Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l'année 1812. Tome II
CHAPITRE VII.
Le 28 octobre, nous revîmes Mojaïsk. Cette ville était encore remplie de blessés; les uns furent emportés, les autres réunis et abandonnés, comme à Moskou, à la générosité des Russes. Napoléon dépassa cette ville de quelques werstes, et l'hiver commença! Ainsi, après un combat terrible, et dix jours de marches et de contre-marches, l'armée, qui n'avait emporté de Moskou que quinze rations de farine par homme, n'était avancée dans sa retraite que de trois journées. Elle manquait de vivres; et l'hiver l'avait atteinte.
Déjà quelques hommes succombaient. Dès les premiers jours de la retraite, le 26 octobre, on avait brûlé des voitures de vivres, que les chevaux ne pouvaient plus traîner. L'ordre de tout incendier derrière soi vint alors; on obéit en faisant sauter dans les maisons, des caissons de poudre dont les attelages étaient déjà épuisés. Mais enfin, l'ennemi ne reparaissant pas encore, nous semblions ne recommencer qu'un pénible voyage; et Napoléon, en revoyant cette route connue, se rassurait, quand, vers le soir, un chasseur russe prisonnier lui fut envoyé par Davoust.
D'abord il le questionna négligemment: mais le hasard voulut que ce Moskovite eût quelque idée des routes, des noms et des distances; il répondit, «que toute l'armée russe marchait par Medyn sur, Viazma.» Alors, l'empereur devint attentif. Kutusof voulait-il le prévenir là, comme à Malo-Iaroslavetz, lui couper sa retraite sur Smolensk, comme celle de Kalougha, l'enfermer dans ce désert, sans vivres, sans abri, et au milieu d'une insurrection générale? Cependant, son premier mouvement le porta à mépriser cet avis; car, soit fierté, soit expérience, il s'était accoutumé à ne pas supposer à ses adversaires l'habileté qu'il aurait eue à leur place.
Ici pourtant, il eut un autre motif. Sa sécurité n'était qu'affectée, car il était évident que l'armée russe prenait la route de Medyn, celle-là même que Davoust avait conseillée pour l'armée française: et Davoust, par amour-propre, ou par inadvertance, n'avait pas confié à sa dépêche seule cette alarmante nouvelle. Napoléon en craignait l'effet sur les siens, c'est pourquoi il parut la repousser avec mépris; mais en même temps, il ordonna que le lendemain sa garde marchât en toute hâte, et tant que durerait le jour, jusqu'à Gjatz. Il voulait y donner un séjour et des vivres à cette troupe d'élite: s'assurer de plus près de la marche de Kutusof, et le prévenir sur ce point.
Mais le temps n'avait point été appelé à son conseil; il parut s'en venger. L'hiver était si près de nous, qu'il n'avait fallu qu'un coup de vent de quelques minutes pour l'amener âpre, mordant, dominateur! On sentit aussitôt qu'en ce pays il était indigène; et nous, étrangers. Tout changea, les chemins, les figures, les courages, l'armée devint morne, la marche pénible, la consternation commença.
À quelques lieues de Mojaïsk, il fallut traverser la Kalougha. Ce n'était qu'un gros ruisseau: deux arbres, autant de chevalets et quelques planches, suffisaient pour en assurer le passage: mais le désordre était tel, et l'incurie si grande, que l'empereur y fut arrêté. On y noya plusieurs canons qu'on voulut faire passer au gué. Il semblait que chaque corps d'armée marchât pour son compte, qu'il n'y eût point d'état-major, point d'ordre général, point de nœud commun, rien qui liât tous ces corps ensemble. Et en effet, l'élévation de chacun de leurs chefs les rendait trop indépendans les uns des autres. L'empereur lui-même s'était tant grandi, qu'il se trouvait à une distance démesurée des détails de son armée; et Berthier, placé comme intermédiaire entre lui et des chefs, tous rois, princes ou maréchaux, était obligé à trop de ménagemens. Il était d'ailleurs insuffisant à cette position.
L'empereur, arrêté par ce faible obstacle d'un pont rompu, se contenta de faire un geste de mécontentement et de mépris, à quoi Berthier ne répondit que par un air de résignation. Cet ordre de détail ne lui avait pas été dicté par l'empereur: il ne se croyait donc pas coupable, car Berthier n'était qu'un écho fidèle, un miroir, et rien de plus. Toujours prêt, clair et net, la nuit comme le jour, il réfléchissait; il répétait l'empereur, mais n'ajoutait rien, et ce que Napoléon oubliait, était oublié sans ressource.
Après la Kalougha, on marchait absorbé, quand plusieurs de nous, levant les yeux, jetèrent un cri de saisissement. Soudain chacun regarda autour de soi; on vit une terre toute piétinée, nue, dévastée, tous les arbres coupés à quelques pieds du sol, et plus loin des mamelons écrêtés; le plus élevé paraissait le plus difforme. Il semblait que ce fût un volcan éteint et détruit. Tout autour, la terre était couverte de débris de casques et de cuirasses, de tambours brisés, de tronçons d'armes, de lambeaux d'uniformes, et d'étendards tachés de sang.
Sur ce sol désolé gisaient trente milliers de cadavres à demi dévorés. Quelques squelettes, restés sur l'éboulement de l'une de ces collines, dominaient tout. Il semblait que la mort eût établi là son empire: c'était cette terrible redoute, conquête et tombeau de Caulincourt. Alors le cri, «C'est le champ de la grande bataille!» forma un long et triste murmure. L'empereur passa vite. Personne ne s'arrêta. Le froid, la faim et l'ennemi pressaient; seulement on détournait la tête en marchant, pour jeter un triste et dernier regard sur ce vaste tombeau de tant de compagnons d'armes, sacrifiés inutilement, et qu'il fallait abandonner.
C'était là que nous avions tracé avec le fer et le sang l'une des plus grandes pages de notre histoire. Quelques débris le disaient encore, et bientôt ils allaient être effacés. Un jour le voyageur passerait avec indifférence sur ce champ semblable à tous les autres; cependant, quand il apprendra que ce fut celui de la grande bataille, il reviendra sur ses pas, il le fixera long-temps de ses regards curieux, il en gravera les moindres accidens dans sa mémoire avide, et sans doute qu'alors il s'écriera: «Quels hommes! quel chef! quelle destinée! Ce sont eux qui, treize ans plus tôt dans le midi, sont venus tenter l'orient par l'Égypte, et se briser contre ses portes. Depuis, ils ont conquis l'Europe, et les voilà qui reviennent, par le nord, se présenter de nouveau devant cette Asie, pour s'y briser encore! Qui donc les a poussés dans cette vie errante et aventureuse? Ce n'étaient point des barbares cherchant de meilleurs climats, des habitations plus commodes, des spectacles plus enivrans, de plus grandes richesses: au contraire, ils possédaient tous ces biens, ils jouissaient de tant de délices, et ils les ont abandonnés pour vivre sans abri, sans pain, pour tomber, chaque jour et successivement, ou morts ou mutilés. Quelle nécessité les a poussés? Eh quoi donc? si ce n'est la confiance dans un chef jusque-là infaillible! l'ambition d'achever un grand ouvrage glorieusement commencé! l'enivrement de la victoire, et sur-tout cette insatiable passion de la gloire, cet instinct puissant, qui pousse l'homme à la mort, pour chercher l'immortalité.»
CHAPITRE VIII.
Cependant, l'armée s'écoulait, dans un grave et silencieux recueillement, devant ce champ funeste, lorsqu'une des victimes de cette sanglante journée y fut, dit-on, aperçue, vivant encore, et perçant l'air de ses gémissemens. On y courut: c'était un soldat français. Ses deux jambes avaient été brisées dans le combat, il était tombé parmi les morts; il y fut oublié. Le corps d'un cheval éventré par un obus fut d'abord son abri; ensuite, pendant cinquante jours, l'eau bourbeuse d'un ravin où il avait roulé, et la chair putréfiée des morts, servirent d'appareil à ses blessures, et de soutien à son être mourant. Ceux qui disent l'avoir découvert, affirment qu'ils l'ont sauvé.
Plus loin, on revit la grande abbaye, ou l'hôpital de Kolotskoï, spectacle plus affreux encore que celui du champ de bataille. À Borodino, c'était la mort, mais aussi le repos; là, du moins, le combat était fini; à Kolotskoï, il durait encore. La mort y semblait poursuivre ses victimes échappées au combat; elle s'y acharnait, elle pénétrait en eux par tous leurs sens à la fois. Pour la repousser, tout manquait, excepté des ordres inexécutables dans ces déserts, et qui d'ailleurs, donnés de trop haut et de trop loin, passaient par trop de mains pour être exécutés.
Toutefois; malgré la faim, le froid et le dénuement le plus complet, le dévouement de quelques chirurgiens et un reste d'espoir soutenaient encore un grand nombre de blessés dans ce séjour fétide. Mais, quand ils virent que l'armée repassait, qu'ils allaient être abandonnés, qu'il n'y avait plus d'espoir, les moins faibles se traînèrent sur le seuil de la porte; ils bordèrent le chemin, et nous tendirent leur mains suppliantes.
L'empereur venait d'ordonner que chaque voiture, quelle qu'elle fût, reçût un de ces malheureux, et que les plus faibles fussent, comme à Moskou, laissés sous la protection de ceux des officiers russes prisonniers et blessés que nos soins avaient rétablis. Il s'arrêta pour faire exécuter cet ordre, et ce fut au feu de ses caissons abandonnés que lui et la plupart des siens se ranimèrent. Depuis le matin, une multitude d'explosions avertissaient des nombreux sacrifices de cette espèce que déjà l'on était obligé de faire.
Pendant cette halte, on vit une action atroce. Plusieurs blessés venaient d'être placés sur des charrettes de vivandiers. Ces misérables, dont le butin de Moskou surchargeait les voitures, ne reçurent qu'en murmurant ce nouveau poids; on les contraignit à l'accepter: ils se turent. Mais à peine furent-ils en marche, qu'ils se ralentirent; ils se laissèrent dépasser par leurs colonnes; alors, profitant d'un instant de solitude, ils jetèrent dans des fossés tous ces infortunés confiés à leurs soins. Un seul survécut assez pour être recueilli par les premières voitures qui passèrent: c'était un général. On sut par lui ce crime. Un frémissement d'horreur se propagea dans la colonne; il parvint jusqu'à l'empereur, car les souffrances n'étaient pas encore assez vives et assez universelles pour éteindre la pitié, et concentrer en soi toutes les affections.
Le soir de cette longue journée, la colonne impériale approcha de Gjatz, surprise de trouver sur son passage des Russes tués tout nouvellement. On remarquait que chacun d'eux avait la tête brisée de la même manière, et que sa cervelle sanglante était répandue près de lui. On savait que deux mille prisonniers russes marchaient devant, et que c'étaient des Espagnols, des Portugais et des Polonais qui les conduisaient. Chacun, suivant son caractère, s'indignait, approuvait, ou restait indifférent. Autour de l'empereur, ces différentes impressions restaient muettes. Caulincourt éclata, il s'écria «que c'était une atroce cruauté. Voilà donc la civilisation que nous apportions en Russie! Quel serait sur l'ennemi l'effet de cette barbarie? Ne lui laissions-nous pas nos blessés, une foule de prisonniers? Lui manquerait-il de quoi exercer d'horribles représailles?»
Napoléon garda un sombre silence, mais le lendemain ces meurtres avaient cessé. On se contenta de laisser ces malheureux mourir de faim dans les enceintes où, pendant la nuit, on les parquait comme des bêtes. C'était sans doute encore une barbarie; mais que pouvait-on faire? Les échanger? l'ennemi s'y refusait. Les relâcher? ils auraient été publier le dénuement général, et, bientôt réunis à d'autres, ils seraient revenus s'acharner sur nos pas. Dans cette guerre à mort, leur donner la vie, c'eût été se sacrifier soi-même. On fut cruel par nécessité. Le mal venait de s'être jeté dans une si terrible alternative.
Enfin on atteignit Gjatz avec la nuit; mais cette première journée d'hiver avait été cruellement remplie. L'aspect du champ de bataille, de ces deux hôpitaux abandonnés, cette multitude de caissons livrés aux flammes, ces Russes fusillés, l'excessive longueur de la route, les premières atteintes de l'hiver, tout la rendit funeste; la retraite devenait fuite; et c'était un spectacle bien nouveau que Napoléon contraint de céder et de fuir.
Plusieurs de nos alliés en jouissaient, avec cette secrète satisfaction qu'ont les inférieurs, de voir leurs chefs en fin dominés, et forcés de plier à leur tour. Ils se laissaient aller à cette triste envie qu'inspire un bonheur extraordinaire, dont il est rare qu'on n'ait pas abusé, et qui choque cette égalité, premier besoin des hommes. Mais cette maligne joie s'éteignit bientôt, et se perdit dans un malheur universel.
La fierté souffrante de Napoléon supposa ces pensées. On s'en aperçut dans une halle de ce jour: là, sur les sillons roidis d'un champ gelé et parsemé de débris russes et français, il voulut, par la puissance de ses paroles, se décharger du poids de l'insupportable responsabilité de tant de malheurs. Cette guerre, qu'en effet il avait redoutée, il en dévoua l'auteur à l'horreur du monde entier. Ce fut ***** qu'il en accusa; «c'était ce ministre russe, vendu aux Anglais, qui l'avait fomentée. Le perfide y avait entraîné Alexandre et lui!»
Ces paroles, prononcées devant deux de ses généraux, étaient écoutées avec ce silence commandé par un ancien respect, auquel se joignait déjà celui qu'on devait au malheur. Mais le duc de Vicence, trop impatient peut-être, s'irrita; il fit un geste de colère et d'incrédulité, et rompit, en se retirant brusquement, ce pénible entretien.
CHAPITRE IX.
De Gjatz, l'empereur gagna Viazma en deux marches. Il y séjourna pour attendre le prince Eugène et Davoust, et pour observer le chemin de Medyn et d'Inknow, qui débouche en cet endroit sur la grande route de Smolensk; c'était ce chemin de traverse qui, de Malo-Iaroslavetz, devait amener l'armée russe sur son passage. Mais le 1er novembre, après trente-six heures d'attente, Napoléon n'en avait aperçu aucun avant-coureur. Il partit flottant entre l'espoir que Kutusof s'était endormi, et la crainte que le Russe n'eût laissé Viazma à sa droite, et ne fût allé lui couper la retraite à deux marches plus loin, vers Dorogobouje. Toutefois, il laissa Ney à Viazma, pour recueillir le premier, le quatrième corps, et relever, à l'arrière-garde, Davoust, qu'il jugeait fatigué.
Il se plaignait de la lenteur de celui-ci; il lui reprochait d'être encore à cinq marches derrière lui, quand il n'aurait dû être attardé que de trois journées: il jugeait le génie de ce maréchal trop méthodique, pour diriger convenablement une marche si irrégulière.
L'armée entière, et sur-tout le corps du prince Eugène, répétait ces plaintes: elle disait «que, par une suite de son esprit d'ordre et d'opiniâtreté, Davoust s'était laissé atteindre dès l'abbaye de Kolotskoï; que là, il avait fait à de misérables Cosaques l'honneur de se retirer devant eux, pas à pas, et par bataillons carrés, comme s'ils eussent été des Mamelouks! que Platof, avec ses canons, avait mordu de loin sur les masses profondes qu'il lui avait présentées; qu'alors seulement le maréchal ne leur avait plus opposé que quelques lignes minces qui s'étaient reployées promptement, et quelques pièces légères, dont les premiers coups avaient suffi; mais que ces manœuvres, et des fourrages entrepris régulièrement, avaient fait perdre un temps toujours précieux en retraite, et sur-tout au milieu de la famine, au travers de laquelle la plus habile manœuvre était de passer vite.»
À cela, Davoust répliquait par son horreur naturelle pour toute espèce de désordre: elle l'avait d'abord porté à vouloir régulariser cette fuite; il s'était efforcé d'en couvrir les débris, craignant la honte et le danger de laisser à l'ennemi ces témoins de notre désastre.
Il ajoutait: «qu'on ne songeait pas assez à tout ce qu'il avait à surmonter; c'était un pays complètement dévasté, des maisons, des arbres brûlés jusqu'à leurs racines; car ce n'était pas à lui, qui venait le dernier, qu'on avait laissé l'ordre de tout détruire; l'incendie le précédait. Il semblait qu'on eût oublié l'arrière-garde! Et sans doute qu'on oubliait de même ce chemin couvert d'un givre battu et miroité par les pas de tous ceux qui le devançaient; et ces gués défoncés, ces ponts rompus, qu'on avait eu garde de réparer; chaque corps, hors des combats, ne s'occupant que de lui seul.
«Ignorait-on encore que toute la foule désolée des traîneurs des autres corps, à cheval, à pieds, en voiture, s'ajoutait à ces embarras, comme dans un corps malsain tous les maux accourent et se réunissent sur la partie la plus attaquée. Chaque jour il marchait entre ces malheureux et les Cosaques, poussant les uns et poussé par les autres.
«C'était ainsi qu'après Gjatz il avait trouvé le bourbier de Czarewo-Zaïmicze sans pont et tout encombré d'équipages. Il les avait arrachés de ce marais à la vue des ennemis, et si près d'eux que leurs feux éclairaient ses travaux, et que le bruit de leurs tambours se mêlait à sa voix.» Car ce maréchal et ses généraux ne pouvaient encore se résoudre à laisser à l'ennemi tant de trophées; ils ne s'y résignaient qu'après des efforts superflus et à la dernière extrémité, ce qui arrivait plusieurs fois dans un jour.
En effet, la route était à chaque instant traversée par des fonds marécageux. Une pente de verglas y entraînait les voitures; elles s'y enfonçaient: pour les en retirer, il fallait gravir contre la rampe opposée, sur un chemin de glace, où les pieds des chevaux, couverts d'un fer usé et poli, ne pouvaient pas mordre; à tout moment eux et leurs conducteurs tombaient épuisés les uns sur les autres. Aussitôt des soldats affamés se jetaient sur ces chevaux abattus, et les dépeçaient; puis, sur des feux, faits des débris de leurs voitures, ils grillaient ces chairs toutes sanglantes, et les dévoraient.
Cependant les artilleurs, troupe d'élite, et leurs officiers, tous sortis de la première école du monde, écartaient ces malheureux, et couraient dételer leurs propres calèches et leurs fourgons, qu'ils abandonnaient pour sauver les canons. Ils y attelaient leurs chevaux; ils s'y attelaient eux-mêmes; les Cosaques, qui voyaient de loin ce désastre, n'osaient en approcher, mais, avec leurs pièces légères portées sur des traîneaux, ils jetaient des boulets dans tout ce désordre et l'augmentaient.
Le premier corps avait déjà perdu dix mille hommes. Néanmoins, à force de peines et de sacrifices, le vice-roi et le prince d'Eckmühl étaient arrivés, le 2 novembre, à deux lieues de Viazma. Il est certain que ce jour-là même ils eussent pu dépasser cette ville, se réunir à Ney et éviter un combat désastreux. On assure que ce fut l'avis du prince Eugène, mais que Davoust crut ses troupes trop fatiguées, et que le vice-roi, se sacrifiant à son devoir, s'arrêta pour partager un danger qu'il prévoyait. Les généraux de Davoust disent au contraire que le prince Eugène, déjà campé, ne put se décider à ordonner à ses soldats d'abandonner leurs feux et leurs repas déjà commencés, dont les apprêts étaient toujours si pénibles.
Quoi qu'il en soit, pendant le calme trompeur de cette nuit, l'avant-garde russe arrivait de Malo-Iaroslavetz, où notre retraite avait fait cesser la sienne: elle côtoyait les deux corps français et celui de Poniatowski, dépassait leurs bivouacs, et disposait ses colonnes d'attaque contre le flanc gauche de la route, dans l'intervalle de deux lieues qu'avaient laissé Davoust et Eugène entre eux et Viazma.
Miloradowitch, celui qu'on appelait le Murat russe, commandait cette avant-garde. C'était, selon ses compatriotes, un guerrier infatigable, avantageux, impétueux comme ce roi soldat, d'une stature aussi remarquable, comme lui, favorisé de la fortune. Jamais on ne le vit blessé, quoiqu'une foule d'officiers et de soldats eussent été tués autour de lui, et plusieurs chevaux sous lui. Il méprisait les principes de la guerre; il mettait même de l'art à ne pas suivre les règles de cet art, prétendant surprendre l'ennemi par des coups inattendus, car il est prompt à se décider; il dédaigne de rien préparer, attendant conseil des lieux et des circonstances, et ne se conduisant que par inspirations subites. Du reste, général sur le champ de bataille seulement, sans prévoyance d'administration d'aucun genre, ou privée ou publique, dissipateur cité, et, ce qui est rare, probe et prodigue.
C'était ce général, avec Platof et vingt mille hommes, qu'on allait avoir à combattre.
CHAPITRE X.
Le 3 novembre, le prince Eugène s'acheminait sur Viazma, où ses équipages et son artillerie le précédaient, quand les premières lueurs du jour lui montrèrent à la fois sa retraite menacée, à sa gauche, par une armée; derrière lui, son arrière-garde coupée; à sa droite, la plaine couverte de traîneurs et de chariots épars, fuyant sous les lances ennemies. En même temps, vers Viazma, il entend le maréchal Ney, qui devait le secourir, combattre pour sa propre conservation.
Ce prince n'était point de ces généraux nés de la faveur pour qui tout est imprévu et cause d'étonnement, faute d'expérience. Il envisage aussitôt et le mal et le remède. Il s'arrête, fait volte-face, déploie ses divisions à droite du grand chemin, et contient dans la plaine les colonnes russes qui cherchaient à lui faire perdre cette route. Déjà même leurs premières troupes, en débordant la droite des Italiens, s'en étaient emparées sur un point, et elles s'y maintenaient, quand Ney lança, de Viazma, un de ses régimens, qui les attaqua par derrière, et leur fit lâcher prise.
En même temps, Compans, général de Davoust, joint sa division à l'arrière-garde italienne; ils se font jour, et pendant que, réunis au vice-roi, ils combattent, Davoust, avec sa colonne, s'écoule rapidement derrière eux par le côté gauche du grand chemin, puis, le traversant aussitôt qu'il les a dépassés, il réclame son rang de bataille, prend l'aile droite, et se trouve entre Viazma et les Russes. Le prince Eugène lui cède ce terrain qu'il a défendu, et passe de l'autre côté de la route. Alors l'ennemi commence à s'étendre devant eux, et cherche à déborder leurs ailes.
Par le succès de cette première manœuvre, les deux corps français et italien n'avaient pas conquis le droit de continuer leur retraite, mais seulement la possibilité de la défendre. Ils comptaient encore trente mille hommes; mais dans le premier corps, celui de Davoust, il y avait du désordre. Cette manœuvre précipitée, cette surprise, tant de misère, et sur-tout l'exemple fatal d'une foule de cavaliers démontés, sans armes, et courant ça et là, tout égarés de frayeur, le désorganisaient.
Ce spectacle encouragea l'ennemi; il crut à une déroute. Son artillerie, supérieure en nombre, manœuvrait au galop; elle prenait en écharpe et en flanc nos lignes qu'elle abattait, quand les canons français, déjà à Viazma, et qu'on faisait revenir en hâte, se traînaient avec peine. Cependant, Davoust et ses généraux avaient encore autour d'eux leurs plus fermes soldats. On voyait plusieurs de ces chefs, blessés depuis la Moskowa, l'un le bras en écharpe, l'autre la tête enveloppée de linges, soutenir les meilleurs, retenir les plus ébranlés, s'élancer sur les batteries ennemies, les faire reculer, se saisir même de trois de leurs pièces, enfin étonner à la fois les ennemis et leurs fuyards, et combattre l'exemple du mal par un noble exemple.
Alors Miloradowitch, sentant sa proie lui échapper, demanda du secours; et ce fut encore Vilson, qui se trouvait par-tout où il pouvait le plus nuire à la France, qui courut appeler Kutusof. Il trouva le vieux maréchal se reposant indifféremment avec son armée au bruit du combat. L'ardent Vilson, pressant comme la circonstance, l'excite vainement; il ne peut l'émouvoir. Transporté d'indignation, il l'appelle traître; il lui déclare qu'à l'instant même, un de ses Anglais va courir à Pétersbourg dénoncer sa trahison à son empereur et à ses alliés.
