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Histoire de la Révolution française, Tome 08

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Telle était alors l'Italie. L'esprit général du siècle y avait pénétré, et enflammé beaucoup de têtes. Les habitans n'y souhaitaient pas tous une révolution, surtout ceux qui se souvenaient des épouvantables scènes qui avaient ensanglanté la nôtre; mais tous, quoique à des degrés différens, désiraient une réforme; et il n'y avait pas un coeur qui ne battît à l'idée de l'indépendance et de l'unité de la patrie italienne. Ce peuple d'agriculteurs, de bourgeois, d'artistes, de nobles, les prêtres exceptés qui ne connaissaient que l'Église pour patrie, s'enflammait à l'espoir de voir toutes les parties du pays réunies en une seule, sous un même gouvernement, républicain ou monarchique, mais italien. Certes, une population de vingt millions d'âmes, des côtes et un sol admirables, de grands ports, de magnifiques villes, pouvaient composer un état glorieux et puissant! Il ne manquait qu'une armée. Le Piémont seul, toujours engagé dans les guerres du continent, avait des troupes braves et disciplinées. Sans doute la nature était loin d'avoir refusé le courage naturel aux autres parties de l'Italie; mais le courage naturel n'est rien sans une forte organisation militaire. L'Italie n'avait pas un régiment qui pût supporter la vue des baïonnettes françaises ou autrichiennes.

A l'approche des Français, les ennemis de la réforme politique furent frappés d'épouvanté; ses partisans transportés de joie. La masse entière était dans l'anxiété; elle avait des pressentimens vagues, incertains; elle ne savait s'il fallait craindre ou espérer.

Bonaparte, en entrant en Italie, avait le projet et l'ordre d'en chasser les Autrichiens. Son gouvernement voulant, comme on l'a dit, se procurer la paix, ne songeait à conquérir la Lombardie que pour la rendre à l'Autriche, et forcer celle-ci à céder les Pays-Bas. Bonaparte ne pouvait donc guère songer à affranchir l'Italie; d'ailleurs avec trente et quelques mille hommes pouvait-il afficher un but politique? Cependant les Autrichiens une fois rejetés au-delà des Alpes, et sa puissance bien assurée, il pouvait exercer une grande influence, et, suivant les événemens, tenter de grandes choses. Si, par exemple, les Autrichiens battus partout, sur le Pô, sur le Rhin et le Danube, étaient obligés de céder même la Lombardie; si les peuples vraiment enflammés pour la liberté se prononçaient pour elle à l'approche des armées françaises, alors de grandes destinées s'ouvraient pour l'Italie! Mais en attendant, Bonaparte devait n'afficher aucun but pour ne pas irriter tous les princes qu'il laissait sur ses derrières. Son intention était donc de ne montrer aucun projet révolutionnaire, mais de ne point contrarier non plus l'essor des imaginations, et d'attendre les effets de la présence des Français sur le peuple italien.

C'est ainsi qu'il avait évité d'encourager les mécontens du Piémont, parce qu'il y voyait un pays difficile à révolutionner, un gouvernement fort, et une armée dont l'alliance pouvait être utile.

L'armistice de Cherasco était à peine signé qu'il se mit en route. Beaucoup de gens dans l'armée désapprouvaient une marche en avant. Quoi! disaient-ils, nous ne sommes que trente et quelques mille, nous n'avons révolutionné ni le Piémont ni Gênes, nous laissons derrière nous ces gouvernemens, nos ennemis secrets, et nous allons essayer le passage d'un grand fleuve comme le Pô! nous lancer à travers la Lombardie, et décider, peut-être, par notre présence, la république de Venise à jeter cinquante mille hommes dans la balance! Bonaparte avait l'ordre d'avancer, et il n'était pas homme à rester en arrière d'un ordre audacieux; mais il l'exécutait parce qu'il l'approuvait, et il l'approuvait par des raisons profondes. Le Piémont et Gênes nous embarrasseraient bien plus, disait-il, s'ils étaient en révolution: grâce à l'armistice, nous avons une route assurée par trois places fortes; tous les gouvernemens de l'Italie seront soumis, si nous savons rejeter les Autrichiens au-delà des Alpes; Venise tremblera si nous sommes victorieux à ses côtés, le bruit de notre canon la décidera même à s'allier à nous; il faut donc s'avancer non pas seulement au-delà du Pô, mais de l'Adda, du Mincio, jusqu'à la belle ligne de l'Adige; là nous assiégerons Mantoue, et nous ferons trembler toute l'Italie sur nos derrières. La tête du jeune général, enflammée par sa marche, concevait même des projets plus gigantesques encore que ceux qu'il avouait à son armée. Il voulait, après avoir anéanti Beaulieu, s'enfoncer dans le Tyrol, repasser les Alpes une seconde fois, et se jeter dans la vallée du Danube, pour s'y réunir aux armées parties des bords du Rhin. Ce projet colossal et imprudent était un tribut qu'un esprit vaste et précis ne pouvait manquer de payer à la double présomption de la jeunesse et du succès. Il écrivit à son gouvernement pour être autorisé à l'exécuter.

Il était entré en campagne le 20 germinal (9 avril); la soumission du Piémont était terminée le 9 floréal (28 avril) par l'armistice de Cherasco; il y avait employé dix-huit jours. Il partit sur-le-champ afin de poursuivre Beaulieu. Il avait stipulé avec le Piémont qu'on lui livrerait Valence pour y passer le Pô; mais cette condition était une feinte, car ce n'est pas à Valence qu'il voulait passer ce fleuve. Beaulieu, en apprenant l'armistice, avait songé à s'emparer, par surprise, des trois places de Tortone, Valence et Alexandrie. Il ne réussit à surprendre que Valence, dans laquelle il jeta les Napolitains; voyant ensuite Bonaparte s'avancer rapidement, il se hâta de repasser le Pô, pour mettre ce fleuve entre lui et l'armée française. Il alla camper à Valeggio, au confluent du Pô et du Tésin, vers le sommet de l'angle formé par ces deux fleuves. Il y éleva quelques retranchemens pour consolider sa position, et s'opposer au passage de l'armée française.

Bonaparte, en quittant les états du roi de Piémont, et en entrant dans les états du duc de Parme, reçut des envoyés de ce prince, qui venaient intercéder la clémence du vainqueur. Le duc de Parme était parent de l'Espagne; il fallait donc avoir à son égard des ménagemens qui, du reste, entraient dans les projets du général. Mais on pouvait exercer sur lui quelques-uns des droits de la guerre. Bonaparte reçut ses envoyés au passage de la Trebbia; il affecta quelque courroux de ce que le duc de Parme n'avait pas saisi, pour faire sa paix, le moment où l'Espagne, sa parente, traitait avec la république française. Ensuite il accorda un armistice, en exigeant un tribut de deux millions en argent, dont la caisse de l'armée avait un grand besoin; seize cents chevaux nécessaires à l'artillerie et aux bagages, une grande quantité de blé et d'avoine; la faculté de traverser le duché, et l'établissement d'hôpitaux pour ses malades, aux frais du prince. Le général ne se borna pas là: il aimait et sentait les arts comme un Italien; il savait tout ce qu'ils ajoutent à la splendeur d'un empire, et l'effet moral qu'ils produisent sur l'imagination des hommes: il exigea vingt tableaux au choix des commissaires français, pour être transportés à Paris. Les envoyés du duc, trop heureux de désarmer, à ce prix, le courroux du général, consentirent à tout, et se hâtèrent d'exécuter les conditions de l'armistice. Cependant ils offraient un million pour sauver le tableau de saint Jérôme. Bonaparte dit à l'armée: «Ce million, nous l'aurions bientôt dépensé, et nous en trouverons bien d'autres à conquérir. Un chef-d'oeuvre est éternel, il parera notre patrie.» Le million fut refusé.

Bonaparte, après s'être donné les avantages de la conquête sans ses embarras, continua sa marche. La condition contenue dans l'armistice de Cherasco, relativement au passage du Pô à Valence, la direction des principales colonnes françaises vers cette ville, tout faisait croire que Bonaparte allait tenter le passage du fleuve dans ses environs. Tandis que le gros de son armée était déjà réuni sur le point où Beaulieu s'attendait au passage, le 17 floréal (6 mai), il prend, avec un corps de trois mille cinq cents grenadiers, sa cavalerie et vingt-quatre pièces de canon, descend le long du Pô, et arrive le 18 au matin à Plaisance, après une marche de seize lieues et de trente-six heures. La cavalerie avait saisi en route tous les bateaux qui se trouvaient sur les bords du fleuve, et les avait amenés à Plaisance. Elle avait pris beaucoup de fourrages, et la pharmacie de l'armée autrichienne. Un bac transporte l'avant-garde commandée par le colonel Lannes. Cet officier, à peine arrivé à l'autre bord, fond avec ses grenadiers sur quelques détachemens autrichiens, qui couraient sur la rive gauche du Pô, et les disperse. Le reste des grenadiers franchit successivement le fleuve, et on commence à construire un pont pour le passage de l'armée, qui avait reçu l'ordre de descendre à son tour sur Plaisance. Ainsi, par une feinte et une marche hardie, Bonaparte se trouvait au-delà du Pô, et avec l'avantage d'avoir tourné le Tésin. Si, en effet, il eût passé plus haut, outre la difficulté de le faire en présence de Beaulieu, il aurait donné contre le Tésin, et aurait eu encore un passage à effectuer. Mais, à Plaisance, cet inconvénient n'existait plus, car le Tésin est déjà réuni au Pô.

Le 18 mai, la division Liptai, avertie la première, s'était portée à Fombio, à une petite distance du Pô, sur la route de Pizzighitone. Bonaparte, ne voulant pas la laisser s'établir dans une position où toute l'armée autrichienne allait se rallier, et où il pouvait être ensuite obligé de recevoir la bataille avec le Pô à dos, se hâte de combattre avec ce qu'il avait de forces sous la main. Il fond sur cette division qui s'était retranchée, la déloge après une action sanglante, et lui fait deux mille prisonniers. Le reste de la division, gagnant la route de Pizzighitone, va s'enfermer dans cette place.

Le soir du même jour, Beaulieu, averti du passage du Pô à Plaisance, arrivait au secours de la division Liptai. Il ignorait le désastre de cette division; il donna dans les avant-postes français, fut accueilli chaudement et obligé de se replier en toute hâte. Malheureusement le brave général Laharpe, si utile à l'armée par son intelligence et sa bravoure, fut tué par ses propres soldats, au milieu de l'obscurité de la nuit. Toute l'armée regretta ce brave Suisse, que la tyrannie de Berne avait conduit en France.

Le Pô franchi, le Tésin tourné, Beaulieu battu et hors d'état de tenir la campagne, la route de Milan était ouverte. Il était naturel à un vainqueur de vingt-six ans d'être impatient d'y entrer. Mais avant tout, Bonaparte désirait achever de détruire Beaulieu. Pour cela, il ne voulait pas se contenter de le battre, il voulait encore le tourner, lui couper sa retraite, et l'obliger, s'il était possible, à mettre bas les armes. Il fallait, pour arriver à ce but, le prévenir au passage des fleuves. Une multitude de fleuves descendent des Alpes, et traversent la Lombardie pour se rendre dans le Pô ou dans l'Adriatique. Après le Pô et le Tésin, viennent l'Adda, l'Oglio, le Mincio, l'Adige et quantité d'autres encore. Bonaparte avait maintenant devant lui l'Adda, qu'il n'avait pas pu tourner comme le Tésin, parce qu'il aurait fallu ne traverser le Pô qu'à Crémone. On passe l'Adda à Pizzighitone; mais les débris de la division Liptai venaient de se jeter dans cette place. Bonaparte se hâta de remonter l'Adda, pour arriver au pont de Lodi. Beaulieu y était bien avant lui. On ne pouvait donc pas le prévenir au passage de ce fleuve. Mais Beaulieu n'avait à Lodi que douze mille hommes et quatre mille cavaliers. Deux autres divisions, sous Colli et Wukassovich, avaient fait un détour sur Milan, pour jeter garnison dans le château, et devaient revenir ensuite sur l'Adda pour le passer à Cassano, fort au-dessus de Lodi. En essayant donc de franchir l'Adda à Lodi, malgré la présence de Beaulieu, on pouvait arriver sur l'autre rive avant que les deux divisions, qui devaient passer à Cassano, eussent achevé leur mouvement. Alors, il y avait espoir de les couper.

Bonaparte se trouve devant Lodi le 20 floréal (9 mai). Cette ville est placée sur la rive même par laquelle arrivait l'armée française. Bonaparte la fait attaquer à l'improviste, et y pénètre malgré les Autrichiens. Ceux-ci, quittant alors la ville, se retirent par le pont, et vont se réunir sur l'autre rive au gros de leur armée. C'est sur ce pont qu'il fallait passer, en sortant de Lodi, pour franchir l'Adda. Douze mille hommes d'infanterie et quatre mille cavaliers étaient rangés sur le bord opposé; vingt pièces d'artillerie enfilaient le pont; une nuée de tirailleurs étaient placés sur les rives. Il n'était pas d'usage à la guerre de braver de pareilles difficultés: un pont défendu par seize mille hommes et vingt pièces d'artillerie était un obstacle qu'on ne cherchait pas à surmonter. Toute l'armée française s'était mise à l'abri du feu derrière les murs de Lodi, attendant ce qu'ordonnerait le général. Bonaparte sort de la ville, parcourt tous les bords du fleuve au milieu d'une grêle de balles et de mitraille, et, après avoir arrêté son plan, rentre dans Lodi pour le faire exécuter. Il ordonne à sa cavalerie de remonter l'Adda pour aller essayer de le passer à gué au-dessus du pont; puis il fait former une colonne de six mille grenadiers; il parcourt leurs rangs, les encourage, et leur communique, par sa présence et par ses paroles, un courage extraordinaire. Alors il ordonne de déboucher par la porte qui donnait sur le pont, et de marcher au pas de course. Il avait calculé que, par la rapidité du mouvement, la colonne n'aurait pas le temps de souffrir beaucoup. Cette colonne redoutable serre ses rangs, et débouche en courant sur le pont. Un feu épouvantable est vomi sur elle; la tête entière est renversée. Néanmoins elle avance: arrivée au milieu du pont, elle hésite, mais les généraux la soutiennent de la voix et de leur exemple. Elle se raffermit, marche en avant, arrive sur les pièces et tue les canonniers qui veulent les défendre. Dans cet instant, l'infanterie autrichienne s'approche à son tour pour soutenir son artillerie; mais après ce qu'elle venait de faire, la terrible colonne ne craignait plus les baïonnettes; elle fond sur les Autrichiens au moment où notre cavalerie, qui avait trouvé un gué, menaçait leurs flancs; elle les renverse, les disperse, et leur fait deux mille prisonniers.

Ce coup d'audace extraordinaire avait frappé les Autrichiens d'étonnement; mais malheureusement il devenait inutile. Colli et Wukassovich étaient parvenus à gagner la chaussée de Brescia, et ne pouvaient plus être coupés. Si le résultat était manqué, du moins la ligne de l'Adda se trouvait emportée, le courage des soldats était au plus haut point d'exaltation, leur dévouement pour leur général, au comble.

Dans leur gaieté ils imaginèrent un usage singulier qui peint le caractère national. Les plus vieux soldats s'assemblèrent un jour, et, trouvant leur général bien jeune, imaginèrent de le faire passer par tous les grades: à Lodi, ils le nommèrent caporal, et le saluèrent, quand il parut au camp, du titre, si fameux depuis, de petit caporal. On les verra plus tard lui en conférer d'autres, à mesure qu'il les avait mérités.

L'armée autrichienne était assurée de sa retraite sur le Tyrol; il n'y avait plus aucune utilité à la suivre. Bonaparte songea alors à se rabattre sur la Lombardie, pour en prendre possession, et pour l'organiser. Les débris de la division Liptai s'étaient retranchés à Pizzighitone, et pouvaient en faire une place forte. Il s'y porta pour les en chasser. Il se fit ensuite précéder par Masséna à Milan; Augereau rétrograda pour occuper Pavie. Il voulait imposer à cette grande ville, célèbre par son université, et lui faire voir l'une des plus belles divisions de l'armée. Les divisions Serrurier et Laharpe furent laissées à Pizzighitone, Lodi, Crémone et Cassano, pour garder l'Adda.

Bonaparte songea enfin à se rendre à Milan. A l'approche de l'armée française, les partisans de l'Autriche, et tous ceux qu'épouvantait la renommée de nos soldats, qu'on disait aussi barbares que courageux, avaient fui, et couvraient les routes de Brescia et du Tyrol. L'archiduc était parti, et on l'avait vu verser des larmes en quittant sa belle capitale. La plus grande partie des Milanais se livraient à l'espérance et attendaient notre armée dans les plus favorables dispositions. Quand ils eurent reçu la première division commandée par Masséna, et qu'ils virent ces soldats dont la renommée était si effrayante, respecter les propriétés, ménager les personnes, et manifester la bienveillance naturelle à leur caractère, ils furent pleins d'enthousiasme, et les comblèrent des meilleurs traitemens. Les patriotes accourus de toutes les parties d'Italie, attendaient ce jeune vainqueur dont les exploits étaient si rapides, et dont le nom italien leur était si doux à prononcer. Sur-le-champ on envoya le comte de Melzi au devant de Bonaparte pour lui promettre obéissance. On forma une garde nationale, et on l'habilla aux trois couleurs, vert, rouge et blanc; le duc de Serbelloni fut chargé de la commander. On éleva un arc de triomphe pour y recevoir le général français. Le 26 floréal (15 mai), un mois après l'ouverture de la campagne, Bonaparte fit son entrée à Milan. Le peuple entier de cette capitale était accouru à sa rencontre. La garde nationale était sous les armes. La municipalité vint lui remettre les clés de la ville. Les acclamations le suivirent pendant toute sa marche, jusqu'au palais Serbelloni, où était préparé son logement. Maintenant l'imagination des Italiens lui était acquise comme celle des soldats, et il pouvait agir par la force morale, autant que par la force physique.

Son but n'était pas de s'arrêter à Milan plus qu'il n'avait fait à Cherasco, après la soumission du Piémont. Il voulait y séjourner assez pour organiser provisoirement la province, pour en tirer les ressources nécessaires à son armée, et pour régler toutes choses sur ses derrières. Son projet ensuite était toujours de courir à l'Adige et à Mantoue, et s'il était possible, jusque dans le Tyrol et au-delà des Alpes.

Les Autrichiens avaient laissé deux mille hommes dans le château de Milan. Bonaparte le fit investir sur-le-champ. On convint avec le commandant du château qu'il ne tirerait pas sur la ville, car elle était une propriété autrichienne qu'il n'avait pas intérêt à détruire. Les travaux du siége furent commencés sur-le-champ.

Bonaparte, sans se trop engager avec les Milanais, et sans leur promettre une indépendance qu'il ne pouvait pas leur assurer, leur donna cependant assez d'espérances pour exciter leur patriotisme. Il leur tint un langage énergique, et leur dit, que pour avoir la liberté, il fallait la mériter, en l'aidant à soustraire pour jamais l'Italie à l'Autriche. Il institua provisoirement une administration municipale. Il fit former des gardes nationales partout, afin de donner un commencement d'organisation militaire à la Lombardie. Il s'occupa ensuite des besoins de son armée, et fut obligé de frapper une contribution de 20 millions sur le Milanais. Cette mesure lui semblait fâcheuse, parce qu'elle devait retarder la marche de l'esprit public; mais elle ne fut cependant pas trop mal accueillie; d'ailleurs elle était indispensable. Grâce aux magasins trouvés dans le Piémont, aux blés fournis par le duc de Parme, l'armée était dans une grande abondance de vivres. Les soldats engraissaient, ils mangeaient du bon pain, de la bonne viande, et buvaient de l'excellent vin. Ils étaient contens, et commençaient à observer une exacte discipline. Il ne restait plus qu'à les habiller. Couverts de leurs vieux habits des Alpes, ils étaient déguenillés, et n'étaient imposans que par leur renommée, leur tenue martiale, et leur belle discipline. Bonaparte trouva bientôt de nouvelles ressources. Le duc de Modène, dont les états longeaient le Pô, au-dessous de ceux du duc de Parme, lui dépêcha des envoyés pour obtenir les mêmes conditions que le duc de Parme. Ce vieux prince avare, voyant toutes ses prédictions réalisées, s'était sauvé à Venise, avec ses trésors, abandonnant le gouvernement de ses états à une régence. Ne voulant pas cependant les perdre, il demandait à traiter. Bonaparte ne pouvait accorder la paix, mais il pouvait accorder des armistices, qui équivalaient à une paix, et qui le rendaient maître de toutes les existences en Italie. Il exigea 10 millions, des subsistances de toute espèce, des chevaux, et des tableaux.

Avec ces ressources obtenues dans le pays, il établit, sur les bords du Pô, de grands magasins, des hôpitaux fournis d'effets pour quinze mille malades, et remplit toutes les caisses de l'armée. Se jugeant même assez riche, il achemina sur Gênes quelques millions pour le directoire. Comme il savait en outre que l'armée du Rhin manquait de fonds, et que cette pénurie arrêtait son entrée en campagne, il fit envoyer par la Suisse un million à Moreau. C'était un acte de bon camarade, qui lui était honorable et utile; car il importait que Moreau entrât en campagne pour empêcher les Autrichiens de porter leurs principales forces en Italie.

A la vue de toutes ces choses, Bonaparte se confirmait davantage dans ses projets. Il n'était pas nécessaire, selon lui, de marcher contre les princes d'Italie; il ne fallait agir que contre les Autrichiens; tant qu'on résisterait à ceux-ci, et qu'on pourrait leur interdire le retour en Lombardie, tous les états italiens, tremblant sous l'ascendant de l'armée française, se soumettraient l'un après l'autre. Les ducs de Parme et de Modène s'étaient soumis. Rome, Naples, en feraient autant, si l'on restait maître des portes de l'Italie. Il fallait de même garder l'expectative à l'égard des peuples; et, sans renverser les gouvernemens, attendre que les sujets se soulevassent eux-mêmes.

Mais, au milieu de ces pensées si justes, de ces travaux si vastes, une contrariété des plus fâcheuses vint l'arrêter. Le directoire était enchanté de ses services; mais Carnot, en lisant ses dépêches, écrites avec énergie et précision, et aussi avec une imagination extrême, fut épouvanté de ses plans gigantesques. Il trouvait avec raison, que vouloir traverser le Tyrol, et franchir les Alpes une seconde fois, était un projet trop extraordinaire, et même impossible; mais à son tour, pour corriger le projet du jeune capitaine, il en concevait un autre bien plus dangereux. La Lombardie conquise, il fallait se replier, suivant Carnet, dans la péninsule, aller punir le pape et les Bourbons de Naples, et chasser les Anglais de Livourne, où le duc de Toscane les laissait dominer. Pour cela Carnot ordonnait, au nom du directoire, de partager l'armée d'Italie en deux, d'en laisser une partie en Lombardie, sous les ordres de Kellermann, et de faire marcher l'autre sur Rome et sur Naples, sous les ordres de Bonaparte. Ce projet désastreux renouvelait la faute que les Français ont toujours faite, de s'enfoncer dans la péninsule avant d'être maîtres de la Haute-Italie. Ce n'est pas au pape, au roi de Naples, qu'il faut disputer l'Italie, c'est aux Autrichiens. Or, la ligne d'opération n'est pas alors sur le Tibre, mais sur l'Adige. L'impatience de posséder nous porta toujours à Rome, à Naples, et pendant que nous courions dans la péninsule, nous vîmes toujours la route se fermer sur nous. Il était naturel à des républicains de vouloir sévir contre un pape et un Bourbon; mais ils commettaient la faute des anciens rois de France.

Bonaparte, dans son projet de se jeter dans la vallée du Danube, n'avait vu que les Autrichiens; c'était en lui l'exagération de la vérité chez un esprit juste, mais jeune; il ne pouvait donc, après une pareille conviction, consentir à marcher dans la péninsule; d'ailleurs, sentant l'importance de l'unité de direction dans une conquête qui exigeait autant de génie politique que de génie militaire, il ne pouvait supporter l'idée de partager le commandement avec un vieux général, brave, mais médiocre, et plein d'amour-propre. C'était en lui l'égoïsme si légitime du génie, qui veut faire seul sa tâche, parce qu'il se sent seul capable de la remplir. Il se conduisit ici comme sur le champ de bataille; il hasarda son avenir, et offrit sa démission dans une lettre aussi respectueuse que hardie. Il sentait bien qu'on n'oserait pas l'accepter; mais il est certain qu'il aimait encore mieux se démettre qu'obéir, car il ne pouvait consentir à laisser perdre sa gloire et l'armée, en exécutant un mauvais plan.

Opposant la raison la plus lumineuse aux erreurs du directeur Carnot, il dit qu'il fallait toujours faire face aux Autrichiens, et s'occuper d'eux seuls; qu'une simple division, s'échelonnant en arrière sur le Pô et sur Ancône, suffirait pour épouvanter la péninsule, et obliger Rome et Naples à demander quartier. Il se disposa sur-le-champ à partir de Milan, pour courir à l'Adige et faire le siége de Mantoue. Il se proposait d'attendre là les nouveaux ordres du directoire, et la réponse à ses dépêches.

Il publia une nouvelle proclamation à ses soldats, qui devait frapper vivement leur imagination, et qui était faite aussi pour agir fortement sur celle du pape et du roi de Naples.

«Soldats, vous vous êtes précipités comme un torrent du haut de l'Apennin; vous avez culbuté, dispersé tout ce qui s'opposait à votre marche. Le Piémont, délivré de la tyrannie autrichienne, s'est livré à ses sentimens naturels de paix et d'amitié pour la France. Milan est à vous, et le pavillon républicain flotte dans toute la Lombardie. Les ducs de Parme et de Modène ne doivent leur existence politique qu'à votre générosité. L'armée qui vous menaçait avec orgueil ne trouve plus de barrière qui la rassure contre votre courage; le Pô, le Tésin, l'Adda, n'ont pu vous arrêter un seul jour; ces boulevarts tant vantés de l'Italie ont été insuffisans; vous les avez franchis aussi rapidement que l'Apennin. Tant de succès ont porté la joie dans le sein de la patrie; vos représentans ont ordonné une fête dédiée à vos victoires, célébrées dans toutes les communes de la république. Là, vos pères, vos mères, vos épouses, vos soeurs, vos amantes, se réjouissent de vos succès, et se vantent avec orgueil de vous appartenir. Oui, soldats, vous avez beaucoup fait… mais ne vous reste-t-il donc plus rien à faire?… Dira-t-on de nous que nous avons su vaincre, mais que nous n'avons pas su profiter de la victoire? La postérité vous reprochera-t-elle d'avoir trouvé Capoue dans la Lombardie? Mais je vous vois déjà courir aux armes…. Eh bien! partons! Nous avons encore des marches forcées à faire, des ennemis à soumettre, des lauriers à cueillir, des injures à venger. Que ceux qui ont aiguisé les poignards de la guerre civile en France, qui ont lâchement assassiné nos ministres, incendié nos vaisseaux à Toulon, tremblent! L'heure de la vengeance a sonné; mais que les peuples soient sans inquiétude; nous sommes amis de tous les peuples, et plus particulièrement des descendans de Brutus, des Scipion, et des grands hommes que nous avons pris pour modèles. Rétablir le Capitole, y placer avec honneur les statues des héros qui le rendirent célèbre; réveiller le peuple romain, engourdi par plusieurs siècles d'esclavage, tel sera le fruit de nos victoires. Elles feront époque dans la postérité: vous aurez la gloire immortelle de changer la face de la plus belle partie de l'Europe. Le peuple français, libre, respecté du monde entier, donnera à l'Europe une paix glorieuse, qui l'indemnisera des sacrifices de toute espèce qu'il a faits depuis six ans. Vous rentrerez alors dans vos foyers, et vos concitoyens diront en vous montrant: Il était de l'armée d'Italie

Il n'était resté que huit jours à Milan; il en partit le 2 prairial (21 mai), pour se rendre à Lodi, et s'avancer vers l'Adige.

