'elle eût le temps de se détacher des glaces et de faire voile vers l'Angleterre, envoya des divisions de cavalerie et plusieurs batteries d'artillerie légère vers la Nord-Hollande. Le Zuyderzée était gelé: nos escadrons traversèrent au galop ces plaines de glace, et l'on vit des hussards et des artilleurs à cheval sommer comme une place forte ces vaisseaux devenus immobiles. Les vaisseaux hollandais se rendirent à ces assaillans d'une espèce si nouvelle.
A la gauche, il ne restait plus qu'à s'emparer de la province de Zélande, qui se compose des îles placées à l'embouchure de l'Escaut et de la Meuse; et à la droite, des provinces de l'Over-Yssel, Drenthe, Frise et Groningue, qui joignent la Hollande au Hanovre. La province de Zélande, forte de sa position inaccessible, proposa une capitulation un peu fière, par laquelle elle demandait à ne pas recevoir de garnison dans ses principales places, à ne pas être soumise à des contributions, à ne pas recevoir d'assignats, à conserver ses vaisseaux et ses propriétés publiques et particulières, en un mot à ne subir aucun des inconvéniens de la guerre. Elle demandait aussi pour les émigrés français la faculté de se retirer sains et saufs. Les représentans acceptèrent quelques-uns des articles de la capitulation, ne prirent aucun engagement quant aux autres, disant qu'il fallait en référer au comité de salut public; et sans plus d'explications, ils entrèrent dans la province, fort contens d'éviter les dangers d'une attaque de vive force, et de conserver les escadres, qui auraient pu être livrées à l'Angleterre. Tandis que ces choses se passaient à la gauche, la droite franchissant l'Yssel, chassait les Anglais devant elle, et les rejetait jusqu'au-delà de l'Ems. Les provinces de Frise, de Drenthe et de Groningue, se trouvèrent ainsi conquises, et les sept Provinces-Unies soumises aux armes victorieuses de la république.
Cette conquête, due à la saison, à la constance admirable de nos soldats, à leur heureux tempérament pour résister à toutes les souffrances, beaucoup plus qu'à l'habileté de nos généraux, excita en Europe un étonnement mêlé de terreur, et en France un enthousiasme extraordinaire. Carnot, ayant dirigé les opérations des armées pendant la campagne des Pays-Bas, était le premier et véritable auteur des succès. Pichegru, et surtout Jourdan, l'avaient secondé à merveille pendant cette suite sanglante de combats. Mais depuis qu'on avait passé de la Belgique en Hollande, tout était dû aux soldats et à la saison. Néanmoins Pichegru, général de l'armée, eut toute la gloire de cette conquête merveilleuse, et son nom, porté sur les ailes de la renommée, circula dans toute l'Europe comme celui du premier général français.
Ce n'était pas tout d'avoir conquis la Hollande, il fallait s'y conduire avec prudence et politique. D'abord il importait de ne pas fouler le pays, pour ne point indisposer les habitans. Après ce soin, il restait à imprimer à la Hollande une direction politique, et on allait se trouver entre deux opinions contraires. Les uns voulaient qu'on rendît cette conquête utile à la liberté, en révolutionnant la Hollande; les autres voulaient qu'on n'affichât pas un trop grand esprit de prosélytisme, afin de ne pas alarmer de nouveau l'Europe prête à se réconcilier avec la France.
Le premier soin des représentans fut de publier une proclamation, dans laquelle ils déclaraient qu'ils respecteraient toutes les propriétés particulières, excepté cependant celles du stathouder; que ce dernier étant le seul ennemi de la république française, ses propriétés étaient dues aux vainqueurs en dédommagement des frais de la guerre; que les Français entraient en amis de la nation batave, non point pour lui imposer ni un culte, ni une forme de gouvernement quelconques, mais pour l'affranchir de ses oppresseurs, et lui rendre les moyens d'exprimer son voeu. Cette proclamation, suivie de véritables effets, produisit l'impression la plus favorable. Partout les autorités furent renouvelées sous l'influence française. On exclut des états quelques membres qui n'y avaient été introduits que par l'influence stathoudérienne; on choisit pour président Petter Paulus, ministre de la marine avant le renversement du parti républicain en 1787, homme distingué et très attaché à son pays. Cette assemblée abolit le stathoudérat à perpétuité, et proclama la souveraineté du peuple. Elle vint en informer les représentans, et leur faire hommage en quelque sorte de sa résolution. Elle se mit à travailler ensuite à une constitution, et confia à une administration provisoire les affaires du pays. Sur les quatre-vingts ou quatre-vingt-dix vaisseaux composant la marine militaire de Hollande, cinquante étaient demeurés dans les ports et furent conservés à la république batave; les autres avaient étés saisis par les Anglais. L'armée hollandaise, dissoute depuis le départ du prince d'Orange, dut se réorganiser sur un nouveau pied, et sous les ordres du général Daendels. Quant à la fameuse banque d'Amsterdam, le mystère de sa caisse fut enfin dévoilé. Avait-elle continué à être banque de dépôt, ou bien était-elle devenue banque, d'escompte en prêtant, soit à la compagnie des Indes, soit au gouvernement, soit aux provinces? Telle était la question qu'on s'adressait depuis long-temps, et qui diminuait singulièrement le crédit de cette banque célèbre. Il fut constaté qu'elle avait prêté pour huit à dix millions de florins environ sur les obligations de la compagnie des Indes, de la chambre des emprunts, de la province de Frise et de la ville d'Amsterdam. C'était là une violation de ses statuts. On prétendit que, du reste, il n'y avait pas de déficit, parce que ces obligations représentaient des valeurs certaines. Mais il fallait que la compagnie, la chambre des emprunts, le gouvernement, pussent payer, pour que les obligations acceptées par la banque ne donnassent pas lieu à déficit.
Cependant, tandis que les Hollandais songeaient à régler l'état de leur pays, il fallait pourvoir aux besoins de l'armée française, qui manquait de tout. Les représentant firent en draps, en souliers, en vêtemens de toute espèce, en vivres et munitions, une réquisition au gouvernement provisoire, à laquelle il se chargea de satisfaire. Cette réquisition, sans être excessive, était suffisante pour équiper l'armée et la nourrir. Le gouvernement hollandais invita les villes à fournir chacune leur part de cette réquisition, leur disant avec raison qu'il fallait se hâter de satisfaire un vainqueur généreux, qui demandait au lieu de prendre, et qui n'exigeait tout juste que ce que réclamaient ses besoins. Les villes montrèrent le plus grand empressement, et les objets mis en réquisition furent fournis exactement. On fit ensuite un arrangement pour la circulation des assignats. Les soldats ne recevant leur solde qu'en papier, il fallait que ce papier eût cours de monnaie pour qu'ils pussent payer ce qu'ils prenaient. Le gouvernement hollandais rendit une décision à cet égard. Les boutiquiers et les petits marchands étaient obligés de recevoir les assignats de la main des soldats français, au taux de neuf sous pour franc; ils ne pouvaient vendre pour plus de dix francs au même soldat; ils devaient ensuite, à la fin de chaque semaine, se présenter aux municipalités, qui retiraient les assignats au taux d'après lequel ils avaient été reçus. Grâce à ces divers arrangemens, l'armée, qui avait souffert si long-temps, se trouva enfin dans l'abondance, et commença à goûter le fruit de ses victoires.
Nos triomphes si surprenans en Hollande n'étaient pas moins éclatans en Espagne. Là, grâce au climat, les opérations avaient pu continuer. Dugommier, quittant les Hautes-Pyrénées, s'était porté en présence de la ligne ennemie, et avait attaqué sur trois points la longue chaîne des positions prises par le général La Union. Le brave Dugommier fut tué d'un boulet de canon à l'attaque du centre. La gauche n'avait pas été heureuse; mais sa droite, grâce à la bravoure et à l'énergie d'Augereau, avait obtenu une victoire complète. Le commandement avait été donné à Pérignon, qui recommença l'attaque le 30 brumaire (20 novembre), et remporta un succès décisif. L'ennemi avait fui en désordre, et nous avait laissé le camp retranché de Figuières. La terreur même s'emparant des Espagnols, le commandant de Figuières nous avait ouvert la place le 9 frimaire, et nous étions entrés ainsi dans l'une des premières forteresses de l'Europe. Telle était notre position en Catalogne. Vers les Pyrénées occidentales, nous avions pris Fontarabie, Saint-Sébastien, Tolosa, et nous occupions toute la province de Guipuscoa. Moncey, qui remplaçait le général Muller, avait franchi les montagnes, et s'était porté jusqu'aux portes de Pampelune. Cependant, croyant sa position trop hasardée, il était revenu sur ses pas, et, appuyé sur des positions plus sûres, il attendait le retour de la belle saison pour pénétrer dans les Castilles. L'hiver donc n'avait pu arrêter le cours de cette immortelle campagne, et elle venait de s'achever, au milieu de la saison des neiges et des frimas, en pluviôse, c'est-à-dire en janvier et février. Si la belle campagne de 93 nous avait sauvés de l'invasion par le déblocus de Dunkerque, de Maubeuge et de Landau, celle de 94 venait de nous ouvrir la carrière des conquêtes, en nous donnant la Belgique, la Hollande, les pays compris entre Meuse et Rhin, le Palatinat, la ligne des grandes Alpes, la ligne des Pyrénées, et plusieurs places en Catalogne et en Biscaye. Plus tard on verra de plus grandes merveilles encore; mais ces deux campagnes resteront dans l'histoire comme les plus nationales, les plus légitimes et les plus honorables pour la France.
La coalition ne pouvait résister à tant et de si rudes secousses. Le cabinet anglais, qui, par les fautes du duc d'York, n'avait perdu que les états de ses alliés; qui, sous prétexte de les rendre au stathouder, venait de gagner quarante ou cinquante vaisseaux, et qui allait s'emparer sous le même prétexte des colonies hollandaises; le cabinet anglais pouvait n'être pas pressé de terminer la guerre; il tremblait au contraire de la voir finir par la dissolution de la coalition; mais la Prusse, qui apercevait les Français sur les bords du Rhin et de l'Ems, et qui voyait le torrent prêt à se déborder sur elle, la Prusse n'hésita plus; elle envoya sur-le-champ au quartier-général de Pichegru un commissaire pour stipuler une trève, et promettre d'ouvrir immédiatement des négociations de paix. Le lieu choisi pour ces négociations fut Bâle, où la république française avait un agent qui s'était attiré une grande considération auprès des Suisses, par ses lumières et sa modération. Le prétexte employé pour choisir ce lieu fut qu'on pourrait y traiter avec plus de secret et de repos qu'à Paris même, où fermentaient encore trop de passions, et où se croisaient une multitude d'intrigues étrangères; mais ce n'était point là le motif véritable. Tout en faisant des avances de paix à cette république qu'on s'était promis d'anéantir par une seule marche militaire, on voulait dissimuler l'aveu d'une défaite, et on aimait mieux venir chercher la paix en pays neutre qu'au milieu de Paris. Le comité de salut public, moins altier que son prédécesseur, et sentant la nécessité de détacher la Prusse de la coalition, consentit à revêtir son agent à Bâle de pouvoirs suffisans pour traiter. La Prusse envoya le baron de Goltz, et les pouvoirs furent échangés à Bâle le 3 pluviôse an III (22 janvier 1795).
L'Empire avait tout autant d'envie de se retirer de la coalition que la Prusse. La plupart de ses membres, incapables de fournir le quintuple contingent et les subsides votés sous l'influence de l'Autriche, s'étaient laissé inutilement presser, pendant toute la campagne, de tenir leurs engagemens. Excepté ceux qui avaient leurs états compromis au-delà du Rhin, et qui voyaient bien que la république ne les leur rendrait pas, à moins d'y être forcée, tous désiraient la paix. La Bavière, la Suède pour le duché de Holstein, l'électeur de Mayence, et plusieurs autres états, avaient dit qu'il était temps de mettre fin par une paix acceptable à une guerre ruineuse; que l'empire germanique n'avait eu pour but que le maintien des stipulations de 1648, et n'avait pris fait et cause que pour ceux de ses états voisins de l'Alsace et de la Lorraine; qu'il songeait à sa conservation et non à son agrandissement; que jamais son intention n'avait été ni pu être de se mêler du gouvernement intérieur de la France; que cette déclaration pacifique devait être faite au plus tôt, pour mettre un terme aux maux qui affligeaient l'humanité; que la Suède, garante des stipulations de 1648, et heureusement restée neutre au milieu de cette guerre universelle, pourrait se charger de la médiation. La majorité des votes avait accueilli cette proposition. L'électeur de Trèves, privé de ses états, l'envoyé impérial pour la Bohême et l'Autriche, avaient déclaré seuls que sans doute il fallait rechercher la paix, mais qu'elle n'était guère possible avec un pays sans gouvernement. Enfin, le 25 décembre, la diète avait publié provisoirement un conclusum tendant à la paix, sauf à décider ensuite par qui la proposition serait faite. Le sens du conclusum était que, tout en faisant les préparatifs d'une nouvelle campagne, on n'en devait pas moins faire des ouvertures de paix; que sans doute la France, touchée des maux de l'humanité, convaincue qu'on ne voulait pas se mêler de ses affaires intérieures, consentirait à des conditions honorables pour les deux partis.
Ainsi, quiconque avait commis des fautes songeait à les réparer, s'il en était temps encore. L'Autriche, quoique épuisée par ses efforts, avait trop perdu en perdant les Pays-Bas, pour songer à poser les armes. L'Espagne aurait voulu se retirer; mais, engagée dans les intrigues anglaises, et retenue par une fausse honte dans la cause de l'émigration française, elle n'osait pas encore demander la paix.
Le découragement qui s'emparait des ennemis extérieurs de la république gagnait aussi ses ennemis intérieurs. Les Vendéens, divisés, épuisés, n'étaient pas éloignés de la paix; pour les décider, il n'y avait qu'à la leur proposer adroitement, et la leur faire espérer sincère. Les forces de Stofflet, Sapinaud et Charette, étaient singulièrement réduites. Ce n'était plus que par contrainte qu'ils faisaient marcher leurs paysans. Ceux-ci, fatigués de carnage, et surtout ruinés par les dévastations, auraient volontiers abandonné cette horrible guerre. Il ne restait d'entièrement dévoués aux chefs que quelques hommes d'un tempérament tout à fait militaire, des contrebandiers, des déserteurs, des braconniers, pour lesquels les combats et le pillage étaient devenus un besoin, et qui se seraient ennuyés des travaux agricoles; mais ceux-là étaient peu nombreux; ils composaient la troupe d'élite, constamment réunie, mais très insuffisante pour soutenir les efforts républicains. Ce n'était qu'avec la plus grande peine qu'on pouvait, les jours d'expédition, arracher les paysans à leurs champs. Ainsi les trois chefs vendéens n'avaient presque plus de forces. Malheureusement pour eux, ils n'étaient pas même unis. On a vu que Stofflet, Sapinaud et Charette, avaient fait à Jalais des conventions qui n'étaient qu'un ajournement de leurs rivalités. Bientôt Stofflet, inspiré par l'ambitieux abbé Bernier, avait voulu organiser son armée à part, et se donner des finances, une administration, tout ce qui constitue enfin une puissance régulière; et, dans ce but, il voulait fabriquer un papier-monnaie. Charette, jaloux de Stofflet, s'était vivement opposé à ses desseins. Secondé de Sapinaud, dont il disposait, il avait sommé Stofflet de renoncer à son projet, et de comparaître devant le conseil commun institué par les conventions de Jalais. Stofflet refusa de répondre. Sur son refus, Charette déclara les conventions de Jalais annulées. C'était en quelque sorte le dépouiller de son commandement, car c'était à Jalais qu'ils s'étaient réciproquement reconnu leurs titres. La brouille était donc complète, et ne leur permettait pas de remédier à l'épuisement par le bon accord. Quoique les agens royalistes de Paris eussent mission de lier correspondance avec Charette, et de lui faire arriver les lettres du régent, rien n'était encore parvenu à ce chef.
La division de Scépeaux, entre la Loire et la Vilaine, présentait le même spectacle. En Bretagne, il est vrai, l'énergie était moins relâchée: une longue guerre n'avait point épuisé les habitans. La chouannerie était un brigandage lucratif, qui ne fatiguait nullement ceux qui s'y livraient, et d'ailleurs un chef unique, et d'une persévérance sans égale, était là pour ranimer l'ardeur prête à s'éteindre. Mais ce chef, qui, comme on l'a vu, n'attendait pour partir que d'avoir achevé l'organisation de la Bretagne, venait de se rendre à Londres, afin d'entrer en communication avec le cabinet anglais et les princes français. Puisaye avait laissé, pour le remplacer auprès du comité central, en qualité de major-général, un sieur Desotteux, se disant baron de Cormatin. Les émigrés, si abondans dans les cours de l'Europe, étaient fort rares en Vendée, en Bretagne, partout où l'on faisait cette pénible guerre civile. Ils affectaient un grand mépris pour ce genre de service, et appelaient cela chouanner. Par cette raison, les sujets manquaient, et Puisaye avait pris cet aventurier qui venait de se parer du titre de baron de Cormatin, parce que sa femme avait hérité en Bourgogne d'une petite baronnie de ce nom. Il avait été tour à tour chaud révolutionnaire, officier de Bouillé, puis chevalier du poignard, et enfin il avait émigré, cherchant partout un rôle. C'était un énergumène, parlant et gesticulant avec une grande vivacité, et capable des plus subits changemens. Tel est l'homme que Puisaye, sans le connaître assez, laissa en Bretagne.
