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Histoire de St. Louis, Roi de France

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Title: Histoire de St. Louis, Roi de France

Author: Richard Girard de Bury

Release date: May 1, 2004 [eBook #12437]
Most recently updated: October 28, 2024

Language: French

Credits: Produced by Tonya Allen and PG Distributed Proofreaders. This file was produced from images generously made available by the Bibliothèque nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr

*** START OF THE PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRE DE ST. LOUIS, ROI DE FRANCE ***

Histoire de St. Louis

Roi de France

Par De Bury

Nouvelle édition revue avec soin

  Je suis cet heureux Roi que la France révère,
  Le Père des Bourbons….

          Henri. Volt.

[Illustration: Couronne de Saint-Louis]

Lyon Rolland, Imprimeur Libraire Rue du Pérat, n°4

1828

* * * * *

Louis VIII, roi de France, père de saint Louis, était dans la quarantième année de son âge, et la troisième de son règne, lorsque, revenant à Paris, après le siége de la ville d'Avignon, il se sentit vivement pressé d'un mal qu'il avait tenu caché jusqu'alors, et fut forcé de s'arrêter au château de Montpensier, en Auvergne. Ce fut dans cette occasion que ce prince fit voir qu'il était véritablement chrétien. Quel que fût ce mal, dont l'histoire ne nous a pas appris la véritable cause, les médecins lui proposèrent un remède que la loi de Dieu lui défendait. Malgré le refus qu'il fit d'en user, on introduisit auprès de lui, pendant qu'il dormait, une jeune fille. S'étant éveillé, il appela l'officier qui le servait, lui ordonna de la faire retirer, en lui disant ces belles paroles: Qu'il aimait mieux mourir, que de conserver sa vie en commettant un péché mortel.

Cependant le mal ayant augmenté, et ce prince sentant les approches de la mort, il ne s'occupa plus que du soin de mettre ordre à ses affaires. Ayant fait venir autour de son lit les évêques et les grands seigneurs qui l'avaient accompagné, il leur déclara qu'il nommait la reine Blanche de Castille, son épouse, régente de l'état pendant la minorité de son fils Louis[1]. Cette nomination fut faite en présence de l'archevêque de Sens, des évêques de Beauvais, de Noyon et de Chartres, et du chancelier Garin, qui la déclarèrent authentiquement, après sa mort, par des lettres scellées de leurs sceaux. Il recommanda son fils aux seigneurs français qui était présens, et principalement à Matthieu II de Montmorency, connétable de France, à Philippe, comte de Boulogne, au comte de Montfort, aux sires de Coucy et de Bourbon, princes de son sang, et à plusieurs autres seigneurs qui lui promirent que ses intentions seraient exactement exécutées; qu'ils feraient serment de fidélité au prince son fils, et qu'ils soutiendraient l'autorité de la reine durant sa régence.

[Note 1: Il n'avait que douze ans commencés; et, dans ce temps, les rois n'étaient déclarés majeurs qu'à 21 ans.]

Pendant que cela se passait à Montpensier, Blanche était restée à Paris, où elle attendait avec impatience l'arrivée du roi, pour le féliciter sur ses conquêtes: elle n'était pas instruite de sa maladie. Pressée du désir de le revoir, elle s'était mise en chemin pour aller le joindre, lorsqu'elle rencontra le jeune Louis, qui revenait précipitamment, accompagné du chancelier et de plusieurs autres seigneurs. Elle reconnut, à la tristesse répandue sur leurs visages, la perte que la France venait de faire. Elle retourna aussitôt à Paris, afin de concerter avec les fidèles serviteurs du roi, les mesures les plus promptes qu'il convenait de prendre pour le faire couronner.

La régente ne fut pas long-temps sans apercevoir des semences de division dans les discours de plusieurs grands vassaux de la couronne, par les demandes qu'ils lui firent, et surtout par le refus de plusieurs d'entre eux de se trouver à la cérémonie du couronnement du roi, qui fut faite le premier dimanche de l'Avent de l'année 1226. Le nombre des seigneurs qui y assistèrent ne fut pas, à beaucoup près, aussi grand qu'il devait être, suivant l'usage ordinaire, et en conséquence des lettres que la régente leur avait fait écrire pour les y inviter; mais elle ne laissa pas de faire faire la cérémonie, par les conseils du chancelier et du légat, le retardement paraissant dangereux, surtout dans ces temps-là, où on la regardait comme essentielle à la royauté.

La cour, et tous ceux qui devaient assister à cette cérémonie, s'étaient rendus à Reims. Thibaud, comte de Champagne, était en chemin pour s'y trouver; mais, comme il approchait de la ville, on l'envoya prier de n'y pas entrer, à cause du bruit faux, mais fâcheux, qui courait de lui, qu'il avait fait empoisonner le feu roi. La comtesse sa femme fut néanmoins de la fête, ainsi que la comtesse de Flandre, qui se disputèrent entre elles le droit de porter l'épée devant le roi, comme représentant leurs maris absens. Mais, sur le refus qu'on leur en fit, elles consentirent que Philippe, comte de Boulogne, oncle du roi, eût cet honneur, sans préjudice de leurs droits, ou plutôt de ceux de leurs maris.

L'affront qu'on venait de faire au comte de Champagne ne pouvait manquer, vu son caractère brouillon, de le jeter dans le parti des factieux, et il semble qu'il eût été de la prudence de ne lui en pas donner l'occasion. Mais ou l'on savait qu'il y était déjà, ou la reine régente ne se crut pas assez d'autorité pour obtenir des grands seigneurs assemblés qu'il n'en fût pas exclu: peut-être aussi ne fut-elle pas fâchée de voir mortifier un seigneur qui avait eu la hardiesse de lui témoigner de l'amour.

Quoi qu'il en soit, il fut un des premiers qui fit ouvertement des préparatifs pour la révolte, de concert avec deux autres seigneurs mécontens: c'étaient Pierre de Dreux, comte de Bretagne, surnommé Mauclerc[1], auquel Philippe-Auguste avait fait épouser l'héritière de ce comté; et Hugues de Lusignan, comte de la Marche, qui avait épousé Isabelle, fille d'Aymard, comte d'Angoulême, veuve de Jean-Sans-Terre, roi d'Angleterre, mère de Henri III, qui y régnait alors.

[Note 1: C'est-à-dire, suivant le langage du temps, homme malin et méchant.]

Comme l'archevêché de Reims était alors vacant, ce fut de Jacques de Bazoche, son suffragant, évêque de Soissons, que Louis reçut cette onction qui rend les rois sacrés pour les peuples. Quoiqu'il fût encore bien jeune, il était déjà assez instruit pour ne pas regarder cette action comme une simple cérémonie[2]. Il ne put faire, sans trembler, le serment de n'employer sa puissance que pour la gloire de Dieu, pour la défense de l'Eglise et pour le bien de ses peuples. Il s'appliqua ces paroles qui commencent la messe ce jour-là, et dont David se servait pour dire: Qu'il mettait en Dieu toute sa confiance, et qu'il s'assurait d'être exaucé.

[Note 2: Joinville, p. 15.]

Comme cette cérémonie est trop connue pour nous arrêter à la décrire, je dirai seulement que, lorsqu'elle fut finie, on fit asseoir le roi sur un trône richement paré, que l'on mit entre ses mains le sceptre et la main de justice, et qu'ensuite tous les grands seigneurs et prélats, qui étaient présens, lui prêtèrent serment de fidélité, ainsi qu'à la reine sa mère, pour le temps que sa régence durerait.

Dès le lendemain, la reine partit pour ramener le roi à Paris; elle souhaita qu'il n'y eût aucunes marques de réjouissances, comme il n'y en avait point eu à Reims: car, quelque satisfaction qu'elle eût de voir régner son fils, rien n'effaçait de son coeur le regret dont elle était pénétrée de la perte qu'elle venait de faire. D'ailleurs l'affliction était si générale, que les grands et le peuple n'eurent pas de peine à suspendre les mouvemens de leur joie, et la sagesse de la régente ne lui permettait pas de perdre en vains amusemens un temps dont elle avait besoin pour arrêter et éteindre les factions qui se formaient dans l'état.

Caractère de la régente.

Blanche de Castille était une princesse dont la prudence, la présence d'esprit, l'activité, la fermeté, le courage et la sage politique, rendront à jamais la mémoire chère et respectable aux Français. Elle s'appliqua uniquement à dissiper les orages qui se formaient contre l'état: elle n'eut d'autres vues que de conserver à son fils les serviteurs qui lui étaient restés fidèles, de lui en acquérir de nouveaux, et de prévenir les dangereux desseins de ses ennemis. Les seigneurs de la cour se ressentirent de ses bienfaits, et tout le monde de ses manières obligeantes et naturelles qu'elle employait pour gagner les coeurs qui y étaient d'autant plus sensibles, qu'elle accompagnait ses grâces du plus parfait discernement.

Comme le comte de Boulogne était un des plus puissans seigneurs de l'état, et celui dont le roi pouvait attendre plus de secours ou de traverses, elle n'oublia rien pour le mettre dans ses intérêts. Philippe-Auguste lui avait donné le comté de Mortain; mais Louis VIII s'en était réservé le château, en confirmant ce don. Blanche commença par le lui remettre, et lui rendit en même temps le château de l'Isle-Bonne, que le feu roi s'était pareillement réservé; et, dans la suite, elle lui céda encore l'hommage du comté de Saint-Pol, comme une dépendance de celui de Boulogne.

La reine Blanche traita avec la même générosité Ferrand, comte de Flandre. Philippe-Auguste l'avait fait prisonnier à la bataille de Bouvines, et n'avait pas voulu lui rendre sa liberté, à moins qu'il ne payât une rançon de cinquante mille livres, somme alors très-considérable, et qu'il ne donnât pour sûreté Lille, Douai et l'Ecluse. La régente, de l'avis des grands du royaume, rendit au comte sa liberté, et lui fit remise de la moitié de sa rançon, à condition de laisser seulement pendant dix ans, entre les mains du jeune roi, la citadelle de Douai. Ce bienfait l'attacha si fortement aux intérêts de la reine et de son fils, que rien ne put l'en écarter, et qu'il résista constamment à toutes les sollicitations des seigneurs mécontens.

Cependant le comte de Champagne avait levé le premier l'étendard de la révolte: il avait fait une ligue avec les comtes de Bretagne et de la Marche. Ils avaient commencé par faire fortifier et fournir de munitions de guerre et de bouche les châteaux de Beuvron en Normandie, et de Bellesme dans le Perche, dont le feu roi avait confié la garde au comte de Bretagne.

La régente, usant de la plus grande diligence, avant que les mécontens fussent en état de se mettre en campagne, assembla promptement une armée assez nombreuse pour accabler le comte de Champagne. Elle fut parfaitement secondée par Philippe, comte de Boulogne, oncle du roi; par Robert, comte de Dreux, frère du comte de Bretagne; et par Hugues IV, duc de Bourgogne. Elle marcha avec eux, accompagnée du roi son fils, en Champagne, contre le comte Thibaud. Ce seigneur, surpris de cette diligence, mit les armes bas, et eut recours à la clémence du roi qui lui pardonna, et le reçut en ses bonnes graces.

C'est sur cette réconciliation si prompte, et principalement sur les discours perfides d'un auteur anglais[1], qu'il a plu à quelques-uns de nos écrivains d'orner, ou plutôt de salir leur histoire de l'épisode imaginaire des amours du comte de Champagne et de la reine régente. Le plaisir de mal parler des grands, et de se faire applaudir par des gens corrompus, dont notre siècle n'est pas plus exempt que les autres, donne la vogue à ces sortes de fables; mais celles-là ne furent point capables de flétrir la réputation d'une reine à laquelle notre histoire a, dans tous les temps, rendu la justice qu'elle méritait. D'ailleurs les historiens anglais, et surtout Matthieu Paris, moine bénédictin, croyaient, par ces traits de malignité, venger leur roi Henri III des avantages que les Français, sous la conduite de la reine Blanche, avaient remportés sur lui, lorsqu'ayant pris, comme je le dirai dans la suite, le parti des mécontens, il fut renvoyé dans son île, après avoir vu détruire son armée, et dépensé beaucoup d'argent. A la vérité, suivant les mémoires de ce temps-là, il y a lieu de penser que le comte de Champagne avait conçu de l'inclination pour cette princesse; mais on n'y voit rien qui puisse persuader qu'elle y ait jamais répondu, et l'on y trouve même le contraire. Elle méprisa le comte, le plus volage et le plus frivole seigneur de son temps, et le laissa se consoler par les vers et les chansons dont il ornait les murs de son château de Provins.

[Note 1: Matthieu Paris.]

Le parti révolté, étant fort affaibli par le retour du comte de Champagne sous l'obéissance du roi, la régente fit marcher aussitôt l'armée au-delà de la Loire, contre les deux autres chefs. Le roi les fit citer deux fois devant le parlement. N'ayant pas obéi, et étant cités une troisième fois, ils se rendirent à Vendôme, où était le roi. Comme ils n'avaient point d'autre ressource que la miséricorde de ce prince pour éviter le châtiment qu'ils méritaient, ils y eurent recours. La bonté du roi, la nécessité de ménager les autres seigneurs, parens ou amis des deux comtes, l'espérance de rétablir plus promptement, par les voies de la douceur, la tranquillité de l'état, engagèrent la régente à faire obtenir du roi, non seulement leur pardon, mais encore des grâces et des conditions très-avantageuses par un traité que le roi fit avec eux.

D'abord, pour ce qui regardait le comte de la Marche, il fut conclu qu'Alfonse de France, frère du roi, épouserait Elisabeth, fille de ce comte, dont le fils aîné, Hugues de la Marche, épouserait Elisabeth de France, soeur du roi. Il fut encore convenu que le roi ne pourrait faire la paix avec le roi d'Angleterre, sans y comprendre le comte. Celui-ci, de sa part, céda ses prétentions sur le Bordelais et sur la ville de Langès, moyennant une somme d'argent payable en plusieurs années, en dédommagement du douaire de la reine d'Angleterre, femme du comte, saisi par les Anglais.

A l'égard du comte de Bretagne, il fut convenu qu'Iolande, sa fille, épouserait Jean de France, frère du roi; que, jusqu'à ce que Jean eût atteint vingt-un ans (il n'en avait alors que huit), le comte de Bretagne aurait la possession d'Angers, de Beaugé, de Beaufort et de la ville du Mans; qu'il donnerait en dot à sa fille, Bray, Châteauceau, avec les châteaux de Beuvron, de la Perrière et de Bellesme, à condition qu'il jouirait de ces trois dernières places le reste de sa vie, et quil ne ferait aucune alliance avec Henri, roi d'Angleterre, ni avec Richard, son frère. Aussitôt après ce traité, le comte de Bretagne, pour prouver son attachement aux intérêts du roi, marcha avec Imbert de Beaujeu, connétable de France, contre Richard, frère du roi d'Angleterre, l'empêcha de rien entreprendre sur les terres de France, et l'obligea de se retirer. Le roi d'Angleterre sollicita en vain les seigneurs de Normandie, d'Anjou et du Poitou, de prendre les armes en sa faveur; mais, comme aucun d'eux n'osa se déclarer, il fut obligé de faire une trève pour un an, qu'il obtint par la médiation du pape Grégoire IX, qui venait de succéder à Honoré III.

Les choses étant ainsi pacifiées, la régente renouvela les traités faits sous les précédens règnes, avec l'empereur Frédéric II, et avec Henri son fils, roi des Romains, par lesquels ils s'engageaient à ne prendre aucune liaison avec l'Angleterre contre la France. Elle employa tous ses soins pour se maintenir en bonne intelligence avec les princes alliés de la France, pour s'attacher le plus qu'elle pourrait de seigneurs vassaux de la couronne, et elle fut toujours attentive à prévenir et arrêter, dans leur naissance, les entreprises des esprits brouillons; car elle ne devait pas compter qu'ils en demeurassent à une première tentative; ils en avaient tiré trop d'avantages, et l'esprit de faction s'apaise bien moins par les bienfaits, qu'il ne s'anime par l'espérance d'en extorquer de nouveaux.

Education de Louis.

Quoique la conduite des affaires de l'état donnât beaucoup d'occupation à la reine régente, cependant elle savait encore trouver assez de temps pour donner ses soins à l'éducation du prince son fils, à laquelle elle présidait elle-même. Les historiens contemporains ont négligé de nous apprendre quel était le gouverneur de Louis: nous devons croire que la reine en faisait les principales fonctions. Nous ignorons aussi le nom et les qualités de son précepteur, qu'on ne lui donna que fort tard, suivant l'usage de ce temps-là; mais, quel qu'il fût, il est certain que les voies lui étaient bien préparées par les soins que la reine régente en avait déjà pris. Nous voyons dans les Mémoires du sire de Joinville, auteur contemporain et confident de Louis, qu'elle n'épargna rien pour mettre auprès de son fils les personnes les plus capables pour la vertu et pour la science. De la part du jeune prince, la docilité, la douceur, le désir de profiter, la droiture de l'esprit, et surtout celle du coeur, rendaient aisée une fonction si épineuse et si difficile. La reine s'attacha surtout à l'instruire, dès son bas âge, de la connaissance de Dieu, et des véritables vertus dont il est le modèle. Aussi n'oublia-t-il jamais ce que sa mère lui avait dit un jour, lorsqu'il était encore jeune: Mon fils, vous êtes né roi; je vous aime avec toute la tendresse dont une mère est capable; mais j'aimerais mieux vous voir mort, que de vous voir commettre un péché mortel. Il grava ces instructions si profondément dans son coeur, qu'il donna toujours à l'exercice de la religion et à la retraite, les momens qu'il dérobait aux fonctions de la royauté.

On n'oublia pas en même temps de lui procurer les instructions qui peuvent contribuer à former l'esprit, mais, selon qu'on le pouvait faire dans ce siècle-là, où l'ignorance était prodigieuse, même parmi les ecclésiastiques. On rapporte comme un éloge de ce prince, qu'il savait écrire (car les plus grands seigneurs ne savaient pas même signer leur nom), qu'il entendait très-bien le latin de l'Ecriture-Sainte, et les ouvrages des Pères de l'Eglise, qui ont écrit dans cette langue.

Pour ce qui est de l'histoire, il savait celle des rois ses prédécesseurs, rapportée dans les chroniques particulières de leurs règnes, qui, quoique très-imparfaites, nous ont néanmoins conservé les actions les plus mémorables des princes des deux premières races de la monarchie. On y trouve la connaissance de leurs vertus et de leurs défauts, qui fournissait des exemples pour apprendre à pratiquer les unes et éviter les autres.

On lui proposa surtout pour modèle le roi Philippe-Auguste, son aïeul, un des plus grands rois de la monarchie. Ce prince était monté sur le trône, dans un âge à peu près pareil à celui de Louis, et dans les mêmes circonstances. La reine Blanche, sa mère, lui fit prévoir le mauvais effet que pouvait produire l'idée de sa jeunesse sur les esprits mutins et brouillons de son royaume. Elle s'appliqua à lui faire éviter les défauts des jeunes gens de son âge, et surtout l'inapplication, l'amour de l'oisiveté et du plaisir. Elle lui donna connaissance de toutes les affaires; elle ne décida jamais rien d'important sans le lui communiquer; et, dans les guerres qu'elle eut à soutenir, elle le fit toujours paraître à la tête de ses troupes, accompagné des seigneurs les plus braves et les plus expérimentés.

La reine se donnait en même temps de pareils soins pour l'éducation de ses autres enfans. Ils étaient quatre; savoir: Robert, qui fut depuis comte d'Artois; Jean, comte d'Anjou; Alfonse, comte de Poitiers, et Charles, comte de Provence. Chacun recevait les instructions dont son âge pouvait être capable. L'exemple de leur frère aîné leur donnait une émulation qui les excitait à lui ressembler, en acquérant les mêmes connaissances, et pratiquant les mêmes vertus.

La reine Blanche réussit encore à persuader à ses enfans, que leur plus grand bonheur dépendait de la parfaite union qui devait régner entre eux: ils profitèrent si bien des avis de cette sage mère, que ces princes furent pénétrés toute leur vie, pour le roi, leur frère aîné, de cette amitié tendre et respectueuse qui fait ordinairement la félicité des supérieurs et des inférieurs; comme, de sa part, Louis les traita toujours avec la plus grande bonté, moins en roi qu'en ami. Lorsque ses frères commencèrent à être capables d'occupations sérieuses, il les admit dans ses conseils; il les consultait dans les affaires qui se présentaient, et prenait leur avis. Ils commandaient dans ses armées des corps particuliers de troupes, à la tête desquels ils ont très-souvent fait des actions dignes de la noblesse de leur naissance. Ils étaient, pour ainsi dire, les premiers ministres du roi. Ils partageaient avec lui les fonctions pénibles de la royauté, et contribuaient unanimement à la gloire de l'Etat et au bonheur des peuples.

Pendant que la reine Blanche donnait tous ses soins à l'éducation de ses enfans, elle était encore occupée à rendre inutiles les nouvelles entreprises des esprits brouillons, et surtout de ceux dont je viens de parler. Ils n'étaient pas rentrés sincèrement dans leur devoir; ils avaient été forcés par la prudence et l'activité de la régente de se soumettre, et les grâces qu'elle leur avait fait accorder par le roi, au lieu de les satisfaire, n'avaient fait qu'augmenter le désir d'en obtenir de nouvelles.

L'union de Philippe, comte de Boulogne, oncle du roi, avec la reine régente, était pour eux un frein qui les arrêtait: ils entreprirent de le rompre, et ils s'y prirent de la manière qu'il fallait pour y réussir. Ils lui firent représenter qu'étant celui de tous les princes qui, après les frères du roi, était son plus proche parent, étant fils de Philippe-Auguste, c'était un affront pour lui que la régence du royaume fût en d'autres mains que les siennes, et surtout en celles d'une femme, et d'une femme étrangère qui, par ces deux raisons, devait être exclue du gouvernement du royaume de France: ils l'assurèrent de leurs services pour soutenir son droit, s'il voulait le faire valoir.

Le comte Philippe avait épousé Mathilde, fille du vieux comte de Boulogne, qui avait été fait et resté prisonnier de Philippe-Auguste, depuis la bataille de Bouvines; et le gendre, pendant la prison de son beau-père, avait été investi de tous les biens du comte. C'était sans doute ce qui avait tenu jusqu'alors le gendre attaché aux intérêts du roi et de la régente: car, si le vieux comte de Boulogne était sorti de prison en même temps que le comte de Flandre, il aurait pu causer beaucoup d'embarras à Philippe son gendre, et il est vraisemblable que c'était cette raison qui avait empêché la régente, après la mort du roi son époux, de donner la liberté au vieux comte de Boulogne. Celui-ci en mourut de chagrin, ou de désespoir, car le bruit courut qu'il s'était donné la mort. Philippe, après cet événement, n'ayant plus le motif qui lui avait jusqu'alors fait ménager la régente, se trouva disposé à écouter les mauvais conseils qu'on lui donnait pour s'emparer de la régence.

Il concerta avec plusieurs seigneurs le projet de se saisir de la personne du roi, qui se trouvait dans l'Orléanais. Ils avaient résolu d'exécuter ce complot sur le chemin d'Orléans à Paris, lorsque le roi retournerait dans sa capitale. Ce prince, en ayant été averti par le comte de Champagne, se réfugia à Montlhéry, d'où il fit sur-le-champ avertir la reine sa mère, et les habitans de Paris. Blanche en fit partir promptement tous ceux qui étaient capables de porter les armes, et tout le chemin, depuis Paris jusqu'à Montlhéry, fut aussitôt occupé par une nombreuse armée et une foule incroyable de peuple, au milieu de laquelle le roi passa comme entre deux haies de ses gardes. Ce n'était qu'acclamations redoublées, et que bénédictions, qui ne cessèrent point jusqu'à Paris. Le sire de Joinville rapporte que le roi se faisait toujours un plaisir de se souvenir et de parler de cette journée, qui lui avait fait connaître l'amour que ses peuples lui portaient. Les seigneurs conjurés qui s'étaient rendus à Corbeil pour l'exécution de leur dessein, voyant leur coup manqué, firent bonne contenance, et, traitant de terreur panique la précaution que le roi avait prise, ils se retirèrent pour former un nouveau projet de révolte, qui n'éclata cependant que l'année suivante.

