← Retour

Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l'année 1812. Tome II

16px
100%

The Project Gutenberg eBook of Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l'année 1812. Tome II

This ebook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this ebook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you will have to check the laws of the country where you are located before using this eBook.

Title: Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l'année 1812. Tome II

Author: comte de Philippe-Paul Ségur

Release date: February 2, 2007 [eBook #20507]
Most recently updated: January 1, 2021

Language: French

Credits: Produced by Mireille Harmelin, Chuck Greif and the Online
Distributed Proofreading Team at DP Europe
(http://dp.rastko.net); produced from images of the
Bibliothèque nationale de France (BNF/Gallica) at
http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE NAPOLÉON ET DE LA GRANDE-ARMÉE PENDANT L'ANNÉE 1812. TOME II ***
Note du transcripteur: l'orthographe de l'original est conservée.

HISTOIRE

DE NAPOLÉON

ET

DE LA GRANDE-ARMÉE

PENDANT L'ANNÉE 1812;

par

M. le général comte de Ségur.

Quamquam animus meminisse horret, luctuque refugit incipiam.........

Virg.

TOME SECOND.

BRUXELLES,

ARNOLD LACROSSE, IMPRIMEUR-LIBRAIRE,

RUE DE LA MONTAGNE, Nº 1015.

1825


LIVRE HUITIÈME.

   CHAPITRE I
   CHAPITRE II.
   CHAPITRE III.
   CHAPITRE IV.
   CHAPITRE V.
   CHAPITRE VI.
   CHAPITRE VII.
   CHAPITRE VIII.
   CHAPITRE IX.
   CHAPITRE X.
   CHAPITRE XI.

LIVRE NEUVIÈME.

   CHAPITRE I.
   CHAPITRE II.
   CHAPITRE III.
   CHAPITRE IV.
   CHAPITRE V.
   CHAPITRE VI.
   CHAPITRE VII.
   CHAPITRE VIII.
   CHAPITRE IX.
   CHAPITRE X.
   CHAPITRE XI.
   CHAPITRE XII.
   CHAPITRE XIII.
   CHAPITRE XIV.

LIVRE DIXIÈME.

   CHAPITRE I.
   CHAPITRE II.
   CHAPITRE III.
   CHAPITRE IV.
   CHAPITRE V.
   CHAPITRE VI.
   CHAPITRE VII.
   CHAPITRE VIII.
   CHAPITRE IX.

LIVRE ONZIEME.

   CHAPITRE I.
   CHAPITRE II.
   CHAPITRE III.
   CHAPITRE IV.
   CHAPITRE V.
   CHAPITRE VI.
   CHAPITRE VII.
   CHAPITRE VIII.
   CHAPITRE IX.
   CHAPITRE X.
   CHAPITRE XI.
   CHAPITRE XII.
   CHAPITRE XIII.

LIVRE DOUZIEME.

   CHAPITRE I.
   CHAPITRE II.
   CHAPITRE III.
   CHAPITRE IV.
   CHAPITRE V.
   CHAPITRE VI.
   CHAPITRE VII.
   CHAPITRE VIII.
   CHAPITRE IX.
   CHAPITRE X.
   CHAPITRE XI.
   CHAPITRE XII.

HISTOIRE

DE NAPOLÉON

ET

DE LA GRANDE-ARMÉE

PENDANT L'ANNÉE 1812;


LIVRE HUITIÈME.


CHAPITRE I.

On a vu l'empereur Alexandre, surpris à Wilna au milieu de ses préparatifs de défense, fuir avec son armée désunie, et ne pouvoir la rallier qu'à cent lieues de là, entre Vitepsk et Smolensk. Entraîné dans la retraité précipitée de Barclay, ce prince s'était réfugié à Drissa, dans un camp mal choisi et retranché à grands frais; point dans l'espace, sur une frontière si étendue, et qui ne servait qu'à indiquer à l'ennemi quel devait être le but de ses manœuvres.

Cependant Alexandre, rassuré par la vue de ce camp et de la Düna, avait pris haleine derrière ce fleuve. Ce fut là seulement qu'il consentit à recevoir pour la première fois un agent anglais: tant il attachait d'importance à paraître, jusqu'au dernier moment, fidèle à ses engagemens avec la France. On ignore si ce fut ostentation de bonne foi, ou bonne foi réelle; ce qui est certain, c'est qu'à Paris, après le succès, il affirma sur son honneur (au comte Daru) «que, malgré les accusations de Napoléon, ç'avait été sa première infraction au traité de Tilsitt.»

En même temps, il laissait Barclay faire aux soldats français et à leurs alliés ces adresses corruptrices qui avaient tant ému Napoléon à Klubokoë; tentatives que les Français trouvèrent méprisables, et les Allemands intempestives.

Du reste, l'empereur russe ne s'était pas montré comme un homme de guerre aux yeux de ses ennemis; ils le jugèrent ainsi, sur ce qu'il avait négligé la Bérézina, seule ligne naturelle de défense de la Lithuanie; sur sa retraite excentrique vers le nord, quand le reste de son armée fuyait vers le midi; enfin, sur son ukase de recrutement, daté de Drissa, qui donnait aux recrues pour point de ralliement plusieurs villes qu'occupèrent presque aussitôt les Français. On remarqua aussi son départ de l'armée, lorsqu'elle commençait à combattre.

Quant à ses mesures politiques dans ses nouvelles et dans ses anciennes provinces, et quant à ses proclamations de Polotsk à son armée, à Moskou, à sa grande nation, on convenait qu'elles étaient singulièrement appropriées aux lieux et aux hommes. Il semble, en effet, qu'il y eut, dans les moyens politiques qu'il employa, une gradation d'énergie très-sensible.

Dans la Lithuanie nouvellement acquise, soit précipitation, soit calcul, on avait tout ménagé en se retirant, sol, maisons, habitans; rien n'avait été exigé: seulement on avait emmené les seigneurs les plus puissans; leur défection eût été d'un exemple trop dangereux, et dans la suite leur retour plus difficile, s'étant plus compromis; c'étaient d'ailleurs des otages.

Dans la Lithuanie plus anciennement réunie, où une administration douce, des faveurs habilement distribuées, et une plus longue habitude avaient fait oublier l'indépendance, on avait entraîné après soi les hommes et tout ce qu'ils pouvaient emporter. Toutefois, on n'avait pas cru devoir exiger d'une religion étrangère et d'un patriotisme naissant l'incendie des propriétés: un recrutement de cinq hommes seulement, sur cinq cents mâles, avait été ordonné.

Mais, dans la vieille Russie, où tout concourait avec le pouvoir, religion, superstition, ignorance, patriotisme, non seulement on avait tout fait reculer avec soi sur la route militaire, mais tout ce qui ne pouvait pas suivre avait été détruit; tout ce qui n'était pas recrue, devenait milice ou Cosaques.

L'intérieur de l'empire étant alors menacé, c'était à Moskou à donner l'exemple. Cette capitale, justement nommée par ses poètes Moskou aux coupoles dorées, était un vaste et bizarre assemblage de deux cent quatre-vingt-quinze églises et de quinze cents châteaux, avec leurs jardins et leurs dépendances. Ces palais de briques et leurs parcs, entremêlés de jolies maisons de bois et même de chaumières, étaient dispersés sur plusieurs lieues carrées d'un terrain inégal; ils se groupaient autour d'une forteresse élevée et triangulaire, dont la vaste et double enceinte, d'une demi-lieue de pourtour, renfermait encore, l'une, plusieurs palais, plusieurs églises et des espaces incultes et rocailleux; l'autre, un vaste bazar, ville de marchands, où les richesses des quatre parties du monde brillaient réunies.

Ces édifices, ces palais, et jusqu'aux boutiques, étaient tous couverts d'un fer poli et coloré; les églises, chacune surmontée d'une terrasse et de plusieurs clochers que terminaient des globes d'or, puis le croissant, enfin la croix, rappelaient l'histoire de ce peuple; c'était l'Asie, et sa religion, d'abord victorieuse, ensuite vaincue, et enfin le croissant de Mahomet, dominé par la croix du Christ.

Un seul rayon de soleil faisait étinceler, cette ville superbe de mille couleurs variées! À son aspect, le voyageur enchanté s'arrêtait ébloui. Elle lui rappelait ces prodiges, dont les poètes orientaux avaient amusé, son enfance. S'il pénétrait dans son enceinte, l'observation augmentait encore son étonnement; il reconnaissait aux nobles les usages, les mœurs, les différens langages de l'Europe moderne, et la riche et légère élégance de ses vêtemens. Il regardait avec surprise le luxe et la forme asiatiques de ceux des marchands; les costumes grecs du peuple, et leurs longues barbes. Dans les édifices, la même variété le frappait; et tout cela cependant, empreint d'une couleur locale et parfois rude, comme il convient à la Moskovie.

Enfin quand il observait la grandeur et la magnificence de tant de palais, les richesses dont ils étaient ornés; le luxe des équipages; cette multitude d'esclaves et de serviteurs empressés, et l'éclat de ces spectacles magnifiques, le fracas de ces festins, de ces fêtes de ces joies somptueuses, qui sans cesse y retentissaient, il se croyait transporté, au milieu d'une ville de rois, dans un rendez-vous de souverains, venus avec leurs usages, leurs mœurs et leur suite; de toutes les parties du monde.

Ce n'étaient pourtant que des sujets, mais des sujets riches, puissans; des grands orgueilleux d'une noblesse antique, forts de leur nombre, de leur réunion, d'un lien général de parenté, contracté pendant les sept siècles de durée de cette capitale. C'étaient des seigneurs fiers de leur existence au milieu de leur vastes possessions; car le territoire presque entier du gouvernement de Moskou leur appartient, et ils y règnent sur un million de serfs. Enfin, c'étaient des nobles, s'appuyant, avec un orgueil patriotique et religieux, «sur le berceau et le tombeau de leur noblesse;» car c'est ainsi qu'ils appellent Moskou.

Il semble en effet que ce soit là que les nobles des familles les plus illustres doivent naître et s'élever; que ce soit de là qu'ils doivent s'élancer dans la grande carrière des honneurs et de la gloire; et qu'enfin ce soit encore là que, satisfaits, mécontens ou désabusés, ils doivent rapporter leurs dégoûts, ou leur ressentiment pour l'épancher; leur réputation pour en jouir, pour exercer son influence sur la jeune noblesse, et relever enfin loin du pouvoir, dont ils n'attendent plus rien, leur orgueil trop long-temps courbé près du trône.

Là, leur ambition, ou rassasiée ou mécontente, au milieu des leurs, et comme hors de portée de la cour, a pris un langage plus libre; c'est comme un privilège que le temps a consacré, auquel ils tiennent, et que respecte leur souverain. Moins courtisans, ils sont plus citoyens. Aussi leurs princes reviennent-ils avec répugnance dans ce vaste dépôt de gloire et des commerce, au milieu d'une ville de nobles, qu'ils ont ou disgraciés ou dégoûtés, qui échappent à leur pouvoir par leur âge, par leur réputation, et qu'ils sont obligés de ménager.

La nécessité y ramena Alexandre; il s'y rendit de Polotsk, précédé de ses proclamations, et attendu par les nobles et les marchands. Il y parut d'abord au milieu de la noblesse réunie. Là, tout fut grand, la circonstance, l'assemblée, l'orateur et les résolutions qu'il inspira. Sa voix était émue. À peine eut-il cessé qu'un seul cri, mais simultané, unanime, s'élança de tous les cœurs: on entendit de toutes parts: «Sire, demandez tout! nous vous offrons tout! prenez tout!»

Puis aussitôt, l'un de ces nobles proposa la levée d'une milice, et, pour la former, le don d'un paysan sur vingt-cinq. Mais cent voix l'interrompirent en s'écriant «que la patrie voulait davantage; que c'était un serf sur dix, tout armé, équipé, et pourvu de trois mois de vivres, qu'il fallait donner!» C'était offrir, pour le seul gouvernement de Moskou, quatre-vingt mille hommes et beaucoup de munitions.

Ce sacrifice fut voté sur-le-champ, sans délibération; quelques-uns disent avec enthousiasme, et qu'il fut exécuté de même, tant que le danger fut présent. D'autres n'ont vu, dans l'adhésion de cette assemblée à une proposition si extrême, que de la soumission, sentiment qui, devant un pouvoir absolu, absorbe tous les autres.

Ils ajoutent qu'au sortir de cette séance, on entendit les principaux nobles murmurer entre eux contre l'exagération d'une telle mesure. «Le danger était-il donc si pressant! l'armée russe, qu'on leur disait encore être de quatre cent mille hommes, n'existait-elle plus? Pourquoi donc leur enlever tant de paysans! Le service de ces miliciens ne serait, disait-on, que temporaire? Mais comment espérer jamais leur retour! Il faudrait bien plutôt le craindre! Ces serfs rapporteraient-ils des désordres de la guerre une même soumission? non sans doute, ils en reviendraient tout pleins de nouvelles sensations, et d'idées nouvelles, dont ils infecteraient les villages: ils y propageraient un esprit d'indocilité, qui rendrait le commendement incommode, et gâterait la servitude.»

Quoi qu'il en soit, la résolution de cette assemblée fut généreuse et digne d'une si grande nation. Le détail importe peu. On sait assez qu'il est par-tout le même; que tout, dans le monde, perd à être vu de trop près; qu'enfin, les peuples doivent être jugés par masses et par résultats.

Alexandre parla ensuite aux marchands, mais plus brièvement: il leur fit lire cette proclamation, où Napoléon était représenté «comme un perfide, un Moloch, qui, la trahison dans le cœur et la loyauté sur les lèvres, venait effacer la Russie de la face du monde.»

On dit qu'à ces mots, on vit s'enflammer de fureur toutes ces figures mâles et fortement colorées, auxquelles de longues barbes donnaient à la fois un air antique, imposant, et sauvage. Leurs yeux étincelaient; une rage convulsive les saisit; leurs bras roidis qu'ils tordaient, leurs poings fermés, des cris étouffés, le grincement de leurs dents, en exprimaient la violence. L'effet y répondit. Leur chef, qu'ils élisent eux-mêmes, se montra digne de sa place: il souscrivit le premier pour cinquante mille roubles. C'était les deux tiers de sa fortune, et il les apporta le lendemain.

Ces marchands sont divisés en trois classes: on proposa de fixer à chacune sa contribution. Mais l'un d'eux, qui comptait dans là dernière classe, déclara que son patriotisme ne se soumettrait à aucune limite; et, dans l'instant, il s'imposa lui-même bien au-delà de la fixation proposée; les autres suivirent de plus ou moins loin son exemple. On profita de leur premier mouvement. Ils trouvèrent sous leur main tout ce qu'il fallait pour s'engager irrévocablement, quand ils étaient encore ensemble, excités les uns par les autres et par les paroles de leur empereur.

Ce don patriotique s'éleva, dit-on, à deux millions de roubles. Les autres gouvernemens répétèrent, comme autant d'échos, le cri national de Moskou. L'empereur accepta tout; mais tout ne put être donné sur-le-champ: et quand, pour achever son ouvrage, il réclama le reste des secours promis, il fut forcé d'user de contrainte; le péril qui avait soumis les uns et échauffé les autres, s'étant éloigné.


CHAPITRE II.

Cependant, bientôt Smolensk fut envahi, Napoléon dans Viazma, l'alarme dans Moskou. La grande bataille n'était point encore perdue, et déjà l'on commençait à abandonner cette capitale.

Dans ses proclamations, le gouverneur-général comte Rostopschine, disait aux femmes: «qu'il ne les retenait pas, que moins il y aurait de peur, moins il y aurait de péril; mais, que pour leurs frères et leurs maris, ils devaient rester, qu'autrement ils se couvriraient de honte.» Puis il ajoutait des détails rassurans sur les forces ennemies: «c'étaient cent cinquante mille hommes réduits à se nourrir de cheval. L'empereur Alexandre allait revenir dans sa fidèle capitale; quatre-vingt-trois mille Russes, tant recrues que milice, et quatre-vingts canons marchaient vers Borodino pour se joindre à Kutusof.»

Il finissait en disant: «Si ces forces ne suffisent pas, je vous dirai: Allons, mes amis les Moskovites, marchons aussi! nous rassemblerons cent mille hommes, nous prendrons l'image de la sainte Vierge, cent cinquante pièces de canon, et nous mettrons fin à tout et ensemble.»

On a remarqué, comme une singularité toute locale, que la plupart de ces proclamations étaient en style biblique, et en prose rimée.

En même temps, non loin de Moskou, et par l'ordre d'Alexandre, on faisait diriger par un artificier allemand la construction d'un ballon monstrueux. La première destination de cet aérostat ailé, avait été de planer sur l'armée française, d'y choisir son chef, et de l'écraser par une pluie de fer et de feu: on en fit plusieurs essais qui échouèrent, les ressorts des ailes s'étant toujours brisés.

Mais Rostopschine, feignant de persévérer, fit, dit-on, achever la confection d'une multitude de fusées et de matières à incendies. Moskou elle-même devait être la grande machine infernale, dont l'explosion nocturne et subite dévorerait l'empereur et son armée. Si l'ennemi échappait à ce danger, du moins n'aurait-il plus d'asile, plus de ressources; et l'horreur d'un si grand désastre, dont on saurait bien l'accuser, comme on avait fait de ceux de Smolensk, de Dorogobouje, de Viazma et de Gjatz, soulèvrait toute la Russie.

Tel fut le terrible plan de ce noble descendant de l'un des plus grands conquérans de l'Asie. Il fut conçu sans effort, mûri avec soin, exécuté sans hésitation. Depuis, on a vu ce seigneur russe à Paris. C'est un homme rangé, bon époux, excellent père; son esprit est supérieur et cultivé, sa société est douce et pleine d'agrément; mais comme quelques-uns de ses compatriotes, il joint à la civilisation des temps modernes une énergie antique.

Désormais, son nom appartient à l'histoire: toutefois, il n'eut que la plus grande part à l'honneur de ce grand sacrifice. Il était déjà commencé dès Smolensk, lui l'acheva. Cette résolution, comme tout ce qui est grand et entier, fut admirable; le motif suffisant et justifié par le succès, le dévouement inoui, et si extraordinaire, que l'historien doit s'arrêter pour l'approfondir, le comprendre, et le contempler.[1]

Un homme seul, au milieu d'un grand empire presque renversé, envisage son danger d'un regard ferme. Il le mesure, l'apprécie, et ose, peut-être sans mission, faire l'immense part de tous les intérêts publics et particuliers qu'il faut lui sacrifier. Sujet, il décide du sort de l'état, sans l'aveu de son souverain; noble, il prononce la destruction des palais de tous les nobles, sans leur consentement; protecteur, par la place qu'il occupe, d'un peuple nombreux, d'une foule de riches commerçans, de l'une des plus grandes capitales de l'Europe, il sacrifie ces fortunes, ces établissemens, cette ville tout entière; lui-même, il livre aux flammes le plus beau et le plus riche de ses palais, et fier, satisfait et tranquille, il reste au milieu de tous ces intérêts blessés, détruits et révoltés.

Quel si juste et si grand motif a donc pu lui inspirer une si étonnante assurance? En décidant l'incendie de Moskou, son principal but ne fut pas d'affamer l'ennemi, puisqu'il venait d'épuiser de vivres cette grande cité, ni de priver d'abri l'armée française, puisqu'il était impossible de penser que, sur huit mille maisons et églises, dispersées sur un si vaste terrain, il n'en échapperait pas de quoi caserner cent cinquante mille nommes.

Il sentit bien encore que par là, il manquait à cette partie si importante de ce qu'on supposait être le plan de campagne d'Alexandre, dont le but devait être d'attirer et de retenir Napoléon, jusqu'à ce que l'hiver vint l'environner, le saisir, et le livrer sans défense à toute la nation insurgée. Car enfin, sans doute, ces flammes éclaireraient ce conquérant; elles ôteraient à son invasion son but. Elles devaient donc le forcer à y renoncer, quand il en était encore temps, et le décider enfin à revenir en Lithuanie, pour y prendre des quartiers d'hiver; détermination qui préparerait à la Russie une seconde campagne plus dangereuse que la première.

Mais, dans cette grande crise, Rostopschine vit sur-tout deux périls: l'un, qui menaçait l'honneur national, celui d'une paix honteuse dictée dans Moskou, et arrachée à son empereur; l'autre était un danger politique plus qu'un danger de guerre: dans celui-ci, il craignait les séductions de l'ennemi plus que ses armes, et une révolution plus qu'une conquête.

Ne voulant point de traité, ce gouverneur prévit qu'au milieu de leur populeuse capitale, que les Russes eux-mêmes nomment l'oracle, l'exemple de tout l'empire, Napoléon aurait recours à l'arme révolutionnaire, la seule qui lui resterait pour terminer. C'est pourquoi il se décida à élever une barrière de feu entre ce conquérant et toutes les faiblesses, de quelque part qu'elles vinssent, soit du trône, soit de ses compatriotes nobles ou sénateurs; et sur-tout entre un peuple serf et les soldats d'un peuple propriétaire et libre; enfin, entre ceux-ci et cette masse d'artisans et de marchands réunis, qui forment dans Moskou le commencement d'une classe intermédiaire, classe pour laquelle la révolution française a été faite.

Tout se prépara en silence, à l'insu du peuple, des propriétaires de toutes les classes, et peut-être de leur empereur. La nation ignora qu'elle se sacrifiait elle-même. Cela est si vrai, que lorsque le moment de l'exécution arriva, nous entendîmes les habitans réfugiés dans les églises maudire ces destructions. Ceux qui les virent de loin, les seigneurs les plus riches, trompés comme leurs paysans, nous en accusèrent; ceux enfin qui les avaient ordonnées en rejetèrent sur nous l'horreur, s'étant faits destructeurs pour nous rendre odieux, et s'inquiétant peu des maledictions de tant de malheureux, pourvu qu'ils nous en chargeassent.

Le silence d'Alexandre laisse douter s'il approuva ou blâma cette grande détermination. La part qu'il eut dans cette catastrophe est encore un mystère pour les Russes; ils l'ignorent ou la taisent: effet du despotisme, qui commande l'ignorance ou le silence.

Quelques-uns pensent qu'aucun homme, dans tout l'empire, hors l'empereur, n'aurait osé se charger d'une si terrible responsabilité. Depuis, sa conduite désavoua sans désapprouver. D'autres croient que ce fût une des causes de son absence de l'armée, et que, ne voulant paraître ni ordonner, ni défendre, il ne voulut pas rester témoin.

Quant à l'abandon général des habitations depuis Smolensk, il était forcé, l'armée russe les défendant toujours, les faisant toutes emporter l'épée à la main, et nous annonçant comme des monstres destructeurs. Cette émigration coûta peu dans les campagnes. Les paysans, voisins de la grande route, gagnaient, par des voies latérales, d'autres villages de leurs seigneurs, où ils étaient recueillis.

L'abandon de leurs cabanes, faites de troncs d'arbres couchés les uns sur les autres, qu'une hache suffit pour construire, et donc un banc, une table et une image forment tout le mobilier, n'était guère un sacrifice pour ces serfs qui n'avaient rien à eux, qui ne s'appartenaient pas à eux-mêmes, et dont il fallait bien que par-tout leurs seigneurs eussent soin, puisqu'ils étaient leur propriété, et qu'ils faisaient tout leur revenu.