Puisaye avait eu soin d'organiser une correspondance par les îles de Jersey; mais son absence se prolongeait, souvent ses lettres n'arrivaient pas; Cormatin n'était nullement capable de suppléer à sa présence, et de ranimer les courages; les chefs s'impatientaient où se décourageaient, et ils voyaient les haines, calmées par la clémence de la convention, se relâcher autour d'eux, et les élémens de la guerre civile se dissoudre. La présence d'un général comme Hoche était peu propre à les encourager; de sorte que la Bretagne, quoique moins épuisée que la Vendée, était tout aussi disposée à recevoir une paix adroitement offerte.
Canclaux et Hoche étaient tous deux fort capables de la faire réussir. On a déjà vu agir Canclaux dans la première guerre de la Vendée: il avait laissé dans le pays une grande réputation de modération et d'habileté. L'armée qu'on lui donnait à commander était considérablement affaiblie par les renforts continuels envoyés aux Pyrénées et sur le Rhin, et, de plus, entièrement désorganisée par un si long séjour dans les mêmes lieux. Par le désordre ordinaire des guerres civiles, l'indiscipline l'avait gagnée, et il s'en était suivi le pillage, la débauche, l'ivrognerie, les maladies. C'était la seconde rechute de cette armée depuis le commencement de cette guerre funeste. Sur quarante-six mille hommes dont elle se composait, quinze ou dix-huit étaient dans les hôpitaux; les trente mille restant étaient mal armés et la moitié gardait les places: ainsi quinze mille tout au plus étaient disponibles. Canclaux se fit donner vingt mille hommes, dont quatorze mille pris à l'armée de Brest, et six à celle de Cherbourg. Avec ce renfort il doubla tous les postes, fit reprendre le camp de Sorinières près de Nantes, récemment enlevé par Charette, et se porta en forces sur le Layon, qui formait la ligne défensive de Stofflet dans le Haut-Anjou. Après avoir pris cette attitude imposante, il répandit en quantité les décrets et la proclamation de la convention, et envoya des émissaires dans tout le pays.
Hoche, habitué à la grande guerre, doué de qualités supérieures pour la faire, se voyait avec désespoir condamné à une guerre civile sans générosité, sans combinaisons, sans gloire. Il avait d'abord demandé son remplacement; mais il s'était résigné bientôt à servir son pays dans un poste désagréable et trop obscur pour ses talens. Il allait être récompensé de cette résignation en trouvant, sur le théâtre même qu'il voulait quitter, l'occasion de déployer les qualités d'un homme d'état autant que celles d'un général. Son armée était entièrement affaiblie par les renforts envoyés à Canclaux; il avait à peine quarante mille hommes mal organisés pour garder un pays coupé, montagneux, boisé, et plus de trois cent cinquante lieues de côtes depuis Cherbourg jusqu'à Brest. On lui promit douze mille hommes tirés du Nord. Il demandait surtout des soldats habitués à la discipline, et il se mit aussitôt à corriger les siens des habitudes contractées dans la guerre civile. «Il faut, disait-il, ne mettre en tête de nos colonnes que des hommes disciplinés, qui puissent se montrer aussi vaillans que modérés, et être des médiateurs autant que des soldats.» Il les avait formés en une multitude de petits camps, et il leur recommandait de se répandre par troupes de quarante et cinquante, de chercher à acquérir la connaissance des lieux, de s'habituer à cette guerre de surprises, de lutter d'artifice avec les chouans, de parler aux paysans, de se lier avec eux, de les rassurer, de s'attirer leur amitié et même leur concours. «Ne perdons jamais de vue, écrivait-il à ses officiers, que la politique doit avoir beaucoup de part à cette guerre. Employons tour à tour l'humanité, la vertu, la probité, la force, la ruse, et toujours la dignité qui convient à des républicains.» En peu de temps il avait donné à cette armée un autre aspect et une autre attitude; l'ordre indispensable à la pacification y était revenu. C'est lui qui, mêlant envers ses soldats l'indulgence à la sévérité, écrivait ces paroles charmantes à l'un de ses lieutenans qui se plaignait trop amèrement de quelques excès d'ivrognerie. «Eh! mon ami, si les soldats étaient philosophes, ils ne se battraient pas!... Corrigeons cependant les ivrognes, si l'ivresse les fait manquer à leur devoir.» Il avait conçu les idées les plus justes sur le pays, et sur la manière de le pacifier. «Il faut des prêtres à ces paysans, écrivait-il, laissons-les-leur, puisqu'ils en veulent. Beaucoup ont souffert, et soupirent après leur retour à la vie agricole; qu'on leur donne quelques secours pour réparer leurs fermes. Quant à ceux qui ont pris l'habitude de la guerre, les rejeter dans leur pays est impossible, ils le troubleraient de leur oisiveté et de leur inquiétude. Il faut en former des légions et les enrôler dans les armées de la république. Ils feront d'excellens soldats d'avant-garde; et leur haine de la coalition, qui ne les a pas secourus, nous garantit leur fidélité. D'ailleurs que leur importe la cause? il leur faut la guerre. Souvenez-vous, ajoutait-il, des bandes de Duguesclin allant détrôner Pierre-le-Cruel, et du régiment levé par Villars dans les Cévennes.» Tel était le jeune général appelé à pacifier ces malheureuses contrées.
Les décrets de la convention répandus à profusion en Vendée et en Bretagne, l'élargissement des suspects, soit à Nantes, soit à Rennes, la grâce accordée à madame de Bonchamp, qui fut sauvée par un décret de la mort prononcée contre elle, l'annulation de toutes les condamnations non exécutées, la liberté accordée à l'exercice des cultes, la défense de dévaster les églises, l'élargissement des prêtres, la punition de Carrier et de ses complices, commencèrent à produire l'effet qu'on en attendait dans les deux pays, et disposèrent les esprits à profiter de l'amnistie commune promise aux chefs et aux soldats. Les haines s'apaisaient, et le courage avec elles. Les représentans en mission à Nantes eurent des entrevues avec la soeur de Charette, et lui firent parvenir, par son intermédiaire, le décret de la convention. Il était dans ce moment réduit aux abois. Quoique doué d'une opiniâtreté sans pareille, il ne pouvait pas se passer d'espérance, et il n'en voyait luire d'aucun côté. La cour de Vérone, où il jouissait de tant d'admiration, comme on l'a vu plus haut, ne faisait cependant rien pour lui. Le régent venait de lui écrire une lettre dans laquelle il le nommait lieutenant-général, et l'appelait le second fondateur de la monarchie. Mais, confiée aux agens de Paris, cette lettre, qui aurait pu du moins alimenter sa vanité, ne lui était pas encore parvenue. Il avait, pour la première fois, demandé des secours à l'Angleterre, et envoyé son jeune aide-de-camp, La Roberie, à Londres; mais il n'en avait pas de nouvelles. Ainsi pas un mot de récompense ou d'encouragement, ni de ces princes auxquels il se dévouait, ni de ces puissances dont il secondait la politique. Il consentit donc à une entrevue avec Canclaux et les représentans du peuple.
A Rennes, le rapprochement désiré fut encore amené par la soeur de l'un des chefs. Le nommé Botidoux, l'un des principaux chouans du Morbihan, avait appris que sa soeur, qui était à Rennes, venait d'être enfermée à cause de lui. On l'engagea à s'y rendre pour obtenir son élargissement. Le représentant Boursault lui rendit sa soeur, le combla de caresses, le rassura sur l'intention du gouvernement, et parvint à le convaincre de la sincérité du décret d'amnistie. Botidoux s'engagea à écrire au nommé Bois-Hardi, jeune chouan intrépide, qui commandait la division des Côtes-du-Nord, et qui passait pour le plus redoutable des révoltés. «Quelles sont vos espérances? lui écrivit-il. Les armées républicaines sont maîtresses du Rhin. La Prusse demande la paix. Vous ne pouvez compter sur la parole de l'Angleterre; vous ne pouvez compter sur des chefs qui ne vous écrivent que d'outre-mer, ou qui vous ont abandonné sous prétexte d'aller chercher des secours; vous ne pouvez plus faire qu'une guerre d'assassinats.» Bois-Hardi, embarrassé de cette lettre, et ne pouvant quitter les Côtes-du-Nord, où des hostilités encore assez actives exigeaient sa présence, engagea le comité central à se rendre auprès de lui, pour répondre à Botidoux. Le comité, à la tête duquel se trouvait Cormatin, comme major-général de Puisaye, se rendit auprès de Bois-Hardi. Il y avait dans l'armée républicaine un jeune général, hardi, brave, plein d'esprit naturel, et surtout de cette finesse qu'on dit être particulière à la profession qu'il avait autrefois exercée, celle de maquignon: c'était le général Humbert. «Il était, dit Puisaye, du nombre de ceux qui n'ont que trop prouvé qu'une année de pratique à la guerre supplée avantageusement à tous les apprentissages d'esplanade.» Il écrivit une lettre dont le style et l'orthographe furent dénoncés au comité de salut public, mais qui était telle qu'il le fallait pour toucher Bois-Hardi et Cormatin. Il y eut une entrevue. Bois-Hardi montra la facilité d'un jeune militaire courageux, point haineux, et se battant par caractère plutôt que par fanatisme; toutefois il ne s'engagea à rien, et laissa faire Cormatin. Ce dernier, avec son inconséquence habituelle, tout flatté d'être appelé à traiter avec les généraux de la puissante république française, accueillit toutes les ouvertures de Humbert, et demanda à être mis en rapport avec les généraux Hoche et Canclaux, et avec les représentans. Des entrevues furent convenues, le jour et le lieu fixés. Le comité central fit des reproches à Cormatin pour s'être trop avancé. Celui-ci, joignant la duplicité à l'inconséquence, assura le comité qu'il ne voulait pas trahir sa cause; qu'en acceptant une entrevue, il voulait observer de près les ennemis communs, juger leurs forces et leurs dispositions. Il donna surtout deux raisons importantes selon lui: premièrement, on n'avait jamais vu Charette, on ne s'était jamais concerté avec lui; en demandant à le voir sous prétexte de rendre la négociation commune à la Vendée comme à la Bretagne, il pourrait l'entretenir des projets de Puisaye, et l'engager à y concourir. Secondement, Puisaye, compagnon d'enfance de Canclaux, lui avait écrit une lettre capable de le toucher, et renfermant les offres les plus brillantes pour le gagner à la monarchie. Sous prétexte d'une entrevue, Cormatin lui remettrait la lettre, et achèverait l'ouvrage de Puisaye. Affectant ainsi le rôle de diplomate habile auprès de ses collègues, Cormatin obtint l'autorisation d'aller entamer une négociation simulée avec les républicains, pour se concerter avec Charette et séduire Canclaux. Il écrivit à Puisaye dans ce sens, et partit, la tête pleine des idées les plus contraires; tantôt fier de tromper les républicains, de comploter sous leurs yeux, de leur enlever un général; tantôt enorgueilli d'être le médiateur des insurgés auprès des représentans de la république, et prêt, dans cette agitation d'idées, à être dupe en voulant faire des dupes. Il vit Hoche; il lui demanda d'abord une trève provisoire, et exigea ensuite la faculté de visiter tous les chefs de chouans l'un après l'autre, pour leur inspirer des vues pacifiques, de voir Canclaux, et surtout Charette, pour se concerter avec ce dernier, disant que les Bretons ne pouvaient se séparer des Vendéens. Hoche et les représentans lui accordèrent ce qu'il demandait; mais ils lui donnèrent Humbert pour l'accompagner et assister à toutes les entrevues. Cormatin, au comble de ses voeux, écrivait au comité central et à Puisaye que ses artifices réussissaient, que les républicains étaient ses dupes, qu'il allait raffermir les chouans, donner le mot à Charette, l'engager seulement à temporiser en attendant la grande expédition, et enfin séduire Canclaux. Il se mit ainsi à parcourir la Bretagne, voyant partout les chefs, les étonnant par des paroles de paix et par cette trève singulière. Tous ne comprenaient pas ses finesses, et se relâchaient de leur courage. La cessation des hostilités faisait aimer le repos et la paix, et, sans qu'il s'en doutât, Cormatin avançait la pacification. Lui-même commençait à y être porté; et, tandis qu'il voulait duper les républicains, c'étaient les républicains qui, sans le vouloir, le trompaient lui-même. Pendant ce temps, on avait fixé avec Charette le jour et le lieu de l'entrevue. C'était près de Nantes. Cormatin devait s'y rendre, et là devaient commencer les négociations. Cormatin, tous les jours plus embarrassé des engagemens qu'il prenait avec les républicains, commençait à écrire plus rarement au comité central, et le comité, voyant la tournure qu'allaient prendre les choses, écrivait à Puisaye en nivôse: «Hâtez-vous d'arriver. Les courages sont ébranlés; les républicains séduisent les chefs. Il faut venir, ne fût-ce qu'avec douze mille hommes, avec de l'argent, des prêtres et des émigrés. Arrivez avant la fin de janvier (pluviôse).» Ainsi, tandis que l'émigration et les puissances fondaient tant d'espérances sur Charette et sur la Bretagne, une négociation allait pacifier ces deux contrées. En pluviôse (janvier-février), la république traitait donc à Bâle avec l'une des principales puissances, et à Nantes avec les royalistes, qui l'avaient jusqu'ici combattue et méconnue.
CHAPITRE XXVII.
RÉOUVERTURE DES SALONS, DES SPECTACLES, DES RÉUNIONS SAVANTES; ÉTABLISSEMENT DES ÉCOLES PRIMAIRES, NORMALE, DE DROIT ET DE MÉDECINE; DÉCRETS RELATIFS AU COMMERCE, A L'INDUSTRIE, A L'ADMINISTRATION DE LA JUSTICE ET DES CULTES.—DISETTE DES SUBSISTANCES DANS L'HIVER DE L'AN III.—DESTRUCTION DES BUSTES DE MARAT.—ABOLITION DU MAXIMUM ET DES RÉQUISITIONS.—SYSTÈMES DIVERS SUR LES MOYENS DE RETIRER LES ASSIGNATS.—AUGMENTATION DE LA DISETTE A PARIS.—RÉINTÉGRATION DES DÉPUTÉS GIRONDINS.—SCÈNES TUMULTUEUSES A L'OCCASION DE LA DISETTE; AGITATION DES RÉVOLUTIONNAIRES; INSURRECTION DU 12 GERMINAL; DÉTAILS DE CETTE JOURNÉE.—DÉPORTATION DE BARRÈRE, BILLAUD-VARENNES ET COLLOT-D'HERBOIS.—ARRESTATION DE PLUSIEURS DÉPUTÉS MONTAGNARDS.—TROUBLES DANS LES VILLES.—DÉSARMEMENT DES PATRIOTES.
