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Histoire de la Révolution française, Tome 08

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The Project Gutenberg eBook of Histoire de la Révolution française, Tome 08

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Title: Histoire de la Révolution française, Tome 08

Author: Adolphe Thiers

Release date: May 1, 2004 [eBook #12295]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Carlo Traverso, Tonya Allen, and the Online Distributed Proofreading Team. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE, TOME 08 ***
HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

PAR M.A. THIERS DE L'ACADÉMIE FRANÇAISE

NEUVIÈME EDITION
TOME HUITIÈME
MDCCCXXXIX

HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE.

DIRECTOIRE.

CHAPITRE PREMIER.

NOMINATION DES CINQ DIRECTEURS.—INSTALLATION DU COUPS LÉGISLATIF ET DU DIRECTOIRE.—POSITION DIFFICILE DU NOUVEAU GOUVERNEMENT.—DÉTRESSE DES FINANCES; DISCRÉDIT DU PAPIER-MONNAIE.—PREMIERS TRAVAUX DU DIRECTOIRE.—PERTE DES LIGNES DE MAYENCE.—REPRISE DES HOSTILITÉS EN BRETAGNE ET EN VENDÉE.—APPROCHE D'UNE NOUVELLE ESCADRE ANGLAISE SUR LES CÔTES DE L'OUEST.—PLAN DE FINANCES PROPOSÉ PAR LE DIRECTOIRE; NOUVEL EMPRUNT FORCÉ,—CONDAMNATION DE QUELQUES AGENS ROYALISTES.—LA FILLE DE LOUIS XVI EST RENDUE AUX AUTRICHIENS EN ÉCHANGE DES REPRÉSENTANS LIVRÉS PAR DUMOURIEZ.—SITUATION DES PARTIS A LA FIN DE 1795.—ARMISTICE CONCLU SUR LE RHIN,—OPÉRATIONS DE L'ARMÉE D'ITALIE.—BATAILLE DE LOANO.—EXPÉDITION DE L'ÎLE-DIEU.—DÉPART DE L'ESCADRE ANGLAISE.—DERNIERS EFFORTS DE CHARETTE; MESURES DU GÉNÉRAL HOCHE POUR OPÉRER LA PACIFICATION DE LA VENDÉE.—RÉSULTATS DE LA CAMPAGNE DE 1795.

Le 5 brumaire an IV (27 octobre 1795) était le jour fixé pour la mise en vigueur de la constitution directoriale. Ce jour-là, les deux tiers de la convention, conservés au corps législatif, devaient se réunir au tiers nouvellement élu par les assemblées électorales, se diviser en deux conseils, se constituer, et procéder ensuite à la nomination des cinq directeurs chargés du pouvoir exécutif. Pendant ces premiers instans consacrés à organiser le corps législatif et le directoire, les anciens comités de gouvernement devaient demeurer en activité, et conserver le dépôt de tous les pouvoirs. Les membres de la convention, envoyés soit aux armées, soit dans les départemens, devaient continuer leur mission jusqu'à ce que l'installation du directoire leur fût notifiée.

Une grande agitation régnait dans les esprits. Les patriotes modérés et les patriotes exaltés montraient une même irritation contre le parti qui avait attaqué la convention au 13 vendémiaire; ils étaient remplis de craintes; ils s'encourageaient à s'unir, à se serrer pour résister au royalisme; ils disaient hautement qu'il ne fallait appeler au directoire et à toutes les places que des hommes engagés irrévocablement à la cause de la révolution; ils se défiaient beaucoup des députés du nouveau tiers, et recherchaient avec inquiétude leurs noms, leur vie passée, et leurs opinions connues ou présumées.

Les sectionnaires, mitraillés le 13 vendémiaire, mais traités avec la plus grande clémence après la victoire, étaient redevenus insolens. Fiers d'avoir un instant supporté le feu, ils semblaient croire que la convention, en les épargnant, avait ménagé leurs forces et reconnu tacitement la justice de leur cause. Ils se montraient partout, vantaient leurs hauts faits, débitaient dans les salons les mêmes impertinences contre la grande assemblée qui venait d'abandonner le pouvoir, et affectaient de compter beaucoup sur les députés du nouveau tiers.

Ces députés, qui devaient venir s'asseoir au milieu des vétérans de la révolution, et y représenter la nouvelle opinion qui s'était formée en France à la suite de longs orages, étaient loin de justifier toutes les défiances des républicains et toutes les espérances des contre-révolutionnaires. On comptait parmi eux quelques membres des anciennes assemblées, tels que Vaublanc, Pastoret, Dumas, Dupont (de Nemours), et l'honnête et savant Tronchet, qui avait rendu de si grands services à notre législation. On y voyait ensuite beaucoup d'hommes nouveaux, non pas de ces hommes extraordinaires qui brillent au début des révolutions, mais quelques-uns de ces mérites solides qui, dans la carrière de la politique, comme dans celle des arts, succèdent au génie; et par exemple des jurisconsultes, des administrateurs, tels que Portalis, Siméon, Barbé-Marbois, Tronçon-Ducoudray. En général, ces nouveaux élus, à part quelques contre-révolutionnaires signalés, appartenaient à cette classe d'hommes modérés qui, n'ayant pris aucune part aux événemens, et n'ayant pu par conséquent ni mal faire ni se tromper, prétendaient aimer la révolution, mais en la séparant de ce qu'ils appelaient ses crimes. Naturellement ils devaient être assez disposés à censurer le passé; mais ils étaient déjà un peu réconciliés avec la convention et la république par leur élection; car on pardonne volontiers à un ordre de choses dans lequel on a trouvé place. Du reste, étrangers à Paris et à la politique, timides encore sur ce théâtre nouveau, ils recherchaient, ils visitaient les membres les plus considérés de la convention nationale.

Telle était la disposition des esprits le 5 brumaire an IV. Les membres de la convention réélus se rapprochaient, et cherchaient à concerter les nominations qui restaient à faire, afin de rester maîtres du gouvernement. En vertu des célèbres décrets des 5 et 13 fructidor, le nombre des députés dans le nouveau corps législatif devait être de cinq cents. Si ce nombre n'était pas complété par les réélections, les membres présens le 5 brumaire devaient se former en corps électoral pour le compléter. On arrêta un projet de liste au comité de salut public, dans laquelle on fit entrer beaucoup de montagnards prononcés. La liste ne fut pas approuvée en entier. Cependant on n'y plaça que des patriotes connus. Le 5, tous les députés présens, réunis en une seule assemblée, se constituèrent en corps électoral. D'abord ils complétèrent les deux tiers de conventionnels qui devaient siéger dans le corps législatif; ensuite ils formèrent une liste de tous les députés mariés et âgés de plus de quarante ans, et en prirent au sort deux cent cinquante, pour composer le conseil des anciens.

Le lendemain, le conseil des cinq-cents réuni au Manège, dans l'ancienne salle de l'assemblée constituante, choisit Daunou pour président, et Rewbell, Chénier, Cambacérès et Thibaudeau, pour secrétaires. Le conseil des anciens se réunit dans l'ancienne salle de la convention, appela Larévellière-Lépaux au fauteuil, et Baudin, Lanjuinais, Bréard, Charles Lacroix au bureau. Ces choix étaient convenables et prouvaient que, dans les deux conseils, la majorité était acquise à la cause républicaine. Les conseils déclarèrent qu'ils étaient constitués, s'en donnèrent avis réciproquement par des messages, confirmèrent provisoirement les pouvoirs des députés, et en renvoyèrent la vérification après l'organisation du gouvernement.

La plus importante de toutes les élections restait à faire, c'était celle des cinq magistrats chargés du pouvoir exécutif. De ce choix dépendaient à la fois le sort de la république et la fortune des individus. Les cinq directeurs, en effet, ayant la nomination de tous les fonctionnaires publics, de tous les officiers des armées, pouvaient composer le gouvernement à leur gré, et le remplir d'hommes attachés ou contraires à la république. Ils étaient maîtres en outre de la destinée des individus; ils pouvaient leur ouvrir ou leur fermer la carrière des emplois publics, récompenser ou décourager les talens fidèles à la cause de la révolution. L'influence qu'ils devaient exercer était donc immense. Aussi les esprits étaient-ils singulièrement préoccupés du choix qu'on allait faire.

Les conventionnels se réunirent pour se concerter sur ce choix. Leur avis à tous fut de choisir des régicides, afin de se donner plus de garanties. Les opinions, après avoir flotté quelque temps, se réunirent en faveur de Barras, Rewbell, Sieyès, Larévellière-Lépaux et Letourneur. Barras avait rendu de grands services en thermidor, prairial et vendémiaire; il avait été en quelque sorte le législateur général opposé à toutes les factions; la dernière bataille du 13 vendémiaire lui avait surtout donné une grande importance, quoique le mérite des dispositions militaires de cette journée appartînt au jeune Bonaparte. Rewbell, enfermé à Mayence pendant le siége, et souvent appelé dans les comités depuis le 9 thermidor, avait adopté l'opinion des thermidoriens, montré de l'aptitude et de l'application aux affaires, et une certaine vigueur de caractère. Sieyès était regardé comme le premier génie spéculatif de l'époque. Larévellière-Lépaux s'était volontairement associé aux girondins le jour de leur proscription, était revenu le 9 thermidor au milieu de ses collègues, et y avait combattu de tous ses moyens les deux factions qui avaient alternativement attaqué la convention. Patriote doux et humain, il était le seul girondin que la Montagne ne suspectât pas, et le seul patriote dont les contre-révolutionnaires n'osassent pas nier les vertus. Il n'avait qu'un inconvénient au dire de certaines gens: c'était la difformité de son corps; on prétendait qu'il porterait mal le manteau directorial. Letourneur enfin, connu pour patriote, estimé pour son caractère, était un ancien officier du génie qui avait, dans les derniers temps, remplacé Carnot au comité de salut public, mais qui était loin d'en avoir les talens. Quelques conventionnels auraient voulu qu'on plaçât parmi les cinq directeurs l'un des généraux qui s'étaient le plus distingués à la tête des armées, comme Kléber, Moreau, Pichegru ou Hoche; mais on craignait de donner trop d'influence aux militaires, et on ne voulut en appeler aucun au pouvoir suprême. Pour rendre les choix certains, les conventionnels convinrent entre eux d'employer un moyen qui, sans être illégal, ressemblait fort à une supercherie. D'après la constitution, le conseil des cinq-cents devait, pour tous les choix, présenter une liste décuple de candidats au conseil des anciens. Ce dernier, sur dix candidats, en choisissait un. Pour les cinq directeurs, il fallait donc présenter cinquante candidats. Les conventionnels, qui avaient la majorité dans les cinq-cents, convinrent de placer Barras, Rewbell, Sieyès, Larévellière-Lépaux et Letourneur en tête de la liste, et d'y ajouter ensuite quarante-cinq noms inconnus, sur lesquels il serait impossible de fixer un choix. De cette manière, la préférence était forcée pour les cinq candidats que les conventionnels voulaient appeler au directoire.

Ce plan fut fidèlement suivi; seulement un nom venant à manquer sur les quarante-cinq, on ajouta Cambacérès, qui plaisait fort au nouveau tiers et à tous les modérés. Quand la liste fut présentée aux anciens, ils parurent assez mécontens de cette manière de forcer leur choix. Dupont (de Nemours), qui avait déjà figuré dans les précédentes assemblées, et qui était un adversaire déclaré, sinon de la république, au moins de la convention, Dupont (de Nemours) demanda un ajournement. «Sans doute, dit-il, les quarante-cinq individus qui complètent cette liste, ne sont pas indignes de votre choix, car, dans le cas contraire, on conviendrait qu'on a voulu vous faire violence en faveur de cinq personnages. Sans doute ces noms, qui arrivent pour la première fois jusqu'à vous, appartiennent à des hommes d'une vertu modeste, et qui sont dignes aussi de représenter une grande république; mais il faut du temps pour parvenir à les connaître. Leur modestie même, qui les a laissés cachés, nous oblige à des recherches pour apprécier leur mérite, et nous autorise à demander un ajournement.» Les anciens, quoique mécontens de ce procédé, partageaient les sentimens de la majorité des cinq-cents, et confirmèrent les cinq choix qu'on avait voulu leur imposer. Larévellière-Lépaux, sur deux cent dix-huit votans, obtint deux cent seize voix, tant il y avait unanimité d'estime pour cet homme de bien; Letourneur en obtint cent quatre-vingt-neuf, Rewbell cent soixante-seize, Sieyès cent cinquante-six; Barras cent vingt-neuf. Ce dernier, qui était plus homme de parti que les autres, devait exciter plus de dissentimens, et réunir moins de voix.

Ces cinq nominations causèrent une grande satisfaction aux révolutionnaires, qui se voyaient assurés du gouvernement. Il s'agissait de savoir si les cinq directeurs accepteraient. Il n'y avait pas de doute pour trois d'entre eux, mais il y en avait deux auxquels on connaissait peu de goût pour la puissance. Larévellière-Lépaux, homme simple, modeste, peu propre au maniement des affaires et des hommes, ne trouvait et ne cherchait de plaisir qu'au Jardin des Plantes, avec les frères Thouin; il était douteux qu'on le décidât à accepter les fonctions de directeur. Sieyès, avec un esprit puissant qui pouvait tout concevoir, une affaire comme un principe, était cependant incapable par caractère des soins du gouvernement. Peut-être aussi, plein d'humeur contre une république qui n'était pas constituée à son gré, il paraissait peu disposé à en accepter la direction. Quant à Larévellière-Lépaux, on fit valoir une considération toute-puissante sur son coeur honnête: on lui dit que son association aux magistrats qui allaient gouverner la république, était utile et nécessaire. Il céda. En effet, parmi ces cinq individus, hommes d'affaires ou d'action, il fallait une vertu pure et renommée; elle s'y trouva par l'acceptation de Larévellière-Lépaux. Quant à Sieyès, on ne put vaincre sa répugnance; il refusa, en assurant qu'il se croyait impropre au gouvernement.

Il fallut pourvoir à son remplacement. Il y avait un homme qui jouissait en Europe d'une considération immense, c'était Carnot. On exagérait ses services militaires, qui cependant étaient réels; on lui attribuait toutes nos victoires; et bien qu'il eût été membre du grand comité de salut public, collègue de Robespierre, de Saint-Just et de Couthon, on savait qu'il les avait combattus avec une grande énergie. On voyait en lui l'union d'un grand génie militaire à un caractère stoïque. La renommée de Sieyès et la sienne étaient les deux plus grandes de l'époque. On ne pouvait mieux faire, pour la considération du directoire, que de remplacer l'une de ces deux réputations par l'autre. Carnot fut en effet porté sur la nouvelle liste, à côté d'hommes qui rendaient sa nomination forcée. Cambacérès fut encore ajouté à la liste, qui ne renferma que huit inconnus. Les anciens cependant n'hésitèrent pas à préférer Carnot; il obtint cent dix-sept voix sur deux cent treize, et devint l'un des cinq directeurs.

Ainsi Barras, Rewbell, Larévellière-Lépaux, Letourneur et Carnot, furent les cinq magistrats chargés du gouvernement de la république. Parmi ces cinq individus, il ne se trouva aucun homme de génie, ni même aucun homme d'une renommée imposante, excepté Carnot. Mais comment faire à la fin d'une révolution sanglante, qui, en quelques années, avait dévoré plusieurs générations d'hommes de génie en tout genre? Il n'y avait plus dans les assemblées aucun orateur extraordinaire; dans la diplomatie, il n'y avait encore aucun négociateur célèbre. Barthélemy seul, par les traités avec la Prusse et l'Espagne, s'était attiré une espèce de considération, mais il n'inspirait aucune confiance aux patriotes. Dans les armées, il se formait déjà de grands généraux, et il s'en préparait de plus grands encore; mais il n'y avait maintenant aucune supériorité décidée, et on se défiait d'ailleurs des militaires. Il n'existait donc, comme nous venons de le dire, que deux grandes renommées, Sieyès et Carnot. Dans l'impossibilité d'avoir l'une, on avait acquis l'autre. Barras avait de l'action; Rewbell, Letourneur, étaient des travailleurs; Larévellière-Lépaux était un homme sage et probe. Il eût été difficile, dans le moment, de composer autrement la magistrature suprême.

La situation dans laquelle ces cinq magistrats arrivaient au pouvoir était déplorable; et il fallait aux uns beaucoup de courage et de vertu, aux autres beaucoup d'ambition, pour accepter une semblable tâche. On était au lendemain d'un combat dans lequel il avait fallu appeler une faction pour en combattre une autre. Les patriotes qui venaient de verser leur sang se montraient exigeans; les sectionnaires n'avaient point cessé d'être hardis. La journée du 13 vendémiaire, en un mot, n'avait pas été une de ces victoires suivies de terreur, qui, tout en soumettant le gouvernement au joug de la faction victorieuse, le délivrent au moins de la faction vaincue. Les patriotes s'étaient relevés, les sectionnaires ne s'étaient pas soumis. Paris était rempli des intrigans de tous les partis, agité par toutes les ambitions, et livré à une affreuse misère.

Aujourd'hui, comme en prairial, les subsistances manquaient dans toutes les grandes communes; le papier-monnaie apportait le désordre dans les transactions, et laissait le gouvernement sans ressources. La convention n'ayant pas voulu céder les biens nationaux pour trois fois leur valeur de 1790, en papier, les ventes avaient été suspendues; le papier, qui ne pouvait rentrer que par les ventes, était resté en circulation, et sa dépréciation avait fait d'effrayans progrès. Vainement avait-on imaginé l'échelle de proportion pour diminuer la perte de ceux qui recevaient les assignats: cette échelle ne les réduisait qu'au cinquième, tandis qu'ils ne conservaient pas même le cent cinquantième de leur valeur primitive. L'état, ne percevant que du papier par l'impôt, était ruiné comme les particuliers. Il percevait, il est vrai, une moitié de la contribution foncière en nature, ce qui lui procurait quelques denrées pour nourrir les armées; mais souvent les moyens de transport lui manquaient, et ces denrées pourrissaient dans les magasins. Pour surcroît de dépenses, il était obligé, comme on sait, de nourrir Paris. Il livrait la ration pour un prix en assignat, qui couvrait à peine le centième des frais. Ce moyen, du reste, était le seul possible, pour fournir au moins du pain aux rentiers et aux fonctionnaires publics payés en assignats; mais cette nécessité avait porté les dépenses à un taux énorme. N'ayant que du papier pour y suffire, l'état avait émis des assignats sans mesure, et avait porté en quelques mois l'émission de 12 milliards à 29. Par les anciennes rentrées et les encaisses, la somme en circulation réelle s'élevait à 19 milliards, ce qui dépassait tous les chiffres connus en finances. Pour ne pas multiplier davantage les émissions, la commission des cinq, instituée dans les derniers jours de la convention, pour proposer des moyens extraordinaires de police et de finances, avait fait décréter en principe une contribution extraordinaire de guerre de vingt fois la contribution foncière et dix fois l'impôt des patentes, ce qui pouvait produire de 6 à 7 milliards en papier. Mais cette contribution n'était décrétée qu'en principe; en attendant on donnait aux fournisseurs des inscriptions de rentes, qu'ils recevaient à un taux ruineux. Cinq francs de rente étaient reçus pour dix francs de capital. On essayait en outre d'un emprunt volontaire à trois pour cent, qui était ruineux aussi et mal rempli.

Dans cette détresse épouvantable, les fonctionnaires publics, ne pouvant pas vivre de leurs appointemens, donnaient leur démission; les soldats quittaient les armées, qui avaient perdu un tiers de leur effectif, et revenaient dans les villes, où la faiblesse du gouvernement leur permettait de rester impunément. Ainsi, cinq armées et une capitale immense à nourrir, avec la simple faculté d'émettre des assignats sans valeur; ces armées à recruter, le gouvernement entier à reconstituer au milieu de deux factions ennemies, telle était la tâche des cinq magistrats qui venaient d'être appelés à l'administration suprême de la république.

Le besoin d'ordre est si grand dans les sociétés humaines, qu'elles se prêtent elles-mêmes à son rétablissement, et secondent merveilleusement ceux qui se chargent du soin de les réorganiser; il serait impossible de les réorganiser si elles ne s'y prêtaient pas, mais il n'en faut pas moins reconnaître le courage et les efforts de ceux qui osent se charger de pareilles entreprises. Les cinq directeurs, en se rendant au Luxembourg, n'y trouvèrent pas un seul meuble. Le concierge leur prêta une table boiteuse, une feuille de papier à lettre, une écritoire, pour écrire le premier message, qui annonçait aux deux conseils que le directoire était constitué. Il n'y avait pas un sou en numéraire à la trésorerie. Chaque nuit on imprimait les assignats nécessaires au service du lendemain, et ils sortaient tout humides des presses de la république. La plus grande incertitude régnait sur les approvisionnemens, et pendant plusieurs jours on n'avait pu distribuer que quelques onces de pain ou de riz au peuple.

La première demande fut une demande de fonds. D'après la constitution nouvelle, il fallait que toute dépense fût précédée d'une demande de fonds, avec allocation à chaque ministère. Les deux conseils accordaient la demande, et alors la trésorerie, qui avait été rendue indépendante du directoire, comptait les fonds accordés par le décret des deux conseils. Le directoire demanda d'abord trois milliards en assignats, qu'on lui accorda, et qu'il fallut échanger sur-le-champ contre du numéraire. Était-ce la trésorerie ou le directoire qui devait faire la négociation en numéraire? c'était là une première difficulté. La trésorerie, en faisant elle-même des marchés, sortait de ses attributions de simple surveillance. On résolut cependant la difficulté en lui attribuant la négociation du papier. Les trois milliards pouvaient produire au plus vingt ou vingt-cinq millions écus. Ainsi ils pouvaient suffire tout au plus aux premiers besoins courans. Sur-le-champ on se mit à travailler à un plan de finances, et le directoire annonça aux deux conseils qu'il le leur soumettrait sous quelques jours. En attendant il fallait faire vivre Paris, qui manquait de tout. Il n'y avait plus de système organisé de réquisition; le directoire demanda la faculté d'exiger, par voie de sommation, dans les départemens voisins de celui de la Seine, la quantité de deux cent cinquante mille quintaux de blé, à compte sur l'impôt foncier payable en nature. Le directoire songea ensuite à demander une foule de lois pour la répression des désordres de toute espèce, et particulièrement de la désertion, qui diminuait chaque jour la force des armées. En même temps il se mit à choisir les individus qui devaient composer l'administration. Merlin (de Douai) fut appelé au ministère de la justice; on fit venir Aubert-Dubayet de l'armée des côtes de Cherbourg pour lui donner le portefeuille de la guerre; Charles Lacroix fut placé aux affaires étrangères; Faypoult aux finances; Benezech, administrateur éclairé, à l'intérieur. Le directoire s'étudia ensuite à trouver, dans la multitude de solliciteurs qui l'assiégeaient, les hommes les plus capables de remplir les fonctions publiques. Il n'était pas possible que dans cette précipitation il ne fît de très mauvais choix. Il employa surtout beaucoup de patriotes, trop signalés pour être impartiaux et sages. Le 13 vendémiaire les avait rendus nécessaires, et avait fait oublier la crainte qu'ils inspiraient. Le gouvernement entier, directeurs, ministres, agens de toute espèce, fut donc formé en haine du 13 vendémiaire, et du parti qui avait provoqué cette journée. Les députés conventionnels eux-mêmes ne furent pas encore rappelés de leurs missions; et pour cela le directoire n'eut qu'à ne pas leur notifier son installation; il voulait ainsi leur donner le temps d'achever leur ouvrage. Fréron, envoyé dans le Midi pour y réprimer les fureurs contre-révolutionnaires, put continuer sa tournée dans ces contrées malheureuses. Les cinq directeurs travaillaient sans relâche, et déployaient dans ces premiers momens le même zèle qu'on avait vu déployer aux membres du grand comité de salut public, dans les jours à jamais mémorables de septembre et octobre 1793.

Malheureusement, les difficultés de cette tâche étaient aggravées par des défaites. La retraite à laquelle l'armée de Sambre-et-Meuse avait été obligée donnait lieu aux bruits les plus alarmans. Par le plus vicieux de tous les plans, et la trahison de Pichegru, l'invasion projetée en Allemagne n'avait pas du tout réussi, comme on l'a vu. On avait voulu passer le Rhin sur deux points, et occuper la rive droite par deux armées. Jourdan, parti de Dusseldorf, après avoir passé le fleuve avec beaucoup de bonheur, s'était trouvé sur la Lahn, serré entre la ligne prussienne et le Rhin, et manquant de tout dans un pays neutre, où il ne pouvait pas vivre à discrétion. Cependant cette détresse n'aurait duré que quelques jours s'il avait pu s'avancer dans le pays ennemi, et se joindre à Pichegru, qui avait trouvé, par l'occupation de Manheim, un moyen si facile et si peu attendu de passer le Rhin. Jourdan aurait réparé, par cette jonction, le vice du plan de campagne qui lui était imposé; mais Pichegru, qui débattait encore les conditions de sa défection avec les agens du prince de Condé, n'avait jeté au-delà du Rhin qu'un corps insuffisant. Il s'obstinait à ne pas passer le fleuve avec le gros de son armée, et laissait Jourdan seul en flèche au milieu de l'Allemagne. Cette position ne pouvait pas durer. Tous ceux qui avaient la moindre notion de la guerre tremblaient pour Jourdan. Hoche, qui, tout en commandant en Bretagne, jetait un regard d'intérêt sur les opérations des autres armées, en écrivait à tout le monde. Jourdan fut donc obligé de se retirer et de repasser le Rhin; et il agit en cela avec une grande sagesse, et mérita l'estime par la manière dont il conduisit sa retraite.

Les ennemis de la république triomphaient de ce mouvement rétrograde, et répandaient les bruits les plus alarmans. Leurs malveillantes prédictions se réalisèrent au moment même de l'installation du directoire. Le vice du plan adopté par le comité de salut public consistait à diviser nos forces, à laisser ainsi à l'ennemi, qui occupait Mayence, l'avantage d'une position centrale, et à lui inspirer par là l'idée de réunir ses troupes, et d'en porter la masse entière sur l'une ou l'autre de nos deux armées. Le général Clerfayt dut à cette situation une inspiration heureuse, et qui attestait plus de génie qu'il n'en avait montré jusqu'ici, et qu'il n'en montra aussi dans l'exécution. Un corps d'environ trente mille Français bloquait Mayence. Maître de cette place, Clerfayt pouvait en déboucher, et accabler ce corps de blocus, avant que Jourdan et Pichegru eussent le temps d'accourir. Il saisit, en effet, l'instant convenable avec beaucoup d'à-propos. A peine Jourdan s'était-il retiré sur le Bas-Rhin, par Dusseldorf et Neuwied, que Clerfayt, laissant un détachement pour l'observer, se rendit à Mayence, et y concentra ses forces, pour déboucher subitement sur le corps de blocus. Ce corps, sous les ordres du général Schaal, s'étendait en demi-cercle autour de Mayence, et formait une ligne de près de quatre lieues. Quoiqu'on eût mis beaucoup de soin à la fortifier, son étendue ne permettait pas de la fermer exactement. Clerfayt, qui l'avait bien observée, avait découvert plus d'un point facilement accessible. L'extrémité de cette ligne demi-circulaire, qui devait s'appuyer sur le cours supérieur du Rhin, laissait entre les derniers retranchemens et le fleuve une vaste prairie. C'est sur ce point que Clerfayt résolut de porter son principal effort. Le 7 brumaire (29 octobre), il déboucha par Mayence avec des forces imposantes, mais point assez considérables cependant pour rendre l'opération décisive. Les militaires lui ont reproché, en effet, d'avoir laissé sur la rive droite un corps qui, employé à agir sur la rive gauche, aurait inévitablement amené la ruine d'une partie de l'armée française. Clerfayt dirigea, le long de la prairie qui remplissait l'intervalle entre le Rhin et la ligne de blocus, une colonne qui s'avança l'arme au bras. En même temps, une flottille de chaloupes canonnières remontait le fleuve pour seconder le mouvement de cette colonne. Il fit marcher le reste de son armée sur le front des lignes, et ordonna une attaque prompte et vigoureuse. La division française placée à l'extrémité du demi-cercle, se voyant à la fois attaquée de front, tournée par un corps qui filait le long du fleuve, et canonnée par une flottille dont les boulets arrivaient sur ses derrières, prit l'épouvante et s'enfuit en désordre. La division de Saint-Cyr, qui était placée immédiatement après celle-ci, se trouva découverte alors, et menacée d'être débordée. Heureusement l'aplomb et le coup d'oeil de son général la tirèrent de péril. Il fit un changement de front en arrière, et exécuta sa retraite en bon ordre, en avertissant les autres divisions d'en faire autant. Dès cet instant, tout le demi-cercle fut abandonné; la division Saint-Cyr fit son mouvement de retraite sur l'armée du Haut-Rhin; les divisions Mengaud et Renaud, qui occupaient l'autre partie de la ligne, se trouvant séparées, se replièrent sur l'armée de Sambre-et-Meuse, dont, par bonheur, une colonne, commandée par Marceau, s'avançait dans le Hunde-Ruck. La retraite de ces deux dernières divisions fut extrêmement difficile, et aurait pu devenir impossible, si Clerfayt, comprenant bien toute l'importance de sa belle manoeuvre, eût agi avec des masses plus fortes et avec une rapidité suffisante. Il pouvait, de l'avis des militaires, après avoir rompu la ligne française, tourner rapidement les divisions qui descendaient vers le Bas-Rhin, les envelopper, et les renfermer dans le coude que le Rhin forme de Mayence à Bingen.

