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Histoire de la Révolution française, Tome 07

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1er prairial an III (mercredi 20 mai).


CHAPITRE XXX.


SITUATION DES ARMÉES AU NORD ET SUR LE RHIN, AUX ALPES ET AUX PYRÉNÉES VERS LE MILIEU DE L'AN III.—PREMIERS PROJETS DE TRAHISON DE PICHEGRU.—ÉTAT DE LA VENDÉE ET DE LA BRETAGNE.—INTRIGUES ET PLANS DES ROYALISTES.—RENOUVELLEMENT DES HOSTILITÉS SUR QUELQUES POINTS DES PAYS PACIFIÉS.—EXPÉDITION DE QUIBERON.—DESTRUCTION DE L'ARMÉE ROYALISTE PAR HOCHE.—CAUSE DU PEU DE SUCCÈS DE CETTE TENTATIVE.—PAIX AVEC L'ESPAGNE.—PASSAGE DU RHIN PAR LES ARMÉES FRANÇAISES.

La situation des armées avait peu changé, et quoique une moitié de la belle saison fût écoulée, il ne s'était passé aucun événement important. Moreau avait reçu le commandement de l'armée du Nord, campée en Hollande; Jourdan, celui de l'armée de Sambre-et-Meuse, placée sur le Rhin, vers Cologne; Pichegru, celui de l'armée du Rhin, cantonnée depuis Mayence jusqu'à Strasbourg. Les troupes étaient dans une pénurie qui n'avait fait que s'augmenter par le relâchement de tous les ressorts du gouvernement, et par la ruine du papier-monnaie. Jourdan n'avait pas un équipage de pont pour passer le Rhin, ni un cheval pour traîner son artillerie et ses bagages. Kléber, devant Mayence, n'avait pas le quart du matériel nécessaire pour assiéger cette place. Les soldats désertaient tous à l'intérieur. La plupart croyaient avoir assez fait pour la république, en portant ses drapeaux victorieux jusqu'au Rhin. Le gouvernement ne savait pas les nourrir; il ne savait ni occuper ni réchauffer leur ardeur par de grandes opérations. Il n'osait pas ramener par la force ceux qui désertaient leurs drapeaux. On savait que les jeunes gens de la première réquisition, rentrés dans l'intérieur, n'étaient ni recherchés ni punis; à Paris même ils étaient dans la faveur des comités, dont ils formaient souvent la milice volontaire. Aussi le nombre des désertions était considérable; les armées avaient perdu le quart de leur effectif, et on sentait partout ce relâchement général qui détache le soldat du service, mécontente les chefs, et met leur fidélité en péril. Le député Aubry, chargé, au comité de salut public, du personnel de l'armée, y avait opéré une véritable réaction contre tous les officiers patriotes, en faveur de ceux qui n'avaient pas servi dans les deux grandes années de 93 et 94.

Si les Autrichiens n'avaient pas été si démoralisés, c'eût été le moment pour eux de se venger de leurs revers; mais ils se réorganisaient lentement au-delà du Rhin, et ils n'osaient rien faire pour empêcher les deux seules opérations tentées par les armées françaises, le siége de Luxembourg et celui de Mayence. Ces deux places étaient les seuls points que la coalition conservât sur la rive gauche du Rhin. La chute de Luxembourg achevait la conquête des Pays-Bas, et la rendait définitive; celle de Mayence privait les impériaux d'une tête de pont, qui leur permettait toujours de franchir le Rhin en sûreté. Luxembourg, bloqué pendant tout l'hiver et le printemps, se rendit par famine, le 6 messidor (24 juin). Mayence ne pouvait tomber que par un siége, mais le matériel manquait; il fallait investir la place sur les deux rives, et, pour cela, il était nécessaire que Jourdan ou Pichegru franchissent le Rhin; opération difficile en présence des Autrichiens, et impossible sans des équipages de pont. Ainsi, nos armées, quoique victorieuses, étaient arrêtées par le Rhin, qu'elles ne pouvaient traverser faute de moyens, et se ressentaient, comme toutes les parties du gouvernement, de la faiblesse de l'administration actuelle.

Sur la frontière des Alpes, notre situation était moins satisfaisante encore. Sur le Rhin, du moins, nous avions fait l'importante conquête du Luxembourg; tandis que du côté de la frontière d'Italie nous avions reculé. Kellermann commandait les deux armées des Alpes; elles étaient dans le même état de pénurie que toutes les autres; et, outre la désertion, elles avaient encore été affaiblies par divers détachemens. Le gouvernement avait imaginé un coup de main ridicule sur Rome. Voulant venger l'assassinat de Basseville, il avait mis dix mille hommes sur l'escadre de Toulon, réparée entièrement par les soins de l'ancien comité de salut public; il voulait les envoyer à l'embouchure du Tibre, pour aller frapper une contribution sur la cité papale, et revenir promptement ensuite sur leurs vaisseaux. Heureusement un combat naval livré contre lord Hotam, après lequel les deux escadres s'étaient retirées également maltraitées, empêcha l'exécution de ce projet. On rendit à l'armée d'Italie la division qu'on en avait tirée; mais il fallait en même temps envoyer un corps à Toulon, pour combattre les terroristes, un autre à Lyon, pour désarmer la garde nationale, qui avait laissé égorger les patriotes. De cette manière, les deux armées des Alpes se trouvaient privées d'une partie de leurs forces en présence des Piémontais et des Autrichiens, renforcés de dix mille hommes venus du Tyrol. Le général Devins, profitant du moment où Kellermann venait de détacher une de ses divisions sur Toulon, avait attaqué sa droite vers Gênes. Kellermann, ne pouvant résister à un effort supérieur, avait été obligé de se replier. Occupant toujours avec son centre le col de Tende, sur les Alpes, il avait cessé de s'étendre par sa droite jusqu'à Gênes, et avait pris position derrière la ligne de Borghetto. On devait craindre de ne pouvoir bientôt plus communiquer avec Gênes, dont le commerce des grains allait rencontrer de grands obstacles dès que la rivière du Ponant serait occupée par l'ennemi.

En Espagne, rien de décisif n'avait été exécuté. Notre armée des Pyrénées orientales occupait toujours la Catalogne jusqu'aux bords de la Fluvia. D'inutiles combats avaient été livrés sur les bords de cette rivière, sans pouvoir prendre position au-delà. Aux Pyrénées occidentales, Moncey organisait son armée dévorée de maladies, pour rentrer dans le Guipuscoa et s'avancer en Navarre.

Quoique nos armées n'eussent rien perdu, excepté en Italie, qu'elles eussent même conquis l'une des premières places de l'Europe, elles étaient, comme on voit, mal administrées, faiblement conduites, et se ressentaient de l'anarchie générale qui régnait dans toutes les parties de l'administration.

C'était donc un moment favorable, non pour les vaincre, car le péril leur eût rendu leur énergie, mais pour faire des tentatives sur leur fidélité, et pour essayer des projets de contre-révolution. On a vu les royalistes et les cabinets étrangers concerter diverses entreprises sur les provinces insurgées; on a vu Puisaye et l'Angleterre s'occuper d'un plan de descente en Bretagne; l'agence de Paris et l'Espagne projeter une expédition dans la Vendée. L'émigration songeait en même temps à pénétrer en France par un autre point. Elle voulait nous attaquer par l'Est, tandis que les expéditions tentées par l'Espagne et l'Angleterre s'effectueraient dans l'Ouest. Le prince de Condé avait son quartier-général sur le Rhin, où il commandait un corps de deux mille cinq cents fantassins et de quinze cents cavaliers. Il devait être ordonné à tous les émigrés courant sur le continent de se réunir à lui, sous peine de n'être pas soufferts par les puissances sur leur territoire; son corps se trouverait ainsi augmenté de tous les émigrés restés inutiles; et laissant les Autrichiens occupés sur le Rhin à contenir les armées républicaines, il tâcherait de pénétrer par la Franche-Comté, et de marcher sur Paris, tandis que le comte d'Artois, avec les insurgés de l'Ouest, s'en approcherait de son côté. Si on ne réussissait pas, on avait l'espoir d'obtenir au moins une capitulation comme celle des Vendéens; on avait les mêmes raisons pour la demander. «Nous sommes, diraient les émigrés qui auraient concouru à cette expédition, des Français qui avons eu recours à la guerre civile, mais en France, et sans mêler des étrangers dans nos rangs.» C'était même, disaient les partisans de ce projet, le seul moyen pour les émigrés de rentrer en France, soit par la contre-révolution, soit par une amnistie.

Le gouvernement anglais, qui avait pris le corps de Condé à sa solde, et qui désirait fort une diversion vers l'Est, tandis qu'il opérerait par l'Ouest, insistait pour que le prince de Condé fît une tentative, n'importe laquelle. Il lui faisait promettre, par son ambassadeur en Suisse, Wickam, des secours en argent, et les moyens nécessaires pour former de nouveaux régimens. Le prince intrépide ne demandait pas mieux que d'avoir une entreprise à tenter; il était tout à fait incapable de diriger une affaire, ou une bataille, mais il était prêt à marcher tête baissée sur le danger, dès qu'on le lui aurait indiqué.

On lui suggéra l'idée de faire une tentative de séduction auprès de Pichegru, qui commandait l'armée du Rhin. Le terrible comité de salut public n'effrayait plus les généraux, et n'avait plus l'oeil ouvert et la main levée sur eux: la république, payant ses officiers en assignats, leur donnait à peine de quoi satisfaire à leurs besoins les plus pressans: les désordres élevés dans son sein mettaient son existence en doute, et alarmaient les ambitieux qui craignaient de perdre par sa chute les hautes dignités qu'ils avaient acquises. On savait que Pichegru aimait les femmes et la débauche; que les 4,000 francs qu'il recevait par mois, en assignats, valant à peine 200 francs sur la frontière, ne pouvaient lui suffire, et qu'il était dégoûté de servir un gouvernement chancelant. On se souvenait qu'en germinal il avait prêté main-forte contre les patriotes, aux Champs-Elysées. Toutes ces circonstances firent penser que Pichegru serait peut-être accessible à des offres brillantes. En conséquence, le prince s'adressa pour l'exécution de ce projet à M. de Montgaillard, et celui-ci à un libraire de Neuchâtel, M. Fauche-Borel, qui, sujet d'une république sage et heureuse, allait se faire le serviteur obscur d'une dynastie sous laquelle il n'était pas né. Ce M. Fauche-Borel se rendit à Altkirch, où était le quartier-général de Pichegru. Après l'avoir suivi dans plusieurs revues, il finit par attirer son attention à force de s'attacher à ses pas; enfin il osa l'aborder dans un corridor: il lui parla d'abord d'un manuscrit qu'il voulait lui dédier, et Pichegru ayant en quelque sorte provoqué ses confidences, il finit par s'expliquer. Pichegru lui demanda une lettre du prince de Condé lui-même, pour savoir à qui il avait affaire. Fauche-Borel retourna auprès de M. de Montgaillard, celui-ci auprès du prince. Il fallut passer une nuit entière pour faire écrire au prince une lettre de huit lignes. Tantôt il ne voulait pas qualifier Pichegru de général, car il craignait de reconnaître la république; tantôt il ne voulait pas mettre ses armes sur l'enveloppe. Enfin la lettre écrite, Fauche-Borel retourna auprès de Pichegru, qui, ayant vu l'écriture du prince, entra aussitôt en pourparlers. On lui offrait, pour lui, le grade de maréchal, le gouvernement de l'Alsace, un million en argent, le château et le parc de Chambord en propriété, avec douze pièces de canon prises sur les Autrichiens, une pension de 200,000 francs de rente, réversible à sa femme et à ses enfans. On lui offrait, pour son armée, la conservation de tous les grades, une pension pour les commandans de place qui se rendraient, et l'exemption d'impôt, pendant quinze ans, pour les villes qui ouvriraient leurs portes. Mais on demandait que Pichegru arborât le drapeau blanc, qu'il livrât la place d'Huningue au prince de Condé, et qu'il marchât avec lui sur Paris. Pichegru était trop fin pour accueillir de pareilles propositions. Il ne voulait pas livrer Huningue et arborer le drapeau blanc dans son armée: c'était beaucoup trop s'engager et se compromettre. Il demandait qu'on lui laissât passer le Rhin avec un corps d'élite; là il promettait d'arborer le drapeau blanc; de prendre avec lui le corps de Condé, et de marcher ensuite sur Paris. On ne voit pas ce que son projet pouvait y gagner; car il était aussi difficile de séduire l'armée au-delà qu'en-deçà du Rhin; mais il ne courait pas le danger de livrer une place, d'être surpris en la livrant, et de n'avoir aucune excuse à donner à sa trahison. Au contraire, en se transportant au-delà du Rhin, il était encore maître de ne pas consommer la trahison, s'il ne s'entendait pas avec le prince et les Autrichiens; ou, s'il était découvert trop tôt, il pouvait profiter du passage obtenu pour exécuter les opérations que lui commandait son gouvernement, et dire ensuite qu'il n'avait écouté les propositions de l'ennemi que pour en profiter contre lui. Dans l'un et l'autre cas, il se réservait le moyen de trahir ou la république ou le prince avec lequel il traitait. Fauche-Borel retourna auprès de ceux qui l'envoyaient; mais on le renvoya de nouveau pour qu'il insistât sur les mêmes propositions; il alla et revint ainsi plusieurs fois, sans pouvoir terminer le différend, qui consistait toujours en ce que le prince voulait obtenir Huningue, et Pichegru le passage du Rhin. Ni l'un ni l'autre ne voulait faire l'avance d'un si grand avantage. Le motif qui empêchait surtout le prince de consentir à ce qu'on lui demandait, c'était la nécessité de recourir aux Autrichiens pour obtenir l'autorisation de livrer le passage; il désirait agir sans leur concours, et avoir à lui seul l'honneur de la contre-révolution. Cependant il paraît qu'il fut obligé d'en référer au conseil aulique; et dans cet intervalle, Pichegru, surveillé par les représentans, fut obligé de suspendre ses correspondances et sa trahison.

Pendant que ceci se passait à l'armée, les agens de l'intérieur, Lemaître, Brottier, Despomelles, Laville-Heurnois, Duverne de Presle et autres, continuaient leurs intrigues. Le jeune prince, fils de Louis XVI, était mort d'une tumeur au genou, provenant d'un vice scrofuleux. Les agens royalistes avaient dit qu'il était mort empoisonné, et s'étaient empressés de rechercher les ouvrages sur le cérémonial du sacre, pour les envoyer à Vérone. Le régent était devenu roi pour eux, et s'appelait Louis XVIII. Le comte d'Artois était devenu Monsieur.

La pacification n'avait été qu'apparente dans les pays insurgés. Les habitans, qui commençaient à jouir d'un peu de repos et de sécurité, étaient, il est vrai, disposés à demeurer en paix, mais les chefs et les hommes aguerris qui les entouraient n'attendaient que l'occasion de reprendre les armes. Charette, ayant à sa disposition ces gardes territoriales ou s'étaient réunis tous ceux qui avaient le goût décidé de la guerre, ne songeait, sous prétexte de faire la police du pays, qu'à préparer un noyau d'armée pour rentrer en campagne. Il ne quittait plus son camp de Belleville, et y recevait continuellement les envoyés royalistes. L'agence de Paris lui avait fait parvenir une lettre de Vérone, en réponse à la lettre où il cherchait à excuser la pacification. Le prétendant le dispensait d'excuses, lui continuait sa confiance et sa faveur, le nommait lieutenant-général, et lui annonçait les prochains secours de l'Espagne. Les agens de Paris, enchérissant sur les expressions du prince, flattaient l'ambition de Charette de la plus grande perspective: ils lui promettaient le commandement de tous les pays royalistes, et une expédition considérable qui devait partir des ports de l'Espagne, apporter des secours et les princes français. Quant à celle qui se préparait en Angleterre, ils paraissaient n'y pas croire. Les Anglais, disaient-ils, avaient toujours promis et toujours trompé; il fallait du reste se servir de leurs moyens si on pouvait, mais s'en servir dans un tout autre but que celui qu'ils se proposaient; il fallait faire aborder en Vendée les secours destinés à la Bretagne, et soumettre cette contrée à Charette, qui avait seul la confiance du roi actuel. De telles idées devaient flatter à la fois et l'ambition de Charette, et sa haine contre Stofflet, et sa jalousie contre l'importance récente de Puisaye, et son ressentiment contre l'Angleterre, qu'il accusait de n'avoir jamais rien fait pour lui.

Quant à Stofflet, il avait moins de disposition que Charette à reprendre les armes, quoiqu'il eût montré beaucoup plus de répugnance à les déposer. Son pays était plus sensible que les autres aux avantages de la paix, et montrait un grand éloignement pour la guerre. Lui-même était profondément blessé des préférences données à Charette. Il avait tout autant mérité ce grade de lieutenant-général qu'on donnait à son rival, et il était fort dégoûté par l'injustice dont il se croyait l'objet.

La Bretagne, organisée comme auparavant, était toute disposée à un soulèvement. Les chefs de chouans avaient obtenu, comme les chefs vendéens, l'organisation de leurs meilleurs soldats en compagnies régulières, sous le prétexte d'assurer la police du pays. Chacun des chefs s'était formé une compagnie de chasseurs, portant l'habit et le pantalon verts, le gilet rouge, et composée des chouans les plus intrépides. Cormatin, continuant son rôle, se donnait une importance ridicule. Il avait établi à La Prévalaye ce qu'il appelait son quartier-général; il envoyait publiquement des ordres, datés de ce quartier, à tous les chefs de chouans; il se transportait de divisions en divisions pour organiser les compagnies de chasseurs; il affectait de réprimer les infractions à la trève, quand il y en avait de commises, et semblait être véritablement le gouverneur de la Bretagne. Il venait souvent à Rennes avec son uniforme de chouan, qui était devenu à la mode: là, il recueillait dans les cercles les témoignages de la considération des habitans et les caresses des femmes, qui croyaient voir en lui un personnage important et le chef du parti royaliste.

Secrètement, il continuait de disposer les chouans à la guerre, et de correspondre avec les agens royalistes. Son rôle, à l'égard de Puisaye, était embarrassant; il lui avait désobéi, il avait trompé sa confiance, et dès lors il ne lui était resté d'autre ressource que de se jeter dans les bras des agens de Paris, qui lui faisaient espérer le commandement de la Bretagne, et l'avaient mis dans leurs projets avec l'Espagne. Cette puissance promettait 1,500,000 francs par mois, à condition qu'on agirait sans l'Angleterre. Rien ne convenait mieux à Cormatin qu'un plan qui le ferait rompre avec l'Angleterre et Puisaye. Deux autres officiers, que Puisaye avait envoyés de Londres en Bretagne, MM. de la Vieuville et Dandigné, étaient entrés aussi dans le système des agens de Paris et s'étaient persuadé que l'Angleterre voulait tromper, comme à Toulon, se servir des royalistes pour avoir un port, faire combattre des Français contre des Français, mais ne donner aucun secours réel, capable de relever le parti des princes et d'assurer leur triomphe. Tandis qu'une partie des chefs bretons abondait dans ces idées, ceux du Morbihan, du Finistère, des Côtes-du-Nord, liés depuis long-temps à Puisaye, habitués à servir sous lui, organisés par ses soins, et étrangers aux intrigans de Paris, lui étaient demeurés attachés, appelaient Cormatin un traître, et écrivaient à Londres qu'ils étaient prêts à reprendre les armes. Ils faisaient des préparatifs, achetaient des munitions et de l'étoffe pour se faire des collets noirs, embauchaient les soldats républicains, et les entraînaient à déserter. Ils y réussissaient, parce que, maîtres du pays, ils avaient des subsistances en abondance, et que les soldats républicains, mal nourris et n'ayant que des assignats pour suppléer à la ration, étaient obligés pour vivre d'abandonner leurs drapeaux. D'ailleurs, on avait eu l'imprudence de laisser beaucoup de Bretons dans les régimens qui servaient contre les pays royalistes, et il était tout naturel qu'ils se missent dans les rangs de leurs compatriotes.

Hoche, toujours vigilant, observait avec attention l'état du pays; il voyait les patriotes poursuivis sous le prétexte de la loi du désarmement, les royalistes pleins de jactance, les subsistances resserrées par les fermiers, les routes peu sûres, les voitures publiques obligées de partir en convois pour se faire escorter, les chouans formant des conciliabules secrets, des communications se renouvelant fréquemment avec les îles Jersey, et il avait écrit au comité et aux représentans que la pacification était une insigne duperie, que la république était jouée, que tout annonçait une reprise d'armes prochaine. Il avait employé le temps à former des colonnes mobiles, et à les distribuer dans tout le pays, pour y assurer la tranquillité, et fondre sur le premier rassemblement qui se formerait. Mais le nombre de ses troupes était insuffisant pour la surface de la contrée et l'immense étendue des côtes. À chaque instant la crainte d'un mouvement dans une partie du pays, ou l'apparition des flottes anglaises sur les côtes, exigeait la présence de ses colonnes, et les épuisait en courses continuelles. Pour suffire à un pareil service, il fallait de sa part et de celle de l'armée une résignation plus méritoire cent fois que le courage de braver la mort. Malheureusement ses soldats se dédommageaient de leurs fatigues par des excès; il en était désolé, et il avait autant de peine à les réprimer qu'à surveiller l'ennemi.

Bientôt il eut occasion de saisir Cormatin en flagrant délit. On intercepta des dépêches de lui à divers chefs de chouans, et on acquit la preuve matérielle de ses secrètes menées. Instruit qu'il devait se trouver un jour de foire à Rennes avec une foule de chouans déguisés, et craignant qu'il ne voulût faire une tentative sur l'arsenal, Hoche le fit arrêter le 6 prairial au soir, et mit ainsi un terme à son rôle. Les différens chefs se recrièrent aussitôt, et se plaignirent de ce qu'on violait la trève. Hoche fit imprimer en réponse les lettres de Cormatin, et l'envoya avec ses complices dans les prisons de Cherbourg; en même temps il tint toutes ses colonnes prêtes à fondre sur les premiers rebelles qui se montreraient. Dans le Morbihan, le chevalier Desilz, s'étant soulevé, fut attaqué aussitôt par le général Josnet, qui lui détruisit trois cents hommes, et le mit en déroute complète; ce chef périt dans l'action. Dans les Côtes-du-Nord, Bois-Hardi se souleva aussi; son corps fut dispersé, lui-même fut pris et tué. Les soldats, furieux contre la mauvaise foi de ce jeune chef, qui était le plus redoutable du pays, lui coupèrent la tête et la portèrent au bout d'une baïonnette. Hoche, indigné de ce défaut de générosité, écrivit la lettre la plus noble à ses soldats, et fit rechercher les coupables pour les punir. Cette destruction si prompte des deux chefs qui avaient voulu se soulever en imposa aux autres, ils restèrent immobiles, attendant avec impatience l'arrivée de cette expédition qu'on leur annonçait depuis si long-temps. Leur cri était: Vive le roi, l'Angleterre et Bonchamps!