Cette menace n'ébranla point Kutusof, il s'obstina dans son inaction; soit qu'aux glaces de l'âge se fussent jointes celles de l'hiver, et que, dans son corps tout cassé, son esprit se trouvât affaissé sous le poids de tant de ruines; soit que, par un autre effet de la vieillesse, on devienne prudent quand on n'a presque plus rien à risquer, et temporiseur quand on n'a plus de temps à perdre. Il parut encore croire, comme à Malo-Iaroslavetz, que l'hiver moskovite pouvait seul abattre Napoléon; que ce génie, vainqueur des hommes, n'était pas encore assez vaincu par la nature; qu'il fallait laisser au climat l'honneur de cette victoire, et au ciel russe sa vengeance.
Miloradowitch, réduit à lui-même, s'efforçait alors de rompre le corps de bataille français; mais ses feux y pouvaient seuls pénétrer, ils y firent d'affreux ravages. Eugène et Davoust s'affaiblissaient; et comme ils entendaient un autre combat en arrière de leur droite, ils crurent que c'était tout le reste de l'armée russe qui arrivait sur Viazma par le chemin d'Iuknof, dont Ney défendait le débouché.
Ce n'était qu'une avant-garde; mais le bruit de cette bataille en arrière de leur bataille, et menaçant leur retraite, les inquiéta. Le combat durait déjà depuis sept heures; les bagages devaient être écoulés, la nuit s'approchait; les généraux français commencèrent donc à se retirer.
Ce mouvement rétrograde accrut l'ardeur de l'ennemi, et sans un mémorable effort des 25e, 57e et 85e régimens, et la protection d'un ravin, le corps de Davoust eût été enfoncé, tourné par sa droite, et détruit. Le prince Eugène, moins vivement attaqué, put effectuer plus rapidement sa retraite au travers de Viazma; mais les Russes l'y suivirent: ils avaient pénétré dans cette ville lorsque Davoust, poussé par vingt mille hommes et écrasé par quatre-vingts pièces de canon, voulut y passer à son tour.
La division Morand s'engagea la première dans la ville: elle marchait avec confiance, croyant le combat fini, quand les Russes, que cachaient les sinuosités des rues, tombèrent tout-à-coup sur elle. La surprise fut complète et le désordre grand: toutefois Morand rallia, raffermit les siens, rétablit le combat, et se fit jour.
Ce fut Compans qui termina tout. Il fermait la marche avec sa division. Se sentant serré de trop près par les plus braves troupes de Miloradowitch, il se retourna, courut lui-même sur les plus acharnés, les culbuta, et s'étant fait ainsi respecter, il acheva tranquillement sa retraite. Ce combat fut glorieux pour chacun, et son résultat fâcheux pour tous; l'ordre et l'ensemble y manquèrent. Il y aurait eu assez de soldats pour vaincre, s'il n'y avait pas eu trop de chefs. Ce ne fut que vers deux heures que ceux-ci se réunirent pour concerter leurs manœuvres, encore furent-elles exécutées sans accord.
Lorsqu'enfin la rivière, la ville de Viazma, la nuit, une fatigue mutuelle, et le maréchal Ney, eurent séparé de l'ennemi, le péril étant ajourné, et les bivouacs établis, on se compta. Plusieurs canons brisés, des bagages et quatre mille morts ou blessés manquaient. Beaucoup de soldats s'étaient dispersés. On avait sauvé l'honneur; mais il y avait dans les rangs des vides immenses. Il fallut tout resserrer, tout réduire, pour mettre quelque ensemble dans ce qui restait. Chaque régiment formait à peine un bataillon, chaque bataillon un peloton. Les soldats n'avaient plus leurs places, leurs compagnons, leurs chefs accoutumés.
Cette triste réorganisation se fit à la lueur de l'incendie de Viazma, et au bruit successif des coups de canon de Ney et de Miloradowitch, dont les retentissemens se prolongeaient au travers de la double obscurité de la nuit et des forêts. Plusieurs fois ces restes de braves soldats se crurent attaqués, et se traînèrent à leurs armes. Le lendemain, quand ils reprirent leurs rangs, ils s'étonnèrent de leur petit nombre.
CHAPITRE XI.
Toutefois, l'exemple des chefs, et l'espoir de retrouver tout à Smolensk, soutenaient les courages, et sur-tout l'aspect d'un soleil brillant encore, de cette source universelle d'espoir et de vie, qui semblait contredire et désavouer tous les spectacles de désespoir et de mort qui déjà nous environnaient.
Mais le 6 novembre, le ciel se déclare. Son azur disparaît. L'armée marche enveloppée de vapeurs froides. Ces vapeurs s'épaississent: bientôt c'est un nuage immense qui s'abaisse et fond sur elle, en gros flocons de neige. Il semble que le ciel descende et se joigne à cette terre et à ces peuples ennemis, pour achever notre perte. Tout alors est confondu et méconnaissable: les objets changent d'aspect; on marche sans savoir où l'on est, sans apercevoir son but, tout devient obstacle. Pendant que le soldat s'efforce pour se faire jour au travers de ces tourbillons de vents et de frimas, les flocons de neige, poussés par la tempête, s'amoncellent et s'arrêtent dans toutes les cavités; leur surface cache des profondeurs inconnues, qui s'ouvrent perfidement sous nos pas. Là, le soldat s'engouffre, et les plus faibles s'abandonnant y restent ensevelis.
Ceux qui suivent se détournent, mais la tourmente fouette dans leurs visages la neige du ciel et celle qu'elle enlève à la terre; elle semble vouloir avec acharnement s'opposer à leur marche. L'hiver moskovite, sous cette nouvelle forme, les attaque de toutes parts: il pénètre au travers de leurs légers vêtemens et de leur chaussure déchirée. Leurs habits mouillés se gèlent sur eux; cette enveloppe de glace saisit leurs corps et roidit tous leurs membres. Un vent aigre et violent coupe leur respiration; il s'en empare au moment où ils l'exhalent et en forme des glaçons qui pendent par leur barbe autour de leur bouche.
Les malheureux se traînent encore, en grelottant, jusqu'à ce que la neige, qui s'attache sous leurs pieds en forme de pierre, quelque débris, une branche, ou le corps de l'un de leurs compagnons, les fasse trébucher et tomber. Là, ils gémissent en vain; bientôt la neige les couvre; de légères éminences les font reconnaître: voilà leur sépulture! La route est toute parsemée de ces ondulations, comme un champ funéraire: les plus intrépides ou les plus indifférens s'affectent; ils passent rapidement en détournant leurs regards. Mais devant eux, autour d'eux, tout est neige: leur vue se perd dans cette immense et triste uniformité; l'imagination s'étonne: c'est comme un grand linceul dont la nature enveloppe l'armée! Les seuls objets qui s'en détachent, ce sont de sombres sapins, des arbres de tombeaux, avec leur funèbre verdure, et la gigantesque immobilité de leurs noires tiges, et leur grande tristesse qui complète cet aspect désolé d'un deuil général, d'une nature sauvage, et d'une armée mourante au milieu d'une nature morte.
Tout, jusqu'à leurs armes, encore offensives à Malo-Iaroslavetz, mais depuis seulement défensives, se tourna alors contre eux-mêmes. Elles parurent à leurs bras engourdis un poids insupportable. Dans les chutes fréquentes qu'ils faisaient, elles s'échappaient de leurs mains, elles se brisaient ou se perdaient dans la neige. S'ils se relevaient, c'était sans elles: car ils ne les jetèrent point, la faim et le froid les leur arrachèrent. Les doigts de beaucoup d'autres gelèrent sur le fusil qu'ils tenaient encore, et qui leur ôtait le mouvement nécessaire pour y entretenir un reste de chaleur et de vie.
Bientôt l'on rencontra une foule d'hommes de tous les corps, tantôt isolés, tantôt par troupes. Ils n'avaient point déserté lâchement leurs drapeaux, c'était le froid, l'inanition qui les avait détachés de leurs colonnes. Dans cette lutte générale et individuelle, ils s'étaient séparés les uns des autres, et les voilà désarmés, vaincus, sans défense, sans chefs, n'obéissant qu'à l'instinct pressant de leur conservation.
La plupart, attirés par la vue de quelques sentiers latéraux, se dispersent dans les champs avec l'espoir d'y trouver du pain et un abri pour la nuit qui s'approche mais, dans leur premier passage, tout a été dévasté sur une largeur de sept à huit lieues; ils ne rencontrent que des Cosaques et une population armée qui les entourent, les blessent, les dépouillent, et les laissent, avec des rires féroces, expier tous nus sur la neige. Ces peuples, soulevés par Alexandre et Kutusof, et qui ne surent pas alors, comme depuis, venger noblement une patrie qu'ils n'avaient pas pu défendre, côtoient l'armée sur ses deux flancs, à la faveur des bois. Tous ceux qu'ils n'ont point achevés avec leurs piques et leurs haches, ils les ramènent sur la fatale et dévorante grande route.
La nuit arrive alors, une nuit de seize heures! Mais, sur cette neige qui couvre tout, on ne sait où s'arrêter, où s'asseoir, où se reposer, où trouver quelques racines pour se nourrir, et des bois secs pour allumer les feux! Cependant la fatigue, l'obscurité, des ordres répétés, arrêtent ceux que leurs forces morales et physiques et les efforts des chefs ont maintenus ensemble. On cherche à s'établir, mais la tempête, toujours active, disperse les premiers apprêts des bivouacs. Les sapins, tous chargés de frimas, résistent obstinément aux flammes; leur neige, celle du ciel, dont les flocons se succèdent avec acharnement, celle de la terre, qui se fond sous les efforts des soldats et par l'effet des premiers feux, éteignent ces feux, les forces et les courages.
Lorsqu'enfin la flamme l'emportant s'éleva, autour d'elle les officiers et les soldats apprêtèrent leurs tristes repas: c'étaient des lambeaux maigres et sanglans de chair, arrachés à des chevaux abattus, et, pour bien peu, quelques cuillerées de farine de seigle, délayée dans de l'eau de neige. Le lendemain, des rangées circulaires de soldats étendus roides morts, marquèrent les bivouacs; les alentours étaient jonchés des corps de plusieurs milliers de chevaux.
Depuis ce jour, on commença à moins compter les uns sur les autres. Dans cette armée vive, susceptible de toutes les impressions, et raisonneuse par une civilisation avancée, le désordre se mit vite; le découragement et l'indiscipline se communiquèrent promptement, l'imagination allant sans mesure dans le mal comme dans le bien. Dès lors, à chaque bivouac, à tous les mauvais passages, à tout instant, il se détacha des troupes encore organisées quelque portion qui tomba dans le désordre. Il y en eut pourtant qui résistèrent à cette grande contagion d'indiscipline et de découragement. Ce furent les officiers, les sous-officiers et des soldats tenaces. Ceux-là furent des hommes extraordinaires: ils s'encourageaient en répétant le nom de Smolensk, dont il se sentaient approcher, et où tout leur avait été promis.
Ce fut ainsi que, depuis ce déluge de neige et le redoublement de froid qu'il annonçait, chacun, chef comme soldat, conserva ou perdit sa force d'esprit, suivant son caractère, son âge et son tempérament. Celui de nos chefs que jusque-là on avait vu le plus rigoureux pour le maintien de la discipline, ne se trouva plus l'homme de la circonstance. Jeté hors de toutes ses idées arrêtées de régularité, d'ordre et de méthode, il fut saisi de désespoir à la vue d'un désordre si général, et, jugeant avant les autres tout perdu, il se sentit lui-même prêt à tout abandonner.
De Gjatz à Mikalewska, village entre Dorogobouje et Smolensk, il n'arriva rien de remarquable dans la colonne impériale, si ce n'est qu'il fallut jeter dans le lac de Semlewo les dépouilles de Moskou: des canons, des armures gothiques, ornemens du Kremlin, et la croix du grand Yvan y furent noyés; trophées, gloire, tous ces biens auxquels nous avions tout sacrifié, devenaient à charge: il ne s'agissait plus d'embellir, d'orner sa vie, mais de la sauver. Dans ce grand naufrage, l'armée, comme un grand vaisseau battu par la plus horrible des tempêtes, jetait sans hésiter, à cette mer de neige et de glace, tout ce qui pouvait appesantir ou retarder sa marche.
CHAPITRE XII.
Le 3 et le 4 novembre, Napoléon avait séjourné à Slawkowo. Ce repos et la honte de paraître fuir enflammèrent son imagination. On l'entendit dicter des ordres, d'après lesquels son arrière-garde, paraissant reculer en désordre, devait attirer les Russes dans une embuscade où lui-même les attendrait; mais ce vain projet s'évanouit avec la préoccupation qui l'avait enfanté. Le 5, il avait couché à Dorogobouje. Il y trouva les moulins à bras commandés pour l'expédition; on en fit une tardive et bien inutile distribution; les cantonnemens de Smolensk furent alors projetés.
Ce fut le lendemain, à la hauteur de Mikalewska, et le 6 novembre, à l'instant où ces nuées chargées de frimas crevaient sur nos têtes, que l'on vit le comte Dara accourir et un cercle de vedettes se former autour de lui et de l'empereur.
Une estafette, la première qui depuis dix jours avait pu pénétrer jusqu'à nous, venait d'apporter la nouvelle de cette étrange conjuration tramée dans Paris même, par un général obscur, et au fond d'une prison. Il n'avait eu d'autres complices que la fausse nouvelle de notre destruction, et de faux ordres à quelques troupes, d'arrêter le ministre, le préfet de police et le commandant de Paris. Tout avait réussi par l'impulsion d'un premier mouvement, par l'ignorance et par l'étonnement général; mais aussi, dès le premier bruit qui s'en était répandu, un ordre avait suffi pour rejeter dans les fers le chef avec ses complices ou ses dupes.
L'empereur apprenait à la fois leur crime et leur supplice. Ceux qui de loin cherchaient à lire sur ses traits ce qu'ils devaient penser, n'y virent rien. Il se concentra; ses premières et seules paroles à Daru furent: «Eh bien! si nous étions restés à Moskou!» Puis il se hâta d'entrer dans une maison palissadée qui avait servi de poste de correspondance.
Dès qu'il fut seul avec ses officiers les plus dévoués, toutes ses émotions éclatèrent à la fois par des exclamations d'étonnement, d'humiliation et de colère. Quelques instans après il fit venir plusieurs autres militaires, pour remarquer l'effet que produisait une si étrange nouvelle. Il vit une douleur inquiète, de la consternation, et la confiance dans la stabilité de son gouvernement tout ébranlée. Il put savoir qu'on s'abordait en gémissant et en répétant, qu'ainsi la grande révolution de 1789, qu'on avait crue terminée, ne l'était donc pas. Déjà vieilli par les efforts qu'on avait faits pour en sortir, fallait-il donc s'y replonger de nouveau, et rentrer encore dans la terrible carrière des bouleversemens politiques. Ainsi la guerre nous atteignait par-tout, et nous pourrions perdre tout à la fois.
Quelques-uns se réjouirent de cette nouvelle, dans l'espoir qu'elle hâterait le retour de l'empereur en France, qu'elle l'y fixerait, et qu'il n'irait plus se risquer au dehors, n'étant pas sûr du dedans. Le lendemain les souffrances du moment firent cesser les conjectures. Quant à Napoléon, toutes ses pensées le précédaient encore dans Paris et il s'avançait machinalement vers Smolensk, quand lui-même fut rappelé tout entier au lieu et au moment présent, par l'arrivée d'un aide-de-camp de Ney.
Depuis Viazma, ce maréchal avait commencé à soutenir cette retraite, mortelle pour tant d'autres, et pour lui immortelle. Jusqu'à Dorogobouje, elle n'avait été inquiétée, que par quelques bandes de Cosaques, insectes importuns qu'attiraient nos mourans et nos voitures abandonnées, fuyant par-tout, où l'on portait la main, mais fatiguant par leur retour continuel.
Ce n'était point le sujet du message de Ney. En approchant de Dorogobouje, il avait rencontré les traces du désordre dans lequel étaient tombés les corps qui le précédaient, il n'avait pu les effacer. Jusque-là, il s'était résigné à laisser à l'ennemi des bagages; mais il avait rougi de honte, à la vue des premiers canons abandonnés devant Dorogobouje.
Ce maréchal s'y était arrêté. Là, après une nuit horrible, où la neige, le vent et la famine avaient chassé des feux la plupart de ses soldats, l'aurore, qu'on attend toujours si impatiemment au bivouac, lui avait amené la tempête, l'ennemi, et le spectacle d'une défection presque générale. En vain lui-même venait de combattre à la tête de ce qui lui restait de soldats et d'officiers; il se voyait obligé de reculer précipitamment, jusque derrière le Dnieper. C'est de quoi il faisait avertir l'empereur.
Il voulait qu'il sût tout. Son aide-de-camp, le colonel Dalbignac, devait lui dire que «dès Malo-Iaroslavetz, le premier mouvement de retraite, pour des soldats qui n'avaient jamais reculé, avait décontenancé l'armée; que l'affaire de Viazma l'avait ébranlée, et qu'enfin ce déluge de neige, et le redoublement de froid qu'il annonçait, en achevait la désorganisation.
Qu'une multitude d'officiers ayant tout perdu, pelotons, bataillons, régimens, divisions même, s'ajoutaient aux masses errantes. On les voyait par troupes de généraux, de colonels, et d'officiers de tous grades, mêlés avec des soldats, et marchant à l'aventure, tantôt avec une colonne, tantôt avec une autre; que l'ordre ne pouvant exister devant le désordre, cet exemple entraînait jusqu'à ces vieux cadres de régimens, qui avaient traversé toute la guerre de la révolution.
Qu'on entendait dans les rangs les meilleurs soldats se demander pourquoi c'était à eux seuls à combattre pour assurer la fuite des autres; et comment on croyait les encourager, quand ils entendaient les cris de désespoir qui partaient des bois voisins, où les grands convois de leurs blessés, inutilement traînés depuis Moskou, venaient d'être abandonnés. Voilà donc le sort qui les attendait, qu'avaient-ils à gagner autour du drapeau? Pendant le jour, c'étaient des travaux, des combats continuels, et la nuit la famine: jamais d'abris, des bivouacs encore plus meurtriers que les combats, la faim et le froid en repoussaient le sommeil, ou si la fatigue l'emportait un instant, le repos, qui devait refaire, achevait. Enfin, l'aigle ne protégeait plus; il tuait.
Pourquoi donc s'obstiner autour de lui, pour succomber par bataillon, par masses; il valait mieux se disperser, et puisqu'il n'y avait plus qu'à fuir, disputer de vitesse: alors ce ne seraient plus les meilleurs qui succomberaient; derrière eux les lâches ne dévoreraient plus les restes de la grande route.» Enfin, l'aide-de-camp devait dévoiler à l'empereur toute l'horreur de sa situation. Ney en rejetait la responsabilité.
Mais Napoléon en voyait assez autour de lui pour juger du reste. Les fuyards le dépassaient; il sentait qu'il n'y avait plus qu'à sacrifier successivement l'armée, partie par partie, en commençant par les extrémités, pour en sauver la tête. Quand donc l'aide-de-camp voulut commencer, il l'interrompit brusquement par ces mots: «Colonel, je ne vous demande pas ces détails!» Celui-ci se tut, comprenant que dans ce désastre, désormais irrémédiable, et où il fallait à chacun toute sa force, l'empereur craignait des plaintes qui ne pouvaient qu'affaiblir celui qui s'y laissait aller et celui qui les entendait.
Il remarqua l'attitude de Napoléon, celle qu'il conserva pendant toute cette retraite; elle était grave, silencieuse et résignée; souffrant bien moins de corps que les autres, mais bien plus d'esprit, et acceptant son malheur. Il fit dire à Ney «de se défendre assez pour lui donner quelque séjour à Smolensk, où l'armée mangerait, se reposerait et se réorganiserait.»
Mais si cet espoir soutint les uns dans leur devoir, beaucoup d'autres abandonnèrent tout pour courir vers ce terme promis à leurs souffrances. Pour Ney, il vit qu'il fallait une victime, et qu'il était désigné; il se dévoua, acceptant tout entier un danger grand comme son courage: dès-lors il n'attache plus son honneur à des bagages, ni même à des canons, que l'hiver seul lui arrache. Un premier repli du Borysthène en arrête et retient une partie au pied de ses rampes de glace, il les sacrifie sans hésiter, passe cet obstacle, se retourne, et force le fleuve ennemi qui traversait la route à lui servir de défense.
Toutefois, les Russes s'avançaient à la faveur d'un bois et de nos voitures abandonnées; de là, ils fusillaient les soldats de Ney: la moitié de ceux-ci, dont les armes glacées gèlent les mains engourdies, se décourage; ils lâchent prise, s'autorisant de leur faiblesse de la veille, fuyant parce qu'ils avaient fui; ce qu'avant ils auraient regardé comme impossible. Mais Ney se jette au milieu d'eux, arrache une de leurs armes, et les ramène au feu que lui-même recommence; exposant sa vie en soldat, le fusil à la main, comme lorsqu'il n'était ni époux, ni père, ni riche, ni puissant et considéré; enfin, comme s'il avait encore tout à gagner, quand il avait tout à perdre. En même temps qu'il redevint soldat il resta général: il s'aida du terrain, s'appuya d'une hauteur, se couvrit d'une maison palissadée. Ses généraux et ses colonels, parmi lesquels lui-même remarqua Fezenzac, le secondèrent vigoureusement, et l'ennemi, qui s'attendait à poursuivre, recula.
Par cette action, Ney donna vingt-quatre heures de répit à l'armée; elle en profita pour s'écouler vers Smolensk. Le lendemain, et tous les jours suivans, ce fut un même héroïsme. De Viazma à Smolensk il combattit dix jours entiers.
CHAPITRE XIII.
Le 13 novembre il touchait à cette ville, où il ne devait entrer que le lendemain, et faisait volte-face pour maintenir l'ennemi, quand tout-à-coup les hauteurs auxquelles il voulait appuyer sa gauche, se couvrirent d'une foule de fuyards. Dans leur effarement, ces malheureux se précipitaient et roulaient jusqu'à lui sur la neige glacée qu'ils teignaient de leur sang. Une bande de Cosaques, qu'on vit bientôt au milieu d'eux, fit comprendre la cause de ce désordre. Le maréchal étonné, ayant fait dissiper cette nuée d'ennemis, aperçut derrière elle l'armée d'Italie revenant sans bagages, sans canons, toute dépouillée.
Platof l'avait tenue comme assiégée depuis Dorogobouje. Le prince Eugène avait quitté la grande route près de cette ville, et repris celle qui, deux mois avant, l'avait amené de Smolensk; mais alors le Wop qu'il traversa n'était qu'un ruisseau; on l'avait à peine remarqué: on y retrouva une rivière. Elle coulait sur un lit de fange que resserrent deux rives escarpées. Il fallut trancher ses berges roides et glacées, et donner l'ordre de démolir, pendant la nuit, les maisons voisines, pour en construire un pont. Mais ceux qui s'y étaient abrités s'y opposèrent. Le vice-roi, plus estimé que craint, ne fut point obéi. Les pontoniers se rebutèrent, et, quand le jour reparut avec les Cosaques, le pont, deux fois rompu, était abandonné.
Cinq à six mille soldats encore en ordre, deux fois autant d'hommes débandés, de malades et de blessés, plus de cent canons, leurs caissons et une multitude d'équipages, bordaient l'obstacle. Ils couvraient une lieue de terrain. On tenta un gué à travers les glaçons que charriait le torrent. Les premiers canons qui se présentèrent atteignirent l'autre rive; mais, de moment en moment, l'eau s'élevait, en même temps que le gué se creusait sous les roues et sous les efforts des chevaux. Un chariot s'engrava; d'autres s'y ajoutèrent, et tout fut arrêté.
Cependant le jour s'avançait; on s'épuisait en efforts inutiles; la faim, le froid et les Cosaques devenaient pressans, et le vice-roi se vit enfin réduit à ordonner l'abandon de son artillerie et de tous ses bagages. Ce fut alors un spectacle de désolation. Les possesseurs de ces biens eurent à peine le temps de s'en séparer; pendant qu'ils choisissent leurs effets les plus indispensables et qu'ils en chargent des chevaux, une foule de soldats accourent: c'est sur-tout sur les voitures de luxe qu'ils se précipitent; ils brisent, ils enfoncent tout, se vengeant de leur misère sur ces richesses, de leurs privations sur ces jouissances, et les enlevant aux Cosaques qui les regardaient de loin.