La manoeuvre de Clerfayt n'en fut pas moins très-belle, et regardée comme la première de ce genre exécutée par les coalisés. Tandis qu'il enlevait ainsi les lignes de Mayence, Wurmser, faisant une attaque simultanée sur Pichegru, lui avait enlevé le pont du Necker, et l'avait ensuite repoussé dans les murs de Manheim. Ainsi, les deux armées françaises ramenées au-delà du Rhin, conservant à la vérité Manheim, Neuwied et Dusseldorf, mais séparées l'une de l'autre par Clerfayt, qui avait chassé tout ce qui bloquait Mayence, pouvaient courir de grands dangers devant un général entreprenant et audacieux. Le dernier événement les avait fort ébranlées; des fuyards avaient couru jusque dans l'intérieur, et un dénûment absolu ajoutait au découragement de la défaite. Clerfayt, heureusement, se hâtait peu d'agir, et employait beaucoup plus de temps qu'il n'en aurait fallu pour concentrer toutes ses forces.

Ces tristes nouvelles, arrivées du 11 au 12 brumaire à Paris, au moment même de l'installation du directoire, contribuèrent beaucoup à augmenter les difficultés de la nouvelle organisation républicaine. D'autres événemens moins dangereux en réalité, mais tout aussi graves en apparence, se passaient dans l'Ouest. Un nouveau débarquement d'émigrés menaçait la république. Après la funeste descente de Quiberon, qui ne fut tentée, comme on l'a vu, qu'avec une partie des forces préparées par le gouvernement anglais, les débris de l'expédition avaient été transportés sur la flotte anglaise, et déposés ensuite dans la petite île d'Ouat. On avait débarqué là les malheureuses familles du Morbihan qui étaient accourues au-devant de l'expédition, et le reste des régimens émigrés. Une épidémie et d'affreuses discordes régnaient sur ce petit écueil. Au bout de quelque temps, Puisaye, rappelé par tous les chouans qui avaient rompu la pacification, et qui n'attribuaient qu'aux Anglais, et non à leur ancien chef, le malheur de Quiberon, Puisaye était retourné en Bretagne, où il avait tout préparé pour un redoublement d'hostilités. Pendant l'expédition de Quiberon, les chefs de la Vendée étaient demeurés immobiles, parce que l'expédition ne se dirigeait pas chez eux, parce qu'ils avaient défense des agens de Paris de seconder Puisaye, et enfin parce qu'ils attendaient un succès avant d'oser encore se compromettre. Charette seul était entré en contestation avec les autorités républicaines, au sujet de différens désordres commis dans son arrondissement, et de quelques préparatifs militaires qu'on lui reprochait de faire, et il avait presque ouvertement rompu. Il venait de recevoir, par l'intermédiaire de Paris, de nouvelles faveurs de Vérone, et d'obtenir le commandement en chef des pays catholiques; ce qui était le but de tous ses voeux. Cette nouvelle dignité, en refroidissant le zèle de ses rivaux, avait singulièrement excité le sien. Il espérait une nouvelle expédition dirigée sur ses côtes; et le commodore Waren lui ayant offert les munitions restant de l'expédition de Quiberon, il n'avait plus hésité; il avait fait sur le rivage une attaque générale, replié les postes républicains, et recueilli quelques poudres et quelques fusils. Les Anglais débarquèrent en même temps sur la côte du Morbihan les malheureuses familles qu'ils avaient traînées à leur suite, et qui mouraient de faim et de misère dans l'île d'Ouat. Ainsi, la pacification était rompue et la guerre recommencée.

Depuis long-temps les trois généraux républicains, Aubert-Dubayet, Hoche et Canclaux, qui commandaient les trois armées dites de Cherbourg, de Brest et de l'Ouest, regardaient la pacification comme rompue, non-seulement dans la Bretagne, mais aussi dans la Basse-Vendée. Ils s'étaient réunis tous trois à Nantes, et n'avaient rien su résoudre. Ils se mettaient néanmoins en mesure d'accourir individuellement sur le premier point menacé. On parlait d'un nouveau débarquement; on disait, ce qui était vrai, que la division de Quiberon n'était que la première, et qu'il en arrivait encore une autre. Averti des nouveaux dangers qui menaçaient les côtes, le gouvernement français nomma Hoche au commandement de l'armée de l'Ouest. Le vainqueur de Wissembourg et de Quiberon était l'homme en effet auquel, dans ce danger pressant, était due toute la confiance nationale. Il se rendit aussitôt à Nantes pour remplacer Canclaux. Les trois armées destinées à contenir les provinces insurgées avaient été successivement renforcées par quelques détachemens venus du Nord, et par plusieurs des divisions que la paix avec l'Espagne rendait disponibles. Hoche se fit autoriser à tirer de nouveaux détachemens des deux armées de Brest et de Cherbourg, pour en augmenter celle de la Vendée, qu'il porta ainsi à quarante-quatre mille hommes. Il établit des postes fortement retranchés sur la Sèvre Nantaise qui coule entre les deux Vendées, et qui séparait le pays de Stofflet de celui de Charette. Il avait pour but d'isoler ainsi ces deux chefs, et de les empêcher d'agir de concert. Charette avait entièrement levé le masque, et proclamé de nouveau la guerre. Stofflet, Sapinaud, Scépeaux, jaloux de voir Charette nommé généralissime, intimidés aussi par les préparatifs de Hoche, et incertains de l'arrivée des Anglais, ne bougeaient point encore. L'escadre anglaise parut enfin, d'abord dans la baie de Quiberon, et puis dans celle de l'Ile-Dieu, en face de la Basse-Vendée. Elle portait deux mille hommes d'infanterie anglaise, cinq cents cavaliers tout équipés, des cadres de régimens émigrés, grand nombre d'officiers, des armes, des munitions, des vivres, des vêtemens pour une armée considérable, des fonds en espèces métalliques, et enfin le prince tant attendu. Des forces plus considérables devaient suivre si l'expédition avait un commencement de succès, et si le prince prouvait son désir sincère de se mettre à la tête du parti royaliste. A peine l'expédition fut signalée sur les côtes, que tous les chefs royalistes avaient envoyé des émissaires auprès du prince, pour l'assurer de leur dévouement, pour réclamer l'honneur de le posséder, et concerter leurs efforts. Charette, maître du littoral, était le mieux placé pour concourir au débarquement, et sa réputation, ainsi que le voeu de toute l'émigration, attirait l'expédition vers lui. Il envoya aussi des agens pour arrêter un plan d'opérations.

Hoche, pendant ce temps, faisait ses préparatifs avec son activité et sa résolution accoutumées. Il forma le projet de diriger trois colonnes, de Challans, Clisson et Sainte-Hermine, trois points placés à la circonférence du pays, et de les porter sur Belleville, qui était le quartier-général de Charette. Ces trois colonnes, fortes de vingt à vingt-deux mille hommes, devaient, par leur masse, imposer à la contrée, ruiner le principal établissement de Charette, et le jeter, par une attaque brusque et vigoureuse, dans un désordre tel qu'il ne pût protéger le débarquement du prince émigré. Hoche, en effet, fit partir ces trois colonnes, et les réunit à Belleville sans y trouver d'obstacles. Charette, dont il espérait rencontrer et battre le principal rassemblement, n'était point à Belleville; il avait réuni neuf à dix mille hommes, et s'était dirigé du côté de Luçon pour porter le théâtre de la guerre vers le midi du pays, et éloigner des côtes l'attention des républicains. Son plan était bien conçu, mais il manqua par l'énergie qui lui fut opposée. Tandis que Hoche entrait à Belleville avec ses trois colonnes, Charette était devant le poste de Saint-Cyr, qui couvre la route de Luçon aux Sables. Il attaqua ce poste avec toutes ses forces; deux cents républicains retranchés dans une église y firent une résistance héroïque, et donnèrent à la division de Luçon, qui entendait la canonnade, le temps d'accourir à leur secours. Charette, pris en flanc, fut entièrement battu, et obligé de se disperser avec son rassemblement pour rentrer dans l'intérieur du Marais.

Hoche, ne trouvant pas l'ennemi devant lui, et découvrant la véritable intention de son mouvement, ramena ses colonnes aux points d'où elles étaient parties, et s'occupa d'établir un camp retranché à Soullans, vers la côte, pour fondre sur le premier corps qui essaierait de débarquer. Dans cet intervalle, le prince émigré, entouré d'un nombreux conseil et des envoyés de tous les chefs bretons et vendéens, continuait de délibérer sur les plans de débarquement, et laissait à Hoche le temps de préparer ses moyens de résistance. Les voiles anglaises, demeurant en vue des côtes, ne cessaient de provoquer les craintes des républicains et les espérances des royalistes.

Ainsi, dès les premiers jours de l'installation du directoire, une défaite devant Mayence, et un débarquement imminent dans la Vendée, étaient des sujets d'alarme dont les ennemis du gouvernement se servaient avec une grande perfidie pour rendre son établissement plus difficile. Il fit expliquer ou démentir une partie des bruits qu'on répandait sur la situation des deux frontières, et donna des éclaircissemens sur les événemens qui venaient de se passer. On ne pouvait guère dissimuler la défaite essuyée devant les lignes de Mayence; mais le gouvernement fit répondre aux discours des alarmistes que Dusseldorf et Neuwied nous restaient encore; que Manheim était toujours en notre pouvoir; que par conséquent l'armée de Sambre-et-Meuse avait deux têtes de pont, et l'armée du Rhin une, pour déboucher quand il leur conviendrait au-delà du Rhin; que notre situation était donc la même que celle des Autrichiens, puisque, s'ils étaient maîtres par Mayence d'agir sur les deux rives, nous l'étions nous aussi par Dusseldorf, Neuwied et Manheim. Le raisonnement était juste; mais il s'agissait de savoir si les Autrichiens, poursuivant leurs succès, ne nous enlèveraient pas bientôt Neuwied et Manheim, et ne s'établiraient pas sur la rive gauche, entre les Vosges et la Moselle. Quant à la Vendée, le gouvernement fit part des dispositions vigoureuses de Hoche, qui étaient rassurantes pour les esprits de bonne foi, mais qui n'empêchaient pas les patriotes exaltés de concevoir des craintes, et les contre-révolutionnaires d'en répandre.

Au milieu de ces dangers, le directoire redoublait d'efforts pour réorganiser le gouvernement, l'administration, et surtout les finances. Trois milliards d'assignats lui avaient été accordés, comme on a vu, et avaient produit tout au plus vingt et quelques millions en écus. L'emprunt volontaire ouvert à trois pour cent, dans les derniers jours de la convention, venait d'être suspendu; car pour un capital en papier, l'état promettait une rente réelle, et faisait un marché ruineux. La taxe extraordinaire de guerre proposée par la commission des cinq n'avait pas encore été mise à exécution, et excitait des plaintes comme un dernier acte révolutionnaire de la convention à l'égard des contribuables. Tous les services allaient manquer. Les particuliers, remboursés d'après l'échelle de proportion, élevaient des réclamations si amères, qu'on avait été obligé de suspendre les remboursemens. Les maîtres de poste, payés en assignats, annonçaient qu'ils allaient se retirer; car les secours insuffisans du gouvernement ne couvraient plus leurs pertes. Le service des postes allait manquer sous peu, c'est-à-dire que toutes les communications, même écrites, allaient cesser dans toutes les parties du territoire. Le plan des finances annoncé sous quelques jours devait donc être donné sur-le-champ. C'était là le premier besoin de l'état et le premier devoir du directoire. Il fut enfin communiqué à la commission des finances.

La masse des assignats circulans pouvait être évaluée à environ 20 milliards. Même en supposant les assignats encore au centième de leur valeur, et non pas au cent cinquantième, ils ne formaient pas une valeur réelle de plus de 200 millions: il est certain qu'ils ne figuraient pas pour davantage dans la circulation, et que ceux qui les possédaient ne pouvaient les faire accepter pour une valeur supérieure. On aurait pu tout à coup revenir à la réalité, ne prendre les assignats que pour ce qu'ils valaient véritablement, ne les admettre qu'au cours, soit dans les transactions entre particuliers, soit dans l'acquittement des impôts, soit dans le paiement des biens nationaux. Sur-le-champ alors, cette grande et effrayante masse de papier, cette dette énorme aurait disparu. Il restait à peu près sept milliards écus de biens nationaux, en y comprenant ceux de la Belgique et les forêts nationales; on avait donc d'immenses ressources pour retirer ces 20 milliards, réduits à 200 millions, et pour faire face à de nouvelles dépenses. Mais cette grande et hardie détermination était difficile à prendre; elle était repoussée à la fois par les esprits scrupuleux, qui la considéraient comme une banqueroute, et par les patriotes, qui disaient qu'on voulait ruiner les assignats.

Les uns et les autres se montraient peu éclairés. Cette banqueroute, si c'en était une, était inévitable, et s'accomplit plus tard. Il s'agissait seulement d'abréger le mal, c'est-à-dire la confusion, et de rétablir l'ordre dans les valeurs, seule justice que doive l'état à tout le monde. Sans doute, au premier aspect, c'était une banqueroute que de prendre aujourd'hui pour 1 franc, un assignat qui, en 1790, avait été émis pour 100 francs, et qui contenait alors la promesse de 100 francs en terre. D'après ce principe, il aurait donc fallu prendre les 20 milliards de papier pour 20 milliards écus, et les payer intégralement; mais les biens nationaux auraient à peine payé le tiers de cette somme. Dans le cas même où l'on aurait pu payer la somme intégralement, il faut se demander combien l'état avait reçu en émettant ces 20 milliards? 4 ou 5 milliards peut-être. On ne les avait pas pris pour davantage en les recevant de ses mains, et il avait déjà remboursé par les ventes une valeur égale en biens nationaux. Il y aurait donc eu la plus cruelle injustice à l'égard de l'état, c'est-à-dire de tous les contribuables, à considérer les assignats d'après leur valeur primitive. Il fallait donc consentir à ne les prendre que pour une valeur réduite: on avait même commencé à le faire, en adoptant l'échelle de proportion.

Sans doute, s'il y avait encore des individus portant les premiers assignats émis, et les ayant gardés sans les échanger une seule fois, ceux-là étaient exposés à une perte énorme; car les ayant reçus presque au pair, ils allaient essuyer aujourd'hui toute la réduction. Mais c'était là une fiction tout à fait fausse. Personne n'avait gardé les assignats en dépôt, car on ne thésaurise pas le papier: tout le monde s'était hâté de les transmettre, et chacun avait essuyé une portion de la perte. Tout le monde avait souffert déjà sa part de cette prétendue banqueroute, et dès lors ce n'en était plus une. La banqueroute d'un état consiste à faire supporter à quelques individus, c'est-à-dire aux créanciers, la dette qu'on ne veut pas faire supporter à tous les contribuables; or, si tout le monde avait du plus au moins souffert sa part de la dépréciation des assignats, il n'y avait banqueroute pour personne. On pouvait enfin donner une raison plus forte que toutes les autres. L'assignat n'eût-il baissé que dans quelques mains, et perdu de son prix que pour quelques individus, il avait passé maintenant dans les mains des spéculateurs sur le papier, et c'eût été cette classe beaucoup plus que celle des véritables lésés, qui aurait recueilli l'avantage d'une restauration insensée de valeur. Aussi Calonne avait-il écrit à Londres une brochure, où il disait avec beaucoup de sens, qu'on se trompait en croyant la France accablée par le fardeau des assignats, que ce papier-monnaie était un moyen de faire la banqueroute sans la déclarer. Il aurait dû dire, pour s'exprimer avec plus de justice, que c'était un moyen de la faire porter sur tout le monde, c'est-à-dire de la rendre nulle.

Il était donc raisonnable et juste de revenir à la réalité, et de ne prendre l'assignat que pour ce qu'il valait. Les patriotes disaient que c'était ruiner l'assignat, qui avait sauvé la révolution, et regardaient cette idée comme une conception sortie du cerveau des royalistes. Ceux qui prétendaient raisonner avec plus de lumières et de connaissance de la question, soutenaient qu'on allait faire tomber tout à coup le papier, et que la circulation ne pourrait plus se faire, faute du papier qui aurait péri, et faute des métaux qui étaient enfouis, ou qui avaient passé à l'étranger. L'avenir démentit ceux qui faisaient ce raisonnement; mais un simple calcul aurait dû tout de suite les mettre sur la voie d'une opinion plus juste. En réalité, les 20 milliards d'assignats représentaient moins de 200 millions; or, d'après tous les calculs, la circulation ne pouvait pas se faire autrefois sans moins de 2 milliards, or ou argent. Si donc aujourd'hui les assignats n'entraient que pour 200 millions dans la circulation, avec quoi se faisait le reste des transactions? Il est bien évident que les métaux devaient circuler en très-grande quantité, et ils circulaient en effet, mais dans les provinces et les campagnes, loin des yeux du gouvernement. D'ailleurs les métaux, comme toutes les marchandises, viennent toujours là où le besoin les appelle, et, en chassant le papier, ils seraient revenus, comme ils revinrent en effet quand le papier périt de lui-même.

C'était donc une double erreur, et très-enracinée dans les esprits, que de regarder la réduction de l'assignat à sa valeur réelle, comme une banqueroute et comme une destruction subite des moyens de circulation. Elle n'avait qu'un inconvénient, mais ce n'était pas celui qu'on lui reprochait, comme on va le voir bientôt. La commission des finances, gênée par les idées qui régnaient, ne put adopter qu'en partie les vrais principes de la matière. Après s'être concertée avec le directoire, elle arrêta le projet suivant.

En attendant que, par le nouveau plan, la vente des biens et la perception des impôts fissent rentrer des valeurs non pas fictives, mais réelles, il fallait se servir encore des assignats. On proposa de porter l'émission à 30 milliards, mais en s'obligeant à ne pas la porter au-delà. Au 30 nivôse, la planche devait être solennellement brisée. Ainsi on rassurait le public sur la quantité des nouvelles émissions. On consacrait aux 30 milliards émis un milliard écus de biens nationaux. Par conséquent, l'assignat qui, dans la circulation, ne valait réellement que le cent cinquantième et beaucoup moins, était liquidé au trentième; ce qui était un assez grand avantage fait au porteur du papier. On consacrait encore un milliard écus de terres à récompenser les soldats de la république, milliard qui leur était promis depuis long-temps. Il en restait donc cinq, sur les sept dont on pouvait disposer. Dans ces cinq se trouvaient les forêts nationales, le mobilier des émigrés et de la couronne, les maisons royales, les biens du clergé belge. On avait donc encore cinq milliards écus disponibles. Mais la difficulté consistait à disposer de cette valeur. L'assignat, en effet, avait été le moyen de la mettre en circulation d'avance, avant que les biens fussent vendus. Mais l'assignat étant supprimé, puisqu'on ne pouvait ajouter que 10 milliards aux 20 existans, somme qui, tout au plus, représentait 100 millions écus, comment réaliser d'avance la valeur des biens, et s'en servir pour les dépenses de la guerre? C'était là la seule objection à faire à la liquidation du papier et à sa suppression. On imagina les cédules hypothécaires, dont il avait été parlé l'année précédente. D'après cet ancien plan, on devait emprunter, et donner aux prêteurs des cédules portant hypothèque spéciale sur les bien désignés. Afin de trouver à emprunter, on devait recourir à des compagnies de finances qui se chargeraient de ces cédules. En un mot, au lieu d'un papier dont la circulation était forcée, qui n'avait qu'une hypothèque générale sur la masse des biens nationaux, et qui changeait tous les jours de valeur, on créait par les cédules un papier volontaire, qui était hypothéqué nommément sur une terre ou sur une maison, et qui ne pouvait subir d'autre changement de valeur que celui de l'objet même qu'il représentait. Ce n'était pas proprement un papier-monnaie. Il n'était pas exposé à tomber, parce qu'il n'était pas forcément introduit dans la circulation; mais on pouvait aussi ne pas trouver à le placer. En un mot, la difficulté consistant toujours, aujourd'hui comme au début de la révolution, à mettre en circulation la valeur des biens, la question était de savoir s'il valait mieux forcer la circulation de cette valeur, ou la laisser volontaire. Le premier moyen étant tout à fait épuisé, il était naturel qu'on songeât à essayer l'autre.

On convint donc qu'après avoir porté le papier à 30 milliards, qu'après avoir désigné un milliard écus de biens pour l'absorber, et réservé un milliard écus de biens aux soldats de la patrie, on ferait des cédules pour une somme proportionnée aux besoins publics, et qu'on traiterait de ces cédules avec des compagnies de finances. Les forêts nationales ne devaient pas être cédulées; on voulait les conserver à l'état. Elles formaient à peu près 2 milliards, sur les 5 milliards restant disponibles. On devait traiter avec des compagnies pour aliéner seulement leur produit pendant un certain nombre d'années.

La conséquence de ce projet, fondé sur la réduction des assignats à leur valeur réelle, était de ne plus les admettre qu'au cours dans toutes les transactions. En attendant que par la vente du milliard qui leur était affecté, ils pussent être retirés, ils ne devaient plus être reçus par les particuliers et par l'état qu'à leur valeur du jour. Ainsi, le désordre des transactions allait cesser, et tout paiement frauduleux devenait impossible. L'état allait recevoir par l'impôt des valeurs réelles, qui couvraient au moins les dépenses ordinaires, et il n'aurait plus à payer avec les biens que les frais extraordinaires de la guerre. L'assignat ne devait être reçu au pair que dans le paiement de l'arriéré des impositions, arriéré qui était considérable, et s'élevait à 13 milliards. On fournissait ainsi aux contribuables en retard un moyen aisé de se libérer, à condition qu'ils le feraient tout de suite; et la somme de 30 milliards, remboursable en biens nationaux au trentième, était diminuée d'autant. Ce plan, adopté par les cinq-cents, après une longue discussion en comité secret, fut aussitôt porté aux anciens. Pendant que les anciens allaient le discuter, de nouvelles questions étaient soumises aux cinq-cents, sur la manière de rappeler sous les drapeaux les soldats qui avaient déserté à l'intérieur; sur le mode de nomination des juges, officiers municipaux, et fonctionnaires de toute espèce, que les assemblées électorales, agitées par les passions de vendémiaire, n'avaient pas eu le temps ou la volonté de nommer. Le directoire travaillait ainsi sans relâche, et fournissait de nouveaux sujets de travail aux deux conseils.

Le plan de finances déféré aux anciens reposait sur de bons principes; il présentait des ressources, car la France en avait encore d'immenses; malheureusement il ne surmontait pas la véritable difficulté, car il ne rendait pas ces ressources assez actuelles. Il est bien évident que la France, avec des impôts qui pouvaient suffire à sa dépense annuelle dès que le papier ne rendrait plus la recette illusoire, avec 7 milliards écus de biens nationaux pour rembourser les assignats et pourvoir aux dépenses extraordinaires de la guerre, il est bien évident que la France avait des ressources. La difficulté consistait, en fondant un plan sur de bons principes, et en l'adaptant à l'avenir, de pourvoir surtout au présent.

Or, les anciens ne crurent pas qu'il fallût sitôt renoncer aux assignats. La faculté d'en créer encore 10 milliards présentait tout au plus une ressource de 100 millions écus, et c'était peu pour attendre les recettes que devait procurer le nouveau plan. D'ailleurs trouverait-on des compagnies pour traiter de l'exploitation des forêts pendant vingt ou trente ans? En trouverait-on pour accepter des cédules, c'est-à-dire des assignats libres? Dans l'incertitude où l'on était de pouvoir se servir des biens nationaux par les nouveaux moyens, fallait-il renoncer à l'ancienne manière de les dépenser, c'est-à-dire aux assignats forcés? Le conseil des anciens, qui apportait une grande sévérité dans l'examen des résolutions des cinq-cents, et qui en avait déjà rejeté plus d'une, apposa son veto sur le projet financier, et refusa de l'admettre.

Ce rejet laissa les esprits dans une grande anxiété, et on retomba dans les plus grandes incertitudes. Les contre-révolutionnaires, joyeux de ce conflit d'idées, prétendaient que les difficultés de la situation étaient insolubles, et que la république allait périr par les finances. Les hommes les plus éclairés, qui ne sont pas toujours les plus résolus, le craignaient. Les patriotes, arrivés au plus haut degré d'irritation, en voyant qu'on avait eu l'idée d'abolir les assignats, criaient qu'on voulait détruire cette dernière création révolutionnaire qui avait sauvé la France; ils demandaient que, sans tâtonner si long-temps, on rétablît le crédit des assignats par les moyens de 93, le maximum, les réquisitions et la mort. C'était une violence et un emportement qui rappelaient les années les plus agitées. Pour comble de malheur, les événemens sur le Rhin s'étaient aggravés: Clerfayt, sans profiter en grand capitaine de la victoire, en avait cependant retiré de nouveaux avantages. Ayant appelé à lui le corps de La Tour, il avait marché sur Pichegru, l'avait attaqué sur la Pfrim et sur le canal de Frankendal, et l'avait successivement repoussé jusque sous Landau. Jourdan s'était avancé sur la Nahe à travers un pays difficile, et mettait le plus noble dévouement à faire la guerre dans des montagnes épouvantables, pour dégager l'armée du Rhin; mais ses efforts ne pouvaient que diminuer l'ardeur de l'ennemi, sans réparer nos pertes.

Si donc la ligne du Rhin nous restait dans les Pays-Bas, elle était perdue à la hauteur des Vosges, et l'ennemi nous avait enlevé autour de Mayence un vaste demi-cercle.

Dans cet état de détresse, le directoire envoya une dépêche des plus pressantes au conseil des cinq-cents, et proposa une de ces résolutions extraordinaires qui avaient été prises dans les occasions décisives de la révolution. C'était un emprunt forcé de six cents millions en valeur réelle, soit numéraire, soit assignats au cours, réparti sur les classes les plus riches. C'était donner ouverture à une nouvelle suite d'actes arbitraires, comme l'emprunt forcé de Cambon sur les riches; mais, comme ce nouvel emprunt était exigible sur-le-champ, qu'il pouvait faire rentrer tous les assignats circulans, et fournir encore un surplus de trois ou quatre cents millions en numéraire, et qu'il fallait enfin trouver des ressources promptes et énergiques, on l'adopta.

Il fut décidé que les assignats seraient reçus à cent capitaux pour un: 200 millions de l'emprunt suffisaient donc pour absorber 20 milliards de papier. Tout ce qui rentrerait devait être brûlé. On espérait ainsi que le papier retiré presque entièrement se relèverait, et qu'à la rigueur on pourrait en émettre encore et se servir de cette ressource. Il devait rester à percevoir, sur les 600 millions, 4oo millions en numéraire, qui suffiraient aux besoins des deux premiers mois, car on évaluait à 1,500 millions les dépenses de cette année (an IV—1795, 1796).

