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Histoire de la Révolution française, Tome 07

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24, 25 et 26 mars.

10 germinal.


CHAPITRE XXVIII.


CONTINUATION DES NÉGOCIATIONS DE BÂLE.—TRAITÉ DE PAIX AVEC LA HOLLANDE.—CONDITIONS DE CE TRAITÉ.—AUTRE TRAITÉ DE PAIX AVEC LA PRUSSE.—POLITIQUE DE L'AUTRICHE ET DES AUTRES ÉTATS DE L'EMPIRE.—PAIX AVEC LA TOSCANE.—NÉGOCIATIONS AVEC LA VENDÉE ET LA BRETAGNE.—SOUMISSION DE CHARETTE ET AUTRES CHEFS.—STOFFLET CONTINUE LA GUERRE.—POLITIQUE DE HOCHE POUR LA PACIFICATION DE L'OUEST.—INTRIGUES DES AGENS ROYALISTES.—PAIX SIMULÉE DES CHEFS INSURGÉS DANS LA BRETAGNE.—PREMIÈRE PACIFICATION DE LA VENDÉE.—ÉTAT DE L'AUTRICHE ET DE L'ANGLETERRE; PLANS DE PITT, DISCUSSIONS DU PARLEMENT ANGLAIS.—PRÉPARATIFS DE LA COALITION POUR UNE NOUVELLE CAMPAGNE.

Pendant ces tristes événemens, les négociations commencées à Bâle avaient été interrompues un moment par la mort du baron de Goltz. Aussitôt les bruits les plus fâcheux se répandirent. Un jour on disait: Les puissances ne traiteront jamais avec une république sans cesse menacée par les factions; elles la laisseront périr dans les convulsions de l'anarchie, sans la combattre et sans la reconnaître. Un autre jour on prétendait tout le contraire: La paix, disait-on, est faite avec l'Espagne, les armées françaises n'iront pas plus loin; on traite avec l'Angleterre, on traite avec la Russie, mais aux dépens de la Suède et du Danemark, qui vont être sacrifiés à l'ambition de Pitt et de Catherine, et qui seront ainsi récompensés de leur amitié pour la France. On voit que la malveillance, diverse dans ses dires, imaginait toujours le contraire de ce qui convenait à la république; elle supposait des ruptures où l'on désirait la paix, et la paix où l'on désirait des victoires. Une autre fois enfin elle tâcha de faire croire que toute paix était à jamais impossible, et qu'il y avait à ce sujet une protestation déposée au comité de salut public par la majorité des membres de la convention. C'était une nouvelle saillie de Duhem qui avait donné lieu à ce bruit. Il prétendait que c'était une duperie de traiter avec une seule puissance, et qu'il ne fallait accorder la paix à aucune, tant qu'elles ne viendraient pas la demander toutes ensemble. Il avait déposé une note sur ce sujet au comité de salut public, et c'est là ce qui fit supposer une prétendue protestation.

Les patriotes, de leur côté, répandaient des bruits non moins fâcheux. Ils disaient que la Prusse traînait les négociations en longueur, pour faire comprendre la Hollande dans un traité commun avec elle, pour la conserver ainsi sous son influence, et sauver le stathoudérat. Ils se plaignaient de ce que le sort de cette république restait si long-temps incertain, de ce que les Français n'y jouissaient d'aucun des avantages de la conquête, de ce que les assignats n'y étaient reçus qu'à moitié prix et seulement des soldats, de ce que les négocians hollandais avaient écrit aux négocians belges et français qu'ils étaient prêts à rentrer en affaires avec eux, mais à condition d'être payés d'avance et en valeurs métalliques; de ce que les Hollandais avaient laissé partir le stathouder emportant tout ce qu'il avait voulu, et envoyé à Londres ou transporté sur les vaisseaux de la compagnie des Indes une partie de leurs richesses. Beaucoup de difficultés s'étaient élevées en effet en Hollande, soit à cause des conditions de la paix, soit à cause de l'exaltation du parti patriote. Le comité de salut public y avait dépêché deux de ses membres, capables par leur influence de terminer tous les différends. Dans l'intérêt de la négociation, il avait demandé à la convention la faculté de ne désigner ni leur nom ni l'objet de leur mission. L'assemblée y avait consenti, et ils étaient partis sur-le-champ.

Il était naturel que de si grands événemens, que de si hauts intérêts excitassent des espérances, des craintes et des dires si contraires. Mais, malgré toutes ces rumeurs, les conférences continuaient avec succès; le comte de Hardenberg avait remplacé à Bâle le baron de Goltz, et les conditions allaient être arrêtées de part et d'autre.

A peine ces négociations avaient-elles été entamées que l'empire des faits s'était fait sentir, et avait exigé des modifications aux pouvoirs du comité de salut public. Un gouvernement tout ouvert, qui ne pourrait rien cacher, rien décider par lui-même, rien faire sans une délibération publique, serait incapable de négocier un traité avec aucune puissance, même la plus franche. Il faut, pour traiter, signer des suspensions d'armes, neutraliser des territoires; il faut surtout du secret, car une puissance négocie quelquefois long-temps avant qu'il lui convienne de l'avouer; ce n'est pas tout: il y a souvent des articles qui doivent demeurer ignorés. Si une puissance promet, par exemple, d'unir ses forces à celles d'une autre; si elle stipule ou la jonction d'une armée ou celle d'une escadre, ou un concours quelconque de moyens, ce secret devient de la plus grande importance. Comment le comité de salut public, renouvelé par quart chaque mois, obligé de rendre compte de tout, et n'ayant plus la vigueur et la hardiesse de l'ancien comité qui savait tout prendre sur lui-même, comment aurait-il pu négocier, surtout avec des puissances honteuses de leurs fautes, n'avouant qu'avec peine leur défaite, et tenant toutes, ou à laisser des conditions cachées ou à ne publier leur transaction que lorsqu'elle serait signée? La nécessité où il s'était trouvé d'envoyer deux de ses membres en Hollande, sans faire connaître ni leur nom, ni leur mission, était une première preuve du besoin de secret dans les opérations diplomatiques. Il présenta en conséquence un décret qui lui attribuait les pouvoirs indispensablement nécessaires pour traiter, et qui fut la cause de nouvelles rumeurs.

C'est un spectacle curieux, pour la théorie des gouvernemens, que celui d'une démocratie, surmontant son indiscrète curiosité, sa défiance à l'égard du pouvoir, et subjuguée par la nécessité, accordant à quelques individus la faculté de stipuler même des conditions secrètes. C'est ce que fit la convention nationale. Elle conféra au comité de salut public le pouvoir de stipuler même des armistices, de neutraliser des territoires, de négocier des traités, d'en arrêter les conditions, de les rédiger, de les signer même, et elle ne se réserva que ce qui lui appartenait véritablement, c'est-à-dire la ratification. Elle fit plus: elle autorisa le comité à signer des articles secrets, sous la seule condition que ces articles ne contiendraient rien de dérogatoire aux articles patens, et seraient publiés dès que l'intérêt du secret n'existerait plus. Muni de ces pouvoirs, le comité poursuivit et conduisit à terme les négociations commencées avec différentes puissances.

La paix avec la Hollande fut enfin signée sous l'influence de Rewbell, et surtout de Sieyès, qui étaient les deux membres du comité récemment envoyés en Hollande. Les patriotes hollandais firent au célèbre auteur de la première déclaration des droits un accueil brillant, et eurent pour lui une déférence qui termina bien des difficultés. Les conditions de la paix, signée à La Haye le 27 floréal an III (16 mai), furent les suivantes: La république française reconnaissait la république des Provinces-Unies comme puissance libre et indépendante, lui garantissait son indépendance et l'abolition du stathoudérat. Il y avait entre les deux républiques alliance offensive et défensive pendant toute la durée de la guerre actuelle. Cette alliance offensive et défensive devait être perpétuelle entre les deux républiques dans tous les cas de guerre contre l'Angleterre. Celle des Provinces-Unies mettait actuellement à la disposition de la France douze vaisseaux de ligne et dix-huit frégates, qui devaient être employés principalement dans les mers d'Allemagne, du Nord et de la Baltique. Elle donnait en outre pour auxiliaire à la France la moitié de son armée de terre, qui, à la vérité, était réduite à presque rien, et devait être réorganisée en entier. Quant aux démarcations de territoire, elles étaient fixées comme il suit: la France gardait toute la Flandre hollandaise, de manière qu'elle complétait ainsi son territoire du côté de la mer, et l'étendait jusqu'aux bouches des fleuves; du côté de la Meuse et du Rhin, elle avait la possession de Venloo et Maëstricht, et tous les pays compris au midi de Venloo, de l'un et de l'autre côté de la Meuse. Ainsi la république renonçait sur ce point à s'étendre jusqu'au Rhin, ce qui était raisonnable. De ce côté, en effet, le Rhin, la Meuse, l'Escaut, se mêlent tellement, qu'il n'y a plus de limite claire. Lequel de ces bras d'eau doit-il être considéré comme le Rhin? on ne le sait, et tout est convention à cet égard. D'ailleurs, de ce côté aucune hostilité ne menace la France que celle de la Hollande, hostilité fort peu redoutable, et qui n'exige pas la protection d'une grande limite. Enfin, le territoire indiqué par la nature à la Hollande, consistant dans les terrains d'alluvions transportés à l'embouchure des fleuves, il aurait fallu que la France, pour s'étendre jusqu'à l'un des principaux cours d'eau, s'emparât des trois quarts au moins de ces terrains, et réduisît presque à rien la république qu'elle venait d'affranchir. Le Rhin ne devient limite pour la France, à l'égard de l'Allemagne, qu'aux environs de Wesel, et la possession des deux rives de la Meuse, au sud de Venloo, laissait cette question intacte. De plus, la république française se réservait la faculté, en cas de guerre du côté du Rhin ou de la Zélande, de mettre garnison dans les places de Grave, Bois-le-Duc et Berg-op-Zoom. Le port de Flessingue demeurait commun. Ainsi toutes les précautions étaient prises. La navigation du Rhin, de la Meuse, de l'Escaut, du Hondt et de toutes leurs branches, était à jamais déclarée libre. Outre ces avantages, une indemnité de 100 millions de florins était payée par la Hollande. Pour dédommager cette dernière de ses sacrifices, la France lui promettait, à la pacification générale, des indemnités de territoire, prises sur les pays conquis, et dans le site le plus convenable à la bonne démarcation des limites réciproques.

Ce traité reposait sur les bases les plus raisonnables; le vainqueur s'y montrait aussi généreux qu'habile. Vainement a-t-on dit qu'en attachant la Hollande à son alliance, la France l'exposait à perdre la moitié de ses vaisseaux détenus dans les ports de l'Angleterre, et surtout ses colonies livrées sans défense à l'ambition de Pitt. La Hollande, laissée neutre, n'aurait ni recouvré ses vaisseaux, ni conservé ses colonies, et Pitt aurait trouvé encore le prétexte de s'en emparer pour le compte du stathouder. La conservation seule du stathoudérat, sans sauver d'une manière certaine ni les vaisseaux, ni les colonies hollandaises, aurait du moins ôté tout prétexte à l'ambition anglaise; mais le maintien du stathoudérat, avec les principes politiques de la France, avec les promesses faites aux patriotes bataves, avec l'esprit qui les animait, avec les espérances qu'ils avaient conçues en nous ouvrant leurs portes, était-il possible, convenable, honorable même?

Les conditions avec la Prusse étaient plus faciles à régler. Bischoffverder venait d'être enfermé. Le roi de Prusse, délivré des mystiques, avait conçu une ambition toute nouvelle. Il ne parlait plus de sauver les principes de l'ordre général; il voulait maintenant se faire le médiateur de la pacification universelle. Le traité fut signé avec lui à Bâle, le 16 germinal (5 avril 1795). Il fut convenu d'abord qu'il y aurait paix, amitié et bonne intelligence entre sa majesté le roi de Prusse et la république française; que les troupes de cette dernière abandonneraient la partie des états prussiens qu'elles occupaient sur la rive droite du Rhin; qu'elles continueraient à occuper les provinces prussiennes situées sur la rive gauche, et que le sort définitif de ces provinces ne serait fixé qu'à la pacification générale. Il était bien évident, d'après cette dernière condition, que la république, sans s'expliquer encore positivement, songeait à se donner la limite du Rhin, mais que, jusqu'à de nouvelles victoires sur les armées de l'Empire et sur l'Autriche, elle ajournait la solution des difficultés que cette grande détermination devait faire naître. Alors seulement elle pourrait ou évincer les uns, ou donner des indemnités aux autres. La république française s'engageait à recevoir la médiation du roi de Prusse pour sa réconciliation avec les princes et les états de l'empire germanique; elle s'engageait même pendant trois mois à ne pas traiter en ennemis ceux de ces princes de la rive droite en faveur de qui sa majesté prussienne s'intéresserait. C'était le moyen assuré d'amener tout l'Empire à demander la paix par l'intermédiaire de la Prusse.

En effet, aussitôt que ce traité fut signé, le cabinet de Berlin fit solennellement annoncer sa détermination à l'Empire, et les motifs qui l'avaient dirigé. Il déclara à la diète qu'il offrait ses bons offices à l'Empire s'il désirait la paix, et, si la majorité des états la refusait, à ceux d'entre eux qui seraient obligés de traiter isolément pour leur sûreté personnelle. De son côté, l'Autriche adressa des réflexions très amères à la diète; elle dit qu'elle désirait la paix autant que personne, mais qu'elle la croyait impossible; qu'elle choisirait le moment convenable pour en traiter, et que les états de l'Empire trouveraient beaucoup plus d'avantages à se confier à l'antique foi autrichienne qu'à des puissances parjures qui avaient manqué à tous leurs engagemens. La diète, pour paraître se préparer à la guerre, tout en demandant la paix, décréta pour cette campagne le quintuple contingent, et stipula que les états qui ne pourraient fournir des soldats auraient la faculté de s'en dispenser en donnant 240 florins par homme. En même temps elle décida que l'Autriche, venant de se lier avec l'Angleterre pour la continuation de la guerre, ne pouvait être médiatrice de la paix, et résolut de confier cette médiation à la Prusse. Il ne resta plus à déterminer que la forme et la composition de la députation.

Malgré ce vif désir de traiter, l'Empire ne le pouvait guère en masse; car il devait exiger, pour ses membres dépouillés de leurs états, des restitutions que la France n'aurait pu faire sans renoncer à la ligne du Rhin. Mais il était évident que, dans cette impossibilité de traiter collectivement, chaque prince se jetterait dans les bras de la Prusse, et ferait, par cet intermédiaire, sa paix particulière.

Ainsi, la république commençait à désarmer ses ennemis, et à les forcer à la paix. Il n'y avait de bien résolus à la guerre que ceux qui avaient fait de grandes pertes, et qui n'espéraient pas recouvrer par des négociations ce qu'ils venaient de perdre par les armes. Telles devaient être les dispositions des princes de la rive gauche du Rhin dépouillés de leurs états, de l'Autriche privée des Pays-Bas, du Piémont évincé de la Savoie et de Nice. Ceux, au contraire, qui avaient eu le bon esprit de garder la neutralité, s'applaudissaient chaque jour, et de leur sagesse, et des avantages qu'elle leur valait. La Suède et le Danemark allaient envoyer des ambassadeurs auprès de la convention. La Suisse, qui était devenue l'entrepôt du commerce du continent, persistait dans ses sages intentions, et adressait, par l'organe de M. Ochs, à l'envoyé Barthélemy ces belles paroles: «Il faut une Suisse à la France, et une France à la Suisse. Il est, en effet, permis de supposer que, sans la confédération helvétique, les débris des anciens royaumes de Lorraine, de Bourgogne et d'Arles, n'eussent point été réunis à la domination française; et il est difficile de croire que, sans la puissante diversion et l'intervention décidée de la France, on ne fût pas enfin parvenu à étouffer la liberté helvétique dans son berceau.» La neutralité de la Suisse venait en effet de rendre un service éminent à la France, et avait contribué à la sauver. A ces pensées M. Ochs en ajoutait d'autres non moins élevées. «On admirera peut-être un jour, disait-il, ce sentiment de justice naturelle qui, nous faisant abhorrer toute influence étrangère dans le choix de nos formes de gouvernement, nous interdisait par-là même de nous ériger en juges du mode d'administration publique choisi par nos voisins. Nos pères n'ont censuré ni les grands feudataires de l'empire germanique pour avoir ravalé la puissance impériale, ni l'autorité royale de France pour avoir comprimé les grands feudataires. Ils ont vu successivement les états-généraux représenter la nation française; les Richelieu, les Mazarin se saisir du pouvoir absolu; Louis XIV déployer à lui seul la puissance entière de la nation; et les parlemens prétendre partager, au nom du peuple, l'autorité publique; mais jamais on ne les entendit, d'une voix téméraire, s'arroger le droit de rappeler le gouvernement français à telle ou telle période de son histoire. Le bonheur de la France fut leur voeu, son unité leur espoir, l'intégrité de son territoire leur appui.»

Ces principes si élevés et si justes étaient la critique sévère de la politique de l'Europe, et les résultats que la Suisse en recueillait étaient une assez frappante démonstration de leur sagesse. L'Autriche, jalouse de son commerce, voulait le gêner par un cordon; mais la Suisse réclama auprès du Wurtemberg et des états voisins, et obtint justice.

Les puissances italiennes souhaitaient la paix, celles du moins que leur imprudence pouvait exposer un jour à de fâcheux résultats. Le Piémont, quoique épuisé, avait assez perdu pour désirer encore de recourir aux armes. Mais la Toscane, entraînée malgré elle à sortir de sa neutralité, par l'ambassadeur anglais qui, la menaçant d'une escadre, ne lui avait donné que douze heures pour se décider, la Toscane était impatiente de revenir à son rôle, surtout depuis que les Français étaient aux portes de Gênes. En conséquence, le grand-duc avait ouvert une négociation qui venait de se terminer par un traité le plus aisé de tous à conclure. La bonne intelligence et l'amitié étaient rétablies entre les deux états; et le grand-duc restituait à la république les blés qui, dans ses ports, avaient été enlevés aux Français au moment de la déclaration de guerre. Même avant la négociation, il avait fait cette restitution de son propre mouvement. Ce traité, avantageux à la France pour le commerce du Midi, et surtout pour celui des grains, fut conclu le 21 pluviôse (9 février).

Venise, qui avait rappelé son envoyé de France, annonça qu'elle allait en désigner un autre, et le faire partir pour Paris. Le pape, de son côté, regrettait les outrages faits aux Français.

La cour de Naples, égarée par les passions d'une reine insensée et les intrigues de l'Angleterre, était loin de songer à négocier, et faisait de ridicules promesses de secours à la coalition.

L'Espagne avait toujours besoin de la paix, et semblait attendre d'y être forcée par de nouveaux échecs.

Une négociation, non moins importante peut-être à cause de l'effet moral qu'elle devait produire, était celle qu'on avait entamée à Nantes avec les provinces insurgées. On a vu comment les chefs de la Vendée, divisés entre eux, presque abandonnés de leurs paysans, suivis à peine de quelques guerroyeurs déterminés, pressés de toutes parts par les généraux républicains, réduits à choisir entre une amnistie ou une destruction complète, avaient été amenés à traiter de la paix; on a vu comment Charette avait accepté une entrevue près de Nantes; comment le prétendu baron de Cormatin, major-général de Puisaye, s'était présenté pour être le médiateur de la Bretagne; comment il voyageait avec Humbert, balancé entre le désir de tromper les républicains, de se concerter avec Charette, de séduire Canclaux, et l'ambition d'être le pacificateur de ces célèbres contrées. Le rendez-vous commun était à Nantes; les entrevues devaient commencer au château de la Jaunaye, à une lieue de cette ville, le 24 pluviôse (12 février).

Cormatin, arrivé à Nantes, avait voulu faire parvenir à Canclaux la lettre de Puisaye; mais cet homme, qui voulait tromper les républicains, ne sut pas même leur soustraire la connaissance de cette lettre si dangereuse. Elle fut connue et publiée, et lui obligé de déclarer que la lettre était supposée, qu'il n'en était point le porteur, et qu'il venait sincèrement négocier la paix. Il se trouva par-là plus engagé que jamais. Ce rôle de diplomate habile, trompant les républicains, donnant le mot à Charette, et séduisant Canclaux, lui échappait; il ne lui restait plus que celui de pacificateur. Il vit Charette, et le trouva réduit, par sa position, à traiter momentanément avec l'ennemi. Dès cet instant, Cormatin n'hésita plus à travailler à la paix. Il fut convenu que cette paix serait simulée, et qu'en attendant l'exécution des promesses de l'Angleterre, on paraîtrait se soumettre à la république. Pour le moment, on songea à obtenir les meilleures conditions possibles. Cormatin et Charette, dès que les conférences furent ouvertes, remirent une note dans laquelle ils demandaient la liberté des cultes, des pensions alimentaires pour tous les ecclésiastiques de la Vendée, l'exemption de service militaire et d'impôt pendant dix ans, afin de réparer les maux de la guerre, des indemnités pour toutes les dévastations, l'acquittement des engagemens contractés par les chefs pour les besoins de leurs armées, le rétablissement des anciennes divisions territoriales du pays et de son ancien mode d'administration, la formation de gardes territoriales sous les ordres des généraux actuels, l'éloignement de toutes les armées républicaines, l'exclusion de tous les habitans de la Vendée qui étaient sortis du pays comme patriotes, et dont les royalistes avaient pris les biens, enfin une amnistie commune aux émigrés comme aux Vendéens. De pareilles demandes étaient absurdes, et ne pouvaient être admises. Les représentans accordèrent la liberté des cultes, des indemnités pour ceux dont les chaumières avaient été dévastées, l'exemption de service pour les jeunes gens de la présente réquisition, afin de repeupler les campagnes, la formation des gardes territoriales, sous les ordres des administrations, au nombre de deux mille hommes seulement; l'acquittement des bons signés par les généraux, jusqu'à la concurrence de deux millions. Mais ils refusèrent le rétablissement des anciennes divisions territoriales et des anciennes administrations, l'exemption d'impôt pendant dix ans, l'éloignement des armées républicaines, l'amnistie pour les émigrés, et ils exigèrent la rentrée dans leurs biens des Vendéens patriotes. Ils stipulèrent, de plus, que toutes ces concessions seraient renfermées, non dans un traité, mais dans des arrêtés rendus par les représentans en mission; et que, de leur côté, les généraux vendéens signeraient une déclaration par laquelle ils reconnaîtraient la république, et promettraient de se soumettre à ses lois. Une dernière conférence fut fixée pour le 29 pluviôse (17 février), car la trève finissait le 30.