Les jacobins étaient dispersés, les principaux agens ou chefs du gouvernement révolutionnaire poursuivis, Carrier mis à mort, plusieurs autres députés recherchés pour leurs missions; enfin Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrère et Vadier étaient mis en état de prévention, et destinés à être traduits bientôt devant le tribunal de leurs collègues. Mais tandis que la France cherchait ainsi à se venger des hommes qui avaient exigé d'elle des efforts douloureux, et l'avaient condamnée à un régime terrible, elle revenait avec passion aux plaisirs, aux douceurs des arts et de la civilisation, dont ces hommes la privèrent un instant. Nous avons déjà vu avec quelle ardeur on se préparait à jouir de cet hiver, avec quel goût singulier et nouveau les femmes avaient cherché à se parer, avec quel empressement on se rendait aux concerts de la rue Feydeau. Maintenant tous les spectacles étaient rouverts. Les acteurs de la Comédie Française étaient sortis de prison: Larive, Saint-Prix, Molé, Dazincourt, Saint-Phal, mesdemoiselles Contat, Devienne, avaient reparu sur la scène. On se portait aux spectacles avec fureur. On y applaudissait tous les passages qui pouvaient faire allusion à la terreur; on y chantait l'air du Réveil du peuple; on y proscrivait la Marseillaise. Dans les loges paraissaient les beautés du temps, femmes ou amies des thermidoriens; dans le parterre, la jeunesse dorée de Fréron semblait narguer par ses plaisirs, par sa parure et par son goût, ces terroristes sanguinaires, grossiers, qui, disait-on, avaient voulu chasser toute civilisation. Les bals étaient suivis avec le même empressement. On en vit un où il n'était personne qui n'eût perdu des parens dans la révolution: on l'appela le bal des victimes. Les lieux publics consacrés aux arts étaient aussi rouverts. La convention, qui avec toutes les passions a eu toutes les grandes idées, avait ordonné la formation d'un musée, où l'on réunissait aux tableaux que possédait déjà la France ceux que nous procurait la conquête. Déjà on y avait transporté ceux de l'école flamande conquis en Belgique. Le Lycée, où La Harpe avait célébré tout récemment la philosophie et la liberté en bonnet rouge, le Lycée, fermé pendant la terreur, venait d'être rendu au public, grâce aux bienfaits de la convention, qui avait fait une partie des frais de l'établissement, et qui avait distribué quelques centaines de cartes aux jeunes gens de chaque section. Là, on entendait La Harpe déclamer contre l'anarchie, la terreur, l'avilissement de la langue, le philosophisme, et tout ce qu'il avait vanté autrefois, avant que cette liberté, qu'il célébrait sans la connaître, eût effrayé sa petite âme. La convention avait accordé des pensions à presque tous les gens de lettres, à tous les savans, sans aucune distinction d'opinions. Elle venait de décréter les écoles primaires, où le peuple devait apprendre les élémens de la langue parlée et écrite, les règles du calcul, les principes de l'arpentage, et quelques notions pratiques sur les principaux phénomènes de la nature; les écoles centrales, destinées aux classes plus élevées, et où la jeunesse devait apprendre les mathématiques, la physique, la chimie, l'histoire naturelle, l'hygiène, les arts et métiers, les arts du dessin, les belles-lettres, les langues anciennes, les langues vivantes les plus appropriées aux localités, la grammaire générale, la logique et l'analyse, l'histoire, l'économie politique, les élémens de législation, le tout dans l'ordre le mieux approprié au développement de l'esprit; l'école normale, où devaient se former, sous les savans et les littérateurs les plus célèbres, de jeunes professeurs, qui ensuite iraient répandre dans toute la France l'instruction puisée au foyer des lumières; enfin les écoles spéciales de médecine, de droit, d'art vétérinaire. Outre ce vaste système d'éducation destiné à répandre, à propager cette civilisation qu'on accusait si injustement la révolution d'avoir bannie; la convention vota des encouragemens pour des travaux de toute espèce. L'établissement de diverses manufactures venait d'être ordonné. On avait donné aux Suisses expatriés pour cause de troubles, des domaines nationaux à Besançon, afin d'y former une manufacture d'horlogerie. La convention avait demandé en outre à ses comités des projets de canaux, des plans de banque, et un système d'avances pour certaines provinces ruinées par la guerre. Elle avait adouci quelques lois qui pouvaient nuire à l'agriculture et au commerce. Une foule de cultivateurs et d'ouvriers avaient quitté l'Alsace, lorsqu'elle fut évacuée par Wurmser, Lyon pendant le siège, et tout le Midi depuis les rigueurs exercées contre le fédéralisme. Elle les distingua des émigrés, et rendit une loi par laquelle les laboureurs, les ouvriers sortis de France depuis le 1er mai 1798, et disposés à y rentrer avant le 1er germinal, ne seraient pas considérés comme émigrés. La loi des suspects, dont on demandait le rapport, fut maintenue; mais elle n'était plus redoutable qu'aux patriotes, qui étaient devenus les suspects du jour. Le tribunal révolutionnaire venait d'être entièrement recomposé, et ramené à la forme des tribunaux criminels ordinaires: il y avait juges, jurés et défenseurs. On ne pouvait plus juger sur pièces écrites et sans entendre les témoins. La loi qui permettait la mise hors des débats, et qui avait été rendue contre Danton, était rapportée. Les administrations de district devaient cesser d'être permanentes, excepté dans les villes au-dessus de cinquante mille ames. Enfin le grand intérêt du culte était réglé par une loi nouvelle. Cette loi rappelait qu'en vertu de la déclaration des droits, tous les cultes étaient libres; mais elle déclarait que l'état n'en salariait plus aucun, et n'en permettait plus la célébration publique. Chaque secte pouvait construire, louer des édifices, et se livrer aux pratiques de son culte dans l'intérieur de ces édifices. Enfin, pour remplacer les anciennes cérémonies de la religion catholique, et celles de la Raison, la convention venait de faire un plan de fêtes décadaires. Elle avait combiné la danse, la musique et les exhortations morales, de manière à rendre profitables les plaisirs du peuple, et à produire sur son imagination des impressions à la fois utiles et agréables. Ainsi, distraite du soin pressant de se défendre, la révolution dépouillait ses formes violentes, et revenait à sa mission véritable, celle de favoriser les arts, l'industrie, les lumières et la civilisation.
Mais tandis qu'on voyait les lois cruelles disparaître, les hautes classes se recomposer et se livrer aux plaisirs, les classes inférieures souffraient d'une affreuse disette, et d'un froid presque inconnu dans nos climats. Cet hiver de l'an III, qui nous avait permis de traverser à pied sec les fleuves et les bras de mer de la Hollande, nous faisait payer cher cette conquête, en condamnant le peuple des villes et des campagnes à de rudes souffrances. C'était sans contredit le plus rigoureux du siècle: il surpassait encore celui qui précéda l'ouverture des états-généraux en 1789. Les subsistances manquaient par différentes causes. La principale était l'insuffisance de la récolte. Quoiqu'elle se fût annoncée très belle, la sécheresse, puis les brouillards, avaient trompé toutes les espérances. Le battage avait été négligé, comme dans les années précédentes, soit par le défaut de bras, soit par la mauvaise volonté des fermiers. Les assignats baissant tous les jours, et étant tombés récemment au dixième de leur valeur, le maximum était devenu plus oppressif, et la répugnance à y obéir, les efforts pour s'y soustraire plus grands. Les fermiers faisaient partout de fausses déclarations, et étaient aidés dans leurs mensonges par les municipalités qui venaient, comme on sait, d'être renouvelées. Composées presque toutes d'hommes modérés, elles secondaient volontiers la désobéissance aux lois révolutionnaires; enfin tous les ressorts de l'autorité étant relâchés, et le gouvernement ayant cessé de faire peur, les réquisitions pour l'approvisionnement des armées et des grandes communes n'étaient plus obéies. Ainsi, le système extraordinaire des approvisionnemens, destiné à suppléer au commerce, se trouvait désorganisé bien avant que le commerce eût repris son mouvement naturel. La disette devait être plus sensible encore dans les grandes communes, toujours plus difficiles à approvisionner. Paris était menacé d'une famine plus cruelle qu'aucune de celles dont on avait eu peur dans le cours de la révolution. Aux causes générales se réunissaient des causes toutes particulières. Par la suppression de la commune conspiratrice du 9 thermidor, le soin d'alimenter Paris avait été transmis de la commune à la commission de commerce et d'approvisionnement: il était résulté de ce changement une interruption dans les services. Les ordres avaient été donnés fort tard, et avec une précipitation dangereuse. Les moyens de transport manquaient; tous les chevaux, comme on l'a vu, avaient été crevés, et outre la difficulté de réunir des quantités suffisantes de blé, il y avait encore celle de le transporter à Paris. Les lenteurs, les pillages sur les routes, tous les accidens ordinaires des disettes, déjouaient les efforts de la commission. A la disette des subsistances se joignait celle des bois de chauffage et du charbon. Le canal de Briare avait été desséché pendant tout l'été. Les charbons de terre n'étant pas arrivés, les usines avaient consumé tout le charbon de bois. Les coupes de bois avaient été tardivement ordonnées, et les entrepreneurs de flottage, vexés par les autorités locales, étaient entièrement découragés. Les charbons, le bois manquaient donc, et, par cet affreux hiver, cette disette de combustible était aussi funeste que celle des grains.
Ainsi, une souffrance cruelle dans les basses classes contrastait avec les plaisirs nouveaux auxquels se livraient les classes élevées. Les révolutionnaires, irrités contre le gouvernement, suivaient l'exemple de tous les partis battus, et se servaient des maux publics comme d'autant d'argumens contre les chefs actuels de l'état. Ils contribuaient même à augmenter ces maux, en contrariant les ordres de l'administration. «N'envoyez pas vos blés à Paris, disaient-ils aux fermiers; le gouvernement est contre-révolutionnaire, il fait rentrer les émigrés, il ne veut pas mettre en vigueur la constitution, il laisse pourrir les grains dans les magasins de la commission de commerce; il veut affamer le peuple pour l'obliger à se jeter dans les bras de la royauté.» Ils engageaient ainsi les possesseurs de grains à les garder. Ils quittaient leurs communes pour se rendre dans les grandes villes où ils étaient inconnus, et hors de la portée de ceux qu'ils avaient persécutés. Là, ils répandaient le trouble. A Marseille, ils venaient de faire de nouvelles violences aux représentans, qu'ils avaient obligés à suspendre les procédures commencées contre les prétendus complices de la terreur. Il avait fallu mettre la ville en état de siége. C'est à Paris surtout qu'ils s'amassaient en grand nombre, et qu'ils étaient plus turbulens. Ils revenaient toujours au même sujet, la souffrance du peuple, et la mettaient en comparaison avec le luxe des nouveaux meneurs de la convention. Madame Tallien était la femme du jour qu'ils accusaient le plus, car à toutes les époques on en avait accusé une: c'était la perfide enchanteresse à laquelle ils reprochaient, comme autrefois à madame Rolland, et plus anciennement à Marie-Antoinette, tous les maux du peuple. Son nom, prononcé plusieurs fois à la convention, avait paru ne pas émouvoir Tallien. Enfin, il prit un jour la parole pour la venger de tant d'outrages; il la présenta comme un modèle de dévouement et de courage, comme une des victimes que Robespierre avait destinées à l'échafaud, et il déclara qu'elle était devenue son épouse. Barras, Legendre, Fréron, se joignirent à lui, ils s'écrièrent qu'il était temps enfin de s'expliquer; ils échangèrent des injures avec la Montagne, et la convention se vit obligée, comme à l'ordinaire, de mettre fin à la discussion par l'ordre du jour. Une autre fois, Duhem dit au député Clausel, membre du comité de sûreté générale, qu'il l'assassinerait. Le tumulte fut épouvantable, et l'ordre du jour vint encore terminer cette nouvelle scène.
L'infatigable Duhem découvrit un écrit intitulé le Spectateur de la Révolution, dans lequel se trouvait un dialogue sur les deux gouvernemens monarchique et républicain. Ce dialogue donnait une préférence évidente au gouvernement monarchique, et engageait, même d'une manière assez ouverte, le peuple français à y revenir. Duhem dénonça cet écrit avec indignation, comme l'un des symptômes de la conspiration royaliste. La convention, faisant droit à cette réclamation, envoya l'auteur au tribunal révolutionnaire; mais Duhem s'étant permis de dire que le royalisme et l'aristocratie triomphaient, elle l'envoya lui-même pour trois jours à l'Abbaye, comme ayant insulté l'assemblée. Ces scènes avaient ému tout Paris. Dans les sections on voulait faire des adresses sur ce qui venait d'arriver, et on se battait pour la rédaction, chacun voulant que ces adresses fussent écrites dans son sens. Jamais la révolution n'avait présenté un spectacle aussi agité. Jadis les jacobins, tout-puissans, n'avaient trouvé aucune résistance capable de produire une véritable lutte. Ils avaient tout chassé devant eux, et étaient demeurés vainqueurs; vainqueurs bruyans et colères, mais uniques. Aujourd'hui un parti puissant venait de s'élever; et quoiqu'il fût moins violent, il suppléait par la masse à la violence, et pouvait lutter à chance égale. On fit des adresses en tous sens. Quelques jacobins, réunis dans les cafés, vers les quartiers populeux de Saint-Denis, du Temple, de Saint-Antoine, tinrent des propos comme ils avaient coutume d'en tenir. Ils menacèrent d'aller attaquer au Palais-Royal, aux spectacles, à la convention même, les nouveaux conspirateurs. De leur côté, les jeunes gens faisaient un bruit épouvantable dans le parterre des théâtres. Ils se promirent de faire un outrage sensible aux jacobins. Le buste de Marat était dans tous les lieux publics, et particulièrement dans les salles de spectacle. Au théâtre Feydeau, des jeunes gens s'élancèrent au balcon, et, montant sur les épaules les uns des autres, renversèrent le buste du saint, le brisèrent, et le remplacèrent aussitôt par celui de Rousseau. La police fit de vains efforts pour empêcher cette scène. Des applaudissemens universels couvrirent l'action de ces jeunes gens. Des couronnes furent jetées sur le théâtre pour en couronner le buste de Rousseau; des vers, préparés pour cette circonstance, furent débités; on cria: A bas les terroristes! à bas Marat! à bas ce monstre sanguinaire qui demandait trois cent mille têtes! Vive l'auteur d'Émile, du Contrat social, de la Nouvelle Héloïse! Cette scène se répéta le lendemain dans les spectacles et dans tous les lieux publics. On se précipita dans les halles, on barbouilla de sang le buste de Marat, et on le précipita ensuite dans la boue. Des enfans firent dans le quartier Montmartre une procession, et après avoir porté un buste de Marat jusqu'au bord d'un égout, l'y précipitèrent. L'opinion se prononça avec une violence extrême; la haine et le dégoût de Marat étaient dans tous les coeurs, même chez la plupart des montagnards; car aucun d'eux n'avait pu suivre dans ses écarts la pensée de ce maniaque audacieux. Mais le nom de Marat étant consacré, le poignard de Corday lui ayant valu une espèce de culte, on craignait de toucher à ses autels comme à ceux de la liberté elle-même. On a vu que pendant les dernières sans-culottides, c'est-à-dire quatre mois auparavant, il avait été mis au Panthéon à la place de Mirabeau. Les comités s'empressèrent d'accueillir ce signal, et proposèrent à la convention de décréter qu'aucun individu ne pourrait être porté au Panthéon avant un délai de vingt ans, et que le buste ou portrait d'aucun citoyen ne pourrait être exposé dans les lieux publics. On ajouta que tout décret contraire était rapporté. En conséquence Marat, introduit au Panthéon, en fut chassé seulement après quatre mois. Telle est l'instabilité des révolutions! on décerne, on retire l'immortalité; et l'impopularité menace les chefs de parti au-delà même de la mort! Dès cet instant commença la longue infamie qui a poursuivi Marat, et qu'il a partagée avec Robespierre. Tous deux, divinisés naguère par le fanatisme, jugés aujourd'hui par la douleur, furent voués à une longue exécration.
Les jacobins, irrités de cet outrage fait à une des plus grandes renommées révolutionnaires, s'assemblèrent au faubourg Saint-Antoine, et jurèrent de venger la mémoire de Marat. Ils prirent son buste, le portèrent en triomphe dans tous les quartiers qu'ils dominaient, et, armés jusqu'aux dents, menacèrent d'égorger quiconque viendrait troubler cette fête sinistre. Les jeunes gens avaient envie de fondre sur ce cortège; ils s'encourageaient à l'attaquer, et une bataille s'en serait suivie infailliblement, si les comités n'avaient fait fermer le club des Quinze-Vingts, défendu les processions de ce genre, et dispersé les attroupemens. A la séance du 20 nivôse (9 janvier), les bustes de Marat et de Lepelletier furent enlevés de la convention, ainsi que les deux belles peintures dans lesquelles David les avait représentés mourans. Les tribunes, qui étaient partagées, firent éclater des cris contraires: les unes applaudirent, les autres poussèrent d'affreux murmures. Dans ces dernières se trouvaient de ces femmes qu'on appelait furies de guillotine: on les fit sortir. L'assemblée applaudit, et la Montagne, morne et silencieuse, en voyant enlever ces célèbres tableaux, crut voir s'anéantir la révolution et la république.
La convention venait d'enlever aux deux partis une occasion d'en venir aux mains; mais la lutte n'était retardée que de quelques jours. Les ressentimens étaient si profonds, et les souffrances du peuple si grandes, qu'on devait s'attendre à quelqu'une de ces scènes violentes qui avaient ensanglanté la révolution. Dans l'incertitude de ce qui allait arriver, on discutait toutes les questions que faisait naître la situation commerciale et financière du pays; questions malheureuses, qu'on prenait et reprenait à chaque instant, pour les traiter et les résoudre d'une manière différente, suivant les changemens qu'avaient subis les idées.