Certains adversaires du directoire, qui, sans s'inquiéter beaucoup de l'état du pays, voulaient seulement contrarier le nouveau gouvernement à tout prix, firent les objections les plus effrayantes, Cet emprunt, disaient-ils, allait enlever tout le numéraire de la France; elle n'en aurait pas même assez pour le payer! comme si l'état, en prenant 400 millions en métal, n'allait pas les reverser dans la circulation en achetant des blés, des draps, des cuirs, des fers, etc. L'état n'allait brûler que le papier. La question était de savoir si la France pouvait donner sur-le-champ 400 millions en denrées et marchandises, et brûler 200 millions en papier, qu'on appelait fastueusement 20 milliards. Elle le pouvait certainement. Le seul inconvénient était dans le mode de perception qui serait vexatoire, et qui par là deviendrait moins productif, mais on ne savait comment faire. Arrêter les assignats à 30 milliards, c'est-à-dire ne se donner que 100 millions réels devant soi, détruire ensuite la planche, et s'en fier du sort de l'état à l'aliénation du revenu des forêts et au placement des cédules, c'est-à-dire à l'émission d'un papier volontaire, avait paru trop hardi. Dans l'incertitude de ce que feraient les volontés libres, les conseils aimèrent mieux forcer les Français à contribuer extraordinairement.

Par l'emprunt forcé, se disait-on, une partie au moins du papier rentrera; il rentrera avec une certaine quantité de numéraire; puis enfin on aura toujours la planche, qui aura acquis plus de valeur par l'absorption de la plus grande partie des assignats. On ne renonça pas pour cela aux autres ressources; on décida qu'une partie des biens serait cédulée, opération longue, car il fallait mentionner le détail de chaque bien dans les cédules, et que l'on ferait ensuite marché avec des compagnies de finances. On décréta la mise en vente des maisons sises dans les villes, celle des terres au-dessous de trois cents arpens, et enfin celle des biens du clergé belge. On résolut aussi l'aliénation de toutes les maisons ci-devant royales, excepté Fontainebleau, Versailles et Compiègne. Le mobilier des émigrés dut être aussi vendu sur-le-champ. Toutes ces ventes devaient se faire aux enchères.

On n'osa pas décréter encore la réduction des assignats au cours, ce qui aurait fait cesser le plus grand mal, celui de ruiner tous ceux qui les recevaient, les particuliers comme l'état. On craignait de les détruire tout à coup par cette mesure si simple. On décida que, dans l'emprunt forcé, ils seraient reçus à cent capitaux pour un; que dans l'arriéré des contributions ils seraient reçus pour toute leur valeur, afin d'encourager l'acquittement de cet arriéré, qui devait faire rentrer 13 milliards; que les remboursemens des capitaux seraient toujours suspendus; mais que les rentes et les intérêts de toute espèce seraient payés à dix capitaux pour un, ce qui était encore fort onéreux pour ceux qui recevaient leur revenu à ce prix. Le paiement de l'impôt foncier et des fermages fut maintenu sur le même pied, c'est-à-dire moitié en nature, moitié en assignats. Les douanes durent être payées moitié en assignats, moitié en numéraire. On fit cette exception pour les douanes, parce qu'il y avait déjà beaucoup de numéraire aux frontières. Il y eut aussi une exception à l'égard de la Belgique. Les assignats n'y avaient pas pénétré; on décida que l'emprunt forcé, et les impôts, y seraient perçus en numéraire.

On revenait donc timidement au numéraire, et on n'osait pas trancher hardiment la difficulté, comme il arrive toujours dans ces cas-là. Ainsi, l'emprunt forcé, les biens mis en vente, l'arriéré, en amenant de considérables rentrées de papier, permettaient d'en émettre encore. On pouvait compter en outre sur quelques recettes en numéraire.

Les deux déterminations les plus importantes à prendre après les lois de finances, étaient relatives à la désertion, et au mode de nomination des fonctionnaires non élus. L'une devait servir à recomposer les armées, l'autre à achever l'organisation des communes et des tribunaux.

La désertion à l'extérieur, crime fort rare, fut punie de mort. On discuta vivement sur la peine à infliger à l'embauchage. Il fut, malgré l'opposition, puni comme la désertion à l'extérieur. Tout congé donné aux jeunes gens de la réquisition dut expirer dans dix jours. La poursuite des jeunes gens qui avaient abandonné les drapeaux, confiée aux municipalités, était molle et sans effet; elle fut donnée à la gendarmerie. La désertion à l'intérieur était punie de détention pour la première fois, et des fers pour la seconde. La grande réquisition d'août 1793, qui était la seule mesure de recrutement qu'on eût adoptée, atteignait assez d'hommes pour remplir les armées; elle avait suffi, depuis trois ans, pour les maintenir sur un pied respectable, et elle pouvait suffire encore, au moyen d'une loi nouvelle qui en assurât l'exécution. Les nouvelles dispositions furent combattues par l'opposition, qui tendait naturellement à diminuer l'action du gouvernement; mais elles furent adoptées par la majorité des deux conseils.

Beaucoup d'assemblées électorales, agitées par les décrets des 5 et 13 fructidor, avaient perdu leur temps, et n'avaient point achevé la nomination des individus qui devaient composer les administrations locales et les tribunaux. Celles qui étaient situées dans les provinces de l'Ouest, ne l'avaient pas pu à cause de la guerre civile. D'autres y avaient mis de la négligence. La majorité conventionnelle, pour assurer l'homogénéité du gouvernement, et une homogénéité toute révolutionnaire, voulait que le directoire eût les nominations. Il est naturel que le gouvernement hérite de tous les droits auxquels les citoyens renoncent, c'est-à-dire que l'action du gouvernement supplée à celle des individus. Ainsi, là où les assemblées avaient outre-passé les délais constitutionnels, là où elles n'avaient pas voulu user de leurs droits, il était naturel que le directoire fût appelé à nommer. Convoquer de nouvelles assemblées, c'était manquer à la constitution, qui le défendait, c'était récompenser la révolte contre les lois, c'était enfin donner ouverture à de nouveaux troubles. Il y avait d'ailleurs des analogies dans la constitution qui devaient conduire à résoudre la question en faveur du directoire. Ainsi, il était chargé de faire les nominations dans les colonies, et de remplacer les fonctionnaires morts ou démissionnaires dans l'intervalle d'une élection à l'autre. L'opposition ne manqua pas de s'élever contre cet avis. Dumolard, dans le conseil des cinq-cents, Portalis, Dupont (de Nemours), Tronçon-Ducoudray, dans le conseil des anciens, soutinrent que c'était donner une prérogative royale au directoire. Cette minorité, qui secrètement penchait plutôt pour la monarchie que pour la république, changea ici de rôle avec la majorité républicaine, et soutint avec la dernière exagération les idées démocratiques. Du reste, la discussion vive et solennelle ne fut troublée par aucun emportement. Le directoire eut les nominations, à la seule condition de faire ses choix parmi les hommes qui avaient déjà été honorés des suffrages du peuple. Les principes conduisaient à cette solution; mais la politique devait la conseiller encore davantage. On évitait pour le moment de nouvelles élections, et on donnait à l'administration tout entière, aux tribunaux et au gouvernement, une plus grande homogénéité.

Le directoire avait donc les moyens de se procurer des fonds, de recruter l'armée, d'achever l'organisation de l'administration et de la justice. Il avait la majorité dans les deux conseils. Une opposition mesurée s'élevait, il est vrai, dans les cinq-cents et aux anciens; quelques voix du nouveau tiers lui disputaient ses attributions, mais cette opposition était décente et calme. Il semblait qu'elle respectât sa situation extraordinaire, et ses travaux courageux. Sans doute elle respectait aussi, dans ce gouvernement élu par les conventionnels et appuyé par eux, la révolution toute puissante encore et profondément courroucée. Les cinq directeurs s'étaient partagé la tâche générale. Barras avait le personnel, et Carnot le mouvement des armées; Rewbell, les relations étrangères; Letourneur et Larévellière-Lépaux, l'administration intérieure. Ils n'en délibéraient pas moins en commun sur toutes les mesures importantes. Ils avaient eu long-temps le mobilier le plus misérable; mais enfin ils avaient tiré du Garde-Meuble les objets nécessaires à l'ornement du Luxembourg, et ils commençaient à représenter dignement la république française. Leurs antichambres étaient remplies de solliciteurs, entre lesquels il n'était pas toujours aisé de choisir. Le directoire, fidèle à son origine et à sa nature, choisissait toujours les hommes les plus prononcés. Éclairé par la révolte du 13 vendémiaire, il s'était pourvu d'une force considérable et imposante pour garantir Paris et le siége du gouvernement d'un nouveau coup de main. Le jeune Bonaparte, qui avait figuré au 13 vendémiaire, fut chargé du commandement de cette armée, dite armée de l'intérieur. Il l'avait réorganisée en entier et placée au camp de Grenelle. Il avait réuni en un seul corps, sous le nom de légion de police, une partie des patriotes qui avaient offert leurs services au 13 vendémiaire. Ces patriotes appartenaient pour la plupart à l'ancienne gendarmerie dissoute après le 9 thermidor, laquelle n'était remplie elle-même que des anciens soldats aux gardes-françaises. Bonaparte organisa ensuite la garde constitutionnelle du directoire et celle des conseils. Cette force imposante et bien dirigée était capable de tenir tout le monde en respect, et de maintenir les partis dans l'ordre.

Ferme dans sa ligne, le directoire se prononça encore davantage par une foule de mesures de détail. Il persista à ne point notifier son installation aux députés conventionnels qui étaient en mission dans les départemens. Il enjoignit à tous les directeurs de spectacle de ne plus laisser chanter qu'un seul air, celui de la Marseillaise. Le Réveil du peuple fut proscrit. On trouva cette mesure puérile; il est certain qu'il y aurait eu plus de dignité à interdire toute espèce de chants; mais on voulait réveiller l'enthousiasme républicain, malheureusement un peu attiédi. Le directoire fit poursuivre quelques journaux royalistes qui avaient continué à écrire avec la même violence qu'en vendémiaire. Quoique la liberté de la presse fût illimitée, la loi de la convention contre les écrivains qui provoquaient au retour de la royauté, fournissait un moyen de répression dans les cas extrêmes. Richer-Serizy fut poursuivi; le procès fut fait à Lemaître et à Brottier, dont les correspondances avec Vérone, Londres et la Vendée, prouvaient leur qualité d'agens royalistes, et leur influence dans les troubles de vendémiaire. Lemaître fut condamné à mort comme agent principal; Brottier fut acquitté. Il fut constaté que deux secrétaires du comité de salut public leur avaient livré des papiers importans. Les trois députés, Saladin, Lhomond et Rovère, mis en arrestation à cause du 13 vendémiaire, mais après que leur réélection avait été prononcée par l'assemblée électorale de Paris, furent réintégrés par les deux conseils, sur le motif qu'ils étaient déjà députés quand on avait procédé contre eux, et que les formes prescrites par la constitution à l'égard des députés, n'avaient pas été observées. Cormatin et les chouans saisis avec lui comme infracteurs de la pacification, furent aussi mis en jugement. Cormatin fut déporté comme ayant continué secrètement de travailler à la guerre civile; les autres furent acquittés, au grand déplaisir des patriotes, qui se plaignirent amèrement de l'indulgence des tribunaux.

La conduite du directoire à l'égard du ministre de la cour de Florence, prouva plus fortement encore la rigueur républicaine de ses sentimens. On était enfin convenu avec l'Autriche de lui rendre la fille de Louis XVI, seul reste de la famille qui avait été enfermée au Temple, à condition que les députés livrés par Dumouriez seraient remis aux avant-postes français. La princesse partit du Temple le 28 frimaire (19 décembre). Le ministre de l'intérieur alla la chercher lui-même, et la conduisit avec les plus grands égards à son hôtel, d'où elle partit, accompagnée des personnes dont elle avait fait choix. On pourvut largement à son voyage, et elle fut ainsi acheminée vers la frontière. Les royalistes ne manquèrent pas de faire des vers et des allusions sur l'infortunée prisonnière, rendue enfin à la liberté. Le comte Carletti, ce ministre de Florence qui avait été envoyé à Paris, à cause de son attachement connu pour la France et la révolution, demanda au directoire l'autorisation de voir la princesse, en sa qualité de ministre d'une cour alliée. Ce ministre était devenu suspect, sans doute à tort, à cause de l'exagération même de son républicanisme. On ne concevait pas qu'un ministre d'un prince absolu, et surtout d'un prince autrichien, pût être aussi exagéré. Le directoire, pour toute réponse, lui signifia sur-le-champ l'ordre de quitter Paris, mais déclara en même temps que cette mesure était toute personnelle à l'envoyé, et non à la cour de Florence, avec laquelle la république française demeurait en relations d'amitié.

Il y avait un mois et demi tout au plus que le directoire était institué, et déjà il commençait à s'asseoir; les partis s'habituaient à l'idée d'un gouvernement établi, et, songeant moins à le renverser, s'arrangeaient pour le combattre dans les limites tracées par la constitution. Les patriotes, ne renonçant pas à leur idée favorite de club, s'étaient réunis au Panthéon; ils siégeaient déjà au nombre de plus de quatre mille, et formaient une assemblée qui ressemblait fort à celle des anciens jacobins. Fidèles cependant à la lettre de la constitution, ils avaient évité ce qu'elle défendait dans les réunions de citoyens, c'est-à-dire l'organisation en assemblée politique. Ainsi, ils n'avaient pas un bureau; ils ne s'étaient pas donné des brevets; les assistans n'étaient pas distingués en spectateurs et sociétaires; il n'existait ni correspondance ni affiliation avec d'autres sociétés du même genre. A part cela, le club avait tous les caractères de l'ancienne société-mère, et ses passions, plus vieilles, n'en étaient que plus opiniâtres.

Les sectionnaires s'étaient composé des sociétés plus analogues à leurs goûts et à leurs moeurs. Aujourd'hui, comme sous la convention, ils comptaient quelques royalistes secrets dans leurs rangs, mais en petit nombre; la plupart d'entre eux, par crainte ou par bon ton, étaient ennemis des terroristes et des conventionnels, qu'ils affectaient de confondre, et qu'ils étaient fâchés de retrouver presque tous dans le nouveau gouvernement. Il s'était formé des sociétés où on lisait les journaux, où on s'entretenait de sujets politiques avec la politesse et le ton des salons, et où la danse et la musique succédaient à la lecture et aux conversations. L'hiver commençait, et ces messieurs se livraient au plaisir, comme à un acte d'opposition contre le système révolutionnaire, système que personne ne voulait renouveler, car les Saint-Just, les Robespierre, les Couthon, n'étaient plus là pour nous ramener par la terreur à des moeurs impossibles.

Les deux partis avaient leurs journaux. Les patriotes avaient le Tribun du Peuple, l'Ami du Peuple, l'Éclaireur du Peuple, l'Orateur plébéien, le Journal des Hommes Libres; ces journaux étaient tout à fait jacobins. La Quotidienne, l'Éclair, le Véridique, le Postillon, le Messager, la Feuille du Jour, passaient pour des journaux royalistes. Les patriotes, dans leur club et leurs journaux, quoique le gouvernement fût certes bien attaché à la révolution, se montraient fort irrités. C'était, il est vrai, moins contre lui que contre les événemens, qu'ils étaient en courroux. Les revers sur le Rhin, les nouveaux mouvemens de la Vendée, l'affreuse crise financière, étaient pour eux un motif de revenir à leurs idées favorites. Si on était battu, si les assignats perdaient, c'est qu'on était indulgent, c'est qu'on ne savait pas recourir aux grands moyens révolutionnaires. Le nouveau système financier surtout, qui décelait le désir d'abolir les assignats, et qui laissait entrevoir leur prochaine suppression, les avait beaucoup indisposés.

Il ne fallait pas à leurs adversaires d'autre sujet de plaintes que cette irritation même. La terreur, suivant ceux-ci, était prête à renaître. Ses partisans étaient incorrigibles; le directoire avait beau faire tout ce qu'ils désiraient, ils n'étaient pas contens, ils s'agitaient de nouveau, ils avaient rouvert l'ancienne caverne des jacobins, et ils y préparaient encore tous les crimes.

Tels étaient les travaux du gouvernement, la marche des esprits, et la situation des partis en frimaire an IV (novembre et décembre 1795).

Les opérations militaires, continuées malgré la saison, commençaient à promettre de meilleurs résultats, et à procurer à la nouvelle administration quelques dédommagemens pour ses pénibles efforts. Le zèle avec lequel Jourdan s'était porté dans le Hunds-Ruck à travers un pays épouvantable, et sans aucune des ressources matérielles qui auraient pu adoucir les souffrances de son armée, avait rétabli un peu nos affaires sur le Rhin. Les généraux autrichiens, dont les troupes étaient aussi fatiguées que les nôtres, se voyant exposés à une suite de combats opiniâtres, au milieu de l'hiver, proposaient un armistice, pendant lequel les armées impériale et française conserveraient leurs positions actuelles. L'armistice fut accepté, à la condition de le dénoncer dix jours avant la reprise des hostilités. La ligne qui séparait les deux armées, suivant le Rhin, depuis Dusseldorf jusqu'au-dessus du Neuwied, abandonnait le fleuve à cette hauteur, formait un demi-cercle de Bingen à Manheim, en passant par le pied des Vosges, rejoignait le Rhin au-dessus de Manheim, et ne le quittait plus jusqu'à Bâle. Ainsi nous avions perdu tout ce demi-cercle sur la rive gauche. C'était du reste une perte qu'une simple manoeuvre bien conçue pouvait réparer. Le plus grand mal était d'avoir perdu pour le moment l'ascendant de la victoire. Les armées, accablées de fatigues, entrèrent en cantonnemens, et on se mit à faire tous les préparatifs nécessaires pour les mettre, au printemps prochain, en état d'ouvrir une campagne décisive.

Sur la frontière d'Italie, la saison n'interdisait pas encore tout à fait les opérations de la guerre. L'armée des Pyrénées orientales avait été transportée sur les Alpes. Il avait fallu beaucoup de temps pour faire le trajet de Perpignan à Nice, et le défaut de vivres et de souliers avait rendu la marche encore plus lente. Enfin, vers le mois de novembre, Augereau vint avec une superbe division, qui s'était illustrée déjà dans les plaines de la Catalogne. Kellermann, comme on l'a vu, avait été obligé de replier son aile droite et de renoncer à la communication immédiate avec Gênes. Il avait sa gauche sur les grandes Alpes, et son centre au col de Tende. Sa droite était placée derrière la ligne dite de Borghetto, l'une des trois que Bonaparte avait reconnues et tracées l'année précédente pour le cas d'une retraite. Dewins, tout fier de son faible succès, se reposait dans la rivière de Gênes, et faisait grand étalage de ses projets, sans en exécuter aucun. Le brave Kellermann attendait avec impatience les renforts d'Espagne, pour reprendre l'offensive et recouvrer sa communication avec Gênes. Il voulait terminer la campagne par une action éclatante, qui rendît la rivière aux Français, leur ouvrît les portes de l'Apennin et de l'Italie, et détachât le roi de Piémont de la coalition. Notre ambassadeur en Suisse, Barthélemy, ne cessait de répéter qu'une victoire vers les Alpes maritimes nous vaudrait sur-le-champ la paix avec le Piémont, et la concession définitive de la ligne des Alpes. Le gouvernement français, d'accord avec Kellermann sur la nécessité d'attaquer, ne le fut pas sur le plan à suivre, et lui donna pour successeur Schérer, que ses succès à la bataille de l'Ourthe et en Catalogne avaient déjà fait connaître avantageusement. Schérer arriva dans le milieu de brumaire, et résolut de tenter une action décisive.

On sait que la chaîne des Alpes, devenue l'Apennin, serre la Méditerranée de très-près, d'Albenga à Gênes, et ne laisse entre la mer et la crête des montagnes que des pentes étroites et rapides, qui ont à peine trois lieues d'étendue. Du côté opposé, au contraire, c'est-à-dire vers les plaines du Pô, les pentes s'abaissent doucement, sur un espace de vingt lieues. L'armée française, placée sur les pentes maritimes, était campée entre les montagnes et la mer. L'armée piémontaise, sous Colli, établie au camp retranché de Ceva, sur le revers des Alpes, gardait les portes du Piémont contre la gauche de l'armée française. L'armée autrichienne, partie sur la crête de l'Apennin, à Rocca-Barbenne, partie sur le versant maritime dans le bassin de Loano, communiquait ainsi avec Colli par sa droite, occupait par son centre le sommet des montagnes, et interceptait le littoral par sa gauche, de manière à couper nos communications avec Gênes. Une pensée s'offrait à la vue d'un pareil état de choses. Il fallait se porter en forces sur la droite et le centre de l'armée autrichienne, la chasser du sommet de l'Apennin, et lui enlever les crêtes supérieures. On la séparait ainsi de Colli, et, marchant rapidement le long de ces crêtes, on enfermait sa gauche dans le bassin de Loano, entre les montagnes et la mer. Masséna, l'un des généraux divisionnaires, avait entrevu ce plan, et l'avait proposé à Kellermann. Schérer l'entrevit aussi, et résolut de l'exécuter.

Dewins, après avoir fait quelques tentatives pendant les mois d'août et de septembre sur notre ligne de Borghetto, avait renoncé à toute attaque pour cette année. Il était malade, et s'était fait remplacer par Wallis. Les officiers ne songeaient qu'à se livrer aux plaisirs de l'hiver, à Gênes et dans les environs. Schérer, après avoir procuré à son armée quelques vivres et vingt-quatre mille paires de souliers, dont elle manquait absolument, fixa son mouvement pour le 2 frimaire (23 novembre). Il allait avec trente-six mille hommes en attaquer quarante-cinq; mais le bon choix du point d'attaque compensait l'inégalité des forces. Il chargea Augereau de pousser la gauche des ennemis dans le bassin de Loano; il ordonna à Masséna de fondre sur leur centre à Rocca-Barbenne, et de s'emparer du sommet de l'Apennin; enfin, il prescrivit à Serrurier de contenir Colli, qui formait la droite, sur le revers opposé. Augereau, tout en poussant la gauche autrichienne dans le bassin de Loano, ne devait agir que lentement; Masséna, au contraire, devait filer rapidement le long des crêtes, et tourner le bassin de Loano, pour y enfermer la gauche autrichienne; Serrurier devait tromper Colli par de fausses attaques.

Le 2 frimaire au matin (23 novembre 1795), le canon français réveilla les Autrichiens, qui s'attendaient peu à une bataille. Les officiers accoururent de Loano et de Finale se mettre à la tête de leurs troupes étonnées. Augereau attaqua avec vigueur, mais sans précipitation. Il fut arrêté par le brave Roccavina. Ce général, placé sur un mamelon, au milieu du bassin de Loano, le défendit avec opiniâtreté, et se laissa entourer par la division Augereau, refusant toujours de se rendre.

Quand il fut enveloppé, il se précipita tête baissée sur la ligne qui l'enfermait, et rejoignit l'armée autrichienne, en passant sur le corps d'une brigade française.

Schérer, contenant l'ardeur d'Augereau, l'obligea à tirailler devant Loano, pour ne pas pousser les Autrichiens trop vite sur leur ligne de retraite. Pendant ce temps, Masséna, chargé de la partie brillante du plan, franchit, avec la vigueur et l'audace qui le signalaient dans toutes les occasions, les crêtes de l'Apennin, surprit d'Argenteau qui commandait la droite des Autrichiens, le jeta dans un désordre extrême, le chassa de toutes ses positions, et vint camper le soir sur les hauteurs de Melogno, qui formaient le pourtour du bassin de Loano, et en fermaient les derrières. Serrurier, par des attaques fermes et bien calculées, avait tenu en échec Colli et toute la droite ennemie.

Le 2 au soir, on campa, par un temps affreux, sur les positions qu'on avait occupées. Le 3 au matin, Schérer continua son opération; Serrurier renforcé se mit à battre Colli plus sérieusement, afin de l'isoler tout à fait de ses alliés; Masséna continua à occuper toutes les crêtes et les issues de l'Apennin; Augereau, cessant de se contenir, poussa vigoureusement les Autrichiens dont on avait intercepté les derrières. Dès cet instant, ils commencèrent leur retraite par un temps épouvantable et à travers des routes affreuses. Leur droite et leur centre fuyaient en désordre sur le revers de l'Apennin: leur gauche, enfermée entre les montagnes et la mer, se retirait péniblement le long du littoral, par la route de la Corniche. Un orage de vent et de neige empêcha de rendre la poursuite aussi active qu'elle aurait pu l'être; cependant cinq mille prisonniers, plusieurs mille morts, quarante pièces de canon, et des magasins immenses, furent le fruit de cette bataille, qui fut une des plus désastreuses pour les coalisés, depuis le commencement de la guerre, et l'une des mieux conduites par les Français, au jugement des militaires.

Le Piémont fut dans l'épouvante à cette nouvelle; l'Italie se crut envahie, et ne fut rassurée que par la saison, trop avancée alors pour que les Français donnassent suite à leurs opérations. Des magasins considérables servirent à adoucir les privations et les souffrances de l'armée. Il fallait une victoire aussi importante pour relever les esprits et affermir un gouvernement naissant. Elle fut publiée et accueillie avec une grande joie par tous les vrais patriotes.

Au même instant, les événemens prenaient une tournure non moins favorable dans les provinces de l'Ouest. Hoche, ayant porté l'armée qui gardait les deux Vendées à quarante-quatre mille hommes, ayant placé des postes retranchés sur la Sèvre Nantaise, de manière à isoler Stofflet de Charette, ayant dispersé le premier rassemblement formé par ce dernier chef, et gardant au moyen d'un camp à Soullans toute la côte du Marais, était en mesure de s'opposer à un débarquement. L'escadre anglaise, qui mouillait à l'Île-Dieu, était au contraire dans une position fort triste. L'île sur laquelle l'expédition avait si maladroitement pris terre, ne présentait qu'une surface sans abri, sans ressource, et moindre de trois quarts de lieue. Les bords de l'île n'offraient aucun mouillage sûr. Les vaisseaux y étaient exposés à toutes les fureurs des vents, sur un fond de rocs qui coupait les câbles, et les mettait chaque nuit dans le plus grand péril. La côte vis-à-vis, sur laquelle on se proposait de débarquer, ne présentait qu'une vaste plage, sans profondeur, où les vagues brisaient sans cesse, et où les canots, pris en travers par les lames, ne pouvaient aborder sans courir le danger d'échouer. Chaque jour augmentait les périls de l'escadre anglaise et les moyens de Hoche. Il y avait déjà plus d'un mois et demi que le prince français était à l'Ile-Dieu. Tous les envoyés des chouans et des Vendéens l'entouraient, et, mêlés à son état-major, présentaient à la fois leurs idées, et tâchaient de les faire prévaloir. Tous voulaient posséder le prince, mais tous étaient d'accord qu'il fallait débarquer au plus tôt, n'importe le point qui obtiendrait la préférence.

