Histoire de la Révolution française, Tome 08
CHAPITRE V.
SITUATION INTÉRIEURE ET EXTÉRIEURE DE LA FRANCE APRÈS LA RETRAITE DES ARMÉES D'ALLEMAGNE AU COMMENCEMENT DE L'AN V.—COMBINAISONS DE PITT; OUVERTURE D'UNE NÉGOCIATION AVEC LE DIRECTOIRE; ARRIVÉE DE LORD MALMESBURY A PARIS.—PAIX AVEC NAPLES ET AVEC GÊNES; NÉGOCIATIONS INFRUCTUEUSES AVEC LE PAPE; DÉCHÉANCE DU DUC DE MODÈNE; FONDATION DE LA RÉPUBLIQUE CISPADANE.—MISSION DE CLARKE A VIENNE.—NOUVEAUX EFFORTS DE L'AUTRICHE EN ITALIE; ARRIVÉE D'ALVINZY; EXTRÊMES DANGERS DE L'ARMÉE FRANÇAISE; BATAILLE D'ARCOLE.
L'issue que venait d'avoir la campagne d'Allemagne était fâcheuse pour la république. Ses ennemis, qui s'obstinaient à nier ses victoires, ou à lui prédire de cruels retours de fortune, voyaient leurs pronostics réalisés, et ils en triomphaient ouvertement. Ces rapides conquêtes en Allemagne, disaient-ils, n'avaient donc aucune solidité. Le Danube et le génie d'un jeune prince y avaient bientôt mis un terme. Sans doute la téméraire armée d'Italie, qui semblait si fortement établie sur l'Adige, en serait arrachée à son tour, et rejetée sur les Alpes, comme les armées d'Allemagne sur le Rhin. Il est vrai, les conquêtes du général Bonaparte semblaient reposer sur une basé un peu plus solide. Il ne s'était pas borné à pousser Colli et Beaulieu devant lui; il les avait détruits: il ne s'était pas borné à repousser la nouvelle armée de Wurmser; il l'avait d'abord désorganisée à Castiglione, et anéantie enfin sur la Brenta. Il y avait donc un peu plus d'espoir de rester en Italie que de rester en Allemagne; mais on se plaisait à répandre des bruits alarmans. Des forces nombreuses arrivaient, disait-on, de la Pologne et de la Turquie pour se porter vers les Alpes, les armées impériales du Rhin pourraient faire maintenant de nouveaux détachemens, et, avec tout son génie, le général Bonaparte, ayant toujours de nouveaux ennemis à combattre, trouverait enfin le terme de ses succès, ne fût-ce que dans l'épuisement de son armée. Il était naturel que, dans l'état des choses, on formât de pareilles conjectures, car les imaginations, après avoir exagéré les succès, devaient aussi exagérer les revers.
Les armées d'Allemagne s'étaient retirées sans de grandes pertes, et tenaient la ligne du Rhin. Il n'y avait en cela rien de trop malheureux; mais l'armée d'Italie se trouvait sans appui, et c'était un inconvénient grave. De plus, nos deux principales armées, rentrées sur le territoire français, allaient être à la charge de nos finances, qui étaient toujours dans un état déplorable: et c'était là le plus grand mal. Les mandats, ayant cessé d'avoir cours forcé de monnaie, étaient tombés entièrement; d'ailleurs ils étaient dépensés, et il n'en restait presque plus à la disposition du gouvernement. Ils se trouvaient à Paris, dans les mains de quelques spéculateurs, qui les vendaient aux acquéreurs de biens nationaux. L'arriéré des créances de l'état était toujours considérable, mais ne rentrait pas; les impôts, l'emprunt forcé, se percevaient lentement; les biens nationaux soumissionnés n'étaient payés qu'en partie; les paiemens qui restaient à faire n'étaient pas encore exigibles d'après la loi; et les soumissions qui se faisaient encore n'étaient pas assez nombreuses pour alimenter le trésor. Du reste, on vivait de ces soumissions, ainsi que des denrées provenant de l'emprunt, et des promesses de paiement faites par les ministres. On venait de faire le budget pour l'an V, divisé en dépenses ordinaires et en dépenses extraordinaires. Les dépenses ordinaires montaient à 450 millions; les autres à 550. La contribution foncière, les douanes, le timbre et tous les produits annuels, devaient assurer la dépense ordinaire. Les 550 millions de l'extraordinaire étaient suffisamment couverts par l'arriéré des impôts de l'an IV et de l'emprunt forcé, et par les paiements qui restaient à faire sur les biens vendus. On avait en outre la ressource des biens que la république possédait encore; mais il fallait réaliser tout cela, et c'était toujours la même difficulté. Les fournisseurs non payés refusaient de continuer leurs avances, et tous les services manquaient à la fois. Les fonctionnaires publics, les rentiers n'étaient pas payés, et mouraient de faim.
Ainsi l'isolement de l'armée d'Italie, et nos finances, pouvaient donner de grandes espérances à nos ennemis. Du projet de quadruple alliance, formé par le directoire, entre la France, l'Espagne, la Porte et Venise, il n'était résulté encore que l'alliance avec l'Espagne. Celle-ci, entraînée par nos offres et notre brillante fortune au milieu de l'été, s'était décidée, comme on l'a vu, à renouveler avec la république le pacte de famille, et elle venait de faire sa déclaration de guerre à la Grande-Bretagne. Venise, malgré les instances de l'Espagne et les invitations de la Porte, malgré les victoires de Bonaparte en Italie, avait refusé de s'unir à la république. On lui avait vainement représenté que la Russie en voulait à ses colonies de la Grèce, et l'Autriche à ses provinces d'Illyrie; que son union avec la France et la Porte, qui n'avaient rien à lui envier, la garantirait de ces deux ambitions ennemies; que les victoires réitérées des Français sur l'Adige devaient la rassurer contre un retour des armées autrichiennes et contre la vengeance de l'empereur; que le concours de ses forces et de sa marine rendrait ce retour encore plus impossible; que la neutralité au contraire ne lui ferait aucun ami, la laisserait sans protecteur, et l'exposerait peut-être à servir de moyens d'accommodement entre les puissances belligérantes. Venise, pleine de haine contre les Français, faisant des armemens évidemment destinés contre eux, puisqu'elle consultait le ministère autrichien sur le choix d'un général, refusa pour la seconde fois l'alliance qu'on lui proposait. Elle voyait bien le danger de l'ambition autrichienne; mais le danger des principes français était le plus pressant, le plus grand à ses yeux, et elle répondit qu'elle persistait dans la neutralité désarmée, ce qui était faux, car elle armait de tous côtés. La Porte, ébranlée par le refus de Venise, par les suggestions de Vienne et de l'Angleterre, n'avait point accédé au projet d'alliance. Il ne restait donc que la France et l'Espagne, dont l'union pouvait contribuer à faire perdre la Méditerranée aux Anglais, mais pouvait aussi compromettre les colonies espagnoles. Pitt, en effet, songeait à les faire insurger contre la métropole, et il avait déjà noué des intrigues dans le Mexique. Les négociations avec Gênes n'étaient point terminées; car il s'agissait de convenir avec elle à la fois d'une somme d'argent, de l'expulsion de quelques familles, et du rappel de quelques autres. Elles ne l'étaient pas davantage avec Naples, parce que le directoire aurait voulu une contribution, et que la reine de Naples, qui traitait avec désespoir, refusait d'y consentir. La paix avec Rome n'était pas faite, à cause d'un article exigé par le directoire; il voulait que le Saint-Siége révoquât tous les brefs rendus contre la France depuis le commencement de la révolution, ce qui blessait cruellement l'orgueil du vieux pontife. Il convoqua un concile de cardinaux, qui décidèrent que la révocation ne pouvait pas avoir lieu. Les négociations furent rompues. Elles recommencèrent à Florence; un congrès s'ouvrit. Les envoyés du pape ayant répété que les brefs rendus ne pouvaient pas être révoqués, les commissaires français ayant répondu de leur côté que la révocation était la condition sine quâ non, on se sépara après quelques minutes. L'espoir d'un secours du roi de Naples et de l'Angleterre soutenait le pontife dans ses refus. Il venait d'envoyer le cardinal Albani à Vienne, pour implorer le secours de l'Autriche, et se concerter avec elle dans sa résistance.
Tels étaient les rapports de la France avec l'Europe. Ses ennemis, de leur côté, étaient fort épuisés. L'Autriche se sentait rassurée, il est vrai, par la retraite de nos armées qui avaient passé jusqu'au Danube; mais elle était fort inquiète pour l'Italie, et faisait de nouveaux préparatifs pour la recouvrer. L'Angleterre était réduite à une situation fort triste: son établissement en Corse était précaire, et elle se voyait exposée à perdre bientôt cette île. On voulait lui fermer tous les ports d'Italie, et il suffisait d'une nouvelle victoire du général Bonaparte pour décider son entière expulsion de cette contrée. La guerre avec l'Espagne allait lui interdire la Méditerranée, et menacer le Portugal. Tout le littoral de l'Océan lui était fermé jusqu'au Texel. L'expédition que Hoche préparait en Bretagne l'effrayait pour l'Irlande; ses finances étaient en péril, sa banque était ébranlée, et le peuple voulait la paix; l'opposition était devenue plus forte par les élections nouvelles. C'étaient là des raisons assez pressantes de songer à la paix, et de profiter des derniers revers de la France pour la lui faire accepter. Mais la famille royale et l'aristocratie avaient une grande répugnance à traiter avec la France, parce que c'était à leurs yeux traiter avec la révolution. Pitt, beaucoup moins attaché aux principes aristocratiques, et uniquement préoccupé des intérêts de la puissance anglaise, aurait bien voulu la paix, mais à une condition, indispensable pour lui et inadmissible pour la république, la restitution des Pays-Bas à l'Autriche. Pitt, comme nous l'avons déjà remarqué, était tout Anglais par l'orgueil, l'ambition et les préjugés. Le plus grand crime de la révolution était moins à ses yeux l'enfantement d'une république colossale, que la réunion des Pays-Bas à la France.
Les Pays-Bas étaient en effet une acquisition importante pour notre patrie. Cette acquisition lui procurait d'abord la possession des provinces les plus fertiles et les plus riches du continent, et surtout des provinces manufacturières; elle lui donnait l'embouchure des fleuves les plus importans au commerce du Nord, l'Escaut, la Meuse et le Rhin; une augmentation considérable de côtes, et par conséquent de marine; des ports d'une haute importance, celui d'Anvers surtout; enfin un prolongement de notre frontière maritime, dans la partie la plus dangereuse pour la frontière anglaise, vis-à-vis les rivages sans défense d'Essex, de Suffolk, de Norfolk, d'Yorkshire. Outre cette acquisition positive, les Pays-Bas avaient pour nous un autre avantage: la Hollande tombait sous l'influence immédiate de la France, dès qu'elle n'en était plus séparée par des provinces autrichiennes. Alors la ligne française s'étendait, non pas seulement jusqu'à Anvers, mais jusqu'au Texel, et les rivages de l'Angleterre étaient enveloppés par une ceinture de rivages ennemis. Si à cela on ajoute un pacte de famille avec l'Espagne, alors puissante et bien organisée, on comprendra que Pitt eût des inquiétudes pour la puissance maritime de l'Angleterre. Il est de principe, en effet, pour tout Anglais bien nourri de ses idées nationales, que l'Angleterre doit dominer à Naples, à Lisbonne, à Amsterdam, pour avoir pied sur le continent, et pour rompre la longue ligne des côtes qui lui pourraient être opposées. Ce principe était aussi enraciné en 1796, que celui qui faisait considérer tout dommage causé à la France comme un bien fait à l'Angleterre. En conséquence, Pitt, pour procurer un moment de répit à ses finances, aurait bien consenti à une paix passagère, mais à condition que les Pays-Bas seraient restitués à l'Autriche. Il songea donc à ouvrir une négociation sur cette base. Il ne pouvait guère espérer que la France admît une pareille condition, car les Pays-Bas étaient l'acquisition principale de la révolution, et la constitution ne permettait même pas au directoire de traiter de leur aliénation. Mais Pitt connaissait peu le continent; il croyait sincèrement la France ruinée, et il était de bonne foi quand il venait, tous les ans, annoncer l'épuisement et la chute de notre république. Il pensait que si jamais la France avait été disposée à la paix, c'était dans le moment actuel, soit à cause de la chute des mandats, soit à cause de la retraite des armées d'Allemagne. Du reste, soit qu'il crût la condition admissible ou non, il avait une raison majeure d'ouvrir une négociation; c'était la nécessité de satisfaire l'opinion publique, qui demandait hautement la pais. Pour obtenir en effet la levée de soixante mille hommes de milice, et de quinze mille marins, il lui fallait prouver, par une démarche éclatante, qu'il avait fait son possible pour traiter. Il avait encore un autre motif non moins important; en prenant l'initiative, et en ouvrant à Paris une négociation solennelle, il avait l'avantage d'y ramener la discussion de tous les intérêts européens, et d'empêcher l'ouverture d'une négociation particulière avec l'Autriche. Cette dernière puissance en effet tenait beaucoup moins à recouvrer les Pays-Bas, que l'Angleterre ne tenait à les lui rendre. Les Pays-Bas étaient pour elle une province lointaine, qui était détachée du centre de son empire, exposée à de continuelles invasions de la France, et profondément imbue des idées révolutionnaires; une province que plusieurs fois elle avait songé à échanger contre d'autres possessions en Allemagne ou en Italie, et qu'elle n'avait gardée que parce que la Prusse s'était toujours opposée à son agrandissement en Allemagne, et qu'il ne s'était pas présenté de combinaisons qui permissent son agrandissement en Italie. Pitt pensait qu'une négociation solennelle, ouverte à Paris pour le compte de tous les alliés, empêcherait les combinaisons particulières, et préviendrait tout arrangement relatif aux Pays-Bas. Il voulait enfin avoir un agent en France, qui pût la juger de près, et avoir des renseignemens certains sur l'expédition qui se préparait à Brest. Telles étaient les raisons qui, même sans l'espoir d'obtenir la paix, décidaient Pitt à faire une démarche auprès du directoire. Il ne se borna pas, comme l'année précédente, à une communication insignifiante de Wickam à Barthélémy; il fit demander des passe-ports pour un envoyé revêtu des pouvoirs de la Grande-Bretagne. Cette éclatante démarche du plus implacable ennemi de notre république, avait quelque chose de glorieux pour elle. L'aristocratie anglaise était ainsi réduite à demander la paix à la république régicide. Les passe-ports furent aussitôt accordés. Pitt fit choix de lord Malmesbury, autrefois sir Harris, et fils de l'auteur d'Hermès. Ce personnage n'était pas connu pour ami des républiques; il avait contribué à l'oppression de la Hollande en 1787. Il arriva à Paris avec une nombreuse suite, le 2 brumaire (23 octobre 1796).
Le directoire se fit représenter par le ministre Delacroix. Les deux négociateurs se virent à l'hôtel des Affaires-Étrangères, le 3 brumaire an V (24 octobre 1796). Le ministre de France exhiba ses pouvoirs. Lord Malmesbury s'annonça comme envoyé de la Grande-Bretagne et de ses allies, afin de traiter de la paix générale. Il exhiba ensuite ses pouvoirs, qui n'étaient signés que par l'Angleterre. Le ministre français lui demanda alors s'il avait mission des alliés de la Grande-Bretagne, pour traiter en leur nom. Lord Malmesbury répondit qu'aussitôt la négociation ouverte, et le principe sur lequel elle pouvait être basée admis, le roi de la Grande-Bretagne était assuré d'obtenir le concours et les pouvoirs de ses alliés. Le lord remit ensuite à Delacroix une note de sa cour, dans laquelle il annonçait le principe sur lequel devait être basée la négociation. Ce principe était celui des compensations de conquêtes entre les puissances. L'Angleterre avait fait, disait cette note, des conquêtes dans les colonies: la France en avait fait sur le continent aux alliés de l'Angleterre; il y avait donc matière à restitutions de part et d'autre. Mais il fallait convenir d'abord du principe des compensations, avant de s'expliquer sur les objets qui seraient compensés. On voit que le cabinet anglais évitait de s'expliquer positivement sur la restitution des Pays-Bas, et énonçait un principe général pour ne pas faire rompre la négociation dès son ouverture. Le ministre Delacroix répondit qu'il allait en référer au directoire.
Le directoire ne pouvait pas abandonner les Pays-Bas; ce n'était pas dans ses pouvoirs, et l'aurait-il pu, il ne le devait pas. La France avait envers ces provinces des engagements d'honneur, et ne pouvait pas les exposer aux vengeances de l'Autriche en les lui restituant. D'ailleurs, elle avait droit à des indemnités pour la guerre inique qu'on lui faisait depuis si long-temps; elle avait droit à des compensations pour les agrandissemens de l'Autriche, la Prusse et la Russie en Pologne, par les suites d'un attentat; elle devait enfin tendre toujours à se donner sa limite naturelle, et, par toutes ces raisons, elle devait ne jamais se départir des Pays-Bas, et maintenir les dispositions de la constitution. Le directoire, bien résolu à remplir son devoir à cet égard, pouvait rompre sur-le-champ une négociation dont le but évident était de nous proposer l'abandon des Pays-Bas et de prévenir un arrangement avec l'Autriche; mais il aurait ainsi donné lieu de dire qu'il ne voulait pas la paix, il aurait rempli l'une des principales intentions de Pitt, et lui aurait fourni d'excellentes raisons pour demander au peuple anglais de nouveaux sacrifices. Il répondit le lendemain même. La France, dit-il, avait déjà traité isolément avec la plupart des puissances de la coalition, sans qu'elles invoquassent le concours de tous les alliés; rendre la négociation générale, c'était la rendre interminable, c'était donner lieu de croire que la négociation actuelle n'était pas plus sincère que l'ouverture faite l'année précédente par l'intermédiaire du ministre Wickam. Du reste, le ministre anglais n'avait pas de pouvoir des alliés, au nom desquels il parlait. Enfin, le principe des compensations était énoncé d'une manière trop générale et trop vague, pour qu'on pût l'admettre ou le rejeter. L'application de ce principe dépendait toujours de la nature des conquêtes, et de la force qui restait aux puissances belligérantes pour les conserver. Ainsi, ajoutait le directoire, le gouvernement français pourrait se dispenser de répondre; mais pour prouver son désir de la paix, il déclare qu'il sera prêt à écouter toutes les propositions, dès que le lord Malmesbury sera muni des pouvoirs de toutes les puissances, au nom desquelles il prétend traiter.