Tandis que Bonaparte poursuivait sa marche, un événement inattendu le rappela tout à coup à Milan. Les nobles, les moines, les domestiques des familles fugitives, une foule de créatures du gouvernement autrichien, y préparaient une révolte contre l'armée française. Ils répandirent que Beaulieu, renforcé, arrivait avec soixante mille hommes; que le prince de Condé débouchait par la Suisse, sur les derrières des républicains, et qu'ils allaient être perdus. Les prêtres, usant de leur influence sur quelques paysans qui avaient souffert du passage de l'armée, les excitèrent à prendre les armes. Bonaparte n'étant plus à Milan, on crut que le moment était favorable pour opérer la révolte, et faire soulever toute la Lombardie sur ses derrières. La garnison du château de Milan donna le signal par une sortie. Aussitôt le tocsin sonna dans toutes les campagnes environnantes; des paysans armés se transportèrent à Milan pour s'en emparer. Mais la division que Bonaparte avait laissée pour bloquer le château, ramena vivement la garnison dans ses murs, et chassa les paysans qui se présentaient. Dans les environs de Pavie, les révoltés eurent plus de succès. Ils entrèrent dans cette ville, et s'en emparèrent malgré trois cents hommes que Bonaparte y avait laissés en garnison. Ces trois cents hommes, fatigués ou malades, se renfermèrent dans un fort, pour n'être pas massacrés. Les insurgés entourèrent le fort, et le sommèrent de se rendre. Un général français, qui passait dans ce moment à Pavie, fut entouré; on l'obligea, le poignard sur la gorge, à signer un ordre pour engager la garnison à ouvrir ses portes. L'ordre fut signé et exécuté.

Cette révolte pouvait avoir des conséquences désastreuses; elle pouvait provoquer une insurrection générale, et amener la perte de l'armée française. L'esprit public d'une nation est toujours plus avancé dans les villes que dans les campagnes. Tandis que la population des villes d'Italie se déclarait pour nous, les paysans, excités par les moines, et foulés par le passage des armées, étaient fort mal disposés. Bonaparte se trouvait à Lodi, lorsqu'il apprit, le 4 prairial (23 mai), les événemens de Milan et de Pavie; sur-le-champ il rebroussa chemin avec trois cents chevaux, un bataillon de grenadiers, et six pièces d'artillerie. L'ordre était déjà rétabli dans Milan. Il continua sa route sur Pavie, en se faisant précéder par l'archevêque de Milan. Les insurgés avaient poussé une avant-garde jusqu'au bourg de Binasco. Lannes la dispersa. Bonaparte, pensant qu'il fallait agir avec promptitude et vigueur, pour arrêter le mal dans sa naissance, fit mettre le feu à ce bourg, afin d'effrayer Pavie par la vue des flammes. Arrivé devant cette ville, il s'arrêta. Elle renfermait trente mille habitans, elle était entourée d'un vieux mur, et occupée par sept ou huit mille paysans révoltés. Ils avaient fermé les portes, et couronnaient les murailles. Prendre cette ville avec trois cents chevaux et un bataillon, n'était pas chose aisée; et cependant il ne fallait pas perdre de temps, car l'armée était déjà sur l'Oglio, et avait besoin de la présence de son général. Dans la nuit, Bonaparte fit afficher aux portes de Pavie une proclamation menaçante, dans laquelle il disait qu'une multitude égarée et sans moyens réels de résistance bravait une armée triomphante des rois, et voulait perdre le peuple italien; que, persistant dans son intention de ne pas faire la guerre aux peuples, il voulait bien pardonner à ce délire, et laisser une porte ouverte au repentir; mais que ceux qui ne poseraient pas les armes à l'instant seraient traités comme rebelles, et que leurs villages seraient brûlés. Les flammes de Binasco, ajoutait-il, devaient leur servir de leçon. Le matin, les paysans, qui dominaient dans la ville, refusaient de la rendre; Bonaparte fit balayer les murailles par de la mitraille et des obus, ensuite il fit approcher ses grenadiers, qui enfoncèrent les portes à coups de hache. Ils pénétrèrent dans la ville, et eurent un combat à soutenir dans les rues. Cependant on ne leur résista pas long-temps. Les paysans s'enfuirent, et livrèrent la malheureuse Pavie au courroux du vainqueur. Les soldats demandaient le pillage à grands cris. Bonaparte, pour donner un exemple sévère, leur accorda trois heures de pillage. Ils étaient à peine un millier d'hommes, et ils ne pouvaient pas causer de grands désastres dans une ville aussi considérable que Pavie. Ils fondirent sur les boutiques d'orfèvrerie, et s'emparèrent de beaucoup de bijoux. L'acte le plus condamnable fut le pillage du Mont-de-Piété; mais heureusement en Italie comme partout où il y a des grands, pauvres et vaniteux, les monts-de-piété étaient remplis d'objets appartenant aux plus hautes classes du pays. Les maisons de Spallanzani et de Volta furent préservées par les officiers, qui gardèrent eux-mêmes les demeures de ces illustres savans. Exemple doublement honorable et pour la France et pour l'Italie!

Bonaparte lança ensuite dans la campagne ses trois cents chevaux, et fit sabrer une grande quantité de révoltés. Cette prompte répression ramena la soumission partout, et imposa au parti qui en Italie était opposé à la liberté et à la France. Il est triste d'être réduit à employer des moyens pareils; mais Bonaparte le devait sous peine de sacrifier son armée et les destinées de l'Italie. Le parti des moines trembla; les malheurs de Pavie, racontés de bouche en bouche, furent exagérés; et l'armée française recouvra sa renommée formidable.

Cette expédition terminée, Bonaparte rebroussa chemin sur-le-champ pour rejoindre l'armée qui était sur l'Oglio, et qui allait passer sur le territoire vénitien.

A l'approche de l'armée française, la question, tant agitée à Venise, du parti à prendre entre l'Autriche et la France, fut discutée de nouveau par le sénat. Quelques vieux oligarques, qui avaient conservé de l'énergie, auraient voulu qu'on s'alliât sur-le-champ à l'Autriche, patronne naturelle de tous les vieux despotismes; mais on craignait pour l'avenir l'ambition autrichienne, et dans le moment les foudres françaises. D'ailleurs il fallait prendre les armes, résolution qui coûtait beaucoup à un gouvernement énervé. Quelques jeunes oligarques aussi énergiques, mais moins entêtés que les vieux, voulaient aussi une détermination courageuse; ils proposaient de faire un armement formidable, mais de garder la neutralité, et de menacer de cinquante mille hommes celle des deux puissances qui violerait le territoire vénitien. Cette résolution était forte, mais trop forte pour être adoptée. Quelques esprits sages, au contraire, proposaient un troisième parti, c'était l'alliance avec la France. Le sénateur Battaglia, esprit fin, pénétrant et modéré, présenta des raisonnemens que la suite des temps a rendus pour ainsi dire prophétiques. Selon lui, la neutralité, même armée, était la plus mauvaise de toutes les déterminations. On ne pourrait pas se faire respecter, quelque force qu'on déployât; et n'ayant attaché aucun des deux partis à sa cause, on serait tôt ou tard sacrifié par tous les deux. Il fallait donc se décider pour l'Autriche ou pour la France. L'Autriche était pour le moment expulsée de l'Italie; et même, en lui supposant les moyens d'y rentrer, elle ne le pourrait pas avant deux mois, temps pendant lequel la république pourrait être détruite par l'armée française; d'ailleurs, l'ambition de l'Autriche était toujours la plus redoutable pour Venise. Elle lui avait toujours envié ses provinces de l'Illyrie et de la Haute-Italie, et saisirait la première occasion de les lui enlever. La seule garantie contre cette ambition était la puissance de la France, qui n'avait rien à envier à Venise, et qui serait toujours intéressée à la défendre. La France, il est vrai, avait des principes qui répugnaient à la noblesse vénitienne; mais il était temps enfin de se résigner à quelques sacrifices indispensables à l'esprit du siècle, et de faire aux nobles de la terre-ferme les concessions qui pouvaient seules les rattacher à la république et au Livre d'or. Avec quelques modifications légères à l'ancienne constitution, on pouvait satisfaire l'ambition de toutes les classes de sujets vénitiens, et s'attacher la France; si de plus on prenait les armes pour celle-ci, on pouvait espérer, peut-être, en récompense des services qu'on lui aurait rendus, les dépouilles de l'Autriche en Lombardie. Dans tous les cas, répétait le sénateur Battaglia, la neutralité était le plus mauvais de tous les partis.

Cet avis, dont le temps a démontré la sagesse, blessait trop profondément l'orgueil et les haines de la vieille aristocratie vénitienne pour être adopté. Il faut dire aussi qu'on ne comptait point assez sur la durée de la puissance française en Italie, pour s'allier à elle. Il y avait un ancien axiome italien qui disait que l'Italie était le tombeau des Français, et on craignait de se trouver exposé ensuite, sans aucune défense, au courroux de l'Autriche.

A ces trois partis on préféra le plus commode, le plus conforme aux routines et à la mollesse de ce vieux gouvernement, la neutralité désarmée. On décida qu'il serait envoyé des provéditeurs au-devant de Bonaparte pour protester de la neutralité de la république, et réclamer le respect dû au territoire et aux sujets vénitiens. On avait une grande terreur des Français, mais on les savait faciles et sensibles aux bons traitemens. Ordre fut donné à tous les agens du gouvernement de les traiter et de les recevoir à merveille, de s'emparer des officiers et des généraux afin de capter leur bienveillance.

Bonaparte, en arrivant sur le territoire de Venise, avait tout autant besoin de prudence que Venise elle-même. Cette puissance, quoique aux mains d'un gouvernement affaibli, était grande encore; il fallait ne pas l'indisposer au point de la forcer à s'armer; car alors la Haute-Italie n'aurait plus été tenable pour les Français; mais il fallait cependant, tout en observant la neutralité, obliger Venise à nous souffrir sur son territoire, à nous y laisser battre, à nous y nourrir même s'il était possible. Elle avait donné passage aux Autrichiens; c'était la raison dont il fallait se servir pour tout se permettre et tout exiger, en restant dans les limites de la neutralité.

Bonaparte en entrant à Brescia, publia une proclamation dans laquelle il disait, qu'en traversant le territoire vénitien afin de poursuivre l'armée impériale, qui avait eu la permission de le franchir, il respecterait le territoire et les habitans de la république de Venise, qu'il ferait observer la plus grande discipline à son armée, que tout ce qu'elle prendrait serait payé, et qu'il n'oublierait point les antiques liens qui unissaient les deux républiques. Il fut très-bien reçu par le provéditeur vénitien de Brescia, et poursuivit sa marche. Il avait franchi l'Oglio, qui coule après l'Adda; il arriva devant le Mincio, qui sort du lac de Garda, circule dans la plaine du Mantouan, puis forme, après quelques lieues, un nouveau lac, au milieu duquel est placé Mantoue, et va enfin se jeter dans le Pô. Beaulieu, renforcé de dix mille hommes, s'était placé sur la ligne du Mincio, pour la défendre[4]. Une avant-garde de quatre mille fantassins et de deux mille cavaliers était rangée en avant du fleuve, au village de Borghetto. Le gros de l'armée était placé au-delà du Mincio, sur la position de Valeggio; la réserve était un peu plus en arrière à Villa-Franca; des corps détachés gardaient le cours du Mincio, au-dessus et au-dessous de Valeggio. La ville vénitienne de Peschiera est située sur le Mincio, à sa sortie du lac de Garda. Beaulieu, qui voulait avoir cette place pour appuyer plus solidement la droite de sa ligne, trompa les Vénitiens; et, sous prétexte d'obtenir passage pour cinquante hommes, surprit la ville, et y plaça une forte garnison. Elle avait une enceinte bastionnée et quatre-vingts pièces de canon.

[Footnote 4: Voyez la carte à la fin du volume.]

Bonaparte, en avançant sur cette ligne, négligea tout à fait Mantoue, qui était à sa droite, et qu'il n'était pas temps de bloquer encore, et appuya sur sa gauche vers Peschiera. Son projet était de passer le Mincio à Borghetto et Valeggio. Pour cela, il lui fallait tromper Beaulieu sur son intention. Il fit ici comme au passage du Pô; il dirigea un corps sur Peschiera et un autre sur Lonato, de manière à inquiéter Beaulieu sur le Haut-Mincio, et à lui faire supposer qu'il voulait ou passer à Peschiera, ou tourner le lac de Garda. En même temps, il dirigea son attaque la plus sérieuse sur Borghetto. Ce village, placé en avant du Mincio, était, comme on vient de dire, gardé par quatre mille fantassins et deux mille cavaliers. Le 9 prairial (28 mai) Bonaparte engagea l'action. Il avait toujours eu de la peine à faire battre sa cavalerie. Elle était peu habituée à charger, parce qu'on n'en faisait pas autrefois un grand usage, et qu'elle était d'ailleurs intimidée par la grande réputation de la cavalerie allemande. Bonaparte voulait à tout prix la faire battre, parce qu'il attachait une grande importance aux services qu'elle pouvait rendre. En avançant sur Borghetto, il distribua ses grenadiers et ses carabiniers à droite et à gauche de sa cavalerie, il plaça l'artillerie par derrière, et après l'avoir ainsi enfermée, il la poussa sur l'ennemi. Soutenue de tous côtés, et entraînée par le bouillant Murat, elle fit des prodiges, et mit en fuite les escadrons autrichiens. L'infanterie aborda ensuite le village de Borghetto, dont elle s'empara. Les Autrichiens, en se retirant par le pont qui conduit de Borghetto à Valeggio, voulurent le rompre. Ils parvinrent en effet à détruire une arche. Mais quelques grenadiers, conduits par le général Gardanne, entrèrent dans les flots du Mincio, qui était guéable en quelques endroits, et le franchirent en tenant leurs armes sur leurs têtes, et en bravant le feu des hauteurs opposées. Les Autrichiens crurent voir la colonne de Lodi, et se retirèrent sans détruire le pont. L'arche rompue fut rétablie, et l'armée put passer. Bonaparte se mit sur-le-champ à remonter le Mincio avec la division Augereau, afin de donner la chasse aux Autrichiens; mais ils refusèrent le combat toute la journée. Il laissa la division Augereau continuer la poursuite, et il revint à Valeggio, où se trouvait la division Masséna, qui commençait à faire la soupe. Tout à coup la charge sonna, les hussards autrichiens fondirent au milieu du bourg; Bonaparte eut à peine le temps de se sauver. Il monta à cheval, et reconnut bientôt que c'était un des corps ennemis laissés à la garde du Bas-Mincio, qui remontait le fleuve pour joindre Beaulieu, dans sa retraite vers les montagnes. La division Masséna courut aux armes, et donna la chasse à cette division, qui parvint cependant à rejoindre Beaulieu.

Le Mincio était donc franchi. Bonaparte avait décidé une seconde fois la retraite des Impériaux, qui se rejetaient définitivement dans le Tyrol. Il avait obtenu un avantage important, celui de faire battre sa cavalerie, qui maintenant ne craignait plus celle des Autrichiens. Il attachait à cela un grand prix. On se servait peu de la cavalerie avant lui, et il avait jugé qu'on pouvait en tirer un grand parti, en l'employant à couvrir l'artillerie. Il avait calculé que l'artillerie légère et la cavalerie, employées à propos, pouvaient produire l'effet d'une masse d'infanterie dix fois plus forte. Il affectionnait déjà beaucoup le jeune Murat, qui savait faire battre ses escadrons; mérite qu'il regardait alors comme fort rare chez les officiers de cette arme. La surprise qui avait mis sa personne en danger lui inspira une autre idée: ce fut de former un corps d'hommes d'élite, qui, sous le nom de guides, devaient l'accompagner partout. Sa sûreté personnelle n'était qu'un objet secondaire à ses yeux; il voyait l'avantage d'avoir toujours sous sa main un corps dévoué et capable des actions les plus hardies. On le verra en effet décider de grandes choses, en lançant vingt-cinq de ces braves gens. Il en donna le commandement à un officier de cavalerie, intrépide et calme, fort connu depuis sous le nom de Bessières.

Beaulieu avait évacué Peschiera, pour remonter dans le Tyrol. Un combat s'était engagé avec l'arrière-garde autrichienne, et l'armée française n'était entrée dans la ville qu'après une action assez vive. Les Vénitiens n'ayant pas pu la soustraire à Beaulieu, elle avait cessé d'être neutre; et les Français étaient autorisés à s'y établir. Bonaparte savait bien que les Vénitiens avaient été trompés par Beaulieu, mais il résolut de se servir de cet événement pour obtenir d'eux tout ce qu'il désirait. Il voulait la ligne de l'Adige et particulièrement l'importante ville de Vérone qui commande le fleuve; il voulait surtout se faire nourrir.

Le provéditeur Foscarelli, vieil oligarque vénitien, très-entêté dans ses préjugés, et plein de haine contre la France, était chargé de se rendre au quartier-général de Bonaparte. On lui avait dit que le général était extrêmement courroucé de ce qui était arrivé à Peschiera, et la renommée répandait que son courroux était redoutable. Binasco, Pavie, faisaient foi de sa sévérité; deux armées détruites et l'Italie conquise, faisaient foi de sa puissance. Le provéditeur vint à Peschiera, plein de terreur, et en partant il écrivit à son gouvernement: Dieu veuille me recevoir en holocauste! Il avait pour mission spéciale d'empêcher les Français d'entrer à Vérone. Cette ville, qui avait donné asile au prétendant, était dans la plus cruelle anxiété. Le jeune Bonaparte, qui avait des colères violentes, et qui en avait aussi de feintes, n'oublia rien pour augmenter l'effroi du provéditeur. Il s'emporta vivement contre le gouvernement vénitien, qui prétendait être neutre et ne savait pas faire respecter sa neutralité; qui, en laissant les Autrichiens s'emparer de Peschiera, avait exposé l'armée française à perdre un grand nombre de braves devant cette place. Il dit que le sang de ses compagnons d'armes demandait vengeance, et qu'il la fallait éclatante. Le provéditeur excusa beaucoup les autorités vénitiennes, et parla ensuite de l'objet essentiel, qui était Vérone. Il prétendit qu'il avait ordre d'en interdire l'entrée aux deux puissances belligérantes. Bonaparte lui répondit qu'il n'était plus temps; que déjà Masséna s'y était rendu; que peut-être, en cet instant, il y avait mis le feu pour punir cette ville qui avait eu l'insolence de se regarder un moment comme la capitale de l'empire français. Le provéditeur supplia de nouveau; et Bonaparte, feignant de s'adoucir un peu, répondit qu'il pourrait tout au plus, si Masséna n'y était pas déjà entré de vive force, donner un délai de vingt-quatre heures, après lequel il emploierait la bombe et le canon.

Le provéditeur se retira consterné. Il retourna à Vérone, où il annonça qu'il fallait recevoir les Français. A leur approche, les habitans les plus riches, croyant qu'on ne leur pardonnerait pas le séjour du prétendant dans leur ville, s'enfuirent en foule dans le Tyrol, emportant ce qu'ils avaient de plus précieux. Cependant les Véronais se rassurèrent bientôt en voyant les Français, et en se persuadant, de leurs propres yeux, que ces républicains n'étaient pas aussi barbares que le publiait la renommée.

Deux autres envoyés vénitiens arrivèrent à Vérone pour voir Bonaparte. On avait fait choix des sénateurs Erizzo et Battaglia. Ce dernier était celui dont nous avons parlé, qui penchait pour l'alliance avec la France, et on espérait à Venise que ces deux nouveaux ambassadeurs réussiraient mieux que Foscarelli à calmer le général. Il les reçut en effet beaucoup mieux que Foscarelli; et, maintenant qu'il avait atteint l'objet de ses voeux, il feignit de s'apaiser, et de consentir à entendre raison. Ce qu'il voulait pour l'avenir, c'étaient des vivres, et même, s'il était possible, une alliance de Venise avec la France. Il fallait tour à tour imposer et séduire: il fit l'un et l'autre. «La première loi, dit-il, pour les hommes est de vivre. Je voudrais épargner à la république de Venise le soin de nous nourrir; mais puisque le destin de la guerre nous a obligés de venir jusqu'ici, nous sommes contraints de vivre où nous nous trouvons. Que la république de Venise fournisse à mes soldats ce dont ils ont besoin; elle comptera ensuite avec la république française.» Il fut convenu qu'un fournisseur juif procurerait à l'armée tout ce qui lui serait nécessaire, et que Venise paierait en secret ce fournisseur, pour qu'elle ne parût pas violer la neutralité en nourrissant les Français. Bonaparte aborda ensuite la question d'une alliance. «Je viens, dit-il, d'occuper l'Adige; je l'ai fait parce qu'il me faut une ligne, parce que celle-ci est la meilleure, et que votre gouvernement est incapable de la défendre. Qu'il arme cinquante mille hommes, qu'il les place sur l'Adige, et je lui rends ses places de Vérone et de Porto-Legnago. Du reste, ajouta-t-il, vous devez nous voir ici avec plaisir. Ce que la France m'envoie faire dans ces contrées, est tout dans l'intérêt de Venise. Je viens chasser les Autrichiens au-delà des Alpes; peut-être constituer la Lombardie en état indépendant; peut-on rien faire de plus avantageux à votre république? Si elle voulait s'unir à nous, peut-être recevrait-elle un grand prix de ce service. Nous ne faisons la guerre à aucun gouvernement: nous sommes les amis de tous ceux qui nous aideront à renfermer la puissance autrichienne dans ses limites.»

Les deux Vénitiens sortirent frappés du génie de ce jeune homme, qui, tour à tour menaçant ou caressant, impérieux ou souple, et parlant de tous les objets militaires et politiques avec autant de profondeur que l'éloquence, annonçait que l'homme d'état était aussi précoce en lui que le guerrier. Cet homme, dirent-ils en écrivant à Venise, aura un jour une grande influence sur sa patrie[5].

[Footnote 5: Cette prédiction est du 5 juin 1796.]

Bonaparte était maître enfin de la ligne de l'Adige, à laquelle il attachait tant d'importance. Il attribuait toutes les fautes comprises dans les anciennes campagnes des Français en Italie, au mauvais choix de la ligne défensive. Les lignes sont nombreuses dans la Haute-Italie, car une multitude de fleuves la parcourent des Alpes à la mer. La plus grande et la plus célèbre, la ligne du Pô, qui traverse toute la Lombardie, lui paraissait mauvaise comme trop étendue. Une armée, suivant lui, ne pouvait pas garder cinquante lieues de cours. Une feinte pouvait toujours ouvrir le passage d'un grand fleuve. Lui-même avait franchi le Pô à quelques lieues de Beaulieu. Les autres fleuves, tels que le Tésin, l'Adda, l'Oglio, tombant dans le Pô, se confondaient avec lui, et avaient les mêmes inconvéniens. Le Mincio était guéable, et d'ailleurs tombait aussi dans le Pô. L'Adige seul, sortant du Tyrol et allant se jeter dans la mer, couvrait toute l'Italie. Il était profond, n'avait qu'un cours très peu étendu des montagnes à la mer. Il était couvert par deux places, Vérone et Porto-Legnago, très voisines l'une de l'autre, et qui, sans être fortes, pouvaient résister à une première attaque. Enfin il parcourait, à partir de Legnago, des marais impraticables, qui couvraient la partie inférieure de son cours. Les fleuves plus avancés dans la Haute-Italie, tels que la Brenta, la Piave, le Tagliamento, étaient guéables, et tournés d'ailleurs par la grande route du Tyrol, qui débouchait sur leurs derrières, L'Adige, au contraire, avait l'avantage d'être placé au débouché de cette route, qui parcourt sa propre vallée.

Telles étaient les raisons qui décidèrent Bonaparte pour cette ligne, et une immortelle campagne a prouvé la justesse de son jugement. Cette ligne occupée, il fallait songer maintenant à commencer le siége de Mantoue. Cette place, située sur le Mincio, était en arrière de l'Adige, et se trouvait couverte par ce fleuve. On la regardait comme le boulevart de l'Italie. Assise au milieu d'un lac formé par les eaux du Mincio, elle communiquait avec la terre ferme par cinq digues. Malgré sa réputation, cette place avait des inconvéniens qui en diminuaient la force réelle. Placée au milieu d'exhalaisons marécageuses, elle était exposée aux fièvres; ensuite, les têtes de chaussées enlevées, l'assiégé se trouvait rejeté dans la place, et pouvait être bloqué par un corps très-inférieur à la garnison. Bonaparte comptait la prendre avant qu'une nouvelle armée pût arriver au secours de l'Italie. Le 15 prairial (3 juin), il fit attaquer les têtes de chaussées, dont une était formée par le faubourg de Saint-George, et les enleva. Dès cet instant, Serrurier put bloquer, avec huit mille hommes, une garnison qui se composait de quatorze, dont dix mille étaient sous les armes, et quatre mille dans les hôpitaux. Bonaparte fit commencer les travaux du siége, et mettre toute la ligne de l'Adige en état de défense. Ainsi, dans moins de deux mois, il avait conquis l'Italie. Il s'agissait de la garder. Mais c'était là ce dont on doutait, et c'était l'épreuve sur laquelle on voulait juger le jeune général.

Le directoire venait de répondre aux observations faites par Bonaparte sur le projet de diviser l'armée et de marcher dans la péninsule. Les idées de Bonaparte étaient trop justes pour ne pas frapper l'esprit de Carnot, et ses services trop éclatans pour que sa démission fût acceptée. Le directoire se hâta de lui écrire pour approuver ses projets, pour lui confirmer le commandement de toutes les forces agissant en Italie, et l'assurer de toute la confiance du gouvernement. Si les magistrats de la république avaient eu le don de prophétie, ils auraient bien fait d'accepter la démission de ce jeune homme, quoiqu'il eût raison dans l'avis qu'il soutenait, quoique sa retraite fit perdre à la république l'Italie et un grand capitaine; mais dans le moment on ne voyait en lui que la jeunesse, le génie, la victoire, et on éprouvait l'intérêt, on avait les égards que toutes ces choses inspirent.

Le directoire n'imposait à Bonaparte qu'une seule condition, c'était de faire sentir à Rome et à Naples la puissance de la république. Tout ce qu'il y avait de patriotes sincères en France le désirait. Le pape, qui avait anathématisé la France, prêché une croisade contre elle, et laissé assassiner dans sa capitale notre ambassadeur, méritait certes un châtiment. Bonaparte, libre d'agir maintenant comme il l'entendait, prétendait obtenir tous ces résultats sans quitter la ligne de l'Adige. Tandis qu'une partie de l'armée gardait cette ligne, qu'une autre assiégeait Mantoue et le château de Milan, il voulait, avec une simple division échelonnée en arrière sur le Pô, faire trembler toute la péninsule, et amener le pontife et la reine de Naples à implorer la clémence républicaine. On annonçait l'approche d'une grande armée, détachée du Rhin pour venir disputer l'Italie à ses vainqueurs. Cette armée, qui devait traverser la Forêt-Noire, le Voralberg, le Tyrol, ne pouvait arriver avant un mois. Bonaparte avait donc le temps de tout terminer sur ses derrières, sans trop s'éloigner de l'Adige, et de manière à pouvoir, par une simple marche rétrograde, se retrouver en face de l'ennemi.