Deux mois auparavant on avait modifié le maximum, en rendant le prix des grains variable suivant les localités; on avait modifié les réquisitions, en les rendant spéciales, limitées, régulières, et on avait ajourné les questions relatives au séquestre, au numéraire et aux assignats. Aujourd'hui tout ménagement pour les créations révolutionnaires avait disparu. Ce n'était plus une simple modification qu'on demandait, c'était l'abolition même du système d'urgence établi pendant la terreur. Les adversaires de ce système donnaient d'excellentes raisons. Tout n'étant pas maximé, disaient-ils, le maximum était absurde et inique. Le fermier payant 30 francs un soc qu'il payait jadis 50 sous, 700 francs un domestique qu'il payait 100, et 10 francs le journalier qu'il payait 50 sous, ne pourrait jamais donner ses denrées au même prix qu'autrefois. Les matières premières apportées de l'étranger ayant été affranchies récemment du maximum, pour rendre quelque activité au commerce, il était absurde de les y soumettre ouvrées; car elles seraient payées huit ou dix fois moins qu'à l'état brut. Ces exemples n'étaient pas les seuls: on en pouvait citer mille du même genre. Le maximum exposant ainsi le marchand, le manufacturier, le fermier, à des pertes inévitables, ils ne voudraient jamais le subir; les uns abandonneraient les boutiques ou la fabrication, les autres enfouiraient leur blé ou le feraient consommer dans les basses-cours, parce qu'ils trouveraient plus d'avantages à vendre de la volaille ou des cochons engraissés. De manière ou d'autre, il fallait si on voulait que les marchés fussent approvisionnés, que les prix fussent libres; car jamais personne ne voudrait travailler pour perdre. Du reste, ajoutaient les adversaires du système révolutionnaire, le maximum n'avait jamais été exécuté; ceux qui voulaient trouver à acheter se résignaient à payer d'après le prix réel, et non d'après le prix légal. Toute la question se réduisait donc à ces mots: payer cher ou n'avoir rien. Vainement voudrait-on suppléer à l'activité spontanée de l'industrie et du commerce par les réquisitions, c'est-à-dire par l'action du gouvernement. Un gouvernement commerçant était une monstruosité ridicule. Cette commission des approvisionnemens, qui faisait tant de bruit de ses opérations, sait-on ce qu'elle avait apporté en France de blé étranger? De quoi nourrir la France pendant cinq jours. Il fallait donc en revenir à l'activité individuelle, c'est-à-dire au commerce libre, et ne s'en fier qu'à lui. Lorsque le maximum serait supprimé, et que le négociant pourrait retrouver le prix du fret, des assurances, de l'intérêt de ses capitaux, et son juste bénéfice, il ferait venir des denrées de tous les points du globe. Les grandes communes surtout, qui n'étaient pas comme celle de Paris approvisionnées aux frais de l'état, ne pouvaient recourir qu'au commerce, et seraient affamées si on ne lui rendait sa liberté.
En principe ces raisonnemens étaient justes; il n'en était pas moins vrai que la transition du commerce forcé au commerce libre devait être dangereuse dans un moment d'aussi grande crise. En attendant que la liberté des prix eût réveillé l'industrie individuelle, et approvisionné les marchés, le renchérissement de toutes choses allait être extraordinaire. C'était un inconvénient très passager pour toutes les marchandises qui n'étaient pas de première nécessité, ce n'était qu'une interruption momentanée jusqu'à l'époque où la concurrence ferait tomber les prix; mais pour les subsistances qui n'admettent pas d'interruption, comment se ferait la transition? En attendant que la faculté de vendre les blés à prix libre eût fait expédier des vaisseaux en Crimée, en Pologne, en Afrique, en Amérique, et obligé par la concurrence les fermiers à livrer leurs grains, comment vivrait le peuple des villes sans maximum et sans réquisitions? Encore valait-il mieux du mauvais pain, produit avec les pénibles efforts de l'administration, avec d'incroyables tiraillemens, que la disette absolue. Sans doute, il fallait sortir de ce système forcé le plus tôt possible, mais avec de grands ménagemens, et sans un sot emportement.
Quant aux reproches de M. Boissy-d'Anglas à la commission des approvisionnemens, ils étaient aussi injustes que ridicules. Ses importations, disait-il, n'auraient pu nourrir la France que pendant cinq jours. D'abord on niait le calcul; mais peu importait. Ce n'est jamais que le peu qui manque à un pays, autrement il serait impossible d'y suppléer; mais n'était-ce pas un service immense que d'avoir fourni ce peu? Se figure-t-on le désespoir d'une contrée privée de pain pendant cinq jours? Encore si cette privation eût été également répartie, elle aurait pu n'être pas mortelle; mais tandis que les campagnes auraient regorgé de blé, on aurait vu les grandes villes, et surtout la capitale, en manquer, non pas seulement pendant cinq jours, mais pendant dix, vingt, cinquante, et un bouleversement s'ensuivre. Du reste, la commission de commerce et des approvisionnemens, dirigée par Lindet, ne s'était pas bornée seulement à tirer des denrées du dehors, mais elle avait encore fait transporter les grains, les fourrages, les marchandises qui existaient en France, des campagnes aux frontières ou dans les grandes communes; et le commerce, effrayé par la guerre et les fureurs politiques, n'aurait jamais fait cela spontanément. Il avait fallu y suppléer par la volonté du gouvernement, et cette volonté, énergique, extraordinaire, méritait la reconnaissance et l'admiration de la France, malgré les cris de ces petits hommes qui, pendant les dangers de la patrie, n'avaient su que se cacher.
La question fut résolue d'assaut en quelque sorte. On abolit le maximum et les réquisitions d'entraînement, comme on avait rappelé les soixante-treize, comme on avait décrété Billaud, Collot et Barrère. Cependant on laissa subsister quelques restes du système des réquisitions. Celles qui avaient pour but d'approvisionner les grandes communes devaient avoir leur effet encore un mois. Le gouvernement conservait le droit de préhension, c'est-à-dire la faculté de prendre les denrées d'autorité, en les payant au prix des marchés. La fameuse commission perdit une partie de son titre; elle ne s'appela plus commission de commerce et des approvisionnemens, mais seulement commission des approvisionnemens. Ses cinq directeurs furent réduits à trois; ses dix mille employés à quelques centaines. Le système de l'entreprise fut avec raison substitué à celui de la régie; et, en passant, on s'éleva contre Pache, pour sa création du comité des marchés. Les charrois furent donnés à des entrepreneurs. La manufacture d'armes de Paris, qui avait rendu des services coûteux, mais immenses, fut dissoute. On le pouvait alors sans inconvénient. La fabrication des armes fut remise à l'entreprise. Les ouvriers, qui voyaient bien qu'ils allaient être moins payés, poussèrent quelques murmures; excités même par les jacobins, ils menaçaient d'un mouvement; mais ils furent contenus, et renvoyés dans leurs communes.
La question du séquestre, ajournée précédemment, parce qu'on craignait, en rétablissant la circulation des valeurs, de fournir des alimens à l'émigration, et de faire renaître l'agiotage sur le papier étranger, cette question fut reprise, et cette fois résolue à l'avantage de la liberté du commerce. Le séquestre fut levé; on restitua aussi aux négocians étrangers les valeurs séquestrées, au risque de ne pas obtenir la même restitution en faveur des Français. Enfin la libre circulation du numéraire fut rétablie après une vive discussion. On l'avait interdite autrefois pour empêcher les émigrés d'emporter le numéraire de la France; on la permit de nouveau sur le motif que, les moyens de retour nous manquant, Lyon ne pouvant plus fournir 60 millions manufacturés, Nîmes 20, Sedan 10, le commerce serait impossible si on ne permettait pas de payer en matières d'or ou d'argent les achats faits à l'extérieur. D'ailleurs on pensa que le numéraire étant enfoui, et ne voulant pas sortir, à cause du papier-monnaie, la faculté de payer à l'étranger les objets d'importation l'engagerait à se montrer, et lui rendrait son mouvement. On prit, en outre, des précautions assez puériles pour l'empêcher d'aller alimenter les émigrés. Quiconque faisait sortir une valeur métallique était tenu de faire rentrer une valeur égale en marchandises.
Enfin on s'occupa de la difficile question des assignats. Il y en avait à peu près 7 milliards 5 ou 600 millions en circulation réelle; il en restait dans les caisses 5 ou 600 millions; la somme fabriquée s'élevait donc à 8 milliards. Le gage restant en biens de première et seconde origine, tels que bois, terres, châteaux, hôtels, maisons, mobilier, s'élevait à plus de 15 milliards, d'après l'évaluation actuelle en assignats. Le gage était donc bien suffisant. Cependant l'assignat perdait les neuf dixièmes ou les onze douzièmes de sa valeur, suivant la nature des objets contre lesquels on l'échangeait. Ainsi l'état qui recevait l'impôt en assignats, le rentier, le fonctionnaire public, le propriétaire de maisons ou de terres, le créancier d'un capital, tous ceux enfin qui recevaient ou leurs appointemens, ou leurs revenus, ou leurs salaires, ou leurs remboursemens en papier, faisaient des pertes toujours plus énormes; le désordre qui en résultait devenait chaque jour plus grand. Cambon proposa d'augmenter les appointemens des fonctionnaires publics et le revenu des rentiers. Après avoir combattu sa proposition, on se vit obligé de l'adopter pour les fonctionnaires publics, qui ne pouvaient plus vivre. Mais c'était là un bien faible palliatif pour un mal immense; c'était soulager une classe sur mille. Pour les soulager toutes, il fallait rétablir le juste rapport des valeurs; mais comment y parvenir?
On aimait à faire encore les rêves de l'année précédente; on recherchait la cause de la dépréciation des assignats, et les moyens de les relever. D'abord, tout en avouant que leur grande quantité était une cause d'avilissement, on cherchait aussi à prouver qu'elle n'était pas la plus grande, pour se disculper de l'excessive émission. En preuve, on disait qu'au moment de la défection de Dumouriez, du soulèvement de la Vendée, et de la prise de Valenciennes, les assignats, circulant en quantité beaucoup moindre qu'après le déblocus de Dunkerque, de Maubeuge et de Landau, perdaient néanmoins davantage; ce qui était vrai, et ce qui prouvait que les défaites et les victoires influaient sur le cours du papier-monnaie; vérité sans doute incontestable. Mais aujourd'hui, ventôse an III (mars 1795), la victoire était complète sur tous les points, la confiance dans les ventes était établie, les biens nationaux étaient devenus l'objet d'une espèce d'agiotage, une foule de spéculateurs achetaient pour profiter sur les reventes ou sur la division, et cependant le discrédit des assignats était quatre ou cinq fois plus grand que l'année précédente. La quantité des émissions était donc la cause véritable de la dépréciation du papier, et sa rentrée le seul moyen de relever sa valeur.
Le seul moyen de le faire rentrer, c'était de vendre les biens; mais quel était le moyen de les vendre? Questions éternelles, qu'on se proposait chaque année. La cause qui avait empêché d'acheter les biens, les années précédentes, c'était la répugnance, le préjugé, surtout le défaut de confiance dans la solidité des acquisitions. Aujourd'hui c'en était une autre. Qu'on se figure comment se font les acquisitions d'immeubles, dans le cours ordinaire des choses. Le commerçant, le manufacturier, l'agriculteur, le capitaliste, avec des produits ou des revenus lentement accumulés, achètent la terre de l'individu qui s'est appauvri, ou qui vend pour changer sa propriété contre une autre. Une terre s'échange ainsi toujours ou contre une autre, ou contre des capitaux mobiliers accumulés par le travail. L'acheteur de la terre vient se reposer sur son sein; le vendeur va faire valoir les capitaux mobiliers qu'il en reçoit en paiement, et succéder au rôle laborieux de celui qui les exploitait. Tel est le roulement insensible de la propriété immobilière. Mais qu'on se figure tout un tiers du territoire, composé de propriétés somptueuses et peu divisées, de parcs, de châteaux, d'hôtels, mis en vente tout à la fois, dans le moment même où les propriétaires et les commerçans, les capitalistes les plus riches étaient dispersés, et on comprendra si le paiement en était possible. Ce n'étaient pas quelques bourgeois ou fermiers échappés à la proscription qui pouvaient faire cette acquisition, et surtout la payer. On dira sans doute que la masse des assignats en circulation était suffisante pour solder les biens; mais cette masse était illusoire, si chaque porteur d'assignats était obligé d'en employer huit ou dix fois davantage pour se procurer les mêmes objets qu'autrefois.
La difficulté consistait donc à fournir aux acquéreurs non pas la volonté d'acheter, mais la faculté de payer. Aussi tous les moyens proposés portaient-ils sur une base fausse, car ils supposaient tous cette faculté. Ces moyens étaient ou forcés ou volontaires. Les premiers consistaient dans la démonétisation et l'emprunt forcé. La démonétisation changeait le papier de monnaie en simple délégation sur les biens. Elle était tyrannique; car, lorsqu'elle atteignait l'assignat dans les mains de l'ouvrier ou de l'individu qui avait tout juste de quoi vivre, elle changeait le morceau de pain en terre, et affamait le porteur de cet assignat. Le seul bruit, en effet, qu'on démonétiserait certaine partie du papier les avait fait baisser rapidement, et on fut obligé de décréter qu'on ne démonétiserait pas. L'emprunt forcé n'était pas moins tyrannique; il consistait aussi à changer forcément l'assignat de monnaie en valeur sur les terres. La seule différence, c'est que l'emprunt forcé portait sur les classes élevées et riches, et n'opérait la conversion que pour elles; mais elles avaient tant souffert, qu'il était bien difficile de leur faire acheter des biens-fonds, sans les mettre dans de cruels embarras. D'ailleurs, depuis la réaction, elles commençaient à se défendre contre tout retour aux moyens révolutionnaires.
Il ne restait donc plus que les moyens volontaires. On en proposa de toute espèce. Cambon imagina une loterie: elle devait se composer de quatre millions de lots, de 1000 francs chaque; ce qui faisait une mise de quatre milliards de la part du public. L'état ajoutait 391 millions, qui servaient à faire de gros lots, de manière qu'il y avait quatre lots de 500,000 fr., trente-six de 250,000, trois cent soixante de 100,000. Les moins heureux retrouvaient leurs lots primitifs de 1,000 francs; mais les uns et les autres, au lieu d'avoir des assignats, n'avaient qu'un bon sur les biens nationaux, rapportant trois pour cent d'intérêt. Ainsi, on supposait que l'appât d'un lot considérable ferait rechercher ce placement en bons sur les biens nationaux, et que quatre milliards d'assignats quitteraient ainsi la qualité de monnaie, pour prendre celle de contrats sur les terres, moyennant une prime de 391 millions. C'est supposer toujours qu'on pouvait faire ce placement. Thirion conseilla un autre moyen, celui d'une tontine. Mais ce moyen, bon pour ménager un petit capital d'économie à quelques survivans, était beaucoup trop lent et trop insuffisant par rapport à la masse énorme des assignats. Johannot proposa une espèce de banque territoriale, dans laquelle on déposerait des assignats, pour avoir des bons rapportant trois pour cent d'intérêt, bons qu'on échangerait à volonté pour des assignats. C'était toujours le même plan de changer le papier-monnaie en simples valeurs en terres. Ici, la seule différence consistait à laisser à ces valeurs la faculté de reprendre la forme de monnaie circulante. Il est évident que la véritable difficulté n'était pas vaincue. Tous les moyens imaginés pour retirer le papier et le relever étaient donc illusoires; il fallait s'avancer encore long-temps dans cette carrière, émettant des assignats, qui baisseraient davantage: au terme il y avait une solution forcée. Malheureusement, on ne sait jamais prévoir les sacrifices nécessaires, et en diminuer l'étendue en les faisant d'avance. Cette prévoyance et ce courage ont toujours manqué aux nations dans les crises financières.
A ces prétendus moyens de retirer les assignats s'enjoignaient d'autres, heureusement plus réels, mais fort insuffisans. Le mobilier des émigrés, assez facile à vendre, s'élevait à 200 millions. Les transactions à l'amiable, pour les intérêts des émigrés dans les sociétés de commerce, pouvaient produire 100 millions; la part dans leurs héritages, 500 millions. Mais, dans le premier cas, on retirait des capitaux au commerce; dans le second, on devait percevoir une partie des valeurs en terres. On comptait offrir une prime à ceux qui achèveraient leurs paiemens pour les biens déjà acquis, et on espérait faire rentrer ainsi 800 millions. On allait mettre enfin en loterie les grandes maisons sises à Paris, et non louées. C'était un milliard encore. Dans le cas d'un plein succès, tout ce que nous venons d'énumérer aurait pu faire rentrer deux milliards 600 millions; cependant on eût été fort heureux de retirer 1500 millions sur le tout; d'ailleurs, cette somme allait ressortir par une autre voie. On venait de décréter une mesure fort sage et fort humaine: c'était la liquidation des créanciers des émigrés. On avait résolu d'abord de faire une liquidation individuelle pour chaque émigré. Comme beaucoup d'entre eux étaient insolvables, la république n'aurait payé leur passif que jusqu'à concurrence de l'actif. Mais cette liquidation individuelle présentait des longueurs interminables; il fallait ouvrir un compte à chaque émigré, y porter ses biens-fonds, son mobilier, balancer le tout avec ses dettes; et les malheureux créanciers, presque tous domestiques, ouvriers, marchands, auraient attendu vingt et trente ans leur paiement. Cambon fit décider que les créanciers des émigrés deviendraient créanciers de l'état, et seraient payés sur-le-champ, excepté ceux dont les débiteurs étaient notoirement insolvables. La république pouvait perdre ainsi quelques millions; mais elle soulageait des maux très grands, et faisait un bien immense. Le révolutionnaire Cambon était l'auteur de cette idée si humaine.