On demanda, avant de conclure la paix, que Stofflet fût appelé à ces conférences. Plusieurs officiers royalistes le désiraient, parce qu'ils pensaient qu'on ne devait pas traiter sans lui; les représentans le souhaitaient aussi, parce qu'ils auraient voulu comprendre dans une même transaction toute la Vendée. Stofflet était dans ce moment dirigé par l'ambitieux abbé Bernier, lequel était peu disposé à une paix qui allait le priver de toute son influence; d'ailleurs Stofflet n'aimait pas à jouer le second rôle, et il voyait avec humeur toute cette négociation commencée et conduite sans lui. Cependant il consentit à se rendre aux conférences; il vint à la Jaunaye avec un grand nombre de ses officiers.

Le tumulte fut grand, les partisans de la paix et ceux de la guerre étaient fort échauffés les uns contre les autres. Les premiers se groupaient autour de Charette; ils alléguaient que ceux qui voulaient continuer la guerre étaient ceux-là même qui n'allaient jamais au combat; que le pays était ruiné et réduit aux abois; que les puissances n'avaient rien fait, et probablement ne feraient rien pour eux; ils se disaient aussi tout bas à l'oreille, qu'il fallait du reste attendre, gagner du temps au moyen d'une paix simulée, et que, si l'Angleterre tenait jamais ses promesses, on serait tout prêt à se lever. Les partisans de la guerre disaient, au contraire, qu'on ne leur offrait la paix que pour les désarmer, violer ensuite toutes les promesses et les immoler impunément; que poser les armes un instant, c'était amollir les courages, et rendre impossible toute insurrection à venir; que puisque la république traitait, c'était une preuve qu'elle-même était réduite à la dernière extrémité; qu'il suffisait d'attendre, et de déployer encore un peu de constance, pour voir arriver le moment où l'on pourrait tenter de grandes choses avec le secours des puissances; qu'il était indigne de chevaliers français de signer un traité avec l'intention secrète de ne pas l'exécuter, et que du reste on n'avait pas le droit de reconnaître la république, car c'était méconnaître les droits des princes pour lesquels on s'était battu si long-temps. Il y eut plusieurs conférences fort animées, et dans lesquelles on montra de part et d'autre beaucoup d'irritation. Un moment même il y eut des menaces fort vives de la part des partisans de Charette aux partisans de Stofflet, et on faillit en venir aux mains. Cormatin n'était pas le moins ardent des partisans de la paix; sa faconde, son agitation de corps et d'esprit, sa qualité de représentant de l'armée de Bretagne, avaient attiré sur lui l'attention. Malheureusement pour lui, il était suivi du nommé Solilhac, que le comité central de la Bretagne lui avait donné pour l'accompagner. Solilhac, étonné de voir Cormatin jouer un rôle si différent de celui dont on l'avait chargé, lui fit remarquer qu'il s'éloignait de ses instructions, et qu'on ne l'avait pas envoyé pour traiter de la paix. Cormatin fut fort embarrassé; Stofflet et les partisans de la guerre triomphèrent, en apprenant que la Bretagne songeait plutôt à se ménager un délai et à se concerter avec la Vendée qu'à se soumettre; ils déclarèrent que jamais ils ne poseraient les armes, puisque la Bretagne était décidée à les soutenir.

Le 29 pluviôse au matin (17 février), le conseil de l'armée de l'Anjou se réunit dans une salle particulière du château de la Jaunaye, pour prendre une détermination définitive. Les chefs de division de Stofflet tirèrent leurs sabres, et jurèrent de couper le cou au premier qui parlerait de paix; ils décidèrent entre eux la guerre. Charette, Sapinaud et leurs officiers décidèrent la paix dans une autre salle. A midi on devait se réunir sous une tente élevée dans la plaine, avec les représentans du peuple. Stofflet, n'osant leur déclarer en face la détermination qu'il avait prise, leur envoya dire qu'il n'acceptait pas leurs propositions. Les représentans laissèrent à une distance convenue le détachement qui les accompagnait, et se rendirent sous la tente. Charette laissa ses Vendéens à la même distance, et ne vint au rendez-vous qu'avec ses principaux officiers. Pendant ce temps on vit Stofflet monter à cheval, avec quelques forcenés qui l'accompagnaient, et partir au galop en agitant son chapeau, et criant vive le roi! Sous la tente où Charette et Sapinaud conféraient avec les représentans, on n'avait plus à discuter, car l'ultimatum des représentans était accepté d'avance. On signa réciproquement les déclarations convenues. Charette, Sapinaud, Cormatin et les autres officiers signèrent leur soumission aux lois de la république; les représentans donnèrent les arrêtés contenant les conditions accordées aux chefs vendéens. La plus grande politesse régna de part et d'autre, et tout sembla faire espérer une réconciliation sincère.

Les représentans, qui voulaient donner un grand éclat à la soumission de Charette, lui préparèrent à Nantes une réception magnifique. La joie la plus vive régnait dans cette ville toute patriote. On se flattait de toucher enfin au terme de cette affreuse guerre civile; on s'applaudissait de voir un homme aussi distingué que Charette rentrer dans le sein de la république, et peut-être consacrer son épée à la servir. Le jour désigné pour son entrée solennelle, la garde nationale et l'armée de l'Ouest furent mises sous les armes. Tous les habitans, pleins de joie et de curiosité, accouraient pour voir et pour fêter ce chef célèbre. On le reçut aux cris de vive la république! vive Charette! Il avait son costume de général vendéen, et portait la cocarde tricolore. Charette était dur, défiant, rusé, intrépide; tout cela se retrouvait dans ses traits et dans sa personne. Une taille moyenne, un oeil petit et vif, un nez relevé à la tartare, une large bouche, lui donnaient l'expression la plus singulière et la plus convenable à son caractère. En accourant au devant de lui, chacun chercha à deviner ses sentimens. Les royalistes crurent voir l'embarras et le remords sur son visage. Les républicains le trouvèrent joyeux et presque enivré de son triomphe. Il devait l'être, malgré l'embarras de sa position; car ses ennemis lui procuraient la plus belle et la première récompense qu'il eût encore reçue de ses exploits.

À peine cette paix fut-elle signée, qu'on songea à réduire Stofflet, et à faire accepter aux chouans les conditions accordées à Charette. Celui-ci parut sincère dans ses témoignages; il répandit des proclamations dans le pays, pour faire rentrer tout le monde dans le devoir. Les habitans furent extrêmement joyeux de cette paix. Les hommes tout à fait voués à la guerre furent organisés en gardes territoriales, et on en laissa le commandement à Charette pour faire la police de la contrée. C'était l'idée de Hoche, qu'on défigura pour satisfaire les chefs vendéens, qui, ayant à la fois des arrière-pensées et des défiances, voulaient conserver sous leurs ordres les hommes les plus aguerris. Charette promit même son secours contre Stofflet, si celui-ci, pressé dans la Haute-Vendée, venait se replier sur le Marais.

Aussitôt le général Canclaux fut envoyé à la poursuite de Stofflet. Ne laissant qu'un corps d'observation autour du pays de Charette, il porta la plus grande partie de ses troupes sur le Layon. Stofflet, voulant imposer par un coup d'éclat, fit une tentative sur Chalonne, qui fut vivement repoussée et se retira sur Saint-Florent. Il déclara Charette traître à la cause de la royauté, et fit prononcer contre lui une sentence de mort. Les représentans, qui savaient qu'une pareille guerre devait se terminer, non seulement en employant les armes, mais en desintéressant les ambitieux, en donnant des secours aux hommes sans ressources, avaient aussi répandu l'argent. Le comité de salut public leur avait ouvert un crédit sur ses fonds secrets. Ils donnèrent 60,000 francs en numéraire et 365,000 en assignats à divers officiers de Stofflet. Son major-général Trotouin reçut 100,000 fr., dont moitié en argent, moitié en assignats, et se détacha de lui. Il écrivit une lettre adressée aux officiers de l'armée d'Anjou, pour les engager à la paix, en leur donnant les raisons les plus capables de les ébranler.

Tandis qu'on employait ces moyens sur l'armée d'Anjou, les représentans pacificateurs de la Vendée s'étaient rendus en Bretagne, pour amener les chouans à une semblable transaction. Cormatin les avait suivis; il était maintenant tout à fait engagé dans le système de la paix; et il avait l'ambition de faire, à Rennes, l'entrée triomphale que Charette avait faite à Nantes. Malgré la trève, beaucoup d'actes de brigandage avaient été commis par les chouans. Ceux-ci n'étant pour la plupart que des bandits sans attachement à aucune cause, se souciant fort peu des vues politiques qui engageaient leurs chefs à signer une suspension d'armes, ne prenaient aucun soin de l'observer, et ne songeaient qu'à butiner. Quelques représentans, voyant la conduite des Bretons, commençaient à se défier de leurs intentions, et pensaient déjà qu'il fallait renoncer à la paix. Boursault était le plus prononcé dans ce sens. Le représentant Bollet, au contraire, zélé pacificateur, croyait que, malgré quelques actes d'hostilité, un accommodement était possible, et qu'il ne fallait employer que la douceur. Hoche, courant de cantonnemens en cantonnemens, à des distances de quatre-vingts lieues, n'ayant jamais aucun moment de repos, placé entre les représentans qui voulaient la guerre et ceux qui voulaient la paix, entre les jacobins des villes, qui l'accusaient de faiblesse et de trahison, et les royalistes, qui l'accusaient de barbarie, Hoche était abreuvé de dégoûts sans se refroidir néanmoins dans son zèle. «Vous me souhaitez encore une campagne des Vosges, écrivait-il à un de ses amis; comment voulez-vous faire une pareille campagne contre des chouans, et presque sans armée?» Ce jeune capitaine voyait ses talens consumés dans une guerre ingrate, tandis que des généraux, tous inférieurs à lui, s'immortalisaient en Hollande, sur le Rhin, à la tête des plus belles armées de la république. Cependant il continuait sa tâche avec ardeur et une profonde connaissance des hommes et de sa situation. On a vu qu'il avait déjà donné les conseils les plus sages, par exemple, d'indemniser les insurgés restés paysans, et d'enrôler ceux que la guerre avait faits soldats. Une plus grande habitude du pays lui avait fait découvrir les véritables moyens d'en apaiser les habitans, et de les rattacher à la république. «Il faut, disait-il, continuer de traiter avec les chefs des chouans; leur bonne foi est fort douteuse, mais il faut en avoir avec eux. On gagnera, ainsi par la confiance ceux qui ne demandent qu'à être rassurés. Il faudra gagner par des grades ceux qui sont ambitieux; par de l'argent ceux qui ont des besoins; on les divisera ainsi entre eux, et on chargera de la police ceux dont on sera sûr, en leur confiant les gardes territoriales, dont on vient de souffrir l'institution. Du reste, il faudra distribuer vingt-cinq mille hommes en plusieurs camps, pour surveiller tout le pays; placer autour des côtes un service de chaloupes canonnières qui seront dans un mouvement continuel; faire transporter les arsenaux, les armes et les munitions, des villes ouvertes, dans les forts et les places défendues. Quant aux habitans, il faudra se servir auprès d'eux des prêtres, et donner quelques secours aux plus indigens. Si l'on parvient à répandre la confiance par le moyen des prêtres, la chouannerie tombera sur-le-champ.—Répandez, écrivait il à ses officiers-généraux, le 27 ventôse, répandez la loi salutaire que la convention vient de rendre sur la liberté des cultes; prêchez vous-mêmes la tolérance religieuse. Les prêtres, certains qu'on ne les troublera plus dans l'exercice de leur ministère, deviendront vos amis, ne fût-ce que pour être tranquilles. Leur caractère les porte à la paix; voyez-les, dites-leur que la continuation de la guerre les exposera à être chagrinés, non par les républicains, qui respectent les opinions religieuses, mais par les chouans, qui ne reconnaissent ni Dieu ni loi, et veulent dominer et piller sans cesse. Il en est parmi eux de pauvres, et en général ils sont très intéressés; ne négligez pas de leur offrir quelques secours, mais sans ostentation, et avec toute la délicatesse dont vous êtes capables. Par eux vous connaîtrez toutes les manoeuvres de leur parti, et vous obtiendrez qu'ils retiennent leurs paysans dans leurs campagnes, et les empêchent de se battre. Vous sentez qu'il faut, pour parvenir à ce but, la douceur, l'aménité, la franchise. Engagez quelques officiers et soldats à assister respectueusement à quelques-unes de leurs cérémonies, mais en ayant soin de ne jamais les troubler. La patrie attend de vous le plus grand dévouement; tous les moyens sont bons pour la servir, lorsqu'ils s'accordent avec les lois, l'honneur et la dignité républicaine.» Hoche ajoutait à ces avis celui de ne rien prendre dans le pays pour la nourriture des armées, pendant quelque temps au moins. Quant aux projets des Anglais, il voulait pour les prévenir, qu'on s'emparât de Jersey et de Guernesey, et qu'on établît une chouannerie en Angleterre pour les occuper chez eux. Il songeait aussi à l'Irlande; mais il écrivait qu'il s'en expliquerait verbalement avec le comité de salut public.

Ces moyens choisis avec un grand sens, et employés en plus d'un endroit avec beaucoup d'adresse, avaient déjà parfaitement réussi. La Bretagne était tout à fait divisée; tous les chouans qui s'étaient montrés à Rennes avaient été caressés, payés, rassurés, et décidés à déposer les armes. Les autres, plus opiniâtres, comptant sur Stofflet et sur Puisaye, voulaient persister à faire la guerre. Cormatin continuait de courir des uns aux autres pour les amener à La Prévalaye, et les engager à traiter. Malgré l'ardeur que cet aventurier montrait à pacifier le pays, Hoche, qui avait entrevu son caractère et sa vanité, se défiait de lui, et se doutait qu'il manquerait de parole aux républicains comme il avait fait aux royalistes. Il l'observait avec grande attention pour s'assurer s'il travaillait sincèrement et sans arrière-pensée à l'oeuvre d'une réconciliation.

De singulières intrigues vinrent se combiner avec toutes ces circonstances, pour amener la pacification tant désirée par les républicains. On a vu précédemment Puisaye à Londres, tâchant de faire concourir le cabinet anglais à ses projets; on a vu les trois princes français sur le continent, l'un attendant un rôle à Arnheim, l'autre se battant sur le Rhin; le troisième, en sa qualité de régent, correspondant de Vérone avec tous les cabinets, et entretenant une agence secrète à Paris. Puisaye avait conduit ses projets en homme aussi actif qu'habile. Sans passer par l'intermédiaire du vieux duc d'Harcourt, inutile ambassadeur du régent à Londres, il s'adressa directement aux ministres anglais. Pitt, invisible d'ordinaire pour cette émigration qui pullulait dans les rues de Londres, et l'assiégeait de projets et de demandes de secours, accueillit sur-le-champ l'organisateur de la Bretagne, l'aboucha avec le ministre de la guerre Vindham, qui était un ardent ami de la monarchie et voulait la maintenir ou la rétablir partout. Les projets de Puisaye, mûrement examinés, furent adoptés en entier. L'Angleterre promit une armée, une escadre, de l'argent, des armes, des munitions immenses, pour descendre sur les côtes de France; mais on exigea de Puisaye le secret à l'égard de ses compatriotes, et surtout du vieux duc d'Harcourt, envoyé du régent. Puisaye ne demandait pas mieux que de tout faire à lui seul; il fut impénétrable pour le duc d'Harcourt, pour tous les autres agens des princes à Londres, et surtout pour les agens de Paris, qui correspondaient avec le secrétaire même du duc d'Harcourt. Puisaye écrivit seulement au comte d'Artois pour lui demander des pouvoirs extraordinaires, et lui offrir de venir se mettre à la tête de l'expédition. Le prince envoya les pouvoirs, et promit de venir commander de sa personne. Bientôt les projets de Puisaye furent soupçonnés, malgré ses efforts pour les cacher. Tous les émigrés repoussés par Pitt, et éconduits par Puisaye, furent unanimes. Puisaye, suivant eux, était un intrigant vendu au perfide Pitt, et méditant des projets fort suspects. Cette opinion, répandue à Londres, s'établit bientôt à Vérone chez les conseillers du régent. Déjà, dans cette petite cour, l'on se défiait beaucoup de l'Angleterre depuis l'affaire de Toulon; on concevait surtout des inquiétudes dès qu'elle voulait se servir de l'un des princes. Cette fois on ne manqua pas de demander avec une espèce d'anxiété ce qu'elle voulait faire de M. le comte d'Artois, pourquoi le nom de Monsieur n'était pas compris dans ses projets, si elle croyait pouvoir se passer de lui, etc. Les agens de Paris, qui tenaient leur mission du régent, et partageaient ses idées sur l'Angleterre, n'ayant pu obtenir aucune communication de Puisaye, répétèrent les mêmes propos sur l'entreprise qui se préparait à Londres. Un autre motif les engageait surtout à la désapprouver. Le régent songeait à recourir à l'Espagne, et voulait s'y faire transporter, pour être plus voisin de la Vendée et de Charette, qui était son héros. De leur côté, les agens de Paris s'étaient mis en rapport avec un émissaire de l'Espagne, qui les avait engagés à se servir de cette puissance, et leur avait promis qu'elle ferait pour Monsieur et pour Charette ce que l'Angleterre projetait pour le comte d'Artois et pour Puisaye. Mais il fallait attendre qu'on pût transporter Monsieur des Alpes aux Pyrénées, par la Méditerranée, et préparer une expédition considérable. Les intrigans de Paris étaient donc tout à fait portés pour l'Espagne. Ils prétendaient qu'elle effarouchait moins les Français que l'Angleterre, parce qu'elle avait des intérêts moins opposés; que d'ailleurs elle avait déjà gagné Tallien, par sa femme, fille du banquier espagnol Cabarrus; ils osaient même dire qu'on était sûr de Hoche, tant l'imposture leur coûtait peu pour donner de l'importance à leurs projets! Mais l'Espagne, ses vaisseaux, ses troupes, n'étaient rien suivant eux au prix des beaux plans qu'ils prétendaient nouer dans l'intérieur. Placés au sein de la capitale, ils voyaient se manifester un mouvement d'indignation prononcé contre le système révolutionnaire. Il fallait, disaient-ils, exciter ce mouvement, et tâcher de le faire tourner au profit du royalisme; mais pour cela les royalistes devaient se montrer le moins redoutables possible, car la Montagne se fortifiait de toutes les craints qu'inspirait la contre-révolution. Il suffirait d'une victoire de Charette, d'une descente des émigrés en Bretagne, pour rendre au parti révolutionnaire la force qu'il avait perdue, et dépopulariser les thermidoriens dont on avait besoin. Charette venait de faire la paix; mais il fallait qu'il se tînt prêt à reprendre les armes; il fallait que l'Anjou, que la Bretagne, parussent ainsi se soumettre pour un temps; que pendant ce temps on séduisît les chefs du gouvernement et les généraux, qu'on laissât les armées passer le Rhin, et s'engager en Allemagne, puis, que tout à coup on surprît la convention endormie, et qu'on proclamât la royauté dans la Vendée, dans la Bretagne, à Paris même. Une expédition de l'Espagne, portant le régent, et concourant avec ces mouvemens simultanés, pourrait alors décider la victoire de la royauté. Quant à l'Angleterre, on ne devait lui demander que son argent (car il en fallait à ces messieurs), et la tromper ensuite. Ainsi, chacun des mille agens employés pour la contre-révolution rêvait à sa manière, imaginant des moyens suivant sa position, et voulait être le restaurateur principal de la monarchie. Le mensonge, l'intrigue, étaient les seules ressources de la plupart, et l'argent leur principale prétention.