Il faut convenir que, grâce à ce séjour d'un mois et demi à l'Ile-Dieu, en face des côtes, le débarquement était devenu difficile. Un débarquement, pas plus que le passage d'un fleuve, ne doit être précédé de longues hésitations, qui mettent l'ennemi en éveil et lui font connaître le point menacé. Il aurait fallu que, le parti d'aborder à la côte une fois pris, et tous les chefs prévenus, la descente s'opérât à l'improviste, sur un point qui permît de rester en communication avec les escadres anglaises, et sur lequel les Vendéens et les chouans pussent porter des forces considérables. Certainement, si on était descendu à la côte sans la menacer si long-temps, quarante mille royalistes de la Bretagne et de la Vendée auraient pu être réunis avant que Hoche eût le temps de remuer ses régimens. Quand on se souvient de ce qui se passa à Quiberon, de la facilité avec laquelle s'opéra le débarquement, et du temps qu'il fallut pour réunir les troupes républicaines, on comprend combien la nouvelle descente eût été facile si elle n'avait pas été précédée d'une longue croisière devant les côtes. Tandis que, dans la précédente expédition, le nom de Puisaye paralysa tous les chefs, celui du prince les aurait, dans celle-ci, ralliés tous, et aurait soulevé vingt départemens. Il est vrai que les débarqués auraient eu ensuite de rudes combats à livrer; qu'il leur aurait fallu courir les chances que Stofflet, Charette, couraient depuis près de trois ans, se disperser peut-être devant l'ennemi, fuir comme des partisans, se cacher dans les bois, reparaître, se cacher encore, s'exposer enfin à être pris et fusillés. Les trônes sont à ce prix. Il n'y avait rien d'indigne à chouanner dans les bois de la Bretagne ou dans les marais et les bruyères de la Vendée. Un prince, sorti de ces retraites pour remonter sur le trône de ses pères, n'eût pas été moins glorieux que Gustave Wasa, sorti des mines de la Dalécarlie. Du reste, il est probable que la présence du prince eût réveillé assez de zèle dans les pays royalistes, pour qu'une armée nombreuse, toujours présente à ses côtés, lui permît de tenter la grande guerre. Il est probable aussi que personne autour de lui n'aurait eu assez de génie pour battre le jeune plébéien qui commandait l'armée républicaine; mais du moins on se serait fait vaincre. Il y a souvent bien des consolations dans une défaite; François Ier en trouvait de grandes dans celle de Pavie.

Si donc le débarquement était possible à l'instant où l'escadre arriva, il ne l'était pas après avoir passé un mois et demi à l'Ile-Dieu. Les marins anglais déclaraient que la mer n'était bientôt plus tenable, et qu'il fallait prendre un parti; toute la côte du pays de Charette était couverte de troupes; il n'y avait quelque possibilité de débarquement qu'au-delà de la Loire, vers l'embouchure de la Vilaine, ou dans le pays de Scépeaux, ou bien encore en Bretagne, chez Puisaye. Mais les émigrés et le prince ne voulaient descendre que chez Charette, et n'avaient confiance qu'en lui. Or, la chose était impossible sur la côte de Charette. Le prince, suivant l'assertion de M. de Vauban, demanda au ministère anglais de le rappeler. Le ministère s'y refusait d'abord, ne voulant pas que les frais de son expédition fussent inutiles. Cependant il laissa au prince la liberté de prendre le parti qu'il voudrait.

Dès cet instant, tous les préparatifs du départ furent faits. On rédigea de longues et inutiles instructions pour les chefs royalistes. On leur disait que des ordres supérieurs empêchaient pour le moment l'exécution d'une descente; qu'il fallait que MM. Charette, Stofflet, Sapinaud, Scépeaux, s'entendissent pour réunir une force de vingt-cinq ou trente mille hommes au-delà de la Loire, laquelle, réunie aux Bretons, pourrait former un corps d'élite de quarante ou cinquante mille hommes, suffisant pour protéger le débarquement du prince; que le point de débarquement serait désigné dès que ces mesures préliminaires auraient été prises, et que toutes les ressources de la monarchie anglaise seraient employées à seconder les efforts des pays royalistes. À ces instructions on joignit quelques mille livres sterling pour chaque chef, quelques fusils et un peu de poudre. Ces objets furent débarqués la nuit à la côte de Bretagne. Les approvisionnemens que les Anglais avaient amassés sur leurs escadres ayant été avariés, furent jetés à la mer. Il fallut y jeter aussi les 500 chevaux appartenant à la cavalerie et à l'artillerie anglaise. Ils étaient presque tous malades d'une longue navigation.

L'escadre anglaise mit à la voile le 15 novembre (26 brumaire), et laissa, en partant, les royalistes dans la consternation. On leur dit que c'étaient les Anglais qui avaient obligé le prince à repartir; ils furent indignés, et se livrèrent de nouveau à toute leur haine contre la perfidie de l'Angleterre. Le plus irrité fut Charette, et il avait quelque raison de l'être, car il était le plus compromis. Charette avait repris les armes dans l'espoir d'une grande expédition, dans l'espoir de moyens immenses qui rétablissent l'égalité des forces entre lui et les républicains; cette attente trompée, il devait ne plus entrevoir qu'une destruction infaillible et très prochaine. La menace d'une descente avait attiré sur lui toutes les forces des républicains; et, cette fois, il devait renoncer à tout espoir d'une transaction; il ne lui restait plus qu'à être impitoyablement fusillé, sans pouvoir même se plaindre d'un ennemi qui lui avait déjà si généreusement pardonné.

Il résolut de vendre chèrement sa vie, et d'employer ses derniers momens à lutter avec désespoir. Il livra plusieurs combats pour passer sur les derrières de Hoche, percer la ligne de la Sèvre Nantaise, se jeter dans le pays de Stofflet, et forcer ce collègue à reprendre les armes. Il ne put y réussir, et fut ramené dans le Marais par les colonnes de Hoche. Sapinaud, qu'il avait engagé à reprendre les armes, surprit la ville de Montaigu, et voulut percer jusqu'à Châtillon; mais il fut arrêté devant cette ville, battu, et obligé de disperser son corps. La ligne de la Sèvre ne put pas être emportée. Stofflet, derrière cette ligne fortifiée, fut obligé de demeurer en repos, et du reste il n'était pas tenté de reprendre les armes. Il voyait avec un secret plaisir la destruction d'un rival qu'on avait chargé de titres, et qui avait voulu le livrer aux républicains. Scépeaux, entre la Loire et la Vilaine, n'osait encore remuer. La Bretagne était désorganisée par la discorde. La division du Morbihan, commandée par George Cadoudal, s'était révoltée contre Puisaye, à l'instigation des émigrés qui entouraient le prince français, et qui avaient conservé contre lui les mêmes ressentimens. Ils auraient voulu lui enlever le commandement de la Bretagne; cependant il n'y avait que la division du Morbihan qui méconnût l'autorité du généralissime.

C'est dans cet état de choses que Hoche commença le grand ouvrage de la pacification. Ce jeune général, militaire et politique habile, vit bien que ce n'était plus par les armes qu'il fallait chercher à vaincre un ennemi insaisissable, et qu'on ne pouvait atteindre nulle part. Il avait déjà lancé plusieurs colonnes mobiles à la suite de Charette; mais des soldats pesamment armés, obligés de porter tout avec eux, et qui ne connaissaient pas le pays, ne pouvaient égaler la rapidité des paysans qui ne portaient rien que leur fusil; qui étaient assurés de trouver des vivres partout, et qui connaissaient les moindres ravins et la dernière bruyère. En conséquence, il ordonna sur-le-champ de cesser les poursuites, et il forma un plan qui, suivi avec constance et fermeté, devait ramener la paix dans ces contrées désolées.

L'habitant de la Vendée était paysan et soldat tout à la fois. Au milieu des horreurs de la guerre civile, il n'avait pas cessé de cultiver ses champs et de soigner ses bestiaux. Son fusil était à ses côtés, caché sous la terre ou sous la paille. Au premier signal de ses chefs, il accourait, attaquait les républicains, puis disparaissait à travers les bois, retournait à ses champs, cachait de nouveau son fusil; et les républicains ne trouvaient qu'un paysan sans armes, dans lequel ils ne pouvaient nullement reconnaître un soldat ennemi. De cette manière, les Vendéens se battaient, se nourrissaient, et restaient presque insaisissables. Tandis qu'ils avaient toujours les moyens de nuire et de se recruter, les armées républicaines, qu'une administration ruinée ne pouvait plus nourrir, manquaient de tout et se trouvaient dans le plus horrible dénûment.

On ne pouvait faire sentir la guerre aux Vendéens que par des dévastations; moyen qu'on avait essayé pendant la terreur, mais qui n'avait excité que des haines furieuses sans faire cesser la guerre civile.

Hoche, sans détruire le pays, imagina un moyen ingénieux de le réduire, en lui enlevant ses armes, et en prenant une partie de ses subsistances pour l'usage de l'armée républicaine. D'abord il persista dans l'établissement de quelques camps retranchés, dont les uns, situés sur la Sèvre, séparaient Charette de Stofflet, tandis que les autres couvraient Nantes, la côte et les Sables. Il forma ensuite une ligne circulaire qui s'appuyait à la Sèvre et à la Loire, et qui tendait à envelopper progressivement tout le pays. Cette ligne était composée de postes assez forts, liés entre eux par des patrouilles, de manière qu'il ne restait pas un intervalle libre, à travers lequel pût passer un ennemi un peu nombreux. Ces postes étaient chargés d'occuper chaque bourg et chaque village, et de désarmer les habitans. Pour y parvenir, ils devaient s'emparer des bestiaux, qui ordinairement paissaient en commun, et des grains entassés dans les granges; ils devaient aussi arrêter les habitans les plus notables, et ne restituer les bestiaux, les grains, ni élargir les habitans pris en otage, que lorsque les paysans auraient volontairement déposé leurs armes. Or, comme les Vendéens tenaient à leurs bestiaux et à leurs grains beaucoup plus qu'aux Bourbons et à Charette, il était certain qu'ils rendraient leurs armes. Pour ne pas être induits en erreur par les paysans, qui pouvaient bien donner quelques mauvais fusils et garder les autres, les officiers chargés du désarmement devaient se faire livrer les registres d'enrôlement tenus dans chaque paroisse, et exiger autant de fusils que d'enrôlés. A défaut de ces registres, il leur était recommandé de faire le calcul de la population, et d'exiger un nombre de fusils égal au quart de la population mâle. Après avoir reçu les armes, on devait rendre fidèlement les bestiaux et les grains, sauf une partie prélevée à titre d'impôt, et déposée dans des magasins formés sur les derrières de cette ligne. Hoche avait ordonné de traiter les habitans avec une extrême douceur, de mettre une scrupuleuse exactitude à leur rendre et leurs bestiaux et leurs grains, et surtout leurs otages. Il avait particulièrement recommandé aux officiers de s'entretenir avec eux, de les bien traiter, de les envoyer même quelquefois à son quartier-général, de leur faire quelques présens en grains ou en différens objets. Il avait prescrit aussi les plus grands égards pour les curés. Les Vendéens, disait-il, n'ont qu'un sentiment véritable, c'est l'attachement pour leurs prêtres. Ces derniers ne veulent que protection et repos; qu'on leur assure ces deux choses, qu'on y ajoute même quelques bienfaits, et les affections du pays nous seront rendues.

Cette ligne, qu'il appelait de désarmement, devait envelopper la Basse-Vendée circulairement, s'avancer peu à peu, et finir par l'embrasser tout entière. En s'avançant, elle laissait derrière elle le pays désarmé, ramené, réconcilié même avec la république. De plus, elle le protégeait contre un retour des chefs insurgés, qui, ordinairement, punissaient par des dévastations la soumission à la république et la remise des armes. Deux colonnes mobiles la précédaient pour combattre ces chefs, et les saisir s'il était possible; et bientôt, en les resserrant toujours davantage, elle devait les enfermer et les prendre inévitablement. La plus grande surveillance était recommandée à tous les commandans de poste, pour se lier toujours par des patrouilles, et empêcher que les bandes armées ne pussent percer la ligne et revenir porter la guerre sur ses derrières. Quelque grande que fût la surveillance, il pouvait arriver cependant que Charette et quelques-uns des siens trompassent la vigilance des postes et franchissent la ligne de désarmement; mais, dans ce cas même, qui était possible, ils ne pouvaient passer qu'avec quelques individus, et ils allaient se retrouver dans des campagnes désarmées, rendues au repos et à la sécurité, calmées par de bons traitemens, et intimidées d'ailleurs par ce vaste réseau de troupes qui embrassait le pays. Le cas d'une révolte sur les derrières était prévu. Hoche avait ordonné qu'une des colonnes mobiles se reporterait aussitôt dans la commune insurgée, et que, pour la punir de n'avoir pas rendu toutes ses armes et d'en avoir encore fait usage, on lui enlèverait ses bestiaux et ses grains, et qu'on saisirait les principaux de ses habitans. L'effet de ces châtimens était assuré; et dispensés avec justice, ils devaient inspirer, non pas la haine, mais une salutaire crainte.

Le projet de Hoche fut aussitôt mis à exécution dans les mois de brumaire et frimaire (novembre, décembre). La ligne de désarmement, passant par Saint-Gilles, Légé, Montaigu, Chantonay, formait un demi-cercle dont l'extrémité droite s'appuyait à la mer, l'extrémité gauche à la rivière du Lay, et devait progressivement enfermer Charette dans des marais impraticables. C'était surtout par la sagesse de l'exécution qu'un plan de cette nature pouvait réussir. Hoche dirigeait ses officiers par des instructions pleines de sens et de clarté, et se multipliait pour suffire à tous les détails. Ce n'était plus seulement une guerre, c'était une grande opération politique, qui exigeait autant de prudence que de vigueur. Bientôt les habitans commencèrent à rendre leurs armes, et à se réconcilier avec les troupes républicaines. Hoche puisait dans les magasins de l'armée pour accorder quelques secours aux indigens; il voyait lui-même les habitans retenus comme otages, les faisait garder quelques jours, et les renvoyait satisfaits. Aux uns il donnait des cocardes, à d'autres des bonnets de police, quelquefois même des grains à ceux qui en manquaient pour ensemencer leurs champs. Il était en correspondance avec les curés, qui avaient une grande confiance en lui, et qui l'avertissaient de tous les secrets du pays. Il commençait ainsi à s'acquérir une grande influence morale, véritable puissance avec laquelle il fallait terminer une guerre pareille. Pendant ce temps, les magasins formés sur les derrières de la ligne de désarmement se remplissaient de grains; de grands troupeaux de bestiaux se formaient, et l'armée commençait à vivre dans l'abondance, par le moyen si simple de l'impôt et des amendes en nature. Charette s'était caché dans les bois avec cent ou cent cinquante hommes aussi désespérés que lui. Sapinaud, qui à son instigation avait repris les armes, demandait à les déposer une seconde fois à la simple condition d'obtenir la vie sauve. Stofflet, enfermé dans l'Anjou avec son ministre Bernier, y recueillait tous les officiers qui abandonnaient Charette et Sapinaud, et tâchait de s'enrichir de leurs dépouilles. Il avait à son quartier du Lavoir une espèce de cour composée d'émigrés et d'officiers. Il enrôlait des hommes et levait des contributions, sous prétexte d'organiser les gardes territoriales. Hoche l'observait avec une grande attention, le resserrait toujours davantage par des camps retranchés, et le menaçait d'un désarmement prochain, au premier sujet de mécontentement. Une expédition que Hoche ordonna dans le Loroux, pays qui avait une sorte d'existence indépendante, sans obéir ni à la république ni à aucun chef, frappa Stofflet d'épouvante. Hoche fit faire cette expédition pour se procurer les vins, les blés dont le Loroux abondait, et dont la ville de Nantes était entièrement dépourvue. Stofflet s'effraya, et demanda une entrevue à Hoche. Il voulait protester de sa fidélité au traité, intercéder pour Sapinaud et pour les chouans, se faire en quelque sorte l'intermédiaire d'une nouvelle pacification, et s'assurer par ce moyen une continuation d'influence. Il voulait aussi deviner les intentions de Hoche à son égard. Hoche lui exprima les griefs de la république; il lui signifia que, s'il donnait asile à tous les brigands, que s'il continuait à lever de l'argent et des hommes, que s'il voulait être autre chose que le chef temporaire de la police de l'Anjou, et jouer le rôle de prince, il allait l'enlever sur-le-champ, et désarmer ensuite sa province. Stofflet promit la plus grande soumission, et se retira fort effrayé sur son avenir.

Hoche avait, dans le moment, des difficultés bien plus grandes à surmonter. Il avait attiré à son armée une partie des deux armées de Brest et de Cherbourg. Le danger imminent d'un débarquement lui avait valu ces renforts, qui avaient porté à quarante-quatre mille hommes les troupes réunies dans la Vendée. Les généraux commandant les armées de Brest et de Cherbourg réclamaient maintenant les troupes qu'ils avaient prêtées, et le directoire paraissait approuver leurs réclamations. Hoche écrivait que l'opération qu'il venait de commencer était des plus importantes; que si on lui enlevait les troupes qu'il avait disposées en réseau autour du Marais, la soumission du pays de Charette et la destruction de ce chef qui étaient fort prochaines, allaient être ajournées indéfiniment; qu'il valait bien mieux finir ce qui était si avancé, avant de passer ailleurs, qu'il s'empresserait ensuite de rendre les troupes qu'il avait empruntées, et fournirait même les siennes au général commandant en Bretagne, pour y appliquer les procédés dont on sentait déjà l'heureux effet dans la Vendée. Le gouvernement, qui était frappé des raisons de Hoche, et qui avait une grande confiance en lui, l'appela à Paris, avec l'intention d'approuver tous ses plans, de lui donner le commandement des trois armées de la Vendée, de Brest et de Cherbourg. Il y fut appelé à la fin de frimaire pour venir concerter avec le directoire les opérations qui devaient mettre fin à la plus calamiteuse de toutes les guerres.

Ainsi s'acheva la campagne de 1795. La prise de Luxembourg, le passage du Rhin, les victoires aux Pyrénées, suivies de la paix avec l'Espagne, la destruction de l'armée émigrée à Quiberon, en signalèrent le commencement et le milieu. La fin fut moins heureuse. Le retour des armées sur le Rhin, la perte des lignes de Mayence et d'une partie de territoire au pied des Vosges, vinrent obscurcir un moment l'éclat de nos triomphes. Mais la victoire de Loano, en nous ouvrant les portes de l'Italie, rétablit la supériorité de nos armes; et les travaux de Hoche dans l'Ouest commencèrent la véritable pacification de la Vendée, si souvent et si vainement annoncée.

La coalition, réduite à l'Angleterre et à l'Autriche, à quelques princes d'Allemagne et d'Italie, était au terme de ses efforts, et aurait demandé la paix sans les dernières victoires sur le Rhin. On fit à Clerfayt une réputation immense, et on sembla croire que la prochaine campagne s'ouvrirait au sein de nos provinces du Rhin.

Pitt, qui avait besoin de subsides, convoqua un second parlement en automne pour exiger de nouveaux sacrifices. Le peuple de Londres invoquait toujours la paix avec la même obstination. La société dite de correspondance s'était assemblée en plein air, et avait voté les adresses les plus hardies et les plus menaçantes contre le système de la guerre, et pour la réforme parlementaire. Quand le roi se rendit au parlement, sa voiture fut assaillie de coups de pierres, les glaces en furent brisées, on crut même qu'un coup de fusil à vent avait été tiré. Pitt, traversant Londres à cheval, fut reconnu par le peuple, poursuivi jusqu'à son hôtel, et couvert de boue. Fox, Sheridan, plus éloquens qu'ils n'avaient jamais été, avaient des comptes rigoureux à demander. La Hollande conquise, les Pays-Bas incorporés à la république française, leur conquête rendue définitive en quelque sorte par la prise de Luxembourg, des sommes énormes dépensées dans la Vendée, et de malheureux Français exposés inutilement à être fusillés, étaient de graves sujets d'accusation contre l'habileté et la politique du ministère. L'expédition de Quiberon surtout excita une indignation générale. Pitt voulut s'excuser en disant que le sang anglais n'avait pas coulé: «Oui, repartit Sheridan avec une énergie qu'il est difficile de traduire; oui, le sang anglais n'a pas coulé, mais l'honneur anglais a coulé par tous les pores.» Pitt, aussi impassible qu'à l'ordinaire, appela tous les événemens de l'année des malheurs auxquels on doit être préparé quand on court la chance des armes; mais il fit valoir beaucoup les dernières victoires de l'Autriche sur le Rhin; il exagéra beaucoup leur importance, et les facilités qu'elles venaient de procurer pour traiter avec la France. Comme d'usage, il soutint que notre république touchait au terme de sa puissance; qu'une banqueroute inévitable allait la jeter dans une confusion et une impuissance complètes; qu'on avait gagné, en soutenant la guerre pendant une année de plus, de réduire l'ennemi commun à l'extrémité. Il promit solennellement que, si le gouvernement français paraissait s'établir et prendre une forme régulière, on saisirait la première ouverture pour négocier. Il demanda ensuite un nouvel emprunt de trois millions sterling, et des lois répressives contre la presse et contre les sociétés politiques, auxquelles il attribuait les outrages faits au roi et à lui-même. L'opposition lui répondit que les prétendues victoires sur le Rhin étaient de quelques jours; que des défaites en Italie venaient de détruire l'effet des avantages obtenus en Allemagne; que cette république, toujours réduite aux abois, renaissait plus forte à l'ouverture de chaque campagne; que les assignats étaient depuis long-temps perdus, qu'ils avaient achevé leur service, que les ressources de la France étaient ailleurs, et que si du reste elle s'épuisait, la Grande Bretagne s'épuisait bien plus vite qu'elle; que la dette, tous les jours accrue, était accablante, et menaçait d'écraser bientôt les trois royaumes. Quant aux lois sur la presse et sur les sociétés politiques, Fox, dans un transport d'indignation, déclara que, si elles étaient adoptées, il ne restait plus d'autre ressource au peuple anglais que la résistance, et qu'il regardait la résistance, non plus comme une question de droit, mais de prudence. Cette proclamation du droit d'insurrection excita un grand tumulte, qui se termina par l'adoption des demandes de Pitt; il obtint le nouvel emprunt, les mesures répressives, et promit d'ouvrir au plus tôt une négociation. La session du parlement fut prorogée au 2 février 1796 (13 pluviôse an IV).

Pitt ne songeait point du tout à la paix. Il ne voulait faire que des démonstrations, pour satisfaire l'opinion et hâter le succès de son emprunt. La possession des Pays-Bas par la France lui rendait toute idée de paix insupportable. Il se promit, en effet, de saisir un moment pour ouvrir une négociation simulée, et offrit des conditions inadmissibles.

L'Autriche, pour satisfaire l'Empire, qui réclamait la paix, avait fait faire des ouvertures par le Danemarck. Cette puissance avait demandé, de la part de l'Autriche, au gouvernement français, la formation d'un congrès européen; à quoi le gouvernement français avait répondu avec raison, qu'un congrès rendrait toute négociation impossible, parce qu'il faudrait concilier trop d'intérêts; que si l'Autriche voulait la paix, elle n'avait qu'à en faire la proposition directe: que la France voulait traiter individuellement avec tous ses ennemis, et s'entendre avec eux sans intermédiaire. Cette réponse était juste; car un congrès compliquait la paix avec l'Autriche de la paix avec l'Angleterre et l'Empire, et la rendait impossible. Du reste, l'Autriche ne désirait pas d'autre réponse; car elle ne voulait pas négocier. Elle avait trop perdu, et ses derniers succès lui faisaient trop espérer, pour qu'elle consentît à déposer les armes. Elle tâcha de rendre le courage au roi de Piémont, épouvanté de la victoire de Loano, et lui promit, pour la campagne suivante, une armée nombreuse et un autre général. Les honneurs du triomphe furent décernés à Clerfayt à son entrée à Vienne; sa voiture fut traînée par le peuple, et les faveurs de la cour vinrent se joindre aux démonstrations de l'enthousiasme populaire.

Ainsi s'acheva, pour toute l'Europe, la quatrième campagne de cette guerre mémorable.

CHAPITRE II.

CONTINUATION DES TRAVAUX ADMINISTRATIFS DU DIRECTOIRE.—LES PARTIS SE PRONONCENT DANS LE SEIN DU CORPS LÉGISLATIF.—INSTITUTION D'UNE FÊTE ANNIVERSAIRE DU 21 JANVIER.—RETOUR DE L'EX-MINISTRE DE LA GUERRE BEURNONVILLE, ET DES REPRÉSENTANS QUINETTE, CAMUS, BANCAL, LAMARQUE ET DROUET, LIVRÉS A L'ENNEMI PAR DUMOURIEZ.—MÉCONTENTEMENT DES JACOBINS. JOURNAL DE BABOEUF.—INSTITUTION DU MINISTÈRE DE LA POLICE.—NOUVELLES MOEURS.—EMBARRAS FINANCIERS; CRÉATION DES MANDATS.—CONSPIRATION DE BABOEUF.—SITUATION MILITAIRE. PLANS DU DIRECTOIRE.—PACIFICATION DE LA VENDÉE; MORT DE STOFFLET ET DE CHARETTE.

Le gouvernement républicain était rassuré et affermi par les événemens qui venaient de terminer la campagne. La convention, en réunissant la Belgique à la France, et en la comprenant dans le territoire constitutionnel, avait imposé à ses successeurs l'obligation de ne pactiser avec l'ennemi qu'à la condition de la ligne du Rhin. Il fallait de nouveaux efforts, il fallait une nouvelle campagne, plus décisive que les précédentes, pour contraindre la maison d'Autriche et d'Angleterre à consentir à notre agrandissement. Pour parvenir à ce but, le directoire travaillait avec énergie à compléter les armées, à rétablir les finances, et à réprimer les factions.

Il mettait le plus grand soin à l'exécution des lois relatives aux jeunes réquisitionnaires; et les obligeait à rejoindre les armées, avec la dernière rigueur. Il avait fait annuler tous les genres d'exceptions, et avait formé dans chaque canton des commissions de médecins, pour juger les cas d'infirmité. Une foule de jeunes gens s'étaient fourrés dans les administrations, où ils pillaient la république, et montraient le plus mauvais esprit. Les ordres les plus sévères furent donnés pour ne souffrir dans les bureaux que des hommes qui n'appartinssent pas à la réquisition. Les finances attiraient surtout l'attention du directoire: il faisait percevoir l'emprunt forcé de 600 millions avec une extrême activité. Mais il fallait attendre les rentrées de cet emprunt, l'aliénation du produit des forêts nationales, la vente des biens de trois cents arpens, la perception des contributions arriérées, et, en attendant, il fallait pourtant suffire aux dépenses, qui malheureusement se présentaient toutes à la fois, parce que l'installation du gouvernement nouveau était l'époque à laquelle on avait ajourné toutes les liquidations, et parce que l'hiver était le moment destiné aux préparatifs de campagne. Pour devancer l'époque de toutes ces rentrées, le directoire avait été obligé d'user de la ressource qu'on avait tenu à lui laisser, celle des assignats. Mais il en avait déjà émis en un mois près de 12 ou 15 milliards, pour se procurer quelques millions en numéraire; et il était déjà arrivé au point de ne pouvoir les faire accepter nulle part. Il imagina d'émettre un papier courant et à prochaine échéance, qui représentât les rentrées de l'année, comme on fait en Angleterre avec les bons de l'échiquier, et comme nous faisons aujourd'hui avec les bons royaux. Il émit en conséquence, sous le titre de rescriptions, des bons au porteur, payables à la trésorerie avec le numéraire qui allait rentrer incessamment, soit par l'emprunt forcé, qui, dans la Belgique, était exigible en numéraire, soit par les douanes, soit par suite des premiers traités conclus avec les compagnies qui se chargeraient de l'exploitation des forêts. Il émit d'abord pour 30 millions de ces rescriptions, et les porta bientôt à 60, en se servant du secours des banquiers.

Les compagnies financières n'étaient plus prohibées. Il songea à les employer pour la création d'une banque qui manquait au crédit, surtout dans un moment où l'on se figurait que le numéraire était sorti tout entier de France. Il forma une compagnie, et proposa de lui abandonner une certaine quantité de biens nationaux qui servirait de capital à une banque. Cette banque devait émettre des billets, qui auraient des terres pour gage, et qui seraient payables à vue, comme tous les billets de banque. Elle devait en prêter à l'état pour une somme proportionnée à la quantité des biens donnés en gage. C'était, comme on le voit, une autre manière de tirer sur la valeur des biens nationaux; au lieu d'employer le moyen des assignats, on employait celui des billets de banque.

Le succès était peu probable; mais dans sa situation malheureuse, le gouvernement usait de tout, et avait raison de le faire. Son opération la plus méritoire fut de supprimer les rations, et de rendre les subsistances au commerce libre. On a vu quels efforts il en coûtait au gouvernement pour se charger lui-même de faire arriver les grains à Paris, et quelle dépense il en résultait pour le trésor, qui payait les grains en valeur réelle, et qui les donnait au peuple de la capitale pour des valeurs nominales. Il rentrait à peine la deux-centième partie de la dépense, et ainsi, à très-peu de chose près, la république nourrissait la population de Paris.

