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Histoire de Napoléon et de la Grande-Armée pendant l'année 1812. Tome II

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CHAPITRE II.

En effet, on n'était guère en droit d'en accuser d'autre de trahison, lorsqu'on s'était trahi soi-même, car tous s'étaient manqué au besoin.

À Wilna, on paraissait être resté sans défiance, et quand, de la Bérézina à la Vistule, les garnisons, les dépôts, les bataillons de marche, et les divisions Durutte, Loison et Dombrowski, pouvaient, sans le secours des Autrichiens, former, à Minsk une armée de trente mille hommes, un général peu connu et trois mille soldats avaient été les seules forces qui s'y étaient trouvées pour arrêter Tchitchakof. On savait même que cette poignée de jeunes soldats avaient été exposés devant une rivière, où l'amiral les avait précipités, tandis que cet obstacle les aurait défendus quelques instans, s'ils eussent été placés derrière.

Car, ainsi qu'il arrive souvent, les fautes d'ensemble avaient entraîné les fautes de détail. Le gouverneur de Minsk avait été choisi négligemment. C'était, dit-on, un de ces hommes qui se chargent de tout, qui répondent de tout, et qui manquent à tout. Le 16 novembre, il avait perdu cette capitale et avec elle quatre mille sept cents malades, des munitions de guerre et deux millions de rations de vivres. Il y avait cinq jours que le bruit en était venu à Dombrowna, et l'on allait apprendre un plus grand malheur.

Ce même gouverneur s'était retiré sur Borizof. Là, il ne sut ni avertir Oudinot, qui était à deux marches, de venir à son secours; ni soutenir Dombrowski, qui accourait de Bobruisk et d'Igumen. Dombrowski n'arriva, dans la nuit du 20 au 21 à la tête du pont, qu'après l'ennemi; pourtant il en chassa l'avant-garde de Tchitchakof, il s'y établit, et s'y défendit vaillamment jusqu'au soir du 21; mais alors, écrasé par l'artillerie russe, qui le prit en flanc, il fut attaqué par des forces doubles des siennes, et culbuté au-delà de la rivière et de la ville jusque sur le chemin de Moskou.

Napoléon ne s'attendait pas à ce désastre; il croyait l'avoir prévenu par ses instructions adressées de Moskou à Victor le 6 octobre. «Elles supposaient une vive attaque de Witgenstein ou de Tchitchakof: elles recommandaient à Victor de se tenir à portée de Polotsk et de Minsk; d'avoir un officier sage, discret et intelligent près de Schwartzenberg; d'entretenir une correspondance réglée avec Minsk, et d'envoyer d'autres agens sur plusieurs directions.»

Mais Witgenstein ayant attaqué avant Tchitchakof, le danger le plus proche et le plus pressant avait attiré toute l'attention: les sages instructions du 6 octobre n'avaient point été renouvelées par Napoléon. Elles parurent oubliées par son lieutenant. Enfin, lorsqu'à Dombrowna l'empereur apprit la perte de Minsk, lui-même ne jugea pas Borizof dans un aussi pressant danger, puisqu'en passant le lendemain à Orcha, il fit brûler tous ses équipages de pont.

D'ailleurs sa correspondance du 20 novembre avec Victor prouve sa confiance: elle supposait qu'Oudinot serait près d'arriver le 25 dans Borizof, tandis que, dès le 21, cette ville devait tomber au pouvoir de Tchitchakof.

Ce fut le lendemain de cette fatale journée, à trois marches de Borizof et sur la grande route, qu'un officier vint annoncer à Napoléon cette nouvelle désastreuse. L'empereur, frappant la terre de son bâton, lança au ciel un regard furieux avec ces mots: «Il est donc écrit là-haut que nous ne ferons plus que des fautes.»

Cependant, le maréchal Oudinot, déjà en marche pour Minsk, et ne se doutant de rien, s'était arrête le 21, entre Bobr et Kroupki, lorsqu'au milieu de la nuit le général Brownikowski accourut pour lui annoncer sa défaite, celle de Dombrowski, la prise de Borizof, et que les Russes le suivaient de près.

Le 22, le maréchal marcha à leur rencontre et rallia les restes de Dombrowski.

Le 23, il se heurta, à trois lieues en avant de Borizof, contre l'avant-garde russe, qu'il renversa, à laquelle il prit neuf cents hommes, quinze cents voitures, et qu'il ramena à grands coups de canon, de sabre et de baïonnette jusque sur la Bérézina; mais les débris de Lambert, en repassant Borizof et cette rivière, en détruisirent le pont.

Napoléon était alors dans Toloczine; il se faisait décrire la position de Borizof. On lui confirme que, sur ce point, la Bérézina n'est pas seulement une rivière, mais un lac de glaçons mouvans; que son pont a trois cents toises de longueur; que sa destruction est irréparable, et le passage désormais impossible.

Un général du génie arrivait en ce moment; il revenait du corps du duc de Bellune. Napoléon l'interpelle: le général déclare «qu'il ne voit plus de salut qu'au travers de l'armée de Witgenstein.» L'empereur répond «qu'il lui faut une direction dans laquelle il tourne le dos à tout le monde, à Kutusof, à Witgenstein, à Tchitchakof;» et il montre du doigt sur sa carte le cours de la Bérézina au-dessous de Borizof: c'est là qu'il veut traverser cette rivière. Mais le général lui objecte la présence de Tchitchakof sur la rive droite; et l'empereur désigne un autre point de passage au-dessous du premier, puis un troisième plus près encore du Dnieper. Alors, sentant qu'il s'approche du pays des Cosaques, il s'arrête et s'écrie: «Ah, oui! Pultawa! c'est comme Charles XII!»

En effet, tout ce que Napoléon pouvait prévoir de malheurs était arrivé: aussi la triste conformité de sa situation avec celle du conquérant suédois le jeta-t-elle dans une si grande consternation, que son esprit, et même sa santé, en furent ébranlés plus encore qu'à Malo-Iaroslavetz. Dans les paroles, qu'alors il laissa entendre, on remarqua ces mots: «Voilà donc ce qui arrive quand on entasse fautes sur fautes!»

Néanmoins, ces premiers mouvemens furent les seuls qui lui échappèrent, et le valet de chambre qui le secourut fut le seul qui s'aperçut de sa détresse. Duroc, Daru, Berthier, ont dit qu'ils l'ignorèrent, qu'ils le virent inébranlable: ce qui était vrai, humainement parlant, puisqu'il restait assez maître de lui pour contenir son anxiété, et que la force de l'homme ne consiste le plus souvent qu'à cacher sa faiblesse.

Au reste, un entretien digne de remarque qu'on entendit cette même nuit, montrera tout ce qu'avait de critique sa position, et comment il la supportait. La nuit s'avançait: Napoléon était couché. Duroc et Daru, encore dans sa chambre, se livraient à voix basse aux plus sinistres conjectures, croyant leur chef endormi; mais lui les écoutait, et le mot de «prisonnier d'état» venant à frapper son oreille, «Comment, s'écria-t-il, vous croyez qu'ils l'oseraient!»

Daru, d'abord surpris, répondit bientôt «que si l'on était forcé de se rendre, il faudrait s'attendre à tout; qu'il ne se fiait pas à la générosité d'un ennemi; qu'on savait assez que la grande politique se croyait elle-même la morale, et ne suivait aucune loi.—Mais la France, reprit l'empereur, et que dirait la France? Oh, pour la France, continua Daru, on peut faire sur elle mille conjectures plus on moins fâcheuses; mais nul de nous ne peut savoir ce qui s'y passerait.»

Et alors il ajoute «que, pour les premiers officiers de l'empereur, comme pour l'empereur lui-même, le plus heureux serait, que par les airs ou autrement, puisque la terre était fermée, il pût gagner la France, d'où il les sauverait plus sûrement qu'en restant au milieu d'eux!—Ainsi donc je vous embarrasse? reprit l'empereur en souriant.—Oui sire.—Et vous ne voulez pas être prisonnier d'état?»—Daru répondit sur le même ton, «qu'il lui suffirait d'être prisonnier de guerre.» Sur quoi l'empereur resta quelque temps dans un profond silence: puis, d'un air plus sérieux: «Tous les rapports de mes ministres sont-ils brûlés?—Sire, jusques ici vous ne l'avez pas voulu permettre.—Eh bien, allez les détruire; car, il faut en convenir, nous sommes dans une triste position!» Ce fut là le seul aveu qu'elle lui arracha, et sur cette pensée il s'endormit, sachant, quand il le fallait, tout remettre au lendemain.

On vit dans ses ordres la même fermeté; Oudinot vient de lui annoncer sa résolution de culbuter Lambert; il l'approuve, et il le presse de se rendre maître d'un passage, soit au-dessus, soit au-dessous de Borizof. Il veut que le 24, le choix de ce passage soit fait, les préparatifs commencés, et qu'il en soit averti pour y conformer sa marche. Loin de penser à s'échapper du milieu de ces trois armées ennemies, il ne songe plus qu'à vaincre Tchitchakof, et à reprendre Minsk.

Il est vrai que huit heures après, dans une seconde lettre au duc de Reggio, il se résigne à franchir la Bérézina vers Veselowo, et à se retirer directement sur Wilna par Vileïka, en évitant l'amiral russe.

Mais le 24, il apprend qu'il ne pourra tenter ce passage que vers Studzianka; qu'en cet endroit le fleuve a cinquante-quatre toises de largeur, six pieds de profondeur; qu'on abordera sur l'autre rive, dans un marais, sous le feu d'une position dominante fortement occupée par l'ennemi.


CHAPITRE III.

L'espoir de passer entre les armées russes était donc perdu: poussé par celles de Kutusof et de Witgenstein contre la Bérézina, il fallait traverser cette rivière, en dépit de l'armée de Tchitchakof qui la bordait.

Dès le 23, Napoléon s'y prépara comme pour une action désespérée. Et d'abord il se fit apporter les aigles de tous les corps et les brûla. Il rallia en deux bataillons dix-huit cents cavaliers démontés de sa garde, dont onze cent cinquante-quatre seulement étaient armés de fusils et de carabines.

La cavalerie de l'armée de Moskou était tellement détruite, qu'il ne restait plus à Latour-Maubourg que cent cinquante hommes à cheval. L'empereur rassembla autour de lui tous les officiers de cette arme encore montés: il appela cette troupe d'environ cinq cents maîtres, son escadron sacré. Grouchy et Sébastiani en eurent le commandement; des généraux de division y servirent comme capitaines.

Napoléon ordonne encore que toutes les voitures inutiles soient brûlées, qu'aucun officier n'en conserve plus d'une, qu'on brûle la moitié des fourgons et des voitures de tous les corps et qu'on en donne les chevaux à l'artillerie de la garde. Les officiers de cette arme ont l'ordre de s'emparer de toutes les bêtes de trait qu'ils trouveront à leur portée, même des chevaux de l'empereur, plutôt que d'abandonner un canon ou un caisson.

En même temps, il s'enfonçait précipitamment dans cette obscure et immense forêt de Minsk, où quelques bourgs et de misérables habitations se sont fait à peine quelques éclaircis. Le bruit du canon de Witgenstein la remplissait de ses éclats. Ce Russe accourait sur le flanc droit de notre colonne mourante, descendant du nord, et nous rapportant l'hiver qui nous avait quitté avec Kutusof; ce bruit si menaçant hâtait nos pas. Quarante à cinquante mille hommes, femmes et enfans, s'écoulaient au travers de ces bois, aussi précipitamment que le permettaient leur faiblesse et le verglas qui se reformait.

Ces marches forcées, commencées avant le jour et qui ne finissaient pas avec lui, dispersèrent tout ce qui était resté ensemble. On se perdit dans les ténèbres de ces grandes forêts et de ces longues nuits. Le soir on s'arrêtait, le matin on se remettait en route dans l'obscurité, au hasard, et sans entendre le signal; les restes des corps achevèrent alors de se dissoudre; tout se mêla et se confondit.

Dans ce dernier degré de faiblesse et de confusion, et comme on approchait de Borizof, on entendit devant soi de grands cris. Quelques-uns y coururent croyant à une attaque. C'était l'armée de Victor, que Witgenstein avait poussée mollement jusque sur le côté droit de notre route. Elle y attendait le passage de Napoléon. Tout entière encore et toute vive, elle revoyait son empereur, qu'elle recevait avec ces acclamations d'usage, depuis long-temps oubliées.

Elle ignorait nos désastres: on les avait cachés soigneusement, même à ses chefs. Aussi, quand, au lieu de cette grande colonne conquérante de Moskou, elle n'aperçut derrière Napoléon qu'une traînée de spectres couverts de lambeaux, de pelisses de femme, de morceaux de tapis, ou de sales manteaux roussis et troués par les feux, et dont les pieds étaient enveloppés de haillons de toute espèce, elle demeura consternée. Elle regardait avec effroi défiler ces malheureux soldats décharnés, le visage terreux et hérissé d'une barbe hideuse, sans armes, sans honte, marchant confusément, la tête basse, les yeux fixés vers la terre, et en silence, comme un troupeau de captifs.

Ce qui l'étonnait le plus, c'était la vue de cette quantité de colonels et de généraux épars, isolés, qui ne s'occupaient plus que d'eux-mêmes, ne songeant qu'à sauver ou leurs débris ou leur personne; ils marchaient pêle-mêle avec les soldats, qui ne les apercevaient pas, auxquels ils n'avaient plus rien à commander, de qui ils ne pouvaient plus rien attendre, tous les liens étant rompus, tous les rangs effacés par la misère.

Les soldats de Victor et d'Oudinot n'en pouvaient croire leurs regards. Leurs officiers, émus de pitié, les larmes aux yeux, retenaient ceux de leurs compagnons que dans cette foule ils reconnaissaient. Ils les secouraient de leurs vivres et de leurs vêtemens, puis ils leur demandaient où étaient donc leurs corps d'armée? Et quand ceux-ci les leur montraient, n'apercevant, au lieu de tant de milliers d'hommes, qu'un faible peloton d'officiers et sous-officiers autour d'un chef, ils les cherchaient encore.

L'aspect d'un si grand désastre ébranla, dès le premier jour, les deuxième et neuvième corps. Le désordre, de tous les maux le plus contagieux, les gagna; Car il semble que l'ordre soit un effort contre la nature.

Et cependant les désarmés, les mourans mêmes, quoiqu'ils n'ignorassent plus qu'il fallait se faire jour au travers d'une rivière et d'un nouvel ennemi, ne doutèrent pas de la victoire.

Ce n'était plus que l'ombre d'une armée, mais c'était l'ombre de la grande-armée. Elle ne se sentait vaincue que par la nature. La vue de son empereur la rassurait. Depuis long-temps elle était accoutumée à ne plus compter sur lui pour la faire vivre, mais pour la faire vaincre. C'était la première campagne malheureuse, et il y en avait eu tant d'heureuses! il ne fallait que pouvoir le suivre: lui seul, qui avait pu élever si haut ses soldats et les précipiter ainsi, pourrait seul les sauver. Il était donc encore au milieu de son armée comme l'espérance au milieu du cœur de l'homme.

Aussi, parmi tant d'êtres qui pouvaient lui reprocher leur malheur, marchait-il sans crainte, parlant aux uns et aux autres sans affectation, sûr d'être respecté tant qu'on respecterait la gloire. Sachant bien qu'il nous appartenait, autant que nous lui appartenions, sa renommée étant comme une propriété nationale. On aurait plutôt tourné ses armes contre soi-même, ce qui arriva à plusieurs, et c'était un moindre suicide.

Quelques-uns venaient tomber et mourir à ses pieds, et, quoique dans un délire effrayant, leur douleur priait et ne reprochait pas. Et en effet, ne partageait-il pas le danger commun. Qui d'eux tous risquait autant que lui! Qui perdait plus à ce désastre!

S'il y eut des imprécations, ce ne fut point en sa présence; il semblait que de tant de maux le plus grand fut encore celui de lui déplaire: tant la confiance et la soumission étaient invétérées pour cet homme, qui leur avait soumis le monde; dont le génie, jusque-là toujours victorieux et infaillible, s'était mis à la place de leur libre arbitre, et qui pendant si long-temps, ayant tenu le grand-livre des pensions, celui des rangs, et celui de l'histoire, avait eu de quoi satisfaire, non-seulement les esprits avides, mais aussi tous les cœurs généreux.


CHAPITRE IV.

On approchait ainsi du moment le plus critique. Victor en arrière avec quinze mille hommes; Oudinot en avant avec cinq mille et déjà sur la Bérézina, l'empereur entre deux avec sept mille hommes, quarante mille traîneurs et une masse énorme de bagages et d'artillerie, dont la plus grande partie appartenait aux deuxième et neuvième corps.

Le 25, comme il allait atteindre la Bérézina, on aperçut de l'hésitation dans sa marche. Il s'arrêtait à chaque instant sur la grande route, attendant la nuit pour cacher son arrivée à l'ennemi, et donner le temps au duc de Reggio d'évacuer Borizof.

En entrant le 23 dans cette ville, ce maréchal avait vu un pont, de trois cents toises de longueur, détruit sur trois points et que la présence de l'ennemi rendait impossible à rétablir. Il avait appris qu'à sa gauche, et après avoir descendu le fleuve pendant deux milles, on trouverait près d'Oukoholda un gué profond et peu sûr; qu'à un mille au-dessus de Borizof, Stadhof marquait un autre gué, mais peu abordable. Il savait enfin, depuis deux jours, que Studzianka, à deux lieues au-dessus de Stadhof, était un troisième point de passage.

Il en devait la connaissance à la brigade Corbineau. C'était elle que de Wrede avait enlevée au deuxième corps vers Smoliany. Ce général bavarois l'avait gardée jusqu'à Dokszitzi, d'où il l'avait renvoyée au deuxième corps par Borizof. Mais Corbineau trouva l'armée russe de Tchitchakof maîtresse de cette ville. Forcé de rétrograder en remontant la Bérézina, de se cacher dans les forêts qui la bordent, et ne sachant sur quel point passer ce fleuve, il avait aperçu un paysan lithuanien, dont le cheval, encore mouillé, paraissait en sortir. Il s'était saisi de cet homme, s'en était fait un guide, derrière lequel il avait traversé la rivière à un gué, en face de Studzianka. Ce général avait ensuite rejoint Oudinot, en lui indiquant cette voie de salut.

L'intention de Napoléon étant de se retirer directement sur Wilna, le maréchal comprit facilement que ce passage était le plus direct et le moins dangereux. Il était d'ailleurs reconnu, et quand bien même l'infanterie et l'artillerie, trop pressées par Witgenstein et Kutusof, n'auraient pas le temps de franchir le fleuve sur des ponts, du moins serait-on sûr, puisqu'il y avait un gué éprouvé, que l'empereur et la cavalerie le passeraient; qu'alors tout, ne serait pas perdu, et la paix et la guerre, comme si Napoléon lui-même restait au pouvoir de l'ennemi.

Aussi, le maréchal n'avait-il pas hésité. Dès la nuit du 23 au 24, le général d'artillerie, une compagnie de pontoniers, un régiment d'infanterie et la brigade Corbineau avaient occupé Studzianka.

En même temps, les deux autres passages avaient été reconnus; tous avaient été trouvés fortement observés. Il s'agissait donc de tromper et de déplacer l'ennemi. La force n'y pouvait rien. On essaya la ruse: c'est pourquoi, dès le 24, trois cents hommes et quelques centaines de traîneurs furent envoyés vers Oukoholda, avec instruction d'y ramasser à grand bruit tous les matériaux nécessaires à la construction d'un pont; on fit encore défiler pompeusement de ce côté et en vue de l'ennemi toute la division des cuirassiers.

On fit plus, le général chef d'état-major Lorencé se fit amener plusieurs Juifs: il les interrogea avec affectation sur ce gué et sur les chemins qui de là conduisaient à Minsk. Puis montrant une grande satisfaction de leurs réponses, et feignant d'être convaincu qu'il n'y avait point de meilleur passage, il retint comme guides quelques-uns de ces traîtres, et fit conduire les autres au-delà de nos avant-postes. Mais pour être plus sûr que ceux-ci lui manqueraient de foi, il leur fit jurer qu'ils reviendraient au-devant de nous, dans la direction de Bérésino inférieur, pour nous informer des mouvemens de l'ennemi.

Pendant qu'on s'efforçait ainsi d'attirer à gauche toute l'attention de Tchitchakof, on préparait secrètement à Studzianka des moyens de passage. Ce ne fut que le 25, à cinq heures du soir, qu'Éblé y arriva, suivi seulement de deux forges de campagne, de deux voitures de charbon, de six caissons d'outils et de clous, et de quelques compagnies de pontoniers. À Smolensk il avait fait prendre à chaque ouvrier un outil et quelques clameaux.

Mais les chevalets qu'on construisait depuis la veille, avec les poutres des cabanes polonaises, se trouvèrent trop faibles. Il fallut tout recommencer. Il était désormais impossible d'achever le pont pendant la nuit; on ne pouvait l'établir que le lendemain 26, pendant le jour, et sous le feu de l'ennemi: mais il n'y avait plus à hésiter.

Dès les premières ombres de cette nuit décisive, Oudinot cède à Napoléon l'occupation de Borizof, et va prendre position avec le reste de son corps à Studzianka. On marcha dans une profonde obscurité; sans bruit, et se commandant mutuellement le plus profond silence.

À huit heures du soir, Oudinot et Dombrowski s'établirent sur les hauteurs dominantes du passage, en même temps qu'Éblé en descendait. Ce général se plaça sur les bords du fleuve, avec ses pontoniers et un caisson rempli de fer de roues abandonnées, dont, à tout hasard, il avait fait forger des crampons. Il avait tout sacrifié pour conserver cette faible ressource: elle sauva l'armée.

À la fin de cette nuit du 25 au 26, il fit enfoncer un premier chevalet dans le lit fangeux de la rivière. Mais pour comble de malheur la crue des eaux avait fait disparaître le gué. Il fallut des efforts inouis, et que nos malheureux sapeurs, plongés dans les flots jusqu'à la bouche, combattissent les glaces que charriait le fleuve. Plusieurs périrent de froid, ou submergés par ces glaçons, que poussait un vent violent.