Avec de telles idées, l'agence de Paris, du genre de celle que Puisaye préparait en Angleterre, devait chercher à écarter pour le moment toute entreprise, à pacifier les provinces insurgées, et à y faire signer une paix simulée. A la faveur de la trève accordée aux chouans, Lemaître, Brottier et Laville-Heurnois venaient de se ménager des communications avec les provinces insurgées. Le régent les avait chargés de faire parvenir des lettres à Charette; ils les confièrent à un ancien officier de marine, Duverne de Presle, privé de son état et cherchant un emploi. Ils lui donnèrent en même temps la commission de contribuer à la pacification, en conseillant aux insurgés de temporiser, d'attendre des secours de l'Espagne, et un mouvement de l'intérieur. Cet envoyé se rendit à Rennes, d'où il fit parvenir les lettres du régent à Charette, et conseilla ensuite à tout le monde une soumission momentanée. D'autres encore furent chargés du même soin par les agens de Paris, et bientôt les idées de paix, déjà très répandues en Bretagne, se propagèrent encore davantage. On dit partout qu'il fallait poser les armes, que l'Angleterre trompait les royalistes; que l'on devait tout attendre de la convention, qu'elle allait rétablir elle-même la monarchie, et que, dans le traité signé avec Charette, se trouvaient des articles secrets portant la condition de reconnaître bientôt pour roi le jeune orphelin du Temple, Louis XVII. Cormatin, dont la position était devenue fort embarrassante, qui avait manqué aux ordres de Puisaye et du comité central, trouva, dans le système des agens de Paris, une excuse et un encouragement pour sa conduite. Il paraît même qu'on lui fit espérer le commandement de la Bretagne à la place de Puisaye. A force de soin il parvint à réunir les principaux chouans à La Prévalaye, et les conférences commencèrent.

Dans cet intervalle, MM. de Tinténiac et de La Roberie venaient d'être envoyés de Londres par Puisaye, le premier pour apporter aux chouans de la poudre, de l'argent, et la nouvelle d'une prochaine expédition, le second pour faire parvenir à son oncle Charette l'invitation de se tenir prêt à seconder la descente en Bretagne, et enfin tous deux pour faire rompre les négociations. Ils avaient cherché à débarquer avec quelques émigrés vers les côtes du nord; les chouans avertis, étant accourus à leur rencontre, avaient eu un engagement avec les républicains, et avaient été battus. MM. de La Roberie et de Tinténiac s'étaient sauvés par miracle; mais la trève était compromise, et Hoche, qui commençait à se méfier des chouans, qui soupçonnait la bonne foi de Cormatin, voulait le faire arrêter. Cormatin protesta de sa bonne foi auprès des représentans, et obtint que la trève ne serait pas rompue. Les conférences continuèrent à La Prévalaye. Un agent de Stofflet vint y prendre part. Stofflet, battu, poursuivi, réduit à l'extrémité, privé de toutes ses ressources par la découverte du petit arsenal qu'il avait dans un bois, demandait enfin à être admis à traiter, et venait d'envoyer un représentant à La Prévalaye. C'était le général Beauvais. Les conférences furent extrêmement vives, comme elles l'avaient été à la Jaunaye. Le général Beauvais y soutint encore le système de la guerre, malgré la triste position du chef qui l'envoyait, et prétendit que Cormatin, ayant signé la paix de la Jaunaye, et reconnu la république, avait perdu le commandement dont Puisaye l'avait revêtu, et ne pouvait plus délibérer. M. de Tinténiac, parvenu malgré tous les dangers au lieu des conférences, voulut les rompre au nom de Puisaye, et retourner aussitôt à Londres; mais Cormatin et les partisans de la paix l'en empêchèrent. Cormatin décida enfin la majorité à une transaction, en lui donnant pour raison qu'on gagnerait du temps par une soumission apparente, et qu'on endormirait la surveillance des républicains. Les conditions étaient les mêmes que celles accordées à Charette: liberté des cultes, indemnités à ceux dont les propriétés avaient été dévastées, exemption de la réquisition, institution des gardes territoriales. Il y avait une condition de plus dans le traité actuel: c'était un million et demi pour les principaux chefs, dont Cormatin devait avoir sa part. Pour ne pas cesser un instant, dit le général Beauvais, de faire acte de mauvaise foi, Cormatin, au moment de signer, mit le sabre à la main, jura de reprendre les armes à la première occasion, et recommanda à chacun de conserver jusqu'à nouvel ordre l'organisation établie, et le respect dû à tous les chefs.

Les chefs royalistes se transportèrent ensuite à La Mabilaye, à une lieue de Rennes, pour signer le traité dans une réunion solennelle avec les représentans. Beaucoup d'entre eux ne voulaient pas s'y rendre; mais Cormatin les y entraîna. La réunion eut lieu avec les mêmes formalités qu'à la Jaunaye. Les chouans avaient demandé que Hoche ne s'y trouvât pas, à cause de son extrême défiance: on y consentit. Le 1er floréal (20 avril), les représentans donnèrent les mêmes arrêtés qu'à la Jaunaye, et les chouans signèrent une déclaration par laquelle ils reconnaissaient la république et se soumettaient à ses lois.

Le lendemain, Cormatin fit son entrée à Rennes, comme Charette à Nantes. Le mouvement qu'il s'était donné, l'importance qu'il s'était arrogée, le faisaient considérer comme le chef des royalistes bretons. On lui attribuait tout, et les exploits de cette foule de chouans inconnus, qui avaient mystérieusement parcouru la Bretagne, et cette paix qu'on désirait depuis si long-temps. Il reçut une espèce de triomphe. Applaudi par les habitans, caressé par les femmes, pourvu d'une forte somme d'assignats, il recueillait tous les profits et tous les honneurs de la guerre, comme s'il l'avait long-temps soutenue. Il n'était cependant débarqué en Bretagne que pour jouer ce singulier rôle. Néanmoins il n'osait plus écrire à Puisaye; il ne se hasardait pas à sortir de Rennes, ni à s'enfoncer dans le pays, de peur d'y être fusillé par les mécontens. Les principaux chefs retournèrent dans leurs divisions, écrivirent à Puisaye qu'on les avait trompés, qu'il n'avait qu'à venir, et qu'au premier signal ils se lèveraient pour voler à sa rencontre. Quelques jours après, Stofflet, se voyant abandonné, signa la paix à Saint-Florent, aux mêmes conditions.

Tandis que les deux Vendées et la Bretagne se soumettaient, Charette venait enfin de recevoir pour la première fois une lettre du régent; elle était datée du 1er février. Ce prince l'appelait le second fondateur de la monarchie, lui parlait de sa reconnaissance, de son admiration, de son désir de le rejoindre, et le nommait lieutenant-général. Ces témoignages arrivaient un peu tard. Charette, tout ému, répondit aussitôt au régent que la lettre dont il venait d'être honoré transportait son âme de joie; que son dévouement et sa fidélité seraient toujours les mêmes; que la nécessité seule l'avait obligé de céder, mais que sa soumission n'était qu'apparente; que, lorsque les parties seraient mieux liées, il reprendrait les armes, et serait prêt à mourir sous les yeux de son prince, et pour la plus belle des causes.

Telle fut cette première pacification des provinces insurgées. Comme l'avait deviné Hoche, elle n'était qu'apparente; mais, comme il l'avait senti aussi, on pouvait la rendre funeste aux chefs vendéens, en habituant le pays au repos, aux lois de la république, et en calmant ou occupant d'une autre manière cette ardeur de combattre qui animait quelques hommes. Malgré les assurances de Charette au régent, et des chouans à Puisaye, toute ardeur devait s'éteindre dans les ames après quelques mois de calme. Ces menées n'étaient plus que des actes de mauvaise foi, excusables sans doute dans l'aveuglement des guerres civiles, mais qui ôtent à ceux qui se les permettent le droit de se plaindre des sévérités de leurs adversaires. Les représentans et les généraux républicains mirent le plus grand scrupule à faire exécuter les conditions accordées. Il est sans doute inutile de montrer l'absurdité du bruit répandu alors, et même répété depuis, que les traités signés renfermaient des articles secrets, portant la promesse de mettre Louis XVII sur le trône; comme si des représentans avaient pu être assez fous pour prendre de tels engagemens! comme s'il eût été possible qu'on voulut sacrifier à quelques partisans une république qu'on persistait à maintenir contre toute l'Europe! Du reste, aucun des chefs, en écrivant aux princes ou aux divers agens royalistes, n'a jamais osé avancer une telle absurdité. Charette mis plus tard en jugement pour avoir violé les conditions faites avec lui, n'osa pas non plus faire valoir cette excuse puissante de la non-exécution d'un article secret. Puisaye, dans ses mémoires, a jugé l'assertion aussi niaise que fausse; et on ne la rappellerait point ici, si elle n'avait été reproduite dans une foule de Mémoires.

Cette paix n'avait pas seulement pour résultat d'amener le désarmement de la contrée; concourant avec celle de la Prusse, de la Hollande et de la Toscane, et avec les intentions manifestées par plusieurs autres états, elle eut encore l'avantage de produire un effet moral très grand. On vit la république reconnue à la fois par ses ennemis du dedans et du dehors, par la coalition et par le parti royaliste lui-même.

Il ne restait plus, parmi les ennemis décidés de la France, que l'Autriche et l'Angleterre. La Russie était trop éloignée pour être dangereuse; l'Empire était prêt à se désunir, et incapable de soutenir la guerre; le Piémont était épuisé; l'Espagne, partageant peu les chimériques espérances des intrigans royalistes, soupirait après la paix; et la colère de la cour de Naples était aussi impuissante que ridicule. Pitt, malgré les triomphes inouis de la république française, malgré une campagne sans exemple dans les annales de la guerre, n'était point ébranlé; et sa ferme intelligence avait compris que tant de victoires, funestes au continent, n'étaient nullement dommageables pour l'Angleterre. Le stathouder, les princes d'Allemagne, l'Autriche, le Piémont, l'Espagne, avaient perdu à cette guerre une partie de leurs états; mais l'Angleterre avait acquis sur les mers une supériorité incontestable; elle dominait la Méditerranée et l'Océan; elle avait saisi une moitié des flottes hollandaises; elle forçait la marine de l'Espagne à s'épuiser contre celle de la France; elle travaillait à s'emparer de nos colonies, elle allait occuper toutes celles des Hollandais, et assurer à jamais son empire dans l'Inde. Il lui fallait pour cela encore quelque temps de guerre et d'aberrations politiques chez les puissances du continent. Il lui importait donc d'exciter les hostilités en donnant des secours à l'Autriche, en réveillant le zèle de l'Espagne, en préparant de nouveaux désordres dans les provinces méridionales de la France. Tant pis pour les puissances belligérantes, si elles étaient battues dans une nouvelle campagne: l'Angleterre n'avait rien à craindre; elle continuait ses progrès sur les mers, dans l'Inde et l'Amérique. Si, au contraire, les puissances étaient victorieuses, elle y gagnait de replacer dans les mains de l'Autriche les Pays-Bas qu'elle craignait surtout de voir dans les mains de la France. Tels étaient les calculs meurtriers, mais profonds, du ministre anglais.

Malgré les pertes que l'Angleterre avait essuyées, soit par les prises, soit par les défaites du duc d'York, soit par les dépenses énormes qu'elle avait faites pour fournir de l'argent à la Prusse et au Piémont, elle possédait encore des ressources plus grandes que ne le croyaient et les Anglais et Pitt lui-même. Il est vrai qu'elle se plaignait amèrement des prises nombreuses, de la disette et de la cherté de tous les objets de consommation. Les navires de commerce anglais, ayant seuls continué à circuler sur les mers, étaient naturellement plus exposés à être pris par les corsaires que ceux des autres nations. Les assurances, qui étaient devenues alors un grand objet de spéculation, les rendaient téméraires, et souvent ils n'attendaient pas d'être convoyés: c'est là ce qui procurait tant d'avantages à nos corsaires. Quant à la disette, elle était générale dans toute l'Europe. Sur le Rhin, autour de Francfort, le boisseau de seigle coûtait 15 florins. L'énorme consommation des armées, la multitude des bras enlevés à l'agriculture, les désordres de la malheureuse Pologne, qui n'avait presque pas fourni de grains cette année, avaient amené cette disette extraordinaire. D'ailleurs les transports par la Baltique en Angleterre étaient devenus presque impossibles, depuis que les Français étaient maîtres de la Hollande. C'est dans le Nouveau-Monde que l'Europe avait été obligée d'aller s'approvisionner; elle vivait en ce moment de la surabondance des produits de ces terres vierges que les Américains du nord venaient de livrer à l'agriculture. Mais les transports étaient coûteux, et le prix du pain était monté en Angleterre à un taux excessif. Celui de la viande n'était pas moins élevé. Les laines d'Espagne n'arrivaient plus depuis que les Français occupaient les ports de la Biscaye, et la fabrication des draps allait être interrompue. Aussi, pendant qu'elle était en travail de sa grandeur future, l'Angleterre souffrait cruellement. Les ouvriers se révoltaient dans toutes les villes manufacturières, le peuple demandait la paix à grands cris, et il arrivait au parlement des pétitions couvertes de milliers de signatures, implorant la fin de cette guerre désastreuse. L'Irlande, agitée pour des concessions qu'on venait de lui retirer, allait ajouter de nouveaux embarras à ceux dont le gouvernement était déjà chargé.

A travers ces circonstances pénibles, Pitt voyait des motifs et des moyens de continuer la guerre. D'abord elle flattait les passions de sa cour, elle flattait même celles du peuple anglais, qui avait contre la France un fonds de haine qu'on pouvait toujours ranimer au milieu des plus cruelles souffrances. Ensuite, malgré les pertes du commerce, pertes qui prouvaient d'ailleurs que les Anglais continuaient seuls à parcourir les mers, Pitt voyait ce commerce augmenté, depuis deux ans, de la jouissance exclusive de tous les débouchés de l'Inde et de l'Amérique. Il avait reconnu que les exportations s'étaient singulièrement accrues depuis le commencement de la guerre; et il pouvait entrevoir déjà l'avenir de sa nation. Il trouvait, dans les emprunts, des ressources dont la fécondité l'étonnait lui-même. Les fonds ne baissaient pas; la perte de la Hollande les avait peu affectés, parce que, l'événement étant prévu, une énorme quantité de capitaux s'était portée d'Amsterdam à Londres. Le commerce hollandais, quoique patriote, se défiait néanmoins des événemens, et avait cherché à mettre ses richesses en sûreté, en les transportant en Angleterre. Pitt avait parlé d'un nouvel emprunt considérable, et, malgré la guerre, il avait vu les offres se multiplier. L'expérience a prouvé depuis, que la guerre, interdisant les spéculations commerciales, et ne permettant plus que les spéculations sur les fonds publics, facilite les emprunts, loin de les rendre plus difficiles. Cela doit arriver encore plus naturellement dans un pays qui, n'ayant pas de frontières, ne voit jamais dans la guerre une question d'existence, mais seulement une question de commerce et de débouchés. Pitt résolut donc, au moyen des riches capitaux de sa nation, de fournir des fonds à l'Autriche, d'augmenter sa marine, de réorganiser son armée de terre pour la porter dans l'Inde ou l'Amérique, et de donner aux insurgés français des secours considérables. Il fit avec l'Autriche un traité de subsides, semblable à celui qu'il avait fait l'année précédente avec la Prusse. Cette puissance avait des soldats, et elle promettait de tenir au moins deux cent mille hommes effectifs sur pied; mais elle manquait d'argent; elle ne pouvait plus ouvrir d'emprunts ni en Suisse, ni à Francfort, ni en Hollande. L'Angleterre s'engagea, non pas à lui fournir des fonds, mais à garantir l'emprunt qu'elle allait ouvrir à Londres. Garantir les dettes d'une puissance comme l'Autriche, c'était presque s'engager à les payer; mais l'opération, sous cette forme, était plus aisée à justifier devant le parlement. L'emprunt était de 4 millions 600,000 livres sterling (115 millions de francs), l'intérêt à 5 pour 100. Pitt ouvrit en même temps un emprunt de 18 millions sterling pour le compte de l'Angleterre, à 4 pour 100. L'empressement des capitalistes fut extrême, et comme l'emprunt autrichien était garanti par le gouvernement anglais, et qu'il portait un plus haut intérêt, ils exigèrent que, pour deux tiers pris dans l'emprunt anglais, on leur donnât un tiers dans l'emprunt autrichien. Pitt, après s'être ainsi assuré de l'Autriche, chercha à réveiller le zèle de l'Espagne, mais il le trouva éteint. Il prit à sa solde les régimens émigrés de Condé, et il dit à Puisaye que, la pacification de la Vendée diminuant la confiance qu'inspiraient les provinces insurgées, il lui donnerait une escadre, le matériel d'une armée, et les émigrés enrégimentés, mais point de soldats anglais; et que si, comme on l'écrivait de Bretagne, les dispositions des royalistes n'étaient pas changées, et si l'expédition réussissait, il tâcherait de la rendre décisive, en y envoyant une armée. Il résolut ensuite de porter sa marine de quatre-vingt mille marins à cent mille. Il imagina pour cela une espèce de conscription. Chaque vaisseau marchand était tenu de fournir un matelot par sept hommes d'équipage: c'était une dette que le commerce devait acquitter pour la protection qu'il recevait de la marine militaire. L'agriculture et l'industrie manufacturière devaient également des secours à la marine, qui leur assurait des débouchés; en conséquence chaque paroisse était obligée de fournir aussi un matelot. Pitt s'assura ainsi le moyen de donner à la marine anglaise un développement extraordinaire. Les vaisseaux anglais étaient très inférieurs pour la construction aux vaisseaux français; mais l'immense supériorité du nombre, l'excellence des équipages, et l'habileté des officiers de mer, ne rendaient pas la rivalité possible.

Avec tous ces moyens réunis, Pitt se présenta au parlement. L'opposition était augmentée cette année de vingt membres à peu près. Les partisans de la paix et de la révolution française étaient plus animés que jamais, et ils avaient des faits puissans à opposer au ministre. Le langage que Pitt prêta à la couronne, et qu'il tint lui-même pendant cette session, l'une des plus mémorables du parlement anglais par l'importance des questions et par l'éloquence de Fox et de Sheridan, fut infiniment adroit. Il convint que la France avait obtenu des triomphes inouis; mais ces triomphes, loin de décourager ses ennemis, disait-il, devaient au contraire leur donner plus d'opiniâtreté et de constance. C'était toujours à l'Angleterre que la France en voulait; c'était sa constitution, sa prospérité qu'elle cherchait à détruire; il était à la fois peu prudent et peu honorable de céder devant une haine aussi redoutable. Dans le moment surtout, déposer les armes serait, disait-il, une faiblesse désastreuse. La France, n'ayant plus que l'Autriche et l'Empire à combattre, les accablerait; fidèle alors à sa haine, elle reviendrait, libre de ses ennemis du continent, se jeter sur l'Angleterre, qui seule désormais dans cette lutte aurait à soutenir un choc terrible. On devait donc profiter du moment où plusieurs puissances luttaient encore, pour attaquer de concert l'ennemi commun, pour faire rentrer la France dans ses limites, pour lui enlever les Pays-Bas et la Hollande, pour refouler dans son sein et ses armées, et son commerce, et ses principes funestes. Du reste, il ne fallait plus qu'un effort, un seul pour l'accabler. Elle avait vaincu, sans doute, mais en s'épuisant, en employant des moyens barbares, qui s'étaient usés par leur violence même. Le maximum, les réquisitions, les assignats, la terreur, s'étaient usés dans les mains des chefs de la France. Tous ces chefs étaient tombés pour avoir voulu vaincre à ce prix. Ainsi, ajoutait-il, encore une campagne, et l'Europe, l'Angleterre, étaient vengées et préservées d'une révolution sanglante. D'ailleurs, quand même on ne voudrait pas se rendre à ces raisons d'honneur, de sûreté, de politique, et faire la paix, cette paix ne serait pas plus possible. Les démagogues français la repousseraient avec cet orgueil féroce qu'ils avaient montré, même avant d'être victorieux. Et pour traiter avec eux, où les trouverait-on? où chercher le gouvernement, à travers ces factions sanglantes, se poussant les unes les autres au pouvoir, et en disparaissant aussi vite qu'elles y étaient arrivées? Comment espérer des conditions solides en stipulant avec ces dépositaires si fugitifs d'une autorité toujours disputée? Il était donc peu honorable, imprudent, impossible, de négocier. L'Angleterre avait encore d'immenses ressources; ses exportations étaient singulièrement augmentées; son commerce essuyait des prises qui prouvaient sa hardiesse et son activité; sa marine devenait formidable, et ses riches capitaux venaient s'offrir d'eux-mêmes en abondance au gouvernement, pour continuer cette guerre juste et nécessaire.

C'était là le nom que Pitt avait donné à cette guerre dès l'origine, et qu'il affectait de lui conserver. On voit qu'au milieu de ces raisons de tribune, il ne pouvait pas donner les véritables, qu'il ne pouvait pas dire à travers quelles voies machiavéliques il voulait conduire l'Angleterre au plus haut point de puissance. On n'avoue pas à la face du monde une telle ambition.