Il était temps en effet qu'il songeât au reste de l'Italie. La présence de l'armée française y développait les opinions avec une singulière rapidité. Les provinces vénitiennes ne pouvaient plus souffrir le joug aristocratique. La ville de Brescia manifestait un grand penchant à la révolte. Dans toute la Lombardie, et surtout à Milan, l'esprit public faisait des progrès rapides. Les duchés de Modène et Reggio, les légations de Bologne et Ferrare, ne voulaient plus ni de leur vieux duc, ni du pape. En revanche, le parti contraire devenait plus hostile. L'aristocratie génoise était fort indisposée, et méditait de mauvais projets sur nos derrières. Le ministre autrichien Gérola était l'instigateur secret de tous ces projets. L'état de Gênes était rempli de petits fiefs relevant de l'Empire. Les seigneurs génois revêtus de ces fiefs réunissaient les déserteurs, les bandits, les prisonniers autrichiens qui avaient réussi à s'échapper, les soldats piémontais qu'on avait licenciés, et formaient des bandes de partisans connus sous le nom de Barbets. Ils infestaient l'Apennin par où l'armée française était entrée; ils arrêtaient les courriers, pillaient nos convois, massacraient les détachemens français quand ils n'étaient pas assez nombreux pour se défendre, et répandaient l'inquiétude sur la route de France. En Toscane, les Anglais s'étaient rendus maîtres du port de Livourne, grâce à la protection du gouverneur, et le commerce français était traité en ennemi. Enfin Rome faisait des préparatifs hostiles; l'Angleterre lui promettait quelques mille hommes; et Naples, toujours agitée par les caprices d'une reine violente, annonçait un armement formidable. Le faible roi, quittant un instant le soin de la pêche, avait publiquement imploré l'assistance du ciel; il avait, dans une cérémonie solennelle, déposé ses ornemens royaux, et les avait consacrés au pied des autels. Toute la populace napolitaine avait applaudi et poussé d'affreuses vociférations; une multitude de misérables, incapables de manier un fusil et d'envisager une baïonnette française, demandaient des armes et voulaient marcher contre notre armée.

Quoique ces mouvemens n'eussent rien de bien alarmant pour Bonaparte, tant qu'il pouvait disposer de six mille hommes, il devait se hâter de les réprimer avant l'arrivée de la nouvelle armée autrichienne, qui exigeait la présence de toutes nos forces sur l'Adige. Bonaparte commençait à recevoir de l'armée des Alpes quelques renforts, ce qui lui permettait d'employer quinze mille hommes au blocus de Mantoue et du château de Milan, vingt mille à la garde de l'Adige, et de porter une division sur le Pô pour exécuter ses projets sur le midi de l'Italie.

Il se rendit sur-le-champ à Milan pour faire ouvrir la tranchée autour du château, et hâter sa reddition. Il ordonna à Augereau, qui était sur le Mincio, très près du Pô, de passer ce fleuve à Borgo-Forte, et de se diriger sur Bologne. Il enjoignit à Vaubois de s'acheminer de Tortone à Modène, avec quatre ou cinq mille hommes arrivant des Alpes. De cette manière il pouvait diriger huit à neuf mille hommes dans les légations de Bologne et de Ferrare, et menacer de là toute la péninsule.

Il attendit pendant quelques jours la fin des inondations sur le Bas-Pô, avant de mettre sa colonne en mouvement. Mais la cour de Naples, faible autant qu'elle était violente, avait passé de la fureur à l'abattement. En apprenant nos dernières victoires dans la Haute-Italie, elle avait fait partir le prince de Belmonte-Pignatelli pour se soumettre au vainqueur. Bonaparte renvoya pour la paix au directoire, mais crut devoir accorder un armistice. Il ne lui convenait pas de s'enfoncer jusqu'à Naples avec quelques mille hommes, et surtout dans l'attente de l'arrivée des Autrichiens. Il lui suffisait pour le moment de désarmer cette puissance, d'ôter son appui à Rome, et de la brouiller avec la coalition. On ne pouvait pas, comme aux autres petits princes qu'on avait sous la main, lui imposer des contributions, mais elle s'engageait à ouvrir tous ses ports aux Français, à retirer à l'Angleterre cinq vaisseaux et beaucoup de frégates qu'elle lui fournissait, enfin à priver l'armée autrichienne des deux mille quatre cents cavaliers qui servaient dans ses rangs. Ce corps de cavalerie devait rester séquestré sous la main de Bonaparte, qui était maître de le faire prisonnier à la première violation de l'armistice. Bonaparte savait très bien que de pareilles conditions ne plairaient pas au gouvernement, mais dans le moment il lui importait d'avoir du repos sur ses derrières, et il n'exigeait que ce qu'il croyait pouvoir obtenir. Le roi de Naples soumis, le pape ne pouvait pas résister; alors l'expédition sur la droite du Pô se réduisait, comme il le voulait, à une expédition de quelques jours, et il revenait à l'Adige.

Il signa cet armistice, et partit ensuite pour passer le Pô et se mettre à la tête des deux colonnes qu'il dirigeait sur l'État de l'Église, celle de Vaubois qui arrivait des Alpes pour le renfoncer, et celle d'Augereau qui rétrogradait du Mincio sur le Pô. Il attachait beaucoup d'importance à la situation de Gênes, parce qu'elle était placée sur l'une des deux routes qui conduisaient en France, et parce que son sénat avait toujours montré de l'énergie. Il sentait qu'il aurait fallu demander l'exclusion de vingt familles feudataires de l'Autriche et de Naples, pour y assurer la domination de la France; mais il n'avait pas d'ordres à cet égard, et d'ailleurs il craignait de révolutionner. Il se contenta donc d'écrire une lettre au sénat, dans laquelle il demandait que le gouverneur de Novi, qui avait protégé les brigands, fût puni d'une manière exemplaire, et que le ministre autrichien fût chassé de Gênes; il voulait ensuite une explication catégorique. «Pouvez-vous, disait il, ou ne pouvez-vous pas délivrer votre territoire des assassins qui l'infestent? Si vous ne pouvez pas prendre des mesures, j'en prendrai pour vous; je ferai brûler les villes et les villages où se commettra un assassinat; je ferai brûler les maisons qui donneront asile aux assassins, et punir exemplairement les magistrats qui les souffriront. Il faut que le meurtre d'un Français porte malheur aux communes entières qui ne l'auraient pas empêché.» Comme il connaissait les lenteurs diplomatiques, il envoya son aide-de-camp Murat, pour porter sa lettre, et la lire lui-même au sénat. «Il faut, écrivait-il au ministre Faypoult, un genre de communication qui électrise ces messieurs.» Il fit partir en même temps Lannes avec douze cents hommes, pour aller châtier les fiefs impériaux. Le château d'Augustin Spinola, le principal instigateur de la révolte, fut brûlé. Les Barbets saisis les armes à la main furent impitoyablement fusillés. Le sénat de Gênes épouvanté destitua le gouverneur de Novi, congédia le ministre Gérola, et promit de faire garder les routes par ses propres troupes. Il envoya à Paris M. Vincent Spinola, pour s'entendre avec le directoire sur tous les objets en litige, sur l'indemnité due pour la frégate la Modeste, sur l'expulsion des familles feudataires, et sur le rappel des familles exilées.

Bonaparte s'achemina ensuite sur Modène, où il arriva le 1er messidor (19 juin), tandis qu'Augereau entrait à Bologne le même jour.

L'enthousiasme des Modénois fut extrême. Ils vinrent à sa rencontre, et lui envoyèrent une députation pour le complimenter. Les principaux d'entre eux l'entourèrent de sollicitations, et le supplièrent de les affranchir du joug de leur duc, qui avait emporté leurs dépouilles à Venise. Comme la régence laissée par le duc s'était montrée fidèle aux conditions de l'armistice, et que Bonaparte n'avait aucune raison pour exercer les droits de conquête sur le duché, il ne pouvait satisfaire les Modénois; c'était d'ailleurs une question que la politique conseillait d'ajourner. Il se contenta de donner des espérances, et conseilla le calme. Il partit pour Bologne. Le fort d'Urbin était sur sa route, et c'était la première place appartenant au pape. Il la fit sommer; le château se rendit. Il renfermait soixante pièces de canon de gros calibre, et quelques cents hommes. Bonaparte fit acheminer cette grosse artillerie sur Mantoue, pour y être employée au siége. Il arriva à Bologne, où l'avait précédé la division Augereau. La joie des habitans fut des plus vives. Bologne est une ville de cinquante mille ames, magnifiquement bâtie, célèbre par ses artistes, ses savans et son université. L'amour pour la France et la haine pour le Saint-Siége y étaient extrêmes. Ici Bonaparte ne craignait pas de laisser éclater les sentimens de liberté, car il était dans les possessions d'un ennemi déclaré, le pape, et il lui était permis d'exercer le droit de conquête. Les deux légations de Ferrare et de Bologne l'entourèrent de leurs députés: il leur accorda une indépendance provisoire, en promettant de la faire reconnaître à la paix.

Le Vatican était dans l'alarme, et il envoya sur-le-champ un négociateur pour intercéder en sa faveur. L'ambassadeur d'Espagne, d'Azara, connu par son esprit et par son goût pour la France, et ministre d'une puissance amie, fut choisi. Il avait déjà négocié pour le duc de Parme. Il arriva à Bologne, et vint mettre la tiare aux pieds de la république victorieuse. Fidèle à son plan, Bonaparte, qui ne voulait rien abattre ni rien édifier encore, exigea d'abord que les légations de Bologne et de Ferrare restassent indépendantes, que la ville d'Ancône reçût garnison française, que le pape donnât 21 millions, des blés, des bestiaux, et cent tableaux ou statues: ces conditions furent acceptées. Bonaparte s'entretint beaucoup avec le ministre d'Azara, et le laissa plein d'enthousiasme. Il écrivit une lettre au célèbre astronome Oriani, au nom de la république, et demanda à le voir. Ce savant modeste fut interdit en présence du jeune vainqueur, et ne lui rendit hommage que par son embarras. Bonaparte ne négligeait rien pour honorer l'Italie, pour réveiller son orgueil et son patriotisme. Ce n'était point un conquérant barbare qui venait la ravager, c'était un héros de la liberté venant ranimer le flambeau du génie dans l'antique patrie de la civilisation. Il laissa Monge, Bertholet et les frères Thouin, que le directoire lui avait envoyés, pour choisir les objets destinés aux musées de Paris.

Le 8 messidor (26 juin), il passa l'Apennin avec la division Vaubois, et entra en Toscane. Le duc, épouvanté, lui envoya son ministre Manfredini. Bonaparte le rassura sur ses intentions, qu'il laissa secrètes. Pendant ce temps, sa colonne se porta à marches forcées sur Livourne, où elle entra à l'improviste, et s'empara de la factorerie anglaise. Le gouverneur Spannochi fut saisi, enfermé dans une chaise de poste, et envoyé au grand-duc avec une lettre, dans laquelle on expliquait les motifs de cet acte d'hostilité commis chez une puissance amie. On disait au grand-duc que son gouverneur avait manqué à toutes les lois de la neutralité, en opprimant le commerce français, en donnant asile aux émigrés et à tous les ennemis de la république; et on ajoutait que, par respect pour son autorité, on lui laissait à lui-même le soin de punir un ministre infidèle. Cet acte de vigueur prouvait à tous les états neutres que le général français ferait la police chez eux, s'ils ne savaient l'y faire. On n'avait pas pu saisir tous les vaisseaux des Anglais, mais leur commerce fit de grandes pertes. Bonaparte laissa garnison à Livourne, et désigna des commissaires pour se faire livrer tout ce qui appartenait aux Anglais, aux Autrichiens et aux Russes. Il se rendit ensuite de sa personne à Florence, où le grand-duc lui fit une réception magnifique. Après y avoir séjourné quelques jours, il repassa le Pô pour revenir à son quartier-général de Roverbella, près Mantoue. Ainsi, une vingtaine de jours, et une division échelonnée sur la droite du Pô, lui avaient suffi pour imposer aux puissances de l'Italie, et pour s'assurer du calme pendant les nouvelles luttes qu'il avait encore à soutenir contre la puissance autrichienne.

Tandis que l'armée d'Italie remplissait avec tant de gloire la tâche qui lui était imposée dans le plan général de campagne, les armées d'Allemagne n'avaient pas pu encore se mettre en mouvement. La difficulté d'organiser leurs magasins et de se procurer les chevaux les avait jusqu'ici retenues dans l'inaction. De son côté, l'Autriche, qui aurait eu le plus grand intérêt à prendre brusquement l'initiative, avait mis une inconcevable lenteur à faire ses préparatifs, et ne s'était mise en mesure de commencer les hostilités que pour le milieu de prairial (commencement de juin). Ses armées étaient sur un pied formidable, et de beaucoup supérieures aux nôtres. Mais nos succès en Italie l'avaient obligée à détacher Wurmser avec trente mille hommes de ses meilleures troupes du Rhin, pour aller recueillir et réorganiser les débris de Beaulieu. Ainsi, outre ses conquêtes, l'armée d'Italie rendait l'important service de dégager les armées d'Allemagne. Le conseil aulique, qui avait résolu de prendre l'offensive, et de porter le théâtre de la guerre au sein de nos provinces, ne songea plus dès lors qu'à garder la défensive et à s'opposer à notre invasion. Il aurait même voulu laisser subsister l'armistice; mais il était dénoncé, et les hostilités devaient commencer le 12 prairial (31 mai).

Déjà nous avons donné une idée du théâtre de la guerre. Le Rhin et le Danube sortis, l'un des grandes Alpes, l'autre des Alpes de Souabe, après s'être rapprochés dans les environs du lac de Constance, se séparent pour aller, le premier vers le nord, le second vers l'orient de l'Europe. Deux vallées transversales et presque parallèles, celles du Mein et du Necker, forment en quelque sorte deux débouchés, pour aller, à travers le massif des Alpes de Souabe, dans la vallée du Danube, ou pour venir de la vallée du Danube dans celle du Rhin.

Ce théâtre de guerre, et le plan d'opérations qu'il comporte, n'étaient point connus alors comme ils le sont aujourd'hui grâces à de grands exemples. Carnot, qui dirigeait nos plans, s'était fait une théorie d'après la célèbre campagne de 1794, qui lui avait valu tant de gloire en Europe. A cette époque, le centre de l'ennemi, retranché dans la forêt de Mormale, ne pouvant être entamé, on avait filé sur ses ailes, et en les débordant, on l'avait obligé à la retraite. Cet exemple s'était gravé dans la mémoire de Carnot. Doué d'un esprit novateur, mais systématique, il avait imaginé une théorie d'après cette campagne, et il était persuadé qu'il fallait toujours agir à la fois sur les deux ailes d'une armée, et chercher constamment à les déborder. Les militaires ont regardé cette idée comme un progrès véritable et comme déjà bien préférable au système des cordons, tendant à attaquer l'ennemi sur tous les points, mais elle s'était changée dans l'esprit de Carnot en un système arrêté et dangereux. Les circonstances qui s'offraient ici l'engageaient encore davantage à suivre ce système. L'armée de Sambre-et-Meuse et celle de Rhin-et-Moselle étaient placées toutes deux sur le Rhin, à deux points très distans l'un de l'autre: deux vallées partaient de ces points pour déboucher sur le Danube. C'étaient là des motifs bien suffisans pour Carnot de former les Français en deux colonnes, dont l'une remontant par le Mein, l'autre par le Necker, tendraient ainsi à déborder les ailes des armées impériales, et à les obliger de rétrograder sur le Danube. Il prescrivit donc aux généraux Jourdan et Moreau de partir, le premier de Dusseldorf, le second de Strasbourg, pour s'avancer isolément en Allemagne. Comme l'ont remarqué un grand capitaine et un grand critique, et comme les faits l'ont prouvé depuis, se former en deux corps, c'était sur-le-champ donner à l'ennemi la faculté et l'idée de se concentrer, et d'accabler avec la masse entière de ses forces l'un ou l'autre de ces deux corps. Clerfayt avait fait à peu près cette manoeuvre dans la campagne précédente, en repoussant d'abord Jourdan sur le Bas-Rhin, et en venant ensuite se jeter sur les lignes de Mayence. Le général ennemi ne fût-il pas un homme supérieur, on le forçait par là à suivre ce plan, et on lui suggérait la pensée que le génie aurait dû lui inspirer.

L'invasion fut donc concertée sur ce plan vicieux. Les moyens d'exécution étaient aussi mal conçus que le plan lui-même. La ligne qui séparait les armées, remontait le Rhin de Dusseldorf jusqu'à Bingen, décrivait un arc de Bingen à Manheim, par le pied des Vosges, et rejoignait le Rhin jusqu'à Bâle. Carnot voulait que l'armée de Jourdan, débouchant par Dusseldorf et la tête du pont de Neuwied, se portât au nombre de quarante mille hommes sur la rive droite, pour y attirer l'ennemi; que le reste de cette armée, forte de vingt-cinq mille hommes, partant de Mayence sous les ordres de Marceau, remontât le Rhin, et, filant par les derrières de Moreau, allât passer clandestinement le fleuve aux environs de Strasbourg. Les généraux Jourdan et Moreau se réunirent pour faire sentir au directoire les inconvéniens de ce projet. Jourdan, réduit à quarante mille hommes sur le Bas-Rhin, pouvait être accablé et détruit, pendant que le reste de son armée perdrait un temps incalculable à remonter depuis Mayence jusqu'à Strasbourg. Il était bien plus naturel de faire exécuter le passage vers Strasbourg, par l'extrême droite de Moreau. Cette manière de procéder permettait tout autant de secret que l'autre, et ne faisait pas perdre un temps précieux aux armées. Cette modification fut admise. Jourdan, profitant des deux têtes de pont qu'il avait à Dusseldorf et à Neuwied, dut passer le premier pour attirer l'ennemi à lui, et détourner ainsi l'attention du Haut-Rhin, où Moreau avait un passage de vive force à exécuter.

Le plan étant ainsi arrêté, on se prépara à le mettre à exécution. Les armées des deux nations étaient à peu près égales en forces. Depuis le départ de Wurmser, les Autrichiens avaient sur toute la ligne du Rhin cent cinquante et quelques mille hommes, cantonnés depuis Bâle jusqu'aux environs de Dusseldorf. Les Français en avaient autant, sans compter quarante mille hommes consacrés à la garde de la Hollande, et entretenus à ses frais. Il y avait cependant une différence entre les deux armées. Les Autrichiens, dans ces cent cinquante mille hommes, comptaient à peu près trente-huit mille chevaux, et cent quinze mille fantassins; les Français avaient plus de cent trente mille fantassins, mais quinze ou dix-huit mille chevaux tout au plus. Cette supériorité en cavalerie donnait aux Autrichiens un grand avantage, surtout pour les retraites. Les Autrichiens avaient un autre avantage, celui d'obéir à un seul général. Depuis le départ de Wurmser, les deux armées impériales avaient été placées sous les ordres suprêmes du jeune archiduc Charles, qui s'était déjà distingué à Turcoing, et des talens duquel on augurait beaucoup. Les Français avaient deux excellens généraux, mais agissant séparément, à une grande distance l'un de l'autre, et sous la direction d'un cabinet placé à deux cents lieues du théâtre de la guerre.

L'armistice expirait le 11 prairial (30 mai). Les hostilités commencèrent par une reconnaissance générale sur les avant-postes. L'armée de Jourdan s'étendait, comme on sait, des environs de Mayence jusqu'à Dusseldorf. Il avait à Dusseldorf une tête de pont pour déboucher sur la rive droite; il pouvait ensuite remonter entre la ligne de la neutralité prussienne et le Rhin, jusqu'aux bords de la Lahn, pour se porter de la Lahn sur le Mein. Les Autrichiens avaient quinze ou vingt mille hommes disséminés sous le prince de Wurtemberg, de Mayence à Dusseldorf. Jourdan fit déboucher Kléber par Dusseldorf avec vingt-cinq mille hommes. Ce général replia les Autrichiens, les battit le 16 prairial (4 juin) à Altenkirchen, et remonta la rive droite entre la ligne de neutralité et le Mein. Quand il fut parvenu à la hauteur de Neuwied, et qu'il eut couvert ce débouché, Jourdan, profitant du pont qu'il avait sur ce point, passa le fleuve avec une partie de ses troupes, et vint rejoindre Kléber sur la rive droite. Il se trouva ainsi avec quarante-cinq mille hommes à peu près, sur la Lahn, le 17 (5 juin). Il avait laissé Marceau avec trente mille hommes devant Mayence. L'archiduc Charles, qui était vers Mayence, en apprenant que les Français recommençaient l'excursion de l'année précédente, et débouchaient encore par Dusseldorf et Neuwied, se reporta avec une partie de ses forces sur la rive droite pour s'opposer à leur marche. Jourdan se proposait d'attaquer le corps du prince de Wurtemberg avant qu'il fût renforcé; mais obligé de différer d'un jour, il perdit l'occasion, et fut attaqué lui-même à Wetzlar, le 19 (7 juin). Il bordait la Lahn, ayant sa droite au Rhin, et sa gauche à Wetzlar. L'archiduc, donnant avec la masse de ses forces sur Wetzlar, battit son extrême gauche, formée par la division Lefèvre, et l'obligea à se replier. Jourdan, battu sur la gauche, était obligé d'appuyer sur sa droite, qui touchait au Rhin, et se trouvait ainsi poussé vers ce fleuve. Afin de n'y être pas jeté, il devait attaquer l'archiduc. Pour cela, il fallait livrer bataille, le Rhin à dos. Il pouvait s'exposer ainsi, dans le cas d'une défaite, à regagner difficilement ses ponts de Neuwied et Dusseldorf, et peut-être à essuyer une déroute désastreuse. Une bataille était donc dangereuse, et même inutile, puisqu'il avait rempli son but en attirant l'ennemi à lui, et en amenant une dérivation des forces autrichiennes du Haut sur le Bas-Rhin. Il pensa donc qu'il fallait se replier, et ordonna la retraite, qui se fit avec calme et fermeté. Il repassa à Neuwied et prescrivit à Kléber de redescendre jusqu'à Dusseldorf, pour y revenir sur la rive gauche. Il lui avait recommandé de marcher lentement, mais de n'engager aucune action sérieuse. Kléber, se sentant trop pressé à Ukerath, et emporté par son instinct guerrier, fit volte-face un instant, et frappa sur l'ennemi un coup vigoureux, mais inutile; après quoi il regagna son camp retranché de Dusseldorf. Jourdan, en avançant pour reculer encore, avait exécuté une tâche ingrate, dans l'intérêt de l'armée du Rhin. Les gens mal instruits pouvaient en effet regarder cette manoeuvre comme une défaite; mais le dévouement de ce brave général ne connaissait aucune considération, et il attendit, pour reprendre l'offensive, que l'armée du Rhin eût profité de la diversion qu'il venait d'opérer. Moreau, qui avait montré une prudence, une fermeté, un sang-froid rares, dans les opérations auxquelles il avait été précédemment employé vers le Nord, disposait tout pour remplir dignement sa tâche. Il avait résolu de passer le Rhin à Strasbourg. Cette grande place était un excellent point de départ. Il pouvait y réunir une grande quantité de bateaux, et beaucoup de vivres et de troupes. Les îles boisées, qui coupent le cours du Rhin sur ce point, en favorisaient le passage. Le fort de Kehl, placé sur la rive droite, était facile à surprendre; une fois occupé, on pouvait le réparer, et s'en servir pour protéger le pont qui serait jeté devant Strasbourg.

Tout étant disposé pour cet objet, et l'attention des ennemis étant dirigée sur le Bas-Rhin, Moreau ordonna, le 26 prairial (14 juin), une attaque générale sur le camp retranché de Manheim. Cette attaque avait pour but de fixer sur Manheim l'attention du général Latour, qui commandait les troupes du Haut-Rhin sous l'archiduc Charles, et de resserrer les Autrichiens dans leur ligne. Cette attaque, dirigée avec habileté et vigueur, réussit parfaitement. Immédiatement après, Moreau dirigea une partie de ses troupes sur Strasbourg; on répandit le bruit qu'elles allaient en Italie, pour en renforcer l'armée, et on leur fit préparer des vivres à travers la Franche-Comté, afin d'accréditer cette opinion. D'autres troupes partirent des environs de Huningue, pour descendre à Strasbourg; et, quant à celles-ci, on prétendit qu'elles allaient en garnison à Worms. Ces mouvemens furent concertés de manière que toutes les troupes fussent arrivées au point désigné le 5 messidor (23 juin). Ce jour-là, en effet, vingt-huit mille hommes se trouvèrent réunis, soit dans le polygone de Strasbourg, soit dans les environs, sous le commandement du général Desaix. Dix mille hommes devaient essayer de passer au-dessous de Strasbourg, dans les environs de Gabsheim; quinze mille hommes devaient passer de Strasbourg à Kehl. Le 5 au soir (23 juin), on ferma les portes de Strasbourg, pour que l'avis du passage ne pût pas être donné à l'ennemi. Dans la nuit les troupes s'acheminèrent en silence vers le fleuve. Les bateaux furent conduits dans le bras Mabile, et du bras Mabile dans le Rhin. La grande île d'Ehrlen-Rhin présentait un intermédiaire favorable au passage. Les bateaux y jetèrent deux mille six cents hommes. Ces braves gens ne voulant pas donner l'éveil par l'explosion des armes à feu, fondirent à la baïonnette sur les troupes répandues dans l'île, les poursuivirent, et ne leur donnèrent pas le temps de couper les petits ponts qui aboutissaient de cette île sur la rive droite. Ils passèrent ces ponts à leur suite; et quoique l'artillerie ni la cavalerie ne pussent les suivre, ils osèrent déboucher seuls dans la grande plaine qui borde le fleuve, et s'approchèrent de Kehl. Le contingent des Souabes était campé à quelque distance de là, à Wilstett. Les détachemens qui en arrivaient, surtout en cavalerie, rendaient périlleuse la situation de l'infanterie française qui avait osé déboucher sur la rive droite. On n'hésita pas à renvoyer les bateaux qui l'avaient transportée, et à compromettre ainsi sa retraite, pour aller lui chercher du secours. D'autres troupes arrivèrent; on s'avança sur Kehl, on aborda les retranchemens à la baïonnette, et on les enleva. L'artillerie trouvée dans le fort fut tournée aussitôt sur les troupes ennemies arrivant de Wilstett, et elles furent repoussées. Alors un pont fut jeté entre Strasbourg et Kehl, et achevé le lendemain 7 (25 juin). L'armée y passa toute entière. Les dix mille hommes envoyés à Gambsheim n'avaient pu tenter le passage, à cause de la crue des eaux. Ils remontèrent à Strasbourg, et franchirent le fleuve sur le pont qu'on venait d'y jeter.

Cette opération avait été exécutée avec secret, précision et hardiesse. Cependant le disséminement des troupes autrichiennes depuis Bâle jusqu'à Manheim, en diminuait beaucoup la difficulté et le mérite. Le prince de Condé se trouvait avec trois mille huit cents hommes vers le Haut-Rhin, à Brissac; le contingent de Souabe, au nombre de sept mille cinq cents, était à Wilstett, à la hauteur de Strasbourg; et huit mille hommes, à peu près, sous Starrai, campaient depuis Strasbourg jusqu'à Manheim. Les forces ennemies étaient donc peu redoutables sur ce point; mais cet avantage lui-même était dû au secret du passage, et le secret à la prudence avec laquelle il avait été préparé.