Dans ce moment, de grands préparatifs se faisaient à Londres. Puisaye s'était parfaitement entendu avec les ministres anglais. On ne lui accordait plus tout ce qu'on lui avait promis d'abord, parce que la pacification diminuait la confiance; mais on lui accordait les régimens émigrés, et un matériel considérable pour tenter le débarquement; on lui promettait de plus toutes les ressources de la monarchie, si l'expédition avait un commencement de succès. L'intérêt seul de l'Angleterre devait faire croire à ces promesses; car, chassée du continent depuis la conquête de la Hollande, elle recouvrait un champ de bataille, elle transportait ce champ de bataille au coeur même de la France, et composait ses armées avec des Français. Voici les moyens qu'on donnait à Puisaye. Les régimens émigrés du continent étaient, depuis la campagne présente, passés au service de l'Angleterre; ceux qui formaient le corps de Condé devaient, comme on l'a vu, rester sur le Rhin; les autres, qui n'étaient plus que des débris, devaient s'embarquer aux bouches de l'Elbe, et se transporter en Bretagne. Outre ces anciens régimens qui portaient la cocarde noire, et qui étaient fort dégoûtés du service infructueux et meurtrier auquel ils avaient été employés par les puissances, l'Angleterre avait consenti à former neuf régimens nouveaux qui seraient à sa solde, mais qui porteraient la cocarde blanche, afin que leur destination parût plus française. La difficulté consistait à les recruter; car si dans le premier moment de ferveur les émigrés avaient consenti à servir comme soldats, ils ne le voulaient plus aujourd'hui. On songea à prendre sur le continent des déserteurs ou des prisonniers français. Des déserteurs, on n'en trouva pas, car le vainqueur ne déserte pas au vaincu: on se replia sur les prisonniers français. Le comte d'Hervilly ayant trouvé à Londres des réfugiés toulonnais qui avaient formé un régiment, les enrôla dans le sien, et parvint ainsi à le porter à onze ou douze cents hommes, c'est-à-dire à plus des deux tiers du complet. Le comte d'Hector composa le sien de marins qui avaient émigré, et le porta à six cents hommes. Le comte du Dresnay trouva dans les prisons des Bretons enrôlés malgré eux lors de la première réquisition, et faits prisonniers pendant la guerre: il en recueillit quatre ou cinq cents. Mais ce fut là tout ce qu'on put réunir de Français pour servir dans ces régimens à cocarde blanche. Ainsi, sur les neuf, trois seulement étaient formés, dont un aux deux tiers du complet, et deux au tiers seulement. Il y avait encore à Londres le lieutenant-colonel Rothalier, qui commandait quatre cents canonniers toulonnais. On en forma un régiment d'artillerie: on y joignit quelques ingénieurs français, dont on composa un corps du génie. Quant à la foule des émigrés, qui ne voulaient plus servir que dans leurs anciens grades, et qui ne trouvaient pas de soldats pour se composer des régimens, on résolut d'en former des cadres qu'on remplirait en Bretagne avec les insurgés. Là, les hommes ne manquant pas, et les officiers instruits étant rares, ils devaient trouver leur emploi naturel. On les envoya à Jersey pour les y organiser et les tenir prêts à suivre la descente. En même temps qu'il se formait des troupes, Puisaye cherchait à se donner des finances. L'Angleterre lui promit d'abord du numéraire en assez grande quantité; mais il voulut se procurer des assignats. En conséquence, il se fit autoriser par les princes à en fabriquer trois milliards de faux; il y employa les ecclésiastiques oisifs qui n'étaient pas bons à porter l'épée. L'évêque de Lyon, jugeant cette mesure autrement que ne faisaient Puisaye et les princes, défendit aux ecclésiastiques d'y prendre part. Puisaye eut recours alors à d'autres employés, et fabriqua la somme qu'il avait le projet d'emporter. Il voulait aussi un évêque qui remplît le rôle du légat de pape auprès des pays catholiques. Il se souvenait qu'un intrigant, le prétendu évêque d'Agra, en se donnant ce titre usurpé dans la première Vendée, avait eu sur l'esprit des paysans une influence extraordinaire; il prit en conséquence avec lui l'évêque de Dol, qui avait une commission de Rome. Il se fit donner ensuite par le comte d'Artois les pouvoirs nécessaires pour commander l'expédition et nommer à tous les grades en attendant son arrivée. Le ministère anglais, de son côté, lui confia la direction de l'expédition; mais, se défiant de sa témérité et de son extrême ardeur à toucher terre, il chargea le comte d'Hervilly de commander les régimens émigrés jusqu'au moment où la descente serait opérée.

Toutes les dispositions étant faites, on embarqua sur une escadre le régiment d'Hervilly, les deux régimens d'Hector et du Dresnay, portant tous la cocarde blanche, les quatre cents artilleurs toulonnais, commandés par Rothalier, et un régiment émigré d'ancienne formation, celui de La Châtre, connu sous le nom de Loyal-Émigrant, et réduit, par la guerre sur le continent, à quatre cents hommes. On réservait ce valeureux reste pour les actions décisives. On plaça sur cette escadre des vivres pour une armée de six mille hommes pendant trois mois, cent chevaux de selle et de trait, dix-sept mille uniformes complets d'infanterie, quatre mille de cavalerie, vingt-sept mille fusils, dix pièces de campagne, six cents barils de poudre. On donna à Puisaye dix mille louis en or et des lettres de crédit sur l'Angleterre, pour ajouter à ses faux assignats des moyens de finance plus assurés. L'escadre qui portait cette expédition se composait de trois vaisseaux de ligne de 74 canons, de deux frégates de 44, de quatre vaisseaux de 30 à 36, de plusieurs chaloupes canonnières et vaisseaux de transport. Elle était commandée par le commodore Waren, l'un des officiers les plus distingués et les plus braves de la marine anglaise. C'était la première division. Il était convenu qu'aussitôt après son départ, une autre division navale irait prendre à Jersey les émigrés organisés en cadres; qu'elle croiserait quelque temps devant Saint-Malo, où Puisaye avait pratiqué des intelligences et que des traîtres avaient promis de lui livrer; et qu'après cette croisière, si Saint-Malo n'était pas livré, elle viendrait rejoindre Puisaye et lui amener les cadres. En même temps des vaisseaux de transport devaient aller à l'embouchure de l'Elbe prendre les régimens émigrés à cocarde noire, pour les transporter auprès de Puisaye. On pensait que ces divers détachemens arriveraient presque en même temps que lui. Si tout ce qu'il avait dit se réalisait, si le débarquement s'opérait sans difficulté, si une partie de la Bretagne accourait au-devant de lui, s'il pouvait prendre une position solide sur les côtes de France, soit qu'on lui livrât Saint-Malo, Lorient, le Port-Louis, ou un port quelconque, alors une nouvelle expédition, portant une armée anglaise, de nouveaux secours en matériel, et le comte d'Artois, devait sur-le-champ mettre à la voile. Lord Moira était parti en effet pour aller chercher le prince sur le continent.

Il n'y avait qu'un reproche à faire à ces dispositions, c'était de diviser l'expédition en plusieurs détachemens, mais surtout de ne pas mettre le prince français à la tête du premier.

L'expédition mit à la voile vers la fin de prairial (mi-juin). Puisaye emmenait avec lui l'évêque de Dol, un clergé nombreux, et quarante gentilshommes portant tous un nom illustre, et servant comme simples volontaires. Le point de débarquement était un mystère, excepté pour Puisaye, le commodore Waren, et MM. de Tinténiac et d'Allègre, que Puisaye avait expédiés pour annoncer son arrivée.

Après avoir longuement délibéré, on avait préféré le Sud de la Bretagne au nord, et on s'était décidé pour la baie de Quiberon, qui était une des meilleures et des plus sûres du continent, et que les Anglais connaissaient à merveille, parce qu'ils y avaient mouillé très long-temps. Tandis que l'expédition faisait voile, Sidney Smith, lord Cornwalis, faisaient des menaces sur toutes les côtes, pour tromper les armées républicaines sur le véritable point de débarquement; et lord Bridport, avec l'escadre qui était en station aux îles d'Ouessant, protégeait le convoi. La marine française de l'Océan était peu redoutable depuis la malheureuse croisière du dernier hiver, pendant laquelle la flotte de Brest avait horriblement souffert du mauvais temps. Cependant Villaret-Joyeuse avait reçu ordre de sortir avec neuf vaisseaux de ligne mouillés à Brest, pour aller rallier une division bloquée à Belle-Isle. Il partit, et, après avoir rallié cette division, et donné la chasse à quelques vaisseaux anglais, il revenait vers Brest, lorqu'il essuya un coup de vent qui dispersa son escadre. Il perdit du temps à la réunir de nouveau, et, dans cet intervalle, il rencontra l'expédition destinée pour les côtes de France. Il était supérieur en nombre, et il pouvait l'enlever tout entière; mais le Commodore Waren, apercevant le danger, se couvrit de toutes ses voiles, et plaça son convoi au loin, de manière à figurer une seconde ligne; en même temps il envoya deux cotres à la recherche de la grande escadre de lord Bridport. Villaret, ne croyant pas pouvoir combattre avec avantage, reprit sa marche sur Brest, suivant les instructions qu'il avait reçues. Mais lord Bridport arriva dans cet instant, et attaqua aussitôt la flotte républicaine. C'était le 5 messidor (23 juin). Villaret, voulant se former sur l'Alexandre, qui était un mauvais marcheur, perdit un temps irréparable à manoeuvrer. La confusion se mit dans sa ligne: il perdit trois vaisseaux, l'Alexandre, le Formidable et le Tigre, et, sans pouvoir regagner Brest, fut obligé de se jeter dans Lorient.

L'expédition ayant ainsi signalé son début par une victoire navale, fit voile vers la baie de Quiberon. Une division de l'escadre alla sommer la garnison de Belle-Isle, au nom du roi de France; mais elle ne reçut du général Boucret qu'une réponse énergique et des coups de canon. Le convoi vint mouiller dans la baie même de Quiberon, le 7 messidor (25 juin). Puisaye, d'après les renseignemens qu'il s'était procurés, savait qu'il y avait peu de troupes sur la côte; il voulait, dans son ardeur, descendre sur-le-champ à terre. Le comte d'Hervilly, qui était brave, capable de bien discipliner un régiment, mais incapable de bien diriger une opération, et surtout fort chatouilleux en fait d'autorité et de devoir, dit qu'il commandait les troupes, qu'il répondait de leur salut au gouvernement anglais, et qu'il ne les hasarderait pas sur une côte ennemie et inconnue, avant d'avoir fait une reconnaissance. Il perdit un jour entier à promener une lunette sur la côte; et, quoiqu'il n'eût pas aperçu un soldat, il refusa cependant de mettre les troupes à terre. Puisaye et le commodore Waren ayant décidé la descente, d'Hervilly y consentit enfin, et, le 9 messidor (27 juin), ces Français imprudens et aveugles descendirent pleins de joie sur cette terre où ils apportaient la guerre civile, et où ils devaient trouver un si triste sort.

La baie dans laquelle ils avaient abordé est formée, d'un côté, par le rivage de la Bretagne, de l'autre par une presqu'île, large de près d'une lieue, et longue de deux: c'est la fameuse presqu'île de Quiberon. Elle se joint à la terre par une langue de sable étroite, longue d'une lieue, et nommée la Falaise. Le fort Penthièvre, placé entre la presqu'île et la Falaise, défend l'approche du côté de la terre. Il y avait dans ce fort sept cents hommes de garnison. La baie, formée par cette presqu'île et la côte, offre aux vaisseaux l'une des rades les plus sûres et les mieux abritées du continent.

L'expédition avait débarqué dans le fond de la baie, au village de Carnac. A l'instant où elle arrivait, divers chefs, Dubois-Berthelot, d'Allègre, George Cadoudal, Mercier, avertis par Tinténiac, accoururent avec leurs troupes, dispersèrent quelques détachemens qui gardaient la côte, les replièrent dans l'intérieur, et se rendirent au rivage. Ils amenaient quatre ou cinq mille hommes aguerris, mais mal armés, mal vêtus, n'allant point en rang, et ressemblant plutôt à des pillards qu'à des soldats. A ces chouans s'étaient réunis les paysans du voisinage, criant vive le roi! et apportant des oeufs, des volailles, des vivres de toute espèce, à cette armée libératrice qui venait leur rendre leur prince et leur religion. Puisaye, plein de joie à cet aspect, comptait déjà que toute la Bretagne allait s'insurger. Les émigrés qui l'accompagnaient éprouvaient d'autres impressions. Ayant vécu dans les cours, ou servi dans les plus belles armées de l'Europe, ils voyaient avec dégoût, et avec peu de confiance, les soldats qu'on allait leur donner à commander. Déjà les railleries, les plaintes commençaient à circuler. On apporta des caisses de fusils et d'habits; les chouans fondirent dessus; des sergens du régiment d'Hervilly voulurent rétablir l'ordre; une rixe s'engagea, et, sans Puisaye, elle aurait pu avoir des suites funestes. Ces premières circonstances étaient peu propres à établir la confiance entre les insurgés et les troupes régulières, qui, venant d'Angleterre et appartenant à cette puissance, étaient à ce titre un peu suspectes aux chouans. Cependant on arma les bandes qui arrivaient, et dont le nombre s'éleva à dix mille hommes en deux jours. On leur livra des habits rouges et des fusils, et Puisaye voulut ensuite leur donner des chefs. Il manquait d'officiers, car les quarante gentilshommes volontaires qui l'avaient suivi étaient fort insuffisans; il n'avait pas encore les cadres à sa disposition, car, suivant le plan convenu, ils croisaient encore devant Saint-Malo; il voulait donc prendre quelques officiers dans les régimens, où ils étaient en grand nombre, les distribuer parmi les chouans, marcher ensuite rapidement sur Vannes et sur Rennes, ne pas donner le temps aux républicains de se reconnaître, soulever toute la contrée, et venir prendre position derrière l'importante ligne de Mayenne. Là, maître de quarante lieues de pays, ayant soulevé toute la population, Puisaye pensait qu'il serait temps d'organiser les troupes irrégulières. D'Hervilly, brave, mais vétilleux, méthodiste, et méprisant ces chouans irréguliers, refusa ces officiers. Au lieu de les donner aux chouans, il voulait choisir parmi ceux-ci des hommes pour compléter les régimens, et puis, s'avancer en faisant des reconnaissances et en choisissant des positions. Ce n'était pas là le plan de Puisaye. Il essaya de se servir de son autorité; d'Hervilly la nia, en disant que le commandement des troupes régulières lui appartenait, qu'il répondait de leur salut au gouvernement anglais, et qu'il ne devait pas les compromettre. Puisaye lui représenta qu'il n'avait ce commandement que pendant la traversée, mais qu'arrivé sur le sol de la Bretagne, lui, Puisaye, était le chef suprême, et le maître des opérations. Il envoya sur-le-champ un cotre à Londres, pour faire expliquer les pouvoirs; et, en attendant, il conjura d'Hervilly de ne pas faire manquer l'entreprise par des divisions funestes. D'Hervilly était brave et plein de bonne foi, mais il était peu propre à la guerre civile, et il avait une répugnance prononcée pour ces insurgés déguenillés. Tous les émigrés, du reste, pensaient avec lui qu'ils n'étaient pas faits pour chouanner; que Puisaye les compromettait en les amenant en Bretagne; que c'était en Vendée qu'il aurait fallu descendre, et que là ils auraient trouvé l'illustre Charette, et sans doute d'autres soldats.

Plusieurs jours s'étaient perdus en démêlés de ce genre. On distribua les chouans en trois corps, pour leur faire prendre des positions avancées, de manière à occuper les routes de Lorient à Hennebon et à Aurai. Tinténiac, avec un corps de deux mille cinq cents chouans, fut placé à gauche à Landevant; Dubois-Berthelot, à droite vers Aurai, avec une force à peu près égale. Le comte de Vauban, l'un des quarante gentilshommes volontaires qui avaient suivi Puisaye, et l'un de ceux que leur réputation, leur mérite, plaçaient au premier rang, fut chargé d'occuper une position centrale à Mendon, avec quatre mille chouans, de manière à pouvoir secourir Tinténiac ou Dubois-Berthelot. Il avait le commandement de toute cette ligne, défendue par neuf à dix mille hommes, et avancée à quatre ou cinq lieues dans l'intérieur. Les chouans, qui se virent placés là, demandèrent aussitôt pourquoi on ne mettait pas des troupes de ligne avec eux; ils comptaient beaucoup plus sur ces troupes que sur eux-mêmes; ils étaient venus pour se ranger autour d'elles, les suivre, les appuyer, mais ils comptaient qu'elles s'avanceraient les premières pour recevoir le redoutable choc des républicains. Vauban demanda seulement quatre cents hommes, soit pour résister, en cas de besoin, à une première attaque, soit pour rassurer ses chouans, leur donner l'exemple, et leur prouver qu'on ne voulait pas les exposer seuls. D'Hervilly refusa d'abord, puis fit attendre, et enfin envoya ce détachement.

On était débarqué depuis cinq jours, et on ne s'était avancé qu'à trois ou quatre lieues dans les terres. Puisaye était fort mécontent; cependant il dévorait ces contrariétés, espérant vaincre les lenteurs et les obstacles que lui opposaient ses compagnons d'armes. Pensant qu'à tout événement il fallait s'assurer un point d'appui, il proposa à d'Hervilly de s'emparer de la presqu'île, en surprenant le fort Penthièvre. Une fois maîtres de ce fort, qui fermait la presqu'île du côté de la terre, appuyés des deux côtés par les escadres anglaises, ils avaient une position inexpugnable; et cette presqu'île, large d'une lieue, longue de deux, devenait alors un pied à terre aussi sûr et plus commode que celui de Saint-Malo, Brest ou Lorient. Les Anglais pourraient y déposer tout ce qu'ils avaient promis en hommes et en munitions. Cette mesure de sûreté était de nature à plaire à d'Hervilly; il y consentit, mais il voulait une attaque régulière sur le fort Penthièvre. Puisaye ne l'écouta pas, et projeta une attaque de vive force; le commodore Waren, plein de zèle, offrit de la seconder de tous les feux de son escadre. On commença à canonner, le 1er juillet (13 messidor), et on fixa l'attaque décisive pour le 3 (15 messidor). Pendant qu'on en faisait les préparatifs, Puisaye envoya des émissaires par toute la Bretagne, afin d'aller réveiller Scépeaux, Charette, Stofflet, et tous les chefs des provinces insurgées.

La nouvelle du débarquement s'était répandue avec une singulière rapidité; elle parcourut en deux jours toute la Bretagne, et en quelques jours toute la France. Les royalistes pleins de joie, les révolutionnaires de courroux, croyaient voir déjà les émigrés à Paris. La convention envoya sur-le-champ deux commissaires extraordinaires auprès de Hoche; elle fit choix de Blad et de Tallien. La présence de ce dernier sur le point menacé devait prouver que les thermidoriens étaient aussi opposés au royalisme qu'à la terreur. Hoche, plein de calme et d'énergie, écrivit sur-le-champ au comité de salut public, pour le rassurer. «Du calme, lui dit-il, de l'activité, des vivres dont nous manquons, et les douze mille hommes que vous m'avez promis depuis si long-temps.» Aussitôt il donna des ordres à son chef d'état-major; il fit placer le général Chabot entre Brest et Lorient, avec un corps de quatre mille hommes, pour voler au secours de celui de ces deux ports qui serait menacé: «Veillez surtout, lui dit-il, veillez sur Brest; au besoin, enfermez-vous dans la place, et défendez-vous jusqu'à la mort.» Il écrivit à Aubert-Dubayet, qui commandait les côtes de Cherbourg, de faire filer des troupes sur le nord de la Bretagne, afin de garder Saint-Malo et la côte. Pour garantir le midi, il pria Canclaux, qui veillait toujours sur Charette et Stofflet, de lui envoyer par Nantes et Vannes le général Lemoine avec des secours. Il fit ensuite rassembler toutes ses troupes sur Rennes, Ploërmel et Vannes, et les échelonna sur ces trois points pour garder ses derrières. Enfin il s'avança lui-même sur Aurai avec tout ce qu'il put réunir sous sa main. Le 14 messidor (2 juillet), il était déjà de sa personne à Aurai, avec trois à quatre mille hommes.

La Bretagne était ainsi enveloppée tout entière. Ici devaient se dissiper les illusions que la première insurrection de la Vendée avait fait naître. Parce qu'en 93 les paysans de la Vendée, ne rencontrant devant eux que des gardes nationales composées de bourgeois qui ne savaient pas manier un fusil, avaient pu s'emparer de tout le Poitou et de l'Anjou, et former ensuite dans leurs ravins et leurs bruyères un établissement difficile à détruire, on s'imagina que la Bretagne se soulèverait au premier signal de l'Angleterre. Mais les Bretons étaient loin d'avoir l'ardeur des premiers Vendéens; quelques bandits seulement, sous le nom de chouans, étaient fortement résolus à la guerre, ou, pour mieux dire, au pillage; et de plus, un jeune capitaine, dont la vivacité égalait le génie, disposant de troupes aguerries, contenait toute une population d'une main ferme et assurée. La Bretagne pouvait-elle se soulever au milieu de pareilles circonstances, à moins que l'armée qui venait la soutenir ne s'avançât rapidement, au lieu de tâtonner sur le rivage de l'Océan?

Ce n'était pas tout: une partie des chouans qui étaient sous l'influence des agens royalistes de Paris, attendaient pour se réunir à Puisaye qu'un prince parût avec lui. Le cri de ces agens et de tous ceux qui partageaient leurs intrigues fut que l'expédition était insuffisante et fallacieuse, et que l'Angleterre venait en Bretagne répéter les événemens de Toulon. On ne disait plus qu'elle voulait donner la couronne au comte d'Artois, puisqu'il n'y était pas, mais au duc d'York; on écrivit qu'il ne fallait pas seconder l'expédition, mais l'obliger à se rembarquer pour aller descendre auprès de Charette. Celui-ci ne demandait pas mieux. Il répondit aux instances des agens de Puisaye, qu'il avait envoyé M. de Scépeaux à Paris, pour réclamer l'exécution d'un des articles de son traité; qu'il lui fallait donc attendre le retour de cet officier pour ne pas l'exposer à être arrêté en reprenant les armes. Quant à Stofflet, qui était bien mieux disposé pour Puisaye, il fit répondre que si on lui assurait le grade de lieutenant-général, il allait marcher sur-le-champ, et faire une diversion sur les derrières des républicains.

Ainsi tout se réunissait contre Puisaye, et des vues opposées aux siennes chez les royalistes de l'intérieur, et des jalousies entre les chefs vendéens, et enfin un adversaire habile, disposant de forces bien organisées, et suffisantes pour contenir ce que les Bretons avaient de zèle royaliste.