Ce fut pendant la tranquillité que procura dans le royaume l'accommodement avec les seigneurs mécontens, dont je viens de parler, que la régente termina une autre affaire importante, dont la consommation fut très-glorieuse et fort utile pour le royaume, ayant procuré la réunion à la couronne du comté de Toulouse et de ses dépendances.

Le pape sollicitait vivement la régente de ne point abandonner la cause de la religion, et de continuer à réduire les Albigeois, dont la mort du roi son mari avait arrêté la ruine totale. Le légat, pour ce sujet, fit payer par le clergé une grosse contribution que la reine employa utilement. Elle procura des secours à Imbert de Beaujeu, dont la prudence et l'activité avaient conservé les conquêtes qu'on avait faites sur ces hérétiques. Ayant reçu un nouveau renfort, il fatigua tellement les Toulousains par ses courses continuelles aux environs de leur ville, par les alarmes qu'il leur donnait sans cesse, qu'il les mit enfin à la raison, et obligea le comte de Toulouse à rentrer dans le sein de l'Eglise, et à abandonner les Albigeois.

Le cardinal de Saint-Ange, qui était revenu en France depuis quelque temps, profita de la consternation des Toulousains: il leur envoya l'abbé Guérin de Grand-Selve, pour leur offrir la paix. Ils répondirent qu'ils étaient prêts à la recevoir; et, sur cette réponse, la régente leur ayant fait accorder une trève, on commença à traiter à Baziège, auprès de Toulouse, et, peu de temps après, la ville de Meaux fut choisie pour les conférences. Le comte Raymond s'y rendit avec plusieurs des principaux habitans de Toulouse. Le cardinal-légat et plusieurs prélats s'y trouvèrent aussi. La négociation ayant été fort avancée dans diverses conférences, l'assemblée fut transférée à Paris, pour terminer entièrement l'affaire en présence du roi.

La régente et le légat conclurent enfin un traité par lequel il fut stipulé, 1.° que le comte de Toulouse donnerait Jeanne sa fille, qui n'avait alors que neuf ans, en mariage à Alfonse de France, un des frères du roi; 2.° que le comte de Toulouse jouirait des seuls biens qui lui appartenaient dans les bornes de l'évêché de Toulouse, et de quelques autres dans les évêchés de Cahors et d'Agen; qu'il n'en aurait que l'usufruit, et que toute sa succession reviendrait, après sa mort, à sa fille, à Alfonse son mari, et à leur postérité; et qu'au cas qu'il ne restât point d'enfans de ce mariage, le comté de Toulouse serait réuni à la couronne (comme il arriva en effet, après la mort de Jeanne et d'Alfonse); 3.° que le comte remettrait au roi toutes les places et toutes les terres qu'il possédait au-delà du Rhône et en-deçà, hors l'évêché de Toulouse; qu'il lui livrerait la citadelle de cette ville, et quelques autres places des environs, où le roi tiendrait garnison pendant dix ans; 4.° que le comte irait dans dix ans au plus tard dans la Palestine, combattre à ses propres frais contre les Sarrasins pendant cinq ans. Enfin, le comte de Toulouse, pour assurer l'accomplissement de tous les articles du traité, se constitua prisonnier dans la tour du Louvre, jusqu'à ce que les murailles de Toulouse, et de quelques autres villes et forteresses, eussent été détruites, comme on en était convenu, et que Jeanne sa fille eût été remise entre les mains des envoyés de la régente, etc.

Ensuite de ce traité, le comte fit amende honorable dans l'église de Paris, pieds nus, et en chemise, en présence du cardinal-légat et de tout le peuple de Paris.

Après cette paix conclue, on tint un célèbre concile à Toulouse pour réconcilier cette ville à l'Eglise. Il fallut toutefois encore quelques années pour rétablir une parfaite tranquillité dans le pays, où il se fit de temps en temps quelques soulèvemens par les intrigues du comte de la Marche et de quelques autres seigneurs; mais elles n'eurent pas de grandes suites.

Ce que je viens de rapporter s'exécuta pendant la troisième année de la minorité du jeune roi, avec beaucoup de gloire pour la reine régente, et beaucoup de chagrin pour les factieux, qui n'osant plus s'attaquer directement au roi, résolurent de tourner leurs armes contre Thibaud, comte de Champagne, pour se venger de ce qu'il les avait empêchés de se rendre maîtres de la personne de Louis.

Les factieux attaquent le comte de Champagne.

Le comte de Bretagne, auquel il ne coûtait pas plus de demander des grâces, que de s'en rendre indigne, et le comte de la Marche, étaient toujours les chefs de cette faction, aussi bien que le comte de Boulogne, qui, sans vouloir paraître d'abord et se mettre en campagne, se contenta de faire fortifier Calais et quelques autres places de sa dépendance.

Entre les seigneurs ennemis du comte de Champagne, il y en eut quelques-uns qui, faisant céder la colère où ils étaient contre lui, à leur haine et à leur jalousie contre la régente, proposèrent, pour la perdre, un projet qu'ils crurent infaillible: ce fut de détacher de ses intérêts ce seigneur, qui, par sa puissance, était le principal appui de la régente, et aurait été le plus redoutable ennemi qu'on pût lui susciter à cause de la situation de ses états au milieu du royaume. Il fallait, pour cet effet, lui faire reprendre ses anciennes liaisons. La comtesse de Champagne, Agnès de Beaujeu, était morte. Thibaud, jeune encore et n'ayant qu'une fille, cherchait à se remarier: on lui offrit la princesse Iolande, fille du comte de Bretagne, quoique, par le traité de Vendôme, elle eût été promise à Jean de France, frère du roi. Thibaud écouta volontiers cette proposition. Après quelques négociations, l'affaire fut conclue, et le jour pris pour amener la jeune princesse à l'abbaye du Val-Secret, près Château-Thierry, où la cérémonie du mariage devait se faire. Le comte de Bretagne était en chemin pour venir l'accomplir, accompagné de tous les parens de l'une et de l'autre maison.

Quoique cette affaire eût été tenue fort secrète, la régente toujours attentive aux moindres démarches des seigneurs mécontens, fut instruite, par ses espions et par les préparatifs que l'on faisait pour cette fête, de ce qui se passait. Elle en prévit les suites, en instruisit le roi son fils, et l'engagea d'écrire au comte de Champagne la lettre suivante, qu'elle lui fit remettre par Godefroi de la Chapelle, grand pannetier de France[1]: «Sire Thibaud, j'ai entendu que vous avés convenance, et promis prendre à femme la fille du comte de Bretagne: pourtant vous mande que si cher que avez, tout quant que amés au royaume de France, ne le facez pas: la raison pour quoi, vous savés bien. Je jamais n'ai trouvé pis qui mal m'ait voulu faire que lui.» Cette lettre, et d'autres choses importantes que Godefroi de la Chapelle était chargé de dire au comte, de la part du roi, eurent leur effet. Thibaud changea de résolution, quelque avancée que fût l'affaire; car il ne reçut cette lettre que lorsqu'il était déjà en chemin pour l'abbaye du Val-Secret, où ceux qui étaient invités aux noces se rendaient de tous côtés. Il envoya sur-le-champ au comte de Bretagne et aux seigneurs qui l'accompagnaient, pour les prier de l'excuser, s'il ne se rendait pas au Val-Secret, qu'il avait des raisons de la dernière importance qui l'obligeaient de retirer la parole qu'il avait donnée au comte de Bretagne, dont il ne pouvait épouser la fille. Aussitôt il retourna à Château-Thierry, où, peu de temps après, il épousa Marguerite de Bourbon, fille d'Archambaud, huitième du nom.

[Note 1: Joinville, 2e partie.]

Ce changement et cette déclaration du comte de Champagne mirent les seigneurs invités dans une plus grande fureur que jamais contre lui. La plupart de ceux qui devaient se trouver au mariage étaient ennemis du roi et de la régente, et cette assemblée était moins pour la célébration des noces, que pour concerter entre eux une révolte générale, dans laquelle ils s'attendaient bien à engager le comte de Champagne. Ils prirent donc la résolution de lui faire la guerre à toute outrance; mais, pour y donner au moins quelque apparence de justice, ils affectèrent de se déclarer protecteurs des droits qu'Alix, reine de Chypre, cousine de Thibaud, prétendait avoir sur le comté de Champagne.

Ce fut donc sous le prétexte de protéger cette princesse dont les droits étaient fort incertains, qu'ils attaquèrent tous ensemble le comte de Champagne, dans le dessein de l'accabler.

Ce fut alors que le comte de Boulogne, oncle du roi, se déclara ouvertement avec le comte Robert de Dreux, le comte de Brienne, Enguerrand de Coucy, Thomas, son frère, Hugues, comte de Saint-Pol, et plusieurs autres. Ayant assemblé toutes leurs troupes auprès de Tonnerre, ils entrèrent en Champagne quinze jours après la saint Jean, mirent tout à feu et à sang, et vinrent se réunir auprès de Troyes, à dessein d'en faire le siége, disant partout qu'ils voulaient exterminer celui qui avait empoisonné le feu roi: car c'était encore un prétexte dont ils coloraient leur révolte.

Le comte de Champagne, n'étant pas assez fort pour résister à tant d'ennemis, parce que ses vassaux étaient entrés dans la confédération, eut recours au roi, comme à son seigneur, et le conjura de ne le pas abandonner à la haine de ses ennemis, qu'il ne s'était attirée que pour lui avoir été fidèle; et cependant il fit lui-même détruire quelques-unes de ses places les moins fortes, pour empêcher les ennemis de s'y loger. Le seigneur Simon de Joinville, père de l'auteur de l'Histoire de saint Louis, se jeta pendant la nuit, avec beaucoup de noblesse, dans la ville de Troyes pour la défendre; et ce secours fit reprendre coeur aux habitans qui parlaient déjà de se rendre.

Le roi, sur cet avis, envoya aussitôt commander, de sa part, aux confédérés de mettre bas les armes, et de sortir incessamment des terres de Champagne. Ils étaient trop forts et trop animés pour obéir à un simple commandement. Ils continuèrent leurs ravages; mais se voyant prévenus par le seigneur de Joinville, ils s'éloignèrent un peu des murailles de Troyes, et allèrent se camper dans une prairie voisine, ayant le jeune duc de Bourgogne à leur tête. Louis, qui avait bien prévu qu'il ne serait pas obéi, avait promptement assemblé son armée; et, s'étant fait joindre par Matthieu II du nom, duc de Lorraine, il vint en personne au secours du comte de Champagne.

Les approches du souverain, dont on commençait à ne plus si fort mépriser la jeunesse, étonnèrent les rebelles. Ils envoyèrent au-devant de lui le supplier de leur laisser vider leur querelle avec le comte de Champagne, le conjurant de se retirer, et de ne point exposer sa personne dans une affaire qui ne le regardait point. Le roi leur répondit qu'en attaquant son vassal, ils l'attaquaient lui-même, et qu'il le défendrait au péril de sa propre vie. Quand ce jeune prince parlait de la sorte, il était dans sa quinzième année, et commençait déjà à développer ce courage et cette fermeté qui lui étaient naturels, et dont la reine, sa mère, lui avait donné l'exemple, et lui avait enseigné l'usage qu'on devait en faire. Sur cette réponse, les rebelles lui députèrent de nouveau pour lui dire qu'ils ne voulaient point tirer l'épée contre leur souverain, et qu'ils allaient faire leur possible pour engager la reine de Chypre à entrer en négociation avec le comte Thibaud, sus la discussion de leurs droits. Le roi répliqua qu'il n'était point question de négociation, qu'il voulait, avant toutes choses, qu'ils sortissent des terres de Champagne; que, jusqu'à ce qu'ils en fussent dehors, il n'écouterait ni ne permettrait au comte d'écouter aucune proposition. On vit, en cette occasion, l'impression que fait la fermeté d'un souverain armé qui parle en maître à des sujets rebelles. Ils s'éloignèrent dès le même jour d'auprès de Troyes, et allèrent se camper à Jully. Le roi les suivit, se posta dans le lieu même qu'ils venaient d'abandonner, et les obligea de se retirer sous les murs de la ville de Langres, qui n'était plus des terres du comté de Champagne.

Ce qui contribua beaucoup encore à ce respect forcé qu'ils firent paraître pour leur souverain, fut la diversion que le comte de Flandre, à la prière de la régente, fit dans le comté de Boulogne, dont le comte, qui était le chef le plus qualifié des ligués, fut obligé de quitter le camp pour aller défendre son pays. On le sollicita en même temps de rentrer dans son devoir, en lui représentant qu'il était indigne d'un oncle du roi de paraître à la tête d'un parti de séditieux, et combien étaient vaines les espérances dont on le flattait pour l'engager à se rendre le ministre de la passion et des vengeances d'autrui. La crainte de voir toutes ses terres désolées, comme on l'en menaçait, eut tout l'effet qu'on désirait. Il écrivit au roi avec beaucoup de soumission, et se rendit auprès de sa personne, sur l'assurance du pardon qu'on lui promit.

Pour ce qui est du différend de la reine de Chypre avec le comte de Champagne, le roi le termina de cette manière: la princesse fit sa renonciation aux droits qu'elle prétendait avoir sur le comté de Champagne, à condition seulement que Thibaud lui donnerait des terres du revenu de deux mille livres par an, et quarante mille livres une fois payées. Le comte n'étant pas en état de fournir cette somme, le roi la paya pour lui, et le comte lui céda les comtés de Blois, de Chartres et de Sancerre, avec la vicomté de Châteaudun[1]. Le roi, par ce traité, tira un grand avantage d'une guerre dont il avait beaucoup à craindre; mais elle ne fut pas entièrement terminée.

[Note 1: L'acte de cette vente est rapporté par Ducange, dans ses Observations sur l'Histoire de saint Louis, par Joinville.]

Le comte de Bretagne, principal auteur de cette révolte, et dont l'esprit était très-remuant, n'oublia rien pour engager le roi d'Angleterre à seconder ses pernicieux desseins. Il lui envoya l'archevêque de Bordeaux, et plusieurs seigneurs de Guyenne, de Gascogne, de Poitou et de Normandie, qui passèrent exprès en Angleterre pour presser Henri de profiter des conjonctures favorables qui se présentaient de reconquérir les provinces que son père avait perdues sous les règnes précédens. Ils l'assurèrent qu'il lui suffisait de passer en France avec une armée, pour y causer une révolution générale. L'irrésolution de ce prince fut le salut de la France. Hubert du Bourg, à qui il avait les plus grandes obligations pour lui avoir conservé sa couronne, était tout son conseil. Ce ministre, gagné peut-être par la régente de France, comme on l'en soupçonnait en Angleterre, s'opposa, presque seul, à la proposition qu'on fit au roi de passer en France, et son avis fut suivi. Il se fit même, cette année, une trève d'un an entre les deux couronnes: ce qui n'empêcha pas le roi d'Angleterre d'envoyer un corps de troupes anglaises au comte de Bretagne. Ayant fait avec ces troupes, jointes aux siennes, quelques courses sur les terres de France, il fut cité à Melun, pour comparaître à la cour des pairs; et, sur le refus qu'il fit de s'y rendre, on le déclara déchu des avantages que le roi lui avait faits par le traité de Vendôme. Ensuite ce prince partit de Paris avec la reine régente, et marcha avec son armée pour aller punir le comte de Bretagne. Louis vint mettre le siége devant le château de Bellesme, place très-forte, qui avait été laissée en la garde du comte, par le traité de Vendôme. La place fut prise en peu de temps par capitulation. Aussitôt après, les Anglais, mécontens du comte de Bretagne dont les grands projets n'avaient abouti à rien, moins par sa faute que par celle de leur roi, retournèrent en Angleterre.

Quelque ascendant que le roi, conduit par les conseils de la reine sa mère, eût pris sur ses vassaux par la promptitude avec laquelle il avait réprimé leur audace, cependant la France n'en était pas plus tranquille; et l'on voyait sous ce nouveau règne, comme sous les derniers rois de la seconde race, et sous les premiers de la troisième, tout le royaume en combustion par les guerres particulières que les seigneurs se faisaient les uns aux autres pour le moindre sujet; mais elles faisaient un bon effet, en suspendant les suites de la jalousie et de la haine que la plupart avaient contre la régente. Comme l'état se trouvait assez tranquille cette année, elle négocia heureusement avec plusieurs seigneurs qu'elle mit dans les intérêts du roi son fils, en les déterminant par ses grâces, par ses bienfaits, et par ses manières agréables et engageantes à lui rendre hommage de leurs fiefs; affermissant par ce moyen, autant qu'il lui était possible, l'autorité de ce jeune prince; mais elle ne put rien gagner sur le comte de Bretagne.

C'était un esprit indomptable, qui, voyant la plupart des vassaux du roi divisés entre eux, ne cessait de cabaler, et fit si bien, par ses intrigues auprès du roi d'Angleterre, que ce prince se détermina enfin à prendre la résolution de faire la guerre à la France, et d'y passer en personne.

L'année précédente, il avait assemblé à Portsmouth une armée nombreuse. Il s'était rendu en ce port avec tous les seigneurs qui devaient l'accompagner; mais, lorsqu'il fut question de s'embarquer, il se trouva si peu de vaisseaux, qu'à peine eussent-ils suffit pour contenir la moitié des troupes. Henri en fut si fort irrité contre Hubert du Bourg, son ministre et son favori, qu'il fut sur le point de le percer de son épée, en lui reprochant qu'il était un traître qui s'était laissé corrompre par l'argent de la régente de France. Le ministre se retira pour laisser refroidir la colère de son maître. Quelques jours après, le comte de Bretagne étant arrivé pour conduire, dans quelqu'un de ses ports, l'armée d'Angleterre, selon qu'on en était convenu, il se trouva frustré de ses espérances: néanmoins, comme il s'aperçut que le roi, après avoir jeté son premier feu, avait toujours le même attachement pour son ministre, il prit lui-même le parti de l'excuser, et il réussit si bien qu'il le remit en grâce, s'assurant, qu'après un pareil service, du Bourg ne s'opposait plus à ses desseins.

Avant de partir pour retourner en Bretagne, le comte voulut donner une assurance parfaite de son dévouement au roi d'Angleterre: il lui fit hommage de son comté de Bretagne, dont il était redevable au seul Philippe-Auguste, roi de France; et, comme il savait que plusieurs seigneurs de Bretagne étaient fort contraires au roi d'Angleterre, il ajouta, dans son serment de fidélité, qu'il le faisait contre tous les vassaux de Bretagne, qui ne seraient pas dans les intérêts de l'Angleterre. Henri, en récompense, le remit en possession du comté de Richemont et de quelques autres terres situées en Angleterre, sur lesquelles le comte avait des prétentions. Il lui donna de plus cinq mille marcs d'argent pour l'aider à se soutenir contre le roi de France, et lui promit qu'au printemps prochain il l'irait joindre avec une belle armée.

Le comte étant de retour et assuré d'un tel appui, ne ménagea plus rien: il eut la hardiesse de publier une déclaration, dans laquelle il se plaignait de n'avoir jamais pu obtenir justice ni du roi ni de la régente, sur les justes requêtes qu'il avait présentées plusieurs fois. Après avoir exagéré l'injustice qu'on lui avait faite par l'arrêt donné à Melun contre lui, la violence avec laquelle on lui avait enlevé le château de Bellesme et les domaines qu'il possédait en Anjou, il protestait qu'il ne reconnaissait plus le roi pour son seigneur, et qu'il prétendait n'être plus désormais son vassal. Cette déclaration fut présentée au roi, à Saumur, de la part du comte, par un chevalier du temple. C'était porter l'audace et la félonie aussi loin qu'elles pouvaient aller.

Sa témérité ne demeura pas impunie. Dès le mois de février le roi vint assiéger Angers, et le prit, après quarante jours de siége. Il aurait pu pousser plus loin ses conquêtes, et même accabler le comte de Bretagne; mais les seigneurs dont les troupes composaient une partie de son armée, qui n'aimaient pas que le roi fît de si grands progrès, lui demandèrent après ce siége leur congé, qu'il ne put se dispenser de leur accorder. Il retira le reste de ses troupes, et fut obligé de demeurer dans l'inaction jusqu'à l'année suivante.

Mais, pendant cet intervalle, la régente ne fut pas oisive: elle regagna le comte de la Marche, et conclut avec lui un nouveau traité à Clisson, par lequel le roi s'obligea de donner en mariage sa soeur Elisabeth au fils aîné de ce comte. Elle traita avec Raimond, nouveau comte de Thouars. Ce seigneur fit hommage au roi des terres qu'il tenait en Poitou et en Anjou, et s'engagea de soutenir la régence de la reine contre ceux qui voudraient la lui disputer; et enfin, elle remit dans les intérêts du roi plusieurs seigneurs qui promirent de le servir envers et contre tous. Elle leva des troupes, et mit le roi en état de s'opposer vigoureusement au roi d'Angleterre, qui faisait des préparatifs pour passer en France.

Effectivement, ce prince étant parti de Portsmouth le dernier avril de l'an 1230, vint débarquer à St-Malo, où il fut reçu avec de grands honneurs par le comte de Bretagne, qui, soutenant parfaitement sa nouvelle qualité de vassal de la couronne d'Angleterre, lui ouvrit les portes de toutes ses places.

Louis n'eut pas plutôt appris ce débarquement, qu'ayant assemblé son armée, il se mit à la tête, vint se poster à la vue de la ville d'Angers, où il demeura quelque temps, pour voir de quel côté le roi d'Angleterre tournerait ses armes. Louis était alors dans la seizième année de son âge. La régente lui avait donné, pour l'accompagner et l'instruire du métier de la guerre, le connétable Mathieu de Montmorency, et plusieurs autres seigneurs qui lui étaient inviolablement attachés. Louis, voyant que les ennemis ne faisaient aucun mouvement, s'avança jusqu'à quatre lieues de Nantes, et fit le siége d'Ancenis. Plusieurs seigneurs de Bretagne, qui s'étaient fortifiés dans leurs châteaux à l'arrivée des Anglais, dont ils haïssaient la domination, vinrent trouver le roi pour lui offrir leurs services et lui rendre hommage de leurs terres[1].

[Note 1: Les actes en subsistent encore au trésor des chartres.]

Le roi, avant de recevoir ces hommages, avait tenu, comme on le voit par ces actes, une assemblée des seigneurs et des prélats, où le comte de Bretagne, pour peine de sa félonie, avait été déclaré déchu de la garde du comté de Bretagne, qu'il ne possédait qu'en qualité de tuteur de son fils et de sa fille Iolande, auxquels le comté de Bretagne appartenait, du chef de leur mère.

Cependant Ancenis fut pris, et les Anglais ne firent aucun mouvement pour le secourir. Le roi s'avança encore plus près de Nantes, et fit insulter les châteaux d'Oudun et de Chanteauceau, qu'il emporta aussi sans que l'armée ennemie s'y opposât. On eût dit que le roi d'Angleterre n'était venu en Bretagne que pour s'y divertir; car ce n'était que festins, que réjouissances, que fêtes dans la ville de Nantes, tandis que les ennemis étaient aux portes. Rien n'était plus propre que cette inaction pour confirmer le soupçon qu'on avait depuis long-temps, que le favori du roi d'Angleterre était pensionnaire de la régente de France.