Cette situation présentait l'occasion des plus beaux triomphes. Si Moreau avait agi avec la rapidité du vainqueur de Montenotte, il pouvait fondre sur les corps disséminés le long du fleuve, les détruire l'un après l'autre, et venir même accabler Latour, qui repassait de Manheim sur la rive droite, et qui, dans le moment, comptait tout au plus trente-six mille hommes. Il aurait pu mettre ainsi hors de combat toute l'armée du Haut-Rhin, avant que l'archiduc Charles pût revenir des bords de la Lahn. L'histoire fait voir que la rapidité est toute puissante à la guerre, comme dans toutes les situations de la vie. Prévenant l'ennemi, elle détruit en détail; frappant coup sur coup, elle ne lui donne pas le temps de se remettre, le démoralise, lui ôte la pensée et le courage. Mais cette rapidité, dont on vient de voir de si beaux exemples sur les Alpes et le Pô, suppose plus que la simple activité; elle suppose un grand but, un grand esprit pour le concevoir, de grandes passions pour oser y prétendre. On ne fait rien de grand au monde sans les passions, sans l'ardeur et l'audace qu'elles communiquent à la pensée et au courage. Moreau, esprit lumineux et ferme, n'avait pas cette chaleur entraînante, qui, à la tribune, à la guerre, dans toutes les situations, enlève les hommes, et les conduit malgré eux à de vastes fins.

Moreau employa l'intervalle du 7 au 10 messidor (25, 28 juin) à réunir ses divisions sur la rive droite du Rhin. Celle de Saint-Cyr, qu'il avait laissée à Manheim, arrivait à marches forcées. En attendant cette division, il avait sous sa main cinquante-trois mille hommes, et il en voyait une vingtaine de mille disséminés autour de lui. Le 10 (28 juin), il fit attaquer dix mille Autrichiens retranchés sur le Renchen, les battit, et leur fit huit cents prisonniers. Les débris de ce corps se replièrent sur Latour, qui remontait la rive droite. Le 12 (30 juin), Saint-Cyr étant arrivé, toute l'armée se trouva au-delà du fleuve. Elle présentait une masse de soixante-onze mille hommes, dont soixante-trois mille d'infanterie, six mille chevaux, etc. Moreau donna la droite à Férino, le centre à Saint-Cyr, la gauche à Desaix. Il se trouvait au pied des Montagnes Noires.

Les Alpes de Souabe forment un massif qui rejette, comme on sait, le Danube à l'orient, le Rhin au nord: c'est à travers ce massif que serpentent le Necker et le Mein pour se jeter dans le Rhin. Ce sont des montagnes de médiocre hauteur, couvertes de bois, et traversées de défilés étroits. La vallée du Rhin est séparée de celle du Necker par une chaîne qu'on appelle les Montagnes Noires. Moreau, transporté sur la rive droite, était à leur pied. Il devait les franchir pour déboucher dans la vallée du Necker. Le contingent des Souabes et le corps de Condé remontaient vers la Suisse pour garder les passages supérieurs des Montagnes Noires. Latour, avec le corps principal, revenait de Manheim, pour garder les passages inférieurs par Rastadt, Ettlingen et Pforzheim. Moreau pouvait sans inconvénient négliger les détachemens qui se retiraient du côté de la Suisse, et se porter, avec la masse entière de ses forces, sur Latour; il l'aurait infailliblement accablé. Alors il aurait débouché en vainqueur dans la vallée du Necker, avant l'archiduc Charles. Mais, en général prudent, il confia à Férino le soin de suivre avec sa droite les corps détachés des Souabes et de Condé; il dirigea Saint-Cyr avec le centre, directement vers les montagnes, pour occuper certaines hauteurs, et il longea lui-même leur pied pour descendre à Rastadt au-devant de Latour. Cette marche était le double résultat de sa circonspection et du plan de Carnot. Il voulait se couvrir partout, et en même temps étendre sa ligne vers la Suisse, pour être prêt à soutenir par les Alpes l'armée d'Italie. Moreau se mit en mouvement le 12 (30 juin). Il marchait entre le Rhin et les montagnes, dans un pays inégal, coupé de bois et creusé par des torrens. Il s'avançait avec circonspection, et n'arriva que le 15 à Rastadt (3 juillet). Il était temps encore d'accabler Latour, qui n'avait pas été rejoint par l'archiduc Charles. Ce prince, en apprenant le passage, arrivait à marches forcées avec vingt-cinq mille hommes de renfort. Il en laissait trente-six mille sur la Lahn, et vingt-sept mille devant Mayence, pour tenir tête à Jourdan, le tout sous les ordres du général Wartensleben. Il se hâtait le plus qu'il pouvait; mais ses têtes de colonnes étaient encore fort éloignées. Latour, après avoir laissé garnison dans Manheim, comptait au plus trente-six mille hommes. Il était rangé sur la Murg, qui va se jeter dans le Rhin, ayant sa gauche à Gernsbach, dans les montagnes; son centre, à leur pied, vers Kuppenheim, un peu en avant de la Murg; sa droite dans la plaine, le long des bois de Niederbulh, qui s'étendent au bord du Rhin; sa réserve à Rastadt. Il était imprudent à Latour de s'engager avant l'arrivée de l'archiduc. Mais sa position le rassurant, il voulait résister pour couvrir la grande route qui de Rastadt va déboucher sur le Necker.

Moreau n'avait avec lui que sa gauche; son centre, sous Saint-Cyr, était resté en arrière, pour s'emparer de quelques postes dans les Montagnes Noires. Cette circonstance compensait l'inégalité des forces. Le 17 (5 juillet), il attaqua Latour. Ses troupes se conduisirent avec une grande valeur, enlevèrent la position de Gernsbach, sur le haut de la Murg, et pénétrèrent à Kuppenheim, vers le centre de la position ennemie. Mais, dans la plaine, ses divisions eurent de la peine à déboucher sous le feu de l'artillerie, et en présence de la nombreuse cavalerie autrichienne. Néanmoins, on aborda Niederbulh et Rastadt, et on parvint à se rendre maître de la Murg sur tous les points. On fit un millier de prisonniers.

Moreau s'arrêta sur le champ de bataille, sans vouloir poursuivre l'ennemi. L'archiduc n'était point arrivé, et il aurait encore pu accabler Latour; mais il trouvait ses troupes fatiguées, il sentait la nécessité d'amener Saint-Cyr à lui, pour agir avec une plus grande masse de forces, et il attendit jusqu'au 21 (9 juillet), avant de livrer une nouvelle attaque. Cet intervalle de quatre jours permit à l'archiduc d'arriver avec un renfort de vingt-cinq mille hommes, et à l'ennemi de combattre à chance égale.

La position respective des deux armées était à peu près la même. Elles étaient toutes deux en ligne perpendiculaire au Rhin, une aile dans les montagnes, le centre au pied, la gauche dans la plaine boisée et marécageuse qui longe le fleuve. Moreau, qui s'éclairait lentement, mais toujours à temps, parce qu'il conservait le calme nécessaire pour rectifier ses fautes, avait senti, en combattant à Rastadt, l'importance de porter son effort principal dans les montagnes. En effet, celui qui en était maître, avait les débouchés de la vallée du Necker, objet principal qu'on se disputait; il pouvait en outre déborder son adversaire, et le pousser dans le Rhin, Moreau avait une raison de plus de combattre dans les montagnes: c'était sa supériorité en infanterie, et son infériorité en cavalerie. L'archiduc sentait comme lui l'importance de s'y établir, mais il avait, dans ses nombreux escadrons, une raison de tenir aussi la plaine. Il rectifia la position prise par Latour; il jeta les Saxons dans les montagnes pour déborder Moreau; il fit renforcer le plateau de Rothensol, où s'appuyait sa gauche; il déploya son centre au pied des montagnes en avant de Malsch, et sa cavalerie dans la plaine. Il voulait attaquer le 22 (10 juillet): Moreau le prévint, et l'attaqua le 21 (9 juillet).

Le général Saint-Cyr, que Moreau avait ramené à lui, et qui formait la droite, attaqua le plateau de Rothensol. Il déploya là cette précision, cette habileté de manoeuvres, qui l'ont distingué pendant sa belle carrière. N'ayant pu déloger l'ennemi d'une position formidable, il l'entoura de tirailleurs, puis il fit essayer une charge, et feindre une fuite, pour engager les Autrichiens à quitter leur position, et à se jeter à la poursuite des Français. Cette manoeuvre réussit: les Autrichiens, voyant les Français s'avancer, puis s'enfuir en désordre, se jetèrent après eux. Le général Saint-Cyr, qui avait des troupes préparées, les lança alors sur les Autrichiens, qui avaient quitté leur position, et se rendit maître du plateau. Dès ce moment, il s'avança, intimida les Saxons destinés à déborder notre droite, et les obligea à se replier. A Malsch, au centre, Desaix s'engagea vivement avec les Autrichiens, prit et perdit ce village, et finit la journée en se portant sur les dernières hauteurs, qui longent le pied des montagnes. Dans la plaine, notre cavalerie ne s'était point engagée, et Moreau l'avait tenue à la lisière des bois.

La bataille était donc indécise, excepté dans les montagnes. Mais c'était le point important, car, en poursuivant son succès, Moreau pouvait étendre son aile droite autour de l'archiduc, lui enlever les débouchés de la vallée du Necker, et le pousser dans le Rhin. Il est vrai qu'à son tour, l'archiduc, s'il perdait les montagnes, qui étaient sa base, pouvait faire perdre à Moreau le Rhin, qui était la nôtre; il pouvait renouveler son effort dans la plaine, battre Desaix, et, s'avançant le long du Rhin, mettre Moreau en l'air. Dans ces occasions, c'est le moins hardi qui est compromis: c'est celui qui se croit coupé, qui l'est en effet. L'archiduc crut devoir se retirer pour ne pas compromettre, par un mouvement hasardé, la monarchie autrichienne, qui n'avait plus que son armée pour appui. On a blâmé cette résolution, qui entraînait la retraite des armées impériales, et exposait l'Allemagne à une invasion. On peut admirer ces belles et sublimes hardiesses du génie, qui obtiennent de grands résultats au prix de grands périls; mais on ne saurait en faire une loi. La prudence est seule un devoir, dans une situation comme celle de l'archiduc, et on ne peut le blâmer d'avoir battu en retraite pour devancer Moreau dans la vallée du Necker et pour protéger ainsi les états héréditaires. Sur-le-champ, en effet, il forma la résolution d'abandonner l'Allemagne, qu'aucune ligne ne pouvait couvrir, et de se porter, en remontant le Mein et le Necker, à la grande ligne des états héréditaires, celle du Danube. Ce fleuve, couvert par les deux places de Ulm et Ratisbonne, était le plus sûr rempart de l'Autriche. En y concentrant ses forces, l'archiduc était là chez lui, à cheval sur un grand fleuve, avec des forces égales à celles de l'ennemi, avec la faculté de manoeuvrer sur les deux rives, et d'accabler l'une des deux armées envahissantes. L'ennemi, au contraire, se trouvait fort loin de chez lui, à une distance immense de sa base, sans cette supériorité de forces qui compense le danger de l'éloignement, avec le désavantage d'un pays affreux à traverser pour envahir et pour s'en retourner, et enfin avec l'inconvénient d'être divisé en deux corps, et d'être commandé par deux généraux. Ainsi les Impériaux gagnaient, en se rapprochant du Danube, tout ce que perdaient les Français. Mais, pour s'assurer tous ces avantages, l'archiduc devait arriver sans défaite au Danube; et, dès lors, il devait se retirer avec fermeté, mais sans s'exposer à aucun engagement.

Après avoir laissé garnison à Mayence, à Ehrenbreistein, à Cassel, à Manheim, il ordonna à Wartensleben de se retirer pied à pied par la vallée du Mein, et de gagner le Danube, en s'engageant tous les jours assez pour soutenir le moral de ses troupes, mais pas assez pour les compromettre dans une action générale. Lui-même en fit autant avec son armée; il la porta de Pforzheim dans la vallée du Necker, et ne s'y arrêta que le temps nécessaire pour réunir ses parcs et leur donner le temps de se retirer. Wartensleben se repliait avec trente mille fantassins et quinze mille chevaux; l'archiduc avec quarante mille hommes d'infanterie et dix-huit de cavalerie; ce qui faisait cent trois mille hommes en tout. Le reste était dans les places, ou avait filé par le Haut-Rhin en Suisse, devant le général Férino, qui commandait la droite de Moreau.

Dès que Moreau eut décidé la retraite des Autrichiens, l'armée de Jourdan passa de nouveau le Rhin à Dusseldorf et Neuwied, en manoeuvrant comme elle l'avait toujours fait, et se porta sur la Lahn, pour déboucher ensuite dans la vallée du Mein. Les armées françaises s'avancèrent donc en deux colonnes, le long du Mein et du Necker, suivant les deux armées impériales, qui faisaient une très belle retraite. Les nombreux escadrons des Autrichiens, voltigeant à l'arrière-garde, imposaient par leur masse, couvraient leur infanterie de nos insultes, et rendaient inutiles tous nos efforts pour l'entamer. Moreau, qui n'avait point eu de place à masquer, en se détachant du Rhin, marchait avec soixante-onze mille hommes. Jourdan, ayant dû bloquer Mayence, Cassel, Ehrenbreistein, et consacrer vingt-sept mille hommes à ces opérations, ne marchait qu'avec quarante-six mille, et n'était guère supérieur à Wartensleben.

D'après le plan vicieux de Carnot, il fallait toujours déborder les ailes de l'ennemi, c'est-à-dire, s'éloigner du but essentiel, la réunion des deux armées. Cette réunion aurait permis de porter sur le Danube une masse de cent quinze ou cent vingt mille hommes, masse écrasante, énorme, qui aurait trompé tous les calculs de l'archiduc, déjoué tous ses efforts pour se concentrer, passé le Danube sous ses yeux, enlevé Ulm, et, de cette base, eût menacé Vienne et ébranlé le trône impérial[6].

[Footnote 6: Il faut lire à cet égard les raisonnemens qu'a faits
Napoléon, et qu'il a appuyés de si grands exemples.]

Conformément au plan de Carnot, Moreau devait appuyer sur le Haut-Rhin et le Haut-Danube, et Jourdan vers la Bohême. On donnait à Moreau une raison de plus d'appuyer sur ce point, c'était la possibilité de communiquer avec l'armée d'Italie par le Tyrol, ce qui supposait l'exécution du plan gigantesque de Bonaparte, justement désapprouvé par le directoire. Comme Moreau voulait en même temps ne pas être trop détaché de Jourdan, et lui donner la main gauche tandis qu'il tendait la droite à l'armée d'Italie, on le vit sur les bords du Necker, occuper une ligne de cinquante lieues. Jourdan, de son côté, chargé de déborder Wartensleben, était forcé de s'éloigner de Moreau; et comme Wartensleben, général routinier, ne comprenant en rien la pensée de l'archiduc, au lieu de se rapprocher du Danube, se portait vers la Bohême pour la couvrir, Jourdan, pour le déborder, était forcé de s'étendre toujours davantage. On voyait ainsi les armées ennemies faire, chacune de leur côté, le contraire de ce qu'elles auraient dû. Il y avait cependant cette différence entre Wartensleben et Jourdan, que le premier manquait à un ordre excellent, et que le second était obligé d'en suivre un mauvais. La faute de Wartensleben était à lui, celle de Jourdan au directeur Carnot.

Moreau livra un combat à Canstadt pour le passage du Necker, et s'enfonça ensuite dans les défilés de l'Alb, chaîne de montagnes qui sépare le Necker du Danube, comme les Montagnes Noires le séparent du Rhin. Il franchit ces défilés et déboucha dans la vallée du Danube, vers le milieu de thermidor (fin de juillet), après un mois de marche. Jourdan, après avoir passé des bords de la Lahn sur ceux du Mein, et avoir livré un combat à Friedberg, s'arrêta devant la ville de Francfort, qu'il menaça de bombarder si on ne la lui livrait sur-le-champ. Les Autrichiens n'y consentirent qu'à la condition d'une suspension d'armes de deux jours. Cette suspension leur permettait de franchir le Mein, et de se donner une avance considérable; mais elle sauvait une ville intéressante, et dont les ressources pouvaient être utiles à l'armée: Jourdan y consentit. La place fut remise le 28 messidor (16 juillet). Jourdan frappa des contributions sur cette ville, mais y mit une grande modération, et déplut même à l'armée par les ménagemens qu'il montra pour le pays ennemi. Le bruit de l'opulence au milieu de laquelle vivait l'armée d'Italie, avait excité les imaginations, et on voulait vivre de même en Allemagne. Jourdan remonta ensuite le Mein, s'empara de Wurtzbourg le 7 thermidor (27 juillet), puis déboucha au-delà des montagnes de Souabe, sur les bords de la Naab, qui tombe dans le Danube. Il était à peu près sur la hauteur de Moreau, et à la même époque, c'est-à-dire vers le milieu de thermidor (commencement d'août). La Souabe et la Saxe avaient accédé à la neutralité, envoyé des agens à Paris pour traiter de la paix, et consenti à des contributions. Les troupes saxonnes et souabes se retirèrent, et affaiblirent ainsi l'armée autrichienne d'une douzaine de mille hommes, à la vérité peu utiles et se battant sans zèle.

Ainsi, vers le milieu de l'été, nos armées, maîtresses de l'Italie, qu'elles dominaient tout entière, maîtresses d'une moitié de l'Allemagne, qu'elles avaient envahie jusqu'au Danube, menaçaient l'Europe. Depuis deux mois la Vendée était soumise. Des cent mille hommes répandus dans l'Ouest, on pouvait en détacher cinquante mille pour les porter où l'on voudrait. Les promesses du gouvernement directorial ne pouvaient être plus glorieusement accomplies.

CHAPITRE IV.

ÉTAT INTÉRIEUR DE LA FRANCE VERS LE MILIEU DE L'ANNÉE 1796 (AN IV). —EMBARRAS FINANCIERS DU GOUVERNEMENT, CHUTE DES MANDATS ET DU PAPIER-MONNAIE.—ATTAQUE DU CAMP DE GRENELLE PAR LES JACOBINS. —RENOUVELLEMENT DU PACTE DE FAMILLE AVEC L'ESPAGNE, ET PROJET DE QUADRUPLE ALLIANCE.—PROJET D'UNE EXPÉDITION EN IRLANDE.—NÉGOCIATIONS EN ITALIE.—CONTINUATION DES HOSTILITÉS; ARRIVÉE DE WURMSER SUR L'ADIGE; VICTOIRES DE LONATO ET DE CASTIGLIONE.—OPÉRATIONS SUR LE DANUBE; BATAILLE DE NERESHEIM; MARCHE DE L'ARCHIDUC CHARLES CONTRE JOURDAN.—MARCHE DE BONAPARTE SUR LA BRENTA; BATAILLES DE ROVEREDO, BASSANO ET SAINT-GEORGE; RETRAITE DE WURMSER DANS MANTOUE. RETOUR DE JOURDAN SUR LE MEIN; BATAILLE DE WURTZBOURG; RETRAITE DE MOREAU.

La France n'avait jamais paru plus grande au dehors que pendant cet été de 1796; mais sa situation intérieure était loin de répondre à son éclat extérieur. Paris offrait un spectacle singulier: les patriotes, furieux depuis l'arrestation de Baboeuf, de Drouet et de leurs autres chefs, exécraient le gouvernement, et ne souhaitaient plus les victoires de la république, depuis qu'elles profitaient au directoire. Les ennemis déclarés de la révolution les niaient obstinément; les hommes fatigués d'elle n'avaient pas l'air d'y croire. Quelques nouveaux riches, qui devaient leurs trésors à l'agiotage ou aux fournitures, étalaient un luxe effréné, et montraient la plus grande indifférence pour cette révolution qui avait fait leur fortune; Cet état moral était le résultat inévitable d'une fatigue générale dans la nation, de passions invétérées chez les partis, et de la cupidité excitée par une crise financière. Mais il y avait encore beaucoup de Français républicains et enthousiastes, dont les sentimens étaient conservés, dont nos victoires réjouissaient l'âme, qui, loin de les nier, en accueillaient au contraire la nouvelle avec transport, et qui prononçaient avec affection et admiration les noms de Hoche, Jourdan, Moreau et Bonaparte. Ceux-là voulaient qu'on fît de nouveaux efforts, qu'on obligeât les malveillans et les indifférens à contribuer de tous leurs moyens à la gloire et à la grandeur de la république.

Pour obscurcir l'éclat de nos conquêtes, les partis s'attachaient à décrier les généraux. Ils s'étaient surtout acharnés contre le plus jeune et le plus brillant, contre Bonaparte, dont le nom, en deux mois, était devenu si glorieux. Il avait fait au 13 vendémiaire une grande peur aux royalistes, et ils le traitaient peu favorablement dans leurs journaux. On savait qu'il avait déployé un caractère assez impérieux en Italie; on était frappé de la manière dont il en agissait avec les états de cette contrée, accordant ou refusant à son gré des armistices, qui décidaient de la paix ou de la guerre; on savait que, sans prendre l'intermédiaire de la trésorerie, il avait envoyé des fonds à l'armée du Rhin. On se plaisait donc à dire malicieusement qu'il était indocile, et qu'il allait être destitué. C'était un grand général perdu pour la république, et une gloire importune arrêtée tout à coup. Aussi les malveillans s'empressèrent-ils de répandre les bruits les plus absurdes; ils allèrent jusqu'à prétendre que Hoche, qui était alors à Paris, allait partir pour arrêter Bonaparte au milieu de son armée. Le gouvernement écrivit à Bonaparte une lettre qui démentait tous ces bruits, et dans laquelle il lui renouvelait le témoignage de toute sa confiance. Il fit publier la lettre dans tous les journaux. Le brave Hoche, incapable d'aucune basse jalousie contre un rival qui, en deux mois, s'était placé au-dessus des premiers généraux de la république, écrivit de son côté pour démentir le rôle qu'on lui prêtait. Il faut citer cette lettre si honorable pour ces deux jeunes héros; elle était adressée au ministre de la police, et fut rendue publique.

«Citoyen ministre, des hommes qui, cachés ou ignorés pendant les premières années de la fondation de la république, n'y pensent aujourd'hui que pour chercher les moyens de la détruire, et n'en parlent que pour calomnier ses plus fermes appuis, répandent depuis quelques jours les bruits les plus injurieux aux armées et à l'un des officiers-généraux qui les commandent. Ne leur est-il donc plus suffisant, pour parvenir à leur but, de correspondre ouvertement avec la horde conspiratrice résidante à Hambourg? Faut-il que, pour obtenir la protection des maîtres qu'ils veulent donner à la France, ils avilissent les chefs des armées? Pensent-ils que ceux-ci, aussi faibles qu'au temps passé, se laisseront injurier sans oser répondre, et accuser sans se défendre? Pourquoi Bonaparte se trouve-t-il donc l'objet des fureurs de ces messieurs? Est-ce parce qu'il a battu leurs amis et eux-mêmes en vendémiaire? est-ce parce qu'il dissout les armées des rois, et qu'il fournit à la république les moyens de terminer glorieusement cette honorable guerre? Ah! brave jeune homme, quel est le militaire républicain qui ne brûle du désir de t'imiter? Courage, Bonaparte! conduis à Naples, à Vienne, nos armées victorieuses; réponds à tes ennemis personnels en humiliant les rois, en donnant à nos armes un lustre nouveau; et laisse-nous le soin de ta gloire!

«J'ai ri de pitié en voyant un homme, qui d'ailleurs a beaucoup d'esprit, annoncer des inquiétudes, qu'il n'a pas sur les pouvoirs accordés aux généraux français. Vous les connaissez à peu près tous, citoyen ministre. Quel est celui qui, en lui supposant même assez de pouvoir sur son armée pour la faire marcher sur le gouvernement, quel est celui, dis-je, qui jamais entreprendrait de la faire, sans être, sur-le-champ accablé par ses compagnons? A peine les généraux se connaissent-ils, à peine correspondent-ils ensemble! leur nombre doit rassurer, sur les desseins que l'on prête gratuitement à l'un d'eux. Ignore-t-on ce que peuvent sur les hommes, l'envie, l'ambition, la haine, je puis ajouter, je pense, l'amour de la patrie et l'honneur? Rassurez-vous donc, républicains modernes.

«Quelques journalistes ont poussé l'absurdité au point de me faire aller en Italie pour arrêter un homme que j'estime, et dont le gouvernement a le plus à se louer. On peut assurer qu'au temps où nous vivons, peu d'officiers généraux se chargeraient de remplir les fonctions de gendarmes, bien que beaucoup soient disposés à combattre les factions et les factieux.

«Depuis mon séjour à Paris, j'ai vu des hommes de toutes les opinions: j'ai pu en apprécier quelques-uns à leur juste valeur. Il en est qui pensent que le gouvernement ne peut marcher sans eux: ils crient pour avoir des places. D'autres, quoique personne ne s'occupe d'eux, croient qu'on a juré leur perte: ils crient pour se rendre intéressans. J'avais vu des émigrés, plus Français que royalistes, pleurer de joie au récit de nos victoires; j'ai vu des Parisiens les révoquer en doute. Il m'a semblé qu'un parti audacieux, mais sans moyens, voulait renverser le gouvernement actuel, pour y substituer l'anarchie; qu'un second, plus dangereux, plus adroit, et qui compte des amis partout, tendait au bouleversement de la république, pour rendre à la France la constitution boiteuse de 1791, et une guerre civile de trente années; qu'un troisième enfin, s'il sait mépriser les deux autres, et prendre sur eux l'empire que lui donnent les lois, les vaincra, parce qu'il est composé de républicains vrais, laborieux et probes, dont les moyens sont les talens et les vertus, parce qu'il compte au nombre de ses partisans tous les bons citoyens, et les armées, qui n'auront sans doute pas vaincu depuis cinq ans pour laisser asservir la patrie.»

Ces deux lettres firent taire tous les bruits, et imposèrent silence aux malveillans.

Au milieu de sa gloire, le gouvernement faisait pitié par son indigence. Le nouveau papier-monnaie s'était soutenu peu de temps, et sa chute privait le directoire d'une importante ressource. On se souvient que le 26 ventôse (16 mars) 2 milliards 400 millions de mandats avaient été créés, et hypothéqués sur une valeur correspondante de biens. Une partie de ces mandats avait été consacrée à retirer les 24 milliards d'assignats restant en circulation, et le reste à pourvoir à de nouveaux besoins. C'était en quelque sorte, comme nous l'avons dit, une réimpression de l'ancien papier, avec un nouveau titre et un nouveau chiffre. Les 24 milliards d'assignats étaient remplacés par 800 millions de mandats; et au lieu de créer encore 48 autres milliards d'assignats, on créait 1600 millions de mandats. La différence était donc dans le titre et le chiffre. Elle était aussi dans l'hypothèque; car les assignats, par l'effet des enchères, ne représentaient pas une valeur déterminée de biens; les mandats, au contraire, devant procurer les biens sur l'offre simple du prix de 1790, en représentaient bien exactement la somme de 2 milliards 400 millions. Tout cela n'empêcha pas leur chute, qui fut le résultat de différentes causes. La France ne voulait plus de papier, et était décidée à n'y plus croire. Or, quelque grandes que soient les garanties, quand on n'y veut plus regarder, elles sont comme si elles n'étaient pas. Ensuite le chiffre du papier, quoique réduit, ne l'était pas assez. On convertissait 24 milliards d'assignats en 800 millions de mandats; on réduisait donc l'ancien papier au trentième, et il aurait fallu le réduire au deux-centième pour être dans la vérité; car 24 milliards valaient tout au plus 120 millions. Les reproduire dans la circulation pour 800 millions, en les convertissant en mandats, c'était une erreur. Il est vrai qu'on leur affectait une pareille valeur de biens; mais une terre qui en 1790 valait 100 mille francs, ne se vendait aujourd'hui que 30 ou 25 mille francs; par conséquent le papier portant ce nouveau titre et ce nouveau chiffre, eût-il même représenté exactement les biens, ne pouvait valoir comme eux que le tiers de l'argent. Or, vouloir le faire circuler au pair, c'était encore soutenir un mensonge. Ainsi, quand même il y aurait eu possibilité de rendre la confiance au papier, la supposition exagérée de sa valeur devait toujours le faire tomber. Aussi, bien que sa circulation fût forcée partout, on ne l'accepta qu'un instant. Les mesures violentes qui avaient pu imposer en 1793, étaient impuissantes aujourd'hui. Personne ne traitait plus qu'en argent. Ce numéraire, qu'on avait cru enfoui ou exporté à l'étranger, remplissait la circulation. Celui qui était caché se montrait, celui qui était sorti de France y rentrait. Les provinces méridionales étaient remplies de piastres, qui venaient d'Espagne, appelées chez nous par le besoin. L'or et l'argent vont, comme toutes les marchandises, là où la demande les attire; seulement leur prix est plus élevé, et se maintient jusqu'à ce que la quantité soit suffisante, et que le besoin soit satisfait. Il se commettait bien encore quelques friponneries, par les remboursemens en mandats, parce que les lois donnant cours forcé de monnaie au papier, permettaient de l'employer à l'acquittement des engagemens écrits; mais on ne l'osait guère, et quant à toutes les stipulations, elles se faisaient en numéraire. Dans tous les marchés on ne voyait que l'argent ou l'or; les salaires du peuple ne se payaient pas autrement. On aurait dit qu'il n'existait point de papier en France. Les mandats ne se trouvaient plus que dans les mains des spéculateurs, qui les recevaient du gouvernement, et les revendaient aux acquéreurs de biens nationaux.