C'était le 15 messidor (3 juillet) que Puisaye avait résolu d'attaquer le fort Penthièvre. Les soldats qui le gardaient manquaient de pain depuis trois jours. Menacés d'un assaut de vive force, foudroyés par le feu des vaisseaux, mal commandés, ils se rendirent, et livrèrent le fort à Puisaye. Mais dans ce même moment, Hoche, établi à Aurai, faisait attaquer tous les postes avancés des chouans, pour rétablir la communication d'Aurai à Hennebon et Lorient. Il avait ordonné une attaque simultanée sur Landevant et vers le poste d'Aurai. Les chouans de Tinténiac, vigoureusement abordés par les républicains, ne tinrent pas contre des troupes de ligne. Vauban, qui était placé intermédiairement à Mendon, accourut avec une partie de sa réserve au secours de Tinténiac; mais il trouva la bande de celui-ci dispersée, et celle qu'il amenait se rompit en voyant la déroute; il fut obligé de s'enfuir, et de traverser même à la nage deux petits bras de mer, pour venir rejoindre le reste de ses chouans à Mendon. A sa droite, Dubois-Berthelot avait été repoussé: il voyait ainsi les républicains s'avancer à sa droite et à sa gauche, et il allait se trouver en flèche au milieu d'eux. C'est dans ce moment que les quatre cents hommes de ligne qu'il avait demandés lui auraient été d'une grande utilité pour soutenir ses chouans et les ramener au combat; mais d'Hervilly venait de les rappeler pour l'attaque du fort. Cependant il rendit un peu de courage à ses soldats, et les décida à profiter de l'occasion pour tomber sur les derrières des républicains, qui s'engageaient très avant à la poursuite des fuyards. Il se rejeta alors sur sa gauche, et fondit sur un village où les républicains venaient d'entrer en courant après les chouans. Ils ne s'attendaient pas à cette brusque attaque, et furent obligés de se replier. Vauban se reporta ensuite vers sa position de Mendon; mais il s'y trouva seul, tout avait fui autour de lui, et il fut obligé de se retirer aussi, mais avec ordre, et après un acte de vigueur qui avait modéré la rapidité de l'ennemi.

Les chouans étaient indignés d'avoir été exposés seuls aux coups des républicains; ils se plaignaient amèrement de ce qu'on leur avait enlevé les quatre cents hommes de ligne. Puisaye en fit des reproches à d'Hervilly; celui-ci répondit qu'il les avait rappelés pour l'attaque du fort. Ces plaintes réciproques ne réparèrent rien, et on resta de part et d'autre fort irrité. Cependant on était maître du Fort Penthièvre. Puisaye fit débarquer dans la presqu'île tout le matériel envoyé par les Anglais; il y fixa son quartier-général, y transporta toutes les troupes, et résolut de s'y établir solidement. Il donna des ordres aux ingénieurs pour perfectionner la défense du fort, et y ajouter des travaux avancés. On y arbora le drapeau blanc à côté du drapeau anglais, en signe d'alliance entre les rois de France et d'Angleterre. Enfin on décida que chaque régiment fournirait à la garnison un détachement proportionné à sa force. D'Hervilly, qui était fort jaloux de compléter le sien, et de le compléter avec de bonnes troupes, proposa aux républicains qu'on avait fait prisonniers de passer à son service, et de former un troisième bataillon dans son régiment. L'argent, les vivres dont ils avaient manqué, la répugnance à rester prisonniers, l'espérance de pouvoir repasser bientôt du côté de Hoche, les décidèrent, et ils furent enrôlés dans le corps de d'Hervilly.

Puisaye, qui songeait toujours à marcher en avant, et qui ne s'était arrêté à prendre la presqu'île que pour s'assurer une position sur les côtes, parla vivement à d'Hervilly, lui donna les meilleures raisons pour l'engager à seconder ses vues, le menaça même de demander son remplacement s'il persistait à s'y refuser. D'Hervilly parut un moment se prêter à ses projets. Les chouans, selon Puisaye, n'avaient besoin que d'être soutenus pour déployer de la bravoure; il fallait distribuer les troupes de ligne sur leur front et sur leurs derrières, les placer ainsi au milieu, et avec douze ou treize mille hommes, dont trois mille à peu près de ligne, on pourrait passer sur le corps de Hoche, qui n'avait guère plus de cinq à six mille hommes dans le moment. D'Hervilly consentit à ce plan. Dans cet instant, Vauban, qui sentait sa position très hasardée, ayant perdu celle qu'il occupait d'abord, demandait des ordres et des secours. D'Hervilly lui envoya un ordre rédigé de la manière la plus pédantesque, dans lequel il lui enjoignait de se replier sur Carnac, et lui prescrivait des mouvemens tels qu'on n'aurait pu les faire exécuter par les troupes les plus manoeuvrières de l'Europe.

Le 5 juillet (17 messidor), Puisaye sortit de la presqu'île pour passer une revue des chouans, et d'Hervilly en sortit aussi avec son régiment, pour se préparer à exécuter le projet, formé la veille, de marcher en avant. Puisaye ne trouva que la tristesse, le découragement et l'humeur chez ces hommes qui, quelques jours auparavant, étaient pleins d'enthousiasme. Ils disaient qu'on voulait les exposer seuls, et les sacrifier aux troupes de ligne. Puisaye les apaisa le mieux qu'il put, et tâcha de leur rendre quelque courage. D'Hervilly, de son côté, en voyant ces soldats vêtus de rouge, et qui portaient si maladroitement l'uniforme et le fusil à baïonnette, dit qu'il n'y avait rien à faire avec de pareilles troupes, et fit rentrer son régiment. Puisaye le rencontra dans cet instant, et lui demanda si c'était ainsi qu'il exécutait le plan convenu. D'Hervilly répondit que jamais il ne se hasarderait à marcher avec de pareils soldats; qu'il n'y avait plus qu'à se rembarquer ou à s'enfermer dans la presqu'île, pour y attendre de nouveaux ordres de Londres; ce qui, dans sa pensée, signifiait l'ordre de descendre en Vendée.

Le lendemain, 6 juillet (18 messidor), Vauban fut secrètement averti qu'il serait attaqué sur toute sa ligne par les républicains. Il se voyait dans une situation des plus dangereuses. Sa gauche s'appuyait à un poste dit de Sainte-Barbe, qui communiquait avec la presqu'île; mais son centre et sa droite longeaient la côte de Carnac, et n'avaient que la mer pour retraite. Ainsi, s'il était vivement attaqué, sa droite et son centre pouvaient être jetés à la mer; sa gauche seule se sauvait par Sainte-Barbe à Quiberon. Ses chouans, découragés, étaient incapables de tenir; il n'avait donc d'autre parti à prendre que de replier son centre et sa droite sur sa gauche, et de filer par la Falaise dans la presqu'île. Mais il s'enfermait alors dans cette langue de terre sans pouvoir en sortir; car le poste de Sainte-Barbe, qu'on abandonnait, sans défense du côté de la terre, était inexpugnable du côté de la Falaise, et la dominait tout entière. Ainsi, ce projet de retraite n'était rien moins que la détermination de se renfermer dans la presqu'île de Quiberon. Vauban demanda donc des secours pour n'être pas réduit à se retirer. D'Hervilly lui envoya un nouvel ordre, rédigé dans tout l'appareil du style militaire, et contenant l'injonction de tenir à Carnac jusqu'à la dernière extrémité. Puisaye somma aussitôt d'Hervilly d'envoyer des troupes; ce qu'il promit.

Le lendemain 7 juillet (19 messidor), à la pointe du jour, les républicains s'avancent en colonnes profondes, et viennent attaquer les dix mille chouans sur toute la ligne. Ceux-ci regardent sur la Falaise et ne voient pas arriver les troupes régulières. Alors ils entrent en fureur contre les émigrés qui ne viennent pas à leur secours. Le jeune George Cadoudal, dont les soldats refusent de se battre, les supplie de ne pas se débander; mais ils ne veulent pas l'entendre. George, furieux à son tour, s'écrie que ces scélérats d'Anglais et d'émigrés ne sont venus que pour perdre la Bretagne, et que la mer aurait dû les anéantir avant de les transporter sur la côte. Vauban ordonne alors à sa droite et à son centre de se replier sur sa gauche, pour les sauver par la Falaise dans la presqu'île. Les chouans s'y précipitent aveuglément; la plupart sont suivis de leurs familles, qui fuient la vengeance des républicains. Des femmes, des enfans, des vieillards, emportant leurs dépouilles, et mêlés à plusieurs mille chouans en habit rouge, couvrent cette langue de sable étroite et longue, baignée des deux côtés par les flots, et déjà labourée par les balles et les boulets. Vauban, s'entourant alors de tous les chefs, s'efforce de réunir les hommes les plus braves, les engage à ne pas se perdre par une fuite précipitée, et les conjure, pour leur salut et pour leur honneur, de faire une retraite en bon ordre. Ils feront rougir, leur dit-il, cette troupe de ligne qui les laisse seuls exposés à tout le péril. Peu à peu il les rassure, et les décide à tourner la face à l'ennemi, à supporter son feu et à y répondre. Alors, grâce à la fermeté des chefs, la retraite commence à se faire avec calme; on dispute le terrain pied à pied. Cependant on n'est pas sûr encore de résister à une charge vigoureuse, et de n'être pas jeté dans la mer; mais heureusement le brave commodore Waren, s'embossant avec ses vaisseaux et ses chaloupes canonnières, vient foudroyer les républicains des deux côtés de la Falaise, et les empêche pour ce jour-là de pousser plus loin leurs avantages.

Les fugitifs se pressent pour entrer dans le fort, mais on leur en dispute un moment l'entrée; ils se précipitent alors sur les palissades, les arrachent, et fondent pêle-mêle dans la presqu'île. Dans cet instant, d'Hervilly arrivait enfin avec son régiment; Vauban le rencontre, et dans un mouvement de colère, lui dit qu'il lui demandera compte de sa conduite devant un conseil de guerre. Les chouans se répandent dans l'étendue de la presqu'île, où se trouvaient plusieurs villages et quelques hameaux. Tous les logemens étaient pris par les régimens; il s'engage des rixes; enfin les chouans se couchent à terre; on leur donne une demi-ration de riz, qu'ils mangent en nature, n'ayant rien pour la faire cuire.

Ainsi cette expédition, qui devait bientôt porter le drapeau des Bourbons et des Anglais jusqu'aux bords de la Mayenne, était maintenant resserrée dans cette presqu'île, longue de deux lieues. On avait douze ou quinze mille bouches de plus à nourrir, et on n'avait à leur donner ni logement, ni bois à brûler, ni ustensiles pour préparer leurs alimens. Cette presqu'île, défendue par un fort à son extrémité, bordée des deux côtés par les escadres anglaises, pouvait opposer une résistance invincible; mais elle devenait tout à coup très faible par le défaut de vivres. On n'en avait apporté, en effet, que pour nourrir six mille hommes pendant trois mois, et on en avait dix-huit ou vingt mille à faire vivre. Sortir de cette position par une attaque subite sur Sainte-Barbe, n'était guère possible; car les républicains, pleins d'ardeur, retranchaient ce poste de manière à le rendre inexpugnable du côté de la presqu'île. Tandis que la confusion, les haines et l'abattement régnaient dans cet informe rassemblement de chouans et d'émigrés, dans le camp de Hoche, au contraire, soldats et officiers travaillaient avec zèle à élever des retranchemens. «Je voyais, dit Puisaye, les officiers eux-mêmes, en chemise, et distingués seulement par leur hausse-col, manier la pioche, et hâter les travaux de leurs soldats.»

Cependant Puisaye décida pour la nuit même une sortie, afin d'interrompre les travaux; mais l'obscurité, le canon de l'ennemi, jetèrent la confusion dans les rangs; il fallut rentrer. Les chouans, désespérés, se plaignaient d'avoir été trompés; ils regrettaient leur ancien genre de guerre, et demandaient qu'on les rendît à leurs forêts. Ils mouraient de faim. D'Hervilly, pour les forcer à s'enrôler dans les régimens, avait ordonné qu'on ne distribuât que demi-ration aux troupes irrégulières: ils se révoltèrent. Puisaye, à l'insu duquel l'ordre avait été rendu, le fit révoquer, et la ration entière fut accordée.

Ce qui distinguait Puisaye, outre son esprit, c'était une persévérance à toute épreuve; il ne se découragea pas. Il eut l'idée de choisir l'élite des chouans; de les débarquer en deux troupes, pour parcourir le pays sur les derrières de Hoche, pour soulever les chefs dont on n'avait pas de nouvelles, et les porter en masse sur le camp de Sainte-Barbe, de manière à le prendre à revers, tandis que les troupes de la presqu'île l'attaqueraient de front. Il se délivrait ainsi de six à huit mille bouches, les employait utilement, réveillait le zèle singulièrement amorti des chefs bretons, et préparait une attaque sur les derrières du camp de Sainte-Barbe. Le projet arrêté, il fit le meilleur choix possible dans les chouans, en donna quatre mille à Tinténiac, avec trois intrépides chefs, George, Mercier et d'Allègre, et trois mille à MM. Jean-Jean et Lantivy. Tinténiac devait être débarqué à Sarzeau, près de l'embouchure de la Vilaine; Jean-Jean et Lantivy, près de Quimper. Tous deux devaient, après un circuit assez long, se réunir à Baud le 14 juillet (26 messidor), et marcher, le 16 au matin, sur les derrières du camp de Sainte-Barbe. A l'instant où ils allaient partir, les chefs des chouans vinrent trouver Puisaye, et supplier leur ancien chef de partir avec eux, lui disant que ces traîtres d'Anglais allaient le perdre: il n'était pas possible que Puisaye acceptât. Ils partirent, et furent débarqués heureusement. Puisaye écrivit aussitôt à Londres, pour dire que tout pouvait être réparé, mais qu'il fallait sur-le-champ envoyer des vivres, des munitions, des troupes, et le prince français.

Pendant que ces événemens se passaient dans la presqu'île, Hoche avait déjà réuni de huit à dix mille hommes à Sainte-Barbe. Aubert-Dubayet lui faisait arriver, des côtes de Cherbourg, des troupes pour garder le nord de la Bretagne; Canclaux lui avait envoyé de Nantes un renfort considérable, sous les ordres du général Lemoine. Les représentans avaient déjoué toutes les menées qui tendaient à livrer Lorient et Saint-Malo. Les affaires des républicains s'amélioraient donc chaque jour. Pendant ce temps, Lemaître et Brothier, par leurs intrigues, contribuaient encore de toutes leurs forces à contrarier l'expédition. Ils avaient écrit sur-le-champ en Bretagne pour la désapprouver. L'expédition, suivant eux, avait un but dangereux, puisque le prince n'y était pas, et personne ne devait la seconder. En conséquence, des agens s'étaient répandus, et avaient signifié l'ordre, au nom du roi, de ne faire aucun mouvement; ils avaient averti Charette de persister dans son inaction. D'après leur ancien système de profiter des secours de l'Angleterre et de la tromper, ils avaient improvisé sur les lieux mêmes un plan. Mêlés dans l'intrigue qui devait livrer Saint-Malo à Puisaye, ils voulaient appeler dans cette place les cadres émigrés qui croisaient sur la flotte anglaise, et prendre possession du port, au nom de Louis XVIII, tandis que Puisaye agissait à Quiberon, peut-être, disaient-ils, pour le duc d'York. L'intrigue de Saint-Malo ayant manqué, ils se replièrent sur Saint-Brieuc, retinrent devant cette côte l'escadre qui portait les cadres émigrés, et envoyèrent sur-le-champ des émissaires à Tinténiac et à Lantivy, qu'ils savaient débarqués, pour leur enjoindre de se porter sur Saint-Brieuc. Leur but était ainsi de former dans le nord de la Bretagne une contre-expédition, plus sûre, suivant eux, que celle de Puisaye dans le midi.

Tinténiac avait débarqué heureusement, et après avoir enlevé plusieurs postes républicains, était arrivé à Elven. Là il trouva l'injonction, au nom du roi, de se rendre à Coëtlogon, afin d'y recevoir de nouveaux ordres. Il objecta en vain la commission de Puisaye, la nécessité de ne pas faire manquer son plan, en s'éloignant du lieu marqué. Cependant il céda, espérant, au moyen d'une marche forcée, se retrouver sur les derrières de Sainte-Barbe le 16. Jean-Jean et Lantivy, débarqués aussi heureusement, se disposaient à marcher vers Baud, lorsqu'ils trouvèrent de leur côté l'ordre de marcher sur Saint-Brieuc.

Dans cet intervalle, Hoche, inquiété sur ses derrières, fut obligé de faire de nouveaux détachemens pour arrêter les bandes dont il avait appris la marche; mais il laissa dans Sainte-Barbe une force suffisante pour résister à une attaque de vive force. Il était fort inquiété par les chaloupes canonnières anglaises, qui foudroyaient ses troupes dès qu'elles paraissaient sur la Falaise, et ne comptait guère que sur la famine pour réduire les émigrés.

Puisaye, de son côté, se préparait à la journée du 16 (28 messidor). Le 15, une nouvelle division navale arriva dans la baie; c'était celle qui était allée chercher aux bouches de l'Elbe les régimens émigrés passés à la solde de l'Angleterre, et connus sous le nom de régimens à cocarde noire. Elle apportait les légions de Salm, Damas, Béon et Périgord, réduites en tout à onze cents hommes par les pertes de la campagne, et commandées par un officier distingué, M. de Sombreuil. Cette escadre apportait de nouveaux secours en vivres et munitions; elle annonçait trois mille Anglais amenés par lord Graham, et la prochaine arrivée du comte d'Artois avec des forces plus considérables. Une lettre du ministère anglais disait à Puisaye que les cadres étaient retenus sur la côte du nord par les agens royalistes de l'intérieur, qui voulaient, disaient-ils, lui livrer un port. Une autre dépêche, arrivée en même temps, terminait le différend élevé entre d'Hervilly et Puisaye, donnait à ce dernier le commandement absolu de l'expédition, et lui conférait, de plus, le titre de lieutenant-général au service de l'Angleterre.

Puisaye, libre de commander, prépara tout pour la journée du lendemain. Il aurait bien voulu différer l'attaque projetée, pour donner à la division de Sombreuil le temps de débarquer; mais, tout étant fixé pour le 16, et ce jour ayant été indiqué à Tinténiac, il ne pouvait pas retarder. Le 15 au soir, il ordonna à Vauban d'aller débarquer à Carnac avec douze cents chouans, pour faire une diversion sur l'extrémité du camp de Sainte-Barbe, et pour se lier aux chouans qui allaient l'attaquer par derrière. Les bateaux furent préparés fort tard, et Vauban ne put s'embarquer que dans le milieu de la nuit. Il avait ordre de tirer une fusée s'il parvenait à débarquer, et d'en tirer une seconde s'il ne réussissait pas à tenir le rivage.

Le 16 juillet (28 messidor), à la pointe du jour, Puisaye sortit de la presqu'île avec tout ce qu'il avait de troupes. Il marchait en colonnes. Le brave régiment de Loyal-Émigrant était en tête avec les artilleurs de Rothalier; sur la droite s'avançaient les régimens de Royal-Marine et de du Dresnay, avec six cents chouans commandés par le duc de Levis. Le régiment d'Hervilly, et mille chouans commandés par le chevalier de Saint-Pierre, occupaient la gauche. Ces corps réunis formaient à peu près quatre mille hommes. Tandis qu'ils s'avançaient sur la Falaise, ils aperçurent une première fusée lancée par le comte de Vauban; ils n'en virent pas une seconde, et ils crurent que Vauban avait réussi. Ils continuèrent leur marche; on entendit alors comme un bruit lointain de mousqueterie: «C'est Tinténiac, s'écrie Puisaye; en avant!» Alors on sonne la charge, et on marche sur les retranchemens des républicains. L'avant-garde de Hoche, commandée par Humbert, était placée devant les hauteurs de Sainte-Barbe. A l'approche de l'ennemi, elle se replie, et rentre dans les lignes. Les assaillans s'avancent pleins de joie, tout à coup un corps de cavalerie qui était resté déployé fait un mouvement, et démasque des batteries formidables. Un feu de mousqueterie et d'artillerie accueille les émigrés; la mitraille, les boulets et les obus pleuvent sur eux. A la droite, les régimens de Royal-Marine et de du Dresnay perdent des rangs entiers sans s'ébranler; le duc de Levis est blessé grièvement à la tête de ses chouans; à gauche, le régiment d'Hervilly s'avance bravement sous le feu. Cependant cette fusillade qu'on avait cru entendre sur les derrières et sur les côtés a cessé de retentir. Tinténiac ni Vauban n'ont donc pas attaqué, et il n'y a pas d'espoir d'enlever le camp. Dans ce moment, l'armée républicaine, infanterie et cavalerie, sort de ses retranchemens; Puisaye, voyant qu'il n'y a plus qu'à se faire égorger, prescrit à d'Hervilly de donner à droite l'ordre de la retraite, tandis que lui-même la fera exécuter à gauche. Dans ce moment, d'Hervilly, qui bravait le feu avec le plus grand courage, reçoit un biscaïen au milieu de la poitrine. Il charge un aide-de-camp de porter l'ordre de la retraite; l'aide-de-camp est emporté par un boulet de canon: n'étant pas avertis, le régiment de d'Hervilly et les mille chouans du chevalier de Saint-Pierre continuent de s'avancer sous ce feu épouvantable. Tandis qu'on sonne la retraite à gauche, on sonne la charge à droite. La confusion et le carnage sont épouvantables. Alors la cavalerie républicaine fond sur l'armée émigrée, et la ramène en désordre sur la Falaise. Les canons de Rothalier, engagés dans le sable, sont enlevés. Après avoir fait des prodiges de courage, toute l'armée fuit vers le fort Penthièvre; les républicains la poursuivent en toute hâte, et vont entrer dans le fort avec elle; mais un secours inespéré la soustrait à la poursuite des vainqueurs. Vauban, qui devait être à Carnac, est à l'extrémité de la Falaise avec ses chouans; le commodore Waren est avec lui. Tous deux, montés sur les chaloupes canonnières, et dirigeant sur la Falaise un feu violent, arrêtent les républicains et sauvent encore une fois la malheureuse armée de Quiberon.

Ainsi Tinténiac n'avait pas paru; Vauban, débarqué trop tard, n'avait pu surprendre les républicains, avait été ensuite mal secondé par ses chouans, qui trempaient leurs fusils dans l'eau pour ne pas se battre, et s'était replié près du fort; sa seconde fusée, lancée en plein jour, n'avait pas été aperçue; et c'est ainsi que Puisaye, trompé dans toutes ses combinaisons, venait d'essuyer cette désastreuse défaite. Tous les régimens avaient fait d'affreuses pertes: celui de Royal-Marine, sur soixante-douze officiers, en avait perdu cinquante-trois; les autres avaient fait des pertes à proportion.