D'ailleurs, ces paysans, avec leurs chariots, leurs outils et quelques bestiaux, emportaient tout avec eux, la plupart se suffisant à eux-mêmes pour se loger, se vêtir, et pour tout le reste: car ces hommes en sont toujours aux commencemens de leur civilisation, et bien loin encore de cette division de travail qui est l'extension et le perfectionnement du commerce, ou de la société.

Mais dans les villes, et sur-tout dans la grande Moskou, comment quitter tant d'établissemens, tant de douces et de commodes habitudes, tant de richesses mobilières et immobilières? et cependant, l'abandon total de Moskou ne coûta guère plus à obtenir que celui du moindre village. Là, comme à Vienne, Berlin et Madrid, les principaux nobles n'hésitèrent point à se retirer à notre approche: car il semble que pour ceux-là rester serait trahir. Mais ici, marchands, artisans, journaliers, tous crurent devoir fuir comme les seigneurs les plus puissans. On n'eût pas besoin d'ordonner; ce peuple n'avait point encore assez d'idées pour juger par lui-même, pour distinguer et établir des différences: l'exemple des nobles suffit. Quelques étrangers, restés dans Moskou, auraient pu l'éclairer. On exila les uns, la terreur isola les autres.

Il fut d'ailleurs facile de ne laisser prévoir que profanations, pillage et dévastation à un peuple encore si séparé des autres peuples, et aux habitans d'une ville tant de fois saccagée et brûlée par les Tartares. Dès lors, on ne pouvait attendre un ennemi impie et féroce que pour le combattre. Le reste devait éviter son approche avec horreur, pour se sauver dans cette vie et dans l'autre: obéissance, honneur, religion, peur, tout ordonnait donc de fuir avec tout ce qu'on pouvait emporter.

Quinze jours avant l'invasion, le départ des archives, des caisses publiques, du trésor, et celui des nobles et des principaux marchands, avec ce qu'ils avaient de plus précieux, indiqua au reste des habitans ce qu'ils avaient à faire. Chaque jour le gouverneur, impatient déjà de voir se vider cette capitale, en faisait surveiller l'émigration.

Le 3 septembre, une Française, au risque d'être massacrée par des mougiques furieux, se hasarda à sortir de son refuge. Elle errait depuis long-temps dans de vastes quartiers, dont la solitude l'étonnait, quand une lointaine et lugubre clameur la saisit d'effroi. C'était comme le chant de mort de cette vaste cité; immobile, elle regarde, et voit s'avancer une multitude immense d'hommes et de femmes désolés, emportant leurs biens, leurs saintes images, et traînant leurs enfans après eux. Leurs prêtres, tous chargés des signes sacrés de la religion, les précédaient. Ils invoquaient le ciel par des hymnes de douleur, que tous répétaient en pleurant.

Cette foule d'infortunés parvenus aux portes de la ville, les dépassèrent avec une douloureuse hésitation; leurs regards, se détournant encore vers Moskou, semblaient dire un dernier adieu à leur ville sainte: mais peu à peu leurs chants lugubres et leurs sanglots se perdirent dans les vastes plaines qui l'environnent.


CHAPITRE III.

Ainsi fuyait en détail, ou par masses, cette population. Les routes de Cazan, de Voladimir et d'Iaroslaf, étaient couvertes, pendant quarante lieues, de fugitifs à pied, et de plusieurs files, non interrompues, de voitures de toute espèce. Toutefois, les mesures de Rostopschine pour prévenir le découragement, et maintenir l'ordre, retinrent beaucoup de ces malheureux jusqu'au dernier moment.

À cela, il faut ajouter la nomination de Kutusof qui avait ranimé l'espoir, la fausse nouvelle d'un succès à Borodino, et pour les moins riches, l'hésitation naturelle au moment d'abandonner la seule habitation qu'ils possédaient; enfin l'insuffisance des transports, malgré leur quantité singulièrement considérable en Russie; soit que de très-fortes réquisitions, qu'avaient exigées les besoins de l'armée, en eussent réduit le nombre; soit qu'ils fussent trop petits, l'usage les voulant très-légers sur un sol sablonneux, et pour des routes plutôt marquées que faites.

C'est alors que Kutusof, vaincu à Borodino, écrit par-tout qu'il est vainqueur. Il trompe Moskou, Pétersbourg, et jusqu'aux commandans des autres armées russes. Alexandre communiqua cette erreur à ses alliés. On le vit, dans ses premiers transports de joie, courir aux autels, combler d'honneurs et d'argent l'armée et la famille de son chef, ordonner des fêtes, et enfin remercier le ciel et nommer Kutusof feld-maréchal pour cette défaite.

La plupart des Russes affirment que leur empereur fut grossièrement abusé par ce rapport infidèle. On cherche encore les motifs d'une telle audace, qui valut à Kutusof, d'abord des faveurs sans mesure, qu'on ne lui retira pas; puis, dit-on, des menaces terribles, qui restèrent sans exécution.

Si l'on en doit croire plusieurs de ses compatriotes, qui peut-être furent ses ennemis, il paraît qu'il eut deux motifs: d'abord de ne point affaiblir, par une fâcheuse nouvelle, le peu de caractère qu'en Russie on supposait à tort, mais généralement, à Alexandre. Puis; comme il se hâta, pour que sa dépêche arrivât le jour même de la fête de son souverain, on ajoute que son but fut de recueillir les récompenses dont ces sortes d'anniversaires sont l'occasion.

Mais à Moskou l'erreur fut courte. Le bruit de la chute de la moitié de son armée y retentit presque aussitôt, par cette singulière commotion des grands coups de la fortune, qu'on a vus se faire ressentir presque au même instant à d'énormes distances. Toutefois, les discours des chefs, les seuls qui osassent parler, restèrent toujours fiers et menaçans; beaucoup d'habitans y crurent et demeurèrent encore; mais, chaque jour, ils devinrent de plus en plus la proie d'une cruelle anxiété. On les voyait presque à la fois transportés de fureur, exaltés d'espoir et abattus d'effroi.

Dans un de ces momens où prosternés, soit aux pieds des autels, soit chez eux devant les images de leurs saints, ils n'avaient plus d'espérance que dans le ciel, tout-à-coup des cris d'allégresse retentirent: on se précipite aussitôt sur les places et dans les rues pour en apprendre la cause. Le peuple y était en foule, ivre de joie, et ses regards attachés sur la croix de la principale église. Un vautour venait de s'embarrasser dans les chaînes qui la soutenaient, et y demeurait suspendu. C'était un présage assuré pour ces hommes, dont une grande attente augmentait la superstition naturelle: ainsi leur Dieu allait saisir et leur livrer Napoléon.

Rostopschine s'emparaît de tous ces mouvemens, qu'il excitait ou comprimait, suivant qu'ils lui étaient favorables ou contraires. Parmi les prisonniers ennemis, il faisait choisir les plus chétifs, pour les montrer au peuple, qui s'enhardissait à la vue de leur faiblesse. Et cependant il vidait Moskou de fournitures de toute espèce, pour nourrir les vaincus, et affamer les vainqueurs. Cette mesure lui fut facile, Moskou ne s'approvisionnant qu'au printemps et en automne par les eaux, et en hiver par le traînage.

Il maintenait encore, avec un reste d'espoir, l'ordre si nécessaire, sur-tout dans une pareille fuite, quand les débris du désastre de Borodino se présentèrent. Ce long convoi de blessés, leurs gémissemens, leurs vêtemens et leur linge, tout souillés d'un sang noir; leurs seigneurs si puissans, frappés et renversés comme les autres; tout cela était un spectacle d'une nouveauté bien effrayante pour une ville depuis si long-temps éloignée des horreurs de la guerre. La police redoubla d'activité; mais la terreur qu'elle inspirait ne put lutter plus long-temps contre une plus grande terreur.

Alors Rostopschine s'adresse encore au peuple; il lui déclare: «qu'il va défendre Moskou jusqu'à la dernière goutte de son sang, qu'on se battra dans les rues; que déjà les tribunaux sont fermés, mais qu'il n'importe, qu'on n'a pas besoin de tribunaux pour faire le procès au scélérat.» Puis il ajoute «que dans deux jours il donnera le signal. Il recommande qu'on s'arme bien de haches, et sur-tout de fourches à trois dents, le Français n'étant pas plus lourd qu'une gerbe de blé. Quant aux blessés, il va, dit-il, faire dire une messe pour eux, et bénir l'eau pour leur prompte guérison. Le lendemain, il ajouta qu'il allait se joindre à Kutusof, afin de prendre les dernières mesures pour exterminer les ennemis. Après quoi, dit-il, nous renverrons au diable ces hôtes, nous leur ferons rendre l'ame, et nous mettrons la main à l'œuvre pour réduire en poudre ces perfides.»

En effet, Kutusof n'avait point désespéré du salut de sa patrie. Après s'être servi des milices, pendant le combat de Borodino, pour porter les munitions et relever les blessés, il venait d'en former le troisième rang de son armée. À Mojaïsk, sa bonne contenance lui avait fait gagner assez de temps pour mettre de l'ordre dans sa retraite, choisir ses blessés, abandonner ceux qui étaient incurables, et en embarrasser l'armée ennemie. Plus loin, à Zelkowo, un échec avait arrêté la fougue de Murat. Enfin, le 13 septembre, Moskou vit les feux des bivouacs russes.

Là, l'orgueil national, une position heureuse, les travaux qu'on y ajouta, tout fit croire que ce général s'était déterminé à sauver la capitale, ou à périr avec elle. Il hésitait cependant, et, soit politique ou prudence, il finit par abandonner le gouverneur de Moskou à toute sa responsabilité.

L'armée russe, dans cette position de Fili, en avant de Moskou, comptait quatre-vingt-onze mille hommes, dont six mille Cosaques, soixante-cinq mille hommes de vieilles troupes, restes de cent vingt et un mille hommes présens à la Moskowa, et vingt mille recrues, armées, moitié de fusils, et moitié de piques.

L'armée française, forte de cent trente mille hommes la veille de la grande bataille, avait perdu environ quarante mille hommes à Borodino; restait quatre-vingt-dix mille hommes. Des régimens de marche et les divisions Laborde et Pino allaient la rejoindre: elle était donc encore forte de près de cent mille hommes en arrivant devant Moskou. Sa marche était appesantie par six cent sept canons, deux mille cinq cents voitures d'artillerie, et cinq mille voitures de bagages: elle n'avait plus de munitions que pour un jour de combat. Peut-être Kutusof calcula-t-il la disproportion de ses forces réelles avec les nôtres. Au reste, on ne peut avancer ici que des conjectures, car il donna des motifs purement militaires à sa retraite.

Ce qui est certain, c'est que ce vieux général trompa le gouverneur jusqu'au dernier moment. «Il lui jurait encore sur ses cheveux blancs qu'il se ferait tuer avec lui devant Moskou,» quand soudain celui-ci apprend que dans la nuit, dans le camp, dans un conseil, l'abandon sans combat, de cette capitale vient d'être décidé.

À cette nouvelle, Rostopschine furieux y mais inébranlable se dévoue. Le temps pressait: on se hâte: On ne cherche plus à cacher à Moskou le sort qu'on lui destine; ce qui restait d'habitans n'en valait plus la peine: il fallait, d'ailleurs, les décider à fuir pour leur salut.

La nuit, des émissaires vont donc frapper à toutes les portes; ils annoncent l'incendie. Des fusées sont glissées dans toutes les ouvertures favorables, et sur-tout dans les boutiques convertes de fer du quartier marchand. On enlève les pompes; la désolation monte à son comble, et chacun, suivant son caractère, se trouble ou se décide. La plupart se groupent sur les places; ils se pressent, ils se questionnent réciproquement, ils cherchent des conseils; beaucoup errent sans but; les uns tout effarés de terreur, les autres dans un état effrayant d'exaspération. Enfin l'armée, le dernier espoir de ce peuple, l'abandonne; elle commence à traverser la ville, et, dans sa retraite, elle entraîne avec elle les restes encore nombreux de cette population.

Elle sortit par la porte de Kolomna, entourée d'une foule de femmes, d'enfans et de vieillards désespérés. Les champs en furent couverts; ils fuyaient dans toutes les directions, par tous les sentiers, à travers champs, sans vivres, et tout chargés de leurs effets, les premiers que, dans leur trouble, ils avaient trouvés sous leurs mains. On en vit qui, faute de chevaux, s'étaient attelés eux-mêmes à des chariots, traînant ainsi leurs enfans en bas âge, ou leur femme malade, ou leur père infirme; enfin, ce qu'ils avaient de plus précieux. Les bois leur servirent d'abri: ils vécurent de la pitié de leurs compatriotes.

Ce jour-là, une scène effrayante termina ce triste drame. Ce dernier jour de Moskou venu, Rostopschine rassemble tout ce qu'il a pu retenir et armer. Les prisons s'ouvrent. Une foule sale et dégoûtante en sort tumultueusement. Ces malheureux se précipitent dans les rues, avec une joie féroce. Deux hommes, Russe et Français, l'un accusé de trahison, l'autre d'imprudence politique, sont arrachés du milieu de cette horde; on les traîne devant Rostopschine. Celui-ci reproche au Russe sa trahison.

C'était le fils d'un marchand: il avait été surpris provoquant le peuple à la révolte. Ce qui alarma, c'est qu'on découvrit qu'il était d'une secte d'illuminés allemands, qu'on nomme martinistes, association d'indépendans superstitieux. Son audace ne s'était pas démentie dans les fers. On crut un instant que l'esprit d'égalité avait pénétré en Russie. Toutefois, il n'avoua pas de complices.

Dans ce dernier instant, son père seul accourut. On s'attendait à le voir intercéder pour son fils; mais c'est sa mort qu'il demande. Le gouverneur lui accorda quelques instans pour lui parler encore et le bénir. «Moi! bénir un traître!» s'écrie le Russe furieux; et dans l'instant il se tourne vers son fils, et, d'une voix et d'un geste horrible, il le maudit.

Ce fut le signal de l'exécution. On abattit d'un coup de sabre mal assuré ce malheureux. Il tomba, mais seulement blessé, et peut-être l'arrivée des Français l'aurait-elle sauvé, si le peuple ne s'était pas aperçu qu'il vivait encore. Ces furieux forcèrent les barrières, se jetèrent sur lui, et le déchirèrent en lambeaux.

Cependant, le Français demeurait glacé de terreur, quand Rostopschine se tournant vers lui: Pour toi, dit-il, comme Français, tu devrais désirer l'arrivée des Français; sois donc libre, mais va dire aux tiens que la Russie n'a eu qu'un seul traître, et qu'il est puni.» Alors, s'adressant aux misérables qui l'environnent, il les appelle enfans de la Russie, et leur ordonne d'expier leurs fautes en servant leur patrie. Enfin il sort le dernier de cette malheureuse ville, et rejoint l'armée russe.

Dès lors, la grande Moskou n'appartint plus ni aux Russes, ni aux Français, mais à cette foule impure, dont quelques officiers et soldats de police dirigèrent la fureur. On les organisa; on assigna à chacun son poste, et ils se dispersèrent, pour que le pillage, la dévastation et l'incendie éclatassent par-tout à la fois.


CHAPITRE IV.

Ce jour-là même (le 14 septembre), Napoléon, enfin persuadé que Kutusof ne s'était pas jeté sur son flanc droit, rejoignit son avant-garde. Il monta à cheval à quelques lieues de Moskou. Il marchait lentement, avec précaution, faisant sonder devant lui les bois et les ravins, et gagner le sommet de toutes les hauteurs, pour découvrir l'armée ennemie. On s'attendait à une bataille: le terrain s'y prêtait; des ouvrages étaient ébauchés, mais tout avait été abandonné, et l'on n'éprouvait pas la plus légère résistance.

Enfin une dernière hauteur reste à dépasser; elle touche à Moskou, qu'elle domine; c'est le Mont du Salut. Il s'appelle ainsi parce que, de son sommet, à l'aspect de leur ville sainte, les habitans se signent et se prosternent. Nos éclaireurs l'eurent bientôt couronné. Il était deux heures; le soleil faisait étinceler de mille couleurs cette grande cité. À ce spectacle, frappés d'étonnement, ils s'arrêtent; ils crient: «Moskou! Moskou!» Chacun alors presse sa marche; on accourt en désordre, et l'armée entière, battant des mains, répète avec transport: «Moskou! Moskou!» comme les marins crient: «Terre! Terre!» à la fin d'une longue et pénible navigation.

À la vue de cette ville dorée, de ce nœud brillant de l'Asie et de l'Europe, de ce majestueux rendez-vous, où s'unissaient le luxe, les usages et les arts des deux plus belles parties du monde, nous nous arrêtâmes, saisis d'une orgueilleuse contemplation. Quel jour de gloire était arrivé! Comme il allait devenir le plus grand, le plus éclatant souvenir de notre vie entière. Nous sentions qu'en ce moment toutes nos actions devaient fixer les yeux de l'univers surpris, et que chacun de nos moindres mouvemens serait historique.

Sur cet immense et imposant théâtre, il nous semblait marcher entourés des acclamations de tous les peuples; fiers d'élever notre siècle reconnaissant au-dessus de tous les autres siècles, nous le voyions déjà grand de notre grandeur et tout brillant de notre gloire.

À notre retour, déjà tant désiré, avec quelle considération presque respectueuse, avec quel enthousiasme allions-nous être reçus au milieu de nos femmes, de nos compatriotes et même de nos pères! Nous serions, le reste de notre vie, des êtres à part, qu'ils ne verraient qu'avec étonnement, qu'ils n'écouteraient qu'avec une curieuse admiration! On accourrait sur notre passage; on recueillerait nos moindres paroles. Cette miraculeuse conquête nous environnait d'une auréole de gloire: désormais on croirait respirer autour de nous un air de prodige et de merveille.

Et quand ces pensées orgueilleuses faisaient place à des sentimens plus modérés, nous nous disions que c'était là le terme promis à nos travaux; qu'enfin nous allions nous arrêter, puisque nous ne pouvions plus être surpassés par nous-mêmes, après une expédition noble et digne émule de celle d'Égypte, et rivale heureuse de toutes les grandes et glorieuses guerres de l'antiquité.

Dans cet instant, dangers, souffrance, tout fut oublié. Pouvait-on acheter trop cher le superbe bonheur de pouvoir dire toute sa vie: «J'étais de l'armée de Moskou!»

Eh bien, mes compagnons, aujourd'hui même, au milieu de notre abaissement, et quoiqu'il date de cette ville, funeste, cette pensée d'un noble orgueil n'est-elle pas assez puissante pour nous consoler encore, et relever fièrement nos têtes abattues par le malheur!

Napoléon lui-même était accouru. Il s'arrêta transporté; une exclamation de bonheur lui échappa. Depuis la grande bataille, les maréchaux mécontens s'étaient éloignés de lui; mais à la vue de Moskou prisonnière, à la nouvelle de l'arrivée d'un parlementaire, frappés d'un si grand résultat, enivrés de tout l'enthousiasme de la gloire, ils oublièrent leurs griefs. On les vit tous se presser autour de l'empereur, rendant hommage à sa fortune, et déjà tentés d'attribuer à la prévoyance de son génie le peu de soin qu'il s'était donné le 7 pour compléter sa victoire.

Mais chez Napoléon, les premiers mouvemens étaient courts. Il avait trop à penser pour se livrer long-temps à ses sensations. Son premier cri avait été: «La voilà donc enfin cette ville fameuse!» Et le second fut: «Il était temps!»

Déjà ses yeux, fixés sur cette capitale, n'exprimaient plus que de l'impatience: en elle il croyait voir tout l'empire russe. Ces murs renfermaient tout son espoir, la paix, les frais de la guerre, une gloire immortelle: aussi ses avides regards s'attachaient-ils sur toutes ses issues. Quand donc ses portes s'ouvriront-elles; quand en verra-t-il sortir cette députation, qui lui soumettra ses richesses, sa population, son sénat et la principale noblesse russe? Dès lors cette entreprise, où il s'était si témérairement engagé, terminée heureusement et à force d'audace, sera le fruit d'une haute combinaison, son imprudence sera grandeur; dès lors sa victoire de la Moskowa, si incomplète, deviendra son plus beau fait d'armes. Ainsi, tout ce qui pouvait tourner à sa perte tournerait à sa gloire; cette journée allait commencer à décider s'il était le plus grand homme du monde, ou le plus téméraire; enfin s'il s'était élevé un autel ou creusé un tombeau.

Cependant, l'inquiétude commençait à le saisir. Déjà, à sa gauche et à sa droite, il voyait le prince Eugène et Poniatowski déborder la ville ennemie; devant lui, Murat atteignait, au milieu de ses éclaireurs, l'entrée des faubourgs, et pourtant aucune députation ne se présentait; seulement un officier de Miloradowitch était venu déclarer que ce général mettrait le feu à la ville, si l'on ne donnait pas à son arrière-garde le loisir de l'évacuer.

Napoléon accorda tout. Les premières troupes des deux armées se mêlèrent quelques instans. Murat fut reconnu par les Cosaques: ceux-ci, familiers comme des nomades et expressifs comme des méridionaux, se pressent autour de lui; puis, par leurs gestes et leurs exclamations, ils exaltent sa bravoure, et l'enivrent de leur admiration. Le roi prit les montres de ses officiers et les distribua à ces guerriers encore barbares. L'un d'eux l'appela son hettman.

Murat fut un moment tenté de croire que, dans ces officiers, il trouverait un nouveau Mazeppa, ou que lui-même le deviendrait; il pensa les avoir gagnés. Ce moment d'armistice, dans cette circonstance, entretint l'espoir de Napoléon, tant il avait besoin de se faire illusion. Il en fut amusé pendant deux heures.

Cependant, le jour s'écoule et Moskou reste morne, silencieuse et comme inanimée. L'anxiété de l'empereur s'accroît; l'impatience des soldats devient plus difficile à contenir. Quelques officiers ont pénétré dans l'enceinte de la ville; «Moskou est déserte!»

À cette nouvelle, qu'il repousse avec irritation, Napoléon descend de la montagne du Salut, et s'approche de la Moskowa et de la porte de Dorogomilow. Il s'arrête encore à l'entrée de cette barrière, mais inutilement. Murat le presse. «Eh bien, lui répond-il, entrez donc, puisqu'ils le veulent!» Et il recommande la plus grande discipline; il espère encore. «Peut-être que ces habitans ne savent pas même se rendre; car ici tout est nouveau, eux pour nous, et nous pour eux.»

Mais alors, les rapports se succèdent; tous s'accordent. Des Français, habitans de Moskou, se hasardent à sortir de l'asile qui, depuis quelques jours, les dérobe à la fureur du peuple: ils confirment la fatale nouvelle. L'empereur appelle Daru et s'écrie: «Moskou déserte! quel événement invraisemblable! il faut y pénétrer. Allez, et amenez-moi les boyards.» Il croit que ces hommes, ou roidis d'orgueil, ou paralysés de terreur, restent immobiles sur leurs foyers; et lui, jusque-là toujours prévenu par les soumissions des vaincus, il provoque leur confiance, et va au-devant de leurs prières.

Comment en effet se persuader que tant de palais somptueux, de temples si brillans, et de riches comptoirs, étaient abandonnés par leurs possesseurs, comme ces simples hameaux qu'il venait de traverser. Cependant Daru vient d'échouer. Aucun Moskovite ne se présente; aucune fumée du moindre foyer ne s'élève; on n'entend pas le plus léger bruit sortir de cette immense et populeuse cité; ses trois cent mille habitans semblent frappés d'un immobile et muet enchantement: c'est le silence du désert!