De cette manière, la crise financière, quoique existant encore pour l'état, avait presque cessé pour les particuliers. Le commerce et l'industrie, profitant d'un premier moment de repos, et de quelques communications rouvertes avec le continent, par l'effet de nos victoires, commençaient à reprendre quelque activité.

Il ne faut point, comme les gouvernemens ont la vanité de le dire, encourager la production pour qu'elle prospère; il faut seulement ne pas la contrarier. Elle profite du premier moment pour se développer avec une activité merveilleuse. Mais si les particuliers recouvraient un peu d'aisance, le gouvernement, c'est-à-dire, ses chefs, ses agens de toute espèce, militaires, administrateurs ou magistrats, ses créanciers étaient réduits à une affreuse détresse. Les mandats qu'on leur donnait étaient inutiles dans leurs mains; ils n'en pouvaient faire qu'un seul usage, c'était de les passer aux spéculateurs sur le papier, qui prenaient 100 francs pour cinq ou six, et qui revendaient ensuite ces mandats aux acquéreurs de biens nationaux. Aussi les rentiers mouraient de faim; les fonctionnaires donnaient leur démission; et, contre l'usage, au lieu de demander des emplois, on les résignait. Les armées d'Allemagne et d'Italie vivant chez l'ennemi, étaient à l'abri de la misère commune; mais les armées de l'intérieur étaient dans une détresse affreuse. Hoche ne faisait vivre ses soldats que de denrées perçues dans les provinces de l'Ouest, et il était obligé d'y maintenir le régime militaire, pour avoir le droit de lever en nature les subsistances. Quant aux officiers et à lui-même, ils n'avaient pas de quoi se vêtir. Le service des étapes établi dans la France, pour les troupes qui la parcouraient, avait manqué souvent, parce que les fournisseurs ne voulaient plus rien avancer. Les détachemens partis des côtes de l'Océan pour renforcer l'armée d'Italie, étaient arrêtés en route. On avait vu même des hôpitaux fermés, et les malheureux soldats qui les remplissaient, expulsés de l'asile que la république devait à leurs infirmités, parce qu'on ne pouvait plus leur fournir ni remèdes ni alimens. La gendarmerie était entièrement désorganisée. N'étant ni vêtue, ni équipée, elle ne faisait presque plus son service. Les gendarmes, voulant ménager leurs chevaux qu'on ne remplaçait pas, ne protégeaient plus les routes; les brigands, qui abondent à la suite des guerres civiles, les infestaient. Ils pénétraient dans les campagnes, et souvent dans les villes, et y commettaient le vol et l'assassinat avec une audace inouïe.

Tel était donc l'état intérieur de la France. Le caractère particulier de cette nouvelle crise, c'était la misère du gouvernement au milieu d'un retour d'aisance chez les particuliers. Le directoire ne vivait que des débris du papier, et de quelques millions que ses armées lui envoyaient de l'étranger. Le général Bonaparte lui avait déjà envoyé 30 millions, et cent beaux chevaux de voiture pour contribuer un peu à ses pompes.

Il s'agissait de détruire maintenant tout l'échafaudage du papier-monnaie. Il fallait pour cela que le cours n'en fût plus forcé, et que l'impôt fût reçu en valeur réelle. On déclara donc, le 28 messidor (16 juillet), que tout le monde pourrait traiter comme il lui plairait, et stipuler en monnaie de son choix; que les mandats ne seraient plus reçus qu'au cours réel, et que ce cours serait tous les jours constaté et publié par la trésorerie. On osa enfin déclarer que les impôts seraient perçus en numéraire ou en mandats au cours; on ne fit d'exception que pour la contribution foncière. Depuis la création des mandats on avait voulu la percevoir en papier, et non plus en nature. On sentit qu'il aurait mieux valu la percevoir toujours en nature, parce qu'au milieu des variations du papier, on aurait au moins recueilli des denrées. On décida donc, après de longues discussions, et plusieurs projets successivement rejetés chez les anciens, que, dans les départemens frontières ou voisins des armées, la perception pourrait être exigée en nature; que dans les autres elle aurait lieu en mandats aux cours des grains. Ainsi, on évaluait le blé en 1790 à 10 fr. le quintal; on l'évaluait aujourd'hui à 80 fr. en mandats. Chaque dix francs de cotisation, représentant un quintal de blé, devait se payer aujourd'hui 80 fr. en mandats. Il eût été bien plus simple d'exiger le paiement en numéraire ou mandats au cours; mais on ne l'osa pas encore; on commençait donc à revenir à la réalité, mais en hésitant.

L'emprunt forcé n'était point encore recouvré. L'autorité n'avait plus l'énergie d'arbitraire qui aurait pu assurer la prompte exécution d'une pareille mesure. Il restait près de 300 millions à percevoir. On décida qu'en acquittement de l'emprunt et de l'impôt, les mandats seraient reçus au pair, et les assignats à cent capitaux pour un, mais pendant quinze jours seulement; et qu'après ce terme, le papier ne serait plus reçu qu'au cours. C'était une manière d'encourager les retardataires à s'acquitter.

La chute des mandats étant déclarée, il n'était plus possible de les recevoir en paiement intégral des biens nationaux qui leur étaient affectés; et la banqueroute qu'on leur avait prédite comme aux assignats, devenait inévitable. On avait annoncé, en effet, que les mandats émis pour 2 milliards 400 millions, tombant fort au-dessous de cette valeur, et ne valant plus que 2 à 3 cents millions, l'état ne voudrait plus donner la valeur promise des biens, c'est-à-dire 2 milliards 400 millions. On avait soutenu le contraire dans l'espoir que les mandats se maintiendraient à une certaine valeur; mais 100 francs tombant à 5 ou 6 fr., l'état ne pouvait plus donner une terre de 100 francs, en 1790, et de 30 à 40 francs aujourd'hui, pour 5 ou 6 fr. C'était là l'espèce de banqueroute qu'avaient subie les assignats, et dont nous avons expliqué plus haut la nature. L'état faisait là ce que fait aujourd'hui une caisse d'amortissement qui rachète au cours de la place, et qui, dans le cas d'une baisse extraordinaire, rachèterait peut-être à 50 ce qui aurait été émis à 80 ou 90. En conséquence, il fut décidé le 8 thermidor (26 juillet) que le dernier quart des domaines nationaux soumissionnés depuis la loi du 26 ventôse (celle qui créait les mandats), serait acquitté en mandats au cours, et en six paiemens égaux. Comme il avait été soumissionné pour 800 millions de biens, ce quart était de 200 millions.

On touchait donc à la fin du papier-monnaie; On se demandera pourquoi on fit ce second essai des mandats, qui eurent si peu de durée et de succès. En général on juge trop les mesures de ce genre indépendamment des circonstances qui les ont commandées. La crainte de manquer de numéraire avait sans doute contribué à la création des mandats; et, si on n'avait pas eu d'autre raison, on aurait eu grand tort, car le numéraire ne peut pas manquer; mais on avait été poussé surtout par la nécessité impérieuse de vivre avec les biens et d'anticiper sur leur vente. Il fallait mettre leur prix en circulation avant de l'avoir retiré, et pour cela l'émettre en forme de papier. Sans doute la ressource n'avait pas été grande, puisque les mandats étaient si vite tombés, mais enfin on avait vécu encore quatre ou cinq mois. Et n'est-ce rien que cela? Il faut considérer les mandats comme un nouvel escompte de la valeur des biens nationaux, comme un expédient, en attendant que ces biens pussent être vendus. On va voir que de momens de détresse le gouvernement eut encore à traverser, avant de pouvoir en réaliser la vente en numéraire.

Le trésor ne manquait pas de ressources prochainement exigibles; mais il en était de ces ressources comme des biens nationaux: il fallait les rendre actuelles. Il avait encore à recevoir 300 millions de l'emprunt forcé; 300 millions de la contribution foncière de l'année, c'est-à-dire toute la valeur de cette contribution; 25 millions de la contribution mobilière; tout le fermage des biens nationaux, et l'arriéré de ce fermage s'élevant en tout à 60 millions; différentes contributions militaires; le prix du mobilier des émigrés; divers arriérés; enfin 80 millions de papier sur l'étranger. Toutes ces ressources, jointes aux 200 millions du dernier quart du prix des biens, s'élevaient à 1100 millions, somme énorme, mais difficile à réaliser. Il ne lui fallait, pour achever son année, c'est-à-dire pour aller jusqu'au 1er vendémiaire, que 400 millions; il était sauvé s'il pouvait les réaliser immédiatement sur les 1100. Pour l'année suivante, il avait les contributions ordinaires qu'on espérait percevoir toutes en numéraire, et qui, s'élevant à 500 et quelques millions, couvraient ce qu'on appelait la dépense ordinaire. Pour les dépenses de la guerre, dans le cas d'une nouvelle campagne, il avait le reste des 1100 millions dont il ne devait absorber cette année que 400 millions; il avait enfin les nouvelles soumissions des biens nationaux. Mais le difficile était toujours la rentrée de ces sommes. Le comptant ne se compose jamais que des produits de l'année; or, il était difficile de tout prendre à la fois par l'emprunt forcé, par la contribution foncière et mobilière, par la vente des biens. On se mit de nouveau à travailler à la perception des contributions, et on donna au directoire la faculté extraordinaire d'engager des biens belges pour cent millions de numéraire. Les rescriptions, espèces de bons royaux, ayant pour but d'escompter les rentrées de l'année, avaient partagé le sort de tout le papier. Ne pouvant pas faire usage de cette ressource, le ministre payait les fournisseurs en ordonnances de liquidation, qui devaient être acquittées sur les premières recettes.

Telles étaient les misères de ce gouvernement si glorieux au dehors. Les partis n'avaient pas cessé de s'agiter intérieurement. La soumission de la Vendée avait beaucoup réduit les espérances de la faction royaliste; mais les agens de Paris n'en étaient que plus convaincus du mérite de leur ancien plan, qui consistait à ne pas employer la guerre civile, mais à corrompre les opinions, à s'emparer peu à peu des conseils et des autorités. Ils y travaillaient par leurs journaux. Quant aux patriotes, ils étaient arrivés au plus haut point d'indignation. Ils avaient favorisé l'évasion de Drouet, qui était parvenu à s'échapper de prison, et ils méditaient de nouveaux complots, malgré la découverte de celui de Baboeuf. Beaucoup d'anciens conventionnels et de thermidoriens, liés naguère au gouvernement qu'ils avaient formé eux-mêmes le lendemain du 13 vendémiaire, commençaient à être mécontens. Une loi ordonnait, comme on a vu, aux ex-conventionnels non réélus, et à tous les fonctionnaires destitués, de sortir de Paris. La police, par erreur, envoya des mandats d'amener à quatre conventionnels, membres du corps législatif. Ces mandats furent dénoncés avec amertume aux cinq-cents. Tallien, qui, lors de la découverte du complot de Baboeuf, avait hautement exprimé son adhésion au système du gouvernement, s'éleva avec aigreur contre la police du directoire, et contre les défiances dont les patriotes étaient l'objet. Son adversaire habituel, Thibaudeau, lui répondit, et, après une discussion assez vive et quelques récriminations, chacun se renferma dans son humeur. Le ministre Cochon, ses agens, ses mouchards, étaient surtout l'objet de la haine des patriotes, qui avaient été les premiers atteints par sa surveillance. La marche du gouvernement était du reste parfaitement tracée; et s'il était tout à fait prononcé contre les royalistes, il était tout aussi séparé des patriotes, c'est-à-dire de cette portion du parti révolutionnaire qui voulait revenir à une république plus démocratique, et qui trouvait le régime actuel trop doux pour les aristocrates. Mais, sauf l'état des finances, cette situation du directoire, détaché de tous les partis, les contenant d'une main forte, et s'appuyant sur d'admirables armées, était assez rassurante et assez belle.

Les patriotes avaient déjà fait deux tentatives, et subi deux répressions, depuis l'installation du directoire. Ils avaient voulu recommencer le club des jacobins au Panthéon, et l'avaient vu fermer par le gouvernement. Ils avaient ensuite essayé un complot mystérieux sous la direction de Baboeuf; ils avaient été découverts par la police, et privés de leurs nouveaux chefs. Ils s'agitaient cependant encore, et songeaient à faire une dernière tentative. L'opposition, en attaquant encore une fois la loi du 3 brumaire, excita chez eux un redoublement de colère, et les poussa à un dernier éclat. Ils cherchaient à corrompre la légion de police. Cette légion avait été dissoute, et changée en un régiment qui était le 21e de dragons. Ils voulaient tenter la fidélité de ce régiment, et ils espéraient, en l'entraînant, entraîner toute l'année de l'intérieur, campée dans la plaine de Grenelle. Ils se proposaient en même temps d'exciter un mouvement, en tirant des coups de fusil dans Paris, en jetant des cocardes blanches dans les rues, en criant Vive le Roi! et en faisant croire ainsi que les royalistes s'armaient pour détruire la république. Ils auraient alors profité de ce prétexte, pour accourir en armes, s'emparer du gouvernement, et faire déclarer en leur faveur le camp de Grenelle.

Le 12 fructidor (29 août), ils exécutèrent une partie de leurs projets, tirèrent des pétards, et jetèrent quelques cocardes blanches dans les rues. Mais la police avertie avait pris de telles précautions, qu'ils furent réduits à l'impossibilité de faire aucun mouvement. Ils ne se découragèrent pas, et, quelques jours après, le 22 (9 septembre), ils décidèrent de consommer leur complot. Trente des principaux se réunirent au Gros-Caillou, et résolurent de former dans la nuit même un rassemblement dans le quartier de Vaugirard. Ce quartier, voisin du camp de Grenelle, était plein de jardins, et coupé de murailles; il présentait des lignes derrière lesquelles ils pourraient se réunir, et faire résistance, dans le cas où ils seraient attaqués. Le soir, en effet, ils se trouvèrent réunis au nombre de sept ou huit cents, armés de fusils, de pistolets, de sabres, de cannes à épée. C'était tout ce que le parti renfermait de plus déterminé. Il y avait parmi eux quelques officiers destitués, qui se trouvaient à la tête du rassemblement avec leurs uniformes et leurs épaulettes. Il s'y trouvait aussi quelques ex-conventionnels en costume de représentans, et même, dit-on, Drouet, qui était resté caché dans Paris depuis son évasion. Un officier de la garde du directoire, à la tête de dix cavaliers, faisait patrouille dans Paris, lorsqu'il fut averti du rassemblement formé à Vaugirard. Il y accourut à la tête de ce faible détachement; mais à peine arrivé, il fut accueilli par une décharge de coups de fusil, et assailli par deux cents hommes armés, qui l'obligèrent à se retirer à toute bride. Il alla sur-le-champ faire mettre sous les armes la garde du directoire, et envoya un officier au camp de Grenelle pour y donner l'éveil. Les patriotes ne perdirent pas de temps, et, l'éveil donné, se rendirent en toute hâte à la plaine de Grenelle, au nombre de quelques cents. Ils se dirigèrent vers le quartier du vingt-et-unième de dragons, ci-devant légion de police, et essayèrent de le gagner, en disant qu'ils venaient fraterniser avec lui. Le chef d'escadron Malo, qui commandait ce régiment, sortit aussitôt de sa tente, se lança à cheval, moitié habillé, réunit autour de lui quelques officiers et les premiers dragons qu'il rencontra, et chargea à coups de sabre ceux qui lui proposaient de fraterniser. Cet exemple décida les soldats; ils coururent à leurs chevaux, fondirent sur le rassemblement, et l'eurent bientôt dispersé. Ils tuèrent ou blessèrent un grand nombre d'individus, et en arrêtèrent cent trente-deux. Le bruit de ce combat éveilla tout le camp, qui se mit aussitôt sous les armes, et jeta l'alarme dans Paris. Mais on fut bientôt rassuré en apprenant le résultat et la folie de la tentative. Le directoire fit aussitôt enfermer les prisonniers, et demanda aux deux conseils l'autorisation de faire des visites domiciliaires pour saisir, dans certains quartiers, beaucoup de séditieux que leurs blessures avaient empêchés de quitter Paris. Ayant fait partie d'un rassemblement armé, ils étaient justiciables des tribunaux militaires, et furent livrés à une commission, qui commença à en faire fusiller un certain nombre. L'organisation de la haute-cour nationale n'était point encore achevée; on en pressa de nouveau l'installation, pour commencer le procès de Baboeuf.

Cette échauffourée fut prise pour ce qu'elle valait, c'est-à-dire pour une de ces imprudences qui caractérisent un parti expirant. Les ennemis seuls de la révolution affectèrent d'y attacher une grande importance, pour avoir une nouvelle occasion de crier à la terreur, et de répandre des alarmes. On fut peu épouvanté en général, et cette vaine attaque prouva mieux encore que tous les autres succès du directoire, que son établissement était définitif, et que les partis devaient renoncer à le détruire. Tels étaient les événemens qui se passaient à l'intérieur.

Pendant qu'au dehors on allait livrer de nouveaux combats, d'importantes négociations se préparaient en Europe. La république française était en paix avec plusieurs puissances, mais n'avait d'alliance avec aucune. Les détracteurs qui avaient dit qu'elle ne serait jamais reconnue, disaient maintenant qu'elle serait à jamais sans alliés. Pour répondre à ces insinuations malveillantes, le directoire songeait à renouveler le pacte de famille avec l'Espagne, et projetait une quadruple alliance entre la France, l'Espagne, Venise et la Porte. Par ce moyen, la quadruple alliance, composée de toutes les puissances du Midi, contre celles du Nord, dominerait la Méditerranée et l'Orient, donnerait des inquiétudes à la Russie, menacerait les derrières de l'Autriche, et susciterait une nouvelle ennemie maritime à l'Angleterre. De plus, elle procurerait de grands avantages à l'armée d'Italie, en lui assurant l'appui des escadres vénitiennes et trente mille Esclavons.

L'Espagne était parmi les puissances la plus facile à décider. Elle avait contre l'Angleterre des griefs qui dataient du commencement de la guerre. Les principaux étaient la conduite des Anglais à Toulon, et le secret gardé à l'amiral espagnol lors de l'expédition en Corse. Elle avait des griefs plus grands encore, depuis la paix avec la France; les Anglais avaient insulté ses vaisseaux, arrêté des munitions qui lui étaient destinées, violé son territoire, pris des postes menaçans pour elle en Amérique, violé les lois de douanes dans ses colonies, et cherché ouvertement à les soulever. Ces mécontentemens joints aux offres brillantes du directoire, qui lui faisait espérer des possessions en Italie, et aux victoires qui permettaient de croire à l'accomplissement de ses offres, décidèrent enfin l'Espagne à signer, le 2 fructidor (19 août), un traité d'alliance offensive et défensive avec la France, sur les bases du pacte de famille. D'après ce traité, ces deux puissances se garantissaient mutuellement toutes leurs possessions en Europe et dans les Indes; elles se promettaient réciproquement un secours de dix-huit mille hommes d'infanterie, et de six mille chevaux, de quinze vaisseaux de haut bord, de quinze vaisseaux de 74 canons, de six frégates et quatre corvettes. Ce secours devait être fourni à la première réquisition de celle des deux puissances qui était en guerre.

Des instructions furent envoyées à nos ambassadeurs, pour faire sentir à la Porte et à Venise les avantages qu'il y aurait pour elles à concourir à une pareille alliance.

La république française n'était donc plus isolée, et elle avait suscité à l'Angleterre une nouvelle ennemie. Tout annonçait que la déclaration de guerre de l'Espagne à l'Angleterre allait bientôt suivre le traité d'alliance avec la France.

Le directoire préparait en même temps à Pitt des embarras d'une autre nature. Hoche était à la tête de cent mille hommes, répandus sur les côtes de l'Océan. La Vendée et la Bretagne étant soumises, il brûlait d'employer ces forces d'une manière plus digne de lui, et d'ajouter de nouveaux exploits à ceux de Wissembourg et de Landau. Il suggéra au gouvernement un projet qu'il méditait depuis long-temps, celui d'une expédition en Irlande. Maintenant, disait-il, qu'on avait repoussé la guerre civile des côtes de France, il fallait reporter ce fléau sur les côtes de l'Angleterre, et lui rendre, en soulevant les catholiques d'Irlande, les maux qu'elle nous avait faits en soulevant les Poitevins et les Bretons. Le moment était favorable: les Irlandais étaient plus indisposés que jamais contre l'oppression du gouvernement anglais; le peuple des trois royaumes souffrait horriblement de la guerre, et une invasion, s'ajoutant aux autres maux qu'il endurait déjà, pouvait le porter au dernier degré d'exaspération. Les finances de Pitt étaient chancelantes; et l'entreprise dirigée par Hoche pouvait avoir les plus grandes conséquences. Le projet fut aussitôt accueilli. Le ministre de la marine Truguet, républicain excellent, et ministre capable, le seconda de toutes ses forces. Il rassembla une escadre dans le port de Brest, et fit pour l'armer convenablement tous les efforts que permettait l'état des finances. Hoche réunit tout ce qu'il avait de meilleures troupes dans son armée, et les rapprocha de Brest, pour les embarquer. On eut soin de répandre différens bruits, tantôt d'une expédition à Saint-Domingue, tantôt d'une descente à Lisbonne, pour chasser les Anglais du Portugal, de concert avec l'Espagne.

L'Angleterre, qui se doutait du but de ces préparatifs, était dans de sérieuses alarmes. Le traité d'alliance offensive et défensive entre l'Espagne et la France lui présageait de nouveaux dangers; et les défaites de l'Autriche lui faisaient craindre la perte de son puissant et dernier allié. Ses finances étaient surtout dans un grand état de détresse; la Banque avait resserré ses escomptes; les capitaux commençaient à manquer, et on avait arrêté l'emprunt ouvert pour l'empereur, afin de ne pas faire sortir de nouveaux fonds de Londres. Les ports d'Italie étaient fermés aux vaisseaux anglais; ceux d'Espagne allaient l'être; ceux de l'Océan l'étaient jusqu'au Texel. Ainsi le commerce de la Grande-Bretagne se trouvait singulièrement menacé. A toutes ces difficultés se joignaient celles d'une élection générale; car le parlement, touchant à sa septième année, était à réélire tout entier. Les élections se faisaient au milieu des cris de malédiction contre Pitt et contre la guerre.

L'empire avait abandonné presque en entier la cause de la coalition. Les États de Bade et de Wurtemberg venaient de signer la paix définitive, en permettant aux armées belligérantes le passage sur leur territoire. L'Autriche était dans les alarmes, en voyant deux armées françaises sur le Danube, et une troisième sur l'Adige, qui semblait fermer l'Italie. Elle avait envoyé Wurmser, avec trente mille hommes, pour recueillir plusieurs réserves dans le Tyrol, rallier et réorganiser les débris de l'armée de Beaulieu, et descendre en Lombardie avec soixante mille soldats. De ce côté, elle se croyait moins en danger, et était rassurée; mais elle était fort effrayée pour le Danube, et y portait toute son attention. Pour empêcher les bruits alarmans, le conseil aulique avait défendu à Vienne de parler des événemens politiques; il avait organisé une levée de volontaires, et travaillait avec une activité remarquable à équiper et armer de nouvelles troupes. Catherine, qui promettait toujours et ne tenait jamais, rendit un seul service: elle garantit les Gallicies à l'Autriche, ce qui permit d'en retirer les troupes qui s'y trouvaient, pour les acheminer vers les Alpes et le Danube.

Ainsi, la France effrayait partout ses ennemis, et on attendait avec impatience ce qu'allait décider le sort des armes le long du Danube et de l'Adige. Sur la ligne immense qui s'étend de la Bohême à l'Adriatique, trois armées allaient se choquer contre trois autres, et décider du sort de l'Europe.

En Italie, on avait négocié en attendant la reprise des hostilités. On avait fait la paix avec le Piémont, et depuis deux mois un traité avait succédé à l'armistice. Ce traité stipulait la cession définitive du duché de Savoie et du comté de Nice à la France; la destruction des forts de Suze et de la Brunette, placés au débouché des Alpes; l'occupation, pendant la guerre, des places de Coni, Tortone et Alexandrie; le libre passage, pour les troupes françaises, dans les états du Piémont, et la fourniture de ce qui était nécessaire à ces troupes pendant le trajet. Le directoire, à l'instigation de Bonaparte, aurait voulu de plus une alliance offensive et défensive avec le roi de Piémont, pour avoir dix ou quinze mille hommes de son armée. Mais ce prince, en retour, demandait la Lombardie, dont la France ne pouvait pas disposer encore, et dont elle songeait toujours à se servir comme équivalent des Pays-Bas. Cette concession étant refusée, le roi ne voulut pas consentir à une alliance.

Le directoire n'avait encore rien terminé avec Gênes; on disputait toujours sur le rappel des familles exilées, sur l'expulsion des familles feudadataires de l'Autriche et de Naples, et sur l'indemnité pour la frégate la Modeste.

Avec la Toscane, les relations étaient amicales; cependant, les moyens qu'on avait employés à l'égard des négocians livournais, pour obtenir la déclaration des marchandises appartenant aux ennemis de la France, semaient des germes de mécontentement. Naples et Rome avaient envoyé des agens à Paris, conformément aux termes de l'armistice; mais la négociation de la paix souffrait de grands retards. Il était évident que les puissances attendaient, pour conclure, la suite des événemens de la guerre. Les peuples de Bologne et de Ferrare étaient toujours aussi exaltés pour la liberté, qu'ils avaient reçue provisoirement. La régence de Modène et le duc de Parme étaient immobiles. La Lombardie attendait avec anxiété le résultat de la campagne. On avait fait de vives instances auprès du sénat de Venise, dans le double but de le faire concourir au projet de quadruple alliance, et de procurer un utile auxiliaire à l'armée d'Italie. Outre les ouvertures directes, nos ambassadeurs à Constantinople et à Madrid en avaient fait d'indirectes, et avaient fortement insisté auprès des légations de Venise, pour leur démontrer les avantages du projet; mais toutes ces démarches avaient été inutiles. Venise détestait les Français, depuis qu'elle les voyait sur son territoire, et que leurs idées se répandaient dans les populations. Elle ne s'en tenait plus à la neutralité désarmée; elle armait au contraire avec activité. Elle avait donné ordre aux commandans des îles d'envoyer dans les lagunes les vaisseaux et les troupes disponibles; elle faisait venir des régimens esclavons de l'Illyrie. Le provéditeur de Bergame armait secrètement les paysans superstitieux et braves du Bergamasque. Des fonds étaient recueillis par la double voie des contributions et des dons volontaires.