Mais, tandis qu'on discutait ces questions si malheureuses, on était ramené sans cesse à des soins encore plus pressans, la subsistance de Paris, qui allait manquer tout à fait. On était à la fin de ventôse (milieu de mars). L'abolition du maximum n'avait pas encore pu ranimer le commerce, et les grains n'arrivaient pas. Une foule de députés répandus autour de Paris, faisaient des réquisitions qui n'étaient pas obéies. Quoiqu'elles fussent autorisées encore pour l'approvisionnement des grandes communes, et qu'on les payât au prix des marchés, les fermiers disaient qu'elles étaient abolies, et ne voulaient pas obéir. Mais ce n'était pas là le plus grand obstacle. Les rivières, les canaux étaient entièrement gelés; pas un bateau ne pouvait arriver. Les routes, couvertes de glaces, étaient impraticables; il fallait, pour rendre le roulage possible, les sabler vingt lieues à la ronde. Pendant le trajet, les charrettes étaient pillées par le peuple affamé, dont les jacobins excitaient le courroux en disant que le gouvernement était contre-révolutionnaire, qu'il laissait pourrir les grains à Paris, et qu'il voulait rétablir la royauté. Pendant que les arrivages diminuaient, la consommation augmentait, comme il arrive toujours en pareil cas. La peur de manquer faisait que chacun s'approvisionnait pour plusieurs jours. On délivrait, comme autrefois, le pain sur la présentation des cartes; mais chacun exagérait ses besoins. Pour favoriser leurs laitières, leurs blanchisseuses, ou des gens de la campagne qui leur apportaient des légumes et de la volaille, les habitans de Paris leur donnaient du pain, qui était préféré à l'argent, vu la disette qui affligeait les environs autant que Paris même. Les boulangers revendaient même de la pâte aux gens de la campagne, et, de quinze cents sacs, la consommation s'était ainsi élevée à dix-neuf cents. L'abolition du maximum avait fait monter le prix de tous les comestibles à un taux extraordinaire; pour les faire baisser, le gouvernement avait déposé chez les charcutiers, les épiciers, les boutiquiers, des vivres et des marchandises, afin de les donner à bas prix, et de ramener un peu le bon marché. Mais les dépositaires abusaient du dépôt, et vendaient plus cher qu'on n'était convenu avec eux.
Les comités étaient chaque jour dans les plus grandes alarmes, et attendaient avec une vive anxiété les dix-neuf cents sacs de farine devenus indispensables. Boissy-d'Anglas, chargé des subsistances, venait faire sans cesse de nouveaux rapports, pour tranquilliser le public, et tâcher de lui procurer une sécurité que le gouvernement n'avait pas lui-même. Dans cette situation, on se prodiguait les injures d'usage. «Voilà, disait la Montagne, l'effet de l'abolition du maximum!—Voilà, répondait le côté droit, l'effet inévitable de vos mesures révolutionnaires!» Chacun alors proposait comme remède l'accomplissement des voeux de son parti, et demandait les mesures souvent les plus étrangères au pénible sujet dont il s'agissait. «Punissez tous les coupables, disait le côté droit, réparez toutes les injustices, révisez toutes les lois tyranniques; rapportez la loi des suspects.—Non, répondaient les montagnards: renouvelez vos comités de gouvernement, rendez-leur l'énergie révolutionnaire, cessez de poursuivre les meilleurs patriotes et de relever l'aristocratie.» Tels étaient les moyens proposés pour le soulagement de la misère publique.
Ce sont toujours de pareils momens que les partis choisissent pour en venir aux mains, et pour faire triompher leurs désirs. Le rapport tant attendu sur Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois, Barrère et Vadier, fut présenté à l'assemblée. La commission des vingt-un conclut à l'accusation, et demanda l'arrestation provisoire: l'arrestation fut votée sur-le-champ à une immense majorité. Il fut décrété que les quatre membres inculpés seraient entendus par l'assemblée, et qu'une discussion solennelle serait ouverte sur la proposition de les mettre en accusation. A peine cette décision était-elle rendue, qu'on proposa de réintégrer dans le sein de l'assemblée les députés proscrits, que deux mois auparavant on avait déchargés de toute poursuite, mais auxquels on avait interdit le retour au milieu de leurs collègues. Sieyès, qui avait gardé un silence de cinq années, qui depuis les premiers mois de l'assemblée constituante s'était caché au centre pour faire oublier sa réputation et son génie, et auquel la dictature avait pardonné comme à un caractère insociable, incapable de conspirer, cessant d'être dangereux dès qu'il cessait d'écrire, Sieyès sortit de sa longue nullité, et dit que, puisque le règne des lois paraissait revenir, il allait reprendre la parole. Tant que l'outrage fait à la représentation nationale n'était pas réparé, le règne des lois, suivant lui, n'était pas rétabli. «Toute votre histoire, dit-il à la convention, se partage en deux époques: depuis le 21 septembre, jour de votre réunion, jusqu'au 31 mai, oppression de la convention par le peuple égaré; depuis le 31 mai jusqu'aujourd'hui, oppression du peuple par la convention tyrannisée. Dès ce jour vous prouverez que vous êtes devenus libres en rappelant vos collègues. Une pareille mesure ne peut pas même être discutée; elle est de plein droit.» Les montagnards se soulevèrent à cette manière de raisonner. «Tout ce que vous avez fait est donc nul! s'écria Cambon. Ces immenses travaux, cette multitude de lois, tous ces décrets qui composent le gouvernement actuel sont donc nuls! et le salut de la France, opéré par votre courage et vos efforts, tout cela est nul!» Sieyès dit qu'on l'avait mal compris. On décida néanmoins la réintégration des députés qui avaient échappé à l'échafaud. Ces fameux proscrits Isnard, Henri Larivière, Louvet, Larévellière-Lépeaux, Doulcet de Pontecoulant rentrèrent au milieu des applaudissemens. «Pourquoi, s'écria Chénier, ne s'est-il pas trouvé de caverne assez profonde pour soustraire aux bourreaux l'éloquence de Vergniaud et le génie de Condorcet!»
Les montagnards furent indignés. Plusieurs thermidoriens même, épouvantés de voir rentrer dans l'assemblée les chefs d'une faction qui avait opposé au système révolutionnaire une résistance si dangereuse, retournèrent à la Montagne. Thuriot, ce thermidorien si ennemi de Robespierre, qui avait été soustrait par miracle au sort de Philippeau; Lesage-Senault, esprit sage, mais ennemi prononcé de toute contre-révolution; Lecointre enfin, l'adversaire si opiniâtre de Billaud, Collot et Barrère, Lecointre qui avait été déclaré calomniateur cinq mois auparavant, pour avoir dénoncé les sept membres restans des anciens comités, vinrent se replacer au côté gauche. «Vous ne savez pas ce que vous faites, dit Thuriot à ses collègues; ces hommes ne vous le pardonneront jamais.» Lecointre proposa une distinction. «Rappelez, dit-il, les députés proscrits, mais examinez quels sont ceux qui ont pris les armes contre leur patrie en soulevant les départemens, et ceux-là ne les rappelez pas au milieu de vous.» Tous, en effet, avaient pris les armes. Louvet n'hésita pas à en convenir, et proposa de déclarer que les départemens qui s'étaient soulevés en juin 93 avaient bien mérité de la patrie. Ici Tallien se leva, effrayé de la hardiesse des girondins, et repoussa les deux propositions de Lecointre et de Louvet. Elles furent toutes deux mises au néant. Tandis qu'on venait de réintégrer les girondins proscrits, on déféra à l'examen du comité de sûreté générale, Pache, Bouchotte et Garat.
De telles résolutions n'étaient pas faites pour calmer les esprits. La disette croissante obligea enfin de prendre une mesure qu'on différait depuis plusieurs jours, et qui devait porter l'irritation au comble, c'était de mettre les habitans de Paris à la ration. Boissy-d'Anglas se présenta à l'assemblée le 25 ventôse (16 mars), et proposa pour éviter les gaspillages et pour assurer à chacun une part suffisante de subsistances, de réduire chaque individu à une certaine quantité de pain. Le nombre d'individus composant chaque famille devait être indiqué sur la carte, et il ne devait plus être accordé chaque jour qu'une livre de pain par tête. A cette condition, on pouvait promettre que la ville ne manquerait pas de subsistances. Le montagnard Romme proposa de porter la ration des ouvriers à une livre et demie. Les hautes classes, dit-il, avaient les moyens de se procurer de la viande, du riz, des légumes; mais le bas peuple pouvant tout au plus acheter le pain, devait en avoir davantage. On admit la proposition de Romme, et les thermidoriens regrettèrent de ne l'avoir pas faite eux-mêmes, pour se donner l'appui du peuple et le retirer à la Montagne.
A peine ce décret était-il rendu, qu'il excita une extrême fermentation dans les quartiers populeux de Paris. Les révolutionnaires s'efforcèrent d'en aggraver l'effet, et n'appelèrent plus Boissy-d'Anglas que Boissy-famine. Le surlendemain 27 ventôse (18 mars), jour où, pour la première fois, le décret fut mis à exécution, il s'éleva un grand tumulte dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau. Il avait été distribué aux six cent trente-six mille habitans de la capitale dix-huit cent quatre-vingt-dix-sept sacs de farine. Trois cent vingt-quatre mille citoyens avaient reçu la demi-livre de plus, destinée aux ouvriers travaillant de leurs mains. Néanmoins il parut si nouveau au peuple des faubourgs d'être réduit à la ration, qu'il en murmura. Quelques femmes, habituées des clubs, et toujours promptes à se soulever, s'ameutèrent dans la section de l'Observatoire. Les agitateurs ordinaires de la section se joignirent à elles. Ils voulaient aller faire une pétition à la convention; mais il fallait pour cela une assemblée de toute la section, et il n'était permis de se réunir que le décadi. Néanmoins on entoura le comité civil, et on lui demanda avec menaces les clefs de la salle des séances, et sur son refus on exigea qu'il détachât un de ses membres pour accompagner le rassemblement jusqu'à la convention. Le comité y consentit, et donna un de ses membres pour régulariser le mouvement et empêcher des désordres. La même chose se passait au même instant dans la section du Finistère. Un rassemblement s'y était formé, et il vint se réunir à celui de l'Observatoire. Les deux se confondirent, et marchèrent ensemble vers la convention. L'un des meneurs se chargea de porter la parole, et fut introduit avec quelques pétitionnaires à la barre. Le reste du rassemblement demeura aux portes, faisant un bruit affreux. «Le pain nous manque, dit l'orateur de la députation; nous sommes prêts à regretter tous les sacrifices que nous avons faits pour la révolution.» A ces mots l'assemblée, remplie d'indignation, l'interrompit brusquement, et une foule de membres se levèrent pour réprimer l'inconvenance de ce langage. «Du pain! du pain!» s'écrièrent les pétitionnaires en frappant sur la barre. A cette insolente réponse, l'assemblée voulait qu'on les fit sortir de la salle. Pourtant le calme se rétablit, l'orateur acheva sa harangue, et dit que jusqu'à ce qu'on eût satisfait aux besoins du peuple, ils ne crieraient que Vive la république! Le président Thibaudeau répondit avec fermeté à ce discours séditieux, et sans inviter les pétitionnaires à la séance, les renvoya à leurs travaux. Le comité de sûreté générale, qui avait déjà réuni quelques bataillons des sections, fit dégager les portes de l'assemblée, et dispersa le rassemblement.
Cette scène produisit une grande impression sur les esprits. Les menaces journalières des jacobins répandus dans les sections des faubourgs; leurs placards incendiaires où ils annonçaient une insurrection sous huit jours, si les patriotes n'étaient pas déchargés de toute poursuite, et si la constitution de 93 n'était pas mise en vigueur; leurs conciliabules presque publics tenus dans les cafés des faubourgs; enfin ce dernier essai d'un mouvement, révélèrent à la convention l'intention d'un nouveau 31 mai. Le côté droit, les girondins rentrés, les thermidoriens, tous également menacés, songèrent à prendre des mesures pour prévenir une nouvelle attaque contre la représentation nationale. Sieyès, qui venait de reparaître sur la scène et d'entrer au comité de salut public, proposa aux comités réunis une espèce de loi martiale, destinée à prévenir de nouvelles violences contre la convention. Ce projet de loi déclarait séditieux tout rassemblement où l'on proposerait d'attaquer les propriétés publiques ou particulières, de rétablir la royauté, de renverser la république et la constitution de 93, de se rendre au Temple ou à la convention, etc. Tout membre d'un pareil rassemblement était passible de la déportation. Si, après trois sommations des magistrats, le rassemblement ne se dissipait pas, la force devait être employée; toutes les sections voisines, en attendant la réunion de la force publique, devaient envoyer leurs propres bataillons. L'insulte faite à un représentant du peuple était punie de la déportation; l'outrage avec violence, de la peine de mort. Une seule cloche devait rester dans Paris, et être placée au pavillon de l'Unité. Si un rassemblement marchait sur la convention, cette cloche devait sonner le tocsin sur-le-champ. A ce signal, toutes les sections étaient tenues de se réunir, et de marcher au secours de la représentation nationale. Si la convention était dissoute ou gênée dans sa liberté, il était enjoint à tous les membres qui pourraient s'échapper, de partir sur-le-champ de Paris, et de se rendre à Châlons-sur-Marne. Tous les suppléans, tous les députés en congé et en mission avaient ordre de se réunir à eux. Les généraux devaient aussitôt leur envoyer des troupes de la frontière, et la nouvelle convention formée à Châlons, seule dépositaire de l'autorité légitime, devait marcher sur Paris, délivrer la portion opprimée de la représentation nationale, et punir les auteurs de l'attentat.
Les comités accueillirent ce projet avec empressement. Sieyès fut chargé d'en faire le rapport, et de le présenter le plus tôt possible à l'assemblée. Les révolutionnaires, de leur côté, enhardis par le dernier mouvement, trouvant dans la disette une occasion des plus favorables, voyant le danger croître pour leur parti, et le moment fatal s'approcher pour Billaud, Collot, Barrère et Vadier, s'agitèrent avec plus de violence, et songèrent sérieusement à combiner une sédition. Le club électoral et la société populaire des Quinze-Vingts avaient été dissous. Les révolutionnaires, privés de ce lieu de refuge, s'étaient répandus dans les assemblées de section, qui se tenaient tous les décadis: ils occupaient les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, les quartiers du Temple et de la Cité. Ils se voyaient dans les cafés placés au centre de ces différens quartiers; ils projetaient un mouvement, mais sans avoir ni un plan ni des chefs bien avoués. Il se trouvait parmi eux plusieurs hommes compromis, ou dans les comités révolutionnaires, ou dans différentes fonctions, qui avaient beaucoup d'influence sur la multitude; mais aucun d'eux n'avait une supériorité décidée. Ils se balançaient les uns les autres, s'entendaient assez mal, et n'avaient surtout aucune communication avec les députés de la Montagne.
Les anciens meneurs populaires, toujours alliés soit à Danton, soit à Robespierre, aux chefs du gouvernement, leur avaient servi d'intermédiaires pour donner le mot d'ordre à la populace. Mais les uns et les autres avaient péri. Les nouveaux meneurs étaient étrangers aux nouveaux chefs de la Montagne: ils n'avaient de commun avec eux que leurs dangers et leur attachement à la même cause. D'ailleurs les députés montagnards, restés en minorité dans les assemblées, et accusés sans cesse de conspirer pour recouvrer le pouvoir, comme il arrive à tous les partis battus, étaient réduits à se justifier chaque jour, et obligés de protester qu'ils ne conspiraient pas. Le résultat ordinaire d'une telle position est d'inspirer le désir de voir conspirer les autres et la répugnance à conspirer soi-même. Aussi les montagnards disaient chaque jour: Le peuple se soulèvera; il faut qu'il se soulève; mais ils n'auraient pas osé se concerter avec lui pour amener ce soulèvement. On citait bien des propos imprudens de Duhem et de Maribon-Montaut dans un café; l'un et l'autre avaient assez peu de réserve et de mesure pour les avoir proférés. On répétait des déclamations de Léonard Bourdon à la société sectionnaire de la rue du Vert-Bois: elles étaient vraisemblables de sa part; mais aucun d'eux ne correspondait avec les patriotes. Quant à Billaud, Collot, Barrère, plus intéressés que d'autres à un mouvement, ils craignaient, en y prenant part, d'aggraver leur position, déjà fort périlleuse.
Les patriotes marchaient donc tout seuls, sans beaucoup d'ensemble, comme il arrive toujours lorsqu'il n'y a plus de chefs assez marquans. Ils couraient les uns chez les autres, se donnaient le mot de rue à rue, de quartier à quartier, et s'avertissaient que telle ou telle section allait faire une pétition ou essayer un mouvement. Au commencement d'une révolution, lorsqu'un parti est à son début, qu'il a tous ses chefs, que le succès et la nouveauté entraînent les masses à sa suite, qu'il déconcerte ses adversaires par l'audace de ses attaques, il supplée à l'ensemble, à l'ordre, par l'entraînement: au contraire, lorsqu'il est une fois réduit à se défendre, qu'il est privé d'impulsion, connu de ses adversaires, il aurait plus que jamais besoin de la discipline. Mais cette discipline, presque toujours impossible, le devient tout à fait lorsque les chefs influens ont disparu. Telle était la position du parti patriote en ventôse an III (fin mars): ce n'était plus le torrent du 14 juillet, des 5 et 6 octobre, du 10 août, du 31 mai; c'était la réunion de quelques hommes aguerris par de longues discordes, sérieusement compromis, pleins d'énergie et d'opiniâtreté, mais plus capables de combattre avec désespoir que de vaincre.