C'était aux vivres que la plupart en voulaient. Ils écartaient et rejetaient, pour quelques poignées de farine, les vêtemens brodés, des tableaux, des ornemens de toute espèce, et des bronzes dorés. Le soir, ce fut un singulier aspect que celui de ces richesses de Paris et de Moskou, de ce luxe de deux des plus grandes villes du monde, gisant épars et dédaigné sur une neige sauvage et déserte.
En même temps, la plupart des artilleurs désespérés enclouent leurs pièces, et dispersent leur poudre. D'autres en établissent une traînée qu'ils poussent jusque sous des caissons arrêtés au loin en arrière de nos bagages. Ils attendent que les Cosaques les plus avides soient accourus, et, quand ils les voient en grand nombre, tout acharnés au pillage, ils jettent la flamme d'un bivouac sur cette poudre. Le feu court, et dans l'instant il atteint son but; les caissons sautent, les obus éclatent, et ceux des Cosaques qui ne sont pas détruits se dispersent épouvantés.
Quelques centaines d'hommes, qu'on appelait encore la 14e division, furent opposés à ces hordes, et suffirent pour les contenir hors de portée jusqu'au lendemain. Tout le reste, soldats, administrateurs, femmes et enfans, malades et blessés, poussés par les boulets ennemis, se pressaient sur la rive du torrent. Mais, à la vue de ses eaux grossies, de leurs glaçons massifs et tranchans, et de la nécessité d'augmenter, en se plongeant dans ces flots glacés, le supplice d'un froid déjà intolérable, tous hésitèrent.
Il fallut qu'un Italien, le colonel Delfanti, s'élançât le premier. Alors les soldats s'ébranlèrent, et la foule suivit. Il resta les plus faibles, les moins déterminés, ou les plus avares. Ceux qui ne surent point rompre avec leur butin et quitter la fortune qui les quittait, ceux-là furent surpris dans leur hésitation. Le lendemain, on vit de sauvages Cosaques au milieu de tant de richesses, être encore avides des vêtemens sales et déchirés de ces malheureux devenus leurs prisonniers; ils les dépouillèrent, et les réunirent ensuite en troupeaux, puis ils les faisaient marcher nus sur la neige, à grands coups du bois de leurs lances.
L'armée d'Italie, ainsi démantelée, toute pénétrée des eaux du Wop, sans vivres, sans abri, passa la nuit sur la neige, près d'un village, où ses généraux voulurent en vain se loger. Leurs soldats assiégeaient ces maisons de bois. Ces malheureux fondaient en désespérés et par essaims sur chaque habitation, profitant de l'obscurité qui les empêchait de reconnaître leurs chefs, et d'en être reconnus. Ils arrachaient tout, portes, fenêtres, et jusqu'à la charpente des toits, peu touchés de réduire d'autres, quels qu'ils fussent, à bivouaquer comme eux-mêmes.
Leurs généraux les repoussaient inutilement, ils se laissaient frapper sans se plaindre, sans se révolter, mais sans s'arrêter, même ceux des gardes royales et impériales: car, dans toute l'armée, c'était, chaque nuit, des scènes pareilles. Les malheureux restaient silencieusement et activement acharnés sur ces murs de bois, qu'ils dépeçaient de tous les côtés à la fois, et qu'après de vains efforts, leurs chefs étaient obligés d'abandonner, de peur qu'ils ne s'écroulassent sur eux. C'était un singulier mélange de persévérance dans leur dessein, et de respect pour l'emportement de leurs généraux.
Les feux bien allumés, il passèrent la nuit à se sécher au bruit des cris, des imprécations, des gémissemens de ceux qui achevaient de franchir le torrent, ou qui du haut de ses berges roulaient et se perdaient dans ses glaçons.
C'est un fait honteux pour l'ennemi, qu'au milieu de ce désastre, et à la vue d'un si riche butin, quelques centaines d'hommes laissés à une demi-lieue du vice-roi, et sur l'autre rive du Wop, aient arrêté pendant vingt heures, non-seulement le courage, mais aussi la cupidité des Cosaques de Platof.
Peut-être l'hettman crut-il avoir assuré pour le lendemain la perte du vice-roi. En effet, toutes ses mesures furent si bien prises, qu'à l'instant où l'armée d'Italie, après une marche inquiète et désordonnée, apercevait Doukhowtchina, ville encore entière, et se hâtait avec joie d'aller s'y abriter, elle en vit sortir plusieurs milliers de Cosaques avec des canons qui l'arrêtèrent tout-à-coup. En même temps, Platof, avec toutes ses hordes, accourut et attaqua son arrière-garde et ses deux flancs.
Plusieurs témoins disent qu'alors ce fut un tumulte, un désordre complet; que les hommes débandés, les femmes, les valets se précipitèrent les uns sur les autres, et tout au travers des rangs: qu'enfin il y eut un instant où cette malheureuse armée ne fut plus qu'une foule informe, une vile cohue qui tourbillonnait sur elle-même. On crut tout perdu. Mais le sang-froid du prince et les efforts des chefs sauvèrent tout. Les hommes d'élite se dégagèrent, les rangs se rétablirent. On avança en tirant quelques coups de fusil, et l'ennemi qui avait tout pour lui, hors le courage, seul bien qui nous restât, s'ouvrit et s'écarta, s'en tenant à une vaine démonstration.
On prit sa place encore toute chaude dans cette ville, hors de laquelle il alla bivouaquer, et préparer de pareilles surprises jusques aux portes de Smolensk. Là, ces hordes s'enhardirent: elles enveloppèrent la 14e division. Quand le prince Eugène voulut la dégager, les soldats et leurs officiers, roidis par vingt degrés d'un froid que le vent rendait déchirant, restèrent étendus sur les cendres chaudes de leurs feux. On leur montra inutilement leurs compagnons environnés, l'ennemi qui s'approchait, enfin les balles et les boulets qui les atteignaient déjà; ils s'obstinèrent à ne pas se lever, protestant qu'ils aimaient mieux périr que d'avoir à supporter plus long-temps des maux aussi cruels. Les vedettes elles-mêmes avaient abandonné leurs postes. Le prince Eugène réussit cependant à sauver son arrière-garde.
C'était en revenant avec elle sur Smolensk que ses traîneurs avaient été culbutés sur les soldats de Ney. Ils leur communiquèrent leur effroi, tous se précipitèrent vers le Dnieper: et ils s'amoncelaient à l'entrée du pont sans songer à se défendre, lorsqu'une charge du 4e régiment arrêta l'ennemi.
Son colonel, le jeune Fezenzac, sut ranimer ces hommes à demi perclus de froid. Là, comme dans tout ce qui est action, on vit la supériorité des sentimens de l'âme sur les sensations du corps; car toute sensation physique portait à se rebuter et à fuir, la nature le conseillait de ses cent voix les plus pressantes, et pourtant quelques mots d'honneur suffirent pour obtenir le dévouement le plus héroïque. Les soldats du 4e régiment coururent en furieux contre l'ennemi, contre la montagne de neige et de glace dont il était maître, et contre l'ouragan du nord, car ils avaient tout contre eux. Ney lui-même fut obligé de les modérer.
Un reproche de leur colonel avait opéré ce changement. Ces simples soldats se dévouaient pour ne pas se manquer à eux-mêmes, par cet instinct qui veut du courage dans l'homme; enfin, par habitude et amour de la gloire. Mot bien éclatant pour une position si obscure! Car qu'est-ce que la gloire d'un tirailleur qui périt sans témoin, qui n'est loué, blâmé ou regretté que par une escouade? mais le cercle de chacun lui suffit: une petite association renferme autant de passions qu'une grande. Les proportions des corps sont différentes; mais ils sont composés des mêmes élémens: c'est la même vie qui les anime, et les regards d'un peloton excitent un soldat, comme ceux d'une armée enflamment un général.
[Illustration]
CHAPITRE XIV.
Enfin, l'armée a revu Smolensk; elle a touché à ce terme tant de fois offert à ses souffrances. Les soldats se la montrent. La voilà cette terre promise, où sans doute leur famine va retrouver l'abondance, leur fatigue le repos; où les bivouacs par dix-neuf degrés de froid vont être oubliés dans des maisons bien échauffées. Là, ils goûteront un sommeil réparateur; ils pourront refaire leur habillement: là, de nouvelles chaussures et des vêtemens propres au climat leur seront distribués!
À cette vue les corps d'élite, quelques soldats et les cadres ont seuls conservé leurs rangs; le reste a couru et s'est précipité. Des milliers d'hommes, la plupart sans armes, ont couvert les deux rives escarpées du Borysthène; ils se sont pressés en masse contre les hautes murailles et les portes de la ville; mais leur foule désordonnée, leurs figures hâves, noircies de terre et de fumée, leurs uniformes en lambeaux, les vêtemens bizarres par lesquels ils y ont suppléé, enfin leur aspect étrange, hideux, et leur ardeur effrayante, ont épouvanté. On a cru que si l'on ne repoussait l'irruption de cette multitude enragée de faim, elle mettrait tout au pillage, et les portes lui ont été fermées.
On espérait aussi que, par cette rigueur, on forcerait à se rallier. Alors, dans les restes de cette malheureuse armée, il s'est établi une horrible lutte entre l'ordre et le désordre. C'est vainement que les uns ont prié, pleuré, conjuré, qu'ils ont menacé et cherché à ébranler les portes, qu'ils sont tombés mourans aux pieds de leurs compagnons chargés de les repousser; ils les ont trouvés inexorables: il a fallu qu'ils attendissent l'arrivée de la première troupe, encore commandée et en ordre.
C'était la vieille et jeune garde. Les hommes débandés n'entrèrent qu'à sa suite: eux et les autres corps, qui, depuis le 8 jusqu'au 14, arrivèrent successivement, crurent qu'on n'avait retardé leur entrée que pour donner plus de repos et de vivres à cette garde. Leurs souffrances les rendirent injustes; ils la maudirent: «Seraient-ils donc sans cesse sacrifiés à cette classe privilégiée! à cette vaine parure qu'on ne voyait plus la première qu'aux revues, aux fêtes, et sur-tout aux distributions! L'armée n'aurait-elle jamais que ses restes? pour les obtenir, faudrait-il toujours attendre qu'elle fût rassasiée?» On ne pouvait leur répondre, qu'essayer de tout sauver ce serait tout perdre; qu'il fallait du moins conserver un corps entier, et donner la préférence à celui qui, dans une dernière occasion, pourrait faire un plus puissant effort.
Cependant, ces malheureux sont dans cette Smolensk tant désirée; ils ont laissé les rampes du Borysthène jonchées des corps mourans des plus faibles d'entre eux: l'impatience, et plusieurs heures d'attente les ont achevés. Ils en laissent d'autres sur l'escarpement de glace qu'il leur faut surmonter pour atteindre la haute ville. Le reste court aux magasins, et là, il en expire encore pendant qu'ils en assiégent les portes; car on les en a repoussés: «Qui sont-ils? de quel corps? comment les reconnaître? Les distributeurs des vivres en sont responsables; ils ne doivent les délivrer qu'à des officiers autorisés, et porteurs de reçus contre lesquels ils échangeront les rations qui leur sont confiées; et ceux qui se présentent n'ont plus d'officiers, ils ne savent où sont leurs régimens.» Les deux tiers de l'armée sont ainsi.
Ces infortunés se répandent dans les rues, n'ayant plus d'espoir que le pillage. Mais par-tout des chevaux disséqués jusqu'aux os leur annoncent la famine: par-tout les portes et les fenêtres des maisons, brisées et arrachées, ont servi à alimenter les bivouacs: ils n'y trouvent point d'asiles. Point de quartiers d'hiver préparés, point de bois; les malades, les blessés restent dans les rues, sur les charrettes qui les ont apportés. C'est encore, c'est toujours la fatale grande route passant au travers d'un vain nom; c'est un nouveau bivouac dans de trompeuses ruines, plus froides encore que les forêts qu'ils viennent de quitter.
Alors seulement ces hommes débandés cherchent leurs drapeaux; ils les rejoignent momentanément pour y trouver des vivres; mais tout le pain qu'on avait pu confectionner venait d'être distribué: il n'y avait plus de biscuit, point de viande. On leur délivra de la farine de seigle, des légumes secs et de l'eau-de-vie. Il fallut des efforts inouis pour empêcher les détachemens des différens corps de s'entre-tuer aux portes des magasins; puis, quand après de longues formalités ces misérables vivres étaient délivrés, les soldats refusaient de les porter à leurs régimens, ils se jetaient sur les sacs, en arrachaient quelques livres de farine, et s'allaient cacher pour les dévorer. Il en fut de même pour l'eau-de-vie. Le lendemain on trouva les maisons pleines des cadavres de ces infortunés.
Enfin, cette funeste Smolensk, que l'armée avait crue le terme de ses souffrances, n'en marquait que les commencemens. Une immensité de douleurs se déroulait devant nous; il fallait marcher encore quarante jours sous ce joug de fer. Les uns, déjà surchargés des maux présens, s'anéantirent et succombèrent devant cet effrayant avenir. Quelques autres se révoltèrent contre leur destinée; ils ne comptèrent plus que sur eux-mêmes, et résolurent de vivre à quelque prix que ce fût.
Dès lors, suivant qu'ils se trouvèrent les plus forts ou les plus faibles, ils arrachèrent violemment ou dérobèrent à leurs compagnons mourans leurs subsistances, leurs vêtemens, et même l'or dont ils avaient rempli leurs sacs au lieu de vivres. Puis, ces misérables, que le désespoir avait conduits au brigandage, jetaient leurs armes pour sauver leur infâme butin, profitant d'une position commune, d'un nom obscur, d'un uniforme devenu méconnaissable et de la nuit, enfin de tous les genres d'obscurités, toutes favorables à la lâcheté et au crime. Si des écrits, déjà publiés, n'avaient pas exagéré ces horreurs, je me serais tu sur des détails si dégoûtans; car ces atrocités furent rares, et l'on fit justice des plus coupables.
L'empereur arriva, le 9 novembre, au milieu de cette scène de désolation. Il s'enferma dans l'une des maisons de la place neuve, et n'en sortit, le 14, que pour continuer sa retraite. Il comptait sur quinze jours de vivres et de fourrages pour une armée de cent mille hommes; il ne s'en trouvait pas la moitié en farine, riz et eau-de-vie. La viande manquait. On entendit ses cris de fureur contre l'un des hommes chargés de cet approvisionnement. Le munitionnaire n'obtint la vie qu'en se traînant long-temps sur ses genoux aux pieds de Napoléon. Peut-être les raisons qu'il donna firent-elles plus pour lui que ses supplications.
«Quand il arriva, dit-il, les bandes de traîneurs qu'en s'avançant l'armée laissa derrière elle, avaient comme enveloppé Smolensk de terreur et de destruction. On y mourait de faim comme sur la route. Lorsqu'un peu d'ordre avait été rétabli, les Juifs seuls s'étaient d'abord offerts pour fournir les vivres qui manquaient. De plus nobles motifs avaient ensuite attiré les secours de quelques seigneurs lithuaniens. Enfin la tête des longs convois de vivres, rassemblés en Allemagne, avait paru. C'étaient les voitures comtoises; elles seules avaient traversé les sables lithuaniens, encore n'avaient-elles apporté que deux cents quintaux de farine et de riz: plusieurs centaines de bœufs allemands et italiens étaient aussi arrivés avec elles.
Cependant, l'entassement des cadavres dans les maisons, les cours et les jardins, et leurs exhalaisons morbifiques, empestaient l'air. Les morts tuaient les vivans. Les employés, comme beaucoup de militaires, avaient été atteints: les uns étaient devenus comme imbéciles; ils pleuraient, ou fixaient la terre d'un œil hagard et opiniâtre. Il y en avait eu dont les cheveux s'étaient roidis, dressés et tordus en cordes; puis, au milieu d'un torrent de blasphèmes, d'une horrible convulsion, ou d'un rire encore plus affreux, ils étaient tombés morts.
En même temps, il avait fallu promptement abattre le plus grand nombre des bœufs amenés d'Allemagne et d'Italie. Ces animaux ne voulaient plus ni marcher, ni manger. Leurs yeux, renfoncés dans leur orbite, étaient mornes et sans mouvement. On les tuait sans qu'ils cherchassent à éviter le coup. D'autres malheurs sont arrivés: plusieurs convois ont été interceptés, des magasins pris; un parc de huit cents bœufs vient d'être enlevé à Krasnoé.»
Cet homme ajouta, «qu'il fallait aussi avoir égard à la grande quantité de détachemens qui avaient passé dans Smolensk, au séjour qu'y avaient fait le maréchal Victor, vingt-huit mille hommes, et environ quinze mille malades, à la multitude des postes et des maraudeurs, que l'insurrection et l'approche de l'ennemi avaient rejetés dans la ville. Tous avaient vécu sur les magasins; il avait fallu délivrer près de soixante mille rations par jour; enfin on avait poussé des vivres et des troupeaux vers Moskou, jusqu'à Mojaïsk, vers Kalougha, jusqu'à Elnia.»
Plusieurs de ces allégations étaient fondées. D'autres magasins étaient encore échelonnés depuis Smolensk jusqu'à Minsk et Wilna. Ces deux villes étaient, bien plus encore que Smolensk, des centres d'approvisionnement, dont les places de la Vistule formaient la première ligne. La totalité des vivres distribués dans cette étendue, était incommensurable, les efforts pour les y transporter, gigantesques, et le résultat presque nul. Ils étaient insuffisans dans cette immensité.
Ainsi, les grandes expéditions s'écrasent sous leur propre poids. Les bornes humaines avaient été dépassées: le génie de Napoléon, en voulant s'élever au-dessus du temps, du climat et des distances, s'était comme perdu dans l'espace; quelque grande que fût sa mesure, il avait été au-delà.
Au reste, il s'emportait par besoin. Il ne s'était point fait illusion sur ce dénuement. Alexandre seul l'avait trompé. Accoutumé à triompher de tout par la terreur de son nom, et par l'étonnement qu'inspirait son audace, son armée, lui, sa fortune, il avait tout mis au hasard d'un premier mouvement d'Alexandre. C'était toujours le même homme de l'Égypte, de Marengo, d'Ulm, d'Eslingen; c'était Fernand Cortez; c'était le Macédonien brûlant ses vaisseaux, et sur-tout voulant, malgré ses soldats, s'enfoncer encore dans l'Asie inconnue; c'était enfin César, risquant sur une barque toute sa fortune.
LIVRE DIXIÈME.
CHAPITRE I.
Cependant, la surprise de Vinkowo, cette attaque inopinée de Kutusof devant Moskou, n'avait été qu'une étincelle d'un grand incendie. Au même jour, à la même heure, toute la Russie avait repris l'offensive. Le plan général des Russes s'était tout-à-coup développé. L'aspect de la carte devenait effrayant.
Le 1er octobre, à l'instant même où le canon de Kutusof avait détruit les illusions de gloire et de paix de Napoléon, Witgenstein, à cent lieues derrière sa gauche, s'était précipité sur Polotsk; Tchitchakof, derrière sa droite, à deux cents lieues plus loin, avait profité de sa supériorité sur Schwartzenberg; et tous deux, l'un descendant du nord, l'autre s'élevant du sud, s'étaient efforcés de se rejoindre vers Borizof. C'était le passage le plus difficile de notre retraite, et déjà ces deux armées ennemies y touchaient, quand douze marches, l'hiver, la famine et la grande armée russe en séparaient encore Napoléon.
Dans Smolensk, on ne faisait que soupçonner le danger de Minsk; mais des officiers, présens à la perte de Polotsk, en racontaient les détails: on se pressait autour d'eux.
Depuis, le combat du 18 août, celui qui fit Saint-Cyr maréchal, ce général était resté sur la rive russe de la Düna, maître de Polotsk et d'un camp retranché en avant de ses murs. Ce camp montrait avec quelle facilité toute l'armée eût pu hiverner sur les frontières lithuaniennes. Ses barraques, construites par nos soldats, étaient plus spacieuses que les maisons des paysans russes, et aussi chaudes; c'étaient de beaux villages militaires bien retranchés et à l'abri de l'hiver comme de l'ennemi.
Depuis deux mois, les deux armées ne s'étaient fait qu'une guerre de partisans. Son but, pour les Français, était de s'étendre dans le pays, pour y chercher des vivres; celui des Russes de les leur arracher. Cette petite guerre avait été tout à l'avantage des Russes, les nôtres ignorant le pays, sa langue, jusqu'aux noms des lieux où ils s'aventuraient, enfin étant sans cesse trahis par les habitans et même par leurs guides.
Ces échecs, la faim et les maladies avaient diminué de moitié les forces de Saint-Cyr, tandis que des recrues avaient doublé celles de Witgenstein. Vers le milieu d'octobre, l'armée russe, sur ce point, montait à cinquante-deux mille hommes, et la nôtre à dix-sept mille. Dans ce nombre il faut comprendre le 6e corps, ou les Bavarois, réduits de vingt-deux mille hommes à dix-huit cents, et deux mille cavaliers alors absens. Saint-Cyr, sans fourrages, et inquiet des tentatives de l'ennemi sur ses flancs, venait de les envoyer au loin, remonter et descendre la rive gauche du fleuve, pour les faire vivre, et se faire éclairer par eux.
Car Saint-Cyr craignait d'être tourné à droite par Witgenstein, et à gauche par Steinheil, qui s'avançait à la tête de deux divisions de l'armée de Finlande, récemment arrivées à Riga. Il existe une lettre pressante de ce maréchal à Macdonald: il lui demandait de s'opposer à la marche de ces Russes qui avaient à défiler devant son armée, et de lui envoyer un renfort de quinze mille hommes, ou, s'il ne voulait rien détacher, de venir lui-même, avec ce secours, prendre son commandement. Dans cette même lettre, il soumettait encore à Macdonald toutes ses combinaisons d'attaque ou de défense. Mais Macdonald ne crut pas devoir faire sans ordre un si grand mouvement. Il se défiait d'Yorck, qu'il soupçonnait peut-être d'avoir voulu livrer aux Russes son parc de siège. Il répondit qu'il devait, avant tout, songer à le défendre, et demeura immobile.
Dans cette situation, les Russes s'enhardissaient chaque jour de plus en plus; enfin, le 17 octobre, les avant-postes de Saint-Cyr furent repoussés sur son camp, et Witgenstein s'empara de tous les débouchés des bois qui environnent Polotsk. Il nous menaçait d'une bataille qu'il ne croyait pas qu'on osât accepter.
Le maréchal français, sans instruction de son empereur, s'était décidé trop tard à se retrancher. Ses ouvrages n'étaient ébauchés qu'autant qu'il le fallait, non pour couvrir leurs défenseurs, mais pour leur marquer la place sur laquelle ils devaients opiniâtrer. Leur gauche, appuyée à la Düna, et défendue par des batteries placées sur la rive gauche du fleuve, était la plus forte. Leur droite était faible. La Polota, affluent de la Düna, les séparait.
Witgenstein fit menacer le côté le moins accessible par Yacthwil; et lui-même, le 18, il se présenta contre l'autre, d'abord avec quelque témérité, car deux escadrons français, les seuls que Saint-Cyr eût gardés, renversèrent sa tête de colonne, prirent son artillerie, et le saisirent, dit-on, lui-même, mais sans le reconnaître; de sorte qu'ils abandonnèrent ce général en chef, comme une prise insignifiante, quand le nombre les força de reculer.
Alors les Russes, s'élançant de leurs bois, se découvrent tout entiers. Ils assaillent Saint-Cyr avec fureur. Dès les premiers feux, une de leurs balles atteignit ce maréchal. Il n'en resta pas moins au milieu des siens, ne pouvant plus se soutenir, et se faisant porter. L'acharnement de Witgenstein sur ce point dura autant que le jour. Sept fois les redoutes que défendait Maisons furent prises et reprises. Sept fois Witgenstein se crut vainqueur; enfin Saint-Cyr le découragea. Legrand et Maisons restèrent maîtres de leurs retranchemens, tous baignés du sang des Russes.
Mais, pendant qu'à droite tout paraissait gagné, à la gauche tout semblait perdu: C'étaient des Suisses et des Croates dont l'emportement était cause de ce revers. Leur émulation avait jusque-là manqué d'occasion. Trop jaloux de se montrer dignes de la grande-armée, ils furent téméraires. Placés négligemment en avant de leur position, pour y attirer Yacthwil, au lieu de lui céder un terrain préparé pour le perdre, ils se précipitèrent au-devant de ses masses, et furent écrasés par le nombre. Les canonniers français, ne pouvant tirer sur cette mêlée, devinrent inutiles, et nos alliés furent culbutés jusque dans Polotsk.