Il faut convenir que Puisaye avait mis beaucoup de précipitation à attaquer le camp. Quatre mille hommes allant en attaquer dix mille solidement retranchés, devaient s'assurer, d'une manière certaine, que toutes les attaques préparées sur les derrières et sur les flancs étaient prêtes à s'effectuer. Il ne suffisait pas d'un rendez-vous donné à des corps qui avaient tant d'obstacles à vaincre, pour croire qu'ils seraient arrivés au point et à l'heure indiqués; il fallait convenir d'un signal, d'un moyen quelconque de s'assurer de l'exécution du plan. En cela, Puisaye, quoique trompé par le bruit d'une mousqueterie lointaine, n'avait pas agi avec assez de précaution. Du reste, il avait payé de sa personne, et suffisamment répondu à ceux qui affectaient de suspecter sa bravoure parce qu'ils ne pouvaient pas nier son esprit.

Il est facile de comprendre pourquoi Tinténiac n'avait point paru. Il avait trouvé à Elven l'ordre de se rendre à Coëtlogon; il avait cédé à cet ordre étrange, dans l'espoir de regagner le temps perdu par une marche forcé. A Coëtlogon, il avait trouvé des femmes chargées de lui transmettre l'ordre de marcher sur Saint-Brieuc. C'étaient les agens opposés à Puisaye, qui, usant du nom du roi, au nom duquel ils parlaient toujours, voulaient faire concourir les corps détachés par Puisaye à la contre-expédition qu'ils méditaient sur Saint-Malo ou sur Saint-Brieuc. Tandis que l'on conférait sur cet ordre, le château de Coëtlogon était attaqué par les détachemens que Hoche avait lancés à la poursuite de Tinténiac; celui-ci était accouru, et était tombé mort, frappé d'une balle au front. Son successeur au commandement avait consenti à marcher sur Saint-Brieuc. De leur côté, MM. de Lantivy et Jean-Jean, débarqués aux environs de Quimper, avaient trouvé des ordres semblables; les chefs s'étaient divisés, et, voyant ce conflit d'ordres et de projets, leurs soldats, déjà mécontens, s'étaient dispersés. C'est ainsi qu'aucun des corps envoyés par Puisaye, pour faire diversion, n'était arrivé au rendez-vous. L'agence de Paris, avec ses projets, avait aussi privé Puisaye des cadres qu'elle retenait sur la côte du nord, des deux détachemens qu'elle avait empêchés de se rendre à Baud le 14, et enfin du concours de tous les chefs auxquels elle avait signifié l'ordre de ne faire aucun mouvement.

Renfermé dans Quiberon, Puisaye n'avait donc plus aucun espoir d'en sortir pour marcher en avant; il ne lui restait qu'à se rembarquer, avant d'y être forcé par la famine, pour aller essayer une descente plus heureuse sur une autre partie de la côte, c'est-à-dire en Vendée. La plupart des émigrés ne demandaient pas mieux; le nom de Charette leur faisait espérer en Vendée un grand général à la tête d'une belle armée. Ils étaient charmés d'ailleurs de voir la contre-révolution opérée par tout autre que Puisaye.

Pendant ce temps, Hoche examinait cette presqu'île, et cherchait le moyen d'y pénétrer. Elle était défendue en tête par le fort Penthièvre, et sur les bords par les escadres anglaises. Il ne fallait pas songer à y débarquer dans des bateaux; prendre le fort au moyen d'un siége régulier était tout aussi impossible, car on ne pouvait y arriver que par la Falaise, toujours balayée par le feu des chaloupes canonnières. Les républicains, en effet, n'y pouvaient pas faire une reconnaissance sans être mitraillés. Il n'y avait qu'une surprise de nuit ou la famine qui pussent donner la presqu'île à Hoche. Une circonstance le détermina à tenter une surprise, quelque périlleuse qu'elle fût. Les prisonniers, qu'on avait enrôlés presque malgré eux dans les régimens émigrés, auraient pu être retenus tout au plus par le succès; mais leur intérêt le plus pressant, à défaut de patriotisme, les engageait à passer du côté d'un ennemi victorieux, qui allait les traiter comme déserteurs s'il les prenait les armes à la main. Ils se rendaient en foule au camp de Hoche, pendant la nuit, disant qu'ils ne s'étaient enrôlés que pour sortir des prisons, ou pour n'y pas être envoyés. Ils lui indiquèrent un moyen de pénétrer dans la presqu'île. Un rocher était placé à la gauche du fort Penthièvre; on pouvait, en entrant dans l'eau jusqu'à la poitrine, faire le circuit de ce rocher; on trouvait ensuite un sentier qui conduisait au sommet du fort. Les transfuges avaient assuré, au nom de leurs camarades composant la garnison, qu'ils aideraient à en ouvrir les portes.

Hoche n'hésita pas malgré le danger d'une pareille tentative. Il forma son plan d'après les indications qu'il avait obtenues, et résolut de s'emparer de la presqu'île, pour enlever toute l'expédition avant qu'elle eût le temps de remonter sur ses vaisseaux. Le 20 juillet au soir (2 thermidor), le ciel était sombre; Puisaye et Vauban avaient ordonné des patrouilles pour se garantir d'une attaque nocturne. «Avec un temps pareil, dirent-ils aux officiers, faites-vous tirer des coups de fusil par les sentinelles ennemies.» Tout leur paraissant tranquille, ils allèrent se coucher en pleine sécurité.

Les préparatifs étaient faits dans le camp républicain. A peu près vers minuit, Hoche s'ébranle avec son armée. Le ciel était chargé de nuages; un vent très-violent soulevait les vagues et couvrait de sourds mugissemens le bruit des armes et des soldats. Hoche dispose ses troupes en colonnes sur la Falaise; il donne ensuite trois cents grenadiers à l'adjudant-général Ménage, jeune républicain d'un courage héroïque. Il lui ordonne de filer à sa droite, d'entrer dans l'eau avec ses grenadiers, de tourner le rocher sur lequel s'appuient les murs, de gravir le sentier, et de tâcher de s'introduire ainsi dans le fort. Ces dispositions faites, on marche dans le plus grand silence; des patrouilles auxquelles on avait donné des uniformes rouges enlevés sur les morts dans la journée du 16, et ayant le mot d'ordre, trompent les sentinelles avancées. On approche sans être reconnu. Ménage entre dans la mer avec ses trois cents grenadiers; le bruit du vent couvre celui qu'ils font en agitant les eaux. Quelques-uns tombent et se relèvent, d'autres sont engloutis dans les abîmes. Enfin, de rochers en rochers, ils arrivent à la suite de leur intrépide chef, et parviennent à gravir le sentier qui conduit au fort. Pendant ce temps, Hoche est arrivé jusque sous les murs avec ses colonnes. Mais tout à coup les sentinelles reconnaissent une des fausses patrouilles; elles aperçoivent dans l'obscurité une ombre longue et mouvante; sur-le-champ elles font feu; l'alarme est donnée. Les canonniers toulonnais accourent à leurs pièces, et font pleuvoir la mitraille sur les troupes de Hoche; le désordre s'y met, elles se confondent, et sont prêtes à s'enfuir. Mais dans ce moment Ménage arrive au sommet du fort; les soldats complices des assaillans accourent sur les créneaux, présentent la crosse de leurs fusils aux républicains, et les introduisent. Tous ensemble fondent alors sur le reste de la garnison, égorgent ceux qui résistent, et arborent aussitôt le pavillon tricolore. Hoche, au milieu du désordre que les batteries ennemies ont jeté dans ses colonnes, ne s'ébranle pas un instant; il court à chaque chef, le ramène à son poste, fait rentrer chacun à son rang, et rallie son armée sous cette épouvantable pluie de feu. L'obscurité commençant à devenir moins épaisse, il aperçoit le pavillon républicain sur le sommet du fort: «Quoi? dit-il à ses soldats, vous reculerez lorsque déjà vos camarades ont placé leur drapeau sur les murs ennemis!» Il les entraîne sur les ouvrages avancés où campaient une partie des chouans; on y pénètre de toutes parts, et on se rend enfin maître du fort.

Dans ce moment, Vauban, Puisaye, éveillés par le feu, accouraient au lieu du désastre; mais il n'était plus temps. Ils voient fuir pêle-mêle les chouans, les officiers abandonnés par leurs soldats, et les restes de la garnison demeurés fidèles. Hoche ne s'arrête pas à la prise du fort; il rallie une partie de ses colonnes, et s'avance dans la presqu'île avant que l'armée d'expédition puisse se rembarquer. Puisaye, Vauban, tous les chefs, se retirent vers l'intérieur, où restaient encore le régiment d'Hervilly, les débris des régimens de du Dresnay, de Royal-Marine, de Loyal-Émigrant, et la légion de Sombreuil, débarquée depuis deux jours, et forte de onze cents hommes. En prenant une bonne position, et il y en avait plus d'une dans la presqu'île, en l'occupant avec les trois mille hommes de troupes réglées qu'on avait encore, on pouvait donner à l'escadre le temps de recueillir les malheureux émigrés. Le feu des chaloupes canonnières aurait protégé l'embarquement; mais le désordre régnait dans les esprits; les chouans se précipitaient dans la mer avec leurs familles, pour entrer dans quelques bateaux de pêcheurs qui étaient sur la rive, et gagner l'escadre que le mauvais temps tenait fort éloignée. Les troupes, éparpillées dans la presqu'île, couraient ça et là, ne sachant où se rallier. D'Hervilly, capable de défendre vigoureusement une position, et connaissant très bien les lieux, était mortellement blessé; Sombreuil, qui lui avait succédé, ne connaissait pas le terrain, ne savait où s'appuyer, où se retirer, et, quoique brave, paraissait, dans cette circonstance, avoir perdu la présence d'esprit nécessaire. Puisaye, arrivé auprès de Sombreuil, lui indique une position. Sombreuil lui demande s'il a envoyé à l'escadre pour la faire approcher; Puisaye répond qu'il a envoyé un pilote habile et dévoué; mais le temps est mauvais, le pilote n'arrive pas assez vite au gré des malheureux menacés d'être jetés à la mer. Les colonnes républicaines approchent; Sombreuil insiste de nouveau. «L'escadre est-elle avertie?» demande-t-il à Puisaye. Ce dernier accepte alors la commission de voler à bord pour faire approcher le commodore, commission qu'il convenait mieux de donner à un autre, car il devait être le dernier à se tirer du péril. Une raison le décida, la nécessité d'enlever sa correspondance, qui aurait compromis toute la Bretagne si elle était tombée dans les mains des républicains. Il était sans doute aussi pressant de la sauver que de sauver l'armée elle-même; mais Puisaye pouvait la faire porter à bord sans y aller lui-même. Il part, et arrive au bord du commodore en même temps que le pilote qu'il avait envoyé. L'éloignement, l'obscurité, le mauvais temps, avaient empêché qu'on pût, de l'escadre, apercevoir le désastre. Le brave amiral Waren, qui pendant l'expédition avait secondé les émigrés de tous ses moyens, fait force de voiles, arrive enfin avec ses vaisseaux à la portée du canon, à l'instant où Hoche, à la tête de sept cents grenadiers, pressait la légion de Sombreuil, et allait lui faire perdre terre. Quel spectacle présentait en cet instant cette côte malheureuse! La mer agitée permettait à peine aux embarcations d'approcher du rivage; une multitude de chouans, de soldats fugitifs, entraient dans l'eau jusqu'à la hauteur du cou pour joindre les embarcations, et se noyaient pour y arriver plus tôt; un millier de malheureux émigrés, placés entre la mer et les baïonnettes des républicains, étaient réduits à se jeter ou dans les flots ou sur le fer ennemi, et souffraient autant du feu de l'escadre anglaise que les républicains eux-mêmes. Quelques embarcations étaient arrivées, mais sur un autre point. De ce côté, il n'y avait qu'une goëlette qui faisait un feu épouvantable, et qui suspendit un instant la marche des républicains. Quelques grenadiers crièrent, dit-on, aux émigrés: «Rendez-vous, on ne vous fera rien.» Ce mot courut de rangs en rangs. Sombreuil voulut s'approcher pour parlementer avec le général Humbert; mais le feu empêchait de s'avancer. Aussitôt un officier émigré se jeta à la nage pour aller faire cesser le feu. Hoche ne voulait pas une capitulation; il connaissait trop bien les lois contre les émigrés pour oser s'engager, et il était incapable de promettre ce qu'il ne pouvait pas tenir. Il a assuré, dans une lettre publiée dans toute l'Europe, qu'il n'entendit aucune des promesses attribuées au général Humbert, et qu'il ne les aurait pas autorisées. Quelques-uns de ses soldats purent crier: Rendez-vous! mais il n'offrit rien, ne promit rien. Il s'avança, et les émigrés, n'ayant plus d'autre ressource que de se rendre ou de se faire tuer, eurent l'espoir qu'on les traiterait peut-être comme les Vendéens. Ils mirent bas les armes. Aucune capitulation, même verbale, n'eut lieu avec Hoche. Vauban, qui était présent, avoue qu'il n'y eut aucune convention faite, et il conseilla même à Sombreuil de ne pas se rendre sur la vague espérance qu'inspiraient les cris de quelques soldats.

Beaucoup d'émigrés se percèrent de leurs épées; d'autres se jetèrent dans les flots pour rejoindre les embarcations. Le commodore Waren fit tous ses efforts pour vaincre les obstacles que présentait la mer, et pour sauver le plus grand nombre possible de ces malheureux. Il y en avait une foule qui, en voyant approcher les chaloupes, étaient entrés dans l'eau jusqu'au cou; du rivage on tirait sur leurs têtes. Quelquefois ils s'élançaient sur ces chaloupes déjà surchargées, et ceux qui étaient dedans, craignant d'être submergés, leur coupaient les mains à coups de sabre.

Il faut quitter ces scènes d'horreur, où des malheurs affreux punissaient de grandes fautes. Plus d'une cause avait contribué à empêcher le succès de cette expédition. D'abord, on avait trop présumé de la Bretagne. Un peuple vraiment disposé à s'insurger éclate, comme firent les Vendéens en mai 1793, va chercher des chefs, les supplie, les force de se mettre à sa tête, mais n'attend pas qu'on l'organise, ne souffre pas deux ans d'oppression pour se soulever quand l'oppression est finie. Serait-il dans les meilleures dispositions, un surveillant comme Hoche l'empêcherait de les manifester. Il y avait donc beaucoup d'illusions dans Puisaye. Cependant on aurait pu tirer parti de ce peuple, et trouver dans son sein beaucoup d'hommes disposés à combattre, si une expédition considérable s'était avancée jusqu'à Rennes, et eût chassé devant elle l'armée qui comprimait le pays. Pour cela, il aurait fallu que les chefs des insurgés fussent d'accord avec Puisaye, Puisaye avec l'agence de Paris; que les instructions les plus contraires ne fussent pas envoyées aux chefs des chouans; que les uns ne reçussent pas l'ordre de demeurer immobiles, que les autres ne fussent pas dirigés sur des points opposés à ceux que désignait Puisaye; que les émigrés comprissent mieux la guerre qu'ils allaient faire, et méprisassent un peu moins ces paysans qui se dévouaient à leur cause; il aurait fallu que les Anglais se méfiassent moins de Puisaye, ne lui adjoignissent pas un second chef, lui eussent donné à la fois tous les moyens qu'ils lui destinaient, et tenté cette expédition avec toutes leurs forces réunies; il fallait surtout un grand prince à la tête de l'expédition; il ne le fallait pas même grand, il fallait seulement qu'il fût le premier à mettre le pied sur le rivage. A son aspect, tous les obstacles s'évanouissaient. Cette division des chefs vendéens entre eux, des chefs vendéens avec le chef breton, du chef breton avec les agens de Paris, des chouans avec les émigrés, de l'Espagne avec l'Angleterre, cette division de tous les élémens de l'entreprise cessait à l'instant même. A l'aspect du prince, tout l'enthousiasme de la contrée se réveillait, tout le monde se soumettait à ses ordres, et concourait à l'entreprise. Hoche pouvait être enveloppé, et, malgré ses talens et sa vigueur, il eût été obligé de reculer devant une influence toute-puissante dans ces pays. Sans doute il restait derrière lui ces vaillantes armées qui avaient vaincu l'Europe; mais l'Autriche pouvait les occuper sur le Rhin, et les empêcher de faire de grands détachemens; le gouvernement n'avait plus l'énergie du grand comité, et la révolution eût couru de grands périls. Dépossédée vingt ans plus tôt, ses bienfaits n'auraient pas eu le temps de se consolider; des efforts inouïs, des victoires immortelles, des torrens de sang, tout restait sans fruit pour la France; ou si du moins il n'était pas donné à une poignée de fugitifs de soumettre à leur joug une brave nation, ils auraient mis sa régénération en péril, et quant à eux, ils n'auraient pas perdu leur cause sans la défendre, et ils auraient honoré leur prétention par leur énergie.

Tout fut imputé à Puisaye et à l'Angleterre par les brouillons qui composaient le parti royaliste. Puisaye était, à les entendre, un traître vendu à Pitt pour renouveler les scènes de Toulon. Cependant il était constant que Puisaye avait fait ce qu'il avait pu. Il était absurde de supposer que l'Angleterre ne voulût pas réussir; ses propres précautions à l'égard de Puisaye, le choix qu'elle fit elle-même de d'Hervilly pour empêcher que les corps émigrés ne fussent trop compromis, et enfin le zèle que le commodore Waren mit à sauver les malheureux restés dans la presqu'île, prouvent que, malgré son génie politique, elle n'avait pas médité le crime hideux et lâche qu'on lui attribuait. Justice à tous, même aux implacables ennemis de notre révolution et de notre patrie!

Le commodore Waren alla débarquer à l'île d'Houat les malheureux restes de l'expédition; il attendit là de nouveaux ordres de Londres et l'arrivée du comte d'Artois, qui était abord du Lord Moira, pour savoir ce qu'il faudrait faire. Le désespoir régnait dans cette petite île: les émigrés, les chouans dans la plus grande misère, et atteints d'une maladie contagieuse, se livraient aux récriminations, et accusaient amèrement Puisaye. Le désespoir était bien plus grand encore à Aurai et à Vannes, où avaient été transportés les mille émigrés pris les armes à la main. Hoche, après les avoir vaincus, s'était soustrait à ce spectacle douloureux, pour courir à la poursuite de la bande de Tinténiac, appelée l'armée rouge. Le sort des prisonniers ne le regardait plus: que pouvait-il pour eux? Les lois existaient, il ne pouvait les annuler. Il en référa au comité de salut public et à Tallien. Tallien partit sur-le-champ, et arriva à Paris la veille de l'anniversaire du 9 thermidor. Le lendemain on célébrait, suivant le nouveau mode adopté, une fête dans le sein même de l'assemblée, en commémoration de la chute de Robespierre. Tous les représentans siégeaient en costume; un nombreux orchestre exécutait des airs patriotiques; des choeurs chantaient les hymnes de Chénier. Courtois lut un rapport sur la journée du 9 thermidor. Tallien lut ensuite un autre rapport sur l'affaire de Quiberon. On remarqua chez lui l'intention de se procurer un double triomphe; néanmoins on applaudit vivement ses services de l'année dernière et ceux qu'il venait de rendre dans le moment. Sa présence, en effet, n'avait pas été inutile à Hoche. Il y eut, le même jour, un banquet chez Tallien; les principaux girondins s'y étaient réunis aux thermidoriens; Louvet, Lanjuinais y assistaient. Lanjuinais porta un toast au 9 thermidor, et aux députés courageux qui avaient abattu la tyrannie; Tallien en porta un second aux soixante-treize, aux vingt-deux, aux députés victimes de la terreur; Louvet ajouta ces mots: Et à leur union intime avec les hommes du 9 thermidor.

Ils avaient grand besoin, en effet, de se réunir pour combattre, à efforts communs, les adversaires de toute espèce soulevés contre la république. La joie fut grande, surtout en songeant au danger qu'on aurait couru si l'expédition de l'Ouest avait pu concourir avec celle que le prince de Condé avait préparée vers l'Est.

Il fallait décider du sort des prisonniers. Beaucoup de sollicitations furent adressées aux comités; mais, dans la situation présente, les sauver était impossible. Les républicains disaient que le gouvernement voulait rappeler les émigrés, leur rendre leurs biens, et conséquemment rétablir la royauté; les royalistes, toujours présomptueux, soutenaient la même chose; ils disaient que leurs amis gouvernaient, et ils devenaient d'autant plus audacieux qu'ils espéraient davantage. Témoigner la moindre indulgence dans cette occasion, c'était justifier les craintes des uns, les folles espérances des autres; c'était mettre les républicains au désespoir, et encourager les royalistes aux plus hardies tentatives. Le comité de salut public ordonna l'application des lois, et certes il n'y avait pas de montagnards dans son sein; mais il sentait l'impossibilité de faire autrement. Une commission, réunie à Vannes, fut chargée de distinguer les prisonniers enrôlés malgré eux des véritables émigrés. Ces derniers furent fusillés. Les soldats en firent échapper le plus qu'ils purent. Beaucoup de braves gens périrent; mais ils ne devaient pas être étonnés de leur sort, après avoir porté la guerre dans leur pays, et avoir été pris les armes à la main. Moins menacée par des ennemis de toute espèce, et surtout par leurs propres complices, la république aurait pu leur faire grâce: elle ne le pouvait pas dans les circonstances présentes. M. de Sombreuil, quoique brave officier, céda au moment de la mort à un mouvement peu digne de son courage. Il écrivit une lettre au commodore Waren, où il accusait Puisaye avec la violence du désespoir. Il chargea Hoche de la faire parvenir au commodore. Quoiqu'elle renfermât une assertion fausse, Hoche, respectant la volonté d'un mourant, l'adressa au commodore; mais il répondit par une lettre à l'assertion de Sombreuil, et la démentit: «J'étais, dit-il, à la tête des sept cents grenadiers de Humbert, et j'assure qu'il n'a été fait aucune capitulation.» Tous les contemporains auxquels le caractère du jeune général a été connu l'ont jugé incapable de mentir. Des témoins oculaires confirment d'ailleurs son assertion. La lettre de Sombreuil nuisit singulièrement à l'émigration et à Puisaye, et on l'a trouvée même si peu honorable pour la mémoire de son auteur, qu'on a prétendu que c'étaient les républicains qui l'avaient supposée; imputation tout à fait digne des misérables contes qu'on faisait chez les émigrés.

Pendant que le parti royaliste venait d'essuyer à Quiberon un si rude échec, il s'en préparait un autre pour lui en Espagne. Moncey était rentré de nouveau dans la Biscaye, avait pris Bilbao et Vittoria, et serrait de près Pampelune. Le favori qui gouvernait la cour, après n'avoir pas voulu d'abord d'une ouverture de paix faite par le gouvernement au commencement de la campagne, parce qu'il n'en fut pas l'intermédiaire, se décida à négocier, et envoya à Bâle le chevalier d'Yriarte. La paix fut signée à Bâle avec l'envoyé de la république, Barthélemy, le 24 messidor (12 juillet), au moment même des désastres de Quiberon. Les conditions étaient la restitution de toutes les conquêtes que la France avait faites sur l'Espagne, et en équivalent la cession en notre faveur de la partie espagnole de Saint-Domingue. La France faisait ici de grandes concessions pour un avantage bien illusoire, car Saint-Domingue n'était déjà plus à personne; mais ces concessions étaient dictées par la plus sage politique. La France ne pouvait rien désirer au delà des Pyrénées; elle n'avait aucun intérêt à affaiblir l'Espagne: elle aurait dû, au contraire, s'il eût été possible, rendre à cette puissance les forces qu'elle avait perdues dans une entreprise à contresens des intérêts des deux nations.