Le directoire qui, dans cette négociation, n'avait rien à cacher, et qui pouvait agir avec la plus grande franchise, résolut de rendre la négociation publique, et de faire imprimer dans les journaux les notes du ministre anglais et les réponses du ministre français. Il fit imprimer en effet sur-le-champ le mémoire de lord Malmesbury, et la réponse qu'il y avait faite. Cette manière d'agir était de nature à déconcerter un peu la politique tortueuse du cabinet anglais; mais elle ne dérogeait nullement aux convenances, en dérogeant aux usages. Lord Malmesbury répondit qu'il allait en référer à son gouvernement. C'était un singulier plénipotentiaire que celui qui n'avait que des pouvoirs aussi insuffisans, et qui, à chaque difficulté, était obligé d'en référer à sa cour. Le directoire aurait pu voir là un leurre, et l'intention de traîner en longueur pour se donner l'air de négocier; il aurait pu surtout ne pas voir avec plaisir le séjour d'un étranger dont les intrigues pouvaient être dangereuses, et qui venait pour découvrir le secret de nos armemens; il ne manifesta néanmoins aucun mécontentement; il permit à lord Malmesbury d'attendre les réponses de sa cour, et, en attendant, d'observer Paris, les partis, leur force et celle du gouvernement. Le directoire n'avait du reste qu'à y gagner.
Pendant ce temps notre situation devenait périlleuse en Italie, malgré les récens triomphes de Roveredo, de Bassano et de Saint-George. L'Autriche redoublait d'efforts pour recouvrer la Lombardie. Grâces aux garanties données par Catherine à l'empereur pour la conservation des Gallicies, les troupes qui étaient en Pologne avaient été transportées vers les Alpes. Grâces encore à l'espérance de conserver la paix avec la Porte, les frontières de la Turquie avaient été dégarnies, et toutes les réserves de la monarchie autrichienne dirigées vers l'Italie. Une population nombreuse et dévouée fournissait en outre de puissans moyens de recrutement. L'administration autrichienne déployait un zèle et une activité extraordinaires pour enrôler de nouveaux soldats, les encadrer dans les vieilles troupes, les armer et les équiper. Une belle armée se préparait ainsi dans le Frioul, avec les débris de Wurmser, avec les troupes venues de Pologne et de Turquie, avec les détachemens du Rhin, et les recrues. Le maréchal Alvinzy était chargé d'en prendre le commandement. On espérait que cette troisième armée serait plus heureuse que les deux précédentes, et qu'elle finirait par arracher l'Italie à son jeune conquérant.
Dans cet intervalle, Bonaparte ne cessait de demander des secours, et de conseiller des négociations avec les puissances italiennes qui étaient sur ses derrières. Il pressait le directoire de traiter avec Naples, de renouer les négociations avec Rome, de conclure avec Gênes, et de négocier une alliance offensive et défensive avec le roi de Piémont, pour lui procurer des secours en Italie, si on ne pouvait pas lui en envoyer de France. Il voulait qu'on lui permît de proclamer l'indépendance de la Lombardie, et celle des états du duc de Modène, pour se faire des partisans et des auxiliaires fortement attachés à sa cause. Ses vues étaient justes, et la détresse de son armée légitimait ses vives instances. La rupture des négociations avec le pape avait fait rétrograder une seconde fois la contribution imposée par l'armistice de Bologne. Il n'y avait eu qu'un paiement d'exécuté. Les contributions frappées sur Parme, Modène, Milan, étaient épuisées, soit par les dépenses de l'armée, soit par les envois faits au gouvernement. Venise fournissait bien des vivres; mais le prêt était arriéré. Les valeurs à prendre sur le commerce étranger à Livourne étaient encore en contestation. Au milieu des plus riches pays de la terre, l'armée commençait à éprouver des privations. Mais son plus grand malheur était le vide de ses rangs, éclaircis par le canon autrichien. Ce n'était pas sans de grandes pertes qu'elle avait détruit tant d'ennemis. On l'avait renforcée de neuf à dix mille hommes depuis l'ouverture de la campagne, ce qui avait porté à cinquante mille à peu près le nombre des Français entrés en Italie; mais elle en avait tout au plus trente et quelques mille dans le moment; le feu et les maladies l'avaient réduite à ce petit nombre. Une douzaine de bataillons de la Vendée venaient d'arriver, mais singulièrement diminués par les désertions; les autres détachemens promis n'arrivaient pas. Le général Willot, qui commandait dans le Midi, et qui était chargé de diriger sur les Alpes plusieurs régimens, les retenait pour apaiser les troubles que sa maladresse et son mauvais esprit provoquaient dans les provinces de son commandement. Kellermann ne pouvait guère dégarnir sa ligne, car il devait toujours être prêt à contenir Lyon et les environs, où les compagnies de Jésus commettaient des assassinats. Bonaparte demandait la quatre-vingt-troisième et la quarantième brigade, formant à peu près six mille hommes de bonnes troupes, et répondait de tout si elles arrivaient à temps.
Il se plaignait qu'on ne l'eût pas chargé de négocier avec Rome, parce qu'il aurait attendu, pour signifier l'ultimatum, le paiement de la contribution. «Tant que votre général, disait-il, ne sera pas le centre de tout en Italie, tout ira mal. Il serait facile de m'accuser d'ambition; mais je n'ai que trop d'honneur; je suis malade, je puis à peine me tenir à cheval, il ne me reste que du courage, ce qui est insuffisant pour le poste que j'occupe. On nous compte, ajoutait-il; le prestige de nos forces disparaît. Des troupes, ou l'Italie est perdue!»
Le directoire, sentant la nécessité de priver Rome de l'appui de Naples, et d'assurer les derrières de Bonaparte, conclut enfin son traité avec la cour des Deux-Siciles. Il se désista de toute demande particulière, et de son côté, cette cour, que nos dernières victoires sur la Brenta avaient intimidée, qui voyait l'Espagne faire cause commune avec la France, et qui craignait de voir les Anglais chassés de la Méditerranée, accéda au traité. La paix fut signée le 19 vendémiaire (10 octobre). Il fut convenu que le roi de Naples retirerait toute espèce de secours aux ennemis de la France, et qu'il fermerait ses ports aux vaisseaux armés des puissances belligérantes. Le directoire conclut ensuite son traité avec Gênes. Une circonstance particulière en hâta la conclusion: Nelson enleva un vaisseau français à la vue des batteries génoises; cette violation de la neutralité compromit singulièrement la république de Gênes; le parti français qui était chez elle se montra plus hardi, le parti de la coalition plus timide; il fut arrêté qu'on s'allierait à la France. Les ports de Gênes furent fermés aux Anglais. Deux millions nous furent payés en indemnité pour la frégate la Modeste, et deux autres millions fournis en prêt. Les familles feudataires ne furent pas exilées, mais tous les partisans de la France expulsés du territoire et du sénat furent rappelés et réintégrés. Le Piémont fut de nouveau sollicité de conclure une alliance offensive et défensive. Le roi actuel venait de mourir; son jeune successeur Charles-Emmanuel montrait d'assez bonnes dispositions pour la France, mais il ne se contentait pas des avantages qu'elle lui offrait pour prix de son alliance. Le directoire lui offrait de garantir ses états, que rien ne lui garantissait dans cette conflagration générale, et au milieu de toutes les républiques qui se préparaient. Mais le nouveau roi, comme le précédent, voulait qu'on lui donnât la Lombardie, ce que le directoire ne pouvait pas promettre, ayant à se ménager des équivalens pour traiter avec l'Autriche. Le directoire permit ensuite à Bonaparte de renouer les négociations avec Rome, et lui donna ses pleins pouvoirs à cet égard.
Rome avait envoyé le cardinal Albani à Vienne; elle avait compté sur Naples, et dans son emportement elle avait offensé la légation espagnole. Naples lui manquant, l'Espagne lui manifestant son mécontentement, elle était dans l'alarme, et le moment était convenable pour renouer avec elle. Bonaparte voulait d'abord son argent; ensuite, quoiqu'il ne craignît pas sa puissance temporelle, il redoutait son influence morale sur les peuples. Les deux partis italiens, enfantés par la révolution française, et développés par la présence de nos armées, s'exaspéraient chaque jour davantage. Si Milan, Modène, Reggio, Bologne, Ferrare, étaient le siége du parti patriote, Rome était celui du parti monacal et aristocrate. Elle pouvait exciter les fureurs fanatiques, et nous nuire beaucoup, dans un moment surtout où la question n'était pas résolue avec les armées autrichiennes. Bonaparte pensa qu'il fallait temporiser encore. Esprit libre et indépendant, il méprisait tous les fanatismes qui restreignent l'intelligence humaine; mais, homme d'exécution, il redoutait les puissances qui échappent à la force, et il aimait mieux éluder que de lutter avec elles. D'ailleurs, quoique élevé en France, il était né au milieu de la superstition italienne; il ne partageait pas ce dégoût de la religion catholique, si profond et si commun chez nous à la suite du dix-huitième siècle; et il n'avait pas, pour traiter avec le Saint-Siége, la même répugnance qu'on avait à Paris. Il songea donc à gagner du temps, pour s'éviter une marche rétrograde sur la péninsule, pour s'épargner des prédications fanatiques, et, s'il était possible, pour regagner les 16 millions ramenés à Rome. Il chargea le ministre Cacault de désavouer les exigences du directoire en matière de foi, et de n'insister que sur les conditions purement matérielles. Il choisit le cardinal Mattei, qu'il avait enfermé dans un couvent, pour l'envoyer à Rome; il le délivra, et le chargea d'aller parler au pape. «La cour de Rome, lui écrivit-il, veut la guerre, elle l'aura; mais avant, je dois à ma nation et à l'humanité de faire un dernier effort pour ramener le pape à la raison. Vous connaissez, monsieur le cardinal, les forces de l'armée que je commande: pour détruire la puissance temporelle du pape, il ne me faudrait que le vouloir. Allez à Rome, voyez le Saint-Père, éclairez-le sur ses vrais intérêts; arrachez-le aux intrigans qui l'environnent, qui veulent sa perte et celle de la cour de Rome. Le gouvernement français permet que j'écoute encore des paroles de paix. Tout peut s'arranger. La guerre, si cruelle pour les peuples, a des résultats terribles pour les vaincus. Évitez de grands malheurs au pape. Vous savez combien je désire finir par la paix une lutte que la guerre terminerait pour moi sans gloire comme sans péril.»
Pendait qu'il employait ces moyens pour tromper, disait-il, le vieux renard, et se garantir des fureurs du fanatisme, il songeait à exciter l'esprit de liberté dans la Haute-Italie, afin d'opposer le patriotisme à la superstition. Toute la Haute-Italie était fort exaltée: le Milanais, arraché à l'Autriche, les provinces de Modène et de Reggio, impatientes du joug que faisait peser sur elles leur vieux duc absent, les légations de Bologne et Ferrare, soustraites au pape, demandaient à grands cris leur indépendance, et leur organisation en républiques. Bonaparte ne pouvait pas déclarer l'indépendance de la Lombardie, car la victoire n'avait pas encore assez positivement décidé de son sort; mais il lui donnait toujours des espérances et des encouragemens. Quant aux provinces de Modène et de Reggio, elles touchaient immédiatement les derrières de son armée, et confinaient avec Mantoue. Il avait à se plaindre de la régence, qui avait fait passer des vivres à la garnison; il avait recommandé au directoire de ne pas donner la paix au duc de Modène, et de s'en tenir à l'armistice, afin de pouvoir le punir au besoin. Les circonstances devenant chaque jour plus difficiles; il se décida, sans en prévenir le directoire, à un coup de vigueur. Il était constant que la régence venait récemment encore de se mettre en faute, et de manquer à l'armistice en fournissant des vivres à Wurmser, et en donnant asile à un de ses détachemens: sur-le-champ il déclara l'armistice violé, et en vertu du droit de conquête, il chassa la régence, déclara le duc de Modène déchu, et les provinces de Reggio et de Modène libres. L'enthousiasme des Reggiens et des Modénois fut extraordinaire. Bonaparte organisa un gouvernement municipal pour administrer provisoirement le pays, en attendant qu'il fût constitué. Bologne et Ferrare s'étaient déjà constituées en république, et commençaient à lever des troupes. Bonaparte voulait réunir ces deux légations aux états du duc de Modène, pour en faire une seule république, qui, située tout entière en-deçà du Pô, s'appellerait République cispadane. Il pensait que si, à la paix, on était obligé de rendre la Lombardie à l'Autriche, on pourrait éviter de rendre, au duc de Modène et au pape, le Modénois et les légations, qu'on pourrait ériger ainsi une république, fille et amie de la république française, qui serait au-delà des Alpes le foyer des principes français, l'asile des patriotes compromis, et d'où la liberté pourrait s'étendre un jour sur toute l'Italie. Il ne croyait pas que l'affranchissement de l'Italie pût se faire d'un seul coup; il croyait le gouvernement français trop épuisé pour l'opérer maintenant, et il pensait qu'il fallait au moins déposer les germes de la liberté dans cette première campagne. Pour cela il fallait réunir Bologne et Ferrare à Modène et Reggio. L'esprit de localité s'y opposait, mais il espérait vaincre cette opposition par son influence toute puissante. Il se rendit dans ces villes, y fut reçu avec enthousiasme, et les décida à envoyer à Modène cent députés de toutes les parties de leur territoire, pour y former une assemblée nationale, qui serait chargée de constituer la république cispadane. Cette réunion eut lieu le 25 vendémiaire (16 octobre) à Modène. Elle se composait d'avocats, de propriétaires, de commerçans. Contenue par la présence de Bonaparte, dirigée par ses conseils, elle montra la plus grande sagesse. Elle vota la réunion en une seule république des deux légations et du duché de Modène; elle abolit la féodalité, et décréta l'égalité civile; elle nomma un commissaire chargé d'organiser une légion de quatre mille hommes, et arrêta la formation d'une seconde assemblée, qui devait se réunir le 5 nivôse (25 décembre), pour délibérer une constitution. Les Reggiens montrèrent le plus grand dévouement. Un détachement autrichien étant sorti de Mantoue, ils coururent aux armes, l'entourèrent, le firent prisonnier, et l'amenèrent à Bonaparte. Deux Reggiens furent tués dans l'action, et furent les premiers martyrs de l'indépendance italienne.
La Lombardie était jalouse et alarmée des faveurs accordées à la Cispadane, et crut y voir pour elle un sinistre présage. Elle se dit que puisque les Français constituaient les légations et le duché sans la constituer elle-même, ils avaient le projet de la rendre à l'Autriche. Bonaparte rassura de nouveau les Lombards, leur fit sentir les difficultés de sa position, et leur répéta qu'il fallait gagner l'indépendance en le secondant dans cette terrible lutte. Ils décidèrent de porter à douze mille hommes les deux légions italienne et polonaise, dont ils avaient déjà commencé l'organisation.
Bonaparte s'était ménagé ainsi autour de lui des gouvernemens amis, qui allaient faire tous leurs efforts pour l'appuyer. Leurs troupes sans doute ne pouvaient pas grand'chose; mais elles étaient capables de faire la police du pays conquis, et de cette manière elles rendaient disponibles les détachemens qu'il y employait. Elles pouvaient, appuyées de quelques centaines de Français, résister à une première tentative du pape, s'il avait la folie d'en faire une. Bonaparte s'efforça en même temps de rassurer le duc de Parme, dont les états confinaient à la nouvelle république; son amitié pouvait être utile, et sa parenté avec l'Espagne commandait des ménagemens. Il lui laissa entrevoir la possibilité de gagner quelques villes, au milieu de ces démembremens de territoires. Il usait ainsi de toutes les ressources de la politique, pour suppléer aux forces que son gouvernement ne pouvait pas lui fournir; et, en cela, il faisait son devoir envers la France et l'Italie, et le faisait avec toute l'habileté d'un vieux diplomate.
La Corse venait d'être affranchie par ses soins. Il avait réuni les principaux réfugiés à Livourne, leur avait donné des armes et des officiers, et les avait jetés hardiment dans l'île pour seconder la rébellion des habitans contre les Anglais. L'expédition réussit; sa patrie était délivrée du joug anglais, et la Méditerranée allait bientôt l'être. On pouvait espérer qu'à l'avenir les escadres espagnoles, réunies aux escadres françaises, fermeraient le détroit de Gibraltar aux flottes de l'Angleterre, et domineraient dans toute la Méditerranée.
Il avait donc employé le temps écoulé depuis les événemens de la Brenta à améliorer sa position en Italie; mais s'il avait un peu moins à craindre les princes de cette contrée, le danger du côté de l'Autriche ne faisait que s'accroître, et ses forces pour y parer étaient toujours aussi insuffisantes. La quatre-vingt-troisième demi-brigade et la quarantième étaient toujours retenues dans le Midi. Il avait douze mille hommes dans le Tyrol sous Vaubois, rangés en avant de Trente sur le bord du Lavis; seize ou dix-sept mille à peu près sous Masséna et Augereau, sur la Brenta et l'Adige; huit ou neuf mille enfin devant Mantoue; ce qui portait son armée à trente-six ou trente-huit mille hommes environ. Davidovich, qui était resté dans le Tyrol après le désastre de Wurmser, avec quelques mille hommes, en avait maintenant dix-huit mille. Alvinzy s'avançait du Frioul sur la Piave avec environ quarante mille. Bonaparte était donc fort compromis; car, pour résister à soixante mille hommes, il n'en avait que trente-six mille, fatigués par une triple campagne, et diminués tous les jours par les fièvres qu'ils gagnaient dans les rizières de la Lombardie. Il l'écrivait avec chagrin au directoire, et lui disait qu'il allait perdre l'Italie.
Le directoire, voyant le péril de Bonaparte, et ne pouvant pas arriver assez tôt à son secours, songea à suspendre sur-le-champ les hostilités par le moyen d'une négociation. Malmesbury était à Paris, comme on vient de le voir. Il attendait la réponse de son gouvernement aux communications du directoire, qui avait exigé qu'il eût des pouvoirs de toutes les puissances, et qu'il s'exprimât plus clairement sur le principe des compensations de conquêtes. Le ministère anglais, après dix-neuf jours, venait enfin de répondre le 24 brumaire (14 novembre) que les prétentions de la France étaient inusitées, qu'il était permis à un allié de demander à traiter au nom de ses alliés, avant d'avoir leur autorisation en forme; que l'Angleterre était assurée de l'obtenir, mais qu'auparavant il fallait que la France s'expliquât nettement sur le principe des compensations, principe qui était la seule base sur laquelle la négociation pût s'ouvrir. Le cabinet anglais ajoutait que la réponse du directoire était pleine d'insinuations peu décentes sur les intentions de sa majesté britannique, qu'il était au-dessous d'elle d'y répondre, et qu'elle voulait ne pas s'y arrêter, pour ne pas entraver la négociation. Lejour même, le directoire, qui voulait être prompt et catégorique, répondit à lord Malmesbury qu'il admettait le principe des compensations, mais qu'il eût à désigner sur-le-champ les objets sur lesquels porterait ce principe.