Ils eurent tout à vaincre, excepté l'ennemi. La rigueur de l'atmosphère était au juste degré qu'il fallait pour rendre le passage du fleuve plus difficile, sans suspendre son cours, et sans consolider assez le terrain mouvant sur lequel nous allions aborder. Dans cette circonstance, l'hiver se montra plus russe que les Russes eux-mêmes. Ceux-ci manquèrent à leur saison, qui ne leur manquait pas.

Les Français travaillèrent toute la nuit à la lueur des feux ennemis, qui étincelaient sur la hauteur de la rive opposée, à la portée du canon et des fusils de la division Tchaplitz. Celui-ci ne pouvant plus douter de notre dessein, en envoya prévenir son général en chef.

[Illustration]


CHAPITRE V.

La présence d'une division ennemie ôtait l'espoir d'avoir trompé l'amiral russe. On s'attendait à chaque moment à entendre éclater toute son artillerie sur nos travailleurs; et quand même le jour seul découvrirait nos efforts, le travail ne devait pas être alors assez avancé; et la rive opposée, basse et marécageuse, était trop soumise aux positions de Tchaplitz, pour qu'un passage de vive force fût possible.

Aussi Napoléon, en sortant de Borizof, à dix heures du soir, crut-il partir pour un choc désespéré. Il s'établit avec les six mille quatre cents gardes qui lui restaient à Staroï-Borizof, dans un château appartenant au prince Radziwil, situé sur la droite du chemin de Borizof à Studzianka, et à une égale distance de ces deux points.

Il passa le reste de cette nuit décisive debout, sortant à tout moment, ou pour écouter, ou pour se rendre au passage où son sort s'accomplissait. Car la foule de ses anxiétés remplissait tellement ses heures, qu'à chacune d'elles il croyait la nuit achevée. Plusieurs fois, ceux qui l'entouraient l'avertirent de son erreur.

L'obscurité était à peine dissipée lorsqu'il se réunit à Oudinot. La présence du danger le calma, comme il arrivait toujours; mais à la vue des feux russes et de leur position, ses généraux les plus déterminés, tels que Rapp, Mortier et Ney, s'écrièrent, «que si l'empereur sortait de ce péril il faudrait décidément croire à son étoile!» Murat lui-même pensa qu'il était temps de ne plus songer qu'à sauver Napoléon. Des Polonais le lui proposèrent.

L'empereur attendait le jour dans l'une des maisons qui bordaient la rivière, sur un escarpement que couronnait l'artillerie d'Oudinot. Murat y pénètre; il déclare à son beau-frère, «qu'il regarde le passage comme impraticable; il le presse de sauver sa personne pendant qu'il en est encore temps. Il lui annonce qu'il peut sans danger traverser la Bérézina à quelques lieues au-dessus de Studzianka, que dans cinq jours il sera dans Wilna; que des Polonais, braves et dévoués, qui connaissent tous les chemins, s'offrent pour le conduire, et qu'ils répondent de son salut.»

Mais Napoléon repoussa cette proposition comme une voie honteuse, comme une lâche fuite, s'indignant qu'on est osé croire qu'il quitterait son armée tant qu'elle serait en péril. Toutefois, il n'en voulut point à Murat, peut-être parce que ce prince lui avait donné lieu de montrer sa fermeté, ou plutôt parce qu'il ne vit dans son offre qu'une marque de dévouement, et que la première qualité, aux yeux des souverains, est l'attachement à leur personne.

En ce moment, le jour faisait pâlir et disparaître les feux moskovites. Nos troupes prenaient les armes, les artilleurs se plaçaient à leurs pièces, les généraux observaient, tous enfin tenaient leurs regards fixés sur la rive opposée, dans ce silence des grandes attentes et précurseur des grands dangers.

Depuis la veille, chacun des coups de nos pontoniers retentissant sur ces hauteurs boisées, avait dû attirer toute l'attention de l'ennemi. Les premières lueurs du 26 allaient donc nous montrer ses bataillons et son artillerie rangés devant le frêle échafaudage qu'Éblé devait encore mettre huit heures à construire. Sans doute ils n'avaient attendu le jour que pour mieux diriger leurs coups. Il parut: nous vîmes des feux abandonnés, une rive déserte, et, sur les hauteurs, trente pièces d'artillerie en retraite. Un seul de leurs boulets eût suffi pour anéantir l'unique planche de salut qu'on allait jeter pour joindre les deux rives; mais cette artillerie se reployait à mesure que la nôtre se mettait en batterie.

Plus loin, on apercevait la queue d'une longue colonne qui s'écoulait vers Borizof sans regarder derrière elle; cependant, un régiment d'infanterie et douze canons restaient en présence, mais sans prendre position, et l'on voyait une horde de Cosaques errer sur la lisière des bois: c'était l'arrière-garde de la division Tchaplitz, qui, forte de six mille hommes, s'éloignait ainsi comme pour nous livrer passage.

Les Français n'en osaient pas croire leurs regards. Enfin, saisis de joie, ils battent des mains, ils en poussent des cris. Rapp et Oudinot entrent précipitamment chez l'empereur. «Sire, lui dirent-ils, l'ennemi vient de lever son camp et de quitter sa position!-Cela n'est pas possible!» répond l'empereur. Mais Ney et Murat accourent et confirment ce rapport. Alors Napoléon s'élance hors de son quartier-général: il regarde, il voit encore les dernières files de la colonne de Tchaplitz s'éloigner et disparaître dans les bois, et, transporté, il s'écrie: «J'ai trompé l'amiral!»

Dans ce premier mouvement, deux pièces ennemies reparurent et firent feu. L'ordre de les éloigner à coups de canon fut donné. Une première salve suffit; c'était une imprudence qu'on fit cesser promptement de peur qu'elle ne rappelât Tchaplitz; car le pont était à-peine commencé: il était huit heures, on enfonçait encore ses premiers chevalets.

Mais l'empereur, impatient de prendre possession de l'autre rive, la montre aux plus braves. L'aide-de-camp français, Jacqueminot, et le comte lithuanien Predzieczki, se jetèrent les premiers dans le fleuve, et, malgré les glaçons qui coupaient et ensanglantaient le poitrail et les flancs de leurs chevaux, ils parvinrent au bord opposé. Trente à quarante cavaliers, portant en croupe des voltigeurs, les suivirent ainsi que deux faibles radeaux, qui transportèrent quatre cents hommes en vingt voyages.

Vers une heure le rivage était nettoyé de Cosaques, et le pont pour l'infanterie achevé; la division Legrand le traversait rapidement avec ses canons, aux cris de «vive l'empereur!» et devant ce souverain, qui aidait lui-même au passage de l'artillerie, en encourageant ces braves soldats de sa voix et de son exemple.

Il s'écria en les voyant enfin maîtres du bord opposé: «Voilà donc encore mon étoile!» car il croyait à la fatalité, comme tous les conquérans, ceux des hommes qui, ayant eu le plus à compter avec la fortune, savent bien tout ce qu'ils lui doivent, et qui d'ailleurs, sans puissance intermédiaire entre eux et le ciel, se sentent plus immédiatement sous sa main.


CHAPITRE VI.

En ce moment, un seigneur lithuanien, déguisé en paysan, arriva de Wilna, avec la nouvelle de là victoire de Schwartzenberg sur Sacken. Napoléon se plut à publier à haute voix ce succès, y ajoutant, «que Schwartzenberg s'était aussitôt retourné sur la trace de Tchitchakof, et qu'il venait à notre secours.» Conjecture que la disparition de Tchaplitz rendait vraisemblable.

Cependant, ce premier pont qu'on venait d'achever, n'avait été fait que pour l'infanterie. On en commença aussitôt un second, à cent toises plus haut, pour l'artillerie et les bagages. Il ne fut achevé qu'à quatre heures du soir. En même temps, le duc de Reggio avec le reste du deuxième corps et la division Dombrowski, suivaient le général Legrand: c'étaient environ sept mille hommes.

Le premier soin du maréchal fut de s'assurer de la route de Zembin, par un détachement qui en chassa quelques Cosaques; de pousser l'ennemi vers Borizof, et de le contenir le plus loin possible du passage de Studzianka.

Tchaplitz poussa son obéissance à l'amiral jusqu'à Stakhowa, village voisin de Borizof. Alors il se retourna, et fit tête aux premières troupes d'Oudinot, que commandait Albert. On s'arrêta des deux côtés. Les Français se trouvant assez loin, ne voulaient que gagner du temps, et le général russe attendait des ordres.

Tchitchakof s'était trouvé dans une de ces circonstances difficiles où la préoccupation devant flotter incertaine sur plusieurs points à la fois, il suffit qu'elle se soit d'abord décidée et fixée sur un côté pour qu'aussitôt elle se déplace et verse de l'autre.

Sa marche de Minsk sur Borizof en trois colonnes, non-seulement par la grande route, mais par les routes d'Antonopolie, de Logoïsk et de Zembin, montrait que toute son attention s'était d'abord dirigée sur la partie de la Bérézina supérieure à Borizof. Dès lors, fort sur sa gauche, il ne sentit plus que sa faiblesse sur sa droite, et toutes ses inquiétudes se transportèrent de ce côté.

L'erreur qui l'entraîna dans cette fausse direction, eut encore d'autres fondemens. Les instructions de Kutusof y appelèrent sa responsabilité. Hoertel, qui commandait douze mille hommes vers Bobruisk, refusa de sortir de ses cantonnemens, de suivre Dombrowski et de venir défendre cette partie du fleuve; il allégua le danger d'une épizootie, prétexte inoui, invraisemblable, mais vrai, et que Tchitchakof lui-même a confirmé.

Cet amiral ajoute, qu'un avis donné par Witgenstein attira encore son anxiété vers Bérésino inférieur, ainsi que la supposition, assez naturelle, que la présence de ce général sur le flanc droit de la grande-armée, et au-dessus de Borizof, pousserait Napoléon au-dessous de cette ville.

Le souvenir des passages de Charles XII et de Davoust à Bérésino, put encore être un de ses motifs. En suivant cette direction, Napoléon, non-seulement éviterait Witgenstein, mais il reprendrait Minsk, et se joindrait à Schwartzenberg. Ceci dut encore être une considération pour Tchitchakof, dont Minsk était la conquête et Schwartzenberg le premier adversaire. Enfin, et sur-tout les fausses démonstrations d'Oudinot vers Ucholoda, et vraisemblablement le rapport des Juifs le déterminèrent.

L'amiral, complètement trompé, s'était donc résolu, le 25 au soir, à descendre la Bérézina, dans l'instant même où Napoléon s'était décidé à la remonter. On eût dit que l'empereur français avait dicté au général ennemi sa résolution, l'heure où il devait la prendre, l'instant précis et tous les détails de son exécution. Tous deux étaient partis en même temps de Borizof: Napoléon pour Studzianka, Tchitchakof pour Szabaszawiczy, se tournant ainsi le dos comme de concert, et l'amiral rappelant à lui tout ce qu'il avait de troupes au-dessus de Borizof, à l'exception d'un faible corps d'éclaireurs, et sans même faire rompre les chemins.

Toutefois à Szabaszawiczy, il n'était qu'à cinq ou six lieues du passage qui s'opérait. Dès le matin du 26, il devait en être instruit. Le pont de Borizof n'était pas à trois heures de marche du point d'attaque. Il avait laissé quinze mille hommes devant ce pont; il pouvait donc revenir de sa personne sur ce point, rejoindre Tchaplitz à Stachowa, et ce jour-là même attaquer, ou du moins se préparer, et le lendemain 27, culbuter avec dix-huit mille hommes les sept mille soldats d'Oudinot et de Dombrowski; enfin reprendre devant l'empereur et devant Studzianka, la position que Tchaplitz avait quittée la veille.

Mais les grandes fautes se réparent rarement avec tant de promptitude, soit qu'on se plaise d'abord à en douter, et qu'on ne se résigne à en convenir qu'après une entière certitude; soit qu'elles troublent, et que dans la défiance où l'on tombe de soi-même, on hésite et que l'on ait besoin de s'appuyer des autres.

Aussi, l'amiral perdit-il le reste du 26 et tout le 27, en consultations, en tâtonnemens et en préparatifs. La présence de Napoléon et de sa grande armée, dont il lui était difficile de se figurer la faiblesse, l'éblouit. Il vit l'empereur par-tout: devant sa droite, à cause des simulacres de passage; en face de son centre, à Borizof, parce qu'en effet toute notre armée, arrivant successivement dans cette ville, la remplissait de mouvemens; enfin à Studzianka, devant sa gauche, où l'empereur était réellement.

Le 27, il était si peu revenu de son erreur, qu'il fit reconnaître et attaquer Borizof par des chasseurs, qui passèrent sur les poutres du pont brûlé, et qui furent repoussés par les soldats de la division Partouneaux.

Le même jour, et pendant ces tâtonnemens, Napoléon, avec environ six mille gardes et le corps de Ney, réduit à six cents hommes, passait la Bérézina, vers deux heures de l'après-midi: il se plaçait en réserve d'Oudinot, et assurait contre les efforts à venir de Tchitchakof, le débouché des ponts.

Une foule de bagages et de traîneurs l'avaient précédé. Beaucoup traversèrent encore le fleuve après lui tant que le jour dura. En même temps, l'armée de Victor remplaçait la garde sur les hauteurs de Studzianka.

[Illustration]


CHAPITRE VII.

Jusque-là tout allait bien. Mais Victor, en passant dans Borizof, y avait laissé Partouneaux et sa division. Ce général devait arrêter l'ennemi en arrière de cette ville, chasser devant lui les nombreux traîneurs qui s'y étaient abrités, et rejoindre Victor avant la fin du jour. Partouneaux voyait pour la première fois le désordre de la grande-armée. Il voulut, comme Davoust au commencement de la retraite, en cacher la trace aux yeux des Cosaques de Kutusof, qui le suivaient. Cette vaine tentative, les attaques de Platof par le grand chemin d'Orcha, et celles de Tchitchakof par le pont brûlé de Borizof, le retinrent dans cette ville jusqu'à la fin du jour.

Il se préparait à en sortir, quand l'ordre lui vint d'y passer la nuit. Ce fut l'empereur qui le lui envoya. Napoléon crut sans doute par-là, fixer toute l'attention des trois généraux russes sur Borizof, et que Partouneaux les retenant sur ce point, lui donnerait le temps d'effectuer tout son passage.

Mais Witgenstein avait laissé Platof suivre l'armée française sur le grand chemin; lui, s'était dirigé plus à droite. Il déboucha le même soir sur les hauteurs qui bordent la Bérézina, entre Borizof et Studzianka, coupa la route qui joint ces deux points, et s'empara de tout ce qui s'y trouvait. Une foule de traîneurs, en refluant sur Partouneaux, lui apprirent qu'il était séparé du reste de l'armée.

Partouneaux n'hésita point. Quoiqu'il n'eût avec lui que trois canons et trois mille cinq cents combattans, il se décida sur-le-champ à se faire jour, fit ses dispositions, et se mit en marche. Il eut d'abord à s'avancer sur une route glissante, encombrée de bagages et de fuyards; contre un vent violent soufflant en face, et au travers d'une nuit obscure et glaciale. Bientôt le feu de plusieurs milliers d'ennemis, qui bordaient les hauteurs à sa droite, vint s'ajouter à ces obstacles. Tant qu'il ne fut attaqué que de côté, il poursuivit; mais bientôt ce fut en face, par des troupes nombreuses, bien postées, et dont les boulets traversaient de tête en queue sa colonne.

Cette malheureuse division se trouvait alors engagée dans un bas-fond; une longue file de cinq à six cents voitures embarrassait tous ses mouvemens; sept mille traîneurs effarés, et hurlant de terreur et de désespoir, se ruaient dans ses faibles lignes. Ils les brisaient, faisaient flotter ses pelotons, et entraînaient à chaque instant dans leur désordre de nouveaux soldats qui se décourageaient. Il fallut rétrograder pour se rallier et reprendre une nouvelle position; mais en reculant on rencontra la cavalerie de Platof.

Déjà, la moitié de nos combattants avait succombé, et les quinze cents soldats qui restaient, se sentaient entourés par trois armées et un fleuve.

Dans cette situation, un parlementaire vint, au nom de Witgenstein et de cinquante mille hommes, ordonner aux Français de se rendre. Partouneaux repousse cette sommation. Il appelle dans ses rangs ses traîneurs encore armés; il veut tenter un dernier effort et s'ouvrir vers les ponts de Studzianka, une route sanglante: mais ces hommes naguère si braves, alors dégradés par la misère, brisèrent lâchement leurs armes.

En même temps, le général de son avant-garde lui annonce que les ponts de Studzianka sont en feu; un aide-de-camp, nommé Rochex, en avait fait le rapport; il prétendait les avoir vus brûler. Partouneaux crut à cette fausse nouvelle; car, en fait de malheurs, l'infortune est crédule.

Il se jugea abandonné, livré, et comme la nuit, l'encombrement et la nécessité de faire face de trois côtés, séparaient ses faibles brigades, il fait dire à chacune d'elles de tenter de s'écouler, à la faveur des ombres, le long des flancs de l'ennemi. Pour lui, avec l'une de ces brigades, réduite à quatre cents hommes, il s'élève sur les hauteurs boisées et à pic qui sont à sa droite, espérant traverser dans l'obscurité l'armée de Witgenstein, lui échapper, rejoindre Victor, ou tourner la Bérézina par ses sources.

Mais par-tout où il se présente il rencontre des feux ennemis, et il se détourne encore; il erre au hasard, pendant plusieurs heures, dans des plaines de neige, au travers d'un ouragan impétueux. Il voit à chaque pas ses soldats saisis de froid, exténués de faim et de fatigue, tomber à demi morts dans les mains de la cavalerie russe, qui le poursuit sans relâche.

Cet infortuné général luttait encore contre le ciel, contre les hommes et contre son propre désespoir, quand il sentit la terre même manquer sous ses pieds. En effet, trompé par la neige, il s'était engagé sur la glace, encore trop faible, d'un lac prêt à l'engloutir: alors seulement il cède et rend ses armes.

Pendant que cette catastrophe s'accomplissait, ses trois autres brigades, de plus en plus resserrées sur la route, y perdaient l'usage de leurs mouvemens. Elles retardèrent leur perte jusqu'au lendemain, d'abord en combattant, puis en parlementant; mais alors elles succombèrent à leur tour: une même infortune les réunit à leur général.

De toute cette division un seul bataillon échappa. On rapporte que son commandant se tournant vers les siens, leur déclara «qu'ils eussent à suivre tous ses mouvemens, et que le premier qui parlerait de se rendre, il le tuerait.» Alors il abandonne la funeste route; il se glisse jusque sur les bords du fleuve, se plie à tous ses contours, et, protégé par le combat de ses compagnons moins heureux, par l'obscurité, par les difficultés mêmes du terrain, il s'écoule en silence, échappe à l'ennemi, et vient confirmer à Victor la perte de Partouneaux.

Quand Napoléon apprit cette nouvelle, saisi de douleur il s'écria: «Faut-il donc, lorsque tout semblait sauvé comme par miracle, que cette défection vienne tout gâter!» L'expression était impropre, mais la douleur la lui arracha, soit qu'il prévît que Victor affaibli ne pourrait résister assez long-temps le lendemain, soit qu'il tînt à honneur de n'avoir laissé dans toute sa retraite, entre les mains de l'ennemi, que des traîneurs et point de corps armé et organisé. En effet, cette division fut la première et la seule qui mit bas les armes.


CHAPITRE VIII.

Ce succès encouragea Witgenstein. En même temps, deux jours de tâtonnemens, le rapport d'un prisonnier, et sur-tout la reprise de Borizof par Platof, avaient éclairé Tchitchakof. Dès lors, les trois armées russes, du nord, de l'est et du midi, se sentirent réunies; leurs chefs communiquèrent entre eux. Witgenstein et Tchitchakof étaient jaloux l'un de l'autre, mais ils nous détestaient encore plus; la haine fut leur lien et non l'amitié. Ces généraux se trouvèrent donc prêts à attaquer à la fois les ponts de Studzianka par les deux rives du fleuve.

C'était le 28 novembre. La grande-armée avait eu deux jours et deux nuits pour s'écouler; il devait être trop tard pour les Russes. Mais le désordre régnait chez les Français, et les matériaux avaient manqué aux deux ponts. Deux fois, dans la nuit du 26 au 27, celui des voitures s'était rompu, et le passage en avait été retardé de sept heures: il se brisa une troisième fois, le 27, vers quatre heures du soir. D'un autre côté, les traîneurs dispersés dans les bois et dans les villages environnans, n'avaient pas profité de la première nuit, et le 27, quand le jour avait reparu, tous s'étaient présentés à la fois pour passer les ponts.

Ce fut sur-tout quand la garde, sur laquelle ils se réglaient, s'ébranla. Son départ fut comme un signal: ils accoururent de toutes parts; ils s'amoncelèrent sur la rive. On vit en un instant une masse profonde, large et confuse, d'hommes, de chevaux et de chariots, assiéger l'étroite entrée des ponts qu'elle débordait. Les premiers, poussés par ceux qui les suivaient, repoussés par les gardes et par les pontoniers, ou arrêtés par le fleuve, étaient écrasés, foulés aux pieds, ou précipités dans les glaces que charriait la Bérézina. Il s'élevait de cette immense et horrible cohue, tantôt un bourdonnement sourd, tantôt une grande clameur, mêlée de gémissemens et d'affreuses imprécations.

Les efforts de Napoléon et de ses premiers lieutenans pour sauver ces hommes éperdus, en rétablissant l'ordre parmi eux, furent long-temps inutiles. Le désordre avait été si grand que vers deux heures, quand l'empereur s'était présenté à son tour, il avait fallu employer la force pour lui ouvrir un passage. Un corps de grenadiers de la garde, et Latour-Maubourg, renoncèrent, par pitié, à se faire jour au travers de ces misérables.