Cette paix fut accueillie avec la joie la plus vive par tout ce qui aimait la France et la république. C'était encore une puissance détachée de la coalition, c'était un Bourbon qui reconnaissait la république, et c'étaient deux armées disponibles à transporter sur les Alpes, dans l'Ouest et sur le Rhin. Les royalistes furent au désespoir. Les agens de Paris surtout craignaient qu'on ne divulguât leurs intrigues, ils redoutaient une communication de leurs lettres écrites en Espagne. L'Angleterre y aurait vu tout ce qu'ils disaient d'elle; et, quoique cette puissance fût hautement décriée pour l'affaire de Quiberon, c'était la seule désormais qui pût donner de l'argent: il fallait la ménager, sauf à la tromper ensuite, si c'était possible[4].

Un autre succès non moins important fut remporté par les armées de Jourdan et de Pichegru. Après bien des lenteurs, il avait été enfin décidé qu'on passerait le Rhin. Les armées française et autrichienne se trouvaient en présence sur les deux rives du fleuve, depuis Bâle jusqu'à Dusseldorf. La position défensive des Autrichiens devenait excellente sur le Rhin. Les forteresses de Dusseldorf et d'Ehrenbreitstein couvraient leur droite; Mayence, Manheim, Philisbourg leur centre et leur gauche; le Necker et le Mein, prenant leur source non loin du Danube, et coulant presque parallèlement vers le Rhin, formaient deux importantes lignes de communication entre les états héréditaires, apportaient les subsistances en quantité, et couvraient les deux flancs de l'armée qui voudrait agir concentriquement vers Mayence. Le plan à suivre sur ce champ de bataille est le même pour les Autrichiens et pour les Français: les uns et les autres (de l'avis d'un grand capitaine et d'un célèbre critique) doivent tendre à agir concentriquement entre le Mein et le Necker. Les armées françaises de Jourdan et de Pichegru auraient dû s'efforcer de passer le Rhin vers Mayence, à peu de distance l'une de l'autre, se réunir ensuite dans la vallée du Mein, séparer Clerfayt de Wurmser, et remonter entre le Necker et le Mein, en tâchant de battre alternativement les deux généraux autrichiens. De même les généraux autrichiens devaient chercher à se concentrer pour déboucher par Mayence sur la rive gauche, et tomber ou sur Jourdan ou sur Pichegru. S'ils étaient prévenus, si le Rhin était passé sur un point, ils devaient se concentrer entre le Necker et le Mein, empêcher la réunion des deux armées françaises, et profiter d'un moment pour tomber sur l'une ou sur l'autre. Les généraux autrichiens avaient tout l'avantage pour prendre l'initiative, car ils occupaient Mayence et pouvaient déboucher, quand il leur plairait, sur la rive gauche.

Les Français prirent l'initiative. Après bien des lenteurs, les barques hollandaises étaient enfin arrivées à la hauteur de Dusseldorf, et Jourdan se prépara à franchir le Rhin. Le 20 fructidor (6 septembre), il passa à Eichelcamp, Dusseldorf et Neuwied, par une manoeuvre très hardie; il s'avança par la route de Dusseldorf à Francfort, entre la ligne de la neutralité prussienne et le Rhin, et arriva vers la Lahn le quatrième jour complémentaire (20 septembre). Au même instant, Pichegru avait ordre d'essayer le passage sur le Haut-Rhin, et de sommer Manheim. Cette ville florissante, menacée d'un bombardement, se rendit contre toute attente le quatrième jour complémentaire (20 septembre). Dès cet instant tous les avantages étaient pour les Français. Pichegru, basé sur Manheim, devait y attirer toute son armée, et se joindre à Jourdan dans la vallée du Mein. On pouvait alors séparer les deux généraux autrichiens, et agir concentriquement entre le Mein et le Necker. Il importait surtout de tirer Jourdan de sa position entre la ligne de neutralité et le Rhin, car son armée, n'ayant pas les moyens de transport nécessaires pour ses vivres, et ne pouvant traiter le pays en ennemi, allait bientôt manquer du nécessaire si elle ne marchait pas en avant.

Ainsi, dans ce moment, tout était succès pour la république. Paix avec l'Espagne, destruction de l'expédition faite par l'Angleterre sur les côtes de Bretagne, passage du Rhin, et offensive heureuse en Allemagne, elle avait tous les avantages à la fois. C'était à ses généraux et à son gouvernement à profiter de tant d'événemens heureux.

NOTES:

Le tome V de Puisaye contient la preuve de tout cela.


CHAPITRE XXXI.

MENÉES DU PARTI ROYALISTE DANS LES SECTIONS.—RENTRÉE DES ÉMIGRÉS, PERSÉCUTION DES PATRIOTES.—CONSTITUTION DIRECTORIALE, DITE DE L'AN III, ET DÉCRETS DES 5 ET 13 FRUCTIDOR.—ACCEPTATION DE LA CONSTITUTION ET DES DÉCRETS PAR LES ASSEMBLÉES PRIMAIRES DE LA FRANCE.—RÉVOLTE DES SECTIONS DE PARIS CONTRE LES DÉCRETS DE FRUCTIDOR ET CONTRE LA CONVENTION. JOURNÉE DU 13 VENDÉMIAIRE. DÉFAITE DES SECTIONS INSURGÉES.—CLÔTURE DE LA CONVENTION NATIONALE.


Battu sur les frontières, et abandonné par la cour d'Espagne, sur laquelle il comptait le plus, le parti royaliste fut réduit à intriguer dans l'intérieur; et il faut convenir que, dans le moment, Paris offrait un champ vaste à ses intrigues. L'oeuvre de la constitution avançait; le moment où la convention déposerait ses pouvoirs, où la France se réunirait pour élire de nouveaux représentans, où une assemblée toute neuve remplacerait celle qui avait régné si long-temps, était plus favorable qu'aucun autre aux menées contre-révolutionnaires.

Les passions les plus vives fermentaient dans les sections de Paris. On n'y était pas royaliste, mais on servait le royalisme sans s'en douter. On s'était attaché à combattre les terroristes; on s'était animé par la lutte, on voulait persécuter aussi, et on s'irritait contre la convention, qui ne voulait pas laisser pousser la persécution trop loin. On était toujours prêt à se souvenir que la terreur était sortie de son sein; on lui demandait une constitution et des lois, et la fin de sa longue dictature. La plupart des hommes qui réclamaient tout cela ne songeaient guère aux Bourbons. C'était le riche tiers-état de 89, c'étaient des négocians, des marchands, des propriétaires, des avocats, des écrivains, qui voulaient enfin l'établissement des lois et la jouissance de leurs droits; c'étaient des jeunes gens sincèrement républicains, mais aveuglés par leur ardeur contre le système révolutionnaire; c'étaient beaucoup d'ambitieux, écrivains de journaux ou orateurs de sections, qui, pour prendre aussi leur place, désiraient que la convention se retirât devant eux; les royalistes se cachaient derrière cette masse. On comptait parmi ceux-ci quelques émigrés, quelques prêtres rentrés, quelques créatures de l'ancienne cour, qui avaient perdu des places, et beaucoup d'indifférens et de poltrons qui redoutaient une liberté orageuse. Ces derniers n'allaient pas dans les sections; mais les premiers y étaient assidus, et employaient tous les moyens pour les agiter. L'instruction donnée par les agens royalistes à leurs affidés était de prendre le langage des sectionnaires, de réclamer les mêmes choses, de demander comme eux la punition des terroristes, l'achèvement de la constitution, le procès des députés montagnards; mais à demander tout cela avec plus de violence, de manière à compromettre les sections avec la convention, et à provoquer de nouveaux mouvemens; car tout mouvement était une chance, et pouvait du moins dégoûter d'une république si tumultueuse.

De telles menées n'étaient heureusement possibles qu'à Paris, car c'est toujours la ville de France la plus agitée; c'est celle où l'on discute le plus chaudement sur les intérêts publics, où l'on a le goût et la prétention d'influer sur le gouvernement, et où commence toujours l'opposition. Excepté Lyon, Marseille et Toulon, où l'on s'égorgeait, le reste de la France prenait à ces agitations politiques infiniment moins de part que les sections de Paris.

A tout ce qu'ils disaient ou faisaient dire dans les sections, les intrigans au service du royalisme ajoutaient des pamphlets et des articles de journaux. Ils mentaient ensuite selon leur usage, se donnaient une importance qu'ils n'avaient pas, et écrivaient à l'étranger qu'ils avaient séduit les principaux chefs du gouvernement. C'est avec ces mensonges qu'ils se procuraient de l'argent, et qu'ils venaient d'obtenir quelques mille livres sterling de l'Angleterre. Il est constant néanmoins que, s'ils n'avaient gagné ni Tallien, ni Hoche, comme ils le disaient, ils avaient réussi pourtant auprès de quelques conventionnels, deux ou trois, peut-être. On nommait Rovère et Saladin, deux fougueux révolutionnaires, devenus maintenant de fougueux réacteurs. On croit aussi qu'ils avaient touché, par des moyens plus délicats, quelques-uns de ces députés d'opinion moyenne, qui se sentaient quelque penchant pour une monarchie représentative, c'est-à-dire pour un Bourbon, soi-disant lié par des lois à l'anglaise. A Pichegru, on avait offert un château, des canons et de l'argent; à quelques législateurs ou membres des comités, on avait pu dire: «La France est trop grande pour être république; elle serait bien plus heureuse avec un roi, des ministres responsables, des pairs héréditaires et des députés.» Cette idée, sans être suggérée, devait naturellement venir à plus d'un personnage, surtout à ceux qui étaient propres à remplir les fonctions de députés ou de pairs héréditaires. On regardait alors comme royalistes secrets MM. Lanjuinais et Boissy-d'Anglas, Henri Larivière, Lesage (d'Eure-et-Loir).

On voit que les moyens de l'agence n'étaient pas très-puissans; mais ils suffisaient pour troubler la tranquillité publique, pour inquiéter les esprits, pour rappeler surtout à la mémoire des Français, ces Bourbons, les seuls ennemis qu'eut encore la république, et que ses armes n'eussent pu vaincre, car on ne détruit pas les souvenirs avec des baïonnettes.

Parmi les soixante-treize, il y avait plus d'un monarchien; mais en général ils étaient républicains; les girondins l'étaient tous, ou presque tous. Cependant les journaux de la contre-révolution les louaient avec affectation, et avaient ainsi réussi à les rendre suspects aux thermidoriens. Pour se défendre de ces éloges, les soixante-treize et les vingt-deux protestaient de leur attachement à la république; car personne alors n'eût osé parler froidement de cette république. Quelle affreuse contradiction, en effet, si on ne l'eût pas aimée, que d'avoir sacrifié tant de trésors, tant de sang à son établissement! que d'avoir immolé des milliers de Français soit dans la guerre civile, soit dans la guerre étrangère! Il fallait donc bien l'aimer, ou du moins le dire! Cependant, malgré ces protestations, les thermidoriens étaient en défiance; ils ne comptaient que sur M. Daunou, dont on connaissait la probité et les principes sévères, et sur Louvet, dont l'âme ardente était restée républicaine. Celui-ci, en effet, après avoir perdu tant d'illustres amis, couru tant de dangers, ne comprenait pas que ce pût être en vain; il ne comprenait pas que tant de belles vies eussent été détruites pour aboutir à la royauté; il s'était tout à fait rattaché aux thermidoriens. Les thermidoriens se rattachaient eux-mêmes de jour en jour aux montagnards, à cette masse de républicains inébranlables, dont ils avaient sacrifié un assez grand nombre.

Ils voulaient provoquer d'abord des mesures contre la rentrée des émigrés, qui continuaient de reparaître en foule, les uns avec de faux passeports et sous des noms supposés, les autres sous le prétexte de venir demander leur radiation. Presque tous présentaient de faux certificats de résidence, disaient n'être pas sortis de France, et s'être seulement cachés, ou n'avoir été poursuivis qu'à l'occasion des événemens du 31 mai. Sous le prétexte de solliciter auprès du comité de sûreté générale, ils remplissaient Paris, et quelques-uns contribuaient aux agitations des sections. Parmi les personnages les plus marquans rentrés à Paris, était madame de Staël, qui venait de reparaître en France à la suite de son mari, ambassadeur de Suède. Elle avait ouvert son salon, où elle satisfaisait le besoin de déployer ses facultés brillantes. Une république était loin de déplaire à la hardiesse de son esprit, mais elle ne l'eût acceptée qu'à condition d'y voir briller ses amis proscrits, à condition de n'y plus voir ces révolutionnaires qui passaient sans doute pour des hommes énergiques, mais grossiers et dépourvus d'esprit. On voulait bien en effet recevoir de leurs mains la république sauvée, mais en les excluant bien vite de la tribune et du gouvernement. Des étrangers de distinction, tous les ambassadeurs des puissances, les gens de lettres les plus renommés par leur esprit, se réunissaient chez madame de Staël. Ce n'était plus le salon de madame Tallien, c'était le sien qui maintenant attirait toute l'attention, et on pouvait mesurer par là le changement que la société française avait subi depuis six mois. On disait que madame de Staël intercédait pour des émigrés; on prétendait qu'elle voulait faire rappeler Narbonne, Jaucourt et plusieurs autres. Legendre la dénonça formellement à la tribune. On se plaignit dans les journaux, de l'influence que voulaient exercer les coteries formées autour des ambassadeurs étrangers, enfin on demanda la suspension des radiations. Les thermidoriens firent décréter de plus, que tout émigré rentré pour demander sa radiation, serait tenu de retourner dans sa commune, et d'y attendre la décision du comité de sûreté générale[5]. On espérait, par ce moyen, délivrer la capitale d'une foule d'intrigans qui contribuaient à l'agiter.

Les thermidoriens voulaient en même temps arrêter les persécutions dont les patriotes étaient l'objet; ils avaient fait élargir par le comité de sûreté générale, Pache, Bourbotte, le fameux Héron, et un grand nombre d'autres. Il faut convenir qu'ils auraient pu mieux choisir que ce dernier pour rendre justice aux patriotes. Des sections avaient déjà fait des pétitions, comme on l'a vu, au sujet de ces élargissemens; elles en firent de nouvelles. Les comités répondirent qu'il faudrait enfin juger les patriotes renfermés, et ne pas les détenir plus long-temps s'ils étaient innocens. Proposer leur jugement, c'était proposer leur élargissement, car leurs délits étaient pour la plupart de ces délits politiques, insaisissables de leur nature. Excepté quelques membres des comités révolutionnaires, signalés par des excès atroces, la plupart ne pouvaient être légalement condamnés. Plusieurs sections vinrent demander qu'on leur accordât quelques jours de permanence, pour motiver l'arrestation et le désarmement de ceux qu'elles avaient enfermés; elles dirent que dans le premier moment elles n'avaient pu ni rechercher les preuves, ni donner des motifs; mais elles offraient de les fournir. On n'écouta pas ces propositions, qui cachaient le désir de s'assembler et d'obtenir la permanence; et on demanda aux comités un projet pour mettre en jugement les patriotes détenus.

Une violente dispute s'éleva sur ce projet. Les uns voulaient envoyer les patriotes par devant les tribunaux des départemens; les autres, se défiant des passions locales, s'opposaient à ce mode de jugement, et voulaient qu'on choisît dans la convention une commission de douze membres, pour faire le triage des détenus, pour élargir ceux contre lesquels ne s'élevaient pas des charges suffisantes, et traduire les autres devant les tribunaux criminels. Ils disaient que cette commission, étrangère aux haines qui fermentaient dans les départemens, ferait meilleure justice, et ne confondrait pas les patriotes compromis par l'ardeur de leur zèle, avec les hommes coupables qui avaient pris part aux cruautés de la tyrannie décemvirale. Tous les ennemis opiniâtres des patriotes se soulevèrent à l'idée de cette commission, qui allait agir comme le comité de sûreté générale renouvelé après le 9 thermidor, c'est-à-dire élargir en masse. Ils demandèrent comment cette commission de douze membres pourrait juger vingt ou vingt-cinq mille affaires. On répondit tout simplement qu'elle ferait comme le comité de sûreté générale, qui en avait jugé quatre-vingt ou cent mille, lors de l'ouverture des prisons. Mais c'était justement de cette manière de juger qu'on ne voulait pas. Après plusieurs jours de débats, entremêlés de pétitions plus hardies les unes que les autres, on décida enfin que les patriotes seraient jugés par les tribunaux des départemens, et on renvoya le décret aux comités pour en modifier certaines dispositions secondaires. Il fallut consentir aussi à la continuation du rapport sur les députés compromis dans leurs missions. On décréta d'arrestation[6] Lequinio, Lanot, Lefiot, Dupin, Bô, Piorry, Maxieu, Chaudron-Rousseau, Laplanche, Fouché; et on commença le procès de Lebon. Dans cet instant, la convention avait autant de ses membres en prison qu'au temps de la terreur. Ainsi les partisans de la clémence n'avaient rien à regretter, et avaient rendu le mal pour le mal.

La constitution avait été présentée par la commission des onze; elle fut discutée pendant les trois mois de messidor, thermidor et fructidor an III, et fut successivement décrétée avec peu de changemens. Ses auteurs étaient Lesage, Daunou, Boissy-d'Anglas, Creuzé-Latouche, Berlier, Louvet, Larévellière-Lépeaux, Lanjuinais, Durand-Maillane, Baudin (des Ardennes) et Thibaudeau. Sieyès n'avait pas voulu faire partie de cette commission; car en fait de constitution, il était encore plus absolu que sur tout le reste. Les constitutions étaient l'objet des réflexions de toute sa vie; elles étaient sa vocation particulière. Il en avait une toute prête dans sa tête; et il n'était pas homme à en faire le sacrifice. Il vint la proposer en son nom et sans l'intermédiaire de la commission. L'assemblée, par égard pour son génie, voulut bien l'écouter, mais n'adopta pas son projet. On la verra reparaître plus tard, et il sera temps alors de faire connaître cette conception, remarquable dans l'histoire de l'esprit humain. Celle qui fut adoptée était analogue aux progrès qu'avaient faits les esprits. En 91, on était à la fois si novice et si bienveillant, qu'on n'avait pas pu concevoir l'existence d'un corps aristocratique contrôlant les volontés de la représentation nationale, et on avait cependant admis, conservé avec respect, et presque avec amour, le pouvoir royal. Pourtant, en y réfléchissant mieux, on aurait vu qu'un corps aristocratique est de tous les pays, et même qu'il convient plus particulièrement aux républiques; qu'un grand état se passe très-bien d'un roi, mais jamais d'un sénat. En 1795, on venait de voir à quels désordres est exposée une assemblée unique, on consentit à l'établissement d'un corps législatif partagé en deux assemblées. On était alors moins irrité contre l'aristocratie que contre la royauté, parce qu'en effet on redoutait davantage la dernière. Aussi mit-on plus de soin à s'en défendre dans la composition d'un pouvoir exécutif. Il y avait dans la commission un parti monarchique, composé de Lesage, Lanjuinais, Durand-Maillane et Boissy-d'Anglas. Ce parti proposait un président; on n'en voulut pas. «Peut-être un jour, dit Louvet, on vous nommerait un Bourbon.» Baudin (des Ardennes) et Daunou proposaient deux consuls; d'autres en demandaient trois. On préféra cinq directeurs délibérant à la majorité. On ne donna à ce pouvoir exécutif aucun des attributs essentiels de la royauté, comme l'inviolabilité, la sanction des lois, le pouvoir judiciaire, le droit de paix et de guerre. Il avait la simple inviolabilité des députés, la promulgation et l'exécution des lois, la direction, mais non le vote de la guerre, la négociation, mais non la ratification des traités.

Telles furent les bases sur lesquelles reposa la constitution directoriale. En conséquence on décréta:

Un conseil, dit des Cinq-Cents, composé de cinq cents membres, âgés de trente ans au moins, ayant seuls la proposition des lois, se renouvelant par tiers tous les ans;

Un conseil, dit des Anciens, composé de deux cent cinquante membres, âgés de quarante ans au moins, tous ou veufs ou mariés, ayant la sanction des lois, se renouvelant aussi par tiers;

Enfin un directoire exécutif, composé de cinq membres, délibérant à la majorité, se renouvelant tous les ans par cinquième, ayant des ministres responsables, promulgant les lois et les faisant exécuter, ayant la disposition des forces de terre et de mer, les relations extérieures, la faculté de repousser les premières hostilités, mais ne pouvant faire la guerre sans le consentement du corps législatif; négociant les traités et les soumettant à la ratification du corps législatif, sauf les articles secrets qu'il avait la faculté de stipuler s'ils n'étaient pas destructifs des articles patens.

Tous ces pouvoirs étaient nommés de la manière suivante:

Tous les citoyens âgés de vingt-un ans se réunissaient de droit en assemblée primaire tous les premiers du mois de prairial, et nommaient des assemblées électorales. Ces assemblées électorales se réunissaient tous les 20 de prairial, et nommaient les deux conseils. Les deux conseils nommaient le directoire. On avait pensé que le pouvoir exécutif, étant nommé par le pouvoir législatif, en serait plus dépendant; on fut déterminé aussi par une raison tirée des circonstances. La république n'étant pas encore dans les habitudes de la France, et étant plutôt une opinion des hommes éclairés ou compromis dans la révolution qu'un sentiment général, on ne voulut pas confier la composition du pouvoir exécutif aux masses. On pensait donc que, dans les premières années surtout, les auteurs de la révolution, devant dominer naturellement dans le corps législatif, choisiraient des directeurs capables de défendre leur ouvrage.

Le pouvoir judiciaire fut confié à des juges électifs. On institua des juges de paix. On établit un tribunal civil par département, jugeant en première instance les causes du département, et en appel celles des départemens voisins. On ajouta une cour criminelle composée de cinq membres et d'un jury.

On n'admit point d'assemblées communales, mais des administrations municipales et départementales composées de trois ou cinq membres et davantage, suivant la population; elles devaient être formées par la voie d'élection. L'expérience fit adopter des dispositions accessoires et d'une grande importance. Ainsi le corps législatif désignait lui-même sa résidence, et pouvait se transporter dans la commune qu'il lui plaisait de choisir. Aucune loi ne pouvait être discutée sans trois lectures préalables, à moins qu'elle ne fût qualifiée de mesure d'urgence, et reconnue telle par le conseil des anciens. C'était un moyen de prévenir ces résolutions si rapides et si tôt rapportées, que la convention avait prises si souvent. Enfin, toute société se qualifiant de populaire, tenant des séances publiques, ayant un bureau, des tribunes, des affiliations, était interdite. La presse était entièrement libre. Les émigrés étaient expulsés à jamais du territoire de la république; les biens nationaux irrévocablement acquis aux acheteurs. Tous les cultes furent déclarés libres, quoique non reconnus, ni salariés par l'état.