Le nouveau ministre de l'intérieur, Benezech, qui avait senti l'inconvénient de ce système, et qui croyait que les circonstances permettaient d'y renoncer, conseilla au directoire d'en avoir le courage. Le commerce commençait à se rétablir; les grains reparaissaient dans la circulation; le peuple se faisait payer ses salaires en numéraire; et il pouvait dès lors atteindre au prix du pain, qui, en numéraire, était modique. En conséquence, le ministre Benezech proposa au directoire de supprimer les distributions de rations, qui ne se payaient qu'en assignats, de ne les conserver qu'aux indigens, ou aux rentiers et aux fonctionnaires publics dont le revenu annuel ne s'élevait pas au-dessus de mille écus. Excepté ces trois classes, toutes les autres devaient se pourvoir chez les boulangers par la voie du commerce libre.

Cette mesure était hardie, et exigeait un véritable courage. Le directoire la mit sur-le-champ à exécution, sans craindre les fureurs qu'elle pouvait exciter chez le peuple, et les moyens de trouble qu'elle pouvait fournir aux deux factions conjurées contre le repos de la république.

Outre ces mesures, il en imagina d'autres qui ne devaient pas moins blesser les intérêts, mais qui étaient aussi nécessaires. Ce qui manquait surtout aux armées, ce qui leur manque toujours après de longues guerres, ce sont les chevaux. Le directoire demanda aux deux conseils l'autorisation de lever tous les chevaux de luxe, et de prendre, en le payant, le trentième cheval de labour et de roulage. Le récépissé du cheval devait être pris en paiement des impôts. Cette mesure, quoique dure, était indispensable, et fut adoptée.

Les deux conseils secondaient le directoire, et montraient le même esprit, sauf l'opposition toujours mesurée de la minorité. Quelques discussions s'y étaient élevées sur la vérification des pouvoirs, sur la loi du 3 brumaire, sur les successions des émigrés, sur les prêtres, sur les événemens du Midi, et les partis avaient commencé à se prononcer.

La vérification des pouvoirs ayant été renvoyée à une commission qui avait de nombreux renseignemens à prendre, relativement aux membres dont l'éligibilité pouvait être contestée, son rapport ne put être fait que fort tard, et après plus de deux mois de législature. Il donna lieu à beaucoup de contestations sur l'application de la loi du 3 brumaire. Cette loi, comme on sait, amnistiait tous les délits commis pendant la révolution, excepté les délits relatifs au 13 vendémiaire; elle excluait des fonctions publiques les parens d'émigrés, et les individus qui, dans les assemblées électorales, s'étaient mis en rébellion contre les décrets des 5 et 13 fructidor. Elle avait été le dernier acte d'énergie du parti conventionnel, et elle blessait singulièrement les esprits modérés, et les contre-révolutionnaires qui se cachaient derrière eux. Il fallait l'appliquer à plusieurs députés, et notamment à un nommé Job Aymé, député de la Drôme, qui avait soulevé l'assemblée électorale de son département, et qu'on accusait d'appartenir aux compagnies de Jésus. Un membre des cinq-cents osa demander l'abrogation de la loi même. Cette proposition fit sortir tous les partis de la réserve qu'ils avaient observée jusque-là. Une dispute, semblable à celles qui divisèrent si souvent la convention, s'éleva dans les cinq-cents. Louvet, toujours fidèle à la cause révolutionnaire, s'élança à la tribune pour défendre la loi. Tallien, qui jouait un rôle si grand depuis le 9 thermidor, et que le défaut de considération personnelle avait empêché d'arriver au directoire, Tallien se montra ici le constant défenseur de la révolution, et prononça un discours qui fit une grande sensation. On avait rappelé les circonstances dans lesquelles la loi de brumaire fut rendue; on avait paru insinuer qu'elle était un abus de la victoire de vendémiaire à l'égard des vaincus; on avait beaucoup parlé des jacobins et de leur nouvelle audace. «Qu'on cesse de nous effrayer, s'écria Tallien, en parlant de terreur, en rappelant des époques toutes différentes de celles d'aujourd'hui, en nous faisant craindre leur retour. Certes, les temps sont bien changés: aux époques dont on affecte de nous entretenir, les royalistes ne levaient pas une tête audacieuse; les prêtres fanatiques, les émigrés rentrés n'étaient pas protégés; les chefs de chouans n'étaient point acquittés. Pourquoi donc comparer des circonstances qui n'ont rien de commun? Il est trop évident qu'on veut faire le procès au 13 vendémiaire, aux mesures qui ont suivi cette journée mémorable, aux hommes qui, dans ces grands périls, ont sauvé la république. Eh bien! que nos ennemis montent à cette tribune; les amis de la république nous y défendront. Ceux mêmes qui, dans ces désastreuses circonstances, ont poussé devant les canons une multitude égarée, voudraient nous reprocher les efforts qu'il nous a fallu faire pour la repousser; ils voudraient faire révoquer les mesures que le danger le plus pressant vous a forcés de prendre; mais non, ils ne réussiront pas! La loi du 3 brumaire, la plus importante de ces mesures, sera maintenue par vous, car elle est nécessaire à la constitution, et certainement vous voulez maintenir la constitution.» Oui, oui, nous le voulons! s'écrièrent une foule de voix. Tallien proposa ensuite l'exclusion de Job Aymé. Plusieurs membres du nouveau tiers voulurent combattre cette exclusion. La discussion devint des plus vives; la loi du 3 brumaire fut de nouveau sanctionnée; Job Aymé fut exclu, et on continua de rechercher ceux des membres du nouveau tiers auxquels les mêmes dispositions étaient applicables.

Il fut ensuite question des émigrés, et de leurs droits à des successions non encore ouvertes. Une loi de la convention, pour empêcher que les émigrés ne reçussent des secours, saisissait leurs patrimoines, et déclarait les successions auxquelles ils avaient droit, ouvertes par avance, et acquises à la république. En conséquence le séquestre avait été mis sur les biens des parens des émigrés. Une résolution fut proposée aux cinq-cents pour autoriser le partage, et le prélèvement de la part acquise aux émigrés, afin de lever le séquestre. Une opposition assez vive s'éleva dans le nouveau tiers. On voulut combattre cette mesure, qui était toute révolutionnaire, par des raisons tirées du droit ordinaire; on prétendit qu'il y avait violation de la propriété. Cependant cette résolution fut adoptée. Aux anciens, il n'en fut pas de même. Ce conseil, par l'âge de ses membres, par son rôle d'examinateur suprême, avait plus de mesure que celui des cinq-cents. Il en partageait moins les passions opposées; il était moins révolutionnaire que la majorité, et beaucoup plus que la minorité. Comme tout corps intermédiaire, il avait un esprit moyen, et il rejeta la mesure, parce qu'elle entraînait l'exécution d'une loi qu'il regardait comme injuste. Les conseils décrétèrent ensuite que le directoire serait juge suprême des demandes en radiation de la liste des émigrés. Ils renouvelèrent toutes les lois contre les prêtres qui n'avaient pas prêté le serment, ou qui l'avaient rétracté, et contre ceux que les administrations des départemens avaient condamnés à la déportation. Ils décrétèrent que ces prêtres seraient traités comme émigrés rentrés s'ils reparaissaient sur le territoire. Ils consentirent seulement à mettre en réclusion ceux qui étaient infirmes et qui ne pouvaient s'expatrier.

Un sujet agita beaucoup les conseils, et y provoqua une explosion. Fréron continuait sa mission dans le Midi, et y composait les administrations et les tribunaux de révolutionnaires ardens. Les membres des compagnies de Jésus, les contre-révolutionnaires de toute espèce qui avaient assassiné depuis le 9 thermidor, se voyaient à leur tour exposés à de nouvelles représailles, et jetaient les hauts cris. Le député Siméon avait déjà élevé des réclamations mesurées. Le député Jourdan d'Aubagne, homme ardent, l'ex-girondin Isnard, élevèrent, aux cinq-cents, des réclamations violentes, et remplirent plusieurs séances de leurs déclamations. Les deux partis en vinrent aux mains. Jourdan et Talot se prirent de querelle dans la séance même, et se permirent presque des voies de fait. Leurs collègues intervinrent et les séparèrent. On nomma une commission pour faire un rapport sur l'état du Midi.

Ces différentes scènes portèrent les partis à se prononcer davantage. La majorité était grande dans les conseils, et tout acquise au directoire. La minorité, quoique annulée, devenait chaque jour plus hardie, et montrait ouvertement son esprit de réaction. C'était la continuation du même esprit qui s'était manifesté depuis le 9 thermidor, et qui d'abord avait attaqué justement les excès de la terreur, mais qui, de jour en jour plus sévère et plus passionné, finissait par faire le procès à la révolution tout entière. Quelques membres des deux tiers conventionnels votaient avec la minorité, et quelques membres du nouveau tiers avec la majorité.

Les conventionnels saisirent l'occasion qu'allait leur fournir l'anniversaire du 21 janvier, pour mettre leurs collègues suspects de royalisme à une pénible épreuve. Ils proposèrent une fête, pour célébrer, tous les 21 janvier, la mort du dernier roi, et ils firent décider que, ce jour, chaque membre des deux conseils et du directoire prêterait serment de haine à la royauté. Cette formalité du serment, si souvent employée par les partis, n'a jamais pu être regardée comme une garantie; elle n'a jamais été qu'une vexation des vainqueurs, qui ont voulu se donner le plaisir de forcer les vaincus au parjure. Le projet fut adopté par les deux conseils. Les conventionnels attendaient avec impatience la séance du 1er pluviôse an IV (21 janvier), pour voir défiler à la tribune leurs collègues du nouveau tiers. Chaque conseil siégea ce jour-là avec un grand appareil. Une fête était préparée dans Paris; le directoire et toutes les autorités devaient y assister. Quand il fallut prononcer le serment, quelques-uns des nouveaux élus parurent embarrassés. L'ex-constituant Dupont (de Nemours), qui était membre des anciens, qui conservait dans un âge avancé une grande vivacité d'humeur, et montrait l'opposition la plus hardie au gouvernement actuel, Dupont (de Nemours) laissa voir quelque dépit, et, en prononçant les mots, je jure haine à la royauté, ajouta ceux-ci, et à toute espèce de tyrannie. C'était une manière de se venger, et de jurer haine au directoire sous des mots détournés. Une grande rumeur s'éleva, et on obligea Dupont (de Nemours) à s'en tenir à la formule officielle. Aux cinq cents, un nommé André voulut recourir aux mêmes expressions que Dupont (de Nemours); mais on le rappela de même à la formule. Le président du directoire prononça un discours énergique, et le gouvernement entier fit ainsi la profession de foi la plus révolutionnaire.

A cette époque arrivèrent les députés qui avaient été échangés contre la fille de Louis XVI. C'étaient Quinette, Bancal, Camus, Lamarque, Drouet et l'ex-ministre de la guerre Beurnonville. Ils firent le rapport de leur captivité; on l'écouta avec une vive indignation, on leur donna de justes marques d'intérêt, et ils prirent, au milieu de la satisfaction générale, la place que la convention leur avait assurée dans les conseils. Il avait été décrété, en effet, qu'ils seraient de droit membres du corps législatif.

Ainsi marchaient le gouvernement et les partis, pendant l'hiver de l'an
IV (1795 à 1796).

La France, qui souhaitait un gouvernement et le rétablissement des lois, commençait à goûter le nouvel état de choses, et l'aurait même approuvé tout à fait, sans les efforts qu'on exigeait d'elle pour le salut de la république. L'exécution rigoureuse des lois sur la réquisition, l'emprunt forcé, la levée du trentième cheval, l'état misérable des rentiers payés en assignats, étaient de graves sujets de plaintes; sans tous ces motifs, elle aurait trouvé le nouveau gouvernement excellent. Il n'y a que l'élite d'une nation qui soit sensible à la gloire, à la liberté, aux idées nobles et généreuses, et qui consente à leur faire des sacrifices. La masse veut du repos, et demande à faire le moins de sacrifices possible. Il est des momens où cette masse entière se réveille, mue de passions grandes et profondes: on le vit, en 1789, quand il avait fallu conquérir la liberté, et, en 1793, quand il avait fallu la défendre. Mais, épuisée par ces efforts, la grande majorité de la France n'en voulait plus faire. Il fallait un gouvernement habile et vigoureux pour obtenir d'elle les ressources nécessaires au salut de la république. Heureusement la jeunesse, toujours prête à une vie aventurière, présentait de grandes ressources pour recruter les armées. Elle montrait d'abord beaucoup de répugnance à quitter ses foyers; mais elle cédait après quelque résistance. Transportée dans les camps, elle prenait un goût décidé pour la guerre, et y faisait des prodiges de valeur. Les contribuables, dont on exigeait des sacrifices d'argent, étaient bien plus difficiles à soumettre et à concilier au gouvernement.

Les ennemis de la révolution prenaient texte des sacrifices nouveaux imposés à la France, et déclamaient dans leurs journaux contre la réquisition, l'emprunt forcé, la levée forcée des chevaux, l'état des finances, le malheur des rentiers, et la sévère exécution des lois à l'égard des émigrés et des prêtres. Ils affectaient de considérer le gouvernement comme étant encore un gouvernement révolutionnaire, et en ayant l'arbitraire et la violence. Suivant eux, on ne pouvait pas se fier encore à lui, et se livrer avec sécurité à l'avenir. Ils s'élevaient surtout contre le projet d'une nouvelle campagne; ils prétendaient qu'on sacrifiait le repos, la fortune, la vie des citoyens, à la folie des conquêtes; et semblaient fâchés que la révolution eût l'honneur de donner la Belgique à la France. Du reste, il n'était point étonnant, disaient-ils, que le gouvernement eût un pareil esprit et de tels projets, puisque le directoire et les conseils étaient remplis des membres d'une assemblée qui s'était souillée de tous les crimes.

Les patriotes, qui, en fait de reproches et de récriminations, n'étaient jamais en demeure, trouvaient au contraire le gouvernement trop faible, et se montraient déjà tout prêts à l'accuser de condescendance pour les contre-révolutionnaires. Suivant eux, on laissait rentrer les émigrés et les prêtres; on acquittait chaque jour les conspirateurs de vendémiaire; les jeunes gens de la réquisition n'étaient pas assez sévèrement ramenés aux armées; l'emprunt forcé était perçu avec mollesse. Ils désapprouvaient surtout le système financier qu'on semblait disposé à adopter. Déjà on a vu que l'idée de supprimer les assignats les avait irrités, et qu'ils avaient demandé sur-le-champ les moyens révolutionnaires qui, en 1793, ramenèrent le papier au pair. Le projet de recourir aux compagnies financières et d'établir une banque réveilla tous leurs préjugés. Le gouvernement allait, disaient-ils, se remettre dans les mains des agioteurs; il allait, en établissant une banque, ruiner les assignats, et détruire le papier-monnaie de la république, pour y substituer un papier privé, de la création des agioteurs. La suppression des rations les indigna. Rendre les subsistances au commerce libre, ne plus nourrir la ville de Paris, était une attaque à la révolution: c'était vouloir affamer le peuple et le pousser au désespoir. Sur ce point, les journaux du royalisme semblèrent d'accord avec ceux du jacobinisme, et le ministre Benezech fut accablé d'invectives par tous les partis.

Une mesure mit le comble à la colère des patriotes contre le gouvernement. La loi du 3 brumaire, en amnistiant tous les faits relatifs à la révolution, exceptait cependant les crimes particuliers, comme vols et assassinats, lesquels étaient toujours passibles de l'application des lois. Ainsi les poursuites commencées pendant les derniers temps de la convention contre les auteurs des massacres de septembre, furent continuées comme poursuites ordinaires contre l'assassinat. On jugeait en même temps les conspirateurs de vendémiaire, et ils étaient presque tous acquittés. L'instruction contre les auteurs de septembre était au contraire extrêmement rigoureuse. Les patriotes furent révoltés. Le nommé Baboeuf, jacobin forcené, déjà enfermé en prairial, et qui se trouvait libre maintenant par l'effet de la loi d'amnistie, avait commencé un journal, à l'imitation de Marat, sous le titre du Tribun du Peuple. On comprend ce que pouvait être l'imitation d'un modèle pareil. Plus violent que celui de Marat, le journal de Baboeuf n'était pas cynique, mais plat. Ce que des circonstances extraordinaires avaient provoqué, était réduit ici en système, et soutenu avec une sottise et une frénésie encore inconnues. Quand des idées qui ont préoccupé les esprits touchent à leur fin, elles restent dans quelques têtes, et s'y changent en manie et en imbécillité. Baboeuf était le chef d'une secte de malades qui soutenaient que le massacre de septembre avait été incomplet, qu'il faudrait le renouveler en le rendant général, pour qu'il fût définitif. Ils prêchaient publiquement la loi agraire, ce que les hébertistes eux-mêmes n'avaient pas osé, et se servaient d'un nouveau mot, le bonheur commun, pour exprimer le but de leur système. L'expression seule caractérisait en eux le dernier terme de l'absolutisme démagogique. On frémit en lisant les pages de Baboeuf. Les esprits de bonne foi en eurent pitié; les alarmistes feignirent de croire à l'approche d'une nouvelle terreur, et il est vrai de dire que les séances de la société du Panthéon fournissaient un prétexte spécieux à leurs craintes. C'est dans le vaste local de Sainte-Geneviève que les jacobins avaient recommencé leur club, comme nous avons dit. Plus nombreux que jamais, ils étaient près de quatre mille, vociférant à la fois, bien avant dans la nuit. Insensiblement ils avaient outrepassé la constitution, et s'étaient donné tout ce qu'elle défendait, c'est-à-dire un bureau, un président et des brevets; en un mot, ils avaient repris le caractère d'une assemblée politique. Là, ils déclamaient contre les émigrés et les prêtres, les agioteurs, les sangsues du peuple, les projets de banque, la suppression des rations, l'abolition des assignats, et les procédures instruites contre les patriotes.

Le directoire, qui de jour en jour se sentait mieux établi, et redoutait moins la contre révolution, commençait à rechercher l'approbation des esprits modérés et raisonnables. Il crut devoir sévir contre ce déchaînement de la faction jacobine. Il en avait les moyens dans la constitution et dans les lois existantes; il résolut de les employer. D'abord, il fit saisir plusieurs numéros du journal de Baboeuf, comme provoquant au renversement de la constitution; ensuite il fit fermer la société du Panthéon, et plusieurs autres formées par la jeunesse dorée, dans lesquelles on dansait et où on lisait les journaux; ces dernières étaient situées au Palais-Royal et au boulevart des Italiens, sous le titre de Société des Échecs, Salon des Princes, Salon des Arts. Elles étaient peu redoutables, et ne furent comprises dans la mesure que pour montrer de l'impartialité. L'arrêté fut publié et exécuté le 8 ventôse (27 février 1796). Une résolution demandée aux cinq-cents ajouta une condition à toutes celles que la constitution imposait déjà aux sociétés populaires: elles ne purent être composées de plus de soixante membres.

Le ministre Benezech, accusé par les deux partis, voulut demander sa démission. Le directoire refusa de l'accepter, et lui écrivit une lettre pour le féliciter de ses services. La lettre fut publiée. Le nouveau système des subsistances fut maintenu; les indigens, les rentiers et les fonctionnaires publics qui n'avaient pas mille écus de revenu, obtinrent seuls des rations. On songea aussi aux malheureux rentiers qui étaient toujours payés en papier. Les deux conseils décrétèrent qu'ils recevraient dix capitaux pour un en assignats; augmentation bien insuffisante, car les assignats n'avaient plus que la deux-centième partie de leur valeur.

Le directoire ajouta aux mesures qu'il venait de prendre, celle de rappeler enfin les députés conventionnels en mission. Il les remplaça par des commissaires du gouvernement. Ces commissaires auprès des armées et des administrations, représentaient le directoire, et surveillaient l'exécution des lois. Ils n'avaient plus comme autrefois des pouvoirs illimités auprès des armées; mais, dans un cas pressant, où le pouvoir du général était insuffisant, comme une réquisition de vivres ou de troupes, ils pouvaient prendre une décision d'urgence, qui était provisoirement exécutée, et soumise ensuite à l'approbation du directoire. Des plaintes s'étant élevées contre beaucoup de fonctionnaires choisis par le directoire dans le premier moment de son installation, il enjoignit à ses commissaires civils de les surveiller, de recueillir les plaintes qui s'élèveraient contre eux, et de lui désigner ceux dont le remplacement serait convenable.

Pour surveiller les factions, qui, obligées maintenant de se cacher, allaient agir dans l'ombre, le directoire imagina la création d'un ministère spécial de la police.

La police est un objet important dans les temps de troubles. Les trois assemblées précédentes lui avaient consacré un comité nombreux; le directoire ne crut pas devoir la laisser parmi les attributions accessoires du ministère de l'intérieur, et proposa aux deux conseils d'ériger un ministère spécial. L'opposition prétendit que c'était une institution inquisitoriale, ce qui était vrai, et ce qui malheureusement était inhérent à un temps de factions, et surtout de factions obstinées et obligées de comploter secrètement. Le projet fut approuvé. On appela le député Cochon aux fonctions de ce nouveau ministère. Le directoire aurait voulu encore des lois sur la liberté de la presse. La constitution la déclarait illimitée, sauf les dispositions qui pourraient devenir nécessaires pour en réprimer les écarts. Les deux conseils, après une discussion solennelle, rejetèrent tout projet de loi répressive. Les rôles furent encore intervertis dans cette discussion. Les partisans de la révolution, qui devaient être partisans de la liberté illimitée, demandaient des moyens de répression; et l'opposition, dont la pensée secrète inclinait plutôt à la monarchie qu'à la république, vota pour la liberté illimitée; tant les partis sont gouvernés par leur intérêt! Du reste, la décision était sage. La presse peut être illimitée sans danger: il n'y a que la vérité de redoutable; le faux est impuissant; plus il s'exagère, plus il s'use. Il n'y a pas de gouvernement qui ait péri par le mensonge. Qu'importe qu'un Baboeuf célébrât la loi agraire, qu'une Quotidienne rabaissât la grandeur de la révolution, calomniât ses héros et cherchât à relever les princes bannis! Le gouvernement n'avait qu'à laisser déclamer: huit jours d'exagération et de mensonge usent toutes les plumes des pamphlétaires et des libellistes. Mais il faut bien du temps et de la philosophie à un gouvernement pour qu'il admette ces vérités. Il n'était peut-être pas temps pour la convention de les entendre. Le directoire, qui était plus tranquille et plus assis, aurait dû commencer à les comprendre et à les pratiquer.

Les dernières mesures du directoire, telles que la clôture de la société du Panthéon, le refus d'accepter la démission du ministre Benezech, le rappel des conventionnels en mission, le changement de certains fonctionnaires, produisirent le meilleur effet; elles rassurèrent ceux qui craignaient véritablement la terreur, condamnèrent au silence ceux qui affectaient de la craindre, et satisfirent les esprits sages qui voulaient que le gouvernement se plaçât au-dessus de tous les partis. La suite, l'activité des travaux du directoire, ne contribuèrent pas moins que tout le reste à lui concilier l'estime. On commençait à espérer le repos et à supposer de la durée au régime actuel. Les cinq directeurs s'étaient entourés d'un certain appareil. Barras, homme de plaisir, faisait les honneurs du Luxembourg. C'est lui, en quelque sorte, qui représentait pour ses collègues. La société avait à peu près le même aspect que l'année précédente; elle présentait un mélange singulier de conditions, une grande liberté de moeurs, un goût effréné pour les plaisirs, un luxe extraordinaire. Les salons du directeur étaient pleins de généraux dont l'éducation et la fortune s'étaient faites en deux ans, de fournisseurs et de gens d'affaires qui s'étaient enrichis par les spéculations et les rapines, d'exilés qui rentraient et cherchaient à se rattacher au gouvernement, d'hommes à grands talens, qui, commençant à croire à la république, désiraient y prendre place, d'intrigans enfin qui couraient après la faveur. Des femmes de toute origine venaient déployer leurs charmes dans ces salons, et user de leur influence, dans un moment où tout était à demander et à obtenir. Si quelquefois les manières manquaient de cette décence et de cette dignité dont on fait tant de cas en France, et qui sont le fruit d'une société polie, tranquille et exclusive, il y régnait une extrême liberté d'esprit, et cette grande abondance d'idées positives que suggèrent la vue et la pratique des grandes choses. Les hommes qui composaient cette société étaient affranchis de toute espèce de routine; ils ne répétaient pas d'insignifiantes traditions; ce qu'ils savaient ils l'avaient appris par leur propre expérience. Ils avaient vu les plus grands événemens de l'histoire, ils y avaient pris, ils y prenaient part encore; et il est aisé de se figurer ce qu'un tel spectacle devait réveiller d'idées chez des esprits jeunes, ambitieux et pleins d'espérance. Là brillait au premier rang le jeune Hoche, qui, de simple soldat aux gardes-françaises, était devenu en une campagne général en chef, et s'était donné en deux ans l'éducation la plus soignée. Beau, plein de politesse, renommé comme un des premiers capitaines de son temps, et âgé à peine de vingt-sept ans, il était l'espoir des républicains, et l'idole de ces femmes éprises de la beauté, du talent et de la gloire. A côté de lui, on remarquait déjà le jeune Bonaparte, qui n'avait point encore de renommée, mais dont les services à Toulon et au 13 vendémiaire étaient connus, dont le caractère et la personne étonnaient par leur singularité, et dont l'esprit était frappant d'originalité et de vigueur. Dans cette société, où madame Tallien étalait sa beauté, madame Beauharnais sa grâce, madame de Staël déployait tout l'éclat de son esprit, agrandi par les circonstances et la liberté.

Ces jeunes hommes appelés à dominer dans l'état choisissaient leurs épouses, quelquefois parmi des femmes d'ancienne condition, qui se trouvaient honorées de leur choix, quelquefois dans les familles des enrichis du temps, qui voulaient ennoblir la fortune par la réputation. Bonaparte venait d'épouser la veuve de l'infortuné général Beauharnais. Chacun songeait à faire sa destinée, et la prévoyait grande. Une foule de carrières étaient ouvertes. La guerre sur le continent, la guerre sur la mer, la tribune, les magistratures, une grande république en un mot à défendre et à gouverner, c'étaient là de grands buts, dignes d'enflammer les esprits! Le gouvernement avait fait récemment une acquisition précieuse, celle d'un écrivain ingénieux et profond, qui consacrait son jeune talent à concilier les esprits à la nouvelle république. M. Benjamin Constant venait de publier une brochure intitulée: De la Force du gouvernement, qui avait produit une grande sensation. Il y démontrait la nécessité de se rattacher à un gouvernement qui était le seul espoir de la France et de tous les partis.