Aussi l'opposition répondait-elle victorieusement. On ne nous demandait, disaient Fox et Sheridan, qu'une campagne, à la session dernière; on avait déjà plusieurs places fortes; on devait en partir au printemps pour anéantir la France. Cependant voyez quels résultats! Les Français ont conquis la Flandre, la Hollande, toute la rive gauche du Rhin, excepté Mayence, une partie du Piémont, la plus grande partie de la Catalogne, toute la Navarre. Qu'on cherche une semblable campagne dans les annales de l'Europe! On convient qu'ils ont pris quelques places, montrez-nous donc une guerre où autant de places aient été emportées en une seule campagne! Si les Français, luttant contre l'Europe entière, ont eu de pareils succès, quels avantages n'auront-ils pas contre l'Autriche et l'Angleterre presque seules? car les autres puissances, ou ne peuvent plus nous seconder, ou viennent de traiter. On dit qu'ils sont épuisés, que les assignats, leur seule ressource, ont perdu toute leur valeur, que leur gouvernement aujourd'hui a cessé d'avoir son ancienne énergie. Mais les Américains avaient vu leur papier-monnaie tomber à quatre-vingt-dix pour cent de perte, et ils n'ont pas succombé. Mais ce gouvernement, quand il était énergique, on nous le disait barbare; aujourd'hui qu'il est devenu humain et modéré, on le trouve sans force. On nous parle de nos ressources, de nos riches capitaux; mais le peuple périt de misère et ne peut payer ni la viande ni le pain; il demande la paix à grands cris. Ces richesses merveilleuses qu'on semble créer par enchantement sont-elles réelles? Crée-t-on des trésors avec du papier? Tous ces systèmes de finance cachent quelque affreuse erreur, quelque vide immense qui apparaîtra tout à coup. Nous allons donnant nos richesses aux puissances de l'Europe: déjà nous les avons prodiguées au Piémont, à la Prusse; nous allons encore les livrer à l'Autriche. Qui nous garantit que cette puissance sera plus fidèle à ses engagemens que la Prusse? Qui nous garantit qu'elle ne sera point parjure à ses promesses, et ne traitera pas après avoir reçu notre or? Nous excitons une guerre civile infâme; nous armons des Français contre leur patrie, et cependant, à notre honte, ces Français, reconnaissant leur erreur et la sagesse de leur nouveau gouvernement, viennent de mettre bas les armes. Irons-nous rallumer les cendres éteintes de la Vendée, pour y réveiller un affreux incendie? On nous parle des principes barbares de la France; ces principes ont-ils rien de plus antisocial que notre conduite à l'égard des provinces insurgées? Tous les moyens de la guerre sont donc ou douteux ou coupables ... La paix, dit-on, est impossible; la France hait l'Angleterre; mais quand la violence des Français contre nous s'est-elle déclarée? N'est-ce pas lorsque nous avons montré la coupable intention de leur ravir leur liberté, d'intervenir dans le choix de leur gouvernement, d'exciter la guerre civile chez eux? La paix, dit-on, répandrait la contagion de leurs principes. Mais la Suisse, la Suède, le Danemark, les États-Unis, sont en paix avec eux; leur constitution est-elle détruite? La paix, ajoute-t-on encore, est impossible avec un gouvernement chancelant et toujours renouvelé. Mais la Prusse, la Toscane, ont trouvé avec qui traiter; la Suisse, la Suède, le Danemark, les États-Unis, savent avec qui s'entendre dans leurs rapports avec la France, et nous ne pourrions pas négocier avec elle! Il fallait donc qu'on nous dît en commençant la guerre, que nous ne ferions pas la paix avant qu'une certaine forme de gouvernement fût rétablie chez nos ennemis, avant que la république fût abolie chez eux, avant qu'ils eussent subi les institutions qu'il nous plaisait de leur donner.

A travers ce choc de raison et d'éloquence, Pitt, poursuivant sa marche, sans jamais donner ses véritables motifs, obtint ce qu'il voulut: emprunts, conscription maritime, suspension de l'habeas corpus. Avec ses trésors, sa marine, les 200 mille hommes de l'Autriche, et le courage désespéré des insurgés français, il résolut de faire cette année une nouvelle campagne, certain de dominer au moins sur les mers, si la victoire sur le continent restait à la nation enthousiaste qu'il combattait.

Ces négociations, ces conflits d'opinions en Europe, ces préparatifs de guerre, prouvent de quelle importance notre patrie était alors dans le monde. A cette époque on vit arriver tous à la fois les ambassadeurs de Suède, de Danemark, de Hollande, de Prusse, de Toscane, de Venise et d'Amérique. A leur arrivée à Paris, ils allaient visiter le président de la convention, qu'ils trouvaient logé quelquefois à un troisième ou quatrième étage, et dont l'accueil simple et poli avait remplacé les anciennes réceptions de cour. Ils étaient ensuite introduits dans cette salle fameuse, où siégeait sur de simples banquettes, et dans le costume le plus modeste, cette assemblée qui, par sa puissance et la grandeur de ses passions, ne paraissait plus ridicule, mais terrible. Ils avaient un fauteuil vis-à-vis celui du président; ils parlaient assis; le président leur répondait de même, en les appelant par les titres contenus dans leurs pouvoirs. Il leur donnait ensuite l'accolade fraternelle, et les proclamait représentans de la puissance qui les envoyait. Ils pouvaient, dans une tribune réservée, assister à ces discussions orageuses, qui inspiraient autant de curiosité que d'effroi aux étrangers. Tel était le cérémonial employé à l'égard des ambassadeurs des puissances. La simplicité convenait à une république recevant sans faste, mais avec décence et avec égards, les envoyés des rois vaincus par elle. Le nom de Français était beau alors, il était ennobli par les plus belles victoires et les plus pures de toutes, celles qu'un peuple remporte pour défendre son existence et sa liberté.


CHAPITRE XXIX.


REDOUBLEMENT DE HAINE ET DE VIOLENCE DES PARTIS APRÈS LE 12 GERMINAL.—CONSPIRATION NOUVELLE DES PATRIOTES.—MASSACRE DANS LES PRISONS, A LYON, PAR LES RÉACTEURS.—DÉCRETS NOUVEAUX CONTRE LES ÉMIGRÉS ET SUR L'EXERCICE DU CULTE.—MODIFICATION DANS LES ATTRIBUTIONS DES COMITÉS.—QUESTIONS FINANCIÈRES.—BAISSE CROISSANTE DU PAPIER-MONNAIE.—AGIOTAGE.—DIVERS PROJETS ET DISCUSSIONS SUR LA RÉDUCTION DES ASSIGNATS.—MESURE IMPORTANTE DÉCRÉTÉE POUR FACILITER LA VENTE DES BIENS NATIONAUX.—INSURRECTION DES RÉVOLUTIONNAIRES DU 1er PRAIRIAL AN III.—ENVAHISSEMENT DE LA CONVENTION.—ASSASSINAT DU REPRÉSENTANT FÉRAUD.—PRINCIPAUX ÉVÉNEMENS DE CETTE JOURNÉE ET DES JOURS SUIVANS.—SUITE DE LA JOURNÉE DE PRAIRIAL.—ARRESTATION DE DIVERS MEMBRES DES ANCIENS COMITÉS, CONDAMNATION ET SUPPLICE DES REPRÉSENTANS ROMME, GOUJON, DUQUESNOY, DUROI, SOUBRANY, BOURBOTTE ET AUTRES, COMPROMIS DANS L'INSURRECTION.—DÉSARMEMENT DES PATRIOTES ET DESTRUCTION DE CE PARTI.—NOUVELLES DISCUSSIONS SUR LA VENTE DES BIENS NATIONAUX.—ÉCHELLE DE RÉDUCTION ADOPTÉE POUR LES ASSIGNATS.

Les événemens de germinal avaient eu pour les deux partis qui divisaient la France la conséquence ordinaire d'une action incertaine: ces deux partis en étaient devenus plus violens et plus acharnés à se détruire. Dans tout le Midi, et particulièrement à Avignon, Marseille et Toulon, les révolutionnaires, plus menaçans et plus audacieux que jamais, échappant à tous les efforts qu'on faisait pour les désarmer ou les ramener dans leurs communes, continuaient à demander la liberté des patriotes, la mort de tous les émigrés rentrés, et la constitution de 93. Ils correspondaient avec les partisans qu'ils avaient dans toutes les provinces; ils les appelaient à eux, et les engageaient à se réunir sur deux points principaux, Toulon, pour le Midi, Paris pour le Nord. Quand ils seraient assez en force à Toulon, ils soulèveraient, disaient-ils, les départemens, et s'avanceraient pour se joindre à leurs frères du Nord. C'était absolument le projet des fédéralistes en 93.

Leurs adversaires, soit royalistes, soit girondins, étaient aussi devenus plus hardis depuis que le gouvernement, attaqué en germinal, avait donné le signal des persécutions. Maîtres des administrations, ils faisaient un terrible usage des décrets rendus contre les patriotes. Ils les enfermaient comme complices de Robespierre, ou comme ayant manié les deniers publics sans en avoir rendu compte; ils les désarmaient comme ayant participé à la tyrannie abolie le 9 thermidor, ou bien enfin ils les pourchassaient de lieu en lieu comme ayant quitté leurs communes. C'était dans le Midi surtout que les hostilités contre ces malheureux patriotes étaient le plus actives, car la violence provoque toujours une violence égale. Dans le département du Rhône, la réaction se préparait terrible. Les royalistes, obligés de fuir la cruelle énergie de 93, revenaient à travers la Suisse, passaient la frontière, rentraient dans Lyon avec de faux passeports, y parlaient du roi, de la religion, de la prospérité passée, et se servaient du souvenir des mitraillades pour ramener à la monarchie une cité toute républicaine. Ainsi, les royalistes s'appuyaient à Lyon comme les patriotes à Toulon. On disait Précy revenu et caché dans la ville, dont il avait, par sa vaillance, causé tous les malheurs. Une foule d'émigrés, accourus à Bâle, à Berne, à Lausanne, se montraient plus présomptueux que jamais. Ils parlaient de leur rentrée prochaine, ils disaient que leurs amis gouvernaient; que bientôt on allait remettre sur le trône le fils de Louis XVI, les rappeler eux-mêmes, et leur rendre leurs biens; que du reste, excepté quelques terroristes et quelques chefs militaires qu'il faudrait punir, tout le monde contribuerait avec empressement à cette restauration. A Lausanne, où toute la jeunesse était enthousiaste de la révolution française, on les molestait et on les forçait à se taire. Ailleurs on les laissait dire; on dédaignait leurs vanteries, auxquelles on était assez habitué depuis six ans; mais on se méfiait de quelques-uns d'entre eux, qui étaient pensionnés par la police autrichienne pour épier dans les auberges les propos imprudens des voyageurs. C'est encore de ce côté, c'est-à-dire vers Lyon, que s'étaient formées des compagnies qui, sous les noms de compagnies du Soleil, et compagnies de Jésus, devaient parcourir les campagnes, ou pénétrer dans les villes, et égorger les patriotes retirés dans leurs terres ou détenus dans les prisons. Les prêtres déportés rentraient aussi par cette frontière, et s'étaient déjà répandus dans toutes les provinces de l'Est; ils déclaraient nul tout ce qu'avaient fait les prêtres assermentés; ils rebaptisaient les enfans, remariaient les époux, et inspiraient au peuple la haine et le mépris du gouvernement. Ils avaient soin cependant de se tenir près de la frontière, afin de la repasser au premier signal. Ceux qui n'avaient pas été frappés de déportation, et qui jouissaient en France d'une pension alimentaire, et de la permission d'exercer leur culte, n'abusaient pas moins que les prêtres déportés de la tolérance du gouvernement. Mécontens de dire la messe dans des maisons ou louées ou prêtées, ils ameutaient le peuple, et le portaient à s'emparer des églises, qui étaient devenues la propriété des communes. Une foule de scènes fâcheuses avaient eu lieu pour ce sujet, et il avait fallu employer la force pour faire respecter les décrets. A Paris, les journalistes vendus au royalisme, et poussés par Lemaître, écrivaient avec plus de hardiesse que jamais contre la révolution, et prêchaient presque ouvertement la monarchie. L'auteur du Spectateur, Lacroix, avait été acquitté des poursuites dirigées contre lui, et depuis, la tourbe des libellistes ne craignait plus le tribunal révolutionnaire.

Ainsi, les deux partis étaient en présence, tout prêts à un engagement décisif. Les révolutionnaires, résolus à porter le coup dont le 12 germinal n'avait été que la menace, conspiraient ouvertement. Ils tramaient des complots dans chaque quartier, depuis qu'ils avaient perdu les chefs principaux, qui seuls méditaient des desseins pour tout le parti. Il se forma une réunion chez un nommé Lagrelet, rue de Bretagne: on y agitait le projet d'exciter plusieurs rassemblemens, à la tête desquels on mettrait Cambon, Maribon-Montaut et Thuriot; de diriger les uns sur les prisons pour délivrer les patriotes, les autres sur les comités pour les enlever, d'autres, enfin sur la convention pour lui arracher des décrets. Une fois maîtres de la convention, les conspirateurs voulaient lui faire réintégrer les députés détenus, annuler la condamnation portée contre Billaud-Varennes, Collot-d'Herbois et Barrère; exclure les soixante-treize, et proclamer sur-le-champ la constitution de 93. Tout était déjà préparé, jusqu'aux pinces pour ouvrir les prisons, aux cartes de ralliement pour reconnaître les conjurés, à une pièce d'étoffe pour pendre à la fenêtre de la maison d'où partiraient tous les ordres. On saisit une lettre cachée dans un pain, et adressée à un prisonnier, dans laquelle on lui disait: «Le jour où vous recevrez des oeufs moitié blancs moitié rouges, vous vous tiendrez prêts.» Le jour fixé était le 1er floréal. L'un des conjurés trahit le secret, et livra les détails du projet au comité de sûreté générale. Ce comité fit arrêter aussitôt tous les chefs désignés, ce qui malheureusement ne désorganisait pas les projets des patriotes; car tout le monde était chef aujourd'hui chez eux, et on conspirait en mille endroits à la fois. Rovère, digne autrefois du nom de terroriste sous l'ancien comité de salut public, et aujourd'hui forcené réacteur, vint faire sur ce complot un rapport à la convention, et chargea beaucoup les députés qui devaient être mis à la tête des rassemblemens. Ces députés étaient étrangers au complot, et on avait disposé de leurs noms à leur insu, parce qu'on en avait besoin, et que l'on comptait sur leurs dispositions. Déjà condamnés par un décret à être détenus à Ham, ils n'avaient pas obéi, et s'étaient soustraits à leur condamnation. Rovère fit décider par l'assemblée que, s'ils ne se constituaient pas prisonniers sur-le-champ, ils seraient déportés par le fait seul de leur désobéissance. Ce projet avorté indiquait assez un prochain événement.

Dès que les journaux eurent fait connaître ce nouveau complot des patriotes, une grande agitation se manifesta à Lyon, et il y eut contre eux un redoublement de fureur. On jugeait dans ce moment à Lyon un fameux dénonciateur terroriste, poursuivi en vertu du décret rendu contre les complices de Robespierre. Les journaux venaient d'arriver et de faire connaître le rapport de Rovère sur le complot du 29 germinal. Les Lyonnais commencèrent à s'agiter; la plupart avaient à déplorer ou la ruine de leur fortune ou la mort de leurs parens. Ils s'ameutèrent autour de la salle du tribunal. Le représentant Boisset monta à cheval; on l'entoura, et chacun se mit à lui énumérer ses griefs contre l'homme en jugement. Les promoteurs de désordre, les membres des compagnies du Soleil et de Jésus profitèrent de cette émotion, fomentèrent le tumulte, se portèrent aux prisons, les envahirent, et égorgèrent soixante-dix ou quatre-vingts prisonniers, réputés terroristes, et jetèrent leurs cadavres dans le Rhône. La garde nationale fit quelques efforts pour empêcher ce massacre, mais ne montra peut-être pas le zèle qu'elle eût déployé si moins de ressentimens l'avaient animée contre les victimes de cette journée.

Ainsi, à peine le complot jacobin du 29 germinal avait été connu, que les contre-révolutionnaires y avaient répondu par le massacre du 5 floréal (24 avril) à Lyon. Les républicains sincères, tout en blâmant les projets des terroristes, furent cependant alarmés de ceux des contre-révolutionnaires. Jusqu'ici ils n'avaient été occupés qu'à empêcher une nouvelle terreur, et ne s'étaient point effrayés du royalisme: le royalisme, en effet, paraissait si éloigné après les exécutions du tribunal révolutionnaire et les victoires de nos armées! Mais quand ils le virent, chassé en quelque sorte de la Vendée, rentrer par Lyon, former des compagnies d'assassins, pousser des prêtres perturbateurs jusqu'au milieu de la France, et dicter à Paris même des écrits tout pleins des fureurs de l'émigration, ils se ravisèrent, et crurent qu'aux mesures rigoureuses prises contre les suppôts de la terreur, il fallait en ajouter d'autres contre les partisans de la royauté. D'abord, pour laisser sans prétexte ceux qui avaient souffert des excès commis, et qui en exigeaient la vengeance, ils firent enjoindre aux tribunaux de mettre plus d'activité à poursuivre les individus prévenus de dilapidations, d'abus d'autorité, d'actes oppressifs. Ils cherchèrent ensuite les mesures les plus capables de réprimer les royalistes. Chénier, connu par ses talens littéraires et ses opinions franchement républicaines, fut chargé d'un rapport sur ce sujet. Il traça un tableau énergique de la France, des deux partis qui s'en disputaient l'empire, et surtout des menées ourdies par l'émigration et le clergé, et il proposa de faire traduire sur-le-champ tout émigré rentré devant les tribunaux, pour lui appliquer la loi; de considérer comme émigré tout déporté qui, étant rentré en France, y serait encore dans un mois; de punir de six mois de prison quiconque violerait la loi sur les cultes et voudrait s'emparer de force des églises; de condamner au bannissement tout écrivain qui provoquerait à l'avilissement de la représentation nationale ou au retour de la royauté; enfin, d'obliger toutes les autorités chargées du désarmement des terroristes, de donner les motifs de désarmement. Toutes ces mesures furent accueillies, excepté deux qui suscitèrent quelques observations. Thibaudeau trouva imprudent de punir de six mois de prison les infracteurs de la loi sur les cultes; il dit avec raison que les églises n'étaient bonnes qu'à un seul usage, celui des cérémonies religieuses; que le peuple, assez dévot pour assister à la messe dans des réunions particulières, se verrait toujours privé avec un violent regret des édifices où elle était célébrée autrefois; qu'en déclarant le gouvernement étranger pour jamais aux frais de tous les cultes, on aurait pu rendre les églises aux catholiques, pour éviter des plaintes, des émeutes, et peut-être une Vendée générale. Les observations de Thibaudeau ne furent pas accueillies; car en rendant les églises aux catholiques, même à la charge par eux de les entretenir, on craignait de rendre à l'ancien clergé des pompes qui étaient une partie de sa puissance. Tallien, qui était devenu journaliste avec Fréron, et qui, soit par cette raison, soit par une affectation de justice, voulait protéger l'indépendance de la presse, s'opposa au bannissement des écrivains. Il soutint que la disposition était arbitraire, et laissait une latitude trop grande aux sévérités contre la presse. Il avait raison; mais, dans cet état de guerre ouverte avec le royalisme, il importait peut-être que la convention se déclarât fortement contre ces libellistes, qui s'empressaient de ramener sitôt la France aux idées monarchiques. Louvet, ce girondin si fougueux, dont les méfiances avaient fait tant de mal à son parti, mais qui était un des hommes les plus sincères de l'assemblée, se hâta de répondre à Tallien, et conjura tous les amis de la république d'oublier leurs dissidences et leurs griefs réciproques, et de s'unir contre l'ennemi le plus ancien, le seul véritable qu'ils eussent tous, c'est-à-dire la royauté. Le témoignage de Louvet en faveur des mesures violentes était le moins suspect de tous, car il avait bravé la plus cruelle proscription pour combattre le système des moyens révolutionnaires. Toute l'assemblée applaudit à sa noble et franche déclaration, vota l'impression et l'envoi de son discours à toute France, et adopta l'article, à la grande confusion de Tallien, qui avait si mal pris le moment pour soutenir une maxime juste et vraie.