Le directoire pouvait faire cette réponse sans se trop engager, puisqu'en refusant de céder la Belgique et le Luxembourg, il avait à sa disposition la Lombardie et plusieurs autres petits territoires. Du reste, cette négociation était évidemment illusoire; le directoire ne pouvait rien en attendre, et il résolut de déjouer les finesses de l'Angleterre, en envoyant directement un négociateur à Vienne, chargé de conclure un arrangement particulier avec l'empereur. La première proposition que le négociateur devait faire était celle d'un armistice en Allemagne et en Italie, qui durerait six mois au moins. Le Rhin et l'Adige sépareraient les armées des deux puissances. Les siéges de Kelh et de Mantoue seraient suspendus. On ferait entrer chaque jour dans Mantoue les vivres nécessaires pour remplacer la consommation journalière, de manière à replacer les deux partis dans leur état actuel à la fin de l'armistice. La France gagnait ainsi la conservation de Kehl, et l'Autriche celle de Mantoue. Une négociation devait s'ouvrir immédiatement pour traiter de la paix. Les conditions offertes par la France étaient les suivantes: l'Autriche cédait la Belgique et le Luxembourg à la France; la France restituait la Lombardie à l'Autriche, et le Palatinat à l'Empire; elle renonçait ainsi, sur ce dernier point, à la ligne du Rhin; elle consentait en outre, pour dédommager l'Autriche de la perte des Pays-Bas, à la sécularisation de plusieurs évêchés de l'Empire. L'empereur ne devait nullement se mêler des affaires de la France avec le pape, et devait prêter son entremise en Allemagne pour procurer des indemnités au stathouder. C'était une condition indispensable pour assurer le repos de la Hollande, et pour satisfaire le roi de Prusse, dont la soeur était épouse du stathouder. Ces conditions étaient fort modérées, et prouvaient le désir qu'avait le directoire de faire cesser les horreurs de la guerre, et ses inquiétudes pour l'armée d'Italie.
Le directoire choisit pour porter ces propositions le général Clarke, qui était employé dans les bureaux de la guerre auprès de Carnot. Ses instructions furent signées le 26 brumaire (16 novembre). Mais il fallait du temps pour qu'il se mît en route, qu'il arrivât, qu'il fût reçu et écouté; et, pendant ce temps, les événemens se succédaient en Italie avec une singulière rapidité.
Le 11 brumaire (1er novembre) le maréchal Alvinzy ayant jeté des ponts sur la Piave, s'était avancé sur la Brenta. Le plan des Autrichiens, cette fois, était d'attaquer à la fois par les montagnes du Tyrol et par la plaine. Davidovich devait chasser Vaubois de ses positions, et descendre le long des deux rives de l'Adige jusqu'à Vérone. Alvinzy, de son côté, devait passer la Piave et la Brenta, s'avancer sur l'Adige, entrer à Vérone avec le gros de l'armée, et s'y réunir à Davidovich. Les deux armées autrichiennes devaient partir de ce point, pour marcher de concert au déblocus de Mantoue et à la délivrance de Wurmser.
Alvinzy, après avoir passé la Piave, s'avança sur la Brenta, où Masséna était posté avec sa division; celui-ci ayant reconnu la force de l'ennemi, se replia. Bonaparte marcha à son appui avec la division Augereau. Il prescrivit en même temps à Vaubois de contenir Davidovich dans la vallée du Haut-Adige, et de lui enlever, s'il le pouvait, sa position du Lavis. Il marcha lui-même sur Alvinzy, résolu, malgré la disproportion des forces, de l'attaquer impétueusement, et de le rompre dès l'ouverture même de cette nouvelle campagne. Il arriva le 16 brumaire au matin (6 novembre) à la vue de l'ennemi. Les Autrichiens avaient pris position en avant de la Brenta, depuis Carmignano jusqu'à Bassano; leurs réserves étaient restées en arrière, au-delà de la Brenta. Bonaparte porta sur eux toutes ses forces. Masséna attaqua Liptai et Provera devant Carmignano; Augereau attaqua Quasdanovich devant Bassano. L'affaire fut chaude et sanglante; les troupes déployèrent une grande bravoure. Liptai et Provera furent rejetés au-delà de la Brenta par Masséna; Quasdanovich fut repoussé sur Bassano par Augereau. Bonaparte aurait voulu entrer le jour même dans Bassano, mais l'arrivée des réserves autrichiennes l'en empêcha. Il fallut remettre l'attaque au lendemain. Malheureusement il apprit dans la nuit que Vaubois venait d'essuyer un revers sur le Haut-Adige. Ce général avait bravement attaqué les positions de Davidovich, et avait obtenu un commencement de succès; mais une terreur panique s'était emparée de ses troupes malgré leur bravoure éprouvée, et elles avaient fui en désordre. Il les avait enfin ralliées dans ce fameux défilé de Calliano, où l'armée avait déployé tant d'audace dans l'invasion du Tyrol; il espérait s'y maintenir, lorsque Davidovich, dirigeant un corps sur l'autre rive de l'Adige, avait débordé Calliano, et tourné la position. Vaubois annonçait qu'il se retirait pour n'être pas coupé, et exprimait la crainte que Davidovich ne l'eût devancé aux importantes positions de la Corona et de Rivoli, qui couvrent la route du Tyrol, entre l'Adige et le lac de Garda.
Bonaparte sentit dès lors le danger de s'engager davantage contre Alvinzy, lorsque Vaubois, qui était avec sa gauche dans le Tyrol, pouvait perdre la Corona, Rivoli, et même Vérone, et être rejeté dans la plaine. Bonaparte eût alors été coupé de son aile principale, et placé avec quinze ou seize mille hommes entre Davidovich et Alvinzy. En conséquence il résolut de se replier sur-le-champ. Il ordonna à un officier de confiance de voler à Vérone, d'y réunir tout ce qu'il pourrait trouver de troupes, de les porter à Rivoli et à la Corona, afin d'y prévenir Davidovich et de donner à Vaubois le temps de s'y retirer.
Le lendemain 17 brumaire (7 novembre), il rebroussa chemin, et traversa la ville de Vicence, qui fut étonnée de voir l'armée française se retirer après le succès de la veille. Il se rendit à Vérone, où il laissa toute son armée. Il remonta seul à Rivoli et à la Corona, où très heureusement il trouva les troupes de Vaubois ralliées, et en mesure de tenir tête à une nouvelle attaque de Davidovich. Il voulut donner une leçon aux trente-neuvième et quatre-vingt-cinquième demi-brigades, qui avaient cédé à une terreur panique. Il fit assembler toute la division, et, s'adressant à ces deux demi-brigades, il leur reprocha leur indiscipline et leur fuite. Il dit ensuite au chef d'état-major: «Faites écrire sur les drapeaux que la trente-neuvième et la quatre-vingt-cinquième ne font plus partie de l'armée d'Italie.» Ces expressions causèrent aux soldats de ces deux demi-brigades le plus violent chagrin; ils entourèrent Bonaparte, lui dirent qu'ils s'étaient battus un contre trois, et lui demandèrent à être envoyés à son avant-garde, pour faire voir s'ils n'étaient plus de l'armée d'Italie. Bonaparte les dédommagea de sa sévérité par quelques paroles bienveillantes, qui les transportèrent, et les laissa disposés à venger leur honneur par une bravoure désespérée.
Il ne restait plus à Vaubois que huit mille hommes, sur les douze mille qu'il avait avant cette échauffourée. Bonaparte les distribua le mieux qu'il put dans les positions de la Corona et de Rivoli, et, après s'être assuré que Vaubois pourrait tenir là quelques jours, et couvrir notre gauche et nos derrières, il retourna à Vérone pour opérer contre Alvinzy. La chaussée qui conduit de la Brenta à Vérone, en suivant le pied des montagnes, passe par Vicence, Montebello, Villa-Nova et Caldiero. Alvinzy, étonné de voir Bonaparte se replier le lendemain d'un succès, l'avait suivi de loin en loin, se doutant que les progrès de Davidovich avaient pu seuls le ramener en arrière. Il espérait que son plan de jonction à Vérone allait se réaliser. Il s'arrêta à trois lieues à peu près de Vérone, sur les hauteurs de Caldiero, qui en dominent la route. Ces hauteurs présentaient une excellente position pour tenir tête à l'armée qui sortait de Vérone. Alvinzy s'y établit, y plaça des batteries, et n'oublia rien pour s'y rendre inexpugnable. Bonaparte en fit la reconnaissance, et résolut de les attaquer sur-le-champ; car la situation de Vaubois à Rivoli était très précaire, et ne lui laissait pas beaucoup de temps pour agir sur Alvinzy. Il marcha contre lui le 21 au soir (11 novembre), repoussa son avant-garde, et bivouaqua avec les divisions Masséna et Augereau au pied de Caldiero. A la pointe du jour, il s'aperçut qu'Alvinzy, fortement retranché, acceptait la bataille. La position était abordable d'un côté, celui qui appuyait aux montagnes, et qui n'avait pas été assez soigneusement défendu par Alvinzy. Bonaparte y dirigea Masséna, et chargea Augereau d'attaquer le reste de la ligne. L'action fut vive. Mais la pluie tombait par torrens, ce qui donnait un grand avantage à l'ennemi, dont l'artillerie était placée d'avance sur de bonnes positions, tandis que la nôtre, obligée de se mouvoir dans des chemins devenus impraticables, ne pouvait pas être portée sur les points convenables, et manquait tout son effet. Néanmoins Masséna parvint à gravir la hauteur négligée par Alvinzy. Mais tout à coup la pluie se changea en une grelasse froide, qu'un vent violent portait dans le visage de nos soldats. Au même instant, Alvinzy fit marcher sa réserve sur la position que Masséna lui avait enlevée, et reprit tous ses avantages. Bonaparte voulut en vain renouveler ses efforts, il ne put réussir. Les deux armées passèrent la nuit en présence. La pluie ne cessa pas de tomber, et de mettre nos soldats dans l'état le plus pénible. Le lendemain 23 brumaire (13 novembre), Bonaparte rentra dans Vérone.
La situation de l'armée devenait désespérante. Après avoir inutilement poussé l'ennemi au-delà de la Brenta, et sacrifié sans fruit une foule de braves; après avoir perdu à la gauche le Tyrol et quatre mille hommes, après avoir livré une bataille malheureuse à Caldiero, pour éloigner Alvinzy de Vérone, et s'être encore affaibli sans succès, toute ressource semblait perdue. La gauche, qui n'était plus que de huit mille hommes, pouvait à chaque instant être culbutée de la Corona et de Rivoli, et alors Bonaparte se trouvait enveloppé à Vérone. Les deux divisions Masséna et Augereau, qui formaient l'armée active opposée à Alvinzy, étaient réduites, par deux batailles, à quatorze ou quinze mille hommes. Que pouvaient quatorze ou quinze mille soldats contre près de quarante mille? L'artillerie, qui nous avait toujours servi à contre-balancer la supériorité de l'ennemi, ne pouvait plus se mouvoir au milieu des boues; il n'y avait donc aucun espoir de lutter avec quelque chance de succès. L'armée était dans la consternation. Ces braves soldats, éprouvés par tant de fatigues et de dangers, commençaient à murmurer. Comme tous les soldats intelligens, ils étaient sujets à de l'humeur, parce qu'ils étaient capables de juger. «Après avoir détruit, disaient-ils, deux armées dirigées contre nous, il nous a fallu détruire encore celles qui étaient opposées aux troupes du Rhin. A Beaulieu a succédé Wurmser; à Wurmser succède Alvinzy: la lutte se renouvelle chaque jour. Nous ne pouvons pas faire la tâche de tous. Ce n'est pas à nous à combattre Alvinzy, ce n'était pas à nous à combattre Wurmser. Si chacun avait fait sa tâche comme nous, la guerre serait finie. Encore, ajoutaient-ils, si on nous donnait des secours proportionnés à nos périls! mais on nous abandonne au fond de l'Italie, on nous laisse seuls aux prises avec deux armées innombrables. Et quand, après avoir versé notre sang dans des milliers de combats, nous serons ramenés sur les Alpes, nous reviendrons sans honneur et sans gloire, comme des fugitifs qui n'auraient pas fait leur devoir.» C'étaient là les discours des soldats dans leurs bivouacs. Bonaparte, qui partageait leur humeur et leur mécontentement, écrivait au directoire le même jour 24 brumaire (14 novembre): «Tous nos officiers supérieurs, tous nos généraux d'élite sont hors de combat; l'armée d'Italie, réduite à une poignée de monde, est épuisée. Les héros de Millesimo, de Lodi, de Castiglione, de Bassano, sont morts pour leur patrie, ou sont à l'hôpital: il ne reste plus aux corps que leur réputation et leur orgueil. Joubert, Lannes, Lamare, Victor, Murat, Charlot, Dupuis, Rampon, Pigeon, Ménard, Chabrand, sont blessés. Nous sommes abandonnés au fond de l'Italie: ce qui me reste de braves voit la mort infaillible, au milieu de chances si continuelles, et avec des forces si inférieures. Peut-être l'heure du brave Augereau, de l'intrépide Masséna, est près de sonner… Alors! alors que deviendront ces braves gens? Cette idée me rend réservé, je n'ose plus affronter la mort, qui serait un sujet de découragement pour qui est l'objet de mes sollicitudes. Si j'avais reçu la quatre-vingt-troisième, forte de trois mille cinq cents hommes connus à l'armée, j'aurais répondu de tout! Peut-être sous peu de jours, ne sera-ce pas assez de quarante mille hommes!—Aujourd'hui, ajoutait Bonaparte, repos aux troupes; demain, selon les mouvemens de l'ennemi, nous agirons.»
Cependant, tandis qu'il adressait ces plaintes amères au gouvernement, il affectait la plus grande sécurité aux yeux de ses soldats; il leur faisait répéter, par ses officiers, qu'il fallait faire un effort, et que cet effort serait le dernier; qu'Alvinzy détruit, les moyens de l'Autriche seraient épuisés pour jamais, l'Italie conquise, la paix assurée, et la gloire de l'armée immortelle. Sa présence, ses paroles relevaient les courages. Les malades, dévorés par la fièvre, en apprenant que l'armée était en péril, sortaient en foule des hôpitaux, et accouraient prendre leur place dans les rangs. La plus vive et la plus profonde émotion était dans tous les coeurs. Les Autrichiens s'étaient approchés le jour même de Vérone, et montraient les échelles qu'ils avaient préparées pour escalader les murs. Les Véronais laissaient éclater leur joie en croyant voir, sous quelques heures, Alvinzy réuni dans leur ville à Davidovich, et les Français détruits. Quelques-uns d'entre eux, compromis pour leur attachement à notre cause, se promenaient tristement en comptant le petit nombre de nos braves.
L'armée attendait avec anxiété les ordres du général, et espérait à chaque instant qu'il commanderait un mouvement. Cependant la journée du 24 s'était écoulée, et, contre l'usage, l'ordre du jour n'avait rien annoncé. Mais Bonaparte n'avait point perdu de temps; et, après avoir médité sur le champ de bataille, il venait de prendre une de ces résolutions que le désespoir inspire au génie. Vers la nuit, l'ordre est donné à toute l'armée de prendre les armes; le plus grand silence est recommandé; on se met en marche; mais au lieu de se porter en avant, on rétrograde, on repasse l'Adige sur les ponts de Vérone, et on sort de la ville par la porte qui conduit à Milan. L'armée croit qu'on bat en retraite, et qu'on renonce à garder l'Italie: la tristesse règne dans les rangs. Cependant à quelque distance de Vérone, on fait un à-gauche; au lieu de continuer à s'éloigner de l'Adige, on se met à le longer, et à descendre son cours. On le suit pendant quatre lieues. Enfin, après quelques heures de marche, on arrive à Ronco, où un pont de bateaux avait été jeté par les soins du général; on repasse le fleuve; et, à la pointe du jour, on se trouve de nouveau au-delà de l'Adige, qu'on croyait avoir abandonné pour toujours. Le plan du général était extraordinaire; il allait étonner les deux armées. L'Adige, en sortant de Vérone, cesse un instant de couler perpendiculairement des montagnes à la mer, et il oblique vers le levant: dans ce mouvement oblique, il se rapproche de la route de Vérone à la Brenta, sur laquelle était campé Alvinzy. Bonaparte, arrivé à Ronco, se trouvait donc ramené sur les flancs et presque sur les derrières des Autrichiens. Au moyen de ce pont, il se trouvait placé au milieu des vastes marais. Ces marais étaient traversés par deux chaussées, dont l'une à gauche, remontant l'Adige par Porcil et Gombione, allait rejoindre Vérone; dont l'autre, à droite, passait sur une petite rivière, qu'on appelle l'Alpon, au village d'Arcole, et allait rejoindre la route de Vérone vers Villa-Nova sur les derrières de Caldiero.
Bonaparte tenait donc à Ronco deux chaussées, qui toutes deux allaient rejoindre la grande route occupée par les Autrichiens, l'une entre Caldiero et Vérone, l'autre entre Caldiero et Villa-Nova. Voici quel avait été son calcul: au milieu de ces marais, l'avantage du nombre était tout à fait annulé; on ne pouvait se déployer que sur les chaussées, et sur les chaussées le courage des têtes de colonnes devait décider de tout. Par la chaussée de gauche qui allait rejoindre la route entre Vérone et Caldiero, il pouvait tomber sur les Autrichiens, s'ils tentaient d'escalader Vérone. Par celle de droite, qui passe l'Alpon au pont d'Arcole, et aboutit à Villa-Nova, il débouchait sur les derrières d'Alvinzy, il pouvait enlever ses parcs et ses bagages, et intercepter sa retraite. Il était donc inattaquable à Ronco, et il étendait ses deux bras autour de l'ennemi. Il avait fait fermer les portes de Vérone, et y avait laissé Kilmaine avec quinze cents hommes, pour résister à un premier assaut. Cette combinaison si audacieuse et si profonde frappa l'armée, qui sur-le-champ en devina l'intention, et en fut remplie d'espérance.