Le hameau de Zaniwki, situé au milieu des bois et à une lieue de Studzianka, reçut le quartier-impérial. Éblé venait alors de faire le dénombrement des bagages, dont la rive était couverte. Il prévint l'empereur que six jours ne suffiraient pas pour que tant de voitures pussent s'écouler. Ney était présent: il s'écria «qu'il les fallait donc brûler sur-le-champ. Mais Berthier, poussé par le mauvais génie qui habite les cours, s'y opposa. Il assura qu'on était loin d'être réduit à cette extrémité. L'empereur se plut à le croire par entraînement pour l'avis qui le flattait le plus, et par ménagement pour tant d'hommes, dont il se reprochait le malheur, et dont ces voitures renfermaient les vivres et la fortune.

Dans la nuit du 27 au 28, le désordre cessa par un désordre contraire. Les ponts furent abandonnés, le village de Studzianka attira tous ces traîneurs; en un instant il fut dépecé, il disparut, et fut converti en une infinité de bivouacs. Le froid et la faim y fixèrent tous ces malheureux. Il fut impossible de les en arracher. Toute cette nuit fut encore perdue pour leur passage.

Cependant Victor avec six mille hommes, les défendait contre Witgenstein. Mais dès les premières lueurs du 28, quand ils virent ce maréchal se préparer à un combat, lorsqu'ils entendirent le canon de Witgenstein tonner sur leur tête, et celui de Tchitchakof gronder en même temps sur l'autre rive, alors ils se levèrent tous à la fois, ils descendirent, ils se précipitèrent en tumulte, et revinrent assiéger les ponts.

Leur terreur était fondée. Le dernier jour de beaucoup de ces malheureux était venu. Witgenstein et Platof, avec quarante mille Russes de l'armée du nord et de l'est, attaquaient les hauteurs de la rive gauche, que Victor, réduit à six mille hommes, défendait. En même temps, sur la rive droite, Tchitchakof, avec ses vingt-sept mille Russes de l'armée du midi, débouchait de Stachowa contre Oudinot, Ney et Dombrowski. Ceux-ci comptaient à peine dans leurs rangs huit mille hommes, que soutenaient la vieille et la jeune garde, alors composées de deux mille huit cents baïonnettes et de neuf cents sabres.

Les deux armées russes prétendaient se saisir à la fois des deux issues des ponts, et de tout ce qui n'aurait pas pu se jeter au-delà des marais de Zembin. Plus de soixante mille hommes, bien vêtus, bien nourris et complètement armés, en assaillaient dix-huit mille à demi nus, mal armés, mourant de faim, séparés par une rivière, environnés de marais, enfin embarrassés par plus de cinquante mille traîneurs, malades ou blessés, et par une énorme masse de bagages. Depuis deux jours, le froid et la misère étaient tels, que la vieille garde avait perdu le tiers de ses combattans, et la jeune garde la moitié.

Ce fait, et le malheur de la division Partouneaux, expliquent l'effrayante réduction du corps de Victor, et cependant ce maréchal contint Witgenstein pendant toute cette journée du 28. Pour Tchitchakof, il fut battu. Le maréchal Ney et ses huit mille Français, Suisses et Polonais, suffirent contre vingt-sept mille Russes.

L'attaque de l'amiral fut lente et molle. Son canon balaya la route, mais il n'osa point suivre ses boulets, et pénétrer par la trouée qu'ils firent dans nos rangs. Pourtant, devant sa droite, la légion de la Vistule plia sous l'effort d'une forte colonne. Oudinot, Dombrowski et Albert furent alors blessés; on devint inquiet. Mais Ney accourut; il lança tout au travers des bois et sur le flanc de cette colonne russe, Doumerc et sa cavalerie, qui la défoncèrent, lui prirent deux mille hommes, sabrèrent le reste, et décidèrent par cette charge vigoureuse, du combat qui traînait indécis.

Tchitchakof, vaincu par Ney, fut repoussé dans Stakowa. La plupart des généraux du deuxième corps furent atteints, car moins ils avaient de troupes, plus il fallait qu'ils payassent de leur personne. On vit beaucoup d'officiers prendre les fusils et la place de leurs soldats blessés.

Parmi les pertes de ce jour, celle du jeune Noailles, aide-de-camp de Berthier, fut remarquée. Une balle le tua, roide. C'était un de ces officiers de mérite, mais trop ardens, qui se prodiguent, et qu'on croit avoir assez récompensés en les employant.

Pendant ce combat, Napoléon, à la tête de sa garde, resta en réserve à Brilowa, couvrant l'issue des ponts, entre les deux batailles, mais plus près de celle de Victor. Ce maréchal, attaqué dans une position très-périlleuse, et par une force quadruple de la sienne, perdait peu de terrain. Son corps d'armée, mutilé par la prise de la division Partouneaux, avait sa droite appuyée au fleuve. Une batterie de l'empereur, placée sur l'autre rive, la soutenait. Un ravin protégeait son front, sa gauche était en l'air, sans appui, et comme perdue dans la plaine haute de Studzianka.

La première attaque de Witgenstein ne se fit qu'à dix heures du matin, le 28, en travers de la route de Borizof et le long de la Bérézina, qu'il s'efforçait de remonter jusqu'au passage; mais l'aile droite française l'arrêta, et le contint long-temps hors de portée des ponts. Alors Witgenstein, se déployant, étendit le combat sur tout le front de Victor, mais sans succès. Une de ses colonnes d'attaque voulut traverser le ravin: elle fut assaillie et détruite.

Enfin, vers le milieu du jour, le Russe s'aperçut de sa supériorité: il déborda l'aile gauche française. Tout alors eût été perdu sans un effort de Fournier et le dévouement de Latour-Maubourg. Ce général passait les ponts avec sa cavalerie. Il aperçut le danger, revint aussitôt sur ses pas, et l'ennemi fut encore arrêté par une charge sanglante. La nuit vint avant que les quarante mille Russes de Witgenstein eussent pu entamer les six mille hommes du duc de Bellune. Ce maréchal resta maître des hauteurs de Studzianka, préservant encore les ponts des baïonnettes russes, mais ne pouvant les cacher à l'artillerie de leur aile gauche.


CHAPITRE IX.

Pendant toute cette journée, la position du neuvième corps fut d'autant plus critique, qu'un pont frêle et étroit était sa seule retraite: encore les bagages et les traîneurs obstruaient-ils ses avenues. À mesure que le combat s'était échauffé, la terreur de ces misérables avait augmenté leur désordre. D'abord les premiers bruits d'un engagement sérieux causa leur épouvante, puis la vue des blessés qui en revenaient, et enfin les batteries de la gauche des Russes, dont les boulets vinrent frapper leur masse confuse.

Déjà tous s'étaient précipités les uns sur les autres, et cette multitude immense, entassée sur la rive, pêle-mêle avec les chevaux et les chariots, y formait un épouvantable encombrement. Ce fut vers le milieu du jour que les premiers boulets ennemis tombèrent au milieu de ce chaos: ils furent le signal d'un désespoir universel.

Alors, comme dans toutes les circonstances extrêmes, les cœurs se montrèrent à nu, et l'on vit des actions infames et des actions sublimes. Suivant leurs différens caractères, les uns, décidés et furieux, s'ouvrirent le sabre à la main un horrible passage. Plusieurs frayèrent à leurs voitures un chemin plus cruel encore; ils les faisaient rouler impitoyablement au travers de cette foule d'infortunés qu'elles écrasaient. Dans leur odieuse avarice, ils sacrifiaient leurs compagnons de malheur au salut de leurs bagages. D'autres, saisis d'une dégoûtante frayeur, pleurent, supplient et succombent, l'épouvante achevant d'épuiser leurs forces. On en vit, et c'était sur-tout les malades et les blessés, renoncer à la vie, s'écarter et s'asseoir résignés, regardant d'un œil fixe cette neige qui allait devenir leur tombeau.

Beaucoup de ceux qui s'étaient lancés les premiers dans cette foule de désespérés, ayant manqué le pont, voulurent l'escalader par ses côtés; mais la plupart furent repoussés dans le fleuve. Ce fut là qu'on aperçut des femmes au milieu des glaçons, avec leurs enfans dans leurs bras, les élevant à mesure qu'elles s'enfonçaient; déjà submergées, leurs bras roidis les tenaient encore au-dessus d'elles.

Au milieu de cet horrible désordre, le pont de l'artillerie creva et se rompit. La colonne engagée sur cet étroit passage voulut en vain rétrograder. Le flot d'hommes qui venait derrière, ignorant ce malheur, n'écoutant pas les cris des premiers, poussèrent devant eux, et les jetèrent dans le gouffre, où ils furent précipités à leur tour.

Tout alors se dirigea vers l'autre pont. Une multitude de gros caissons, de lourdes voitures et de pièces d'artillerie y affluèrent de toutes parts. Dirigées par leurs conducteurs, et rapidement emportées sur une pente roide et inégale, au milieu de cet amas d'hommes, elles broyèrent les malheureux qui se trouvèrent surpris entre elles; puis, s'entrechoquant, la plupart, violemment renversées, assommèrent dans leur chute ceux qui les entouraient. Alors des rangs entiers de malheureux poussés sur ces obstacles s'y embarrassent, culbutent et sont écrasés par des masses d'autres infortunés qui se succèdent sans interruption.

Ces flots de misérables roulaient ainsi les uns sur les autres; on n'entendait que des cris de douleur et de rage. Dans cette affreuse mêlée les hommes foulés et étouffés se débattaient sous les pieds de leurs compagnons, auxquels ils s'attachaient avec leurs ongles et leurs dents. Ceux-ci les repoussaient sans pitié, comme des ennemis.

Parmi eux, des femmes, des mères, appelèrent en vain d'une voix déchirante leurs maris, leurs enfans, dont un instant les avait séparées sans retour: elles leur tendirent les bras, elles supplièrent qu'on s'écartât pour qu'elles pussent s'en rapprocher; mais emportées çà et là par la foule, battues par ces flots d'hommes, elles succombèrent sans avoir été seulement remarquées. Dans cet épouvantable fracas d'un ouragan furieux, de coups de canon, du sifflement de la tempête, de celui des boulets, des explosions des obus, de vociférations, de gémissemens, de juremens effroyables, cette foule désordonnée n'entendait pas les plaintes des victimes qu'elle engloutissait.

Les plus heureux gagnèrent le pont, mais en surmontant des monceaux de blessés, de femmes, d'enfans renversés à demi étouffés, et que dans leurs efforts ils piétinaient encore. Arrivés enfin sur l'étroit défilé, ils se crurent sauvés; mais à chaque moment, un cheval abattu, une planche brisée ou déplacée arrêtait tout.

Il y avait aussi à l'issue du pont, sur l'autre rive, un marais où beaucoup de chevaux et de voitures s'étaient enfoncés, ce qui embarrassait encore et retardait l'écoulement. Alors, dans cette colonne de désespérés, qui s'entassaient sur cette unique planche de salut, il s'élevait une lutte infernale où les plus faibles et les plus mal placés furent précipités dans le fleuve par les plus forts. Ceux-ci, sans détourner la tête, emportés par l'instinct de la conservation, poussaient vers leur but avec fureur, indifférens aux imprécations de rage et de désespoir de leurs compagnons ou de leurs chefs, qu'ils s'étaient sacrifiés.

La nuit du 28 au 29 vint augmenter toutes ces horreurs. Son obscurité ne déroba pas aux canons des Russes leurs victimes. Sur cette neige qui couvrait tout, le cours du fleuve, cette masse toute noire d'hommes, de chevaux, de voitures, et les clameurs qui en sortaient, servirent aux artilleurs ennemis à diriger leurs coups.

Vers neuf heures du soir, il y eut un surcroît de désolation, quand Victor commença sa retraite, et que ses divisions se présentèrent et s'ouvrirent une horrible tranchée au milieu de ces malheureux, que jusque-là elles avaient défendus. Cependant, une arrière-garde ayant été laissée à Studzianka, la multitude engourdie par le froid, ou trop attachée à ses bagages, se refusa à profiter de cette dernière nuit pour passer sur la rive opposée. On mit inutilement le feu aux voitures pour en arracher ces infortunés. Le jour seul put les ramener tous à la fois, et trop tard, à l'entrée du pont, qu'ils assiégèrent de nouveau. Il était huit heures et demie du matin, lorsqu'enfin Éblé, voyant les Russes s'approcher, y mit le feu.

Le désastre était arrivé à son dernier terme. Une multitude de voitures, trois canons, plusieurs milliers d'hommes, des femmes et quelques enfans furent abandonnés sur la rive ennemie. On les vit errer par troupes désolées sur les bords du fleuve; Les uns s'y jetèrent à la nage, d'autres se risquèrent sur les pièces de glace qu'il charriait; il y en eut qui s'élancèrent tête baissée au milieu des flammes du pont, qui croula sous eux: brûlés et gelés tout à la fois, ils périrent par deux supplices contraires. Bientôt on aperçut les corps des uns et des autres s'amonceler et battre avec les glaçons contre les chevalets: le reste attendit les Russes. Witgenstein ne parut sur les hauteurs qu'une heure après le départ d'Éblé, et sans avoir remporté la victoire, il en recueillit les fruits.


CHAPITRE X.

Pendant que cette catastrophe s'accomplissait, les restes de la grande-armée ne formaient plus sur l'autre rive qu'une masse informe, qui se déroulait confusément, en s'écoulant vers Zembin. Tout ce pays est un plateau boisé d'une grande étendue, où les eaux, flottant incertaines entre plusieurs pentes, forment un vaste marécage. L'armée le traversa sur trois ponts consécutifs de trois cents toises de longueur, avec un étonnement mêlé de frayeur et de joie.

Ces ponts magnifiques, faits de sapin résineux, commençaient à quelques werstes du passage, Tchaplitz les avait occupés pendant plusieurs jours. Un abatis et des tas de bourrées, d'un bois combustible et déjà sec, étaient couchés à leur entrée, comme pour lui indiquer ce qu'il avait à en faire. Il n'aurait d'ailleurs fallu que le feu de la pipe de l'un de ses Cosaques pour incendier ces ponts. Des lors tous nos efforts et le passage de la Bérézina eussent été inutiles. Pris entre ces marais et le fleuve, dans un espace étroit, sans vivres, sans abri, au milieu d'un ouragan insupportable, la grande-armée et son empereur eussent été forcés de se rendre sans combat.

Dans cette position désespérée, où la France entière semblait devoir être prise en Russie, où tout était contre nous et pour les Russes, ceux-ci ne firent rien qu'à demi. Kutusof n'arriva sur le Dnieper, à Kopis, que le jour où Napoléon abordait la Bérézina. Witgenstein se laissa contenir pendant le temps nécessaire. Tchitchakof fut défait; et sur quatre-vingt mille hommes, Napoléon réussit à en sauver soixante mille.

Il était resté jusqu'au dernier moment sur ces tristes bords, près des ruines de Brilowa, sans abri, et à la tête de sa garde, dont la tourmente avait détruit le tiers. Le jour, elle prenait les armes et restait rangée en bataille; la nuit, elle bivouaquait en carré autour de son chef: là, ces vieux grenadiers attisaient sans cesse leurs feux. On les voyait assis sur leurs sacs, les coudes appuyés sur les genoux et la tête sur leurs mains, sommeillant ainsi repliés sur eux-mêmes, pour que leurs membres s'échauffassent l'un l'autre, et pour moins sentir le vide de leurs estomacs.

Pendant ces trois jours et ces trois nuits, Napoléon au milieu d'eux, le regard et la pensée errant de trois côtés à la fois, soutint le deuxième corps de ses ordres et de sa présence, protégea le neuvième corps et le passage avec son artillerie, et s'unit aux efforts d'Éblé pour sauver de ce naufrage le plus de débris possible. Lui-même enfin dirigea ces restes vers Zembin, où le prince Eugène l'avait précédé.

On remarqua qu'il commandait encore à ses maréchaux, demeurés sans soldats, de prendre des positions sur cette route, comme s'ils eussent encore eu des armées sous leurs ordres. L'un d'eux lui en fit l'observation avec amertume; il commençait le détail de ses pertes: mais Napoléon, décidé à repousser tous les rapports, de peur qu'ils ne dégénérassent en plaintes, l'interrompit vivement par ces mots: «Pourquoi donc voulez-vous m'ôter mon calme?» Et sur ce qu'il persévérait, il lui ferma la bouche en répétant avec l'accent du reproche: «Je vous demande, monsieur, pourquoi vous voulez m'ôter mon calme?» Mot qui, dans son malheur, explique l'attitude qu'il s'imposa et celle qu'il exigea des autres.

Autour de lui, pendant ces mortels jours, chaque bivouac fut marqué par une foule de morts. Là étaient réunis des hommes de tous les états, de tous les grades, de tous les âges, ministres, généraux, administrateurs. On y remarqua sur-tout un ancien grand seigneur de ces temps bien passés, où régnait souverainement une grâce légère et brillante. On voyait cet officier-général de soixante ans, assis sur un tronc d'arbre couvert de neige, s'occuper avec une imperturbable gaieté, dès que le jour revenait, des détails de sa toilette: au milieu de cet ouragan il faisait parer sa tête d'une frisure élégante et poudrée avec soin, se jouant ainsi de tous les malheurs et de tous les élémens déchaînés qui l'assiégeaient.

Près de lui, des officiers d'armes savantes dissertaient encore. Dans notre siècle, que quelques découvertes encouragent à tout expliquer, ceux-là, au milieu des souffrances aiguës que leur apportait le vent du nord, cherchaient la cause de sa constante direction. Selon eux, depuis son départ pour le pôle antarctique, le soleil, en échauffant l'hémisphère du sud, y vaporisait toutes les émanations, les élevait, et laissait à la surface de cette zone un vide où les vapeurs de la nôtre, plus basses parce qu'elles étaient moins raréfiées, se précipitaient. De proche en proche, et par une même cause, le pôle russe, tout surchargé des vapeurs qu'il avait émanées, reçues et refroidies depuis le dernier printemps, saisissait avidement cette direction. Il s'en déchargeait par un courant impétueux et glacé qui rasait les terres russes, en roidissant et en tuant tout sur son passage.

Quelques autres de ces officiers remarquaient avec une curieuse attention la cristallisation régulière et hexagonale de chacune des parcelles de neige qui couvraient leurs vêtemens.

Le phénomène des parélies ou des apparitions simultanées de plusieurs images du soleil, que des aiguilles de glace, suspendues dans l'atmosphère, réfléchirent à leurs yeux, fut encore le sujet de leurs observations, et vint plusieurs fois les distraire de leurs souffrances.


CHAPITRE XI.

Le 29, l'empereur quitta les bords de la Bérézina, poussant devant lui la foule des hommes débandés, et marchant avec le neuvième corps déjà désorganisé. La veille, le deuxième, le neuvième corps et la division Dombrowski, présentaient un ensemble de quatorze mille hommes; et déjà, à l'exception d'environ six mille hommes, le reste n'avait plus forme de division, de brigade et de régiment.

La nuit, la faim, le froid, la chute d'une foule d'officiers, la perte des bagages, laissés de l'autre côté du fleuve, l'exemple de tant de fuyards, celui, bien plus rebutant, des blessés qu'on abandonnait sur les deux rives, et qui se roulaient de désespoir sur une neige ensanglantée, tout enfin les avait désorganisés; ils s'étaient perdus dans la masse des hommes débandés qui arrivaient de Moskou.

C'était encore soixante mille hommes, mais sans ensemble. Tous marchaient pêle-mêle, cavalerie, fantassins, artilleurs, Français et Allemands: il n'y avait plus ni aigle, ni centre. L'artillerie et les voitures roulaient au travers de cette foule confuse, sans autre instruction que celle d'avancer autant que possible.

Sur cette chaussée, tantôt étroite, tantôt montueuse, on s'écrasait à tous les défilés, pour se disperser ensuite par-tout où l'on espérait trouver un asile, ou quelques alimens. Ce fut ainsi que Napoléon arriva à Kamen; il y coucha, avec les prisonniers du jour précédent, qu'on parqua. Ces malheureux, après avoir dévoré jusqu'à leurs morts, périrent presque tous de faim et de froid.

Le 30, il fut à Pleszczénitzy. Le duc de Reggio blessé s'y était retiré la veille avec environ quarante officiers et soldats. Il s'y croyait en sûreté, quand tout-à-coup le russe Landskoy, avec cent cinquante hussards, quatre cents Cosaques et deux canons, pénétra dans ce bourg et en remplit toutes les rues.

La faible escorte d'Oudinot était dispersée. Le maréchal se vit réduit à se défendre lui dix-huitième, dans une maison de bois; mais ce fut avec tant d'audace et de bonheur, que l'ennemi étonné s'inquiéta, sortit de la ville et s'établit sur une hauteur, d'où il ne l'attaqua plus qu'avec son canon. La destinée trop persévérante de ce brave chef, voulut que, dans cette échauffourée, il fût encore blessé d'un éclat de bois.

Deux bataillons westphaliens, qui précédaient l'empereur, parurent enfin, et le dégagèrent, mais tard, et après que ces Allemands et l'escorte du maréchal, qui ne se reconnurent pas d'abord, se furent considérés avec une longue incertitude et une vive anxiété.

Le 3 décembre, Napoléon arriva dans la matinée à Malodeczno. C'était le dernier point sur lequel Tchitchakof aurait pu le prévenir. Quelques vivres s'y trouvaient, le fourrage y était abondant, la journée belle, le soleil brillant, le froid supportable. Enfin, les courriers, qui manquaient depuis long-temps, y arrivèrent tous à la fois. Les Polonais furent aussitôt dirigés sur Varsovie par Olita, et les cavaliers à pied par Merecz sur le Niémen; le reste dut suivre la grande route qu'on venait de rejoindre.

Jusque-là, Napoléon semblait n'avoir pas conçu le projet de quitter son armée. Mais vers le milieu de ce jour il annonça tout-à-coup à Daru et à Duroc, sa résolution de partir incessamment pour Paris.