C'était toujours le soin des finances qui occupait le plus le gouvernement. Les dernières mesures n'étaient qu'un ajournement de la difficulté. On avait donné au gouvernement une certaine quantité de biens à vendre, la faculté d'engager les grandes forêts, l'emprunt forcé, et on lui avait laissé la planche aux assignats comme ressource extrême. Pour devancer le produit de ces différentes ressources, il avait, comme on a vu, créé 60 millions de rescriptions, espèces de bons de l'échiquier, ou de bons royaux, acquittables avec le premier numéraire qui rentrerait dans les caisses. Mais ces rescriptions n'avaient obtenu cours que très difficilement. Les banquiers réunis pour concerter un projet de banque territoriale, fondée sur les biens nationaux, s'étaient retirés en entendant les cris poussés par les patriotes contre les agioteurs et les traitans. L'emprunt forcé se percevait beaucoup plus lentement qu'on ne l'avait cru. La répartition portait sur des bases extrêmement arbitraires, puisque l'emprunt devait être frappé sur les classes les plus aisées; chacun réclamait, et chaque part de l'emprunt à percevoir occasionnait une contestation aux percepteurs. A peine un tiers était rentré en deux mois. Quelques millions en numéraire et quelques milliards en papier avaient été perçus. Dans l'insuffisance de cette ressource, on avait eu encore recours au moyen extrême, laissé au gouvernement pour suppléer à tous les autres, la planche aux assignats. Les émissions avaient été portées depuis les deux derniers mois, à la somme inouïe de 45 milliards: 20 milliards avaient à peine fourni 100 millions, car les assignats ne valaient plus que le deux-centième de leur titre. Décidément le public n'en voulait plus du tout, car ils n'étaient plus bons à rien. Ils ne pouvaient servir au remboursement des créances, qui était suspendu; ils ne pouvaient solder que la moitié des fermages et de l'impôt, car l'autre moitié se payait en nature; ils étaient refusés dans les marchés ou reçus d'après leur valeur réduite; enfin, on ne les prenait dans la vente des biens qu'au taux même des marchés, les enchères faisant toujours monter l'offre à proportion de l'avilissement du papier. On n'en pouvait donc faire aucun emploi capable de leur donner quelque valeur. Une émission dont on ne connaissait pas le terme, faisait prévoir encore des chiffres extraordinaires qui rendraient les sommes les plus modiques. Les milliards signifiaient tout au plus des millions. Cette chute, dont nous avons parlé[1] lorsqu'on refusa d'interdire les enchères dans la vente des biens, était réalisée.

[Footnote 1: Voyez tom. VIII, page 191 et suiv.]

Les esprits dans lesquels la révolution avait laissé ses préjugés, car tous les systèmes et toutes les puissances en laissent, voulaient qu'on relevât les assignats, en affectant une grande quantité de biens à leur hypothèque, et en employant des mesures violentes pour les faire circuler. Mais il n'y a rien au monde de plus impossible à rétablir que la réputation d'une monnaie: il fallait donc renoncer aux assignats.

On se demande pourquoi on n'abolissait pas tout de suite le papier-monnaie, en le réduisant à sa valeur réelle, qui était de 20 millions au plus, et en exigeant le paiement des impôts et des biens nationaux, soit en numéraire, soit en assignats au cours? Le numéraire en effet reparaissait, et avec quelque abondance, surtout dans les provinces; ainsi c'était une véritable erreur que de craindre sa rareté; car le papier comptait pour 200 millions dans la circulation: mais une autre raison empêcha de renoncer au papier-monnaie. La seule richesse, il faut le dire toujours, consistait dans les biens nationaux. Leur vente ne paraissait ni assurée ni prochaine. Ne pouvant donc attendre que leur valeur vînt spontanément au trésor par les ventes, il fallait la représenter d'avance en papier, et l'émettre pour la retirer ensuite; en un mot, il fallait dépenser le prix avant de l'avoir reçu. Cette nécessité de dépenser avant d'avoir vendu fit songer à la création d'un nouveau papier.

Les cédules, qui étaient une hypothèque spéciale sur chaque bien, entraînaient de longs délais, car il fallait qu'elles portassent l'enonciation de chaque domaine; d'ailleurs elles dépendaient de la volonté du preneur, et ne levaient pas la véritable difficulté. On imagina un papier qui, sous le nom de mandats, représentait une valeur fixe de bien. Tout domaine devait être délivré sans enchère et sur simple procès-verbal, pour prix en mandats, égal à celui de 1790 (vingt-deux fois le revenu). On devait créer 2 milliards 400 millions de ces mandats, et leur affecter sur-le-champ 2 milliards 400 millions de biens, estimation de 1790. Ainsi, ces mandats ne pouvaient subir d'autre variation que celle des biens eux-mêmes, puisqu'ils en représentaient une quantité fixe. Ils ne pouvaient pas à la vérité se trouver au pair de l'argent, car les biens ne valaient pas ce qu'ils valaient en 1790; mais ils devaient avoir la valeur même des biens.

On résolut d'employer une partie de ces mandats à retirer les assignats. La planche des assignats fut brisée le 30 pluviôse an IV (19 février). 45 milliards 500 millions avaient été émis. Par les différentes rentrées, soit de l'emprunt, soit de l'arriéré, la quantité circulante avait été réduite à 36 milliards, et devait l'être bientôt à 24. Ces 24 milliards, en les réduisant au trentième, représentaient 800 millions: on décréta qu'ils seraient échangés contre 800 millions de mandats, ce qui était une liquidation de l'assignat au trentième de sa valeur nominale; 400 millions de mandats devaient être émis en outre pour le service public, et les 1,200 millions restans enfermés dans la caisse à trois clés, pour en sortir par décret, au fur et à mesure des besoins.

Cette création des mandats était une réimpression des assignats, avec un chiffre moindre, une autre dénomination, et une valeur déterminée par rapport aux biens. C'était comme si on eût créé, outre les 24 milliards devant rester en circulation, 48 autres milliards, ce qui aurait fait 72; c'était comme si on eût décidé que ces 72 milliards seraient reçus en paiement des biens, pour trente fois la valeur de 1790, ce qui supposait 2 milliards 400 millions de biens affectés en hypothèque. Ainsi, le chiffre était réduit, le rapport aux biens fixé, et le nom changé.

Les mandats furent créés le 26 ventôse (16 mars). Les biens durent être mis sur-le-champ en vente, et délivrés aux porteurs de mandats sur simple procès-verbal. La moitié du prix devait être payée dans la première décade, le reste dans trois mois. Les forêts nationales étaient mises à part; et les 2 milliards 400 millions de biens étaient pris sur les biens de moins de trois cents arpens. Sur-le-champ on prit les mesures que nécessite l'adoption d'un papier-monnaie. Le mandat était la monnaie de la république, tout devait être payé en mandats. Les créances stipulées en numéraire, les baux, les fermages, les intérêts des capitaux, les impôts, excepté l'impôt arriéré, les rentes sur l'état, les pensions, les appointemens des fonctionnaires publics, durent être payés en mandats. Il y eut de grandes discussions sur la contribution foncière. Ceux qui prévoyaient que les mandats pourraient tomber comme l'assignat, voulaient que, pour assurer à l'état une rentrée certaine, on continuât de payer la contribution foncière en nature. On leur objecta les difficultés de la perception, et on décida qu'elle aurait lieu en mandats, ainsi que celle des douanes, des droits d'enregistrement, de timbre, des postes, etc. On ne s'en tint pas là; on crut devoir accompagner la création du nouveau papier des sévérités ordinaires qui accompagnent l'emploi des valeurs forcées; on déclara que l'or et l'argent ne seraient plus considérés comme marchandises, et qu'on ne pourrait plus vendre le papier contre l'or, ni l'or contre le papier. Après les expériences qu'on avait faites, cette mesure était misérable. On venait d'en prendre en même temps une autre qui ne l'était pas moins, et qui nuisit dans l'opinion au directoire: ce fut la clôture de la Bourse. Il aurait dû savoir que la clôture d'un marché public n'empêchait pas qu'il s'en établît des milliers ailleurs.

En faisant des mandats la monnaie nouvelle, et en les mettant partout à la place du numéraire, le gouvernement commettait une erreur grave. Même en se soutenant, le mandat ne pouvait jamais égaler le taux de l'argent. Le mandat valait, si l'on veut, autant que la terre, mais il ne pouvait valoir davantage. Or, la terre ne valait pas la moitié du prix de 1790; un bien, même patrimonial, de 100,000 francs, ne se serait pas payé 50,000 en argent. Comment 100,000 francs en mandats en auraient-ils valu 100,000 en numéraire? Il aurait donc fallu admettre au moins cette différence. Le gouvernement devait donc, indépendamment de toutes les autres causes de dépréciation, trouver un premier mécompte provenant de la dépréciation des biens.

On était si pressé, qu'on fit circuler des promesses de mandats, en attendant que les mandats eux-mêmes fussent prêts à être émis. Sur-le-champ ces promesses circulèrent à une valeur très-inférieure à leur valeur nominale. On fut extrêmement alarmé, et on se dit que le nouveau papier, duquel on espérait tant, allait tomber comme les assignats, et laisser la république sans aucune ressource. Cependant il y avait une cause de cette chute anticipée, et on pouvait bientôt la lever. Il fallait rédiger des instructions à l'usage des administrations locales, pour régler les cas extrêmement compliqués que ferait naître la vente des biens sur simple procès-verbal; et ce travail exigeait beaucoup de temps et retardait l'ouverture des ventes. Pendant cet intervalle, le mandat tombait, et on disait que sa valeur baisserait si rapidement, que l'état ne voudrait pas ouvrir les ventes et abandonner les biens pour une valeur nulle; qu'il allait arriver aux mandats ce qui était arrivé aux assignats; qu'ils se réduiraient successivement à rien, et qu'alors on les recevrait en paiement des biens, non à leur valeur d'émission, mais à leur valeur réduite. Les malveillans faisaient entendre ainsi que le nouveau papier était un leurre, que jamais les biens ne seraient aliénés, et que la république voulait se les réserver comme un gage apparent et éternel de toutes les espèces de papier qu'il lui plairait d'émettre. Cependant les ventes s'ouvrirent. Les souscriptions furent nombreuses. Le mandat de 100 fr. était tombé à 15 fr. Il remonta successivement à 30, 40, et en quelques lieux à 88 francs. On espéra donc un instant le succès de la nouvelle opération.

C'était au milieu des factions secrètement conjurées contre lui que le directoire se livrait à ces travaux. Les agens de la royauté continuaient leurs secrètes menées. La mort de Lemaître ne les avait pas dispersés. Brottier, acquitté, était devenu le chef de l'agence. Duverne de Presle, Laville-Heurnois, Despomelles, s'étaient réunis à lui, et formaient secrètement le comité royal. Ces misérables brouillons n'avaient pas plus d'influence que par le passé; ils intriguaient, demandaient de l'argent à grands cris, écrivaient de nombreuses correspondances, et promettaient merveilles. Ils étaient toujours les intermédiaires entre le prétendant et la Vendée, où ils avaient de nombreux agens. Ils persistaient dans leurs idées, et voyant l'insurrection comprimée par Hoche, et prête à expirer sous ses coups, ils se confirmaient toujours davantage dans le système de tout faire à Paris, même par un mouvement de l'intérieur. Ils se vantaient, comme du temps de la convention, d'être en rapport avec plusieurs députés du nouveau tiers, et ils prétendaient qu'il fallait temporiser, travailler l'opinion par des journaux, déconsidérer le gouvernement, et tout préparer pour que les élections de l'année suivante amenassent un nouveau tiers de députés entièrement contre-révolutionnaires. Ils se flattaient ainsi de détruire la constitution républicaine par les moyens de la constitution même. Ce plan était certainement le moins chimérique, et c'est celui qui donne l'idée la plus favorable de leur intelligence.

Les patriotes de leur côté préparaient des complots, mais autrement dangereux par les moyens qu'ils avaient à leur disposition. Chassés du Panthéon, condamnés tout à fait par le gouvernement, qui s'était séparé d'eux, et qui leur retirait leurs emplois, ils s'étaient déclarés contre lui, et étaient devenus ses ennemis irréconciliables. Se voyant poursuivis et observés avec un grand soin, ils n'avaient plus trouvé d'autre ressource que de conspirer très-secrètement, et de manière à ce que les chefs de la conspiration restassent tout à fait inconnus. Ils s'étaient choisis quatre pour former un directoire secret de salut public; Baboeuf et Drouet étaient du nombre. Le directoire secret devait communiquer avec douze agens principaux qui ne se connaissaient pas les uns les autres, et chargés d'organiser des sociétés de patriotes dans tous les quartiers de Paris. Ces douze agens, agissant ainsi chacun de leur côté, avaient défense de nommer les quatre membres du directoire secret; ils devaient parler et se faire obéir au nom d'une autorité mystérieuse et suprême, qui était instituée pour diriger les efforts des patriotes vers ce qu'ils appelaient le bonheur commun. De cette manière les fils de la conspiration étaient presque insaisissables; car, en supposant qu'on en saisît un, les autres restaient toujours inconnus. Cette organisation s'établit, en effet, comme l'avait projeté Baboeuf; des sociétés de patriotes existaient dans tout Paris, et, par l'intermédiaire des douze agens principaux, recevaient l'impulsion d'une autorité inconnue.

Baboeuf et ses collègues cherchaient quel serait le mode employé pour opérer ce qu'ils appelaient la délivrance, et à qui on remettrait l'autorité, quand on aurait égorgé le directoire, dispersé les conseils, et mis le peuple en possession de sa souveraineté. Ils se défiaient déjà beaucoup trop des provinces et de l'opinion pour courir la chance d'une élection, et appeler une assemblée nouvelle. Ils voulaient tout simplement en nommer une composée de jacobins d'élite, pris dans chaque département. Ils devaient faire ce choix eux-mêmes, et compléter cette assemblée en y ajoutant tous les montagnards de l'ancienne convention qui n'avaient pas été réélus. Encore ces montagnards ne leur semblaient pas donner de suffisantes garanties, car beaucoup avaient adhéré, dans les derniers temps de la convention, à ce qu'ils appelaient les mesures liberticides, et avaient même accepté des fonctions du directoire. Cependant ils avaient fini par tomber d'accord sur l'admission dans la nouvelle assemblée de soixante-huit d'entre eux, qui passaient pour les plus purs. Cette assemblée devait s'emparer de tous les pouvoirs, jusqu'à ce que le bonheur commun fût assuré.

Il fallait s'entendre avec les conventionnels non réélus, dont la plupart étaient à Paris. Baboeuf et Drouet entrèrent en communication avec eux. Il y eut de grandes discussions sur le choix des moyens. Les conventionnels trouvaient trop extraordinaires ceux que proposait le directoire insurrecteur. Ils voulaient le rétablissement de l'ancienne convention, avec l'organisation prescrite par la constitution de 1793. Enfin on s'entendit, et l'insurrection fut préparée pour le mois de floréal (avril-mai). Les moyens dont le directoire secret se proposait d'user, étaient vraiment effrayans. D'abord il s'était mis en correspondance avec les principales villes de France, pour que la révolution fût simultanée et semblable partout. Les patriotes devaient partir de leurs quartiers en portant des guidons sur lesquels seraient écrits ces mots: Liberté, Égalité, Constitution de 1793, Bonheur commun. Quiconque résisterait au peuple souverain serait mis à mort. On devait égorger les cinq directeurs, certains membres des cinq-cents, le général de l'armée de l'intérieur; on devait s'emparer du Luxembourg, de la Trésorerie, du télégraphe, des arsenaux et du dépôt d'artillerie de Meudon. Pour engager le peuple à se soulever et ne plus le payer de vaines promesses, on devait obliger tous les habitans aisés de loger, héberger et nourrir chaque homme qui aurait pris part à l'insurrection. Les boulangers, les marchands de vin seraient tenus de fournir du pain et des boissons au peuple, moyennant une indemnité que leur paierait la république, et sous peine d'être pendus à la lanterne en cas de refus. Tout soldat qui passerait du côté de l'insurrection aurait son équipement en propriété, recevrait une somme d'argent, et aurait la faculté de retourner dans ses foyers. On espérait gagner ainsi tous ceux qui servaient à regret. Quant aux soldats de métier qui avaient pris goût à la guerre, on leur donnait à piller les maisons des royalistes. Pour tenir les armées au complet, et remplacer ceux qui rentreraient dans leurs foyers, on se proposait d'accorder aux soldats des avantages tels, qu'on ferait lever spontanément une multitude de nouveaux volontaires.

On voit quelles combinaisons terribles et insensées avaient conçues ces esprits désespérés. Ils désignèrent Rossignol, l'ex-général de la Vendée, pour commander l'armée parisienne d'insurrection. Ils avaient pratiqué des intelligences dans cette légion de police qui faisait partie de l'armée de l'intérieur, et toute composée de patriotes, de gendarmes des tribunaux, d'anciens gardes-françaises. Elle se mutina en effet, mais trop tôt, et fut dissoute par le directoire. Le ministre de la police Cochon, qui suivait les progrès de la conspiration, qui lui fut dénoncée par un officier de l'armée de l'intérieur qu'on avait voulu enrôler, la laissa se continuer pour en saisir tous les fils. Le 20 floréal (9 mai), Baboeuf, Drouet, et les autres chefs et agens devaient se réunir rue Bleue, chez un menuisier. Des officiers de police, apostés dans les environs, saisirent les conspirateurs, et les conduisirent sur-le-champ en prison. On arrêta en outre les ex-conventionnels Laignelot, Vadier, Amar, Ricard, Choudieu, le Piémontais Buonarotti, l'ex-membre de l'assemblée législative Antonelle, Pelletier (de Saint-Fargeau), frère de celui qui avait été assassiné. On demanda aussitôt aux deux conseils la mise en accusation de Drouet, qui était membre des cinq-cents, et on les envoya tous devant la haute cour nationale, qui n'était pas encore organisée, et qu'on se mit à organiser sur-le-champ. Baboeuf, dont la morgue égalait le fanatisme, écrivit au directoire une lettre singulière, et qui peignait le délire de son esprit. «Je suis une puissance, écrivait-il aux cinq directeurs; ne craignez donc pas de traiter avec moi d'égal à égal. Je suis le chef d'une secte formidable que vous ne détruirez pas en m'envoyant à la mort, et qui, après mon supplice, n'en sera que plus irritée et plus dangereuse. Vous n'avez qu'un seul fil de la conspiration; ce n'est rien d'avoir arrêté quelques individus; les chefs renaîtront sans cesse. Épargnez-vous de verser du sang inutile; vous n'avez pas encore fait beaucoup d'éclat, n'en faites pas davantage, traitez avec les patriotes; ils se souviennent que vous fûtes autrefois des républicains sincères; ils vous pardonneront, si vous voulez concourir avec eux au salut de la république.»

Le directoire ne fit aucun cas de cette lettre extravagante, et ordonna l'instruction du procès. Cette instruction devait être longue, car on voulait procéder dans toutes les formes. Ce dernier acte de vigueur acheva de consolider le directoire dans l'opinion générale. La fin de l'hiver approchait; les factions étaient surveillées et contenues; l'administration était dirigée avec zèle et avec soin; le papier-monnaie renouvelé donnait seul des inquiétudes; il avait fourni cependant des ressources momentanées pour faire les premiers préparatifs de la campagne qui allait s'ouvrir. En effet, la saison des opérations militaires était arrivée. Le ministère anglais, toujours astucieux dans sa politique, avait tenté auprès du gouvernement français la démarche dont l'opinion publique lui faisait un devoir. Il avait chargé son agent en Suisse, Wickam, d'adresser des questions insignifiantes au ministre de France, Barthélémy. Cette ouverture, faite le 17 ventôse (7 mars 1796), avait pour but de demander si la France était disposée à la paix, si elle consentirait à un congrès pour en discuter les conditions, si elle voulait faire connaître à l'avance les bases principales sur lesquelles elle était résolue à traiter. Une pareille démarche n'était qu'une vaine satisfaction donnée par Pitt à sa nation, afin d'être autorisé par un refus de la France à demander de nouveaux sacrifices. Si en effet Pitt avait été sincère, il n'aurait pas chargé de cette ouverture un agent sans pouvoirs; il n'aurait pas demandé un congrès européen, qui, par la complication des questions, ne pouvait rien terminer, et que la France d'ailleurs avait déjà refusé à l'Autriche par l'intermédiaire du Danemarck; enfin il n'aurait pas demandé sur quelles bases la négociation devait s'ouvrir, puisqu'il savait que, d'après la constitution, les Pays-Bas étaient devenus partie du territoire français, et que le gouvernement actuel ne pouvait consentir à les en détacher. Le directoire, qui ne voulait pas être pris pour dupe, fit répondre à Wickam que ni la forme ni l'objet de cette démarche n'étaient de nature à faire croire à sa sincérité; que, du reste, pour démontrer ses intentions pacifiques, il consentait à faire une réponse à des questions qui n'en méritaient pas, et qu'il déclarait vouloir traiter sur les bases seules fixées par la constitution. C'était annoncer d'une manière définitive que la France ne renoncerait jamais à la Belgique. La lettre du directoire, écrite avec convenance et fermeté, fut aussitôt publiée avec celle de Wickam. C'était le premier exemple d'une diplomatie franche et ferme sans jactance.

Chacun approuva le directoire, et de part et d'autre on se prépara en Europe à recommencer les hostilités. Pitt demanda au parlement un nouvel emprunt de 7 millions sterling, et il s'efforça d'en négocier un autre de 3 millions pour l'empereur. Il avait beaucoup travaillé auprès du roi de Prusse pour le tirer de sa neutralité et le faire rentrer dans la lutte; il lui offrit des fonds, et lui représenta qu'arrivant à la fin de la guerre, lorsque tous les partis étaient épuisés, il aurait une supériorité assurée. Le roi de Prusse, ne voulant pas retomber dans ses premières fautes, ne se laissa pas abuser et persista dans sa neutralité. Une partie de son armée, stationnée en Pologne, veillait à l'incorporation des nouvelles conquêtes; l'autre, rangée le long du Rhin, était prête à défendre la ligne de neutralité contre celle des puissances qui la violerait, et à prendre sous sa protection ceux des états de l'Empire qui réclameraient la médiation prussienne. La Russie, toujours féconde en promesses, n'envoyait pas encore de troupes, et s'occupait à organiser la part de territoire qui lui était échue en Pologne.

L'Autriche, enflée de ses succès à la fin de la campagne précédente, se préparait à la guerre avec ardeur, et se livrait aux espérances les plus présomptueuses. Le général auquel elle devait ce léger retour de fortune, avait cependant été destitué, malgré tout l'éclat de sa gloire. Clerfayt, ayant déplu au conseil aulique, fut remplacé dans le commandement de l'armée du Bas-Rhin par le jeune archiduc Charles, dont on espérait beaucoup sans cependant prévoir encore ses talens. Il avait montré dans les campagnes précédentes les qualités d'un bon officier. Wurmser commandait toujours l'armée du Haut-Rhin. Pour décider le roi de Sardaigne à continuer la guerre, on avait envoyé un renfort considérable à l'armée impériale qui se battait en Piémont; et on lui avait donné le général Beaulieu, qui s'était acquis beaucoup de réputation dans les Pays-Bas. L'Espagne, commençant à jouir de la paix, était attentive à la nouvelle lutte qui allait s'ouvrir, et, maintenant mieux éclairée sur ses véritables intérêts, faisait des voeux pour la France.

Le directoire, zélé comme un gouvernement nouveau, et jaloux d'illustrer son administration, méditait de grands projets. Il avait mis ses armées dans un état de force respectable; mais il n'avait pu que leur envoyer des hommes, sans leur fournir les approvisionnemens nécessaires. Toute la Belgique avait été mise à contribution pour nourrir l'armée de Sambre-et-Meuse; des efforts extraordinaires avaient été faits pour faire vivre celle du Rhin au milieu des Vosges. Cependant on n'avait pu ni leur procurer des moyens de transport, ni remonter leur cavalerie. L'armée des Alpes avait vécu des magasins pris aux Autrichiens après la bataille de Loano; mais elle n'était ni vêtue, ni chaussée, et le prêt était arriéré. La victoire de Loano était ainsi demeurée sans résultat. Les armées des provinces de l'Ouest se trouvaient, grâce aux soins de Hoche, dans un meilleur état que toutes les autres, sans être cependant pourvues de tout ce dont elles avaient besoin. Mais, malgré cette pénurie, nos armées, habituées à souffrir, à vivre d'expédiens, et d'ailleurs aguerries par leurs belles campagnes, étaient disposées à de grandes choses.

Le directoire méditait, disons-nous, de vastes projets. Il voulait finir dès le printemps la guerre de la Vendée, et prendre ensuite l'offensive sur tous les points. Son but était de porter les armées du Rhin en Allemagne pour bloquer et assiéger Mayence, achever la soumission des princes de l'Empire, isoler l'Autriche, transporter le théâtre de la guerre au sein des états héréditaires, et faire vivre ses troupes aux dépens de l'ennemi dans les riches vallées du Mein et du Necker. Quant à l'Italie, il nourrissait de plus vastes pensées encore, suggérées par le général Bonaparte. Comme on n'avait pas profité de la victoire de Loano, il fallait, suivant ce jeune officier, en remporter une seconde, décider le roi de Piémont à la paix, ou lui enlever ses états, franchir ensuite le Pô, et venir enlever à l'Autriche le plus beau fleuron de sa couronne, la Lombardie. Là était le théâtre des opérations décisives; là on allait porter les coups les plus sensibles à l'Autriche, conquérir des équivalens pour payer les Pays-Bas, décider la paix, et peut-être affranchir la belle Italie. D'ailleurs on allait nourrir et restaurer la plus pauvre de nos armées, au milieu de la contrée la plus fertile de la terre.

Le directoire, s'arrêtant à ces idées, fit quelques changemens dans le commandement de ses armées. Jourdan conserva le commandement qu'il avait si bien mérité à la tête de l'armée de Sambre-et-Meuse. Pichegru, qui avait trahi sa patrie, et dont le crime était déjà soupçonné, fut remplacé par Moreau, qui commandait en Hollande. On offrit à Pichegru l'ambassade en Suède, qu'il refusa. Beurnonville, venu récemment de captivité, remplaça Moreau dans le commandement de l'armée française en Hollande. Schérer, dont on était mécontent pour n'avoir pas su profiter de la victoire de Loano, fut remplacé. On voulait un jeune homme entreprenant pour essayer une campagne hardie. Bonaparte, qui s'était déjà distingué à l'armée d'Italie, qui d'ailleurs paraissait si pénétré des avantages d'une marche au-delà des Alpes, parut l'homme le plus propre à remplacer Schérer. Il fut promu du commandement de l'armée de l'intérieur à celui de l'armée d'Italie. Il partit sur-le-champ pour se rendre à Nice. Plein d'ardeur et de joie, il dit en partant, que dans un mois il serait à Milan ou à Paris. Cette ardeur paraissait téméraire; mais chez un jeune homme, et dans une entreprise hasardeuse, elle était de bon augure.

Des changemens pareils furent opérés dans les trois armées qui gardaient les provinces insurgées. Hoche, mandé à Paris pour concerter avec le directoire un plan qui mît fin à la guerre civile, y avait obtenu la plus juste faveur, et reçu les plus grands témoignages d'estime. Le directoire, reconnaissant la sagesse de ses plans, les avait tous approuvés; et pour que personne n'en pût contrarier l'exécution, il avait réuni les trois armées des côtes de Cherbourg, dés côtes de Brest et de l'Ouest, en une seule, sous le titre d'armée des côtes de l'Océan, et lui en avait donné le commandement supérieur. C'était la plus grande armée de la république, car elle s'élevait à cent mille hommes, s'étendait sur plusieurs provinces, et exigeait dans le chef une réunion de pouvoirs civils et militaires tout à fait extraordinaires. Un commandement aussi vaste était la plus grande preuve de confiance qu'on pût donner à un général. Hoche la méritait certainement. Possédant à vingt-sept ans une réunion de qualités militaires et civiles, qui deviennent souvent dangereuses à la liberté, nourrissant même une grande ambition, il n'avait pas cette coupable audace d'esprit qui peut porter un capitaine illustre à ambitionner plus que la qualité de citoyen; il était républicain sincère, et égalait Jourdan en patriotisme et en probité. La liberté pouvait applaudir sans crainte à ses succès, et lui souhaiter des victoires.