Ainsi, tandis que la convention avait ordonné la poursuite, le désarmement des patriotes, et leur retour dans leurs communes, elle venait en même temps de renouveler les lois contre les émigrés et les prêtres déportés, d'instituer des peines contre l'ouverture des églises et contre les pamphlets royalistes; mais des lois pénales sont de faibles garanties contre des partis prêts à fondre l'un sur l'autre. Le député Thibaudeau pensa que l'organisation des comités de gouvernement depuis le 9 thermidor était trop faible et trop relâchée. Cette organisation, établie au moment où la dictature venait d'être renversée, n'avait été imaginée que dans la peur d'une nouvelle tyrannie. Aussi à une tension excessive de tous les ressorts avait succédé un relâchement extrême. On avait restitué à chaque comité son influence particulière, pour détruire l'influence trop dominante du comité de salut public, et il était résulté de cet état de choses des tiraillemens, des lenteurs, et un affaiblissement complet du gouvernement. En effet, si des troubles survenaient dans un département, la hiérarchie voulait qu'on écrivît au comité de sûreté générale; celui-ci appelait le comité de salut public, et dans certains cas celui de législation; il fallait attendre que ces comités fussent complets pour se réunir, et ensuite qu'ils eussent le temps de conférer. Les réunions devenaient ainsi presque impossibles, et trop nombreuses pour agir. Fallait-il envoyer seulement vingt hommes de garde, le comité de sûreté générale, chargé de la police, était obligé de s'adresser au comité militaire. On sentait maintenant quel tort on avait eu de s'effrayer si fort de la tyrannie de l'ancien comité de salut public, et de se précautionner contre un danger désormais chimérique. Un gouvernement ainsi organisé ne pouvait que très-faiblement résister aux factions, et ne leur opposer qu'une autorité impuissante. Le député Thibaudeau proposa donc une simplification du gouvernement; il demanda que les attributions de tous les comités fussent réduites à la simple proposition des lois, et que les mesures d'exécution appartinssent exclusivement au comité de salut public; que celui-ci réunît la police à ses autres fonctions; que par conséquent le comité de sûreté générale fût aboli; qu'enfin le comité de salut public, chargé ainsi de tout le gouvernement, fût porté à vingt-quatre membres pour suffire à l'étendue de sa nouvelle tâche. Les poltrons de l'assemblée, toujours prompts à s'armer contre les dangers impossibles, se récrièrent contre ce projet, et dirent qu'il renouvelait l'ancienne dictature. La carrière ouverte aux esprits, chacun fit sa proposition. Ceux qui avaient la manie de revenir aux voies constitutionnelles, à la division des pouvoirs, proposèrent de créer un pouvoir exécutif hors de l'assemblée, pour séparer l'exécution de la loi de son vote; d'autres imaginèrent de prendre les membres de ce pouvoir dans l'assemblée même, mais de leur interdire, pendant la durée de leurs fonctions, le vote législatif. Après de longues divagations, l'assemblée sentit que, n'ayant plus que deux ou trois mois à exister, c'est-à-dire à peine le temps nécessaire pour achever la constitution, il était ridicule de perdre ses momens à faire une constitution provisoire, et surtout de renoncer à la dictature dans un instant où on avait plus besoin de force que jamais. En conséquence on rejeta toutes les propositions tendantes à la division des pouvoirs; mais on avait trop peur du projet de Thibaudeau pour l'adopter: on se contenta de dégager un peu plus la marche des comités. On décida qu'ils seraient réduits à la simple proposition des lois; que le comité de salut public aurait seul les mesures d'exécution, mais que la police resterait au comité de sûreté générale; que les réunions de comités n'auraient lieu que par envoi de commissaires; et enfin, pour se garantir toujours davantage de ce redoutable comité de salut public qui faisait tant de peur, on décida qu'il serait privé de l'initiative des lois, et qu'il ne pourrait jamais faire de propositions tendantes à procéder contre un député.

Pendant qu'on prenait ces moyens pour rendre un peu d'énergie au gouvernement, on continuait à s'occuper des questions financières, dont la discussion avait été interrompue par les événemens du mois de germinal. L'abolition du maximum, des réquisitions, du séquestre, de tout l'appareil des moyens forcés, en rendant les choses à leur mouvement naturel, avait rendu encore plus rapide la chute des assignats. Les ventes n'étant plus forcées, les prix étant redevenus libres, les marchandises avaient renchéri d'une manière extraordinaire, et par conséquent l'assignat avait baissé à proportion. Les communications au dehors étant rétablies, l'assignat était entré de nouveau en comparaison avec les valeurs étrangères, et son infériorité s'était rapidement manifestée par la baisse toujours croissante du change. Ainsi la chute du papier-monnaie était complète sous tous les rapports, et, suivant la loi ordinaire des vitesses, la rapidité de cette chute s'augmentait de sa rapidité même. Tout changement trop brusque dans les valeurs amène les spéculations hasardeuses, c'est-à-dire l'agiotage; et comme ce changement n'a jamais lieu que par l'effet d'un désordre ou politique ou financier, que par conséquent la production souffre, que l'industrie et le commerce sont ralentis, ce genre de spéculations est presque le seul qui reste; alors, au lieu de fabriquer ou de transporter de nouvelles marchandises, on se hâte de spéculer sur les variations de prix de celles qui existent. Au lieu de produire, on parie sur ce qui est produit. L'agiotage, qui était devenu si grand aux mois d'avril, mai et juin 1793, lorsque la défection de Dumouriez, le soulèvement de la Vendée et la coalition fédéraliste déterminèrent une baisse si considérable dans les assignats, venait de reparaître plus actif que jamais en germinal, floréal et prairial an III (avril et mai 95). Ainsi, aux horreurs de la disette se joignait le scandale d'un jeu effréné, qui contribuait encore à augmenter le renchérissement des marchandises et la dépréciation du papier. Le procédé des joueurs était le même qu'en 93, le même qu'il est toujours. Ils achetaient des marchandises qui, haussant par rapport à l'assignat avec une rapidité singulière, augmentaient de prix dans leurs mains, et leur procuraient en peu d'instans des profits considérables. Tous les voeux et tous les efforts tendaient ainsi à la chute du papier. Il y avait des objets qui étaient vendus et revendus des milliers de fois, sans changer de place. On spéculait même, suivant l'usage, sur ce qu'on n'avait pas. On achetait une marchandise d'un vendeur qui ne la possédait point, mais qui devait la livrer à un terme fixe: au terme échu, le vendeur ne la livrait pas, mais il payait la différence du prix d'achat au prix du jour, si la marchandise avait haussé; il recevait cette différence si la marchandise avait baissé. C'est au Palais-Royal, déjà si coupable aux yeux du peuple comme renfermant la jeunesse dorée, que se rassemblaient les agioteurs. On ne pouvait le traverser sans être poursuivi par des marchands qui portaient à la main des étoffes, des tabatières d'or, des vases d'argent, de riches quincailleries. C'est au café de Chartres que se réunissaient tous les spéculateurs sur les matières métalliques. Quoique l'or et l'argent ne fussent plus considérés comme marchandise, et que depuis 93 il y eût défense, sous des peines très-sévères, de les vendre contre des assignats, le commerce ne s'en faisait pas moins d'une manière presque ouverte. Le louis se vendait 160 livres en papier, et dans l'espace d'une heure on le faisait varier de 160 à 200, et même 210 livres.

Ainsi une disette affreuse de pain, un manque absolu de moyens de chauffage par un froid qui était rigoureux encore au milieu du printemps, un renchérissement excessif de toutes les marchandises, l'impossibilité d'y atteindre avec un papier qui perdait tous les jours; au milieu de ces maux un agiotage effréné, accélérant la dépréciation des assignats par ses spéculations, et donnant le spectacle d'un jeu scandaleux, et quelquefois de fortunes subites à côté de la misère générale, tel était le vaste sujet de griefs offert aux patriotes pour soulever le peuple. Il importait, et pour soulager les malheurs publics, et pour empêcher un soulèvement, de faire disparaître de tels griefs; mais c'était là l'éternelle difficulté.

Le moyen jugé indispensable, comme on l'a vu, était de relever les assignats en les retirant; mais pour les retirer il fallait vendre les biens, et on ne voulait pas s'apercevoir du véritable obstacle, la difficulté de fournir aux acquéreurs la faculté de payer un tiers du territoire. On avait rejeté les moyens violens, c'est-à-dire la démonétisation et l'emprunt forcé; on hésitait entre les deux moyens volontaires, c'est-à-dire, entre une loterie et une banque. La proscription de Cambon décida la préférence en faveur du projet Johannot, qui avait proposé la banque. Mais en attendant qu'on pût faire réussir ce moyen chimérique, qui, même en réussissant, ne pouvait jamais ramener les assignats au pair de l'argent, le plus grand mal, celui d'une différence entre la valeur nominale et la valeur réelle, existait toujours. Ainsi le créancier de l'état ou des particuliers recevait l'assignat au pair, et ne pouvait le placer que pour un dixième tout au plus. Les propriétaires qui avaient affermé leurs terres ne recevaient que le dixième du fermage. On avait vu des fermiers acquitter le prix de leur bail avec un sac de blé, un cochon engraissé, ou un cheval. Le trésor surtout faisait une perte qui contribuait à la ruine des finances, et par suite, du papier lui-même. Il recevait du contribuable l'assignat à sa valeur nominale, et touchait par mois une cinquantaine de millions, qui en valaient cinq tout au plus. Pour suppléer à ce déficit, et pour couvrir les dépenses extraordinaires de la guerre, il était obligé d'émettre jusqu'à huit cents millions d'assignats par mois, à cause de leur grande dépréciation. La première chose à faire en attendant l'effet des prétendues mesures qui devaient les retirer et les relever, c'était de rétablir le rapport entre leur valeur nominale et leur valeur réelle, de manière que la république, le créancier de l'état, le propriétaire des terres, les capitalistes, tous les individus enfin payés en papier, ne fussent pas ruinés. Johannot proposa de revenir aux métaux pour mesure des valeurs. On devait constater, jour par jour, le taux des assignats par rapport à l'or ou à l'argent, et ne les plus recevoir qu'à ce taux. Celui auquel il était dû 1,000 francs recevait 10,000 francs en assignats, si les assignats ne valaient plus que le dixième des métaux. L'impôt, les fermages, les revenus de toute espèce, la propriété des biens nationaux, seraient payés en argent ou en assignats au cours. On s'opposa à ce choix de l'argent pour terme commun de toutes les valeurs, d'abord par une ancienne haine pour les métaux, qu'on accusait d'avoir tué le papier, ensuite parce que les Anglais en ayant beaucoup, pourraient, disait-on, les faire varier à leur gré, et seraient ainsi maîtres du cours des assignats. Ces raisons étaient fort misérables; mais elles décidèrent la convention à rejeter les métaux pour mesure des valeurs. Alors Jean-Bon-Saint-André proposa d'adopter le blé, qui était chez tous les peuples la valeur essentielle à laquelle toutes les autres devaient se rapporter. Ainsi, on calculerait la quantité de blé que pouvait procurer la somme due, à l'époque où la transaction avait eu lieu, et on paierait en assignats la valeur suffisante pour acheter aujourd'hui la même quantité de blé. Ainsi, celui qui devait ou une rente, ou un fermage, ou une contribution de 1,000 francs à une époque où 1,000 francs représentaient cent quintaux de blé, donnerait la valeur actuelle de cent quintaux de blé en assignats. Mais on fit une objection. Les malheurs de la guerre et les pertes de l'agriculture avaient fait hausser considérablement le blé par rapport à toutes les autres denrées ou marchandises, il valait quatre fois davantage. Il aurait dû, d'après le cours actuel des assignats, ne coûter que dix fois le prix de 1790, c'est-à-dire 100 fr. le quintal; et il en coûtait cependant 400. Celui qui devait 1,000 francs en 1790, devrait aujourd'hui 10,000 francs d'assignats en payant d'après le taux de l'argent, et 40,000 francs en payant d'après le taux du blé; il donnerait ainsi une valeur quatre fois trop grande. On ne savait donc pas quelle mesure adopter pour les valeurs. Le député Raffron proposa, à partir du 30 du mois, de faire baisser les assignats d'un pour cent par jour. On se récria sur-le-champ que c'était une banqueroute, comme si ce n'en était pas une que de réduire les assignats au cours de l'argent ou du blé, c'est-à-dire de leur faire perdre tout à coup quatre-vingt-dix pour cent. Bourdon, qui parlait sans cesse de finances sans les entendre, fit décréter qu'on refuserait d'écouter toute proposition tendante à la banqueroute.

Cependant la réduction de l'assignat au cours avait un inconvénient des plus graves. Si dans tous les paiemens, soit de l'impôt, soit des fermages, soit des créances échues, soit des biens nationaux, on ne prenait plus l'assignat qu'aux taux où il descendait chaque jour, la baisse n'avait plus de terme, car plus rien ne l'arrêtait. Dans l'état actuel, en effet, l'assignat pouvant servir encore par sa valeur nominale au paiement de l'impôt, des fermages, de toutes les sommes échues, avait un emploi qui donnait encore une certaine réalité à sa valeur; mais si partout il n'était reçu qu'au taux du jour, il devait baisser indéfiniment et sans mesure. L'assignat émis aujourd'hui pour 1,000 fr. pouvait ne plus valoir le lendemain que 100 francs, qu'un franc, qu'un centime; il ne ruinerait plus personne, il est vrai, ni les particuliers ni l'état; car tous ne le prendraient que pour ce qu'il vaudrait; mais sa valeur, n'étant forcée nulle part, allait s'abîmer sur-le-champ. Il n'y avait pas de raison pour qu'un milliard nominal ne tombât pas à un franc réel, et alors la ressource du papier-monnaie, indispensable encore au gouvernement, allait lui manquer tout à fait.

Dubois-Crancé, trouvant tous ces projets dangereux, s'opposa à la réduction des assignats au cours, et négligeant les souffrances de ceux qui étaient ruinés par le paiement en papier, proposa seulement d'exiger l'impôt foncier en nature. L'état pouvait s'assurer ainsi le moyen de nourrir les armées et les grandes communes, et s'éviter une émission de 3 à 4 milliards de papier, qu'il dépensait pour se procurer des denrées. Ce projet, qui parut séduisant d'abord, fut écarté ensuite après un mûr examen: il fallut en chercher un autre.

Mais dans l'intervalle, le mal s'accroissait chaque jour; des révoltes éclataient de toutes parts à cause de la disette des subsistances et du bois de chauffage; on voyait au Palais-Royal du pain mis en vente à 22 francs la livre; des mariniers, à l'un des passages de la Seine, avaient voulu faire payer jusqu'à 40 mille francs un service qui se payait autrefois cent francs. Une espèce de désespoir s'empara des esprits; on se récria qu'il fallait sortir de cet état, et trouver des mesures à tout prix. Dans cette situation cruelle, Bourdon (de l'Oise), financier fort ignorant, qui traitait toutes ces questions en énergumène, trouva, sans doute par hasard, le seul moyen convenable pour sortir d'embarras. Réduire les assignats au cours était difficile, comme on a vu, car on ne savait s'il fallait prendre l'argent ou le blé pour mesure, et d'ailleurs c'était leur enlever sur-le-champ toute valeur, et les exposer à une dépréciation sans terme. Les relever en les absorbant était tout aussi difficile, car il fallait vendre les biens, et le placement d'une aussi grande quantité de propriétés immobilières était presque impossible.

Cependant il y avait un moyen de vendre les biens, c'était de les mettre à la portée des acheteurs, en n'exigeant d'eux que la valeur qu'on pouvait en donner dans l'état de la fortune publique. Les biens se vendaient actuellement aux enchères; il en résultait que les offres se proportionnaient à la dépréciation du papier, et qu'il fallait donner en assignats cinq à six fois le prix de 1790. Ce n'était encore, il est vrai, que la moitié de la valeur des terres à cette époque; mais c'était encore beaucoup trop pour aujourd'hui, car la terre ne valait en réalité pas la moitié, pas le quart de ce qu'elle avait valu en 1790. Il n'y a rien d'absolu dans la valeur. En Amérique, dans les vastes continens, les terres valent peu, parce que leur masse est de beaucoup supérieure à celle des capitaux mobiliers. Il en était pour ainsi dire de même en France en 1795. Il fallait donc ne pas s'en tenir à la valeur fictive de 1790, mais à celle que l'on pouvait en trouver en 1795, car une chose ne vaut réellement que ce qu'elle peut être payée.

En conséquence, Bourdon (de l'Oise) proposa d'adjuger les biens, sans enchères et par simple procès-verbal, à celui qui en offrirait trois fois en assignats l'estimation de 1790. Entre deux concurrens, la préférence devait être accordée à celui qui s'était présenté le premier. Ainsi un bien estimé 100,000 francs, en 1790, devait être payé 300,000 francs en assignats. Les assignats étant tombés au quinzième de leur valeur, 300,000 francs ne représentaient en réalité que 20,000 francs effectifs; on payait donc avec 20,000 francs un bien qui, en 1790, en valait 100,000. Ce n'était pas perdre les quatre cinquièmes, puisque véritablement il était impossible d'obtenir plus. D'ailleurs le sacrifice eût-il été réel, on ne devait pas hésiter, car les avantages étaient immenses.

D'abord on évitait l'inconvénient de la réduction au cours, qui détruisait le papier. On a vu, en effet, que l'assignat réduit au cours dans le paiement de toutes choses, même des biens, n'avait plus de valeur fixée nulle part, et qu'il tombait dans le néant. Mais en lui conservant la faculté de payer les biens, il avait une valeur fixe, car il représentait une certaine quantité de terre; pouvant toujours la procurer, il en aurait toujours la valeur, et ne périrait pas plus qu'elle. On évitait donc l'anéantissement du papier. Mais il y a mieux: il est constant, et ce qui arriva deux mois après le prouva, que tous les biens auraient pu être achetés sur-le-champ, à la condition de les payer trois fois la valeur de 1790. Tous les assignats ou presque tous auraient donc pu rentrer; ceux qui seraient restés dehors auraient recouvré leur valeur; l'état aurait pu en émettre encore, et faire un nouvel usage de cette ressource. Il est vrai qu'en n'exigeant que trois fois l'estimation de 1790, il était obligé de donner bien plus de terre pour retirer la masse circulante du papier; mais il devait lui en rester encore pour suffire à de nouveaux besoins extraordinaires. D'ailleurs, l'impôt, réduit maintenant à rien parce qu'il était payé en assignats avilis, recouvrait sa valeur si l'assignat était ou absorbé ou relevé. Les biens, livrés sur-le-champ à l'industrie individuelle, allaient commencer à produire pour les particuliers et pour le trésor; enfin, la plus épouvantable catastrophe était finie, car le juste rapport des valeurs se trouvait rétabli.

Le projet de Bourdon (de l'Oise) fut adopté, et on se prépara sur-le-champ à le mettre à exécution; mais l'orage formé depuis long-temps, et dont le 12 germinal n'avait été qu'un avant-coureur, était devenu plus menaçant que jamais; il était arrêté sur l'horizon, et allait éclater. Les deux partis aux prises agissaient chacun à leur manière. Les contre-révolutionnaires, dominant dans certaines sections, faisaient rédiger des pétitions contre les mesures dont Chénier avait été le rapporteur, et particulièrement contre la disposition qui punissait du bannissement l'abus que les royalistes faisaient de la presse. De leur côté les patriotes, réduits aux abois, méditaient un projet désespéré. Le supplice de Fouquier-Tinville, condamné avec plusieurs jurés du tribunal révolutionnaire, pour la manière dont il avait exercé ses fonctions, avait poussé leur irritation au comble. Quoique découverts dans leur projet du 29 germinal, et déjoués récemment dans une seconde tentative qu'ils firent pour mettre toutes les sections en permanence, sous le prétexte de la disette, ils n'en conspiraient pas moins dans les différens quartiers populeux. Ils avaient fini par former un comité central d'insurrection, qui résidait entre les quartiers Saint-Denis et Montmartre, dans la rue Mauconseil. Il était composé d'anciens membres des comités révolutionnaires, et de divers individus de la même espèce, presque tous inconnus hors de leur quartier. Le plan d'insurrection était suffisamment indiqué par tous les événemens du même genre: mettre les femmes en avant, les faire suivre par un rassemblement immense, entourer la convention d'une telle multitude qu'elle ne pût être secourue, l'obliger de rejeter les soixante-treize, de rappeler Billaud, Collot et Barrère, d'élargir les députés détenus à Ham, et tous les patriotes renfermés, de mettre la constitution de 93 en vigueur, et de donner une nouvelle commune à Paris, de recourir de nouveau à tous les moyens révolutionnaires, au maximum, aux réquisitions, etc..., tel était le plan des patriotes. Ils le rédigèrent en un manifeste composé de onze articles, et publié au nom du peuple souverain rentré dans ses droits. Ils le firent imprimer le 30 floréal au soir (19 mai), et répandre dans Paris. Il était enjoint aux habitans de la capitale de se rendre en masse à la convention, en portant sur leurs chapeaux ces mots: Du pain et la constitution de 93. Toute la nuit du 30 floréal au 1er prairial (20 mai) se passa en agitations, en cris, en menaces. Les femmes couraient les rues en disant qu'il fallait marcher le lendemain sur la convention, qu'elle n'avait tué Robespierre que pour se mettre à sa place, qu'elle affamait le peuple, protégeait les marchands qui suçaient le sang du pauvre, et envoyait à la mort tous les patriotes. Elles s'encourageaient à marcher les premières, parce que, disaient-elles, la force armée n'oserait pas tirer sur des femmes.

Dès le lendemain[3], en effet, à la pointe du jour, le tumulte était général dans les faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, dans le quartier du Temple, dans les rues Saint-Denis, Saint-Martin, et surtout dans la Cité. Les patriotes faisaient retentir toutes les cloches dont ils pouvaient disposer, ils battaient la générale, et tiraient le canon. Dans le même instant le tocsin sonnait au pavillon de l'Unité, par ordre du comité de sûreté générale, et les sections se réunissaient; mais celles qui se trouvaient dans le complot s'étaient formées de grand matin, et marchaient déjà en armes, bien avant que les autres eussent été averties. Le rassemblement, grossissant toujours s'avançait peu à peu vers les Tuileries. Une foule de femmes, mêlées à des hommes ivres, et criant: Du pain et la constitution de 93! des troupes de bandits armés de piques, de sabres et d'armes de toute espèce, des flots de la plus vile populace, enfin quelques bataillons des sections régulièrement armés, formaient ce rassemblement, et marchaient sans ordre vers le but indiqué à tous, la convention. Vers les dix heures, ils étaient arrivés aux Tuileries, ils assiégeaient la salle de l'assemblée, et en fermaient toutes les issues.