Bonaparte plaça Masséna sur la digue de gauche pour remonter sur Gombione et Porcil, et prendre l'ennemi en queue, s'il marchait sur Vérone. Il dirigea Augereau à droite pour déboucher sur Villa-Nova. On était à la pointe du jour. Masséna se mit en observation sur la digue de gauche; Augereau, pour parcourir celle de droite, avait à franchir l'Alpon sur le pont d'Arcole. Quelques bataillons croates s'y trouvaient détachés pour surveiller le pays. Ils bordaient la rivière, et avaient leur canon braqué sur le pont. Ils accueillirent l'avant-garde d'Augereau par une vive fusillade, et la forcèrent à se replier. Augereau accourut et ramena ses troupes en avant; mais le feu du pont et de la rive opposée les arrêta de nouveau. Il fut obligé de céder devant cet obstacle, et de faire halte.
Pendant ce temps, Alvinzy, qui avait les yeux fixés sur Vérone, et qui croyait que l'armée française s'y trouvait encore, était surpris d'entendre un feu très-vif au milieu des marais. Il ne supposait pas que le général Bonaparte pût choisir un pareil terrain, et il croyait que c'était un corps détaché de troupes légères. Mais bientôt sa cavalerie revient l'informer que l'engagement est grave, et que des coups de fusil sont partis de tous les côtés. Sans être éclairci encore, il envoie deux divisions; l'une sous Provera suit la digue de gauche, l'autre sous Mitrouski suit la digue de droite, et s'avance sur Arcole. Masséna, voyant approcher les Autrichiens, les laisse avancer sur cette digue étroite, et quand il les juge assez engagés, il fond sur eux au pas de course, les refoule, les rejette dans les marais, en tue, en noie un grand nombre. La division Mitrouski arrive à Arcole, débouche par le pont et suit la digue comme celle de Provera. Augereau fond sur elle, l'enfonce, et en jette une partie dans les marais. Il la poursuit, et veut passer le pont après elle; mais le pont était encore mieux gardé que le matin; une nombreuse artillerie en défendait l'approche, et tout le reste de la ligne autrichienne était déployé sur la rive de l'Alpon, fusillant sur la digue, et la prenant en travers. Augereau saisit un drapeau et le porte sur le pont; ses soldats le suivent, mais un feu épouvantable les ramène en arrière. Les généraux Lannes, Verne, Bon, Verdier, sont gravement blessés. La colonne se replie, et les soldats descendent à côté de la digue, pour se mettre à couvert du feu.
Bonaparte voyait de Ronco s'ébranler toute l'armée ennemie, qui, avertie enfin du danger, se hâtait de quitter Caldiero pour n'être pas prise par derrière à Villa-Nova. Il voyait avec douleur de grands résultats lui échapper. Il avait bien envoyé Guyeux avec une brigade, pour essayer de passer l'Alpon au-dessous d'Arcole; mais il fallait plusieurs heures pour l'exécution de cette tentative; et cependant il était de la dernière importance de franchir Arcole sur-le-champ, afin d'arriver à temps sur les derrières d'Alvinzy, et d'obtenir un triomphe complet: le sort de l'Italie en dépendait. Il n'hésite pas, il s'élance au galop, arrive près du pont, se jette à bas de cheval, s'approche des soldats qui s'étaient tapis sur le bord de la digue, leur demande s'ils sont encore les vainqueurs de Lodi, les ranime par ses paroles, et, saisissant un drapeau, leur crie: «Suivez votre général!» A sa voix un certain nombre de soldats remontent sur la chaussée, et le suivent; malheureusement le mouvement ne peut pas se communiquer à toute la colonne dont le reste demeure derrière la digue. Bonaparte s'avance, le drapeau à la main, au milieu d'une grêle de balles et de mitraille. Tous ses généraux l'entourent. Lannes, blessé déjà de deux coups de feu dans la journée, est atteint d'un troisième. Le jeune Muiron, aide-de-camp du général, veut le couvrir de son corps, et tombe mort à ses pieds. Cependant la colonne est près de franchir le pont, lorsqu'une dernière décharge l'arrête, et la rejette en arrière. La queue abandonne la tête. Alors les soldats restés auprès du général le saisissent, l'emportent au milieu du feu et de la fumée, et veulent le faire remonter à cheval. Une colonne autrichienne, qui débouche sur eux, les pousse en désordre dans le marais. Bonaparte y tombe, et y enfonce jusqu'au milieu du corps. Aussitôt les soldats s'aperçoivent de son danger: En avant! s'écrient-ils, pour sauver le général. Ils courent à la suite de Béliard et Vignolles, pour le délivrer. On l'arrache du milieu de la fange, on le remet à cheval, et il revient à Ronco.
Dans ce moment, Guyeux était parvenu à passer au-dessous d'Arcole, et à enlever le village par l'autre rive. Mais il était trop tard. Alvinzy avait déjà fait filer ses parcs et ses bagages; il était déployé dans la plaine, et en mesure de prévenir les desseins de Bonaparte. Tant d'héroïsme et de génie étaient donc devenus inutiles. Bonaparte aurait bien pu s'éviter l'obstacle d'Arcole, en jetant un pont sur l'Adige un peu au-dessous de Ronco, c'est-à-dire à Albaredo, point où l'Alpon est réuni à l'Adige. Mais alors il débouchait en plaine, ce qu'il importait d'éviter; et il n'était pas en mesure de voler par la digue gauche au secours de Vérone[9]. Il avait donc eu raison de faire ce qu'il avait fait; et, quoique le succès ne fût pas complet, d'importans résultats étaient obtenus. Alvinzy avait quitté sa redoutable position de Caldiero; il était redescendu dans la plaine; il ne menaçait plus Vérone; il avait perdu beaucoup de monde dans les marais. Les deux digues étaient devenues le seul champ de bataille intermédiaire entre les deux armées, ce qui assurait l'avantage à la bravoure et l'enlevait au nombre. Enfin les soldats français, animés par la lutte, avaient recouvré toute leur confiance.
[Footnote 9: Je rapporte ici une critique souvent adressée à Bonaparte sur cette célèbre bataille, et la réponse qu'il y a faite lui-même dans ses Mémoires.]
Bonaparte, qui avait à songer à tous les périls à la fois, devait s'occuper de sa gauche, laissée à la Corona et à Rivoli. Comme à chaque instant elle pouvait être culbutée, il voulait être en mesure de voler à son secours. Il pensa donc qu'il fallait se replier de Gombione et d'Arcole, repasser l'Adige à Ronco, et bivouaquer en deçà du fleuve, pour être à portée de secourir Vaubois, si, dans la nuit, on apprenait sa défaite. Telle fut cette première journée du 25 brumaire (15 novembre).
La nuit se passa sans mauvaise nouvelle. On sut que Vaubois tenait encore à Rivoli. Les exploits de Castiglione couvraient Bonaparte de ce côté. Davidovich, qui commandait un corps dans l'affaire de Castiglione, avait reçu une telle impression de cet événement, qu'il n'osait avancer avant d'avoir des nouvelles certaines d'Alvinzy. Ainsi le prestige du génie de Bonaparte était là où il n'était pas lui-même. La journée du 26 (16 novembre) commence; on se rencontre sur les deux digues. Les Français chargent à la baïonnette, enfoncent les Autrichiens, en jettent un grand nombre dans les marais, et font beaucoup de prisonniers. Ils prennent des drapeaux et du canon. Bonaparte fait tirailler encore sur la rive de l'Alpon, mais ne tente aucun effort décisif pour le passer. La nuit arrivée, il replie encore ses colonnes, les ramène de dessus les digues, et les rallie sur l'autre rive de l'Adige, content d'avoir épuisé l'ennemi toute la journée, en attendant des nouvelles plus certaines de Vaubois. La seconde nuit se passe encore de même: les nouvelles de Vaubois sont rassurantes. On peut consacrer une troisième journée à lutter définitivement contre Alvinzy. Enfin le soleil se lève pour la troisième fois sur cet épouvantable théâtre de carnage. C'était le 27 (17 novembre 1796). Bonaparte calcule que l'ennemi, en morts, blessés, noyés ou prisonniers, doit avoir perdu près d'un tiers de son armée. Il le juge harassé, découragé, et il voit ses soldats pleins d'enthousiasme; il se décide alors à quitter ces digues, et à porter le champ de bataille dans la plaine, au-delà de l'Alpon. Comme les jours précédens, les Français, débouchant de Ronco, rencontrent les Autrichiens sur les digues. Masséna occupe toujours la digue gauche; sur celle de droite, c'est le général Robert qui est chargé d'attaquer, tandis qu'Augereau va passer l'Alpon près de son embouchure dans l'Adige. Masséna éprouve d'abord une vive résistance, mais il met son chapeau à la pointe de son épée, et marche ainsi à la tête des soldats. Comme les jours précédens, beaucoup d'ennemis sont tués, noyés ou pris. Sur la digue de droite, le général Robert s'avance d'abord avec succès; mais il est tué, sa colonne est repoussée presque jusque sur le pont de Ronco.
Bonaparte, qui voit le danger, place la trente-deuxième dans un bois de saules qui longe la digue. Tandis que la colonne ennemie, victorieuse de Robert, s'avance, la trente-deuxième sort tout à coup de son embuscade, la prend en flanc, et la jette dans un désordre épouvantable. C'étaient trois mille Croates; le plus grand nombre sont tués ou prisonniers. Les digues ainsi balayées, Bonaparte se décide à franchir l'Alpon: Augereau l'avait passé à l'extrême droite. Bonaparte ramène Masséna de la digue gauche sur la digue droite, le dirige sur Arcole, qui était évacué, et porte ainsi toute son armée en plaine devant celle d'Alvinzy. Bonaparte, avant d'ordonner la charge, veut semer l'épouvante au moyen d'un stratagème. Un marais, plein de roseaux, couvrait l'aile gauche de l'ennemi: il ordonne au chef de bataillon Hercule de prendre avec lui vingt-cinq de ses guides, de filer à travers les roseaux, et de charger à l'improviste avec un grand bruit de trompettes. Ces vingt-cinq braves s'apprêtent à exécuter l'ordre, Bonaparte donne alors le signal à Masséna et à Augereau. Ceux-ci chargent vigoureusement la ligne autrichienne, qui résiste; mais tout à coup on entend un grand bruit de trompettes; les Autrichiens, croyant être chargés par toute une division de cavalerie, cèdent le terrain. Au même instant, la garnison de Legnago, que Bonaparte avait fait sortir pour circuler sur leurs derrières, se montre au loin, et ajoute à leurs inquiétudes. Alors ils se retirent; et, après soixante-douze heures de cet épouvantable combat, découragés, accablés de fatigue, ils cèdent la victoire à l'héroïsme de quelques mille braves, et au génie d'un grand capitaine.
Les deux armées, épuisées de leurs efforts, passèrent la nuit dans la plaine. Dès le lendemain matin, Bonaparte fit recommencer la poursuite sur Vicence. Arrivé à la hauteur de la chaussée qui mène de la Brenta à Vérone, en passant par Villa-Nova, il laissa à la cavalerie seule le soin de poursuivre l'ennemi, et songea à rentrer à Vérone par la route de Villa-Nova et de Caldiero, afin de venir au secours de Vaubois. Bonaparte apprit en route que Vaubois avait été obliger d'abandonner la Corona et Rivoli, et de se replier à Castel-Novo. Il redoubla de célérité, et arriva le soir même à Vérone, en passant sur le champ de bataille qu'avait occupé Alvinzy. Il entra dans la ville, par la porte opposée à celle par laquelle il en était sorti. Quand les Véronais virent cette poignée d'hommes, qui étaient sortis en fugitifs par la porte de Milan, rentrer en vainqueurs par la porte de Venise, ils furent saisis de surprise. Amis et ennemis ne purent contenir leur admiration pour le général et les soldats qui venaient de changer si glorieusement le destin de la guerre. Dès ce moment, il n'entra plus dans les craintes ni dans les espérances de personne, qu'on pût chasser les Français de l'Italie. Bonaparte fit marcher sur-le-champ Masséna à Castel-Novo, et Augereau sur Dolce, par la rive gauche de l'Adige. Davidovich, attaqué de toutes parts, fut promptement ramené dans le Tyrol, avec perte de beaucoup de prisonniers. Bonaparte se contenta de faire réoccuper les positions de la Corona et de Rivoli, sans vouloir remonter jusqu'à Trente et rentrer en possession du Tyrol. L'armée française était singulièrement affaiblie par cette dernière lutte. L'armée autrichienne avait perdu cinq mille prisonniers, huit ou dix mille morts et blessés, et se trouvait encore forte de plus de quarante mille hommes, compris le corps de Davidovich. Elle se retirait dans le Tyrol et sur la Brenta pour s'y reposer, elle était loin d'avoir souffert comme les armées de Wurmser et de Beaulieu. Les Français, épuisés, n'avaient pu que la repousser sans la détruire. Il fallait donc renoncer à la poursuivre, tant que les renforts promis ne seraient pas arrivés. Bonaparte se contenta d'occuper l'Adige de Dolce à la mer.
Cette nouvelle victoire causa en Italie et en France une joie extrême. On admirait de toutes parts ce génie opiniâtre qui, avec quatorze ou quinze mille hommes, devant quarante mille, n'avait pas songé à se retirer; ce génie inventif et profond, qui avait su découvrir dans les digues de Ronco un champ de bataille tout nouveau qui annulait le nombre, et donnait dans les flancs de l'ennemi. On célébrait surtout l'héroïsme déployé au pont d'Arcole, et partout on représentait le jeune général, un drapeau à la main, au milieu du feu et de la fumée. Les deux conseils, en déclarant, suivant l'usage, que l'armée d'Italie avait encore bien mérité de la patrie, décidèrent de plus que les drapeaux pris par les généraux Bonaparte et Augereau sur le pont d'Arcole, leur seraient donnés pour être conservés dans leurs familles: belle et noble récompense, digne d'un âge héroïque, et bien plus glorieuse que le diadème décerné plus tard par la faiblesse au génie tout puissant!
CHAPITRE VI.
CLARKE AU QUARTIER-GÉNÉRAL DE L'ARMÉE D'ITALIE.—RUPTURE DES NÉGOCIATIONS AVEC LE CABINET ANGLAIS. DÉPART DE MALMESBURY.—EXPÉDITION D'IRLANDE.—TRAVAUX ADMINISTRATIFS DU DIRECTOIRE DANS L'HIVER DE L'AN V. ÉTAT DES FINANCES. RECETTES ET DÉPENSES.—CAPITULATION DE KEHL.—DERNIÈRES TENTATIVES DE L'AUTRICHE SUR L'ITALIE. VICTOIRES DE RIVOLI ET DE LA FAVORITE. PRISE DE MANTOUE.—FIN DE LA MÉMORABLE CAMPAGNE DE 1796.
Le général Clarke venait d'arriver au quartier-général de l'armée d'Italie, d'où il devait partir pour se rendre à Vienne. Sa mission avait perdu son objet essentiel, car la bataille d'Arcole rendait l'armistice inutile. Bonaparte, que le général Clarke avait ordre de consulter, désapprouvait tout à fait l'armistice et ses conditions. Les raisons qu'il donnait étaient excellentes. L'armistice ne pouvait plus avoir qu'un objet, celui de sauver le fort de Kehl sur le Rhin, que l'archiduc Charles assiégeait avec une grande vigueur; et pour cet objet très accessoire, il sacrifiait Mantoue. Kehl n'offrait qu'une tête de pont qui n'était point indispensable pour déboucher en Allemagne. La prise de Mantoue au contraire entraînait la conquête définitive de l'Italie, et permettait d'exiger en retour Mayence et toute la ligne du Rhin. L'armistice compromettait évidemment cette conquête; car Mantoue, remplie de malades, et réduite à la demi-ration, ne pouvait pas différer plus d'un mois d'ouvrir ses portes. Les vivres qu'on y ferait entrer rendraient à la garnison la santé et les forces. La quantité n'en pourrait pas être exactement fixée, et Wurmser, en faisant des économies, se ménagerait des approvisionnemens pour recommencer sa résistance, en cas d'une reprise d'hostilités. La suite de batailles livrées pour couvrir le blocus de Mantoue deviendraient donc inutiles, et il faudrait recommencer sur nouveaux frais. Ce n'était pas tout. Le pape ne pouvait manquer d'être compris dans l'armistice par l'Autriche, et alors on perdait le moyen de le punir, et de lui arracher vingt ou trente millions, dont on avait besoin pour l'armée, et qui serviraient à faire une nouvelle campagne. Bonaparte enfin, perçant dans l'avenir, conseillait, au lieu de suspendre les hostilités, de les continuer au contraire avec vigueur, mais de porter la guerre sur son véritable théâtre, et d'envoyer en Italie un renfort de trente mille hommes. Il promettait à ce prix de marcher sur Vienne, et d'avoir en deux mois la paix, la ligne du Rhin, et une république en Italie. Sans doute, cette combinaison plaçait dans ses mains toutes les opérations militaires et politiques de la guerre; mais, qu'elle fût intéressée ou non, elle était juste et profonde, et l'avenir en prouva la sagesse.
Cependant, par obéissance pour le directoire, on écrivit aux généraux autrichiens sur le Rhin et l'Adige, pour leur proposer l'armistice, et pour obtenir à Clarke des passeports. L'archiduc Charles répondit à Moreau qu'il ne pouvait entendre aucune proposition d'armistice, que ses pouvoirs ne le lui permettaient pas, et qu'il fallait en référer au conseil aulique. Alvinzy répondit de même, et fit partir un courrier pour Vienne. Le ministère autrichien, secrètement dévoué à l'Angleterre, était peu disposé à écouter les propositions de la France. Le cabinet de Londres lui avait fait part de la mission de lord Malmesbury; il s'était efforcé de lui persuader que l'empereur obtiendrait bien plus d'avantages en prenant part à la négociation ouverte à Paris, qu'en faisant des conquêtes séparées, puisque les conquêtes anglaises dans les deux Indes étaient sacrifiées pour lui procurer la restitution des Pays-Bas. Outre les insinuations de l'Angleterre, le cabinet de Vienne avait d'autres raisons de repousser les propositions du directoire. Il se flattait de s'emparer du fort de Kehl sous très peu de temps; les Français, contenus le long du Rhin, ne pourraient plus alors le franchir; on pourrait donc sans danger en retirer de nouveaux détachemens, pour les porter sur l'Adige. Ces détachemens, joints à de nouvelles levées qui se faisaient dans toute l'Autriche avec une merveilleuse activité, permettraient encore un effort sur l'Italie; et peut-être cette terrible armée, qui avait tant anéanti de bataillons autrichiens, finirait par succomber sous des efforts réitérés.