Telle fut la constitution par laquelle on espérait maintenir la France en république. Il se présentait une question importante: la constituante, par ostentation de désintéressement, s'était exclue du corps législatif qui la remplaça; la convention ferait-elle de même? Il faut en convenir, une pareille détermination eût été une grande imprudence. Chez un peuple mobile, qui, après avoir vécu quatorze siècles sous la monarchie, l'avait renversée dans un moment d'enthousiasme, la république n'était pas tellement dans les moeurs, qu'on pût en abandonner l'établissement au seul cours des choses. La révolution ne pouvait être bien défendue que par ses auteurs. La convention était composée en grande partie de constituants et de membres de la législative; elle réunissait les hommes qui avaient aboli l'ancienne constitution féodale le 14 juillet et le 4 août 1789, qui avaient renversé le trône au 10 août, qui avaient, le 21 janvier, immolé le chef de la dynastie des Bourbons, et qui, pendant trois ans, avaient fait contre l'Europe des efforts inouis pour soutenir leur ouvrage; eux seuls étaient capables de bien défendre la révolution, consacrée dans la constitution directoriale. Aussi, ne se targuant pas d'un vain désintéressement, ils décrétèrent, le 5 fructidor (22 août), que le nouveau corps législatif se composerait des deux tiers de la convention, et qu'il ne serait nommé qu'un nouveau tiers. La question était de savoir si la convention désignerait elle-même les deux tiers à conserver, ou si elle laisserait ce soin aux assemblées électorales. Après une dispute épouvantable, il fut convenu, le 13 fructidor (30 août), que les assemblées électorales seraient chargées de ce choix. On décida que les assemblées primaires se réuniraient le 20 fructidor (6 septembre) pour accepter la constitution et les deux décrets des 5 et 13 fructidor. On décréta, en outre, qu'après avoir émis leur vote sur la constitution et les décrets, les assemblées primaires se réuniraient de nouveau, et feraient actuellement, c'est-à-dire en l'an III (1795), les élections du 1er prairial de l'année suivante. La convention annonçait par là qu'elle allait déposer la dictature, et mettre la constitution en activité. Elle décréta aussi que les armées, quoique privées ordinairement du droit de délibérer, se réuniraient cependant sur le champ de bataille qu'elles occuperaient dans le moment, pour voter la constitution. Il fallait, disait-on, que ceux qui devaient la défendre pussent la consentir. C'était intéresser les armées à la révolution par leur vote même.

A peine ces résolutions furent-elles prises, que les ennemis si nombreux et si divers de la convention s'en montrèrent désolés. Peu importait la constitution à la plupart d'entre eux. Toute constitution leur convenait, pourvu qu'elle donnât lieu à un renouvellement général de tous les membres du gouvernement. Les royalistes voulaient ce renouvellement pour amener du trouble, pour réunir le plus grand nombre possible d'hommes de leur choix, et pour se servir de la république même au profit de la royauté; ils le voulaient surtout pour écarter les conventionnels, si intéressés à combattre la contre-révolution, et pour appeler des hommes nouveaux, inexpérimentés, non compromis, et plus aisés à séduire. Beaucoup de gens de lettres, d'écrivains, d'hommes inconnus, empressés de s'élancer dans la carrière politique, non par esprit de contre-révolution, mais par ambition personnelle, désiraient aussi ce renouvellement complet, pour avoir un plus grand nombre de places à occuper. Les uns et les autres se répandirent dans les sections, et les excitèrent contre les décrets. La convention, disaient-ils, voulait se perpétuer au pouvoir; elle parlait des droits du peuple, et cependant elle en ajournait indéfiniment l'exercice; elle lui commandait ses choix, elle ne lui permettait pas de préférer les hommes qui étaient restés purs de crimes; elle voulait conserver forcément une majorité composée d'hommes qui avaient couvert la France d'échafauds. Ainsi, ajoutaient-ils, la nouvelle législature ne serait pas purgée de tous les terroristes; ainsi la France ne serait pas entièrement rassurée sur son avenir, et n'aurait pas la certitude de ne jamais voir renaître un régime affreux. Ces déclamations agissaient sur un grand nombre d'esprits: toute la bourgeoisie des sections, qui voulait bien les nouvelles institutions telles qu'on les lui donnait, mais qui avait une peur excessive du retour de la terreur; des hommes sincères, mais irréfléchis, qui rêvaient une république sans tache, et qui souhaitaient placer au pouvoir une génération nouvelle et pure; des jeunes gens, épris de ces mêmes chimères, beaucoup d'imaginations avides de nouveauté, voyaient avec le plus vif regret la convention se perpétuer ainsi pendant deux ou trois ans. La cohue des journalistes se souleva. Une foule d'hommes, qui avaient rang dans la littérature, ou qui avaient figuré dans les anciennes assemblées, parurent aux tribunes des sections. MM. Suard, Morellet, Lacretelle jeune, Fiévée, Vaublaric, Pastoret, Dupont de Nemours, Quatremère de Quincy, Delalot, le fougueux converti La Harpe, le général Miranda, échappé des prisons où l'avait fait enfermer sa conduite à Nerwinde, l'espagnol Marchenna, soustrait à la proscription de ses amis les girondins, le chef de l'agence royaliste Lemaître, se signalèrent par des pamphlets ou des discours véhémens dans les sections: le déchaînement fut universel.

Le plan à suivre était tout simple, c'était d'accepter la constitution et de rejeter les décrets. C'est ce qu'on proposa de faire à Paris, et ce qu'on engagea toutes les sections de la France à faire aussi. Mais les intrigans qui agitaient les sections, et qui voulaient pousser l'opposition jusqu'à l'insurrection, désiraient un plan plus étendu. Ils voulaient que les assemblées primaires, après avoir accepté la constitution et rejeté les décrets des 5 et 13 fructidor, se constituassent en permanence; qu'elles déclarassent les pouvoirs de la convention expirés, et les assemblées électorales libres de choisir leurs députés partout où il leur plairait de les prendre; enfin, qu'elles ne consentissent à se séparer qu'après l'installation du nouveau corps législatif. Les agens de Lemaître firent parvenir ce plan dans les environs de Paris; ils écrivirent en Normandie, où l'on intriguait beaucoup pour le régime de 91; en Bretagne, dans la Gironde, partout où ils avaient des relations. L'une de leurs lettres fut saisie, et publiée à la tribune. La convention vit sans effroi les préparatifs qu'on faisait contre elle, et attendit avec calme la décision des assemblées primaires de toute la France, certaine que la majorité se prononcerait en sa faveur. Cependant, soupçonnant l'intention d'une nouvelle journée, elle fit avancer quelques troupes, et les réunit dans le camp des Sablons, sous Paris.

La section Lepelletier, autrefois Saint-Thomas, ne pouvait manquer de se distinguer ici; elle vint, avec celles du Mail, de la Butte-des-Moulins, des Champs-Elysées, du Théâtre-Français (l'Odéon), adresser des pétitions à l'assemblée. Elles s'accordaient toutes à demander si les Parisiens avaient démérité, si on se défiait d'eux, puisqu'on appelait des troupes; elles se plaignaient de la prétendue violence faite à leurs choix, et se servaient de ces expressions insolentes: «Méritez nos choix, et ne les commandez pas.» La convention répondit d'une manière ferme à toutes ces adresses, et se borna à dire qu'elle attendait avec respect la manifestation de la volonté nationale, qu'elle s'y soumettrait dès qu'elle serait connue, et qu'elle obligerait tout le monde à s'y soumettre.

Ce qu'on voulait surtout, c'était établir un point central pour communiquer avec toutes les sections, pour leur donner une impulsion commune, et pour organiser ainsi la révolte. On avait eu assez d'exemples sous les yeux, pour savoir que c'était là le premier besoin. La section Lepelletier s'institua centre; elle avait droit à cet honneur, car elle avait toujours été la plus ardente. Elle commença par publier un acte de garantie aussi maladroit qu'inutile. Les pouvoirs du corps constituant, disait-elle, cessaient en présence du peuple souverain; les assemblées primaires représentaient le peuple souverain; elles avaient le droit d'exprimer une opinion quelconque sur la constitution et sur les décrets; elles étaient sous la sauvegarde les unes des autres; elles se devaient la garantie réciproque de leur indépendance. Personne ne niait cela, sauf une modification qu'il fallait ajouter à ces maximes; c'est que le corps constituant conservait ses pouvoirs jusqu'à ce que la décision de la majorité fût connue. Du reste, ces vaines généralités n'étaient qu'un moyen pour arriver à une autre mesure. La section Lepelletier proposa aux quarante-huit sections de Paris de désigner chacune un commissaire, pour exprimer les sentimens des citoyens de la capitale sur la constitution et les décrets. Ici commençait l'infraction aux lois; car il était défendu aux assemblées primaires de communiquer entre elles, de s'envoyer des commissaires ou des adresses. La convention cassa l'arrêté, et déclara qu'elle considérerait son exécution comme un attentat à la sûreté publique.

Les sections n'étant pas encore assez enhardies cédèrent, et se mirent à recueillir les votes sur la constitution et les décrets. Elles commencèrent par chasser, sans aucune forme légale, les patriotes qui venaient voter dans leur sein. Dans les unes, on les mit tout simplement à la porte de la salle; dans les autres, on leur signifia, par des placards, qu'ils eussent à rester chez eux, car s'ils paraissaient à la section on les en chasserait ignominieusement. Les individus privés ainsi d'exercer leurs droits étaient fort nombreux; ils accoururent à la convention pour réclamer contre la violence qui leur était faite. La convention désapprouva la conduite des sections, mais refusa d'intervenir, pour ne point paraître recruter des votes, et pour que l'abus même prouvât la liberté de la délibération. Les patriotes, chassés de leurs sections, s'étaient réfugiés dans les tribunes de la convention; ils les occupaient en grand nombre, et tous les jours ils demandaient aux comités de leur rendre leurs armes, assurant qu'ils étaient prêts à les employer à la défense de la république.

Toutes les sections de Paris, excepté celle des Quinze-Vingts, acceptèrent la constitution, et rejetèrent les décrets. Il n'en fut point de même dans le reste de la France. L'opposition, comme il arrive toujours, était moins ardente dans les provinces que dans la capitale. Les royalistes, les intrigans, les ambitieux, qui avaient intérêt à presser le renouvellement du corps législatif et du gouvernement, n'étaient nombreux qu'à Paris; aussi, dans les provinces, les assemblées furent-elles calmes, quoique parfaitement libres; elles adoptèrent la constitution à la presque unanimité, et les décrets à une grande majorité. Quant aux armées, elles reçurent la constitution avec enthousiasme dans la Bretagne et la Vendée, aux Alpes et sur le Rhin. Les camps, changés en assemblées primaires, retentirent d'acclamations. Ils étaient pleins d'hommes dévoués à la révolution, et qui lui étaient attachés par les sacrifices mêmes qu'ils avaient faits pour elle. Ce déchaînement qu'on montrait à Paris contre le gouvernement révolutionnaire était tout à fait inconnu dans les armées. Les réquisitionnaires de 1793, dont elles étaient remplies, conservaient le plus grand souvenir de ce fameux comité, qui les avait bien mieux conduits et nourris que le nouveau gouvernement. Arrachés à la vie privée, habitués à braver les fatigues et la mort, nourris de gloire et d'illusions, ils avaient encore cet enthousiasme qui, dans l'intérieur de la France, commençait à se dissiper; ils étaient fiers de se dire soldats d'une république défendue par eux contre tous les rois de l'Europe, et qui, en quelque sorte, était leur ouvrage. Ils juraient avec sincérité de ne pas la laisser périr. L'armée de Sambre-et-Meuse, que commandait Jourdan, partageait les nobles sentimens de son brave chef. C'était elle qui avait vaincu à Watignies et débloqué Maubeuge; c'était elle qui avait vaincu à Fleurus et donné la Belgique à la France; c'était elle enfin, qui, par les victoires de l'Ourthe et de la Roër, venait de lui assurer la ligne du Rhin. Cette armée, qui avait le mieux mérité de la république, lui était aussi le plus attachée. Elle venait de passer le Rhin; elle s'arrêta sur le champ de bataille, et on vit soixante mille hommes accepter à la fois la nouvelle constitution républicaine.

Ces nouvelles, arrivant successivement à Paris, réjouissaient la convention et attristaient fort les sectionnaires. Chaque jour, ils venaient présenter des adresses, où ils déclaraient le vote de leur assemblée, et annonçaient avec une joie insultante que la constitution était acceptée et les décrets rejetés. Les patriotes amassés dans les tribunes murmuraient; mais dans le même instant on lisait des procès-verbaux envoyés des départemens, qui, presque tous, annonçaient l'acceptation et de la constitution et des décrets. Alors les patriotes éclataient en applaudissemens furibonds, et narguaient de leurs éclats de joie les pétitionnaires des sections assis à la barre. Les derniers jours de fructidor se passèrent en scènes de ce genre. Enfin le 1er vendémiaire de l'an IV (23 septembre 1795), le résultat général des votes fut proclamé.

La constitution était acceptée à la presque unanimité des votans, et les décrets à une immense majorité. Quelques mille voix cependant s'étaient prononcées contre les décrets, et ça et là quelques-unes avaient osé demander un roi: c'était une preuve suffisante que la plus parfaite liberté avait régné dans les assemblées primaires. Ce même jour, la constitution et les décrets furent solennellement déclarés par la convention lois de l'état. Cette déclaration fut suivie d'applaudissemens prolongés. La convention décréta ensuite que les assemblées primaires qui n'avaient pas encore nommé leurs électeurs, devraient achever cette nomination avant le 10 vendémiaire (2 octobre); que les assemblées électorales se formeraient le 20, et devraient finir leurs opérations au plus tard le 29 (21 octobre); qu'enfin le nouveau corps législatif se réunirait le 15 brumaire (6 novembre).

Cette nouvelle fut un coup de foudre pour les sectionnaires. Ils avaient espéré jusqu'au dernier moment que la France donnerait un vote semblable à celui de Paris, et qu'ils seraient délivrés de ce qu'ils appelaient les deux tiers; mais le dernier décret ne leur permettait plus aucun espoir. Affectant de ne pas croire à une loyale supputation des votes, ils envoyèrent des commissaires au comité des décrets, pour vérifier les procès-verbaux. Cette injurieuse démarche ne fut point mal accueillie. On consentit à leur montrer les procès-verbaux et à leur laisser faire le compte des votes; ils le trouvèrent exact. Dès lors ils n'eurent plus même cette malheureuse objection d'une erreur de calcul ou d'un mensonge; il ne leur resta plus que l'insurrection. Mais c'était un parti violent, et il n'était pas aisé de s'y résoudre. Les ambitieux qui désiraient éloigner les hommes de la révolution, pour prendre leur place dans le gouvernement républicain; les jeunes gens qui voulaient étaler leur courage, et qui avaient même servi pour la plupart; les royalistes enfin qui n'avaient d'autre ressource qu'une attaque de vive force, pouvaient s'exposer volontiers à la chance d'un combat; mais cette masse d'hommes paisibles, entraînés à figurer dans les sections par peur des terroristes plutôt que par courage politique, n'étaient pas faciles à décider. D'abord l'insurrection ne convenait pas à leurs principes; comment, en effet, des ennemis de l'anarchie pouvaient-ils attaquer le pouvoir établi et reconnu? Les partis, il est vrai, craignent peu les contradictions: mais comment des bourgeois, qui n'étaient jamais sortis de leurs comptoirs ou de leurs maisons, oseraient-ils attaquer des troupes de ligne, armées de canons? Cependant les intrigans royalistes, les ambitieux, se jetèrent dans les sections, parlèrent d'intérêt public et d'honneur; ils dirent qu'il n'y avait pas de sûreté à être gouverné encore par des conventionnels; qu'on resterait toujours exposé au terrorisme, que du reste il était honteux de reculer et de se laisser soumettre. On s'adressa à la vanité. Les jeunes gens qui revenaient des armées firent grand bruit, entraînèrent les timides, les empêchèrent de manifester leurs craintes, et tout se prépara pour un coup d'éclat. Des groupes de jeunes gens parcouraient les rues en criant: A bas les deux tiers! Lorsque les soldats de la convention voulaient les disperser et les empêcher de proférer des cris séditieux, ils ripostaient à coups de fusil. Il y eut différentes émeutes, le plusieurs coups de feu au milieu même du Palais-Royal.

Lemaître et ses collègues, voyant le succès de leurs projets, avaient fait venir à Paris plusieurs chefs de chouans et un certain nombre d'émigrés; ils les tenaient cachés, et n'attendaient que le premier signal pour les faire paraître. Ils avaient réussi à provoquer des mouvemens à Orléans, à Chartres, à Dreux, à Verneuil et à Nonancourt. A Chartres, un représentant, Letellier, n'ayant pu empêcher une émeute, s'était brûlé la cervelle. Quoique ces mouvemens eussent été réprimés, un succès à Paris pouvait entraîner un mouvement général. Rien ne fut oublié pour le fomenter, et bientôt le succès des conspirateurs parut complet.

Le projet de l'insurrection n'était pas encore résolu; mais les honnêtes bourgeois de Paris se laissaient peu à peu entraîner par des jeunes gens et des intrigans. Bientôt ils allaient, de bravades en bravades, se trouver engagés irrévocablement. La section Lepelletier était toujours la plus agitée. Ce qu'il fallait, avant de songer à aucune tentative, c'était, comme nous l'avons dit, établir une direction centrale. On en cherchait depuis longtemps le moyen. On pensa que l'assemblée des électeurs, nommée par toutes les assemblées primaires de Paris, pourrait devenir cette autorité centrale; mais, d'après le dernier décret, cette assemblée ne devait pas se réunir avant le 20; et on ne voulait pas attendre aussi longtemps. La section Lepelletier imagina alors un arrêté, fondé sur un motif assez singulier. La constitution, disait-elle, ne mettait que vingt jours d'intervalle entre la réunion des assemblées primaires et celle des assemblées électorales. Les assemblées primaires s'étaient réunies cette fois le 20 fructidor, les assemblées électorales devaient donc se réunir le 10 vendémiaire. La convention n'avait fixé cette réunion que pour le 20; mais c'était évidemment pour retarder encore la mise en activité de la constitution et le partage du pouvoir avec le nouveau tiers. En conséquence, pour sauvegarder les droits de citoyens, la section Lepelletier arrêtait que les électeurs déjà nommés se réuniraient sur-le-champ; elle communiqua l'arrêté aux autres sections pour le leur faire approuver. Il le fut par plusieurs d'entre elles. La réunion fut fixée pour le 11, au Théâtre-Français (salle de l'Odéon).

Le 11 vendémiaire (3 octobre), une partie des électeurs se rassembla dans la salle du théâtre, sous la protection de quelques bataillons de la garde nationale. Une multitude de curieux accoururent sur la place de l'Odéon, et formèrent bientôt un rassemblement considérable. Les comités de sûreté générale et de salut public, les trois représentans qui depuis le 4 prairial avaient conservé la direction de la force armée, étaient toujours réunis dans les occasions importantes. Ils coururent à la convention lui dénoncer cette première démarche, qui dénotait évidemment un projet d'insurrection. La convention était assemblée pour célébrer une fête funèbre dans la salle de ses séances, en l'honneur des malheureux girondins. On voulait remettre la fête; Tallien s'y opposa; il dit qu'il ne serait pas digne de l'assemblée de l'interrompre, et qu'elle devait vaquer à ses travaux accoutumés, au milieu de tous les périls. On rendit un décret portant l'ordre de se séparer, à toute réunion d'électeurs, formée ou d'une manière illégale, ou avant le terme prescrit, ou pour un objet étranger à ses fonctions électorales. Pour ouvrir une issue à ceux qui auraient envie de reculer, on ajouta au décret que tous ceux qui, entraînés à des démarches illégales, rentreraient immédiatement dans le devoir, seraient exempts de poursuites. Sur-le-champ des officiers de police, escortés seulement de six dragons, furent envoyés sur la place de l'Odéon pour faire la proclamation du décret. Les comités voulaient autant que possible éviter l'emploi de la force. La foule s'était augmentée à l'Odéon, surtout vers la nuit. L'intérieur du théâtre était mal éclairé; une multitude de sectionnaires occupaient les loges; ceux qui prenaient une part active à l'événement se promenaient sur le théâtre avec agitation. On n'osait rien délibérer, rien décider. En apprenant l'arrivée des officiers de police chargés de lire le décret, on courut sur la place de l'Odéon. Déjà la foule les avait entourés; on se précipita sur eux, on éteignit les torches qu'ils portaient, et on obligea les dragons à s'enfuir. On rentra alors dans la salle du théâtre, en s'applaudissant de ce succès; on fit des discours, on se promit avec serment de résister à la tyrannie; mais aucune mesure ne fut prise pour appuyer la démarche décisive qu'on venait de faire. La nuit s'avançait: beaucoup de curieux et de sectionnaires se retiraient; la salle commença à se dégarnir, et finit par être abandonnée tout à fait à l'approche de la force armée, qui arriva bientôt. En effet, les comités avaient ordonné au général Menou, nommé, depuis le 4 prairial, général de l'armée de l'intérieur, de faire avancer une colonne du camp des Sablons. La colonne arriva avec deux pièces de canon, et ne trouva plus personne ni sur la place, ni dans la salle de l'Odéon.

Cette scène, quoique sans résultat, causa néanmoins une grande émotion. Les sectionnaires venaient d'essayer leurs forces, et avaient pris quelque courage, comme il arrive toujours après une première incartade. La convention et ses partisans avaient vu avec effroi les événemens de cette journée, et, plus prompts à croire aux résolutions de leurs adversaires, que leurs adversaires à les former, ils n'avaient plus douté de l'insurrection. Les patriotes, mécontens de la convention, qui les avait si rudement traités, mais pleins de leur ardeur accoutumée, sentirent qu'il fallait immoler leurs ressentimens à leur cause; et, dans la nuit même, ils accoururent en foule auprès des comités pour offrir leurs bras et demander des armes. Les uns étaient sortis la veille des prisons, les autres venaient d'être exclus des assemblées primaires: tous avaient les plus grands motifs de zèle. A eux se joignaient une foule d'officiers, rayés des rôles de l'armée par le réacteur Aubry. Les thermidoriens, dominant toujours dans les comités, et entièrement revenus à la Montagne, n'hésitèrent pas à accueillir les offres des patriotes, et leur avis fut appuyé par plus d'un girondin. Louvet, dans des réunions qui avaient lieu chez un ami commun des girondins et des thermidoriens, avait déjà proposé de réarmer les faubourgs, de rouvrir même les jacobins, sauf à les fermer ensuite si cela devenait encore nécessaire. On n'hésita donc pas à délivrer des armes à tous les citoyens qui se présentèrent; on leur donna pour officiers les militaires qui étaient à Paris sans emploi. Le vieux et brave général Berruyer fut chargé de les commander. Cet armement se fit dans la matinée même du 12. Le bruit s'en répandit sur-le-champ dans tous les quartiers. Ce fut un excellent prétexte pour les agitateurs des sections, qui cherchaient à compromettre les paisibles citoyens de Paris. La convention voulait, disaient-ils, recommencer la terreur; elle venait de réarmer les terroristes; elle allait les lancer sur les honnêtes gens; les propriétés, les personnes, n'étaient plus en sûreté; il fallait courir aux armes pour se défendre. En effet, les sections de Lepelletier, de la Butte-des-Moulins, du Contrat-Social, du Théâtre-Français, du Luxembourg, de la rue Poissonnière, de Brutus, du Temple, se déclarèrent en rébellion, firent battre la générale dans leurs quartiers, et enjoignirent à tous les citoyens de la garde nationale de se rendre à leurs bataillons, pour veiller à la sûreté publique, menacée par les terroristes. La section Lepelletier se constitua aussitôt en permanence, et devint le centre de toutes les intrigues contre-révolutionnaires. Les tambours et les proclamateurs des sections se répandirent dans Paris avec une singulière audace, et donnèrent le signal du soulèvement. Les citoyens, ainsi excités par les bruits qu'on répandait, se rendirent en armes à leurs sections, prêts à céder à toutes les suggestions d'une jeunesse imprudente et d'une faction perfide.