Bonaparte pensa que, dans le moment, il fallait dissimuler avec tout le monde, traîner les négociations en longueur, ne rien chercher à conclure, paraître ignorer toutes les démarches hostiles, jusqu'à ce que de nouveaux combats eussent décidé en Italie, ou notre établissement ou notre expulsion. Il fallait ne plus agiter les questions qu'on avait à traiter avec Gênes, et lui persuader qu'on était content des satisfactions obtenues, afin de la retrouver amie en cas de retraite. Il fallait ne pas mécontenter le duc de Toscane par la conduite qu'on tenait à Livourne. Bonaparte ne croyait pas sans doute qu'il convînt de laisser un frère de l'empereur dans ce duché, mais il ne voulait point l'alarmer encore. Les commissaires du directoire, Garreau et Sallicetti, ayant rendu un arrêté pour faire partir les émigrés français des environs de Livourne, Bonaparte leur écrivit une lettre, où, sans égard pour leur qualité, il les réprimandait sévèrement d'avoir enfreint leurs pouvoirs, et d'avoir mécontenté le duc de Toscane en usurpant dans ses états l'autorité souveraine. A l'égard de Venise, il voulait aussi garder le statu quo. Seulement il se plaignait très hautement de quelques assassinats commis sur les routes, et des préparatifs qu'il voyait faire autour de lui. Son but, en entretenant querelle ouverte, était de continuer à se faire nourrir, et de se ménager un motif de mettre la république à l'amende de quelques millions, s'il triomphait des Autrichiens. «Si je suis vainqueur, écrivait-il, il suffirai d'une simple estafette pour terminer toutes les difficultés qu'on me suscite.»

Le château de Milan était tombé en son pouvoir. La garnison s'était rendue prisonnière; toute l'artillerie avait été transportée devant Mantoue, où il avait réuni un matériel considérable. Il aurait voulu achever le siége de cette place, avant que la nouvelle armée autrichienne arrivât pour la secourir; mais il avait peu d'espoir d'y réussir, il n'employait au blocus que le nombre de troupes indispensablement nécessaire, à cause des fièvres qui désolaient les environs. Cependant il serrait la place de très près, et il allait essayer une de ces surprises qui, suivant ses expressions, dépendent d'une oie ou d'un chien; mais la baisse des eaux du lac empêcha le passage des bateaux qui devaient porter des troupes déguisées. Dès lors, il renonça pour le moment à se rendre maître de Mantoue; d'ailleurs Wurmser arrivait, et il fallait courir au plus pressant.

L'armée, entrée en Italie avec trente et quelques mille hommes environ, n'avait reçu que de faibles renforts pour réparer ses pertes. Neuf mille hommes lui étaient arrivés des Alpes. Les divisions tirées de l'armée de Hoche n'avaient point encore pu traverser la France. Grâce à ce renfort de neuf mille hommes, et aux malades qui étaient sortis des dépôts de la Provence et du Var, l'armée avait réparé les effets du feu, et s'était même renforcée. Elle comptait à peu près quarante-cinq mille hommes, répandus sur l'Adige et autour de Mantoue, au moment où Bonaparte revint de sa marche dans la Péninsule. Les maladies que gagnèrent les soldats devant Mantoue la réduisirent à quarante ou quarante-deux mille hommes environ. C'était là sa force au milieu de thermidor (fin de juillet). Bonaparte n'avait laissé que des dépôts à Milan, Tortone, Livourne. Il avait déjà mis hors de combat deux armées, une de Piémontais et une d'Autrichiens; et maintenant il avait à en combattre une troisième, plus formidable que les précédentes.

Wurmser arrivait à la tête de soixante mille hommes. Trente mille étaient tirés du Rhin, et se composaient de troupes excellentes. Le reste était formé des débris de Beaulieu, et de bataillons venus de l'intérieur de l'Autriche. Plus de dix mille hommes étaient enfermés dans Mantoue, sans compter les malades. Ainsi l'armée entière se composait de plus de soixante-dix mille hommes. Bonaparte en avait près de dix mille autour de Mantoue, et n'en pouvait opposer qu'environ trente mille aux soixante qui allaient déboucher du Tyrol. Avec une pareille inégalité de forces, il fallait une grande bravoure dans les soldats, et un génie bien fécond dans le général, pour rétablir la balance.

La ligne de l'Adige, à laquelle Bonaparte attachait tant de prix, allait devenir le théâtre de la lutte. Nous avons déjà donné les raisons pour lesquelles Bonaparte la préférait à toute autre. L'Adige n'avait pas la longueur du Pô, ou des fleuves qui, se rendant dans le Pô, confondent leur ligne avec la sienne; il descendait directement dans la mer, après un cours de peu d'étendue; il n'était pas guéable, et ne pouvait être tourné par le Tyrol, comme la Brenta, la Piave, et les fleuves plus avancés vers l'extrémité de la Haute-Italie. Ce fleuve a été le théâtre de si magnifiques événemens, qu'il faut en décrire le cours avec quelque soin[7].

[Footnote 7: Voyez la carte jointe à ce volume.]

Les eaux du Tyrol forment deux lignes, celle du Mincio et celle de l'Adige, presque parallèles, et s'appuyant l'une l'autre. Une partie de ces eaux forme dans les montagnes un lac vaste et allongé, qu'on appelle le lac de Garda; elles en sortent à Peschiera pour traverser la plaine du Mantouan, deviennent le Mincio, forment ensuite un nouveau lac autour de Mantoue, et vont se jeter enfin dans le Bas-Pô. L'Adige, formé des eaux des hautes vallées du Tyrol, coule au-delà de la ligne précédente; il descend à travers les montagnes parallèlement au lac de Garda, débouche dans la plaine aux environs de Vérone, court alors parallèlement au Mincio, se creuse un lit large et profond jusqu'à Legnago, et, à quelques lieues de cette ville, cesse d'être encaissé, et peut se changer en inondations impraticables, qui interceptent tout l'espace compris entre Legnago et l'Adriatique. Trois routes s'offraient à l'ennemi: l'une, franchissant l'Adige à la hauteur de Roveredo, avant la naissance du lac de Garda, tournait autour de ce lac, et venait aboutir sur ses derrières à Salo, Gavardo et Brescia. Deux autres routes partant de Roveredo, suivaient les deux rives de l'Adige, dans son cours le long du lac de Garda. L'une, longeant la rive droite, circulait entre ce fleuve et le lac, passait à travers des montagnes, et venait déboucher dans la plaine entre le Mincio et l'Adige. L'autre, suivant la rive gauche, débouchait dans la plaine vers Vérone, et aboutissait ainsi sur le front de la ligne défensive. La première des trois, celle qui franchit l'Adige avant la naissance du lac de Garda, présentait davantage de tourner à la fois les deux lignes du Mincio et de l'Adige, et de conduire sur les derrières de l'armée qui les gardait. Mais elle n'était pas très praticable; elle n'était accessible qu'à l'artillerie de montagne, et dès lors pouvait servir à une diversion, mais non à une opération principale. La seconde, descendant des montagnes entre le lac et l'Adige, passait le fleuve à Rivalta ou à Dolce, point où il était peu défendu; mais elle circulait dans les montagnes, à travers des positions faciles à défendre, telles que celles de la Corona et de Rivoli. La troisième enfin, circulant au-delà du fleuve jusqu'au milieu de la plaine, débouchait extérieurement, et venait tomber vers la partie la mieux défendue de son cours, de Vérone à Legnago. Ainsi les trois routes présentaient des difficultés fort grandes. La première ne pouvait être occupée que par un détachement; la seconde, passant entre le lac et le fleuve, rencontrait les positions de la Corona et de Rivoli; la troisième venait donner contre l'Adige, qui, de Vérone à Legnago, a un lit large et profond, et est défendu par deux places, à huit lieues l'une de l'autre.

Bonaparte avait placé le général Sauret avec trois mille hommes à Salo, pour garder la route qui débouche sur les derrières du lac de Garda. Masséna, avec douze mille, interceptait la route qui passe entre le lac de Garda et l'Adige, et occupait les positions de la Corona et de Rivoli. Despinois, avec cinq mille, était dans les environs de Vérone; Augereau, avec huit mille, à Legnago; Kilmaine, avec deux mille chevaux et l'artillerie légère, était en réserve dans une position centrale, à Castel-Novo. C'est là que Bonaparte avait placé son quartier-général, pour être à égale distance de Salo, Rivoli et Vérone. Comme il tenait beaucoup à Vérone, qui renfermait trois ponts sur l'Adige, et qu'il se défiait des intentions de Venise, il songea à en faire sortir les régimens esclavons. Il prétendit qu'ils étaient en hostilité avec les troupes françaises, et, sous prétexte de prévenir les rixes, il les fit sortir de la place. Le provéditeur obéit, et il ne resta dans Vérone que la garnison française.

Wurmser avait porté son quartier-général à Trente et Roveredo. Il détacha vingt mille hommes sous Quasdanovich, pour prendre la route qui tourne le lac de Garda et vient déboucher sur Salo. Il en prit quarante mille avec lui, et les distribua sur les deux routes qui longent l'Adige. Les uns devaient attaquer la Corona et Rivoli, les autres déboucher sur Vérone. Il croyait envelopper ainsi l'armée française, qui, étant attaquée à la fois sur l'Adige, et par derrière le lac de Garda, se trouvait exposée à être forcée sur son front, et à être coupée de sa ligne de retraite.

La renommée avait devancé l'arrivée de Wurmser. Dans toute l'Italie on attendait sa venue, et le parti ennemi de l'indépendance italienne se montrait plein de joie et de hardiesse. Les Vénitiens laissèrent éclater une satisfaction qu'ils ne pouvaient plus contenir. Les soldats esclavons couraient les places publiques, et, tendant la main aux passans, demandaient le prix du sang français qu'ils allaient répandre. A Rome, les agens de la France furent insultés; le pape, enhardi par l'espoir d'une délivrance prochaine, fit rétrograder les voitures portant le premier à-compte de la contribution qui lui était imposée; il renvoya même son légat à Ferrare et Bologne. Enfin, la cour de Naples, toujours aussi insensée, foulant aux pieds les conditions de l'armistice, fit marcher des troupes sur les frontières des États romains. La plus cruelle anxiété régnait au contraire dans les villes dévouées à la France et à la liberté. On attendait avec impatience les nouvelles de l'Adige. L'imagination italienne, qui grossit tout, avait exagéré la disproportion des forces. On disait que Wurmser arrivait avec deux armées, l'une de soixante, et l'autre de quatre-vingt mille hommes. On se demandait comment ferait cette poignée de Français pour résister à une si grande masse d'ennemis; on se répétait le fameux proverbe, que l'Italie était le tombeau des Français.

Le 11 thermidor an IV (29 juillet), les Autrichiens se trouvèrent en présence de nos postes et les surprirent tous. Le corps qui avait tourné le lac de Garda arriva sur Salo, d'où il repoussa le général Sauret. Le général Guyeux y resta seul avec quelques cents hommes, et s'enferma dans un vieux bâtiment, d'où il refusa de sortir, quoiqu'il n'eût ni pain ni eau, et à peine quelques munitions. Sur les deux routes qui longent l'Adige, les Autrichiens s'avancèrent avec le même avantage; ils forcèrent l'importante position de la Corona, entre l'Adige et le lac de Garda; ils franchirent également la troisième route, et vinrent déboucher devant Vérone. Bonaparte, à son quartier-général de Castel-Novo, recevait toutes ces nouvelles. Les courriers se succédaient sans relâche, et dans la journée du lendemain, 12 thermidor (30 juillet), il apprit que les Autrichiens s'étaient portés de Salo sur Brescia, et qu'ainsi sa retraite sur Milan était fermée, que la position de Rivoli était forcée comme celle de la Corona, et que les Autrichiens allaient passer l'Adige partout. Dans cette situation alarmante, ayant perdu sa ligne défensive et sa ligne de retraite, il était difficile qu'il ne fût pas ébranlé. C'était la première épreuve du malheur. Soit qu'il fût saisi par l'énormité du péril, soit que, prêt à prendre une détermination téméraire, il voulût partager la responsabilité avec ses généraux, il leur demanda leur avis pour la première fois, et assembla un conseil de guerre. Tous opinèrent pour la retraite. Sans point d'appui devant eux, ayant perdu l'une des deux routes de France, il n'en était aucun qui crût prudent de tenir. Augereau seul, dont ces journées furent les plus belles de sa vie, insista fortement pour tenter la fortune des armes. Il était jeune, ardent; il avait appris dans les faubourgs à bien parler le langage des camps, et il déclara qu'il avait de bons grenadiers qui ne se retireraient pas sans combattre. Peu capable de juger les ressources qu'offraient encore la situation des armées et la nature du terrain, il n'écoutait que son courage, et il échauffa de son ardeur guerrière le génie de Bonaparte. Celui-ci congédia ses généraux sans exprimer son avis, mais son plan était arrêté. Quoique la ligne de l'Adige fût forcée, et que celle du Mincio et du lac de Garda fût tournée, le terrain était si heureux, qu'il présentait encore des ressources à un homme de génie résolu.

Les Autrichiens, partagés en deux corps, descendaient le long des deux rives du lac de Garda: leur jonction s'opérait à la pointe du lac, et, arrivés là, ils avaient soixante mille hommes pour en accabler trente. Mais, en se concentrant à la pointe du lac, on empêchait leur jonction. En formant assez rapidement une masse principale, on pouvait accabler les vingt mille qui avaient tourné le lac, et revenir aussitôt après vers les quarante mille qui avaient filé entre le lac et l'Adige. Mais pour occuper la pointe du lac, il fallait y ramener toutes les troupes du Bas-Adige et du Bas-Mincio; il fallait retirer Augereau de Legnago, et Serrurier de Mantoue, car on ne pouvait plus tenir une ligne aussi étendue. C'était un grand sacrifice, car on assiégeait Mantoue depuis deux mois, on y avait transporté un grand matériel; la place allait se rendre, et en la laissant ravitailler, on perdait le fruit de longs travaux et une proie presque assurée. Bonaparte cependant n'hésita pas, et, entre deux buts importans, sut saisir le plus important et y sacrifier l'autre; résolution simple, et qui décèle non pas le grand capitaine, mais le grand homme. Ce n'est pas à la guerre seulement, c'est aussi en politique, et dans toutes les situations de la vie qu'on trouve deux buts, qu'on veut les tenir l'un et l'autre, et qu'on les manque tous les deux. Bonaparte eut cette force si grande et si rare du choix et du sacrifice. En voulant garder tout le cours du Mincio, depuis la pointe du lac de Garda jusqu'à Mantoue, il eût été percé; en se concentrant sur Mantoue pour la couvrir, il aurait eu soixante-dix mille hommes à combattre à la fois, dont soixante mille de front, et dix mille à dos. Il sacrifia Mantoue, et se concentra à la pointe du lac de Garda. Ordre fut donné sur-le-champ à Augereau de quitter Legnago, à Serrurier de quitter Mantoue, pour se concentrer vers Valeggio et Peschiera, sur le Haut-Mincio. Dans la nuit du 13 thermidor (31 juillet), Serrurier brûla ses affûts, encloua ses canons, enterra ses projectiles, et jeta ses poudres à l'eau, pour aller joindre l'armée active.

Bonaparte, sans perdre un seul instant, voulut marcher d'abord sur le corps ennemi le plus engagé, et le plus dangereux par la position qu'il avait prise. C'étaient les vingt mille hommes de Quasdanovich, qui avaient débouché par Salo, Gavardo et Brescia, sur les derrières du lac de Garda, et qui menaçaient la communication avec Milan. Le jour même où Serrurier abandonnait Mantoue, le 13 (31 juillet), Bonaparte rétrograda pour aller tomber sur Quasdanovich, et repassa le Mincio, à Peschiera, avec la plus grande partie de son armée. Augereau le repassa à Borghetto, à ce même pont témoin d'une action glorieuse au moment de la première conquête. On laissa des arrière-gardes pour surveiller la marche de l'ennemi, qui avait passé l'Adige. Bonaparte ordonna au général Sauret d'aller dégager le général Guyeux, qui était enfermé dans un vieux bâtiment avec dix-sept cents hommes, sans avoir ni pain ni eau, et qui se battait héroïquement depuis deux jours. Il résolut de marcher lui-même sur Lonato, où Quasdanovich venait déjà de pousser une division, et il ordonna à Augereau de se porter sur Brescia, pour rouvrir la communication avec Milan. Sauret réussit en effet à dégager le général Guyeux, repoussa les Autrichiens dans les montagnes, et leur fit quelques cents prisonniers. Bonaparte, avec la brigade d'Allemagne, n'eut pas le temps d'attaquer les Autrichiens à Lonato; il fut prévenu. Après un combat des plus vifs, il repoussa l'ennemi, entra à Lonato, et fit six cents prisonniers: Augereau, pendant ce temps, marchait sur Brescia; il y entra le lendemain 14 (1er août), sans coup férir, délivra quelques prisonniers qu'on nous y avait faits, et força les Autrichiens à rebrousser vers les montagnes. Quasdanovich, qui croyait arriver sur les derrières de l'armée française et la surprendre, fut étonné de trouver partout des masses imposantes, et faisant front avec tant de vigueur. Il avait perdu peu de monde, tant à Salo qu'à Lonato; mais il crut devoir faire halte, et ne pas s'engager davantage avant de savoir ce que devenait Wurmser avec la principale masse autrichienne. Il s'arrêta.

Bonaparte s'arrêta aussi de son côté. Le temps était précieux: sur ce point il ne fallait pas pousser un succès plus qu'il ne convenait. C'était assez d'avoir imposé à Quasdanovich; il fallait revenir maintenant pour faire face à Wurmser. Il rétrograda avec les divisions Masséna et Augereau. Le 15 (2 août), il plaça la division Masséna à Pont-San-Marco, et la division Augereau à Monte-Chiaro. Les arrière-gardes qu'il avait laissées sur le Mincio devinrent ses avant-gardes. Il était temps d'arriver; car les quarante mille hommes de Wurmser avaient franchi non-seulement l'Adige, mais le Mincio. La division Bayalitsch ayant masqué Peschiera par un détachement, et passé le Mincio, s'avançait sur la route de Lonato. La division Liptai avait franchi le Mincio à Borghetto, et repoussé de Castiglione le général Valette. Wurmser était allé, avec deux divisions d'infanterie et une de cavalerie, débloquer Mantoue. En voyant nos affûts en cendres, nos canons encloués, et les traces d'une extrême précipitation, il n'y vit point le calcul du génie, mais un effet de l'épouvante; il fut plein de joie, et entra en triomphe dans la place qu'il venait délivrer: c'était le 15 thermidor (2 août).

Bonaparte, revenu à Pont-San-Marco et à Monte-Chiaro, ne s'arrêta pas un instant. Ses troupes n'avaient cessé de marcher: lui-même avait toujours été à cheval; il résolut de les faire battre dès le lendemain matin. Il avait devant lui Bayalitsch à Lonato, Liptai à Castiglione, présentant à eux un front de vingt-cinq mille hommes. Il fallait les attaquer avant que Wurmser revînt de Mantoue. Sauret venait une seconde fois d'abandonner Salo; Bonaparte y envoya de nouveau Guyeux, pour reprendre la position et contenir toujours Quasdanovich. Après ces précautions sur sa gauche et ses derrières, il résolut de marcher devant lui à Lonato, avec Masséna, et de jeter Augereau sur les hauteurs de Castiglione, abandonnées la veille par le général Valette. Il destitua ce général devant l'armée, pour faire à tous ses lieutenans un devoir de la fermeté. Le lendemain 16 (3 août), toute l'armée s'ébranla; Guyeux rentra à Salo, ce qui rendit encore plus impossible toute communication de Quasdanovich avec l'armée autrichienne. Bonaparte s'avança sur Lonato, mais son avant-garde fut culbutée, quelques pièces furent prises, et le général Pigeon resta prisonnier. Bayalitsch, fier de ce succès, s'avança avec confiance, et étendit ses ailes autour de la division française. Il avait deux buts en faisant cette manoeuvre, d'abord d'envelopper Bonaparte, et puis de s'étendre par sa droite, pour entrer en communication avec Quasdanovich, dont il entendait le canon à Salo. Bonaparte, ne s'effrayant point pour ses derrières, se laisse envelopper avec un imperturbable sang-froid; il jette quelques tirailleurs sur ses ailes menacées, puis il saisit les dix-huitième et trente-deuxième demi-brigades d'infanterie, les range en colonne serrée, les fait appuyer par un régiment de dragons, et fond, tête baissée, sur le centre de l'ennemi, qui s'était affaibli pour s'étendre. Il renverse tout avec cette brave infanterie, et perce ainsi la ligne des Autrichiens. Ceux-ci, coupés en deux corps, perdent aussitôt la tête; une partie de cette division Bayalitsch se replie en toute hâte vers le Mincio; mais l'autre, qui s'était étendue pour communiquer avec Quasdanovich, se trouve rejetée vers Salo, où Guyeux se trouvait dans le moment. Bonaparte la fait poursuivre sans relâche, pour la mettre entre deux feux. Il lance Junot à sa poursuite avec un régiment de cavalerie. Junot se précipite au galop, tue six cavaliers de sa main, et tombe blessé de plusieurs coups de sabre. La division fugitive, prise entre le corps qui était à Salo et celui qui la poursuivait de Lonato, s'éparpille, se met en déroute, et laisse à chaque pas des milliers de prisonniers. Pendant qu'on achevait la poursuite, Bonaparte se porte sur sa droite, à Castiglione, où Augereau combattait depuis le matin avec une admirable bravoure. Il lui fallait enlever des hauteurs où la division Liptai s'était placée. Après un combat opiniâtre plusieurs fois recommencé, il en était enfin venu à bout, et Bonaparte, en arrivant, trouva l'ennemi qui se retirait de toutes parts. Telle fut la bataille dite de Lonato, livrée le 16 thermidor (3 août).

Les résultats en étaient considérables. On avait pris vingt pièces de canon, fait trois mille prisonniers à la division coupée et rejetée sur Salo, et l'on poursuivait les restes épars dans les montagnes. On avait fait mille ou quinze cents prisonniers à Castiglione; on avait tué ou blessé trois mille hommes; donné l'épouvante à Quasdanovich, qui, trouvant l'armée française devant lui à Salo, et l'entendant au loin à Lonato, la croyait partout. On avait ainsi presque désorganisé les divisions Bayalitsch et Liptai, qui se repliaient sur Wurmser. Ce général arrivait en ce moment avec quinze mille hommes, pour rallier à lui les deux divisions battues, et commençait à s'étendre dans les plaines de Castiglione. Bonaparte le vit, le lendemain matin 17 (4 août), se mettre en ligne pour recevoir le combat. Il résolut de l'aborder de nouveau, et de lui livrer une dernière bataille, qui devait décider du sort de l'Italie. Mais pour cela il fallait réunir à Castiglione toutes les troupes disponibles. Il remit donc au lendemain 18 (5 août) cette bataille décisive. Il repartit au galop pour Lonato, afin d'activer lui-même le mouvement de ses troupes. Il avait en quelques jours crevé cinq chevaux. Il ne s'en fiait à personne de l'exécution de ses ordres; il voulait tout voir, tout vérifier de ses yeux, tout animer de sa présence. C'est ainsi qu'une grande âme se communique à une vaste masse, et la remplit de son feu. Il arriva à Lonato au milieu du jour. Déjà ses ordres s'exécutaient; une partie des troupes était en marche sur Castiglione; les autres se portaient vers Salo et Gavardo. Il restait tout au plus mille hommes à Lonato. A peine Bonaparte y est-il entré, qu'un parlementaire autrichien se présente, et vient le sommer de se rendre. Le général surpris ne comprend pas d'abord comment il est possible qu'il soit en présence des Autrichiens. Cependant il se l'explique bientôt. La division coupée la veille à la bataille de Lonato, et rejetée sur Salo, avait été prise en partie; mais un corps de quatre mille hommes à peu près avait erré toute la nuit dans les montagnes, et voyant Lonato presque abandonné, cherchait à y rentrer pour s'ouvrir une issue sur le Mincio. Bonaparte n'avait qu'un millier d'hommes à lui opposer, et surtout n'avait pas le temps de livrer un combat. Sur-le-champ il fait monter à cheval tout ce qu'il avait d'officiers autour de lui. Il ordonne qu'on amène le parlementaire, et qu'on lui débande les yeux. Celui-ci est saisi d'étonnement en voyant ce nombreux état-major. «Malheureux, lui dit Bonaparte, vous ne savez donc pas que vous êtes en présence du général en chef, et qu'il est ici avec toute son armée! Allez dire à ceux qui vous envoient, que je leur donne cinq minutes pour se rendre, ou que je les ferai passer au fil de l'épée, pour les punir de l'outrage qu'ils osent me faire.» Sur-le-champ il fait approcher son artillerie, menaçant de faire feu sur les colonnes qui s'avancent. Le parlementaire va rapporter cette réponse, et les quatre mille hommes mettent bas les armes devant mille[8]. Bonaparte, sauvé par cet acte de présence d'esprit, donna ses ordres pour la lutte qui allait se livrer. Il joignit de nouvelles troupes à celles qui étaient déjà dirigées sur Salo. La division Despinois fut réunie à la division Sauret, et toutes deux profitant de l'ascendant de la victoire, durent attaquer Quasdanovich, et le rejeter définitivement dans les montagnes. Il ramena tout le reste à Castiglione. Il y revint dans la nuit, ne prit pas un instant de repos, et après avoir changé de cheval, courut sur le champ de bataille, afin de faire ses dispositions. Cette journée allait décider du destin de l'Italie.

[Footnote 8: Ce fait a été révoqué en doute par un historien, M. Botta, mais il est confirmé par toutes les relations, et j'ai reçu l'attestation de son authenticité, de l'ordonnateur en chef de l'armée active, M. Aubernon, qui a passé les quatre mille prisonniers en revue.]

C'était dans la plaine de Castiglione qu'on allait combattre. Une suite de hauteurs, formées par les derniers bancs des Alpes, se prolongent de la Chiesa au Mincio, par Lonato, Castiglione, Solférino. Au pied de ces hauteurs s'étend la plaine qui allait servir de champ de bataille. Les deux armées y étaient en présence, perpendiculairement à la ligne des hauteurs, à laquelle toutes deux appuyaient une aile. Bonaparte y appuyait sa gauche, Wurmser sa droite. Bonaparte avait vingt-deux mille hommes au plus; Wurmser en comptait trente mille. Ce dernier avait encore un autre avantage; son aile qui était dans la plaine, était couverte par une redoute placée sur le mamelon de Medolano. Ainsi il était appuyé des deux côtés. Pour balancer les avantages du nombre et de la position, Bonaparte comptait sur l'ascendant de la victoire, et sur ses manoeuvres. Wurmser devait tendre à se prolonger par sa droite, qui s'appuyait à la ligne des hauteurs, pour s'ouvrir une communication vers Lonato et Salo. C'est ainsi qu'avait fait Bayalitsch l'avant-veille, et c'est ainsi que devait faire Wurmser, dont tous les voeux devaient avoir pour but la réunion avec son grand détachement. Bonaparte résolut de favoriser ce mouvement dont il espérait tirer un grand parti. Il avait maintenant sous sa main la division Serrurier, qui, poursuivie par Wurmser depuis qu'elle avait quitté Mantoue, n'avait pu jusqu'ici entrer en ligne. Elle arrivait par Guidizzolo. Bonaparte lui ordonna de déboucher vers Cauriana, sur les derrières de Wurmser. Il attendait son feu pour commencer le combat.