Comme la saison s'avançait, et que l'on voyait bien que les Anglais, parmi lesquels les maladies et la disette commençaient à se faire sentir, ne pouvaient désormais exécuter rien d'important, la régente pensa à mettre la dernière main à un ouvrage qu'elle avait déjà fort avancé, et qui était de la dernière importance pour le bien de l'état. C'était la réconciliation des grands du royaume entre eux, et leur réunion entière avec le roi. On laissa sur la frontière autant de troupes qu'il en fallait pour arrêter l'invasion de l'ennemi, et la cour se rendit à Compiègne au mois de septembre 1230. Ce fut là qu'après beaucoup de difficultés, tant les intérêts étaient compliqués, la régente, bien convaincue que de là dépendaient le repos du roi son fils, et la tranquillité de l'état, eut le bonheur de réussir. Les comtes de Flandre et de Champagne se réconcilièrent avec le comte de Boulogne, à qui l'on donna une somme d'argent pour le dédommager des dégâts qui avaient été faits sur ses terres par ordre de la cour. Jean, comte de Châlons, reconnut le duc de Bourgogne pour son seigneur, et promit de lui faire hommage. Le duc de Lorraine et le comte de Bar furent réconciliés par le comte de Champagne et par la régente. Tous les seigneurs promirent au roi de lui être fidèles, après que ce prince et la régente leur eurent assuré la confirmation de leurs droits et de leurs priviléges, suivant les règles de la justice, les lois et les coutumes de l'état.

Le roi d'Angleterre ne voulant pas qu'il fût dit qu'il n'était passé en France que pour y donner des fêtes, se livrer au plaisir et y ruiner ses affaires, prit l'occasion de l'éloignement du roi, pour conduire ce qui lui restait de troupes en Poitou et en Gascogne, où il reçut les hommages de ceux de ses sujets qui relevaient de lui à cause de son duché de Guyenne. Etant ensuite revenu en Bretagne, et voyant que son séjour en France lui serait désormais inutile, après ce qui venait de se passer à Compiègne, il repassa la mer et arriva à Portsmouth au mois d'octobre, fort chagrin d'avoir fait une excessive dépense, et perdu par les maladies beaucoup de ses officiers.

Le départ du roi d'Angleterre laissait le comte de Bretagne exposé à toute la vengeance du roi; mais le comte de Dreux, fort empressé à tirer son frère du danger où il était, obtint sa grâce du roi, qui voulut bien, par bonté, accorder au comte de Bretagne une trève de trois années, qui fut conclue au mois de juillet 1231.

Le roi et l'état firent, cette année, deux grandes pertes par la mort des deux seigneurs les plus illustres et les plus distingués pour leur valeur dans les armées, et dans les conseils par leur prudence. Je veux parler de Mathieu II de Montmorency, qui exerça la charge de connétable sous trois rois avec la plus grande fidélité, et du célèbre Garin, chancelier de France.

Montmorency avait accompagné Philippe-Auguste dans l'expédition qu'il fit en Palestine avec Richard, roi d'Angleterre, contre les infidèles. Il contribua beaucoup à la fameuse victoire que Philippe remporta à Bouvines, dans laquelle Montmorency prit seize bannières, en mémoire de quoi, au lieu de quatre alérions qu'il portait dans ses armoiries, Philippe voulut qu'il en mît seize.

Montmorency commanda depuis aux siéges de Niort, de Saint-Jean-d'Angely, de La Rochelle, et de plusieurs autres places qu'il prit sur les Anglais. Quoique l'histoire ne nous apprenne pas le nom du gouverneur de saint Louis, pendant sa minorité, il ne faut pas douter, que Montmorency n'en fît les fonctions. Louis VIII, étant au lit de la mort, pria ce seigneur d'assister de ses forces et de ses conseils le jeune Louis: Mathieu le lui promit; et, fidèle à sa parole, il réduisit les mécontens, soit par la force, soit par sa prudence, à se soumettre au roi et à la régente sa mère. Quoique Louis n'eût encore que quinze ans, il accompagnait, dans toutes les expéditions militaires, Montmorency, qui lui apprenait le métier de la guerre, dans laquelle ce jeune prince devint un des plus expérimentés capitaines de l'Europe. L'histoire nous apprend que Montmorency est le premier connétable de France qui ait été général d'armée: car, auparavant la charge de connétable répondait à peu près à celle de grand-écuyer. Son courage, son crédit, son habileté, illustrèrent beaucoup sa famille, et commencèrent à donner à la charge de connétable l'éclat qu'elle a eu depuis.

Le chancelier Garin avait été d'abord chevalier de Saint-Jean-de-Jérusalem, ensuite garde-des-sceaux, puis évêque de Senlis, et enfin chancelier. Génie universel, d'une prudence et d'une fermeté sans exemple; grand homme de guerre avant qu'il fût pourvu de l'épiscopat, il se trouva avec Philippe-Auguste à Bouvines, où il fit les fonctions de maréchal de bataille, contribua beaucoup à la victoire par ses conseils et par son courage, et dans laquelle il fit prisonnier le comte de Flandre; évêque digne des premiers siècles, quand il cessa d'être homme de guerre. Ce fut lui qui éleva la dignité de chancelier au plus haut degré d'honneur, et lui assura le rang au-dessus des pairs de France. Il commença le Trésor des chartres, et fit ordonner que les titres de la couronne ne seraient plus transportés à la suite des rois, mais déposés en un lieu sûr. Il continua jusqu'à sa mort à aider de ses conseils la reine Blanche, et conserva, sous sa régence, le crédit qu'il avait depuis quarante ans dans les principales affaires de l'état.

La France commença donc à respirer, après tant de desordres causés par les guerres civiles. La régente n'oublia rien pour rétablir l'ordre et la tranquillité dans tout le royaume; elle continua ses soins pour accommoder encore les différends de quelques seigneurs, qu'on n'avait pu terminer dans le parlement de Compiègne.

Elle fit revenir à Paris les professeurs de l'université, qui s'étaient tous retirés de concert, à l'occasion d'une querelle que quelques écoliers[1], à la suite d'une partie de débauche, avaient eue avec des habitans du faubourg Saint-Marceau, et sur laquelle le roi n'avait pas donné à l'université la satisfaction qu'elle avait demandée avec trop de hauteur et peu de raison.

[Note 1: Les écoliers n'étaient pas alors, comme aujourd'hui, des enfans à peine sortis de l'adolescence: c'étaient tous des hommes faits, qui causaient souvent des désordres, et que l'université soutenait trop.]

On tint la main à l'exécution d'une ordonnance publiée quelque temps auparavant contre les Juifs, dont les usures excessives ruinaient toute la France. On fit fortifier plusieurs places sur les frontières; et enfin on renouvela les traités d'alliance avec l'empereur et le roi des Romains, pour maintenir la concorde entre les vassaux des deux états, et empêcher qu'aucuns ne prissent des liaisons trop étroites avec l'Angleterre.

Les interdits étaient depuis long-temps fort en usage. Les papes les jetaient sur les royaumes entiers, et les évêques, à leur exemple, dès qu'ils croyaient avoir reçu quelque tort ou du roi, ou de ses officiers, ou de leurs diocésains, faisaient cesser partout le service divin, et fermer les églises, si on leur refusait satisfaction. Cela fut regardé par la régente, et avec raison, comme un grand désordre. Milon, évêque de Beauvais, et Maurice, archevêque de Rouen, en ayant usé ainsi, leur temporel fut saisi au nom du roi, et ils furent obligés de lever l'interdit. Ce prince, tout saint qu'il était, tint toujours depuis pour maxime de ne pas se livrer à un aveugle respect pour les ordres des ministres de l'église, qu'il savait être sujets aux emportemens de la passion comme les autres hommes[1]. Il balançait toujours, dans les affaires de cette nature, ce que la piété et la religion d'un côté, et ce que la justice de l'autre, demandaient de lui. Le sire de Joinville, dans l'Histoire de ce saint roi, en rapporte un exemple, sans marquer précisément le temps où le fait arriva, et qui mérite d'avoir ici sa place.

[Note 1: Daniel, tom. III, édition de 1722, p. 198.]

«Je vy une journée, dit-il, que plusieurs prélats de France se trouvèrent à Paris, pour parler au bon saint Louis, et lui faire une requête, et quand il le sçut il se rendit au palais, pour les ouïr de ce qu'ils vouloient dire, et quand tous furent assemblés, ce fut l'évêque Gui d'Auseure[1], qui fut fils de monseigneur Guillaume de Melot, qui commença à dire au roi, par le congié et commun assentement de tous les autres prélats: Sire, sachez que tous ces prélats qui sont en votre présence me font dire que vous lessés perdre toute la chrétienté, et qu'elle se perd entre vos mains. Alors le bon roi se signe de la croix, et dit: Evêque, or me dites comment il se fait, et par quelle raison? Sire, fit l'evêque, c'est pour ce qu'on ne tient plus compte des excommuniés; car aujourd'hui un homme aimeroit mieux morir tout excommunié que de se faire absoudre, et ne veut nully faire satisfaction à l'Eglise. Pourtant, Sire, ils vous requièrent tous à un vois, pour Dieu, et pour ce que ainsi le devés faire, qu'il vous plaise commander à tous vos baillifs, prévôts, et autres administrateurs de justice, que où il sera trouvé aucun en votre royaume, qui aura été an et jour continuellement excommunié, qu'ils le contraignent à se faire absoudre, par la prinse de ses biens. Et le saint homme répondit que très-volontiers le commanderoit faire de ceux qu'on trouveroit être torçonniers à l'église et à son prème[2]. Et l'évêque dit qu'il ne leur appartenoit à connoître de leurs causes. Et à ce répondit le roi, il ne le feroit autrement, et disoit que ce seroit contre Dieu et raison qu'il fît contraindre à soi faire absoudre ceux à qui les clercs feroient tort, et qu'ils ne fussent oiz en leur bon droit. Et de ce leur donna exemple du comte de Bretaigne, qui par sept ans a plaidoyé contre les prélats de Bretaigne tout excommunié; et finablement a si bien conduit et mené sa cause, que notre saint père le pape les a condamnés envers icelui comte de Bretaigne. Parquoi disoit que si, dès la première année, il eût voulu contraindre icelui comte de Bretaigne à soi faire absoudre, il lui eût convenu laisser à iceulx prélats, contre raison, ce qu'ils lui demandoient contre son vouloir, et que, en ce faisant, il eût grandement mal fait envers Dieu et envers ledit comte de Bretaigne. Après lesquelles choses ouyes, pour tous iceulx prélats, il leur suffit de la bonne réponse du roi, et oncques puis ne oï parler qu'il fût fait demande de telles choses.»

[Note 1: D'Auxerre.]

[Note 2: Prochain.]

Mariage du roi.

Le roi étant entré dans sa dix-neuvième année, la régente pensa sérieusement à le marier. Il est étonnant que la piété solide de ce prince, et la vie exemplaire qu'il menait dès lors, ne l'aient point mis à couvert des traits de la plus noire calomnie. Les libertins, dont les cours ne manquent jamais, et dont le plaisir est de pouvoir flétrir la vertu la plus pure, à quoi ils joignirent encore la jalousie qu'ils avaient de la prospérité dont la France jouissait sous la conduite de la régente, osèrent faire courir le bruit que ce jeune prince avait des maîtresses, que sa mère ne l'ignorait pas, mais qu'elle n'osait pas trop l'en blâmer, afin de n'être point obligée de le marier sitôt pour se conserver plus longtemps l'autorité entière du gouvernement.

Ces traits injurieux firent une telle impression dans le public, qu'un bon religieux, poussé d'un zèle indiscret, en fit une vive réprimande à la reine. L'innocence est toujours humble, toujours modeste. J'aime le roi mon fils, répondit Blanche avec douceur, mais, si je le voyais prêt à mourir, et que, pour lui sauver la vie, je n'eusse qu'à lui permettre d'offenser son Dieu, le ciel m'est témoin que, sans hésiter, je choisirais de le voir périr, plutôt que de le voir encourir la disgrace de son Créateur par un péché mortel.

La régente, avec sa grandeur d'ame ordinaire, méprisa ces calomnies, et ceux qui les répandaient n'eurent pas la satisfaction de l'en voir touchée; mais elle confondit leur malignité sur ce qui la regardait, en mariant le roi son fils, et en lui faisant épouser la fille aînée du comte de Provence.

Il s'appelait Raymond Bérenger. Il était de l'illustre et ancienne maison des comtes de Barcelone, dont on voyait les commencemens sous les premiers rois de la seconde race. Le royaume d'Aragon y était entré depuis près de cent ans par une héritière de cet état. Le comté de Provence, démembré de la couronne de France, du temps de Charles-le-Simple, était aussi venu par alliance dans la maison de Barcelone, au moins pour la plus grande partie; car les comtes de Toulouse y avaient des terres et des places, et se disaient marquis de Provence. Ce comté fut le partage de la branche cadette dont Raymond Bérenger était le chef, et cousin-germain de Jacques régnant actuellement en Aragon.

Raymond Bérenger eut de Béatrix, sa femme, quatre filles, qui, toutes quatre, furent reines. Eléonore, la seconde, fut mariée à Henri II, roi d'Angleterre. Ce prince fit épouser la troisième, nommée Sancie, à Richard, son frère, qui fut roi des Romains. Béatrix, la cadette de toutes, épousa Charles, comte d'Anjou, depuis roi de Sicile, frère de Louis. Enfin, Marguerite, l'aînée, épousa le roi de France. Ce prince la fit demander par Gaulthier, archevêque de Sens, et par le sire Jean de Nesle. Le comte de Provence, très-sensible à cet honneur, en accepta la proposition avec la plus grande joie. Il confia sa fille aux ambassadeurs avec un cortége convenable pour la conduire à la cour de France.

La naissance et la beauté de Marguerite la rendaient également digne de cet honneur. Ses parens lui avaient fait donner une éducation assez semblable à celle que Louis avait reçue de la reine sa mère. Ce prince l'épousa à Sens, où elle fut en même temps couronnée par l'archevêque.

Cependant la trève de trois années, que Louis avait accordée au comte de Bretagne, était sur le point de finir: le comte y avait même fait des infractions par plusieurs violences exercées sur les terres de Henri d'Avaugour, à cause de l'attachement que ce seigneur avait fait paraître pour la France. Le comte, toujours en liaison avec le roi d'Angleterre, avait obtenu de lui deux mille hommes qu'il avait mis dans les places les plus exposées de sa frontière. Le roi, instruit de ses intrigues, résolut de le pousser plus vivement qu'il n'avait encore fait. Le comte de Dreux et le comte de Boulogne étaient morts pendant la trève. Le comte de Bretagne avait perdu, dans le premier, qui était son frère, un médiateur dont le crédit eût été pour lui une ressource en cas que ses affaires tournassent mal; et dans le second, un homme toujours assez disposé à seconder ses mauvais desseins. Le roi, ayant assemblé ses troupes, s'avança sur les frontières de Bretagne avec une nombreuse armée. On y porta le ravage partout; de sorte que le comte, se voyant sur le point d'être accablé, envoya au roi pour le prier d'épargner ses sujets, et d'écouter quelques propositions qu'il espérait lui faire agréer. Le comte lui représenta que les engagemens qu'il avait avec le roi d'Angleterre, tout criminels qu'ils étaient, ne pouvaient être rompus tout d'un coup: il le supplia de vouloir bien lui donner le temps de se dégager avec honneur, et de lui accorder une trève jusqu'à la Toussaint, pendant laquelle il demanderait au roi d'Angleterre une chose qu'assurément ce prince n'était pas en état de lui accorder; savoir: qu'avant le mois de novembre il vînt à son secours en personne, avec une armée capable de résister à celle des Français, et promit que, sur son refus, il renoncerait à sa protection et à l'hommage qu'il lui avait fait, et remettrait entre les mains du roi toute la Bretagne. Le roi, qui savait qu'en effet le roi d'Angleterre ne pourrait jamais en si peu de temps faire un armement de terre et de mer suffisant pour une telle expédition, accorda au comte ce qu'il lui demandait; mais à condition qu'il lui livrerait trois de ses meilleures places, et qu'il rétablirait dans leurs biens les seigneurs bretons, partisans de la France. Le comte de Bretagne accepta ces conditions. Peu de temps après il passa en Angleterre, où il exposa à Henri l'état où il était réduit, le pria de venir en Bretagne avec une armée, lui demanda l'argent nécessaire pour soutenir la guerre contre un ennemi aussi puissant que celui qu'il avait sur les bras, et lui dit que, faute de cela, il serait obligé de faire sa paix à quelque prix que ce fût.

Le roi d'Angleterre lui répondit qu'il lui demandait une chose impossible, lui reprocha son inconstance, et lui fit avec chagrin le détail des grosses dépenses que l'Angleterre avait faites pour le soutenir, sans qu'il en eût su profiter. Il lui offrit néanmoins encore quelque secours de troupes s'il voulait s'en contenter. Le comte, de son côté, se plaignit qu'on l'abandonnait après qu'il s'était sacrifié pour le service de la couronne d'Angleterre, qu'il était entièrement ruiné, et que le petit secours qu'on lui offrait était moins pour le défendre, que pour l'engager à se perdre sans ressources; et l'on se sépara fort mécontent de part et d'autre. Après ce que nous avons rapporté de la dernière expédition du roi d'Angleterre en Bretagne, il serait bien difficile de décider lequel de lui ou du comte s'était conduit avec le plus d'imprudence.

Le comte de Bretagne n'eut pas plutôt repassé la mer, qu'il vint se jeter aux pieds du roi pour lui demander miséricorde, en confessant qu'il était un rebelle, un traître, qu'il lui abandonnait tous ses états et sa propre personne pour le punir comme il le jugerait à propos.

Le roi, touché de la posture humiliante où il voyait le comte, fit céder ses justes ressentimens à sa compassion; et, après lui avoir fait quelques reproches sur sa conduite passée, il lui dit que, quoiqu'il méritât la mort pour sa félonie, et pour les maux infinis qu'il avait causés à l'état, il lui donnait la vie; qu'il accordait ce pardon à sa naissance, qu'il lui rendait ses états, et qu'il consentait qu'ils passassent à son fils, qui n'était pas coupable des crimes de son père. Le comte, pénétré de la bonté du roi, lui promit de le servir envers tous, et contre tous. Il lui remit ses forteresses de Saint-Aubin, de Chanteauceaux et de Mareuil pour trois ans, et s'obligea de plus à servir à ses frais pendant cinq ans en Palestine, et à rétablir la noblesse de Bretagne dans tous ses priviléges.

Le comte, très-content d'en être quitte à si bon marché, retourna en Bretagne, d'où il envoya déclarer au roi d'Angleterre qu'il ne se reconnaissait plus pour son vassal. Henri ne fut point surpris de cette déclaration; mais sur-le-champ il confisqua le comté de Richemont et les autres terres que le comte possédait en Angleterre. Le comte, pour s'en venger, fit équiper dans ses ports quelques vaisseaux avec lesquels il fit courir sur les Anglais, troubla partout leur commerce, et remplit par là, dit Matthieu Paris, historien anglais, son surnom de Mauclerc, c'est-à-dire d'homme malin et méchant.

La soumission du comte de Bretagne fut de la plus grande importance pour affermir l'autorité du jeune roi. La vigueur avec laquelle il l'avait poussé, retint dans le respect les autres grands vassaux de la couronne; mais il ne fut pas moins attentif à prévenir les occasions de ces sortes de révoltes, que vif à les réprimer.

Politique de nos rois sur les mariages des grands.

Les alliances que les vassaux contractaient par des mariages avec les ennemis de l'état, et surtout avec les Anglais, y contribuaient beaucoup: aussi une des précautions que prenaient les rois, à cet égard, était d'empêcher ces sortes d'alliances autant qu'il était possible, et dans les traités qu'ils faisaient avec leurs vassaux, cette clause était ordinairement exprimée, que ni le vassal, ni aucun de sa famille ne pourrait contracter mariage avec étrangers, sans l'agrément du prince. Louis était très-exact à faire observer cet article important. Le roi d'Angleterre, dans le dessein d'acquérir de nouvelles terres et de nouvelles places en France, demanda en mariage à Simon, comte de Ponthieu, Jeanne, l'aînée de ses quatre filles, et sa principale héritière. Le traité du mariage fut fait; elle fut épousée au nom du roi d'Angleterre par l'évêque de Carlile, et le pape même y avait contribué. Malgré ces circonstances, Louis s'opposa à ce mariage, dont il prévoyait les suites dangereuses pour l'intérêt de l'état. Il menaça le comte de Ponthieu de confisquer toutes ses terres, s'il l'accomplissait, et tint si ferme, que le comte, sur le point de se voir beau-père du roi d'Angleterre, fut obligé de renoncer à cet honneur. Mais un autre mariage, qui fut conclu cette même année, récompensa la comtesse Jeanne de la couronne que Louis lui avait fait perdre, en l'obligeant de refuser la main du roi d'Angleterre. Ferdinand, roi de Castille, écrivit au monarque français pour le prier d'agréer la demande qu'il voulait faire de cette vertueuse princesse: ce qu'il obtint d'autant plus aisément, qu'il en avait plus coûté au coeur de Louis pour arracher un sceptre des mains d'une personne du plus grand mérite, et sa proche parente; car elle descendait d'Alix, fille de Louis-le-Jeune. On le vit encore, quelque temps après, consoler la comtesse Mathilde d'avoir été contrainte de préférer le bien de l'état à son inclination pour un gentilhomme. Il lui fit épouser le prince Alphonse, frère de Sanche, roi de Portugal, neveu de la reine Blanche, qui avait fait élever cette jeune demoiselle à la cour de France.

Le roi tint la même conduite à l'égard de Jeanne, comtesse de Flandre, veuve du comte Ferrand. Simon de Montfort, comte de Leicester, et frère cadet d'Amauri de Montfort, connétable de France, s'était établi en Angleterre pour y posséder le comté de Leicester, dont il était héritier du chef de sa grand'mère, et dont le roi d Angleterre n'aurait pas voulu lui accorder la jouissance s'il était demeuré en France. Ce seigneur, homme de beaucoup de mérite, était en état, par ses grands biens et par le crédit où il était parvenu en Angleterre, d'épouser la comtesse de Flandre. Le roi, dans un traité fait à Péronne avec elle, quelques années auparavant, n'avait pas manqué d'y faire insérer un article par lequel elle s'engageait de ne point s'allier avec les ennemis de l'état. Ce fut en vertu de ce traité, qu'il l'obligea de rompre toute négociation sur ce mariage. Il empêcha aussi Mathilde, veuve du comte de Boulogne, oncle du roi, dont nous avons déjà parlé, d'épouser le même Simon de Montfort.

Majorité de saint Louis.

Cette conduite de Louis faisait connaître à toute la France combien il avait profité, dans l'art de régner, des instructions que lui avait données la reine sa mère. Cette princesse cessa de prendre la qualité de régente du royaume, sitôt que le roi eut vingt et un ans accomplis, et ce fut le cinq d'avril 1236. Ce terme de la minorité fut avancé depuis par une ordonnance de Charles V, suivant laquelle les rois de France sont déclarés majeurs dès qu'ils commencent leur quatorzième année.

La première affaire importante que Louis eut en prenant le gouvernement de son état, lui fut suscitée par le comte de Champagne, que sa légéreté naturelle ne laissait guère en repos. Il se brouillait tantôt avec son souverain, tantôt avec ses vassaux, tantôt avec ses voisins, et une couronne dont il avait hérité depuis deux ans ne contribuait pas à le rendre plus traitable. Il était fils de Blanche, soeur de Sanche, roi de Navarre.

Sanche étant mort en 1234, sans laisser d'héritiers, Thibaud, son neveu, lui succéda au trône de Navarre. Il trouva dans le trésor de son prédécesseur 1,700,000 livres, somme qui, réduite au poids de notre monnaie d'aujourd'hui, ferait environ 15,000,000. Avec ces richesses et cet accroissement de puissance, il se crut moins obligé que jamais de ménager le roi.

Il prétendit que la cession qu'il avait faite des comtés de Blois, de Chartres, de Sancerre et des autres fiefs dont il avait traité avec le roi pour les droits de la reine de Chypre, n'était point une vente, mais seulement un engagement de ces fiefs avec pouvoir de les retirer en rendant la somme d'argent que le roi avait payée pour lui: il entreprit donc de l'obliger à les lui rendre. Outre son humeur inquiète, il fut encore animé par le comte de la Marche, et encore plus par la comtesse sa femme, qui, après avoir rabaissé sa qualité de reine d'Angleterre en épousant un simple vassal du roi de France, conservait néanmoins toujours sa fierté à ne pouvoir plier sous le joug de la dépendance.