La constance allemande ne se démentait donc pas ici, et, malgré tant de revers, elle ne renonçait pas encore à la belle Italie. En conséquence, il fut résolu de refuser l'entrée de Vienne à Clarke. On craignait d'ailleurs un observateur au milieu de la capitale de l'empire, et on ne voulait pas de négociation directe. Quant à l'armistice, on aurait consenti à l'admettre sur l'Adige, mais non sur le Rhin. On répondit à Clarke que, s'il voulait se rendre à Vicence, il y trouverait le baron de Vincent, et qu'il pourrait y conférer avec lui. La réunion eut lieu en effet à Vicence. Le ministre autrichien prétendit que l'empereur ne pouvait recevoir un envoyé de la république, parce que c'était la reconnaître; et, quant à l'armistice, il déclara qu'on ne pouvait l'admettre qu'en Italie. Cette proposition était ridicule, et on ne conçoit pas que le ministère autrichien pût la faire, car elle sauvait Mantoue sans sauver Kehl, et il fallait supposer les Français bien sots pour l'accepter. Cependant le ministère autrichien, qui voulait au besoin se ménager le moyen d'une négociation séparée, fit déclarer par son envoyé que si le commissaire français avait des propositions à faire relativement à la paix, il n'avait qu'à se rendre à Turin, et les communiquer à l'ambassadeur autrichien auprès du Piémont. Ainsi, grâce aux suggestions de l'Angleterre et aux folles espérances de la cour de Vienne, ce dangereux projet d'armistice fut écarté. Clarke s'en alla à Turin, pour profiter au besoin de l'intermédiaire qui lui était offert auprès de la cour de Sardaigne. Il avait encore une autre mission: c'était celle d'observer le général Bonaparte. Le génie de ce jeune homme avait paru si extraordinaire, son caractère si absolu, si énergique, que sans aucun motif précis, on lui supposa de l'ambition. Il avait voulu conduire la guerre à son gré, et avait offert sa démission quand on lui traça un plan qui n'était pas le sien; il avait agi souverainement en Italie, accordant aux princes la paix ou la guerre, sous prétexte des armistices; il s'était plaint avec hauteur de ce que les négociations avec le pape n'avaient pas été conduites par lui seul, et il avait exigé qu'on lui en remît le soin; il traitait fort durement les commissaires Gareau et Salicetti, quand ils se permettaient des mesures qui lui déplaisaient, et il les avait obligés de quitter le quartier-général; il s'était permis d'envoyer des fonds aux différentes armées sans se faire autoriser par le gouvernement, et sans l'intermédiaire indispensable de la trésorerie. Tous ces faits annonçaient un homme qui aimait à faire seul ce qu'il croyait être seul capable de bien faire. Ce n'était encore que l'impatience du génie, qui n'aime pas à être contrarié dans ses oeuvres; mais c'est par cette impatience que commence à se manifester une volonté despotique. En le voyant soulever la Haute-Italie contre ses anciens maîtres, et créer ou détruire des états, on disait qu'il voulait se faire duc de Milan. On pressentait-son ambition, et il en pressentait lui-même le reproche. Il se plaignait d'être accusé, puis se justifiait lui-même, sans qu'un seul mot du directoire lui en eût fourni l'occasion.
Clarke avait donc, outre la mission de négocier, celle de l'observer. Bonaparte en fut averti, et agissant ici avec la hauteur et l'adresse qui lui étaient ordinaires, il lui laissa voir qu'il connaissait l'objet de sa mission, le subjugua bientôt par son ascendant et sa grâce, aussi puissante, dit-on, que son génie, et en fit un homme dévoué. Clarke avait de l'esprit, trop de vanité pour être un espion adroit et souple. Il resta en Italie, tantôt à Turin, tantôt au quartier-général, et bientôt il appartint plus à Bonaparte qu'au directoire.
A Paris, le cabinet anglais faisait, autant qu'il le pouvait, traîner en longueur la négociation; mais le cabinet français par des réponses promptes et claires, obligea enfin lord Malmesbury à s'expliquer. Ce ministre, comme on l'a vu, avait posé d'abord le principe d'une négociation générale, et de la compensation des conquêtes; de son côté, le directoire avait exigé des pouvoirs de tous les alliés, et une explication plus claire du principe des compensations. Le ministre anglais avait mis dix-neuf jours à répondre; il avait répondu enfin que les pouvoirs étaient demandés, mais qu'avant de les obtenir, il fallait que le gouvernement français admît positivement le principe des compensations. Le directoire avait alors demandé qu'on lui énonçât sur-le-champ les objets sur lesquels porteraient les compensations. Tel est le point où la négociation en était restée. Lord Malmesbury écrivit de nouveau à Londres, et après douze jours, répondit, le 6 frimaire (26 novembre), que sa cour n'avait rien à ajouter à ce qu'elle avait dit, et qu'elle ne pouvait pas s'expliquer davantage, tant que le gouvernement français n'admettrait pas formellement le principe proposé. C'était là une subtilité; car, en demandant l'énonciation des objets qui seraient compensés, la France admettait évidemment le principe des compensations. Écrire à Londres, et employer encore douze jours pour cette subtilité, c'était se jouer du directoire. Il répondit, comme il faisait toujours, le lendemain même, et par une note de quatre lignes il dit que sa précédente note impliquait nécessairement l'admission du principe des compensations, mais que du reste il l'admettait formellement, et demandait sur-le-champ la désignation des objets sur lesquels ce principe devait porter. Le directoire s'informait en outre si à chaque question lord Malmesbury serait obligé d'écrire à Londres. Lord Malmesbury répondit vaguement qu'il serait obligé d'écrire toutes les fois que la question exigerait des instructions nouvelles. Il écrivit encore, et resta vingt jours avant de répondre. Il était évident cette fois qu'il fallait sortir du vague où l'on s'était enfermé, et aborder enfin la redoutable question des Pays-Bas. S'expliquer sur cet objet, c'était rompre la négociation, et on conçoit que le cabinet anglais mît les plus longs délais possibles à la rompre. Enfin, le 28 frimaire (18 décembre), lord Malmesbury eut une entrevue avec le ministre Delacroix, et lui remit une note dans laquelle les prétentions du cabinet anglais étaient exposées. Il voulait que la France restituât aux puissances du continent tout ce qu'elle avait conquis; qu'elle rendît à l'Autriche la Belgique et le Luxembourg, à l'Empire les états allemands de la rive gauche; qu'elle évacuât toute l'Italie, et la replaçât dans le statu quo ante bellum; qu'elle restituât à la Hollande certaines portions de territoire, telles que la Flandre maritime, par exemple, afin de la rendre indépendante; et enfin, que des changemens fussent faits à sa constitution actuelle. Le cabinet anglais ne promettait de rendre les colonies de la Hollande que dans le cas du rétablissement du stathoudérat; encore ne les rendrait-il jamais toutes: il devait en garder quelques-unes comme indemnité de guerre; le Cap était du nombre. Pour tous ces sacrifices, il offrait de rendre deux ou trois îles que la guerre nous avait fait perdre dans les Antilles, la Martinique, Sainte-Lucie, Tobago,et à condition encore que Saint-Domingue ne nous resterait pas en entier. Ainsi la France, après une guerre inique, où elle avait eu toute justice de son côté, où elle avait dépensé des sommes énormes, et dont elle était sortie victorieuse, la France n'aurait pas gagné une seule province, tandis que les puissances du Nord venaient de se partager un royaume, et que l'Angleterre venait de faire dans l'Inde des acquisitions immenses! La France, qui occupait encore la ligne du Rhin, et qui était maîtresse de l'Italie, aurait évacué le Rhin et l'Italie sur la simple sommation de l'Angleterre! De pareilles conditions étaient absurdes et inadmissibles; la seule proposition en était offensante, et elles ne devaient pas être écoutées. Le ministre Delacroix les écouta cependant avec une politesse qui frappa le ministre anglais, et qui lui fit même espérer qu'on pourrait poursuivre la négociation.
Delacroix donna une raison qui était mauvaise, c'est que les Pays-Bas étaient déclarés territoire national par la constitution; et le ministre anglais lui répondit par une raison qui ne valait pas mieux, c'est que le traité d'Utrecht les attribuait à l'Autriche. La constitution pouvait être obligatoire pour la nation française, mais elle ne concernait ni n'obligeait les nations étrangères. Le traité d'Utrecht était, comme tous les traités du monde, un arrangement de la force, que la force pouvait changer. La seule raison que le ministre français devait donner, c'est que la réunion des Pays-Bas à la France était juste, fondée sur toutes les convenances naturelles et politiques, et légitimée par la victoire. Après une longue discussion sur tous les points accessoires de la négociation, les deux ministres se séparèrent. Le ministre Delacroix vint en référer au directoire, qui, s'irritant à bon droit, résolut de répondre au ministre anglais comme il le méritait. La note du ministre anglais n'était pas signée, elle était seulement contenue dans une lettre signée. Le directoire exigea, le jour même, qu'elle fût revêtue des formes nécessaires, et lui demanda son ultimatum sous vingt-quatre heures. Lord Malmesbury, embarrassé, répondit que la note était suffisamment authentique, puisqu'elle était contenue dans une lettre signée, et que quant à un ultimatum, il était contre tous les usages de l'exiger aussi brusquement. Le lendemain, 29 frimaire (19 décembre), le directoire lui fit déclarer qu'il n'écouterait jamais aucune proposition contraire aux lois et aux traités qui liaient la république; il fit ajouter que lord Malmesbury ayant besoin de recourir à chaque instant à son gouvernement, et remplissant un rôle purement passif dans la négociation, sa présence à Paris était inutile; qu'en conséquence il avait ordre de se retirer, lui et toute sa suite, sous quarante-huit heures; que d'ailleurs des courriers suffiraient pour négocier, si le gouvernement anglais adoptait les bases posées par la république française.
Ainsi finit cette négociation, dans laquelle le directoire, loin de manquer aux formes, comme on l'a dit, donna un véritable exemple de franchise dans ses rapports avec les puissances ennemies. Il n'y eut point ici d'usage violé. Les communications des puissances portent, comme toutes les relations entre les hommes, le caractère du temps, de la situation, des individus qui gouvernent. Un gouvernement fort et victorieux parle autrement qu'un gouvernement faible et vaincu; et il convenait à une république, appuyée sur la justice et la victoire, de rendre son langage prompt, net, et public.
Pendant cet intervalle, le grand projet de Hoche sur l'Irlande s'effectuait. C'était là ce que redoutait l'Angleterre, et ce qui pouvait, en effet, la mettre dans un grand péril. Malgré les bruits adroitement semés d'une expédition en Portugal ou en Amérique, l'Angleterre avait bien compris l'objet des préparatifs qui se faisaient à Brest. Pitt avait fait lever les milices, armer les côtes, et donner l'ordre de tout évacuer dans l'intérieur, si les Français débarquaient.
L'Irlande, à laquelle on destinait l'expédition, était dans une situation propre à inspirer de graves inquiétudes. Les partisans de la réforme parlementaire et les catholiques présentaient dans cette île une masse suffisante pour opérer un soulèvement. Ils auraient volontiers adopté un gouvernement républicain, sous la garantie de la France, et ils avaient envoyé des agens secrets à Paris pour s'entendre avec le directoire. Ainsi tout présageait qu'une expédition pourrait causer de cruels embarras à l'Angleterre, et la réduire à accepter une toute autre paix que celle qu'elle venait d'offrir. Hoche, qui avait consumé les deux plus belles années de sa vie dans la Vendée, et qui voyait les grands théâtres de la guerre occupés par Bonaparte, Moreau et Jourdan, brillait de s'en ouvrir un en Irlande. L'Angleterre était un aussi noble adversaire que l'Autriche, et il n'y avait pas moins d'honneur à la combattre et à la vaincre. Une république nouvelle s'élevait en Italie, et allait y devenir le foyer de la liberté. Hoche croyait beau et possible d'en élever une pareille en Irlande, à côté de l'aristocratie anglaise. Il s'était lié beaucoup avec l'amiral Truguet, ministre de la marine, et ministre à grandes vues. Ils s'étaient promis tous deux de donner une haute importance à la marine, et de faire de grandes choses; car alors toutes les têtes étaient en travail, toutes méditaient des prodiges pour la gloire et la félicité de leur patrie. L'alliance offensive et défensive conclue avec l'Espagne à Saint-Ildefonse, offrait de grandes ressources, et permettait de vastes projets. En réunissant la flotte de Toulon aux flottes de l'Espagne, en les concentrant dans la Manche avec celle que la France avait dans l'Océan, on pouvait rassembler des forces formidables, et tenter de délivrer les mers par une bataille décisive; on pouvait du moins jeter un incendie en Irlande, et aller interrompre les succès de l'Angleterre dans l'Inde. L'amiral Truguet, qui sentait l'importance de porter de rapides secours dans l'Inde, voulait que l'escadre de Brest, sans attendre la réunion des flottes française et espagnole dans la Manche, mît à la voile sur-le-champ, jetât l'armée de Hoche en Irlande, gardât quelques mille hommes à bord, fît voile ensuite pour l'Ile-de-France, allât y prendre les bataillons de noirs qu'on y organisait, et transportât ces secours dans l'Inde pour soutenir Tippo-Saïb. Cette grande expédition avait l'inconvénient de ne porter en Irlande qu'une partie de l'armée d'expédition, et de la laisser exposée à de grandes chances, en attendant la réunion très éventuelle de l'escadre de l'amiral Villeneuve qui devait partir de Toulon, de l'escadre espagnole qui était dispersée dans les ports d'Espagne, et de l'escadre de Richery qui revenait d'Amérique. Cette expédition ne fut pas exécutée. On attendit l'arrivée d'Amérique de Richery, et on fit, malgré l'état des finances, des efforts extraordinaires pour achever l'armement de l'escadre de Brest. Elle se trouva en frimaire (décembre) en état de mettre à la voile. Elle se composait de quinze vaisseaux de haut bord, de vingt frégates, de six gabares, et cinquante bâtimens de transport. Elle pouvait porter vingt-deux mille hommes. Hoche ne pouvant s'entendre avec l'amiral Villaret-Joyeuse, on remplaça ce dernier par Morard-de-Galles. L'expédition dut débarquer dans la baie de Bantry. On assigna à chaque capitaine de vaisseau, dans un ordre cacheté, la direction qu'il devait suivre, et le mouillage qu'il devait choisir en cas d'accident.
L'expédition mit à la voile le 26 frimaire (16 décembre). Hoche et Morard-de-Galles étaient montés sur une frégate. L'escadre française, grâce à une brume épaisse, échappa aux croisières anglaises, et traversa la mer sans être aperçue. Mais, dans la nuit du 26 au 27, une tempête affreuse la dispersa. Un vaisseau fut englouti. Cependant le contre-amiral Bouvet manoeuvra pour rallier l'escadre, et après deux jours, parvint à la réunir tout entière, à l'exception d'un vaisseau et de trois frégates. Malheureusement la frégate qui portait Hoche et Morard-de-Galles était du nombre de ces dernières. L'escadre cingla vers le cap Clear, et manoeuvra là plusieurs jours pour attendre les deux chefs. Enfin, le 4 nivôse (24 décembre), elle entra dans la baie de Bantry. Un conseil de guerre décida le débarquement; mais il devint impossible par l'effet du mauvais temps; l'escadre fut de nouveau éloignée des côtes d'Irlande. Le contre-amiral Bouvet, effrayé par tant d'obstacles, craignant de manquer de vivres, et séparé de ses chefs, crut devoir regagner les côtes de France. Hoche et Morard-de-Galles arrivèrent enfin dans la baie de Bantry, et apprirent là le retour de l'escadre française. Ils revinrent à travers des périls inouïs. Battus par la mer, poursuivis par les Anglais, ils ne furent rendus aux rivages de France que par une espèce de miracle. Le vaisseau les Droits de l'homme, capitaine La Crosse, se trouva séparé de l'escadre, et fit des prodiges: attaqué par deux vaisseaux anglais, il en détruisit un, échappa à l'autre; mais, tout mutilé, privé de mâts et de voiles, il succomba à la violence de la mer. Une partie de l'équipage fut engloutie, l'autre fut sauvée à grand'peine.
Ainsi finit cette expédition, qui jeta une grande alarme en Angleterre, et qui révéla son point vulnérable. Le directoire ne renonça pas à revenir plus tard à ce projet, et tourna dans le moment toutes ses idées du côté du continent, pour se hâter de faire déposer les armes à l'Autriche. Les troupes de l'expédition avaient peu souffert; elles furent débarquées. On laissa sur les côtes les forces nécessaires pour faire la police du pays, et on achemina vers le Rhin la majeure partie de l'armée qui avait porté le titre d'armée de l'Océan. Les deux Vendées et la Bretagne étaient, du reste, tout à fait soumises, par les soins et la présence continuelle de Hoche. On préparait à ce général un grand commandement, pour le récompenser de ses ingrats et pénibles travaux. La démission de Jourdan, que la mauvaise issue de la campagne avait dégoûté, et qu'on avait provisoirement remplacé par Beurnonville, permettait d'offrir à Hoche un dédommagement qui, depuis long-temps, était dû à son patriotisme et à ses talens.
L'hiver, déjà fort avancé (on était en nivôse,—janvier 1797), n'avait point interrompu cette campagne mémorable. Sur le Rhin, l'archiduc Charles assiégeait Kehl et la tête de pont d'Huningue; sur l'Adige, Alvinzy préparait un nouvel et dernier effort contre Bonaparte. L'intérieur de la république était assez calme: les partis avaient les yeux fixés sur les différens théâtres de la guerre. La considération et la force du gouvernement augmentaient ou diminuaient selon les chances de la campagne. La dernière victoire d'Arcole avait répandu un grand éclat et réparé le mauvais effet produit par la retraite des armées du Rhin. Mais cependant cet effort d'une bravoure désespérée ne rassurait pas entièrement sur la possession de l'Italie. On savait qu'Alvinzy se renforçait, et que le pape faisait des armemens; les malveillans disaient que l'armée d'Italie était épuisée; que son général, accablé par les travaux d'une campagne sans exemple, et consumé par une maladie extraordinaire, ne pouvait plus tenir à cheval. Mantoue n'était pas encore prise, et on pouvait concevoir des inquiétudes pour le mois de nivôse (janvier).