Hoche n'avait guère passé qu'un mois à Paris. Il était retourné sur-le-champ dans l'Ouest, afin d'avoir achevé la pacification de la Vendée à la fin de l'hiver ou au commencement du printemps. Son plan de désarmement et de pacification fut rédigé en articles, et converti en arrêté par le directoire. Il était convenu, d'après ce plan, qu'un cordon de désarmement envelopperait toutes les provinces insurgées, et les parcourrait successivement. En attendant leur complète pacification, elles étaient soumises au régime militaire. Toutes les villes étaient déclarées en état de siége. Il était reconnu en principe que l'armée devait vivre aux dépens du pays insurgé; par conséquent Hoche était autorisé à percevoir l'impôt et l'emprunt forcé soit en nature, soit en espèces, comme il lui conviendrait, et à former des magasins et des caisses pour l'entretien de l'armée. Les villes aux quelles les campagnes faisaient la guerre des subsistances, en cherchant à les affamer, devaient être approvisionnées militairement par des colonnes attachées aux principales d'entre elles. Le pardon était accordé à tous les rebelles qui déposeraient leurs armes. Quant aux chefs, ceux qui seraient pris les armes à la main devaient être fusillés; ceux qui se soumettraient seraient ou détenus ou en surveillance dans des villes désignées, ou conduits hors de France. Le directoire, approuvant le projet de Hoche, qui consistait à pacifier d'abord la Vendée avant de songer à la Bretagne, l'autorisait à terminer ses opérations sur la rive gauche de la Loire, avant de ramener ses troupes sur la rive droite. Dès que la Vendée serait entièrement soumise, une ligne de désarmement devait embrasser toute la Bretagne, depuis Granville jusqu'à la Loire, et s'avancer ainsi, en parcourant la péninsule bretonne, jusqu'à l'extrémité du Finistère. C'était à Hoche à fixer le moment où ces provinces, lui paraissant soumises, seraient affranchies du régime militaire et rendues au système constitutionnel.

Hoche, arrivé à Angers vers la fin de nivôse (mi-janvier), trouva ses opérations fort dérangées par son absence. Le succès de son plan, dépendant surtout de la manière dont il serait exécuté, exigeait indispensablement sa présence. Le général Willot l'avait mal suppléé. La ligne de désarmement faisait peu de progrès. Charette l'avait franchie, et avait repassé sur les derrières. Le système régulier d'approvisionnement étant mal suivi, et l'armée ayant souvent manqué du nécessaire, elle s'était livrée de nouveau à l'indiscipline, et avait commis des actes capables d'aliéner les habitans. Sapinaud, après avoir fait, comme on l'a vu, une tentative hostile sur Montaigu, avait obtenu du général Willot une paix ridicule, à laquelle Hoche ne pouvait pas consentir. Enfin Stofflet, jouant toujours le prince, et Bernier le premier ministre, se renforçaient des déserteurs qui abandonnaient Charette, et faisaient des préparatifs secrets. Les villes de Nantes et d'Angers manquaient de vivres. Les patriotes réfugiés des pays environnans s'y étaient amassés, et se livraient, dans des clubs, à des déclamations furibondes et dignes des jacobins. Enfin on répandait que Hoche n'avait été rappelé à Paris que pour perdre son commandement. Les uns le disaient destitué comme royaliste, les autres comme jacobin.

Son retour dissipa tous les bruits, et répara les maux causés par son absence. Il fit recommencer le désarmement, remplir les magasins, approvisionner les villes; il les déclara toutes en état de siége; et, autorisé dès lors à y exercer la dictature militaire, il ferma les clubs jacobins formés par les réfugiés, et surtout une société connue à Nantes sous le titre de Chambre ardente. Il refusa de ratifier la paix accordée à Sapinaud; il fit occuper son pays, et lui laissa à lui la faculté de sortir de France, ou de courir les bois, sous peine d'être fusillé s'il était pris. Il fit resserrer Stofflet plus étroitement que jamais, et recommencer les poursuites contre Charette. il confia à l'adjudant-général Travot, qui joignait à une grande intrépidité toute l'activité d'un partisan, le soin de poursuivre Charette avec plusieurs colonnes d'infanterie légère et de cavalerie, de manière à ne lui laisser ni repos, ni espoir.

Charette, en effet, poursuivi jour et nuit, n'avait plus aucun moyen d'échapper. Les habitans du Marais, désarmés, surveillés, ne pouvaient plus lui être d'aucun secours. Ils avaient livré déjà plus de sept mille fusils, quelques pièces de canon, quarante barils de poudre, et ils étaient dans l'impossibilité de reprendre les armes. L'auraient-ils pu d'ailleurs, ils ne l'auraient pas voulu, parce qu'ils se sentaient heureux du repos dont ils jouissaient, et qu'ils craignaient de s'exposer à de nouvelles dévastations. Les paysans venaient dénoncer aux officiers républicains les chemins où Charette passait, les retraites où il allait reposer un instant sa tête; et quand ils pouvaient s'emparer de quelques-uns de ceux qui l'accompagnaient, ils les livraient à l'armée. Charette, à peine escorté d'une centaine de serviteurs dévoués, et suivi de quelques femmes qui servaient à ses plaisirs, ne songeait pas cependant à se rendre. Plein de défiance, il faisait quelquefois massacrer ses hôtes, quand il craignait d'en être trahi. Il fit, dit-on, mettre à mort un curé qu'il soupçonnait de l'avoir dénoncé aux républicains. Travot le rencontra plusieurs fois, lui tua une soixantaine d'hommes, plusieurs de ses officiers, et entre autres son frère. Il ne lui resta plus que quarante ou cinquante hommes.

Pendant que Hoche le faisait harceler sans relâche, et poursuivait son projet de désarmement, Stofflet se voyait avec effroi entouré de toutes parts, et sentait bien que Charette, Sapinaud, détruits, et tous les chouans soumis, on ne souffrirait pas long-temps l'espèce de principauté qu'il s'était arrogée dans le Haut-Anjou. Il pensa qu'il ne fallait pas attendre, pour agir, que tous les royalistes fussent exterminés; alléguant pour prétexte un règlement de Hoche, il leva de nouveau l'étendard de la révolte, et reprit les armes. Hoche était en ce moment sur les bords de la Loire, et il fallait se rendre dans le Calvados pour juger de ses yeux l'état de la Normandie et de la Bretagne. Il ajourna aussitôt son départ, et fit ses préparatifs pour enlever Stofflet avant que sa révolte pût acquérir quelque importance. Hoche, du reste, était charmé que Stofflet lui fournît lui-même l'occasion de rompre la pacification. Cette guerre l'embarrassait peu, et lui permettait de traiter l'Anjou comme le Marais et la Bretagne. Il fit partir ses colonnes de plusieurs points à la fois, de la Loire, du Layon et de la Sèvre Nantaise. Stofflet, assailli de tous les côtés, ne put tenir nulle part. Les paysans de l'Anjou étaient encore plus sensibles aux douceurs de la paix que ceux du Marais; ils n'avaient point répondu à l'appel de leur ancien chef, et l'avaient laissé commencer la guerre avec les mauvais sujets du pays et les émigrés dont son camp était rempli. Deux rassemblemens qu'il avait formés furent dispersés, et lui-même se vit obligé de courir, comme Charette, à travers les bois. Mais il n'avait ni l'opiniâtreté, ni la dextérité de ce chef, et son pays n'était pas aussi heureusement disposé pour cacher une troupe de maraudeurs. Il fut livré par ses propres affidés. Attiré dans une ferme, sous prétexte d'une conférence, il fut saisi, garrotté et abandonné aux républicains. On assure que son fidèle ministre, l'abbé Bernier, prit part à cette trahison. La prise de ce chef était d'une grande importance par l'effet moral qu'elle devait produire sur ces contrées. Il fut conduit à Angers, et après avoir subi un interrogatoire, il fut fusillé le 7 ventôse (26 février), en présence d'un peuple immense.

Cette nouvelle causa une joie des plus vives, et fit présager que bientôt la guerre civile finirait dans ces malheureuses contrées. Hoche, au milieu des soins si pénibles de ce genre de guerre, était abreuvé de dégoûts de toute espèce. Les royalistes l'appelaient naturellement un scélérat, un buveur de sang, quoiqu'il s'appliquât à les détruire par les voies les plus loyales; mais les patriotes eux-mêmes le tourmentaient de leurs calomnies. Les réfugiés de la Vendée et de la Bretagne, dont il réprimait les fureurs, et dont il contrariait la paresse, en cessant de les nourrir dès qu'il y avait sûreté pour eux sur leurs terres, le dénonçaient au directoire. Les administrations des villes qu'il mettait en état de siége, réclamaient contre l'établissement du système militaire, et le dénonçaient aussi. Des communes soumises à des amendes, ou à la perception militaire de l'impôt, se plaignaient à leur tour. C'était un concert continuel de plaintes et de réclamations. Hoche, dont le caractère était irritable, fut plusieurs fois poussé au désespoir, et demanda formellement sa démission. Mais le directoire la refusa, elle consola par de nouveaux témoignages d'estime et de confiance. Il lui fit un don national de deux beaux chevaux, don qui n'était pas seulement une récompense, mais un secours indispensable. Ce jeune général, qui aimait les plaisirs, qui était à la tête d'une armée de cent mille hommes, et qui disposait du revenu de plusieurs provinces, manquait cependant quelquefois du nécessaire. Ses appointemens payés en papier, se réduisaient à rien. Il manquait de chevaux, de selles, de brides, et il demandait l'autorisation de prendre, en les payant, six selles, six brides, des fers de cheval, quelques bouteilles de rhum, et quelques pains de sucre, dans les magasins laissés par les Anglais à Quiberon: exemple admirable de délicatesse, que nos généraux républicains donnèrent souvent, et qui allait devenir tous les jours plus rare, à mesure que nos invasions allaient s'étendre, et que nos moeurs guerrières allaient se corrompre par l'effet des conquêtes et des moeurs de cour!

Encouragé par le gouvernement, Hoche continua ses efforts pour finir son ouvrage dans la Vendée. La pacification complète ne dépendait plus que de la prise de Charette. Ce chef, réduit aux abois, fit demander à Hoche la permission de passer en Angleterre. Hoche y consentit, d'après l'autorisation qu'il en trouvait dans l'arrêté du directoire, relatif aux chefs qui feraient leur soumission. Mais Charette n'avait fait cette demande que pour obtenir un peu de répit, et il n'en voulait pas profiter. De son côté, le directoire ne voulait pas faire grâce à Charette, parce qu'il pensait a que ce chef fameux serait toujours un épouvantail pour la contrée. Il écrivit à Hoche de ne lui accorder aucune transaction. Mais lorsque Hoche reçut ces nouveaux ordres, Charette avait déjà déclaré que sa demande n'était qu'une feinte pour obtenir quelques momens de repos, et qu'il ne voulait pas du pardon des républicains. Il s'était mis de nouveau à courir les bois.

Charette ne pouvait pas échapper plus longtemps aux républicains. Poursuivi à la fois par des colonnes d'infanterie et de cavalerie, observé par des troupes de soldats déguisés, dénoncé par les habitans, qui voulaient sauver leur pays de la dévastation, traqué dans les bois comme une bête fauve, il tomba le 2 germinal (22 mars) dans une embuscade qui lui fut tendue par Travot. Armé jusqu'aux dents, et entouré de quelques braves qui s'efforçaient de le couvrir de leurs corps, il se défendit comme un lion, et tomba enfin frappé de plusieurs coups de sabre. Il ne voulut remettre son épée qu'au brave Travot, qui le traita avec tous les égards dus à un si grand courage. Il fut conduit au quartier républicain, et admis à table auprès du chef de l'état-major Hédouville. Il s'entretint avec une grande sérénité, et ne montra nulle affliction du sort qui l'attendait. Traduit d'abord à Angers, il fut ensuite transporté à Nantes, pour y terminer sa vie aux mêmes lieux qui avaient été témoins de son triomphe. Il subit un interrogatoire auquel il répondit avec beaucoup de calme et de convenance. On le questionna sur les prétendus articles secrets du traité de La Jaunaye, et il avoua qu'il n'en existait point. Il ne chercha ni à pallier sa conduite, ni à excuser ses motifs; il avoua qu'il était serviteur de la royauté, et qu'il avait travaillé de toutes ses forces à renverser la république. Il montra de la dignité et une grande impassibilité. Conduit au supplice au milieu d'un peuple immense, qui n'était point assez généreux pour lui pardonner les maux de la guerre civile, il conserva toute son assurance. Il était tout sanglant; il avait perdu trois doigts dans son dernier combat, et portait le bras en écharpe. Sa tête était enveloppée d'un mouchoir. Il ne voulut ni se laisser bander les yeux, ni se mettre à genoux. Resté debout, il détacha son bras de son écharpe, et donna le signal. Il tomba mort sur-le-champ. C'était le 9 germinal (29 mars.) Ainsi finit cet homme célèbre, dont l'indomptable courage causa tant de maux à son pays, et méritait de s'illustrer dans une autre carrière. Compromis par la dernière tentative de débarquement qui avait été faite sur ses côtes, il ne voulut plus reculer, et finit en désespéré. Il exhala, dit-on, un vif ressentiment contre les princes qu'il avait servis, et dont il se regardait comme abandonné.

La mort de Charette causa autant de joie que la plus belle victoire sur les Autrichiens. Sa mort décidait la fin de la guerre civile. Hoche, croyant n'avoir plus rien à faire dans la Vendée, en retira le gros de ses troupes, pour les porter au-delà de la Loire, et désarmer la Bretagne. Il y laissa néanmoins des forces suffisantes pour réprimer les brigandages isolés, qui suivent d'ordinaire les guerres civiles, et pour achever le désarmement du pays. Avant de passer en Bretagne, il eut à comprimer un mouvement de révolte qui éclata dans le voisinage de l'Anjou, vers le Berry. Ce fut l'occupation de quelques jours; il se porta ensuite avec vingt mille hommes en Bretagne, et, fidèle à son plan, l'embrassa d'un vaste cordon de la Loire à Granville. Les malheureux chouans ne pouvaient pas tenir contre un effort aussi grand et aussi bien concerté; Scépeaux, entre la Vilaine et la Loire, demanda le premier à se soumettre. Il remit un nombre considérable d'armes. A mesure qu'ils étaient refoulés vers l'Océan, les chouans devenaient plus opiniâtres. Privés de munitions, ils se battaient corps à corps, à coups de poignard et de baïonnette. Enfin on les accula tout à fait à la mer. Le Morbihan, qui depuis long-temps s'était séparé de Puisaye, rendit ses armes. Les autres divisions suivirent cet exemple les unes après les autres. Bientôt toute la Bretagne fut soumise à son tour, et Hoche n'eut plus qu'à distribuer ses cent mille hommes en une multitude de cantonnemens pour surveiller le pays, et les faire vivre plus aisément. Le travail qui lui restait à faire ne consistait plus qu'en des soins d'administration et de police; il lui fallait quelques mois encore d'un gouvernement doux et habile pour calmer les haines, et rétablir la paix. Malgré les cris furieux de tous les partis, Hoche était craint, chéri, respecté dans la contrée, et les royalistes commençaient à pardonner à une république si dignement représentée. Le clergé surtout, dont il avait su capter la confiance, lui était entièrement dévoué, et le tenait exactement instruit de ce qu'il avait intérêt à connaître. Tout présageait la paix et la fin d'horribles calamités. L'Angleterre ne pouvait plus compter sur les provinces de l'Ouest pour attaquer la république dans son propre sein. Elle voyait, au contraire, dans ces pays cent mille hommes, dont cinquante mille devenaient disponibles, et pouvaient être employés à quelque entreprise fatale pour elle. Hoche, en effet, nourrissait un grand projet, qu'il réservait pour le milieu de la belle saison. Le gouvernement, charmé des services qu'il venait de rendre, et voulant le dédommager de la tâche dégoûtante qu'il avait su remplir, fit déclarer pour lui, comme pour les armées qui remportaient de grandes victoires, que l'armée de l'Océan et son chef avaient bien mérité de la patrie. Ainsi la Vendée était pacifiée dès le mois de germinal, avant qu'aucune des armées fût entrée en campagne. Le directoire pouvait se livrer sans inquiétude à ses grandes opérations, et tirer même des côtes de l'Océan d'utiles renforts.

CHAPITRE III.

CAMPAGNE DE 1796.—-CONQUÊTE DU PIÉMONT ET DE LA LOMBARDIE PAR LE GÉNÉRAL BONAPARTE. BATAILLE DE MONTENOTTE, MILLÉSIMO. PASSAGE DU PONT DE LODI. ÉTABLISSEMENT ET POLITIQUE DES FRANÇAIS EN ITALIE.—-OPÉRATIONS MILITAIRES DANS LE NORD.—-PASSAGE DU RHIN PAR LES GÉNÉRAUX JOURDAN ET MOREAU. BATAILLE DE RADSTADT ET D'ETTLINGEN.—L'ARMÉE D'ITALIE PREND SES POSITIONS SUR L'ADIGE ET SUR LE DANUBE.

La cinquième campagne de la liberté allait commencer; elle devait s'ouvrir sur les plus beaux théâtres militaires de l'Europe, sur les plus variés en obstacles, en accidens, en ligues de défense ou d'attaque. C'étaient, d'une part, la grande vallée du Rhin et les deux vallées transversales du Mein et du Necker; de l'autre, les Alpes, le Pô, la Lombardie. Les armées qui allaient entrer en ligne étaient les plus aguerries que jamais on eût vues sous les armes; elles étaient assez nombreuses pour remplir le terrain sur lequel elles devaient agir, mais pas assez pour rendre les combinaisons inutiles et réduire la guerre à une simple invasion. Elles étaient commandées par de jeunes généraux, libres de toute routine, affranchis de toute tradition, mais instruits cependant, et exaltés par de grands événemens. Tout se réunissait donc pour rendre la lutte opiniâtre, variée, féconde en combinaisons, et digne de l'attention des hommes.

Le projet du gouvernement français, comme on l'a vu, était d'envahir l'Allemagne pour faire vivre ses armées en pays ennemi, pour détacher les princes de l'Empire, investir Mayence, et menacer les États héréditaires. Il voulait en même temps essayer une tentative hardie en Italie pour y nourrir ses armées et arracher cette riche contrée à l'Autriche.

Deux belles armées, de soixante-dix à quatre-vingt mille hommes chacune, étaient données sur le Rhin à deux généraux célèbres. Une trentaine de mille soldats affamés étaient confiés à un jeune homme inconnu, mais audacieux, pour tenter la fortune au-delà des Alpes.

Bonaparte arriva au quartier-général à Nice le 6 germinal an IV (26 mars). Tout s'y trouvait dans un état déplorable. Les troupes y étaient réduites à la dernière misère. Sans habits, sans souliers, sans paie, quelquefois sans vivres, elles supportaient cependant leurs privations avec un rare courage. Grâce à cet esprit industrieux qui caractérise le soldat français, elles avaient organisé la maraude, et descendaient alternativement et par bandes dans les campagnes de Piémont pour s'y procurer des vivres. Les chevaux manquaient absolument à l'artillerie. Pour nourrir la cavalerie, on l'avait transportée en arrière sur les bords du Rhône. Le trentième cheval et l'emprunt forcé n'étaient pas encore levés dans le Midi, à cause des troubles. Bonaparte avait reçu pour toute ressource deux mille louis en argent, et un million en traites, dont une partie fut protestée. Pour suppléer à tout ce qui manquait, on négociait avec le gouvernement génois, afin d'en obtenir quelques ressources. On n'avait pas encore reçu de satisfaction pour l'attentat commis sur la frégate la Modeste, et en réparation de cette violation de neutralité, on demandait au sénat de Gênes de consentir un emprunt et de livrer aux Français la forteresse de Gavi, qui commande la route de Gênes à Milan. On exigeait aussi le rappel des familles génoises, expulsées pour leur attachement à la France. Telle était la situation de l'armée lorsque Bonaparte y arriva.

Elle présentait un tout autre aspect, sous le rapport des hommes. C'étaient pour la plupart des soldats accourus aux armées à l'époque de la levée en masse, instruits, jeunes, habitués aux privations, et aguerris par des combats de géans, au milieu des Pyrénées et des Alpes. Les généraux avaient les qualités des soldats. Les principaux étaient Masséna, jeune Nissard, d'un esprit inculte, mais précis et lumineux au milieu des dangers, et d'une ténacité indomptable; Augereau, ancien maître d'armes, qu'une grande bravoure et l'art d'entraîner les soldats avaient porté aux premiers grades; Laharpe, Suisse expatrié, réunissant l'instruction au courage; Serrurier, ancien major, méthodique et brave; enfin Berthier, que son activité, son exactitude à soigner les détails, son savoir géographique, sa facilité à mesurer de l'oeil l'étendue d'un terrain ou la force numérique d'une colonne, rendaient éminemment propre à être un chef d'état-major utile et commode.

Cette armée avait ses dépôts en Provence; elle était rangée le long de la chaîne des Alpes; se liant par sa gauche avec celle de Kellermann, gardant le col de Tende, et se prolongeant vers l'Apennin. L'armée active s'élevait au plus à trente-six mille hommes. La division Serrurier était à Garessio, au-delà de l'Apennin, pour surveiller les Piémontais dans leur camp retranché de Ceva. Les divisions Augereau, Masséna, Laharpe, formant une masse d'environ trente mille hommes, étaient en-deçà de l'Apennin.

Les Piémontais, au nombre de vingt ou vingt-deux mille hommes, sous les ordres de Colli, campaient à Geva, sur les revers des monts. Les Autrichiens, au nombre de trente-six ou trente-huit mille, s'avançaient par les routes de la Lombardie vers Gênes. Beaulieu, qui les commandait, s'était fait remarquer dans les Pays-Bas. C'était un vieillard que distinguait une ardeur de jeune homme. L'ennemi pouvait donc opposer environ soixante mille soldats aux trente mille que Bonaparte avait à mettre en ligne; mais les Autrichiens et les Piémontais étaient peu d'accord. Suivant l'ancien plan, Colli voulait couvrir le Piémont; Beaulieu voulait se maintenir en communication avec Gênes et les Anglais.

Telle était la force respective des deux partis. Quoique Bonaparte se fût déjà fait connaître à l'armée d'Italie, on le trouvait bien jeune pour la commander. Petit, maigre, sans autre apparence que des traits romains, et un regard fixe et vif, il n'avait dans sa personne et sa vie passée rien qui pût imposer aux esprits. On le reçut sans beaucoup d'empressement. Masséna lui en voulait déjà pour s'être emparé de l'esprit de Dumerbion en 1794. Bonaparte tint à l'armée un langage énergique. «Soldats, dit-il, vous êtes mal nourris et presque nus. Le gouvernement vous doit beaucoup, mais ne peut rien pour vous. Votre patience, votre courage vous honorent, mais ne vous procurent ni avantage ni gloire. Je vais vous conduire dans les plus fertiles plaines du monde; vous y trouverez de grandes villes, de riches provinces; vous y trouverez honneur, gloire et richesses. Soldats d'Italie, manqueriez-vous de courage?» L'armée accueillit ce langage avec plaisir: de jeunes généraux qui avaient tous leur fortune à faire, des soldats aventureux et pauvres, ne demandaient pas mieux que de voir les belles contrées qu'on leur annonçait. Bonaparte fit un arrangement avec un fournisseur, et procura à ses soldats une partie du prêt qui était arriéré. Il distribua à chacun de ses généraux quatre louis en or, ce qui montre quel était alors l'état des fortunes. Il transporta ensuite son quartier-général à Albenga, et fit marcher toutes les administrations le long du littoral, sous le feu des canonnières anglaises.

Le plan à suivre était le même qui s'était offert l'année précédente à la bataille de Loano. Pénétrer par le col le plus bas de l'Apennin, séparer les Piémontais des Autrichiens en appuyant fortement sur leur centre, telle fut l'idée fort simple que Bonaparte conçut à la vue des lieux. Il commençait les opérations de si bonne heure, qu'il avait l'espoir de surprendre les ennemis et de les jeter dans le désordre. Cependant il ne put les prévenir. Avant qu'il arrivât, on avait poussé le général Cervoni sur Voltri, tout près de Gênes, pour intimider le sénat de cette ville et l'obliger à consentir aux demandes du directoire. Beaulieu, craignant le résultat de cette démarche, se hâta d'entrer en action, et porta son armée sur Gênes, partie sur un versant de l'Apennin, partie sur l'autre. Le plan de Bonaparte restait donc exécutable, à l'intention près de surprendre les Autrichiens. Plusieurs routes conduisaient du revers de l'Apennin sur son versant maritime: d'abord celle qui aboutit par la Bocchetta à Gênes, puis celle d'Acqui, et Dego, qui traverse l'Apennin au col de Montenotte, et débouche dans le bassin de Savone. Beaulieu laissa son aile droite à Dego, porta son centre sous d'Argenteau, au col de Montenotte, et se dirigea lui-même avec sa gauche, par la Bocchetta et Gênes, sur Voltri, le long de la mer. Ainsi sa position était celle de Dewins à Loano. Une partie de l'armée autrichienne était entre l'Apennin et la mer; le centre, sous d'Argenteau, était sur le sommet même de l'Apennin au col de Montenotte, et se liait avec les Piémontais campés à Ceva, de l'autre côté des monts.

Les deux armées s'ébranlant en même temps, se rencontrèrent en route le 22 germinal (11 avril). Le long de la mer, Beaulieu donna contre l'avant-garde de la division Laharpe, qui avait été portée sur Voltri, pour inquiéter Gênes, et la repoussa. D'Argenteau, avec le centre, traversa le col de Montenotte, pour venir tomber à Savone sur le centre de l'armée française, pendant sa marche supposée vers Gênes. Il ne trouva à Montenotte que le colonel Rampon, à la tête de douze cents hommes, et l'obligea à se replier dans l'ancienne redoute de Montelegino, qui fermait la route de Montenotte. Le brave colonel, sentant l'importance de cette position, s'enferma dans la redoute, et résista avec opiniâtreté à tous les efforts des Autrichiens. Trois fois il fut attaqué par toute l'infanterie ennemie, trois fois il la repoussa. Au milieu du feu le plus meurtrier, il fit jurer à ses soldats de mourir dans la redoute, plutôt que de l'abandonner. Les soldats le jurèrent, et demeurèrent toute la nuit sous les armes. Cet acte de courage sauva les plans du général Bonaparte, et peut-être l'avenir de la campagne.

Bonaparte, en ce moment, était à Savone. Il n'avait pas fait retrancher le col de Montenotte, parce qu'on ne se retranche pas quand on est décidé à prendre l'offensive. Il apprit ce qui s'était passé dans la journée à Montelegino et à Voltri. Sur-le-champ il sentit que le moment était venu de mettre son plan à exécution, et il manoeuvra en conséquence. Dans la nuit même il replia sa droite, formée par la division Laharpe, en cet instant aux prises le long de la mer avec Beaulieu, et la porta par la route de Montenotte, au-devant de d'Argenteau. Il dirigea sur le même point la division Augereau, pour soutenir la division Laharpe. Enfin, il fit marcher la division Masséna par un chemin détourné, au-delà de l'Apennin, de manière à la placer sur les derrières même du corps de d'Argenteau. Le 23 (12 avril) au matin, toutes ses colonnes étaient en mouvement; placé lui-même sur un tertre élevé, il voyait Laharpe et Augereau marchant sur d'Argenteau, et Masséna qui, par un circuit, cheminait sur ses derrières. L'infanterie autrichienne résista avec bravoure; mais, enveloppée de tout côté par des forces supérieures, elle fut mise en déroute, et laissa deux mille prisonniers et plusieurs centaines de morts. Elle s'enfuit en désordre sur Dego, où était le reste de l'armée.

Ainsi Bonaparte, auquel Beaulieu supposait l'intention de filer le long de la mer sur Gênes, s'était dérobé tout à coup, et, se portant sur la route qui traverse l'Apennin, avait enfoncé le centre ennemi, et avait débouché victorieusement au-delà des monts.