Mais telle était la persistance de Napoléon, qu'il s'obstina et attendit encore. Enfin un officier, décidé à plaire, ou persuadé que tout ce que l'empereur voulait devait s'accomplir, entra dans la ville, s'empara de cinq à six vagabonds, les poussa devant son cheval jusqu'à l'empereur, et s'imagina avoir amené une députation. Dès la première réponse de ces misérables, Napoléon vit qu'il n'avait devant lui que de malheureux journaliers.

Alors seulement, il ne douta plus de l'évacuation entière de Moskou, et perdit tout l'espoir qu'il avait fondé sur elle. Il haussa les épaules, et avec cet air de mépris dont il accablait tout ce qui contrariait son désir, il s'écria: «Ah! les Russes ne savent pas encore l'effet que produira sur eux la prise de leur capitale!»


CHAPITRE V.

Déjà depuis une heure, Murat et la colonne longue et serrée de sa cavalerie envahissaient Moskou; ils pénétraient dans ce corps gigantesque, encore intact, mais inanimé. Frappés d'un long étonnement, à la vue de cette grande solitude, ils répondaient à l'imposante taciturnité de cette Thèbes moderne, par un silence aussi solennel. Ces guerriers écoutaient avec un secret frémissement les pas de leurs chevaux retentir seuls au milieu de ces palais déserts. Ils s'étonnaient de n'entendre qu'eux au milieu d'habitations si nombreuses. Aucun ne songeait à s'arrêter ni à piller, soit prudence, soit que les grandes nations civilisées se respectent elles-mêmes, dans les capitales ennemies, en présence de ces grands centres de civilisation.

Cependant, leur silence observait cette cité puissante, déjà si remarquable s'ils l'eussent rencontrée dans un pays riche et populeux, mais bien plus étonnante dans ces déserts. C'était comme une riche et brillante oasis. Ils avaient d'abord été frappés du soudain aspect de tant de palais magnifiques. Mais ils remarquaient qu'ils étaient entremêlés de chaumières; spectacle qui annonçait le défaut de gradation entre les classes, et que le luxe n'était point né là, comme ailleurs, de l'industrie, mais qu'il la précédait; tandis que, dans l'ordre naturel, il n'en devait être que la suite, plus ou moins nécessaire.

Là, sur-tout, régnait l'inégalité; ce malheur de toute société humaine, qui produit l'orgueil des uns, l'avilissement des autres, la corruption de tous. Et pourtant un si généreux abandon prouvait que ce luxe excessif, mais encore tout d'emprunt, n'avait point amolli cette noblesse.

On s'avançait ainsi, tantôt agité de surprise, tantôt de pitié, et plus souvent d'un noble enthousiasme. Plusieurs citaient les souvenirs des grandes conquêtes que l'histoire nous a transmises; mais c'était pour s'enorgueillir, et non pour prévoir; car on se trouvait trop haut et hors de toute comparaison: on avait laissé derrière soi tous les conquérans de l'antiquité. On était exalté, par ce qu'il y a de mieux après la vertu, par la gloire. Puis venait la mélancolie; soit épuisement, suite de tant de sensations; soit effet d'un isolement produit par une élévation sans mesure, et du vague dans lequel nous errions sur cette sommité, d'où nous apercevions l'immensité, l'infini, où notre faiblesse se perdait; car plus on s'élève, plus l'horizon s'agrandit, et plus on s'aperçoit de son néant.

Tout-à-coup, au milieu de ces pensées qu'une marche lente favorisait, des coups de fusil éclatent; la colonne s'arrête. Ses derniers chevaux couvrent encore la campagne; son centre est engagé dans une des plus longues rues de la ville; sa tête touche au Kremlin. Les portes de cette citadelle paraissent fermées. On entend de féroces rugissemens sortir de son enceinte; quelques hommes et des femmes d'une figure dégoûtante et atroce se montrent tout armés sur ses murs. Ils exhalent une sale ivresse et d'horribles imprécations. Murat leur fit porter des paroles de paix; elles furent inutiles. Il fallut enfoncer la porte à coups de canon.

On pénétra, moitié de gré, moitié de force, au milieu de ces misérables. L'un d'eux se rua jusque sur le roi, et tenta de tuer l'un de ses officiers. On crut avoir assez fait de le désarmer, mais il se jeta de nouveau sur sa victime, la roula par terre en cherchant à l'étouffer, et, comme il se sentit saisir les bras, il voulut encore la déchirer avec ses dents. C'étaient là les seuls Moskovites qui nous avaient attendus, et qu'on semblait nous avoir laissés comme un gage barbare et sauvage de la haine nationale.

Toutefois, on s'aperçut qu'il n'y avait pas encore d'ensemble dans cette rage patriotique. Cinq cents recrues, oubliées sur la place du Kremlin, virent cette scène sans s'émouvoir. Dès la première sommation, ils se dispersèrent. Plus loin, on joignit un convoi de vivres, dont l'escorte jeta aussitôt ses armes. Plusieurs milliers de traînards et de déserteurs ennemis restèrent volontairement au pouvoir de l'avant-garde. Celle-ci laissa au corps qui la suivait le soin de les ramasser; ceux-là à d'autres, et ainsi de suite; de sorte qu'ils restèrent libres au milieu de nous, jusqu'à ce que l'incendie et le pillage leur ayant marqué leur devoir, et les ayant tous ralliés dans une même haine, ils allèrent rejoindre Kutusof.

Murat, que le Kremlin n'avait arrêté que quelques instans, disperse cette foule qu'il méprise. Ardent, infatigable comme en Italie et en Égypte, après neuf cents lieues faites et soixante combats livrés pour atteindre Moskou, il traverse cette cité superbe sans daigner s'y arrêter, et, s'acharnant sur l'arrière-garde russe, il s'engage fièrement et sans hésiter sur le chemin de Voladimir et d'Asie.

Plusieurs milliers de Cosaques, avec quatre pièces de canon, se retiraient dans cette direction. Là cessait l'armistice. Aussitôt Murat, fatigué par cette paix d'une demi-journée, ordonna de la rompre à coups de carabine. Mais nos cavaliers croyaient la guerre finie, Moskou leur en paraissait le terme, et les avant-postes des deux empires répugnaient à renouveler les hostilités. Un nouvel ordre vint, une même hésitation y répondit. Enfin, Murat irrité commanda lui-même; et ces feux, dont il semblait menacer l'Asie, mais qui ne devaient plus s'arrêter qu'aux rives de la Seine, recommencèrent.


CHAPITRE VI.

Napoléon n'entra qu'avec la nuit dans Moskou. Il s'arrêta dans une des premières maisons du faubourg de Dorogomilow. Ce fut là qu'il nomma le maréchal Mortier gouverneur de cette capitale. «Sur-tout, lui dit-il, point de pillage! Vous m'en répondez sur votre tête. Défendez Moskou envers et contre tous.»

Cette nuit fut triste: des rapports sinistres se succédaient. Il vint des Français, habitans de ce pays, et même un officier de la police russe, pour dénoncer l'incendie. Il donna tous les détails de ses préparatifs. L'empereur ému chercha vainement quelque repos. À chaque instant il appelait, et se faisait répéter cette fatale nouvelle. Cependant il se retranchait encore dans son incrédulité, quand vers deux heures du matin, il apprit que le feu éclatait.

C'était au palais Marchand, au centre de la ville, dans son plus riche quartier. Aussitôt il donne des ordres, il les multiplie. Le jour venu, lui-même y court, il menace la jeune garde et Mortier. Ce maréchal lui montre des maisons couvertes de fer; elles sont toutes fermées, encore intactes, et sans la moindre effraction; cependant une fumée noire en sort déjà. Napoléon tout pensif entre dans le Kremlin.

À la vue de ce palais, à la fois gothique et moderne des Romanof et des Rurick, de leur trône encore debout, de cette croix du grand Yvan, et de la plus belle partie de la ville que le Kremlin domine, et que les flammes, encore renfermées dans le bazar, semblent devoir respecter, il reprend son premier espoir. Son ambition est flattée de cette conquête; on l'entend s'écrier: «Je suis donc enfin dans Moskou, dans l'antique palais des czars! dans le Kremlin!» Il en examine tous les détails avec un orgueil curieux et satisfait.

Toutefois, il se fait rendre compte des ressources que présente la ville; et, dans ce court moment, tout à l'espérance, il écrit des paroles de paix à l'empereur Alexandre. Un officier supérieur ennemi venait d'être trouvé dans le grand hôpital; il fut chargé de cette lettre. Ce fut à la sinistre lueur des flammes du bazar que Napoléon l'acheva, et que partit le Russe. Celui-ci dut porter la nouvelle de ce désastre à son souverain, dont cet incendie fut la seule réponse.

Le jour favorisa les efforts du duc de Trévise: il se rendit maître du feu. Les incendiaires se tinrent cachés. On doutait de leur existence. Enfin, des ordres sévères étant donnés, l'ordre l'établi, l'inquiétude suspendue, chacun alla s'emparer d'une maison commode ou d'un palais somptueux, pensant y trouver un bien-être acheté par de si longues et de si excessives privations.

Deux officiers s'étaient établis dans un des bâtimens du Kremlin. De là, leur vue pouvait embrasser le nord et l'ouest de la ville. Vers minuit, une clarté extraordinaire les réveille. Ils regardent, et voient des flammes remplir des palais, dont elles illuminent d'abord et font bientôt écrouler l'élégante et noble architecture. Ils remarquent que le vent du nord chasse directement ces flammes sur le Kremlin, et s'inquiètent pour cette enceinte, où reposaient l'élite de l'armée et son chef. Ils craignent aussi pour toutes les maisons environnantes, où nos soldats, nos gens et nos chevaux, fatigués et repus, sont sans doute ensevelis dans un profond sommeil. Déjà des flammèches et des débris ardens volaient jusque sur les toits du Kremlin, quand le vent du nord, tournant vers l'ouest, les chassa dans une autre direction.

Alors, rassuré sur son corps d'armée, l'un de ces officiers se rendormit en s'écriant: «C'est à faire aux autres, cela ne nous regarde plus.» Car telle était l'insouciance qui résultait de cette multiplicité d'événemens et de malheurs sur lesquels on était comme blasé, et tel l'égoïsme produit par l'excès de fatigue et de souffrance, qu'ils ne laissaient à chacun que la mesure de forces et de sentiment indispensables pour son service et pour sa conservation personnelle.

Cependant, de vives et nouvelles lueurs les réveillent encore; ils voient d'autres flammes s'élever précisément dans la nouvelle direction que le vent venait de prendre sur le Kremlin, et ils maudissent l'imprudence et l'indiscipline française, qu'ils accusent de ce désastre. Mais trois fois le vent change ainsi du nord à l'ouest, et trois fois ces feux ennemis, vengeurs, obstinés, et comme acharnés contre le quartier-impérial, se montrent ardens à saisir cette nouvelle direction.

À cette vue, un grand soupçon s'empare de leur esprit. Les Moskovites, connaissant notre téméraire et négligente insouciance, auraient-ils conçu l'espoir de brûler avec Moskou nos soldats ivres de vin, de fatigue et de sommeil; ou plutôt ont-ils osé croire qu'ils enveloperaient Napoléon dans cette catastrophe; que la perte de cet homme valait bien celle de leur capitale; que c'était un assez grand résultat pour y sacrifier Moskou tout entière; que peut-être le ciel, pour leur accorder une aussi grande victoire, voulait un aussi grand sacrifice; et qu'enfin il fallait à cet immense colosse un aussi immense bûcher.

On ne sait s'ils eurent cette pensée, mais il fallut l'étoile de l'empereur pour qu'elle ne se réalisât pas. En effet, non-seulement le Kremlin renfermait, à notre insu, un magasin à poudre, mais, cette nuit-là même, les gardes, endormies et placées négligemment, avaient laissé tout un parc d'artillerie entrer et s'établir sous les fenêtres de Napoléon.

C'était l'instant où ces flammes furieuses étaient dardées de toutes parts, et avec le plus de violence, sur le Kremlin; car le vent, sans doute attiré par cette grande combustion, augmentait à chaque instant d'impétuosité. L'élite de l'armée et l'empereur étaient perdus, si une seule des flammèches qui volaient sur nos têtes s'était posée sur un seul caisson. C'est ainsi que, pendant plusieurs heures, de chacune des étincelles qui traversaient les airs, dépendit le sort de l'armée entière.

Enfin le jour, un jour sombre parut; il vint s'ajouter à cette grande horreur, la pâlir, lui ôter son éclat. Beaucoup d'officiers se réfugièrent dans les salles du palais. Les chefs, et Mortier lui-même, vaincus par l'incendie, qu'ils combattaient depuis trente-six heures, y vinrent tomber d'épuisement et de désespoir.

Ils se taisaient, et nous nous accusions. Il semblait à la plupart que l'indiscipline et l'ivresse de nos soldats avaient commencé ce désastre, et que la tempête l'achevait. Nous nous regardions nous-mêmes avec une espèce de dégoût. Le cri d'horreur qu'allait jeter l'Europe nous effrayait. On s'abordait les yeux baissés, consternés d'une si épouvantable catastrophe: elle souillait notre gloire, elle nous en arrachait le fruit, elle menaçait notre existence présente et à venir; nous n'étions plus qu'une armée de criminels dont le ciel et le monde civilisé devaient faire justice. On ne sortait de cet abîme de pensées, et des accès de fureur qu'on éprouvait contre les incendiaires, que par la recherche avide des nouvelles, qui toutes commençaient à accuser les Russes seuls de ce désastre.

En effet, des officiers arrivaient de toutes parts, tous s'accordaient. Dès la première nuit, celle du 14 au 15, un globe enflammé s'était abaissé sur le palais du prince Troubetskoï, et l'avait consumé; c'était un signal. Aussitôt le feu avait été mis à la Bourse: on avait aperçu des soldats de police russes l'attiser avec des lances goudronnées. Ici, des obus perfidement placés venaient d'éclater dans les poêles de plusieurs maisons, ils avaient blessé les militaires qui se pressaient autour. Alors, se retirant dans des quartiers encore debout, il étaient allés se choisir d'autres asiles; mais, près d'entrer dans ces maisons toutes closes et inhabitées, ils avaient entendu en sortir une faible explosion; elle avait été suivie d'une légère fumée, qui aussitôt était devenue épaisse et noire, puis rougeâtre, enfin couleur de feu, et bientôt l'édifice entier s'était abîmé dans un gouffre de flammes.

Tous avaient vu des hommes d'une figure atroce, couverts de lambeaux, et des femmes furieuses errer dans ces flammes, et compléter une épouvantable image de l'enfer. Ces misérables, enivrés de vin et du succès de leurs crimes, ne daignaient plus se cacher; ils parcouraient triomphalement ces rues embrasées; on les surprenait armés de torches, s'acharnant à propager l'incendie: il fallait leur abattre les mains à coups de sabre pour leur faire lâcher prise. On se disait que ces bandits avaient été déchaînés par les chefs russes pour brûler Moskou; et qu'en effet, une si grande, une si extrême résolution, n'avait pu être prise que par le patriotisme, et exécutée que par le crime.

Aussitôt l'ordre fut donné de fusiller sur place tous les incendiaires. L'armée était sur pied. La vieille garde, qui tout entière occupait une partie du Kremlin, avait pris les armes; les bagages, les chevaux tout chargés, remplissaient les cours; nous étions mornes d'étonnement, de fatigue, et du désespoir de voir périr un si riche cantonnement. Maîtres de Moskou, il fallait donc aller bivouaquer sans vivres à ses portes!

Pendant que nos soldats luttaient encore avec l'incendie, et que l'armée disputait au feu cette proie, Napoléon, dont on n'avait pas osé troubler le sommeil pendant la nuit, s'était éveillé à la double clarté du jour et des flammes. Dans son premier mouvement, il s'irrita, et voulut commander à cet élément; mais bientôt il fléchit, et s'arrêta devant l'impossibilité. Surpris, quand il a frappé au cœur d'un empire, d'y trouver un autre sentiment que celui de la soumission et de la terreur, il se sent vaincu et surpassé en détermination.

Cette conquête pour laquelle il a tout sacrifié, c'est comme un fantôme qu'il a poursuivi, qu'il a cru saisir, et qu'il voit s'évanouir dans les airs en tourbillons de fumée et de flammes. Alors une extrême agitation s'empare de lui; on le croirait dévoré des feux qui l'environnent. À chaque instant, il se lève, marche et se rassied brusquement. Il parcourt ses appartemens d'un pas rapide; ses gestes courts et véhémens décèlent un trouble cruel: il quitte, reprend, et quitte encore un travail pressé, pour se précipiter à ses fenêtres et contempler les progrès de l'incendie. De brusques et brèves exclamations s'échappent de sa poitrine oppressée. «Quel effroyable spectacle! Ce sont eux-mêmes! Tant de palais! Quelle résolution extraordinaire! Quels hommes! Ce sont des Scythes!»

Entre l'incendie et lui se trouvait un vaste emplacement désert, puis la Moskowa et ses deux quais: et pourtant les vitres des croisées contre lesquelles il s'appuie sont déjà brûlantes, et le travail continuel des balayeurs, placés sur les toits de fer du palais, ne suffit pas pour écarter les nombreux flocons de feu qui cherchent à s'y poser.

En cet instant, le bruit se répand que le Kremlin est miné: des Russes l'ont dit, des écrits l'attestent; quelques domestiques en perdent la tête d'effroi; les militaires attendent impassiblement ce que l'ordre de l'empereur et leur destin décideront, et l'empereur ne répond à cette alarme que par un sourire d'incrédulité.

Mais il marche encore convulsivement, il s'arrête à chaque croisée, et regarde le terrible élément victorieux dévorer avec fureur sa brillante conquête; se saisir de tous les ponts, de tous les passages de sa forteresse; le cerner, l'y tenir comme assiégé; envahir à chaque minute les maisons environnantes, et, le resserrant de plus en plus, le réduire enfin à la seule enceinte du Kremlin.

Déjà nous ne respirions plus que de la fumée et des cendres. La nuit approchait, et allait ajouter son ombre à nos dangers; le vent d'équinoxe, d'accord avec les Russes, redoublait de violence. On vit alors accourir le roi de Naples et le prince Eugène: ils se joignirent au prince de Neufchâtel, pénétrèrent jusqu'à l'empereur, et là, de leurs prières, de leurs gestes, à genoux, ils le pressent, et veulent l'arracher de ce lieu de désolation. Ce fut en vain.

Napoléon, maître enfin du palais des czars, s'opiniâtrait à ne pas céder cette conquête, même à l'incendie, quand tout-à-coup un cri, «Le feu est au Kremlin!» passe de bouche en bouche, et nous arrache à la stupeur contemplative qui nous avait saisis. L'empereur sort pour juger le danger. Deux fois le feu venait d'être mis et éteint dans le bâtiment sur lequel il se trouvait; mais la tour de l'arsenal brûle encore. Un soldat de police vient d'y être trouvé. On l'amène, et Napoléon le fait interroger devant lui. C'est ce Russe qui est l'incendiaire: il a exécuté sa consigne au signal donné par son chef. Tout est donc voué à la destruction, même le Kremlin antique et sacré.

L'empereur fit un geste de mépris et d'humeur; on emmena ce misérable dans la première cour, où les grenadiers furieux le firent expirer sous leurs baïonnettes.


CHAPITRE VII.

Cet incident avait décidé Napoléon. Il descend rapidement cet escalier du nord, fameux par le massacre des Strélitz, et ordonne qu'on le guide hors de la ville, à une lieue sur la route de Pétersbourg, vers le château impérial de Pétrowsky.

Mais nous étions assiégés par un océan de flammes; elles bloquaient toutes les portes de la citadelle, et repoussèrent les premières sorties qui furent tentées. Après quelques tâtonnemens, on découvrit, à travers les rochers, une poterne qui donnait sur la Moskowa. Ce fut par cet étroit passage que Napoléon, ses officiers et sa garde, parvinrent à s'échapper du Kremlin. Mais qu'avaient-ils gagné à cette sortie? Plus près de l'incendie, ils ne pouvaient ni reculer ni demeurer; et comment avancer, comment s'élancer à travers les vagues de cette mer de feu? Ceux qui avaient parcouru la ville, assourdis par la tempête, aveuglés par les cendres, ne pouvaient plus se reconnaître, puisque les rues disparaissaient dans la fumée et sous les décombres.

Il fallait pourtant se hâter. À chaque instant croissait autour de nous le mugissement des flammes. Une seule rue étroite, tortueuse et toute brûlante, s'offrait plutôt comme l'entrée que comme la sortie de cet enfer. L'empereur s'élança à pied et sans hésiter dans ce dangereux passage. Il s'avança au travers du pétillement de ces brasiers, au bruit du craquement des voûtes et de la chute des poutres brûlantes et des toits de fer ardent qui croulaient autour de lui. Ces débris embarrassaient ses pas. Les flammes, qui dévoraient avec un bruissement impétueux les édifices entre lesquels il marchait, dépassant leur faîte, fléchissaient alors sous le vent et se recourbaient sur nos têtes. Nous marchions sur une terre de feu, sous un ciel de feu, entre deux murailles de feu! Une chaleur pénétrante brûlait nos yeux; qu'il fallait cependant tenir ouverts et fixés sur le danger. Un air dévorant, des cendres étincelantes, des flammes détachées, embrasaient notre respiration courte, sèche, haletante, et déjà presque suffoquée par la fumée. Nos mains brûlaient en cherchant à garantir notre figure d'une chaleur insupportable, et en repoussant les flammèches qui couvraient à chaque instant et pénétraient nos vêtemens.

Dans cette inexprimable détresse, et quand une course rapide paraissait notre seul moyen de salut, notre guide incertain et troublé s'arrêta. Là, se serait peut-être terminée notre vie aventureuse, si des pillards du premier corps n'avaient point reconnu l'empereur au milieu de ces tourbillons de flammes; ils accoururent, et le guidèrent vers les décombres fumans d'un quartier réduit en cendres dès le matin.

Ce fut alors que l'on rencontra le prince d'Eckmühl. Ce maréchal, blessé à la Moskowa, se faisait rapporter dans les flammes pour en arracher Napoléon ou y périr avec lui. Il se jeta dans ses bras avec transport: l'empereur l'accueillit bien, mais avec ce calme qui, dans le péril, ne le quittait jamais.

Pour échapper à cette vaste région de maux, il fallut encore qu'il dépassât un long convoi de poudre qui défilait au travers de ces feux. Ce ne fut pas son moindre danger, mais ce fut le dernier, et l'on arriva avec la nuit à Pétrowsky.

Le lendemain matin, 17 septembre, Napoléon tourna ses premiers regards sur Moskou, espérant voir l'incendie se calmer. Il le revit dans toute sa violence: toute cette cité lui parut une vaste trombe de feu qui s'élevait en tourbillonnant jusqu'au ciel, et le colorait fortement. Absorbé par cette funeste contemplation, il ne sortit d'un morne et long silence que pour s'écrier: «Ceci nous présage de grands malheurs!»