Les journaux des deux partis, profitant sans mesure de la liberté de la presse, continuaient à se déchaîner. Ceux de la contre-révolution, voyant approcher le printemps, époque des élections, tâchaient de remuer l'opinion, et de la disposer en leur faveur. Depuis les désastres des royalistes de la Vendée, il devenait clair que leur dernière ressource était de se servir de la liberté elle-même pour la détruire, et d'envahir la république en s'emparant des élections. Le directoire, en voyant leur déchaînement, était saisi de ces mouvemens d'impatience dont le pouvoir même le plus éclairé ne peut pas toujours se défendre. Quoique fort habitué à la liberté, il s'effrayait du langage qu'elle prenait dans certains journaux; il ne comprenait pas encore assez qu'il faut laisser tout dire, que le mensonge n'est jamais à redouter, quelque publicité qu'il acquière, qu'il s'use par sa violence, et qu'un gouvernement périt par la vérité seule, et surtout par la vérité comprimée. Il demanda aux deux conseils des lois sur les abus de la presse. On se récria; on prétendit que, les élections approchant, il voulait en gêner la liberté; on lui refusa les lois qu'il demandait. On accorda seulement deux dispositions: l'une, relative à la répression de la calomnie privée; l'autre, aux crieurs de journaux, qui, dans les rues, au lieu de les annoncer par leur titre, les annonçaient par des phrases détachées, et souvent fort inconvenantes. Ainsi on vendait un pamphlet, en criant dans les rues: Rendez-nous nos myriagrammes, et f….-nous le camp, si vous ne pouvez faire le bonheur du peuple. Il fut décidé, pour éviter ce scandale, qu'on ne pourrait plus crier les journaux et les écrits que par un simple titre. Le directoire aurait voulu l'établissement d'un journal officiel du gouvernement. Les cinq-cents y consentirent; les anciens s'y opposèrent. La loi du 3 brumaire, mise une seconde fois en discussion en vendémiaire, et devenue le prétexte de la ridicule attaque des patriotes sur le camp de Grenelle, avait été maintenue après une discussion solennelle. Elle était en quelque sorte le poste autour duquel ne cessaient de se rencontrer les deux partis. C'était surtout la disposition qui excluait les parens des émigrés des fonctions publiques, que le côté droit voulait détruire, et que les républicains voulaient conserver. Après une troisième attaque, il fut décidé que cette disposition serait maintenue. On ne fit qu'un seul changement à cette loi. Elle excluait de l'amnistie générale, accordée aux délits révolutionnaires, les délits qui se rattachaient au 13 vendémiaire; cet événement était déjà trop loin pour ne pas amnistier les individus qui avaient pu y prendre part, et qui, d'ailleurs, étaient tous impunis de fait: l'amnistie fut donc appliquée aux délits de vendémiaire, comme à tous les autres faits purement révolutionnaires.
Ainsi le directoire, et tous ceux qui voulaient la république directoriale, conservaient la majorité dans les conseils, malgré les cris de quelques patriotes follement emportés, et de quelques intrigans vendus à la contre-révolution.
L'état des finances avait l'effet ordinaire de la misère dans les familles, il troublait l'union domestique du directoire avec le corps législatif. Le directoire se plaignait de ne pas voir ses mesures toujours accueillies par les conseils; il leur adressa un message alarmant, et il le publia, comme pour faire retomber sur eux les malheurs publics, s'ils ne s'empressaient d'adopter ses propositions. Ce message du 25 frimaire (15 décembre) était conçu en ces termes: «Toutes les parties du service sont en souffrance. La solde des troupes est arriérée; les défenseurs de la patrie sont livrés aux horreurs de la nudité, leur courage est énervé par le sentiment douloureux de leurs besoins; le dégoût, qui en est la suite, entraîne la désertion. Les hôpitaux manquent de fournitures, de feu, de médicamens. Les établissemens de bienfaisance, en proie au même dénuement, repoussent l'indigent et l'infirme dont ils étaient la seule ressource. Les créanciers de l'état, les entrepreneurs qui, chaque jour, contribuent à fournir aux besoins des armées, n'arrachent que de faibles parcelles des sommes qui leur sont dues; leur détresse écarte des hommes qui pourraient faire les mêmes services avec plus d'exactitude, ou à de moindres bénéfices. Les routes sont bouleversées, les communications interrompues. Les fonctionnaires publics sont sans salaires; d'un bout à l'autre de la république, on voit les juges, les administrateurs, réduits à l'horrible alternative, ou de traîner dans la misère leur existence et celle de leur famille, ou de se déshonorer en se vendant à l'intrigue. Partout la malveillance s'agite; dans bien des lieux l'assassinat s'organise, et la police sans activité, sans force, parce qu'elle est dénuée de moyens pécuniaires, ne peut arrêter ce désordre.»
Les conseils furent irrités de la publication de ce message, qui semblait faire retomber sur eux les malheurs de l'état, et censurèrent vivement l'indiscrétion du directoire. Cependant ils se mirent à examiner sur-le-champ ses propositions. Le numéraire abondait partout, excepté dans les coffres de l'état. L'impôt, actuellement percevable en numéraire ou en papier au cours, ne rentrait que lentement. Les biens nationaux soumissionnés étaient payés en partie; les paiemens restant à faire n'étaient pas échus. On vivait d'expédiens, on donnait aux fournisseurs des ordonnances de ministres, des bordereaux de liquidation, espèces de valeurs d'attente, qui n'étaient reçues que pour une valeur inférieure, et qui faisaient monter considérablement le prix des marchés. C'était donc toujours la même situation que nous avons déjà exposée si souvent.
De grandes améliorations furent apportées aux finances pour l'an V. On divisa le budget en deux parties, comme on a déjà vu: la dépense ordinaire de 450 millions, et la dépense extraordinaire de 550. La contribution foncière, portée à 250 millions, la contribution somptuaire et personnelle à 50, les douanes, le timbre, l'enregistrement à 150, durent fournir les 450 millions de la dépense ordinaire. L'extraordinaire dut être couvert par l'arriéré de l'impôt et par le produit des biens nationaux. L'impôt était désormais entièrement exigible en numéraire. Il restait encore quelques mandats et quelques assignats, qui furent annulés sur-le-champ, et reçus au cours pour le paiement de l'arriéré. De cette manière on fit cesser totalement les désordres du papier-monnaie. L'emprunt forcé fut définitivement fermé. Il avait produit à peine 400 millions valeur effective. Les impositions arriérées durent être entièrement acquittées avant le 15 frimaire de l'année actuelle (5 décembre). Les garnisaires furent institués pour hâter la perception. On ordonna la confection des rôles, pour percevoir sur-le-champ le quart des impôts de l'an V. Restait à savoir comment on userait de la valeur des biens nationaux, n'ayant plus le papier-monnaie pour la mettre d'avance en circulation. On avait encore à toucher le dernier sixième sur les biens soumissionnés. On décida que, pour devancer ce dernier paiement, on exigerait des acquéreurs des obligations payables en numéraire, échéant à l'époque même à laquelle la loi les obligeait de s'acquitter, et entraînant, en cas de protêt, l'expropriation du bien vendu. Cette mesure pouvait faire rentrer quatre-vingts et quelques millions d'obligations, dont les fournisseurs annonçaient qu'ils se paieraient volontiers. On n'avait plus de confiance dans l'état, mais on en avait dans les particuliers; et les 80 millions de ce papier personnel avaient une valeur que n'aurait pas eue un papier émis et garanti par la république. On décida que les biens vendus à l'avenir se paieraient comme il suit: un dixième comptant en numéraire; cinq dixièmes comptant, en ordonnances des ministres, ou en bordereaux de liquidation délivrés aux fournisseurs; quatre dixièmes enfin, en quatre obligations, payables une par an.
Ainsi, n'ayant plus de crédit public, on se servait du crédit privé; ne pouvant plus émettre du papier-monnaie hypothéqué sur les biens, on exigeait des acquéreurs de ces biens une espèce de papier qui, portant leur signature, avait une valeur individuelle; enfin on permettait aux fournisseurs de se payer de leurs services sur les biens eux-mêmes.
Ces dispositions faisaient donc espérer un peu d'ordre et quelques rentrées. Pour suffire aux besoins pressans du ministère de la guerre, on lui adjugea sur-le-champ, pour les mois de nivôse, pluviôse, ventôse et germinal, mois consacrés, aux préparatifs de la nouvelle campagne, la somme de 120 millions, dont 33 millions devaient être pris sur l'ordinaire, et 87 sur l'extraordinaire. L'enregistrement, les postes, les douanes, les patentes, la contribution foncière allaient fournir ces 33 millions: les 87 de l'extraordinaire devaient se composer du produit des bois, de l'arriéré des contributions militaires, et des obligations des acquéreurs de biens nationaux. Ces valeurs étaient assurées, et allaient rentrer sur-le-champ. On paya tous les fonctionnaires publics en numéraire. On décida de payer les rentiers de la même manière; mais ne pouvant encore leur donner de l'argent, on leur donna des billets au porteur, recevables en paiement des biens nationaux, comme les ordonnances des ministres et les bordereaux de liquidation délivrés aux fournisseurs.
Tels furent les travaux administratifs du directoire pendant l'hiver de l'an V (1796 à 1797), et les moyens qu'il se prépara pour suffire à la campagne suivante. La campagne actuelle n'était pas terminée, et tout annonçait que malgré dix mois de combats acharnés, malgré les glaces et les neiges, on allait voir encore de nouvelles batailles. L'archiduc Charles s'opiniâtrait à enlever les têtes de pont de Kehl et d'Huningue, comme si, en les enlevant, il eût à jamais interdit aux Français le retour sur la rive droite. Le directoire avait une excellente raison de l'y occuper, c'était de l'empêcher de se porter en Italie. Il passa près de trois mois devant le fort de Kehl. De part et d'autre, les troupes s'illustrèrent par un courage héroïque, et les généraux divisionnaires déployèrent un grand talent d'exécution. Desaix surtout s'immortalisa par sa bravoure, son sang-froid, et ses savantes dispositions autour de ce fort misérablement retranché. La conduite des deux généraux en chef fut loin d'être aussi approuvée que celle de leurs lieutenans. On reprocha à Moreau de n'avoir pas su profiter de la force de son armée, et de n'avoir pas débouché sur la rive droite pour tomber sur l'armée de siége. On blâma l'archiduc d'avoir dépensé tant d'efforts contre une tête de pont. Moreau rendit Kehl le 20 nivôse an V (9 janvier 1797); c'était une légère perte. Notre longue résistance prouvait la solidité de la ligne du Rhin. Les troupes avaient peu souffert; Moreau avait employé le temps à perfectionner leur organisation; son armée présentait un aspect superbe. Celle de Sambre-et-Meuse, passée sous les ordres de Beurnonville, n'avait pas été employée utilement pendant ces derniers mois, mais elle s'était reposée, et renforcée de détachemens nombreux venus de la Vendée; elle avait reçu un chef illustre, Hoche, qui était enfin appelé à une guerre digne de ses talens. Ainsi, quoiqu'il ne possédât pas encore Mayence, et qu'il fût privé de Kehl, le directoire pouvait se regarder comme puissant sur le Rhin. Les Autrichiens, de leur côté, étaient fiers d'avoir pris Kehl, et ils dirigeaient maintenant tous leurs efforts sur la tête de pont d'Huningue. Mais tous les voeux de l'empereur et de ses ministres se portaient sur l'Italie. Les travaux de l'administration pour renforcer l'armée d'Alvinzy, et pour essayer une dernière lutte, étaient extraordinaires. On avait fait partir les troupes en poste. Toute la garnison de Vienne avait été acheminée sur le Tyrol. Les habitans de la capitale, pleins de dévouement pour la maison impériale, avaient fourni quatre mille volontaires, qui furent enrégimentés, sous le nom de volontaires de Vienne. L'impératrice leur donna des drapeaux brodés de ses mains. On avait fait une nouvelle levée en Hongrie, et on avait tiré du Rhin quelques mille hommes des meilleures troupes de l'empire. Grâce à cette activité, digne des plus grands éloges, l'armée d'Alvinzy se trouva renforcée d'une vingtaine de mille hommes, et portée à plus de soixante mille. Elle était reposée et réorganisée; et quoique renfermant quelques recrues, elle se composait en majeure partie de troupes aguerries. Le bataillon des volontaires de Vienne était formé de jeunes gens, étrangers, il est vrai, à la guerre, mais appartenant à de bonnes familles, animés de sentiments élevés, très dévoués à la maison impériale, et prêts à déployer la plus grande bravoure.
Les ministres autrichiens s'étaient entendus avec le pape, et l'avaient engagé à résister aux menaces de Bonaparte. Ils lui avaient envoyé Colli et quelques officiers pour commander son armée, en lui recommandant de la porter le plus près possible de Bologne et de Mantoue. Ils avaient annoncé à Wurmser un prochain secours, avec ordre de ne pas se rendre, et s'il était réduit à l'extrémité, de sortir de Mantoue avec tout ce qu'il aurait de troupes, et surtout d'officiers, de se jeter à travers le Bolonais et le Ferrarais dans les états romains, pour se réunir à l'armée papale, qu'il organiserait et porterait sur les derrières de Bonaparte. Ce plan, fort bien conçu, pouvait réussir avec un général aussi brave que Wurmser. Ce vieux maréchal tenait toujours dans Mantoue avec une grande fermeté, quoique sa garnison n'eût plus à manger que de la viande de cheval salée et de la poulenta.
Bonaparte s'attendait à cette dernière lutte, qui allait décider pour jamais du sort de l'Italie, et il s'y préparait. Comme le répandaient à Paris les malveillans qui souhaitaient l'humiliation de nos armes, il était malade d'une gale mal traitée, et prise devant Toulon en chargeant un canon de ses propres mains. Cette maladie, mal connue, jointe aux fatigues inouïes de cette campagne, l'avait singulièrement affaibli. Il pouvait à peine se tenir à cheval; ses joues étaient caves et livides; sa personne paraissait chétive; ses yeux seuls, toujours aussi vifs et aussi perçants, annonçaient que le feu de son ame n'était pas éteint. Ses proportions physiques formaient même avec son génie et sa renommée un contraste singulier et piquant pour des soldats à la fois gais et enthousiastes. Malgré le délabrement de ses forces, ses passions extraordinaires le soutenaient, et lui communiquaient une activité qui se portait sur tous les objets à la fois. Il avait commencé ce qu'il appelait la guerre aux voleurs. Les intrigans de toute espèce étaient accourus en Italie, pour s'introduire dans l'administration des armées, et y profiter de la richesse de cette belle contrée. Tandis que la simplicité et l'indigence régnaient dans les armées du Rhin, le luxe s'était introduit dans celle d'Italie; il y était aussi grand que la gloire. Les soldats, bien vêtus, bien nourris, bien accueillis par les belles Italiennes, y vivaient dans les plaisirs et l'abondance. Les officiers, les généraux participaient à l'opulence générale, et commençaient leur fortune. Quant aux fournisseurs, ils déployaient un faste scandaleux, et ils achetaient avec le prix de leurs exactions les faveurs des plus belles actrices de l'Italie. Bonaparte, qui avait en lui toutes les passions, mais qui, dans le moment, était livré à une seule, la gloire, vivait d'une manière simple et sévère, ne cherchait de délassement qu'auprès de sa femme, qu'il aimait avec tendresse, et qu'il avait fait venir à son quartier-général. Indigné des désordres de l'administration, il portait un regard sévère sur les moindres détails, vérifiait lui-même la gestion des compagnies, faisait poursuivre les administrateurs infidèles, et les dénonçait impitoyablement. Il leur reprochait surtout de manquer de courage, et d'abandonner l'armée les jours de péril. Il recommandait au directoire de choisir des hommes d'une énergie éprouvée; il voulait l'institution d'un syndicat, qui jugeant comme un jury, pût, sur sa simple conviction, punir des délits qui n'étaient jamais prouvables matériellement. Il pardonnait volontiers à ses soldats et à ses généraux des jouissances qui n'étaient pas pour eux les délices de Capoue; mais il avait une haine implacable pour tous ceux qui s'enrichissaient aux dépens de l'armée, sans la servir de leurs exploits ou de leurs soins.
Il avait apporté la même attention et la même activité dans ses relations avec les puissances italiennes. Dissimulant toujours avec Venise, dont il voyait les armemens dans les lagunes et les montagnes du Bergamasque, il différa toute explication jusqu'après la reddition de Mantoue. Provisoirement il fit occuper par ses troupes le château de Bergame, qui avait garnison vénitienne, et donna pour raison qu'il ne le croyait pas assez bien gardé pour résister à un coup de main des Autrichiens. Il se mit ainsi à l'abri d'une perfidie, et imposa aux nombreux ennemis qu'il avait dans Bergame. Dans la Lombardie et la Cispadane, il continua à favoriser l'esprit de liberté, réprimant le parti autrichien et papal, et modérant le parti démocratique, qui, dans tous les pays, a besoin d'être contenu. Il se maintint en amitié avec le roi de Piémont et le duc de Parme. Il se transporta de sa personne à Bologne, pour terminer une négociation avec le duc de Toscane, et imposer à la cour de Rome. Le duc de Toscane était incommodé par la présence des Français à Livourne; de vives discussions s'étaient élevées avec le commerce livournais sur les marchandises appartenant aux négocians ennemis de la France. Ces contestations produisaient beaucoup d'animosité; d'ailleurs les marchandises, qu'on arrachait avec peine, étaient ensuite mal vendues, et par une compagnie qui venait de voler cinq à six millions à l'armée. Bonaparte aima mieux transiger avec le grand-duc. Il fut convenu que, moyennant deux millions, il évacuerait Livourne. Il y trouva de plus l'avantage de rendre disponible la garnison de cette ville. Son projet était de prendre les deux légions formées par la Cispadane, de les réunir à la garnison de Livourne, d'y ajouter trois mille hommes de ses troupes, et d'acheminer cette petite armée vers la Romagne, et la Marche d'Ancône. Il voulait s'emparer encore de deux provinces de l'état romain, y mettre la main sur les propriétés du pape, y arrêter les impôts, se payer par ce moyen de la contribution qui n'avait pas été acquittée, prendre des otages choisis dans le parti ennemi de la France, et établir ainsi une barrière entre les états de l'Église et Mantoue. Par là, il rendait impossible le projet de jonction entre Wurmser et l'armée papale; il pouvait imposer au pape, et l'obliger enfin à se soumettre aux conditions de la république. Dans son humeur contre le Saint-Siége, il ne songeait même plus à lui pardonner, et voulait faire une division toute nouvelle de l'Italie. On aurait rendu la Lombardie à l'Autriche; on aurait composé une république puissante, en ajoutant au Modénois, au Boulonnais et au Ferrarais, la Romagne, la Marche d'Ancône, le duché de Parme, et on aurait donné Rome au duc de Parme, ce qui aurait fait grand plaisir à l'Espagne, et aurait compromis la plus catholique de toutes les puissances. Déjà il avait commencé à exécuter son projet; il s'était porté à Bologne avec trois mille hommes de troupes, et de là il menaçait le Saint-Siége, qui avait déjà formé un noyau d'armée. Mais le pape, certain maintenant d'une nouvelle expédition autrichienne, espérant communiquer par le Bas-Pô avec Wurmser, bravait les menaces du général français, et témoignait même le désir de le voir s'avancer encore davantage dans ses provinces. Le saint-père, disait-on au Vatican, quittera Rome, s'il le faut, pour se réfugier à l'extrémité de ses états. Plus Bonaparte s'avancera, et s'éloignera de l'Adige, plus il se mettra en danger, et plus les chances deviendront favorables à la cause sainte. Bonaparte, qui était tout aussi prévoyant que le Vatican, n'avait garde de marcher sur Rome; il ne voulait que menacer, et il avait toujours l'oeil sur l'Adige, s'attendant à chaque instant à une nouvelle attaque. Le 19 nivôse (8 janvier 1797), en effet, il apprit qu'un engagement avait eu lieu sur tous ses avant-postes; il repassa le Pô sur-le-champ avec deux mille hommes, et courut de sa personne à Vérone.