Daru n'en reconnut pas la nécessité. Il objecta «que les communications étaient rouvertes et les grands dangers dépassés; qu'à chaque pas rétrograde, il allait rencontrer les renforts que lui envoyaient Paris et l'Allemagne.» Mais l'empereur répliqua «qu'il ne se sentait plus assez fort pour laisser la Prusse entre lui et la France. Pourquoi fallait-il qu'il restât à la tête d'une déroute. Murât et Eugène suffiraient pour la diriger, et Ney pour la couvrir.

«Qu'il était indispensable qu'il retournât en France pour la rassurer, pour l'armer, pour contenir de là tous les Allemands dans leur fidélité; enfin pour revenir avec des forces nouvelles et suffisantes, au secours des restes de sa grande-armée.

«Mais, avant d'atteindre ce but, ne fallait-il pas qu'il traversât seul quatre cents lieues de terres alliées; et, pour le faire sans danger, que sa résolution y fût imprévue, son passage ignoré, le bruit du désastre de sa retraite encore incertain; qu'il en précédât la nouvelle, l'effet qu'elle y pourrait produire et toutes les défections qui pourraient en résulter. Il n'avait donc pas de temps à perdre, et le moment de son départ était venu.»

Il n'hésita que sur le choix du chef qu'il laisserait à l'armée. C'était entre Murat et Eugène qu'il balançait. Il aimait la sagesse et le dévouement de celui-ci. Mais Murat avait plus d'éclat, et il s'agissait d'imposer. Eugène resterait avec ce monarque; son âge, son rang inférieur répondraient de sa soumission, et son caractère de son zèle. Il en donnerait l'exemple aux autres maréchaux.

Enfin Berthier, le canal tant accoutumé de tous les ordres et de toutes les récompenses impériales, demeurerait encore avec eux: il n'y aurait donc rien de changé dans la forme ni dans l'organisation; et cette disposition, en annonçant son prompt retour, contiendrait à la fois dans leur devoir les plus impatiens des siens, et dans une crainte salutaire les plus ardens de ses ennemis.

Tels furent les motifs de Napoléon. Caulincourt reçut aussitôt l'ordre de préparer en secret ce départ. Le lieu qu'on lui assigna fut Smorgony, et son époque la nuit du cinq au six.

Quoique Daru ne dût point accompagner Napoléon, et qu'on lui laissât la lourde charge de l'administration de l'armée, il écouta en silence, n'ayant rien à objecter contre des motifs si puissans: mais il n'en fut pas de même de Berthier. Ce vieillard affaibli, et qui depuis seize années n'avait pas quitté Napoléon, se révolta à l'idée de cette séparation.

La scène secrète qui en résulta fut violente. L'empereur s'indigna de sa résistance. Dans son emportement, il lui reprocha les bienfaits dont il l'avait comblé: l'armée, lui dit-il, avait besoin de la réputation qu'il lui avait faite, et qui n'était qu'un reflet de la sienne; au reste, il lui donnait vingt-quatre heures pour se décider, après quoi, s'il persévérait, il pourrait partir pour ses terres, où il lui ordonnait de rester, en lui interdisant pour jamais Paris et sa présence. Le lendemain 4 décembre, Berthier, s'excusant de son refus sur son âge et sur sa santé affaiblie, lui apporta une triste résignation.


CHAPITRE XII.

Mais à l'instant même où Napoléon décidait son départ, l'hiver devenait terrible, comme si le ciel moskovite, le voyant près de lui échapper, eût redoublé de rigueur pour l'accabler et nous détruire. Ce fut au travers de vingt-six degrés de froid que nous atteignîmes, le 4 décembre, Bienitza.

L'empereur avait laissé le comte de Lobau, et plusieurs centaines d'hommes de sa vieille garde, à Malodeczno. C'était là que la route de Zembin rejoignait le grand chemin de Minsk à Wilna. Il fallait garder cet embranchement jusqu'à l'arrivée de Victor, qui le défendrait à son tour jusqu'à celle de Ney.

Car c'était encore à ce maréchal et au deuxième corps, commandé par Maisons, que l'arrière-garde était confiée. Le soir du 29 novembre, jour où Napoléon quitta les bords de la Bérézina, Ney et les deuxième et troisième corps, réduits à trois mille soldats, avaient passé les longs ponts qui mènent à Zembin, en laissant, à leur entrée, Maisons et quelques centaines d'hommes pour les défendre et les brûler.

Tchitchakof attaqua tard, mais vivement, et non-seulement à coups de fusil, mais à la baïonnette; il fut repoussé. Maisons faisait en même temps charger les longs ponts de ces bourrées dont Tchaplitz, quelques jours plus tôt, avait négligé l'emploi. Dès que tout fut prêt, l'ennemi entièrement dégoûté du combat, et la nuit et les bivouacs bien établis, il repassa rapidement le défilé et y fit mettre le feu. En peu d'instans, ces longues chaussées tombèrent en cendres dans leurs marais, que la gelée n'avait point encore rendus praticables.

Ces fondrières arrêtèrent l'ennemi et le forcèrent à se détourner. Aussi pendant le jour suivant, la marche de Ney et de Maisons fut-elle tranquille. Mais le surlendemain, 1er décembre, comme ils arrivaient en vue de Pleszczénitzy, voilà qu'ils aperçoivent toute la cavalerie ennemie qui accourt et qui pousse à leur droite Doumerc et ses cuirassiers. En un instant ils sont débordés et attaqués de toutes parts.

En même temps, Maisons voit le village par où il doit se retirer tout rempli de traîneurs. Il envoie leur crier de fuir promptement; mais ces malheureux, affamés, n'écoutant, ne voyant rien, refusent de quitter leurs repas commencés, et bientôt Maisons fut repoussé sur eux dans Pleszczénitzy. Alors seulement, à la vue de l'ennemi et au bruit des obus, tous ces infortunés s'ébranlent à la fois; ils se précipitent, ils affluent de toutes parts dans la grande rue qu'ils encombrent.

Maisons et sa troupe se trouvèrent tout-à-coup comme perdus au milieu de cette foule effarée qui les pressait, qui les étouffait et leur ôtait jusqu'à l'usage de leurs armes. Ce général n'eut d'autre ressource que de commander aux siens de rester serrés et immobiles, et d'attendre que le flot se fût écoulé. La cavalerie ennemie joignit alors cette masse et s'y embourba; elle n'y put pénétrer que lentement et à force de tuer.

Enfin-la cohue s'étant dissipée, découvrit aux Russes Maisons et ses soldats qui les attendaient de pied ferme. Mais en fuyant, cette foule avait entraîné dans son désordre une partie de nos combattans. Maisons, dans une plaine rase, et avec sept à huit cents hommes devant des milliers d'ennemis, perdit tout espoir de salut: déjà même il ne cherchait plus qu'à gagner un bois pour y vendre plus chèrement sa vie, quand il en vit sortir dix-huit cents Polonais, troupe toute fraîche, que Ney avait rencontrée et qu'il amenait à son secours. Ce renfort arrêta l'ennemi et assura la retraite jusqu'à Malodeczno.

Le 4 décembre, vers quatre heures du soir, Ney et Maisons aperçurent ce bourg, d'où Napoléon était parti le matin même. Tchaplitz les suivait de près. Il ne restait plus à Ney que six cents hommes. La faiblesse de cette arrière-garde, l'approche de la nuit et la vue d'un abri excitèrent l'ardeur du général russe; son attaque fut pressante. Ney et Maisons, sentant bien qu'ils mourraient de froid sur la grande route s'ils se laissaient pousser au-delà de ce cantonnement, préférèrent périr en le défendant.

Ils s'arrêtèrent à son entrée, et, comme leurs chevaux d'artillerie étaient mourans, ils ne songèrent plus à sauver leurs canons, mais à en écraser, pour la dernière fois, l'ennemi: c'est pourquoi ils mirent en batterie tout ce qui leur en restait et firent un feu terrible. La colonne d'attaque de Tchaplitz en fut toute brisée; elle s'arrêta: Mais ce général, usant de sa supériorité, détourna une partie de ses forces vers une autre entrée; et déjà ses premières troupes avaient franchi les enclos de Malodeczno, quand, tout-à-coup, elles y rencontrèrent un autre combat.

Le bonheur voulut que Victor, avec environ quatre mille hommes, restes du neuvième corps, occupât encore ce village. L'acharnement y fut extrême: on s'enleva plusieurs fois, de part et d'autre, les premières maisons. Des deux côtés on combattit moins pour la gloire que pour se conserver ou s'arracher un refuge contre un froid meurtrier. Ce ne fut qu'à onze heures du soir que les Russes y renoncèrent, et qu'à demi gelés, ils en allèrent chercher un autre dans les villages environnans.

Le lendemain 5 décembre, Ney et Maisons crurent que le duc de Bellune les remplacerait à l'arrière-garde; mais ils s'aperçurent que ce maréchal, suivant ses instructions, s'était retiré, et qu'ils étaient seuls dans Malodeczno avec soixante hommes. Tout le reste avait fui: leurs soldats, que jusqu'au dernier moment les Russes n'avaient pu vaincre, l'atrocité du climat les avait vaincus; les armes leur tombaient des mains, et eux-mêmes tombaient à quelques pas de leurs armes.

Maisons, en qui une grande force d'âme s'alliait dans une juste proportion à une grande force de corps, ne s'étonna point; il continua sa retraite jusqu'à Bienitza, ralliant à chaque pas des hommes qui lui échappaient sans cesse, mais enfin, marquant encore, avec quelques baïonnettes, l'arrière-garde. Il n'en fallut pas davantage; car les Russes, glacés eux-mêmes, et forcés de se disperser avant la nuit dans les habitations voisines, n'osaient en sortir qu'au grand jour. Alors ils recommençaient à nous suivre, mais sans attaquer; car, à l'exception de quelques efforts engourdis, la violence de la température ne permettait de s'arrêter, ni pour préparer une attaque ni pour se défendre.

Cependant, Ney surpris du départ de Victor l'avait rejoint; il s'était efforcé de l'arrêter; mais le duc de Bellune, ayant l'ordre de se retirer, s'y était refusé. Ney lui avait alors demandé ses troupes, s'offrant de le remplacer dans son commandement; mais Victor n'avait voulu ni céder ses soldats, ni prendre sans ordre l'arrière-garde. Dans cette altercation, le prince de la Moskowa s'emporta, dit-on, avec une violence excessive, dont la froideur de Victor ne s'émut guère. Enfin, un ordre de l'empereur intervint; Victor fut chargé de soutenir la retraite, et Ney appelé à Smorgony.


CHAPITRE XIII.

Napoléon venait d'y arriver au milieu d'une foule de mourans, dévoré de chagrin, mais ne laissant percer aucune émotion à la vue des souffrances de ces malheureux, qui, de leur côté, ne lui faisaient entendre aucun murmure. Il est vrai qu'une sédition était impossible; c'eût été un effort de plus, et toutes les forces de chacun étaient employées à combattre la faim, le froid et la fatigue: il eût d'ailleurs fallu de l'ensemble, s'accorder, s'entendre, et la famine, et tant de fléaux séparaient et isolaient, en concentrant chacun tout entier en lui-même. Bien loin de s'épuiser en provocations, en plaintes même, on marchait silencieux, réservant tous ses moyens contre une nature ennemie, distraits de toute autre idée par une action, par une souffrance continuelle. Les besoins physiques absorbaient toutes les forces morales; on vivait ainsi machinalement dans ses sensations, restant soumis encore par souvenir, par suite d'impressions reçues dans un meilleur temps, et beaucoup par un honneur, par un amour de gloire exalté par vingt ans de triomphes, et dont la chaleur survivait et combattait encore.

L'autorité des chefs était d'ailleurs restée entière et respectée, parce qu'elle avait toujours été toute paternelle, et que les dangers, les triomphes, les maux avaient toujours été en commun. C'était une famille malheureuse dont le chef était peut-être le plus à plaindre. Ainsi l'empereur et la grande-armée gardaient l'un envers l'autre un triste et noble silence: on était à la fois trop fier pour se plaindre et trop expérimenté pour n'en pas sentir l'inutilité.

Cependant, Napoléon entre précipitamment dans son dernier quartier-impérial; il y achève ses dernières instructions, ainsi que le vingt-neuvième et dernier bulletin de son armée expirante. Des précautions furent prises dans son appartement intérieur, pour que, jusqu'au lendemain, rien de ce qui allait s'y passer ne transpirât.

Mais le pressentiment d'un dernier malheur saisit ses officiers; tous auraient voulu le suivre. Ils étaient affamés de revoir la France, de se retrouver au sein de leurs familles, et de fuir cet atroce climat; mais aucun n'osait en témoigner le désir: le devoir et l'honneur les retenaient.

Pendant qu'ils feignaient un repos qu'ils étaient loin de goûter, la nuit et l'instant que l'empereur avait désignés pour déclarer aux chefs de l'armée sa résolution, arrivèrent. Tous les maréchaux furent appelés. À mesure qu'ils entrèrent il les prit chacun en particulier, et d'abord il les gagna à son projet, tantôt par ses raisonnemens, tantôt par des épanchemens de confiance.

C'est ainsi qu'en apercevant Davoust, on le vit aller au-devant de lui, et lui demander pourquoi il ne le voyait plus, s'il l'avait abandonné? Et sur ce que Davoust répondit qu'il croyait lui déplaire, l'empereur s'expliqua doucement, accueillit ses réponses, lui confia jusqu'au chemin qu'il croyait devoir prendre, et reçut ses conseils sur ce détail.

Il fut caressant pour tous; puis, les ayant réunis à sa table, il les loua de leurs belles actions pendant cette campagne. Pour lui, il ne convint de sa témérité que par ces seuls mots: «Si j'étais né sur le trône, si j'étais un Bourbon, il m'aurait été facile de ne point faire de fautes.»

Quand le repas fut achevé, il leur fit lire par le prince Eugène son vingt-neuvième bulletin; après quoi, déclarant hautement ce qu'il avait déjà confié à chacun d'eux, il leur dit «que cette nuit même il allait partir avec Duroc, Caulincourt et Lobau pour Paris. Que sa présence y était indispensable pour la France, comme pour les restes de sa malheureuse armée. C'était de là seulement qu'il pourrait contenir les Autrichiens et les Prussiens. Sans doute ces peuples hésiteraient à lui déclarer la guerre, lorsqu'ils le sauraient à la tête de la nation française, et d'une nouvelle armée de douze cent mille hommes.»

Il dit encore «qu'il envoyait d'avance Ney à Wilna pour y tout réorganiser. Que Rapp le seconderait, et irait ensuite à Dantzick, Lauriston à Varsovie, Narbonne à Berlin; que sa maison resterait à l'armée, mais qu'il faudrait faire le coup de sabre à Wilna et y arrêter l'ennemi. Qu'on y trouverait Loison, de Wrede, des renforts, des vivres et des munitions de toute espèce, qu'ensuite on prendrait des quartiers d'hiver derrière le Niémen; qu'il espérait que les Russes ne passeraient pas la Vistule avant son retour.»

Je laisse, ajouta-t-il enfin, «le commandement de l'armée au roi de Naples. J'espère que vous lui obéirez comme à moi, et que le plus grand accord régnera entre vous.»

Alors, il était dix heures du soir, il se lève, et leur serrant affectueusement les mains, il les embrassa tous et partit.


LIVRE DOUZIEME.


CHAPITRE I.

Compagnons, je l'avouerai, mon esprit, découragé, refusait de se plonger plus avant dans le souvenir de tant d'horreurs. J'avais atteint le départ de Napoléon, et je me persuadais qu'enfin ma tâche était remplie. Je m'étais annoncé comme l'historien de cette grande époque où, du faite de la plus haute des gloires, nous fûmes précipités dans l'abîme de la plus profonde infortune; mais à présent qu'il ne me reste plus à retracer que d'effroyables misères, pourquoi ne nous épargnerions-nous pas, vous la douleur de les lire, moi les tristes efforts d'une mémoire qui n'a plus à remuer que des cendres, à ne compter que des désastres, et qui ne peut plus écrire que sur des tombeaux.

Mais, enfin, puisqu'il fut dans notre destinée de pousser le malheur comme le bonheur jusqu'à l'invraisemblance, j'essaierai de tenir jusqu'au bout la parole que je vous ai donnée. Aussi bien, quand l'histoire des grands hommes rapporte même leur dernier moment, de quel droit tairais-je le dernier soupir de la grande-armée expirante. Tout d'elle appartient à la renommée, ce grand gémissement, comme ses cris de victoire. Tout en elle fut grand; notre sort sera d'étonner les siècles à force d'éclat et de deuil! Triste consolation, mais la seule qui nous reste; car, n'en doutez pas, compagnons, le bruit d'une si grande, chute retentira dans cet avenir, où les grandes infortunes immortalisent autant que les grandes gloires.

Napoléon venait de traverser la foule de ses officiers, rangés sur son passage, en leur laissant pour adieux des sourires tristes et forcés: il emporta leurs vœux, également muets, que quelques gestes respectueux exprimèrent. Lui et Caulincourt s'enfermèrent dans une voiture: son Mamelouck et Wukasowitch, capitaine de sa garde, en occupaient le siège; Duroc et Lobau le suivirent dans un traîneau.

Des Polonais l'escortèrent d'abord. Ce furent ensuite les Napolitains de la garde royale. Ce corps était de six à sept cents hommes quand il vint de Wilna au-devant de l'empereur. Il périt tout-entier dans ce court trajet: l'hiver fut son seul ennemi. Cette nuit-là même, les Russes surprirent et abandonnèrent Ioupranouï, d'autres disent Osmiana, ville où l'escorte devait passer. Il s'en fallut d'une heure que Napoléon ne tombât dans cette échauffourée.

Il rencontra le duc de Bassano à Miedniki. Ses premières paroles furent «qu'il n'avait plus d'armée, qu'il marchait depuis quelques jours au milieu d'une troupe d'hommes débandés, errant çà et là pour trouver des vivres; qu'on pourrait encore les rallier en leur donnant du pain, des souliers, des vêtemens et des armes; mais que son administration militaire n'avait rien prévu, et que ses ordres n'avaient point été exécutés.» Et sur ce que Maret lui répondit par l'état des immenses magasins renfermés dans Wilna, il s'écria «qu'il lui rendait la vie! qu'il le chargeait de transmettre à Murat et à Berthier l'ordre de s'arrêter huit jours dans cette capitale, d'y rallier l'armée, et de lui rendre assez de cœur et de forces pour continuer moins déplorablement la retraité.»

Le reste du voyage de Napoléon s'accomplit sans obstacle. Il tourna Wilna par ses faubourgs, traversa Wilkowisky, où il changea sa voiture contre un traîneau, s'arrêta le 10 dans Varsovie, pour demander aux Polonais une levée de dix mille Cosaques, pour leur accorder quelques subsides, et leur promettre son retour prochain à la tête de trois cent mille hommes. De là, après avoir rapidement traversé la Silésie, il revit Dresde et son roi, puis Hanau, Mayence, et enfin Paris, où il apparut soudainement le 19 décembre, deux jours après la publication de son vingt-neuvième bulletin.

Depuis Malo-Iaroslavetz jusqu'à Smorgony, ce maître de l'Europe n'avait plus été que le général d'une armée mourante et désorganisée. Depuis Smorgony jusqu'au Rhin, ce fut un inconnu fugitif au travers d'une terre ennemie; au-delà du Rhin, il se retrouva tout-à-coup le maître et le vainqueur de l'Europe. Un dernier souffle du vent de la prospérité enflait encore cette voile.

Cependant, à Smorgony, ses généraux approuvaient son départ; et, loin d'en être découragés, ils y mettaient tout leur espoir. L'armée n'avait plus qu'à fuir, la route était ouverte, la frontière russe peu éloignée. On touchait à un secours de dix-huit mille hommes de troupes fraîches, à une grande ville, à un magasin immense; Murat et Berthier, réduits à eux-mêmes, crurent donc pouvoir régler cette fuite. Mais au milieu de ce désordre extrême, il fallait un colosse pour point de ralliement, et il venait de disparaître. Dans le grand vide qu'il laissa, Murat fut à peine aperçu.

Ce fut alors qu'on vit trop bien qu'un grand homme ne se remplace point, soit que l'orgueil des siens ne puisse plus se plier à une autre obéissance, soit qu'ayant toujours songé à tout, prévu et ordonné tout, il n'ait formé que de bons instrumens, d'habiles lieutenans, et point de chefs.

Dès la première nuit, un général refusa d'obéir. Le maréchal qui commandait l'arrière-garde revint presque seul au quartier-royal. Trois mille hommes de vieille et jeune garde s'y trouvaient encore. C'était là toute la grande-armée, et de ce corps gigantesque, il ne restait plus que la tête. Mais à la nouvelle du départ de Napoléon, gâtés par l'habitude de n'être commandés que par le conquérant de l'Europe, n'étant plus soutenus par l'honneur de le servir, et dédaignant d'en garder un autre, ces vétérans s'ébranlèrent à leur tour, et tombèrent eux-mêmes dans le désordre.

La plupart des colonels de l'armée, qu'on avait admirés jusque-là, marchant encore, avec quatre à cinq officiers ou soldats, autour de leur aigle et à leur place de bataille, ne prirent plus d'ordres que d'eux-mêmes; chacun se crut chargé de son propre salut. On ne se fia plus du soin de sa conservation qu'à soi seul. Il y eut des hommes qui firent deux cents lieues sans tourner la tête. Ce fut un sauve-qui-peut presque général.

Au reste, la disparition de l'empereur, et l'insuffisance de Murat, ne furent pas les seules causes de cette dispersion; ce fut sur-tout la violence de l'hiver, qui dans ce moment devint extrême. Il aggrava tout, il semblait s'être mis tout entier entre Wilna et l'armée.

Jusqu'à Malodeczno et au 4 décembre, jour où il s'appesantit sur nous, la route, quoique difficile, avait été marquée par un nombre de cadavres moins considérable qu'avant la Bérézina. On dut ce répit à la vigueur de Ney et de Maisons, qui continrent l'ennemi, à la température alors plus supportable, à quelques ressources qu'offrit un sol moins dévasté, et enfin à ce que c'étaient les hommes les plus robustes, qui avaient échappé au passage de la Bérézina.