Il y avait un an que ces intrigues se tramaient. Dès que le roi en fut averti, il en prévint l'effet. Il fit assembler promptement les milices des communes, et celles de ses vassaux. Ses ordres ayant été exécutés, son armée se trouva prête à marcher avant que le roi de Navarre eût pu mettre en défense ses places les plus voisines de Paris. Mais Thibaud, qui savait bien qu'avec ses seules forces il ne pourrait résister à la puissance du roi, avait pris l'année précédente des mesures pour suspendre l'orage. Comme il s'était croisé pour faire le voyage de la Terre-Sainte, il crut pouvoir se prévaloir des priviléges accordés aux croisés par les papes, dont l'un était de ne pouvoir être attaqués par leurs ennemis. Il fit entendre au pape Grégoire IX que le roi voulait lui faire la guerre, et le mettrait dans l'impuissance d'accomplir son voeu. Le pape, qui avait cette expédition fort à coeur, écrivit sur-le-champ au roi, moins pour le prier, que pour lui défendre, sous peine des censures ecclésiastiques, de ne rien entreprendre contre un prince croisé pour le soutien de la religion.

Le roi, plus éclairé sur cet article que plusieurs de ses prédécesseurs, et qui connaissait parfaitement ce qu'il pouvait et ce qu'il devait faire en conscience en cette matière, n'eut pas beaucoup d'égard aux lettres du pape, mal informé des intrigues et des mauvais desseins du roi de Navarre: il assembla son armée au bois de Vincennes, dans la ferme résolution de fondre incessamment sur la Brie et sur la Champagne.

Le roi de Navarre, fort embarrassé, car le roi avait résolu de le punir, prit le parti de la soumission, qui lui avait déjà réussi. Il envoya promptement un homme de confiance, qui vint témoigner au roi le regret que le roi de Navarre avait de lui avoir donné lieu de soupçonner sa fidélité, et le supplier de lui pardonner sa faute.

Le roi, toujours porté à la douceur, pourvu que son autorité n'en souffrît pas, répondit qu'il était prêt de recevoir les soumissions du roi de Navarre à ces conditions: la première, qu'il renonçât à ses injustes prétentions sur les fiefs qu'il lui avait cédés par un traité solennel; la seconde, que, pour assurance de sa fidélité, il lui remît incessamment entre les mains quelques places de ses frontières de Brie et de Champagne; la troisième, qu'il accomplît au plutôt son voeu d'aller à la Terre-Sainte; et la quatrième, que, de sept ans, il ne remît le pied en France.

L'envoyé consentit à tout, et le roi de Navarre vint, peu de jours après, trouver le roi, auquel il livra Bray-sur-Seine et Montereau Faut-Yonne: c'est là ce que son infidélité et son imprudence lui valurent. Peu de temps après, la reine régente lui envoya ordre de sortir de la cour, choquée sans doute de la liberté qu'il prenait de lui témoigner toujours de la tendresse, lui faisant connaître par cette conduite le mépris qu'elle faisait d'un homme aussi frivole que lui.

L'accommodement fait avec le roi de Navarre établit la tranquillité dans le royaume, et le fit jouir, pendant cette année, d'une heureuse paix, durant laquelle le roi fut garanti d'un grand péril qu'il n'était pas possible de prévoir. On avait appris en Orient que le pape ne cessait d'exciter les princes chrétiens à s'unir ensemble pour le secours de la Palestine; que le roi de France, qui joignait à une grande puissance beaucoup de courage et de zèle pour sa religion, était de tous les princes celui sur lequel le pape pouvait le plus compter pour le faire chef d'une de ces expéditions générales qui avaient déjà mis plusieurs fois le mahométisme sur le penchant de sa ruine, et qui avaient causé de si grandes pertes aux Musulmans. Un roi de ces contrées, qu'on nommait le Vieux de la Montagne, et prince des assassins, crut qu'il rendrait un grand service à son pays, s'il pouvait faire périr Louis. Pour cet effet, il commanda à deux de ses sujets, toujours disposés à exécuter aveuglément ses ordres, de prendre leur temps pour aller assassiner ce prince. Ils partirent dans cette résolution, mais la providence de Dieu qui veillait à la conservation d'une tête si précieuse, toucha le coeur du prince assassin par le moyen de quelques chevaliers du Temple[1], qui lui firent des représentations a ce sujet. Il envoya un contre-ordre; ceux qui le portaient arrivèrent heureusement en France avant ceux qui étaient chargés du premier ordre, et avertirent eux-mêmes le roi. Ce prince profita de cet avis, et se fit une nouvelle compagnie de gardes, armés de massues d'airain, qui l'accompagnaient partout, persuadé que la prudence humaine, renfermée dans ses justes bornes, n'est point opposée à la soumission aux décrets de la Providence. On fit la recherche des deux assassins, et on les découvrit. On les renvoya sans leur faire aucun mal: on leur donna même des présens pour leur maître, que l'aveugle obéissance de ses sujets rendait redoutable. Mais le roi le traita depuis honorablement dans son voyage de la Terre-Sainte, comme je le dirai dans la suite.

[Note 1: Nangius in Historiá Ludovici.]

Cette visible protection du Ciel fut un nouveau motif au roi pour redoubler sa ferveur et sa piété. Il les fit paraître quelque temps après, en dégageant à ses frais la couronne d'épines de Notre-Seigneur, un morceau considérable de la vraie croix, et d'autres précieuses reliques qui avaient été engagées par Baudouin, empereur de Constantinople, pour une très-grosse somme d'argent. Ces précieuses reliques furent apportées en France et reçues au bois de Vincennes par le roi, qui les conduisit de là à Paris, marchant nu-pieds, aussi bien que les princes ses frères, tout le clergé et un nombre infini de peuple. Ces reliques furent ensuite placées dans la Sainte-Chapelle, où on les conserva comme un des plus précieux trésors qu'il y eût dans le monde.

Ce qui contribua beaucoup à entretenir la paix dans le royaume, fut la résolution que prirent quelques-uns des vassaux du roi, les plus difficiles à gouverner, d'accomplir le voeu qu'ils avaient fait d'aller à la Terre-Sainte. Le roi de Navarre, le comte de Bretagne, Henri, comte de Bar, le duc de Bourgogne, Amauri de Montfort, connétable de France, et quantité d'autres seigneurs, passèrent en Palestine, où plusieurs d'entre eux périrent sans avoir rien fait de mémorable, ni de fort avantageux pour la religion.

Pendant que ces seigneurs étaient occupés dans la Palestine à faire la guerre aux infidèles, les états de Louis étaient dans la plus grande tranquillité. Ce prince, occupé tout entier de la religion et du bonheur de ses peuples, partageait également ses soins entre l'une et les autres. Les mariages des grands étaient alors l'objet le plus important de la politique de nos souverains. Mathilde, veuve de Philippe, comte de Boulogne, oncle du roi, avait promis par écrit de ne marier sa fille unique, que de l'agrément de Louis. Elle fut fidèle à sa promesse. Le monarque qui, peu de temps auparavant, s'était opposé à l'union de la mère avec le comte de Leicester, seigneur anglais d'une ambition démesurée, consentit que la fille épousât Gaucher IV, chef de la maison de Châtillon, seigneur français, aussi distingué par sa fidélité que par sa haute naissance. Ce fut aussi par le même principe qu'après avoir forcé la comtesse de Flandre à renoncer à l'alliance du même Leicester, il lui permit de s'unir au comte Thomas, cadet de la maison de Savoie, oncle de la reine Marguerite, le cavalier le mieux fait de son temps, plus estimable encore par les qualités de l'esprit et du coeur, mais peu avantagé des biens de la fortune.

Mariages des princes Robert et Alphonse, frères du roi.

Mais de tous ces mariages, les plus célèbres furent ceux des princes Robert et Alphonse, frères du roi. Le premier avait été accordé avec la fille unique du feu comte de Flandre. La mort prématurée de cette riche héritière inspira d'autres vues. Louis choisit, pour la remplacer, Mathilde ou Mahaut, soeur aînée du duc de Brabant, princesse en grande réputation de sagesse. Alphonse, par le traité qui mit fin aux croisades contre les Albigeois, avait été promis à la princesse Jeanne, fille unique du comte de Toulouse; mais, comme ils n'étaient alors l'un et l'autre que dans la neuvième année de leur âge, la célébration de leurs noces avait été différée jusqu'à ce moment.

Quelques jours après, le monarque, qui eut toujours pour ses frères la plus tendre affection, arma ces deux princes chevaliers, l'un à Compiègne, l'autre à Saumur. Alors il donna à Robert pour son apanage le comté d'Artois, et à Alphonse le Poitou et l'Auvergne; et, pour me servir du terme qui était alors en usage, il les investit de ces provinces, c'est-à-dire, qu'il les en mit en possession. On observe que la cérémonie de leur chevalerie se fit avec une magnificence qui avait peu d'exemples. Ce fut, dit Joinville, la nonpareille chose qu'on eût oncques vue. Il y eut toutes sortes de courses et de combats de barrière. C'est ce qu'on appelait tournois.

Démêlés de l'empereur Frédéric avec les papes.

Pendant que la paix dont la France jouissait, donnait à Louis le temps de s'occuper de ces fêtes utiles et agréables; pendant qu'il vivait en bonne intelligence avec les princes ses voisins, il s'était élevé dans l'Europe une guerre entre le pape Grégoire IX et l'empereur Frédéric II, qui causa beaucoup de scandale dans la chrétienté. Les deux princes firent tous leurs efforts, chacun de leur côté, pour engager Louis dans leurs intérêts. Ils voulurent même le prendre pour médiateur. Ce prince essaya tous les moyens pour les concilier; n'ayant pu y réussir, il se conduisit dans cette affaire avec tant de prudence et de désintéressement; il fit paraître tant de zèle pour la religion et le bien de l'Eglise, tant de générosité et de modération, qu'il fut regardé comme le prince le plus sage de l'Europe. On en verra la preuve dans l'extrait que je vais donner de cette grande affaire.

Frédéric II, profitant du malheur d'Othon, son concurrent à l'empire, qui mourut après la célèbre victoire remportée sur lui à Bouvines, en l'année 1214 par Philippe-Auguste, roi de France, aïeul de Louis, fut couronné empereur à Aix-la-Chapelle, et ensuite à Rome par le pape Honoré III.

Frédéric était un prince d'un génie et d'un courage au-dessus du commun. Son ambition lui fit d'abord tout promettre au pape Honoré III, pour parvenir à l'empire. Mais ensuite jaloux à l'excès de son autorité, et toujours attentif à n'y laisser donner aucune atteinte par les papes, il eut de grands démêlés avec eux, parce que leurs intérêts se trouvaient presque toujours opposés aux siens.

Mais ce fut sous le pontificat de Grégoire IX, que se firent les grands éclats. L'occasion et le fondement de ces divisions fut l'engagement que Frédéric avait pris avec les papes Innocent III et Honoré III, de passer la mer avec une armée, pour aller combattre les infidèles dans la Palestine. C'était par cette promesse qu'il avait gagné ces deux pontifes, et ce fut en manquant à sa parole qu'il excita contre lui Grégoire IX, leur successeur. Ce pape excommunia Frédéric, conformément au traité fait entre lui et le pape Honoré III, par lequel il se soumettait à l'excommunication, si, dans le temps marqué, il n'accomplissait pas son voeu.

Frédéric, outré de la rigueur dont Grégoire usait à son égard, ne pensa plus qu'à satisfaire son ressentiment. Outre les manifestes qu'il répandit dans toute l'Europe pour justifier sa conduite, par les nécessités pressantes de son état, qui l'obligeaient à différer son voyage, il mit plusieurs seigneurs romains dans son parti, en achetant toutes leurs terres argent comptant, et les leur rendant ensuite. Il les fit par ce moyen ses feudataires et princes de l'empire, avec obligation de le servir envers tous et contre tous. Le premier service qu'ils lui rendirent, fut d'exciter dans Rome une sédition contre le pape, qui, ayant été contraint d'en sortir, fut obligé de se retirer à Pérouse.

Cependant Frédéric, pour convaincre toute l'Europe de la sincérité de ses intentions, se prépara pour le voyage de la Terre-Sainte, et partit en effet en l'année 1228, avec vingt galères seulement et peu de troupes, mais suffisantes pour sa sûreté, ayant confié au duc de Spolette la plus grande partie de celles qu'il laissait en Europe, avec ordre de continuer en son absence la guerre contre le pape.

Je n'entrerai pas dans le détail de l'expédition de Frédéric dans la Palestine; elle est étrangère à l'histoire du règne de saint Louis. Je dirai seulement que Frédéric, ayant fait une trève avec le soudan d'Egypte, alla à Jérusalem avec son armée, qu'il fit ses dévotions dans l'église du Saint Sépulcre, et que, prétendant avoir accompli son voeu, il revint en Europe. Etant arrivé en Italie, il continua à faire la guerre au pape. Après différens événemens, toutes ces dissensions furent terminées par une paix que ces deux princes firent entre eux, suivie de l'absolution que le pape donna à Frédéric de l'excommunication qu'il avait fulminée contre lui.

Plusieurs années se passèrent sans aucune rupture éclatante jusque vers l'année 1239. Frédéric, après avoir soumis plusieurs villes confédérées de la Lombardie, s'empara de l'île de Sardaigne, que les papes depuis long-temps regardaient comme un fief relevant de l'église de Rome. Il en investit Henri son fils naturel, et érigea en royaume feudataire de l'empire cette île, qu'il prétendait en avoir été injustement démembrée. A cette occasion, le pape fulmina une nouvelle excommunication contre Frédéric, et envoya la formule à tous les princes et tous les évêques de la chrétienté, avec ordre de la faire publier les dimanches et fêtes pendant l'office divin; et il déclara tous les sujets de Frédéric relevés du serment de fidélité qu'ils lui avaient fait.

Ce prince accoutumé depuis long-temps au bruit de tous ces foudres[1], s'en mettait fort peu en peine, et s'en vengeait en toute occasion sur les partisans du pape. Mais Grégoire prévoyant que les armes spirituelles produiraient peu d'effet contre un pareil ennemi, écrivit à plusieurs souverains, et leur envoya des légats pour demander des secours temporels. Le pape ne trouva pas beaucoup de princes disposés à lui en procurer, car dans ce temps-là il y avait des personnes instruites et sensées, qui ne pensaient pas que les papes pussent excommunier les princes, ou les particuliers, pour des intérêts civils, parce que Jésus-Christ avait dit, que son royaume n'était pas de ce monde.

[Note 1: Ce sont les termes dont se sert le P. Daniel, pag. 209 du 3e vol. de son Histoire de France, édition de 1722.]

Le pape écrivit d'Anagnie une lettre au roi de France dans laquelle, après de grands éloges des rois ses prédécesseurs dont il relevait surtout la piété et le zèle à défendre la sainte église contre ses persécuteurs, il priait le roi de ne le pas abandonner, et de l'assister de ses troupes dans la nécessité fâcheuse où il était de prendre les armes contre l'empereur.

Afin de l'y engager plus fortement, il lui fit présenter une autre lettre[1] pour être lue dans l'assemblée des seigneurs de France, parce qu'elle leur était adressée aussi bien qu'au roi: elle était conçue en ces termes:

[Note 1: Matthieu Paris, Henric. III, ad ann. 1239.]

«L'illustre roi de France, fils spirituel, bien-aimé de l'église, et tout le corps de la noblesse française, apprendront par cette lettre que du conseil de nos frères, et après une mûre délibération, nous avons condamné Frédéric, soi disant empereur, et lui avons ôté l'empire, et que nous avons élu en sa place le comte Robert, frère du roi de France, que nous le soutiendrons de toutes nos forces, et le maintiendrons par toutes sortes de moyens, dans la dignité que nous lui avons conférée. Faites-nous donc connaître promptement que vous acceptez l'offre avantageuse que nous vous faisons, par laquelle nous punissons les crimes innombrables de Frédéric, que toute la terre condamne avec nous, sans lui laisser aucune espérance de pardon.»

Le pape se flattait que sa lettre serait reçue favorablement en France, à cause de l'offre de l'empire qu'il faisait au frère du roi: néanmoins la proposition du pape fut rejetée d'une manière très-dure, si la réponse, rapportée par l'historien d'Angleterre fut telle qu'il le dit: car cet auteur, indisposé contre les papes, ne doit pas toujours être cru sur ce qui les regarde.

Les termes de cette réponse sont très-offensans, et nullement du style du roi, qui, plein de respect pour le chef de l'Eglise, n'aurait jamais usé de ces expressions outrageantes dont elle est remplie. Il est vrai qu'il supportait, beaucoup plus impatiemment que ses prédécesseurs, l'extension de la puissance spirituelle sur la juridiction temporelle; mais on voit par tous les actes de lui sur ce sujet qu'il ne s'emportait jamais contre les papes, ni contre les évêques.

Ainsi cette lettre pourrait bien, au lieu d'être la réponse du roi, avoir été celle des seigneurs de l'assemblée, irrités la plupart contre les évêques pour leurs entreprises continuelles, et que la déposition d'un empereur aurait indisposés contre le pape. Telles sont les expressions de cette lettre[1]: «Qu'on était surpris de la téméraire entreprise du pape, de déposer un empereur qui s'était exposé à tant de périls dans la guerre et sur la mer pour le service de Jésus-Christ; qu'il s'en fallait bien qu'ils eussent reconnu tant de religion dans la conduite du pape même, qui, au lieu de seconder les bons desseins de ce prince, s'était servi de son absence pour lui enlever ses états; que les seigneurs français n'avaient garde de s'engager dans une guerre dangereuse contre un si puissant prince, soutenu des forces de tant d'états, auxquels il commandait, et surtout de la justice de sa cause; que les Romains ne se mettaient guère en peine de l'effusion du sang français, pourvu qu'ils satisfissent leur vengeance, et que la ruine de l'empereur entraînerait celle des autres souverains, qu'on foulerait aux pieds.

[Note 1: Daniel, tom. III, édition de 1722, p. 210.]

«Ils ajoutaient néanmoins que, pour montrer qu'ils avaient quelque égard aux demandes du pape, quoiqu'ils vissent bien que l'offre qu'il faisait, était plus l'effet de sa haine contre l'empereur, que d'une singulière affection pour la France, on enverrait vers Frédéric pour s'informer de lui s'il était sincèrement catholique. Que s'il l'est en effet, continuent-ils, pourquoi lui ferions-nous la guerre? Que s'il ne l'est pas, nous la lui ferons à outrance, comme nous la ferions au pape même, et à tout autre mortel, s'ils avaient des sentimens contraires à Dieu et à la véritable religion.»

En effet ils envoyèrent des ambassadeurs à l'empereur, qui, levant les mains au ciel avec des pleurs et des sanglots, protesta qu'il n'avait que des sentimens chrétiens et catholiques. Il fit ses remerciemens aux envoyés, de la conduite qu'on avait tenue en France à son égard. Ce qui est très-certain, c'est que le roi refusa de prendre les armes contre l'empereur, ainsi qu'on le voit par une lettre qu'il écrivit à ce prince quelque temps après.

Le roi néanmoins, pour contenter le pape, laissa publier en France l'excommunication de l'empereur, selon que les évêques en avaient reçu l'ordre de Rome. Le roi d'Angleterre en fit autant; et, dans l'un et l'autre royaume, on permit des levées d'argent pour le pape sur les bénéfices: mais si nous en croyons l'historien anglais, ces levées furent beaucoup moins fortes en France qu'en Angleterre. Louis refusa même de laisser sortir de son royaume l'argent qu'on y avait levé, pour empêcher qu'il ne servît à continuer une guerre si funeste au christianisme. Le pape en fut très-mécontent, et parut vouloir s'en venger, quelque temps après, par l'opposition qu'il fit à l'élection de Pierre-Charlot, fils naturel de Philippe-Auguste, à l'évêché de Noyon, sous prétexte qu'il n'était pas légitime, et que les canons excluaient les bâtards de l'épiscopat. Le roi sentit l'injustice de ce procédé; il déclara que nul autre que son oncle ne posséderait cet évêché: Pierre en fut effectivement mis en possession sous le pontificat d'Innocent IV.

Tant de maux qui affligeaient l'Eglise, auraient dû toucher le pape et l'empereur; mais ni l'un ni l'autre ne voulaient se relâcher. Leurs prétentions étaient si contraires, qu'il n'y avait pas d'apparence de les rapprocher par la négociation, et il n'était guère possible d'imaginer une voie dont ils pussent convenir. Les lettres de l'empereur aux rois de France et d'Angleterre prouvent manifestement que ces deux princes s'intéressaient vivement à la réunion du pape et de l'empereur, et que ce furent les deux rois qui, pour y parvenir, proposèrent la convocation d'un concile général, au jugement duquel les deux parties se rapporteraient. Le pape y consentit, et l'empereur fit de vives instances pour qu'il s'assemblât au plus tôt.

Le pape fit donc expédier des lettres circulaires pour la convocation du concile. Il en envoya à l'empereur de Constantinople, aux rois de France et d'Angleterre, et généralement à tous les princes chrétiens, aux patriarches, aux évêques et aux abbés, et il leur marqua le temps auquel ils devaient se rendre à Rome pour l'ouverture du concile, qui fut fixée au jour de Pâque 1241. On proposa même une trève jusqu'à ce temps-là: mais, ou elle ne se fit pas, ou elle dura peu. Les uns en attribuent la faute au pape, les autres à l'empereur. Nonobstant la guerre, le pape ne laissa pas de presser l'assemblée du concile. L'empereur écrivit au roi pour le prier de défendre aux évêques de France d'aller à Rome, déclarant qu'il ne leur donnerait point de sauf-conduit, ni par mer, ni par terre, et qu'il ne serait point responsable des malheurs qui pourraient leur arriver sur le chemin.

Cependant le cardinal de Palestine assembla à Meaux un grand nombre d'évêques et d'abbés et leur commanda, en vertu de l'obéissance qu'ils devaient au pape, de quitter toutes autres affaires et de le suivre à Rome, afin d'y arriver au temps marqué pour le concile. Il les assura qu'ils trouveraient à l'embouchure du Rhône des vaisseaux tout équipés pour les transporter par mer, le chemin par terre étant impraticable, parce que l'empereur était maître de tous les passages.

Le roi, après avoir mûrement délibéré s'il déférerait aux prières de l'empereur, ou aux instances du légat, résolut de demeurer neutre. Il se détermina à laisser aux évêques la liberté de prendre le parti qu'ils voudraient. La plupart de ceux qui s'étaient trouvés à Meaux, prirent la résolution d'obéir au pape. Ils se rendirent à Vienne avec le légat; mais, lorsqu'ils y furent arrivés, ils ne trouvèrent pas ce qu'on leur avait promis. Il y avait bien à la vérité quelques vaisseaux préparés, mais en si petit nombre et si mal armés, que de s'y embarquer, c'était s'exposer au danger d'être pris par les armateurs de l'empereur, qui couraient toute la Méditerranée.

Sur cela les archevêques de Tours et de Bourges, l'évêque de Chartres, et les députés de plusieurs autres évêques, qui ne voulaient assister au concile que par procureur, quittèrent le légat et s'en retournèrent chez eux; d'autres hasardèrent le passage, mais pour leur malheur: car Henri, fils naturel de l'empereur, les ayant rencontrés, les attaqua à la hauteur de la ville de Pise. Après quelque résistance, il les obligea de se rendre, et les envoya dans différentes forteresses de la Pouille pour y être étroitement gardés. Quelques prélats d'Angleterre et d'Italie, qui s'étaient joints aux Français à Gênes, ne furent pas mieux traités. Cet accident et la mort de Grégoire IX, arrivée sur ces entrefaites, rompirent toutes les mesures prises pour le concile.