Son armée avait reçu depuis Arcole les renforts qu'elle aurait dû recevoir avant cette bataille. Ses malades étaient sortis des hôpitaux avec l'hiver; il avait environ quarante-cinq mille hommes présens sous les armes. Leur distribution était toujours la même. Dix mille hommes à peu près bloquaient Mantoue sous Serrurier; trente mille étaient en observation sur l'Adige. Augereau gardait Legnago, Masséna Vérone; Joubert, qui avait succédé à Vaubois, gardait Rivoli et la Corona. Rey, avec une division de réserve, était à Dezenzano, au bord du lac de Garda. Les quatre à cinq mille hommes restans étaient, soit dans les châteaux de Bergame et de Milan, soit dans la Cispadane. Les Autrichiens s'avançaient avec soixante et quelques mille hommes, et en avaient vingt dans Mantoue, dont douze mille au moins sous les armes. Ainsi, dans cette lutte, comme dans les précédentes, la proportion de l'ennemi était du double. Les Autrichiens avaient cette fois un nouveau projet. Ils avaient essayé de toutes les routes pour attaquer la double ligne du Mincio et de l'Adige. Lors de Castiglione, ils étaient descendus le long des deux rives du lac de Garda, par les deux vallées de la Chiesa et de l'Adige. Plus tard, ils avaient débouché par la vallée de l'Adige et par celle de la Brenta, attaquant par Rivoli et Vérone. Maintenant ils avaient modifié leur plan conformément à leurs projets avec le pape. L'attaque principale devait se faire par le Haut-Adige, avec quarante-cinq mille hommes sous les ordres d'Alvinzy. Une attaque accessoire, et indépendante de la première, devait se faire avec vingt mille hommes à peu près, sous les ordres de Provera, par le Bas-Adige, dans le but de communiquer avec Mantoue, avec la Romagne, avec l'armée du pape.
L'attaque d'Alvinzy était la principale; elle était assez forte pour faire espérer un succès sur ce point, et elle devait être poussée sans aucune considération de ce qui arriverait à Provera. Nous avons décrit ailleurs les trois routes qui sortent des montagnes du Tyrol. Celle qui tournait derrière le lac de Garda avait été négligée depuis l'affaire de Castiglione; on suivait maintenant les deux autres. L'une circulant entre l'Adige et le lac de Garda, passait à travers les montagnes qui séparent le lac du fleuve, et y rencontrait la position de Rivoli; l'autre longeait extérieurement le fleuve, et allait déboucher dans la plaine de Vérone, en dehors de la ligne française. Alvinzy choisit celle qui passait entre le fleuve et le lac, et qui pénétrait dans la ligne française. C'est donc sur Rivoli que devaient se diriger ses coups. Voici quelle est cette position à jamais célèbre. La chaîne du Monte-Baldo sépare le lac de Garda et l'Adige. La grande route circule entre l'Adige et le pied des montagnes, dans l'étendue de quelques lieues. A Incanale, l'Adige vient baigner le pied même des montagnes, et ne laisse plus de place pour longer sa rive. La route alors abandonne les bords du fleuve, s'élève par une espèce d'escalier tournant dans les flancs de la montagne, et débouche sur un vaste plateau, qui est celui de Rivoli. Il domine l'Adige d'un côté, et de l'autre il est entouré par l'amphithéâtre du Monte-Baldo. L'armée qui est en position sur ce plateau menace le chemin tournant par lequel on y monte, et balaie au loin de son feu les deux rives de l'Adige. Ce plateau est difficile à emporter de front, puisqu'il faut gravir un escalier étroit pour y arriver. Aussi ne cherche-t-on pas à l'attaquer par cette seule voie. Avant de parvenir à Incanale, d'autres routes conduisent sur le Monte-Baldo, et, gravissant ses croupes escarpées, viennent aboutir au plateau de Rivoli. Elles ne sont praticables ni à la cavalerie ni à l'artillerie, mais elles donnent un facile accès aux troupes à pied, et peuvent servir à porter des forces considérables d'infanterie sur les flancs et les derrières du corps qui défend le plateau. Le plan d'Alvinzy était d'attaquer la position par toutes les issues à la fois.
Le 23 nivôse (12 janvier), il attaqua Joubert, qui tenait toutes les positions avancées, et le resserra sur Rivoli. Le même jour Provera poussait deux avant-gardes, l'une sur Vérone, l'autre sur Legnago, par Caldiero et Bevilaqua. Masséna, qui était à Vérone, en sortit, culbuta l'avant-garde qui s'était présentée à lui, et fit neuf cents prisonniers. Bonaparte y arrivait de Bologne dans le moment même. Il fit replier toute la division dans Vérone pour la tenir prête à marcher. Dans la nuit, il apprit que Joubert était attaqué et forcé à Rivoli, qu'Augereau avait vu, devant Legnago, des forces considérables. Il ne pouvait pas juger encore le point sur lequel l'ennemi dirigeait sa principale masse. Il tint toujours la division Masséna prête à marcher, et ordonna à la division Rey, qui était à Dezenzano, et qui n'avait vu déboucher aucun ennemi par derrière le lac de Garda, de se porter à Castel-Novo, point le plus central entre le Haut et le Bas-Adige. Le lendemain 24 (13 janvier), les courriers se succédèrent avec rapidité. Bonaparte apprit que Joubert, attaqué par des forces immenses, allait être enveloppé, et qu'il devait à l'opiniâtreté et au bonheur de sa résistance, de conserver encore le plateau de Rivoli. Augereau lui mandait du Bas-Adige, qu'on se fusillait le long des deux rives, sans qu'il se passât aucun événement important. Bonaparte n'avait guère devant lui à Vérone que deux mille Autrichiens. Dès cet instant, il devina le projet de l'ennemi, et vit bien que l'attaque principale se dirigeait sur Rivoli. Il pensait qu'Augereau suffisait pour défendre le Bas-Adige; il le renforça d'un corps de cavalerie, détaché de la division Masséna. Il ordonna à Serrurier, qui bloquait Mantoue, de porter sa réserve à Villa-Franca, pour qu'elle fût placée intermédiairement à tous les points. Il laissa à Vérone un régiment d'infanterie et un de cavalerie; et il partit, dans la nuit du 24 au 25 (13 à 14 janvier), avec les dix-huitième, trente-deuxième, soixante-quinzième demi-brigades de la division Masséna, et deux escadrons de cavalerie. Il manda à Rey de ne pas s'arrêter à Castel-Novo, et de monter tout de suite sur Rivoli. Il devança ses divisions, et arriva de sa personne à Rivoli à deux heures du matin. Le temps, qui était pluvieux les jours précédens, s'était éclairci. Le ciel était pur, le clair de lune éclatant, le froid vif. En arrivant, Bonaparte vit l'horizon embrasé des feux de l'ennemi. Il lui supposa quarante-cinq mille hommes; Joubert en avait dix mille au plus: il était temps qu'un secours arrivât. L'ennemi s'était partagé en plusieurs corps. Le principal, composé d'une grosse colonne de grenadiers, de toute la cavalerie, de toute l'artillerie, des bagages, suivait sous Quasdanovich la grande route, entre le fleuve et le Monte-Baldo, et devait déboucher par l'escalier d'Incanale. Trois autres corps, sous les ordres d'Ocskay, de Koblos et de Liptai, composés d'infanterie seulement, avaient gravi les croupes des montagnes, et devaient arriver sur le champ de bataille en descendant les degrés de l'amphithéâtre que le Monte-Baldo forme autour du plateau de Rivoli. Un quatrième corps, sous les ordres de Lusignan, circulant sur le côté du plateau, devait venir se placer sur les derrières de l'armée française, pour la couper de la route de Vérone. Alvinzy avait enfin détaché un sixième corps, qui, par sa position, était tout à fait en dehors de l'opération. Il marchait de l'autre côté de l'Adige, et suivait la route qui, par Roveredo, Dolce et Vérone, longe le fleuve extérieurement. Ce corps, commandé par Wukassovich, pouvait tout au plus envoyer quelques boulets sur le champ de bataille, en tirant d'une rive à l'autre. Bonaparte sentit sur-le-champ qu'il fallait garder le plateau à tout prix. Il avait en face l'infanterie autrichienne, descendant l'amphithéâtre, sans une seule pièce de canon; il avait à sa droite les grenadiers, l'artillerie, la cavalerie, longeant la route du fleuve, et venant déboucher par l'escalier d'Incanale sur son flanc droit. A sa gauche, Lusignan tournait Rivoli. Les boulets de Wukassovich, lancés de l'autre rive de l'Adige, arrivaient sur sa tête. Placé sur le plateau, il empêchait la jonction des différentes armes, il foudroyait l'infanterie privée de ses canons; il refoulait la cavalerie et l'artillerie, engagées dans un chemin étroit et tournant. Peu lui importait alors que Lusignan fît effort pour le tourner, et que Wukassovich lui lançât quelques boulets.
Son plan arrêté avec sa promptitude accoutumée, il commença l'opération avant le jour. Joubert avait été obligé de se resserrer pour n'occuper qu'une étendue proportionnée à ses forces; et il était à craindre que l'infanterie, descendant les degrés du Monte-Baldo, ne vînt faire sa jonction avec la tête de la colonne gravissant par Incanale. Bonaparte, bien avant le jour, donna l'éveil aux troupes de Joubert, qui, après quarante-huit heures de combat, prenaient un peu de repos. Il fit attaquer les postes avancés de l'infanterie autrichienne, les replia, et s'étendit plus largement sur le plateau.
L'action devint extrêmement vive. L'infanterie autrichienne, sans canons, plia devant la nôtre, qui était armée de sa formidable artillerie, et recula en demi-cercle vers l'amphithéâtre du Monte-Baldo. Mais un événement fâcheux arrive dans l'instant à notre gauche. Le corps de Liptai, qui tenait l'extrémité du demi-cercle ennemi, donne sur la gauche de Joubert, composée des quatre-vingt-neuvième et vingt-cinquième demi-brigades, les surprend, les rompt, et les oblige à se retirer en désordre. La quatorzième, venant immédiatement après ces deux demi-brigades, se forme en crochet pour couvrir le reste de la ligne, et résiste avec un admirable courage. Les Autrichiens se réunissent contre elle, et sont près de l'accabler. Ils veulent surtout lui enlever ses canons, dont les chevaux ont été tués. Déjà ils arrivent sur les pièces, lorsqu'un officier s'écrie: «Grenadiers de la quatorzième, laisserez-vous enlever vos pièces?» Sur-le-champ cinquante hommes s'élancent à la suite du brave officier, repoussent les Autrichiens, s'attellent aux pièces, et les ramènent.
Bonaparte, voyant le danger, laisse Berthier sur le point menacé, et part au galop pour Rivoli, afin d'aller chercher du secours. Les premières troupes de Masséna arrivaient à peine, après avoir marché toute la nuit. Bonaparte se saisit de la trente-deuxième, devenue fameuse par ses exploits durant la campagne, et la porte à la gauche, pour rallier les deux demi-brigades qui avaient plié. L'intrépide Masséna s'avance à sa tête, rallie derrière lui les troupes rompues, et renverse tout ce qui se présente à sa rencontre. Il repousse les Autrichiens, et vient se placer à côté de la quatorzième, qui n'avait cessé de faire des prodiges de valeur. Le combat se trouve ainsi rétabli sur ce point, et l'armée occupe le demi-cercle du plateau. Mais l'échec momentané de la gauche avait obligé Joubert à se replier avec la droite; il cédait du terrain, et déjà l'infanterie autrichienne se rapprochait une seconde fois du point que Bonaparte avait mis tant d'intérêt à lui faire abandonner; elle allait joindre le débouché par lequel le chemin tournant d'Incanale aboutissait sur le plateau. Dans ce même instant, la colonne composée d'artillerie et de cavalerie, et précédée de plusieurs bataillons de grenadiers, gravissait le chemin tournant, et, avec des efforts incroyables de bravoure, en repoussait la trente-neuvième. Wukassovich, de l'autre rive de l'Adige, lançait une grêle de boulets pour protéger cette espèce d'escalade. Déjà les grenadiers avaient gravi le sommet du défilé, et la cavalerie débouchait à leur suite sur le plateau. Ce n'était pas tout: la colonne de Lusignan, dont on avait vu au loin les feux, et qu'on avait aperçue à la gauche tournant la position des Français, venait se mettre sur leurs derrières, intercepter la route de Vérone, et barrer le chemin à Rey, qui arrivait de Castel-Novo avec la division de réserve. Déjà les soldats de Lusignan, se voyant sur les derrières de l'armée française, battaient des mains, et la croyaient prise. Ainsi sur ce plateau, serré de front par un demi-cercle d'infanterie, tourné à gauche par une forte colonne, escaladé à droite par le gros de l'armée autrichienne, et labouré par les boulets qui portaient de la rive opposée de l'Adige sur ce plateau, Bonaparte était isolé avec les seules divisions Joubert et Masséna, au milieu d'une nuée d'ennemis. Il était avec seize mille hommes enveloppé par quarante au moins.
Dans ce moment si redoutable, il n'est pas ébranlé. Il conserve toute la chaleur et toute la promptitude de l'inspiration. En voyant les Autrichiens de Lusignan, il dit: Ceux-là sont à nous, et il les laisse s'engager sans s'inquiéter de leur mouvement. Les soldats, devinant leur général, partagent sa confiance, et se disent aussi: Ils sont à nous.
Dans cet instant, Bonaparte ne s'occupe que de ce qui se passe devant lui. Sa gauche est couverte par l'héroïsme de la quatorzième et de la trente-deuxième; sa droite est menacée à la fois par l'infanterie qui a repris l'offensive, et par la colonne qui escalade le plateau. Il ordonne sur-le-champ des mouvemens décisifs. Une batterie d'artillerie légère, deux escadrons, sous deux braves officiers, Leclerc et Lasalle, sont dirigés sur le débouché envahi. Joubert, qui, avec l'extrême droite, avait ce débouché à dos, fait volte-face avec un corps d'infanterie légère. Tous chargent à la fois. L'artillerie mitraille d'abord tout ce qui a débouché; la cavalerie et l'infanterie légère chargent ensuite avec vigueur. Joubert a son cheval tué; il se relève plus terrible, et s'élance sur l'ennemi un fusil à la main. Tout ce qui a débouché, grenadiers, cavalerie, artillerie, tout est précipité pêle-mêle dans l'escalier tournant d'Incanale. Un désordre horrible s'y répand; quelques pièces, plongeant dans le défilé, y augmentent l'épouvante et la confusion. A chaque pas on tue, on fait des prisonniers. Après avoir délivré le plateau des assaillans qui l'avaient escaladé, Bonaparte reporte ses coups sur l'infanterie, qui était rangée en demi-cercle devant lui, et jette sur elle Joubert avec l'infanterie légère, Lasalle avec deux cents hussards. A cette nouvelle attaque, l'épouvante se répand dans cette infanterie, privée maintenant de tout espoir de jonction; elle fuit en désordre. Alors toute notre ligne demi-circulaire s'ébranle de la droite à la gauche, jette les Autrichiens contre l'amphithéâtre du Monte-Baldo, et les poursuit à outrance dans les montagnes. Bonaparte se reporte ensuite sur ses derrières, et vient réaliser sa prédiction sur le corps de Lusignan. Ce corps, en voyant les désastres de l'armée autrichienne, s'aperçoit bientôt de son sort. Bonaparte, après l'avoir mitraillé, ordonne à la dix-huitième et à la soixante-quinzième demi-brigade de le charger. Ces braves demi-brigades s'ébranlent en entonnant le Chant du départ, et poussent Lusignan sur la route de Vérone, par laquelle arrivait Rey avec la division de réserve. Le corps autrichien résiste d'abord, puis se retire, et vient donner contre la tête de la division Rey. Epouvanté à cette vue, il invoque la clémence du vainqueur, et met bas les armes, au nombre de quatre mille soldats. On en avait pris déjà deux mille dans le défilé de l'Adige.
Il était cinq heures, et on peut dire que l'armée autrichienne était anéantie. Lusignan était pris; l'infanterie, qui était venue par les montagnes, fuyait à travers des rochers affreux; la colonne principale était engouffrée sur le bord du fleuve; le corps accessoire de Wukassovich assistait inutilement à ce désastre, séparé par l'Adige du champ de bataille. Cette admirable victoire n'étourdit point la pensée de Bonaparte; il songe au Bas-Adige qu'il a laissé menacé; il juge que Joubert, avec sa brave division, et Rey avec la division de réserve, suffiront pour porter les derniers coups à l'ennemi, et pour lui enlever des milliers de prisonniers. Il rallie la division Masséna, qui s'était battue le jour précédent à Vérone, qui avait ensuite marché toute la nuit, s'était battue tout le jour du 25 (14), et il part avec elle pour marcher encore toute la nuit qui va suivre, et voler à de nouveaux combats. Ces braves soldats, le visage joyeux, et comptant sur de nouvelles victoires, semblent ne pas sentir les fatigues. Ils volent plutôt qu'ils ne marchent pour aller couvrir Mantoue, dont quatorze lieues les séparent.