L'effort qu'il venait de faire pour atteindre Moskou avait usé tous ses moyens de guerre. Moskou avait été le terme de ses projets, le but de toutes ses espérances, et Moskou s'évanouissait: quel parti va-t-il prendre! C'est alors sur-tout que ce génie si décisif fut forcé d'hésiter. Lui, qu'on vit, en 1805, ordonner l'abandon subit et total d'une descente préparée à si grands frais, et décider, de Boulogne-sur-mer, la surprise, l'anéantissement de l'armée autrichienne; enfin toutes les marches de la campagne d'Ulm jusqu'à Munich, telles qu'elles furent exécutées; ce même homme qui, l'année d'après, dicta de Paris, avec la même infaillibilité, tous les mouvemens de son armée jusqu'à Berlin, le jour fixe de son entrée dans cette capitale, et la nomination du gouverneur qu'il lui destinait: c'est lui qui, à son tour étonné, reste incertain. Jamais il n'a communiqué ses plus audacieux projets à ses ministres les plus intimes que par ordre de les exécuter; et le voilà contraint de consulter, d'essayer les forces morales et physiques de ceux qui l'entourent.

Toutefois, c'est en conservant les mêmes formes. Il déclare donc qu'il va marcher sur Pétersbourg. Déjà cette conquête est tracée sur ses cartes, jusque-là si prophétiques: l'ordre même est donné aux différens corps de se tenir prêts. Mais sa décision n'est qu'apparente; c'est comme une meilleure contenance qu'il cherche à se donner, ou une distraction à la douleur de voir se perdre Moskou: aussi Berthier, Bessières sur-tout, l'eurent-ils bientôt convaincu que le temps, les vivres, les routes, que tout lui manquait pour une si grande excursion.

En ce moment il apprend que Kutusof, après avoir fui vers l'orient, a tourné subitement vers le midi, et qu'il s'est jeté entre Moskou et Kalougha. C'est un motif de plus contre l'expédition de Pétersbourg; c'était une triple raison de marcher sur cette armée défaite, pour l'achever; pour préserver son flanc droit et sa ligne d'opération; pour s'emparer de Kalougha et de Toula, le grenier et l'arsenal de la Russie; enfin, pour s'ouvrir une retraite sûre, courte, neuve et vierge vers Smolensk et la Lithuanie.

Quelqu'un proposa de retourner sur Witgenstein et Vitepsk. Napoléon reste incertain entre tous ces projets. Celui de la conquête de Pétersbourg seul le flatte. Les autres ne lui paraissent que des voies de retraite, des aveux d'erreur, et, soit fierté, soit politique qui ne veut pas s'être trompée, il les repousse.

D'ailleurs, où s'arrêterait-il dans une retraite? Il a tant compté sur une paix de Moskou, qu'il n'a point de quartiers d'hiver prêts en Lithuanie. Kalougha ne le tente point. Pourquoi détruire encore de nouvelles provinces; il vaut mieux les menacer, et laisser aux Russes quelque chose à perdre, pour les décider à une paix conservatrice. Peut-il marcher à une autre bataille, à de nouvelles conquêtes, sans découvrir une ligne d'opération toute semée de malades, de traîneurs, de blessés, et de convois de toute espèce? Moskou est le point de ralliement général, comment le changer? Quel autre nom attirerait?

Enfin, et sur-tout, comment abandonner un espoir auquel il a fait tant de sacrifices, quand il sait que sa lettre à Alexandre vient de traverser les avant-postes russes; quand huit jours suffisent pour recevoir une réponse tant désirée; quand il faut ce temps pour rallier, refaire son armée, pour recueillir les restes de Moskou, dont l'incendie n'a que trop légitimé le pillage, et pour arracher ses soldats à cette grande curée.

Cependant, à peine le tiers de cette armée et de cette capitale existe encore. Mais lui et le Kremlin sont restés debout; sa renommée est encore tout entière; et il se persuade que ces deux grands noms de Napoléon et de Moskou réunis suffiront pour tout achever: il se décide donc à rentrer au Kremlin, qu'un bataillon de sa garde a malheureusement préservé.

[Illustration]


CHAPITRE VIII.

Les camps qu'il traversa pour y arriver offraient un aspect singulier. C'étaient au milieu des champs, dans une fange épaisse et froide, de vastes feux entretenus par des meubles d'acajou, par des fenêtres et des portes dorées. Autour de ces feux, sur une litière de paille humide qu'abritaient mal quelques planches, on voyait les soldats et leurs officiers, tout tachés de boue et noircis de fumée, assis dans des fauteuils, ou couchés sur des canapés de soie. À leurs pieds étaient étendus ou amoncelés les schalls de cachemires, les plus rares fourrures de la Sibérie, des étoffes d'or de la Perse, et des plats d'argent dans lesquels ils n'avaient à manger qu'une pâte noire, cuite sous la cendre, et des chairs de cheval à demi grillées et sanglantes. Singulier assemblage d'abondance et de disette, de richesse et de saleté, de luxe et de misère!

Entre les camps et la ville, on rencontrait des nuées de soldats traînant leur butin, ou chassant devant eux, comme des bêtes de somme, des mougiques courbés sous le poids du pillage de leur capitale; car l'incendie montra près de vingt mille habitans, inaperçus jusque-là dans cette immense cité. Quelques-uns de ces Moskovites, hommes ou femmes, paraissaient bien vêtus; c'étaient des marchands. On les vit venir se réfugier, avec les débris de leurs biens, auprès de nos feux. Il y vécurent pêle-mêle avec nos soldats, protégés par quelques-uns, et soufferts ou à peine remarqués par les autres.

Il en fut de même d'environ dix mille soldats ennemis. Pendant plusieurs jours, ils errèrent au milieu de nous, libres, et quelques-uns même encore armés. Nos soldats rencontraient ces vaincus sans animosité, sans songer à les faire prisonniers, soit qu'ils crussent la guerre finie, soit insouciance ou pitié, et que, hors du combat, le Français se plaise à n'avoir plus d'ennemis. Ils les laissaient partager leurs feux; bien plus, ils les souffrirent pour compagnons de pillage. Lorsque le désordre fut moins grand, ou plutôt quand les chefs eurent organisé cette maraude comme un fourrage régulier, alors ce grand nombre de traîneurs russes fut remarqué. On ordonna de les saisir, mais déjà sept à huit mille s'étaient échappés. Nous eûmes bientôt à les combattre.

En entrant dans la ville, l'empereur fut frappé d'un spectacle encore plus étrange; il ne retrouvait de la grande Moskou que quelques maisons éparses, restées debout au milieu des ruines. L'odeur qu'exhalait ce colosse abattu, brûlé et calciné, était importune. Des monceaux de cendres, et, de distance en distance, des pans de muraille ou des piliers à demi écroulés, marquaient seuls la trace des rues.

Les faubourgs étaient semés d'hommes et de femmes russes, couverts de vêtemens presque brûlés. Ils erraient comme des spectres dans ces décombres; accroupis dans les jardins, les uns grattaient la terre pour en arracher quelques légumes, d'autres disputaient aux corbeaux des restes d'animaux morts que l'armée avait abandonnés. Plus loin, on en aperçut qui se précipitaient dans la Moskowa: c'était pour en retirer des grains que Rostopschine y avait fait jeter, et qu'ils dévoraient sans préparation, tout aigris et gâtés qu'ils étaient déjà.

Cependant la vue du butin, dans ceux des camps où tout manquait encore, avait enflammé les soldats que leur service ou des officiers plus sévères retenaient au drapeau. Ils murmurèrent. «Pourquoi les retenir; pourquoi les laisser périr de faim et de misère, quand tout était à leur portée! Devait-on laisser à ces feux ennemis ce qu'on pouvait leur arracher? D'où vient ce respect pour l'incendie?» Et ils ajoutaient: «que les habitans de Moskou l'ayant non-seulement abandonnée, mais encore ayant voulu tout y détruire, tout ce qu'on pourrait en sauver serait légitimement acquis; qu'il en était des restes de cette cité comme de ces débris d'armes de vaincus qui appartiennent de droit aux vainqueurs; les Moskovites s'étant servis de leur capitale comme d'une grande machine de guerre pour nous anéantir.»

C'étaient les plus probes et les plus disciplinés qui parlaient ainsi, et l'on n'avait rien à leur répondre. Cependant, un scrupule exagéré empêchant d'abord d'ordonner le pillage, on le permit sans le régler: alors, poussés par les besoins les plus impérieux, tous se précipitent, soldats d'élite, officiers même. Les chefs sont obligés de fermer les yeux; il ne reste aux aigles et aux faisceaux que les gardes indispensables.

L'empereur voit son armée entière dispersée dans la ville. Sa marche est embarrassée par une longue file de maraudeurs qui vont au butin ou qui en reviennent; par des rassemblemens tumultueux de soldats groupés autour des soupiraux des caves et devant les portes des palais, des boutiques et des églises, que le feu est près d'atteindre, et qu'ils cherchent à enfoncer.

Ses pas sont arrêtés par des débris de meubles de toute espèce qu'on a jetés par les fenêtres pour les soustraire à l'incendie; enfin, par un riche pillage, que le caprice a fait abandonner pour un autre butin: car voilà les soldats; ils recommencent sans cesse leur fortune; prenant tout sans distinction; se chargeant outre mesure, comme s'ils pouvaient tout emporter; puis au bout de quelques pas, forcés par la fatigue de jeter successivement la plus grande partie de leur fardeau.

Les routes en sont obstruées; les places comme les camps sont devenus des marchés où chacun vient échanger le superflu contre le nécessaire. Là, les objets les plus rares, inappréciés par leurs possesseurs, sont vendus à vil prix, d'autres, d'une apparence trompeuse, sont acquis bien au-delà de leur valeur. L'or, plus portatif, s'achète à une perte immense, pour de l'argent que les havre-sacs n'auraient pas pu contenir. Par-tout des soldats assis sur des ballots de marchandises, sur des amas de sucre et de café, au milieu des vins et des liqueurs les plus exquises, qu'ils voudraient échanger contre un morceau de pain. Plusieurs, dans une ivresse qu'augmente l'inanition, sont tombés près des flammes qui les atteignent et les tuent.

Néanmoins, la plupart des maisons et des palais qui avaient échappé au feu, servirent d'abri aux chefs, et tout ce qu'elles contenaient fut respecté. Tous voyaient avec douleur cette grande destruction, et le pillage qui en était la suite nécessaire. On a reproché à quelques-uns de nos hommes d'élite de s'être trop plu à recueillir ce qu'ils purent dérober aux flammes; mais il y en eut si peu qu'ils furent cités. La guerre, dans ces hommes ardens, était une passion qui en supposait d'autres. Ce n'était point cupidité, car ils n'amassaient point; ils usaient de ce qu'ils rencontraient, prodiguant tout, prenant pour donner, croyant qu'une main lavait l'autre, et qu'ils avaient tout payé par le danger.

Au reste, dans cette circonstance, il n'y eut guère de distinction à établir, si ce n'est dans le motif: les uns prirent à regret, quelques autres avec joie, tous par nécessité. Au milieu de richesses qui n'appartenaient plus à personne, prêtes à être consumées, et se perdant au milieu des cendres, on se trouva placé dans une position toute nouvelle, où le bien et le mal étaient confondus, et pour laquelle il n'y avait point de règle tracée. Les plus délicats par leurs sentimens, ou parce qu'ils étaient les plus riches, achetèrent aux soldats les vivres et les vêtemens qui leur manquaient; d'autres envoyèrent pour eux à la maraude; les plus nécessiteux furent obligés de se pourvoir de leurs propres mains.

Quant aux soldats, plusieurs s'étant embarrassés des fruits de leur pillage, devinrent moins lestes, moins insoucians; dans le danger ils calculèrent, et pour sauver leur butin, ils firent ce qu'ils auraient dédaigné de faire pour se sauver eux-mêmes.

Ce fut au travers de ce bouleversement que Napoléon rentra dans Moskou. Il l'abandonna à ce pillage, espérant que son armée répandue sur ces ruines, ne les fouillerait pas infructueusement. Mais quand il sut que le désordre s'accroissait; que la vieille garde, elle-même, était entraînée; que les paysans russes, enfin attirés avec leurs provisions, et qu'il faisait payer généreusement afin d'en attirer d'autres, étaient dépouillés de ces vivres, qu'ils nous apportaient, par nos soldats affamés; quand il apprit que les différens corps, en proie à tous les besoins, étaient prêts à se disputer violemment les restes de Moskou; qu'enfin toutes les ressources encore existantes se perdaient par ce pillage irrégulier, alors il donna des ordres sévères, il consigna sa garde. Les églises, où nos cavaliers s'étaient abrités, furent rendues au culte grec. La maraude fut ordonnée dans les corps par tour de rôle, comme un autre service, et l'on s'occupa enfin de ramasser les traîneurs russes.

Mais il était trop tard. Ces militaires avaient fui; les paysans, effarouchés, ne revenaient plus: beaucoup de vivres étaient gaspillés. L'armée française est tombée quelquefois dans cette faute; mais ici l'incendie l'excuse: il fallut se précipiter pour devancer la flamme. Il est encore assez remarquable qu'au premier commandement tout soit rentré dans l'ordre.

Quelques écrivains, et des Français mêmes, ont fouillé ces décombres, pour y trouver les traces de quelques excès qui purent y être commis. Il y en eut peu. La plupart des nôtres se montrèrent généreux pour le petit nombre d'habitans et le grand nombre d'ennemis qu'ils rencontrèrent. Mais qu'il y ait eu, dans les premiers momens, quelque emportement dans le pillage, cela doit-il étonner d'une armée exaspérée par de si grands besoins, si souffrante, et composée de tant de nations?

Depuis, comme il arrive toujours, l'infortune ayant écrasé ces guerriers, des reproches s'élevèrent. Eh qui ne sait que de pareils désordres ont toujours été le mauvais côté des grandes guerres, la partie honteuse de la gloire; que la renommée des conquérans porte son ombre comme toutes les choses de ce monde! Existe-t-il un être, si petit qu'il soit, que le soleil, tout grand qu'il est, puisse éclairer à la fois de tous côtés? C'est donc une loi de la nature que les grands corps aient de grandes ombres.

Au reste, on s'est trop étonné des vertus comme des vices de cette armée. C'étaient les vertus d'alors, les vices du temps, et par cela même les unes furent moins louables, et les autres moins blâmables, en ce qu'ils étaient, pour ainsi dire, commandés par l'exemple et les circonstances. C'est ainsi que tout est relatif; ce qui n'exclut pas la fixité de principes, le mieux, ou le bien absolu, comme point de départ et comme but. Mais il s'agit ici du jugement qu'on a porté de cette armée et de son chef, ce qu'on n'a pu bien faire qu'en se mettant à leur place: or comme cette position était très-élevée, très-extraordinaire, fort compliquée, peu d'esprits y peuvent atteindre, en embrasser l'ensemble, et en apprécier tous les résultats nécessaires.


CHAPITRE IX.

Cependant Kutusof, en abandonnant Moskou, avait attiré Murat vers Kolomna, jusqu'au point où la Moskowa en coupe la route. Ce fut là qu'à la faveur de la nuit, il tourna subitement vers le sud, pour s'aller jeter, par Podol, entre Moskou et Kalougha. Cette marche nocturne des Russes autour de Moskou, dont un vent violent leur portait les cendres et les flammes, fut sombre et religieuse. Ils s'avancèrent à la lueur sinistre de l'incendie qui dévorait le centre de leur commerce, le sanctuaire de leur religion, le berceau de leur empire! Tous, pénétrés d'horreur et d'indignation, gardaient un morne silence, que troublait seul le bruit monotone et sourd de leurs pas, le bruissement des flammes, et les sifflemens de la tempête. Souvent, la lugubre clarté était interrompue par des éclats livides et subits. Alors on voyait la figure de ces guerriers, contractée par une douleur sauvage, et le feu de leurs regards sombres et menaçans répondre à ces feux qu'ils croyaient notre ouvrage: il décelait déjà cette vengeance féroce, qui fermentait dans leurs cœurs, qui se répandit dans tout l'empire, et dont tant de Français furent victimes.

En ce moment solennel, on vit Kutusof annoncer d'un ton noble et ferme à son souverain la perte de sa capitale. Il lui déclare «que, pour conserver les provinces nourricières du sud et sa communication avec Tormasof et Tchitchakof, il vient d'être forcé d'abandonner Moskou, mais vide de ce peuple qui en est la vie; que par-tout le peuple est l'âme d'un empire; que là où est le peuple russe, là est Moskou et tout l'empire de Russie.»

Alors pourtant, il semble ployer sous sa douleur. Il convient «que cette blessure sera profonde et ineffaçable;» mais bientôt se relevant, il dit «que Moskou perdue n'est qu'une ville de moins dans un empire, et le sacrifice d'une partie pour le salut de tous. Il se montre sur le flanc de la longue ligne d'opération de l'ennemi, le tenant comme bloqué par ses détachemens: là, il va surveiller ses mouvemens, couvrir les ressources de l'empire, recompléter son armée;» et déjà (le 16 septembre) il annonce que «Napoléon sera forcé d'abandonner sa funeste conquête.»

On dit qu'à cette nouvelle Alexandre demeura consterné. Napoléon espérait dans la faiblesse de son rival, en même temps que les Russes en craignaient l'effet. Le czar démentit cet espoir et cette crainte. Dans ses discours, on le voit grand comme son malheur; il s'adresse à ses peuples. «Point d'abattement pusillanime, s'écrie-t-il; jurons de redoubler de courage et de persévérance. L'ennemi est dans Moskou déserte, comme dans un tombeau, sans moyens de domination ni même d'existence. Entré en Russie avec trois cent mille hommes de tous pays, sans union, sans lien national ni religieux, la moitié en est détruite par le fer, la faim et la désertion; il n'a dans Moskou que des débris; il est au centre de la Russie, et pas un seul Russe n'est à ses pieds.

»Cependant, nos forces s'accroissent et l'entourent. Il est au sein d'une population puissante, environné d'armées qui l'arrêtent et l'attendent. Bientôt, pour échapper à la famine, il lui faudra fuir à travers les rangs serrés de nos soldats intrépides. Reculerons-nous donc, quand l'Europe nous encourage de ses regards. Servons-lui d'exemple, et saluons la main qui nous choisit pour être la première des nations dans la cause de la vertu et de la liberté.» Il terminait par une invocation au Tout-Puissant.

Les Russes parlent diversement de leur général et de leur empereur. Pour nous, comme ennemis, nous ne pouvons juger nos ennemis que par les faits. Or telles furent leurs paroles; et leurs actions y répondirent. Compagnons, rendons-leur justice! Leur sacrifice a été complet, sans réserve, sans regrets tardifs. Depuis ils n'ont rien réclamé, même au milieu de la capitale ennemie qu'ils ont préservée. Leur renommée en est restée grande et pure. Ils ont connu la vraie gloire; et, quand une civilisation plus avancée aura pénétré dans tous leurs rangs, ce grand peuple aura son grand siècle, et tiendra à son tour ce sceptre de gloire, qu'il semble que les nations de la terre doivent se céder successivement.

Cette marche tortueuse que fit Kutusof, par indécision ou par ruse, lui réussit. Murat perdit sa trace pendant trois jours. Le Russe en profita pour étudier son terrain et s'y retrancher. Son avant-garde allait atteindre Voronowo, l'une des plus belles possessions du comte Rostopschine, lorsque ce gouverneur prit les devants. Les Russes crurent que ce seigneur voulait revoir pour la dernière fois ses foyers, quand tout-à-coup l'édifice disparut à leurs yeux dans des tourbillons de fumée.

Ils se pressent pour éteindre cet incendie, mais c'est Rostopschine lui-même qui les repousse. Ils l'aperçoivent, au milieu des flammes qu'il attise, sourire à l'écroulement de cette superbe demeure, puis d'une main ferme, tracer ces mots, que les Français, en frisonnant de surprise, lurent sur la porte de fer d'une église restée debout. «J'ai embelli pendant huit ans cette campagne, et j'y ai vécu heureux au sein de ma famille; les habitans de cette terre, au nombre de dix-sept cent vingt, la quittent à votre approche, et moi je mets le feu à ma maison, pour qu'elle ne soit pas souillée par votre présence. Français, je vous ai abandonné mes deux maisons de Moskou, avec un mobilier d'un demi-million de roubles. Ici vous ne trouverez que des cendres.»

Ce fut près de là que Murat joignit Kutusof. Il y eut, le 29 septembre, un vif engagement de cavalerie vers Czerikowo, et un autre, le 4 octobre, près Winkowo. Mais là Miloradowitch, serré de trop près, se retourna avec fureur, et revint avec douze mille chevaux sur Sébastiani. Il le mit dans un tel danger, que Murat dicta, au milieu du feu, la demande d'une suspension d'armes, en annonçant à Kutusof un parlementaire. C'était Lauriston qu'il attendait. Mais, comme dans cet instant l'arrivée de Poniatowski nous rendit quelque supériorité, le roi ne fit point usage de la lettre qu'il venait d'écrire; il combattit jusqu'à la fin du jour, et repoussa Miloradowitch.

Cependant, l'incendie commencé dans la nuit du 14 au 15 septembre, suspendu par nos efforts dans la journée du 15, ranimé dès la nuit suivante, et dans sa plus grande violence les 16, 17 et 18, s'était ralenti le 19. Il avait cessé le 20. Ce jour-là même, Napoléon, que les flammes avaient chassé du Kremlin, rentra dans le palais des czars. Il y appelle les regards de l'Europe. Il y attend ses convois, ses renforts, ses traîneurs; sûr que tous les siens seront ralliés par sa victoire, par l'appât de ce grand butin, par l'étonnant spectacle de Moskou prisonnière, et par lui sur-tout, dont la gloire, du haut de ce grand débris, brillait et attirait encore comme un fanal sur un écueil.

Deux fois pourtant, le 22 et le 28 septembre, des lettres de Murat furent près d'arracher Napoléon de ce funeste séjour. Elles annonçaient une bataille; mais deux fois les ordres de mouvement, déjà écrits, furent brûlés. Il semblait que pour notre empereur la guerre fût finie, et qu'il n'attendît plus qu'une réponse de Pétersbourg. Il nourrissait son espoir des souvenirs de Tilsitt et d'Erfurt. À Moskou aurait-il donc moins d'ascendant sur Alexandre? Puis, comme les hommes long-temps heureux, ce qu'il désire, il l'espère.

Son génie a d'ailleurs cette grande faculté, qui consiste à interrompre sa plus grande préoccupation, quand il lui plaît, soit pour en changer, soit même pour se reposer; car la volonté en lui surpasse l'imagination. En cela, il règne sur lui-même autant que sur les autres.

Ainsi, Paris le distrait de Pétersbourg. Ses affaires encore amoncelées, et les courriers qui, dans les premiers jours, se succèdent sans interruption, l'aident à attendre. Mais la promptitude de son travail en a bientôt épuisé la matière. Bientôt même, ses estafettes, qui d'abord arrivaient de France en quatorze jours, s'arrêtent. Quelques postes militaires placés dans quatre villes en cendres, et dans quelques maisons de bois grossièrement palissadées, ne suffisaient pas pour garder une route de quatre-vingt-treize lieues; car on n'avait pu établir que quelques échelons, toujours trop espacés, sur une si longue échelle. Cette ligne d'opération, trop alongée, se brisait par-tout où l'ennemi la touchait; pour la rompre, des paysans mêlés à quelques Cosaques suffisaient.