L'espèce d'organisation qui s'était introduite dans le désordre, s'était soutenue. La masse des fuyards cheminait en une multitude de petites associations de huit à dix hommes. Plusieurs de ces bandes possédaient encore un chevaL chargé de leurs vivres, ou qui lui-même devait en servir. Des haillons, quelques ustensiles, un bissac et un bâton étaient l'accoutrement de ces malheureux et leur armure. Ils n'avaient plus du soldat ni l'arme, ni l'uniforme, ni la volonté de combattre d'autres ennemis que la faim et les frimas; mais il leur restait la persévérance, la fermeté, l'habitude du danger et de la souffrance, et un esprit toujours prompt, souple et vif pour tirer de leur situation tout le parti possible. Enfin, parmi les soldats encore armés, un sobriquet, dont eux-mêmes avaient ridiculisé leurs compagnons tombés dans le désordre, avait eu quelque influence.

Mais depuis Malodeczno et le départ de Napoléon, quand l'hiver tout entier, redoublant de rigueur, attaqua chacun de nous, toutes ces associations contre le malheur se rompirent; ce ne fut plus qu'une multitude de luttes isolées et individuelles. Les meilleurs ne se respectèrent plus eux-mêmes; rien n'arrêta: les regards ne retinrent plus; le malheur fut sans espoir de secours, ni même de regret; le découragement n'eut plus de juges, pas même de témoins: tous étaient victimes.

Dès lors, plus de fraternité d'armes, plus de société, aucun lien, l'excès des maux avait abruti. La faim, la dévorante faim avait réduit ces malheureux à cet instinct brutal de conservation, seul esprit des animaux les plus farouches, et qui est prêt à se tout sacrifier: une nature âpre et barbare semblait leur avoir communiqué sa fureur. Tels que des sauvages, les plus forts dépouillaient les plus faibles: ils accouraient autour des mourans, souvent ils n'attendaient pas leurs derniers soupirs. Lorsqu'un cheval tombait, vous eussiez cru voir une meute affamée, ils l'environnaient, ils le déchiraient par lambeaux, qu'ils se disputaient entre eux comme des chiens dévorans.

Cependant, le plus grand nombre conserva assez de force morale pour chercher son salut sans nuire, mais c'était là le dernier effort de leur vertu. Chefs ou compagnons, si l'on tombait à côté d'eux, ou sous les roues des canons, c'était vainement qu'on les appelait à son secours, qu'on prenait à témoin une patrie, une religion, une cause commune, on n'en obtenait pas même un regard. Toute la froide inflexibilité du climat était passée dans leur cœur; sa rigidité avait contracté leurs sentimens comme leurs figures. Tous, à l'exception de quelques chefs, étaient absorbés par leurs souffrances, et la terreur ne laissait plus de place à la pitié.

Ainsi l'égoïsme qu'on reproche à l'excès de la prospérité, l'excès du malheur le produisit, mais plus excusable: l'un étant volontaire, et celui-ci forcé; l'un un crime du cœur, et celui-ci une impulsion de l'instinct, et toute physique; et réellement il y allait de la vie de s'arrêter un instant. Dans ce naufrage universel, tendre la main à son compagnon, à son chef mourant, était un acte admirable de générosité; Le moindre mouvement d'humanité devenait une action sublime.

Cependant, quelques-uns tinrent bon contre le ciel et là terre; ils protégèrent, ils secoururent les plus faibles; ceux-là furent rares.


CHAPITRE II.

Le 6 décembre, le jour même qui suivit le départ de Napoléon, le ciel se montra plus terrible encore. On vit flotter dans l'air des molécules glacées; les oiseaux tombèrent roidis et gelés. L'atmosphère était immobile et muette: il semblait que tout ce qu'il y avait de mouvement et de vie dans la nature, que le vent même fût atteint, enchaîné, et comme glacé par une mort universelle. Alors plus de paroles, aucun murmure, un morne silence, celui du désespoir et les larmes qui l'annoncent.

On s'écoulait dans cet empire de la mort comme des ombres malheureuses. Le bruit sourd et monotone de nos pas, le craquement de la neige, et les faibles gémissemens des mourans interrompaient seuls cette vaste et lugubre taciturnité. Alors plus de colère ni d'imprécations, rien de ce qui suppose un reste de chaleur: à peine la force de prier restait-elle; la plupart tombaient même sans se plaindre, soit faiblesse ou résignation, soit qu'on ne se plaigne que lorsqu'on espère attendrir, et qu'on croit être plaint.

Ceux de nos soldats jusque-là les plus persévérans se rebutèrent. Tantôt la neige s'ouvrait sous leurs pieds, plus souvent sa surface miroitée, ne leur offrant aucun appui, ils glissaient à chaque pas et marchaient de chute en chute; il semblait que ce sol ennemi refusât de les porter, qu'il s'échappât sous leurs efforts, qu'il leur tendît des embûches comme pour embarrasser, pour retarder leur marche, et les livrer aux Russes qui les poursuivaient, ou à leur terrible climat.

Et réellement, dès qu'épuisés ils s'arrêtaient un instant, l'hiver, appesantissant sur eux sa main de glace, se saisissait de cette proie. C'était vainement qu'alors ces malheureux, se sentant engourdis, se relevaient, et que, déjà sans voix, insensibles et plongés dans la stupeur, ils faisaient quelques pas tels que des automates; leur sang se glaçant dans leurs veines, comme les eaux dans le cours des ruisseaux, alanguissait leur cœur, puis il refluait vers leur tête: alors ces moribonds chancelaient comme dans un état d'ivresse. De leurs yeux rougis et enflammés par l'aspect continuel d'une neige éclatante, par la privation du sommeil, par la fumée des bivouacs, il sortait de véritables larmes de sang; leur poitrine exhalait de profonds soupirs; ils regardaient le ciel, nous et la terre d'un œil consterné, fixe et hagard: c'étaient leurs adieux à cette nature barbare qui les torturait, et leurs reproches peut-être. Bientôt ils se laissaient aller sur les genoux, ensuite sur les mains; leur tête vaguait encore quelques instans à droite et à gauche, et leur bouche béante laissait échapper quelques sons agonisans: enfin elle tombait à son tour sur la neige, qu'elle rougissait aussitôt d'un sang livide, et leurs souffrances avaient cessé.

Leurs compagnons les dépassaient sans se déranger d'un pas, de peur d'alonger leur chemin, sans détourner la tête, car leur barbe, leurs cheveux étaient hérissés de glaçons, et chaque mouvement était une douleur. Ils ne les plaignaient même pas: car, enfin, qu'avaient-ils perdu en succombant? que quittaient-ils? On souffrait tant! on était encore si loin de la France! si dépaysé par les aspects, par le malheur, que tous les doux souvenirs étaient rompus, et l'espoir presque détruit: aussi le plus grand nombre était devenu indifférent sur la mort, par nécessité, par habitude de la voir, par ton, l'insultant même quelquefois; mais, le plus souvent se contentant de penser, à la vue de ces infortunés étendus et aussitôt roidis, qu'ils n'avaient plus de besoins, qu'ils se reposaient, qu'ils ne souffraient plus! Et en effet, la mort, dans une position douce, stable, uniforme, peut être un événement toujours étrange, un contraste effrayant, une révolution terrible; mais, dans ce tumulte, dans ce mouvement violent et continuel d'une vie toute d'action, de danger, et de douleurs, elle ne paraissait qu'une transition, un faible changement, un déplacement de plus, et qui étonnait peu.

Tels furent les derniers jours de la grande-armée. Ses dernières nuits furent plus affreuses encore; ceux qu'elles surprirent ensemble loin de toute habitation, s'arrêtèrent sur la lisière des bois: là, ils allumèrent des feux, devant lesquels ils restaient toute la nuit, droits et immobiles comme des spectres. Ils ne pouvaient se rassasier de cette chaleur; ils s'en tenaient si proches, que leurs vêtemens brûlaient, ainsi que les parties gelées de leurs corps que le feu décomposait. Alors, une horrible douleur les contraignait à s'étendre, et le lendemain ils s'efforçaient en vain de se relever.

Cependant, ceux que l'hiver avait laissés presque entiers, et qui conservaient un reste de courage, préparaient leurs tristes repas. C'étaient, comme dès Smolensk, quelques tranches de cheval grillées et de la farine de seigle délayée en bouillie dans de l'eau de neige, ou pétrie en galettes, et qu'ils assaisonnaient, à défaut de sel, avec la poudre de leurs cartouches.

À la lueur de ces feux, accouraient toute la nuit de nouveaux fantômes, que repoussaient les premiers venus. Ces infortunés erraient d'un bivouac à l'autre, jusqu'à ce que, saisis par le froid et le désespoir, ils s'abandonnassent. Alors, se couchant sur la neige, derrière le cercle de leurs compagnons plus heureux, ils y expiraient. Quelques-uns, sans moyens et sans forces pour abattre les hauts sapins de la forêt, essayèrent vainement d'en enflammer le pied; mais bientôt la mort les surprit au tour de ces arbres dans toutes les attitudes.

On vit, sous les vastes hangars qui bordent quelques points de la route, de plus grandes horreurs. Soldats et officiers tous s'y précipitaient, s'y entassaient en foule. Là, comme des bestiaux, ils se serraient les uns contre les autres autour de quelques feux; les vivans ne pouvant écarter les morts du foyer, se plaçaient sur eux pour y expirer à leur tour, et servir de lit de mort à de nouvelles victimes. Bientôt, d'autres foules de traîneurs se présentaient encore, et ne pouvant pénétrer dans ces asiles de douleur, ils les assiégeaient.

Il arriva souvent qu'ils en démolirent les murs de bois sec pour en alimenter leurs feux: d'autres fois, repoussés et découragés, ils se contentaient d'en abriter leurs bivouacs. Bientôt les flammes se communiquaient à ces habitations, et les soldats qu'elles renfermaient, à demi morts par le froid, y étaient achevés par le feu. Ceux de nous que ces abris sauvèrent, trouvèrent le lendemain leurs compagnons glacés et par tas autour de leurs feux éteints. Pour sortir de ces catacombes il fallut que, par un horrible effort, ils gravissent par-dessus les monceaux de ces infortunés dont quelques-uns respiraient encore.

À Iouranouï, dans ce même bourg où l'empereur venait d'être manqué d'une heure par le partisan russe Seslawin, des soldats brûlèrent des maisons debout et tout entières pour se chauffer quelques instans. La lueur de ces incendies attira des malheureux, que l'intensité du froid et de la douleur avait exaltés jusqu'au délire; ils accoururent en furieux, et, avec dès grincemens de dents et des rires infernaux; ils se précipitèrent dans ces brasiers, où ils périrent dans d'horribles convulsions. Les compagnons affamés les regardaient sans effroi; il y en eut même qui attirèrent à eux ces corps défigurés et grillés par les flammes, et il est trop vrai qu'ils osèrent porter à leur bouche cette révoltante nourriture!

C'était là cette armée sortie de la nation la plus civilisée de l'Europe, cette armée naguère si brillante, victorieuse des hommes jusqu'à son dernier moment, et dont le nom régnait encore dans tant de capitales conquises. Ses plus mâles guerriers, qui venaient de traverser fièrement tant de champs de leurs victoires, avaient perdu leur noble contenance: couverts de lambeaux, les pieds nus et déchirés, appuyés sur des branches de pin, ils se traînaient, et tout ce qu'ils avaient mis jusque-là de force et de persévérance pour vaincre, ils l'employaient pour fuir.

Alors, comme les peuples superstitieux, nous eûmes nos présages, nous entendîmes parler de prédictions. Quelques-uns prétendirent qu'une comète avait éclairé de ses feux sinistres notre passage de la Bérézina; ils ajoutaient, il est vrai, «que sans doute ces astres ne présageaient pas les grands événemens de ce monde, mais qu'ils pouvaient bien contribuer à les modifier; si toutefois l'on admettait leur influence matérielle sur notre globe, et toutes les conséquences que cette influence physique pouvait avoir sur l'esprit des hommes, en tant que ces esprits sont dépendans de la matière qu'ils animent.»

IL y en eut qui citèrent d'anciennes prédictions: «elles avaient, disaient-ils, annoncé pour cette époque une invasion des Tartares jusque sur les rives de la Seine. Et les voilà en effet libres de passer sur l'armée française abattue, pour les accomplir.»

D'autres se rappelaient entre eux ce grand et meurtrier orage qui avait marqué notre entrée sur les terres russes. «Alors le ciel avait parlé! Voilà le malheur qu'il prédisait! La nature avait fait effort pour repousser cette catastrophe! Pourquoi notre incrédulité obstinée ne l'avait-elle pas comprise!»

Tant cette chute simultanée de quatre cent mille hommes, événement qui, dans le fait, n'était pas plus extraordinaire que cette foule d'épidémies et de révolutions qui ravagent sans cesse le monde, leur paraissait un événement unique, étrange, et qui avait dû occuper toutes les puissances du ciel et de la terre; tant enfin notre esprit est porté à ramener tout à soi: comme si la Providence, protectrice de notre faiblesse, et craignant qu'elle ne s'anéantît à la vue de l'infini, avait voulu que chaque homme, ce point dans l'espace, se crût et fût pour lui-même le centre de l'immensité.


CHAPITRE III.

L'armée était dans ce dernier état de détresse physique et morale, quand ses premiers fuyards atteignirent Wilna. Wilna! leur magasin, leur dépôt, la première ville riche et habitée que depuis leur entrée en Russie ils eussent rencontrée! Son nom seul et sa proximité soutenaient encore quelques courages.

Le 9 décembre, le plus grand nombre de ces malheureux aperçut enfin cette capitale. Aussitôt, les uns se traînant, les autres se précipitant, tous s'engouffrèrent dans son faubourg tête baissée, poussant obstinément devant eux, et s'y entassant avec une telle opiniâtreté, que bientôt ils n'y formèrent plus qu'une masse d'hommes, de chevaux et de chariots immobile et incapable de mouvement.

Le dégorgement de cette foule par un étroit passage devint presque impossible. Ceux qui suivaient, guidés par un stupide instinct, s'ajoutaient à cet encombrement, sans songer à pénétrer dans la ville par ses autres issues; car il en existait. Mais tout était si désorganisé que, dans toute cette cruelle journée, pas un officier d'état-major ne parut pour les indiquer.

Pendant dix heures, et par vingt-sept et même vingt-huit degrés de froid, des milliers de soldats, qui se croyaient sauvés, tombèrent ou gelés ou étouffés, comme aux portes de Smolensk et devant les ponts de la Bérézina. Soixante mille hommes avaient traversé cette rivière, et depuis vingt mille recrues s'étaient jointes à eux; sur ces quatre-vingt mille hommes, la moitié venait de périr, et la plupart dans ces quatre derniers jours, entre Malodeczno et Wilna.

La capitale de la Lithuanie ignorait encore nos désastres, quand tout-à-coup quarante mille hommes affamés la remplirent de cris et de gémissemens. À cet aspect inattendu, ses habitans s'effarouchèrent, ils fermèrent leurs portes. Ce fut alors un spectacle déplorable de voir ces troupes de malheureux errant dans les rues, les uns furieux, les autres désespérés, menaçant ou suppliant, essayant d'enfoncer les portes des maisons, celles des magasins, ou se traînant aux hôpitaux: et tout les repoussait; aux magasins, c'étaient des formalités bien intempestives, puisque les corps étant dissous et les soldats mêlés, toute distribution régulière était impossible.

Il y avait là quarante jours de farine et de pain, et trente-six jours de viande pour cent mille hommes. Aucun chef n'osa donner l'ordre de distribuer ces vivres à tous ceux qui se présenteraient. Les administrateurs qui les avaient reçus, craignirent pour leur responsabilité; les autres redoutèrent les excès auxquels se livrent les soldats affamés, quand ils ont tout à discrétion. Ces administrateurs ignoraient d'ailleurs combien notre position était désespérée, et, quand à peine le temps de piller restait, on laissa plusieurs heures nos malheureux compagnons d'armes mourir de faim devant ces grands amas de vivres, dont l'ennemi s'empara le lendemain.

Aux casernes, aux hôpitaux, ils ne furent pas moins rebutés, mais non par des vivans, car la mort seule y régnait. Quelques moribonds y respiraient encore; ils se plaignaient que depuis long-temps ils étaient sans lits, sans paille même, et presque abandonnés. Les cours, les corridors, et jusqu'aux salles, étaient remplis de corps entassés; c'étaient des charniers infects.

Enfin, les soins de plusieurs chefs, tels qu'Eugène et Davoust, la pitié des Lithuaniens et l'avarice des Juifs, ouvrirent quelques refuges. Ce fut alors une chose remarquable que l'étonnement de ces infortunés, en se retrouvant enfin dans des maisons habitées. Combien un pain levé leur paraissait une nourriture délicieuse, quelle douceur inexprimable ils trouvaient à le manger assis, et comme ensuite la vue d'un faible bataillon encore armé, en ordre, et vêtu uniformément, les frappait d'admiration! Il semblait qu'ils revinssent des extrémités du monde, tant la violence et la continuité de leurs maux les avaient arrachés et jetés loin de toutes leurs habitudes, tant l'abîme d'où ils sortaient avait été profond.

Mais à peine commençaient-ils à goûter cette douceur, que le canon des Russes tonna sur eux et sur la ville. Ces bruits menaçans, les cris des officiers, les tambours qui rappelaient aux armes, les clameurs d'une foule de malheureux qui arrivaient encore, remplirent Wilna d'une nouvelle confusion: c'était l'avant-garde de Kutusof et de Tchaplitz, commandée par Orurk, Landskoy et Seslawin. Ils attaquaient la division Loison, qui couvrait à la fois la ville et la marche d'une colonne de cavaliers démontés, dirigés par Newtroky sur Olita.

On essaya d'abord de résister. De Wrede et ses Bavarois venaient aussi de joindre l'armée par Naroc-zwiransky et Niamentchin. Ils étaient suivis par Witgenstein, qui de Kamen et de Vileïka marchait sur notre flanc droit, en même temps que Kutusof et Tchitchakof nous poursuivaient. Il ne restait pas à de Wrede deux mille hommes. Quant à Loison, à sa division et à la garnison de Wilna, qui étaient venus nous tendre la main jusqu'à Smorgony, depuis trois jours, le froid les avait réduits, de quinze mille hommes, à trois mille.

De Wrede défendit Wilna du côté de Rukoni: il fut forcé de plier après un noble effort. De son côté, Loison et sa division, plus rapprochés de Wilna, continrent l'ennemi. On était parvenu à faire prendre les armes à une division napolitaine, on la fit même sortir de la ville, mais les fusils s'échappèrent des mains de ces hommes transplantés d'un sol brûlant dans une région de glace. En moins d'une heure, tous rentrèrent désarmés, et la plupart estropiés.

En même temps, la générale battait inutilement dans les rues; la vieille garde elle-même, réduite à quelques pelotons, restait dispersée. Tous pensaient bien plus à disputer leur vie à la famine et aux frimas qu'aux ennemis. Mais alors le cri «Voilà les Cosaques» se fit entendre: c'était depuis long-temps le seul signal auquel le plus grand nombre obéissait, il retentit aussitôt dans toute la ville et la déroute recommença.

Murat prit aussi l'épouvante; ne se croyant plus maître de l'armée, il ne le fut plus de lui-même. On le vit fendre la presse et fuir seul à pied de son palais et de Wilna, sans donner d'autre ordre que son exemple, et laissant à Ney le soin du reste. Ce prince s'arrêta pourtant à la dernière maison du faubourg, sur la route de Kowno, pour y attendre le jour et l'armée.

On eût pu tenir vingt-quatre heures de plus à Wilna, et beaucoup d'hommes eussent été sauvés. Cette ville fatale en retint près de vingt mille, parmi lesquels trois cents officiers et sept généraux. La plupart étaient blessés par l'hiver plus que par l'ennemi, qui en triompha. Quelques autres étaient encore entiers, du moins en apparence, mais leur force morale était à bout. Après avoir eu le courage de vaincre tant de difficultés, ils se rebutèrent près du port, et devant quatre journées de plus. Ils avaient enfin retrouvé une ville civilisée, et plutôt que de se déterminer à rentrée dans le désert, ils se livrèrent à leur fortune: elle fut cruelle.

À la vérité, les Lithuaniens, que nous abandonnions après les avoir tant compromis, en recueillirent et en secoururent quelques-uns; mais les Juifs, que nous avions protégés, repoussèrent les autres. Ils firent bien plus; la vue de tant de douleurs irrita leur cupidité. Toutefois, si leur infâme avarice, spéculant sur nos misères, se fût contentée de vendre au poids de l'or de faibles secours, l'histoire dédaignerait de salir ses pages de ce détail dégoûtant: mais qu'ils aient attiré nos malheureux blessés dans leurs demeures pour les dépouiller, et qu'ensuite, à la vue des Russes, ils aient précipité par les portes et par les fenêtres de leurs maisons ces victimes nues et mourantes, que là ils les aient laissées impitoyablement périr de froid, que même ces vils barbares se soient fait un mérite aux yeux des Russes de les y torturer, des crimes si horribles doivent être dénoncés aux siècles présens et à venir. Aujourd'hui que nos mains sont impuissantes, il se peut que notre indignation contre ces monstres soit leur seule punition sur cette terre; mais enfin les assassins rejoindront un jour leurs victimes, et là sans doute, dans la justice du ciel, nous trouverons notre vengeance!

Le 10 décembre, Ney, qui s'était encore volontairement chargé de l'arrière-garde, sortit de la ville, et aussitôt les Cosaques de Platof l'inondèrent, en massacrant tous les malheureux que les Juifs jetèrent sur leur passage. Au milieu de cette boucherie parut tout-à-coup un piquet de trente Français venant du pont de la Vilia, où ils avaient été oubliés. À la vue de cette nouvelle proie, des milliers de cavaliers russes accourent, se pressent, l'entourent avec de grands cris, et l'assaillent de toutes parts.