C'est alors que les batteries de la rive gauche de la Düna ont découvert l'ennemi, et qu'elles ont pu commencer leur feu, mais, au lieu de l'arrêter, elles ont précipité sa marche. Les Russes d'Yacthwil, pour éviter nos coups, se sont jetés avec plus de violence dans le ravin delà Polota, avec lequel ils allaient pénétrer dans la ville, lorsqu'enfin trois canons, placés en toute hâte contre la tête de leur colonne, et un dernier effort des Suisses, les ont repoussés. À cinq heures, tout était fini: les Russes s'étaient retirés de toutes parts, dans leurs bois, et quatorze mille hommes en avaient vaincu cinquante mille.
La nuit fut tranquille pour tous, même pour Saint-Cyr. Sa cavalerie le trompait: elle assurait qu'aucun ennemi n'avait passé la Düna, ni au-dessus, ni au-dessous de sa position; ce qui était inexact, car Steinheil et treize mille Russes avaient traversé ce fleuve à Drissa, et ils le remontaient par sa rive gauche, pour prendre en arrière le maréchal et l'enfermer dans Polotsk, entre eux, la Düna et Witgenstein.
Le jour du 19 montra celui-ci prenant les armes, et disposant toutes ses forces pour une attaque, dont il ne parut pas oser donner le signal. Toutefois, Saint-Cyr ne se méprit pas à cette apparence; il comprit que ce n'étaient pas ses faibles retranchemens qui arrêtaient un ennemi entreprenant et si nombreux, mais que, sans doute, il attendait l'effet de quelque manœuvre, le signal d'une coopération importante, et qu'elle ne pouvait avoir lieu que sur ses derrières.
En effet, vers dix heures du matin, un aide-de-camp arrive à toute bride de l'autre côté du fleuve. Il annonce qu'une autre armée ennemie, celle de Steinheil, remonte rapidement sa rive lithuanienne; qu'elle renverse la cavalerie française. Il demande un prompt secours, sans quoi cette nouvelle armée va paraître bientôt derrière le camp et l'envelopper. En même temps, le bruit de ce combat porte la joie dans les rangs de Witgenstein, et l'effroi dans le camp des Français.
La position de ceux-ci devenait horriblement critique. Qu'on se représente ces braves gens resserrés par une force triple de la leur, sur une ville de bois, et acculés contre une grande rivière, n'ayant pour retraite qu'un pont, dont une autre armée menaçait l'issue.
Vainement alors Saint-Cyr s'affaiblit de trois régimens, dont il dérobe la marche à Witgenstein, et qu'il envoie sur l'autre rive pour arrêter Steinheil. À chaque moment le bruit du canon de celui-ci se rapproche de plus en plus de Polotsk. Déjà les batteries qui, de la rive gauche, protégeaient le camp français, se retournent et s'apprêtent contre ce nouvel ennemi. À cette vue des cris de joie ont éclaté sur toute la ligne de Witgenstein; néanmoins ce Russe est encore resté inactif. Pour commencer à son tour il ne lui a donc pas suffi d'entendre Steinheil, il a voulu le voir paraître.
Cependant, tous les généraux de Saint-Cyr, consternés, l'environnent; ils le pressent d'ordonner une retraite, qui bientôt va devenir impossible. Saint-Cyr s'y refuse; il sent que les cinquante mille Russes qui sont devant lui sous les armes, et comme en arrêt, n'attendent que son premier mouvement rétrograde pour s'élancer sur lui, et il demeure immobile, profitant de leur inconcevable stagnation, et espérant encore que la nuit enveloppera Polotsk de son ombre avant que Steinheil paraisse.
Depuis, on l'a entendu dire que jamais une plus grande anxiété n'agita son esprit. Mille fois, dans ces trois heures d'attente, on le vit consulter l'heure et regarder le soleil, comme s'il eût pu hâter sa marche.
Enfin, quand Steinheil n'était plus qu'à une demi-heure de Polotsk, quand il n'avait plus que quelques faibles efforts à faire pour paraître dans la plaine, pour atteindre le pont de cette ville, et fermer à Saint-Cyr cette seule issue par laquelle il pouvait échapper à Witgenstein, il s'arrêta. Bientôt une brume épaisse, que les Français reçurent comme une faveur du ciel, devança la nuit et déroba les trois armées à la vue l'une de l'autre.
Saint-Cyr n'attendait que cet instant. Déjà sa nombreuse artillerie traversait en silence la rivière, ses divisions allaient la suivre et dérober leur retraite, quand Legrand, soit habitude, soit regret d'abandonner à l'ennemi son camp intact, y fit mettre le feu. Les deux autres divisions crurent que c'était un signal convenu, en un instant toute la ligne fut embrasée.
Cet incendie dénonça leur mouvement: aussitôt toutes les batteries de Witgenstein ont éclaté, ses colonnes se sont précipitées, ses obus ont mis le feu à la ville; il a fallu en défendre les flammes pied à pied comme en plein jour, l'incendie éclairant le combat. Toutefois, la retraite s'est faite en bon ordre: des deux côtés elle a été sanglante; l'aigle russe n'a repris possession de Polotsk que le 20 octobre, à trois heures du matin.
Le bonheur voulut que Steinheil dormît paisiblement au bruit de ce combat, quoiqu'il pût entendre jusqu'aux hurlemens des milices russes. Il ne seconda pas plus l'attaque de Witgenstein pendant toute cette nuit, que celui-ci, pendant le jour précédent, n'avait secondé la sienne. Ce fut quand Witgenstein avait fini sur la rive droite, quand le pont de Polotsk était abattu, enfin quand Saint-Cyr tout entier sur la rive gauche, y était aussi fort que Steinheil, que ce général commença à s'ébranler. Mais de Wrede et six mille Français le surprirent dans son premier mouvement, le culbutèrent pendant plusieurs lieues dans les bois dont il voulait déboucher, et lui prirent ou tuèrent deux mille hommes.
[Illustration]
CHAPITRE II.
Ces trois journées étaient glorieuses. Witgenstein repoussé, Steinheil battu, dix mille Russes et six généraux tués ou hors de combat. Mais Saint-Cyr était blessé, l'offensive perdue, l'orgueil, la joie et l'abondance dans le camp ennemi, la tristesse et le dénuement dans le nôtre; on reculait. Il fallait un chef à l'armée; de Wrede prétendait l'être; mais les généraux français refusèrent même de se concerter avec ce Bavarois, alléguant son caractère et croyant tout accord avec lui impossible; leurs prétentions s'entre-choquaient. Saint-Cyr, quoique hors de combat, fut donc forcé de garder la direction de ces deux corps.
Alors, ce maréchal ordonna la retraite vers Smoliany, par toutes les routes qui pouvaient y conduire. Lui se tint au centre, réglant l'une sur l'autre la marche de ces différentes colonnes. C'était un système de retraite tout contraire à celui que venait de suivre Napoléon.
Le but de Saint-Cyr était de trouver plus de vivres, de marcher plus librement, avec plus d'ensemble, enfin d'éviter une confusion trop ordinaire dans les colonnes trop considérables, quand les hommes, les canons et les bagages sont entassés sur une même route. Il réussit. Dix mille Français, Suisses et Croates, ayant en queue cinquante mille Russes, se retirèrent sur quatre colonnes, lentement, sans se laisser entamer, et forçant Witgenstein et Steinheil à n'avancer, en huit jours, que de trois journées.
En reculant ainsi vers le sud, ils couvraient le flanc droit de la route d'Orcha à Borizof, par laquelle l'empereur revenait de Moskou. Une seule colonne, celle de gauche, reçut un échec. C'était celle de de Wrede et de ses quinze cents Bavarois, augmentés d'une brigade de cavalerie française, qu'il gardait malgré les ordres de Saint-Cyr. Il marchait à volonté. Son orgueil blessé ne se pliait plus à l'obéissance. Il lui en coûta tous ses bagages. Puis, sous prétexte de mieux servir la cause commune, en couvrant la ligne d'opération de Wilna à Vitepsk, que l'empereur avait abandonnée, il se sépara du deuxième corps, se retira par Klubokoë sur Vileïka, et se rendit inutile.
Le mécontentement de de Wrede datait du 19 août. Ce général pensait avoir eu une grande part à la victoire du 18, et qu'on la lui avait fait trop petite sur le rapport du lendemain. Depuis, il s'aigrit de plus en plus par ce souvenir, par ses plaintes et par les conseils d'un frère qui, dit-on, servait dans l'armée autrichienne. On ajoute aussi que, dans les derniers momens de la retraite, le général saxon Thielmann l'entraîna dans ses projets d'affranchissement de l'Allemagne.
Cette défection fut à peine sentie. Le duc de Bellune et vingt-cinq mille hommes accouraient de Smolensk. Le 31 octobre, il se réunissait à Saint-Cyr devant Smoliany, dans l'instant même où Witgenstein, ignorant cette jonction, et se fiant à sa supériorité, traversait la Lukolmlia, s'adossait imprudemment à des défilés et attaquait nos avant-postes. Il ne fallait qu'un effort simultané des deux corps français pour le détruire. Les soldats, les généraux du deuxième corps brûlaient d'ardeur. Mais quand la victoire était dans leurs cœurs, et que, la croyant devant leurs yeux, ils demandaient le signal du combat, Victor donna celui de la retraite.
On ignore si cette prudence, qu'on jugea intempestive, vint de la défiance que lui inspirait un terrain qu'il voyait pour la première fois, et des soldats qu'il n'avait pas encore éprouvés. Il se peut qu'il n'ait pas cru devoir risquer une bataille dont la perte eût, il est vrai, entraîné celle de la grande-armée et de son chef.
Après s'être replié derrière la Lukolmlia et s'y être défendu tout le jour, il profita de la nuit pour gagner Sienno. Le général russe s'apercevait alors du danger de sa position. Elle était si critique, qu'il ne profita de notre mouvement rétrograde et du découragement dont il fut suivi, que pour se retirer.
Les officiers qui nous donnèrent ces détails, ajoutèrent que, depuis ce moment, Witgenstein n'avait plus songé qu'à reprendre Vitepsk et à se défendre. Probablement, il crut trop téméraire de tourner la Bérézina par ses sources, pour se joindre à Tchitchakof; car un bruit sourd, qui déjà se répandait, nous menaçait de la marche de cette armée du midi, sur Minsk et Borizof, et de la défection de Schwartzenberg.
Ce fut à Mikalewska, le 6 novembre, dans ce jour de malheur où Napoléon venait de recevoir la nouvelle de la conjuration de Mallet, qu'il apprit la jonction du deuxième et du neuvième corps et le combat désavantageux de Czazniki. Il s'irrita, et fit dire au duc de Bellune de rejeter sur-le-champ Witgenstein derrière la Düna; que le salut de l'armée en dépendait. Il ne dissimula pas à ce maréchal qu'il arrivait à Smolensk avec une armée harassée et une cavalerie toute démontée.
Ainsi, les jours heureux étaient passés; de toutes parts arrivaient des nouvelles désastreuses. D'un côté, Polotsk, la Düna, Vitepsk perdus, et Witgenstein déjà à quatre journées de Borizof; de l'autre, vers Elnia, Baraguay-d'Hilliers culbuté. Ce général s'est laissé enlever la brigade Augereau, des magasins, et cette route d'Elnia, par laquelle Kutusof peut désormais nous prévenir à Krasnoé, comme il l'a fait à Viazma.
En même temps, de cent lieues en avant de nous, Schwartzenberg annonçait à l'empereur qu'il couvrait Varsovie, c'est-à-dire, qu'il découvrait Minsk et Borizof, le magasin, la retraite de la grande-armée, et que peut-être l'empereur d'Autriche livrait son gendre à la Russie.
Dans le même moment, derrière et au milieu de nous, le prince Eugène était vaincu par le Wop; les chevaux de trait qui nous avaient attendus à Smolensk, étaient dévorés par les soldats; ceux de Mortier enlevés dans un fourrage; les troupeaux de Krasnoé pris; d'affreuses maladies se déclaraient dans l'armée, et dans Paris, le temps des conspirations paraissait revenu: tout enfin se réunissait pour accabler Napoléon.
Chaque jour, les états de situations qu'il reçoit de chacun de ces corps sont comme des bulletins de mourans: il y voit son armée conquérante de Moskou, réduite de cent quatre-vingt mille hommes à vingt-cinq mille combattans encore en ordre. À cette foule de malheurs il n'oppose qu'une résistance inerte. Sa figure reste la même: il ne change rien à ses habitudes, rien à la forme de ses ordres; à les lire, on croirait qu'il commande encore à plusieurs armées. Il ne hâte même pas sa marche. Seulement, irrité contre la prudence du maréchal Victor, il lui renouvelle l'ordre d'attaquer Witgenstein, et d'éloigner ce danger qui menace sa retraite. Quant à Baraguay-d'Hilliers, qu'un officier vient d'accuser, il le fait comparaître, et ce général, dépouillé de ses distinctions, part pour Berlin, où il préviendra son jugement en mourant de désespoir.
Mais ce qui surprenait davantage, c'était que l'empereur laissât la fortune lui arracher tout, plutôt que de sacrifier une partie pour sauver le reste. Ce fut sans ordre que les chefs de corps brûlèrent des bagages et détruisirent leur artillerie: pour lui, il laissa faire. S'il donna quelques instructions pareilles, elles lui furent arrachées: ils semblait qu'il s'attachât sur-tout à ce que rien de lui n'avouât sa défaite, soit qu'il crût ainsi faire respecter son malheur, et, par cette inflexibilité, dicter aux siens un courage inflexible; soit fierté des hommes long-temps heureux, qui précipite leur perte.
Toutefois, cette Smolensk, deux fois fatale à l'armée, était un lieu de repos pour quelques-uns. Pendant ce sursis accordé à leurs souffrances, ceux-là se demandèrent: «comment il se pouvait qu'à Moskou tout eût été oublié; pourquoi tant de bagages inutiles; pourquoi tant de soldats déjà morts de faim et de froid sous le poids de leurs sacs, chargés d'or au lieu de vivres et de vêtemens, et sur-tout si trente-trois journées de repos n'avaient pas suffi pour préparer aux chevaux de cavalerie, de l'artillerie et à ceux des voitures, des fers qui eussent rendu leur marche plus sûre et plus rapide?
»Alors, nous n'eussions pas perdu l'élite des hommes à Viazma, au Wop, au Dnieper et sur toute la route; enfin aujourd'hui, Kutusof, Witgenstein, et peut-être Tchitchakof, n'auraient pas le temps de nous préparer de plus funestes journées!
»Mais pourquoi, à défaut d'ordre de Napoléon, cette précaution n'avait-elle pas été prise par des chefs, tous rois, princes et maréchaux? L'hiver n'avait-il donc pas été prévu en Russie? Napoléon, habitué à l'industrieuse intelligence de ses soldats, avait-il trop compté sur leur prévoyance? le souvenir de la campagne de Pologne, pendant un hiver aussi peu rigoureux que celui de nos climats, l'avait-il abusé; ainsi qu'un soleil brillant dont la persévérance, pendant tout le mois d'octobre, avait frappé d'étonnement jusqu'aux Russes eux-mêmes? De quel esprit de vertige l'armée, comme son chef, a-t-elle donc été frappée? Sur quoi chacun a-t-il compté? car en supposant qu'à Moskou l'espoir de la paix eût ébloui tout le monde, il eût toujours fallu revenir, et rien n'avait été préparé, même pour un retour pacifique!»
La plupart ne pouvaient s'expliquer cet aveuglement de tous que par leur propre incurie, et parce que dans les armées, comme dans les états despotiques, c'est à un seul à penser pour tous: aussi, celui-là seul était-il responsable, et le malheur, qui autorise la défiance, poussait chacun à le juger. On remarquait déjà que, dans cette faute si grave, dans cet oubli si invraisemblable pour un génie actif, pendant un séjour si long et si désœuvré, il y avait quelque chose de cet esprit d'erreur,
De la chute des rois funeste avant-coureur. Napoléon était dans Smolensk depuis cinq jours. On savait que Ney avait reçu l'ordre d'y arriver le plus tard possible, et Eugène celui de rester deux jours à Doukhowtchina. «Ce n'était donc pas la nécessité d'attendre l'armée d'Italie qui retenait! À quoi devait-on attribuer cette stagnation, quand la famine, la maladie, l'hiver, quand trois armées ennemies marchaient autour de nous?
»Pendant que nous nous étions enfoncés dans le cœur du colosse russe, ses bras n'étaient-ils pas restés avancés et étendus vers la mer Baltique et la mer Noire? les laisserait-il immobiles aujourd'hui que, loin de l'avoir frappé mortellement, nous étions frappés nous-mêmes? n'était-il pas venu le moment fatal où ce colosse allait nous envelopper de ses bras menaçans? croyait-on les lui avoir liés, les avoir paralysés, en leur opposant des Autrichiens au sud, et des Prussiens au nord, c'était bien plutôt les Polonais et les Français, mêlés à ces alliés dangereux, qu'on avait ainsi rendus inutiles.
»Mais, sans aller chercher au loin des causes d'inquiétude, l'empereur a-t-il ignoré la joie des Russes, quand, trois mois plus tôt, il se heurta si rudement contre Smolensk, au lieu de marcher, à droite, vers Elnia, où il eût coupé l'armée ennemie de sa capitale; aujourd'hui que la guerre est ramenée sur les mêmes lieux, ces Russes imiteront-ils sa faute dont ils ont profité? se tiendront-ils derrière nous, quand ils peuvent se placer en avant de nous, sur notre retraite?
Répugne-t-il à Napoléon de supposer l'attaque de Kutusof plus habile ou plus audacieuse que ne l'a été la sienne? Augereau et sa brigade enlevés sur cette route ne l'éclairent-ils point? qu'avait-on à faire dans cette Smolensk brûlée, dévastée, que d'y prendre des vivres, et de passer vite?
Mais, sans doute, l'empereur croit, en datant cinq jours de cette ville, donner à une déroute l'apparence d'une lente et glorieuse retraite! Voilà pourquoi il vient d'ordonner la destruction des tours d'enceinte de Smolensk, ne voulant plus, a-t-il dit, être arrêté par ces murailles! comme s'il s'agissait de rentrer dans cette ville, quand on ignorait si l'on en pourrait sortir.
Croira-t-on qu'il veut donner le loisir aux artilleurs de ferrer leurs chevaux contre la glace? comme si l'on pouvait obtenir un travail quelconque d'ouvriers exténués par la faim, par les marches; de malheureux à qui le jour entier ne suffit pas pour trouver des vivres, pour les préparer, dont les forges sont abandonnées ou gâtées, et qui d'ailleurs manquent des matériaux indispensables pour un travail si considérable.
Mais peut-être l'empereur a-t-il voulu se donner le temps de pousser en avant de lui, hors du danger et des rangs, cette foule embarrassante de soldats devenus inutiles, de rallier les meilleurs, et de réorganiser l'armée? comme s'il était possible de faire parvenir un ordre quelconque à des hommes si épars, ou de les rallier, sans logemens? sans distributions, à des bivouacs; enfin, de penser à une réorganisation pour des corps mourans, dont l'ensemble ne tient plus à rien, que le moindre attouchement peut dissoudre.»
Tels étaient, autour de Napoléon, les discours de ses officiers, où plutôt leurs réflexions secrètes, car leur dévouement devait se soutenir tout entier deux ans encore, au milieu des plus grands malheurs, et de la révolte générale des nations.
L'empereur tenta pourtant un effort qui ne fut pas tout-à-fait infructueux: ce fut le ralliement, sous un seul chef, de tout ce qui restait de cavalerie; mais, sur trente-sept mille cavaliers présens au passage du Niémen, il ne s'en trouva que huit cents encore à cheval. Napoléon en donna le commandement à Latour-Maubourg. Personne ne réclama, soit fatigue ou estime.
Quant à Latour-Maubourg, il reçut cet honneur ou ce fardeau sans joie et sans regret. C'était un être à part: toujours prêt sans être empressé, calme et actif, d'une sévérité de mœurs remarquable, mais naturelle et sans ostentation; du reste simple et vrai dans ses rapports, n'attachant la gloire qu'aux actions et non aux paroles. Il marcha toujours avec le même ordre et la même mesure, au milieu d'un désordre démesuré; et pourtant, ce qui fait honneur au siècle, il arriva aussi vite, aussi haut et aussitôt que les autres.
Cette faible réorganisation, la distribution d'une partie des vivres, le pillage du reste, le repos que prirent l'empereur et sa garde, la destruction d'une partie de l'artillerie et des bagages, enfin l'expédition de beaucoup d'ordres, furent à peu près tout le fruit qu'on retira de ce funeste séjour. Du reste tout le mal prévu arriva. On ne rallia quelques centaines d'hommes que pour un instant. L'explosion des mines fit à peine sauter quelques pans de murailles, et ne servit, au dernier jour, qu'à chasser hors de la ville les traîneurs qu'on n'avait pas pu mettre en mouvement.
Des hommes découragés, des femmes, et plusieurs milliers de malades et de blessés furent abandonnés, et à l'instant où le désastre d'Augereau près d'Elnia faisait trop voir que Kutusof, poursuivant à son tour, ne s'attachait pas exclusivement à la grande route; que de Viazma il marchait directement, par Elnia, sur Krasnoé; lorsqu'enfin on aurait dû prévoir qu'on allait avoir à se faire jour au travers de l'armée russe, ce fut le 14 novembre seulement que la grande-armée, ou plutôt trente-six mille combattans, commencèrent à s'ébranler.
La vieille et jeune garde n'avaient plus alors que neuf à dix mille baïonnettes et deux mille cavaliers; Davoust et le premier corps, huit à neuf mille; Ney et le troisième corps, cinq à six mille; le prince Eugène et l'armée d'Italie, cinq mille; Poniatowski, huit cents; Junot, les Westphaliens, sept cents; Latour-Maubourg et le reste de la cavalerie, quinze cents; on pouvait compter encore mille hommes de cavalerie légère, et cinq cents cavaliers démontés que l'on était parvenu à réunir.
Cette armée était sortie de Moskou forte de cent mille combattans; en vingt-cinq jours, elle était réduite à trente-six mille hommes. Déjà l'artillerie avait perdu trois cent cinquante canons, et pourtant, ces faibles restes étaient toujours divisés en huit armées, que surchargeaient soixante mille traîneurs sans armes, et une longue trainée de canons et de bagages.
On ne sait si ce fut cet embarras d'hommes et de voitures, ou, ce qui est plus vraisemblable, une fausse sécurité, qui conduisit l'empereur à mettre un jour d'intervalle entre le départ de chaque maréchal. Mais enfin lui, Eugène, Davoust et Ney ne sortirent de Smolensk que successivement. Ney ne devait en partir que le 16 ou le 17. Il avait l'ordre de faire scier les tourillons des pièces qu'on abandonnait, de les faire enterrer, de détruire leurs munitions, de pousser tous les traîneurs devant lui, et de faire sauter les tours d'enceinte de la ville.
Cependant, Kutusof nous attendait à quelques lieues de là, et ces restes de corps d'armée ainsi distendus et morcelés, il allait les faire passer tour à tour par les armes.
CHAPITRE III.
Ce fut le 14 novembre, vers cinq heures du matin, que la colonne impériale sortit enfin de Smolensk. Sa marche était encore décidée, mais morne et taciturne comme la nuit, comme cette nature muette et décolorée au milieu de laquelle elle s'avançait.
Ce silence n'était interrompu que par le retentissement des coups dont on accablait les chevaux, et par des imprécations courtes et violentes, quand les ravins se présentèrent, et que, sur ces pentes de glace, les hommes, les chevaux et les canons roulèrent dans l'obscurité les uns sur les autres. Cette première journée fut de cinq lieues. Il fallut à l'artillerie de la garde vingt-deux heures d'efforts pour les parcourir.
Néanmoins, cette première colonne arriva, sans une grande perte d'hommes, à Korythnia, que dépassa Junot avec son corps d'armée westphalien, réduit à sept cents hommes. Une avant-garde avait été poussée jusqu'à Krasnoé. Des blessés et des hommes débandés étaient même près d'atteindre Liady. Korythnia est à cinq lieues de Smolensk; Krasnoé, à cinq lieues de Korythnia; Liady, à quatre lieues de Krasnoé. De Korythnia à Krasnoé, à deux lieues, à droite, du grand chemin, coule le Borysthène.