Cependant la réponse d'Alexandre n'est point encore venue. L'inquiétude de Napoléon augmente, ses moyens de distraction diminuent. Déjà l'activité de son génie, accoutumé aux soins de l'Europe entière, n'a plus pour alimens que l'administration de cent mille hommes; encore, l'organisation de son armée est-elle si parfaite, qu'à peine est-ce une occupation; tout y est déterminé. Tous les fils en sont dans sa main. Il est entouré de ministres qui peuvent lui répondre sur-le-champ, et à chaque heure du jour, de la position de chaque homme, le matin, le soir, isolé ou non; qu'il soit au drapeau, à l'hôpital, en congé ou par-tout ailleurs, et cela, depuis Moskou jusqu'à Paris; tant la science d'une administration concentrée était alors perfectionnée, les hommes exercés et bien choisis, et le chef exigeant.

Mais déjà onze jours se sont écoulés, le silence d'Alexandre dure encore! et Napoléon espère toujours vaincre son rival en opiniâtreté; perdant ainsi le temps qu'il fallait gagner, et qui toujours sert la défense contre l'attaque.

Dès lors, et plus qu'à Vitepsk, toutes ses actions annoncent aux Russes que leur puissant ennemi veut se fixer dans le cœur de leur empire. Moskou en cendres reçoit un intendant et des municipalités. L'ordre est donné de s'y approvisionner pour l'hiver. Un théâtre se forme au milieu des ruines. Les premiers acteurs de Paris sont, dit-on, mandés. Un chanteur italien vient s'efforcer de rappeler au Kremlin les soirées des Tuileries. Par là, Napoléon prétend abuser un gouvernement que l'habitude de régner sur l'erreur et l'ignorance de ses peuples a fait de longue main à toutes ces déceptions.

Lui-même sent l'insuffisance de ces moyens, et pourtant septembre n'est déjà plus, octobre commence! Alexandre a dédaigné de répondre! c'est un affront! il s'irrite. Le 3 octobre, après une nuit d'inquiétude et de colère, il appelle ses maréchaux. Dès qu'il les aperçoit, «Entrez, s'écrie-t-il, écoutez le nouveau plan que je viens de concevoir; prince Eugène, lisez. (Ils écoutent.) «Il faut brûler les restes de Moskou, marcher par Twer sur Pétersbourg, où Macdonald viendra les joindre! Murat et Davoust feront l'arrière-garde!» Et l'empereur, tout animé, fixe ses yeux étincelans sur ses généraux, dont la figure froide et silencieuse n'exprime que l'étonnement.

Alors, s'exaltant pour exalter: «Eh quoi! c'est vous, ajoute-t-il, que cette pensée n'enflamme point! Jamais un plus grand fait de guerre aurait-il existé. Désormais cette conquête est seule digne de nous! De quelle gloire nous serons comblés, et que dira le monde entier, quand il apprendra qu'en trois mois nous avons conquis les deux grandes capitales du Nord.»

Mais Davoust, comme Daru, lui oppose «la saison, la disette, une route stérile, déserte, factice, celle de Twer à Pétersbourg, qui s'élève sur cent lieues de marais, et qu'en un jour trois cents paysans peuvent rendre impraticable. Pourquoi s'enfoncer de plus en plus dans le nord, aller encore au-devant de l'hiver, le provoquer, le braver: on en était déjà trop près; et que deviendraient six mille blessés encore dans Moskou: on allait donc les livrer à Kutusof! Celui-ci talonnerait l'armée! Il faudrait à la fois attaquer et se défendre, et marcher, comme en fuyant, à une conquête!»

Ces chefs ont assuré qu'alors ils proposèrent différens projets; soin bien inutile avec un prince dont le génie devançait toutes les autres imaginations, et que leurs objections n'auraient point arrêté, s'il eût été décidé à marcher sur Pétersbourg. Mais cette idée n'était en lui qu'une saillie de colère, une inspiration du désespoir de se voir obligé, à la face de l'Europe, de céder, d'abandonner une conquête, et de reculer.

C'était sur-tout une menace pour effrayer les siens, comme les ennemis, et pour amener et appuyer une négociation qu'entamerait Caulincourt. Ce grand-officier avait plu à Alexandre: il était le seul, entre tous les grands de la cour de Napoléon, qui eût pris quelque ascendant sur son rival; mais, depuis plusieurs mois, Napoléon le repoussait de son intimité, n'ayant pu lui faire approuver son expédition.

Ce fut pourtant à lui-même qu'en ce jour il fut forcé de recourir et de montrer son anxiété. Il l'appelle; mais, seul avec lui, il hésite. Il marche long-temps tout agité et l'entraîne sur ses pas, sans que sa fierté puisse se décider à rompre un si pénible silence: elle va céder enfin, mais en menaçant. Il priera qu'on lui demande la paix, comme s'il daignait l'accorder.

Après quelques mots à peine articulés, «il va, dit-il, marcher sur Pétersbourg. Il sait que la destruction de cette ville affligera sans doute son grand-écuyer: alors la Russie se soulèvera contre l'empereur Alexandre, il y aura une conjuration contre ce monarque; on l'assassinera, ce sera un grand malheur. Ce prince, qu'il estime, il le regrettera, tant pour lui que pour la France. Son caractère, ajoute-t-il, convient à nos intérêts; aucun autre prince ne pourrait le remplacer avantageusement pour nous. Il pense donc, pour prévenir cette catastrophe, à lui envoyer Caulincourt.

Mais le duc de Vicence, plus capable d'opiniâtreté que de flatterie, ne changea point de langage; il soutint «que cette ouverture serait inutile; que tant que le sol russe ne serait pas entièrement évacué; Alexandre n'écouterait aucune proposition; que la Russie sentait, à cette époque de l'année, tout son avantage; que, bien plus, cette démarche serait nuisible, en ce qu'elle montrerait le besoin que Napoléon avait de la paix, et découvrirait tout l'embarras de notre position.»

Il ajouta que, «plus le choix du négociateur serait marquant, plus il marquerait d'inquiétude; qu'ainsi lui, plus que tout autre, échouerait, et d'autant plus qu'il partirait avec cette certitude.» L'empereur rompit brusquement cet entretien par ces mots: «Eh bien, j'enverrai Lauriston.»

Celui-ci assure qu'il ajouta de nouvelles objections aux précédentes, et que, provoqué par l'empereur, il ouvrit l'avis de commencer, dès le jour même, la retraite, en se dirigeant par Kalougha. Napoléon, irrité, lui répliqua avec amertume: «qu'il aimait les plans simples, les routes les moins détournées, les grandes routes, celle par laquelle il était venu, mais qu'il ne voulait la reprendre qu'avec la paix.» Puis, lui montrant, comme au duc de Vicence, la lettre qu'il venait d'écrire à Alexandre, il lui ordonna d'aller obtenir de Kutusof un sauf-conduit pour Pétersbourg. Les dernières paroles de l'empereur à Lauriston furent: «Je veux la paix, il me faut la paix, je la veux absolument; sauvez seulement l'honneur!»

[Illustration]


CHAPITRE X.

Ce général part, et arrive aux avant-postes le 5 octobre. La guerre est aussitôt suspendue, l'entrevue accordée; mais Volkonsky, aide-de-camp d'Alexandre, et Beningsen s'y trouvèrent sans Kutusof. Vilson assure que les généraux et les officiers russes, soupçonnant leur chef et l'accusant de faiblesse, avaient crié à la trahison, et que celui-ci n'avait point osé sortir de son camp.

Les instructions de Lauriston portaient qu'il ne devait s'adresser qu'à Kutusof. Il rejeta donc avec hauteur toute communication intermédiaire, et saisissant, a-t-il dit, cette occasion de rompre une négociation qu'il désapprouvait, il se retira malgré les instances de Volkonsky, et voulut repartir pour Moskou. Alors sans doute, Napoléon irrité se serait précipité sur Kutusof, aurait renversé et détruit son armée, encore tout incomplète, et en eût arraché la paix. Dans le cas d'un succès moins décisif, du moins aurait-il pu se retirer sans désastre sur ses renforts.

Malheureusement Beningsen se hâta de demander un entretien à Murat. Lauriston attendit. Le chef d'état-major russe, plus habile à négocier qu'à combattre, s'efforça d'enchanter ce roi nouveau, par des formes respectueuses; de le séduire par des éloges; de le tromper par de douces paroles, qui ne respiraient que la fatigue de la guerre et l'espoir de la paix; et Murat enfin, las des batailles, inquiet de leur résultat, et regrettant, dit-on, son trône, depuis qu'il n'en espérait plus un meilleur, se laissa enchanter, séduire et tromper.

Il décida Lauriston à retourner dans le camp des Russes, où Kutusof l'attendait à minuit. L'entrevue commença mal. Beningsen et Volkonsky voulaient en rester les témoins. Cela choqua le général français: il exigea qu'ils se retirassent. On le satisfit.

Dès que Lauriston fut seul avec Kutusof, il lui exposa ses motifs et son but, et lui demanda le passage pour Pétersbourg. Le général russe répondit que cette demande dépassait ses pouvoirs; mais aussitôt il proposa de charger Volkonsky de la lettre de Napoléon pour Alexandre, et offrit un armistice jusqu'au retour de cet aide-de-camp. Il accompagna ces paroles de protestations pacifiques, qu'ensuite répétèrent tous ses généraux.

À les entendre, «tous gémissaient de cette continuité de combats. Et pour quel motif? Leurs peuples, comme leurs empereurs, devaient s'estimer, s'aimer, et être alliés l'un de l'autre. Ils formaient des vœux ardens pour qu'une prompte paix arrivât de Pétersbourg. Jamais Volkonsky ne se hâterait assez.» Et ils s'empressaient autour de Lauriston, l'attirant à part, lui prenant les mains, et lui prodiguant ces manières caressantes qu'ils tiennent de l'Asie.

Ce qui fut bientôt prouvé, c'est qu'ils s'étaient sur-tout entendus pour tromper Murat et son empereur. Ils y réussirent. Ces détails transportèrent de joie Napoléon. Crédule par espoir, par désespoir peut-être, il s'enivre quelques instans de cette apparence, et, pressé d'échapper au sentiment intérieur qui l'oppresse, il semble vouloir s'étourdir en s'abandonnant à une joie expansive. Il appelle tous ses généraux, il triomphe «en leur annonçant une paix toute prochaine! Quinze jours d'attente suffiront! Lui seul a connu les Russes! À la réception de sa lettre, on verra Pétersbourg faire des feux de joie.»

Cet armistice était singulier. Pour le rompre, il suffisait de se prévenir réciproquement trois heures d'avance. Il n'existait que pour le front des deux camps, et non pour leurs flancs. Ce fut ainsi du moins que les Russes l'interprétèrent. On ne pouvait amener un convoi, ni faire un fourrage sans combattre; de sorte que la guerre continuait par-tout, excepté où elle pouvait nous être favorable.

Pendant les premiers jours qui suivirent, Murat se complut à se montrer aux avant-postes ennemis. Là, il jouissait des regards que sa bonne mine, sa réputation de bravoure et son rang attiraient sur lui. Les chefs russes n'eurent garde de le dégoûter, ils le comblèrent de toutes les marques de déférence propres à entretenir son illusion. Il pouvait ordonner à leurs vedettes comme aux Français. Si quelque partie du terrain qu'ils occupaient lui convenait, ils s'empressaient de la lui céder.

Des chefs cosaques allèrent jusqu'à feindre l'enthousiasme, et à dire qu'ils ne reconnaissaient plus pour empereur que celui qui régnait à Moscou. Murat crut un instant qu'ils ne se battraient plus contre lui. Il alla plus loin. On entendit Napoléon s'écrier, en lisant ses lettres: «Murat, roi des Cosaques! Quelle folie!» Toutes les idées possibles venaient à des hommes à qui tout était arrivé.

Quant à l'empereur, qu'on ne trompait guère, il n'eut que quelques instans d'une joie factice. Il se plaignit bientôt «de ce qu'une guerre irritante de partisans voltigeait autour de lui; qu'au milieu de toutes ces démonstrations pacifiques, il sentait des bandes de Cosaques rôder sur ses flancs et derrière lui. Cent-cinquante dragons de sa vieille garde n'avaient-ils pas été surpris, défaits, et leur chef pris par eux? Et c'était deux jours après l'armistice, sur la route de Mojaïsk, sur sa ligne d'opération, celle par laquelle l'armée communiquait avec ses magasins, ses renforts, ses dépôts, et lui avec l'Europe.»

En effet, sur cette même route, deux convois considérables venaient encore de tomber au pouvoir de l'ennemi: l'un, par la négligence de son chef, qui se tua de désespoir; l'autre, par la lâcheté d'un officier, qu'on allait punir, quand la retraite commença. La perte de l'armée fit son salut.

Chaque matin il fallait que nos soldats, et sur-tout que nos cavaliers, allassent au loin chercher la nourriture du soir et du lendemain. Et comme les environs de Moskou et de Winkowo se dégarnissaient de plus en plus, on s'écartait tous les jours davantage. Les hommes et les chevaux revenaient épuisés: ceux toutefois qui revenaient, car chaque mesure de seigle, chaque trousse de fourrage nous était disputée. Il fallait les arracher à l'ennemi. C'étaient des surprises, des combats, des pertes continuelles. Les paysans s'en mêlaient. Ils punirent de mort ceux d'entre eux que l'appât du gain avait attirés dans nos camps avec quelques vivres. D'autres mettaient le feu à leurs propres villages, pour en chasser nos fourrageurs, et les livrer aux Cosaques, qu'ils avaient d'abord appelés, et qui nous y tenaient assiégés.

Ce furent encore des paysans qui prirent Véréia, ville voisine de Moskou. Un de leurs prêtres conçût, dit-on, le projet de coup de main, et l'exécuta. Il arma des habitans, obtint quelques troupes de Kutusof, puis, le 10 octobre, avant le jour, il fit donner, d'une part le signal d'une fausse attaque, quand, de l'autre, lui-même, se précipitait sur nos palissades. Il les détruisit, pénétra dans la ville, et en fit égorger toute la garnison.

Ainsi la guerre était par-tout, devant, sur nos flancs, derrière nous; l'armée s'affaiblissait; l'ennemi devenait chaque jour plus entreprenant. Il en allait être de cette conquête comme de tant d'autres, qui se font en masse, et se perdent en détail.

Murat lui-même s'inquiète enfin. Il a vu dans ses affaires journalières se fondre la moitié du reste de sa cavalerie. Aux avant-postes, dans leur rencontre avec les nôtres, les officiers russes soit fatigue, vanité, ou franchise militaire poussée jusqu'à l'indiscrétion, se sont récriés sur les malheurs qui nous menacent. Ils nous montrent «ces chevaux d'un aspect encore sauvage, à peine domptés, et dont la longue crinière balayait la poussière de la plaine. Cela ne nous disait-il pas qu'une nombreuse cavalerie leur arrivait de toutes parts, quand la nôtre se perdait. Le bruit continuel de déchargés d'armes à feu, dans l'intérieur de leur ligne, ne nous annonçait-il pas qu'une multitude de recrues s'y exerçait à la faveur de l'armistice.»

Et réellement, malgré les longs trajets qu'elles eurent à faire, toutes rejoignirent. On n'éut point besoin, comme dans les autres années, d'attendre, pour les appeler, que les grandes neiges, obstruant tous les chemins, hors la grande route, eussent rendu leur désertion impossible. Aucun ne manquait à l'appel national; la Russie entière se levait; les mères avaient, disait-on, pleuré de joie en apprenant que leurs fils étaient devenus miliciens: elles couraient leur annoncer cette glorieuse nouvelle, et les ramenaient elles-mêmes, pour les voir marqués du signe des croisés, et les entendre crier: Dieu le veut.

Ces Russes ajoutèrent «qu'ils s'étonnaient sur-tout de notre sécurité à l'approche de leur puissant hiver; c'était leur allié naturel et le plus terrible, ils l'attendaient de moment en moment; ils nous plaignaient, ils nous pressaient de fuir. Dans quinze jours, s'écriaient-ils, vos ongles tomberont, vos armes s'échapperont de vos mains engourdies et à demi mortes.»

On remarqua aussi les paroles de quelques chefs cosaques. Ceux-là demandaient aux nôtres «s'ils n'avaient point chez eux assez de blé, assez d'air, assez de tombeaux, enfin, assez de place pour vivre et mourir. Pourquoi allaient-ils donc prodiguer ainsi leur vie si loin de leurs foyers, et engraisser de leur sang un sol étranger; ils ajoutaient que c'était un larcin fait à son pays; que, vif, on se devait à sa culture, à sa défense, à son embellissement; que, mort, on lui devait son corps qu'on tenait de lui, qu'il avait nourri, et dont à son tour on devait le nourrir.»

L'empereur n'ignorait point ces avertissemens, mais il les repoussait, ne voulant pas se laisser ébranler. L'inquiétude dont il était ressaisi se décelait par des ordres de colère. Ce fut alors qu'il fit dépouiller les églises du Kremlin de tout ce qui pouvait servir de trophée à la grande-armée. Ces objets, voués à la destruction par les Russes eux-mêmes, appartenaient, disait-il, aux vainqueurs, par le double droit donné par la victoire, et sur-tout par l'incendie.

Il fallut de longs efforts pour arracher à la tour du grand Yvan sa gigantesque croix. L'empereur voulait qu'à Paris le dôme des Invalides en fût orné. Le peuple russe attachait le salut de son empire à la possession de ce monument. Pendant les travaux, on remarqua qu'une foule de corbeaux entouraient sans cesse cette croix, et que Napoléon, fatigué de leurs tristes croassemens, s'écria «qu'il semblait que ces nuées d'oiseaux sinistres voulussent la défendre.» On ignore, dans cette position si critique, quelles étaient toutes ses pensées, mais on le savait accessible à tous les pressentimens.

Ses sorties journalières, qu'éclairait toujours un soleil brillant, dans lequel il s'efforçait de voir et de montrer son étoile, ne le distrayaient point. Au triste silence de Moskou morte, se joignait celui des déserts qui l'environnent, et le silence encore plus menaçant d'Alexandre. Ce n'était point le faible bruit des pas de nos soldats errans dans ce vaste tombeau qui pouvait tirer notre empereur de sa rêverie, l'arracher à ses cruels souvenirs et à sa prévoyance plus cruelle encore.

Ses nuits sur-tout deviennent fatigantes. Il en passe une partie avec le comte Daru, là seulement, il convient du danger de sa position. «De Wilna à Moskou quelle soumission, quel point d'appui, de repos ou de retraite marque sa puissance? C'est un vaste champ de bataille ras et désert, où son armée amoindrie reste imperceptible, isolée, et comme égarée dans l'horreur de ce vide immense. Dans ce pays de mœurs et de religion étrangères, il n'a pas conquis un homme; il n'est réellement maître que du sol que ses pieds touchent à l'instant même. Celui qu'il vient de quitter et de laisser derrière lui n'est guère plus à lui que celui qu'il n'a pas encore atteint. Insuffisant à ces vastes solitudes, il se voit comme perdu dans leur espace.»

Alors il parcourt les différentes résolutions qui lui restent à prendre. «On croit, dit-il, qu'il n'a qu'à marcher, sans songer qu'il faut un mois à son armée pour se refaire, et à ses hôpitaux pour être évacués; que s'il abandonne ses blessés, on verra les Cosaques triompher chaque jour de ses malades, de ses traîneurs. Il paraîtra fuir. L'Europe en retentira! l'Europe qui l'envie, qui lui cherche un rival pour se rallier à lui, et qui croirait l'avoir trouvé dans Alexandre.»

Appréciant alors toute la force qu'il tire du prestige de son infaillibilité, il frémit d'y porter une première atteinte. «Quelle effrayante suite de guerres périlleuses dateront de son premier pas rétrograde! Qu'on ne blâme donc plus son inaction. Eh! ne sais-je pas, ajoute-t-il, que militairement Moskou ne vaut rien! Mais Moskou n'est point une position militaire, c'est une position politique. On m'y croit général, quand j'y suis empereur! Puis il s'écrie, qu'en politique il ne faut jamais reculer, ne jamais revenir sur ses pas; se bien garder de convenir d'une erreur, que cela déconsidère; que lorsqu'on s'est trompé il faut persévérer, que cela donne raison.»

C'est pourquoi il s'opiniâtre avec cette ténacité, ailleurs sa première qualité, ici son premier défaut; les vertus politiques étant relatives comme les qualités physiques, qui sont moins dans les choses elles-mêmes que dans leurs rapports avec les circonstances.

Cependant, sa détresse augmente: il sait qu'il ne doit pas compter sur l'armée prussienne. Un avis d'une main trop sûre, adressé à Berthier, lui fait perdre sa confiance dans l'appui de l'armée autrichienne. Kutusof le joue, il le sent, mais il se trouve engagé si avant qu'il ne peut plus ni avancer, ni rester, ni reculer, ni combattre avec honneur et succès: ainsi, tour-à-tour poussé, retenu par tout ce qui décide ou détourne, il demeure sur ces cendres, n'espérant plus, et désirant toujours.

Sa fierté, sa politique, et sa santé peut-être, lui conseillent le pire de tous les partis, celui de n'en prendre aucun, et de biaiser avec le temps qui le tue. Daru, comme ses autres grands, s'étonne de ne point retrouver en lui cette décision vive, mobile et rapide comme les circonstances: ils disent que son génie ne sait plus s'y plier; ils s'en prennent à sa persistance naturelle, qui fit son élévation, et qui causera sa chute.

[Illustration]


CHAPITRE XI.

Mais Napoléon envisage toute sa position: tout lui semble perdu s'il recule aux yeux de l'Europe surprise, et tout sauvé s'il peut encore vaincre Alexandre en détermination. Il n'apprécie que trop les moyens qui lui restent pour ébranler la constance de son rival: il sait que le nombre des combattans, que la position, que le temps, qu'enfin tout lui deviendra chaque jour de plus en plus désavantageux; mais il compte sur cette puissance d'illusion que lui donne sa renommée. Jusqu'à ce jour, elle a emprunté de lui une force réelle et immanquable; il s'efforce donc, par des raisonnemens spécieux, de soutenir la confiance des siens, et peut-être aussi le faible espoir qui lui reste.

Moskou vide ne lui offre plus aucune prise. Il dit «que c'est un malheur sans doute, mais que ce malheur est bon à quelque chose; qu'autrement il n'aurait pu établir l'ordre dans une si grande ville, contenir une population de trois cent mille âmes, et coucher au Kremlin sans y être égorgé. Ils ne nous ont laissé que des décombres, mais nous y sommes tranquilles. Sans doute des millions nous échappent, mais que de milliards perd la Russie! Voilà son commerce ruiné pour un siècle. La nation est retardée de cinquante ans: c'est toujours un grand résultat! Quand le premier moment d'ardeur sera passé, la réflexion les épouvantera.» Et il en conclut qu'une si forte secousse ébranlera le trône d'Alexandre, et forcera ce prince à lui demander la paix.

S'il passe en revue ses différens corps d'armée, comme leurs bataillons réduits ne lui présentent plus qu'un front court qu'en un instant il a parcouru, cet affaiblissement l'importune; et soit qu'il veuille le dissimuler à ses ennemis, ou même aux siens, il déclare que, jusqu'alors, c'est par erreur qu'on les a rangés sur trois hommes de hauteur, que deux suffisent; il ne forme donc plus son infanterie que sur deux rangs.