Mais l'officier français avait déjà rangé ses soldats en cercle. Sans hésiter, il leur commande le feu, puis la baïonnette en avant il marche au pas de charge. En un instant tout fuit devant lui, il reste maître de la ville; et, sans plus s'étonner de la lâcheté des Cosaques que de leur attaque, il profite du moment, tourne brusquement sur lui-même, et parvient à rejoindre, sans perte, l'arrière-garde.

Elle était aux prises avec l'avant-garde de Kutusof, et s'efforçait de l'arrêter; car une nouvelle catastrophe, qu'elle cherchait vainement à couvrir, la retenait près de Wilna.

Dans cette ville, comme à Moskou, Napoléon n'avait fait donner aucun ordre de retraite: il avait voulu que notre déroute fût sans avant-coureur, qu'elle s'annonçât d'elle-même, qu'elle surprît nos alliés et leurs ministres, et qu'enfin, profitant de leur premier étonnement, elle pût traverser leurs peuples avant qu'ils se fussent préparés à se joindre aux Russes pour nous accabler.

C'est pourquoi, Lithuaniens, étrangers et tous dans Wilna, jusqu'à son ministre lui-même, avaient été trompés. Ils ne crurent à notre désastre qu'en le voyant; et en cela, cette foi, presque superstitieuse de l'Europe, dans l'infaillibilité du génie de Napoléon, le servit contre ses alliés. Mais cette même confiance avait endormi les siens dans une profonde sécurité: dans Wilna, comme dans Moskou, aucun d'eux ne s'était préparé à un mouvement quelconque.

Celte ville renfermait une grande partie des bagages de l'armée et de son trésor, ses vivres, une foule d'énormes fourgons chargés des équipages de l'empereur, beaucoup d'artillerie, et une grande quantité de blessés. Notre déroute était tombée sur eux comme un orage imprévu. À ce coup de foudre, l'effroi avait précipité les uns, la consternation avait enchaîné les autres. Les ordres, les hommes, les chevaux et les chariots s'étaient croisés et entre-choqués.

Au milieu de ce tumulte, plusieurs chefs avaient poussé hors de la ville, et vers Kowno, tout ce qu'ils avaient pu mettre en mouvement; mais à une lieue sur cette route, cette colonne lourde et effarée venait de rencontrer la hauteur et le défilé de Ponari.

Dans notre marche conquérante, ce coteau boisé n'avait paru à nos hussards qu'un heureux accident de terrain, d'où ils pouvaient découvrir la plaine entière de Wilna, et juger de leurs ennemis. Du reste, sa pente roide, mais courte, avait à peine été remarquée. Dans une retraite régulière, elle eût offert une bonne position pour se retourner et arrêter l'ennemi; mais dans une fuite déréglée, où tout ce qui pourrait servir nuit, où, dans sa précipitation, dans son désordre, on tourne tout contre soi-même, cette colline et son défilé devinrent un obstacle insurmontable, un mur de glace contre lequel tous nos efforts se brisèrent. Il retint tout, bagages, trésor, blessés. Le mal fut assez grand pour que, dans cette longue suite de désastres, il fit époque.

Et en effet, argent, honneur, reste de discipline et de forces, tout acheva de s'y perdre. Après quinze heures d'efforts inutiles, quand les conducteurs et les soldats d'escorte virent le roi et toute la colonne des fuyards les dépasser par les flancs de la montagne; lorsque, tournant les yeux vers le bruit du canon et de la fusillade, qui rapprochait d'eux à chaque instant, ils aperçurent Ney lui-même se retirant avec trois mille hommes, restes du corps de de Wrede et de la division Loison; quand enfin, reportant leurs regards sur eux-mêmes, ils virent la montagne toute couverte de chariots et de canons bridés ou culbutés, d'hommes et de chevaux renversés, et expirant les uns sur les autres, alors ils ne songèrent plus à rien sauver, mais à prévenir l'avidité de leurs ennemis en se pillant eux-mêmes.

Un caisson du trésor qui s'ouvrit fut comme un signal: chacun se précipita sur ces voitures; on les brisa, on en arracha les objets les plus précieux. Les soldats de l'arrière-garde, qui passaient devant ce désordre, jetèrent leurs armes pour se charger de butin; ils s'y acharnèrent si furieusement, qu'ils n'entendirent plus le sifflement de balles et les hurlemens des Cosaques qui les poursuivaient.

On dit même que ces Cosaques se mêlèrent à eux sans être aperçus. Pendant quelques instans, Français et Tartares, amis et ennemis furent confondus dans une même avidité. On vit des Russes et des Français, oubliant la guerre, piller ensemble le même caisson. Dix millions d'or et d'argent disparurent.

Mais, à côté de ces horreurs, on remarqua de nobles dévouemens. Il y eut des hommes qui abandonnèrent tout pour sauver, sur leurs épaules, de malheureux blessés; quelques autres, ne pouvant arracher de cette mêlée leurs compagnons d'armes à demi gelés, périrent en les défendant des atteintes de leurs compatriotes et des coups des ennemis.

Sur la partie de la montagne la plus exposée, un officier de l'empereur, le colonel comte de Turenne, contint les Cosaques, et, malgré leurs cris de rage et leurs coups de feu, il distribua sous leurs yeux le trésor particulier de Napoléon aux gardes qu'il trouva à sa portée. Ces braves hommes se battant d'une main et recueillant de l'autre les dépouilles de leur chef, parvinrent à les sauver. Long-temps après, et quand on fut hors de tout danger, chacun d'eux rapporta fidèlement le dépôt qui lui avait été confié. Pas une pièce d'or ne fut perdue.


CHAPITRE IV.

Cette catastrophe de Ponari fut d'autant plus honteuse qu'elle-était facile à prévoir, et encore plus facile à éviter; car on pouvait tourner cette colline par ses côtés. Nos débris servirent du moins à arrêter les Cosaques. Tandis qu'ils ramassaient cette proie, Ney, avec quelques centaines de Français et de Bavarois, soutint la retraite jusqu'à Évé. Comme ce fut son dernier effort, il faut indiquer sa méthode de retraite, celle qu'il suivait depuis Viazma, depuis le 3 novembre, depuis trente-sept jours et trente-sept nuits.

Chaque jour, à cinq heures du soir, il prenait position, arrêtait les Russes, laissait ses soldats manger, se reposer, et repartait à dix heures. Pendant toute la nuit, il poussait devant lui la foule des traîneurs à force de cris, de prières et de coups. Au point du jour, vers sept heures, il s'arrêtait, reprenait position, et se reposait sur les armes et en garde jusqu'à dix heures du matin: alors reparaissait l'ennemi, et il fallait batailler jusqu'au soir, en gagnant en arrière le plus ou le moins de terrain possible. Ce fut d'abord suivant l'ordre général de la marche, et plus tard suivant les circonstances.

Car, depuis long-temps, cette arrière-garde n'était que de deux mille hommes, puis de mille, ensuite d'environ cinq cents, enfin de soixante hommes; et cependant Berthier, soit calcul, soit routine, n'avait rien changé à ses formes. C'était toujours à un corps de trente-cinq mille hommes qu'il s'adressait; il détaillait imperturbablement dans ses instructions toutes les différentes positions que devaient prendre et garder jusqu'au lendemain des divisions et des régimens qui n'existaient plus. Et chaque nuit, quand, sur les avis pressans de Ney, il fallait qu'il allât réveiller le roi pour l'obliger à se remettre en route, il marquait le même étonnement.

Ce fut ainsi que Ney soutint la retraite depuis Viazma jusqu'à quelques werstes au-delà d'Evé. Là, suivant son usage, ce maréchal avait arrêté les Russes, et donnait au repos les premières heures de la nuit, quand, vers dix heures du soir, lui et de Wrede s'aperçurent qu'ils étaient restés seuls. Leurs soldats les avaient quittés, ainsi que leurs armes, qu'on voyait briller en faisceaux près de leurs feux abandonnés.

Heureusement la rigueur du froid, qui venait d'achever le découragement des nôtres, avait engourdi l'ennemi. Ney regagna avec peine sa colonne. Il n'y vit plus que des fuyards: quelques Cosaques les chassaient devant eux, sans chercher à les prendre ni à les tuer; soit pitié, car on se fatigue de tout; soit que l'énormité de nos misères eût épouvanté les Russes eux-mêmes, et qu'ils se crussent trop vengés, car beaucoup se montrèrent généreux; soit, enfin, qu'ils fussent rassasiés et appesantis de butin. Peut-être encore, dans l'obscurité, ne s'aperçurent-ils pas qu'ils n'avaient affaire qu'à des hommes désarmés.

L'hiver, ce terrible allié des Moskovites, leur avait vendu cher son secours. Leur désordre poursuivait notre désordre. Nous revîmes des prisonniers, qui, plusieurs fois, avaient échappé à leurs mains et à leurs regards glacés. Ils avaient d'abord marché au milieu de leur colonne traînante, sans en être remarqués. Il y en eut alors qui, saisissant un moment favorable, osèrent attaquer des soldats russes isolés, et leur arracher leurs vivres, leurs uniformes, et jusqu'à leurs armes, dont ils se couvrirent. Sous ce déguisement ils se mêlèrent à leurs vainqueurs; et telle était la désorganisation, la stupide insouciance et l'engourdissement où cette armée était tombée, que ces prisonniers marchèrent un mois entier au milieu d'elle sans en être reconnus. Les cent vingt mille hommes de Rutusof étaient alors réduits à trente-cinq mille.

Des cinquante mille Russes de Witgenstein, il en restait à peine quinze mille. Vilson assure que sur un renfort de dix mille hommes, partis de l'intérieur de la Russie avec toutes les précautions qu'ils savent prendre contre l'hiver, il n'en arriva à Wilna que dix-sept cents. Mais une tête de colonne suffisait contre nos soldats désarmés. Ney chercha vainement à en rallier quelques-uns, et lui, qui jusque-là avait commandé presque seul à la déroute, fut obligé de la suivre.

Il arriva avec elle à Kowno. C'était la dernière ville de l'empire russe. Enfin, le 13 décembre, après avoir marché quarante-six jours sous un joug terrible, on revoyait une terre amie. Aussitôt, sans s'arrêter, sans regarder derrière eux, la plupart s'enfoncèrent et se dispersèrent dans les forêts de la Prusse polonaise. Mais il y en eut qui, parvenus sur la rive alliée, se retournèrent. Là, jetant un dernier regard sur cette terre de douleur d'où ils s'échappaient, quand ils se virent à cette même place d'où, cinq mois plus tôt, leurs innombrables aigles s'étaient élancées victorieuses, on dit que des larmes coulèrent de leurs yeux, et qu'il y eut des cris de douleur.

«C'était donc là cette rive qu'ils avaient hérissée de leurs baïonnettes! cette terre alliée, qui, disparaissant, il n'y avait que cinq mois, sous les pas de leur immense armée réunie leur avait alors paru comme métamorphosée en vallées et en collines toutes mouvantes d'hommes et de chevaux! Voilà ces mêmes vallons d'où sortirent, aux rayons d'un soleil brûlant, ces trois longues colonnes de dragons et de cuirassiers, semblables à trois fleuves de fer et d'airain étincelans. Eh bien, hommes, armes, aigles, chevaux, le soleil même, et jusqu'à ce fleuve frontière qu'ils avaient traversé pleins d'ardeur et d'espoir, tout a disparu. Le Niémen n'est plus qu'une longue masse de glaçons surpris et enchaînés les uns sur les autres par les redoublemens de l'hiver. À la place de ces trois ponts français, apportés de cinq cents lieues, et jetés avec une si audacieuse promptitude, un pont russe est seul debout. Enfin, au lieu de ces innombrables guerriers, de leurs quatre cent mille compagnons, tant de fois vainqueurs avec eux, et qui s'étaient élancés avec tant de joie et d'orgueil sur la terre des Russes, ils ne voient sortir de ces déserts pâles et glacés qu'un millier de fantassins et de cavaliers encore armés, neuf canons, et vingt mille malheureux couverts de haillons, la tête basse, les yeux éteints, la figure terreuse et livide, la barbe longue et hérissée de frimas; les uns se disputant en silence l'étroit passage du pont qui, malgré leur petit nombre, ne peut suffire à l'empressement de leur déroute; les autres fuyant dispersés sur les aspérités du fleuve, s'efforçant, se traînant de pointes de glaces en pointes de glaces: et c'était là toute la grande-armée! Encore beaucoup de ces fuyards étaient-ils des recrues qui venaient de la rejoindre.»

Deux rois, un prince, huit maréchaux suivis de quelques officiers, des généraux à pied, dispersés et sans aucune suite; enfin, quelques centaines d'hommes de la vieille garde encore armés, étaient ses restes: eux seuls la représentaient.

Ou plutôt elle respirait encore tout entière dans le maréchal Ney. Compagnons! alliés! ennemis! j'invoque ici votre témoignage: rendons à la mémoire d'un héros malheureux l'hommage qui lui est dû: les faits suffiront. Tout fuyait, et Murat lui-même, traversant Kowno comme Wilna, donnait puis retirait l'ordre de se rallier à Tilsitt, et se décidait ensuite pour Gumbinen. Ney entre alors dans Kowno, seul avec ses aides-de-camp, car tout a cédé ou succombé autour de lui. Depuis Viazma, c'est la quatrième arrière-garde qui s'use et qui se fond entre ses mains. Mais l'hiver et la famine, plus encore que les Russes, les ont détruites. Pour la quatrième fois il est resté seul devant l'ennemi, et toujours inébranlable, il cherche une cinquième arrière-garde.

Ce maréchal trouve dans Kowno une compagnie d'artillerie, trois cents Allemands qui en formaient la garnison, et le général Marchand avec quatre cents hommes; il en prend le commandement. Et d'abord il parcourt la ville pour reconnaître sa position, et rallier encore quelques forces; il n'y trouve que des malades et des blessés qui s'essaient, en pleurant, à suivre notre déroute. Pour la huitième fois depuis Moskou, il a fallu les abandonner en masse dans leurs hôpitaux, comme on les a abandonnés en détail sur toute la route, sur tous nos champs de bataille et à tous nos bivouacs.

Plusieurs milliers de soldats couvrent la place et les rues environnantes; mais ils y sont étendus roides devant des magasins d'eau-de-vie qu'ils ont enfoncés, et où ils ont puisé la mort en croyant y trouver la vie. Voilà les seuls secours que lui a laissés Murat: Ney se voit seul en Russie avec sept cents recrues étrangères. À Kowno, comme après les désastres de Viazma, de Smolensk, de la Bérézina et de Wilna, c'est encore à lui qu'on a confié l'honneur de nos armes et tout le péril du dernier pas de notre retraite: il l'accepte.

Le 14, au point du jour, l'attaque des Russes commence. Pendant qu'une de leurs colonnes se présente brusquement par la route de Wilna, une autre passe le Niémen sur la glace, au-dessus de la ville, prend pied sur les terres prussiennes, et, toute fière d'avoir la première franchi sa frontière, elle marche au pont de Kowno, pour fermer à Ney cette issue, et lui couper toute retraite.

Les premiers coups se firent entendre à la porte de Wilna; Ney y court, il veut éloigner le canon de Platof avec les siens, mais déjà il trouve ses pièces enclouées et ses artilleurs en fuite! Furieux, il s'élance, l'épée haute, sur l'officier qui les commande, et il l'eût tué, sans son aide-de-camp, qui para le coup et protégea la fuite de ce malheureux.

Ney appelle alors son infanterie; mais sur les deux faibles bataillons qui la composaient, un seul avait pris les armes: c'étaient les trois cents Allemands de la garnison. Il les place, il les exhorte, et l'ennemi s'approchant, il allait leur commander le feu, quand un boulet russe, écrêtant la palissade, vint casser la cuisse de leur chef. Cet officier tomba, et sans hésiter, se sentant perdu, il prit froidement ses pistolets et se brûla la cervelle devant sa troupe. À ce coup de désespoir, ses soldats s'effraient, s'effarent, et tous à la fois ils jettent leurs armes, et fuient éperdus.

Ney, que tout abandonne, ne s'abandonne, ni lui-même, ni son poste. Après d'inutiles efforts pour retenir ces fuyards, il ramasse leurs armes encore toutes chargées, il redevient soldat, et, lui cinquième, il fait face à des milliers de Russes. Son audace les arrêta; elle fit rougir quelques artilleurs, qui imitèrent leur maréchal; elle donna à l'aide de-camp Heymès et au général Gérard le temps de ramasser trente soldats, de faire avancer deux à trois pièces légères, et à Marchand, celui de réunir le seul bataillon qui restait.

Mais en ce moment éclate, au-delà du Niémen et vers le pont de Kowno, la seconde attaque des Russes; il était deux heures et demie. Ney envoie Marchand et ses quatre cents hommes pour reprendre et assurer ce passage. Pour lui, sans lâcher prise, sans s'inquiéter davantage de ce qui se prépare derrière lui, il combat à la tête de trente hommes et se maintient jusqu'à la nuit à la porte qui ouvre vers Wilna. Alors il traverse Kowno et le Niémen toujours en combattant, reculant et ne fuyant pas, marchant après tous les autres, soutenant jusqu'au dernier moment l'honneur de nos armes, et pour la centième fois, depuis quarante jours et quarante nuits, sacrifiant sa vie et sa liberté pour sauver quelques Français de plus. Il sort enfin le dernier de la grande-armée de cette fatale Russie, montrant au monde l'impuissance de la fortune contre les grands courages, et que pour les héros tout tourné en gloire, même les plus grands désastres.

Il était huit heures du soir quand il parvint sur la rive alliée. Alors, voyant la catastrophe accomplie, Marchand repoussé jusqu'à l'entrée du pont, et la route de Vilkowisky, que suivait Murat, toute couverte d'ennemis, il se jeta à droite, s'enfonça dans les bois, et disparut.


CHAPITRE V.

Quand Murat atteignit Gumbinen, il fut bien surpris d'y trouver Ney, et d'apprendre que depuis Kowno, l'armée marchait sans arrière-garde. Heureusement, la poursuite des Russes après qu'ils eurent reconquis leur territoire, s'était ralentie. Ils semblèrent hésiter, sur la frontière prussienne, ne sachant s'ils entreraient en alliés ou en ennemis. Murat profita de cette incertitude pour s'arrêter plusieurs jours à Gumbinen, et pour diriger sur les différentes villes qui bordent la Vistule les restes des corps.

Au moment de cette dislocation de l'armée, il en réunit les chefs. Je ne sais quel mauvais génie l'inspira dans ce conseil. On voudrait croire que ce fut embarras, devant ces guerriers, de la précipitation de sa fuite, et dépit contre l'empereur qui lui avait laissé cette responsabilité; ou bien honte de reparaître vaincu au milieu des peuples les plus opprimés par nos victoires: mais comme ses paroles eurent un bien plus fâcheux caractère, et que ses actions ne les ont point démenties, comme enfin elles furent le premier symptôme de sa défection, l'histoire ne peut les taire.

Ce guerrier, monté sur le trône par le seul droit de la victoire, revenait vaincu. Dès ses premiers pas sur la terre conquise, il crut la sentir tout entière trembler sous lui, et sa couronne chanceler sur sa tête. Mille fois dans cette campagne, il s'était exposé aux plus grands dangers; mais lui, qui, roi, n'avait pas craint de mourir comme un soldat d'avant-garde, ne put supporter l'appréhension de vivre sans couronne. Le voilà donc au milieu des chefs dont son frère lui a confié la conduite, accusant son ambition, qu'il a partagée, pour s'en absoudre.

Il s'écrie «qu'il n'est plus possible de servir un insensé! qu'il n'y a plus de salut dans sa cause; qu'aucun prince de l'Europe ne croit plus ni à ses paroles, ni à ses traités. Il se désespère d'avoir rejeté les propositions des Anglais; sans cela, ajoute-t-il, il serait encore un grand roi, tel que l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse.»

Un cri de Davoust l'interrompit: «Le roi de Prusse, l'empereur d'Autriche, lui repart-il brusquement, sont princes par la grace de Dieu, du temps et de l'habitude des peuples. Mais vous, vous n'êtes roi que par la grace de Napoléon et du sang français. Vous ne pouvez l'être que par Napoléon et en restant uni à la France. C'est une noire ingratitude qui vous aveugle!» Et aussitôt il lui déclare qu'il va le dénoncer à son empereur; les autres chefs se turent. Ils excusaient l'emportement de la douleur du roi, et n'attribuaient qu'à sa fougue inconsidérée, des expressions que la haine et l'esprit soupçonneux de Davoust n'avait que trop bien comprises.

Murat resta décontenancé; il se sentait coupable. Ainsi fut étouffée cette première étincelle d'une trahison, qui devait, plus tard, perdre la France. L'histoire n'en parle qu'à regret, depuis que le repentir et le malheur ont égalé le crime.

Il fallut bientôt porter notre abaissement dans Koenigsberg. La grande-armée, qui depuis vingt ans, parcourait triomphante toutes les capitales de l'Europe, reparut pour la première fois mutilée, désarmée, fuyante, dans l'une de celles qu'elle avait le plus humiliées par sa gloire. Ses peuples accoururent, sur notre passage pour compter nos blessures, pour évaluer, par la grandeur de nos maux, ce qu'ils pouvaient se promettre d'espérance: il fallut repaître leurs avides regards de nos misères, subir le joug de leur espoir, et, traînant notre infortune au travers de leur odieuse joie, marcher sous l'insupportable poids d'un malheur haï.

Les faibles restes de la grande-armée ne plièrent point sous ce faix. Son ombre, déjà presque détrônée, se montra toujours imposante; elle conserva son air de souveraine: vaincue par les élémens, elle garda devant les hommes ses formes victorieuses et dominatrices.