La convention se déclara aussitôt en permanence, et somma ses comités de veiller à la sûreté publique et à l'exécution de ses décrets. Elle rapporta la loi qui ordonnait le désarmement des patriotes, et légalisa ainsi les mesures prises par ses comités; mais elle fit en même temps une proclamation pour calmer les habitans de Paris, et pour les rassurer sur les intentions et le patriotisme des hommes auxquels on venait de rendre leurs armes.

Les comités, voyant que la section Lepelletier devenait le foyer de toutes les intrigues, et serait peut-être bientôt le quartier-général des rebelles, arrêtèrent que la section serait entourée et désarmée le jour même. Menou reçut de nouveau l'ordre de quitter les Sablons avec un corps de troupes et des canons. Ce général Menou, bon officier, citoyen doux et modéré, avait eu pendant la révolution l'existence la plus pénible et la plus agitée. Chargé de combattre dans la Vendée, il avait été en butte à toutes les vexations du parti Ronsin. Traduit à Paris, menacé d'un jugement, il n'avait dû la vie qu'au 9 thermidor. Nommé général de l'armée de l'intérieur au 4 prairial, et chargé de marcher sur les faubourgs, il avait eu alors à combattre des hommes qui étaient ses ennemis naturels, qui étaient d'ailleurs poursuivis par l'opinion, qui enfin, dans leur énergie, ménageaient trop peu la vie des autres pour qu'on se fit scrupule de sacrifier la leur; mais aujourd'hui c'était la brillante population de la capitale, c'était la jeunesse des meilleures familles, c'était la classe enfin qui faisait l'opinion, qu'il lui fallait mitrailler si elle persistait dans son imprudence. Il était donc dans une cruelle perplexité, comme il arrive toujours à l'homme faible, qui ne sait ni renoncer à sa place, ni se résoudre à une commission rigoureuse. Il fit marcher ses colonnes fort tard; il laissa les sections proclamer tout ce qu'elles voulurent pendant la journée du 12; il se mit ensuite à parlementer secrètement avec quelques-uns de leurs chefs, au lieu d'agir; il déclara même aux trois représentans chargés de diriger la force armée, qu'il ne voulait pas avoir sous ses ordres le bataillon des patriotes. Les représentans lui répondirent que ce bataillon était sous les ordres du général Berruyer seul. Ils le pressèrent d'agir, sans dénoncer encore aux deux comités ses hésitations et sa mollesse. Ils virent d'ailleurs la même répugnance chez plus d'un officier, et entre autres chez les deux généraux de brigade Despierre et Debar, qui, prétextant une maladie, ne se trouvaient pas à leur poste. Enfin, vers la nuit, Menou s'avança avec le représentant Laporte sur la section Lepelletier. Elle siégeait au couvent des Filles-Saint-Thomas, qui a été remplacé depuis par le bel édifice de la Bourse. On s'y rendait par la rue Vivienne. Menou entassa son infanterie, sa cavalerie, ses canons, dans cette rue, et se mit dans une position où il aurait combattu avec peine, enveloppé par la multitude des sectionnaires qui fermaient toutes les issues, et qui remplissaient les fenêtres des maisons. Menou fit rouler ses canons jusqu'à la porte du couvent, et entra avec le représentant Laporte et un bataillon dans la salle même de la section. Les membres de la section, au lieu d'être formés en assemblée délibérante, étaient armés, rangés en ligne, ayant leur président en tête: c'était M. Delalot. Le général et le représentant les sommèrent de rendre leurs armes; ils s'y refusèrent. Le président Delalot, voyant l'hésitation avec laquelle on faisait cette sommation, y répondit avec chaleur, parla aux soldats de Menou avec à-propos et présence d'esprit, et déclara qu'il faudrait en venir aux dernières extrémités pour arracher les armes à la section. Combattre dans cet espace étroit, ou se retirer pour foudroyer la salle à coups de canon, était une alternative douloureuse. Cependant, si Menou eût parlé avec fermeté, et braqué son artillerie, il est douteux que la résolution des sectionnaires se fût maintenue jusqu'au bout. Menou et Laporte aimèrent mieux une capitulation; ils promirent de faire retirer les troupes conventionnelles, à condition que la section se séparerait sur-le-champ; elle promit ou feignit de le promettre. Une partie du bataillon défila comme pour se retirer. Menou, de son côté, sortit avec sa troupe, et fit rebrousser chemin à ses colonnes qui eurent peine à traverser la foule amassée dans les quartiers environnans. Tandis qu'il avait la faiblesse de céder devant la fermeté de la section Lepelletier, celle-ci était rentrée dans le lieu de ses séances, et, fière d'avoir résisté, s'enhardissait davantage dans sa rébellion. Le bruit se répandit sur-le-champ que les décrets n'étaient pas exécutés, que l'insurrection restait victorieuse; que les troupes revenaient sans avoir fait triompher l'autorité de la convention. Une foule de témoins de cette scène coururent aux tribunes de l'assemblée, qui était en permanence, avertirent les députés, et on entendit crier de tous côtés: Nous sommes trahis! nous sommes trahis! à la barre le général Menou! On somma les comités de venir donner des explications.

Dans ce moment, les comités, avertis de ce qui venait de se passer, étaient dans la plus grande agitation. On voulait arrêter Menou, et le juger sur-le-champ. Cependant cela ne remédiait à rien; il fallait suppléer à ce qu'il n'avait pas fait. Mais quarante membres, discutant des mesures d'exécution, étaient peu propres à s'entendre et à agir avec la vigueur et la précision nécessaires. Trois représentans, chargés de diriger la force armée, n'étaient pas non plus une autorité assez énergique. On songea à nommer un chef comme dans toutes les occasions décisives; et dans cet instant, qui rappelait tous les dangers de thermidor, on songea au député Barras, qui, en sa qualité de général de brigade, avait reçu le commandement dans cette journée fameuse, et s'en était acquitté avec toute l'énergie désirable. Le député Barras avait une grande taille, une voix forte; il ne pouvait pas faire de longs discours, mais il excellait à improviser quelques phrases énergiques et véhémentes, qui donnaient de lui l'idée d'un homme résolu et dévoué. On le nomma général de l'armée de l'intérieur, et on lui donna comme adjoints les trois représentans chargés avant lui de diriger la force armée. Une circonstance rendait ce choix fort heureux. Barras avait auprès de lui un officier très capable de commander, et il n'aurait pas eu la petitesse d'esprit de vouloir écarter un homme plus habile que lui. Tous les députés, envoyés en mission à l'armée d'Italie, connaissaient le jeune officier d'artillerie qui avait décidé la prise de Toulon, et fait tomber Saorgio et les lignes de la Roya. Ce jeune officier, devenu général de brigade, avait été destitué par Aubry, et se trouvait à Paris en non-activité, réduit presque à l'indigence. Il avait été introduit chez madame Tallien, qui l'accueillit avec sa bonté accoutumée, et qui même sollicitait pour lui. Sa taille était grêle et peu élevée, ses joues caves et livides; mais ses beaux traits, ses yeux fixes et perçans, son langage ferme et original, attiraient l'attention. Souvent il parlait d'un théâtre de guerre décisif, où la république trouverait des victoires et la paix: c'était l'Italie. Il y revenait constamment. Aussi, lorsque les lignes de l'Apennin furent perdues sous Kellermann, on l'appela au comité pour lui demander son avis. On lui confia dès lors la rédaction des dépêches, et il demeura attaché à la direction des opérations militaires. Barras songea à lui le 12 vendémiaire dans la nuit; il le demanda pour commandant en second, ce qui fut accordé.

Les deux choix, soumis à la convention dans la nuit même, furent approuvés sur-le-champ. Barras confia le soin des dispositions militaires au jeune général, qui à l'instant se chargea de tout, et se mit à donner des ordres avec une extrême activité. La générale avait continué de battre dans tous les quartiers. Des émissaires étaient allés de tous côtés vanter la résistance et le succès de la section Lepelletier, exagérer ses dangers, persuader que ces dangers étaient communs à toutes les sections, les piquer d'honneur, les exciter à égaler les grenadiers du quartier Saint-Thomas. On était accouru de toutes parts, et un comité central et militaire s'était formé enfin dans la section Lepelletier, sous la présidence du journaliste Richer-Serizy. Le projet d'une insurrection était arrêté: les bataillons se formaient, tous les hommes irrésolus étaient entraînés, et la bourgeoisie tout entière de Paris, égarée par un faux point d'honneur, allait jouer un rôle qui convenait peu à ses habitudes et à ses intérêts.

Il n'était plus temps de songer à marcher sur la section Lepelletier pour étouffer l'insurrection dans sa naissance. La convention avait environ cinq mille hommes de troupes de ligne. Si toutes les sections déployaient le même zèle, elles pouvaient réunir quarante mille hommes, bien armés et bien organisés; et ce n'était pas avec cinq mille hommes que la convention pouvait marcher contre quarante mille, à travers les rues d'une grande capitale. On pouvait tout au plus espérer de défendre la convention, et d'en faire un camp bien retranché. C'est à quoi songea le général Bonaparte. Les sections étaient sans canons; elles les avaient toutes déposés lors du 4 prairial; et les plus ardentes aujourd'hui furent alors les premières à donner cet exemple, pour assurer le désarmement du faubourg Saint-Antoine. C'était un grand avantage pour la convention. Le parc entier se trouvait au camp des Sablons. Bonaparte ordonna sur-le-champ au chef d'escadron Murat d'aller le chercher à la tête de trois cents chevaux. Ce chef d'escadron arriva au moment même où un bataillon de la section Lepelletier venait pour s'emparer du parc; il devança ce bataillon, fit atteler les pièces, et les amena aux Tuileries. Bonaparte s'occupa ensuite d'armer toutes les issues. Il avait cinq mille soldats de ligne, une troupe de patriotes qui, depuis la veille, s'était élevée à environ quinze cents, quelques gendarmes des tribunaux, désarmés en prairial et réarmés dans cette occasion, enfin la légion de police et quelques invalides, le tout faisant à peu près huit mille hommes. Il distribua son artillerie et ses troupes dans des rues cul-de-sac Dauphin, l'Échelle, Rohan, Saint-Nicaise, au Pont-Neuf, Pont-Royal, Pont-Louis XVI, sur les places Louis XV et Vendôme, sur tous les points enfin où la convention était accessible. Il plaça son corps de cavalerie et une partie de son infanterie en réserve au Carrousel et dans le jardin des Tuileries. Il ordonna que tous les vivres qui étaient dans Paris fussent transportés aux Tuileries, qu'il y fût établi un dépôt de munitions et une ambulance pour les blessés; il envoya un détachement s'emparer du dépôt de Meudon, et en occuper les hauteurs, pour s'y retirer avec la convention en cas d'échec; il fit intercepter la route de Saint-Germain, pour empêcher qu'on n'amenât des canons aux révoltés, et transporter des caisses d'armes au faubourg Saint-Antoine, pour armer la section des Quinze-Vingts, qui avait seule voté pour les décrets, et dont Fréron était allé réveiller le zèle. Ces dispositions étaient achevées dans la matinée du 13. Ordre fut donné aux troupes républicaines d'attendre l'agression et de ne pas la provoquer.

Dans cet intervalle de temps, le comité d'insurrection établi à la section Lepelletier avait fait aussi ses dispositions. Il avait mis les comités de gouvernement hors la loi, et créé une espèce de tribunal pour juger ceux qui résisteraient à la souveraineté des sections. Plusieurs généraux étaient venus lui offrir leurs services: un Vendéen connu sous le nom de comte de Maulevrier, et un jeune émigré, appelé Lafond, sortirent de leur retraite pour diriger le mouvement. Les généraux Duhoux et Danican, qui avaient commandé les armées républicaines en Vendée, s'étaient joints à eux. Danican était un esprit inquiet, plus propre à déclamer dans un club qu'à commander une armée; il avait été ami de Hoche, qui le gourmandait souvent pour ses inconséquences. Destitué, il était à Paris, fort mécontent du gouvernement, et prêt à entrer dans les plus mauvais projets; il fut fait général en chef des sections. Le parti étant pris de se battre, tous les citoyens se trouvant engagés malgré eux, on forma une espèce de plan. Les sections du faubourg Saint-Germain, sous les ordres du comte de Maulevrier, devaient partir de l'Odéon pour attaquer les Tuileries par les ponts; les sections de la rive droite devaient attaquer par la rue Saint-Honoré et par toutes les rues transversales qui aboutissent de la rue Saint-Honoré aux Tuileries. Un détachement, sous les ordres du jeune Lafond, devait s'emparer du Pont-Neuf, afin de mettre en communication les deux divisions de l'armée sectionnaire. On plaça en tête des colonnes les jeunes gens qui avaient servi dans les armées, et qui étaient les plus capables de braver le feu. Sur les quarante mille hommes de la garde nationale, vingt ou vingt-sept mille hommes au plus étaient présens sous les armes. Il y avait une manoeuvre beaucoup plus sûre que celle de se présenter en colonnes profondes au feu des batteries; c'était de faire des barricades dans les rues, d'enfermer ainsi l'assemblée et ses troupes dans les Tuileries, de s'emparer des maisons environnantes, de diriger de là un feu meurtrier, de tuer un à un les défenseurs de la convention, et de les réduire bientôt ainsi par la faim et les balles. Mais les sectionnaires ne songeaient qu'à un coup de main, et croyaient, par une seule charge, arriver jusqu'au palais et s'en faire ouvrir les portes.

Dans la matinée même, la section Poissonnière arrêta les chevaux de l'artillerie et les armes, dirigées vers la section des Quinze-Vingts; celle du Mont-Blanc enleva les subsistances destinées aux Tuileries; un détachement de la section Lepelletier s'empara de la trésorerie. Le jeune Lafond, à la tête de plusieurs compagnies, se porta vers le Pont-Neuf, tandis que d'autres bataillons venaient par la rue Dauphine. Le général Carteaux était chargé de garder ce pont avec quatre cents hommes et quatre pièces de canon. Ne voulant pas engager le combat, il se retira sur le quai du Louvre. Les bataillons des sections vinrent partout se ranger à quelques pas des postes de la convention, et assez près pour s'entretenir avec les sentinelles.

Les troupes de la convention auraient eu un grand avantage à prendre l'initiative, et probablement, en faisant une attaque brusque, elles auraient mis le désordre parmi les assaillans; mais il avait été recommandé aux généraux d'attendre l'agression. En conséquence, malgré les actes d'hostilité déjà commis, malgré l'enlèvement des chevaux de l'artillerie, malgré la saisie des subsistances destinées à la convention, et des armes envoyées aux Quinze-Vingts, malgré la mort d'un hussard d'ordonnance, tué dans la rue Saint-Honoré, on persista encore à ne pas attaquer.

La matinée s'était écoulée en préparatifs de la part des sections, en attente de la part de l'armée conventionnelle, lorsque Danican, avant de commencer le combat, crut devoir envoyer un parlementaire aux comités pour leur offrir des conditions. Barras et Bonaparte parcouraient les postes, lorsque le parlementaire leur fut amené les yeux bandés, comme dans une place de guerre. Ils le firent conduire devant les comités. Le parlementaire s'exprima d'une manière fort menaçante, et offrit la paix, à condition qu'on désarmerait les patriotes, et que les décrets des 5 et 13 fructidor seraient rapportés. De telles conditions n'étaient pas acceptables, et d'ailleurs il n'y en avait point à écouter. Cependant les comités, tout en délibérant de ne pas répondre, résolurent de nommer vingt-quatre députés pour aller fraterniser avec les sections, moyen qui avait souvent réussi, car la parole touche beaucoup lorsqu'on est prêt à en venir aux mains, et on se prête volontiers à un arrangement qui dispense de s'égorger. Cependant Danican, ne recevant pas de réponse, ordonna l'attaque. On entendit des coups de feu; Bonaparte fit apporter huit cents fusils et gibernes dans une des salles de la convention, pour en armer les représentans eux-mêmes, qui serviraient, en cas de besoin, comme un corps de réserve. Cette précaution fit sentir toute l'étendue du péril. Chaque député courut prendre sa place, et, suivant l'usage dans les momens de danger, l'assemblée attendit dans le plus profond silence le résultat de ce combat, le premier combat en règle qu'elle eût encore livré contre les factions révoltées.

Il était quatre heures et demie; Bonaparte, accompagné de Barras, monte à cheval dans la cour des Tuileries, et court au poste du cul-de-sac Dauphin, faisant face à l'église Saint-Roch. Les bataillons sectionnaires remplissaient la rue Saint-Honoré, et venaient aboutir jusqu'à l'entrée du cul-de-sac. Un de leurs meilleurs bataillons s'était posté sur les degrés de l'église Saint-Roch, et il était placé là d'une manière avantageuse pour tirailler sur les canonnière conventionnels. Bonaparte, qui savait apprécier la puissance des premiers coups, fait sur-le-champ avancer ses pièces, et ordonne une première décharge. Les sectionnaires répondent par un feu de mousqueterie très-vif; mais Bonaparte, les couvrant de mitraille, les oblige à se replier sur les degrés de l'église Saint-Roch; il débouche sur-le-champ dans la rue Saint-Honoré, et lance sur l'église même une troupe de patriotes qui se battaient à ses côtés avec la plus grande valeur, et qui avaient de cruelles injures à venger. Les sectionnaires, après une vive résistance, sont délogés. Bonaparte, tournant aussitôt ses pièces à droite et à gauche, fait tirer dans toute la longueur de la rue Saint-Honoré. Les assaillans fuient aussitôt de toutes parts, et se retirent dans le plus grand désordre. Bonaparte laisse alors à un officier le soin de continuer le feu et d'achever la défaite; il remonte vers le Carrousel, et court aux autres postes. Partout il fait tirer à mitraille, et voit partout fuir ces malheureux sectionnaires imprudemment exposés en colonnes profondes aux effets de l'artillerie. Les sectionnaires, quoique ayant en tête de leurs colonnes des hommes fort braves, fuient en toute hâte vers le quartier-général des Filles-Saint-Thomas. Danican et les chefs reconnaissent alors la faute qu'ils ont faite en marchant sur les pièces, au lieu de se barricader et de se loger dans les maisons voisines des Tuileries. Cependant ils ne perdent pas courage, et se décident à un nouvel effort. Ils imaginent de se joindre aux colonnes qui viennent du faubourg Saint-Germain, pour faire une attaque commune sur les ponts. En effet, ils rallient six à huit mille hommes, les dirigent vers le Pont-Neuf, où était posté Lafond avec sa troupe, et se réunissent aux bataillons venant de la rue Dauphine, sous le commandement du comte Maulevrier. Tous ensemble s'avancent en colonne serrée, du Pont-Neuf sur le Pont-Royal, en suivant le quai Voltaire. Bonaparte, présent partout où le danger l'exige, est accouru sur les lieux. Il place plusieurs batteries sur le quai des Tuileries, qui est parallèle au quai Voltaire; il fait avancer les canons placés à la tête du Pont-Royal, et les fait pointer de manière à enfiler le quai par lequel arrivent les assaillans. Ces mesures prises, il laisse approcher les sectionnaires; puis tout-à-coup il ordonne le feu. La mitraille part du pont, et prend les sectionnaires de front; elle part en même temps du quai des Tuileries, et les prend en écharpe; elle porte la terreur et la mort dans leurs rangs. Le jeune Lafond, plein de bravoure, rallie autour de lui ses hommes les plus fermes, et marche de nouveau sur le pont, pour s'emparer des pièces. Un feu redoublé emporte sa colonne. Il veut en vain la ramener une dernière fois, elle fuit et se disperse sous les coups d'une artillerie bien dirigée.

A six heures, le combat, commencé à quatre heures et demie, était achevé. Bonaparte alors, qui avait mis une impitoyable énergie dans l'action, et qui avait tiré sur la population de la capitale comme sur des bataillons autrichiens, ordonne de charger les canons à poudre, pour achever de chasser la révolte devant lui. Quelques sectionnaires s'étaient retranchés à la place Vendôme, dans l'église Saint-Roch et dans le Palais-Royal; il fait déboucher ses troupes par toutes les issues de la rue Saint-Honoré, et détache un corps qui, partant de la place Louis XV, traverse la rue Royale et longe les boulevarts. Il balaie ainsi la place Vendôme, dégage l'église Saint-Roch, investit le Palais-Royal, et le bloque pour éviter un combat de nuit.

Le lendemain matin, quelques coups de fusil suffirent pour faire évacuer le Palais-Royal et la section Lepelletier, où les rebelles avaient formé le projet de se retrancher. Bonaparte fit enlever quelques barricades formées près de la barrière des Sergens, et arrêter un détachement qui venait de Saint-Germain amener des canons aux sectionnaires. La tranquillité fut entièrement rétablie dans la journée du 14. Les morts furent enlevés sur-le-champ pour faire disparaître toutes les traces de ce combat. Il y avait eu, de part et d'autre, trois à quatre cents morts ou blessés.

Cette victoire causa une grande joie à tous les amis sincères de la république, qui n'avaient pu s'empêcher de reconnaître dans ce mouvement l'influence du royalisme; elle rendit à la convention menacée, c'est-à-dire à la révolution et à ses auteurs, l'autorité dont ils avaient besoin pour l'établissement des institutions nouvelles. Cependant l'avis unanime fut de ne point user sévèrement de la victoire. Un reproche était tout prêt contre la convention; on allait dire qu'elle n'avait combattu qu'au profit du terrorisme, et pour le rétablir. Il importait qu'on ne pût pas lui imputer le projet de verser du sang. D'ailleurs les sectionnaires prouvaient qu'ils étaient de médiocres conspirateurs, et qu'ils étaient loin d'avoir l'énergie des patriotes; ils s'étaient hâtés de rentrer dans leurs maisons, satisfaits d'en être quittes à si bon marché, et tout fiers d'avoir bravé un instant ces canons qui avaient si souvent rompu les lignes de Brunswick et de Cobourg. Pourvu qu'on les laissât s'applaudir chez eux de leur courage, ils n'étaient plus guère dangereux. En conséquence, la convention se contenta de destituer l'état-major de la garde nationale, de dissoudre les compagnies de grenadiers et de chasseurs, qui étaient les mieux organisées et qui renfermaient presque tous les jeunes gens à cadenettes, de mettre à l'avenir la garde nationale sous les ordres du général commandant l'armée de l'intérieur, d'ordonner le désarmement de la section Lepelletier et de celle du Théâtre-Français, et de former trois commissions pour juger les chefs de la rébellion, qui, du reste, avaient presque tous disparu.