Bien plus, il veut que l'inflexibilité des états de situation se plie à cette illusion. Il en conteste les résultats. L'opiniâtreté du comte de Lobau ne peut vaincre la sienne: par là, il veut sans doute faire comprendre à son aide-de-camp ce qu'il désire que les autres croient, et que rien ne pourra ébranler sa résolution.

Néanmoins, Murat lui a fait parvenir les cris de détresse de son avant-garde. Ils effraient Berthier. Mais Napoléon appelle l'officier qui les apporte, il le presse de ses interrogations, l'étonne de ses regards, l'accable de son incrédulité. Les assertions de l'envoyé de Murat perdent de leur assurance. Napoléon se sert de son hésitation pour soutenir l'espoir de Berthier, pour lui persuader qu'on peut encore attendre; et il renvoie l'officier au camp de Murat avec l'opinion, qu'il répandra sans doute, que l'empereur est inébranlable, qu'il a sans doute ses raisons pour persister ainsi, et qu'il faut que chacun redouble d'efforts.

Cependant, l'attitude de son armée secondait son désir. La plupart des officiers persévéraient dans leur confiance. Les simples soldats, qui voyant toute leur vie dans le moment présent, et qui, attendant peu de l'avenir, ne s'en inquiètent guère, conservaient leur insouciance, la plus précieuse de leurs qualités. À la vérité, les récompenses que, dans des revues journalières, l'empereur leur prodiguait, n'étaient plus reçues qu'avec une joie grave, mêlée de quelque tristesse. Les places vides qu'on allait remplir étaient encore toutes sanglantes. Ces faveurs menaçaient.

D'autre part, depuis Wilna, beaucoup avaient jeté leurs vêtemens d'hiver, pour se charger de vivres. La route avait détruit leur chaussure; le reste de leurs vêtemens étaient usés par les combats; mais, malgré tout, leur attitude restait haute! Ils cachaient avec soin leur dénuement devant leur empereur, et se paraient de leurs armes éclatantes et bien réparées. Dans cette première cour du palais des czars, à huit cents lieues de leurs ressources, et après tant de combats et de bivouacs, ils voulaient paraître encore propres, prêts et brillans; car c'est là l'honneur du soldat: ils y attachaient encore plus de prix à cause de la difficulté, pour étonner, et parce que l'homme s'enorgueillit de tout ce qui est effort.

L'empereur s'y prêtait complaisamment, s'aidant de tout pour espérer, quand vinrent tout-à-coup les premières neiges. Avec elles tombèrent toutes les illusions dont il cherchait à s'environner. Dès lors il ne songe plus qu'à la retraite, sans toutefois en prononcer le nom, sans qu'on puisse lui arracher un ordre qui l'annonce positivement. Il dit seulement que, dans vingt jours, il faudra que l'armée soit en quartier d'hiver, et il presse le départ de ses blessés. Là, comme ailleurs, sa fierté ne peut consentir au moindre abandon volontaire: les attelages manquent à son artillerie, désormais trop nombreuse pour une armée aussi réduite; il n'importe, il s'irrite à la proposition d'en laisser une partie dans Moskou: «Non, l'ennemi s'en ferait un trophée;» et il exige que tout marche avec lui.

Dans ce pays désert, il ordonne l'achat de vingt mille chevaux; il veut qu'on s'approvisionne de deux mois de fourrages, sur un sol où, chaque jour, les courses les plus lointaines et les plus périlleuses ne suffisent pas à la nourriture de la journée. Quelques-uns des siens s'étonnèrent d'entendre des ordres si inexécutables; mais on a déjà vu que quelquefois il les donnait ainsi pour tromper ses ennemis, et, le plus souvent, pour indiquer aux siens l'étendue des besoins, et les efforts qu'ils devaient faire pour y subvenir.

Sa détresse ne perça que par quelques accès d'humeur. C'était le matin à son lever. Là, au milieu des chefs rassemblés, entouré de leurs regards inquiets et qu'il suppose désapprobateurs, il semble vouloir les repousser de son attitude sévère, et d'une voix brusque, cassante et concentrée. À la pâleur de son visage, on voyait que la vérité, qui ne se fait jamais mieux entendre que dans l'ombre des nuits, l'avait oppressé longuement de sa présence, et fatigué de son importune clarté. Quelquefois alors, son cœur, trop surchargé, déborde, et répand ses douleurs autour de lui par des mouvemens d'impatience; mais loin de s'être soulagé de ses chagrins, il rentre, en les ayant accrus par ces injustices, qu'il se reproche, et qu'il cherche ensuite à réparer.

Ce ne fut qu'avec le comte Daru qu'il s'épancha franchement, mais sans faiblesse: «Il allait, disait-il, marcher sur Kutusof, l'écraser ou l'écarter, puis tourner subitement vers Smolensk.» Mais alors Daru, jusque-là de cet avis, lui répond, «qu'il est trop tard; que l'armée russe est refaite, la sienne affaiblie, sa victoire oubliée! Que dès que son armée aura le visage tourné vers la France, elle lui échappera en détail. Que chaque soldat, chargé de butin, prendra les devants pour l'aller vendre en France.—Eh que faire donc! s'écria l'empereur?—Rester ici! reprit Daru, faire de Moskou un grand camp retranché et y passer l'hiver. Le pain et le sel n'y manqueront pas, il en répond. Pour le reste, un grand fourrage suffira. Ceux des chevaux qu'on ne pourra pas nourrir, il offre de les faire saler. Quant aux logemens, si les maisons manquent, les caves y suppléeront. Ainsi l'on attendra qu'au printemps, nos renforts et toute la Lithuanie armée viennent nous dégager, s'unir à nous et achever la conquête!»

À cette proposition, l'empereur resta d'abord muet et pensif; puis il répondit: «Ceci est un conseil de lion! Mais que dirait Paris? qu'y ferait-on? que s'y passe-t-il, depuis trois semaines qu'il est sans nouvelles de moi? qui peut prévoir l'effet de six mois sans communication! Non, la France ne s'accoutumerait pas à mon absence, et la Prusse et l'Autriche en profiteraient.»

Toutefois, Napoléon ne se décide encore ni à rester, ni à partir. Vaincu dans ce combat d'opiniâtreté, il remet de jour en jour à avouer sa défaite. Au milieu de ce terrible orage d'hommes et d'élémens, qui s'amasse autour de lui, ses ministres, ses aides-de-camp le voient passer ses dernières journées à discuter le mérite de quelques vers nouveaux, qu'il vient de recevoir, ou le réglement de la comédie française de Paris, qu'il met trois soirées à achever. Comme ils connaissent toute son anxiété, ils admirent la force de son génie, et la facilité avec laquelle il déplace et fixe où il lui plaît toute la puissance de son attention.

On remarqua seulement qu'il prolongeait ses repas, jusque-là si simples et si courts. Il cherchait à s'étourdir. Puis, s'appesantissant, ils le voyaient passer ses longues heures à demi couché, comme engourdi, et attendant, un roman à la main, le dénouement de sa terrible histoire. Alors ils répètent entre eux, en voyant ce génie opiniâtre et inflexible lutter contre l'impossibilité, que, parvenu au faîte de sa gloire, sans doute il pressent que de son premier mouvement rétrograde, datera sa décroissance, que c'est pourquoi il demeure immobile, s'attachant et se retenant encore quelques instans sur ce sommet.

Cependant, Kutusof gagnait le temps que nous perdions. Ses lettres à Alexandre montraient «son armée au sein de l'abondance; ses recrues arrivant de toutes parts et s'exerçant; ses blessés se rétablissant au sein de leurs familles; tous les paysans sur pied; les uns en armes, les autres en observation sur le sommet des clochers, ou dans nos camps, se glissant même dans nos demeures, et jusque dans le Kremlin. Chaque jour, Rostopschine reçoit d'eux un rapport de Moskou, comme avant la conquête. S'ils deviennent nos guides, c'est pour nous livrer. Ses partisans lui amènent journellement plusieurs centaines de prisonniers. Tout concourt à détruire l'armée ennemie et à augmenter la sienne. Tout le sert, tout nous trahit; enfin la campagne, finie pour nous, va commencer pour eux!»

Kutusof ne néglige aucun avantage. Il fait retentir l'écho du canon des Aropyles jusque dans ses camps. «Les Français, dit-il, sont chassés de Madrid. Le bras du Tout-puissant, s'appesantit sur Napoléon. Moskou sera sa prison, son tombeau et celui de sa grande armée. On va prendre la France en Russie!» C'est ainsi que le général russe parlait aux siens et à son empereur, et pourtant il feignait encore avec Murat. À la fois fier et rusé, il savait préparer avec lenteur une guerre tout-à-coup impétueuse, et envelopper de formes caressantes, et de paroles mielleuses, le projet le plus funeste.

Enfin, après plusieurs jours d'illusion, le charme se dissipe. Un cosaque achève de le rompre. Ce barbare a tiré sur Murat au moment où ce prince venait se montrer aux avant-postes. Murat s'irrite; il déclare à Miloradowitch qu'un armistice, sans cesse violé, n'existe plus, et que désormais chacun ne doit plus avoir confiance qu'en lui-même.

En même temps, il fait avertir l'empereur qu'à sa gauche un terrain couvert peut favoriser des surprises contre son flanc et ses derrières; que sa première ligne, adossée à un ravin, y peut être précipitée; qu'enfin la position qu'il occupe en avant d'un défilé est dangereuse, et nécessite un mouvement rétrograde. Mais Napoléon n'y peut consentir, quoique d'abord il eût indiqué Woronowo comme une position plus sûre. Dans cette guerre, encore à ses yeux plutôt politique que militaire, il craignait sur-tout de paraître fléchir. Il préférait tout risquer.

En même temps, le 13 octobre, il renvoie Lauriston à Kutusof, soit que, près de l'attaquer, il voulût augmenter sa sécurité; soit plutôt ténacité dans son premier espoir: en effet, on remarqua une singulière négligence dans ses préparatifs de départ. Il y songeait cependant, car dès ce même jour il trace son plan de retraite par Woloklamsk, Zubtzow et Biéloï sur Vitepsk. Il en dicte un moment après un autre sur Smolensk. Junot reçoit l'ordre de brûler, le 21, à Kolotskoï, tous les fusils des blessés, et de faire sauter les caissons. D'Hilliers occupera Elnia et y formera des magasins. C'est le 17 seulement, qu'à Moskou, et pour la première fois, Berthier pense à faire distribuer des cuirs.

Ce major-général suppléa peu son chef dans cette circonstance critique. Au milieu de ce sol et de ce climat nouveau, il ne recommanda aucune précaution nouvelle, et il attendit que les moindres détails lui fussent dictés par son empereur. Ils furent oubliés. Cette négligence, ou cette imprévoyance, eut des suites funestes. Dans une armée dont chaque partie était commandée par un maréchal, un prince ou même un roi, on compta trop peut-être les uns sur les autres. D'ailleurs Berthier n'ordonnait rien de lui-même, il se contentait de répéter fidèlement la lettre même des volontés de Napoléon; car, pour leur esprit, soit fatigue ou habitude, il lui arrivait sans cesse de confondre la partie positive de ses instructions avec leur partie conjecturale.

Cependant, Napoléon rallie ses corps d'armée, les revues qu'il passe dans le Kremlin sont plus fréquentes; il réunit en bataillons tous les cavaliers démontés, et il prodigue les récompenses. La division Claparède, les trophées et tous les blessés transportables partent pour Mojaïsk; le reste est réuni dans le grand hôpital des Enfans trouvés; on y place des chirurgiens français; les blessés russes, mêlés aux nôtres, seront leur sauve-garde.

Mais il était trop tard. Au milieu de ces préparatifs, et dans l'instant où Napoléon passait en revue, dans la première cour du Kremlin, les divisions de Ney, tout-à-coup le bruit se répand autour de lui que le canon gronde vers Winkowo. On fut quelque temps sans oser l'en avertir; les uns, par incrédulité ou incertitude, et redoutant un premier mouvement d'impatience, quelques autres, par mollesse, hésitant à provoquer un signal terrible, ou par crainte d'être envoyés pour vérifier cette assertion, et de s'exposer à une course fatigante.

Enfin Duroc se détermine. L'empereur changea d'abord de visage, puis il se remit promptement, et continua sa revue. Mais un aide-de-camp, le jeune Béranger, accourt. Il annonce que la première ligne de Murat a été surprise et culbutée, sa gauche tournée à la faveur des bois, son flanc attaqué, sa retraite coupée; que douze canons, vingt caissons, trente fourgons sont pris, deux généraux tués, trois à quatre mille hommes perdus, et le bagage; qu'enfin le roi est blessé. Il n'a pu arracher à l'ennemi les restes de son avant-garde que par des charges multipliées sur les troupes nombreuses qui déjà occupaient, derrière lui, le grand chemin, sa seule retraite.

Cependant l'honneur est sauvé. L'attaque de front, conduite par Kutusof, a été molle; Poniatowski, à la droite, a résisté glorieusement; Murat et les carabiniers, par des efforts surnaturels, ont arrêté Bagawout, près d'entrer dans notre flanc gauche; ils ont rétabli le combat. Claparède et Latour-Maubourg ont nettoyé le défilé de Spaskaplia, qu'occupait déjà Platof, à deux lieues en arrière de notre ligne. Deux généraux russes sont tués, d'autres blessés; la perte des ennemis est considérable, mais il leur reste l'avantage de l'attaque, nos canons, notre position, enfin la victoire.

Pour Murat, il n'a plus d'avant-garde. L'armistice avait perdu la moitié des restes de sa cavalerie; ce combat l'a achevée; ses débris, exténués de faim, pourraient à peine fournir une charge. Et voilà la guerre recommencée. C'était le 18 octobre.

À cette nouvelle, Napoléon retrouve le feu de ses premières années. Mille ordres d'ensemble et de détail, tous différens, tous d'accord, tous nécessaires, jaillissent à la fois de son génie impétueux. La nuit n'est point encore venue, et déjà toute son armée est en mouvement vers Woronowo; Broussier est dirigé sur Fominskoe, et Poniatowski vers Medyn. L'empereur lui-même, avant que le jour du 19 octobre l'éclaire, sort de Moskou; il s'écrie: «Marchons sur Kalougha, et malheur à ceux qui se trouveront sur mon passage!»

[Illustration]


LIVRE NEUVIÈME.


CHAPITRE I.

Dans la partie méridionale de Moskou, près de l'une de ses portes, l'un de ses plus larges faubourgs se divise en deux grandes routes; toutes deux vont à Kalougha: l'une celle de gauche, est la plus ancienne; l'autre est neuve. C'était sur la première que Kutusof venait de battre Murat. Ce fut par cette même route que Napoléon sortit de Moskou le 19 octobre, en annonçant à ses officiers qu'il allait regagner les frontières de la Pologne par Kalougha, Medyn, Iuknow, Elnia et Smolensk. L'un deux, Rapp, observa «qu'il était tard, et que l'hiver pourrait nous atteindre en chemin.» L'empereur répondit, «qu'il avait dû laisser aux soldats le temps de se refaire, et aux blessés rassemblés dans Moskou, Mojaïsk et Kolotskoï, celui de s'écouler vers Smolensk.» Puis, montrant un ciel toujours pur, il leur demanda «si dans ce soleil brillant ils ne reconnaissaient pas son étoile?» Mais cet appel à sa fortune et l'expression sinistre de ses traits, démentaient la sécurité qu'il affectait.

Napoléon, entré dans Moskou avec quatre-vingt-dix mille combattans et vingt mille malades et blessés, en sortait avec plus de cent mille combattans. Il n'y laissait que douze cents malades. Son séjour, malgré les pertes journalières, lui avait donc servi à reposer son infanterie, à compléter ses munitions, à augmenter ses forces de dix mille hommes, et à protéger le rétablissement ou la retraite d'une grande partie de ses blessés. Mais, dès cette première journée, il put remarquer que sa cavalerie et son artillerie se traînaient plutôt qu'elles ne marchaient.

Un spectacle fâcheux ajoutait aux tristes pressentimens de notre chef. L'armée, depuis la veille, sortait de Moskou sans interruption. Dans cette colonne de cent quarante mille hommes et d'environ cinquante mille chevaux de toute espèce, cent mille combattans marchant à la tête avec leurs sacs, leurs armes, plus de cinq cent cinquante canons et deux mille voitures d'artillerie, rappelaient encore cet appareil terrible de guerriers vainqueurs du monde. Mais le reste, dans une proportion effrayante, ressemblait à une horde de Tartares, après une heureuse invasion.

C'était, sur trois ou quatre files d'une longueur infinie, un mélange, une confusion de calèches, de caissons, de riches voitures et de chariots de toute espèce. Ici, des trophées de drapeaux russes, turcs et persans; et cette gigantesque croix du grand Yvan: là des paysans russes avec leurs barbes, conduisant ou portant notre butin, dont ils font partie: d'autres, traînant à force de bras jusqu'à des brouettes, pleines de tout ce qu'ils ont pu emporter. Les insensés n'atteindront pas ainsi la fin de la première journée: mais, devant leur folle avidité, huit cents lieues de marche et de combats disparaissent.

On remarquait sur-tout dans cette suite d'armée une foule d'hommes de toutes les nations, sans uniforme, sans armes, et des valets jurant dans toutes les langues, et faisant avancer, à force de cris et de coups, des voitures élégantes, traînées par des chevaux nains, attelés de cordes. Elles sont pleines du butin arraché à l'incendie, ou de vivres. Elles portent aussi des femmes françaises avec leurs enfans. Jadis ces femmes furent d'heureuses habitantes de Moskou; elles fuient aujourd'hui la haine des Moskovites, que l'invasion a appelée sur leurs têtes; l'armée est leur seul asile.

Quelques filles russes, captives volontaires, suivaient aussi. On croyait voir une caravane, une nation errante, ou plutôt une de ces armées de l'antiquité, revenant toute chargée d'esclaves et de dépouilles après une grande destruction. On ne concevait pas comment la tête de cette colonne pourrait traîner et soutenir, dans une si longue route, une aussi lourde masse d'équipages.

Malgré la largeur du chemin et les cris de son escorte, Napoléon avait peine à se faire jour au travers de cette immense cohue. Il ne fallait sans doute que l'embarras d'un défilé, quelques marches forcées, ou une boutade de Cosaques, pour nous débarrasser de tout cet attirail; mais le sort ou l'ennemi avait seul le droit de nous alléger ainsi. Pour l'empereur, il sentait bien qu'il ne pouvait ni ôter ni reprocher à ses soldats ce fruit de tant de travaux. D'ailleurs, les vivres cachaient le butin; et lui, qui ne pouvait pas donner aux siens les subsistances qu'il leur devait, pouvait-il leur défendre d'en emporter: enfin les transports militaires manquant, ces voitures étaient, pour les malades et les blessés, la seule voie de salut.

Napoléon se dégagea donc en silence de l'immense attirail qu'il entraînait après lui, et s'avança sur la vieille route de Kalougha. Il poussa dans cette direction pendant quelques heures, annonçant qu'il allait vaincre Kutusof sur la champ même de sa victoire. Mais tout-à-coup, au milieu du jour, à la hauteur du château de Krasnopachra où il s'arrêta, il tourna subitement à droite avec son armée, et gagna en trois marches, et à travers champs, la nouvelle route de Kalougha.

Au milieu de cette manœuvre, la pluie le surprit, gâta les chemins de traverse, et le força d'y séjourner. Ce fut un grand malheur. On ne tira qu'avec peine nos canons de ces bourbiers.

Toutefois, l'empereur avait masqué son mouvement par le corps de Ney et les débris de la cavalerie de Murat, restés derrière la Motscha et à Woronowo. Kutusof, trompé par ce simulacre, attendit encore la grande-armée sur l'ancienne route, tandis que le 23 octobre, transportée tout entière sur la nouvelle, elle n'avait plus qu'une marche à faire pour passer paisiblement à côté de lui, et pour le devancer vers Kalougha.

Une lettre de Berthier à Kutusof, datée du premier jour de cette marche de flanc, fut à la fois une dernière tentative de paix, et peut-être une ruse de guerre. Elle resta sans réponse satisfaisante.

[Illustration]


CHAPITRE II.

Le 23, le quartier-impérial était à Borowsk. Cette nuit fut douce pour l'empereur; il apprit qu'à six heures du soir, Delzons et sa division avaient, à quatre lieues devant lui, trouvé vide Malo-Iaroslavetz et les bois qui la dominent: c'était une position forte, à portée de Kutusof, et le seul point où il pouvait nous couper la nouvelle route de Kalougha. Mais l'empereur s'endormit sur ce succès au lieu de l'assurer, et le lendemain 24, il apprit qu'on le lui disputait. Il ne s'en émut guère, soit confiance, soit incertitude dans ses projets.

Il sortait donc de Borowsk, tard et sans se hâter, quand le bruit d'un combat très-vif arriva jusqu'à lui: alors il s'inquiète, il court se placer sur une hauteur, et il écoute. «Les Russes l'avaient-ils prévenu? sa manœuvre était-elle manquée? n'avait-il point mis assez de rapidité dans cette marche, où il s'agissait de dépasser le flanc gauche de Kutusof?».

En effet, il y eut dans tout ce mouvement un peu de l'engourdissement qui suit un long repos. Moskou n'est séparée de Malo-Iaroslavetz que par cent dix werstes; quatre journées suffisaient pour les franchir: on en met six. L'armée, surchargée de vivres et de pillage, était lourde; les chemins marécageux. On avait sacrifié tout un jour au passage de la Nara et de son marais, ainsi qu'au ralliement des différens corps. Il est vrai qu'en défilant si près de l'ennemi il fallait marcher serré pour ne pas lui prêter un flanc trop alongé. Quoi qu'il en soit, on peut dater tous nos malheurs de ce séjour.

Cependant l'empereur écoute encore: le bruit augmente. «Est-ce donc une bataille!» s'écrie-t-il. Chaque décharge le déchire, car il ne s'agissait plus pour lui de conquérir, mais de conserver, et il passe Davoust qui le suit; mais lui et ce maréchal n'arrivèrent près du champ de bataille qu'avec la nuit, quand les feux s'affaiblissaient, quand tout était décidé.

Alors seulement un officier envoyé par le prince Eugène lui vint tout expliquer. «Il avait d'abord fallu, dit-il, passer la Louja au pied de Malo-Iaroslavetz, dans le fond d'un repli que fait son cours; puis gravir contre une colline escarpée: c'est sur ce penchant rapide, entrecoupé de ressauts à pic, que la ville est bâtie. Au-delà est une plaine haute, entourée de bois d'où sortent trois routes, l'une en face, qui vient de Kalougha, et deux à gauche, qui arrivent de Lectazowo, camp retranché de Kutusof.

»Hier Delzons n'y trouva point l'ennemi; mais il ne crut pas devoir placer toute sa division dans la ville haute, au-delà d'une rivière, d'un défilé, et sur la crête d'un précipice dans lequel une surprise nocturne aurait pu la jeter. Il est donc resté sur cette rive basse de la Louja, et n'a fait occuper la ville et observer la plaine haute que par deux bataillons.