Suivant l'ancienne coutume de faire précéder tout mouvement par une pétition impérieuse et pourtant mesurée, les sections de Montreuil et des Quinze-Vingts, compromises dans le faubourg Antoine, en rédigèrent une analogue à toutes celles qui avaient été faites avant les grandes insurrections. Il fut convenu qu'elle serait présentée le 1er germinal (21 mars). C'était ce jour même que les comités avaient résolu de proposer la loi de grande police, imaginée par Sieyès. Outre la députation qui devait présenter la pétition, une réunion de patriotes avait eu soin de se rendre vers les Tuileries; ils y étaient accourus en foule, et, comme de coutume, ils formaient des groupes nombreux dont le cri était: Vive la convention! vive les jacobins! à bas les aristocrates! Les jeunes gens à cheveux retroussés, à collet noir, avaient débordé aussi du Palais-Royal aux Tuileries, et formaient des groupes opposés criant: Vive la convention! à bas les terroristes! Les pétitionnaires furent introduits à la barre: le langage de leur pétition était extrêmement mesuré. Ils rappelèrent les souffrances du peuple, sans y mettre aucune amertume; ils combattirent les accusations dirigées contre les patriotes, sans récriminer contre leurs adversaires. Ils firent remarquer seulement que, dans ces accusations, on méconnaissait et les services passés des patriotes, et la position dans laquelle ils s'étaient trouvés; ils avouèrent, du reste, que des excès avaient été commis, mais en ajoutant que les partis, quels qu'ils fussent, étaient composés par des hommes, et non par des dieux. «Les sections des Quinze-Vingts et de Montreuil, dirent-ils, ne viennent donc vous demander pour mesures générales ni déportation, ni effusion de sang contre tel ou tel parti, moyens qui confondent la simple erreur avec le crime; elles ne voient dans les Français que des frères, diversement organisés, il est vrai, mais tous membres de la même famille. Elles viennent vous demander d'user d'un moyen qui est dans vos mains, et qui est le seul efficace pour terminer nos tempêtes politiques: c'est la constitution de 93. Organisez dès aujourd'hui cette constitution populaire, que le peuple français a acceptée et juré de défendre. Elle conciliera tous les intérêts, calmera tous les esprits, et vous conduira au terme de vos travaux.»
Cette proposition insidieuse renfermait tout ce que les révolutionnaires désiraient dans le moment. Ils pensaient, en effet, que la constitution, en expulsant la convention, ramènerait à la législature, au pouvoir exécutif et aux administrations municipales, leurs chefs et eux-mêmes. C'était là une erreur grave; mais ils l'espéraient ainsi, et ils pensaient que, sans énoncer des voeux dangereux, tels que l'élargissement des patriotes, la suspension de toutes les procédures, la formation d'une nouvelle commune à Paris, ils en trouveraient l'accomplissement dans la seule mise en vigueur de la constitution. Si la convention se refusait à leur demande, si elle ne s'expliquait pas nettement, et ne fixait pas une époque prochaine, elle avouait qu'elle ne voulait pas la constitution de 93. Le président Thibaudeau leur fit une réponse très ferme, qui finissait par ces mots aussi sévères que peu flatteurs: «La convention n'a jamais attribué les pétitions insidieuses qui lui ont été faites aux robustes et sincères défenseurs de la liberté qu'a produits le faubourg Antoine.» A peine le président avait-il achevé, que le député Chasles se hâte de monter à la tribune, pour demander que la déclaration des droits soit exposée dans la salle de la convention, comme le veut l'un des articles de la constitution. Tallien le remplace à la tribune. «Je demande, dit-il, à ces hommes qui se montrent aujourd'hui défenseurs si ardens de la constitution, à ceux qui semblent avoir adopté le mot de ralliement d'une secte qui s'éleva à la fin de la constituante, la constitution, rien que la constitution; je leur demande si ce ne sont pas eux qui l'ont renfermée dans une boîte?» Des applaudissemens d'une part, des murmures, des cris de l'autre, interrompent Tallien; il reprend au milieu du tumulte: «Rien, continua-t-il, ne m'empêchera de dire mon opinion lorsque je suis au milieu des représentans du peuple. Nous voulons tous la constitution avec un gouvernement ferme, avec le gouvernement qu'elle prescrit; et il ne faut pas que quelques membres fassent croire au peuple qu'il est dans cette assemblée des membres qui ne veulent pas la constitution. Il faut aujourd'hui même prendre des mesures pour les empêcher de calomnier la majorité respectable et pure de la convention.» Oui! oui! s'écrie-t-on de toutes parts. «Cette constitution, ajoute Tallien, qu'ils ont fait suivre, non pas des lois qui devaient la compléter et en rendre l'exécution possible, mais du gouvernement révolutionnaire, cette constitution, il faut la faire marcher et lui donner la vie. Mais nous n'aurons pas l'imprudence de vouloir l'exécuter sans lois organiques, afin de la livrer incomplète et sans défense à tous les ennemis de la république. C'est pourquoi je demande qu'il soit fait incessamment un rapport sur les moyens d'exécuter la constitution, et qu'il soit décrété, dès à présent, qu'il n'y aura aucun intermédiaire entre le gouvernement actuel et le gouvernement définitif.» Tallien descend de la tribune au milieu des marques universelles de satisfaction de l'assemblée, que sa réponse venait de tirer d'embarras. La confection des lois organiques était un prétexte heureux pour différer la promulgation de la constitution, et pour fournir un moyen de la modifier. C'était l'occasion d'une nouvelle révision, comme celle que l'on fit subir à la constitution de 91. Le député Miaulle, montagnard assez modéré, approuve l'avis de Tallien, et admet, comme lui, qu'il ne faut pas précipiter l'exécution de la constitution; mais il soutient qu'il n'y a aucun inconvénient à lui donner de la publicité, et il demande qu'elle soit gravée sur des tables de marbre, et exposée dans les lieux publics. Thibaudeau, effrayé d'une telle publicité donnée à une constitution faite dans un moment de délire démagogique, cède le fauteuil à Clausel, et monte à la tribune. «Législateurs, s'écrie-t-il, nous ne devons pas ressembler à ces prêtres de l'antiquité, qui avaient deux manières de s'exprimer, l'une secrète, l'autre ostensible. Il faut avoir le courage de dire ce que nous pensons sur cette constitution; et dût-elle me frapper de mort, comme elle en a frappé, l'année dernière, ceux qui ont voulu faire des observations contre elle, je parlerai.» Après une longue interruption, produite par des applaudissemens, Thibaudeau soutient hardiment qu'il y aurait du danger à publier une constitution qui, certainement, n'est pas connue de ceux qui la vantent si fort. «Une constitution démocratique, dit-il, n'est pas celle où le peuple exerce lui-même tous les pouvoirs....» Non! non! s'écrient une foule de voix.... «C'est, reprend Thibaudeau, celle où, par une sage distribution de tous les pouvoirs, le peuple jouit de la liberté, de l'égalité et du repos. Or, je ne vois pas cela dans une constitution qui, à côté de la représentation nationale, placerait une commune usurpatrice ou des jacobins factieux; qui ne donnerait pas à la représentation nationale la direction de la force armée dans le lieu où elle siége, et la priverait ainsi des moyens de se défendre et de maintenir sa dignité; qui accorderait à une fraction du peuple le droit d'insurrection partielle, et la faculté de bouleverser l'état. Vainement on nous dit qu'une loi organique corrigera tous ces inconvéniens. Une simple loi peut être changée par la législature, et des dispositions aussi importantes que celles qui seront renfermées dans ces lois organiques doivent être immuables comme la constitution elle-même. D'ailleurs, les lois organiques ne se font pas en quinze jours, même en un mois; et, en attendant, je demande qu'il ne soit donné aucune publicité à la constitution, qu'une grande vigueur soit imprimée au gouvernement, et que, s'il le faut même, de nouvelles attributions soient données au comité de salut public.» Thibaudeau descend de la tribune au milieu des applaudissemens décernés à la hardiesse de sa déclaration. On propose aussitôt de fermer la discussion; le président met la clôture aux voix, et l'assemblée presque entière se lève pour la prononcer. Les montagnards irrités disent qu'on n'a pas eu le temps d'entendre les paroles du président, qu'on ne sait ce qui a été proposé: on ne les écoute pas; et on passe outre. Legendre demande alors la formation d'une commission de onze membres, pour s'occuper sans relâche des lois organiques dont la constitution doit être accompagnée. Cette idée est aussitôt adoptée. Les comités annoncent dans ce moment qu'ils ont un rapport important à faire, et Sieyès monte à la tribune pour présenter sa loi de grande police.
Pendant que ces différentes scènes se passaient dans l'intérieur de l'assemblée, le plus grand tumulte régnait au dehors. Les patriotes du faubourg, qui n'avaient pas pu entrer dans la salle, étaient répandus sur le Carrousel et dans le jardin des Tuileries; ils attendaient avec impatience, et en poussant leurs cris accoutumés, que le résultat de la démarche tentée auprès de la convention fût connu. Quelques-uns d'entre eux, descendus des tribunes, étaient venus rapporter aux autres ce qui se passait, et, leur faisant un récit infidèle, ils avaient dit que les pétitionnaires avaient été maltraités. Alors le tumulte s'était augmenté parmi eux; les uns étaient accourus vers les faubourgs, pour annoncer que leurs envoyés étaient maltraités à la convention; les autres avaient parcouru le jardin, repoussant devant eux les jeunes gens qu'ils rencontraient; ils en avaient même saisi trois, et les avaient jetés dans le grand bassin des Tuileries. Le comité de sûreté générale, en voyant ces désordres, avait fait battre le rappel pour convoquer les sections voisines. Cependant le danger était pressant; il fallait du temps pour que les sections fussent convoquées et réunies. Le comité était entouré d'une foule de jeunes gens, accourus au nombre de mille ou douze cents, armés de cannes, et disposés à fondre sur les groupes de patriotes, qui n'avaient pas encore rencontré de résistance. Il accepte leur secours, et les autorise à faire la police du jardin. Ils se précipitent alors sur les groupes où l'on criait vive les jacobins! les dispersent après une mêlée assez longue, en refoulent même une partie vers la salle de la convention. Quelques-uns des patriotes remontent dans les tribunes, et y répandent, par leur arrivée précipitée, une espèce de trouble. Dans ce moment, Sieyès achevait son rapport sur la loi de grande police. On demandait l'ajournement, et on s'écriait à la Montagne: «C'est une loi de sang! c'est la loi martiale! on veut faire partir la convention de Paris.» A ces cris se mêle le bruit des fugitifs arrivant du jardin. Il se manifeste alors une grande agitation. Les royalistes assassinent les patriotes! s'écrie une voix. On entend du tumulte aux portes; le président se couvre. Une grande majorité de l'assemblée dit que le danger prévu par la loi de Sieyès se réalise, qu'il faut la voter sur-le-champ. «Aux voix! aux voix! s'écrie-t-on.» On met la loi aux voix, et elle est aussitôt adoptée par l'immense majorité, au bruit des plus vifs applaudissemens. Les membres de l'extrémité gauche refusent de prendre part à la délibération. Enfin le calme se rétablit peu à peu, et on commence à pouvoir entendre les orateurs. «On a trompé la convention!» s'écrie Duhem. Clausel, qui entre, vient, dit-il, rassurer l'assemblée. «Nous n'avons pas besoin d'être rassurés,» répondent plusieurs voix. Clausel continue, et dit que les bons citoyens sont venus faire un rempart de leurs corps à la représentation nationale. On applaudit. «C'est toi, lui dit Ruamps, qui as provoqué ces rassemblemens pour faire passer une loi atroce.» Clausel veut répliquer, mais il ne peut se faire entendre. On attaque alors la loi qui venait d'être votée avec tant de précipitation. «La loi est rendue, dit le président; on n'y peut plus revenir.—On conspire ici avec le dehors, dit Tallien; n'importe, il faut rouvrir la discussion sur le projet, et prouver que la convention sait délibérer même au milieu des égorgeurs.» On adopte la proposition de Tallien, et on remet le projet de Sieyès en délibération. La discussion s'engage alors avec plus de calme. Tandis qu'on délibère dans l'intérieur de la salle, la tranquillité se rétablit au dehors. Les jeunes gens, victorieux des jacobins, demandent à se présenter à l'assemblée; ils sont introduits par députation, et viennent protester de leurs intentions patriotiques et de leur dévouement à la représentation nationale. Ils se retirent après avoir été vivement applaudis. La convention, persistant à discuter la loi de police sans désemparer, la vote article par article, et se sépare enfin à dix heures du soir.
Cette journée laissa les deux partis convaincus de l'approche d'un grand événement. Les patriotes, repoussés par la clôture dans la convention, battus à coups de canne dans le jardin des Tuileries, vinrent porter leur colère dans les faubourgs, et y exciter le peuple à un mouvement. L'assemblée vit bien qu'elle allait être attaquée, et songea à faire usage de la loi tutélaire qu'elle venait de rendre.
Le lendemain devait amener une discussion tout aussi grave que celle du jour: en effet, Billaud, Collot, Barrère et Vadier, devaient être entendus pour la première fois devant la convention. Une foule de patriotes et de femmes étaient accourus de bonne heure pour remplir les tribunes. Les jeunes gens, plus prompts, les avaient devancés, et avaient empêché les femmes d'entrer. Ils les avaient congédiées assez rudement, et il en était résulté quelques rixes autour de la salle. Cependant de nombreuses patrouilles, répandues aux environs, avaient maintenu la tranquillité publique; les tribunes s'étaient remplies sans beaucoup de trouble, et depuis huit heures du matin jusqu'à midi, le temps avait été employé à chanter des airs patriotiques. D'un côté on chantait le Réveil du peuple, de l'autre la Marseillaise, en attendant que les députés vinssent prendre leurs places. Enfin le président se plaça au fauteuil, au milieu des cris de Vive la convention!, vive la république! Les prévenus vinrent s'asseoir à la barre, et on attendit la discussion avec le plus grand silence.
Robert Lindet demanda aussitôt la parole pour une motion d'ordre. On se doutait que cet homme irréprochable, que l'on n'avait pas osé accuser avec les autres membres du comité de salut public, allait défendre ses anciens collègues. Il était beau à lui de le faire, car il était encore plus étranger que Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or) aux mesures politiques de l'ancien comité de salut public. Il n'avait accepté le soin des approvisionnemens et des transports qu'à la condition de rester étranger à toutes les opérations de ses collègues, de ne jamais délibérer avec eux, et d'occuper même avec ses bureaux un autre local. Il avait refusé la solidarité avant le danger; le danger arrivé, il venait la réclamer généreusement. On pensait bien que Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or) allaient suivre cet exemple: aussi plusieurs voix de la droite s'élevèrent à la fois pour s'opposer à ce que Robert Lindet fût entendu.—La parole est aux prévenus, s'écrie-t-on; ils doivent la prendre avant leurs accusateurs et leurs défenseurs. «Hier, dit Bourdon (de l'Oise) on a tramé un complot pour sauver les accusés; les bons citoyens l'ont déjoué. Aujourd'hui on a recours à d'autres moyens, on réveille les scrupules d'hommes honnêtes, que l'accusation a séparés de leurs collègues; on veut les engager à s'associer aux coupables pour retarder la justice par de nouveaux obstacles.» Robert Lindet répondit que c'était tout le gouvernement qu'on voulait juger, qu'il en avait été membre, que par conséquent il ne devait pas consentir à être séparé de ses collègues, et qu'il demandait sa part de responsabilité. On ose difficilement résister à un acte de courage et de générosité. Robert Lindet obtint la parole; il retraça fort longuement les immenses travaux du comité de salut public; il prouva son activité, sa prévoyance, ses éminens services, et fit sentir que l'excitation de zèle produite par la lutte avait seule causé les excès reprochés à certains membres de ce gouvernement. Ce discours, de six heures, ne fut pas entendu sans beaucoup d'interruptions. Des ingrats, oubliant déjà les services des hommes aujourd'hui accusés, trouvaient que cette énumération était longue; quelques membres même eurent l'indécence de dire qu'il fallait imprimer ce discours aux frais de Lindet, parce qu'il coûterait trop à la république. Les girondins se soulevèrent en entendant parler de l'insurrection fédéraliste, et des maux qu'elle avait causés. Chaque parti trouva à se plaindre. Enfin on s'ajourna au lendemain, en se promettant de ne plus souffrir de ces longues dépositions en faveur des accusés. Cependant Carnot et Prieur (de la Côte-d'Or) voulaient être entendus à leur tour; ils voulaient, comme Lindet, prêter un secours généreux à leurs collègues, et se justifier en même temps d'une foule d'accusations qui ne pouvaient porter sur Billaud, Collot et Barrère, sans les atteindre eux-mêmes. Les signatures de Carnot et de Prieur (de la Côte-d'Or) se trouvaient en effet sur les ordres les plus reprochés aux accusés. Carnot, dont la réputation était immense, dont on disait en France et en Europe qu'il avait organisé la victoire, dont les luttes courageuses avec Saint-Just et Robespierre étaient connues, Carnot ne pouvait être écouté qu'avec égard et une sorte de respect. Il obtint la parole. «Il m'appartient à moi, dit-il, de justifier le comité de salut public, moi qui osai le premier attaquer en face Robespierre et Saint-Just;» et il aurait pu ajouter: Moi qui osai les attaquer, lorsque vous respectiez leurs moindres ordres, et que vous décrétiez à leur gré tous les supplices qu'ils vous demandaient. Il expliqua d'abord comment sa signature et celle de ses collègues les plus étrangers aux actes politiques du comité se trouvaient néanmoins au bas des ordres les plus sanguinaires. «Accablés, dit-il, de soins immenses, ayant jusqu'à trois et quatre cents affaires à régler par jour, n'ayant pas souvent le temps d'aller manger, nous étions convenus de nous prêter les signatures. Nous signions une multitude de pièces sans les lire. Je signais des mises en accusation, et mes collègues signaient des ordres de mouvement, des plans d'attaque, sans que ni les uns ni les autres nous eussions le temps de nous expliquer. La nécessité de cette oeuvre immense avait exigé cette dictature individuelle, qu'on s'était réciproquement accordée à chacun. Jamais, sans cela, le travail n'eût été achevé. L'ordre d'arrêter l'un de mes meilleurs employés à la guerre, ordre pour lequel j'attaquai Saint-Just et Robespierre, et les dénonçai comme des usurpateurs, cet ordre, je l'avais signé sans le savoir. Ainsi notre signature ne prouve rien, et ne peut nullement devenir la preuve de notre participation aux actes reprochés à l'ancien gouvernement.» Carnot s'attacha ensuite à justifier ses collègues accusés. Tout en convenant, sans le dire expressément, qu'ils avaient fait partie des hommes passionnés et violens du comité, il assura qu'ils s'étaient élevés des premiers contre le triumvirat, et que l'indomptable caractère de Billaud-Varennes avait été le plus grand obstacle que Robespierre eût rencontré sur ses pas. Prieur (de la Côte-d'Or), qui, dans la fabrication des munitions et des armes, avait rendu d'aussi grands services que Carnot, et qui avait donné les mêmes signatures, et de la même manière, répéta la déclaration de Carnot, et demanda, comme lui et Lindet, à partager la responsabilité qui pesait sur les accusés.