C'est à la hauteur de Korythnia qu'une autre route, celle d'Elnia à Krasnoé, se rapproche du grand chemin. Ce jour-là même, elle nous amenait Kutusof: il la couvrait tout entière avec quatre-vingt-dix mille hommes; il côtoyait, il dépassait Napoléon, et, par des chemins qui vont d'une route à l'autre, il envoyait des avant-gardes traverser notre retraite.
L'une, qu'Osterman, dit-on, commandait, parut en même temps que l'empereur vers Korythnia, et fut repoussée.
Une seconde vint se poster, à trois lieues en avant de nous, vers Merlino et Nikoulina, derrière un ravin qui borde le côté gauche de la grande route; et là, embusquée sur le flanc de notre retraite, elle attendait notre passage, c'était Miloradowitch avec vingt mille hommes.
Au même moment, une troisième atteignait Krasnoé, qu'elle surprit pendant la nuit, mais dont elle fut chassée par Sébastiani, qui venait d'y arriver. Enfin, une quatrième, lancée encore plus avant, s'interposa entre Krasnoé et Liady, et enleva, sur la grande route, plusieurs généraux et autres militaires qui marchaient isolément.
En même temps Kutusof, avec le gros de son armée, s'acheminait et s'établissait en arrière de ces avant-gardes et à portée de toutes, s'applaudissant du succès de ses manœuvres, que sa lenteur lui aurait fait manquer sans notre imprévoyance; car ce fut un combat de fautes, où les nôtres ayant été plus graves, nous pensâmes tous périr. Les choses ainsi disposées, le général russe dut croire que l'armée française lui appartenait de droit; mais le fait nous sauva. Kutusof se manqua à lui-même au moment de l'action; sa vieillesse exécuta à demi et mal ce qu'elle avait sagement combiné.
Pendant que toutes ces masses se disposaient autour de Napoléon, lui, tranquille dans une misérable masure, la seule qui restât du village de Korythnia, semblait ignorer tous ces mouvemens d'hommes, d'armes et de chevaux qui l'environnaient de toutes parts; du moins n'envoya-t-il pas l'ordre aux trois corps restés à Smolensk de se hâter: lui-même attendit le jour pour se mettre en mouvement.
Sa colonne s'avança sans précaution: elle était précédée par une foule de maraudeurs qui se pressaient d'atteindre Krasnoé, lorsqu'à deux lieues de cette ville, une rangée de Cosaques, placés depuis les hauteurs à notre gauche jusqu'en travers de la grande route, leur apparut. Saisis d'étonnement, nos soldats s'arrêtèrent: ils ne s'attendaient à rien de pareil, et d'abord ils crurent que sur cette neige, un destin ennemi avait tracé entre eux et l'Europe cette ligne longue, noire et immobile, comme le terme fatal assigné à leurs espérances.
Quelques-uns, abrutis par la misère, insensibles, les yeux fixés vers leur patrie, et suivant machinalement et obstinément cette direction, n'écoutèrent aucun avertissement, ils allèrent se livrer; les autres se pelotonnèrent, et l'on resta de part et d'autre à se considérer. Mais bientôt quelques officiers survinrent; ils mirent quelque ordre dans ces hommes débandés, et sept à huit tirailleurs qu'ils lancèrent, suffirent pour percer ce rideau si menaçant.
Les Français souriaient de l'audace d'une si vaine démonstration, quand tout-à-coup, des hauteurs à leur gauche, une batterie ennemie éclata. Ses boulets traversaient la route; en même temps trente escadrons se montrèrent du même côté, ils menacèrent le corps westphalien qui s'avançait, et dont le chef, se troublant, ne fit aucune disposition.
Ce fut un officier blessé, inconnu à ces Allemands, et que le hasard avait amené là, qui, d'une voix indignée, s'empara de leur commandement. Ils obéirent ainsi que leur chef. Dans ce danger pressant, les distances de convention disparurent. L'homme réellement supérieur s'étant montré, servit de ralliement à la foule, qui se groupa autour de lui, et dans laquelle celui-ci put voir le général en chef muet, interdit, recevant docilement son impulsion, et reconnaissant sa supériorité, qu'après le danger il contesta, mais dont il ne chercha pas, comme il arrive trop souvent, à se venger.
Cet officier blessé était Excelmans! Dans cette action il fut tout, général, officier, soldat, artilleur même, car il se saisit d'une pièce abandonnée, la chargea, la pointa, et la fit servir encore une fois contre nos ennemis. Quant au chef des Westphaliens, depuis cette campagne, sa fin funeste et prématurée fit présumer que déjà d'excessives fatigues et les suites de cruelles blessures l'avaient frappé mortellement.
L'ennemi, voyant cette tête de colonne marcher en bon ordre; n'osa l'attaquer que par ses boulets: ils furent méprisés, et bientôt on les laissa derrière soi. Quand ce fut aux grenadiers de la vieille garde à passer au travers de ce feu, ils se resserrèrent autour de Napoléon comme une forteresse mobile, fiers d'avoir à le protéger. Leur musique exprima cet orgueil. Au plus fort du danger elle lui fit entendre cet air dont les paroles sont si connues: «Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille!» Mais l'empereur, qui ne négligeait rien, l'interrompit en s'écriant: «Dites plutôt, Veillons au salut de l'empire!» Paroles plus convenables à sa préoccupation et à la position de tous.
En même temps, les feux de l'ennemi devenant importuns, il les envoya éteindre, et deux heures après il atteignit Krasnoé. Le seul aspect de Sébastiani et des premiers grenadiers qui le devançaient, avait suffi pour en repousser l'infanterie ennemie. Napoléon y entra inquiet, ignorant à qui il avait eu affaire, et avec une cavalerie trop faible pour qu'il pût se faire éclairer par elle, hors de portée du grand chemin. Il laissa Mortier et la jeune garde à une lieue derrière lui, tendant ainsi de trop loin une main trop faible à son armée, et décidé à l'attendre.
Le passage de sa colonne n'avait pas été sanglant, mais elle n'avait pu vaincre le terrain comme les hommes; la route était montueuse, chaque éminence retint des canons, qu'on n'encloua pas, et des bagages qu'on pilla avant de les abandonner. Les Russes, de leurs collines, virent tout l'intérieur de l'armée, ses faiblesses, ses difformités, ses parties les plus honteuses, enfin, tout ce que d'ordinaire on cache avec le plus de soin.
Néanmoins, il semblait que, du haut de sa position, Miloradowitch se fût contenté d'insulter au passage de l'empereur et de cette vieille garde depuis si long-temps l'effroi de l'Europe. Il n'osa ramasser ses débris que lorsqu'elle se fut écoulée: mais alors il s'enhardit, resserra ses forces, et descendant de ses hauteurs, il s'établit fortement avec vingt mille hommes en travers de la grande route; par ce mouvement il séparait de l'empereur, Eugène, Davoust et Ney, et fermait à ces trois chefs le chemin de l'Europe.
CHAPITRE IV.
Pendant qu'il se préparait ainsi, Eugène s'efforçait de réunir dans Smolensk ses troupes dispersées: il les arracha avec peine du pillage des magasins, et ne réussit à rallier huit mille hommes que lorsque la journée du 15 fut avancée. Il fallut qu'il leur promît des vivres, et qu'il leur montrât la Lithuanie, pour les décider à se remettre en route. La nuit arrêta ce prince à trois lieues de Smolensk; déjà la moitié de ces soldats avaient quitté leurs rangs. Le lendemain, il continua sa route avec ceux que le froid de la nuit et de la mort n'avait pas fixés autour de leurs bivouacs.
Le bruit du canon qu'on avait entendu la veille avait cessé; la colonne royale s'avançait péniblement, ajoutant ses débris à ceux qu'elle rencontrait. À sa tête, le vice-roi et son chef d'état-major, abîmés dans leurs tristes pensées, laissaient leurs chevaux marcher en liberté. Ils se détachèrent insensiblement de leur troupe, sans s'apercevoir de leur isolement; car la route était parsemée de traîneurs et d'hommes marchant à volonté, qu'on avait renoncé à maintenir en ordre.
Ils continuèrent ainsi jusqu'à deux lieues de Krasnoé; mais alors, un mouvement singulier qui se passait devant eux, fixa leurs regards distraits. Plusieurs des hommes débandés s'étaient arrêtés subitement. Ceux qui les suivaient, les atteignant, se groupaient avec eux; d'autres déjà plus avancés reculaient sur les premiers, ils s'attroupaient; bientôt ce fut une masse. Alors le vice-roi, surpris, regarde autour de lui; il s'aperçoit qu'il a devancé d'une heure de marche son corps d'armée, qu'il n'a près de lui qu'environ quinze cents hommes de tous grades, de toutes nations, sans organisation, sans chefs, sans ordre, sans armes prêtes ou propres pour un combat, et qu'il est sommé de se rendre.
Cette sommation vient d'être repoussée par une exclamation générale d'indignation! Mais le parlementaire russe, qui s'est présenté seul, a insisté: «Napoléon et sa garde, a-t-il dit, sont battus; vingt mille Russes vous environnent; vous n'avez plus de salut que dans des conditions honorables, et Miloradowitch vous les propose!»
À ces mots, Guyon, l'un de ces généraux dont tous les soldats étaient ou morts ou dispersés, s'est élancé de la foule, et d'une voix forte s'est écrié: «Retournez promptement d'où vous venez; allez, dites à celui qui vous envoie que s'il a vingt mille hommes, nous en avons quatre-vingt mille!» Et le Russe interdit s'est retiré.
Un instant, avait suffi pour cet événement, et déjà des collines à gauche de la route jaillissaient des éclairs et des tourbillons de fumée; une grêle d'obus et de mitraille balayait le grand chemin, et des têtes de colonnes menaçantes montraient leurs baïonnettes.
Le vice-roi eut un moment d'hésitation. Il lui répugnait de quitter cette malheureuse troupe; mais enfin, lui laissant son chef d'état-major, il retourna à ses divisions pour les amener au combat, pour leur faire dépasser l'obstacle avant qu'il devînt insurmontable, ou pour périr: car ce n'était pas avec l'orgueil d'une couronne et de tant de victoires, qu'on pouvait songer à se rendre.
Cependant, Guilleminot appelle à lui les officiers qui, dans cet attroupement, se trouvent mêlés avec les soldats. Plusieurs généraux, des colonels, un grand nombre d'officiers, en sortent et l'entourent; ils se concertent, et, le proclamant leur chef, ils se partagent en pelotons tous ces hommes jusque-là confondus en une seule masse, et qu'il était impossible de remuer.
Cette organisation se fit sous un feu violent. Des officiers supérieurs allèrent se placer fièrement dans les rangs et redevinrent soldats. Par une autre fierté, quelques marins de la garde ne voulurent pour chef qu'un de leurs officiers, tandis que chacun des autres pelotons était commandé par un général. Jusque-là, ils n'avaient eu que l'empereur pour colonel; près de périr, ils soutenaient leur privilège, que rien ne leur faisait oublier, et qu'on respecta.
Tous ces braves gens, ainsi disposés, continuèrent leur marche vers Krasnoé, et déjà ils avaient dépassé les batteries de Miloradowitch, quand celui-ci, lançant ses colonnes sur leurs flancs, les serra de si près qu'il les força de faire volte-face, et de choisir une position pour se défendre. Il faut le dire pour l'éternelle gloire de ces guerriers, ces quinze cents Français et Italiens, un contre dix, et n'ayant pour eux qu'une contenance décidée et quelques armes en état de faire feu, tinrent leurs ennemis en respect pendant une heure.
Mais le vice-roi et les restes de ses divisions ne paraissaient pas. Une plus longue résistance devenait impossible. Les sommations de mettre bas les armés se multipliaient. Pendant ces courtes suspensions, on entendait le canon gronder au loin devant et derrière soi. Ainsi «toute l'armée était attaquée à la fois, et de Smolensk à Krasnoé ce n'était qu'une bataille! Si l'on voulait du secours, il n'y en avait donc pas à attendre; il fallait l'aller chercher: mais de quel côté? Vers Krasnoé cela était impossible; on en était trop loin; tout portait à croire qu'on s'y battait. Il faudrait d'ailleurs se remettre en retraite; et ces Russes de Miloradowitch, qui de leurs rangs criaient de mettre bas les armes, on en était trop près pour oser leur tourner le dos. Il valait donc bien mieux, puisqu'on regardait Smolensk, puisque le prince Eugène était de ce côté, se serrer en une seule masse, bien lier tous ses mouvemens, et, marchant tête baissée, rentrer en Russie au travers de ces Russes, rejoindre le vice-roi, puis tous ensemble revenir, renverser Miloradowitch, et gagner enfin Krasnoé.»
À cette proposition de leur chef, on répondit par un cri d'assentiment unanime. Aussitôt la colonne serrée en masse se précipita au travers de dix mille fusils et canons ennemis; et d'abord ces Russes, saisis d'étonnement, s'ouvrent et laissent ce petit nombre de guerriers presque désarmés s'avancer jusqu'au milieu d'eux. Puis, quand ils comprennent leur résolution, soit admiration ou pitié, des deux côtés de la route que bordent les bataillons ennemis, ils crient aux nôtres de s'arrêter, ils les prient, ils les conjurent de se rendre; mais on ne leur répond que par une marche décidée, un silence farouche et la pointe des armes. Alors tous les feux russes éclatent à la fois, à bout portant, et la moitié de la colonne héroïque tombe blessée ou morte.
Le reste continua sans qu'un seul quittât le gros de sa troupe, qu'aucun Moskovite n'osa approcher. Peu de ces infortunés revirent le vice-roi et leurs divisions qui s'avançaient. Alors seulement, ils se désunirent. Ils coururent pour se jeter dans ces faibles rangs, qui s'ouvrirent pour les recevoir et les protéger.
Depuis une heure, le canon des Russes les éclaircissait. En même temps qu'une moitié de leurs forces avait poursuivi Guilleminot, et l'avait contraint de rétrograder, Miloradowitch, à la tête de l'autre moitié, avait arrêté le prince Eugène. Sa droite était appuyée à un bois que protégeaient des hauteurs toutes garnies de canons; sa gauche touchait à la grande route, mais plus en arrière, timidement, et en se refusant. Cette disposition avait dicté celle d'Eugène. La colonne royale, à mesure qu'elle était arrivée, s'était déployée à droite de cette route, sa droite plus en avant que sa gauche. Le prince mettait ainsi obliquement, entre lui et l'ennemi, le grand chemin qu'on se disputait. Chacune des deux armées l'occupait par sa gauche.
Les Russes, placés dans une position si offensive, s'y défendaient; leurs boulets seuls attaquaient Eugène. Une canonnade, foudroyante de leur côté, et presque nulle du nôtre, était engagée. Eugène, fatigué de leurs feux, se décide. Il appelle la 14e division française, la dispose à gauche du grand chemin, lui montre la hauteur boisée où s'appuie l'ennemi, et qui fait sa principale force: c'est le point décisif, le nœud de l'action, et pour faire tomber le reste, il faut l'enlever. Il ne l'espérait pas; mais cet effort fixerait de ce côté l'attention et les forces de l'ennemi, la droite de la grande route pourrait rester libre, et l'on essaierait d'en profiter.
Trois cents soldats, formés en trois troupes, furent les seuls qu'on put décider à monter à cet assaut. On vit ces hommes dévoués s'avancer résolument contre des milliers d'ennemis, sur une position formidable. Une batterie de la garde italienne s'avança pour les protéger, mais d'abord les batteries russes la brisèrent, et leur cavalerie s'en empara.
Cependant, les trois cents Français, que déchire la mitraille, persévèrent, et déjà ils atteignaient la position ennemie, quand soudain, des deux côtés du bois, débouchent au galop deux masses de cavalerie qui fondent sur eux, les écrasent et les massacrent. Tous périrent, emportant avec eux tout ce qui restait de discipline et de courage dans leur division.
Ce fut alors que reparut le général Guilleminot. Dans une position si critique, que le prince Eugène, avec quatre milliers d'hommes, affaiblis, restes de plus de quarante-deux mille, n'ait point désespéré, qu'il ait encore montré une contenance audacieuse, on le conçoit de ce chef; mais que la vue de notre désastre et l'ardeur du succès n'aient inspiré aux Russes que des efforts indécis, et qu'enfin ils aient laissé la nuit terminer le combat, c'est ce qui fait encore aujourd'hui le sujet de notre étonnement. La victoire était si nouvelle pour eux, que, la tenant dans leurs mains, ils ne surent point en profiter: ils remirent au lendemain pour achever.
Mais le vice-roi s'apercevait que la plupart de ces Moskovites, attirés par ses démonstrations, s'étaient portés à la gauche de la route, et il attendait que la nuit, cette alliée du plus faible, eût enchaîné tous leurs mouvemens. Alors, laissant des feux de ce côté, pour tromper l'ennemi, il s'en écarte, et, tout au travers des champs, il tourne, il dépasse en silence la gauche de la position de Miloradowitch, pendant que, trop sûr de son succès, ce général y rêvait à la gloire de recevoir, le lendemain, l'épée du fils de Napoléon.
Au milieu de cette marche hasardeuse, il y eut un moment terrible. Dans l'instant le plus critique, quand ces hommes, restes de tant de combats, s'écoulaient, en retenant leur haleine et le bruit de leurs pas, le long de l'armée russe; quand tout pour eux dépendait d'un regard ou d'un cri d'alarme, tout-à-coup la lune, sortant brillante d'un nuage épais, vint éclairer leurs mouvemens. En même temps, une voix russe éclate, leur crie d'arrêter, et leur demande qui ils sont? Ils se crurent perdus! mais Klisky, un Polonais, court à ce Russe, et, lui parlant dans sa langue, sans se troubler: «Tais-toi, malheureux! lui dit-il à voix basse. Ne vois-tu pas que nous sommes du corps d'Ouwarof, et que nous allons en expédition secrète?» Le Russe trompé se tut.
Mais des Cosaques accouraient à tous momens, sur les flancs de la colonne, comme pour la reconnaître. Puis ils retournaient au gros de leur troupe. Plusieurs fois leurs escadrons s'avancèrent comme pour charger; mais ils s'en tinrent toujours là, soit incertitude sur ce qu'ils voyaient, car on les trompa encore, soit prudence, car on s'arrêta souvent en leur montrant un front déterminé.
Enfin, après deux heures d'une marche cruelle, on rejoignit la grande route; et le vice-roi était déjà dans Krasnoé, quand le 17 novembre Miloradowitch, descendant de ses hauteurs pour le saisir, ne trouvait plus sur le champ de bataille que des traîneurs qu'aucun effort n'avait pu déterminer, la veille, à quitter leurs feux.
[Illustration]
CHAPITRE V.
De son côté, l'empereur, pendant toute la journée précédente, avait attendu le vice-roi. Le bruit de son combat l'avait ému. Un effort rétrograde pour percer jusqu'à lui avait été inutile; et la nuit, arrivant sans ce prince, avait augmenté l'inquiétude de son père adoptif. «Eugène et l'armée d'Italie, et ce long jour d'une attente à tous momens trompée, avaient-ils donc fini à la fois?» Un seul espoir restait à Napoléon: c'est que le vice-roi, repoussé sur Smolensk, s'y serait réuni à Davoust et à Ney, et que, le lendemain, tous les trois ensemble tenteraient un effort décisif.
Dans son anxiété, l'empereur rassemble les maréchaux qui lui restent. C'étaient Berthier, Bessières, Mortier, Lefebvre: eux sont sauvés; ils ont franchi l'obstacle; la Lithuanie leur est ouverte; ils n'ont qu'à continuer leur retraite; mais abandonneront-ils leurs compagnons au milieu de l'armée russe? non sans doute; et ils se décident à rentrer dans cette Russie, pour les en sauver ou pour y succomber avec eux.
Cette détermination prise, Napoléon en prépara froidement les dispositions. De grands mouvemens qui se manifestaient autour de lui ne l'ébranlèrent point. Ils lui montraient Kutusof s'avançant pour l'envelopper et le saisir lui-même dans Krasnoé. Déjà même, dès la nuit précédente, celle du 15 au 16, il avait appris qu'Ojarowski, avec une avant-garde d'infanterie russe, l'avait dépassé, et qu'elle s'était établie à Maliewo, dans un village en arrière de sa gauche.
Le malheur l'irritant au lieu de l'abattre, il avait appelé Rapp, et s'était écrié «qu'il fallait partir sur-le-champ, et, tout au travers de l'obscurité, courir attaquer cette infanterie à la baïonnette; que c'était la première fois qu'elle montrait tant d'audace, et qu'il voulait l'en faire repentir, de manière à ce qu'elle n'osât plus approcher de si près de son quartier-général.» Puis, rappelant aussitôt son aide-de-camp, «mais non, avait-il repris. Que Roguet et sa division marchent seuls! Toi, reste: je ne veux pas que tu sois tué ici; j'aurai besoin de toi dans Dantzick.»
Rapp, en allant porter cet ordre à Roguet, s'étonna de ce que son chef, entouré de quatre-vingt mille ennemis qu'il allait attaquer le lendemain avec neuf mille hommes, doutât assez peu de son salut pour songer à ce qu'il aurait à faire à Dantzick, dans une ville dont l'hiver, deux autres armées ennemies, la famine et cent quatre-vingts lieues le séparaient.
L'attaque nocturne de Chirkowa et Maliewo réussit. Roguet jugea de la position des ennemis par la direction de leurs feux; ils occupaient deux villages liés par un plateau que défendait un ravin. Ce général dispose sa troupe en trois colonnes d'attaque: celles de droite et de gauche s'approcheront sans bruit et le plus près possible de l'ennemi; puis, au signal de charge, que lui-même va leur donner du centre, elles se précipiteront sur les Russes, sans tirer, et à coups de baïonnettes.
Aussitôt les deux ailes de la jeune garde engagèrent le combat. Pendant que les Russes, surpris et ne sachant où se défendre, flottaient de leur droite à leur gauche, Roguet avec sa colonne se rua brusquement sur leur centre et au milieu de leur camp, où il entra pêle-mêle avec eux. Ceux-ci, divisés et en désordre, n'eurent que le temps de jeter la plupart de leurs grosses et petites armes dans un lac voisin, et de mettre le feu à leurs abris; mais ces flammes, au lieu de les préserver, ne firent qu'éclairer leur destruction.
Ce choc arrêta pendant vingt-quatre heures le mouvement de l'armée russe, il donna à l'empereur la possibilité de séjourner à Krasnoé, et au prince Eugène de l'y rejoindre pendant la nuit suivante. Napoléon reçut ce prince avec une joie vive; mais bientôt il retomba dans une inquiétude d'autant plus grande pour Ney et Davoust.
Autour de nous, le camp des Russes offrait un spectacle semblable à ceux de Vinkowo, de Malo-Iaroslavetz et de Viazma. Chaque soir, auprès de la tente du général, les reliques des saints moskovites, environnées d'un nombre infini de cierges, étaient exposées à l'adoration des soldats. Pendant que, suivant leur usage, chacun d'eux témoignait sa dévotion par une suite de signes de croix et de génuflexions mille fois répétées, des prêtres fanatisaient ces recrues par des exhortations qui paraîtraient ridicules et barbares à nos peuples civilisés.
Toutefois, malgré la puissance de ces moyens, le nombre des Russes et notre faiblesse, pendant qu'Eugène s'était brisé contre Miloradowitch, Kutusof, à deux lieues de ce combat, était resté immobile. Dans la unit suivante, Beningsen, qu'échauffait l'ardent Vilson, excita vainement le vieillard russe. Lui, se faisant des vertus des défauts de son âge, sa lenteur, son étrange circonspection, il les appelait sagesse, humanité, prudence; voulant finir comme il avait commencé. Car si l'on peut comparer les petits objets aux grands, sa renommée avait un principe tout opposé à celle de Napoléon, la fortune ayant fait l'un, et l'autre ayant fait sa fortune.