La nouvelle qu'on reçut alors de l'emprisonnement des prélats français par les armateurs de l'empereur, pensa le brouiller avec la France. Le roi, ayant appris le traitement qu'on leur avait fait, écrivit à Frédéric pour se plaindre et demander leur délivrance. «Il lui disait dans sa lettre que, s'il voulait que la bonne intelligence subsistât entre les deux états, il fallait qu'il mît au plus tôt les évêques français en liberté; qu'ils n'avaient eu aucun mauvais dessein contre lui, mais que l'obéissance qu'ils devaient au Saint-Siége ne leur avait pas permis de manquer d'aller au concile; qu'il devait se souvenir de la conduite qu'on avait tenue en France à son égard, du refus qu'on avait fait au légat du pape du secours qu'il demandait, et des propositions avantageuses qu'on n'avait pas voulu écouter, pour ne rien faire à son préjudice. Qu'au reste, il lui déclarait qu'il regardait l'emprisonnement des évêques comme une injure faite à sa propre personne, et que si on ne les relâchait incessamment, il lui ferait connaître qu'on n'était point d'humeur en France à se voir impunément insulté.» C'étaient là les dernières paroles de sa lettre.

L'empereur répondit assez fièrement à cette lettre, et sans rien promettre au roi de ce qu'il lui demandait; il terminait sa réponse en disant que ces prélats avaient conspiré contre lui avec le pape; qu'il était en droit de les regarder comme ses ennemis, de les faire mettre en prison et de les y retenir. Les choses s'adoucirent néanmoins, et l'histoire, sans nous faire le détail des négociations qu'il y eut sur ce sujet, nous apprend que les évêques furent délivrés, l'empereur, après de plus sérieuses réflexions, ayant appréhendé que le roi ne se liguât avec le pape. Les choses étaient en cet état, lorsque Grégoire IX mourut. Célestin IV lui succéda, et ne vécut que dix-huit jours après son exaltation sur le siége pontifical, qui ne fut rempli que vingt mois après par l'élection d'Innocent IV.

Le roi, âgé de vingt-six ans, avait, par les conseils et la prudente conduite de la reine, sa mère, rétabli l'autorité royale à peu près au même état où la sagesse et la fermeté de son père et de son aïeul l'avaient portée. Les grands vassaux paraissaient soumis, et il avait pris la résolution de maintenir la tranquillité dans ses états, au point qu'il pût lui-même conduire dans quelque temps du secours aux chrétiens de l'Orient. Mais l'esprit d'indépendance, suite dangereuse du gouvernement féodal, n'était pas encore éteint. Il était difficile que le roi d'Angleterre, le comte de Toulouse et le comte de la Marche, regardassent tranquillement la prospérité de Louis. Le premier, par la félonie de ses ancêtres, avait trop perdu sous les règnes précédens, et le second, sous le règne présent. Le troisième était un esprit inquiet; il avait une femme trop impérieuse, et fière de sa qualité de reine, qui le gouvernait, et souffrait très-impatiemment de voir son mari vassal du roi de France. Nul d'eux, séparément des autres, eût été fort à craindre; mais, unis ensemble, ils pouvaient causer beaucoup de désordre. Jacques, roi d'Aragon, qui possédait Montpellier et d'autres fiefs, était aussi assez disposé à entrer dans leurs intrigues.

Il s'était tenu, l'année précédente, une conférence à Montpellier, entre lui, le comte de Toulouse et le comte de Provence, dans laquelle, entre autres résolutions qu'ils y avaient prises, ils avaient fait avec le roi d'Angleterre une ligue pour attaquer la France. La conduite du comte de Provence paraissait, en cette occasion, pleine d'ingratitude, vu qu'il était beau-père du roi, qu'il lui avait de grandes obligations, et même de toutes récentes pour avoir garanti la Provence, que l'empereur avait voulu faire envahir par le comte de Toulouse. Le roi d'Angleterre avait signé vers l'an 1238, une prolongation de trève, pour quelques années avec la France: mais cherchant un prétexte plausible pour la rompre, il le trouva dans le dessein que le roi avait d'investir incessamment Alphonse, son frère, du comté de Poitou, parce qu'Henri lui-même, plusieurs années auparavant, avait donné l'investiture de ce comté qu'il prétendait lui appartenir, à Richard son frère. Ce traité demeura secret jusqu'à ce qu'on se crût en état de l'exécuter: ce fut le comte de la Marche qui, le premier, leva le masque à l'occasion suivante.

Le roi, en exécution du testament du roi son père, donnait à ses frères, dès qu'ils avaient atteint l'âge de vingt et un ans, les apanages qui leur étaient destinés. En 1238 il avait fait Robert, son frère, chevalier à Compiègne; il l'avait en même temps investi du comté d'Artois, et lui avait fait épouser Mathilde, fille du duc de Brabant. Il voulut alors faire aussi chevalier Alphonse, son troisième frère. La cérémonie s'en fit le jour de Saint-Jean, à Saumur, où il avait convoqué toute la noblesse de France avec un grand nombre d'évêques et d'abbés; et, quelques jours après, il le mit en possession des comtés de Poitou et d'Auvergne. Entre ceux qui s'y trouvèrent, les plus considérables furent: Pierre, comte de Bretagne; Thibault, roi de Navarre, l'un et l'autre revenus depuis quelque temps de la Palestine; Robert, comte d'Artois; le jeune comte de Bretagne; le comte de la Marche; le comte de Soissons; Imbert de Beaujeu, connétable de France; Enguerrand de Coucy, et Archambaud de Bourbon. Chacun affecta de s'y distinguer par la magnificence des habits et des équipages, et par une nombreuse suite de gentilshommes.

Tout se passa, au moins en apparence, avec une satisfaction universelle, et le roi, au sortir de Saumur, mena le nouveau comte de Poitou dans la capitale de son comté. Le jeune prince y reçut les hommages de ses vassaux, et le roi commanda au comte de la Marche de faire le sien comme les autres. Il obéit avec beaucoup de répugnance. Il fit hommage pour son comté de la Marche, et pour les autres domaines qu'il possédait en Poitou, en Saintonge et en Gâtinais.

A cette occasion, la reine Isabelle, sa femme, qui lui inspirait sans cesse des sentimens de révolte, le fit ressouvenir des engagemens qu'il avait pris avec le roi d'Angleterre et avec le comte de Toulouse. «Ce serait une lâcheté honteuse, disait-elle sans cesse à son mari, que de se reconnaître vassal du comte de Poitiers. Le trône n'est pas tellement affermi dans la maison de Louis, qu'il ne puisse être ébranlé. L'Angleterre n'attend que le moment favorable pour se faire justice des usurpations de Philippe-Auguste. L'empereur lui-même, malgré les obligations qu'il a aux Français, les comtes d'Armagnac, de Foix, les vicomtes de Lomagne et de Narbonne, tout est prêt à se déclarer contre le fils de Blanche.» C'est le nom qu'elle affectait de donner au monarque. Elle lui persuada enfin de réparer, au moins par quelque marque de mécontentement, la honteuse démarche qu'il venait de faire.

Après toutes ces cérémonies, le roi était parti pour se rendre à Paris, et avait laissé à Poitiers le comte son frère, qui, n'ignorant pas les menées du comte de la Marche, dont toute l'application tendait à soulever la noblesse d'au-delà de la Loire, voulut qu'il lui renouvelât son hommage. Il l'envoya prier de venir à Poitiers aux fêtes de Noël. Le comte s'y étant rendu, Alphonse lui déclara ses intentions. Il répondit qu'il était prêt à lui donner cette satisfaction, et que dès le lendemain il lui ferait son hommage. Mais ayant rendu compte à sa femme de ce qu'on lui avait proposé, et de ce qu'il avait promis, elle se moqua de lui, lui disant qu'ayant donné dans un piége qu'il devait avoir prévu, il n'eût pas dû avoir la faiblesse d'engager ainsi sa parole, et lui ajouta qu'il était temps de se déclarer, et de rompre ouvertement avec le comte de Poitiers. Ils concertèrent ensemble la manière de le faire, et voici comme ils s'y prirent.

Le comte de la Marche se révolte contre le comte de Poitiers.

Le comte de la Marche, s'étant fait escorter par un grand nombre de gens armés, vint trouver le prince qui l'attendait à dîner, et lui parla de la manière la plus audacieuse. «Vous m'avez surpris et trompé, lui dit-il, pour m'engager malgré moi à vous faire hommage; mais je vous déclare et je jure que jamais je ne le ferai. Vous êtes un injuste qui avez envahi le comté et le titre de comte sur le comte Richard, fils de la reine mon épouse, tandis qu'il était occupé à combattre dans la Palestine pour la foi, et à tirer de la captivité et de la tyrannie des infidèles la noblesse française qui, sans lui, y serait encore.» Il ajouta plusieurs menaces en se retirant, monta aussitôt sur un cheval qu'on lui tenait tout prêt, et sortit de Poitiers, après avoir mis le feu à la maison où il avait logé. Il traversa avec grand bruit toute la ville, qu'il laissa dans un grand étonnement d'une si prodigieuse audace. Le prince, surpris de cette incartade, n'aurait pas manqué de le faire arrêter, s'il avait eu le temps de se reconnaître; mais le comte avait pris toutes ses sûretés, et fut en un moment hors de la ville, avec sa femme et toute sa famille.

Alphonse ne tarda pas à informer la cour de ce qui s'était passé, et le roi comprit qu'il en fallait venir à la guerre. Le comte de la Marche s'y était bien attendu; il ne pensa plus qu'à mettre ses forteresses en état de défense, et à lever des troupes. Il envoya en Angleterre demander au roi l'exécution de la parole qu'il lui avait donnée de passer incessamment en France. Il lui manda qu'il devait moins se mettre en peine d'amener des troupes, que d'apporter beaucoup d'argent; qu'en arrivant il trouverait une armée prête à lui obéir; qu'il était assuré du comte de Toulouse, du roi d'Aragon, du roi de Navarre, de toute la noblesse de Poitou et de Gascogne, qui n'attendait que son arrivée pour se déclarer contre la France, et pour le remettre en possession des provinces que les rois ses prédécesseurs avaient perdues sous les derniers règnes.

Le roi d'Angleterre, qui attendait avec impatience quelque coup d'éclat de la part du comte, apprit cette nouvelle avec joie. Il promit à l'envoyé tout ce que son maître demandait, et lui dit qu'il assemblerait incessamment son parlement pour se mettre en état de passer la mer aux fêtes de Pâques. En effet, il fit expédier des lettres circulaires à tous ceux qui avaient droit d'y assister, par lesquelles il leur ordonnait de se rendre à Londres, afin de lui donner leurs avis sur des affaires de la dernière importance pour le bien de l'état.

Tandis que les membres du parlement se disposaient à s'assembler à Londres, le comte Richard, frère du roi, arriva de son voyage de la Palestine, où il avait acquis beaucoup plus de gloire que le roi de Navarre et les autres seigneurs français qui s'y étaient trouvés en même temps que lui, et dont plusieurs lui étaient redevables de leur salut et de leur liberté.

Lorsque le roi d'Angleterre eut communiqué son dessein au prince son frère, voyant qu'il avait son approbation, il résolut de surmonter tous les obstacles qu'on pourrait y apporter. Il avait bien prévu que le parlement n'approuverait pas cette guerre: il en fut encore plus convaincu lorsqu'il apprit que la plupart des membres, étant arrivés à Londres, s'étaient mutuellement donné parole, avec serment, de ne consentir à aucune levée d'argent, quelques instances que le roi pût faire. Ils tinrent leur parole; car, sur l'exposition que le roi leur fit de son dessein dans la première assemblée, en leur représentant fortement la gloire et l'avantage que la nation retirerait de cette guerre, où elle réparerait les pertes que la couronne avait faites depuis plusieurs années, ils répondirent tous d'une voix que cette entreprise n'était point de saison, qu'elle ne pouvait réussir sans d'excessives dépenses, que le royaume était épuisé par les levées que le roi avait faites depuis long-temps sur le peuple, et qu'on était dans l'impuissance d'en supporter de nouvelles.

Le roi, voyant cette opposition universelle, n'insista pas davantage pour le moment; il les pria seulement de faire attention à ce qu'il leur avait proposé, de ne pas oublier le zèle qu'ils devaient avoir pour la gloire de la nation, qu'il les rassemblerait le lendemain, et qu'il espérait de les revoir dans de meilleures dispositions. Cependant il vit en particulier chacun des plus accrédités du parlement; il les conjura de ne point s'opposer à un si glorieux dessein, les assurant que plusieurs d'entre eux, quoi qu'ils eussent dit dans l'assemblée, lui avaient promis secrètement de l'aider. Il leur montrait même une liste de leurs noms, et des sommes qu'ils s'étaient engagés de lui fournir. Quoique ce fût un pur artifice de la part du roi, quelques-uns s'y laissèrent surprendre, mais le plus grand nombre s'en tint à la résolution prise le jour précédent. Le parlement s'étant rassemblé, et le roi ayant réitéré ses représentations, plusieurs lui répétèrent ce qu'ils lui avaient déjà dit touchant l'épuisement du royaume, en ajoutant qu'il s'était engagé dans la ligue contre la France sans les consulter, et qu'il pouvait, s'il voulait soutenir cet engagement, le faire à ses frais; qu'il n'était ni de son honneur, ni de sa conscience, de faire la guerre à la France avant la fin de la trève, qui subsistait encore, et que les Français avaient religieusement observée; qu'il avait traité avec des rebelles et des perfides qui le trahiraient lui-même après avoir violé, comme ils avaient déjà fait, les droits les plus sacrés de l'obéissance et de la soumission envers leur souverain; qu'ils n'en voulaient qu'à l'argent de l'Angleterre, comme ils le faisaient assez connaître, en ne demandant rien autre chose, et qu'il n'était nullement à propos de l'employer à un pareil usage; enfin que les rois ses prédécesseurs étaient un exemple pour lui, qu'il ne devait point oublier; que la plupart de leurs expéditions en France avaient échoué; que la noblesse française était invincible dans son pays; que ce que les rois d'Angleterre y avaient acquis par des alliances et des mariages, ils n'avaient non-seulement pu l'augmenter par la guerre, mais qu'ils n'avaient pu le conserver que par la paix.

Ces remontrances mirent Henri dans une colère qu'il ne put contenir. Il répliqua dans des termes pleins d'aigreur et d'amertume, et conclut, en jurant par tous les Saints, qu'il exécuterait son projet, malgré la lâcheté de ceux qui l'abandonnaient, et qu'il passerait la mer avec une flotte aux fêtes de Pâques. Il congédia le parlement, qui néanmoins, avant de se séparer, fit mettre par écrit ce qu'il avait représenté au roi, à quoi on ajouta le dénombrement des sommes qu'il avait levées depuis plusieurs années, dont on n'avait vu aucun emploi.

Sitôt qu'on eut appris à la cour de France la résolution du roi d'Angleterre, Louis convoqua un parlement à Paris, pour demander conseil sur le châtiment que méritait un vassal qui ne voulait point reconnaître son seigneur. Toute l'assemblée répondit d'une voix, que le vassal était déchu de ses fiefs, et que le seigneur devait les confisquer, comme un bien qui lui appartenait. En conséquence le roi fit, de son côté, tous les préparatifs nécessaires: il assembla les troupes des communes et de ses vassaux, et fit faire un très-grand nombre de machines alors en usage pour les siéges. Tout fut prêt pour la fin d'avril, temps marqué pour se réunir en Poitou, où le roi fit la revue de son armée près de Chinon.

Elle se trouva composée de quatre mille chevaliers avec leur suite, ce qui faisait un très-grand nombre d'hommes, et de vingt mille autres soldats très-bien armés. Le roi, profitant du temps et du retardement du roi d'Angleterre, que les vents contraires retenaient à Portsmouth, entra sur les terres du comte de la Marche, où il se vengea des courses que ce comte avait commencé de faire sur les terres de France: il s'empara de plusieurs places ou forteresses, telles que Montreuil en Gastine, la Tour-de-Bergue, Montcontour, Fontenay-le-Comte et Vouvant.

Hugues, trop faible contre un tel ennemi, n'osait tenir la campagne; mais, pour arrêter l'impétuosité française, en attendant le secours d'Angleterre, il jeta ses troupes dans ses places, fit le dégât partout, brûla les fourrages et les vivres, arracha les vignes, boucha les puits, et empoisonna ceux qu'il laissa ouverts. La comtesse Reine, sa femme, cette furie que l'historien de son fils[1] traite d'empoisonneuse et de sorcière, et dont on avait changé le nom d'Isabelle en celui de Jézabel, porta la fureur encore plus loin. Désespérée du malheureux succès d'une guerre dont elle était l'unique cause, elle résolut d'employer plutôt les voies les plus lâches et les plus honteuses, que de voir retomber sur son mari le juste châtiment de l'insolence qu'elle lui avait fait faire. Pour cet effet, elle prépara de ses propres mains un poison dont elle avait le secret, et envova quelques-uns de ses gens aussi scélérats qu'elle pour le répandre sur les viandes du roi. Déjà ces malheureux s'étaient glissés dans les cuisines; mais leurs visages inconnus les firent remarquer: certain air inquiet, embarrassé, acheva de les rendre suspects. On les arrêta; ils avouèrent leur crime: la corde fut la seule punition d'un attentat qui méritait qu'on inventât de nouveaux supplices[2]. On redoubla depuis la garde du roi, et personne d'inconnu ne l'approcha plus sans être auparavant visité.

[Note 1: Matthieu Paris.]

[Note 2: Annales de France.]

Sur ces entrefaites le roi d'Angleterre arriva au port de Royan, avec beaucoup d'argent: ce qui fâchait beaucoup les Anglais, et ce que les Poitevins, gens dont la foi était fort décriée, souhaitaient avec le plus de passion. Henri était accompagné de Richard, son frère, de Simon de Montfort, comte de Leicester, à la tête de trois cents chevaliers, et de plusieurs autres seigneurs anglais, que Henri avait engagés à le suivre par ses caresses et par ses présens. La comtesse de la Marche, sa mère, l'attendait au port, et, selon la chronique de France, lui alla à l'encontre, le baisa moult doucement, et lui dit: Biau cher fils, vous êtes de bonne nature, qui venés secourir votre mère et vos frères, que les fils de Blanche d'Espagne veulent trop malement défouler et tenir sous pieds. Il fut accueilli en Saintonge avec beaucoup de joie, par les seigneurs ligués; et, dès qu'il fut débarqué, il envoya des ambassadeurs au roi, qui faisait le siége de Fontenoi, place alors très-forte. La garnison, commandée par un fils naturel du comte de la Marche, se défendait avec beaucoup de valeur, et le comte de Poitiers venait d'y être blessé. Le roi reçut les ambassadeurs avec bonté, les fit manger à sa table, et ensuite leur donna audience. Ils lui exposèrent le sujet de leur mission, qui se réduisit à dire que le roi leur maître était fort surpris qu'on rompît si hautement la trève faite entre les deux états, et qui ne devait finir que dans deux ans.

Le roi les écouta avec modération, et répondit qu'il n'avait rien plus à coeur que de garder la trève, et même de la prolonger, ou faire la paix à des conditions raisonnables, sans demander aucun dédommagement; que c'était le roi leur maître qui la rompait manifestement, en venant avec une flotte soutenir la rébellion des vassaux de la couronne de France; qu'il n'appartenait pas au roi d'Angleterre de se mêler des différends qu'ils avaient avec leur souverain; que le comte de Toulouse et le comte de la Marche n'étaient en aucune manière compris dans le traité de trève; que c'était leur félonie qui leur avait attiré sa juste indignation et le châtiment qu'il allait leur faire subir, comme à des traîtres et à des parjures. Les ambassadeurs étant retournés vers leur prince, il rejeta toute proposition de paix, animé par les agens du comte et de la comtesse de la Marche, qui l'assurèrent que la guerre lui procurerait bientôt de plus grands avantages que ceux qu'on lui offrait, et que la conduite du roi de France, en cette occasion, n'était qu'un effet de la crainte que la présence de Henri et la puissance de la ligue lui inspiraient. Dans cette persuasion, il envoya sur-le-champ deux chevaliers de l'Hôpital-de-Jérusalem déclarer la guerre au roi.

Le roi d'Angleterre déclare la guerre au roi de France.

Louis, sur cette dernière dénonciation, protesta, en présence de toute sa cour, que c'était avec beaucoup de regret qu'il entrait en guerre avec le roi d'Angleterre, dont il aurait voulu acheter l'amitié aux dépens de ses propres intérêts. On pressa donc plus vivement qu'on n'avait fait jusqu'alors le siége de Fontenoi, et la ville fut prise au bout de quinze jours, au grand étonnement des ennemis, qui regardaient cette place comme imprenable. Le fils du comte de la Marche et toute la garnison furent obligés de se rendre à discrétion. On conseilla au roi de les faire pendre pour donner de la terreur aux rebelles; mais il n'y voulut pas consentir, disant que le fils du comte de la Marche était excusable, n'agissant que par les ordres de son père. Il se contenta de les envoyer dans les prisons de Paris.

La bonté du roi, jointe à la valeur avec laquelle il poussait son entreprise, fit plus d'effet que n'en auraient eu les conseils violens qu'on lui donnait: car, après cette conquête, plusieurs autres forteresses se rendirent à lui sans attendre qu'elles fussent attaquées. Il garda les plus fortes, et fit détruire les autres. Il y en eut quelques-unes qui résistèrent et qui furent forcées; par ce moyen le roi s'ouvrit le chemin jusqu'à la Charente, et s'avança vers Taillebourg, place située sur cette rivière.

Le roi d'Angleterre s'étant mis en marche avec ses troupes, s'était rendu à Saintes, où il avait passé quelques jours pour y grossir son armée des troupes du comte de Toulouse, et des autres seigneurs ligués que le comte de la Marche lui avait fait espérer, et qui ne venaient qu'en petit nombre.

Cependant il sortit de cette ville, et marcha en descendant la Charente, pour en défendre le passage contre l'armée française. Il se campa sous Tonnay-Charente, et ayant appris que le roi prenait la route de Taillebourg, il vint se poster vis-à-vis cette place, qu'il trouva déjà rendue au roi: ce prince s'y était logé avec les principaux seigneurs, et avait fait camper son armée dans la prairie aux environs de la ville.

Bataille de Taillebourg, où le roi est victorieux.

Les deux armées n'étaient séparées que par la rivière, qui en cet endroit est fort profonde, mais peu large. Le roi d'Angleterre avait vingt mille hommes de pied, six cents arbalétriers, et seize cents chevaliers, qui, en comptant leur suite, faisaient un corps très-considérable de cavalerie. Le roi, en commençant la campagne, avait autant d'infanterie, et presque le double de cavalerie, mais il en avait perdu une partie par les siéges et par les maladies que les grandes chaleurs avaient causées.

Son dessein était de passer la Charente, et celui du roi d'Angleterre de l'en empêcher. La profondeur de la rivière était un grand obstacle pour les Français.

Il y avait devant Taillebourg un pont de pierre, mais si étroit qu'il y pouvait à peine passer quatre hommes de front. Henri s'en était emparé, aussi bien que d'un fort qui était de son côté à la tête du pont. Louis cependant pensait à forcer ce passage. Il avait fait préparer sur la rivière quantité de bateaux, pour s'en servir à faire passer le plus qu'il pourrait de ses troupes, dans le même temps qu'il ferait attaquer le pont.

L'ardeur du soldat ne lui permit pas de délibérer plus long-temps, et un mouvement que le roi d'Angleterre fit faire à son armée pour l'éloigner du bord de la rivière, de deux portées d'arc, engagea l'affaire lorsque le roi y pensait le moins.

Quelques officiers de l'armée française prirent ce mouvement pour une retraite. Dans cette pensée, cinq cents hommes, sans en avoir reçu l'ordre, se détachent, et attaquent le pont. L'exemple de ceux-ci en entraîna d'autres, plusieurs se jetèrent dans les bateaux et gagnèrent l'autre bord.