Ici la convention se trouvait replongée dans les embarras d'une discussion déjà entamée plusieurs fois, et qui n'avait jamais abouti qu'à une affreuse confusion. Cet exemple, donné par trois hommes jouissant d'une considération universelle, et venant se déclarer solidaires de l'ancien gouvernement, cet exemple n'était-il pas un avertissement pour elle? Ne signifiait-il pas que tout le monde avait été plus ou moins complice des anciens comités, et qu'elle devait elle-même venir demander des fers, comme Lindet, Carnot et Prieur? En effet, elle n'avait elle-même attaqué la tyrannie qu'après les trois hommes qu'elle voulait punir aujourd'hui comme ses complices; et, quant à leurs passions, elle les avait toutes partagées; elle était même plus coupable qu'eux si elle ne les avait pas ressenties, car elle en avait sanctionné tous les excès.
Aussi la discussion devint-elle, pendant les journées des 4, 5 et 6 germinal[1], une mêlée épouvantable. A chaque instant le nom d'un nouveau membre se trouvait compromis; il demandait à se justifier, il récriminait à son tour, et on se jetait, de part et d'autre, dans des discussions aussi longues que dangereuses. On décréta alors que les accusés et les membres de la commission auraient seuls la parole pour discuter les faits, article par article, et il fut défendu à tout député de chercher à se justifier si son nom était prononcé. On eut beau rendre ce décret, à chaque instant la discussion redevint générale, et il n'y eut pas un acte qu'on ne se rejetât les uns aux autres avec une affreuse violence. L'émotion qui existait depuis les jours précédens ne fit que s'accroître; il n'y avait qu'un mot dans les faubourgs: il faut se porter à la convention pour demander du pain, la constitution de 93 et la liberté des patriotes. Par malheur, la quantité de farine nécessaire pour fournir les dix-huit cents sacs n'étant pas arrivée à Paris dans la journée du 6, on ne distribua, dans la matinée du 7, que la moitié de la ration, en promettant pour la fin du jour l'autre moitié. Les femmes de la section des Gravilliers, quartier du Temple, refusèrent la demi-ration qu'on voulait leur donner, et s'assemblèrent en tumulte dans la rue du Vert-Bois. Quelques-unes, qui avaient le mot, s'efforcèrent de former un rassemblement, et, entraînant avec elles toutes les femmes qu'elles rencontraient, marchèrent vers la convention. Pendant qu'elles prenaient cette route, les meneurs coururent chez le président de la section, s'emparèrent violemment de sa sonnette et des clefs de la salle des séances, et allèrent former une assemblée illégale. Ils nommèrent un président, composèrent un bureau, et lurent à plusieurs reprises l'article de la déclaration des droits, qui proclamait l'insurrection comme un droit et un devoir. Les femmes, pendant ce temps, avaient continué leur marche vers la convention, et faisaient un grand bruit à ses portes. Elles voulaient être introduites en masse: on n'en laissa entrer que vingt. L'une d'elles prit hardiment la parole, et se plaignit de ce qu'elles n'avaient reçu qu'une demi-livre de pain. Le président ayant voulu leur répondre, elles crièrent: Du pain! du pain! Elles interrompirent, par les mêmes cris, les explications que Boissy-d'Anglas voulait donner sur la distribution du matin. Enfin on les fit sortir, et on reprit la discussion sur les accusés. Le comité de sûreté générale fit ramener ces femmes par des patrouilles, et envoya l'un de ses membres pour dissoudre l'assemblée illégalement formée dans la section des Gravilliers. Ceux qui la composaient refusèrent d'abord d'accéder aux invitations du représentant envoyé vers eux; mais en voyant la force, ils se dissipèrent. Dans la nuit, les principaux instigateurs furent arrêtés et conduits en prison.
C'était la troisième tentative du mouvement: le 27 ventôse on s'était agité à cause de la ration, le 1er germinal à cause de la pétition des Quinze-Vingts, et le 7 à cause d'une distribution de pain insuffisante. On craignit un mouvement général pour le décadi, jour d'oisiveté et d'assemblée dans les sections. Pour prévenir les dangers d'une réunion de nuit, il fut décidé que les assemblées de section se tiendraient de une heure à quatre. Ce n'était là qu'une mesure fort insignifiante, et qui ne pouvait prévenir le combat. On sentait bien que la cause principale de ces soulèvemens était l'accusation portée contre les anciens membres du comité de salut public et l'incarcération des patriotes. Beaucoup de députés voulaient renoncer à des poursuites qui, fussent-elles justes, étaient certainement dangereuses. Rouzet imagina un moyen qui dispensait de rendre un jugement sur les accusés, et qui en même temps sauvait leur tête: c'était l'ostracisme. Quand un citoyen aurait fait de son nom un sujet de discorde, il proposait de le bannir pour un temps. Sa proposition ne fut pas écoutée. Merlin (de Thionville), thermidorien ardent et citoyen intrépide, commença lui-même à penser qu'il vaudrait peut-être mieux éviter la lutte. Il proposa donc de convoquer les assemblées primaires, de mettre sur-le-champ la constitution en vigueur, et de renvoyer le jugement des prévenus à la prochaine législature. Merlin (de Douai) appuya fortement cet avis. Guyton-Morveau en ouvrit un plus ferme. «La procédure que nous faisons, dit-il, est un scandale: où faudra-t-il s'arrêter, si on poursuit tous ceux qui ont fait des motions plus sanguinaires que celles qu'on reproche aux prévenus? On ne sait, en vérité, si nous achevons ou si nous recommençons la révolution.» On fut justement épouvanté de l'idée d'abandonner, dans un moment pareil, l'autorité à une nouvelle assemblée; on ne voulait pas non plus donner à la France une constitution aussi absurde que celle de 93; on déclara donc qu'il n'y avait pas lieu à délibérer sur la proposition des deux Merlin. Quant à la procédure commencée, trop de vengeances en souhaitaient la continuation, pour qu'elle fût abandonnée; seulement on décida que l'assemblée, afin de pouvoir vaquer à ses autres soins, ne s'occuperait de l'audition des prévenus que tous les jours impairs.
Une telle décision n'était pas faite pour calmer les patriotes. Le jour de décadi[2] fut employé à s'exciter réciproquement. Les assemblées de section furent très tumultueuses; cependant le mouvement redouté n'eut pas lieu. Dans la section des Quinze-Vingts on fit une nouvelle pétition, plus hardie que la première, et qu'on devait présenter le lendemain. Elle fut lue, en effet, à la barre de la convention. «Pourquoi, disait-elle, Paris est-il sans municipalité? pourquoi les sociétés populaires sont-elles fermées? que sont devenues nos moissons? pourquoi les assignats sont-ils tous les jours plus avilis? pourquoi les jeunes gens du Palais-Royal peuvent-ils seuls s'assembler? pourquoi les patriotes se trouvent-ils seuls dans les prisons? Le peuple enfin veut être libre. Il sait que, lorsqu'il est opprimé, l'insurrection est le premier de ses devoirs.» La pétition fut écoutée au milieu des murmures d'une grande partie de l'assemblée, et des applaudissemens de la Montagne. Le président Pelet (de la Lozère) reçut très rudement les pétitionnaires et les congédia. La seule satisfaction accordée fut d'envoyer aux sections la liste des patriotes détenus, pour qu'elles pussent juger s'il y en avait qui méritassent d'être réclamés.
Le reste de la journée du 11 se passa en agitations dans les faubourgs. On se dit de tous côtés qu'il fallait le lendemain se rendre à la convention, pour lui demander de nouveau tout ce qu'on n'avait pas pu obtenir encore. Cet avis fut transmis de bouche en bouche dans tous les quartiers occupés par les patriotes. Les meneurs de chaque section, sans avoir un but bien déterminé, voulaient exciter un rassemblement universel, et pousser vers la convention la masse entière du peuple. Le lendemain, en effet, 12 germinal (1er avril), des femmes, des enfans se soulevèrent dans la section de la Cité, et se réunirent aux portes des boulangers, empêchant ceux qui s'y trouvaient d'accepter la ration, et tâchant d'entraîner tout le monde vers les Tuileries. Les meneurs répandirent en même temps toutes sortes de bruits; ils dirent que la convention allait partir pour Châlons, et abandonner le peuple de Paris à sa misère; qu'on avait désarmé dans la nuit la section des Gravilliers; que les jeunes gens étaient rassemblés au nombre de trente mille au Champ-de-Mars, et qu'avec leur secours on allait désarmer les sections patriotes. Ils forcèrent les autorités de la section de la Cité de donner ses tambours; ils s'en emparèrent, et se mirent à battre la générale dans toutes les rues. L'incendie s'étendit avec rapidité: la population du Temple et du faubourg Saint-Antoine se leva, et, suivant les quais et le boulevart, se porta vers les Tuileries. Des femmes, des enfans, des hommes ivres, composaient ce rassemblement formidable; ces derniers étaient armés de bâtons, et portaient ces mots écrits sur leurs chapeaux: Du pain et la constitution de 93.
Dans ce moment la convention écoutait un rapport de Boissy-d'Anglas sur les divers systèmes adoptés en matière de subsistances. Elle n'avait auprès d'elle que sa garde ordinaire; le rassemblement était parvenu jusqu'à ses portes; il inondait le Carrousel, les Tuileries, et obstruait toutes les avenues, de manière que les nombreuses patrouilles répandues dans Paris ne pouvaient venir au secours de la représentation nationale. La foule s'introduit dans le salon de la Liberté, qui précédait la salle des séances, et veut pénétrer jusqu'au sein même de l'assemblée. Les huissiers et la garde font effort pour l'arrêter; des hommes, armés de bâtons, se précipitent, dispersent tout ce qui veut résister, se ruent contre les portes, les enfoncent, et débordent enfin, comme un torrent, dans le milieu de l'assemblée, en poussant des cris, en agitant leurs chapeaux, et en soulevant un nuage de poussière. Du pain! du pain! la constitution de 93! tels sont les mots vociférés par cette foule aveugle. Les députés ne quittent point leurs sièges, et montrent un calme imposant. Tout à coup l'un d'eux se lève, et crie: Vive la république! Tous l'imitent, et la foule pousse aussi le même cri, mais elle ajoute: Du pain! la constitution de 93! Les membres seuls du côté gauche font éclater quelques applaudissemens, et ne semblent pas attristés de voir la populace au milieu d'eux. Cette multitude, à laquelle, on n'avait tracé aucun plan, dont les meneurs ne voulaient se servir que pour intimider la convention, se répand parmi les députés, va s'asseoir à côté d'eux, mais sans oser se permettre aucune violence à leur égard. Legendre veut prendre la parole. «Si jamais, dit-il, la malveillance....» On ne le laisse pas continuer. «A bas! à bas! s'écrie la multitude, nous n'avons pas de pain.» Merlin (de Thionville), toujours aussi courageux qu'à Mayence ou dans la Vendée, quitte sa place, descend au milieu de la populace, parle à plusieurs de ces hommes, les embrasse, en est embrassé, et les engage à respecter la convention.... «A ta place! lui crient quelques montagnards.—Ma place, répond Merlin, est au milieu du peuple. Ces hommes viennent de m'assurer qu'ils n'ont aucune mauvaise intention; qu'ils ne veulent point imposer à la convention par leur nombre; que, loin de là, ils la défendront, et qu'ils ne sont ici que pour lui faire connaître l'urgence de leurs besoins.—Oui, oui, s'écrie-t-on encore dans la foule, nous voulons du pain.»
Dans ce moment, on entend des cris dans le salon de la Liberté: c'est un nouveau flot populaire qui déborde sur le premier: c'est une seconde irruption d'hommes, de femmes et d'enfans, criant tous à la fois: Du pain! du pain!... Legendre veut recommencer ce qu'il allait dire; on l'interrompt encore en criant: A bas!
Les montagnards sentaient bien que, dans cet état, la convention, opprimée, avilie, étouffée, ne pouvait ni écouter, ni parler, ni délibérer, et que le but même de l'insurrection était manqué, puisque les décrets désirés ne pouvaient être rendus. Gaston et Duroi, tous deux siégeant à gauche, se lèvent, et se plaignent de l'état où l'on a réduit l'assemblée. Gaston s'approche du peuple: «Mes amis, dit-il, vous voulez du pain, la liberté des patriotes et la constitution; mais pour cela il faut délibérer, et on ne le peut pas si vous restez ici.» Le bruit empêche que Gaston soit entendu. André Dumont, qui a remplacé le président au fauteuil, veut en vain donner les mêmes raisons à la foule; il n'est pas écouté. Le montagnard Huguet parvient seul à faire entendre quelques mots: «Le peuple qui est ici, dit-il, n'est pas en insurrection; il vient demander une chose juste: c'est l'élargissement des patriotes. Peuple, n'abandonne pas tes droits.» Dans ce moment, un homme monte à la barre, en traversant la foule qui s'ouvre devant lui; c'est le nommé Vanec, qui commandait la section de la Cité à l'époque du 31 mai. «Représentans, dit-il, vous voyez devant vous les hommes du 14 juillet, du 10 août, et encore du 31 mai....» Ici les tribunes, la populace et la Montagne applaudissent à outrance. «Ces hommes, continue Vanec, ont juré de vivre libres ou de mourir. Vos divisions déchirent la patrie, elle ne doit plus souffrir de vos haines. Rendez la liberté aux patriotes, et le pain au peuple. Faites-nous justice de l'armée de Fréron, et de ces messieurs à bâtons. Et toi, Montagne sainte, ajoute l'orateur en se tournant vers les bancs de gauche, toi qui as tant combattu pour la république, les hommes du 14 juillet, du 10 août et du 31 mai te réclament dans ce moment et de crise; tu les trouveras toujours prêts à te soutenir, toujours prêts à verser leur sang pour la patrie!» Des cris, des applaudissemens accompagnent les dernières paroles de Vanec. Une voix de l'assemblée semble s'élever contre lui, mais on la distingue à peine. On demande que celui qui a quelque chose à dire contre Vanec se fasse entendre. «Oui, oui, s'écrie Duhem, qu'il le dise tout haut.» Les orateurs de plusieurs sections se succèdent à la barre, et, en termes plus mesurés, demandent les mêmes choses que celle de la Cité. Le président Dumont répond avec fermeté que la convention s'occupera des voeux et des besoins du peuple aussitôt qu'elle pourra reprendre ses travaux. «Qu'elle le fasse tout de suite, répondent plusieurs voix; nous avons besoin de pain.» Le tumulte dure ainsi pendant plusieurs heures. Le président est en butte à des interpellations de toute espèce. «Le royalisme est au fauteuil, lui dit Choudieu.—Nos ennemis excitent l'orage, répond Dumont, ils ignorent que la foudre va tomber sur leurs têtes.—Oui, réplique Ruamps, la foudre c'est votre jeunesse du Palais-Royal.—Du pain! du pain! répètent des femmes en furie.»