Les députés, accourus en toute hâte, étaient à leur poste. Les membres de la Montagne, qui étaient sans communication avec cet obscur comité d'insurrection, n'avaient pas été avertis, et, comme leurs collègues, ne connaissaient le mouvement que par les cris de la populace et les retentissemens du tocsin. Ils étaient même en défiance, craignant que le comité de sûreté générale n'eût tendu un piége aux patriotes, et ne les eût soulevés pour avoir occasion de sévir contre eux. L'assemblée à peine réunie, le député Isambeau vint lui lire le manifeste de l'insurrection. Les tribunes, occupées de grand matin par les patriotes, retentirent aussitôt de bruyans applaudissemens. En voyant la convention ainsi entourée, un membre s'écria qu'elle saurait mourir à son poste. Aussitôt tous les députés se levèrent en répétant: Oui! oui! Une tribune, mieux composée que les autres, applaudit cette déclaration. Dans ce moment, on entendait croître le bruit, on entendait gronder les flots de la populace; les députés se succédaient à la tribune, et présentaient différentes réflexions. Tout à coup on voit fondre un essaim de femmes dans les tribunes; elles s'y précipitent en foulant aux pieds ceux qui les occupent, et en criant: Du pain! du pain! Le président Vernier se couvre, et leur commande le silence; mais elles continuent à crier: Du pain! du pain! Les unes montrent le poing à l'assemblée, les autres rient de sa détresse. Une foule de membres se lèvent pour prendre la parole: ils ne peuvent se faire entendre. Ils demandent que le président fasse respecter la convention; le président ne peut y réussir. André Dumont, qui avait présidé avec fermeté le 12 germinal, succède à Vernier, et occupe le fauteuil. Le tumulte continue; les cris du pain! du pain! sont répétés par les femmes qui ont fait irruption dans les tribunes. André Dumont déclare qu'il va les faire sortir: on le couvre de huées d'un côté, d'applaudissemens de l'autre. Dans ce moment, on entend des coups violens donnés dans la porte qui est à la gauche du bureau, et le bruit d'une multitude qui fait effort pour l'enfoncer. Les ais de la porte crient, et des plâtras tombent. Le président, dans cette situation périlleuse, s'adresse à un général qui s'était présenté à la barre avec une troupe de jeunes gens, pour faire, au nom de la section de Bon-Conseil, une pétition fort sage: «Général, lui dit-il, je vous somme de veiller sur la représentation nationale, et je vous nomme commandant provisoire de la force armée.» L'assemblée confirme cette nomination par ses applaudissemens. Le général déclare qu'il mourra à son poste, et sort pour se rendre au lieu du combat. Dans ce moment, le bruit qui se faisait à l'une des portes cesse; un peu de calme se rétablit. André Dumont, s'adressant aux tribunes, enjoint à tous les bons citoyens qui les occupent d'en sortir, et déclare qu'on va employer la force pour les faire évacuer. Beaucoup de citoyens sortent; mais les femmes restent, en poussant les mêmes cris. Quelques instans après, le général, chargé par le président de veiller sur la convention, rentre avec une escorte de fusiliers et plusieurs jeunes gens qui s'étaient munis de fouets de poste. Ils escaladent les tribunes, et en font sortir les femmes en les chassant à coups de fouet. Elles fuient en poussant des cris épouvantables, et aux grands applaudissemens d'une partie des assistans.

A peine les tribunes sont-elles évacuées, que le bruit à la porte de gauche redouble. La foule est revenue à la charge; elle attaque de nouveau la porte, qui cède à la violence, éclate et se brise. Les membres de la convention se retirent sur les bancs supérieurs; la gendarmerie forme une haie autour d'eux pour les protéger. Aussitôt des citoyens armés des sections accourent dans la salle par la porte de droite, pour chasser la populace. Ils la refoulent d'abord, et s'emparent de quelques femmes; mais ils sont bientôt ramenés à leur tour par la populace victorieuse. Heureusement la section de Grenelle, accourue la première au secours de la convention, arrive dans ce moment, et vient fournir un utile renfort. Le député Auguis est à sa tête, le sabre à la main. En avant! s'écrie-t-il.... On se serre, on avance, on croise les baïonnettes, et on repousse sans blessures la multitude des assaillans qui cède à la vue du fer. On saisit par le collet l'un des révoltés, on le traîne au pied du bureau, on le fouille, et on lui trouve les poches pleines de pain. Il était deux heures. Un peu de calme se rétablit dans l'assemblée; on déclare que la section de Grenelle a bien mérité de la patrie. Tous les ambassadeurs des puissances s'étaient rendus à la tribune qui leur était réservée, et assistaient à cette scène, comme pour partager en quelque sorte les dangers de la convention. On décrète qu'il sera fait mention au bulletin de leur courageux dévouement.

Cependant la foule augmentait autour de la salle. A peine deux ou trois sections avaient-elles eu le temps d'accourir, et de se jeter dans le Palais-National; mais elles ne pouvaient résister à la masse toujours croissante des assaillans. D'autres venaient d'arriver; mais elles ne pouvaient pénétrer dans l'intérieur; elles étaient sans communication avec les comités; elles n'avaient pas d'ordre, et ne savaient quel usage faire de leurs armes. En cet instant la foule fait un nouvel effort sur le salon de la Liberté, et pénètre jusqu'à la porte brisée. Les cris aux armes! se renouvellent; la force armée qui se trouvait dans l'intérieur de la salle accourt vers la porte menacée; le président se couvre, l'assemblée demeure calme. Alors des deux côtés on se joint; le combat s'engage devant la porte même; les défenseurs de la convention croisent la baïonnette; de leur côté les assaillans font feu, et les balles viennent frapper les murs de la salle. Les députés se lèvent en criant: Vive la république! De nouveaux détachemens accourent, traversent de droite à gauche, et viennent soutenir l'attaque. Les coups de feu redoublent: on charge, on se mêle, on sabre. Mais une foule immense, placée derrière les assaillans, les pousse, les porte malgré eux sur les baïonnettes, renverse tous les obstacles qu'on lui oppose, et fait irruption dans l'assemblée. Un jeune député, plein de courage et de dévouement, Féraud, récemment arrivé de l'armée du Rhin, et courant depuis quinze jours autour de Paris pour hâter l'arrivage des subsistances, vole au-devant de la foule, et la conjure de ne pas pénétrer plus avant. «Tuez-moi, s'écrie-t-il en découvrant sa poitrine; vous n'entrerez qu'après avoir passé sur mon corps.» En effet, il se couche à terre pour essayer de les arrêter; mais ces furieux, sans l'écouter, passent sur son corps et courent vers le bureau. Il était trois heures. Des femmes ivres, des hommes armés de sabres, de piques, de fusils, portant sur leurs chapeaux ces mots: Du pain, la constitution de 93, remplissent la salle; les uns vont occuper les banquettes inférieures, abandonnées par les députés, les autres remplissent le parquet, quelques-uns se placent devant le bureau, ou montent par les petits escaliers qui conduisent au fauteuil du président. Un jeune officier des sections, nommé Mally, placé sur les degrés du bureau, arrache à l'un de ces hommes l'écriteau qu'il portait sur son chapeau. On tire aussitôt sur lui, et il tombe blessé de plusieurs coups de feu. Dans ce moment, toutes les baïonnettes, toutes les piques se dirigent sur le président; on enferme sa tête dans une haie de fer. C'est Boissy-d'Anglas, qui a succédé à André Dumont; il demeure immobile et calme. Féraud, qui s'était relevé, accourt au pied de la tribune, s'arrache les cheveux, se frappe la poitrine de douleur, et, en voyant le danger du président, s'élance pour aller le couvrir de son corps. L'un des hommes à piques veut le retenir par l'habit; un officier, pour dégager Féraud, assène un coup de poing à l'homme qui le retenait; ce dernier répond au coup de poing par un coup de pistolet qui atteint Féraud à l'épaule. L'infortuné jeune homme tombe, on l'entraîne, on le foule aux pieds, on l'emporte hors de la salle, et on livre son cadavre à la populace.

Boissy-d'Anglas demeure calme et impassible au milieu de cette épouvantable scène; les baïonnettes et les piques environnent encore sa tête. Alors commence une scène de confusion impossible à décrire. Chacun veut parler, et crie en vain pour se faire entendre. Les tambours battent pour rétablir le silence; mais la foule, s'amusant de ce chaos, vocifère, frappe des pieds, trépigne de plaisir en voyant l'état auquel est réduite cette assemblée souveraine. Ce n'est point ainsi que s'était fait le 31 mai, lorsque le parti révolutionnaire, ayant à sa tête la commune, l'état-major des sections, et un grand nombre de députés, pour recevoir et donner le mot d'ordre, entoura la convention d'une foule muette et armée, et, l'enfermant sans l'envahir, lui fit rendre, avec une dignité apparente, les décrets qu'il désirait obtenir. Ici, pas moyen de se faire entendre, ni d'arracher au moins la sanction apparente des voeux des patriotes. Un canonnier, entouré de fusiliers, monte à la tribune pour lire le plan d'insurrection. La lecture est à chaque instant interrompue par des cris, des injures, et par le roulement du tambour. Un homme veut prendre la parole, et s'adresser à la multitude. «Mes amis, dit-il, nous sommes tous ici pour la même cause. Le danger presse, il faut des décrets: laissez vos représentans les rendre.» A bas! à bas! lui crie-t-on pour toute réponse. Le député Rhul, vieillard d'un aspect vénérable, et montagnard zélé, veut dire quelques mots de sa place, pour essayer d'obtenir du silence, mais on l'interrompt par de nouvelles vociférations. Romme, homme austère, étranger à l'insurrection, comme toute la Montagne, mais désirant que les mesures demandées par le peuple fussent adoptées, et voyant avec peine que cette épouvantable confusion allait être sans résultat comme celle du 12 germinal, Romme demande la parole; Duroi la demande aussi pour le même motif: ni l'un ni l'autre ne peuvent l'obtenir. Le tumulte recommence, et dure encore plus d'une heure. Pendant cette scène on apporte une tête au bout d'une baïonnette: on la regarde avec effroi, on ne peut la reconnaître. Les uns disent que c'est celle de Fréron, d'autres disent que c'est celle de Féraud. C'était celle de Féraud, en effet, que des brigands avaient coupée, et qu'ils avaient placée au bout d'une baïonnette. Ils la promènent dans la salle, au milieu des hurlemens de la multitude. La fureur contre le président Boissy-d'Anglas recommence; il est de nouveau en péril; on entoure sa tête de baïonnettes, on le couche en joue de tous côtés, mille morts le menacent.

Il était déjà sept heures du soir; on tremblait dans l'assemblée, on craignait que cette foule, où se trouvaient des scélérats, ne se portât aux dernières extrémités, et n'égorgeât les représentans du peuple, au milieu de l'obscurité de la nuit. Plusieurs membres du centre engageaient certains montagnards à parler pour exhorter la multitude à se dissiper. Vernier essaie de dire aux révoltés qu'il est tard, qu'ils doivent songer à se retirer, qu'ils vont exposer le peuple à manquer de pain, en troublant les arrivages. «C'est de la tactique, répond la foule; il y a trois mois que vous nous dites cela.» Alors plusieurs voix s'élèvent successivement du sein de la multitude: celle-ci demande la liberté des patriotes et des députés arrêtés; celle-là, la constitution de 93; une troisième, l'arrestation de tous les émigrés; une foule d'autres, la permanence des sections, le rétablissement de la commune, un commandant de la force armée parisienne, des visites domiciliaires pour rechercher les subsistances cachées, les assignats au pair, etc. L'un de ces hommes, qui parvient à se faire entendre quelques instans, veut qu'on nomme sur-le-champ le commandant de la force armée parisienne, et qu'on choisisse Soubrany. Enfin, un dernier, ne sachant que demander, s'écrie: L'arrestation des coquins et des lâches! et, pendant une demi-heure, il répète par intervalles: L'arrestation des coquins et des lâches!

L'un des meneurs, sentant enfin la nécessité de décider quelque chose, propose de faire descendre les députés des hautes banquettes, où ils sont placés, pour les réunir au milieu de la salle et les faire délibérer. Aussitôt on adopte la proposition, on les pousse hors de leurs siéges, on les fait descendre, on les parque, comme un troupeau, dans l'espace qui sépare la tribune des banquettes inférieures. Des hommes les entourent, et les enferment en faisant la chaîne avec leurs piques. Vernier remplace au fauteuil Boissy-d'Anglas, accablé de fatigues après six heures d'une présidence aussi périlleuse. Il est neuf heures. Une espèce de délibération s'organise; on convient que le peuple restera couvert, et que les députés seuls lèveront leurs chapeaux en signe d'approbation ou d'improbation. Les montagnards commencent à espérer qu'on pourra rendre les décrets, et se disposent à prendre la parole. Romme, qui l'avait déjà prise une fois, demande qu'on ordonne par un décret l'élargissement des patriotes. Duroi dit que, depuis le 9 thermidor, les ennemis de la patrie ont exercé une réaction funeste; que les députés arrêtés au 12 germinal l'ont été illégalement, et qu'il faut prononcer leur rappel. On oblige le président à mettre ces différentes propositions aux voix; on lève les chapeaux, on crie: Adopté, adopté, au milieu d'un bruit épouvantable, sans qu'on puisse distinguer si les députés ont réellement donné leur vote. Goujon succède à Romme et Duroi, et dit qu'il faut assurer l'exécution des décrets; que les comités ne paraissent point, qu'il importe de savoir ce qu'ils font, qu'il faut les appeler pour leur demander compte de leurs opérations, et les remplacer par une commission extraordinaire. C'était là en effet qu'était le péril de la journée. Si les comités étaient restés libres d'agir, ils pouvaient venir délivrer la convention de ses oppresseurs. Albitte aîné trouve que l'on ne met pas assez d'ordre dans la délibération, que le bureau n'est pas formé, qu'il en faut former un. On le compose aussitôt. Bourbotte demande l'arrestation des journalistes. Une voix inconnue s'élève, et dit que, pour prouver que les patriotes ne sont pas des cannibales, il faut abolir la peine de mort. «Oui, oui, s'écrie-t-on, excepté pour les émigrés et les fabricateurs de faux assignats.» On adopte cette proposition dans la même forme que les précédentes. Duquesnoy revient à la proposition de Goujon, redemande la suspension des comités et la nomination d'une commission extraordinaire de quatre membres. On désigne sur-le-champ Bourbotte, Prieur (de la Marne), Duroi et Duquesnoy lui-même. Ces quatre députés acceptent les fonctions qui leur sont confiées. Quelque périlleuses qu'elles soient, ils sauront, disent-ils, les remplir, et mourir à leur poste. Ils sortent pour se rendre auprès des comités, et s'emparer de tous les pouvoirs. C'était là le difficile, et toute la journée dépendait du résultat de cette opération.

Il était neuf heures; ni le comité insurrecteur, ni les comités du gouvernement ne paraissaient avoir agi pendant cette longue et terrible journée. Tout ce qu'avait su faire le comité insurrecteur, c'était de lancer le peuple sur la convention; mais, comme nous l'avons dit, des chefs obscurs, tels qu'il en reste aux derniers jours d'un parti, n'ayant à leur disposition ni la commune, ni l'état-major des sections, ni un commandant de la force armée, ni des députés, n'avaient pu diriger l'insurrection avec la mesure et la vigueur qui pouvaient la faire réussir. Ils avaient lancé des furieux, qui avaient commis des excès affreux, mais qui n'avaient rien fait de ce qu'il fallait faire. Aucun détachement ne fut envoyé pour suspendre et paralyser les comités, pour ouvrir les prisons, et délivrer les hommes énergiques dont le secours eût été si précieux. On s'était emparé seulement de l'arsenal, que la gendarmerie des tribunaux, toute composée de la milice de Fouquier-Tinville, livra aux premiers venus. Pendant ce temps, au contraire, les comités du gouvernement, entourés et défendus par la jeunesse dorée, avaient employé tous leurs efforts à réunir les sections. Ce n'était pas facile avec le tumulte qui régnait, avec l'effroi qui s'était emparé de beaucoup d'entre elles, et la mauvaise volonté que manifestaient même quelques-unes. D'abord ils en avaient réuni deux ou trois, dont l'effort, comme on l'a vu, avait été repoussé par les assaillans. Ils étaient parvenus ensuite à en convoquer un plus grand nombre, grâce au zèle de la section Lepelletier, autrefois des Filles-Saint-Thomas, et ils se disposaient vers la nuit à saisir le moment où le peuple, fatigué, commencerait à devenir moins nombreux, pour fondre sur les révoltés et délivrer la convention. Prévoyant bien que, pendant cette longue oppression, on lui aurait arraché les décrets qu'elle ne voulait pas rendre, ils avaient pris un arrêté par lequel ils ne reconnaissaient pas pour authentiques les décrets rendus pendant cette journée. Ces dispositions faites, Legendre, Auguis, Chénier, Delecloi, Bergoeng et Kervélégan s'étaient rendus à la tête de forts détachemens, auprès de la convention. Arrivés là, ils étaient convenus de laisser les portes ouvertes, afin que le peuple, pressé d'un côté, pût sortir de l'autre. Legendre et Delecloi s'étaient chargés ensuite de pénétrer dans la salle, de monter à la tribune au milieu de tous les dangers, et de sommer les révoltés de se retirer. «S'ils ne cèdent pas, dirent-ils à leurs collègues, chargez, et ne craignez rien pour nous. Dussions-nous périr dans la mêlée, avancez toujours.»

Legendre et Delecloi pénétrèrent en effet dans la salle, à l'instant où les quatre députés nommés pour former la commission extraordinaire allaient sortir. Legendre monte à la tribune, à travers les insultes et les coups, et prend la parole au milieu des huées: «J'invite l'assemblée, dit-il, à rester ferme, et les citoyens qui sont ici à sortir.—A bas! à bas!» s'écrie-t-on. Legendre et Delecloi sont obligés de se retirer. Duquesnoy s'adresse alors à ses collègues de la commission extraordinaire, et les engage à le suivre, afin de suspendre les comités qui, comme on le voit, dit-il, sont contraires aux opérations de l'assemblée. Soubrany les invite aussi à se hâter. Ils sortent alors tous les quatre, mais ils rencontrent le détachement à la tête duquel marchent les représentans Legendre, Kervélégan et Auguis, et le commandant de la garde nationale, Raffet. Prieur (de la Marne) demande à Raffet s'il a reçu du président l'ordre d'entrer. «Je ne te dois aucun compte,» lui répond Raffet, et il avance. On somme alors la multitude de se retirer; le président l'y invite au nom de la loi: elle répond par des huées. Aussitôt on baisse les baïonnettes, et on entre; la foule désarmée cède, mais des hommes armés qui s'y trouvaient mêlés résistent un moment; ils sont repoussés, et fuient en criant: «A nous sans-culottes!» Une partie des patriotes revient à ce cri, et charge avec violence le détachement qui avait pénétré. Ils ont un instant l'avantage; le député Kervélégan est blessé à la main; les montagnards Bourbotte, Peyssard, Gaston, crient victoire. Mais le pas de charge retentit dans la salle extérieure; un renfort considérable arrive, fond de nouveau sur les insurgés, les repousse, les sabre, les poursuit à coups de baïonnettes. Ils fuient, se pressent aux portes, ou escaladent les tribunes et se sauvent par les fenêtres. La salle est enfin évacuée: il était minuit.

La convention, délivrée des assaillans qui ont porté la violence et la mort dans son sein, met quelques instans à se remettre. Le calme se rétablit enfin. «Il est donc vrai, s'écrie un membre, que cette assemblée, berceau de la république, a manqué encore une fois d'en devenir le tombeau! Heureusement le crime des conspirateurs est encore avorté. Mais, représentans, vous ne sériez pas dignes de la nation, si vous ne la vengiez d'une manière éclatante.» On applaudit de toutes parts, et, comme au 12 germinal, la nuit est employée à punir les attentats du jour; mais des faits autrement graves appellent des mesures bien autrement sévères. Le premier soin est de rapporter les décrets proposés et rendus par les révoltés. «Rapporter n'est pas le mot, dit-on à Legendre qui avait fait cette proposition. La convention n'a pas voté, n'a pas pu voter, tandis qu'on égorgeait l'un de ses membres. Tout ce qui a été fait n'est pas à elle, mais aux brigands qui l'opprimaient, et à quelques représentans coupables qui s'étaient rendus leurs complices.» On déclare donc tout ce qui s'est fait comme non avenu. Les secrétaires brûlent les minutes des décrets portés par les séditieux. On cherche ensuite des yeux les députés qui ont pris la parole pendant cette séance terrible; on les montre au doigt, on les interpelle avec véhémence. «Il n'y a plus, s'écrie Thibaudeau, il n'y a plus d'espoir de conciliation entre nous et une minorité factieuse. Puisque le glaive est tiré, il faut la combattre, et profiter des circonstances pour ramener à jamais la paix et la sécurité dans le sein de cette assemblée. Je demande que vous décrétiez sur-le-champ l'arrestation de ces députés qui, trahissant tous leurs devoirs, ont voulu réaliser les voeux de la révolte, et les ont rédigés en lois. Je demande que les comités proposent sur-le-champ les mesures les plus sévères contre ces mandataires infidèles à leur patrie et à leurs sermens.»