Les Anglais soutinrent vaillamment l'attaque du pont, et on se battit dans ce défilé avec beaucoup de valeur de part et d'autre. Les assaillans n'ayant pu d'abord emporter ce poste, leur ardeur, comme il arrive dans ces attaques brusques, se ralentit par la résistance des ennemis. Le roi, qui était accouru au bruit, les ranima par sa présence, et encore plus par son exemple. Il s'avança le sabre à la main, et, se jetant au plus fort de la mêlée, suivi de plusieurs seigneurs, il poussa les Anglais hors du pont et s'en rendit maître.

Le péril ne fit qu'augmenter par cet avantage: car le roi ayant très-peu de terrein, et ses soldats n'arrivant qu'à la file par le pont, et peu pouvant passer en même temps dans les bateaux, il se trouva exposé à toute l'armée ennemie, avec une fort petite troupe; mais l'ardeur qu'inspire un premier succès suppléant au nombre, on fit reculer les Anglais, on gagna du terrein; la plupart des troupes passèrent, et se rangèrent en bataille à mesure qu'elles arrivaient. Les Anglais auxquels on ne donna pas le temps de revenir de leur première frayeur, reculèrent et ensuite tournèrent le dos: on les poursuivit l'épée dans les reins jusqu'à Saintes où plusieurs Français, emportés par leur ardeur et par la foule, entrèrent mêlés avec eux, et furent faits prisonniers. Cette action se passa la veille de la Magdelaine de l'année 1242.

Après cette déroute, le roi d'Angleterre, qui n'avait que très-peu de troupes réunies, les autres étant dispersées par leur fuite, était au moment d'être enveloppé dans la campagne, et d'être fait prisonnier. Le comte Richard voyant le péril auquel le roi son frère était exposé, trouva le moyen de l'en garantir. Il savait que le roi de France l'estimait, qu'il avait de l'amitié pour lui, et que les grands services qu'il avait rendus dans la Palestine à plusieurs seigneurs français, en les tirant des mains des Infidèles, lui avaient acquis une grande considération à la cour de France. Il quitta son casque et sa cuirasse; il s'avança vers l'armée française, n'ayant qu'une canne à la main, et demanda à parler au comte d'Artois, frère du roi. Le comte s'étant avancé, et l'ayant reçu avec beaucoup de civilité, Richard le pria de le conduire au roi. Ce prince, que la modération n'abandonna jamais, même au sein de la victoire, fit beaucoup de caresses à Richard, et l'assura de la disposition où il était de lui donner toute satisfaction. Richard le supplia de lui accorder une suspension d'armes pour le reste de la journée et jusqu'au lendemain. Le roi, toujours porté à la paix, lui accorda sa demande, et lui dit ces paroles en le congédiant: «Monsieur le comte, la nuit porte avis, donnez-en un salutaire au roi d'Angleterre, et faites en sorte qu'il le suive.» Le roi voulait lui faire entendre qu'il devait conseiller à Henri de faire une bonne paix avec la France, et de se départir de la protection qu'il donnait à des rebelles contre leur souverain. Mais Richard pensa d'abord à mettre la personne du roi son frère en sûreté. Il piqua vers le lieu où il était, et lui ayant appris qu'il avait obtenu une suspension d'armes pour le reste du jour et pour la nuit, il le pressa de partir, et de se retirer dans la ville de Saintes: ce qu'il fit sans tarder, avec ce qu'il avait pu recueillir de ses troupes. Il y trouva le comte de la Marche, qui était aussi affligé que lui de cette malheureuse journée. Il lui parla avec beaucoup d'aigreur, lui fit de grands reproches de l'avoir engagé mal à propos dans cette guerre, sans lui tenir les paroles qu'il lui avait données. Où sont, lui demanda-t-il en colère, le comte de Toulouse, le roi d'Aragon, les rois de Castille et de Navarre, et toutes ces nombreuses troupes qui devaient accabler le roi de France?

Le comte en rejeta toute la faute sur la comtesse reine, sa femme. C'est votre mère, lui répondit-il, dont la rage contre la France, l'ambition insatiable, et le zèle aveugle qu'elle a pour votre agrandissement, ont lié toute cette partie, et lui ont fait regarder comme immanquables des desseins chimériques. J'y perds, et elle aussi, plus que vous.

Cependant le roi, pendant la nuit, fît passer le pont de Taillebourg à toute son armée, et établit son camp au même lieu où le roi d'Angleterre avait eu le sien le jour précédent. Dès le matin il envoya faire un grand fourrage jusque sous les murailles de Saintes, et l'on en ravagea tous les environs.

Le comte de la Marche espérant avoir sa revanche, fit, sans consulter le roi d'Angleterre, une grande sortie sur les fourrageurs qui s'étaient débandés, et les chargea vigoureusement, suivi de ses trois fils et d'un corps considérable de Gascons et d'Anglais, outrés de leurs défaite du jour précédent, et de cette nouvelle hardiesse des Français. Ceux-ci se défendirent avec la même vigueur qu'ils étaient attaqués, et quoiqu'en nombre beaucoup inférieur, ils firent ferme et se battirent en retraite, mais avec grande perte.

Trois cents hommes de la commune de Tournai furent taillés en pièces, et le reste était dans un danger évident d'être enveloppé; car le roi d'Angleterre, dissimulant sagement son ressentiment, envoyait sans cesse de nouvelles troupes au comte de la Marche, et sortit même pour le soutenir. L'officier qui commandait le fourrage des Français, se voyant en cette extrémité, envoya promptement demander du secours au camp. Le comte de Boulogne, dont le quartier était le plus avancé, ayant reçu cet avis, courut aussitôt le porter au roi, et fit en même temps prendre les armes à toutes les troupes. Chacun se rangea sous ses drapeaux, et le roi fit avancer à grands pas les escadrons et les bataillons qui se trouvèrent le plus tôt en état de marcher. Ces premières troupes arrêtèrent la furie de l'ennemi. Le comte de Boulogne tua de sa main le châtelain de Saintes, qui portait la bannière du comte de la Marche, et insensiblement les deux armées s'étant rassemblées, l'action devint générale. Sitôt que les deux rois parurent, on entendit crier: Montjoye! Saint-Denis! de la part des Français; et Réalistes! de celle des Anglais. On combattit de part et d'autre avec un acharnement extraordinaire, et tel qu'on devait l'attendre de deux partis animés, l'un par la victoire du jour précédent, et l'autre par le désir de réparer sa perte. On se battait dans un pays fort peu propre à une bataille, embarrassé de vignobles et plein de défilés, où il était impossible de s'étendre; de sorte que c'était plutôt une infinité de petits combats qui se donnaient, qu'une bataille régulière. La victoire fut long-temps douteuse, par l'opiniâtre résistance des Anglais, parmi lesquels Simon de Montfort, comte de Leicester, se distingua beaucoup. Mais Louis qui se trouvait partout, secondé par la noblesse de France, presque toujours invincible lorsqu'elle est d'intelligence avec son souverain, combattit avec tant de valeur et de conduite, que l'ennemi plia de tous côtés, et fut repoussé jusque sous les murailles de Saintes, où le roi d'Angleterre se sauva, laissant la victoire et le champ de bataille aux Français.

Le nombre des morts n'est pas connu; mais il dut être grand, à en juger par la manière dont les historiens parlent de l'ardeur et de l'opiniâtreté des combattans. Le seigneur Henri de Hastinges, vingt autres seigneurs anglais et une grande partie de l'infanterie ennemie, furent fait prisonniers par les Français. Le seigneur Jean Desbarres avec six chevaliers, et quelques autres, furent pris par les Anglais.

Cette seconde victoire, remportée par le roi en personne, réduisit les ennemis à la dernière extrémité, et força le comte de la Marche à songer à la paix. Il envoya secrètement un de ses confidens à Pierre, comte de Bretagne, l'ancien complice de ses premières révoltes, qui était dans le camp du roi. Il le pria de ménager son accommodement tel qu'il plairait à sa majesté de lui accorder, et lui donna ses pleins pouvoirs à cet effet. Le comte de Bretagne, sans rien demander en particulier, obtint le pardon du comte de la Marche, aux conditions qu'il plut au roi de prescrire. Elles furent fâcheuses; mais en même temps l'effet d'une grande clémence du roi, qui était en pouvoir et en droit de dépouiller ce seigneur rebelle de tous ses états. Ces conditions étaient que toutes les places que le roi avait prises sur le comte et la comtesse de la Marche lui demeureraient et au comte de Poitou à perpétuité; que le roi serait quitte de la somme de cinquante mille livres tournois qu'il leur payait tous les ans; qu'il pourrait faire paix ou trève avec le roi d'Angleterre, comme bon lui semblerait, sans leur consentement, et sans qu'ils y fussent compris; que le comte de la Marche ferait au roi hommage pour le comté d'Angoulême, pour Castres, pour la châtellenie de Jarnac, pour tout ce que le roi lui laissait, et pour tout ce qui en dépendait; qu'il ferait pareillement hommage-lige au comte de Poitiers pour Lusignan, pour le comté de la Marche et toutes leurs dépendances, et cela, contre tous hommes et femmes qui pourraient vivre et mourir[1].

[Note 1: M. Ducange a rapporté cet acte tout au long dans ses
Observations sur l'Histoire de saint Louis, pag. 42.]

Cependant le roi d'Angleterre était demeuré à Saintes, afin d'y délibérer sur le parti qu'il avait à prendre pour le reste de la campagne, lorsqu'il fut instruit par le comte Richard son frère, du traité que le comte de la Marche avait fait. Ce prince en avait appris le détail par un de ces seigneurs français qu'il avait tirés de la captivité des Turcs; lequel, par reconnaissance pour son bienfaiteur, et par une générosité très-mal entendue, crut pouvoir en cette occasion trahir le secret de son souverain. Il fit savoir de plus au comte Richard que le roi, dont l'armée augmentait tous les jours par l'arrivée de quantité de nouvelles troupes de tous les coins du royaume, avait résolu d'investir Saintes incessamment, de la prendre par force ou par famine, et d'obliger le roi d'Angleterre, et tous ceux qui se trouveraient dans la place de se rendre à discrétion. Ce fut le 28 juillet que cet avis fut donné.

Henri eut peine à croire cette nouvelle; mais il reçut un pareil avis presqu'en même temps de la part de Guy et de Geoffroi de Lusignan, deux des fils du comte de la Marche. Ils l'assuraient que, dès la nuit suivante, Saintes serait investie; que même les habitans étaient d'intelligence avec le roi de France, et qu'il n'y avait pas un moment à perdre pour sortir de cette ville. Henri était sur le point de se mettre à table, mais l'affaire était si pressante qu'il monta sur-le-champ à cheval. Il fut suivi de ceux qui étaient les plus prêts à partir. Le reste des seigneurs prit après lui le chemin de Blaye, où il leur fit savoir qu'il se rendrait. Cette route, qui était de treize à quatorze lieues, se fit presque toute d'une traite. L'armée se mit à la débandade sans vivres et sans provisions. Les bagages furent abandonnés et pillés; le roi d'Angleterre y perdit sa chapelle, qui était fort riche, et plusieurs autres meubles précieux, dont les Français profitèrent.

Le roi, averti de la fuite du roi d'Angleterre, se consola de l'avoir manqué, par la reddition de Saintes, où il fut reçu avec une extrême joie du peuple et du clergé. Il en sortit aussitôt pour suivre l'armée anglaise dont plusieurs soldats furent faits prisonniers. Il cessa de la poursuivre, s'étant trouvé incommodé après quelques lieues de chemin; et le roi d'Angleterre, ne se croyant pas encore assez en sûreté à Blaye, gagna Bordeaux, et mit la Garonne entre les Français et lui.

Pour revenir au comte de la Marche, lorsque Pierre de Bretagne alla lui annoncer les conditions auxquelles le roi lui pardonnait, elles lui parurent si dures qu'il en demeura tout consterné, et fut quelque temps sans parler, tant il était pénétré de douleur.

Mais le comte de Bretagne lui fit comprendre qu'il valait mieux conserver une partie de ses états, que de perdre le tout. Il faut observer que, lorsqu'un seigneur vassal faisait la guerre à son souverain, ce qui s'appelait tomber en félonie, le seigneur avait droit de confisquer tous les biens de son vassal; et c'était pour punir le roi d'Angleterre de cette félonie, que Philippe-Auguste s'était mis en possession de la plus grande partie des fiefs que les prédécesseurs de Henri possédaient en France.

Le comte de la Marche prit enfin son parti, et apporta lui-même au roi le traité signé. Il se jeta à ses pieds pour lui demander pardon. La reine, sa femme, dont l'orgueil ne fut jamais plus humilié qu'en cette occasion, parut aussi en posture de suppliante. Le roi fit promettre au comte sur-le-champ, qu'en vertu de son hommage et de sa qualité de vassal, il accompagnerait au plus tôt avec ses troupes, le comte de Bretagne contre le comte de Toulouse qu'on avait pareillement résolu de châtier.

La fuite du roi d'Angleterre causa la ruine de tout son parti en Poitou et en Saintonge. Renaud de Pons employa le crédit de tous les amis qu'il avait à la cour pour faire sa paix: il l'obtint avec beaucoup de peine, en se livrant lui-même et sa ville de Pons à la miséricorde du roi. Guillaume, l'archevêque, seigneur de Partenay, en fit autant. Le vicomte de Thouars, et tous les autres, rachetèrent de même leur ruine prochaine par une entière soumission. Les autres places qui appartenaient au roi d'Angleterre en ces quartiers-là, ouvrirent leurs portes, et se rendirent au roi sans résistance, excepté Montauban et quelques châteaux des environs qui furent assiégés et pris.

On n'était encore qu'au mois d'août, et la consternation était si grande parmi les Anglais, que Henri appréhenda pour la Gascogne. Il fut informé que Louis était sur le point de marcher vers cette province; et de plus, quoiqu'on ne fît pas alors sur mer des armemens pareils à ceux qu'on a vus depuis, cependant les armateurs des deux nations se faisaient une cruelle guerre, où les Anglais avaient du dessous pour l'ordinaire. Tant de mauvais succès obligèrent le roi d'Angleterre à demander la paix. Le roi, tout porté qu'il était à la douceur, ne voulut rien décider sans l'avis de son conseil. Les conjonctures étaient des plus favorables pour chasser de France les Anglais; mais on était à la fin de la campagne. Les chaleurs excessives avaient causé tant de maladies et de morts dans l'armée, qu'elle en était fort affaiblie: le roi lui-même ne se portait pas bien; et ce fut principalement cette dernière raison qui obligea le conseil de ce prince à écouter les propositions du roi d'Angleterre, auquel on accorda, non pas la paix, mais une trève de cinq ans.

Rien ne pouvait arriver de plus heureux pour les seigneurs de la suite de Henri: tous étaient réduits à la dernière misère. Ils quittèrent l'armée sans congé pour regagner leur pays; mais n'osant s'embarquer en Gascogne, parce que l'ancien comte de Bretagne, feignant d'ignorer la trève, infestait la Manche, ils demandèrent la permission de passer par la France. Le roi leur fit donner tous les passeports nécessaires. C'est une sorte de grâce, disait-il, que je ne refuserai jamais à mes ennemis. Ils traversèrent donc tout le royaume pour se rendre à Calais, et en furent quittes pour des railleries qu'il leur fallut essuyer.

Quelques courtisans voulurent aussi mêler Henri dans leurs plaisanteries; mais Louis leur imposa silence d'un ton très-sérieux. Quand ce ne serait pas, leur dit-il, fournir au roi mon frère un prétexte de me haïr, sa dignité mérite bien qu'on en parle avec respect; il faut espérer que les aumônes et les bonnes oeuvres qu'on lui voit faire, le tireront du mauvais pas où les méchans l'ont jeté par leurs conseils imprudens. Sentimens vraiment dignes d'un héros qui trouve toujours des motifs de faire grâce à un ennemi malheureux; sentimens aussi dans un coeur tel que celui de saint Louis, conformes aux préceptes de l'Evangile qui nous ordonne de pardonner à nos ennemis. Le saint monarque fit plus encore, il usa des plus rudes menaces pour obliger le comte de Bretagne à laisser la mer libre. Le roi d'Angleterre en profita pour se retirer dans son royaume, où les réflexions qu'il fit sur sa malheureuse expédition lui ôtèrent le désir de revenir désormais soutenir en France les rebelles à leur souverain.

Ainsi finit l'année 1242 qui termina, à la gloire de saint Louis, une guerre dangereuse qui paraissait devoir ruiner la France: guerre civile allumée par des vassaux également redoutables par leurs qualités personnelles, par leurs alliances, par l'étendue, les richesses et la puissance de leurs domaines; guerre étrangère projetée par les rois de Navarre, de Castille et d'Aragon; conseillée par un grand empereur, entreprise et soutenue par un monarque puissant en hommes et en richesses. Louis, presque seul, trouva dans sa prudence et son courage les moyens de résister à tant d'ennemis réunis; et, seul contre tous, les réduisit à recourir à sa clémence et à ses bontés. Les rois de Navarre, de Castille et d'Aragon, n'osèrent se joindre au roi d'Angleterre qui, vaincu deux fois, fut forcé de rentrer dans son île, et d'y paraître dans l'état le plus déplorable; enfin les vassaux rebelles à la France, humiliés et domptés, contraints de rentrer dans leur devoir, sans pouvoir en sortir.

Quand on réfléchit que Louis n'avait que vingt huit ans lorsqu'il exécuta de si grandes choses, et que son caractère était encore fort au-dessus de sa fortune, on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'un tel prince, par ses grandes qualités et ses vertus, était né pour commander à l'univers, et pour en faire le bonheur.

Louis, après avoir pourvu à la tranquillité des pays qu'il venait de soumettre, revint à Paris, et fut reçu des habitans avec ces transports de joie qu'ils ont coutume de faire éclater lorsqu'ils revoient leur prince couvert de gloire, surtout lorsqu'il les a eux-mêmes préservés des malheurs de la guerre.

Leur joie augmenta encore par la naissance d'un prince auquel la reine Marguerite donna naissance dans le même temps. Il fut tenu sur les fonts par l'abbé de Saint-Denis, baptisé par l'évêque de Paris, et nommé Louis comme son père et son aïeul.

Après avoir dompté les Anglais et les rebelles, le roi avait encore à soumettre le comte de Toulouse. Il avait été un des principaux et des plus ardens chefs de la ligue. Il y avait fait entrer Roger, comte de Foix; Amauri, vicomte de Narbonne; Pons de Olargues, et quantité d'autres des plus puissans seigneurs du pays; mais en trahissant son souverain, il était lui-même trahi par ses vassaux qui le haïssaient, et qui avaient moins dessein de le soutenir, que de l'engager à se perdre lui-même, en prenant le parti du roi d'Angleterre. En effet, Guillaume Arnaud, de l'ordre de Saint-Dominique, inquisiteur de la foi, et Etienne, de l'ordre de Saint-François, son collègue, ayant été assassinés par les Albigeois, dans le palais même du comte de Toulouse, à Avignon, et sans qu'il en eût fait faire les moindres perquisitions, le comte de Foix et les autres vassaux du comte prirent cette occasion pour dégager leur parole, protestant qu'ils ne reprendraient jamais les armes en faveur d'un fauteur d'hérétiques, et d'un persécuteur déclaré des catholiques. C'était cette conduite qui avait empêché le comte de Toulouse, abandonné par ses vassaux, de venir joindre, avec ses troupes, le comte de la Marche et le roi d'Angleterre; de sorte que jamais diversion ne fut plus favorable au roi, et c'est ce qui lui facilita beaucoup ses victoires. Le comte de Foix en profita pour secouer la domination du comte de Toulouse, et pour rendre son comté un fief relevant immédiatement de la couronne de France. Le comte de Toulouse, dans cet embarras, ne pensa plus qu'à faire sa paix avec le roi. Tandis que l'évêque de Toulouse agissait pour lui à la cour de France, il écrivait au roi pour lui demander pardon de sa révolte, et le laissa maître des conditions qu'il voudrait lui imposer. Louis lui pardonna, et lui accorda la paix, conformément à ce qui avait été convenu à l'ancien traité de Paris. Le comte, pour sûreté de sa parole, livra encore quelques forteresses au roi; il renonça à tout commerce avec les hérétiques, et fit punir de mort ceux qui avaient assassiné les inquisiteurs; et, pour marquer au roi la sincérité de son retour à l'obéissance qu'il devait à son souverain, il lui remit entre les mains les lettres de l'empereur Frédéric II, par lesquelles ce prince l'exhortait à continuer dans sa révolte.

Il serait difficile de pénétrer les motifs de cette conduite étrange du monarque allemand. Louis, malgré les grands avantages qu'on lui offre, refuse constamment de prendre les armes contre Frédéric. Frédéric, sans autre espérance que d'exciter des troubles, soulève contre lui une partie de son royaume. Que de générosité d'un côté, que de duplicité de l'autre! Telle est la supériorité de la véritable vertu!

Au mois d'avril 1243, la trève faite entre la France et l'Angleterre l'année précédente, après les batailles de Taillebourg et de Saintes, fut confirmée à Bordeaux et entièrement exécutée. Jusque-là, en considérant la manière dont on s'était comporté de part et d'autre, depuis que les armées eurent quitté la campagne, il semble qu'on n'avait fait qu'un simple projet de traité: par celui de Bordeaux le roi demeura en possession de toutes ses conquêtes. Henri lui rendit les places qu'il avait prises depuis la dernière campagne, et s'obligea de lui payer cinq mille livres sterlings en cinq années.

Le fruit des victoires de Louis et de cette trève, en même temps si glorieuse et si avantageuse, fut la tranquillité de la France, qui ne s'était depuis long-temps trouvée jouir d'une si profonde paix. C'est ce qui donna lieu à ce prince de penser plus que jamais à procurer celle de l'Eglise.

Il y avait dix-huit mois que le Saint-Siége était vacant par le décès de Célestin IV: les cardinaux en rejetaient la faute sur Frédéric, et Frédéric sur les cardinaux. Ceux-ci ce plaignaient surtout que l'empereur retenait encore dans ses prisons ceux de leurs collègues qu'il avait pris sur la mer, lorsqu'ils allaient au concile convoqué par Grégoire IX, et protestaient qu'ils n'éliraient point de pape que les cardinaux prisonniers ne fussent remis en liberté, afin de procéder ensemble à la nouvelle élection. L'empereur se relâcha sur ce point et délivra les cardinaux; mais voyant qu'il ne pouvaient encore s'accorder, que leurs divers intérêts les tenaient partagés, et qu'une affaire de cette importance n'était pas plus avancée qu'auparavant, il eut recours aux moyens les plus violens pour les contraindre à la finir: car il fit investir Rome par son armée, et ravager toutes les terres des cardinaux.

Le roi, animé d'un zèle sans doute beaucoup plus pur et moins violent, écrivit en même temps aux cardinaux une lettre fort vive sur le même sujet, dans laquelle il leur reprochait leur partialité, et leur insensibilité pour le bien général de l'Eglise, leur promettant néanmoins sa protection contre Frédéric, dont nous ne craignons, disait-il, ni la haine, ni les artifices, et dont nous blâmons la conduite, parce qu'il semble qu'il voudrait être en même temps empereur et pape.

Les cardinaux, pressés et sollicités ainsi de toutes parts, s'assemblèrent à Anagnie, et élurent enfin, le jour de Saint-Jean-Baptiste, le cardinal Sinibalde, Génois de la maison de Fiesque, qui prit le nom d'Innocent IV. C'était un homme de mérite, d'un grand sens, fort habile, et aimé de l'empereur, qui, connaissant la fermeté de Sinibalde, dit à un de ses confidens lorsqu'il apprit la nouvelle de cette élection: Le cardinal était mon bon ami, mais le pape sera pour moi un dangereux ennemi. L'empereur avait raison; car les intérêts d'un cardinal sont bien differens de ceux d'un pape, qui se regarde comme le premier monarque de la chrétienté.