Les compagnies de grenadiers et de chasseurs se laissèrent dissoudre; les deux sections Lepelletier et du Théâtre-Français remirent leurs armes sans résistance; chacun se soumit. Les comités, entrant dans ces vues de clémence, laissèrent s'évader tous les coupables, ou souffrirent qu'ils restassent dans Paris, où ils se cachaient à peine. Les commissions ne prononcèrent que des jugemens par contumace. Un seul des chefs fut arrêté: c'était le jeune Lafond. Il avait inspiré quelque intérêt par son courage; on voulait le sauver, mais il s'obstina à déclarer sa qualité d'émigré, à avouer sa rébellion, et on ne put lui faire grâce. La tolérance fut telle, que l'un des membres de la commission formée à la section Lepelletier, M. de Castellane, rencontrant la nuit une patrouille qui lui criait qui vive! répondit: Castellane, contumace! Les suites du 13 vendémiaire ne furent donc point sanglantes, et la capitale n'en fut nullement attristée. Les coupables se retiraient ou se promenaient librement, et les salons n'étaient occupés que du récit des exploits qu'ils osaient avouer. Sans punir ceux qui l'avaient attaquée, la convention se contentait de récompenser ceux qui l'avaient défendue; elle déclara qu'ils avaient bien mérité de la patrie; elle leur vota des secours, et fit un accueil brillant à Barras et à Bonaparte. Barras, déjà célèbre depuis le 9 thermidor, le devint beaucoup plus encore par la journée de vendémiaire; on lui attribua le salut de la convention. Cependant il ne craignit pas de faire part d'une portion de sa gloire à son jeune lieutenant. «C'est le général Bonaparte, dit-il, dont les dispositions promptes et savantes ont sauvé cette enceinte.» On applaudit ces paroles. Le commandement de l'armée de l'intérieur fut confirmé à Barras, et le commandement en second à Bonaparte.

Les intrigans royalistes éprouvèrent un singulier mécompte en voyant l'issue de l'insurrection du 13. Ils se hâtèrent d'écrire à Vérone qu'ils avaient été trompés par tout le monde; que l'argent avait manqué; que là où il fallait de l'or, on avait à peine du vieux linge; que les députés monarchiens, ceux desquels ils avaient des promesses, les avaient trompés, et avaient joué un jeu infâme; que c'était une race jacobinaire à laquelle il ne fallait pas se fier; que malheureusement on n'avait pas assez compromis et engagé ceux qui voulaient servir la cause; que les royalistes de Paris à collet noir, à collet vert et à cadenettes, qui étalaient leurs fanfaronnades aux foyers des spectacles, étaient allés, au premier coup de fusil, se cacher sous le lit des femmes qui les souffraient.

Lemaître, leur chef, venait d'être arrêté avec d'autres instigateurs de la section Lepelletier. On avait saisi chez lui une quantité de papiers: les royalistes craignaient que ces papiers ne trahissent le secret du complot, et surtout que Lemaître ne parlât lui-même. Cependant ils ne perdirent pas courage; leurs affidés continuèrent d'agir auprès des sectionnaires. L'espèce d'impunité dont ceux-ci jouissaient les avait enhardis. Puisque la convention, quoique victorieuse, n'osait pas les frapper, elle reconnaissait donc que l'opinion était pour eux; elle n'était donc pas sûre de la justice de sa cause, puisqu'elle hésitait. Quoique vaincus, ils étaient plus fiers et plus hauts qu'elle, et ils reparurent dans les assemblées électorales, pour y faire des élections conformes à leurs voeux. Les assemblées devaient se former le 20 vendémiaire, et durer jusqu'au 30; le nouveau corps législatif devait être réuni le 5 brumaire. A Paris, les agens royalistes firent nommer le conventionnel Saladin, qu'ils avaient déjà gagné. Dans quelques départemens, ils provoquèrent des rixes; on vit des assemblées électorales faire scission, et se partager en deux.

Ces menées, ce retour de hardiesse contribuèrent à irriter beaucoup les patriotes qui avaient vu, dans la journée du 13, se réaliser tous leurs pronostics; ils étaient fiers à la fois d'avoir deviné juste, et d'avoir vaincu par leur courage le danger qu'ils avaient si bien prévu. Ils voulaient que la victoire ne fût pas inutile pour eux, qu'elle amenât des sévérités contre leurs adversaires, et des réparations pour leurs amis détenus dans les prisons; ils firent des pétitions, dans lesquelles ils demandaient l'élargissement des détenus, la destitution des officiers nommés par Aubry, le rétablissement dans leurs grades de ceux qui avaient été destitués, le jugement des députés enfermés, et leur réintégration sur les listes électorales, s'ils étaient innocens. La Montagne, appuyée par les tribunes toutes remplies de patriotes, applaudissait à ces demandes, et réclamait avec énergie leur adoption. Tallien, qui s'était rapproché d'elle, et qui était le chef civil du parti dominant, comme Barras en était le chef militaire, Tallien tâchait de la contenir; il fit écarter la dernière demande relative à la réintégration sur les listes des députés détenus, comme contraire aux décrets des 5 et 13 fructidor. Ces décrets, en effet, déclaraient inéligibles les députés actuellement suspendus de leurs fonctions. Cependant la Montagne n'était pas plus facile à contenir que les sectionnaires; et les derniers jours de cette assemblée, qui n'avait plus qu'une décade à siéger, semblaient ne pouvoir pas se passer sans orage.

Les nouvelles des frontières contribuaient aussi à augmenter l'agitation, en excitant les défiances des patriotes et les espérances inextinguibles des royalistes. On a vu que Jourdan avait passé le Rhin à Dusseldorf, et s'était avancé sur la Sieg; que Pichegru était entré dans Manheim, et avait jeté une division au-delà du Rhin. Des événemens aussi heureux n'avaient inspiré aucune grande pensée à ce Pichegru tant vanté, et il avait prouvé ici ou sa perfidie ou son incapacité. D'après les analogies ordinaires, c'est à son incapacité qu'il faudrait attribuer ses fautes; car, même avec le désir de trahir, on ne refuse jamais l'occasion de grandes victoires; elles servent toujours à se mettre à plus haut prix. Cependant des contemporains dignes de foi ont pensé qu'il fallait attribuer ses fausses manoeuvres à sa trahison; il est ainsi le seul général connu dans l'histoire qui se soit fait battre volontairement. Ce n'est pas un corps seulement qu'il devait jeter au-delà de Manheim, mais toute son armée, pour s'emparer d'Heidelberg, qui est le point essentiel où se croisent les routes pour aller du Haut-Rhin dans les vallées du Necker et du Mein. C'était s'emparer ainsi du point par lequel Wurmser aurait pu se joindre à Clerfayt; c'était séparer pour jamais ces deux généraux; c'était s'assurer la position par laquelle on pouvait se joindre à Jourdan, et former avec lui une masse qui aurait accablé successivement Clerfayt et Wurmser. Clerfayt, sentant le danger, quitta les bords du Mein pour courir à Heidelberg; mais son lieutenant Kwasdanovich, aidé de Wurmser, était parvenu à déloger d'Heidelberg la division que Pichegru y avait laissée. Pichegru était renfermé dans Manheim; et Clerfayt, ne craignant plus pour ses communications avec Wurmser, avait marché aussitôt sur Jourdan. Celui-ci, serré entre le Rhin et la ligne de neutralité, ne pouvant pas y vivre comme en pays ennemi, et n'ayant aucun service organisé pour tirer ses ressources des Pays-Bas, se trouvait, dès qu'il ne pouvait ni marcher en avant, ni se réunir à Pichegru, dans une position des plus critiques. Clerfayt d'ailleurs, ne respectant pas la neutralité, s'était placé de manière à tourner sa gauche et à le jeter dans le Rhin. Jourdan ne pouvait donc pas tenir là. Il fut résolu par les représentans, et de l'avis de tous les généraux, qu'il se replierait sur Mayence pour en faire le blocus sur la rive droite. Mais cette position ne valait pas mieux que la précédente; elle le laissait dans la même pénurie; elle l'exposait aux coups de Clerfayt dans une situation désavantageuse; elle le mettait dans le cas de perdre sa route vers Dusseldorf; en conséquence on finit par décider qu'il battrait en retraite pour regagner le Bas-Rhin, ce qu'il fit en bon ordre, et sans être inquiété par Clerfayt, qui, nourrissant un grand projet, revint sur le Mein pour s'approcher de Mayence.

A cette nouvelle de la marche rétrograde de l'armée de Sambre-et-Meuse, se joignaient des bruits fâcheux sur l'armée d'Italie. Schérer y était arrivé avec deux belles divisions des Pyrénées orientales, devenues disponibles par la paix avec l'Espagne: néanmoins on disait que ce général ne se croyait pas sûr de sa position, et qu'il demandait en matériel et en approvisionnemens des secours qu'on ne pouvait lui fournir, et sans lesquels il menaçait de faire un mouvement rétrograde. Enfin on parlait d'une seconde expédition anglaise qui portait le comte d'Artois et de nouvelles troupes de débarquement.

Ces nouvelles, qui sans doute n'avaient rien de menaçant pour l'existence de la république, qui était toujours maîtresse du cours du Rhin, qui avait deux armées de plus à envoyer, l'une en Italie, l'autre en Vendée, qui venait d'apprendre par l'évènement de Quiberon à compter sur Hoche, et à ne pas craindre les expéditions des émigrés; ces nouvelles n'en contribuèrent pas moins à réveiller les royalistes terrifiés par vendémiaire, et à irriter les patriotes peu satisfaits de la manière dont on avait usé de la victoire. La découverte de la correspondance de Lemaître produisit surtout le plus fâcheux effet. On y vit tout entier le complot que l'on soupçonnait depuis long-temps; on y acquit la certitude de l'existence d'une agence secrète établie à Paris, communiquant avec Vérone, avec la Vendée, avec toutes les provinces de la France, y excitant des mouvemens contre-révolutionnaires, et ayant des intelligences avec plusieurs membres de la convention et des comités. La vanterie même de ces misérables agens, qui se flattaient d'avoir gagné tantôt des généraux, tantôt des députés, qui disaient avoir eu des liaisons avec les monarchiens et les thermidoriens, contribua à exciter davantage les soupçons, et à les faire planer sur la tête des députés du côté droit.

Déjà on désignait Rovère et Saladin, et on s'était procuré contre eux des preuves convaincantes. Ce dernier avait publié une brochure contre les décrets des 5 et 13 fructidor, et venait d'en être récompensé par les suffrages des électeurs parisiens. On signalait encore comme complices secrets de l'agence royaliste, Lesage (d'Eure-et-Loir), La Rivière, Boissy-d'Anglas et Lanjuinais. Leur silence dans les journées des 11, 12 et 13 vendémiaire les avait fort compromis. Les journaux contre-révolutionnaires, en les louant avec affectation, contribuaient à les compromettre davantage encore. Ces mêmes journaux, qui louaient si fort les soixante-treize, accablaient d'outrages les thermidoriens. Il était difficile qu'une rupture ne s'ensuivît pas. Les soixante-treize et les thermidoriens continuaient toujours de se réunir chez un ami commun, mais il y avait entre eux de l'humeur et peu de confiance. Vers les derniers jours de la session, on parla, dans cette réunion, des nouvelles élections, des intrigues du royalisme pour les corrompre, et du silence de Boissy, Lanjuinais, La Rivière et Lesage, pendant les scènes de vendémiaire. Legendre, avec sa pétulance ordinaire, reprocha ce silence aux quatre députés qui étaient présents. Ceux-ci essayèrent de se justifier. Lanjuinais laissa échapper le mot fort étrange de massacre du 13 vendémiaire, et prouva ainsi ou un grand désordre d'idées ou des sentimens bien peu républicains. Tallien, à ce mot, entra dans une violente colère, et voulut sortir, en disant qu'il ne pouvait pas rester plus long-temps avec des royalistes, et qu'il allait les dénoncer à la convention. On l'entoura, on le calma, et on tâcha de pallier le mot de Lanjuinais. Néanmoins on se sépara tout-à-fait brouillé.

Cependant l'agitation allait croissant dans Paris, les méfiances s'augmentaient de toutes parts, les soupçons de royalisme s'étendaient sur tout le monde. Tallien demanda que la convention se formât en comité secret, et il dénonça formellement Lesage, La Rivière, Boissy-d'Anglas et Lanjuinais. Ses preuves n'étaient pas suffisantes, elles ne reposaient que sur des inductions plus ou moins probables, et l'accusation ne fut point appuyée. Louvet quoique attaché aux thermidoriens, n'appuya pas cependant l'accusation contre les quatre députés, qui étaient ses amis; mais il accusa Rovère et Saladin, et peignit à grands traits leur conduite. Il retraça leurs variations du plus fougueux terrorisme au plus fougueux royalisme, et fit décréter leur arrestation. On arrêta aussi Lhomond, compromis par Lemaître, et Aubry, auteur de la réaction militaire.

Les adversaires de Tallien demandèrent en représaille la publication d'une lettre du prétendant au duc d'Harcourt, où, parlant de ce qu'on lui mandait de Paris, il disait: Je ne puis croire que Tallien soit un royaliste de la bonne espèce. On doit se souvenir que les agens de Paris se flattaient d'avoir gagné Tallien et Hoche. Leurs vanteries habituelles, et leurs calomnies à l'égard de Hoche, suffisent pour justifier Tallien. Cette lettre fit peu d'effet, car Tallien, depuis Quiberon, et depuis sa conduite en vendémiaire, loin de passer pour royaliste, était considéré comme un terroriste sanguinaire. Ainsi, des hommes qui auraient dû s'entendre pour sauver à efforts communs une révolution qui était leur ouvrage, se défiaient les uns des autres, et se laissaient compromettre, sinon gagner par le royalisme. Grâce aux calomnies des royalistes, les derniers jours de cette illustre assemblée finissaient comme ils avaient commencé, dans le trouble et les orages.

Tallien demanda enfin la nomination d'une commission de cinq membres, chargée de proposer des mesures efficaces pour sauver la révolution pendant la transition d'un gouvernement à l'autre. La convention nomma Tallien, Dubois-Crancé, Florent Guyot, Roux (de la Marne), et Pons (de Verdun). Le but de cette commission était de prévenir les manoeuvres des royalistes dans les élections, et de rassurer les républicains sur la composition du nouveau gouvernement. La Montagne, pleine d'ardeur, et s'imaginant que cette commission allait réaliser tous ses voeux, crut un instant et répandit le bruit qu'on allait annuler toutes les élections, et suspendre pour quelque temps encore la mise en activité de la constitution. Elle s'était persuadé, en effet, que le moment n'était pas venu d'abandonner la république à elle-même, que les royalistes n'étaient pas assez abattus, et qu'il fallait continuer quelque temps encore le gouvernement révolutionnaire pour les abattre. Les contre-révolutionnaires affectèrent de répandre les mêmes bruits. Le député Thibaudeau, qui jusque-là n'avait marché ni avec la Montagne, ni avec les thermidoriens, ni avec les monarchiens, mais qui avait paru néanmoins un républicain sincère, et sur lequel trente-deux départemens venaient de fixer leur choix, car on avait l'avantage en le nommant de ne se déclarer pour aucun parti, le député Thibaudeau ne devait pas naturellement se défier de l'état des esprits autant que les thermidoriens. Il croyait que Tallien et son parti calomniaient la nation en voulant prendre tant de précautions contre elle; il supposa même que Tallien avait des projets personnels, qu'il voulait se placer à la tête de la Montagne, et se donner une dictature, sous le prétexte de préserver la république des royalistes. Il dénonça d'une manière virulente et amère ce prétendu projet de dictature, et fit contre Tallien une sortie imprévue, dont tous les républicains furent surpris, car ils n'en comprenaient pas le motif. Cette sortie même compromit Thibaudeau dans l'esprit des plus défians, et lui fit supposer des intentions qu'il n'avait pas. Quoiqu'il rappelât qu'il était régicide, on savait bien par les lettres saisies[7], que la mort de Louis XVI pouvait être rachetée par de grands services rendus à ses héritiers, et cette qualité ne paraissait plus une garantie complète. Aussi, quoique ferme républicain, sa sortie contre Tallien lui nuisit dans l'esprit des patriotes, et lui valut de la part des royalistes, des éloges extraordinaires. On l'appela Barre-de-fer.

La convention passa à l'ordre du jour, et attendit le rapport de Tallien au nom de la commission des cinq. Le résultat des travaux de cette commission fut un projet de décret qui contenait les mesures suivantes:

Exclusion de toutes fonctions civiles, municipales, législatives, judiciaires et militaires, des émigrés et parens d'émigrés, jusqu'à la paix générale;

Permission de quitter la France, en emportant leurs biens, à tous ceux qui ne voudraient pas vivre sous les lois de la république;

Destitution de tous les officiers qui n'avaient pas servi pendant le régime révolutionnaire, c'est-à-dire depuis le 10 août, et qui avaient été remplacés depuis le 15 germinal, c'est-à-dire depuis le travail d'Aubry.

Ces dispositions furent adoptées.

La convention décréta ensuite d'une manière solennelle la réunion de la Belgique à la France, et sa division en départemens. Enfin le 4 brumaire, au moment de se séparer, elle voulut terminer par un grand acte de clémence sa longue et orageuse carrière. Elle décréta que la peine de mort serait abolie dans la république française, à dater de la paix générale; elle changea le nom de la place de la Révolution en celui de place de la Concorde; enfin elle prononça une amnistie pour tous les faits relatifs à la révolution, excepté pour la révolte du 13 vendémiaire. C'était mettre en liberté les hommes de tous les partis, excepté Lemaître, qui était le seul des conspirateurs de vendémiaire contre lequel il existât des preuves suffisantes. La déportation prononcée contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrère, qui avait été révoquée pour les faire juger de nouveau, c'est-à-dire pour les faire condamner à mort, fut confirmée. Barrère, qui seul n'était pas encore embarqué, dut l'être. Toutes les prisons durent s'ouvrir. Il était deux heures et demie, 4 brumaire an IV (26 octobre 1795); le président de la convention prononça ces mots: «La convention nationale déclare que sa mission est remplie, et que sa session est terminée.» Les cris mille fois répétés de Vive la république! accompagnèrent ces dernières paroles.

Ainsi se termina la longue et mémorable session de la convention nationale. L'assemblée constituante avait eu l'ancienne organisation féodale à détruire, et une organisation nouvelle à fonder: l'assemblée législative avait eu cette organisation à essayer, en présence du roi laissé dans la constitution. Après un essai de quelques mois, elle reconnut et déclara l'incompatibilité du roi avec les institutions nouvelles, et sa complicité avec l'Europe conjurée; elle suspendit le roi et la constitution, et se démit. La convention trouva donc un roi détrôné, une constitution annulée, la guerre déclarée à l'Europe, et pour toute ressource, une administration entièrement détruite, un papier monnaie discrédité, de vieux cadres de régimens usés et vidés. Ainsi, ce n'était point la liberté qu'elle avait à proclamer en présence d'un trône affaibli et méprisé, c'était la liberté qu'elle avait à défendre contre l'Europe entière, et cette tâche était bien autre! Sans s'épouvanter un instant, elle proclama la république à la face des armées ennemies; puis elle immola le roi pour se fermer toute retraite; elle s'empara ensuite de tous les pouvoirs, et se constitua en dictature. Des voix s'élevèrent dans son sein, qui parlaient d'humanité quand elle ne voulait entendre parler que d'énergie, elle les étouffa. Bientôt cette dictature qu'elle s'était arrogée sur la France par le besoin de la conservation commune, douze membres se l'arrogèrent sur elle, par la même raison et par le même besoin. Des Alpes à la mer, des Pyrénées au Rhin, ces douze dictateurs s'emparèrent de tout, hommes et choses, et commencèrent avec les nations de l'Europe la lutte la plus terrible et la plus grande dont l'histoire fasse mention. Pour rester directeurs suprêmes de cette oeuvre immense, ils immolèrent alternativement tous les partis; et, suivant la condition humaine, ils eurent les excès de leurs qualités. Ces qualités étaient la force et l'énergie, l'excès fut la cruauté. Ils versèrent des torrens de sang, jusqu'à ce que, devenus inutiles par la victoire, et odieux par l'abus de la force, ils succombèrent. La convention reprit alors pour elle la dictature, et commença peu à peu à relâcher les ressorts de son administration terrible. Rassurée par la victoire, elle écouta l'humanité, et se livra à son esprit de régénération. Tout ce qu'il y a de bon et de grand, elle le souhaita, et l'essaya pendant une année; mais les partis, écrasés sous une autorité impitoyable, renaquirent sous une autorité clémente. Deux factions, dans lesquelles se confondaient, sous des nuances infinies, les amis et les ennemis de la révolution, l'attaquèrent tour à tour. Elle vainquit les uns en germinal et prairial, les autres en vendémiaire, et jusqu'au dernier jour se montra héroïque au milieu des dangers. Elle rédigea enfin une constitution républicaine, et, après trois ans de lutte avec l'Europe, avec les factions, avec elle-même, sanglante et mutilée, elle se démit, et transmit la France au directoire.

Son souvenir est demeuré terrible; mais pour elle il n'y a qu'un fait à alléguer, un seul, et tous les reproches tombent devant ce fait immense: elle nous a sauvés de l'invasion étrangère! Les précédentes assemblées lui avaient légué la France compromise, elle légua la France sauvée au directoire et à l'empire. Si en 1793 l'émigration fût rentrée en France, il ne restait pas trace des oeuvres de la constituante et des bienfaits de la révolution; au lieu de ces admirables institutions civiles, de ces magnifiques exploits qui signalèrent la constituante, la convention, le directoire, le consulat et l'empire, nous avions l'anarchie sanglante et basse que nous voyons aujourd'hui au-delà des Pyrénées. En repoussant l'invasion des rois conjurés contre notre république, la convention a assuré à la révolution une action non interrompue de trente années sur le sol de la France, et a donné à ses oeuvres le temps de se consolider, et d'acquérir cette force qui leur fait braver l'impuissante colère des ennemis de l'humanité.

Aux hommes qui s'appellent avec orgueil patriotes de 89, la convention pourra toujours dire: «Vous aviez provoqué la lutte, c'est moi qui l'ai soutenue et terminée.»

NOTES:

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