Alors on les désigne: c'est Rhul, Romme et Duroi, qui ont demandé du silence pour faire ouvrir la délibération; c'est Albitte, qui a fait nommer un bureau; c'est Goujon et Duquesnoy, qui ont demandé la suspension des comités, et la formation d'une commission extraordinaire de quatre membres; c'est Bourbotte et Prieur (de la Marne), qui ont accepté, avec Duroi et Duquesnoy, d'être les membres de cette commission; c'est Soubrany, que les rebelles ont nommé commandant de l'armée parisienne; c'est Peyssard, qui a crié victoire pendant l'action. Duroi, Goujon, veulent parler: on les en empêche, on les traite d'assassins, on les décrète sur-le-champ, et on demande qu'ils ne puissent pas s'enfuir, comme la plupart de ceux qui ont été décrétés le 12 germinal. Le président les fait entourer par la gendarmerie, et conduire à la barre. On cherche Romme, qui tarde à se montrer; Bourdon le signale du doigt; il est traîné à la barre avec ses collègues. Les vengeances ne s'arrêtent pas là; on veut atteindre encore tous les montagnards qui se sont signalés par des missions extraordinaires dans les départemens. «Je demande, s'écrie une voix, l'arrestation de Lecarpentier, bourreau de la Manche.... De Pinet aîné, s'écrie une autre voix, bourreau des habitans de la Biscaye.... De Borie, s'écrie une troisième, dévastateur du Midi, et de Fayau, l'un des exterminateurs de la Vendée.» Ces propositions sont décrétées aux cris de vive la convention! vive la république! «Il ne faut plus de demi-mesures, dit Tallien. Le but du mouvement d'aujourd'hui était de rétablir les jacobins et surtout la commune; il faut détruire ce qui en reste; il faut arrêter et Pache et Bouchotte. Ce n'est là que le prélude des mesures que le comité vous proposera. Vengeance, citoyens, vengeance contre les assassins de leurs collègues et de la représentation nationale! Profitons de la maladresse de ces hommes qui se croient les égaux de ceux qui ont abattu le trône, et cherchent à rivaliser avec eux; de ces hommes qui veulent faire des révolutions, et ne savent faire que des révoltes. Profitons de leur maladresse, hâtons-nous de les frapper et de mettre ainsi un terme à la révolution.» On applaudit, on adopte la proposition de Tallien. Dans cet entraînement de la vengeance, des voix dénoncent Robert Lindet, que ses vertus et ses services ont jusqu'ici protégé contre les fureurs de la réaction. Lehardi demande l'arrestation de ce monstre; mais tant de voix contraires se font entendre pour vanter la douceur de Lindet, pour rappeler qu'il a sauvé des communes et des départemens entiers, que l'ordre du jour est adopté. Après ces mesures, on ordonne de nouveau le désarmement des terroristes; on décrète que le quintidi prochain (dimanche 24 mai), les sections s'assembleront et procéderont sur-le-champ au désarmement des assassins, des buveurs de sang, des voleurs et des agens de la tyrannie qui précéda le 9 thermidor; on les autorise même à faire arrêter ceux qu'elles croiront devoir traduire devant les tribunaux. On décide en même temps que, jusqu'à nouvel ordre, les femmes ne seront plus admises dans les tribunes. Il était trois heures du matin. Les comités faisant annoncer que tout est tranquille dans Paris, on suspend la séance jusqu'à dix heures.

Telle avait été cette révolte du 1er prairial. Aucune journée de la révolution n'avait présenté un spectacle si terrible. Si, au 31 mai et au 9 thermidor, des canons furent braqués sur la convention, cependant le lieu de ses séances n'avait pas encore été envahi, ensanglanté par un combat, traversé par les balles, et souillé par l'assassinat d'un représentant du peuple. Les révolutionnaires, cette fois, avaient agi avec la maladresse et la violence d'un parti battu depuis longtemps, sans complices dans le gouvernement dont il est exclu, privé de ses chefs, et dirigé par des hommes obscurs, compromis et désespérés. Sans savoir se servir de la Montagne, sans l'avertir même du mouvement, ils avaient compromis et exposé à l'échafaud des députés intègres, étrangers aux excès de la terreur, attachés aux patriotes par effroi de la réaction, et n'ayant pris la parole que pour empêcher de plus grands malheurs, et pour hâter l'accomplissement de quelques voeux qu'ils partageaient.

Cependant les révoltés, voyant le sort qui les attendait tous, et habitués d'ailleurs aux luttes révolutionnaires, n'étaient pas gens à se disperser tout d'un coup. Ils se réunirent le lendemain à la commune, s'y proclamèrent en insurrection permanente, et tâchèrent de rassembler autour d'eux les sections qui leur étaient dévouées. Cependant, pensant que la commune n'était pas un bon poste, quoiqu'elle fût placée entre le quartier du Temple et la Cité, ils préférèrent établir le centre de l'insurrection dans le faubourg Saint-Antoine. Ils s'y transportèrent dans le milieu du jour, et se préparèrent à renouveler la tentative de la veille. Cette fois, ils tâchèrent d'agir avec plus d'ordre et de mesure. Ils firent partir trois bataillons parfaitement armés et organisés: c'étaient ceux des sections des Quinze-Vingts, de Montreuil et de Popincourt, tous trois composés d'ouvriers robustes, et dirigés par des chefs intrépides. Ces bataillons s'avancèrent seuls, sans le concours de peuple qui les accompagnait la veille, rencontrèrent des sections fidèles à la convention, mais qui n'étaient pas en force pour les arrêter, et vinrent, dans l'après-midi, se ranger avec leurs canons devant le Palais-National. Aussitôt les sections Lepelletier, la Butte-des-Moulins et autres se placèrent en face pour protéger la convention. Cependant si le combat venait à s'engager, il était douteux, d'après l'état des choses, que la victoire restât aux défenseurs de la représentation nationale. Par surcroît de malheur, les canonniers, qui dans toutes les sections étaient des ouvriers et de chauds révolutionnaires, abandonnèrent les sections rangées devant le palais, et allèrent se joindre avec leurs pièces aux canonniers de Popincourt, de Montreuil et des Quinze-Vingts. Le cri aux armes! se fit entendre, on chargea les fusils de part et d'autre, et tout sembla se préparer pour un combat sanglant. Le roulement sourd des canons retentit jusque dans l'assemblée. Beaucoup de membres se levèrent pour parler. «Représentans, s'écrie Legendre, soyez calmes et demeurez à votre poste. La nature nous a tous condamnés à mort: un peu plus tôt, un peu plus tard, peu importe. De bons citoyens sont prêts à vous défendre. En attendant, la plus belle motion est de garder le silence.» L'assemblée se replaça tout entière sur ses siéges, et montra ce calme imposant qu'elle avait déployé au 9 thermidor, et tant d'autres fois dans le cours de son orageuse session. Pendant ce temps, les deux troupes opposées étaient en présence, dans l'attitude la plus menaçante. Avant d'en venir aux mains, quelques individus s'écrièrent qu'il était affreux à de bons citoyens de s'égorger les uns les autres, qu'il fallait au moins s'expliquer et essayer de s'entendre. On sortit des rangs, on exposa ses griefs. Des membres des comités, qui étaient présens, s'introduisirent dans les bataillons des sections ennemies, leur parlèrent; et voyant qu'on pouvait obtenir beaucoup par les moyens de conciliation, ils firent demander à l'assemblée douze de ses membres, pour venir fraterniser. L'assemblée, qui voyait une espèce de faiblesse dans cette démarche, était peu disposée à y consentir; cependant on lui dit que ses comités la croyaient utile pour empêcher l'effusion du sang. Les douze membres furent envoyés et se présentèrent aux trois sections. Bientôt on rompit les rangs de part et d'autre; on se mêla. L'homme peu cultivé et d'une classe inférieure est toujours sensible aux démonstrations amicales de l'homme que son costume, son langage, ses manières, placent au-dessus de lui. Les soldats des trois bataillons ennemis furent touchés, et déclarèrent qu'ils ne voulaient ni verser le sang de leurs concitoyens, ni manquer aux égards dus à la convention nationale. Cependant les meneurs insistèrent pour faire entendre leur pétition. Le général Dubois, commandant la cavalerie des sections, et les douze représentans envoyés pour fraterniser, consentirent à introduire à la barre une députation des trois bataillons.

Ils la présentèrent en effet, et demandèrent la parole pour les pétitionnaires. Quelques députés voulaient la leur refuser; on la leur accorda cependant. «Nous sommes chargés de vous demander, dit l'orateur de la troupe, la constitution de 93 et la liberté des patriotes.» A ces mots, les tribunes se mirent à huer, et à crier: à bas les jacobins! Le président imposa silence aux interrupteurs. L'orateur continua, et dit que les citoyens réunis devant la convention étaient prêts à se retirer dans le sein de leurs familles, mais qu'ils mourraient plutôt que d'abandonner leur poste, si les réclamations du peuple n'étaient pas écoutées. Le président répondit avec fermeté aux pétitionnaires, que la convention venait de rendre un décret sur les subsistances, et qu'il allait le leur lire. Il le lut en effet; il ajouta ensuite qu'elle examinerait leurs propositions, et jugerait dans sa sagesse ce qu'elle devait décider. Il les invita ensuite aux honneurs de la séance.

Pendant ce temps, les trois sections ennemies étaient toujours confondues avec les autres. On leur dit que leurs pétitionnaires venaient d'être reçus, que leurs propositions seraient examinées, qu'il fallait attendre la décision de la convention. Il était onze heures; les trois bataillons se voyaient entourés de l'immense majorité des habitans de la capitale; l'heure d'ailleurs était fort avancée, surtout pour des ouvriers, et ils prirent le parti de se retirer dans leurs faubourgs.

Cette seconde tentative n'avait donc pas mieux réussi aux patriotes; ils n'en restèrent pas moins rassemblés dans les faubourgs, conservant leur attitude hostile, et ne se désistant point encore des demandes qu'ils avaient faites. La convention, dès le 3 au matin, rendit plusieurs décrets que réclamait la circonstance. Pour mettre plus d'unité et d'énergie dans l'emploi de ces moyens, elle donna la direction de la force armée à trois représentans, Gilet, Aubry et Delmas, et les autorisa à employer la voie des armes pour assurer la tranquillité publique; elle punit de six mois de prison quiconque battrait le tambour sans ordre, et de mort quiconque battrait la générale sans y être autorisé par les représentans du peuple. Elle ordonna la formation d'une commission militaire, pour juger et faire exécuter sur-le-champ tous les prisonniers faits aux rebelles pendant la journée du 1er prairial. Elle convertit en décret d'accusation le décret d'arrestation rendu contre Duquesnoy, Duroi, Bourbotte, Prieur (de la Marne), Romme, Soubrany, Goujon, Albitte aîné, Peyssard, Lecarpentier (de la Manche), Pinet aîné, Borie et Fayau. Elle rendit la même décision à l'égard des députés arrêtés les 12 et 16 germinal, et enjoignit à ses comités de lui présenter un rapport sur le tribunal qui devrait juger les uns et les autres.

Les trois représentans se hâtèrent de réunir à Paris les troupes qui étaient répandues dans les environs pour protéger l'arrivage des grains; ils firent rester sous les armes les sections dévouées à la convention, et s'entourèrent des nombreux jeunes gens qui n'avaient pas quitté les comités pendant toute l'insurrection. La commission militaire entra en exercice le jour même; le premier individu qu'elle jugea fut l'assassin de Féraud, qui avait été arrêté la veille; elle le condamna à mort, et ordonna son exécution pour l'après-midi même du 3. On conduisit en effet le condamné à l'échafaud: mais les patriotes étaient avertis; quelques-uns des plus déterminés s'étaient réunis autour du lieu du supplice, ils fondirent sur l'échafaud, dispersèrent la gendarmerie, délivrèrent le patient, et le conduisirent dans le faubourg. Dès la nuit même, ils appelèrent à eux tous les patriotes qui étaient dans Paris, et se préparèrent à se retrancher dans le faubourg Saint-Antoine. Ils se mirent sous les armes, braquèrent leurs canons sur la place de la Bastille, et attendirent ainsi les conséquences de cette action audacieuse.

Aussitôt que cet événement fut connu de la convention, elle décréta que le faubourg Antoine serait sommé de remettre le condamné, de rendre ses armes et ses canons, et, qu'en cas de refus, il serait aussitôt bombardé. Dans ce moment, en effet, les forces qui étaient réunies permettaient à la convention de prendre un langage plus impérieux. Les trois représentans étaient parvenus à rassembler trois ou quatre mille hommes de troupes de ligne; ils avaient plus de vingt mille hommes des sections armées, à qui la crainte de voir renaître la terreur donnait beaucoup de courage, et enfin la troupe dévouée des jeunes gens. Sur-le-champ ils confièrent au général Menou le commandement de ces forces réunies, et se préparèrent à marcher sur le faubourg. Ce jour même, 4 prairial (23 mai), tandis que les représentans s'avançaient, la jeunesse dorée avait voulu faire une bravade, et s'était portée la première vers la rue Saint-Antoine. Mille ou douze cents individus composaient cette troupe téméraire. Les patriotes les laissèrent s'engager sans leur opposer de résistance, et les enveloppèrent ensuite de toutes parts. Bientôt ces jeunes gens virent sur leurs derrières les redoutables bataillons du faubourg, ils aperçurent aux fenêtres une multitude de femmes irritées, prêtes à faire pleuvoir sur eux une grêle de pierres, et ils crurent qu'ils allaient payer cher leur imprudente bravade. Heureusement pour eux, la force armée s'approchait; d'ailleurs les habitans du faubourg ne voulurent pas les égorger; ils les laissèrent sortir de leur quartier, après en avoir châtié quelques-uns. Dans ce moment, le général Menou s'avança avec vingt mille hommes; il fit occuper toutes les issues du faubourg, et surtout celles qui communiquaient avec les sections patriotes. Il fit braquer les canons et sommer les révoltés. Une députation se présenta, et vint recevoir son ultimatum, qui consistait à exiger la remise des armes et de l'assassin de Féraud. Les manufacturiers et tous les gens paisibles et riches du faubourg, craignant un bombardement, s'empressèrent d'user de leur influence sur la population, et décidèrent les trois sections à rendre leurs armes. En effet, celles de Popincourt, des Quinze-Vingts et de Montreuil remirent leurs canons, et promirent de chercher le coupable, qui avait été enlevé. Le général Menou revint triomphant avec les canons du faubourg, et dès cet instant la convention n'eut plus rien à craindre du parti patriote. Abattu pour toujours, il ne figure plus désormais que pour essuyer des vengeances.

La commission militaire commença sur-le-champ à juger tous les prisonniers qu'on avait pu saisir; elle condamna à mort des gendarmes qui s'étaient rangés avec les rebelles, des ouvriers, des marchands, membres des comités révolutionnaires, saisis en flagrant délit le 1er prairial. Dans toutes les sections, le désarmement des patriotes et l'arrestation des individus les plus signalés commencèrent; et, comme un jour ne suffisait pas pour cette opération, la permanence fut accordée aux sections pour la continuer.

Mais ce n'était pas seulement à Paris que le désespoir des patriotes faisait explosion. Il éclatait dans le Midi par des événemens non moins malheureux. On les a vus réfugiés à Toulon au nombre de sept à huit mille, entourer plusieurs fois les représentans, leur arracher des prisonniers accusés d'émigration, et tâcher d'entraîner dans leur révolte les ouvriers de l'arsenal, la garnison et les équipages des vaisseaux. L'escadre était prête à mettre à la voile, et ils voulaient l'en empêcher. Les équipages des vaisseaux arrivés de Brest, et réunis à la division de Toulon pour l'expédition qu'on méditait, leur étaient tout à fait opposés; mais ils pouvaient compter sur les marins appartenant au port de Toulon. Ils choisirent pour agir à peu près les mêmes époques que les patriotes de Paris. Le représentant Charbonnier, qui avait demandé un congé, était accusé de les diriger secrètement. Ils s'insurgèrent le 25 floréal (14 mai), marchèrent sur la commune de Souliès, s'emparèrent de quinze émigrés prisonniers, revinrent triomphans à Toulon, et consentirent cependant à les rendre aux représentans. Mais, les jours suivans, ils se révoltèrent de nouveau, soulevèrent les ouvriers de l'arsenal, s'emparèrent des armes qu'il renfermait, et entourèrent le représentant Brunel, pour lui faire ordonner l'élargissement des patriotes. Le représentant Nion, qui était sur la flotte, accourut; mais la sédition était victorieuse. Les deux représentans furent obligés de signer l'ordre d'élargissement. Brunel, désespéré d'avoir cédé, se brûla la cervelle; Nion se réfugia sur la flotte. Alors les révoltés songèrent à marcher sur Marseille, pour soulever, disaient-ils, tout le Midi. Mais les représentans en mission à Marseille firent placer une compagnie d'artillerie sur la route, et prirent toutes les précautions pour empêcher l'exécution de leurs projets. Le 1er prairial ils étaient maîtres dans Toulon, sans pouvoir, il est vrai, s'étendre plus loin, et tâchaient de gagner les équipages de l'escadre, dont une partie résistait, tandis que l'autre, toute composée de marins provençaux, paraissait décidée à se réunir à eux.

Le rapport de ces événemens fut fait à la convention le 8 prairial; il ne pouvait manquer de provoquer un nouveau déchaînement contre les montagnards et les patriotes. On dit que les événemens de Toulon et de Paris étaient concertés; on accusa les députés montagnards d'en être les organisateurs secrets, et on se livra contre eux à de nouvelles fureurs. Sur-le-champ on ordonna l'arrestation de Charbonnier, Escudier, Ricord et Salicetti, accusés tous quatre d'agiter le Midi. Les députés mis en accusation le 1er prairial, et dont les juges n'étaient pas encore choisis, furent en butte à un nouveau redoublement de sévérité. Sans aucun égard pour leur qualité de représentans du peuple, on les déféra à la commission militaire chargée de juger les fauteurs et complices de l'insurrection du 1er prairial. Il n'y eut d'excepté que le vieux Rhul, dont plusieurs membres attestèrent la sagesse et les vertus. On envoya au tribunal d'Eure-et-Loir l'ex-maire Pache, son gendre Audouin, l'ancien ministre Bouchotte, ses adjoints Daubigny et Hassenfratz; enfin les trois agens principaux de la police de Robespierre, Héron, Marchand et Clémence. Il semblait que la déportation prononcée contre Billaud, Collot et Barrère, eût acquis force de chose jugée; point du tout. Dans ces jours de rigueur on trouva la peine trop douce: on décida qu'il fallait les juger de nouveau et les envoyer devant le tribunal de la Charente-Inférieure, pour leur faire subir la mort, destinée à tous les chefs de la révolution. Jusqu'ici les membres restans des anciens comités paraissaient pardonnés; les éclatans services de Carnot, de Robert Lindet et de Prieur (de la Côte-d'Or), avaient semblé les protéger contre leurs ennemis: ils furent dénoncés avec une affreuse violence par le girondin Henri Larivière. Robert Lindet, quoique défendu par une foule de membres qui connaissaient et son mérite et ses services, fut néanmoins frappé d'arrestation. Carnot a organisé la victoire, s'écrièrent une foule de voix; les réacteurs furieux n'osèrent pas décréter le vainqueur de la coalition. On ne dit rien sur Prieur (de la Côte-d'Or). Quant aux membres de l'ancien comité de sûreté générale, qui n'étaient pas encore arrêtés, ils le furent tous. David, que son génie avait fait absoudre, fut arrêté avec Jagot, Élie Lacoste, Lavicomterie, Dubarran et Bernard (de Saintes). On ne fit d'exception que pour Louis (du Bas-Rhin), dont l'humanité était trop connue. Enfin le rapport déjà ordonné contre tous ceux qui avaient rempli des missions, et qu'on appelait les proconsuls, fut demandé sur-le-champ. On commença à procéder contre d'Artigoyte, Mallarmé, Javognes, Sergent, Monestier, Lejeune, Allard, Lacoste et Baudot. On se préparait à passer successivement en revue tous ceux qui avaient été chargés de missions quelconques. Ainsi aucun des chefs de ce gouvernement qui avait sauvé la France n'était pardonné: membres des comités, députés en mission, subissaient la loi commune. On épargnait le seul Carnot, que l'estime des armées commandait de ménager; mais on frappait Lindet, citoyen tout aussi utile et plus généreux, mais que des victoires ne protégeaient pas contre la lâcheté des réacteurs.

Certes, il n'était pas besoin de tels sacrifices pour satisfaire les mânes du jeune Féraud; il suffisait des honneurs touchans rendus à sa mémoire. La convention décréta pour lui une séance funèbre. La salle fut décorée en noir; tous les représentans s'y rendirent en grand costume et en deuil. Une musique douce et lugubre ouvrit la séance; Louvet prononça ensuite l'éloge du jeune représentant, si dévoué, si courageux, si tôt enlevé à son pays. Un monument fut voté pour immortaliser son héroïsme. On profita de cette occasion pour ordonner une fête commémorative en l'honneur des girondins. Rien n'était plus juste. Des victimes aussi illustres, quoiqu'elles eussent compromis leur pays, méritaient des hommages; mais il suffisait de jeter des fleurs sur leurs tombes, il n'y fallait pas du sang. Cependant on en répandit des flots; car aucun parti, même celui qui prend l'humanité pour devise, n'est sage dans sa vengeance. Il semblait en effet que, non contente de ses pertes, la convention voulût elle-même y en ajouter de nouvelles. Les députés accusés, traduits d'abord au château du Taureau pour prévenir toute tentative en leur faveur, furent amenés à Paris, et leur procès instruit avec la plus grande activité. Le vieux Rhul, qu'on avait seul excepté du décret d'accusation, ne voulait pas de ce pardon; il croyait la liberté perdue, et il se donna la mort d'un coup de poignard. Émus par tant de scènes funèbres, Louvet, Legendre, Fréron, demandèrent le renvoi à leurs juges naturels des députés traduits devant la commission; mais Révère, ancien terroriste, devenu royaliste fougueux, Bourdon (de l'Oise), implacable comme un homme qui avait eu peur, insistèrent pour le décret, et le firent maintenir.