Cependant on entend sonner le tocsin du Pavillon de l'Unité. Les comités, en effet, exécutant la loi de grande police, faisaient réunir les sections. Plusieurs avaient pris les armes, et marchaient sur la convention. Les montagnards sentaient bien qu'il fallait se hâter de convertir en décrets les voeux des patriotes; mais pour cela il était nécessaire de dégager un peu l'assemblée, et de la laisser respirer. «Président, s'écrie Duhem, engage donc les bons citoyens à sortir, pour que nous puissions délibérer.» Il s'adresse aussi au peuple. «Le tocsin a sonné, lui dit-il, la générale a battu dans les sections; si vous ne nous laissez pas délibérer, la patrie est perdue.» Choudieu veut prendre une femme par le bras pour la faire sortir: «Nous sommes chez nous, lui répond-elle avec colère.» Choudieu interpelle le président, et lui dit que, s'il ne sait pas remplir son devoir, et faire évacuer la salle, il n'a qu'à céder la place à un autre. Il parle, de nouveau à la foule: «On vous tend un piége, lui dit-il; retirez-vous, pour que nous puissions accomplir vos voeux.» Le peuple, voyant les marques d'impatience données par toute la Montagne, se dispose à se retirer. L'exemple donné, on le suit peu à peu; la grande affluence diminue dans l'intérieur de la salle, et commence aussi à diminuer au dehors. Les groupes de jeunes gens n'auraient rien pu aujourd'hui contre ce peuple immense; mais les bataillons nombreux des sections fidèles à la convention arrivaient déjà de toutes parts, et la multitude se retirait devant eux. Vers le soir, l'intérieur et l'extérieur de la salle se trouvent dégagés, et la tranquillité est rétablie dans la convention.
A peine l'assemblée est-elle délivrée, que l'on demande la continuation du rapport de Boissy-d'Anglas, qui avait été interrompu par l'irruption de la populace. L'assemblée n'était pas encore bien rassurée, et voulait prouver que, devenue libre, son premier soin était de s'occuper des subsistances du peuple. A la suite de son rapport, Boissy propose de prendre dans les sections de Paris une force armée pour protéger aux environs l'arrivage des grains. Le décret est rendu. Prieur (de la Marne) propose de commencer la distribution du pain par les ouvriers; cette proposition est encore adoptée. La soirée était déjà fort avancée; une force considérable était réunie autour de la convention. Quelques factieux, qui résistaient encore, s'étaient réunis les uns dans la section des Quinze-Vingts, les autres dans celle de la Cité. Ces derniers s'étaient emparés de l'église de Notre-Dame, et s'y étaient pour ainsi dire retranchés. Néanmoins on n'avait plus aucune crainte, et l'assemblée pouvait punir les attentats du jour.
Isabeau se présente au nom des comités, rapporte les événemens de la journée, la manière dont les rassemblemens s'étaient formés, la direction qu'ils avaient reçue, et les mesures que les comités avaient prises pour les dissiper, conformément à la loi du 1er germinal. Il rapporte que le député Auguis, chargé de parcourir différens quartiers de Paris, a été arrêté par les factieux, et blessé; que Pénière, envoyé pour le dégager, a été atteint d'un coup de feu. A ce récit, on pousse des cris d'indignation; on demande vengeance. Isabeau propose, 1° de déclarer qu'en ce jour la liberté des séances de la convention a été violée; 2° de charger les comités d'instruire contre les auteurs de cet attentat. A cette proposition, les montagnards, voyant quel avantage on va tirer contre eux d'une tentative manquée, poussent des murmures. Les trois quarts de l'assemblée se lèvent en demandant à aller aux voix. On dit de tout côté que c'est un 20 juin contre la représentation nationale, qu'aujourd'hui on a envahi la salle de l'assemblée, comme on envahit au 20 juin le palais du roi, et que, si la convention ne sévit, on préparera bientôt contre elle un 10 août. Sergent, député de la Montagne, veut imputer ce mouvement aux feuillans, aux Lameth, aux Duport, qui, de Londres, tâchent, dit-il, de pousser les patriotes à des excès imprudens. On lui répond qu'il divague. Thibaudeau, qui, pendant cette scène, s'était retiré de l'assemblée, indigné qu'il était de l'attentat commis contre elle, s'élance à la tribune. «Elle est là, dit-il en montrant le côté gauche, la minorité qui conspire. Je déclare que je me suis absenté pendant quatre heures, parce que je ne voyais plus ici la représentation nationale. J'y reviens maintenant, et j'appuie le projet de décret. Le temps de la faiblesse est passé: c'est la faiblesse de la représentation nationale qui l'a toujours compromise, et qui a encouragé une faction criminelle. Le salut de la patrie est aujourd'hui dans vos mains: vous la perdrez si vous êtes faibles.» On adopte le décret au milieu des applaudissemens; et ces accès de colère et de vengeance, qui se réveillent au souvenir des dangers qu'on a courus, commencent à éclater de toutes parts. André Dumont, qui avait occupé le fauteuil au milieu de cette scène orageuse, s'élance à la tribune; il se plaint des menaces, des insultes dont il a été l'objet; il rappelle que Chasles et Choudieu, en le montrant au peuple, ont dit que le royalisme était au fauteuil; que Foussedoire avait proposé la veille, dans un groupe, de désarmer la garde nationale. Foussedoire lui donne un démenti; une foule de députés assurent cependant l'avoir entendu. «Au reste, reprend Dumont, je méprise tous ces ennemis qui ont voulu diriger les poignards contre moi; ce sont les chefs qu'il faut frapper. On a voulu sauver aujourd'hui les Billaud, les Collot, les Barrère; je ne vous proposerai pas de les envoyer à la mort, car ils ne sont pas jugés, et le temps des assassinats est passé, mais de les bannir du territoire qu'ils infectent et agitent par des séditions. Je vous propose pour cette nuit même la déportation des quatre prévenus dont vous agitez la cause depuis plusieurs jours.» Cette proposition est accueillie par de vifs applaudissemens. Les membres de la Montagne demandent l'appel nominal, et plusieurs d'entre eux vont au bureau en signer la demande. «C'est le dernier effort, dit Bourdon, d'une minorité dont la trahison est confondue. Je vous propose, en outre, l'arrestation de Choudieu, Chasles et Foussedoire.» Les deux propositions sont décrétées. On termine ainsi par la déportation le long procès de Billaud, Collot, Barrère et Vadier. Choudieu, Chasles et Foussedoire, sont frappés d'arrestation. On ne se borne pas là; on rappelle que Huguet a pris la parole pendant l'envahissement de la salle, et s'est écrié: Peuple! n'oublie pas tes droits! que Léonard Bourdon présidait la société populaire de la rue du Vert-Bois, et qu'il a poussé à l'insurrection par ses déclamations continuelles; que Duhem a encouragé ouvertement les révoltés pendant l'irruption de la populace; que les jours précédens il a été vu au café Payen, à la section des Invalides, buvant avec les principaux chefs des terroristes, et les encourageant à l'insurrection; en conséquence on décrète d'arrestation Huguet, Léonard Bourdon et Duhem. Beaucoup d'autres sont encore dénoncés; dans le nombre se trouve Amar, le membre le plus abhorré de l'ancien comité de sûreté générale, et réputé le plus dangereux des montagnards. La convention fait encore arrêter ce dernier. Pour éloigner de Paris ces prétendus chefs de la conspiration, on demande qu'ils soient détenus au château de Ham. La proposition est décrétée, et il est décidé en outre qu'ils y seront traduits sur-le-champ. On propose ensuite de déclarer la capitale en état de siége, en attendant que le danger soit entièrement passé. Le général Pichegru était dans ce moment à Paris, et dans tout l'éclat de sa gloire. On le nomme général de la force armée pendant tout le temps que durera le péril; on lui adjoint les députés Barras et Merlin (de Thionville). Il était six heures du matin, 13 germinal (2 avril); l'assemblée, accablée de fatigue, se sépare, se confiant dans les mesures qu'elle a prises.
Les comités se mirent en mesure de faire exécuter sans retard les décrets qui venaient d'être rendus. Le matin même on enferma dans des voitures les quatre déportés, quoique l'un d'eux, Barrère, fût extrêmement malade, et on les achemina sur la route d'Orléans, pour les envoyer à Brest. On mit la même promptitude à faire partir les sept députés condamnés à être détenus au château de Ham. Les voitures devaient traverser les Champs-Elysées; les patriotes le savaient, et une foule d'entre eux s'étaient portés sur leur passage pour les arrêter. Quand les voitures arrivèrent précédées par la gendarmerie, un nombreux rassemblement se forma autour d'elles. Les uns disaient que c'était la convention qui se retirait à Châlons, emportant les fonds de la trésorerie; les autres disaient au contraire que c'étaient les députés patriotes injustement enlevés du sein de la convention, et qu'on n'avait pas le droit d'arracher à leurs fonctions. On dispersa la gendarmerie, et on conduisit les voitures au comité civil de la section des Champs-Elysées. Dans le même instant un autre rassemblement fondit sur le poste qui gardait la barrière de l'Étoile, s'empara des canons et les braqua sur l'avenue. Le chef de la gendarmerie voulut en vain parlementer avec les séditieux; il fut assailli et obligé de s'enfuir. Il courut au Gros-Caillou demander des secours; mais les canonniers de la section menacèrent de faire feu sur lui s'il ne se retirait. Dans ce moment, arrivaient plusieurs bataillons des sections et quelques centaines de jeunes gens commandés par Pichegru, et tout fiers de marcher sous les ordres d'un général aussi célèbre. Les insurgés tirèrent deux coups de canon, et firent une fusillade assez vive. Raffet, qui ce jour-là commandait les sections, reçut un coup de feu à bout portant; Pichegru lui-même courut de grands dangers, et fut deux fois couché en joue. Cependant sa présence, et l'assurance qu'il communiqua à ceux qu'il commandait, décidèrent le succès. Les insurgés furent mis en fuite, et les voitures partirent sans obstacle.
Il restait à dissiper le rassemblement de la section des Quinze-Vingts, auquel s'était réuni celui qui s'était formé à l'église Notre-Dame. Là, les factieux s'étaient érigés en assemblée permanente, et délibéraient une nouvelle insurrection. Pichegru s'y rendit, fit évacuer la salle de la section, et acheva de rétablir la tranquillité publique.
Le lendemain il se présenta à la convention et lui déclara que les décrets étaient exécutés. Des applaudissemens unanimes accueillirent le conquérant de la Hollande, qui venait, par sa présence à Paris, de rendre un nouveau service. «Le vainqueur des tyrans, lui répondit le président, ne pouvait manquer de triompher des factieux.» Il reçut l'accolade fraternelle, les honneurs de la séance, et resta exposé, pendant plusieurs heures, aux regards de l'assemblée et du public, qui se fixaient de toutes parts sur lui seul. On ne recherchait pas la cause de ses conquêtes, on ne faisait pas dans ses exploits la part des accidens heureux; on était frappé des résultats, et on admirait une aussi brillante carrière.
Cette audacieuse tentative des jacobins, qu'on ne pouvait mieux caractériser qu'en l'appelant un 20 juin, excita contre eux un redoublement d'irritation, et provoqua de nouvelles mesures répressives. Une enquête sévère fut ordonnée pour découvrir tous les fils de la conspiration qu'on attribuait faussement aux membres de la Montagne. Ceux-ci étaient sans communication avec les agitateurs populaires, et leurs relations avec eux se bornaient à quelques rencontres de café, à quelques encouragemens en paroles; néanmoins le comité de sûreté générale fut chargé de faire un rapport.
On supposait la conspiration d'autant plus étendue qu'il y avait eu aussi des mouvemens dans tous les pays baignés par le Rhône et la Méditerranée, à Lyon, Avignon, Marseille et Toulon. Déjà on avait dénoncé les patriotes comme quittant les communes où ils s'étaient signalés par des excès, et se réunissant en armes dans les principales villes, soit pour y fuir les regards de leurs concitoyens, soit pour se rallier à leurs pareils et y faire corps avec eux. On prétendait qu'ils parcouraient les bords du Rhône, qu'ils circulaient en bandes nombreuses dans les environs d'Avignon, de Nîmes, d'Arles, dans les plaines de la Crau, et qu'ils y commettaient des brigandages contre les habitans réputés royalistes. On leur imputait la mort d'un riche particulier, magistrat à Avignon, qu'on avait assassiné et dépouillé. A Marseille, ils étaient à peine contenus par la présence des représentans et par les mesures qu'on avait prises en mettant la ville en état de siége. A Toulon, ils s'étaient réunis en grand nombre, et y formaient un rassemblement de plusieurs mille individus, à peu près comme avaient fait les fédéralistes à l'arrivée du général Carteaux. Ils y dominaient la ville par leur réunion avec les employés de la marine, qui presque tous avaient été choisis par Robespierre le jeune après la reprise de la place. Ils avaient beaucoup de partisans dans les ouvriers de l'arsenal, dont le nombre s'élevait à plus de douze mille; et tous ces hommes réunis étaient capables des plus grands excès. Dans ce moment l'escadre, entièrement réparée, était prête à mettre à la voile; le représentant Letourneur se trouvait à bord de l'amiral; des troupes de débarquement avaient été mises sur les vaisseaux, et on disait l'expédition destinée pour la Corse. Les révolutionnaires, profitant du moment où il ne restait dans la place qu'une faible garnison peu sûre, et dans laquelle ils comptaient beaucoup de partisans, avaient formé un soulèvement, et, dans les bras même des trois représentans Mariette, Ritter et Cambon, avaient égorgé sept prisonniers prévenus d'émigration. Dans les derniers jours de ventôse (mars), ils renouvelèrent les mêmes désordres. Vingt prisonniers, faits sur une frégate ennemie, étaient dans l'un des forts; ils soutenaient que c'étaient des émigrés, et qu'on voulait leur faire grâce. Ils soulevèrent les douze mille ouvriers de l'arsenal, entourèrent les représentans, faillirent les égorger, et furent heureusement contenus par un bataillon qui fut mis à terre par l'escadre.
Ces faits, coïncidant avec ceux de Paris, ajoutèrent aux craintes du gouvernement, et redoublèrent sa sévérité. Déjà il avait été enjoint à tous les membres des administrations municipales, des comités révolutionnaires, des commissions populaires ou militaires, à tous les employés enfin destitués depuis le 9 thermidor, de quitter les villes où ils s'étaient rendus, et de rentrer dans leurs communes respectives. Un décret plus sévère encore fut porté contre eux. Ils s'étaient emparés des armes distribuées dans les momens de danger; on décréta que tous ceux qui étaient connus en France pour avoir contribué à la vaste tyrannie abolie le 9 thermidor, seraient désarmés. C'était à chaque assemblée municipale, ou à chaque assemblée de section, qu'appartenait la désignation des complices de cette tyrannie, et le soin de les désarmer. On conçoit à quelles poursuites dangereuses allait les exposer ce décret, dans un moment où ils venaient d'exciter une haine si violente.
On ne s'en tint pas là: on voulut leur enlever les prétendus chefs qu'ils avaient sur les bancs de la Montagne. Quoique les trois principaux eussent été condamnés à la déportation, que sept autres, savoir: Choudieu, Chasles, Foussedoire, Léonard Bourdon, Huguet, Duhem et Amar, eussent été envoyés au château de Ham, on crut qu'il en restait encore d'aussi redoutables. Cambon, le dictateur des finances, et l'adversaire inexorable des thermidoriens, auxquels il ne pardonnait pas d'avoir osé attaquer sa probité, parut au moins incommode; on le supposa même dangereux. On prétendit que le matin du 12 il avait dit aux commis de la trésorerie: «Vous êtes ici trois cents, et en cas de péril vous pourrez résister;» paroles qu'il était capable d'avoir proférées, et qui prouvaient sa conformité de sentimens, mais non sa complicité avec les jacobins. Thuriot, autrefois thermidorien, mais redevenu montagnard depuis la rentrée des soixante-treize et des vingt-deux, et député très influent, fut aussi considéré comme chef de la faction. On rangea dans la même catégorie Crassous, qui avait été l'un des soutiens les plus énergiques des jacobins; Lesage-Senault, qui avait contribué à faire fermer leur club, mais qui depuis s'était effrayé de la réaction; Lecointre (de Versailles), adversaire déclaré de Billaud, Collot et Barrère, et revenu à la Montagne depuis la rentrée des girondins; Maignet, l'incendiaire du Midi; Hentz, le terrible proconsul de la Vendée; Levasseur (de la Sarthe), l'un de ceux qui avaient contribué à la mort de Philippeau; et Granet (de Marseille), accusé d'être l'instigateur des révolutionnaires du Midi. C'est Tallien qui les désigna, et qui, après en avoir fait le choix à la tribune même de l'assemblée, demanda qu'ils fussent arrêtés comme leurs sept collègues, et envoyés à Ham avec eux. Le voeu de Tallien fut accompli, et ils furent condamnés à subir cette détention.
Ainsi ce mouvement des patriotes leur valut d'être poursuivis, désarmés dans toute la France, renvoyés dans leurs communes, et de perdre une vingtaine de montagnards, dont les uns furent déportés et les autres renfermés. Chaque mouvement d'un parti qui n'est pas assez fort pour vaincre ne fait que hâter sa perte.
Après avoir frappé les individus, les thermidoriens attaquèrent les choses: la commission des sept, chargée de faire un rapport sur les lois organiques de la constitution, déclara, sans aucune retenue, que la constitution était si générale, qu'elle était à refaire. On nomma alors une commission de onze membres, pour présenter un nouveau plan. Malheureusement les victoires de leurs adversaires, loin de faire rentrer les révolutionnaires dans l'ordre, allaient les exciter davantage, et provoquer de leur part de nouveaux et dangereux efforts.