»La nuit finissait; il était quatre heures, tout dormait encore dans les bivouacs de Delzons, hors quelques sentinelles, quand tout-à-coup les Russes de Doctorof sortent de la nuit et des bois avec des cris épouvantables. Nos sentinelles sont renversées sur leurs postes, les postes sur leurs bataillons, les bataillons sur la division: et ce n'était point un coup de main, car les Russes avaient montré du canon! Dès le commencement de l'attaque ses éclats avaient été, à trois lieues de là, porter au vice-roi la nouvelle d'un combat sérieux.»

Le rapport ajoutait «qu'alors le prince était accouru avec quelques officiers; que ses divisions et sa garde l'avaient suivi précipitamment. À mesure qu'il s'est approché, un vaste amphithéâtre tout animé s'est déployé devant lui: la Louja en marquait le pied, et déjà une nuée de tirailleurs russes disputaient ses rives.»

Derrière eux, et du haut des escarpemens de la ville, leur avant-garde plongeait ses feux sur Delzons: au-delà, sur la plaine haute, toute l'armée de Kutusof accourait, en deux longues et noires colonnes, par les deux routes de Lectazowo. On les voyait se prolonger et se retrancher sur cette pente rase, d'une demi-lieue de rayon, d'où elles dominaient et embrassaient tout par leur nombre et leur position: déjà même elles s'établissaient en travers de cette vieille route de Kalougha, libre hier, et que nous étions maîtres d'occuper et de parcourir, mais que désormais Kutusof pourra défendre pied à pied.

En même temps, l'artillerie ennemie a profité des hauteurs qui, de son côté, bordent la rivière; ses feux traversent le fond du repli dans lequel Delzons et ses troupes sont engagés. La position était intenable, et toute hésitation funeste. Il fallait en sortir, ou par une prompte retraite, ou par une attaque impétueuse; mais c'était devant nous qu'était notre retraite, et le vice-roi a ordonné l'attaque.

Après avoir franchi la Louja sur un pont étroit, la grande route de Kalougha entre dans Malo-Iaroslavetz, en suivant le fond d'un ravin qui monte dans la ville. Les Russes remplissaient en masse ce chemin creux: Delzons et ses Français s'y enfoncent tête baissée; les Russes rompus sont renversés; ils cèdent, et bientôt nos baïonnettes brillent sur les hauteurs.

Delzons, se croyant sûr de la victoire, l'annonça. Il n'avait plus qu'une enceinte de bâtimens à envahir, mais ses soldats hésitèrent. Lui s'avança, et il les encourageait du geste, de la voix et de son exemple, quand une balle le frappa au front, et l'étendit par terre. On vit alors son frère se jeter sur lui, le couvrir de son corps, le serrer dans ses bras, et vouloir l'arracher du feu et de la mêlée; mais une seconde balle l'atteignit lui-même, et tous deux expirèrent ensemble.

Cette perte laissait un grand vide, qu'il fallut remplir. Guilleminot remplaça Delzons, et d'abord il jeta cent grenadiers dans une église et dans son cimetière, dont ils crénelèrent les murs. Cette église, située à gauche du grand chemin, le dominait; on lui dut la victoire. Cinq fois, dans cette journée, ce poste se trouva dépassé par les colonnes russes qui poursuivaient les nôtres, et cinq fois ses coups, ménagés et tirés à propos sur leur flanc et sur leurs derrières, inquiétèrent et ralentirent leur impulsion; puis, quand nous reprenions l'offensive, cette position les mettait entre deux feux, et assurait le succès de nos attaques.

À peine ce général a-t-il fait cette disposition, que des nuées de Russes l'assaillent; il est repoussé vers le pont, où le vice-roi se tenait pour juger des coups, et préparer ses réserves. D'abord les secours qu'il envoya ne vinrent que faibles, les uns après les autres; et, comme il arrive toujours, chacun d'eux, insuffisant pour un grand effort, fut successivement détruit sans résultat.

Enfin, toute la 14e division s'engage; alors le combat remonte et regagne une troisième fois les hauteurs. Mais, dès que les Français dépassent les maisons, dès qu'ils s'éloignent du point central d'où ils sont partis, dès qu'ils paraissent dans la plaine, où ils sont à découvert, où le cercle s'agrandit, ils ne suffisent plus: alors, écrasés par les feux de toute une armée, ils s'étonnent et s'ébranlent; de nouveaux Russes accourent sans cesse, et nos rangs éclaircis cèdent et se brisent; les obstacles du terrain augmentaient leur désordre, et les voilà encore qui redescendent précipitamment en abandonnant tout.

Mais des obus avaient embrasé, derrière eux, cette ville de bois; en reculant, ils rencontrent l'incendie, le feu les repousse sur le feu; les recrues russes fanatisées s'acharnent; nos soldats s'indignent; on se bat corps à corps: on en voit se saisir d'une main, frapper de l'autre, et, vainqueur ou vaincu, rouler au fond des précipices et dans les flammes, sans lâcher prise. Là, les blessés expirent, ou étouffés par la fumée, ou dévorés par des charbons ardens. Bientôt leurs squelettes, noircis et calcinés, sont d'un aspect hideux, quand l'œil y démêle un reste de forme humaine.

Cependant, tous ne firent pas également bien leur devoir. On remarqua un chef, grand parleur, qui, du fond d'un ravin, employait à pérorer le temps d'agir. Il retenait près de lui, dans ce lieu sûr, ce qu'il fallait de troupes pour l'autoriser à y rester lui-même, laissant le reste s'exposer en détail, sans ensemble et au hasard.

La 15e division restait encore. Le vice-roi l'appelle; elle s'avance en jetant une brigade à gauche dans le faubourg, et une à droite dans la ville. C'étaient des Italiens, des recrues; c'était la première fois qu'ils combattaient. Ils montèrent en poussant des cris, d'enthousiasme, ignorant le danger ou le méprisant, par cette singulière disposition qui rend la vie moins chère dans sa fleur qu'à son déclin, soit que jeune on craigne moins la mort, par l'instinct de son éloignement, ou qu'à cet âge, riche de jours, et prodigue de tout, on prodigue sa vie, comme les riches leur fortune.

Le choc fut terrible; tout fut reconquis une quatrième fois, et tout perdu de même. Plus ardens que leurs anciens pour commencer, ils se dégoûtèrent plus tôt, et revinrent en fuyant sur les vieux bataillons, qui les soutinrent, et qui furent obligés de les ramener au danger.

Ce fut alors que les Russes, enhardis par leur nombre sans cesse croissant, et par le succès, descendirent par leur droite pour s'emparer du pont, et nous couper toute retraite. Le prince Eugène en était à sa dernière réserve; il s'engagea lui-même avec sa garde. À cette vue, et à ses cris, les restes des 13e, 14e et 15e divisions se raniment; elles font un dernier et puissant effort, et, pour la cinquième fois, la guerre est encore reportée sur les hauteurs.

En même temps le colonel Péraldi et les chasseurs italiens culbutaient, à coups de baïonnettes, les Russes qui déjà voyaient la gauche du pont; et sans reprendre haleine, enivrés de la fumée et des feux qu'ils ont traversés, des coups qu'ils donnaient et de leur victoire, ils s'emportèrent au loin dans la plaine haute et voulurent s'emparer des canons ennemis: mais une de ces crevasses profondes dont le sol russe est sillonné, les arrêta sous un feu meurtrier; leurs rangs s'ouvrirent, la cavalerie ennemie les attaqua; ils furent repoussés jusque dans les jardins du faubourg. Là, ils s'arrêtent et se resserrent; Français et Italiens, tous défendent avec acharnement les issues hautes de la ville, et les Russes, enfin rebutés, reculent et se concentrent sur la route de Kalougha, entre les bois et Malo-Iaroslavetz.

C'est ainsi que dix-huit mille Italiens et Français, ramassés au fond d'un ravin, ont vaincu cinquante mille Russes placés au-dessus de leurs têtes, et secondés par tous les obstacles que peut offrir une ville bâtie sur un penchant rapide.

Toutefois, l'armée contemplait avec tristesse ce champ de bataille, où sept généraux et quatre mille Français et Italiens venaient d'être blessés ou tués. La vue des pertes de l'ennemi ne consolait pas; elle n'était pas double de la nôtre, et leurs blessés seraient sauvés. On se rappelait d'ailleurs que, dans une pareille position, Pierre Ier, en sacrifiant dix Russes contre un Suédois, avait cru, non-seulement ne faire qu'une perte égale, mais même gagner à ce terrible marché. On gémissait sur-tout, en pensant qu'un choc si sanglant eût pu être épargné.

En effet, des feux qui brillèrent sur notre gauche, dans la nuit du 23 au 24, avertirent du mouvement des Russes vers Malo-Iaroslavetz; et cependant on remarquait qu'on y avait marché languissamment; qu'une division seule, jetée à trois lieues de tout secours, y avait été négligemment aventurée; que les corps d'armée étaient restés hors de portée les uns des autres. Qu'étaient devenus ces mouvemens rapides et décisifs de Marengo, d'Ulm et d'Eckmühl! Pourquoi cette marche molle et pesante, dans une circonstance si critique? Etait-ce notre artillerie et nos bagages qui nous avaient tant alanguis? c'était là ce qu'il y avait de plus vraisemblable.


CHAPITRE III.

Quand l'empereur écouta le rapport de ce combat, il était à quelques pas à droite de la grande route, au fond d'un ravin, sur le bord du ruisseau et du village de Ghorodinia, dans une cabane de tisserand, maison de bois, vieille, délabrée, infecte. Là, il se trouvait à une demi-lieue de Malo-Iaroslavetz, à l'entrée du repli de la Louja.

Ce fut dans cette habitation vermoulue, et dans une chambre sale, obscure et partagée en deux par une toile, que le sort de l'armée et de l'Europe allait se décider.

Les premières heures de la nuit se passèrent à recevoir des nouvelles. Toutes annonçaient que l'ennemi se préparait pour le lendemain à une bataille que tous inclinaient à refuser. À onze heures du soir, Bessières entra. Ce maréchal devait son élévation à de longs services, et sur-tout à l'affection de l'empereur, qui s'était attaché à lui comme à sa création. Il est vrai qu'on ne pouvait être favori de Napoléon comme d'un autre monarque; qu'il fallait du moins l'avoir suivi, lui être de quelque utilité, car il sacrifiait peu à l'agréable; qu'enfin, il fallait avoir été plus que le témoin de tant de victoires; et l'empereur fatigué s'habituait à regarder par des yeux qu'il croyait avoir formés.

Il venait d'envoyer ce maréchal pour examiner l'attitude des ennemis. Bessières a obéi: il a soigneusement parcouru le front de la position des Russes: «Elle est, dit-il, inattaquable!—Ô ciel! s'écrie l'empereur en joignant les mains, avez-vous bien vu! est-il bien vrai! m'en répondez-vous!» Bessières répète son assertion: il affirme «que trois cents grenadiers suffiraient là pour arrêter une armée.» On vit alors Napoléon croiser ses bras d'un air consterné, baisser la tête, et rester comme enseveli dans le plus profond abattement. «Son armée est victorieuse et lui vaincu. Sa route est coupée, sa manœuvre déjouée: Kutusof, un vieillard, un Scythe, l'a prévenu! Et il ne peut accuser son étoile. Le soleil de France ne semble-t-il pas l'avoir suivi en Russie! hier encore la route de Malo-Iaroslavetz n'était-elle pas libre? sa fortune ne lui a donc pas manqué, c'est lui qui a manqué à sa fortune.»

Perdu dans cet abîme de pensées désolantes, il tombe dans une si grande stupeur, qu'aucun de ceux qui l'approchent n'en peut tirer une parole. À peine, à force d'importunités, parvient-on à obtenir de lui un signe de tête. Il veut enfin prendre quelque repos. Mais une brûlante insomnie le travaille. Tout le reste de cette cruelle nuit, il se couche, se relève, appelle sans cesse, sans toutefois qu'aucun mot trahisse sa détresse: c'est seulement par l'agitation de son corps qu'on juge de celle de son esprit.

Vers quatre heures du matin, un de ses officiers d'ordonnance, le prince d'Aremberg, vint l'avertir que, dans l'ombre de la nuit et des bois, et à la faveur de quelques plis de terrain, des Cosaques se glissaient entre lui et ses avant-postes. L'empereur venait d'envoyer Poniatowski sur sa droite, à Kremenskoé. Il attendait si peu l'ennemi de ce côté, qu'il avait négligé de faire éclairer son flanc droit. Il méprisa donc l'avis de son officier d'ordonnance.

Dès que le soleil du 25 se montra à l'horizon, il monta à cheval et s'avança sur la route de Kalougha, qui n'était plus pour lui que celle de Malo-Iaroslavetz. Pour atteindre le pont de cette ville il fallait qu'il traversât la plaine, longue et large d'une demi-lieue, que la Louja embrasse de son contour: quelques officiers seulement suivaient l'empereur. Les quatre escadrons de son escorte habituelle n'ayant pas été avertis, se hâtaient pour le rejoindre, mais ne l'avaient pas encore atteint. La route était couverte de caissons d'ambulance, d'artillerie et de voitures de luxe: c'était l'intérieur de l'armée, chacun marchait sans défiance.

On vit d'abord au loin, vers la droite, courir quelques pelotons, puis de grandes lignes noires s'avancer. Alors des clameurs s'élevèrent: déjà quelques femmes et quelques goujats revenaient sur leurs pas en courant, n'entendant plus rien, ne répondant à aucune question, l'air tout effaré, sans voix et sans haleine. En même temps, la file des voitures s'arrêtait incertaine, le trouble s'y mettait; les uns voulaient continuer, d'autres retourner: elles se croisèrent, se culbutèrent, ce fut bientôt un tumulte, un désordre complet.

L'empereur regardait et souriait, s'avançant toujours, et croyant à une terreur panique. Ses aides-de-camp soupçonnaient des Cosaques, mais ils les voyaient marcher si bien pelotonnés, qu'ils en doutaient encore; et si ces misérables n'eussent pas hurlé en attaquant, comme ils le font tous pour s'étourdir sur le danger, peut-être que Napoléon ne leur eût pas échappé. Ce qui augmenta le péril, c'est qu'on prit d'abord ces clameurs pour des acclamations, et ces hourra pour des cris de «vive l'empereur.»

C'était Platof et six mille Cosaques qui, derrière notre avant-garde victorieuse, avaient tenté de traverser la rivière, la plaine basse et le grand chemin, en enlevant tout sur leur passage; et dans cet instant même où l'empereur, tranquille au milieu de son armée et des replis d'une rivière ravineuse, s'avançait, en ne voulant pas croire à un projet si audacieux, ils l'exécutaient!

Une fois lancés, ils s'approchèrent si rapidement, que Rapp n'eut que le temps de dire à l'empereur: «Ce sont eux, retournez!» L'empereur, soit qu'il vît mal, soit répugnance à fuir, s'obstina, et il allait être enveloppé, quand Rapp saisit la bride de son cheval et le fit tourner en arrière en lui criant: «Il le faut!» L'empereur n'eut qu'un moment pour s'échapper, et Rapp pour faire face à ces barbares, dont le premier enfonça si violemment sa lance dans le poitrail de son cheval, qu'il le renversa. Les autres aides-de-camp et quelques cavaliers de la garde dégagèrent ce général.

Au même moment, la horde, en traversant la grande route, y culbuta tout, chevaux, hommes, voitures, blessant et tuant les uns et les entraînant dans les bois pour les dépouiller; puis détournant les chevaux attelés aux canons, ils les amenaient à travers champs. Mais ils n'eurent qu'une victoire d'un instant, un triomphe de surprise. La cavalerie de la garde accourut: à cette vue ils lâchèrent prise, ils s'enfuirent, et ce torrent s'écoula en laissant, il est vrai, de fâcheuses traces, mais en abandonnant tout ce qu'il entraînait.

Cependant plusieurs de ces barbares, s'étaient montrés audacieux jusqu'à l'insolence. On les avait vus se retirer à travers l'intervalle de nos escadrons, au pas, et en rechargeant tranquillement leurs armes. Ils comptaient sur la pesanteur de nos cavaliers d'élite et sur la légèreté de leurs chevaux, qu'ils pressent avec un fouet. Leur fuite s'était opérée sans désordre: ils avaient fait face plusieurs fois, sans attendre, il est vrai, jusqu'à la portée du feu, de sorte qu'ils avaient à peine laissé quelques blessés et pas un prisonnier. Enfin, ils nous avaient attirés sur des ravins hérissés de broussailles, où leurs canons, qui les y attendaient, nous avaient arrêtés. Tout cela faisait réfléchir. Notre armée était usée, et la guerre renaissait toute neuve et entière.

L'empereur lui-même, qui avait rétrogradé jusqu'à son quartier-général, y resta une demi-heure, frappé d'étonnement qu'on eût osé l'attaquer, et le lendemain d'une victoire, et qu'il eût été obligé de fuir! Il s'en prit à sa garde, et sortit de ce saisissement par un accès de colère; puis, jugeant la plaine nettoyée, il regagna Malo-Iaroslavetz, où le vice-roi lui montra les obstacles vaincus la veille.

La terre elle-même en disait assez. Jamais champ de bataille ne fut d'une plus terrible éloquence! Ses formes prononcées, ses ruines toutes sanglantes; les rues, dont on ne reconnaissait plus la trace qu'à la longue traînée de morts et de têtes écrasées par les roues des canons; des blessés, qu'on apercevait encore sortant des décombres, et se traînant avec leurs habits, leurs cheveux, et leurs membres à demi consumés, en poussant des cris lamentables; enfin, le bruit lugubre des tristes et derniers honneurs que les grenadiers rendaient aux restes de leurs colonels et de leurs généraux tués; tout attestait le choc le plus acharné. L'empereur, dit-on, n'y vit que de la gloire; il s'écria «que l'honneur d'une si belle journée appartenait tout entier au prince Eugène;» mais, déjà saisi d'une funeste impression, ce spectacle l'augmenta. Il s'avança ensuite dans la plaine haute.


CHAPITRE IV.

Mes compagnons, vous le rappelez-vous, ce champ funeste, où s'arrêta la conquête du monde, où vingt ans de victoires vinrent échouer, où commença le grand écroulement de notre fortune? Vous représentez-vous encore cette ville bouleversée et sanglante, ces profonds ravins, et les bois qui environnent cette plaine haute, et en font comme un champ clos. D'un côté, les Français venant du nord qu'ils évitent; de l'autre, à l'entrée des bois, les Russes gardant le sud, et cherchant à nous repousser sur leur puissant hiver; Napoléon entre ces deux armées; au milieu de cette plaine, ses pas et ses regards errans du midi à l'ouest, sur les routes de Kalougha et de Medyn: toutes deux lui sont fermées. Sur celle de Kalougha, Kutusof et cent vingt mille hommes paraissent prêts à lui disputer vingt lieues de défilés; du côté de Medyn, il voit une cavalerie nombreuse: c'est Platof et ces mêmes hordes qui viennent de pénétrer dans le flanc de l'armée, qui l'ont traversé de part en part, et qui en sont ressorties chargées de butin, pour se reformer sur son flanc droit, où des renforts et leur artillerie les ont attendus. C'est de ce côté que les yeux de l'empereur se sont attachés le plus long-temps; qu'il a écouté ses chefs, et consulté ses cartes; puis, tout chargé de regrets et de tristes pressentimens, on l'a vu revenir lentement dans son quartier-général.

Murat, le prince Eugène, Berthier, Davoust et Bessières l'avaient suivi. Cette chétive habitation, d'un obscur artisan, renfermait un empereur, deux rois, trois généraux d'armée. Ils allaient y décider de l'Europe et de l'armée qui l'avait conquise. Smolensk était le but! Y marchera-t-on par Kalougha, Medyn ou Mojaïsk? Cependant Napoléon est assis devant une table; sa tête s'appuie sur ses mains, qui cachent ses traits, et sans doute aussi la détresse qu'ils expriment.

On respectait un silence plein de destinées si imminentes, quand Murat, qui ne marchait que par bonds, se fatigue de cette hésitation. N'écoutant que son génie tout entier dans la chaleur de son sang, il s'élance hors de cette incertitude par un de ces premiers mouvemens qui élèvent ou précipitent.

Il se lève, il s'écrie «qu'on pourra l'accuser encore d'imprudence, mais qu'à la guerre c'est aux circonstances à décider de tout, et à donner à chaque chose son nom; que là où il n'y a plus qu'à attaquer, la prudence devient témérité, et la témérité prudence; que s'arrêter est impossible, fuir, dangereux; qu'il faut donc poursuivre. Qu'importe cette attitude menaçante des Russes, et leurs bois impénétrables? il les méprise. Qu'on lui donne seulement les restes de sa cavalerie et celle de la garde, et il va s'enfoncer dans leurs forêts, dans leurs bataillons, renverser tout, et rouvrir à l'armée la route de Kalougha.»

Ici, Napoléon, soulevant sa tête, fit tomber toute cette fougue en disant «que c'était assez de témérités; qu'on n'avait que trop fait pour la gloire; qu'il était temps de ne plus songer qu'à sauver les restes de l'armée.»

Alors Bessières, soit que son orgueil eût frémi à l'idée d'obéir au roi de Naples, soit désir de conserver intacte cette cavalerie de la garde, qu'il avait formée, dont il répondait à Napoléon, et dans laquelle consistaient son commandement et son utilité, Bessières, qui se sent soutenu, ose ajouter «que pour de pareils efforts, dans l'armée, dans la garde même, l'élan manquerait. Déjà l'on y disait que, les transports étant insuffisans, désormais le vainqueur atteint, resterait en proie aux vaincus; qu'ainsi toute blessure serait mortelle: Murat serait donc suivi mollement. Et dans quelle position? on venait d'en reconnaître la force; contre quels ennemis? n'avait-on pas remarqué le champ de bataille de la veille, et avec quelle fureur les recrues russes, à peine armées et vêtues, venaient de s'y faire tuer? Ce maréchal finit, en prononçant le mot de retraite, que l'empereur approuva de son silence.

Aussitôt le prince d'Eckmühl déclara que «puisqu'on se décidait à se retirer, il demandait que ce fût par Medyn et Smolensk.» Mais Murat interrompt Davoust; et soit inimitié ou découragement, suite ordinaire d'une témérité repoussée, il s'étonne «qu'on ose proposer à l'empereur une si grande imprudence. Davoust a-t-il juré la perte de l'armée? veut-il qu'une si longue et si lourde colonne aille se traîner sans guides et incertaine sur une route inconnue, à portée de Kutusof, offrant son flanc à tous les coups de l'ennemi? sera-ce lui, Davoust qui la défendra? Pourquoi, quand derrière nous Borowsk et Kéréia nous conduisent sans danger à Mojaïsk, refuser cette voie de salut? Là, des vivres doivent avoir été rassemblés, tout nous y est connu, aucun traître ne nous égarera.»

À ces mots, Davoust, tout brûlant d'une colère qu'il concentre avec effort, répond «qu'il propose une retraite à travers un sol fertile, sur une route vierge, nourricière, grasse, intacte, dans des villages encore debout, et par le chemin le plus court, afin que l'ennemi ne s'en serve pas pour nous couper la route de Mojaïsk à Smolensk, celle que désigne Murat. Et quelle route! un désert de sable et de cendres, où des convois de blessés s'ajouteront à nos embarras, où nous ne trouverons que des débris, des traces de sang, des squelettes, et la famine!

Qu'au reste, il doit son avis quand on le lui demande; qu'il obéira à l'ordre qui lui sera contraire avec le même zèle qu'il exécuterait celui qu'il aurait inspiré; mais que l'empereur seul avait le droit de lui imposer silence, et non Murat, qui n'était pas son souverain, et qui ne le serait jamais!»