De leur côté, les Allemands, soit lenteur, soit crainte, nous accueillirent docilement: leur haine se contint sous les apparences de la froideur; et, comme ils n'agissent guère d'eux-mêmes, pendant qu'ils attendaient un signal, ils furent contraints de soulager nos misères. Koenigsberg ne put bientôt plus les contenir. L'hiver, qui nous y avait poursuivis, nous y abandonna tout-à-coup; en une nuit le thermomètre descendit de vingt degrés.

Cette transition subite nous fut fatale. Une foule de soldats et de généraux, que la tension de l'atmosphère avait soutenus jusque-là, par une irritation continuelle, s'affaissèrent et tombèrent en décomposition. Éblé, l'honneur de l'armée, succomba; Lariboissière, général en chef de l'artillerie, le suivit. Chaque jour, à chaque heure, on était consterné par de nouvelles pertes.

Au milieu de ce deuil général, tout-à-coup une émeute et une lettre de Macdonald vinrent porter le désespoir dans toutes ces douleurs. Les malades ne purent plus conserver l'espoir de mourir libres; il fallut que l'ami abandonnât son ami mourant, le frère son frère, ou qu'il l'entraînât expirant vers Elbing. L'émeute n'était alarmante que comme symptôme; elle fut réprimée: mais la nouvelle qu'annonçait Macdonald était décisive.


CHAPITRE VI.

Du côté de ce maréchal, toute cette guerre n'avait été qu'une marche rapide de Tilsitt à Millau, un déploiement depuis l'embouchure de l'Aa jusqu'à Dünabourg, et enfin une longue défensive devant Riga. La composition de cette armée, presque toute prussienne, sa position, et l'ordre de Napoléon, le voulurent ainsi.

C'était une grande audace à cet empereur d'avoir confié son aile gauche, comme son aile droite et sa retraite, à des Prussiens et à des Autrichiens. On a remarqué qu'en même temps, il avait dispersé les Polonais dans toute l'armée; quelques-uns pensaient qu'il eût été mieux de réunir le zèle de ceux-ci et de diviser la haine des autres. Mais on eut besoin des indigènes par-tout pour interprètes, éclaireurs ou guides, et de leur audacieuse ardeur sur le véritable point d'attaque. Quant aux Prussiens et aux Autrichiens, il est vraisemblable qu'ils ne se seraient pas laissé disséminer. À la gauche, Macdonald et sept mille Bavarois, Westphaliens et Polonais, mêlés à vingt-deux mille Prussiens, parurent suffisans pour répondre de ceux-ci et des Russes.

Dans la marche en avant, il n'avait d'abord été question, que de chasser devant soi des postes, et d'enlever quelques magasins. Il y eut ensuite quelques escarmouches entre l'Aa et Riga. Les Prussiens, dans une affaire assez vive, prirent Eckau sur le général russe Lewis, puis l'on resta vingt jours tranquille de part et d'autre. Macdonald employa ce temps à s'emparer de Dünabourg, et à faire venir à Mittau la grosse artillerie nécessaire pour assiéger Riga.

Au bruit de son approche, le 23 août, le commandant en chef à Riga en fit sortir tous ses Russes sur trois colonnes. Les deux plus faibles durent faire deux fausses attaques; l'une, en suivant le bord de la mer Baltique; l'autre, directement sur Mittau; la troisième, forte et commandée par Lewis, dut en même temps enlever Eckau, culbuter les Prussiens jusque dans l'Aa, passer cette rivière, et s'emparer du parc d'artillerie, ou le détruire.

Tout réussit jusqu'au-delà de l'Aa, où Grawert, enfin soutenu par Kleist, rejeta Lewis; puis s'acharnant sur les traces des Russes jusque dans Eckau, il l'y défit entièrement. Lewis s'en fut en déroute jusqu'à la Düna, qu'il repassa à gué, en laissant un grand nombre de prisonniers.

Jusque-là Macdonald était satisfait. On dit même qu'à Smolensk Napoléon pensait à élever Yorck au rang de maréchal d'empire, en même temps qu'il faisait nommer, à Vienne, Schwartzenberg feld-maréchal. Cependant, les droits n'étaient pas égaux entre ces deux chefs.

Des symptômes fâcheux se manifestaient à nos deux ailes; chez les Autrichiens ils fermentaient parmi les officiers: leur général les contenait dans notre alliance; il nous avertissait même des mauvaises dispositions des siens, et des moyens de garantir de cette contagion nos autres alliés mêlés à ses troupes.

C'était le contraire à notre aile gauche; l'armée prussienne y marchait sans arrière-pensée, quand son général conspirait contre nous. Aussi, dans les combats, voyait-on à l'aile droite le chef entraîner ses troupes en dépit d'elles-mêmes, tandis qu'à l'aile gauche, les troupes poussaient leur chef en avant presque malgré lui.

Chez ceux-ci les officiers, les soldats, Grawert lui-même, vieux guerrier loyal et sans politique, tous servaient franchement. Ils combattirent en lions toutes les fois qu'ils furent libres de leur chef: ils voulaient, disaient-ils, laver aux yeux des Français la honte de leur désastre de 1806, reconquérir notre estime, vaincre devant leurs vainqueurs, montrer que leur défaite ne devait être attribuée qu'à leur gouvernement, et qu'eux eussent été dignes d'un meilleur sort.

Yorck voyait de plus haut. Il était de cette société des Amis de la vertu, dont le principe était la haine des Français, et le but, leur entière expulsion de l'Allemagne. Mais Napoléon était encore victorieux, et le Prussien craignait de se compromettre. D'ailleurs, la justice de Macdonald, sa douceur et sa réputation militaire, avaient gagné le cœur de ses troupes. «Jamais, disaient les Prussiens, ils ne s'étaient trouvés si heureux que sous le commandement d'un Français.» En effet, unis aux conquérans, et jouissant avec eux des droits de la conquête, ces vaincus s'étaient laissé séduire à l'attrait tout-puissant d'être du parti de la victoire.

Tout y concourait. Leur administration était conduite par un intendant et par des agens pris dans leur armée. Ils vivaient dans l'abondance. Ce fut pourtant de ce côté que commença la querelle de Macdonald et d'Yorck, et que la haine de ce dernier trouva une issue pour se répandre.

D'abord, il s'éleva des plaintes dans le pays contre cette administration. Bientôt, un ordonnateur français arriva, et, soit rivalité, soit justice, il accuse l'intendant prussien de fatiguer le pays par d'énormes réquisitions de bestiaux. «Il les envoyait, disait-on, dans la Prusse, épuisée par notre passage; l'armée en était frustrée, bientôt la disette s'y ferait sentir.» Selon lui, Yorck n'ignorait pas cette manœuvre. Macdonald crut à l'accusation, il renvoya l'accusé, confia l'administration à l'accusateur; et Yorck, plein de dépit, ne songea plus qu'à se venger.

Napoléon était alors dans Moskou. Le Prussien l'observait; il prévit avec joie les suites de cette témérité, il paraît même qu'il céda à la tentation d'en profiter et de devancer la fortune. Le 29 septembre, le général russe apprend qu'Yorck a découvert Mittau; et soit qu'il ait reçu des renforts, en effet, deux divisions venaient d'arriver de Finlande, soit par une autre confiance, il s'aventure jusque dans cette ville, qu'il reprend, et se prépare à pousser son avantage. Le grand parc de siége allait être enlevé; Yorck, s'il faut en croire des témoins, l'avait exposé, il demeurait immobile, il le livrait.

On dit qu'alors son chef d'état-major s'est indigné de cette trahison; on assure qu'il a représenté vivement à son général qu'il allait se perdre, et avec lui l'honneur des armées prussiennes; qu'enfin Yorck, ébranlé, a laissé Kleist se mettre en mouvement. Son approche suffit. Mais dans cette occasion, quoiqu'il y eût eu une affaire rangée, à peine compta-t-on des deux côtés quatre cents hommes hors de combat. Cette petite guerre finie, chacun reprit tranquillement sa première place.


CHAPITRE VII.

À cette nouvelle, Macdonald s'inquiète, il s'irrite; il accourt de son aile droite, où peut-être il était resté trop long-temps loin des Prussiens. Cette surprise de Mittau, le danger qu'avait couru le parc de siège, l'obstination d'Yorck à ne pas poursuivre l'ennemi, les détails secrets qui lui parviennent de l'intérieur du quartier-général d'Yorck, tout était alarmant. Mais plus les soupçons étaient fondés, plus il fallait feindre; car enfin l'armée prussienne, non complice de son chef, avait combattu franchement, l'ennemi avait lâché prise, les apparences étaient conservées, et la politique eût voulu que Macdonald parût s'en contenter.

Il fit le contraire. Son humeur prompte, ou sa loyauté, ne put dissimuler: il éclata en reproches contre le général prussien, au moment où ses troupes, satisfaites de leurs succès, s'attendaient à des éloges et à des récompenses. Yorck sut habilement faire partager à des soldats frustrés dans leur attente, le dégoût d'une humiliation qui n'était réservée qu'à lui seul.

On trouve dans les lettres de Macdonald les justes motifs de son mécontentement. Il écrivait à Yorck, «qu'il était honteux que ses postes fussent continuellement attaqués, sans qu'à son tour il eût harcelé une seule fois l'ennemi; que depuis qu'il était en présence, il n'avait que repoussé des attaques, sans prendre une seule fois l'offensive, quoique ses officiers et ses troupes fussent de la meilleure volonté.» Ce qui était vrai, car en général c'était un spectacle remarquable, que l'ardeur de tous ces Allemands, pour une cause qui leur était étrangère, et qui pouvait leur paraître ennemie.

Tous se précipitaient à l'envi les uns des autres au milieu des dangers, pour obtenir l'estime de la grande-armée et un éloge de Napoléon. Leurs princes préféraient la simple étoile d'argent de l'honneur français, à leurs plus riches cordons. Alors encore, le génie de Napoléon semblait avoir tout ébloui ou dompté. Aussi magnifique à récompenser que prompt et terrible à punir, il paraissait tel qu'un de ces grands centres de la nature, dispensateur de tous les biens. Chez beaucoup d'Allemands, il s'y ajoutait une respectueuse admiration, pour une vie tout empreinte de ce merveilleux qu'ils aiment tant.

Mais leur entraînement tenait à la victoire, et déjà commençait la fatale retraite; déjà, du nord au sud de l'Europe, les cris de vengeance de la Russie répondaient à ceux de l'Espagne. Ils se croisaient et retentissaient sur les terres allemandes, encore sous le joug: ces deux grands incendies allumés aux deux extrémités de l'Europe, se rapprochaient de son centre, ils y faisaient luire un nouveau jour, ils le couvraient d'étincelles que recueillaient des cœurs brûlant d'une haine patriotique, exaltée jusqu'au fanatisme par la mysticité. À mesure que notre déroute se rapprochait de l'Allemagne, on entendait s'élever de son sein une rumeur sourde, un murmure encore tremblant, incertain et confus, mais général.

Les universitaires, nourris de ces idées d'indépendance, inspirés par leur ancienne constitution, qui leur assure tant de privilèges, pleins des souvenirs exaltés de la gloire antique et chevaleresque de la Germanie, et jaloux pour elle de toute gloire étrangère, étaient restés nos ennemis. Absolument étrangers aux calculs de la politique, ils n'avaient jamais plié sous notre victoire. Depuis qu'elle pâlissait, un même esprit gagnait les politiques et jusqu'aux militaires. L'association des Amis de la vertu donnait à ce soulèvement l'apparence d'un vaste complot; quelques chefs conspiraient en effet, mais il n'y avait pas de conjuration c'était un mouvement spontané, une sensation commune et universelle.

Alexandre augmentait habilement cette disposition par ses proclamations, par ses adresses aux Allemands, et en faisant ménager leurs prisonniers. Quant aux rois de l'Europe, il n'y avait encore que lui et Bernadotte qui marchassent à la tête de leurs peuples. Tous les autres, retenus par la politique ou par l'honneur, se laissaient devancer par leurs sujets.

Cette contagion pénétra dans la grande-armée; dès le passage de la Bérézina, Napoléon en avait été averti. On avait remarqué des communications entre des généraux bavarois, saxons et autrichiens. À la gauche, la mauvaise volonté d'Yorck redoubla, elle gagna une partie de ses troupes: tous les ennemis de la France se réunissaient, et Macdonald étonné, venait d'avoir à repousser les perfides insinuations d'un aide-de-camp de Moreau. Cependant, l'impression de nos victoires avait été si profonde sur tous ces Allemands, ils avaient été courbés si puissamment, qu'il leur fallut du temps pour se relever.

Le 15 novembre, Macdonald voyant que la gauche de la ligne des Russes s'étendait trop loin de Riga, entre lui et la Düna, fit faire de fausses attaques sur tout leur front, et en poussa une véritable sur le centre ennemi, qu'il perça rapidement jusqu'au fleuve, vers Dahlenkirchen. Toute la gauche des Russes, Lewis et cinq mille hommes, se trouvèrent séparés de leur retraite et acculés à la Düna.

Lewis chercha vainement une issue, il trouva par-tout l'ennemi et perdit d'abord deux bataillons et un escadron. Il était pris tout entier s'il eût été serré de plus près; mais on lui laissa assez de place et de temps pour respirer; le froid augmentant, et la terre manquant à ce général pour s'échapper, il osa se fier aux glaces faibles encore qui commençaient à couvrir le fleuve. Il fit étendre sur elles un lit de paille et de planches, et, traversant ainsi la Düna sur deux points, entre Friedrichstadt et Lindau, il rentra dans Riga, dans l'instant même où ses compagnons désespéraient de son salut.

Le lendemain de ce combat, Macdonald apprit la retraite de Napoléon sur Smolensk, mais non la désorganisation de l'armée. Peu de jours après, des bruits sinistres lui apportèrent la nouvelle de la prise de Minsk. Il s'inquiétait, quand le 4 décembre, une lettre de Maret, enflant la victoire de la Bérézina, lui annonça la prise de neuf mille Russes, de neuf drapeaux et de douze canons. L'amiral, disait-elle, était réduit à treize mille hommes.

Le 3 décembre, les Russes de Riga furent encore repoussés par les Prussiens, dans une de leurs tentatives. Yorck, soit prudence ou conscience, se contenait. Macdonald s'était rapproché de lui. Le 19 décembre, douze jours après le départ de Napoléon, huit jours après la prise de Wilna par Kutusof, lorsqu'enfin Macdonald commença sa retraite, l'armée prussienne était encore fidèle.


CHAPITRE VIII.

Ce fut de Wilna, le 9 décembre, et par un officier prussien, que l'ordre de se retirer lentement sur Tilsitt, fut envoyé à Macdonald. On négligea de lui transmettre cette instruction par plusieurs voies; on ne songea point à se servir des Lithuaniens pour un message si important. On risqua de perdre ainsi la dernière armée, la seule qui restât intacte. Cet ordre écrit à quatre journées de Macdonald, traîna en route, il mit neuf journées à lui parvenir.

Ce maréchal dirigea sa retraite sur Tilsitt, en passant entre Telzs et Szawlia. Yorck et la plus grande partie des Prussiens formant son arrière-garde, marchèrent à une journée de distance de lui, en contact avec les Russes et livrés à eux-mêmes. Quelques-uns en firent un tort à Macdonald; mais la plupart n'osèrent en décider, alléguant que, dans une position si délicate, la confiance et la défiance étaient également périlleuses.

Ceux-là disent qu'au reste, le maréchal français donna à la prudence tout ce qu'il lui devait, en gardant avec lui l'une des divisions d'Yorck; l'autre, que commandait Massenbach, était dirigée par le général français Bachelu; elle formait l'avant-garde. Ainsi l'armée prussienne était séparée en deux corps, Macdonald au milieu, et l'un semblait devoir lui répondre de l'autre.

D'abord, tout alla bien, quoique le danger fût par-tout, devant, derrière et sur le flanc; car la grande-armée de Kutusof avait déjà lancé trois avant-gardes sur la retraite du duc de Tarente. Macdonald rencontra l'une à Kelm, l'autre à Piklupenen, et la troisième à Tilsitt. Le zèle des hussards noirs et des dragons prussiens parut redoubler. Les hussards russes d'Ysum furent sabrés et culbutés dans Kelm. Le 27 décembre, à la fin d'une marche de dix heures, ces Prussiens aperçurent Piklupenen et la brigade russe de Laskow; sans reprendre haleine, ils la chargent, la débandent, et lui arrachent deux bataillons; le lendemain ils reprirent Tilsitt sur le Russe Tettenborn.

Déjà, depuis plusieurs jours, une lettre de Berthier, datée d'Antonowo, le 14 décembre, avait annoncé à Macdonald qu'il n'y avait plus d'armée, et qu'il fallait qu'il arrivât promptement sur le Prégel, pour couvrir Koenigsberg et pouvoir se retirer sur Elbing et Marienbourg. Le maréchal cacha cette nouvelle aux Prussiens. Jusque-là, le froid et les marches forcées ne leur avaient arraché aucune plainte; aucun signe de mécontentement ne s'était fait remarquer parmi ces alliés, l'eau-de-vie et les vivres ne manquaient pas.

Mais le 28, quand le général Bachelu s'étendit à droite vers Régnitz pour en éloigner les Russes, qui de Tilsitt s'y étaient réfugiés, les officiers prussiens commencèrent à se plaindre de la fatigue de leurs troupes; leur avant-garde, marchant à contre-cœur et sans précaution, se laissa surprendre; elle se mit en déroute. Toutefois, Bachelu rétablit le combat, et entra dans Régnitz.

Pendant ce temps-là, Macdonald, arrivé dans Tilsitt, y attendait Yorck et le reste de l'armée prussienne; il ne les voyait point arriver. Le 29, les officiers et les ordres qu'il leur envoya se multiplièrent vainement: aucune nouvelle d'Yorck ne transpirait. Le 30, l'anxiété de Macdonald redoubla: elle se peint tout entière dans une de ses lettres, datée de ce jour, où il n'ose pourtant pas encore paraître soupçonner une défection. Il écrivait «qu'il ne comprenait point ce retard; qu'une multitude d'officiers et d'émissaires portaient à Yorck ses ordres de le rejoindre, et qu'il ne recevait aucune réponse. Ainsi, quand l'ennemi s'avançait sur lui, il était forcé de suspendre sa retraite; car il ne pouvait se résoudre à abandonner ce corps, à se retirer sans Yorck; et pourtant ce retard le perdait.»

Cette lettre se terminait ainsi: «Je m'épuise en conjectures. Se retirer? que dirait l'empereur! la France! l'armée! l'Europe! Ne serait-ce pas une tache ineffaçable pour le dixième corps, que l'abandon volontaire d'une partie de ses troupes, et sans y être contraint autrement que par la prudence? Oh non! quels que soient les événemens, je me résigne et me dévoue volontiers pour victime, pourvu que je sois la seule;» et il finit en souhaitant au général français «un sommeil que sa triste situation lui refuse depuis long-temps.»

Le même jour, il rappela dans Tilsitt Bachelu et la cavalerie prussienne, encore dans Régnitz. Il était nuit. Bachelu voulut exécuter cet ordre, mais les colonels prussiens s'y refusèrent: ils se couvraient de différens prétextes. «Les routes, disaient-ils, étaient impraticables. On ne faisait point marcher des hommes par un temps si affreux et à une telle heure! ils avaient à répondre à leur roi de leurs régimens.» Le général français étonné, leur impose silence, il leur ordonne d'obéir; sa fermeté les subjugue, ils obéissent, mais lentement. Un général russe s'était glissé dans leurs rangs, il les pressait de lui livrer ce Français seul au milieu d'eux qui les commandait: mais ces Prussiens, déjà prêts à abandonner Bachelu, ne pouvaient se résoudre à le trahir; enfin ils se mettent en marche.

Dans Régnitz, à huit heures du soir, ils avaient refusé de monter à cheval; dans Tilsitt, où ils arrivèrent à deux heures après minuit, ils refusent d'en descendre. Cependant, à cinq heures du matin, tous étaient rentrés et l'ordre paraissant rétabli, le général prit quelque repos. Mais on avait feint de lui obéir: dès que les Prussiens ne se sentent plus observés ils reprennent leurs armes, ils sortent, et, Massenbach à leur tête, tous s'échappent de Tilsitt en silence et à la faveur de la nuit. Les premières lueurs du dernier jour de 1812 apprirent à Macdonald que l'armée prussienne l'avait abandonné.

C'était Yorck qui, loin de le rejoindre, lui arrachait Massenbach, qu'il venait de rappeler auprès de lui. Sa défection, commencée le 26 décembre, venait d'être consommée. Le 30 décembre, une convention entre Yorck et le général russe Dibitch, avait été conclue à Taurogen. «Les troupes prussiennes devaient être cantonnées sur leurs frontières et y rester neutres pendant deux mois, même dans le cas où leur gouvernement désapprouverait cet armistice. Ce terme expiré, les chemins leur seraient ouverts pour rejoindre les troupes françaises, si leur roi persistait à le leur ordonner.»

Yorck et sur-tout Massenbach, soit crainte de la division polonaise à laquelle ils étaient joints, soit respect pour Macdonald, mirent quelque pudeur dans leur défection. Ils écrivirent à ce maréchal. Yorck lui annonçait la convention qu'il venait de conclure: il la colorait de prétextes spécieux. «La fatigue, la nécessité, l'y avaient réduit; mais il ajoutait que, quel que fût le jugement que le monde porterait de sa conduite, il en était peu inquiet; que son devoir envers ses troupes et la réflexion la plus mûre la lui dictaient; qu'enfin, quelles que fussent les apparences, il était guidé par les motifs les plus purs.» Massenbach s'excusait d'être parti furtivement. «Il avait voulu s'épargner une sensation trop pénible à son cœur. Il avait craint que les sentimens de respect et d'estime qu'il conserverait jusqu'à la fin de ses jours pour Macdonald ne l'eussent empêché de faire son devoir.» Macdonald se vit tout-à-coup réduit, de vingt-neuf mille hommes, à neuf mille; mais dans l'anxiété où il vivait depuis deux jours, c'était un soulagement qu'une fin quelconque.


CHAPITRE IX.