Ce n'était rien à ses yeux que d'avoir accablé le centre, si les Autrichiens n'étaient à jamais séparés des Piémontais. Il se porta le jour même (23) à Carcare, pour rendre sa position plus centrale entre les deux armées coalisées. Il était dans la vallée de la Bormida, qui coule en Italie. Plus bas, devant lui, et au fond de la vallée, se trouvaient les Autrichiens, qui s'étaient ralliés à Dego, gardant la route d'Acqui en Lombardie. A sa gauche, il avait les gorges de Millesimo, qui joignent la vallée de la Bormida, et dans lesquelles se trouvaient les Piémontais, gardant la route de Ceva et du Piémont. Il fallait donc tout à la fois, qu'à sa gauche il forçât les gorges de Millesimo, pour être maître de la route du Piémont, et qu'en face il enlevât Dego, pour s'ouvrir la route d'Acqui et de la Lombardie. Alors maître des deux routes, il séparait pour jamais les coalisés, et pouvait à volonté se jeter sur les uns ou sur les autres. Le lendemain 24 (13 avril), au matin, il porte son armée en avant; Augereau, vers la gauche, attaque Millesimo, et les divisions Masséna et Laharpe s'avancent dans la vallée sur Dego. L'impétueux Augereau aborde si vivement les gorges de Millesimo, qu'il y pénètre, s'y engage, et en atteint le fond, avant que le général Provera, qui était placé sur une hauteur, ait le temps de se replier. Celui-ci était posté dans les ruines du vieux château de Cossaria. Se voyant enveloppé, il veut s'y défendre; Augereau l'entoure et le somme de se rendre prisonnier. Provera parlemente, et veut transiger. Il était important de n'être pas arrêté par cet obstacle, et sur-le-champ on monte à l'assaut de la position. Les Piémontais font pleuvoir un déluge de pierres, roulent d'énormes rochers, et écrasent des lignes entières. Néanmoins, le brave Joubert soutient ses soldats, et gravit la hauteur à leur tête. Arrivé à une certaine distance, il tombe percé d'une balle. A cette vue les soldats se replient. On est forcé de camper le soir au pied de la hauteur; on se protège par quelques abatis, et on veille pendant toute la nuit, pour empêcher Provera de s'enfuir. De leur côté, les divisions chargées d'agir dans le fond de la vallée de la Bormida ont marché sur Dego, et en ont enlevé les approches. Le lendemain doit être la journée décisive.

En effet, le 25 (14 avril), l'attaque redevient générale sur tous les points. A la gauche, Augereau, dans la gorge de Millesimo, repousse tous les efforts que fait Colli pour dégager Provera, le bat toute la journée, et réduit Provera au désespoir. Celui-ci finit par déposer les armes à la tête de quinze cents hommes. Laharpe et Masséna, de leur côté, fondent sur Dego, où l'armée autrichienne s'était renforcée, le 22 et le 23, des corps ramenés de Gênes. L'attaque est terrible; après plusieurs assauts, Dego est enlevé; les Autrichiens perdent une partie de leur artillerie, et laissent quatre mille prisonniers, dont vingt-quatre officiers.

Pendant cette action, Bonaparte avait remarqué un jeune officier nommé Lannes, qui chargeait avec une grande bravoure; il le fit colonel sur le champ de bataille.

On se battait depuis quatre jours, et on avait besoin de repos; les soldats se reposaient à peine des fatigues de la bataille, que le bruit des armes se fait de nouveau entendre. Six mille grenadiers ennemis entrent dans Dego, et nous enlèvent cette position qui avait coûté tant d'efforts. C'était un des corps autrichiens qui étaient restés engagés sur le versant maritime de l'Apennin, et qui repassaient les monts. Le désordre était si grand que ce corps avait donné sans s'en douter au milieu de l'armée française. Le brave Wukassovich, qui commandait ces six mille grenadiers, croyant devoir se sauver par un coup d'audace, avait enlevé Dego. Il faut donc recommencer la bataille, et renouveler les efforts de la veille. Bonaparte s'y porte au galop, rallie ses colonnes et les lance sur Dego. Elles sont arrêtées par les grenadiers autrichiens; mais elles reviennent à la charge, et, entraînées enfin par l'adjudant-général Lanusse, qui met son chapeau au bout de son épée, elles rentrent dans Dego, et recouvrent leur conquête en faisant quelques centaines de prisonniers.

Ainsi Bonaparte était maître de la vallée de la Bormida: les Autrichiens fuyaient vers Acqui sur la route de Milan; les Piémontais, après avoir perdu les gorges de Millesimo, se retiraient sur Ceva et Mondovi. Il était maître de toutes les routes; il avait neuf mille prisonniers, et jetait l'épouvante devant lui. Maniant habilement la masse de ses forces, et la portant tantôt a Montenotte, tantôt à Millesimo et à Dego, il avait écrasé partout l'ennemi, en se rendant supérieur à lui sur chaque point. C'était le moment de prendre une grande détermination. Le plan de Carnot lui enjoignait de négliger les Piémontais, pour courir sur les Autrichiens. Bonaparte faisait cas de l'armée piémontaise, et ne voulait pas la laisser sur ses derrières; il sentait d'ailleurs qu'il suffisait d'un nouveau coup de son épée pour la détruire; et il trouva plus prudent d'achever la ruine des Piémontais. Il ne s'engagea pas dans la vallée de la Bormida pour descendre vers le Pô, à la suite des Autrichiens; il prit à gauche, s'enfonça dans les gorges de Millesimo, et suivit la route du Piémont. La division Laharpe resta seule au camp de San-Benedetto, dominant le cours du Belbo et de la Bormida, et observant les Autrichiens. Les soldats étaient accablés de fatigue; ils s'étaient battus le 22 et le 23 à Montenotte, le 24 et le 25 à Millesimo et Dego, avaient perdu et repris Dego le 26, s'étaient reposés seulement le 27, et marchaient encore le 28 sur Mondovi. Au milieu de ces marches rapides, on n'avait pas le temps de leur faire des distributions régulières; ils manquaient de tout, et ils se livrèrent à quelques pillages. Bonaparte indigné sévit contre les pillards avec une grande rigueur, et montra autant d'énergie à rétablir l'ordre qu'à poursuivre l'ennemi. Bonaparte avait acquis en quelques jours toute la confiance des soldats. Les généraux divisionnaires étaient subjugués. On écoutait avec attention, déjà avec admiration, le langage précis et figuré du jeune capitaine. Sur les hauteurs de Monte-Zemoto, qu'il faut franchir pour arriver à Ceva, l'armée aperçut les belles plaines du Piémont et de l'Italie. Elle voyait couler le Tanaro, la Stura, le Pô, et tous ces fleuves qui vont se rendre dans l'Adriatique; elle voyait dans le fond les grandes Alpes couvertes de neige; elle fut saisie en contemplant ces belles plaines de la terre promise[2]. Bonaparte était à la tête de ses soldats; il fut ému. «Annibal, s'écria-t-il, avait franchi les Alpes; nous, nous les avons tournées.» Ce mot expliquait la campagne pour toutes les intelligences. Quelles destinées s'ouvraient alors devant nous!

[Footnote 2: Expression de Bonaparte.]

Colli ne défendit le camp retranché de Ceva que le temps nécessaire pour ralentir un peu notre marche. Cet excellent officier avait su raffermir ses soldats, et soutenir leur courage. Il n'avait plus l'espoir de battre son redoutable ennemi; mais il voulait faire sa retraite pied à pied, et donner aux Autrichiens le temps de venir à son secours par une marche détournée, comme on lui en faisait la promesse. Il s'arrêta derrière la Cursaglia, en avant de Mondovi. Serrurier, qui, au début de la campagne, avait été laissé à Garessio pour observer Colli, venait de rejoindre l'armée. Ainsi elle avait une division de plus. Colli était couvert par la Cursaglia, rivière rapide et profonde, qui se jette dans le Tanaro. Sur la droite, Joubert essaya de la passer; mais il faillit se noyer sans y réussir. Sur le front, Serrurier voulut franchir le pont Saint-Michel. Il y réussit; mais Colli le laissant engager, fondit sur lui à l'improviste avec ses meilleures troupes, le refoula sur le pont, et l'obligea à repasser la rivière en désordre. La position de l'armée était difficile. On avait sur les derrières Beaulieu, qui se réorganisait; il importait de venir à bout de Colli au plus tôt. Pourtant la position ne semblait pas pouvoir être enlevée, si elle était bien défendue. Bonaparte ordonna une nouvelle attaque pour le lendemain. Le 2 floréal (21 avril) on marchait sur la Cursaglia, lorsque l'on trouva les ponts abandonnés. Colli n'avait fait la résistance de la veille que pour ralentir la retraite. On le surprit en ligne à Mondovi. Serrurier décida la victoire par la prise de la redoute principale, celle de la Bicoque. Colli laissa trois mille morts ou prisonniers, et continua à se retirer. Bonaparte arriva à Cherasco, place mal défendue, mais importante par sa position au confluent de la Stura et du Tanaro, et facile à armer avec l'artillerie prise à l'ennemi. Dans cette position, Bonaparte était à vingt lieues de Savone, son point de départ, à dix lieues de Turin, à quinze d'Alexandrie.

La confusion régnait dans la cour de Turin. Le roi, qui était fort opiniâtre, ne voulait pas céder. Les ministres d'Angleterre et d'Autriche l'obsédaient de leurs remontrances, l'engageaient à s'enfermer dans Turin, à envoyer son armée au-delà du Pô, et à imiter ainsi les grands exemples de ses aïeux. Ils l'effrayaient de l'influence révolutionnaire que les Français allaient exercer dans le Piémont; ils demandaient pour Beaulieu les trois places de Tortone, Alexandrie et Valence, afin qu'il pût s'enfermer et se défendre dans le triangle qu'elles forment au bord du Pô. C'était là ce qui répugnait le plus au roi de Piémont. Donner ses trois premières places à son ambitieux voisin de la Lombardie lui était insupportable. Le cardinal Costa le décida à se jeter dans les bras des Français. Il lui fit sentir l'impossibilité de résister à un vainqueur si rapide, le danger de l'irriter par une longue résistance, et de le pousser ainsi à révolutionner le Piémont; tout cela pour servir une ambition étrangère et même ennemie, celle de l'Autriche. Le roi céda, et fit faire des ouvertures par Colli à Bonaparte. Elles arrivèrent à Cherasco le 4 floréal (23 avril). Bonaparte n'avait pas de pouvoir pour signer la paix; mais il était le maître de signer un armistice, et il s'y décida. Il avait négligé le plan du directoire, pour achever de réduire les Piémontais; il n'avait pas eu cependant pour but de conquérir le Piémont, mais seulement d'assurer ses derrières. Pour conquérir le Piémont, il fallait prendre Turin, et il n'avait ni le matériel nécessaire, ni des forces suffisantes pour fournir un corps de blocus et se réserver une armée active. D'ailleurs la campagne se bornait dès lors à un siége. En s'entendant avec le Piémont, avec des garanties nécessaires, il pouvait fondre en sûreté sur les Autrichiens et les chasser de l'Italie. On disait autour de lui qu'il fallait ne pas accorder de condition, qu'il fallait détrôner un roi, le parent des Bourbons, et répandre dans le Piémont la révolution française. C'était dans l'armée l'opinion de beaucoup de soldats, d'officiers et de généraux, et surtout d'Augereau, qui était né au faubourg Saint-Antoine, et qui en avait les opinions. Le jeune Bonaparte n'était point de cet avis; il sentait la difficulté de révolutionner une monarchie, qui était la seule militaire en Italie, et où les anciennes moeurs s'étaient parfaitement conservées; il ne devait pas se créer des embarras sur sa route; il voulait marcher rapidement à la conquête de l'Italie, qui dépendait de la destruction des Autrichiens et de leur expulsion au-delà des Alpes. Il ne voulait donc rien faire qui pût compliquer sa situation et ralentir sa marche.

En conséquence il consentit à un armistice; mais il ajouta en l'accordant, que, dans l'état respectif des armées, un armistice lui serait funeste si on ne lui donnait des garanties certaines pour ses derrières; en conséquence, il demanda qu'on lui livrât les trois places de Coni, Tortone et Alexandrie, avec tous les magasins qu'elles renfermaient, lesquels serviraient à l'armée, sauf à compter ensuite avec la république; que les routes du Piémont fussent ouvertes aux Français, ce qui abrégeait considérablement le chemin de la France aux bords du Pô; qu'un service d'étape fût préparé sur ces routes pour les troupes qui les traverseraient; et que enfin l'armée sarde fût dispersée dans les places, de manière que l'armée française n'eût rien à en craindre. Ces conditions furent acceptées, et l'armistice fut signé à Cherasco, le 9 floréal (28 avril), avec le colonel Lacoste et le comte Latour.

Il fut convenu que des plénipotentiaires partiraient sur-le-champ pour Paris, afin de traiter de la paix définitive. Les trois places demandées furent livrées, avec des magasins immenses. Dès ce moment l'armée avait sa ligne d'opération couverte par les trois plus fortes places du Piémont; elle avait des routes sûres, commodes, beaucoup plus courtes que celles qui passaient par la rivière de Gênes, et des vivres en abondance; elle se renforçait d'une quantité de soldats qui, au bruit de la victoire, quittaient les hôpitaux; elle possédait une artillerie nombreuse prise à Cherasco et dans les différentes places, et grand nombre de chevaux; elle était enfin pourvue de tout, et les promesses du général étaient accomplies. Dans les premiers jours de son entrée en Piémont, elle avait pillé, parce qu'elle n'avait, dans ces marches rapides, reçu aucune distribution. La faim apaisée, l'ordre fut rétabli. Le comte de Saint-Marsan, ministre de Piémont, visita Bonaparte et sut lui plaire; le fils même du roi voulut voir le jeune vainqueur, et lui prodigua des témoignages d'estime qui le touchèrent. Bonaparte leur rendit adroitement les flatteries qu'il avait reçues; il les rassura sur les intentions du directoire, et sur le danger des révolutions. Il était sincère dans ses protestations, car il nourrissait déjà une pensée qu'il laissa percer adroitement dans ses différens entretiens. Le Piémont avait manqué à tous ses intérêts en s'alliant à l'Autriche: c'est à la France qu'il devait s'allier; c'est la France qui était son amie naturelle, car la France, séparée du Piémont par les Alpes, ne pouvait songer à s'en emparer; elle pouvait au contraire le défendre contre l'ambition de l'Autriche, et peut-être même lui procurer des agrandissemens. Bonaparte ne pouvait pas supposer que le directoires consentît à donner aucune partie de la Lombardie au Piémont; car elle n'était pas conquise encore, et on voulait d'ailleurs la conquérir que pour en faire un équivalent des Pays-Bas; mais un vague espoir d'agrandissement pouvait disposer le Piémont à s'allier à la France, ce qui nous aurait valu un renfort de vingt mille hommes de troupes excellentes. Il ne promit rien, mais il sut exciter par quelques mots la convoitise et les espérances du cabinet de Turin.

Bonaparte, qui joignait à un esprit positif une imagination forte et grande, et qui aimait à émouvoir, voulut annoncer ses succès d'une manière imposante et nouvelle: il envoya son aide-de-camp Murat pour présenter solennellement au directoire vingt-et-un drapeaux pris sur l'ennemi. Ensuite il adressa à ses soldats la proclamation suivante:

«Soldats, vous avez remporté en quinze jours six victoires, pris vingt-et-un drapeaux, cinquante-cinq pièces de canon, plusieurs places fortes, et conquis la partie la plus riche du Piémont; vous avez fait quinze mille prisonniers[3], tué ou blessé plus de dix mille hommes: vous vous étiez jusqu'ici battus pour des rochers stériles, illustrés par votre courage, mais inutiles à la patrie; vous égalez aujourd'hui, par vos services, l'armée de Hollande et du Rhin. Dénués de tout, vous avez suppléé à tout. Vous avez gagné des batailles sans canons, passé des rivières sans ponts, fait des marches forcées sans souliers, bivouaqué sans eau-de-vie et souvent sans pain. Les phalanges républicaines, les soldats de la liberté, étaient seuls capables de souffrir ce que vous avez souffert: grâces vous en soient rendues, soldats! La patrie reconnaissante vous devra sa prospérité; et si, vainqueurs de Toulon, vous présageâtes l'immortelle campagne de 1793, vos victoires actuelles en présagent une plus belle encore. Les deux armées qui naguère vous attaquaient avec audace, fuient épouvantées devant vous; les hommes pervers qui riaient de votre misère, et se réjouissaient dans leur pensée des triomphes de vos ennemis, sont confondus et tremblans. Mais, soldats, vous n'avez rien fait puisqu'il vous reste à faire. Ni Turin, ni Milan ne sont à vous: les cendres des vainqueurs de Tarquin sont encore foulées par les assassins de Basseville! On dit qu'il en est parmi vous dont le courage mollit, qui préféreraient retourner sur les sommets de l'Apennin et des Alpes? Non, je ne puis le croire. Les vainqueurs de Montenotte, de Millesimo, de Dego, de Mondovi, brûlent de porter au loin la gloire du peuple français.»

[Footnote 3: Ce n'est guère que dix à onze mille.]

Quand ces nouvelles, ces drapeaux, ces proclamations, arrivèrent coup sur coup à Paris, la joie fut extrême. Le premier jour, c'était une victoire qui ouvrait l'Apennin et donnait deux mille prisonniers; le second jour, c'était une victoire plus décisive qui séparait les Piémontais des Autrichiens, et donnait six mille prisonniers. Les jours suivans apportaient de nouveaux succès: la destruction de l'armée piémontaise à Mondovi, la soumission du Piémont à Cherasco, et la certitude d'une paix prochaine qui en présageait d'autres. La rapidité des succès, le nombre des prisonniers, dépassaient tout ce qu'on avait encore vu. Le langage de ces proclamations rappelait l'antiquité, et étonnait les esprits. On se demandait de toutes parts quel était ce jeune général dont le nom, connu de quelques appréciateurs, et inconnu de la France, éclatait pour la première fois. On ne le prononçait pas bien encore, et on se disait avec joie que la république voyait s'élever tous les jours de nouveaux talens pour l'illustrer et la défendre. Les conseils décidèrent par trois fois que l'armée d'Italie avait bien mérité de la patrie, et décrétèrent une fête à la Victoire pour célébrer l'heureux début de la campagne. L'aide-de-camp envoyé par Bonaparte présenta les drapeaux au directoire. La cérémonie fut imposante. On reçut ce jour-là plusieurs ambassadeurs étrangers, et le gouvernement parut entouré d'une considération toute nouvelle.

Le Piémont soumis, le général Bonaparte n'avait plus qu'à marcher à la poursuite des Autrichiens et à courir à la conquête de l'Italie. La nouvelle des victoires des Français avait profondément agité tous les peuples de cette contrée. Il fallait que celui qui allait y entrer fût aussi profond politique que grand capitaine, pour s'y conduire avec prudence. On sait comment l'Italie se présente à qui débouche de l'Apennin. Les Alpes, les plus grandes montagnes de notre Europe, après avoir décrit un vaste demi-cercle au couchant, dans lequel elles renferment la Haute-Italie, retournent sur elles-mêmes, et s'enfoncent tout à coup en ligne oblique vers le midi, formant ainsi une longue péninsule baignée par l'Adriatique et la Méditerranée. Bonaparte, arrivant du couchant, et ayant franchi la chaîne au point où elle s'abaisse, et va, sous le nom d'Apennin, former la péninsule, avait en face le beau demi-cercle de la Haute-Italie, et à sa droite, cette péninsule étroite et profonde qui forme l'Italie inférieure. Une foule de petits états divisaient cette contrée qui soupira toujours après l'unité, sans laquelle il n'y a pas de grande existence nationale.

Bonaparte venait de traverser l'état de Gênes, qui est placé de ce côté-ci de l'Apennin, et le Piémont qui est au-delà. Gênes, antique république, constituée par Doria, avait seule conservé une véritable énergie entre tous les gouvernemens italiens. Placée entre les deux armées belligérantes depuis quatre ans, elle avait su maintenir sa neutralité, et s'était ménagé ainsi tous les profits du commerce. Entre sa capitale et le littoral, elle comptait à peu près cent mille habitans; elle entretenait ordinairement trois à quatre mille hommes de troupes; elle pouvait au besoin armer tous les paysans de l'Apennin, et en former une milice excellente; elle était riche en revenus. Deux partis la divisaient: le parti contraire à la France avait eu l'avantage, et avait expulsé plusieurs familles. Le directoire dut demander le rappel de ces familles, et une indemnité pour l'attentat commis sur la frégate la Modeste.

En quittant Gênes, et en s'enfonçant à droite dans la péninsule, le long du revers méridional de l'Apennin, se présentait d'abord l'heureuse Toscane, placée sur les deux bords de l'Arno, sous le soleil le plus doux, et dans l'une des parties les mieux abritées de l'Italie. Une portion de cette contrée formait la petite république de Lucques, peuplée de cent quarante mille habitans; le reste formait le grand-duché de Toscane, gouverné récemment par l'archiduc Léopold, et maintenant par l'archiduc Ferdinand. Dans ce pays, le plus éclairé et le plus poli de l'Italie, la philosophie du dix-huitième siècle avait doucement germé. Léopold y avait accompli ses belles réformes législatives, et avait tenté avec succès les expériences les plus honorables pour l'humanité. L'évêque de Pistoie y avait même commencé une espèce de réforme religieuse, en y propageant les doctrines jansénistes. Quoique la révolution eût effrayé les esprits doux et timides de la Toscane, cependant c'était là que la France avait le plus d'appréciateurs et d'amis. L'archiduc, quoique Autrichien, avait été l'un des premiers princes de l'Europe à reconnaître notre république. Il avait un million de sujets, six mille hommes de troupes, et un revenu de quinze millions. Malheureusement la Toscane était de toutes les principautés italiennes la plus incapable de se défendre.

Après la Toscane venait l'État de l'Église. Les provinces soumises au pape, s'étendant sur les deux versans de l'Apennin, du côté de l'Adriatique et de la Méditerranée, étaient les plus mal administrées de l'Europe. Elles n'avaient que leur belle agriculture, ancienne tradition des âges reculés, qui est commune à toute l'Italie, et qui supplée aux richesses de l'industrie bannie depuis long-temps de son sein. Excepté dans les légations de Bologne et de Ferrare, où régnait un mépris profond pour le gouvernement des prêtres, et à Rome, antique dépôt du savoir et des arts, où quelques seigneurs avaient partagé la philosophie de tous les grands de l'Europe, les esprits étaient restés dans la plus honteuse barbarie. Un peuple superstitieux et sauvage, des moines paresseux et ignorans, formaient cette population de deux millions et demi de sujets. L'armée était de quatre à cinq mille soldats, on sait de quelle qualité. Le pape, prince vaniteux, magnifique, jaloux de son autorité et de celle du Saint-Siége, avait une haine profonde pour la philosophie du dix-huitième siècle; il croyait rendre à la chaire de saint Pierre une partie de son influence en déployant une grande pompe, et il faisait exécuter des travaux utiles aux arts. Comptant sur la majesté de sa personne, et le charme de ses paroles qui était grand, il avait essayé jadis un voyage auprès de Joseph II, pour le ramener aux doctrines de l'Église, et pour conjurer la philosophie qui semblait s'emparer de l'esprit de ce prince. Ce voyage n'avait point été heureux. Le pontife, plein d'horreur pour la révolution française, avait lancé l'anathème contre elle, et prêché une croisade; il avait même souffert à Rome l'assassinat de l'agent français Basseville. Excités par les moines, ses sujets partageaient sa haine pour la France, et furent saisis de fureurs fanatiques en apprenant le succès de nos armes.

L'extrémité de la péninsule et la Sicile composent le royaume de Naples, le plus puissant de l'Italie, le plus analogue par l'ignorance et la barbarie à l'état de Rome, et plus mal gouverné encore, s'il est possible. Là régnait un Bourbon, prince doux et imbécile, voué à une seule espèce de soin, la pêche. Elle absorbait tous ses momens, et pendant qu'il s'y livrait, le gouvernement de son royaume était abandonné à sa femme, princesse autrichienne, soeur de la reine de France Marie-Antoinette. Cette princesse d'un esprit capricieux, de passions désordonnées, ayant un favori vendu aux Anglais, le ministre Acton, conduisait les affaires d'une manière insensée. Les Anglais, dont la politique fut toujours de prendre pied sur le continent, en dominant les petits états qui en bordent le littoral, avaient essayé de s'impatroniser à Naples comme en Portugal et en Hollande. Ils excitaient la haine de la reine contre la France, et lui soufflaient avec cette haine l'ambition de dominer l'Italie. La population du royaume de Naples était de six millions d'habitans; l'armée de soixante mille hommes; mais bien différens de ces soldats dociles et braves du Piémont, les soldats napolitains, vrais lazzaroni, sans tenue, sans discipline, avaient la lâcheté ordinaire des armées privées d'organisation. Naples avait toujours promis de réunir trente mille hommes à l'armée de Dewins, et n'avait envoyé que deux mille quatre cents hommes de cavalerie, bien montée et assez bonne.

Tels étaient les principaux états situés dans la péninsule, à la droite de Bonaparte. En face de lui, dans le demi-cercle de la Haute-Italie, il trouvait d'abord, sur le penchant de l'Apennin, le duché de Parme, Plaisance et Guastalla, comprenant cinq cent mille habitans, entretenant trois mille hommes de troupes, fournissant quatre millions de revenu, et gouverné par un prince espagnol qui était ancien élève de Condillac, et qui, malgré une saine éducation, était tombé sous le joug de moines et des prêtres. Un peu plus à droite encore, toujours sur le penchant de l'Apennin, se trouvaient le duché de Modène, Reggio, la Mirandole, peuplé de quatre cent mille habitans, ayant six mille hommes sous les armes, et placé sous l'autorité du dernier descendant de l'illustre maison d'Est. Ce prince défiant avait conçu une telle crainte de l'esprit du siècle, qu'il était devenu prophète à force de peur, et avait prévu la révolution. On citait ses prédictions. Dans ses terreurs, il avait songé à se prémunir contre les coups du sort, et avait amassé d'immenses richesses en pressurant ses états. Avare et timide, il était méprisé de ses sujets, qui sont les plus éveillés, les plus malicieux de l'Italie, et les plus disposés à embrasser les idées nouvelles. Plus loin, au-delà du Pô, venait la Lombardie, gouvernée pour l'Autriche par un archiduc. Cette belle et fertile plaine, placée entre les eaux des Alpes qui la fécondent, et celles de l'Adriatique qui lui apportent les richesses de l'Orient, couverte de blés, de riz, de pâturages, de troupeaux, et riche entre toutes les provinces du monde, était mécontente de ses maîtres étrangers. Elle était guelfe encore, malgré son long esclavage. Elle contenait douze cent mille habitans. Milan, la capitale, fut toujours l'une des villes les plus éclairées de l'Italie: moins favorisée sous le rapport des arts que Florence ou Rome, elle était plus voisine cependant des lumières du Nord, et elle renfermait grand nombre d'hommes qui souhaitaient la régénération civile et politique des peuples.

Enfin le dernier état de la Haute-Italie était l'antique république de Venise. Cette république, avec sa vieille aristocratie inscrite au Livre d'or, son inquisition d'état, son silence, sa politique défiante et cauteleuse, n'était plus pour ses sujets ni ses voisins une puissance redoutable. Avec ses provinces de terre-ferme situées au pied du Tyrol, et celles d'Illyrie, elle comptait à peu près trois millions de sujets. Elle pouvait lever jusqu'à cinquante mille Esclavons, bons soldats, parce qu'ils étaient bien disciplinés, bien entretenus et bien payés. Elle était riche d'une antique richesse; mais on sait que depuis deux siècles son commerce avait passé dans l'Océan et porté ses trésors chez les insulaires de l'Atlantique. Elle conservait à peine quelques vaisseaux; et les passages des lagunes étaient presque comblés. Cependant elle était puissante encore en revenus. Sa politique consistait à amuser ses peuples, à les assoupir par le plaisir et le repos, et à observer la plus grande neutralité à l'égard des puissances. Cependant les nobles de terre-ferme étaient jaloux du Livre d'or, et supportaient impatiemment le joug de la noblesse retranchée dans les lagunes. A Venise même, une bourgeoisie assez riche commençait à réfléchir. En 1793, la coalition avait forcé le sénat à se prononcer contre la France; il avait cédé, mais il revint à sa politique neutre, dès qu'on commença à traiter avec la république française. Comme on l'a vu précédemment, il s'était pressé autant que la Prusse et la Toscane pour envoyer un ambassadeur à Paris. Maintenant encore, cédant aux instances du directoire, il venait de signifier au chef de la maison de Bourbon, alors Louis XVIII, de quitter Vérone. Ce prince partit, mais en déclarant qu'il exigeait la restitution d'une armure donnée par son aïeul Henri IV au sénat, et la suppression du nom de sa famille des pages du Livre d'or.

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