Bonaparte apprend en route ce qui s'est passé sur le Bas-Adige. Provera, se dérobant à Augereau, a jeté un pont à Anghuiari, un peu au-dessus de Legnago: il a laissé Hoënzolern au-delà de l'Adige, et a marché sur Mantoue avec neuf ou dix mille hommes. Augereau, averti trop tard, s'est jeté cependant à sa suite, l'a pris en queue, et lui a fait deux mille prisonniers. Mais avec sept à huit mille soldats, Provera marche sur Mantoue pour se joindre à la garnison. Bonaparte apprend ces détails à Castel-Novo. Il craint que la garnison avertie ne sorte pour donner la main au corps qui arrive, et ne prenne le corps de blocus entre deux feux. Il a marché toute la nuit du 25 au 26 (14-15) avec la division Masséna; il la fait marcher encore tout le jour du 26 (15), pour qu'elle arrive le soir devant Mantoue. Il y dirige en outre les réserves qu'il avait laissées intermédiairement à Villa-Franca, et y vole de sa personne pour y faire ses dispositions.
Ce jour même du 26 (15), Provera était arrivé devant Mantoue. Il se présente au faubourg de Saint-George, dans lequel était placé Miollis avec tout au plus quinze cents hommes. Provera le somme de se rendre. Le brave Miollis lui répond à coups de canon. Provera repoussé se porte du côté de la citadelle, espérant une sortie de Wurmser; mais il trouve Serrurier devant lui. Il s'arrête au palais de la Favorite, entre Saint-George et la citadelle, et lance une barque à travers le lac, pour faire dire à Wurmser de déboucher de la place le lendemain matin. Bonaparte arrive dans la soirée, dispose Augereau sur les derrières de Provera, Victor et Masséna sur ses flancs, de manière à le séparer de la citadelle par laquelle Wurmser doit essayer de déboucher. Il oppose Serrurier à Wurmser. Le lendemain 27 nivôse (16 janvier) à la pointe du jour, la bataille s'engage. Wurmser débouche de la place, et attaque Serrurier avec furie; celui-ci lui résiste avec une bravoure égale, et le contient le long des lignes de circonvallation. Victor, à la tête de la cinquante-septième, qui dans ce jour reçut le nom de la Terrible, s'élance sur Provera, et renverse tout ce qui se présente devant lui. Après un combat opiniâtre, Wurmser est rejeté dans Mantoue. Provera, traqué comme un cerf, enveloppé par Victor, Masséna, Augereau, inquiété par une sortie de Miollis, met bas les armes avec six mille hommes. Les jeunes volontaires de Vienne en font partie. Après une défense honorable, ils rendent leurs armes, et le drapeau brodé par les mains de l'impératrice.
Tel fut le dernier acte de cette immortelle opération, jugée par les militaires une des plus belles et des plus extraordinaires dont l'histoire fasse mention. On apprit que Joubert, poursuivant Alvinzy, lui avait enlevé encore sept mille prisonniers. On en avait pris six le jour même de la bataille de Rivoli, ce qui faisait treize; Augereau en avait fait deux mille; Provera en livrait six mille; on en avait recueilli mille devant Vérone, et encore quelques centaines ailleurs, ce qui portait le nombre, en trois jours, à vingt-deux ou vingt-trois mille. La division Masséna avait marché et combattu sans relâche, depuis quatre journées, marchant la nuit, combattant le jour. Aussi Bonaparte écrivait-il avec orgueil que ses soldats avaient surpassé la rapidité tant vantée des légions de César. On comprend pourquoi il attacha plus tard au nom de Masséna celui de Rivoli. L'action du 25 (14 janvier) s'appela bataille de Rivoli, celle du 27 (16), devant Mantoue, s'appela de la Favorite.
Ainsi, en trois jours encore, Bonaparte avait pris ou tué une moitié de l'armée ennemie, et l'avait comme frappée d'un coup de foudre. L'Autriche avait fait son dernier effort, et maintenant l'Italie était à nous. Wurmser, rejeté dans Mantoue, était sans espoir; il avait mangé tous ses chevaux, et les maladies se joignaient à la famine pour détruire sa garnison. Une plus longue résistance eût été inutile et contraire à l'humanité. Le vieux maréchal avait fait preuve d'un noble courage et d'une rare opiniâtreté, il pouvait songer à se rendre. Il envoya un de ses officiers à Serrurier pour parlementer; c'était Klenau. Serrurier en référa au général en chef, qui se rendit à la conférence. Bonaparte, enveloppé dans son manteau, et ne se faisant pas connaître, écouta les pourparlers entre Klenau et Serrurier. L'officier autrichien dissertait longuement sur les ressources qui restaient à son général, et assurait qu'il avait encore pour trois mois de vivres. Bonaparte, toujours enveloppé, s'approche de la table auprès de laquelle avait lieu cette conférence, saisit le papier sur lequel étaient écrites les propositions de Wurmser, et se met à tracer quelques lignes sur les marges, sans mot dire, et au grand étonnement de Klenau, qui ne comprenait pas l'action de l'inconnu. Puis, se levant et se découvrant, Bonaparte s'approche de Klenau: «Tenez, lui dit-il, voilà les conditions que j'accorde à votre maréchal. S'il avait seulement pour quinze jours de vivres, et qu'il parlât de se rendre, il ne mériterait aucune capitulation honorable. Puisqu'il vous envoie, c'est qu'il est réduit à l'extrémité. Je respecte son âge, sa bravoure et ses malheurs. Portez-lui les conditions que je lui accorde; qu'il sorte de la place demain, dans un mois ou dans six, il n'aura des conditions ni meilleures, ni pires. Il peut rester tant qu'il conviendra à son honneur.»
A ce langage, à ce ton, Klenau reconnut l'illustre capitaine, et courut porter à Wurmser les conditions qu'il lui avait faites. Le vieux maréchal fut plein de reconnaissance, en voyant la générosité dont usait envers lui son jeune adversaire. Il lui accordait la permission de sortir librement de la place avec tout son état-major; il lui accordait même deux cents cavaliers, cinq cents hommes à son choix, et six pièces de canon, pour que sa sortie fût moins humiliante. La garnison dut être conduite à Trieste, pour y être échangée contre des prisonniers français. Wurmser se hâta d'accepter ces conditions; et pour témoigner sa gratitude au général français, il l'instruisit d'un projet d'empoisonnement tramé contre lui dans les États du pape. Il dut sortir de Mantoue le 14 pluviôse (2 février). Sa consolation, en quittant Mantoue, était de remettre son épée au vainqueur lui-même; mais il ne trouva que le brave Serrurier, devant lequel il fut obligé de défiler avec tout son état-major; Bonaparte était déjà parti pour la Romagne, pour aller châtier le pape et punir le Vatican. Sa vanité, aussi profonde que son génie, avait calculé autrement que les vanités vulgaires; il aimait mieux être absent que présent sur le lieu du triomphe.
Mantoue rendue, l'Italie était définitivement conquise, et cette campagne terminée.
Quand on en considère l'ensemble, l'imagination est saisie par la multitude des batailles, la fécondité des conceptions et l'immensité des résultats. Entré en Italie avec trente et quelques mille hommes, Bonaparte sépare d'abord les Piémontais des Autrichiens à Montenotte et Millesimo, achève de détruire les premiers à Mondovi, puis court après les seconds, passe devant eux le Pô à Plaisance, l'Adda à Lodi, s'empare de la Lombardie, s'y arrête un instant, se remet bientôt en marche, trouve les Autrichiens renforcés sur le Mincio, et achève de les détruire à la bataille de Borghetto. Là, il saisit d'un coup d'oeil le plan de ses opérations futures: c'est sur l'Adige qu'il doit s'établir, pour faire front aux Autrichiens; quant aux princes qui sont sur ses derrières, il se contentera de les contenir par des négociations et des menaces. On lui envoie une seconde armée sous Wurmser; il ne peut la battre qu'en se concentrant rapidement, et en frappant alternativement chacune de ses masses isolées en homme résolu, il sacrifie le blocus de Mantoue, écrase Wurmser à Lonato, Castiglione, et le rejette dans le Tyrol. Wurmser est renforcé de nouveau, comme l'avait été Beaulieu; Bonaparte le prévient dans le Tyrol, remonte l'Adige, culbute tout devant lui à Roveredo, se jette à travers la vallée de la Brenta, coupe Wurmser qui croyait le couper lui-même, le terrasse à Bassano, et l'enferme dans Mantoue. C'est la seconde armée autrichienne détruite après avoir été renforcée.
Bonaparte, toujours négociant, menaçant des bords de l'Adige, attend la troisième armée. Elle est formidable, elle arrive avant qu'il ait reçu des renforts, il est forcé de céder devant elle; il est réduit au désespoir, il va succomber, lorsqu'il trouve, au milieu d'un marais impraticable, deux lignes débouchant dans les flancs de l'ennemi, et s'y jette avec une incroyable audace. Il est vainqueur encore à Arcole. Mais l'ennemi est arrêté, et n'est pas détruit; il revient une dernière fois, et plus puissant que les premières. D'une part, il descend des montagnes; de l'autre, il longe le Bas-Adige. Bonaparte découvre le seul point où les colonnes autrichiennes, circulant dans un pays montagneux, peuvent se réunir, s'élance sur le célèbre plateau de Rivoli, et, de ce plateau, foudroie la principale armée d'Alvinzy; puis, reprenant son vol vers le Bas-Adige, enveloppe tout entière la colonne qui l'avait franchi. Sa dernière opération est la plus belle, car ici, le bonheur est uni au génie. Ainsi, en dix mois, outre l'armée piémontaise, trois armées formidables, trois fois renforcées, avaient été détruites par une armée qui, forte de trente et quelques mille hommes à l'entrée de la campagne n'en avait guère reçu que vingt pour réparer ses pertes. Ainsi, cinquante-cinq mille Français avaient battu plus de deux cent mille Autrichiens, en avaient pris plus de quatre-vingt mille, tué ou blessé plus de vingt mille; ils avaient livré douze batailles rangées, plus de soixante combats, passé plusieurs fleuves, en bravant les flots et les feux ennemis. Quand la guerre est une routine purement mécanique, consistant à pousser et à tuer l'ennemi qu'on a devant soi, elle est peu digne de l'histoire; mais quand une de ces rencontres se présente, où l'on voit une masse d'hommes mue par une seule et vaste pensée, qui se développe au milieu des éclats de la foudre avec autant de netteté que celle d'un Newton ou d'un Descartes dans le silence du cabinet, alors le spectacle est digne du philosophe, autant que de l'homme d'état et du militaire: et, si cette identification de la multitude avec un seul individu, qui produit la force à son plus haut degré, sert à protéger, à défendre une noble cause, celle de la liberté, alors la scène devient aussi morale qu'elle est grande.
Bonaparte courait maintenant à de nouveaux projets; il se dirigeait vers Rome, pour terminer les tracasseries de cette cour de prêtres, et pour revenir, non plus sur l'Adige, mais sur Vienne. Il avait, par ses succès, ramené la guerre sur son véritable théâtre, celui de l'Italie, d'où l'on pouvait fondre sur les états héréditaires de l'empereur. Le gouvernement, éclairé par ses exploits, lui envoyait des renforts, avec lesquels il pouvait aller à Vienne dicter une paix glorieuse, au nom de la république française. La fin de la campagne avait relevé toutes les espérances que son commencement avait fait naître.
Les triomphes de Rivoli mirent le comble à la joie des patriotes. On parlait de tous côtés de ces vingt-deux mille prisonniers, et on citait le témoignage des autorités de Milan, qui les avaient passés en revue, et qui en avaient certifié le nombre, pour répondre à tous les doutes de la malveillance. La reddition de Mantoue vint mettre le comble à la satisfaction. Dès cet instant, on crut la conquête de l'Italie définitive. Le courrier qui portait ces nouvelles arriva le soir à Paris. On assembla sur-le-champ la garnison, et on les publia à la lueur des torches, au son des fanfares, au milieu des cris de joie de tous les Français attachés à leur pays. Jours à jamais célèbres et à jamais regrettables pour nous! A quelle époque notre patrie fut-elle plus belle et plus grande? Les orages de la révolution paraissaient calmés; les murmures des partis retentissaient comme les derniers bruits de la tempête. On regardait ces restes d'agitation comme la vie d'un état libre. Le commerce et les finances sortaient d'une crise épouvantable; le sol entier, restitué à des mains industrielles, allait être fécondé. Un gouvernement composé de bourgeois, nos égaux, régissait la république avec modération; les meilleurs étaient appelés à leur succéder. Toutes les voies étaient libres. La France, au comble de la puissance, était maîtresse de tout le sol qui s'étend du Rhin aux Pyrénées, de la mer aux Alpes. La Hollande, l'Espagne, allaient unir leurs vaisseaux aux siens, et attaquer de concert le despotisme maritime. Elle était resplendissante d'une gloire immortelle. D'admirables armées faisaient flotter ses trois couleurs à la face des rois qui avaient voulu l'anéantir. Vingt héros, divers de caractère et de talent, pareils seulement par l'âge et le courage, conduisaient ses soldats à la victoire. Hoche, Kléber, Desaix, Moreau, Joubert, Masséna, Bonaparte, et une foule d'autres encore s'avançaient ensemble. On pesait leurs mérites divers; mais aucun oeil encore, si perçant qu'il pût être, ne voyait dans cette génération de héros les malheureux ou les coupables; aucun oeil ne voyait celui qui allait expirer à la fleur de l'âge, atteint d'un mal inconnu, celui qui mourrait sous le poignard musulman, ou sous le feu ennemi, celui qui opprimerait la liberté, purs, heureux, pleins d'avenir! Ce ne fut là qu'un moment; mais il n'y a que des momens dans la vie des peuples, comme dans celle des individus. Nous allions retrouver l'opulence avec le repos; quant à la liberté et à la gloire, nous les avions!… «Il faut, a dit un ancien, que la patrie soit non seulement heureuse, mais suffisamment glorieuse.» Ce voeu était accompli. Français, qui avons vu depuis notre liberté étouffée, notre patrie envahie, nos héros fusillés ou infidèles à leur gloire, n'oublions jamais ces jours immortels de liberté, de grandeur et d'espérance!
FIN DU TOME HUITIÈME.
TABLE DES CHAPITRES CONTENUS DANS LE TOME HUITIÈME.
CHAPITRE I.
Nomination des cinq directeurs.—Installation du corps législatif et du directoire.—Position difficile du nouveau gouvernement. Détresse des finances; discrédit du papier-monnaie.—Premiers travaux du directoire.—Perte des lignes de Mayence.—Reprise des hostilités en Bretagne et en Vendée. Approche d'une nouvelle escadre anglaise sur les côtes de l'Ouest.—Plan de finances proposé par le directoire; nouvel emprunt forcé.—Condamnation de quelques agens royalistes.—La fille de Louis XVI est rendue aux Autrichiens en échange des représentans livrés par Dumouriez.—Situation des partis à la fin de 1795.—Armistice conclu sur le Rhin.—Opérations de l'armée d'Italie. Bataille de Loano.—Expédition de l'Île-Dieu. Départ de l'escadre anglaise. Derniers efforts de Charette; mesures du général Hoche pour opérer la pacification de la Vendée—Résultats de la campagne de 1795.
CHAPITRE II.
Continuation des travaux administratifs du directoire.—Les partis se prononcent dans le sein du corps législatif.—Institution d'une fête anniversaire du 21 janvier.—Retour de l'ex-ministre de la guerre Beurnonville et des représentans Quinette, Camus, Bancal, Lamarque et Drouet, livrés à l'ennemi par Dumouriez.—Mécontentement des jacobins. Journal de Baboeuf.—Institution du ministère de la police.—Nouvelles moeurs.—Embarras financiers; création des mandats.—Conspiration de Baboeuf.—Situation militaire. Plans du directoire.—Pacification de la Vendée; mort de Stofflet et de Charette.
CHAPITRE III.
Campagne de 1796. Conquête du Piémont et de la Lombardie par le général Bonaparte. Batailles de Montenotte, Millesimo. Passage du pont de Lodi.—Etablissement et politique des Français en Italie.—Opérations militaires dans le Nord.—Passage du Rhin par les généraux Jourdan et Moreau. Batailles de Rastadt et d'Ettlingen.—L'armée d'Italie prend ses positions sur l'Adige et sur le Danube.
CHAPITRE IV.
Etat intérieur de la France vers le milieu de l'année 1796 (an IV).—Embarras financiers du gouvernement. Chute des mandats et du papier-monnaie.—Attaque du camp de Grenelle par les jacobins—Renouvellement du pacte de famille avec l'Espagne, et projet de quadruple alliance.—Projet d'une expédition en Irlande.—Négociations en Italie.—Continuation des hostilités; arrivée de Wurmser sur l'Adige; victoires de Lonato et de Castiglione. —Opérations sur le Danube; bataille de Neresheim; marche de l'archiduc Charles contre Jourdan.—Marche de Bonaparte sur la Brenta; batailles de Roveredo, Bassano et Saint-George; retraite de Wurmser dans Mantoue.—Retour de Jourdan sur le Mein; bataille de Wurtzbourg; retraite de Moreau.
CHAPITRE V.
Situation intérieure et extérieure de la France après la retraite des armées d'Allemagne au commencement de l'an V.—Combinaisons de Pitt; ouverture d'une négociation avec le directoire; arrivée de lord Malmesbury à Paris.—Paix avec Naples et avec Gênes; négociations infructueuses avec le pape; déchéance du duc de Modène; fondation de la république cispadane.—Mission de Clarke à Vienne.—Nouveaux efforts de l'Autriche en Italie; arrivée d'Alvinzy; extrêmes dangers de l'armée française; bataille d'Arcole.
CHAPITRE VI.
Clarke au quartier-général de l'armée d'Italie.—Rupture des négociations avec le cabinet anglais. Départ de Malmesbury.—Expédition d'Irlande.—Travaux administratifs du directoire dans l'hiver de l'an v. Etat des finances. Recettes et dépenses.—Capitulation de Kehl.—Dernière tentative de l'Autriche sur l'Italie. Victoires de Rivoli et de la Favorite; prise de Mantoue. Fin de la mémorable campagne de 1796.