Ainsi commença la défection de nos alliés. Je ne m'établirai point juge de la moralité de cet événement: la postérité en décidera. Toutefois, comme historien contemporain, je dois rapporter non-seulement les faits, mais aussi l'impression qu'ils ont laissée, telle qu'elle existe encore dans l'esprit des principaux chefs des deux corps d'armée alliée, ou acteurs, ou victimes.

Les Prussiens n'attendaient qu'une occasion pour rompre une alliance forcée: ce moment était venu, ils le saisirent. Cependant, non-seulement ils refusèrent de livrer Macdonald, mais ils ne voulurent point le quitter qu'ils ne l'eussent, pour ainsi dire, tiré de la Russie et qu'il ne fût en sûreté. De son côté, quand Macdonald sentit qu'on l'abandonnait, mais sans en avoir la preuve matérielle, il s'obstina à rester dans Tilsitt à la merci des Prussiens, plutôt que de leur donner, par une retraite trop prompte, un motif de défection.

Les Prussiens n'abusèrent point de cette noble conduite. Il y eut de leur part défection, et non trahison; ce qui, dans ce siècle, et après tant de maux qu'ils avaient endurés, peut paraître encore un mérite; ils ne se réunirent point aux Russes. Parvenus sur leur propre frontière, ils ne purent se résigner à aider leur vainqueur à défendre le sol de leur patrie contre ceux qui se présentaient comme ses libérateurs, et qui l'ont été; ils se firent neutres, et ce ne fut, il faut le répéter, que lorsque Macdonald, dégagé de la Russie et des Russes, avait sa retraite libre.

Ce maréchal la continua sur Koenigsberg, par Labiau et Tente. Ses derrières étaient assurés par Mortier et la division Heudelet, dont les troupes nouvellement arrivées occupaient encore Insterburg et contenaient Tchitchakof. Le 3 janvier, sa jonction était opérée avec Mortier, et il couvrait Koenigsberg.

Toutefois, ce fut un bonheur pour la réputation d'Yorck que Macdonald, si affaibli, et dont sa défection avait interrompu la retraite, eût pu rejoindre la grande-armée. L'inconcevable lenteur de la marche de Witgenstein sauva ce maréchal: le général russe l'atteignit pourtant à Labiau et à Tente; et là, sans les efforts de Bachelu et de sa brigade, sans la valeur des colonel et capitaine polonais Kameski et Ostrowski, et du capitaine bavarois Mayer, le corps de Macdonald, ainsi abandonné, eût été entamé ou perdu; Yorck eût alors paru l'avoir livré, et l'histoire l'eût, avec raison, flétri du nom de traître. Six cents Français, Bavarois et Polonais restèrent morts sur ces deux champs de bataille: leur sang accuse les Prussiens de n'avoir point assuré par un article de plus la retraite du chef qu'ils abandonnaient.

Le roi de Prusse désavoua Yorck. Il le destitua, nomma Kleist pour le remplacer, donna ordre à celui-ci d'arrêter son ancien chef et de le faire conduire à Berlin, ainsi que Massenbach, pour y être jugés. Mais ces généraux conservèrent leur commandement malgré lui; l'armée prussienne ne crut pas libre son souverain: c'était sur la présence d'Augereau, et de quelques troupes françaises à Berlin, que se fondait cette opinion.

Cependant, Frédéric n'ignorait pas notre anéantissement. À Smorgony, Narbonne n'avait accepté sa mission près de ce monarque, qu'en exigeant de Napoléon qu'il l'autorisât à une franchise sans bornes. Lui, Augereau et plusieurs autres ont affirmé que Frédéric ne fut pas seulement retenu par sa position au milieu des restes de la grande-armée, et par la crainte de voir Napoléon reparaître avec de nouvelles forces, mais aussi par sa foi jurée; car tout est composé dans le monde moral comme dans le monde physique, et il entre dans une seule de nos actions bien des motifs différens. Mais enfin, sa bonne foi céda à la nécessité, sa crainte à une plus grande crainte. Il se vit, dit-on, menacé d'une espèce de déchéance par son peuple et par nos ennemis.

On doit remarquer que cette nation prussienne, qui entraînait son souverain vers Yorck, n'osa elle-même se soulever que successivement, en vue des Russes, et seulement à mesure que nos faibles débris abandonnaient son territoire. Dans cette retraite un fait peindra les dispositions de ce peuple, et combien, malgré sa haine, il était courbé sous l'ascendant de nos longues victoires.

Davoust, rappelé en France, traversait, lui troisième, X.... Cette ville attendait les Russes; sa population s'émut à la vue de ces derniers Français. Les murmures, les excitations mutuelles, et enfin les cris se succédèrent rapidement; bientôt les plus furieux environnèrent la voiture du maréchal, et déjà ils en dételaient les chevaux, quand Davoust paraît, se précipite sur le plus insolent de ces insurgés, le traîne derrière sa voiture, et l'y fait attacher par ses domestiques. Le peuple, effrayé de cette action, s'arrêta, saisi d'une immobile consternation, puis il s'ouvrit docilement et en silence devant le maréchal, qui le traversa tout entier, en emmenant son captif.


CHAPITRE X.

Ainsi tomba brusquement notre aile gauche. À notre aile droite, du côté des Autrichiens, qu'une alliance bien cimentée retenait, nation phlegmatique, et qu'une aristocratie resserrée gouverne despotiquement; on n'avait rien à craindre de subit. Cette aile se détachait de nous, mais insensiblement, et avec les formes que sa position politique exigeait.

Le 10 décembre, Schwartzenberg était à Slonim, présentant successivement des avant-gardes vers Minsk, Nowogrodeck et Bielitza. Il était encore persuadé que les Russes battus fuyaient devant Napoléon, quand il apprit à la fois le départ de l'empereur et la destruction de la grande-armée, mais vaguement, de sorte qu'il fut quelque temps sans direction.

Dans son embarras il s'adressa à l'ambassadeur de France, à Varsovie. Ce ministre l'autorisa par sa réponse «à ne pas sacrifier un seul homme de plus.» Le 14 décembre, il se retira donc de Slonim sur Bialystock. Une instruction de Murat, qui lui arriva au milieu de ce mouvement, s'y trouva conforme.

Vers le 21 décembre, un ordre d'Alexandre suspendit les hostilités sur ce point, et comme les intérêts des Russes s'accordaient avec ceux des Autrichiens, on s'entendit bientôt. Un armistice mobile, que Murat approuva, s'établit. Le général russe et Schwartzenberg devaient manœuvrer l'un devant l'autre, le Russe sur l'offensive, l'Autrichien sur la défensive, mais sans en venir aux mains.

Le corps de Regnier, réduit à dix mille hommes, n'était point compris dans cet arrangement; mais Schwartzenberg, en obéissant aux circonstances, persévéra dans sa loyauté. Il rendit compte de tout au chef de l'armée: il couvrit de ses troupes autrichiennes tout le front de la ligne française, et la préserva. Ce prince n'eut point de complaisance pour l'ennemi; il ne l'en crut point sur parole; il voulut, à chaque position qu'il allait céder, s'assurer par ses yeux qu'il ne l'abandonnait qu'à une force supérieure et prête à le combattre. Ce fut ainsi qu'il arriva sur le Rug et la Narew, de Nur à Ostrolenka, où la guerre s'arrêta.

Il couvrait ainsi Varsovie, quand, le 22 janvier, son gouvernement lui ordonna d'abandonner le grand-duché, de séparer sa retraite de celle de Regnier, et de rentrer en Gallicie. Schwartzenberg n'obéit que lentement à cette instruction; il résista aux sollicitations pressantes et aux manœuvres menaçantes de Miloradowitch jusqu'au 25 janvier; alors même, il effectua sa retraite sur Varsovie avec tant de lenteur, que les hôpitaux et une grande partie des magasins purent être évacués. Il fit enfin obtenir aux Varsoviens une capitulation plus favorable qu'il n'osaient l'espérer. Il fit plus, quoique cette ville dût être livrée le 5 février, il ne la céda que le 8, et donna ainsi trois journées d'avance à Regnier sur les Russes.

Depuis, Regnier fut, il est vrai, atteint et surpris à Kalisch, mais ce fut pour s'y être arrêté trop long-temps à protéger la fuite de quelques dépôts polonais. Dans le premier désordre causé par cette attaque imprévue, une brigade saxonne se trouva séparée du corps français et se retira sur Schwartzenberg: elle en fut bien accueillie; l'Autriche lui donna passage, et la rendit à la grande-armée vers Dresde.

Cependant, le premier janvier 1815, à Koenigsberg, où Murat se trouvait encore, on ignorait la désertion des Prussiens et ce que tramait l'Autriche quand tout-à-coup la dépêche de Macdonald et l'émeute des Koenigsbergeois, apprirent le commencement d'une défection, dont il était impossible de prévoir les suites. La consternation fut grande. On ne réprima d'abord la sédition que par des représentations, que Ney changea bientôt en menaces. Murat précipita son départ pour Elbing. Dix mille malades et blessés encombraient Koenigsberg; la plupart furent abandonnés à la générosité de leurs ennemis: quelques-uns n'eurent point à s'en plaindre; mais des prisonniers qui s'échappèrent, assurent que beaucoup de leurs compagnons d'infortune furent massacrés et jetés par les fenêtres au milieu des rues; que même le feu fut mis à un hôpital qui contenait plusieurs centaines de malades: ce sont les habitans qu'ils ont accusés de ces horreurs.

D'un autre côté, à Wilna, déjà plus de seize mille de nos prisonniers avaient péri. Le couvent de Saint-Basile en avait renfermé le plus grand nombre; ils n'y avaient reçu, depuis le 10 jusqu'au 20 décembre, que quelques biscuits: du reste, pas un morceau de bois ni une goutte d'eau ne leur avaient été donnés. La neige des cours, déjà couverte de cadavres, étancha la soif brûlante de ceux qui survivaient. On avait jeté par les fenêtres ceux des morts qui ne pouvaient plus tenir dans les corridors, sur les escaliers, ou sur les entassemens de cadavres qu'on avait formés dans toutes les salles. Les nouveaux prisonniers qu'on découvrait à chaque instant, étaient précipités dans cet horrible séjour.

L'arrivée de l'empereur Alexandre et de son frère fit seule cesser ces abominations. Il y avait treize jours qu'elles duraient, et sur nos vingt mille malheureux compagnons d'armes prisonniers, si quelques centaines ont échappé, c'est à ces deux princes qu'ils doivent leur salut. Mais déjà, des exhalaisons infectes de tant de cadavres, une cruelle épidémie était née; elle passa des vaincus aux vainqueurs et nous vengea. Ces Russes vivaient pourtant dans l'abondance; nos mogasins de Smorgony et de Wilna n'avaient pas été détruits; ils devaient encore trouver d'immenses amas de vivres en poursuivant notre déroute.

Cependant, Witgenstein, détaché contre Macdonald, avait descendu le Niémen; Tchitchakof et Platof avaient suivi Murat vers Kowno, Wilkowisky et Insterburg; mais bientôt cet amiral fut envoyé vers Thorn. Enfin, le 9 janvier, Alexandre et Kutusof arrivèrent sur le Niémen à Merecz. Là, prêt à franchir sa frontière, l'empereur russe adressa à ses troupes une proclamation toute chargée d'images, de comparaisons, et sur-tout de louanges que l'hiver méritait plus encore que son armée.


CHAPITRE XI.

Ce ne fut que le 22 janvier et les jours suivans, que les Russes abordèrent la Vistule. Pendant une marche si lente, et depuis le 3 janvier jusqu'au 11, Murat était resté à Elbing. Dans cette situation extrême, ce prince flottait çà et là, au gré des élémens qui fermentaient autour de lui; tantôt ils portaient son espoir jusqu'au ciel, tantôt ils le précipitaient dans un abîme d'inquiétudes.

Il venait de fuir de Koenigsberg, dans un état complet de découragement, quand cette suspension dans la marche des Russes, et la jonction de Macdonald, dont la réunion avec Heudelet et Cavaignac avait doublé les forces, l'enflèrent subitement d'une vaine espérance. Lui, qui la veille croyait tout perdu, voulut reprendre l'offensive et commença aussitôt: car il était de ces esprits qui se décident à chaque instant. Ce jour là, il se résolut à pousser en avant, et le lendemain à fuir jusqu'à Posen.

Au reste, cette dernière détermination ne fut pas prise sans motif. Le ralliement de l'armée sur la Vistule avait été illusoire: la vieille garde comptait tout au plus cinq cents combatans; la jeune garde, presqu'aucun. Le premier corps, dix-huit cents; le second, mille; le troisième, seize cents; le quatrième, dix-sept cents; encore la plupart de ces soldats, restes de six cent mille hommes, pouvaient-ils à peine se servir de leurs armes.

Dans cet état d'impuissance, les deux ailes de l'armée venant à se détacher, l'Autriche et la Prusse nous manquant à la fois, la Pologne devenait un piège qui pouvait se refermer sur nous. D'un autre côté, Napoléon, qui jamais ne consentit à aucune cession, voulait qu'on défendît Dantzick: il fallut donc y jeter tout ce qui pouvait encore tenir la campagne.

D'ailleurs, s'il faut tout dire, quand Murat imagina, à Elbing, de refaire une armée, et rêva même une victoire, il trouva que la plupart des chefs eux-mêmes étaient épuisés et rebutés. Le malheur, qui porte à tout craindre et bientôt à croire tout ce qu'on craint, avait pénétré dans leur cœur. Déjà, plusieurs s'inquiétaient pour leurs rangs, pour leurs grades, pour les terres dont ils étaient devenus possesseurs dans les pays conquis, et la plupart n'aspiraient qu'à repasser le Rhin.

Quant aux recrues qui arrivaient, c'était un assemblage d'hommes de plusieurs nations de l'Allemagne. Pour nous rejoindre, ils avaient traversé les états prussiens, d'où s'élevait l'exhalaison de tant de haines. En approchant, ils rencontrèrent notre découragement et notre longue déroute; en entrant en ligne, loin de se trouver encadrés et appuyés par de vieux soldats, ils se virent seuls aux prises avec tous les fléaux pour soutenir une cause abandonnée de ceux qui étaient le plus intéressés à la faire triompher; aussi la plupart de ces Allemands se débandèrent-ils au premier bivouac.

À l'aspect du désastre de l'armée qui révenait de Moskou, les troupes éprouvées de Macdonald furent elles-mêmes ébranlées. Cependant, ce corps d'armée, et la division toute fraîche d'Heudelet, conservèrent leur ensemble. On se hâta de réunir tous ces débris dans Dantzick; trente-cinq mille soldats, de dix-sept nations différentes, y furent enfermés. Le reste, en petit nombre, ne devait commencer à se rallier qu'a Posen et sur l'Oder.

Jusque-là, il n'avait donc guère été possible au roi de Naples de mieux régler notre déroute; mais, au moment où il traversait Marienwerder pour se rendre à Posen, une lettre de Naples vint encore bouleverser toutes ses résolutions. L'impression en fut violente: à mesure qu'il la lut, la bile se mêla à son sang avec une telle promptitude, qu'on le retrouva quelques instans après avec une jaunisse complète.

Il paraît qu'un acte de gouvernement que s'était permis la reine le blessa dans une de ses plus vives passions. Peu jaloux de cette princesse, malgré ses, charmes, il l'était avec fureur de son autorité; et c'était de la reine sur-tout, comme sœur de l'empereur, qu'il se défiait.

On s'étonne de voir ce prince, qui jusqu'à ce jour avait paru tout sacrifier à la gloire des armes, se laisser tout-à-coup maîtriser par une passion moins noble; mais sans doute que, pour certains caractères, il en faut toujours une qui domine.

C'était, au reste, toujours la même ambition sous des formes différentes, et toujours tout entière dans chacune d'elles, car tels sont les caractères passionnés. En ce moment, sa jalousie pour son autorité l'emporta sur l'amour de sa gloire: elle l'entraînai rapidement jusqu'à Posen où, peu après son arrivée, il disparut et nous abandonna.

Cette défection éclata le 16 janvier, vingt-trois jours avant que Schwartzenberg se détachât de l'armée française, dont le prince Eugène prit le commandement.

Alexandre arrêta la marche de ses troupes à Kalisch Là, cette guerre violente et continue, qui nous suivait depuis Moskou, se ralentit; elle ne fut plus, jusqu'au printemps, qu'une guerre d'accès, intermittente, lente. La force du mal parut épuisée, mais c'était seulement celle des combattans; une plus grande lutte se préparait, et cette halte ne fut pas un temps qu'on accorda à la paix, mais qui fut donné à la préméditation du carnage.


CHAPITRE XII.

Ainsi l'étoile du nord l'emporta sur celle de Napoléon. Est-ce donc le sort du midi d'être vaincu par le nord? Ne peut-il le dompter à son tour? Le succès de cette agression est-il contre nature? Et l'effroyable résultat de notre invasion en est-il une nouvelle preuve?

Sans doute le genre humain ne marche point ainsi, sa pente est vers le sud, il tourne le dos au nord; le soleil attire ses regards, ses désirs et ses pas. On ne remonte pas impunément ce grand cours des hommes: vouloir leur faire rebrousser chémin, les repousser, les contenir dans leurs glaces, est une entreprise gigantesque. Les Romains s'y épuisèrent. Charlemagne, quoiqu'il s'élevât lorsqu'un de ces plus terribles débordemens tirait à la fin, ne put que l'arrêter quelques instans; le reste du torrent, repoussé à l'est de son empire, perça par le nord, et acheva l'inondation.

Mille ans se sont écoulés depuis; il a fallu ce temps aux peuples du septentrion pour se refaire de cette grande migration, et pour acquérir les connaissances aujourd'hui indispensables à un peuple conquérant. Dans cet intervalle, les villes anséatiques ne s'opposèrent point sans motifs à l'introduction des arts guerriers dans ce vaste camp de Scandinaves. L'événement a justifié leurs craintes. À peine la science de la guerre moderne y a-t-elle pénétré, qu'on a vu les armées russes sur l'Elbe et peu après en Italie: elles sont venues la reconnaître, un jour elles viendront s'y établir.

Dans le dernier siècle, soit philanthropie, soit vanité, l'Europe s'empressa de concourir à la civilisation de ces hommes du nord, dont Pierre avait déjà fait des guerriers redoutables. Elle fit sagement, en ce qu'elle diminua pour l'Europe le danger de retomber dans une nouvelle barbarie, si toutefois une seconde rechute dans les ténèbres du moyen âge est possible, la guerre étant devenue si savante que l'esprit y domine, en sorte que pour y réussir, il faut une instruction où les nations encore barbares ne peuvent atteindre qu'en se civilisant.

Mais en hâtant la civilisation de ces Normands, l'Europe a peut-être hâté l'époque de leur nouveau débordement. Car qu'on ne croie point que leurs villes pompeuses, que leur luxe exotique et forcé les pourront retenir; qu'en les amollissant il les fixera, ou les rendra moins redoutables. Ce luxe, cette mollesse, dont on jouit en dépit d'un climat barbare, ne peut jamais être que le privilège de quelques-uns. Les masses sans cesse accrues par une administration qui s'éclaire, resteront souffrantes par leur climat, barbares comme lui, toujours de plus en plus envieuses; et l'invasion du midi par le nord, recommencée par Catherine II, continuera.

Eh! qui pourrait croire cette grande lutte du nord contre le sud à son terme? N'est-ce pas, dans toute sa grandeur, la guerre de la privation contre la jouissance, l'éternelle guerre du pauvre contre le riche, celle qui dévore l'intérieur de chaque empire?

Compagnons, quel qu'ait été le motif de notre expédition, voilà en quoi elle importait à l'Europe. Son but fut d'arracher la Pologne à la Russie, son résultat eût été d'éloigner le danger d'un nouvel envahissement des hommes du nord, d'affaiblir ce torrent, de lui opposer une nouvelle digue; et quel homme, quelle circonstance, pour le succès d'une si grande entreprise!

Après quinze cents ans de victoires, la révolution du quatrième siècle, celle des rois et des grands contre les peuples, venait d'être vaincue par la révolution du dix-neuvième siècle, celle des peuples contre les grands et les rois. Napoléon était né de cet embrasement, il s'en était emparé si puissamment, qu'il semblait que toute cette grande convulsion n'eût été que celle de l'enfantement d'un seul homme. Il commandait à la révolution comme s'il eût été le génie de cet élément terrible. À sa voix elle s'était soumise. Honteuse de ses excès, elle s'admirait en lui, et, se précipitant dans sa gloire, elle avait réuni l'Europe sous son sceptre, et l'Europe docile se levait à son signal pour repousser la Russie dans ses anciennes limites. Il semblait qu'à son tour le nord allait être vaincu jusque dans ses glaces.

Et cependant ce grand homme, dans cette grande circonstance n'a pu dompter la nature! Dans ce puissant effort pour remonter cette pente rapide, tant de forces lui ont manqué! Parvenu jusqu'à ces régions glacées de l'Europe, il en a été précipité de toute sa hauteur. Et ce nord, victorieux du midi dans sa guerre défensive, comme il le fut au moyen âge dans sa guerre conquérante, se croit inattaquable et irrésistible.

Compagnons ne le croyez pas! ce sol et ces espaces, ce climat, cette nature âpre et gigantesque, vous eussiez pu en triompher comme vous avez vaincu ses soldats.

Mais quelques fautes furent punies par de grands malheurs! J'ai dit les unes et les autres. Sur cet océan de maux j'ai élevé un triste fanal d'une clarté lugubre et sanglante, et si ma faible main n'a pas suffi à ce pénible ouvrage, du moins aurai-je fait surnager nos débris, afin que ceux qui viendront après nous puissent apercevoir le péril et l'éviter.

Compagnons, mon œuvre est finie: maintenant c'est à vous de rendre témoignage à la vérité de ce tableau. Ses couleurs paraîtront pâles sans doute à vos yeux et à vos cœurs, encore tout remplis de ces grands souvenirs. Mais qui de vous ignore qu'une action est toujours plus éloquente que son récit, et que si les grands historiens naissent, des grands hommes, ils sont plus rares qu'eux?

FIN

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