Il se vantait «de n'avancer qu'à petites journées; de faire reposer ses soldats tous les trois jours: il rougirait, il s'arrêterait aussitôt si le pain ou l'eau-de-vie leur manquait un seul instant.» Puis, s'applaudissant, il prétendait que depuis Viazma il escortait l'armée française, sa prisonnière; la châtiant dès qu'elle voulait s'arrêter ou s'éloigner de la grande route; qu'il était inutile de se compromettre avec des captifs; que des Cosaques, une avant-garde et une armée de canons suffisaient pour les achever et les faire passer successivement sous le joug; qu'en cela, Napoléon le secondait admirablement. Pourquoi vouloir acheter à la fortune ce qu'elle donnait si généreusement! Le terme de la destinée de Napoléon n'était-il pas irrévocablement marqué? C'était dans les marais de la Bérézina que s'éteindrait ce météore, que s'affaisserait le colosse, au milieu de Witgenstein, de Tchitchakof et de lui, en présence de toutes les armées russes. Lui, le leur aurait livré affaibli, désarmé, mourant; c'était assez pour sa gloire.»
À ces discours, l'officier anglais, toujours plus actif et plus acharné, ne répondait qu'en suppliant le feld-maréchal «de sortir quelques instans de son quartier-général, de s'avancer sur les hauteurs: là, il verrait que le dernier moment de Napoléon était venu. Lui laissera-t-il dépasser cette frontière de la vieille Russie, qui réclame cette grande victime? Il n'y a plus qu'à frapper; qu'il ordonne, une charge suffira, et dans deux heures la face de l'Europe sera changée!»
Puis, s'échauffant de la froideur avec laquelle Kutusof l'écoute, Vilson le menace pour la troisième fois de l'indignation universelle. «Déjà, dans son armée, à la vue de cette colonne traînante, mutilée, mourante, qui lui échappe, on entend les Cosaques s'écrier, que c'est une honte de laisser ces squelettes sortir ainsi de leur tombeau!» Mais Kutusof, que la vieillesse, ce malheur sans espoir, avait rendu indifférent, s'irrita des efforts qu'on faisait pour l'émouvoir, et, par une réponse courte et violente, il ferma la bouche à l'Anglais indigné.
On assure que le rapport d'un espion lui avait dépeint Krasnoé rempli d'une masse énorme de garde impériale, et que le vieux maréchal craignit de compromettre contre elle sa réputation. Mais le spectacle de notre détresse enhardit Beningsen: ce chef d'état-major décida Strogonof, Gallitzin et Miloradowitch, plus de cinquante-mille Russes avec cent pièces de canon, à oser à la pointe du jour attaquer, malgré Kutusof, quatorze mille Français et Italiens affamés, affaiblis et à demi gelés.
C'était là le danger dont Napoléon comprenait toute l'imminence. Il pouvait s'y soustraire; le jour n'était point encore venu. Il était libre d'éviter ce funeste combat, de gagner rapidement, avec Eugène et sa garde, Orcha et Borizof: là, il se rallierait aux trente mille Français de Victor et d'Oudinot, à Dombrowski, à Regnier, à Schwartzenberg, à tous ses dépôts, et il pourrait encore, l'année suivante, reparaître redoutable.
Le 17, avant le jour, il envoie ses ordres, il s'arme, il sort, et lui-même à pied, à la tête de sa vieille garde, il la met en mouvement. Mais ce n'est point vers la Pologne, son alliée, qu'il marche, ni vers cette France où il se retrouverait encore le chef d'une dynastie naissante et l'empereur de l'occident. Il a dit, en saisissant son épée: «J'ai assez fait l'empereur, il est temps que je fasse le général.» Et c'est au milieu de quatre-vingt mille ennemis qu'il retourne, qu'il s'enfonce pour attirer sur lui tous leurs efforts, pour les détourner de Davoust et de Ney, et arracher ces deux chefs du sein de cette Russie qui s'était refermée sur eux.
Le jour parut alors, montrant d'un côté les bataillons et les batteries russes qui, de trois côtés, devant, à droite et derrière nous, bordaient l'horizon, et de l'autre Napoléon et ses six mille gardes s'avançant d'un pas ferme, et s'allant placer au milieu de cette terrible enceinte. En même temps Mortier, à quelques pas devant son empereur, développe en face de toute la grande-armée russe les cinq mille hommes qui lui restent.
Leur but était de défendre le flanc droit de la grande route, depuis Krasnoé jusqu'au grand ravin, dans la direction de Stachowa. Un bataillon des chasseurs de la vieille garde, placé en carré comme un fort, auprès du grand chemin, servit d'appui à la gauche de nos jeunes soldats. À leur droite, dans les plaines de neige qui environnent Krasnoé, les restes de la cavalerie de la garde, quelques canons, et les quatre cents chevaux de Latour-Maubourg, car depuis Smolensk le froid lui en avait tué ou dispersé cinq cents, tinrent la place des bataillons et des batteries qui manquaient à l'armée française.
Claparède resta dans Krasnoé; il y défendit, avec quelques soldats, les blessés, les bagages et la retraite. Le prince Eugène continua à se retirer vers Liady. Son combat de la veille et sa marche nocturne avaient achevé son corps d'armée: ses divisions avaient encore quelque ensemble, mais pour se traîner, pour mourir, et non pour combattre.
Cependant, Roguet avait été rappelé de Maliewo sur le champ de bataille. L'ennemi poussait des colonnes au travers de ce village, et s'étendait de plus en plus au-delà de notre droite pour nous environner. La bataille s'engage alors! Mais quelle bataille? Il n'y avait plus là pour l'empereur d'illuminations soudaines, d'inspirations subites, d'éclairs, ni rien de ces grands coups si imprévus par leur hardiesse, qui ravissent la fortune, arrachent la victoire, et dont il avait tant de fois décontenancé, étourdi, écrasé ses ennemis: tous leurs pas étaient libres, tous les nôtres enchaînés, et ce génie de l'attaque était réduit à se défendre.
Aussi est-ce là qu'on a bien vu que la renommée n'est point une ombre vaine, que c'est une force réelle et doublement puissante par l'inflexible fierté qu'elle porte à ses favoris, et par les timides précautions qu'elle suggère à ceux qui osent l'attaquer. Les Russes n'avaient qu'à marcher en avant, sans manœuvres, sans feux même; leur masse suffisait, ils en eussent écrasé Napoléon et sa faible troupe: mais ils n'osèrent l'aborder! L'aspect du conquérant de l'Égypte et de l'Europe leur imposa. Les pyramides, Marengo, Austerlitz, Friedland, une armée de victoires, semblèrent s'élever entre lui et tous ces Russes: on eût pu croire que, pour ces peuples soumis et superstitieux, une renommée si extraordinaire avait quelque chose de surnaturel; qu'ils la jugeaient hors de leur portée, et qu'ils croyaient ne devoir l'attaquer et ne pouvoir l'atteindre que de loin; qu'enfin, contre cette vieille garde, contre cette forteresse vivante, contre cette colonne de granit, comme son chef l'avait appelée, les hommes étaient impuissans, et que des canons pouvaient seuls la démolir.
Ils firent des brèches larges et profondes dans les rangs de Roguet et de la jeune garde, mais ils tuèrent sans vaincre. Ces soldats nouveaux, dont la moitié n'avait point encore combattu, reçurent la mort pendant trois heures, sans reculer d'un pas, sans faire un mouvement pour l'éviter, et sans pouvoir la rendre, leurs canons ayant été brisés, et les Russes se tenant hors de portée de leurs fusils.
Mais chaque instant renforçait l'ennemi et affaiblissait Napoléon. Le bruit du canon et Claparède l'avertissaient qu'en arrière de lui et de Krasnoé, Beningsen se rendait maître de la route de Liady et de sa retraite. L'est, le sud, l'ouest, étincelaient de feux ennemis; on ne respirait que d'un seul côté, qui restait encore libre, celui du nord et du Dnieper, vers une éminence, au pied de laquelle étaient le grand chemin et l'empereur. On crut alors s'apercevoir qu'elle se couvrait de canons. Ils étaient là sur la tête de Napoléon; ils l'auraient écrasé à bout portant. On l'en avertit; il y jeta un instant les yeux, et dit ces seuls mots: «Eh bien, qu'un bataillon de mes chasseurs s'en empare!» Puis aussitôt, sans s'en occuper davantage, ses regards et son attention se retournèrent vers le péril de Mortier.
Alors enfin parut Davoust au travers d'un nuage de Cosaques, qu'il dissipait en marchant précipitamment. À la vue de Krasnoé, les troupes de ce maréchal se débandèrent, et coururent à travers champs, pour dépasser la droite de la ligne ennemie, par-derrière laquelle elles arrivaient. Davoust et ses généraux ne purent les rallier qu'à Krasnoé.
Le premier corps était sauvé, mais on apprenait en même temps que notre arrière-garde ne pouvait plus se défendre dans Krasnoé; que Ney était peut-être encore dans Smolensk, et qu'il fallait renoncer à l'attendre. Pourtant Napoléon hésitait: il ne pouvait se résoudre à ce grand sacrifice.
Mais enfin, comme tout allait périr, il se décide; il appelle Mortier, et, lui serrant la main avec douleur, il lui dit «qu'il n'a plus un instant à perdre; que l'ennemi le déborde de toutes parts; que déjà Kutusof peut atteindre Liady, Orcha même, et le dernier repli du Borysthène avant lui: il va donc s'y porter rapidement avec sa vieille garde, pour occuper ce passage. Davoust relèvera Mortier; mais tous deux doivent s'efforcer de tenir dans Krasnoé jusqu'à la nuit, après quoi ils viendront le rejoindre.» Alors, le cœur plein du malheur de Ney et du désespoir de l'abandonner, il s'éloigne lentement du champ de bataille, traverse Krasnoé, où il s'arrête encore, et se fait ensuite jour jusqu'à Liady.
Mortier voulut obéir, mais les Hollandais de la garde perdaient en ce moment, avec un tiers des leurs, un poste important qu'ils défendaient, et l'ennemi avait couvert aussitôt d'artillerie cette position qu'il venait de nous enlever. Roguet, se sentant écrasé de ses feux, crut pouvoir les éteindre. Un régiment qu'il poussa contre la batterie russe fut repoussé. Un second, le 1er de voltigeurs, parvint jusqu'au milieu des Russes. Deux charges de cavalerie ne l'ébranlèrent point. Il s'avançait encore, lorsque, tout déchiré par la mitraille, une troisième charge l'acheva. Roguet n'en put sauver que cinquante soldats et onze officiers.
Ce général avait perdu la moitié des siens. Il était deux heures, et pourtant il étonnait encore les Russes par une contenance inébranlable, lorsqu'enfin, s'enhardissant du départ de l'empereur, ceux-ci devinrent si pressans, que la jeune garde serrée de trop près, ne put bientôt plus ni tenir, ni reculer.
Heureusement, quelques pelotons que rallia Davoust, et l'apparition d'une autre troupe de ses traîneurs, attirèrent l'attention des Russes. Mortier en profite. Il ordonne aux trois mille hommes qui lui restent, de se retirer pas à pas devant ces cinquante mille ennemis. «L'entendez-vous, soldats? s'écrie le général Laborde, le maréchal ordonne le pas ordinaire! au pas ordinaire, soldats!» Et cette brave et malheureuse troupe, entraînant quelques-uns de ses blessés sous une grêle de balles et de mitraille, se retire lentement sur ce champ de carnage, comme sur un champ de manœuvre.
CHAPITRE VI.
Quand Mortier eut mis Krasnoé entre lui et Beningsen, il fut sauvé. L'ennemi ne coupait l'intervalle de cette ville à Liady que par le feu de ses batteries, qui bordaient le côté gauche de la grande route. Colbert et Latour-Maubourg les continrent sur leurs hauteurs. Au milieu de cette marche, un accident bizarre fut remarqué. Un obus entra dans le corps d'un cheval, il y éclata, et le mit en pièces sans blesser son cavalier, qui tomba débout, et continua.
Cependant, l'empereur s'était arrêté à Lyadi, à quatre lieues du champ de bataille. La nuit venue, il apprend que Mortier, qu'il croit derrière lui, l'a dépassé. Il s'attriste, s'inquiète, le fait venir, et d'une voix émue, il lui dit «que sans doute il s'est battu glorieusement; qu'il a bien souffert. Mais pourquoi met-il son empereur entre lui et l'ennemi? pourquoi l'expose-t-il à être enlevé?»
Ce maréchal avait dépassé Napoléon sans le savoir. Il s'expliqua; il répondit «qu'il avait d'abord laissé Davoust dans Krasnoé, cherchant encore à rallier ses troupes, et que lui s'était arrêté non loin de là; mais que le premier corps, renversé sur le sien, l'avait forcé de rétrograder. Qu'au reste, Kutusof suivait mollement son succès, et qu'il semblait ne s'être présenté sur notre flanc, avec toute son armée, que pour contempler notre misère et ramasser nos débris.»
Le lendemain on marcha avec hésitation. Les traîneurs impatiens prirent les devants; tous dépassèrent Napoléon: ils le virent à pied, un bâton à la main, s'avançant péniblement, avec répugnance, et s'arrêtant à chaque quart d'heure, comme s'il ne pouvait s'arracher à cette vieille Russie, dont alors il dépassait la frontière, et où il laissait son malheureux compagnon d'armes.
Le soir, on fut à Dombrowna, dans une ville de bois, et peuplée comme Liady; spectacle nouveau pour cette armée, qui depuis trois mois ne voyait que des ruines. On était enfin hors de la vieille Russie, hors de ces déserts de neige et de cendres; on entrait dans un pays habité, ami, et dont on entendait le langage. En même temps le ciel s'adoucit, le dégel commença, on reçut quelques vivres.
Ainsi l'hiver, l'ennemi, la solitude, et même pour quelques-uns, les bivouacs et la famine, tout cessait à la fois; mais il était trop tard. L'empereur voyait son armée détruite; à tout moment le nom de Ney s'échappait de sa bouche avec des exclamations de douleur. Cette nuit sur-tout on l'entendit gémir et s'écrier, «que la misère de ses pauvres soldats lui déchirait le cœur, et pourtant qu'il ne pouvait les secourir sans se fixer en quelque lieu; mais où pouvoir se reposer, sans munitions de guerre ni de bouche, et sans canons? Il n'était plus assez fort pour s'arrêter; il fallait donc gagner Minsk le plus vite possible.»
Il parlait ainsi, quand un officier polonais accourut avec la nouvelle que cette Minsk, son magasin, sa retraite, son unique espoir, venait de tomber au pouvoir des Russes. Tchitchakof y était entré le 16. Napoléon resta d'abord muet et comme frappé par ce dernier coup; puis, s'élevant en proportion de son danger, il reprit froidement: «Eh bien! il ne nous reste plus qu'à nous faire jour avec nos baïonnettes.»
Mais pour joindre ce nouvel ennemi, qui avait échappé à Schwartzenberg, ou que Schwartzenberg avait peut-être laissé passer, car on ignorait tout, et pour échapper à Kutusof et à Witgenstein, il fallait traverser la Bérézina à Borizof: c'est pourquoi Napoléon envoie sur-le-champ (le 19 novembre, de Dombrowna) à Dombrowski, l'ordre de ne plus songer à combattre Hoertel, et d'occuper promptement ce passage. Il écrit au duc de Reggio de marcher rapidement sur ce même point, et de courir reprendre Minsk; le duc de Bellune couvrira sa marche. Ces ordres donnés, son agitation s'apaise, et son esprit, fatigué de souffrir, s'affaise.
Le jour était encore loin de paraître, lorsqu'un bruit singulier le tira de son assoupissement. Quelques-uns disent qu'on entendit d'abord quelques coups de feu, mais qu'ils étaient tirés par les nôtres pour faire sortir des maisons ceux qui s'y étaient abrités, et pour prendre leur place; d'autres prétendent que, par un désordre trop fréquent dans nos bivouacs, où l'on s'appelait à grands cris, le nom de Hausanne, d'un grenadier, ayant été tout-à-coup fortement prononcé au milieu d'un profond silence, on crut entendre le cri d'alerte aux armes, qui annonce une surprise et l'ennemi.
Quoi qu'il en soit, tous aussitôt virent ou crurent voir les Cosaques, et un grand bruit de guerre et d'épouvante environna Napoléon. Lui, sans s'émouvoir, dit à Rapp: «Allez voir, ce sont sans doute quelques misérables Cosaques qui en veulent à notre sommeil!» Mais bientôt ce fut un tumulte complet d'hommes qui couraient pour combattre ou fuir, et qui, se rencontrant dans les ténèbres, se prenaient pour ennemis.
Napoléon crut un instant à une attaque sérieuse. Un cours d'eau encaissé traversait la ville; il demande si l'artillerie qui lui reste a été placée derrière ce ravin. On lui répond que ce soin a été négligé: alors il court au pont, et lui-même fait passer promptement ses canons au-delà de ce défilé.
Puis il revient à sa vieille garde, et s'arrêtant devant chaque bataillon: «Grenadiers, leur dit-il, nous nous retirons sans avoir été vaincus par l'ennemi, ne le soyons pas par nous-mêmes! donnons l'exemple à l'armée! Parmi vous, plusieurs ont déjà abandonné leurs aigles, et même leurs armes. Ce n'est point aux lois militaires que je m'adresserai pour arrêter ce désordre, mais à vous seuls! Faites-vous justice entre vous! C'est à votre honneur que je confie votre discipline!»
Il fit haranguer de même ses autres troupes. Ce peu de mots suffirent à ces vieux grenadiers, qui peut-être n'en avaient pas besoin. Le reste les reçut avec acclamation, mais une heure après, quand on se remit en marche, ils étaient oubliés. Quant à son arrière-garde, s'en prenant sur-tout à elle d'une si chaude alarme, il envoya porter à Davoust des paroles de colère.
À Orcha, on trouva des établissemens de vivres assez abondans, un équipage de pont de soixante bateaux, avec tous ses agrès, qui furent tous brûlés, et trente-six canons attelés qui furent distribués entre Davoust, Eugène et Maubourg.
On revit là, pour la première fois, des officiers et des gendarmes chargés d'arrêter, sur les deux ponts du Dnieper, la foule des traîneurs, pour leur faire rejoindre leurs drapeaux. Mais ces aigles, qui jadis promettaient tout, on les fuyait comme de sinistres augures.
Déjà, le désordre avait son organisation: il s'y trouvait des hommes qui s'y étaient rendus habiles. Une foule immense s'amassa, et bientôt des misérables crièrent: «Voilà les Cosaques», leur but était de précipiter la marche de ceux qui les précédaient, et d'augmenter le tumulte. Ils en profitaient pour enlever les vivres et les manteaux des hommes qui n'étaient pas sur leurs gardes.
Les gendarmes, qui revoyaient cette armée pour la première fois depuis son désastre, étonnés à l'aspect de tant de misère, effrayés d'une si grande confusion, se découragèrent. On pénétra en tumulte sur cette rive alliée. Elle eût été livrée au pillage, sans la garde et quelques centaines d'hommes qui restaient au prince Eugène.
Napoléon entra dans Orcha avec six mille gardes, restes de trente-cinq mille! Eugène avec dix-huit cents soldats, restes de quarante-deux mille! Davoust avec quatre mille combattans, restes de soixante-dix mille!
Ce maréchal lui-même avait tout perdu; il était sans linge et exténué de faim. Il se jeta sur un pain, qu'un de ses compagnons d'armes lui offrit, et le dévora. On lui donna un mouchoir pour qu'il pût essuyer sa figure, couverte de frimas. Il s'écriait «que des hommes de fer pouvaient seuls supporter de pareilles épreuves, qu'il y avait impossibilité matérielle d'y résister; que les forces humaines avaient des bornes, qu'elles étaient toutes dépassées.»
C'était lui qui le premier avait soutenu la retraite jusqu'à Viazma. On le voyait encore, suivant son habitude, s'arrêter à tous les défilés, et y rester le dernier de son corps d'armée, renvoyant chacun à son rang, et luttant toujours contre le désordre. Il poussait ses soldats à insulter et à dépouiller de leur butin ceux de leurs compagnons qui jetaient leurs armes; seul moyen de retenir les uns et de punir les autres. Néanmoins, on a accusé son génie méthodique et sévère, si déplacé au milieu de cette confusion universelle, d'en avoir été trop étonné.
L'empereur tenta vainement d'arrêter ce découragement. Seul, on l'entendait gémir sur les souffrances de ses soldats; mais, au dehors, sur cela même, il voulait paraître inflexible. Il fit donc proclamer «que chacun eût à rentrer dans ses rangs; que sinon il ferait arracher aux chefs leurs grades, et aux soldats leur vie.»
Cette menace ne produisit ni bon ni mauvais effet sur des hommes devenus insensibles ou désespérés, fuyant, non le danger, mais la souffrance, et craignant moins la mort dont on les menaçait que la vie telle qu'on la leur offrait.
Mais l'assurance de Napoléon croissait avec le péril; à ses yeux, et au milieu de ces déserts de boue et de glace, cette poignée d'hommes était toujours la grande-armée, et lui, le conquérant de l'Europe! et il n'y avait pas d'aveuglement dans cette fermeté: on en fut certain, quand, dans cette ville même, on le vit brûler de ses propres mains tous ceux de ses effets qui pouvaient servir de trophées à l'ennemi, s'il succombait.
Là, furent malheureusement consumés tous les papiers qu'il avait rassemblés pour écrire l'histoire de sa vie, car tel avait été son projet quand il partit pour cette funeste guerre. Il était alors déterminé à s'arrêter vainqueur et menaçant sur cette Düna et ce Borysthène, qu'aujourd'hui il revoyait fuyant et désarmé. Alors l'ennui de six mois d'hiver, qui l'aurait retenu sur ces fleuves, lui paraissait son plus grand ennemi, et, pour le combattre, cet autre César y eût dicté ses Commentaires.
CHAPITRE VII.
Cependant, tout était changé: deux armées ennemies lui coupaient sa retraite. Il s'agissait de savoir au travers de laquelle il tenterait de se faire jour; et, comme ces forêts lithuaniennes où il allait s'enfoncer lui étaient inconnues, il appela ceux des siens qui les avaient traversées pour arriver jusqu'à lui.
Jomini fut de ce conseil. L'empereur commença par dire «que le trop d'habitude des grands succès préparait souvent de grands revers, mais qu'il n'était pas question de récriminer.» Puis il parla de la prise de Minsk, et convenant de l'habileté des manœuvres persévérantes de Kutusof sur son flanc droit, il déclara «qu'il voulait abandonner sa ligne d'opération sur Minsk, se joindre aux ducs de Bellune et de Reggio, passer sur le ventre à Witgenstein, et regagner Wilna en tournant la Bérézina par ses sources.»
Jomini combattit ce projet. Ce général suisse allégua la position de Witgenstein dans de longs défilés. Sa résistance y pourrait être, ou opiniâtre, ou flexible, mais assez longue pour consommer notre perte. Il ajouta que, dans cette saison, et dans un si grand désordre, un changement de route achèverait de perdre l'armée; qu'elle s'égarerait dans ces chemins de traverse, au milieu de forêts stériles et marécageuses; il soutint que la grande route pouvait seule lui conserver quelque ensemble. Borizof et son pont sur la Bérézina étaient encore libres; il suffirait de l'atteindre.
C'est alors qu'il affirma connaître l'existence d'un chemin qui, à la droite de cette ville, s'élève sur des ponts de bois, au travers des marais lithuaniens. Selon lui, c'était le seul chemin qui pouvait conduire l'armée à Wilna par Zembin et Molodetchno, en laissant, à gauche, et Minsk, et sa route plus longue d'une journée, et les cinquante ponts brisés, qui la rendent impraticable, et Tchitchakof qui l'occupe. Ainsi l'on passerait entre les deux armées ennemies, en les évitant toutes deux.
L'empereur fut ébranlé; mais, comme il répugnait à sa fierté d'éviter un combat, et qu'il ne voulait sortir de la Russie que par une victoire, il appelle le général du génie Dodde. Du plus loin qu'il le voit, il lui crie «qu'il s'agit de fuir par Zembin, ou d'aller vaincre Witgenstein vers Smoliany; et, sachant que Dodde arrivait de cette position, il lui demande si elle est attaquable.
Celui-ci, répondit que Witgenstein y occupait une hauteur qui commandait à toute cette contrée bourbeuse; qu'il faudrait louvoyer à sa vue et à sa portée, en suivant les plis et les replis que faisait la route, pour s'élever jusqu'au camp des Russes; qu'ainsi notre colonne d'attaque prêterait longuement à leurs feux, d'abord son flanc gauche, puis son flanc droit; que cette position était donc inabordable de front, et que, pour la tourner, il faudrait rétrograder vers Vitepsk, et prendre un trop long circuit.