Cependant Frédéric témoigna beaucoup de joie en public, de l'élection de Sinibalde: il lui envoya une solennelle ambassade, dont était chef le fameux Pierre Desvignes, chancelier de l'empire, celui qui nous a conservé quantité de lettres sur les différends de l'empereur avec les papes.

Les ambassadeurs présentèrent à Innocent une lettre de ce prince, par laquelle il lui faisait offre de ses services et de toute sa puissance pour le bien de l'Eglise, en ajoutant toutefois à la fin du compliment, sauf les droits et l'honneur de l'empire et des royaumes que nous possédons: paroles dont la signification était bien différente à la cour de l'empereur et à celle des papes, et qui faisaient entre eux toute la difficulté des accommodemens.

Le pape répondit à l'empereur qu'il le verrait avec joie rentrer dans la communion des fidèles, et qu'il le recevrait à bras ouverts, pourvu qu'il satisfît l'Eglise sur les points pour lesquels Grégoire, son prédécesseur, l'avait excommunié; que lui, de son côté, était prêt à le satisfaire sur ses plaintes; qu'en cas qu'il pût prouver que le Saint-Siége lui eût fait quelque tort, il était dans la résolution de les réparer; qu'il s'en rapporterait volontiers au jugement des rois et des évêques, dans un concile qu'il offrait de convoquer à ce sujet. Il lui fit demander aussi, avant toutes choses, par ses envoyés, la délivrance des autres personnes qui avaient été prises sur la mer avec les cardinaux qu'on avait déjà relâchés.

La négociation n'eut aucun succès, non plus que les sollicitations du roi qui avait cette paix fort à coeur. Frédéric recommença à mettre en usage les voies de fait. Il fit garder tous les passages des Alpes. Il mit en mer quantité d'armateurs pour empêcher que le pape pût avoir communication avec les autres princes; et quelques pères cordeliers ayant été pris et trouvés saisis de lettres du pape pour diverses cours de l'Europe, Frédéric les fit pendre.

Pendant que cette rupture jetait de nouveau l'Italie dans la consternation, la France était dans la joie par la naissance d'un successeur à la couronne. C'était le troisième enfant que la reine avait mis au monde: les deux autres étaient deux filles qui furent nommées, l'une Blanche, et l'autre Isabelle. On donna au prince nouveau-né le nom de Louis.

Le roi, qui désirait, autant qu'il lui était possible, de maintenir la tranquillité dans son royaume, et s'assurer de la fidélité de ses sujets, fit cette année une chose qu'aucun de ses prédécesseurs n'avait osé entreprendre; elle était contre un usage pratiqué de temps immémorial, dont la suppression devait faire de la peine à beaucoup de seigneurs; mais, d'ailleurs, elle était d'une très-grande importance pour empêcher toutes les intrigues secrètes que les esprits factieux tâchaient toujours d'entretenir avec les ennemis de l'état.

Plusieurs seigneurs et gentilshommes français, et principalement les Normands, avaient des fiefs en Angleterre. La coutume était que, quand il y avait guerre entre les deux nations, ceux qui, en vertu de ces fiefs qu'ils possédaient dans l'un et dans l'autre royaume, étaient vassaux des deux rois, se déclarassent pour le parti de celui dont ils tenaient le plus considérable de leurs fiefs, étant par là censés être ses sujets naturels, tant que la guerre durait. Alors le prince contre lequel ils servaient, saisissait les autres fiefs du seigneur, qui se trouvaient dans son royaume, sous la condition de les restituer après la guerre finie. Cette coutume ne s'observait pas seulement entre les rois de France et d'Angleterre, on en usait de même toutes les fois que l'empire était en guerre avec la France.

Le roi prit donc la résolution d'abolir cet usage à l'égard de l'Angleterre; et, dans une assemblée qu'il fit de ces seigneurs qui avaient des fiefs dans les deux royaumes, il leur déclara qu'il leur laissait la liberté entière de le choisir lui, ou le roi d'Angleterre, pour leur seul et unique seigneur; mais qu'il voulait qu'ils se déterminassent pour l'un ou pour l'autre, alléguant à propos ce passage de l'Evangile, que personne ne peut servir deux maîtres en même temps. Quelque intérêt qu'eussent ces seigneurs à ne pas subir cette nouvelle loi qui les privait, ou des biens qu'ils possédaient en Angleterre, ou de ceux qu'ils possédaient en France, ils s'y soumirent néanmoins, les uns par complaisance pour le roi, les autres parce qu'ils voyaient que leur résistance serait inutile. Quelques-uns passèrent au service d'Angleterre; la plupart s'attachèrent à celui de France; et le roi dédommagea ceux-ci de ce qu'ils perdaient, en leur donnant les terres de ceux qui le quittaient, ou d'autres récompenses. A cette nouvelle, le roi d'Angleterre, qui avait le talent de faire toujours mal ce qu'il aurait pu bien faire, se livra à toute l'impétuosité de son génie; et, sans garder aucune mesure, ni proposer aucune option, comme avait fait le roi de France, il confisqua les terres que les seigneurs français, et principalement les Normands, possédaient dans ses états. Ceux-ci en furent tellement irrités, qu'ils firent tous leurs efforts pour engager le roi à déclarer la guerre à Henri; mais il les adoucit par ses promesses et ses libéralités.

Tandis que Louis prenait les mesures les plus efficaces pour maintenir la tranquillité dans le royaume, l'Italie se trouvait livrée plus que jamais aux horreurs de la guerre civile, dont le pape rejetait toujours la faute sur l'empereur, et l'empereur sur le pape.

L'empereur écrivait aux princes de l'Europe qu'il était disposé à s'en rapporter aux rois de France et d'Angleterre pour ses intérêts les plus essentiels; et le pape protestait au contraire qu'il ne demandait que l'exécution des paroles que l'empereur lui avait fait porter pour la paix, et que ce prince ne cherchait par ses feintes et ses artifices qu'à en imposer à toute l'Europe, et à réduire l'Eglise et le Saint-Siége en servitude. Il fulmina de nouveau l'excommunication contre lui. Il la fit publier partout, et même à Paris, dans les églises.

Ce fut à cette occasion qu'un curé de cette capitale fit une action aussi hardie qu'elle était peu convenable. Il monta en chaire et parla de cette sorte à ses auditeurs: «Vous saurez, mes frères, que j'ai reçu ordre de publier l'excommunication fulminée par le pape contre Frédéric, empereur, et de le faire au son des cloches, tous les cierges de mon église étant allumés. J'en ignore la cause, et je sais seulement qu'il y a entre ces deux puissances de grands différends, et une haine irréconciliable. Je sais aussi qu'un des deux a tort, mais j'ignore qui l'a des deux. C'est pourquoi, de toute ma puissance j'excommunie et je déclare excommunié celui qui fait injure à l'autre, et j'absous celui qui souffre l'injustice d'où naissent tant de maux dans la chrétienté.» Ce discours fit rire non-seulement dans l'auditoire et dans Paris, mais encore dans tous les pays étrangers. L'empereur, qui l'apprit des premiers, en fit faire au curé des complimens qu'il accompagna de présens considérables. Le pape ne goûta point la plaisanterie, et le curé, quelque temps après, fut mis en pénitence.

Cependant, l'empereur poussa si vivement le pape, qu'il fut obligé de s'enfuir d'Italie, et de venir chercher un asile en-deçà des Alpes. Il se sauva d'abord au travers de bien des dangers à Gênes, sa patrie; mais ne se croyant pas encore en sûreté, il en partit sans trop savoir quel lieu il choisirait pour sa retraite. Son dessein était de venir en France; mais il n'était pas sûr qu'on voulût l'y recevoir, et son incertitude n'était point sans fondement.

Soit qu'il eût déjà fait sonder le roi sur ce sujet, soit que les seigneurs de France ne fussent pas dans une disposition favorable pour lui, il ne s'adressa pas directement à ce prince, mais il prit une autre voie. Il savait que le roi avait une extrême considération pour l'ordre de Cîteaux, et qu'il devait honorer de sa présence le chapitre général qui devait s'y tenir au mois de septembre. Il engagea l'abbé et tout l'Ordre, à demander au roi son agrément pour sa retraite dans le royaume.

Le roi se rendit effectivement à Cîteaux avec la reine sa mère, les comtes d'Artois et de Poitiers, et quelques autres des principaux seigneurs de France. Comme c'était la première fois qu'il venait à cette célèbre abbaye, on l'y reçut avec les honneurs et les cérémonies dues à la majesté et à la vertu d'un si grand prince. L'abbé de Cîteaux, les abbés de l'Ordre et les religieux, au nombre de cinq cents, vinrent au-devant de lui. Le roi descendit de cheval, et reçut leurs complimens avec la plus grande bonté.

Ce prince entra dans le chapitre; et s'y étant assis accompagné des seigneurs et de la reine sa mère, à qui, par respect pour elle, il fit prendre la première place, l'abbé de Cîteaux, à la tête de ce grand cortége d'abbés et de religieux, vint se jeter à ses pieds. Le roi, les voyant tous à genoux, se mit à genoux lui-même, les fit relever, et leur demanda ce qu'ils souhaitaient de lui. L'abbé fit un discours fort pathétique pour supplier Sa Majesté de prendre en main la cause du chef de l'Eglise, persécuté par l'empereur, et finit en le conjurant, les larmes aux yeux, de vouloir bien lui donner un asile dans son royaume. Les autres abbés et les religieux accompagnèrent le discours de l'abbé de leurs gémissemens et de leurs larmes, et firent connaître au roi que c'était une grâce que l'Ordre en général, pour lequel il avait tant de bontés, lui demandait.

Le roi leur répondit qu'il était très-édifié de l'attachement qu'ils faisaient paraître pour le père commun des Fidèles, qu'ils ne pouvaient pas douter que lui-même n'en eût aussi beaucoup, et qu'il ne fût très-sensible aux maux que souffrait le pape; qu'il aurait égard à leur demande; qu'il était disposé à soutenir les intérêts de l'Eglise et à la mettre à couvert de toutes sortes d'injures; qu'il prendrait la protection du pape autant que son devoir et son honneur l'exigeaient de lui; mais qu'il ne pouvait point recevoir le pape en France, qu'il n'eût consulté auparavant les seigneurs qui l'accompagnaient, et il ajouta qu'il ne tiendrait pas à lui que tout l'Ordre ne fût satisfait.

Mais les principaux seigneurs, consultés quelque temps après, ne furent pas d'avis que le pape vînt faire sa demeure en France. La jalousie qu'ils avaient conçue contre la puissance des ecclésiastiques dans le royaume, avec lesquels ils contestaient sans cesse sur les bornes de leur juridiction, leur fit appréhender la présence du pape, en qui cette puissance réside avec plus de plénitude. On le fit prier, comme il s'avançait vers Lyon, de ne pas passer outre. Le roi d'Angleterre et le roi d'Aragon lui refusèrent pareillement l'entrée de leurs états: de sorte qu'il fut obligé de demeurer à Lyon, qui n'était pas encore alors réuni au royaume de France. Cette ville relevait de l'empire, de manière néanmoins que l'archevêque en était le seigneur, et que les empereurs, depuis long-temps, n'y avaient aucune autorité.

Le souverain pontife ressentit vivement ce refus; et lorsque le docteur Martin, envoyé du roi d'Angleterre, lui rapporta sa réponse, on dit que, dans sa colère, il laissa échapper ces paroles inconsidérées qui choquèrent extrêmement les souverains: Il faut, dit-il, venir à bout de l'empereur, ou nous accommoder avec lui, et quand nous aurons écrasé ou adouci ce grand dragon, nous foulerons aux pieds sans crainte tous ces petits serpens. Dès lors il résolut de faire son séjour à Lyon, et d'y assembler un concile pour y citer Frédéric, et l'y déposer, s'il refusait de s'accommoder avec le Saint-Siége.

Mais, sur ces entrefaites, il survint un accident qui jeta toute la France dans la plus extrême consternation. Le roi fut attaqué à Pontoise (Joinville dit à Paris) d'une dyssenterie cruelle, jointe à une fièvre ardente, qui fit en peu de jours désespérer de sa vie. Il se condamna lui-même; et, après avoir donné quelques ordres sur des affaires importantes, il ne pensa plus qu'à paraître au jugement de Dieu, et sans attendre qu'on l'avertît de son devoir, il demanda et reçut avec les plus grands sentimens de piété les sacremens de l'Eglise.

C'est en ces tristes occasions que paraissent l'estime et l'amour que les peuples ont pour leur souverain, et jamais on n'en vit de plus sensibles et de plus sincères marques qu'en celle-ci. L'affliction était générale par toute la France. La noblesse, les ecclésiastiques, le peuple, prenaient également part à ce malheur public. Les églises ne désemplissaient point; on faisait partout des prières et des processions; on venait en foule de toutes les provinces, chacun voulant s'instruire par soi-même de l'état où ce prince se trouvait. Il tomba dans une si profonde léthargie, qu'on fut en doute s'il était mort: de sorte qu'une dame de la cour, qui l'avait toujours soigné pendant sa maladie, voulut lui couvrir le visage; mais une autre s'y opposa, soutenant qu'il n'était pas encore mort: il fut un jour dans cet état, et le bruit de sa mort se répandit par toute l'Europe. La reine-mère ordonna qu'on exposât la châsse de Saint-Denis; elle fit apporter le morceau de la vraie croix et les autres reliques qu'on avait eues de l'empereur Baudouin, et les fit mettre sur le lit du malade, en faisant hautement à Dieu cette fervente prière: Seigneur, glorifiez, non pas nous, mais votre saint nom; sauvez aujourd'hui le royaume de France que vous avez toujours protégé. Le roi revint à l'instant de son assoupissement, ce qui fut regardé de tout le monde comme un effet miraculeux opéré par ces sacrés monumens de la passion du Sauveur du monde. Les premières paroles que ce prince proféra dans ce moment, furent pour demander à Guillaume d'Auvergne, évêque de Paris, homme célèbre par ses écrits et par la sainteté de sa vie, la croix, pour faire voeu, en la prenant, d'aller au secours des Chrétiens de la Terre-Sainte, avec résolution d'employer ses armes et la vie qui lui avait été rendue, à les délivrer de la tyrannie des infidèles. Ce fut en vain que le sage prélat lui représenta les suites d'un si grand engagement: il insista d'un air si touchant et si impérieux tout ensemble, que Guillaume lui donna cette croix si désirée. Il la reçut avec un profond respect, la baisa, et assura qu'il était guéri. En effet, son mal diminua considérablement. Dès que sa santé fut affermie, il vint à Paris goûter le plus grand plaisir qui puisse toucher un bon roi: il connut qu'il était tendrement aimé. L'empressement tumultueux du peuple, les transports inouïs d'allégresse, et la joie répandue sur tous les visages lui firent mieux sentir la place qu'il occupait dans tous les coeurs, que n'eussent pu faire des arcs de triomphe, des fêtes ou des harangues étudiées. Aussi s'appliqua-t-il plus que jamais au bonheur de ce même peuple, aux prières duquel il ne doutait pas qu'il eût été rendu.

Le voeu que le roi venait de faire diminua de beaucoup la joie que le retour de sa santé avait donné à toute la cour. La reine-mère qui prévoyait qu'il accomplirait infailliblement cette promesse, en parut presque aussi consternée qu'elle l'avait été du danger extrême où elle l'avait vu quelques momens auparant. Le roi, après deux mois de convalescence, se trouva parfaitement rétabli: il n'exécuta pas néanmoins sitôt son dessein. Les préparatifs pour une expédition si importante, et d'autres affaires, lui firent différer le voyage pendant deux ans et demi; et, en attendant, il demanda au pape des missionnaires pour prêcher la croisade dans le royaume, et s'appliqua, durant cet intervalle, à mettre la France en état de se passer de sa présence.

Cependant toute l'Europe était attentive à ce qui se passait au concile convoqué à Lyon par le pape Innocent IV. Il avait commencé à la fin du mois de juin de l'année 1245[1].

[Note 1: Ce fut à ce concile que le pape donna le chapeau rouge aux cardinaux.]

Le but de ce concile n'était pas seulement de terminer les différends de l'empereur Frédéric avec le Saint-Siége, et de rendre la paix à l'Eglise, mais encore d'unir tous les princes chrétiens entre eux pour la défense de la religion contre les Infidèles. L'engagement que le roi avait déjà pris par son voeu était un grand exemple, et l'on peut même assurer que, sans lui, tous les efforts et toutes les bonnes intentions du pape auraient eu peu d'effet.

La première de ces deux importantes affaires fut celle qui occupa d'abord le concile; il ne s'agissait pas moins que de la déposition de l'empereur. Je n'entrerai point dans le détail de tout ce qui s'y passa: cela m'éloignerait trop de mon sujet. Je dirai seulement qu'après plusieurs sessions on alla aux suffrages, et la condamnation ainsi que la déposition de l'empereur furent résolues. Ensuite le pape prononça le jugement par lequel il déclara Frédéric déchu de l'empire et de ses états, défendant à tous les fidèles de le reconnaître désormais pour empereur ni pour roi; il dispensait tous ses sujets du serment de fidelité qu'ils lui avaient fait, et ordonnait aux électeurs de l'empire de procéder à l'élection d'un nouvel empereur.

Frédéric était à Turin lorsqu'il apprit cette nouvelle. On peut s'imaginer les mouvemens qu'elle produisit dans le coeur d'un prince aussi violent que lui. S'étant un peu calmé, il se fit apporter la couronne impériale; et, la mettant sur sa tête, il dit: La voilà cette couronne qu'on veut m'enlever, et il y aura bien du sang répandu avant quelle m'échappe.

Cette menace n'eut que trop d'effet; mais, pour prévenir l'impression que pourrait faire dans l'Europe la publication de ce jugement du pape, Frédéric écrivit une lettre circulaire à tous les princes, pour leur faire comprendre les conséquences de cette entreprise; qu'il s'agissait dans cette affaire, non pas de son intérêt particulier, mais de celui des rois, qui devaient tout appréhender d'un homme qui traitait si outrageusement le premier des souverains.

Outre cette lettre circulaire, Frédéric en écrivit une particulière au roi de France, où, répétant les principales choses qui regardaient l'intérêt commun que tous les souverains avaient de ne pas souffrir que les papes osassent attaquer ainsi les têtes couronnées; il lui faisait remarquer que, quoique par l'usage le couronnement des empereurs appartînt au pape, il ne leur donnait nul droit sur leurs couronnes et sur leur puissance temporelle, et qu'en vertu de cette cérémonie il ne pouvait pas plus les en dépouiller qu'un évêque particulier du royaume ne pouvait détrôner le roi qu'il aurait couronné. Ensuite il lui représentait la nullité des procédures qu'on avait faites contre lui, le priant de se souvenir de l'étroite alliance qu'il y avait depuis si long-temps entre les empereurs de sa maison et les rois de France. On voit encore une lettre de Frédéric sur le même sujet, qui fut apportée par Pierre Desvignes, son chancelier, à saint Louis, où l'empereur le faisait juge, avec les pairs laïques et la noblesse de France, de la justice de sa cause.

On ne sait point en détail ce que le roi répondit à ces lettres; mais on sait seulement, par le témoignage d'un auteur contemporain[1], qu'il était fort mécontent de la conduite du pape en cette occasion; et, comme il désapprouvait aussi beaucoup certains emportemens de Frédéric, il ne prit alors aucun parti dans cette affaire, et résolut de garder la neutralité. Il eut cependant au mois de novembre de cette année une conférence avec le pape, dans l'abbaye de Cluny, sur les moyens de rétablir la paix dans l'Eglise. La reine-mère fut seule admise à cette conférence, et le secret qu'on affecta de garder sur ce qui y avait été traité donna lieu à bien des conjectures. Ce qu'on sait seulement par une lettre de Frédéric au roi d'Angleterre, c'est que le pape ne put être fléchi par les prières du roi, et qu'il ne voulut entendre parler d'aucun accommodement, à moins que Frédéric ne se soumît absolument, et sans restriction, à ce qu'il plairait au pape de déterminer touchant les villes de Lombardie qui s'étaient depuis longtemps révoltées contre l'empereur.

[Note 1: Chronicon Abbatiae Senonensis in Vosago, lib. 4.]

Louis, de retour à Paris, et toujours occupé de la pensée de la croisade, fit, à cette occasion, un trait de plaisanterie à ses courtisans qui en engagea quelques-uns à se croiser, autant par respect humain, que par dévotion.

C'était la coutume que le roi, aux fêtes de Noël, fît présent aux seigneurs qui étaient à sa cour, de certaines capes, ou casaques, dont ils se revêtaient sur-le-champ: c'est ce qui, dans les anciens comtes de la maison du roi, est appelé du nom de livrée, parce que le roi donnait ou livrait lui-même ces habits aux seigneurs. Il en avait fait faire un plus grand nombre, et d'étoffes plus précieuses qu'à l'ordinaire. La veille de Noël, qu'il avait destinée à cette distribution, il fit savoir qu'il irait à la messe de grand matin.

Les seigneurs se rendirent de bonne heure dans sa chambre, où l'on avait affecté d'avoir peu de lumière. Le roi leur distribua ces capes; et, après qu'ils les eurent prises, ils le suivirent à la messe. Quand il fut jour, ou bien à la clarté des cierges de l'Eglise, chacun remarqua à l'endroit de la cape qui répondait à l'épaule de ceux qui étaient devant lui, des croix en belle broderie d'or, et s'aperçurent qu'ils en avaient autant sur la leur. Ils comprirent la pensée du roi, et en rirent avec lui au sortir de la messe; mais il n'y eut pas moyen de s'en défendre.

Au commencement de cette année, le roi fit épouser à Charles de France, son frère, Béatrix, quatrième fille du comte de Provence, soeur de la reine de France, de la reine d'Angleterre et de l'épouse de Richard, frère du roi d'Angleterre. Le comte de Provence étant mort dans les derniers jours de l'année précédente, le roi fit marcher des troupes du côté de la Provence pour s'en saisir comme d'un bien appartenant à la reine sa femme, fille aînée du comte, et par conséquent son héritière. Charles fut reconnu comte de Provence, et mis en possession de toutes les places. Par ce mariage, la Provence qui avait été usurpée sur la France, après la mort de Louis-le-Bègue, et en avait toujours été séparée depuis, rentra dans la maison royale de France, plus de trois cents ans après cette séparation.

Le roi, dans la même année y fit chevalier, à Melun, le nouveau comte de Provence, et l'investit des comtés d'Anjou et du Maine, lui assigna sur son épargne une pension considérable, et le rendit un prince très-puissant.

Ces differens soins, et le gouvernement de l'état, n'empêchèrent pas Louis de se préparer au voyage d'outre-mer, quelques efforts que la reine sa mère pût faire pour l'en détourner. Elle ne cessait de lui répéter qu'un voeu, fait dans l'extrémité où sa maladie l'avait réduit, c'est-à-dire dans un moment où la tête n'est pas bien libre, n'était en aucune façon capable de le lier; que le seul intérêt du royaume, sans autre dispense, suffisait pour l'en dégager; que tout demandait sa présence, tant au dedans qu'au dehors; l'infidélité des Poitevins qui n'obéissaient qu'avec regret; les mouvemens du Languedoc qui n'étaient qu'assoupis; l'animosité de l'Angleterre; l'irréconciliable inimitié du pape et de l'empereur, qui mettait l'Allemagne et l'Italie en combustion; l'intérêt de ses peuples qui ne devaient pas lui être moins chers que les chrétiens de l'Orient; sa tendresse pour sa famille, que son absence exposait peut être, par la suite, à toutes sortes de malheurs; enfin les larmes d'une mère qui n'avait plus guère à vivre, et qui regardait cette séparation comme devant être à son égard sans retour. Blanche n'était pas seule de son opinion: la plupart des seigneurs pensaient comme elle. Ils vinrent avec elle trouver le roi, et lui firent les remontrances les plus vives sur le danger d'une pareille émigration. Ils lui représentèrent les difficultés extrêmes que l'on trouverait à y réussir; l'éloignement des lieux où l'on allait porter la guerre; le péril du transport des troupes au-delà des mers, ou de leur marche au travers des pays habités par des peuples barbares, ennemis ou suspects; le mauvais succès de tant de semblables entreprises, où les plus belles et les plus nombreuses armées avaient péri, partie par le fer, partie par la famine ou par les maladies.