La querelle s'échauffant, Bessières et Berthier s'interposèrent. Pour l'empereur, toujours absorbé dans la même attitude, il paraissait insensible. Enfin il rompit son silence et ce conseil par ces mots: «C'est bien, messieurs, je me déciderai.»

Il se décida à se retirer, et ce fut par le chemin qui d'abord l'éloignait le plus promptement de l'ennemi; mais il fallut encore un cruel effort pour qu'il pût s'arracher à lui-même un ordre de marche si nouveau pour lui. Cet effort fut si pénible, que, dans ce combat intérieur, il perdit l'usage de ses sens. Ceux qui le secoururent ont dit que le rapport d'une autre échauffourée de Cosaques, vers Borowsk, à quelques lieues derrière l'armée, fut le faible et dernier choc qui acheva de le déterminer à cette funeste résolution.

Ce qui est remarquable, c'est qu'il ordonna cette retraite vers le nord, au même moment où Kutusof et ses Russes, tout ébranlés du choc de Malo-Iaroslavetz, se retiraient vers le sud.


CHAPITRE V.

Dans cette même nuit une même anxiété avait agité le camp des Russes. Pendant le combat de Malo-Iaroslavetz, on avait vu Kutusof ne s'approcher du champ de bataille qu'en tâtonnant, s'arrêtant à chaque pas, sondant le terrain, comme s'il eût craint de le voir manquer sous lui, et se faisant arracher successivement les différens corps qu'il envoyait au secours de Doctorof. Il n'osa venir lui-même se placer en travers du chemin de Napoléon, qu'à l'heure où les batailles générales ne sont plus à craindre.

Alors Vilson, tout échauffé du combat, était accouru vers lui, Vilson, cet Anglais actif; remuant, celui qu'on vit en Égypte, en Espagne, et par-tout l'ennemi des Français et de Napoléon. Il représentait dans l'armée russe les alliés; c'était, au milieu de la puissance de Kutusof, un homme indépendant, un observateur, un juge même, motifs infaillibles d'aversion: sa présence était odieuse au vieillard russe, et la haine ne manquant jamais d'engendrer la haine, tous deux se détestaient.

Vilson lui reproche son inconcevable lenteur: cinq fois dans une seule journée elle venait de leur faire manquer la victoire, comme à Vinkowo; et il lui rappelle ce combat du 18 octobre. En effet, ce jour-là Murat était perdu si Kutusof eût occupé fortement le front des Français par une vive attaque quand Beningsen tournait leur aile gauche. Mais, soit insouciance ou lenteur, défaut de la vieillesse, soit, comme le disent plusieurs Russes, que Kutusof fût plus envieux de Beningsen qu'ennemi de Napoléon, le vieillard avait attaqué trop mollement, trop tard, et s'était arrêté trop tôt.

Vilson continue, il l'interpelle; il lui demande pour le lendemain une bataille décisive, et, sur son refus, il s'écrie «qu'il veut donc ouvrir un libre passage à Napoléon! le laisser s'échapper avec sa victoire! Quel cri d'indignation s'élèvera dans Pétersbourg, à Londres, dans toute l'Europe! n'entend-il pas déjà les murmures des siens!»

Mais Kutusof irrité lui répond «que, oui sans doute, il ferait à l'ennemi un pont d'or plutôt que de compromettre son armée, et avec elle le sort de tout l'empire. Napoléon ne fuit-il pas? pourquoi l'arrêter, le forcer à vaincre? Le temps suffit contre lui: de tous les alliés des Russes, l'hiver est le plus sûr; il veut attendre son secours. Pour l'armée russe, elle est à lui; elle lui obéira malgré les clameurs de Vilson; Alexandre bien informé l'approuvera: que lui importe l'Angleterre? est-ce donc pour elle qu'il combat? Avant tout il est Russe; il veut que la Russie soit délivrée; elle va l'être sans courir encore la chance d'une bataille; et, quant au reste de l'Europe, il lui importe peu que ce soit la France ou l'Angleterre qui y domine».

Ainsi Vilson est repoussé, et pourtant Kutusof, enfermé avec l'armée française dans cette plaine haute de Malo-Iaroslavetz, se trouve forcé d'y montrer l'appareil le plus menaçant. Il y déploie, le 25, toutes ses divisions, et sept cents pièces d'artillerie. Dans les deux armées, on ne doute plus qu'un dernier jour ne soit arrivé; Vilson y croit lui-même. Il a remarqué que les lignes russes sont adossées à un ravin fangeux que traverse un pont mal sûr. Cette seule voie de retraite, à la vue de l'ennemi, lui paraît impraticable: il faut enfin que Kutusof vainque ou périsse; et l'Anglais sourit à l'espoir d'une bataille décisive; que son issue soit fatale à Napoléon, ou dangereuse pour la Russie, elle sera sanglante, et l'Angleterre ne peut qu'y gagner.

Toutefois, la nuit venue, inquiet encore, il parcourt les rangs; il jouit en écoutant Kutusof jurer enfin qu'il va combattre; il triomphe en voyant tous les généraux russes se préparer pour un choc terrible: Beningsen seul en doute encore. Néanmoins l'Anglais, en songeant que la position ne permettait plus de reculer, reposait enfin en attendant le jour, quand, vers trois heures du matin, un ordre général de retraite le réveille. Tous ses efforts furent inutiles. Kutusof était décidé à fuir vers le sud, d'abord à Gonczarewo, puis au-delà de Kalougha, et déjà, sur l'Ocka, tout était prêt pour son passage.

C'était dans ce même instant que Napoléon ordonnait aux siens de se retirer vers le nord, sur Mojaïsk. Les deux armées se tournèrent donc le dos, en se trompant mutuellement par leurs arrière-gardes.

Du côté de Kutusof, Vilson assure que ce fut comme une déroute. On vit de toutes parts arriver à l'entrée du pont, auquel l'armée russe était adossée, la cavalerie, les canons, les voitures et les bataillons. Là, toutes ces colonnes, accourant de la droite, de la gauche et du centre, se rencontrent, se pressent et se confondent en une masse si énorme, si amoncelée qu'elle perd toute puissance de mouvement. On fut plusieurs heures à pouvoir désencombrer et faire dégorger ce passage. Quelques boulets de Davoust, qu'il crut perdus, tombèrent dans cette bagarre.

Napoléon n'avait qu'à avancer sur cette foule en désordre. Ce fut lorsque le plus grand effort, celui de Malo-Iaroslavetz, était fait, et quand il n'y avait plus qu'à marcher, qu'il se retira. Mais voilà la guerre: on n'essaie, on n'ose jamais assez. «L'ost ignore ce que fait l'ost.» Les avant-postes sont les dehors de ces deux grands corps ennemis; c'est par là qu'ils s'en imposent. Il y a un abîme entre deux armées en présence!

Au reste, ce fut peut-être parce que l'empereur avait manqué de prudence à Moskou, qu'ici il manqua de témérité: il se fatigua; ces deux échauffourées de Cosaques l'avaient dégoûté; ses blessés l'attendrirent, tant d'horreurs le rebutèrent, et, comme les hommes de résolutions extrêmes, n'espérant plus de victoire entière, il se résolut à une retraite précipitée.

Depuis ce moment, il ne vit plus que Paris, de même qu'en partant de Paris, il n'avait eu en vue que Moskou. Ce fut le 26 octobre que commença le fatal mouvement de notre retraite. Davoust, avec vingt-cinq mille hommes, resta à l'arrière-garde. Pendant qu'il avançait de quelques pas, et jetait, sans le savoir, la terreur chez les Russes, la grande-armée étonnée leur tournait le dos. Elle marchait les yeux baissés, comme honteuse et humiliée. Au milieu d'elle, son chef, sombre et silencieux, paraissait mesurer avec anxiété sa ligne de communication avec les places de la Vistule.

Sur plus de deux cent cinquante lieues, elle ne lui offre que deux points d'arrêt et de repos. Smolensk d'abord, puis Minsk. Il a fait de ces deux villes ses deux grands dépôts; d'immenses magasins y sont réunis. Mais Witgenstein, toujours devant Polotsk, menace le flanc gauche de la première, et Tchitchakof, déjà à Bresk-Litowsky, le flanc droit de la seconde. Les forces de Witgenstein s'accroissent de recrues et de nouveaux corps qu'il reçoit journellement, et de l'affaiblissement graduel de Saint-Cyr.

Cependant, Napoléon compte sur le duc de Bellune et ces trente-six mille hommes de troupes fraîches. Ce corps d'armée est à Smolensk depuis les premiers jours de septembre; il compte sur les détachemens qu'envoient les dépôts, sur les malades et les blessés rétablis sur les traîneurs ralliés et formés à Wilna en bataillons de marche. Tous arriveront successivement en ligne, et rempliront les lacunes qu'ont faites dans les rangs le fer, la faim et les maladies. Il aura donc le temps de regagner cette position de la Düna et du Borysthène, où il veut qu'on croie que sa présence, s'ajoutant à celle de Victor, de Saint-Cyr et de Macdonald, contiendra Witgenstein, arrêtera Kutusof; et menacera Alexandre jusque dans sa seconde capitale.

C'est pourquoi il publie qu'il va se placer sur la Düna. Mais ce n'est point encore sur ce fleuve et sur le Borysthène que sa pensée se repose; il sent que ce n'est pas avec une armée harassée et réduite qu'il pourra garder l'intervalle de ces deux fleuves, et leur cours que les glaces vont effacer. Il ne compte point sur une mer de neige de six pieds de profondeur, que l'hiver va étendre sur ces contrées, mais que l'hiver pourra rendre solide: alors tout serait chemin à l'ennemi pour arriver jusqu'à lui, pour pénétrer dans les intervalles de ses cantonnemens de bois, répandus sur deux cents lieues de frontière, et les brûler.

S'il s'y était d'abord arrêté, comme il l'avait annoncé à son arrivée à Vitepsk; s'il y avait conservé et rétabli son armée; si Tormasof, Tchitchakof et Hoertel eussent été chassés de la Volhinie; si, dans ces riches provinces, il eût levé cent mille Cosaques, alors ses quartiers d'hiver eussent été habitables. Mais aujourd'hui, rien n'y est prêt, et non-seulement ses forces y sont insuffisantes, mais Tchitchakof, à cent lieues en arrière de lui, y menacerait encore ses communications avec l'Allemagne et la France, et sa retraite. C'est donc à cent lieues plus loin que Smolensk, dans une position plus resserrée, derrière les marais de la Bérézina, c'est à Minsk qu'il lui faut aller chercher des quartiers d'hiver, dont quarante marches le séparent.

Mais y arrivera-t-il à temps? Il doit le croire. Dombrowski et ses Polonais, placés autour de Bobruisk, qu'ils observent, suffisent pour contenir Hoertel. Quant à Schwartzenberg, ce général est victorieux; il est à la tête de quarante-deux mille Autrichiens, Saxons et Polonais, que Duratte et sa division française, accourant de Varsovie, vont porter à plus de cinquante mille hommes. Il a poursuivi Tormasof jusque sur le Styr.

Il est vrai que l'armée russe de Moldavie vient de s'ajouter aux restes de l'armée de Volhinie, que Tchitchakof, général actif et déterminé, a pris le commandement de ces cinquante-cinq mille Russes; que l'Autrichien s'est arrêté; qu'il s'est même cru obligé, le 23 septembre, de reculer derrière le Bug; mais il a dû repasser ce fleuve à Bresk-Litowsky, et Napoléon ignore le reste.

Toutefois, à moins d'une trahison qu'il est trop tard pour prévoir, et qu'un retour précipité peut seul prévenir, il se flatte que Schwartzenberg, Regnier, Durutte, Dombrowski, et vingt mille hommes répartis à Minsk, Slonim, Grodno et Wilna, que soixante-dix mille hommes enfin, ne laisseront pas soixante mille Russes s'emparer de ses magasins et lui couper sa retraite.


CHAPITRE VI.

Napoléon, réduit à de si hasardeuses conjectures, arrivait tout pensif à Véréia, quand Mortier se présenta devant lui. Mais je m'aperçois qu'entraîné, comme nous l'étions alors, par cette rapide succession de scènes violentes et d'événemens mémorables, mon attention s'est détournée d'un fait digne de remarque. Le 23 octobre, à une heure et demie du matin, l'air avait été ébranlé par une effrayante explosion, les deux armées s'en étonnèrent un instant, quoiqu'on ne s'étonnât plus guère, s'attendant à tout.

Mortier avait obéi; le Kremlin n'existait plus: des tonneaux de poudre avaient été placés dans toutes les salles du palais des czars, et cent quatre-vingt-trois milliers sous les voûtes qui les soutenaient. Le maréchal, avec huit mille hommes était resté sur ce volcan, qu'un obus russe pouvait faire éclater. Là, il couvrait la marche de l'armée sur Kalougha, et la retraite de nos différens convois vers Mojaïsk.

Dans ces huit mille hommes, il y en avait à peine deux mille sur lesquels Mortier pût compter; les autres, cavaliers démontés, hommes de régimens et de pays divers, sous des chefs nouveaux, sans habitudes pareilles, sans souvenirs communs, enfin, sans rien de ce qui lie, formaient ensemble bien moins un corps organisé qu'un attroupement: ils ne devaient pas tarder à se disperser.

On regardait ce maréchal comme un homme sacrifié. Les autres chefs, ses vieux compagnons de gloire, l'avaient quitté les larmes aux yeux, et l'empereur en lui disant «qu'il comptait sur sa fortune; mais qu'au reste, à la guerre, il fallait bien faire une part au feu.» Mortier s'était résigné sans hésitation. Il avait ordre de défendre le Kremlin, puis, en se retirant, de le faire sauter, et d'incendier les restes de la ville. C'était du château de Krasnopachra, le 21 octobre, que Napoléon lui avait envoyé ses derniers ordres. Mortier devait, après les avoir exécutés, se diriger sur Véréia, et former l'arrière-garde de l'armée.

Dans cette lettre, Napoléon lui recommandait sur-tout «de charger sur les voitures de la jeune garde; sur celles de la cavalerie à pied, et sur toutes celles qu'il trouverait, les hommes qui restaient encore aux hôpitaux. Les Romains, ajoutait-il, donnaient des couronnes civiques à ceux qui sauvaient des citoyens; le duc de Trévise en méritera autant qu'il sauvera de soldats. Il faut qu'il les fasse monter sur ses chevaux, sur ceux de tout son monde. C'est ainsi que lui, Napoléon, a fait à Saint-Jean-d'Acre. Il doit d'autant plus prendre cette mesure, qu'à peine le convoi aura rejoint l'armée, on trouvera à lui donner les chevaux et les voitures que la consommation aura rendus inutiles. L'empereur espère qu'il aura sa satisfaction à témoigner au duc de Trévise pour lui avoir sauvé cinq cents hommes. Il doit commencer par les officiers, ensuite par les sous-officiers, et préférer les Français; qu'il assemble donc tous les généraux et officiers sous ses ordres, pour leur faire sentir l'importance de cette mesure, et combien ils mériteront de l'empereur, s'ils lui ont sauvé cinq cents hommes.»

Cependant, à mesure que la grande-armée était sortie de Moskou, les Cosaques avaient pénétré dans ses faubourgs, et Mortier s'était retiré vers le Kremlin, comme un reste de vie se retire vers le cœur, à mesure que la mort s'empare des extrémités. Ces Cosaques éclairaient dix mille Russes, que commandait Wintzingerode.

Cet étranger, enflammé de haine contre Napoléon, exalté du désir de reprendre Moskou et de se naturaliser en Russie par cet exploit signalé, s'emporta loin des siens; il traverse, en courant, la colonie géorgienne, se précipite vers la ville chinoise et le Kremlin, rencontre des avant-postes, les méprise, tombe dans une embuscade, et, se voyant pris dans cette ville qu'il venait prendre, il change soudain de rôle, agite en l'air son mouchoir, et se déclare parlementaire.

On le conduisit au duc de Trévise. Là, il se réclama audacieusement du droit des gens, qu'on violait, disait-il, en sa personne. Mortier lui répondit «qu'un général en chef qui se présentait ainsi, pouvait être pris pour un soldat téméraire, mais jamais pour un parlementaire, et qu'il eût à rendre sur-le-châmp son épée!» Alors n'espérant plus en imposer, le général russe se résigna, et convint de son imprudence.

Enfin, après quatre jours de résistance, les Français abandonnent pour jamais cette ville fatale. Ils emportent avec eux quatre cents blessés; mais, en se retirant, ils déposent, dans un lieu sûr et secret, un artifice habilement préparé qu'un feu lent dévorait déjà; ses progrès étaient calculés: on savait l'heure à laquelle son feu devait atteindre l'immense amas de poudre renfermé dans les fondations de ces palais condamnés.

Mortier se hâte de fuir, mais, en même temps qu'il s'éloigne rapidement, d'avides Cosaques et de sales mougiques, attirés, dit-on, par la soif du pillage, accourent, s'approchent; ils écoutent, et s'enhardissant du calme apparent qui règne dans la forteresse, ils osent y pénétrer; ils montent, et déjà leurs mains avides de pillage s'étendaient, quand tout-à-coup tous sont détruits, écrasés, lancés dans les airs avec ces murs qu'ils venaient dépouiller, et trente mille fusils qu'on y avait abandonnés; puis, avec tous ses débris de murailles et ces tronçons d'armes, leurs membres mutilés vont au loin retomber en une pluie effroyable.

La terre trembla sous les pas de Mortier. À dix lieues plus loin, à Feminskoé, l'empereur entendit cette explosion, et lui-même, avec cet accent de colère dont il parlait quelquefois à l'Europe, il proclame le lendemain, en date de Borowsk, «que le Kremlin, arsenal, magasins, que tout est détruit; que cette ancienne citadelle, qui datait des commencemens de la monarchie, ce premier palais des czars, ont été; que désormais Moskou n'est plus qu'un amas de décombres; qu'un cloaque impur et malsain, sans importance politique ni militaire. Il l'abandonne aux mendians et aux pillards russes, pour marcher sur Kutusof, déborder l'aile gauche de ce général, le rejeter en arrière, et gagner ensuite tranquillement les bords de la Düna, où il prendra ses quartiers d'hiver.» Puis, craignant de paraître reculer, il ajoute qu'ainsi il se sera rapproché de quatre-vingts lieues de Wilna et de Pétersbourg; double avantage, c'est-à-dire de vingt marches plus près des moyens et du but.» Par là, il veut donner à sa retraite l'air d'une marche offensive.

C'est alors qu'il déclare «s'être refusé à donner l'ordre de détruire tout le pays qu'il abandonne; il lui répugne d'aggraver les malheurs de cette population. Pour punir l'incendiaire russe, et cent coupables qui font la guerre en Tartares, il ne veut pas ruiner neuf mille propriétaires, et laisser absolument sans ressources deux cent mille serfs, innocens de toutes ces barbaries.»

Il n'était point alors aigri par le malheur; mais en trois jours, tout avait changé. Après s'être heurté contre Kutusof, il reculait par cette même ville de Borowsk, et dès qu'il y eut repassé, elle n'exista plus. C'est ainsi désormais que tout sera brûlé derrière lui. En conquérant, il avait conservé; en se retirant, il détruira: soit nécessité, pour ruiner l'ennemi et ralentir sa marche, à la guerre tout étant impérieux, soit représailles, terrible effet des guerres d'invasion, qui d'abord légitiment tous les moyens de défense, ce qui motive ensuite ceux d'attaque.

Au reste, l'agression, dans ce terrible genre de guerre, n'était point du côté de Napoléon. Le 19 octobre, Berthier avait écrit à Kutusof pour l'engager «à régler les hostilités, de manière à ce qu'elles ne laissassent supporter à l'empire moskovite que les maux indispensables de l'état de guerre; la dévastation de la Russie étant aussi nuisible à cet empire qu'elle affectait douloureusement Napoléon.» Mais Kutusof avait répondu: «qu'il lui était impossible de contenir le patriotisme russe;» ce qui était avouer la guerre de Tartares que nous faisaient ses milices, et ce qui autorisait en quelque sorte à la leur rendre.

Les mêmes feux consumèrent Véreia, où Mortier venait de rejoindre l'empereur et de lui amener Wintzingerode. À la vue de ce général allemand, toutes les douleurs cachées de Napoléon prirent feu; son accablement devint colère, et il déchargea sur cet ennemi tout le chagrin qui l'oppressait. «Qui êtes vous?» lui cria-t-il en croisant les bras avec violence comme pour se saisir et se contenir lui-même; «qui êtes vous? un homme sans patrie! Vous avez toujours été mon ennemi personnel! quand j'ai fait la guerre aux Autrichiens, je vous ai trouvé dans leurs rangs! l'Autriche est devenu mon allié, et vous avez demandé du service à la Russie. Vous avez été l'un des plus ardens fauteurs de la guerre actuelle. Cependant, vous êtes né dans les états de la confédération du Rhin; vous êtes mon sujet. Vous n'êtes point un ennemi ordinaire, vous êtes un rebelle; j'ai le droit de vous faire juger! Gendarmes d'élite, saisissez cet homme-là!» Les gendarmes restèrent immobiles, comme des hommes accoutumés à voir se terminer sans effet ces scènes violentes, et sûrs d'obéir mieux en désobéissant.

L'empereur reprit: «Voyez-vous, monsieur, ces campagnes dévastées, ces villages en flammes! À qui doit-on reprocher ces désastres? à cinquante aventuriers comme vous, soudoyés par l'Angleterre, qui les a jetés sur le continent; mais le poids de cette guerre retombera sur ceux qui l'ont provoquée. Dans six mois je serai à Pétersbourg, et l'on me fera raison de toutes ces fanfaronnades.»

Alors, s'adressant à l'aide-de-camp de Wintzingerode, prisonnier comme lui: «Pour vous, comte Narischkin, je n'ai rien à vous reprocher; vous êtes Russe, vous faites votre devoir; mais comment un homme de l'une des premières familles de Russie a-t-il pu devenir l'aide-de-camp d'un étranger mercenaire? Soyez l'aide-de-camp d'un général russe; cet emploi sera beaucoup plus honorable.»

Jusque-là, le général Wintzingerode n'avait pu répondre à ces violentes paroles que par son attitude: elle fut calme comme sa réplique. Il répondit «que l'empereur Alexandre était son bienfaiteur et celui de sa famille; que tout ce qu'il possédait, il le tenait de lui, que la reconnaissance l'avait rendu son sujet; qu'il était au poste que son bienfaiteur lui avait assigné; qu'il avait donc fait son devoir.»

Napoléon ajouta quelques menaces déjà moins violentes, et il s'en tint aux paroles, soit qu'il n'eût voulu qu'en effrayer tous les Allemands qui seraient tentés de l'abandonner. Ce fut ainsi du moins qu'autour de lui on apprécia sa violence. Elle déplut; on n'en tint compte, et chacun s'empresse autour du général prisonnier pour le consoler. Ces soins continuèrent jusqu'en Lithuanie, où les Cosaques reprirent Wintzingerode et son aide-de-camp. L'empereur avait affecté de traiter avec bonté ce jeune seigneur russe, en même temps qu'il avait tonné contre son général; ce qui prouve qu'il y avait eu du calcul jusque dans sa colère.


Chargement de la publicité...