Alors Napoléon, vaincu dans cette dernière espérance de gloire, se décida pour Borizof. Il ordonna au général Éblé d'aller, avec huit compagnies de sapeurs et de pontoniers, assurer son passage sur la Bérézina, et à Jomini de lui servir de guide. Mais ce fut en disant «qu'il était cruel de se retirer sans combattre, de paraître fuir. Pourquoi n'a-t il aucun magasin, aucun point d'appui, qui lui permette de s'arrêter, et de montrer encore à l'Europe qu'il sait toujours combattre et vaincre.»
Toutes ses illusions étaient détruites. À Smolensk, où il était arrivé et d'où il était parti le premier, il avait plutôt encore appris que vu son désastre. À Krasnoé, où nos misères s'étaient déroulées successivement sous ses yeux, le péril avait été une distraction; mais à Orcha, il put contempler à la fois et à loisir toute son infortune.
À Smolensk, vingt-cinq mille combattans, cent cinquante canons, le trésor, l'espoir de vivre et de respirer derrière la Bérézina, restaient encore; ici, c'étaient à peine dix mille soldats, presque sans vêtemens, sans chaussure, embarrassés dans une foule de mourans, quelques canons et un trésor pillé.
En cinq jours tout s'était aggravé; la destruction et la désorganisation avaient fait des progrès effrayans; Minsk était pris. Ce n'était plus le repos, l'abondance qu'il retrouverait au-delà de la Bérézina; mais de nouveaux combats contre une armée nouvelle. Enfin, la défection de l'Autriche semblait s'être déclarée, et peut-être était-elle un signal donné à toute l'Europe.
Napoléon ignorait même s'il pourrait atteindre à Borizof le nouveau danger que les hésitations de Schwartzenberg paraissaient lui avoir préparé. On a vu qu'une troisième armée russe, celle de Witgenstein, menaçait à sa droite l'intervalle qui le séparait de cette ville; qu'il lui avait opposé le duc de Bellune, et avait ordonné à ce maréchal de retrouver l'occasion manquée le 1er novembre, et de reprendre l'offensive.
Victor avait obéi, et le 14, le jour même où Napoléon était sorti de Smolensk, ce maréchal et le duc de Reggio avaient fait replier les premiers postes de Witgenstein vers Smoliany, préparant par ce combat une bataille qu'ils étaient convenus de livrer le lendemain.
Les Français étaient trente mille contre quarante mille. Là, comme à Viazma, c'était assez de soldats, s'ils n'avaient pas eu trop de chefs.
Leurs maréchaux s'entendirent mal. Victor voulait manœuvrer sur l'aile gauche ennemie, déborder Witgenstein avec les deux corps français, en marchant par Botscheïkowo sur Kamen, et de Kamen, par Pouichna, sur Bérésino. Oudinot désapprouva ce projet avec aigreur, disant que ce serait se séparer de la grande-armée, qui nous appelait à son secours.
Ainsi l'un des chefs voulant manœuvrer, et l'autre attaquer de front, on ne fit ni l'un ni l'autre. Oudinot se retira pendant la nuit à Czéréia; et Victor, s'apercevant au point du jour de cette retraite, fut obligé de la suivre.
Il ne s'arrêta qu'à une journée de la Lukolm, vers Senno, où Witgenstein l'inquiéta peu: mais enfin le duc de Reggio allait recevoir l'ordre daté de Dombrowna, qui le dirigeait sur Minsk, et Victor allait rester seul devant le général russe. Il se pouvait qu'alors celui-ci reconnût sa supériorité, et l'empereur, dans Orcha, où il voit, le 20 novembre, son arrière-garde perdue, son flanc gauche menacé par Kutusof, et sa tête de colonne arrêtée à la Bérézina par l'armée de Volhinie, apprend que Witgenstein et quarante mille autres ennemis, bien loin d'être battus et repoussés, sont prêts à fondre sur sa droite et qu'il faut qu'il se hâte.
Mais Napoléon se décide lentement à quitter le Borysthène. Il lui semble que ce serait abandonner encore une fois le malheureux Ney, et renoncer pour toujours à cet intrépide compagnon d'armes. Là, comme à Liady et à Dombrowna, à chaque instant du jour et de la nuit, il appelle, il envoie demander si l'on n'a rien appris de ce maréchal, mais rien de son existence ne transpire au travers de l'armée russe: voilà quatre jours que dure ce silence de mort, et pourtant l'empereur espère toujours.
Enfin, forcé le 20 novembre de quitter Orcha, il y laisse encore Eugène, Mortier et Davoust, et s'arrête à deux lieues de là, demandant Ney, l'attendant encore. C'était une même douleur dans toute l'armée, dont alors Orcha contenait les restes. Dès que les soins les plus pressans laissèrent un instant de repos, toutes les pensées, tous les regards se tournèrent vers la rive russe. On écoutait si quelque bruit de guerre n'annoncerait pas l'arrivée de Ney, ou plutôt ses derniers soupirs; mais l'on ne voyait que des ennemis, qui déjà menaçaient les ponts du Borysthène! L'un des trois chefs voulut alors les détruire; les autres s'y opposèrent: c'eût été se séparer encore plus de leur compagnon d'armes, convenir qu'ils désespéraient de le sauver, et, consternés d'une si grande infortune, ils ne pouvaient s'y résigner.
Mais, enfin, avec cette, quatrième journée finit l'espoir. La nuit n'amena qu'un repos fatigant. On s'accusait du malheur de Ney, comme s'il eût été possible d'attendre plus long-temps le troisième corps dans les plaines de Krasnoé, où il eût fallu combattre vingt-huit heures de plus, quand il ne restait de forces et de munitions que pour une heure.
Déjà, comme dans toutes les pertes cruelles, on s'attachait aux souvenirs. Davoust avait quitté le dernier l'infortuné maréchal, et Mortier et le vice-roi lui demandaient quelles avaient été ses dernières paroles! Dès les premiers coups de canon tirés le 15 sur Napoléon, Ney avait voulu que sur-le-champ on évacuât Smolensk à la suite du vice-roi: Davoust s'y était refusé, objectant les ordres de l'empereur et l'obligation de détruire les remparts de la ville. Ces deux chefs s'étaient irrités, et Davoust persévérant à demeurer jusqu'au lendemain, Ney, chargé de fermer la marche, avait été forcé de l'attendre.
Il est vrai que, le 16, Davoust l'avait fait prévenir de son danger; mais alors Ney, soit qu'il eût changé d'avis, soit irritation contre Davoust, lui avait fait répondre «que tous les Cosaques de l'univers ne l'empêcheraient pas d'exécuter ses instructions.»
Ces souvenirs et toutes les conjectures épuisées, on retombait dans un plus triste silence, quand soudain l'on entendit les pas de quelques chevaux, puis ce cri de joie: «Le maréchal Ney est sauvé, il reparaît, voici des cavaliers polonais qui l'annoncent!» En effet, un de ses officiers accourait; il apprit que le maréchal s'avançait par la rive droite du Borysthène, et qu'il demandait du secours.
La nuit commençait; Davoust, Eugène et le duc de Trévise n'avaient que sa courte durée pour ranimer et réchauffer leurs soldats, jusque-là toujours au bivouac. Pour la première fois, depuis Moskou, ces malheureux avaient reçu des vivres suffisans: ils allaient les préparer et se reposer chaudement et à couvert: comment leur faire reprendre leurs armes et les arracher de leurs asiles pendant cette nuit de repos, dont ils commencent à goûter la douceur inexprimable? Qui leur persuadera de l'interrompre pour retourner sur leurs pas, et rentrer dans les ténèbres et les glaces russes?
Eugène et Mortier se disputèrent ce dévouement. Le premier ne l'emporta qu'en se réclamant de son rang suprême. Les abris et les distributions avaient produit ce que les menaces n'avaient pu faire; les traîneurs s'étaient ralliés. Eugène retrouva quatre mille hommes: au nom du danger de Ney tous marchèrent; mais ce fut leur dernier effort.
Ils s'avancèrent dans l'obscurité, par des chemins inconnus, et firent au hasard deux lieues, s'arrêtant à chaque moment pour écouter. Déjà l'anxiété augmentait. S'était-on égaré! était-il trop tard! leurs malheureux compagnons avaient-ils succombé! était-ce l'armée russe triomphante qu'on allait rencontrer! Dans cette incertitude, le prince Eugène fit tirer quelques coups de canon. On crut alors entendre sur cette mer de neige des signaux de détresse; c'étaient ceux du troisième corps, qui, n'ayant plus d'artillerie, répondaient au canon du quatrième par des feux de pelotons.
Les deux corps se dirigèrent aussitôt l'un sur l'autre. Les premiers qui s'aperçurent furent Ney et Eugène; ils accoururent, Eugène plus précipitamment, et se jetèrent dans les bras l'un de l'autre. Eugène pleurait, Ney laissait échapper des accens de colère. L'un heureux, attendri, exalté de l'héroïsme guerrier que son héroïsme chevaleresque venait recueillir: l'autre, encore tout échauffé du combat, irrité des dangers que l'honneur de l'armée avait couru dans sa personne, et s'en prenant à Davoust qu'il accusait à tort de l'avoir abandonné.
Quelques heures après, quand celui-ci voulut s'en excuser, il n'en put tirer qu'un regard rude et ces mots: «Moi, monsieur le maréchal, je ne vous reproche rien: Dieu nous voit et vous juge!»
Cependant, dès que les deux corps s'étaient reconnus; ils n'avaient plus gardé de rangs. Soldats, officiers, généraux, tous avaient couru les uns vers les autres. Ceux d'Eugène serraient les mains à ceux de Ney, ils les touchaient avec une joie mêlée d'étonnement et de curiosité, et les pressaient contre leur sein avec une tendre pitié. Les vivres, l'eau-de-vie qu'ils viennent de recevoir, ils les leur prodiguent, ils les accablent de questions. Puis, tous ensemble, ils marchent vers Orcha, tous impatiens, ceux d'Eugène d'entendre, ceux de Ney de raconter.
CHAPITRE VIII.
Ils dirent comment, le 17 novembre, ils étaient sortis de Smolensk avec douze canons, six mille baïonnettes et trois cents chevaux, en y abandonnant cinq mille malades à la discrétion de l'ennemi: et que, sans le bruit du canon de Platof et l'explosion des mines, leur maréchal n'eût jamais pu arracher aux décombres de cette ville, sept mille traîneurs sans armes qui s'y étaient abrités. Ils racontent quels furent les soins de leur chef pour les blessés, pour les femmes, pour leurs enfans, et que cette fois encore, le plus brave a été le plus humain.
Aux portes de la ville une action infame les a frappés d'une horreur qui dure encore. Une mère a abandonné son fils âgé de cinq ans: malgré ses cris et ses pleurs, elle l'a repoussé de son traîneau trop chargé. Elle-même criait d'un air égaré: «qu'il n'avait pas vu la France! qu'il ne la regretterait-pas! Qu'elle, elle connaissait la France! qu'elle voulait revoir la France! Deux fois Ney a fait replacer l'infortuné dans les bras de sa mère, deux fois elle l'a rejeté sur la neige glacée.
Mais ils n'ont point laissé sans punition ce crime solitaire, au milieu de mille dévouemens d'une tendresse sublime. Cette femme dénaturée a été abandonnée sur cette même neige, d'où l'on a relevé sa victime pour la confier à une autre mère; et ils montraient dans leurs rangs cet orphelin, que depuis on revit encore à la Bérézina, puis à Wilna, même à Kowno, et enfin qui échappa à toutes les horreurs de la retraite.
Cependant, les officiers d'Eugène pressent ceux de Ney de leurs questions, ceux-ci poursuivent: ils se montrent, avec leur maréchal, s'avançant vers Krasnoé, tout au travers de nos immenses débris, traînant après eux une foule désolée, et précédés par une autre foule dont la faim hâte les pas.
Ils racontent comment ils ont trouvé le fond de chaque ravin rempli de casques, de schakos, de coffres enfoncés, d'habillemens épars, de voitures et de canons, les uns renversés, les autres encore attelés de chevaux abattus, expirans et à demi dévorés.
Comment vers Korythnia, à la fin de leur première journée, une violente détonation, et sur leurs têtes, le sifflement de plusieurs boulets leur ont fait croire au commencement d'un combat. Cette décharge partait devant et tout près d'eux, sur la route même, et pourtant ils n'apercevaient point d'ennemis. Ricard et sa division se sont avancés pour les découvrir; mais ils n'ont trouvé, dans un pli de la route, que deux batteries françaises abandonnées avec leurs munitions, et dans les champs voisins, une bande de misérables Cosaques, fuyant effrayés de l'audace qu'ils avaient eue d'y mettre le feu, et du bruit qu'ils avaient fait.
Alors ceux de Ney s'interrompent pour demander à leur tour ce qui s'est passé? quel est donc le découragement universel? et pourquoi l'on a abandonné à l'ennemi des armes tout entières? N'avait-on pas eu le temps d'enclouer les pièces, ou du moins de gâter leurs approvisionnemens?
Jusque-là cependant, ils n'avaient, disaient-ils, rencontré que les traces d'une marche désastreuse. Mais le lendemain tout a changé, et ils conviennent de leurs sinistres pressentimens, quand ils sont arrivés a cette neige rouge de sang, parsemée d'armes en pièces et de cadavres mutilés. Les morts marquaient encore les rangs, les places de bataille: ils se les sont montrés réciproquement. Là, avait été la 14e division; voilà encore, sur les plaques de ses schakos brisés, les numéros de ses régimens. Là, fut la garde italienne: voilà ses morts, ils en ont reconnu les uniformes! Mais où sont ses restes vivans? et ce terrain sanglant, toutes ses formes inanimées, ce silence immobile et glacé du désert et de la mort, ils les ont interrogés vainement, ils n'ont pu pénétrer ni dans le sort de leurs compagnons, ni dans celui qui les attendait eux-mêmes.
Ney les a entraînés rapidement par-dessus toutes ces ruines, et ils se sont avancés, sans obstacle, jusqu'à cet endroit où la route plonge dans un profond ravin, d'où elle s'élève ensuite sur un large plateau. C'était celui de Katova, et ce même champ de bataillé où, trois mois plutôt, dans leur marche triomphale, ils avaient vaincu Nowerowskoï, et salué Napoléon avec les canons conquis la veille sur ses ennemis. Ils ont, disent-ils, reconnu ce terrain, malgré la neige qui le défigurait.
Alors ceux de Mortier s'écrient «que c'était donc aussi cette même position où l'empereur et eux les avaient attendus le 17, en combattant!» Eh bien, reprennent ceux de Ney, Kutusof, ou plutôt Miloradowitch, avait pris la place de Napoléon, car le vieillard russe n'avait point encore quitté Dobroé.
Déjà leurs hommes débandés rétrogradaient en leur montrant ces plaines de neige toutes noires d'ennemis, quand un Russe, se détachant des siens, a descendu la colline: il s'est présenté seul devant leur maréchal, et, soit affectation de civilisation, soit respect pour le malheur de leur chef, ou crainte de son désespoir, il a enveloppé de termes adulateurs l'injonction de se rendre.
C'est Kutusof qui l'a envoyé. «Ce feld-maréchal n'oserait faire une si cruelle proposition à un si grand général, à un guerrier si renommé, s'il lui restait une seule chance de salut. Mais quatre-vingt mille Russes sont devant et autour de lui, et, s'il en doute, Kutusof lui offre d'envoyer parcourir ses rangs et compter ses forces.»
Le Russe n'avait point achevé que tout-à-coup quarante décharges de mitraille, partant de la droite de son armée, viennent, en déchirant l'air et nos rangs, l'interdire et lui couper la parole. En même temps, un officier français s'élance sur lui comme sur un traître, pour le tuer, et tout à la fois Ney, qui retient ce transport, se livrant au sien, lui crie: «Un maréchal ne se rend point; on ne parlemente pas sous le feu; vous êtes mon prisonnier!» Et le malheureux officier désarmé, est resté exposé aux coups des siens. Il n'a été relâché que deux jours après, par insouciance ou justice, et sur-tout par fatigue de le garder.
En même temps, l'ennemi redouble ses feux, et ils disent qu'alors toutes ces collines, il n'y a qu'un instant, froides et silencieuses, sont devenues des volcans en éruption, mais que Ney s'en est exalté; puis, s'enthousiasmant chaque fois que le nom de leur maréchal revient dans leurs discours, ils ajoutent qu'au milieu de tous ces feux, cet homme de feu semblait être dans l'élément qui lui était propre.
Kutusof ne l'a point trompé. On voit, d'un côté, quatre-vingt mille hommes, des rangs entiers, pleins, profonds, bien nourris, des lignes redoublées, de nombreux escadrons, une artillerie immense sur une position formidable, enfin tout, et la fortune, qui à elle seule tient lieu de tout. De l'autre côté, cinq mille soldats, une colonne traînante, morcelée, une marche incertaine, languissante, des armes incomplètes, sales, la plupart muettes et chancelantes dans des mains affaiblies.
Et cependant le général français n'a songé ni à se rendre, ni même à mourir, mais à percer, à se faire jour, et cela sans penser qu'il tente un effort sublime. Seul, et ne s'appuyant sur rien, quand tout s'appuyait sur lui, il a suivi l'impulsion de sa nature forte, et cet orgueil d'un vainqueur, à qui l'habitude des succès invraisemblables a fait croire tout possible.
Ce qui les étonnait le plus, c'est qu'ils eussent été si dociles; car tous ont été dignes de lui, et ils ajoutent que c'est là qu'ils ont bien vu que ce ne sont pas seulement les grandes opiniâtretés, les grands desseins, les grandes témérités qui font le grand homme, mais sur-tout cette puissance d'y entraîner et d'y soutenir les autres.
Ricard et ses quinze cents soldats étaient en tête, Ney les lance contre l'armée ennemie, et dispose le reste pour les suivre. Cette division plonge avec la route dans le ravin, en ressort avec elle, et y retombe écrasée par la première ligne russe.
Le maréchal, sans s'étonner, ni permettre qu'on s'étonne, en rassemble les restes, les forme en réserve et s'avance à leur place. Il ordonne à quatre cents Illyriens de prendre en flanc gauche l'armée ennemie; et lui-même avec trois mille hommes, il monte de front à cet assaut. Il n'a point harangué: il marche, donnant l'exemple, qui, dans un héros, est de tous les mouvemens oratoires le plus éloquent, et de tous les ordres le plus impérieux. Tous l'ont suivi. Ils ont abordé, enfoncé, renversé la première ligne russe, et, sans s'arrêter, ils se précipitaient sur la seconde; mais, avant de l'atteindre, une pluie de fer et de plomb est venue les assaillir. En un instant Ney a vu tous ses généraux blessés, la plupart de ses soldats morts; leurs rangs sont vides, leur colonne déformée tourbillonne, elle chancelle, recule et l'entraîne.
Ney reconnaît qu'il a tenté l'impossible, et il attend que la fuite des siens ait mis entre eux et l'ennemi le ravin qui désormais est sa seule ressource: là, sans espoir et sans crainte, il les arrête et les reforme. Il range deux mille hommes contre quatre-vingt mille; il répond au feu de deux cents bouches avec six canons, et fait honte à là fortune d'avoir pu trahir un si grand courage.
Mais alors ce fut elle, sans doute, qui frappa Kutusof d'inertie. À leur extrême surprise, ils ont vu ce Fabius russe, outré comme l'imitation, s'obstinant dans ce qu'il appelait son humanité, sa prudence, rester sur ses hauteurs avec ses vertus pompeuses, sans se laisser, sans oser vaincre, et comme étonné de sa supériorité. Il voyait Napoléon vaincu par sa témérité, et il fuyait ce défaut jusqu'au vice contraire.
Il ne fallait pourtant qu'un emportement d'indignation d'un seul des corps russes pour en finir; mais tous ont craint de faire un mouvement décisif: ils sont restés attachés à leur glèbe avec une immobilité d'esclaves, comme s'ils n'avaient eu d'audace que dans leur consigne, et d'énergie que leur obéissance. Cette discipline, qui fit leur gloire dans leur retraite, a fait leur honte dans la nôtre.
Ils avaient été long-temps incertains, ignorant quel ennemi ils combattaient; car ils avaient cru que de Smolensk, Ney avait fui par la rive droite du Dnieper, et ils se trompaient, comme il arrive souvent, parce qu'ils supposaient que leur ennemi avait fait ce qu'il aurait dû faire.
En même temps, les Illyriens étaient revenus tout en désordre; ils avaient eu un étrange moment. Ces quatre cents hommes, en s'avançant sur le flanc gauche de la position ennemie, avaient rencontré cinq mille Russes qui revenaient d'un combat partiel avec une aigle française et plusieurs de nos soldats prisonniers.
Ces deux troupes ennemies, l'une retournant à sa position, l'autre allant l'attaquer, s'avançaient dans la même direction et se côtoyaient, en se mesurant des yeux, sans qu'aucune d'elles osât commencer le combat. Elles marchaient si près l'une de l'autre que, du milieu des rangs russes, les Français prisonniers tendaient les mains aux leurs, en les conjurant de venir les délivrer. Ceux-ci leur criaient de venir à eux, qu'ils les recevraient et les défendraient; mais personne ne fit le premier pas. Ce fut alors que Ney, culbuté, entraîna tout.
Cependant Kutusof, plus confiant dans ses canons que dans ses soldats, ne cherchait à vaincre que de loin. Ses feux couvraient tellement tout le terrain occupé par les Français, que le même boulet qui renversait un homme du premier rang, allait tuer, sur les dernières voitures, les femmes fugitives de Moskou.
Sous cette grêle meurtrière, les soldats de Ney étonnés, immobiles, régardaient leur chef, attendant sa décision pour se croire perdus, espérant sans savoir pourquoi, ou plutôt, suivant la remarque d'un de leurs officiers, parce qu'au milieu de ce péril extrême ils voyaient son ame tranquille et calme comme une chose à sa place. Sa figure était devenue silencieuse et recueillie; il observait l'armée ennemie, qui, défiante depuis la ruse du prince Eugène, s'étendait au loin sur ses flancs pour lui fermer toute voie de salut.
La nuit commençait à confondre les objets; l'hiver, en cela seulement favorable à notre retraite, l'amenait alors promptement. Ney l'avait attendue, mais il ne profite de ce sursis que pour donner l'ordre aux siens de retourner vers Smolensk. Tous disent qu'à ces mots ils sont demeurés glacés d'étonnement. Son aide-de-camp lui-même n'en a pu croire ses oreilles; il est resté muet, ne comprenant pas, et fixant son chef d'un air interdit. Mais le maréchal a répété le même ordre; à son accent bref et impérieux, ils ont reconnu une résolution prise, une ressource trouvée, cette confiance en soi qui en inspire aux autres, et, quelque forte que soit sa position, un esprit qui la domine. Alors ils ont obéi, et, sans hésiter, ils ont tourné le dos à leur armée, à Napoléon, à la France! ils sont rentrés dans cette funeste Russie. Leur marche rétrograde a duré une heure; ils ont revu le champ de bataille marqué par les restes de l'armée d'Italie: là, ils se sont arrêtés, et leur maréchal, resté seul à l'arrière-garde, les a rejoints.
Ils suivaient des yeux tous ses mouvemens. Qu'allait-il faire? et, quel que soit son dessein, où dirigera-t-il ses pas, sans guide, dans un pays inconnu? Mais lui, avec cet instinct guerrier, s'est arrêté au bord d'un ravin assez considérable pour qu'un ruisseau en dût marquer le fond. Il en fait écarter la neige et briser la glace: alors, consultant son cours, il s'écrie «que c'est un affluent du Dnieper! que voilà notre guide! qu'il faut le suivre! qu'il va nous mener au fleuve, et nous le franchirons! notre salut est sur son autre rive!» Il marche aussitôt dans cette direction. Toutefois, à peu de distance du grand chemin qu'il vient d'abandonner, il s'arrête encore dans un village. Son nom, ils l'ignorent: ils croient que ce fut Fomina, ou plutôt Danikowa; là, il a rallié ses troupes et fait allumer des feux comme pour s'y établir. Des Cosaques qui le suivaient l'en ont cru sur parole, et sans doute qu'ils ont envoyé avertir Kutusof du lieu où, le lendemain, un maréchal français lui rendrait ses armes car bientôt leur canon, s'est fait entendre.