Les députés furent traduits devant la commission le 29 prairial (17 juin). Malgré les recherches les plus soigneuses, on n'avait découvert aucun fait qui prouvât leur connivence secrète avec les révoltés. Il était difficile en effet qu'on en découvrît, car ils ignoraient le mouvement; ils ne se connaissaient même pas les uns les autres; Bourbotte seul connaissait Goujon, pour l'avoir rencontré dans une mission aux armées. Il était prouvé seulement que, l'insurrection accomplie, ils avaient voulu faire légaliser quelques-uns des voeux du peuple. Ils furent néanmoins condamnés, car une commission militaire, à laquelle un gouvernement envoie des accusés importans, ne sait jamais les lui renvoyer absous. Il n'y eut d'acquitté que Forestier. On l'avait joint aux condamnés, quoiqu'il n'eût pas fait une seule motion pendant la fameuse séance. Peyssard, qui avait seulement poussé un cri pendant le combat, fut condamné à la déportation. Romme, Goujon, Duquesnoy, Duroi, Bourbotte, Soubrany, furent condamnes à mort. Romme était un homme simple et austère; Goujon était jeune, beau, et doué de qualités heureuses; Bourbotte, aussi jeune que Goujon, joignait à un rare courage l'éducation la plus soignée; Soubrany était un ancien noble, sincèrement dévoué à la cause de la révolution. A l'instant où on leur prononça leur arrêt, ils remirent au greffier des lettres, des cachets et des portraits destinés à leurs familles. On les fit retirer ensuite pour les déposer dans une salle particulière avant de les conduire à l'échafaud. Ils s'étaient promis de n'y pas arriver. Il ne leur restait qu'un couteau et une paire de ciseaux, qu'ils avaient cachés dans la doublure de leurs vêtemens. En descendant l'escalier, Romme se frappe le premier, et craignant de se manquer, se frappe plusieurs fois encore, au coeur, au cou, au visage. Il transmet le couteau à Goujon, qui, d'une main assurée, se porte un coup mortel, et tombe sans vie. Des mains de Goujon, l'arme libératrice passe à celles de Duquesnoy, Duroi, Bourbotte et Soubrany. Malheureusement Duroi, Bourbotte, Soubrany, ne réussissent pas à se porter des atteintes mortelles; ils sont traînés tout sanglans à l'échafaud. Soubrany, noyé dans son sang, conservait néanmoins, malgré ses douleurs, le calme et l'attitude fière qu'on avait toujours remarqués en lui. Duroi était désespéré de s'être manqué: «Jouissez, s'écriait-il, jouissez de votre triomphe, messieurs les royalistes.» Bourbotte avait conservé toute la sérénité de la jeunesse; il parlait avec une imperturbable tranquillité au peuple. A l'instant où il allait recevoir le coup fatal, on s'aperçut que le couteau n'avait pas été remonté; il fallut disposer l'instrument: il employa ce temps à proférer encore quelques paroles. Il assurait que nul ne mourait plus dévoué à son pays, plus attaché à son bonheur et à sa liberté. Il y avait peu de spectateurs à cette exécution: le temps du fanatisme politique était passé; on ne tuait plus avec cette fureur qui autrefois rendait insensible. Tous les coeurs furent soulevés en apprenant les détails de ce supplice, et les thermidoriens en recueillirent une honte méritée. Ainsi, dans cette longue succession d'idées contraires, toutes eurent leurs victimes; les idées même de clémence, d'humanité, de réconciliation, eurent leurs holocaustes; car, dans les révolutions, aucune ne peut rester pure de sang humain.

Le parti montagnard se trouvait ainsi entièrement détruit. Les patriotes venaient d'être vaincus à Toulon. Après un combat assez sanglant, livré sur la route de Marseille, ils avaient été obligés de rendre les armes, et de livrer la place sur laquelle ils espéraient s'appuyer pour soulever la France. Ils n'étaient donc plus un obstacle, et, comme d'usage, leur chute amena encore celle de quelques institutions révolutionnaires. Le célèbre tribunal, presque réduit, depuis la loi du 8 nivôse, à un tribunal ordinaire, fut définitivement aboli. Tous les accusés furent rendus aux tribunaux criminels jugeant d'après la procédure de 1791; les conspirateurs seuls devaient être jugés d'après la procédure du 8 nivôse, et sans recours en cassation. Le mot révolutionnaire, appliqué aux institutions et aux établissemens, fut supprimé. Les gardes nationales furent réorganisées sur l'ancien pied; les ouvriers, les domestiques, les citoyens peu aisés, le peuple enfin, en furent exclus; et le soin de la tranquillité publique se trouva ainsi confié de nouveau à la classe qui avait le plus d'intérêt à la maintenir. A Paris, la garde nationale, organisée par bataillons, par brigades, et commandée alternativement par chaque chef de brigade, fut mise sous les ordres du comité militaire. Enfin la concession la plus désirée par les catholiques, la restitution des églises, leur fut accordée; on les leur rendit, à la charge par eux de les entretenir à leurs frais. Du reste, cette mesure, quoiqu'elle fût un résultat de la réaction, était appuyée par les esprits les plus sages. On la regardait comme propre à calmer les catholiques, qui ne croiraient pas avoir recouvré la liberté du culte tant qu'ils n'auraient pas leurs anciens édifices pour en célébrer les cérémonies.

Les discussions de finance, interrompues par les événemens de prairial, étaient toujours les plus urgentes et les plus pénibles. L'assemblée y était revenue aussitôt que le calme avait été rétabli; elle avait de nouveau décrété qu'il n'y aurait qu'un seul pain, afin d'ôter au peuple l'occasion d'accuser le luxe des riches; elle avait ordonné des recensemens de grains, pour assurer le superflu de chaque département à l'approvisionnement des armées et des grandes communes; enfin elle avait rapporté le décret qui permettait le libre commerce de l'or et de l'argent. Ainsi l'urgence des circonstances l'avait ramenée à quelques-unes de ces mesures révolutionnaires contre lesquelles on était si fort déchaîné. L'agiotage avait été porté au dernier degré de fureur. Il n'y avait plus de boulangers, de bouchers, d'épiciers en titre; tout le monde achetait et revendait du pain, de la viande, des épices, des huiles, etc. Les greniers et les caves étaient remplis de marchandises et de comestibles, sur lesquels tout le monde spéculait. On vendait, au Palais-Royal, du pain blanc à 25 ou 30 francs la livre. Les regrattiers se précipitaient sur les marchés, et achetaient les fruits et les légumes qu'apportaient les gens de la campagne, pour les faire renchérir sur-le-champ. On allait acheter d'avance les récoltes en vert et pendant par racine, ou les troupeaux de bestiaux, pour spéculer ensuite sur l'augmentation des prix. La convention défendit aux marchands regrattiers de se présenter dans les marchés avant une certaine heure. Elle fut obligée de décréter que les bouchers patentés pourraient seuls acheter des bestiaux; que les récoltes ne pourraient être achetées avant la moisson. Ainsi tout était bouleversé; tous les individus, même les plus étrangers aux spéculations de commerce, étaient à l'affût de chaque variation de l'assignat pour faire subir la perte à autrui, et recueillir eux-mêmes la plus-value d'une denrée ou d'une marchandise.

On a vu qu'entre les deux projets de réduire l'assignat au cours, ou de percevoir l'impôt en nature, la convention avait préféré celui qui consistait à vendre les biens sans enchères, et trois fois la valeur de 1790. C'était, comme on a dit, le seul moyen de les vendre, car l'enchère faisait toujours monter les biens à proportion de la baisse de l'assignat, c'est-à-dire à un prix auquel le public ne pouvait pas atteindre. Aussitôt la loi rendue, la quantité des soumissions fut extraordinaire. Dès qu'on sut qu'il suffisait de se présenter le premier pour ne payer les biens que trois fois la valeur de 1790, en assignats, on accourut de toutes parts. Pour certains biens on vit jusqu'à plusieurs centaines de soumissions; à Charenton, il en fut fait trois cent soixante pour un domaine provenant des Pères de la Merci; il en fut fait jusqu'à cinq cents pour un autre. On encombrait les hôtels des districts. De simples commis, des gens sans fortune, mais dans les mains desquels se trouvaient momentanément des sommes d'assignats, couraient soumissionner les biens. Comme ils n'étaient tenus de payer sur-le-champ qu'un sixième, et le reste dans plusieurs mois, ils achetaient avec des sommes minimes des biens considérables, pour les revendre avec bénéfice à ceux qui s'étaient moins hâtés. Grâce à cet empressement, des domaines que les administrateurs ne savaient pas être devenus propriétés nationales, étaient signalés comme tels. Le plan de Bourdon (de l'Oise) avait donc un plein succès, et on pouvait espérer que bientôt une grande partie des biens serait vendue, et que les assignats seraient ou retirés ou relevés. Il est vrai que la république faisait, sur ces ventes, des pertes qui, à les calculer numériquement, étaient considérables. L'estimation de 1790, fondée sur le revenu apparent, était souvent inexacte, car les biens du clergé et tous ceux de l'ordre de Malte étaient loués à très bas prix; les fermiers payaient le surplus du prix en pots-de-vin, qui s'élevaient souvent à quatre fois le prix du bail. Une terre affermée ostensiblement 1,000 francs en rapportait en réalité 4,000; d'après l'estimation de 1790, cette terre était portée à 25,000 francs de valeur, elle devait être payée 75,000 fr. en assignats, qui ne valaient en réalité que 7,500 fr. A Honfleur, des magasins à sel, dont la construction avait coûté plus de 400,000 livres, allaient se vendre en réalité 22,500 livres. D'après ce calcul, la perte était grande; mais il fallait s'y résigner, sauf à la rendre moindre en exigeant quatre ou cinq fois la valeur de 1790, au lieu de trois fois seulement.

Rewbell et une foule de députés ne comprirent pas cela; ils ne virent que la perte apparente. Ils prétendirent qu'on gaspillait les trésors de la république, et qu'on la privait de ses ressources. Il s'éleva des cris de toutes parts. Ceux qui n'entendaient pas la question, et ceux qui voyaient disparaître avec peine les biens des émigrés, se coalisèrent pour faire suspendre le décret. Balland et Bourdon (de l'Oise) le défendirent avec chaleur; ils ne surent pas donner la raison essentielle, c'est qu'il ne fallait pas demander des biens plus que les acheteurs n'en pouvaient donner, mais ils dirent, ce qui était vrai, que la perte numérique n'était pas aussi grande qu'elle le paraissait en effet; que 75,000 francs en assignats ne valaient que 7,500 francs en numéraire, mais que le numéraire avait deux fois plus de valeur qu'autrefois, et que 7,500 francs représentaient certainement 15 ou 20,000 francs de 1790; ils dirent que la perte actuelle était balancée par l'avantage qu'on avait de terminer sur-le-champ cette catastrophe financière, de retirer ou de relever les assignats, de faire cesser l'agiotage sur les marchandises en appelant le papier sur les terres, de livrer immédiatement la masse des biens nationaux à l'industrie individuelle, et enfin d'ôter toute espérance aux émigrés.

On suspendit néanmoins le décret. On ordonna aux administrations de continuer à recevoir les soumissions, pour que tous les biens nationaux fussent ainsi dénoncés par l'intérêt individuel, et que l'on pût en dresser un état plus exact. Quelques jours après, on rapporta tout-à-fait le décret, et on décida que les biens continueraient à être vendus aux enchères.

Ainsi, après avoir entrevu le moyen de faire, cesser la crise, on l'abandonna, et on retomba dans l'épouvantable détresse d'où on aurait pu sortir. Cependant, puisqu'on ne faisait rien pour relever les assignats, on ne pouvait pas rester dans l'affreux mensonge de la valeur nominale, qui ruinait la république et les particuliers payés en papier. Il fallait revenir à la proposition, déjà faite, de réduire les assignats. On avait rejeté la proposition de les réduire au cours de l'argent, parce que les Anglais, disait-on, regorgeant de numéraire, seraient maîtres du cours; on n'avait pas voulu les réduire au cours du blé, parce que le prix des grains avait considérablement augmenté; on avait refusé de prendre le temps pour échelle, et de réduire chaque mois le papier d'une certaine valeur, parce que c'était, disait-on, le démonétiser et faire banqueroute. Toutes ces raisons étaient frivoles; car, soit qu'on choisît l'argent, le blé, ou le temps, pour déterminer la réduction du papier, on le démonétisait également. La banqueroute ne consistait pas à réduire la valeur de l'assignat entre particuliers, car cette réduction avait déjà eu lieu de fait, et la reconnaître, ce n'était qu'empêcher les vols; la banqueroute eut consisté plutôt dans le rétablissement de la vente des biens aux enchères. Ce que la république avait promis, en effet, ce n'était pas que les assignats valussent telle ou telle somme entre particuliers (cela ne dépendait pas d'elle), mais qu'ils procurassent telle quantité de biens; or, en établissant l'enchère, l'assignat ne procurait plus une certaine quantité de biens; il devenait impuissant à l'égard des biens comme à l'égard des denrées; il subissait la même baisse par l'effet de la concurrence.

On chercha une autre mesure que l'argent, le blé ou le temps, pour réduire l'assignat; on choisit la quantité des émissions. Il est vrai, en principe, que l'augmentation du numéraire en circulation fait augmenter proportionnellement le prix de tous les objets. Or, si un objet avait valu un franc, lorsqu'il y avait deux milliards de numéraire en circulation, il devait valoir deux francs lorsqu'il y avait quatre milliards de numéraire, trois lorsqu'il y en avait six, quatre lorsqu'il y en avait huit, cinq lorsqu'il y en avait dix. En supposant que la circulation actuelle des assignats s'élevât à dix milliards, il fallait payer aujourd'hui cinq fois plus que lorsqu'il n'y avait que 2 milliards. On établit une échelle de proportion, à partir de l'époque où il n'y avait que 2 milliards d'assignats en circulation, et on décida que, dans tout paiement fait en assignats, on ajouterait un quart en sus par chaque 500 millions ajoutés à la circulation. Ainsi, une somme de 2,000 francs stipulée lorsqu'il y avait 2 milliards en circulation, serait payée, lorsqu'il y en avait 2 milliards 500 millions, 2,500 francs; lorsqu'il y en avait 3 milliards, elle serait payée 3,000 francs; aujourd'hui enfin qu'il y en avait 10 milliards, elle devrait être payée 10,000 francs.

Ceux qui regardaient la démonétisation comme une banqueroute n'auraient pas dû être rassurés par cette mesure, car, au lieu de démonétiser dans la proportion de l'argent, du blé ou du temps, on démonétisait dans celle des émissions, ce qui revenait au même, à un inconvénient près qui se trouvait de plus ici. Grâce à la nouvelle échelle, chaque émission allait diminuer d'une quantité certaine et connue la valeur de l'assignat. En émettant 500 millions, l'état allait enlever au porteur de l'assignat un quart, un cinquième, un sixième, etc., de ce qu'il possédait.

Cependant cette échelle, qui avait ses inconvéniens aussi bien que toutes les autres réductions au cours de l'argent ou du blé, aurait dû être au moins appliquée à toutes les transactions; mais on ne l'osa pas: on l'appliqua d'abord à l'impôt et à son arriéré. On promit de l'appliquer aux fonctionnaires publics, quand le nombre en aurait été réduit, et aux rentiers de l'état, quand les premières rentrées de l'impôt, d'après la nouvelle échelle, permettraient de les payer sur le même pied. On n'osa pas faire profiter de l'échelle les créanciers de toute espèce, les propriétaires de maisons de ville ou de campagne, les propriétaires d'usines, etc. Il n'y eut de favorisés que les propriétaires de fonds territoriaux. Les fermiers, faisant sur les denrées des profits excessifs, et ne payant, au moyen des assignats, que le dixième ou le douzième du prix de leur bail, furent contraints d'acquitter leur fermage d'après l'échelle nouvelle. Ils devaient fournir une quantité d'assignats proportionnée à la quantité émise depuis le moment où leur bail avait été passé.

Telles furent les mesures par lesquelles on essaya de diminuer l'agiotage, et de faire cesser le désordre des valeurs. Elles consistèrent, comme on voit, à défendre aux spéculateurs de devancer les consommateurs dans l'achat des comestibles et des denrées, et à proportionner les paiemens en assignats à la quantité de papier en circulation.

La clôture des Jacobins en brumaire avait commencé la ruine des patriotes, l'événement du 12 germinal l'avait avancée, mais celui de prairial l'acheva. La masse des citoyens qui leur étaient opposés, non par royalisme, mais par crainte d'une nouvelle terreur, étaient plus déchaînés que jamais, et les poursuivaient avec la dernière rigueur. On enfermait, on désarmait tous les hommes qui avaient servi chaudement la révolution. On exerçait, à leur égard, des actes aussi arbitraires qu'envers les anciens suspects. Les prisons se remplissaient comme avant le 9 thermidor, mais elles se remplissaient de révolutionnaires. Le nombre des détenus ne s'élevait pas, comme alors, à près de cent mille individus, mais à vingt ou vingt-cinq mille. Les royalistes triomphaient. Le désarmement ou l'emprisonnement des patriotes, le supplice des députés montagnards, la procédure commencée contre une foule d'autres, la suppression du tribunal révolutionnaire, la restitution des églises au culte catholique, la recomposition des gardes nationales, étaient autant de mesures qui les remplissaient de joie et d'espérance. Ils se flattaient que bientôt ils obligeraient la révolution à se détruire elle-même, et qu'on verrait la république enfermer ou mettre à mort tous les hommes qui l'avaient fondée. Pour accélérer ce mouvement, ils intriguaient dans les sections, ils les excitaient contre les révolutionnaires, et les portaient aux derniers excès. Une foule d'émigrés rentraient, ou avec de faux passeports, ou sous prétexte de demander leur radiation. Les administrations locales, renouvelées depuis le 9 thermidor, et remplies d'hommes ou faibles ou ennemis de la république, se prêtaient à tous les mensonges officieux qu'on exigeait d'elles; tout ce qui tendait à adoucir le sort de ce qu'on appelait les victimes de la terreur leur semblait permis, et elles fournissaient ainsi à une foule d'ennemis de leur pays le moyen d'y rentrer pour le déchirer. A Lyon et dans tout le Midi, les agens royalistes continuaient à reparaître secrètement; les compagnies de Jésus et du Soleil avaient commis de nouveaux massacres. Dix mille fusils, destinés à l'armée des Alpes, avaient été inutilement distribués à la garde nationale de Lyon; elle ne s'en était pas servie, et avait laissé égorger, le 25 prairial (13 juin), une foule de patriotes. La Saône et le Rhône avaient de nouveau roulé des cadavres. A Nîmes, Avignon, Marseille, les mêmes massacres eurent lieu. Dans cette dernière ville on s'était porté au fort Saint-Jean, et on y avait renouvelé les horreurs de septembre contre les prisonniers.

Le parti dominant de la convention, composé des thermidoriens et des girondins, tout en se défendant contre les révolutionnaires, suivait de l'oeil les royalistes, et sentait la nécessité de les comprimer. Il fit décréter sur-le-champ que la ville de Lyon serait désarmée par un détachement de l'armée des Alpes, et que les autorités, qui avaient laissé massacrer les patriotes, seraient destituées. Il fut enjoint en même temps aux comités civils des sections, de réviser les listes de détention, et d'ordonner l'élargissement de ceux qui étaient enfermés sans des motifs suffisans. Aussitôt les sections, excitées par les intrigans royalistes, se soulevèrent; elles vinrent adresser des pétitions menaçantes à la convention, et dirent que le comité de sûreté générale élargissait les terroristes, et leur rendait des armes. Les sections de Lepelletier et du Théâtre-Français (Odéon), toujours les plus ardentes contre les révolutionnaires, demandèrent si on voulait relever la faction abattue, et si c'était pour faire oublier le terrorisme qu'on venait parler de royalisme à la France.

A ces pétitions, souvent peu respectueuses, les intéressés au désordre ajoutaient les bruits les plus capables d'agiter les esprits. C'était Toulon qui avait été livré aux Anglais; c'étaient le prince de Condé et les Autrichiens qui allaient entrer par la Franche-Comté, tandis que les Anglais pénétreraient par l'Ouest; c'était Pichegru qui était mort; c'étaient les subsistances qui allaient manquer parce qu'on voulait les rendre au commerce libre; c'était enfin une réunion des comités qui, effrayés des dangers publics, avaient délibéré de rétablir le régime de la terreur. Les journaux voués au royalisme excitaient, fomentaient tous ces bruits; et, au milieu de cette agitation générale, on pouvait dire véritablement que le règne de l'anarchie était venu. Les thermidoriens et les contre-révolutionnaires se trompaient quand ils appelaient anarchie le régime qui avait précédé le 9 thermidor: ce régime avait été une dictature épouvantable; mais l'anarchie avait commencé depuis que deux factions, à peu près égales en forces, se combattaient sans que le gouvernement fût assez fort pour les vaincre.

NOTES:

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