Dès la pointe du jour, les deux armées entrèrent en action. Wurmser, impatient d'attaquer, ébranla sa droite le long des hauteurs; Bonaparte, pour favoriser ce mouvement, replia sa gauche, qui était formée par la division Masséna; il maintint son centre immobile dans la plaine. Bientôt il entendit le feu de Serrurier. Alors, tandis qu'il continuait à replier sa gauche, et que Wurmser continuait à prolonger sa droite, il fit attaquer la redoute de Medolano. Il dirigea d'abord vingt pièces d'artillerie légère sur cette redoute, et, après l'avoir vivement canonnée, il détacha le général Verdier, avec trois bataillons de grenadiers, pour l'emporter. Ce brave général s'avança, appuyé par un régiment de cavalerie, et enleva la redoute. Le flanc gauche des Autrichiens fut alors découvert, à l'instant même où Serrurier, arrivé à Cauriana, répandait l'alarme sur leurs derrières. Wurmser jeta aussitôt une partie de sa seconde ligne à sa gauche, privée d'appui, et la plaça en potence pour faire face aux Français qui débouchaient de Medolano. Il porta le reste de sa seconde ligne en arrière, pour couvrir Cauriana, et continua ainsi à faire tête à l'ennemi. Mais Bonaparte, saisissant le moment avec sa promptitude accoutumée, cesse aussitôt de refuser sa gauche et son centre; il donne à Masséna et Augereau le signal qu'ils attendaient impatiemment. Masséna, avec la gauche, Augereau, avec le centre, fondent sur la ligne affaiblie des Autrichiens, et la chargent avec impétuosité. Attaquée si brusquement sur tout son front, menacée sur sa gauche et ses derrières, elle commence à céder le terrain. L'ardeur des Français redouble. Wurmser, voyant son armée compromise, donne alors le signal de la retraite. On le poursuit en lui faisant des prisonniers. Pour le mettre dans une déroute complète, il fallait redoubler de célérité, et le pousser en désordre sur le Mincio. Mais, depuis six jours, les troupes marchaient et se battaient sans relâche; elles ne pouvaient plus avancer, et couchèrent sur le champ de bataille. Wurmser n'avait perdu que deux mille hommes ce jour-là, mais il n'en avait pas moins perdu l'Italie.

Le lendemain Augereau se porta au pont de Borghetto, et Masséna devant Peschiera. Augereau engagea une canonnade qui fut suivie de la retraite des Autrichiens; et Masséna livra un combat d'arrière-garde à la division qui avait masqué Peschiera. Le Mincio fut abandonné par Wurmser; il reprit la route de Rivoli, entre l'Adige et le lac de Garda, pour rentrer dans le Tyrol. Masséna le suivit à Rivoli, à la Corona, et reprit ses anciennes positions. Augereau se présenta devant Vérone. Le provéditeur vénitien, pour donner aux Autrichiens le temps d'évacuer la ville et de sauver leurs bagages, demandait deux heures de temps avant d'ouvrir les portes; Bonaparte les fit enfoncer à coups de canon. Les Véronais, qui étaient dévoués à la cause de l'Autriche, et qui avaient manifesté hautement leurs sentimens au moment de la retraite des Français, craignaient le courroux du vainqueur; mais il fit observer à leur égard les plus grands ménagemens.

Du côté de Salo et de la Chiesa, Quasdanovich faisait une retraite pénible par derrière le lac de Garda. Il voulut s'arrêter et défendre le défilé dit la Rocca-d'Anfo; mais il fut battu, et perdit douze cents hommes. Bientôt les Français eurent repris toutes leurs anciennes positions.

Cette campagne avait duré six jours; et dans ce court espace de temps, trente et quelques mille hommes en avaient mis soixante mille hors de combat. Wurmser avait perdu vingt mille hommes, dont sept à huit mille tués ou blessés, et douze ou treize mille prisonniers. Il était rejeté dans les montagnes, et réduit à l'impossibilité de tenir la campagne. Ainsi s'était évanouie cette formidable expédition, devant une poignée de braves. Ces résultats extraordinaires et inouïs dans l'histoire étaient dus à la promptitude et à la vigueur de résolution du jeune chef. Tandis que deux armées redoutables couvraient les deux rives du lac de Garda, et que tous les courages étaient ébranlés, il avait su réduire toute la campagne à une seule question, la jonction de ces deux armées à la pointe du lac de Garda; il avait su faire un grand sacrifice, celui du blocus de Mantoue, pour se concentrer au point décisif; et, frappant alternativement des coups terribles sur chacune des masses ennemies, à Salo, à Lonato, à Castiglione, il les avait successivement désorganisées et rejetées dans les montagnes d'où elles étaient sorties.

Les Autrichiens étaient saisis d'effroi; les Français transportés d'admiration pour leur jeune chef. La confiance et le dévouement en lui étaient au comble. Un bataillon pouvait en faire fuir trois. Les vieux soldats qui l'avaient nommé caporal à Lodi, le firent sergent à Castiglione. En Italie la sensation fut profonde. Milan, Bologne, Ferrare, les villes du duché de Modène, et tous les amis de la liberté, furent transportés de joie. La douleur se répandit dans les couvens et chez toutes les vieilles aristocraties. Les gouvernemens qui avaient fait des imprudences, Venise, Rome, Naples, étaient épouvantés.

Bonaparte, jugeant sainement sa position, ne crut pas la lutte terminée, quoiqu'il eût enlevé à Wurmser vingt mille hommes. Le vieux maréchal se retirait dans les Alpes avec quarante mille. Il allait les reposer, les rallier, les recruter, et il était à présumer qu'il fondrait encore une fois sur l'Italie. Bonaparte avait perdu quelques mille hommes, prisonniers, tués ou blessés; il en avait beaucoup dans les hôpitaux: il jugea qu'il fallait temporiser encore, avoir toujours les yeux sur le Tyrol, et les pieds sur l'Adige, et se contenter d'imposer aux puissances italiennes, en attendant qu'il eût le temps de les châtier. Il se contenta d'apprendre aux Vénitiens qu'il était instruit de leurs armemens, et continua à se faire nourrir à leurs frais, ajournant encore les négociations pour une alliance. Il avait appris l'arrivée à Ferrare d'un légat du pape, qui était venu pour reprendre possession des légations; il le manda à son quartier-général. Ce légat, qui était le cardinal Mattei, tomba à ses pieds en disant: Peccavi. Bonaparte le mit aux arrêts dans un séminaire. Il écrivit à M. d'Azara, qui était son intermédiaire auprès des cours de Rome et de Naples; il se plaignit à lui de l'imbécillité et de la mauvaise foi du gouvernement papal, et lui annonça son intention de revenir bientôt sur ses derrières, si on l'y obligeait. Quant à la cour de Naples, il prit le langage le plus menaçant. «Les Anglais, dit-il à M. d'Azara, ont persuadé au roi de Naples qu'il était quelque chose; moi, je lui prouverai qu'il n'est rien. S'il persiste, au mépris de l'armistice, à se mettre sur les rangs, je prends l'engagement, à la face de l'Europe, de marcher contre ses prétendus soixante-dix mille hommes avec six mille grenadiers, quatre mille chevaux, et cinquante pièces de canon.»

Il écrivit une lettre polie, mais ferme, au duc de Toscane, qui avait laissé occuper aux Anglais Porto-Ferrajo, et lui dit que la France pourrait le punir de cette négligence en occupant ses états, mais qu'elle voulait bien n'en rien faire, en considération d'une ancienne amitié. Il changea la garnison de Livourne, afin d'imposer à la Toscane par un mouvement de troupes. Il se tut avec Gênes. Il écrivit une lettre vigoureuse au roi de Piémont, qui souffrait les Barbets dans ses états, et fit partir une colonne de douze cents hommes avec une commission militaire ambulante, pour saisir et fusiller les Barbets trouvés sur les routes. Le peuple de Milan avait montré les dispositions les plus amicales aux Français. Il lui adressa une lettre délicate et noble, pour le remercier. Ses dernières victoires lui donnant des espérances plus fondées de conserver l'Italie, il crut pouvoir s'engager davantage avec les Lombards; il leur accorda des armes, et leur permit de lever une légion à leur solde, dans laquelle s'enrôlèrent en foule les Italiens attachés à la liberté, et les Polonais errans en Europe depuis le dernier partage. Bonaparte témoigna sa satisfaction aux peuples de Bologne et de Ferrare. Ceux de Modène demandaient à être affranchis de la régence établie par leur duc; Bonaparte avait déjà quelques motifs de rompre l'armistice, car la régence avait fait passer des vivres à la garnison de Mantoue. Il voulut attendre encore. Il demanda des secours au directoire pour réparer ses pertes, et se tint à l'entrée des gorges du Tyrol, prêt à fondre sur Wurmser, et à détruire les restes de son armée, dès qu'il apprendrait que Moreau avait passé le Danube.

Pendant que ces grands événemens se passaient en Italie, il s'en préparait d'autres sur le Danube. Moreau avait poussé l'archiduc pied à pied, et était arrivé dans le milieu de thermidor (premiers jours d'août) sur le Danube. Jourdan se trouvait sur la Naab, qui tombe dans ce fleuve. La chaîne de l'Alb, qui sépare le Necker du Danube, se compose de montagnes de moyenne hauteur, terminées en plateaux, traversées par des défilés étroits comme des fissures de rochers. C'est par ces défilés que Moreau avait débouché sur le Danube, dans un pays inégal, coupé de ravins et couvert de bois. L'archiduc, qui nourrissait le dessein de se concentrer sur le Danube, et de reprendre force sur cette ligne puissante, forma tout à coup une résolution qui faillit compromettre ses sages projets. Il apprenait que Wartensleben, au lieu de se replier sur lui, le plus près possible de Donawert, se repliait vers la Bohême, dans la sotte pensée de la couvrir; il craignait que, profitant de ce faux mouvement, qui découvrait le Danube, l'armée de Sambre-et-Meuse ne voulût en tenter le passage. Il voulait donc le passer lui-même, pour filer rapidement sur l'autre rive, et aller faire tête à Jourdan. Mais le fleuve était encombré de ses magasins, et il lui fallait encore du temps pour les faire évacuer; il ne voulait pas d'ailleurs exécuter le passage sous les yeux de Moreau et trop près de ses coups, et il songea à l'éloigner en lui livrant la bataille avec le Danube à dos: mauvaise pensée dont il s'est blâmé sévèrement depuis, car elle l'exposait à être jeté dans le fleuve, ou du moins à ne pas y arriver entier, condition indispensable pour le succès de ses projets ultérieurs.

Le 24 thermidor (11 août), il s'arrêta devant les positions de Moreau, pour lui livrer une attaque générale. Moreau était à Neresheim, tenant les positions de Dunstelkingen et de Dischingen par sa droite et son centre, et celle de Nordlingen par sa gauche. L'archiduc, voulant d'abord l'écarter du Danube, puis le couper, s'il était possible, des montagnes par lesquelles il avait débouché, et enfin l'empêcher de communiquer avec Jourdan, l'attaqua, pour arriver à toutes ses fins, sur tous les points à la fois. Il parvint à tourner la droite de Moreau, en dispersant ses flanqueurs; il s'avança jusqu'à Heidenheim, presque sur ses derrières, et y jeta une telle alarme, que tous les parcs rétrogradèrent. Au centre, il tenta une attaque vigoureuse, mais qui ne fut pas assez décisive. A la gauche, vers Nordlingen, il fit des démonstrations menaçantes. Moreau ne s'intimida ni des démonstrations faites à sa gauche, ni de l'excursion derrière sa droite; et, jugeant avec raison que le point essentiel était au centre, fit le contraire de ce que font les généraux ordinaires, toujours alarmés lorsqu'on menace de les déborder; il affaiblit ses ailes au profit du centre. Sa prévision était juste; car l'archiduc, redoublant d'efforts au centre vers Dunstelkingen, fut repoussé avec perte. On coucha de part et d'autre sur le champ de bataille.

Le lendemain, Moreau se trouva fort embarrassé par le mouvement rétrograde de ses parcs, qui le laissait sans munitions. Cependant il pensa qu'il fallait payer d'audace, et faire mine de vouloir attaquer. Mais l'archiduc, pressé de repasser le Danube, n'avait nulle envie de recommencer le combat: il fit sa retraite avec beaucoup de fermeté sur le fleuve, le repassa sans être inquiété par Moreau, et en coupa les ponts jusqu'à Donawerth. Là, il apprit ce qui s'était passé entre les deux armées qui avaient opéré par le Mein. Wartensleben ne s'était pas jeté en Bohême comme il le craignait, il était resté sur la Naab, en présence de Jourdan. Le jeune prince autrichien forma une résolution très belle, qui était la conséquence de sa longue retraite, et qui était propre à décider la campagne. Son but, en se repliant sur le Danube, avait été de s'y concentrer, pour être en mesure d'agir sur l'une ou sur l'autre des deux armées françaises, avec une masse supérieure de forces. La bataille de Neresheim aurait pu compromettre ce plan, si, au lieu d'être incertaine, elle avait été tout à fait malheureuse. Mais s'étant retiré entier sur le Danube, il pouvait maintenant profiter de l'isolement des armées françaises, et tomber sur l'une des deux. En conséquence, il résolut de laisser le général Latour avec trente-six mille hommes pour occuper Moreau, et de se porter de sa personne avec vingt-cinq mille vers Wartensleben, afin d'accabler Jourdan par cette réunion de forces. L'armée de Jourdan était la plus faible des deux. A une aussi grande distance de sa base, elle ne comptait guère plus de quarante-cinq mille hommes. Il était évident qu'elle ne pourrait pas résister, et qu'elle allait même se trouver exposée à de grands désastres. Jourdan, étant battu et ramené sur le Rhin, Moreau, de son côté, ne pouvait rester en Bavière, et l'archiduc pouvait même se porter sur le Necker et le prévenir sur sa ligne de retraite. Cette conception si juste a été regardée comme la plus belle dont puissent s'honorer les généraux autrichiens pendant ces longues guerres; comme celles qui dans le moment signalaient le génie de Bonaparte en Italie, elle appartenait à un jeune homme.

L'archiduc partit d'Ingolstadt le 29 thermidor (16 août), cinq jours après la bataille de Neresheim. Jourdan, placé sur la Naab, entre Naabourg et Schwandorff, ne s'attendait pas à l'orage qui se préparait sur sa tête. Il avait détaché le général Bernadotte à Neumark, sur sa droite, de manière à se mettre en communication avec Moreau; objet impossible à remplir, et pour lequel un corps détaché était inutilement compromis. Ce fut contre ce détachement que l'archiduc, arrivant du Danube, devait donner nécessairement. Le général Bernadotte, attaqué par des forces supérieures, fit une résistance honorable, mais fut obligé de repasser rapidement les montagnes par lesquelles l'armée avait débouché de la vallée du Mein dans celle du Danube. Il se retira à Nuremberg. L'archiduc, après avoir jeté un corps à sa poursuite, se porta avec le reste de ses forces sur Jourdan. Celui-ci, prévenu de l'arrivée d'un renfort, averti du danger qu'avait couru Bernadotte, et de sa retraite sur Nuremberg, se disposa à repasser aussi les montagnes. Au moment où il se mettait en marche, il fut attaqué à la fois par l'archiduc et par Wartensleben; il eut un combat difficile à soutenir à Amberg, et perdit sa route directe vers Nuremberg. Jeté avec ses parcs, sa cavalerie et son infanterie, dans des routes de traverse, il courut de grands dangers, et fit, pendant huit jours, une retraite des plus difficiles et des plus honorables pour les troupes et pour lui. Il se retrouva sur le Mein, à Schweinfurt, le 12 fructidor (29 août), se proposant de se diriger sur Wurtzbourg, pour y faire halte, y rallier ses corps, et tenter de nouveau le sort des armes.

Pendant que l'archiduc exécutait ce beau mouvement sur l'armée de Sambre-et-Meuse, il fournissait à Moreau l'occasion d'en exécuter un pareil, aussi beau et aussi décisif. L'ennemi ne tente jamais une hardiesse sans se découvrir, et sans ouvrir de belles chances à son adversaire. Moreau, n'ayant plus que trente-huit mille hommes devant lui, pouvait facilement les accabler, en agissant avec un peu de vigueur. Il pouvait mieux (au jugement de Napoléon et de l'archiduc Charles), il pouvait tenter un mouvement dont les résultats auraient été immenses. Il devait lui-même suivre la marche de l'ennemi, se rabattre sur l'archiduc, comme ce prince se rabattait sur Jourdan, et arriver à l'improviste sur ses derrières. L'archiduc, pris entre Jourdan et Moreau, eût couru des dangers incalculables. Mais, pour cela, il fallait exécuter un mouvement très étendu, changer tout à coup sa ligne d'opération, se jeter du Necker sur le Mein; il fallait surtout manquer aux instructions du directoire, qui prescrivaient de s'appuyer au Tyrol, afin de déborder les flancs de l'ennemi et de communiquer avec l'armée d'Italie. Le jeune vainqueur de Castiglione n'aurait pas hésité à faire cette marche hardie, et à commettre une désobéissance, qui aurait décidé la campagne d'une manière victorieuse; mais Moreau était incapable d'une pareille détermination. Il resta plusieurs jours sur les bords du Danube, ignorant le départ de l'archiduc, et explorant lentement un terrain qui était alors peu connu. Ayant appris enfin le mouvement qui venait de s'opérer, il conçut des inquiétudes pour Jourdan; mais, n'osant prendre aucune détermination vigoureuse, il se décida à franchir le Danube, et à s'avancer en Bavière, pour essayer par là de ramener l'archiduc à lui, tout en restant fidèle au plan du directoire. Il était cependant aisé de juger que l'archiduc ne quitterait pas Jourdan avant de l'avoir mis hors de combat, et ne se laisserait pas détourner de l'exécution d'un vaste plan, par une excursion en Bavière. Moreau n'en passa pas moins le Danube, à la suite de Latour, et s'approcha du Lech. Latour fit mine de disputer le passage du Lech; mais, trop étendu pour s'y soutenir, il fut obligé de l'abandonner, après avoir essuyé un combat malheureux à Friedberg. Moreau s'approcha ensuite de Munich; il se trouvait le 15 fructidor (1er septembre) à Dachau, Pfaffenhofen et Geisenfeld.

Ainsi la fortune commençait à nous être moins favorable en Allemagne, par l'effet d'un plan vicieux qui, séparant nos armées, les exposait à être battues isolément. D'autres résultats se préparaient encore en Italie.

On a vu que Bonaparte, après avoir rejeté les Autrichiens dans le Tyrol, et repris ses anciennes positions sur l'Adige, méditait de nouveaux projets contre Wurmser, auquel il n'était pas content d'avoir détruit vingt mille hommes, et dont il voulait ruiner entièrement l'armée. Cette opération était indispensable pour l'exécution de tous ses desseins en Italie. Wurmser détruit, il pourrait faire une pointe jusqu'à Trieste, ruiner ce point si important pour l'Autriche, revenir ensuite sur l'Adige, faire la loi à Venise, à Rome et à Naples, dont la malveillance était toujours aussi manifeste, et donner enfin le signal de la liberté en Italie, en constituant la Lombardie, les légations de Bologne et de Ferrare, peut-être même le duché de Modène, en république indépendante. Il résolut donc, pour accomplir tous ces projets, de monter dans le Tyrol, certain aujourd'hui d'être secondé par la présence de Moreau sur l'autre versant des Alpes.

Pendant que les troupes françaises employaient une vingtaine de jours à se reposer, Wurmser réorganisait et renforçait les siennes. De nouveaux détachemens venus de l'Autriche, et les milices tyroliennes, lui permirent de porter son armée à près de cinquante mille hommes. Le conseil aulique lui envoya un autre chef d'état-major, le général du génie Laüer, avec de nouvelles instructions sur le plan à suivre pour enlever la ligne de l'Adige. Wurmser devait laisser dix-huit ou vingt mille hommes sous Davidovich, pour garder le Tyrol, et descendre avec le reste, par la vallée de la Brenta, dans les plaines du Vicentin et du Padouan. La Brenta prend naissance non loin de Trente, s'éloigne de l'Adige en forme de courbe, redevient parallèle à ce fleuve dans la plaine, et va finir dans l'Adriatique. Une chaussée, partant de Trente, conduit dans la vallée de la Brenta, et vient aboutir, par Bassano, dans les plaines du Vicentin et du Padouan. Wurmser devait parcourir cette vallée pour déboucher dans la plaine, et venir tenter le passage de l'Adige, entre Vérone et Legnago. Ce plan n'était pas mieux conçu que le précédent, car il avait toujours l'inconvénient de diviser les forces en deux corps, et de mettre Bonaparte au milieu.

Wurmser entrait en action, dans le même moment que Bonaparte. Celui-ci ignorant les projets de Wurmser, mais prévoyant avec une sagacité rare, que, pendant son excursion au fond du Tyrol, il serait possible que l'ennemi vînt tâter la ligne de l'Adige, de Vérone à Legnago, laissa le général Kilmaine à Vérone avec une réserve de près de trois mille hommes, et avec tous les moyens de résister pendant deux jours au moins. Le général Sahuguet resta avec une division de huit mille hommes devant Mantoue. Bonaparte partit avec vingt-huit mille, et remonta par les trois routes du Tyrol, celle qui circule derrière le lac de Garda, et les deux qui longent l'Adige. Le 17 fructidor (3 septembre), la division Sauret, devenue division Vaubois, après avoir circulé par derrière le lac de Garda, et livré plusieurs combats, arriva à Torbole, la pointe supérieure du lac. Le même jour, les divisions Masséna et Augereau, qui longeaient d'abord les deux rives de l'Adige, et qui s'étaient ensuite réunies sur la même rive par le pont de Golo, arrivèrent devant Seravalle. Elles livrèrent un combat d'avant-garde, et firent quelques prisonniers à l'ennemi.

Les Français avaient à remonter maintenant une vallée étroite et profonde: à leur gauche était l'Adige, à leur droite des montagnes élevées. Souvent le fleuve, serrant le pied des montagnes, ne laissait que la largeur de la chaussée, et formait ainsi d'affreux défilés à franchir. Il y en avait plus d'un de ce genre, pour pénétrer dans le Tyrol. Mais les Français, audacieux et agiles, étaient aussi propres à cette guerre qu'à celle qu'ils venaient de faire dans les vastes plaines du Mantouan. Davidovich avait placé deux divisions, l'une au camp de Mori, sur la rive droite de l'Adige, pour faire tête à la division Vaubois qui remontait la chaussée de Salo à Roveredo, par derrière le lac de Garda: l'autre à San-Marco, sur la rive gauche, pour garder le défilé contre Masséna et Augereau. Le 18 fructidor (4 septembre), on se trouva en présence. C'était la division Wukassovich qui défendait le défilé de San-Marco. Bonaparte, saisissant sur-le-champ le genre de tactique convenable aux lieux, forme deux corps d'infanterie légère, et les distribue à droite et à gauche, sur les hauteurs environnantes; puis, quand il a fatigué quelque temps les Autrichiens, il forme la dix-huitième demi-brigade en colonne serrée par bataillons, et ordonne au général Victor de percer avec elle le défilé. Un combat violent s'engage; les Autrichiens résistent d'abord; mais Bonaparte décide l'action, en ordonnant au général Dubois de charger à la tête des hussards. Ce brave général fond sur l'infanterie autrichienne, la rompt, et tombe percé de trois balles. On l'emporte expirant. «Avant que je meure, dit-il à Bonaparte, faites-moi savoir si nous sommes vainqueurs. » De toutes parts les Autrichiens fuient et se retirent à Roveredo, situé à une lieue de Marco; on les poursuit au pas de course. Roveredo est à une certaine distance de l'Adige; Bonaparte dirige Rampon, avec la trente-deuxième, vers l'espace qui sépare le fleuve de la ville; il porte Victor, avec la dix-huitième, sur la ville même. Celui-ci entre au pas de charge dans la grande rue de Roveredo, balaie les Autrichiens devant lui, et arrive à l'autre extrémité de la ville, à l'instant où Rampon en achevait le circuit extérieur. Pendant que l'armée principale emportait ainsi San-Marco et Roveredo, la division Vaubois arrivait à Roveredo par l'autre rive de l'Adige. La division autrichienne de Reuss lui avait disputé le camp de Mori, mais Vaubois venait de l'emporter à l'instant même, et toutes les divisions se trouvaient réunies maintenant au milieu du jour à la hauteur de Roveredo, sur les deux rives du fleuve. Mais le plus difficile restait à faire.

Davidovich avait rallié ses deux divisions sur sa réserve, dans le défilé de Calliano, défilé redoutable et bien autrement dangereux que celui de Marco. Sur ce point, l'Adige, serrant les montagnes, ne laissait, entre son lit et leur pied, que la largeur de la chaussée. L'entrée du défilé était fermée par le château de la Pietra, qui joignait la montagne au fleuve, et qui était couronné d'artillerie.

Bonaparte, persistant dans sa tactique, distribue son infanterie légère à droite, sur les escarpemens de la montagne, et à gauche, sur les bords du fleuve. Ses soldats, nés sur les bords du Rhône, de la Seine ou de la Loire, égalent l'agilité et la hardiesse des chasseurs des Alpes. Les uns gravissent de rochers en rochers, atteignent le sommet de la montagne, et font un feu plongeant sur l'ennemi; les autres, non moins intrépides, se glissent le long du fleuve, appuient le pied partout où ils peuvent se soutenir, et tournent le château de la Pietra. Le général Dammartin place avec bonheur une batterie d'artillerie légère qui fait le meilleur effet; le château est enlevé. Alors l'infanterie le traverse, et fond en colonne serrée sur l'armée autrichienne amassée dans le défilé. Artillerie, cavalerie, infanterie, se confondent, et fuient dans un désordre épouvantable. Le jeune Lamarois, aide-de-camp du général en chef, veut prévenir la fuite des Autrichiens; il se précipite au galop à la tête de cinquante hussards, traverse dans toute sa longueur la masse autrichienne, et, tournant bride sur-le-champ, fait effort pour en arrêter la tête. Il est renversé de cheval, mais il répand la terreur dans les rangs autrichiens, et donne le temps à la cavalerie, qui accourait, de recueillir plusieurs mille prisonniers. Là finit cette suite de combats, qui valurent à l'armée française les défilés du Tyrol, la ville de Roveredo, toute l'artillerie autrichienne, quatre mille prisonniers, sans compter les morts et les blessés. Bonaparte appela cette journée bataille de Roveredo.

Le lendemain 19 fructidor (5 septembre), les Français entrèrent à Trente, capitale du Tyrol italien. L'évêque avait fui. Bonaparte, pour calmer les Tyroliens, qui étaient fort attachés à la maison d'Autriche, leur adressa une proclamation, dans laquelle il les invitait à poser les armes, et à ne point commettre d'hostilités contre son armée, leur promettant qu'à ce prix leurs propriétés et leurs établissements publics seraient respectés. Wurmser n'était plus à Trente. Bonaparte l'avait surpris à l'instant où il se mettait en marche pour exécuter son plan. En voyant les Français s'engager dans le Tyrol pour communiquer peut-être avec l'Allemagne, Wurmser n'en fut que plus disposé à descendre par la Brenta, pour emporter l'Adige pendant leur absence. Il espérait même, par ce circuit rapide, qui allait l'amener à Vérone, enfermer les Français dans la haute vallée de l'Adige, et, tout à la fois, les envelopper et les couper de Mantoue. Il était parti l'avant-veille et devait être déjà rendu à Bassano; Bonaparte forme sur-le-champ une résolution des plus hardies: il va laisser Vaubois à la garde du Tyrol, et se jeter à travers les gorges de la Brenta, à la suite de Wurmser. Il ne peut emmener avec lui que vingt mille hommes, et Wurmser en a trente; il peut être enfermé dans ces gorges épouvantables, si Wurmser lui tient tête; il peut aussi arriver trop tard pour tomber sur les derrières de Wurmser, et celui-ci peut avoir eu le temps de forcer l'Adige: tout cela est possible. Mais ses vingt mille hommes en valent trente; mais si Wurmser veut lui tenir tête et l'enfermer dans les gorges, il lui passera sur le corps; mais s'il a vingt lieues à faire, il les fera en deux jours, et arrivera dans la plaine aussitôt que Wurmser. Alors il le rejettera ou sur Trieste, ou sur l'Adige. S'il le rejette sur Trieste, il le poursuivra et ira brûler ce port sous ses yeux; s'il le rejette sur l'Adige, il l'enfermera entre son armée et ce fleuve, et enveloppera ainsi l'ennemi, qui croyait le prendre dans les gorges du Tyrol.