Ney a écouté: «Est-ce enfin Davoust, s'est-il écrié, qui se souvient de moi!» et il écoute encore. Mais des intervalles égaux séparaient les coups; c'était une salve. Alors, persuadé que dans le camp des Russes on triomphe d'avance de sa captivité, il jure de faire mentir leur joie, et se remet en marche.
En même temps, ses Polonais fouillaient tout le pays. Un paysan boiteux fut le seul habitant qu'ils purent découvrir; ce fut un bonheur inespéré. Il annonça que le Dnieper n'était qu'à une lieue, mais qu'il n'était point guéable et ne devait pas être gelé. «Il le sera,» répond le maréchal; et sur ce qu'on lui objectait le dégel qui commençait, il ajouta «qu'il n'importait, qu'on passerait, parce qu'il n'y avait que cette ressource.»
Enfin, vers huit heures, on traversa un village, le ravin finit, et le mougique boiteux, qui marchait en tête, s'arrêta en montrant le fleuve. Ils supposent que ce fut entre Syrokorénie et Gusinoé. Ney et les premiers qui le suivaient accoururent. Le fleuve était pris, il portait: le cours des glaçons que jusque-là il charriait, contrarié par un brusque contour de ses rives, s'était suspendu; l'hiver avait achevé de le glacer, et c'était sur ce point seulement; au-dessus et au-dessous, sa surface était mobile encore.
Celte observation fit succéder au premier mouvement de bonheur, de l'inquiétude. Le fleuve ennemi pouvait n'offrir qu'une perfide apparence. Un officier se dévoua: on le vit arriver difficilement à l'autre bord. Il revint annoncer que les hommes, et peut-être quelques chevaux, passeraient, qu'il faudrait abandonner le reste, et se presser, la glace commençant à se dissoudre par le dégel.
Mais dans ce mouvement nocturne, silencieux, à travers champs, d'une colonne composée d'hommes affaiblis, de blessés et de femmes avec leurs enfans, on n'avait pu marcher assez serré pour ne pas se distendre, se désunir, et perdre dans l'obscurité la trace les uns des autres. Ney s'aperçut qu'il n'avait avec lui qu'une partie des siens: néanmoins, il pouvait toujours passer l'obstacle, assurer par là son salut, et attendre à l'autre rive. L'idée ne lui en vint pas; quelqu'un l'eut pour lui, il la repoussa. Il donna trois heures au ralliement; et, sans se laisser agiter par l'impatience et le péril de l'attente, on le vit s'envelopper dans son manteau, et ces trois heures si dangereuses, les passer à dormir profondément sur le bord du fleuve: tant il avait ce tempérament des grands hommes, une ame forte dans un corps robuste, et cette santé vigoureuse, sans laquelle il n'y a guère de héros.
CHAPITRE IX.
Enfin, vers minuit, le passage a commencé; mais les premiers qui s'éloignent du bord avertissent que la glace plie sous eux, qu'elle s'enfonce, qu'ils marchent dans l'eau jusqu'aux genoux; et bientôt on entend ce frêle appui se fendre avec des craquemens effroyables qui se prolongent au loin comme dans une débâcle. Tous s'arrêtent consternés.
Ney ordonne de ne passer qu'un à un, et l'on s'avance avec précaution, ne sachant quelquefois, dans l'obscurité, si l'on va poser le pied sur les glaçons, ou dans quelque intervalle; car il y eut des endroits où il fallut franchir de larges crevasses, et sauter d'une glace à l'autre, au risque de tomber entre deux et de disparaître pour jamais. Les premiers hésitèrent, mais on leur cria par derrière de se hâter.
Lorsqu'enfin, après plusieurs de ces cruelles douleurs, on atteignit l'autre bord et qu'on se crut sauvé, un escarpement à pic, tout couvert de verglas, s'opposa à ce qu'on prît terre. Beaucoup furent rejetés sur la glace; qu'ils brisèrent en tombant, ou dont ils furent brisés. À les entendre, ce fleuve et cette rive russes semblaient ne s'être prêtés qu'à regret, par surprise, et comme forcément à leur salut.
Mais ce qu'ils redisaient avec horreur, c'était le trouble et l'égarement des femmes et des malades, quand il fallut abandonner dans les bagages les restes de leur fortune, leurs vivres, enfin toutes leurs ressources contre le présent, et l'avenir: ils les ont vus se pillant eux-mêmes, choisir, rejeter, reprendre, et tomber d'épuisement et de douleur sur la rive glacée du fleuve; ils frémissaient encore au souvenir du cruel spectacle de tant d'hommes épars sur cet abîme, du retentissement continuel des chutes, des cris de ceux qui s'enfonçaient, et sur-tout des pleurs et du désespoir des blessés qui, de leurs chariots, qu'on n'osait risquer sur ce frêle appui, tendaient les mains à leurs compagnons, en les suppliant de ne pas les abandonner.
Leur chef voulut alors tenter le passage de quelques voitures chargées de ces malheureux, mais, au milieu du fleuve, la glace s'affaissa et s'entr'ouvrit. On entendit de l'autre bord sortir du gouffre, d'abord des cris d'angoisses déchirans et prolongés, puis des gémissemens entrecoupés et affaiblis, puis un affreux silence. Tout avait disparu.
Ney fixait l'abîme d'un regard consterné, quand, au travers des ombres, il crut voir un objet remuer encore; c'était un de ces infortunés, un officier nommé Briqueville, qu'une profonde blessure à l'aine empêchait de se redresser. Un plateau de glace l'avait soulevé. Bientôt ou l'aperçut distinctement, qui, de glaçons en glaçons, se traînait sur les genoux et sur les mains et se rapprochait. Ney lui-même le recueillit, et le sauva.
Depuis la veille, quatre mille traîneurs et trois mille soldats étaient ou morts ou égarés; les canons et tous les bagages perdus; à peine restait-il à Ney trois mille combattans et autant d'hommes débandés. Enfin, quand tous ces sacrifices ont été consommés, et tout ce qui avait pu passer réuni, ils ont marché, et le fleuve dompté est devenu leur allié et leur guide.
On s'avançait au hasard et avec incertitude, lorsque l'un d'eux, en tombant, reconnut une route frayée. Elle ne l'était que trop, car ceux qui étaient en tête, se baissant, et ajoutant à leurs regards leurs mains, s'arrêtèrent effrayés, s'écriant «qu'ils voyaient des traces toutes fraîches d'une grande quantité de canons et de chevaux.» Ils n'avaient donc évité une armée ennemie que pour tomber au milieu d'une autre; lorsqu'à peine ils peuvent marcher, il faudra donc encore combattre! La guerre est donc par-tout! Mais Ney les poussa en avant, et, sans s'émouvoir, il se livra à ces traces menaçantes.
Elles le conduisirent à un village, celui de Gusinoé, où ils entrèrent brusquement; tout y fut saisi: on y trouva tout ce qui manquait depuis Moskou, habitans, vivres, repos, demeures chaudes, et une centaine de Cosaques, qui se réveillèrent prisonniers. Leurs rapports et la nécessité de se refaire pour continuer, y arrêtèrent Ney quelques instans.
Vers dix heures, on avait atteint deux autres villages et l'on s'y reposait, quand soudain l'on vit les forêts environnantes se remplir de mouvemens. Pendant qu'on s'appelle, qu'on regarde, et qu'on se concentre dans celui de ces deux hameaux qui était le plus près du Borysthène, des milliers de Cosaques sortent d'entre tous les arbres et entourent la malheureuse troupe de leurs lances et de leurs canons.
C'était Platof et toutes ses hordes, qui suivaient la rive droite du Dnieper. Ils pouvaient brûler ce village, mettre la faiblesse de Ney à découvert et l'achever: mais ils sont restés trois heures immobiles, sans même tirer; on ignore pourquoi. Ils ont dit qu'ils n'avaient point eu d'ordre; qu'en ce moment leur chef était hors d'état d'en donner, et qu'en Russie l'on ose rien prendre sur soi.
La contenance de Ney les contint. Lui et quelques soldats suffirent; il ordonna même au reste des siens de continuer leurs repas jusqu'à la nuit. Alors il a fait circuler l'ordre de décamper sans bruit, de s'avertir mutuellement et à voix basse, et de marcher serrés. Puis, tous ensemble se sont mis en mouvement; mais leur premier pas a été comme un signal pour l'ennemi: toutes ses pièces ont fait feu, tous ses escadrons se sont ébranlés à la fois.
À ce bruit, les traîneurs désarmés, encore au nombre de trois à quatre mille, prirent l'épouvante. Ce troupeau d'hommes errait ça et là; leur foule flottait égarée, incertaine, se ruant dans les rangs des soldats, qui les repoussaient. Ney sut les maintenir entre lui et les Russes, dont ces hommes inutiles absorbèrent les feux. Ainsi, les plus découragés servirent à préserver les plus braves.
En même temps sur son flanc droit le maréchal se fait un rempart de ces malheureux, il a regagné les bords du Dnieper, dont il couvre son flanc gauche, et il marche entre deux, s'avançant ainsi de bois en bois, de plis de terrain en plis de terrain, profitant de toutes les sinuosités, des moindres accidens du sol. Mais souvent il est obligé de s'éloigner du fleuve; alors Platof l'environne de toutes parts.
C'est ainsi que, pendant deux jours et vingt lieues, six mille Cosaques ont voltigé sans cesse sur les flancs de leur colonne, réduite à quinze cents hommes armés, la tenant comme assiégée, disparaissant devant ses sorties pour reparaître aussitôt, comme les Scythes, leurs ancêtres; mais avec cette funeste différence, qu'ils maniaient leurs canons montés sur des traîneaux, et lançaient en fuyant leurs boulets, avec la même agilité que jadis leurs pères maniaient leurs arcs et lançaient leurs flèches.
La nuit apporta quelque soulagement, et d'abord on s'enfonça dans les ténèbres avec quelque joie; mais alors, si l'on s'arrêtait un instant aux derniers adieux de ceux qui tombaient, faibles ou blessés, on perdait la trace les uns des autres. Il y eut là beaucoup de cruels momens, bien des instans de désespoir; cependant l'ennemi lâcha prise.
La malheureuse colonne, plus tranquille, s'avançait comme à tâtons, dans un bois épais, quand tout-à-coup, à quelques pas devant elle, une vive lueur et plusieurs coups de canon éclatent dans la figure des hommes du premier rang. Saisis de frayeur, ils croient que c'en est fait, qu'ils sont coupés, que voilà leur terme, et ils tombent terrifies; le reste, derrière eux, se mêle et se culbute. Ney, qui voit tout perdu, se précipite; il fait battre la charge, et comme s'il eût prévu cette attaque, il s'écrie: «Compagnons, voilà l'instant, en avant! Ils sont à nous!» À ces paroles, ses soldats consternés et qui se croyaient surpris, croient surprendre; de vaincus qu'ils étaient, ils se relèvent vainqueurs; courent sur l'ennemi, qu'ils ne trouvent déjà plus, et dont ils entendent au travers des forêts, la fuite précipitée.
On s'écoula vite; mais vers dix heures dû soir, on rencontra une petite rivière encaissée dans un profond ravin; il fallut la passer un à un comme le Dnieper. Les Cosaques, acharnés sur ces infortunés, les épiaient encore. Ils profitèrent de ce moment; mais Ney et quelques coups de feu les répoussèrent. On franchit péniblement cet obstacle, et une heure après la faim et l'épuisement nous arrêtèrent pendant deux heures dans un grand village.
Le lendemain 19 novembre, depuis minuit jusqu'à dix heures du matin, on marcha sans rencontrer d'autre ennemi qu'un terrain montueux; mais alors les colonnes de Platof ont reparu, et Ney leur a fait face en se servant de la lisière d'une forêt. Tant qu'a duré le jour, il a fallu que ses soldats se résignassent à voir les boulets ennemis renverser les arbres qui les abritaient et sillonner leurs bivouacs; car on n'avait plus que de petites armes qui ne pouvaient maintenir l'artillerie des Cosaques à une distance suffisante.
La nuit revenue, le maréchal a donné le signal et l'on s'est remis en marche vers Orcha. Déjà, pendant le jour précédent, Pchébendowski et cinquante chevaux y avaient été envoyés pour demander du secours; ils devaient y être arrivés, si toutefois l'ennemi n'occupait pas déjà cette ville.
Les officiers de Ney finirent en disant que quant au reste de leur route, et quoiqu'ils eussent encore rencontré des obstacles cruels, ils n'étaient pas dignes d'être racontés. Toutefois, ils s'exaltaient toujours au nom de leur maréchal, et faisaient partager leur admiration, car ses égaux eux-mêmes ne songèrent pas à en être jaloux. On l'avait trop regretté, on avait trop besoin de douces émotions pour se livrer à l'envie; Ney s'était d'ailleurs mis hors de sa portée. Pour lui, dans tout cet héroïsme, il était si peu sorti de son naturel, que sans l'éclat de sa gloire dans les yeux, dans les gestes et dans les acclamations de tous, il ne se serait point aperçu qu'il avait fait une action sublime.
Et ce n'était pas un enthousiasme de surprise. Chacun de ces derniers jours avait eu ses hommes remarquables; entre autres celui du 16 Eugène, celui du 17 Mortier; mais dès lors tous proclamèrent Ney le héros de la retraite.
Cinq marches séparent à peine Orcha de Smolensk. Dans ce court trajet, que de gloire recueillie! qu'il faut peu d'espace et de temps pour une renommée immortelle! et de quelle nature sont donc ces grandes inspirations, ce germe invisible, impalpable des grands dévouemens produits de quelques instans, issus d'un seul cœur, et qui doivent remplir les temps et l'immensité?
Quand, à deux lieues de là, Napoléon apprit que Ney venait de reparaître, il bondit de joie, il en poussa des cris, il s'écria: «J'ai donc sauvé mes aigles! J'aurais donné trois cent millions de mon trésor pour racheter la perte d'un tel homme.»
LIVRE ONZIEME.
CHAPITRE I.
Ainsi l'armée avait repassé pour la troisième et dernière fois le Dnieper, fleuve à demi russe et à demi lithuanien, mais d'origine moskovite. Il coule de l'est à l'ouest jusqu'à Orcha, où il se présente pour pénétrer en Pologne; mais là, des hauteurs lithuaniennes s'opposant à cette invasion, le forcent de se détourner brusquement vers le sud, et de servir de frontière aux deux pays.
Les quatre-vingt mille Russes de Kutusof s'arrêtèrent devant ce faible obstacle. Jusque-là, ils avaient été plutôt spectateurs qu'auteurs de notre désastre. Nous ne les revîmes plus; l'armée fut délivrée du supplice de leur joie.
Dans cette guerre, et comme il arrive toujours, le caractère de Kutusof le servit plus que ses talens. Tant qu'il fallut tromper et temporiser, son esprit astucieux, sa paresse, son grand âge, agirent d'eux-mêmes; il se trouva l'homme de la circonstance, ce qu'il ne fut plus ensuite dès qu'il fallut marcher rapidement, poursuivre, prévenir, attaquer.
Mais depuis Smolensk, Platof avait passé sur le flanc droit de la route, pour se joindre à Witgenstein. Toute la guerre se porta de ce côté.
Le 22, on marcha péniblement d'Orcha vers Borizof, sur un large chemin bordé d'un double rang de grands bouleaux dans une neige fondue et au travers d'une boue profonde et liquide. Les plus faibles s'y noyèrent: elle retint et livra aux Cosaques tous ceux des blessés qui, croyant la gelée établie pour toujours, avaient, à Smolensk, changé leurs voitures contre des traîneaux.
Au milieu de ce dépérissement il se passa une action d'une énergie antique. Deux marins de la garde venaient d'être coupés de leur colonne par une bande de Tartares qui s'acharnaient sur eux. L'un perdit courage et voulut se rendre; l'autre, tout en combattant, lui cria que s'il commettait cette lâcheté il le tuerait; et en effet, voyant son compagnon jeter son fusil et tendre les bras à l'ennemi, il l'abattit d'un coup de feu entre les mains des Cosaques, puis, profitant de leur étonnement, il chargea promptement son arme, dont il menaça les plus hardis. Ainsi il les contint, et d'arbre en arbre il recula, gagna du terrain, et parvint à rejoindre sa troupe.
Ce fut dans ces premiers jours de marche vers Borizof, que le bruit de la prise de Minsk se répandit dans l'armée. Alors les chefs eux-mêmes portèrent autour d'eux des regards consternés: leur imagination, blessée par une si longue suite de spectacles affreux, entrevit un avenir plus sinistre encore. Dans leurs entretiens particuliers plusieurs s'écriaient que, «comme Charles XII, dans l'Ukraine, Napoléon avait mené son armée se perdre dans Moskou.»
Mais d'autres n'attribuaient pas à cette incursion nos malheurs actuels. Sans vouloir excuser les sacrifices auxquels on s'était résigné dans l'espoir de terminer la guerre en une seule campagne, ils assuraient «que cet espoir avait été fondé; qu'en poussant sa ligne d'opération jusqu'à Moskou, Napoléon avait donné à cette colonne si alongée, une base suffisamment large et solide.
«Ils montraient, depuis Riga jusqu'à Bobruisk, la Düna, le Dnieper, l'Ula et la Bérézina qui en marquaient la trace; ils disaient que Macdonald, Saint-Cyr et de Wrede, que Victor et Dombrowski les y avaient attendus; c'étaient, en y joignant Schwartzenberg, et même Augereau qui gardait l'intervalle de l'Elbe au Niémen avec cinquante mille hommes, plus de trois cent trente mille soldats sur la défensive, qui, du nord au midi, avaient appuyé l'agression contre l'orient de cent cinquante mille hommes: et ils concluaient de là que cette pointe sur Moskou, quelque aventureuse qu'elle parût être, avait été, et suffisamment préparée, et digne du génie de Napoléon, et que son succès avait été possible: aussi n'avait-elle manqué que par des fautes de détail.»
Alors ils rappelaient nos pertes inutiles devant Smolensk, l'inaction de Junot à Valoutina, et ils soutenaient «que, néanmoins, la Russie eût été tout entière conquise sur le champ de bataille de la Moskowa, si l'on y eût profité des premiers succès du maréchal Ney.
«Mais qu'enfin l'entreprise manquée militairement par cette indécision, et politiquement par l'incendie de Moskou, l'armée en aurait encore pu revenir saine et sauve. Depuis notre entrée dans cette capitale, le général et l'hiver moskovites ne nous avaient-ils pas laissé, l'un quarante Jours, l'autre cinquante jours pour nous refaire et nous retirer?»
Déplorant alors la téméraire obstination des jours de Moskou, et la funeste hésitation de ceux de Malo-Iaroslavetz, ils comptent leurs malheurs. Ils ont perdu depuis Moskou tous leurs bagages, cinq cents canons, trente et une aigles, vingt-sept généraux, quarante mille prisonniers, soixante mille morts: il ne leur reste que quarante mille traîneurs sans armes et huit mille combattans.
Mais enfin, quand leur colonne d'attaque est détruite, ils demandent «par quelle fatalité ses restes, en se réunissant à sa base, qui s'est vigoureusement maintenue, ne savent plus où s'arrêter, où reprendre haleine? Pourquoi ils ne peuvent pas même se concentrer à Minsk et à Wilna, derrière les marais de la Bérézina, y arrêter l'ennemi, du moins pour quelque temps, mettre l'hiver de leur parti, et s'y refaire.
«Mais non, tout est perdu par un autre côté et par une faute, celle d'avoir confié la garde des magasins et de la retraite de toutes ces braves armées à un Autrichien, et de n'avoir point placé à Wilna ou à Minsk un chef militaire, et une force qui pût, ou suppléer l'insuffisance de l'armée autrichienne devant les deux armées de Moldavie et de Volhinie réunies, ou prévenir sa trahison.»
Ceux qui se plaignaient ainsi n'ignoraient pas la présence du duc de Bassano à Wilna; mais, malgré les talens de ce ministre, et la haute confiance que l'empereur avait en lui, ils jugeaient qu'étranger à l'art de la guerre, et surchargé des soins d'une grande administration et de toute la politique, on n'avait pu lui laisser la direction des affaires militaires. Au reste, telles étaient les plaintes de ceux à qui leurs souffrances laissaient le loisir d'observer. Qu'une faute eût été faite, il était impossible d'en douter; mais de dire comment on eût pu l'éviter, de peser la valeur des motifs qui y entraînèrent, dans une si grande circonstance et devant un si grand homme, c'est ce qu'on n'ose décider: on sait d'ailleurs que, dans ces entreprises aventureuses et gigantesques, tout devient faute quand le but en est manqué.
Toutefois, la trahison de Schwartzenberg n'était point aussi évidente, et pourtant, si l'on en excepte les trois généraux français qui se trouvaient avec cet Autrichien, la grande-armée tout entière l'accusait. «Elle disait que Walpole n'était à Vienne qu'un agent secret de l'Angleterre; que lui et Metternich composaient entre eux de perfides instructions que recevait Schwartzenberg. Voilà pourquoi, depuis le 20 septembre, jour où l'arrivée de Tchitchakof et le combat de Lutsk, sur le Styr, terminèrent la marche victorieuse de Schwartzenberg, ce maréchal a repassé le Bug et couvert Varsovie en découvrant Minsk, pourquoi il a persévéré dans cette fausse manœuvre, et pourquoi, après un faible effort vers Brezcklitowsky le 10 octobre, loin de profiter de la stagnation de Tchitchakof pour s'interposer entre lui et Minsk, il a perdu ce temps en promenades militaires, en marches insignifiantes vers Briansk, Byalistock et Volkowitz.
«Il avait donc laissé l'amiral reposer, rallier ses soixante mille hommes, les partager en deux, lui opposer Sacken avec une moitié, et partir le 27 octobre avec l'autre pour s'emparer de Minsk, de Borizof, du magasin, du passage de Napoléon et de ses quartiers d'hiver. Alors seulement, Schwartzenberg s'était mis à la suite de ce mouvement hostile, qu'il avait eu l'ordre de prévenir, laissant Regnier devant Sacken et marchant si lourdement, que, dès les premiers jours, il s'était laissé devancer de cinq marches par l'amiral.
Le 14 novembre, à Volkowitz, Sacken à joint Regnier, il l'a séparé de l'Autrichien, et l'a pressé si vivement, qu'il l'a forcé d'appeler Schwartzenberg à son secours. Aussitôt celui-ci, comme s'il s'y fut attendu, a rétrogradé en abandonnant Minsk. Il est vrai qu'il dégage Regnier, qu'il bat Sacken et qu'il le poursuit jusque sur le Bug, que même il lui détruit la moitié de son armée: mais le jour même de son succès, le 16 novembre, Minsk a été pris par Tchitchakof, c'est une double victoire pour l'Autriche. Ainsi toutes les apparences sont conservées; le nouveau feld-maréchal a satisfait aux vœux de son gouvernement, également ennemi des Russes qu'il vient d'affaiblir d'un côté, et de Napoléon que de l'autre il leur a livré.»
Tel fut le cri de la grande-armée presque entière; son chef garda le silence, soit qu'il ne s'attendît pas à plus de zèle de la part d'un allié, soit politique, ou qu'il crût que Schwartzenberg avait assez satisfait à l'honneur, par cette espèce d'avertissement que six semaines plus tôt il lui avait fait parvenir à Moskou.
Toutefois, il adressa des reproches au feld-maréchal. Mais celui-ci lui répondit par une plainte amère, d'abord sur cette double instruction contradictoire qu'il avait reçue, de couvrir à la fois Varsovie et Minsk, puis sur les fausses nouvelles que lui avait transmises le duc de Bassano.
Ce ministre lui avait, disait-il, constamment représenté «la grande-armée se retirant saine et sauve, en bon ordre et toujours formidable. Pourquoi l'avait-on joué par des bulletins faits pour tromper les oisifs de la capitale? S'il n'avait pas fait plus d'efforts pour se joindre à la grande armée, c'est qu'il avait cru qu'elle se suffisait à elle-même.»
Il alléguait ensuite sa propre faiblesse. Comment exiger «qu'avec vingt-huit mille hommes, il en contînt aussi long-temps soixante mille? Dans cette position, si Tchitchakof lui a dérobé quelques marches, doit-on s'en étonner? À-t-il alors hésité à le suivre, à se séparer de la Gallicie, de son point de départ, de ses magasins, de son dépôt? S'il n'a point continué, c'est que Regnier et Durutte, deux généraux français, l'ont rappelé à grands cris à leur secours. Eux et lui ont dû espérer que Maret, Oudinot ou Victor pourvoiraient au salut de Minsk.»