Ce jeune homme, dont la pensée et la volonté sont aussi promptes que la foudre, ordonne à Vaubois, le jour même de son arrivée à Trente, de se porter sur le Lavis, pour enlever cette position à l'arrière-garde de Davidovich. Il fait exécuter cette opération sous ses yeux, indique à Vaubois la position qu'il doit garder avec ses dix mille hommes, et part ensuite avec les vingt autres, pour se jeter à travers les gorges de la Brenta.

Il part le 20 au matin (6 septembre); il couche le soir à Levico. Le lendemain 21 (7), il se remet en marche le matin, et arrive devant un nouveau défilé, dit de Primolano, où Wurmser avait placé une division. Bonaparte emploie les mêmes manoeuvres, jette des tirailleurs sur les hauteurs et sur le bord de la Brenta, puis fait charger en colonne sur la route. On enlève le défilé. Un petit fort se trouvait au delà, on l'entoure et on s'en rend maître. Quelques soldats intrépides courant sur la route, y devancent les fugitifs, les arrêtent, et donnent à l'armée le temps d'arriver pour les prendre. On fait trois mille prisonniers. On arrive le soir à Cismone, après avoir fait vingt lieues en deux jours. Bonaparte voudrait avancer encore, mais les soldats n'en peuvent plus; lui-même est accablé de fatigue. Il a devancé son quartier-général, il n'a ni suite ni vivres; il partage le pain de munition d'un soldat, et se couche, en attendant avec impatience le lendemain.

Cette marche foudroyante et inattendue frappe Wurmser d'étonnement. Il ne conçoit pas que son ennemi se soit jeté dans ces gorges, au risque d'y être enfermé; il se propose de profiter de la position de Bassano qui les ferme, et d'en barrer le passage avec toute son armée. S'il réussit à y tenir, Bonaparte est pris dans la courbe de la Brenta. Déjà il avait envoyé la division De Mezaros pour tâter Vérone, mais il la rappelle pour lutter ici avec toutes ses forces; cependant il n'est pas probable que l'ordre arrive à temps. La ville de Bassano est située sur la rive gauche de la Brenta. Elle communique avec la rive droite par un pont. Wurmser place les deux divisions Sebottendorff et Quasdanovich sur les deux rives de la Brenta, en avant de la ville. Il dispose six bataillons en avant garde dans les défilés qui précèdent Bassano, et qui ferment la vallée.

Le 22 (8 septembre), au matin, Bonaparte part de Cismone, et s'avance sur Bassano; Masséna marche sur la rive droite, Augereau sur la gauche. On emporte les défilés, et on débouche en présence de l'armée ennemie, rangée sur les deux rives de la Brenta. Les soldats de Wurmser, déconcertés par l'audace des Français, ne résistent pas avec le courage qu'ils ont montré en tant d'occasions; ils s'ébranlent, se rompent, et entrent dans Bassano. Augereau se présente à l'entrée de la ville. Masséna, qui est sur la rive opposée, veut pénétrer par le pont; il l'enlève en colonne serrée, comme celui de Lodi, et entre en même temps qu'Augereau. Wurmser, dont le quartier-général était encore dans la ville, n'a que le temps de se sauver, en nous laissant quatre mille prisonniers et un matériel immense. Le plan de Bonaparte était donc réalisé; il avait débouché dans la plaine aussitôt que Wurmser, et il lui restait maintenant à l'envelopper, en l'acculant sur l'Adige.

Wurmser, dans le désordre d'une action si précipitée, se trouve séparé des restes de la division Quasdanovich. Cette division se retire vers le Frioul, et lui, se voyant pressé par les divisions Masséna et Augereau, qui lui ferment la route du Frioul et le replient vers l'Adige, forme la résolution de passer l'Adige de vive force, et d'aller se jeter dans Mantoue. Il avait rallié à lui la division De Mezaros, qui venait de faire de vains efforts pour emporter Vérone. Il ne comptait plus que quatorze mille hommes, dont huit d'infanterie et six de cavalerie excellente. Il longe l'Adige, et fait chercher partout un passage. Heureusement pour lui, le poste qui gardait Legnago avait été transporté à Vérone, et un détachement, qui devait venir occuper cette place, n'était point encore arrivé. Wurmser, profitant de ce hasard, s'empare de Legnago. Certain maintenant de pouvoir regagner Mantoue, il accorde quelque repos à ses troupes, qui étaient abîmées de fatigue.

Bonaparte le suivait sans relâche: il fut cruellement déçu en apprenant la négligence qui sauvait Wurmser; cependant il ne désespéra pas encore de le prévenir à Mantoue. Il porta la division Masséna sur l'autre rive de l'Adige par le bac de Ronco, et la dirigea sur Sanguinetto, pour barrer le chemin de Mantoue, il dirigea Augereau vers Legnago même. L'avant-garde de Masséna, devançant sa division, entra dans Céréa le 25 (11 septembre), au moment où Wurmser y arrivait de Legnago avec tout son corps d'armée. Cette avant-garde de cavalerie et d'infanterie légère, commandée par les généraux Murat et Pigeon, fit une résistance des plus héroïques, mais fut culbutée: Wurmser lui passa sur le corps, et continua sa marche. Bonaparte arrivait seul au galop au moment de cette action: il manqua être pris, et se sauva en toute hâte.

Wurmser passa à Sanguinetto; puis, apprenant que tous les ponts de la Molinella étaient rompus, excepté celui de Villimpenta, il descendit jusqu'à ce pont, y franchit la rivière, et marcha sur Mantoue. Le général Charton voulut lui résister avec trois cents hommes formés en carré; ces braves gens furent sabrés ou pris. Wurmser arriva ainsi à Mantoue le 27 (13). Ces légers avantages étaient un adoucissement aux malheurs du vieux et brave maréchal. Il se répandit dans les environs de Mantoue, et tint un moment la campagne, grâce à sa nombreuse et belle cavalerie.

Bonaparte arrivait à perte d'haleine, furieux contre les officiers négligens qui lui avaient fait manquer une si belle proie. Augereau était rentré dans Legnago, et avait fait prisonnière la garnison autrichienne, forte de seize cents hommes. Bonaparte ordonna à Augereau de se porter à Governolo, sur le Bas-Mincio. Il livra ensuite de petits combats à Wurmser, pour l'attirer hors de la place; et, dans la nuit du 28 au 29 (14-15 septembre), il prit une position en arrière, pour engager Wurmser à se montrer en plaine. Le vieux général, alléché par ses petits succès, se déploya en effet hors de Mantoue, entre la citadelle et le faubourg de Saint-George. Bonaparte l'attaqua le troisième jour complémentaire an IV (19 septembre). Augereau, venant de Governolo, formait la gauche; Masséna, partant de Due-Castelli, formait le centre, et Sahuguet, avec le corps de blocus, formait la droite. Wurmser avait encore vingt-un mille hommes en ligne. Il fut enfoncé partout, et rejeté dans la place avec une perte de deux mille hommes. Quelques jours après, il fut entièrement renfermé dans Mantoue. La nombreuse cavalerie qu'il avait ramenée ne lui servait à rien, et ne faisait qu'augmenter le nombre des bouches inutiles; il fit tuer et saler tous les chevaux. Il avait vingt et quelques mille hommes de garnison, dont plusieurs mille aux hôpitaux.

Ainsi, quoique Bonaparte eût perdu en partie le fruit de sa marche audacieuse sur la Brenta, et qu'il n'eût pas fait mettre bas les armes au maréchal, il avait entièrement ruiné et dispersé son armée. Quelques mille hommes étaient rejetés dans le Tyrol sous Davidovich; quelques mille fuyaient en Frioul sous Quasdanovich. Wurmser, avec douze ou quatorze mille, s'était enfermé dans Mantoue. Treize ou quatorze mille étaient prisonniers, six ou sept mille tués ou blessés. Ainsi cette armée venait des perdre encore une vingtaine de mille hommes en dix jours, outre un matériel considérable. Bonaparte en avait perdu sept ou huit mille, dont quinze cents prisonniers, et le reste tué, blessé, ou malade. Ainsi, aux armées de Colli et de Beaulieu, détruites en entrant en Italie, il fallait ajouter celle de Wurmser, détruite en deux fois, d'abord dans les plaines de Castiglione, et ensuite sur les rives de la Brenta. Aux trophées de Montenotte, de Lodi, de Borghetto, de Lonato, de Castiglione, il fallait donc joindre ceux de Roveredo, de Bassano et de Saint-George. A quelle époque de l'histoire avait-on vu de si grands résultats, tant d'ennemis tués, tant de prisonniers, de drapeaux, de canons enlevés! Ces nouvelles répandirent de nouveau la joie dans la Lombardie, et la terreur dans le fond de la péninsule. La France fut transportée d'admiration pour le général de l'armée d'Italie.

Nos armes étaient moins heureuses sur les autres théâtres de la guerre. Moreau s'était avancé sur le Lech, comme on l'a vu, dans l'espoir que ses progrès en Bavière ramèneraient l'archiduc et dégageraient Jourdan. Cet espoir était peu fondé, et l'archiduc aurait mal jugé de l'importance de son mouvement, s'il se fût détourné de son exécution pour revenir vers Moreau. Toute la campagne dépendait de ce qui allait se passer sur le Mein. Jourdan battu, et ramené sur le Rhin, les progrès de Moreau ne faisaient que le compromettre davantage, et l'exposer à perdre sa ligne de retraite. L'archiduc se contenta donc de renvoyer le général Nauendorff, avec deux régimens de cavalerie et quelques bataillons, pour renforcer Latour, et continua sa poursuite de l'armée de Sambre-et-Meuse.

Cette brave armée se retirait avec le plus vif regret, et en conservant tout le sentiment de ses forces. C'est elle qui avait fait les plus grandes et les plus belles choses, pendant les premières années de la révolution; c'est elle qui avait vaincu à Watignies, à Fleurus, aux bords de l'Ourthe et de la Roër. Elle avait beaucoup d'estime pour son général, et une grande confiance en elle-même. Cette retraite ne l'avait point découragée, et elle était persuadée qu'elle ne cédait qu'à des combinaisons supérieures, et à la masse des forces ennemies. Elle désirait ardemment une occasion de se mesurer avec les Autrichiens et de rétablir l'honneur de son drapeau. Jourdan le désirait aussi. Le directoire lui écrivait qu'il fallait à tout prix se maintenir en Franconie, sur le Haut-Mein, pour prendre ses quartiers d'hiver en Allemagne, et surtout pour ne pas découvrir Moreau, qui s'était avancé jusqu'aux portes de Munich. Moreau, de son côté, venait d'apprendre à Jourdan, à la date du 8 fructidor (25 août), sa marche au-delà du Lech, les avantages qu'il y avait remportés, et le projet qu'il avait de s'avancer toujours davantage pour ramener l'archiduc. Toutes ces raisons décidèrent Jourdan à tenter le sort des armes, quoiqu'il eût devant lui des forces très supérieures. Il aurait cru manquer à l'honneur s'il eût quitté la Franconie sans combattre, et s'il eût laissé son collègue en Bavière. Trompé d'ailleurs par le mouvement du général Nauendorff, Jourdan croyait que l'archiduc venait de partir pour regagner les bords du Danube. Il s'arrêta donc à Wurtzbourg, place dont il jugeait la conservation importante, mais dont les Français n'avaient conservé que la citadelle. Il y donna quelque repos à ses troupes, fit quelques changemens dans la distribution et le commandement de ses divisions, et annonça l'intention de combattre. L'armée montra la plus grande ardeur à enlever toutes les positions que Jourdan croyait utile d'occuper avant d'engager la bataille. Il avait sa droite appuyée à Wurtzbourg, et le reste de sa ligne sur une suite de positions qui s'étendent le long du Mein jusqu'à Schveinfurt. Le Mein le séparait de l'ennemi. Une partie seulement de l'armée autrichienne avait franchi ce fleuve, ce qui le confirmait dans l'idée que l'archiduc avait rejoint le Danube. Il laissa à l'extrémité de sa ligne la division Lefebvre, à Schveinfurt, pour assurer sa retraite sur la Saale et Fulde, dans le cas où la bataille lui ferait perdre la route de Francfort. Il se privait ainsi d'une seconde ligne et d'un corps de réserve; mais il crut devoir ce sacrifice à la nécessité d'assurer sa retraite. Il se décida à attaquer, le 17 fructidor (3 septembre), au matin.

Dans la nuit du 16 au 17, l'archiduc, averti du projet de son adversaire, fit rapidement passer le reste de son armée au-delà du Mein, et déploya aux yeux de Jourdan des forces très supérieures. La bataille s'engagea d'abord avec succès pour nous; mais notre cavalerie, assaillie dans les plaines qui s'étendent le long du Mein par une cavalerie formidable, fut rompue, se rallia, fut rompue de nouveau, et ne trouva d'abri que derrière les lignes et les feux bien nourris de notre infanterie. Jourdan, si sa réserve n'avait pas été si éloignée de lui, aurait pu remporter la victoire; il envoya à Lefebvre des officiers qui ne purent percer à travers les nombreux escadrons ennemis. Il espérait cependant que Lefebvre, voyant que Schveinfurt n'était pas menacé, marcherait au lieu du péril; mais il attendit vainement, et replia son armée pour la dérober à la redoutable cavalerie de l'ennemi. La retraite se fit en bon ordre sur Arnstein. Jourdan, victime du mauvais plan du directoire, et de son dévouement à son collègue, dut dès lors se replier sur la Lahn. Il continua sa marche sans aucun relâche, donna ordre à Marceau de se retirer de devant Mayence, et arriva derrière la Lahn le 24 fructidor (10 septembre). Son armée, dans cette marche pénible jusqu'aux frontières de la Bohême, n'avait guère perdu que cinq à six mille hommes. Elle fit une perte sensible par la mort du jeune Marceau, qui fut frappé d'une balle par un chasseur tyrolien, et qu'on ne put emporter du champ de bataille. L'archiduc Charles le fit entourer de soins; mais il expira bientôt. Ce jeune héros, regretté des deux armées, fut enseveli au bruit de leur double artillerie.

Pendant que ces choses se passaient sur le Mein, Moreau, toujours au-delà du Danube et du Lech, attendait impatiemment des nouvelles de Jourdan. Aucun des officiers détachés pour lui en donner n'était arrivé. Il tâtonnait sans oser prendre un parti. Dans l'intervalle, sa gauche, sous les ordres de Desaix, eut un combat des plus rudes à soutenir contre la cavalerie de Latour, qui, réunie à celle de Nauendorff, déboucha à l'improviste par Langenbruck. Desaix fit des dispositions si justes et si promptes, qu'il repoussa les nombreux escadrons ennemis, et les dispersa dans la plaine après leur avoir fait subir une perte considérable. Moreau, toujours dans l'incertitude, se décida enfin, après une vingtaine de jours, à tenter un mouvement pour aller à la découverte. Il résolut de s'approcher du Danube, pour étendre son aile gauche jusqu'à Nuremberg, et avoir des nouvelles de Jourdan, ou lui apporter des secours. Le 24 fructidor (10 septembre), il fit repasser le Danube à sa gauche et à son centre, et laissa sa droite seule au-delà de ce fleuve, vers Zell. La gauche, sous Desaix, s'avança jusqu'à Aichstett. Dans cette situation singulière, il étendait sa gauche vers Jourdan, qui dans le moment était à soixante lieues de lui; il avait son centre sur le Danube, et sa droite au-delà, exposant l'un des corps à être détruits, si Latour avait su profiter de leur isolement. Tous les militaires ont reproché à Moreau ce mouvement, comme un de ces demi-moyens qui ont tous les dangers des grands moyens, sans en avoir les avantages. Moreau n'ayant pas, en effet, saisi l'occasion de se rabattre vivement sur l'archiduc, lorsque celui-ci se rabattait sur Jourdan, ne pouvait plus que se compromettre en se plaçant ainsi à cheval sur le Danube.

Enfin, après quatre jours d'attente dans cette position singulière, il en sentit le danger, se reporta au-delà du Danube, et songea à le remonter pour se rapprocher de sa base d'opération. Il apprit alors la retraite forcée de Jourdan sur la Lahn, et ne douta plus qu'après avoir ramené l'armée de Sambre-et-Meuse, l'archiduc ne volât sur le Necker, pour fermer le retour à l'armée du Rhin. Il apprit aussi une tentative faite par la garnison de Manheim sur Kehl, pour détruire le pont par lequel l'armée française avait débouché en Allemagne. Dans cet état de choses, il n'hésita plus à se mettre en marche pour regagner la France. Sa position était périlleuse. Engagé au milieu de la Bavière, obligé de repasser les Montagnes-Noires pour revenir sur le Rhin, ayant en tête Latour avec quarante mille hommes, et exposé à trouver l'archiduc Charles avec trente mille sur ses derrières, il pouvait prévoir des dangers extrêmes. Mais s'il était dépourvu du vaste et ardent génie que son émule déployait en Italie, il avait une âme ferme et inaccessible à ce trouble dont les âmes vives sont quelquefois saisies. Il commandait une superbe armée, forte de soixante et quelques mille hommes, dont le moral n'avait été ébranlé par aucune défaite, et qui avait dans son chef une extrême confiance. Appréciant une pareille ressource, il ne s'effraya pas de sa position, et résolut de reprendre tranquillement sa route. Pensant que l'archiduc, après avoir replié Jourdan, reviendrait probablement sur le Necker, il craignit de trouver ce fleuve déjà occupé; il remonta donc la vallée du Danube, pour aller joindre directement celle du Rhin, par la route des villes forestières. Ces passages étant les plus éloignés du point où se trouvait actuellement l'archiduc, lui parurent les plus sûrs.

Il resta au-delà du Danube, et le remonta tranquillement, en appuyant une de ses ailes au fleuve. Ses parcs, ses bagages marchaient devant lui, sans confusion, et tous les jours ses arrière-gardes repoussaient bravement les avant-gardes ennemies. Latour, au lieu de passer le Danube, et de tâcher de prévenir Moreau à l'entrée des défilés, se contentait de le suivre pas à pas, sans oser l'entamer. Arrivé auprès du lac de Fédersée, Moreau crut devoir s'arrêter. Latour s'était partagé en trois corps: il en avait donné un à Nauendorff, et l'avait envoyé à Tubingen, sur le Haut-Necker, par où Moreau ne voulait pas passer; il était lui-même avec le second à Biberach; et le troisième se trouvait fort loin, à Schussenried. Moreau, qui approchait du Val-d'Enfer, par où il voulait se retirer, qui ne voulait pas être trop pressé au passage de ce défilé, qui voyait devant lui Latour isolé, et qui sentait ce qu'une victoire devait donner de fermeté à ses troupes pour le reste de la retraite, s'arrêta le 11 vendémiaire an V (2 octobre) aux environs du lac de Fédersée, non loin de Biberach. Le pays était montueux, boisé, et coupé de vallées. Latour était rangé sur différentes hauteurs, qu'on pouvait isoler et tourner, et qui, de plus, avaient à dos un ravin profond, celui de la Riss. Moreau l'attaqua sur tous les points, et, sachant pénétrer avec art à travers ses positions, abordant les unes de front, tournant les autres, l'accula sur la Riss, le jeta dedans, et lui fit quatre mille prisonniers. Cette victoire importante, dite de Biberach, rejeta Latour fort loin, et raffermit singulièrement le moral de l'armée française. Moreau reprit sa marche et s'approcha des défilés. Il avait déjà dépassé les routes qui traversent la vallée du Necker pour déboucher dans celle du Rhin; il lui restait celle qui, passant par Tuttlingen et Rottweil, vers les sources même du Necker, suit la vallée de la Kintzig, et vient aboutir à Kehl; mais Nauendorff l'avait déjà occupée. Les détachemens sortis de Manheim s'étaient joints à ce dernier, et l'archiduc s'en approchait. Moreau aima mieux remonter un peu plus haut, et passer par le Val-d'Enfer, qui, traversant la Forêt-Noire, formait un coude plus long, mais aboutissait à Brissach, beaucoup plus loin de l'archiduc. En conséquence, il plaça Desaix et Férino avec la gauche et la droite vers Tuttlingen et Rottweil, pour se couvrir du côté des débouchés, où se trouvaient les principales forces autrichiennes, et il envoya son centre, sous Saint-Cyr, pour forcer le Val-d'Enfer. En même temps, il fit filer ses grands parcs sur Huningue, par la route des villes forestières. Les Autrichiens l'avaient entouré d'une nuée de petits corps, comme s'ils avaient espéré l'envelopper, et ne s'étaient mis nulle part en mesure de lui résister. Saint-Cyr trouva à peine un détachement au Val-d'Enfer, passa sans peine à Neustadt, et arriva à Fribourg. Les deux ailes le suivirent immédiatement, et débouchèrent à travers cet affreux défilé, dans la vallée du Rhin, plutôt avec l'attitude d'une armée victorieuse qu'avec celle d'une armée en retraite. Moreau était rendu dans la vallée du Rhin le 21 vendémiaire (12 octobre). Au lieu de repasser le Rhin au pont de Brissach, et de remonter, en suivant la rive française, jusqu'à Strasbourg, il voulut remonter la rive droite jusqu'à Kehl, en présence de toute l'armée ennemie. Soit qu'il voulût faire un retour plus imposant, soit qu'il espérât se maintenir sur la rive droite, et couvrir Kehl en s'y portant directement, ces raisons ont paru insuffisantes pour hasarder une bataille. Il pouvait, en repassant le Rhin à Brissach, remonter librement à Strasbourg, et déboucher de nouveau par Kehl. Cette tête de pont pouvait résister assez longtemps pour lui donner le temps d'arriver. Vouloir marcher au contraire en face de l'armée ennemie, qui venait de se réunir tout entière sous l'archiduc, et s'exposer ainsi à une bataille générale, avec le Rhin à dos, était une imprudence inexcusable, maintenant qu'on n'avait plus le motif, ni de l'offensive à prendre, ni d'une retraite à protéger. Le 28 vendémiaire (19 octobre), les deux armées se trouvèrent en présence sur les bords de l'Elz, de Valdkirch à Emmendingen. Après un combat sanglant et varié, Moreau sentit l'impossibilité de percer jusqu'à Kehl, en suivant la rive droite, et résolut de passer sur le pont de Brissach. Ne croyant pas néanmoins pouvoir faire passer toute son armée sur ce pont, de peur d'encombrement, et voulant envoyer au plus tôt des forces à Kehl, il fit repasser Desaix avec la gauche par Brissach, et retourna vers Huningue avec le centre et la droite. Cette détermination a été jugée non moins imprudente que celle de combattre à Emmendingen; car Moreau, affaibli d'un tiers de son armée, pouvait être très compromis. Il comptait, il est vrai, sur une très belle position, celle de Schliengen, qui couvre le débouché d'Huningue, et sur laquelle il pouvait s'arrêter et combattre, pour rendre son passage plus tranquille et plus sûr. Il s'y replia en effet, s'y arrêta le 3 brumaire (24 octobre), et livra un combat opiniâtre et balancé. Après avoir, par cette journée de combat, donné à ses bagages le temps de passer, il évacua la position pendant la nuit, repassa sur la rive gauche, et s'achemina vers Strasbourg.

Ainsi finit cette campagne célèbre, et cette retraite plus célèbre encore. Le résultat indique assez le vice du plan. Si, comme l'ont démontré Napoléon, l'archiduc Charles et le général Jomini, si au lieu de former deux armées, s'avançant en colonnes isolées, sous deux généraux différens, dans l'intention mesquine de déborder les flancs de l'ennemi, le directoire eût formé une seule armée de cent soixante mille hommes, dont un détachement de cinquante mille aurait assiégé Mayence, et dont cent dix mille, réunis en un seul corps, auraient envahi l'Allemagne par la vallée du Rhin, le Val-d'Enfer et la Haute-Bavière, les armées impériales auraient été réduites à se retirer toujours, sans pouvoir se concentrer avec avantage contre une masse trop supérieure. Le beau plan du jeune archiduc serait devenu impossible, et le drapeau républicain aurait été porté jusqu'à Vienne. Avec le plan donné, Jourdan était une victime forcée. Aussi sa campagne, toujours malheureuse, fut toute de dévouement, soit lorsqu'il franchit le Rhin la première fois, pour attirer à lui les forces de l'archiduc, soit lorsqu'il s'avança jusqu'en Bohême et qu'il combattit à Wurtzbourg. Moreau seul, avec sa belle armée, pouvait réparer en partie les vices du plan, soit en se hâtant d'écraser tout ce qui était devant lui, au moment où il déboucha par Kehl, soit en se rabattant sur l'archiduc Charles, lorsque celui-ci se porta sur Jourdan. Il n'osa ou ne sut rien faire de tout cela; mais s'il ne montra pas une étincelle de génie, si à une manoeuvre décisive et victorieuse il préféra une retraite, du moins il déploya dans cette retraite un grand caractère et une rare fermeté. Sans doute elle n'était pas aussi difficile qu'on l'a dit, mais elle fut conduite néanmoins de la manière la plus imposante.

Le jeune archiduc dut au vice du plan français une belle pensée, qu'il exécuta avec prudence; mais, comme Moreau, il manqua de cette ardeur, de cette audace, qui pouvaient rendre la faute du gouvernement français mortelle pour ses armées. Conçoit-on ce qui serait arrivé, si d'un côté ou de l'autre s'était trouvé le génie impétueux qui venait de détruire trois armées au-delà des Alpes! Si les soixante-dix mille hommes de Moreau, à l'instant où ils débouchèrent de Kehl, si les Impériaux, à l'instant où ils quittèrent le Danube pour se rabattre sur Jourdan, avaient été conduits avec l'impétuosité déployée en Italie, certainement la guerre eût été terminée sur-le-champ, d'une manière désastreuse pour l'une des deux puissances.

Cette campagne valut en Europe une grande réputation au jeune archiduc. En France, on sut un gré infini à Moreau d'avoir ramené saine et sauve l'armée compromise en Bavière. On avait eu sur cette armée des inquiétudes extrêmes, surtout depuis le moment où Jourdan s'étant replié, où le pont de Kehl ayant été menacé, où une nuée de petits corps ayant intercepté les communications par la Souabe, on ignorait ce qu'elle était devenue et ce qu'elle allait devenir. Mais quand, après de vives inquiétudes, on la vit déboucher dans la vallée du Rhin, avec une si belle attitude, on fut enchanté du général qui l'avait si heureusement ramenée. Sa retraite fut exaltée comme un chef-d'oeuvre de l'art, et comparée sur-le-champ à celle des Dix mille. On n'osait rien mettre sans doute à côté des triomphes si brillans de l'armée d'Italie; mais comme il y a toujours une foule d'hommes que le génie supérieur, que la grande fortune offusquent, et que le mérite moins éclatant rassure davantage, ceux-là se rangeaient tous pour Moreau, vantaient sa prudence, son habileté consommée, et la préféraient au génie ardent du jeune Bonaparte. Dès ce jour-là, Moreau eut pour lui tout ce qui préfère les facultés secondaires aux facultés supérieures; et, il faut l'avouer, dans une république on pardonne presque à ces ennemis du génie, quand on voit de quoi le génie peut se rendre coupable envers la liberté qui l'a enfanté, nourri, et porté au comble de la gloire.

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