La reine avait attiré l'évêque de Paris dans son sentiment; et, comme c'était lui qui avait donné la croix au roi dans sa maladie, il vint le trouver avec la reine. Ce sage prélat employa en vain tout ce que la raison a de plus convaincant, et l'éloquence de plus séduisant. Louis parut touché, mais il ne fut point ébranlé. «Eh bien! dit-il, la voilà, cette croix que j'ai prise dans une circonstance où, selon vous, je n'avais pas une entière liberté d'esprit. Je vous la remets; mais en même temps, si vous êtes mes amis, et si j'ai quelque pouvoir sur vous, ne me refusez pas la grâce que je vous demande: c'est de recevoir le voeu que je fais de nouveau d'aller combattre les infidèles. Pouvez-vous douter que je n'aie actuellement toute la connaissance requise pour contracter un engagement? Rendez-moi donc cette sainte croix; il y va de ma vie. Je vous déclare que je ne prendrai aucune nourriture que je ne me revoie possesseur de cette précieuse marque de la milice du Seigneur.» Personne n'osa répliquer. Chacun se retira en versant des larmes, et l'on ne pensa plus qu'à seconder les soins que le monarque prenait de hâter l'exécution d'un dessein qui paraissait venir de Dieu.

Pour augmenter le trésor que le roi avait amassé dans cette vue, on imposa une taxe sur tout le clergé, tant séculier que régulier: elle était de la dîme de leur revenu, ce qui causa de grands murmures dans ce corps, qui avait jusque-là fort applaudi à la croisade, mais dont le zèle n'allait pas toujours jusqu'au parfait désintéressement[1]. Ils étaient encore fort choqués de ce que cette levée se faisait par les commissaires du pape, qui imposaient en même temps une autre taxe pour avoir de quoi se maintenir contre l'empereur. Mais le roi, sur les remontrances qu'on lui fit, empêcha cette seconde levée, ne voulant pas, disait-il, qu'on appauvrît les églises de son royaume, pour faire la guerre à des chrétiens: c'est-à-dire à l'empereur. En vain Innocent lui envoya plusieurs légats pour le supplier de lui permettre au moins de faire un emprunt sur les évêques; il fut inflexible, et le bien de ses sujets l'emporta dans son coeur sur le respect qu'il eut toute sa vie pour le premier pontife de la religion.

[Note 1: Daniel, tom. III, édition de 1722, p. 145.]

Cependant Louis ayant formé le dessein de débarquer au royaume de Chypre, où Henri, de la maison de Lusignan, régnait alors, fit faire, avec l'agrément de ce prince, de prodigieux magasins dans cette île, et fréter partout des vaisseaux qui devaient se rendre à Aiguemortes, sur la Méditerranée, où l'embarquement de l'armée française devait avoir lieu. L'empereur Frédéric le seconda généreusement, ayant donné ordre dans tous ses ports de fournir aux munitionnaires de France des blés, des vivres, des vaisseaux, et toutes les choses dont ils auraient besoin.

Comme le roi d'Angleterre était l'unique voisin que le roi eût à craindre pour son royaume, durant son absence, et que la trève faite avec lui, après la journée de Taillebourg, était sur le point de finir, un de ses principaux soins fut d'en assurer la prolongation. Après plusieurs négociations la trève fut faite, et le pape s'en rendit le garant.

Le roi menait avec lui le comte de la Marche et le comte Pierre de Bretagne, les deux plus grands brouillons de son état; mais le comte de Toulouse, auquel il ne se fiait guère davantage, n'avait point encore pris, du moins de concert avec lui, la même résolution. Il fallut l'engager à accomplir son voeu dans une occasion si favorable, qu'il ne pouvait pas refuser avec honneur sans indisposer son souverain contre lui. Il promit au roi de le suivre, et ce prince lui prêta de l'argent pour faire ses préparatifs: néanmoins, n'ayant pu les achever lorsque le roi partit, le comte retarda son voyage jusqu'à l'année suivante.

En tout cela le roi agissait en prince sage, mais il paraissait encore dans toute sa conduite autant de piété que de prudence. Lorsqu'il fut proche de son départ, il se fit une loi qu'il garda toute sa vie, de ne plus se vêtir d'écarlate ni d'aucune autre étoffe précieuse. Il ne portait plus d'éperons dorés; il affectait une extrême simplicité jusque dans ses armes, dans les harnais des chevaux qu'il montait, faisant donner exactement aux pauvres ce qu'il épargnait par cette pieuse modestie. On remarquait dans tout son extérieur un air de pénitence et d'humilité qui marquait parfaitement que le désir de la gloire n'avait aucune part dans l'expédition qu'il méditait.

Il juge un grand différend entre les comtés de Flandre et de Hainaut.

Cependant, avant de partir, il termina un différend qui faisait alors beaucoup de bruit en Flandre, et qui aurait pu causer une guerre entre ses vassaux.

Jeanne, comtesse de Flandre, était morte sans laisser d'enfans, ni de Ferrand de Portugal, son premier mari, ni de Thomas de Savoie, son second; celui-ci n'avait remporté de cette alliance d'autre avantage que le titre de comte et une pension de 6,000 livres.

Marguerite, soeur de la comtesse, lui succéda, paya le rachat de la pension, fit son hommage au roi de France, et se soumit au traité fait au commencement du règne de Louis, pour la liberté de Ferrand. Elle eut des enfans de deux maris, dont le premier vécut même long-temps après le second: c'est ce qui donna naissance à cette fameuse querelle dont il est ici question. Voici comme elle est rapportée dans les chroniques de Flandre[1]:

[Note 1: Chron. Flam., p. 26.]

«Baudouin 1er, empereur de Constantinople, père des deux princesses, Jeanne et Marguerite de Flandre, les avait mises sous la tutelle de Philippe, comte de Namur, son frère; celui-ci les remit entre les mains de Philippe-Auguste, roi de France, qui lui-même les rendit aux Flamands. Jeanne, avec l'agrément du monarque, épousa Ferrand de Portugal. Marguerite, trop jeune encore, fut confiée à la garde de Bouchard d'Avesnes. C'était un seigneur bien fait, de beaucoup de mérite, à qui l'on ne pouvait reprocher autre chose que de s'être chargé d'un grand nombre de bénéfices qui l'obligèrent même d'entrer dans les ordres sacrés.

«Embarrassé de la multitude de ceux qui prétendaient à l'alliance de sa pupille, il consulta Mathilde, veuve de Philippe d'Alsace, oncle de la jeune princesse; il en était fort estimé: elle lur fit entendre qu'il pouvait les accorder en se mettant lui-même sur les rangs. Il n'en fallut pas davantage pour lui faire oublier ce qu'il était. Il demande Marguerite; il l'obtient sans aucune contradiction, et l'épouse clandestinement selon quelques auteurs, et publiquement selon quelques autres.

«La réflexion suit de près la faute: elle lui rappelle son sous-diaconat. Il part pour Rome, et court aux pieds du pape demander dispense et pardon. On veut bien lui faire grâce, à condition qu'il ira passer un an dans la Terre-Sainte; qu'il remettra la princesse entre les mains de ses parens, et qu'il leur fera satisfaction d'un tel outrage. Il promit tout, et peut être de bonne foi; mais un regard de Marguerite, et le tendre accueil qu'elle lui fit à son retour, firent évanouir ses belles résolutions: il proteste qu'il préférerait la mort au malheur d'être séparé d'elle. Aussitôt il se vit frappé de tous les foudres ecclésiastiques, qui n'empêchèrent pas néanmoins qu'il ne naquit trois enfans de ce mariage, illégitime. Cependant cette passion si tendre, qui avait résisté à toute la sévérité des lois, ne put tenir contre le temps, et s'éteignit tout-à-coup. Les deux époux se séparèrent, et Marguerite, devenue libre, accepta la main de Guillaume de Dampierre, fils de Guy, sire de Bourbon, dont elle eut cinq enfans. Alors la tendresse de Bouchard se ralluma plus vive que jamais. Il écrivit à la princesse, lui fit mille reproches; mais il n'en tira d'autre réponse, sinon qu'il pouvait aller gagner les distributions de ses chanoines; que pour elle il ne lui paraissait pas qu'il manquât rien à son bonheur.

«La mort de ce second mari mit toute la Flandre en combustion. Les d'Avesnes, enfans de Bouchard, et les Dampierre, nés de Guillaume, prétendirent, au préjudice les uns des autres, posséder les comtés de Flandre et de Hainaut, qui regardaient l'aîné des fils de Marguerite, après la mort de cette princesse. On courut aux armes: on ne voyait partout que ravages et désolation. On convint enfin de part et d'autre de s'en rapporter au jugement du roi de France et du légat Odon; les princes intéressés, la comtesse leur mère, les seigneurs de toutes les villes des deux comtés, s'obligèrent par serment d'acquiescer entièrement à la décision du monarque.»

Louis, tout mûrement considéré, et la bonne foi de la mère, et le bien de la paix préférable à tout intérêt particulier, adjugea la Flandre à l'aîné des Dampierre, et le Hainaut au premier des d'Avesnes. Tout le monde applaudit à la sagesse du juge, et la tranquillité fut rétablie en Flandre, du moins pour quelques années.

Cependant le roi continuait ses préparatifs pour l'accomplissement de la croisade. Dès le mois d'août de l'année précédente, le pape, à sa prière, avait envoyé en France, en qualité de légat, le cardinal Eudes de Château-Roux, évêque de Toulouse, pour prêcher la croisade. Il était Français de nation, et avait été chancelier de l'Eglise de Paris. Peu de temps après son arrivée, au commencement d'octobre, le roi tint à Paris un parlement, c'est-à-dire, une grande assemblée d'évêques, d'abbés, de seigneurs et de la principale noblesse de France, où le légat commença à faire les fonctions de sa mission.

Comme il fut parfaitement secondé de l'autorité, de l'exemple et des discours du roi, son zèle eut tout le succès qu'il pouvait désirer; chacun s'enrôla à l'envi pour le secours de la Terre-Sainte, et l'on vit renaître dans le coeur des Français l'ancienne ardeur de ces expéditions d'outre-mer, si coûteuses dans leurs préparatifs, toujours si malheureuses dans l'exécution. Les plus illustres d'entre ceux qui prirent la croix, à l'exemple du monarque, furent les trois princes ses frères, Robert, Alphonse et Charles; Pierre, comte de Bretagne, et Jean son fils; Hugues, duc de Bourgogne; Guillaume de Dampierre, comte de Flandre; le vaillant comte de Saint-Pol, et Gaucher de Châtillon, son neveu; Hugues de Lusignan, comte de la Marche, et Hugues le Brun, son fils aîné; les comtes de Dreux, de Bar, de Soissons, de Réthel, de Montfort et de Vendôme; le sire Imbert de Beaujeu, connétable; Jean de Beaumont, grand chambellan; Philippe de Courtenay, Archambaud de Bourbon, Raoul de Courcy, Jean Desbarres, Gaubert d'Apremont et ses frères, Gilles de Mailly, Robert de Béthune, Hugues de Noailles, et Jean, sire de Joinville, dont l'histoire qu'il nous a donnée de cette croisade est d'un style si naïf qu'elle porte le sceau de la sincérité et de la vérité. On nomme, parmi les prélats qui se croisèrent, Juhel de Mayenne, archevêque de Reims; Guillaume Berruyer, archevêque de Bourges; Robert de Cressonsac, évêque de Beauvais; Garnier, évêque de Laon; Guillaume de Bussy, évêque d'Orléans; Hugues de la Tour, évêque de Clermont, et Guy du Châtel ou de Châtillon, évêque de Soissons. Car on était persuadé, par l'usage de deux siècles, que, quoique l'Eglise défendît aux prêtres d'aller à la guerre, il en fallait excepter les expéditions contre les infidèles, parce que c'était courir au martyre.

On peut juger de l'effet que produisit sur la simple noblesse et sur le peuple l'exemple des princes, des premiers seigneurs de l'état, et des évêques. Partout où la croisade fut prêchée, on vint en foule prendre la croix, et le roi eut de quoi choisir parmi tous ceux qui se présentèrent, pour former une nombreuse et florissante armée.

Cette croisade produisait réellement de très-bons effets: ceux qui s'y enrôlaient satisfaisaient aux devoirs de chrétien, dont les moins scrupuleux et les moins exacts s'acquittaient d'ordinaire fidèlement. Les périls extrêmes qu'ils allaient courir, la résolution ou ils étaient de prodiguer leur vie et d'acquérir la couronne du martyre en combattant contre les infidèles, faisaient qu'ils se préparaient à ce voyage comme à la mort, ils mettaient ordre à leurs affaires domestiques, et plusieurs faisaient leur testament; ils se réconciliaient avec leurs ennemis, mais surtout ils avaient grand soin de restituer le bien mal acquis, et d'examiner s'ils n'avaient rien à se reprocher en cette matière. Le sire de Joinville raconte de lui-même ce qu'il fit avant de partir, en ces termes:

«Je fus toute la semaine à faire fêtes et banquets avec mon frère de Vauquelour et tous les riches hommes du pays qui là étoient, et disoient après que avions bu et mangé chansons les uns après les autres, et demenoient grande joie chacun de sa part, et quand ce vint le vendredi, je leur dis: Seigneurs, saichés que je m'en vais outre-mer, je ne sçai si je reviendrai jamais ou non; pourtant, s'il y a nul à qui j'aye jamais fait aucun tort, et qu'il veuille se plaindre de moi, se tire avant, car je le veux amander, ainsi que j'ai coutume de faire à ceux qui se plaignent de moi ne de mes gens, et ainsi le feys par commun dit des gens du pays et de ma terre. Et afin que je n'eusse point de support, leur conseil tenant, je me tirai à quartier, et en voulus croire tout ce qu'ils en rapporteroient sans contredict; et le faisoye, parce que je ne vouloye emporter un seul denier à tort. Et pour faire mon cas, je engaigé à mes amis grande quantité de ma terre, tant qu'il ne me demoura point plus haut de douze cents livres de terre de rente: car madame ma mère vivoit encore qui tenoit la plupart de mes choses en douaire.»

Le religieux monarque donnait lui-même l'exemple de ces oeuvres de piété, moins pour se conformer à la coutume usitée dans ces sortes d'occasions, que par la disposition de son coeur à la plus exacte justice. Son principal soin fut de découvrir et de réparer les désordres commis par ses officiers. Il envoya des commissaires dans toutes les provinces pour s'informer s'il n'y avait rien de mal acquis dans ses domaines. On ne voit pas même qu'il s'en soit fié à ces premiers envoyés: il fit partir secrètement de saints ecclésiastiques et de bons religieux, pour aller faire les mêmes informations, afin de voir par leur rapport si ceux qu'il croyait gens de bien n'étaient pas eux-mêmes corrompus. Il y eut très-peu de plaintes, et, dans ce petit nombre, celles qui se trouvèrent fondées, obtinrent les satisfactions convenables.

Le roi, tout occupé qu'il était des préparatifs de son voyage, ne voyait qu'avec une extrême douleur les maux de l'Eglise se perpétuer par la guerre cruelle que le pape et l'empereur se faisaient l'un à l'autre, et qui produisirent même des deux côtés, des conjurations contre leurs propres personnes.

Henri, landgrave de Thuringe, après la déposition de Frédéric, avait été élu empereur en sa place par les archevêques de Cologne et de Mayence, et par quelques autres princes de l'empire. Depuis son élection, Henri avait remporté une victoire sur Conrad, fils de Frédéric, auquel, par cette circonstance, le pape était devenu plus redoutable qu'auparavant. Frédéric espéra que Louis, dans la conjoncture du grand service qu'il allait rendre à la religion, pourrait, par de nouvelles instances, gagner quelque chose sur l'esprit du souverain pontife. Il écrivit au roi pour lui demander de nouveau sa médiation. Il lui donna plein pouvoir d'offrir en son nom au pape toutes sortes de soumissions, et d'aller consacrer le reste de ses jours au service de Dieu dans la Palestine, à condition seulement que le pape lui donnât l'absolution, et qu'il fît empereur, à sa place, son fils Conrad.

Ces offres avaient de quoi toucher, ou du moins éblouir le pape, mais il ne craignait guère moins le fils que le père; et, dans une entrevue qu'il eut avec le roi, à Cluny, il lui répondit que c'était là un des artifices ordinaires de Frédéric, auquel il était bien résolu de ne pas se laisser surprendre; que les parjures de ce prince devaient lui avoir ôté toute créance, qu'au reste il s'agissait de la cause de l'Eglise, dans laquelle rien n'ébranlerait jamais sa fermeté.

Le roi lui répliqua que, quelque grandes que fussent les fautes que Frédéric avait commises contre l'Eglise, on ne devait point lui ôter toute espérance de pardon; que Jésus-Christ, dont les papes étaient les vicaires sur la terre, avait ordonné de pardonner autant de fois que le pécheur se reconnaîtrait; que la réconciliation de ce prince était de la dernière importance pour le bien de l'Eglise, et en particulier pour la guerre sainte; que Frédéric était le maître de la Méditerranée, et qu'il était en état de beaucoup contribuer au succès de cette entreprise, ou de beaucoup y nuire. Ecoutez mes prières, lui dit le saint roi, celles de tant de milliers de pélerins qui attendent un passage favorable, celles enfin de toute l'Eglise qui vous demande par ma voix de ne pas rejeter des soumissions que Dieu ne rejette peut-être pas. Tout ce qu'il put dire fut inutile. Le pape fut inflexible; il ne voulut rien écouter, et le roi sortit de cette conférence avec quelque indignation.

On ne saurait trop admirer, dans ces occurrences, la sagesse du roi. Il était assez puissant pour faire pencher la balance en faveur de celui dont il voudrait prendre le parti; mais il voulut la laisser dans l'équilibre, par la crainte qu'il eut que la justice ne fût pas du côté de celui qu'il soutiendrait. Il ne faut pas douter que ses lumières et sa prudence ne lui eussent fait connaître que le pape et Frédéric avaient tort chacun de leur part, et qu'ils poussaient leurs prétentions au-delà des véritables bornes de la justice. C'est pourquoi il attendit avec résignation ce que la Providence en devait ordonner.

Après trois années de préparatifs, tous les vaisseaux destinés pour le voyage de la Terre-Sainte étant assemblés à Aiguemortes, où les croisés se rendaient de toutes parts, le roi, qui était alors âgé de trente-trois ans, se mit en état de partir. Il manda à Paris ses barons, leur fit faire hommage et serment de fidélité, et obligea ceux qui demeuraient en France de jurer qu'ils ne feraient rien contre son service, pendant son voyage, et garderaient fidélité et loyauté aux deux princes ses enfans, Louis et Philippe, qu'il laissait en France.

Il se rendit ensuite à Saint-Denis pour y prendre, selon la coutume, l'oriflamme, qui était l'étendard royal, le bourdon, et les autres marques de pélerin de la Terre-Sainte. Il les reçut par les mains d'Odon, cardinal-légat, qui devait l'accompagner pendant tout le voyage, et se mit en marche au mois de juin, le vendredi d'après la Pentecôte de l'année 1248. De là, conduit par le clergé, la cour et la ville, il alla monter à cheval à l'abbaye de Saint-Antoine, et prit le chemin de Corbeil, où les deux reines devaient se rendre le lendemain.

Etant arrivé à Corbeil, il y déclara régente la reine sa mère. La sagesse de cette princesse, ses lumières, sa prudence, une expérience de vingt-deux années dans le gouvernement, tout contribuait à persuader au roi qu'il ne pouvait mettre l'état en de meilleures mains. Il lui fit expédier des lettres-patentes par lesquelles il lui donnait le pouvoir de se former un conseil, d'y admettre ou d'en exclure ceux qu'elle jugerait à propos, d'établir et de révoquer les baillis, les châtelains, les forestiers par tout le royaume, de conférer les charges et les bénéfices vacans, de recevoir, en vertu de la régale, les sermens de fidélité des évêques et des abbés, en un mot tout l'exercice de l'autorité royale.

Quoique Alphonse, comte de Poitiers, frère du roi, eût pris la croix avec les autres princes et seigneurs, il jugea à propos qu'il différât d'un an son voyage, pour aider la reine-mère de ses conseils et de son autorité dans les commencemens de sa régence. La jeune reine Marguerite, oubliant la délicatesse de son sexe, voulut absolument suivre le roi son mari. La comtesse d'Anjou imita son exemple. La comtesse d'Artois prit la même résolution; mais, étant enceinte, et se trouvant trop proche de son terme, on ne voulut pas lui permettre de s'embarquer en cet état. Elle retourna à Paris, et ne fit son voyage que l'année suivante, avec le comte de Poitiers.

Le roi continua sa route, par la Bourgogne, jusqu'à Cluny, où il eut encore diverses conférences avec le pape, principalement sur l'accommodement de Frédéric avec le Saint-Siége; mais elles furent aussi inutiles que les précédentes, nonobstant la mort de Henri, landgrave de Hesse, qui fut une fâcheuse circonstance pour le pape. Il fit élire à sa place roi des Romains, Guillaume, comte de Hollande, qu'il opposa de nouveau à Frédéric. Il donna sa parole au roi d'employer toute son autorité pontificale pour empêcher que personne, et en particulier le roi d'Angleterre, ne fît aucune entreprise contre la France.

Le roi ayant reçu la bénédiction du pape, continua son voyage. Il fit forcer en chemin faisant la Roche-de-Gluy, qui était un château dont le seigneur, nommé Roger de Clorége[1], faisait de grandes vexations aux passagers et aux pélerins de la Terre-Sainte, volait et pillait tous les marchands qui passaient sur ses terres. Le roi en fit une sévère justice: une partie du château fut rasée, et le tyran forcé de restituer ce qu'il avait pris.

[Note 1: Guillaume de Nangis, p. 246.]

Le roi part pour la Terre-Sainte.

Le roi étant arrivé à Aiguemortes, où tout était prêt, il s'embarqua le vingt-cinq d'août, et après avoir attendu deux jours à l'ancre un vent favorable, il fit voile avec une très-belle armée et une flotte parfaitement bien équipée.

Le trajet fut de trois semaines, et le roi arriva heureusement en Chypre vers le vingt de septembre, au port de Limesson, sur la côte orientale de l'île, où Henri de Lusignan, roi de Chypre, le reçut à la tête de la noblesse de son royaume. Ce prince avait aussi pris la croix, et il avait promis au roi de le suivre dans son expédition, dès qu'on aurait résolu de quel côté on porterait la guerre. Il conduisit le roi à Nicosie, capitale de son royaume, et le logea dans son palais. Toute l'armée mit pied à terre les jours suivans, et se reposa des fatigues de la mer. Les provisions de bouche s'y trouvèrent en abondance: on ne se lassait point, dit Joinville[1], de voir et d'admirer les magasins que les pourvoyeurs français avaient faits: c'étaient, d'un côté, des milliers de tonneaux de vin posés les uns sur les autres avec tant d'ordre, qu'on eût pu les prendre pour de grandes maisons artistement étagées; de l'autre, des amas prodigieux de blés qui formaient, au milieu des champs, comme autant de grosses montagnes couvertes d'une herbe verte, parce que les pluies en avaient fait germer la superficie, ce qui les conserva toujours beaux et frais jusqu'à ce qu'on voulût les transporter à la suite des troupes. Mais, quoiqu'on n'eût rien à souffrir de la disette, le changement d'air, les mauvaises eaux, la bonne chère peut-être, et la débauche, causèrent une espèce de peste qui emporta beaucoup de monde. Les comtes de Dreux, de Montfort et de Vendôme, Archambaud de Bourbon, Robert, évêque de Beauvais, Guillaume Desbarres, et près de deux cent cinquante chevaliers, en moururent. Le saint roi ne s'épargnait pas dans cette désolation publique: il allait lui-même visiter les malades, les consoler sans craindre de gagner leur mal; il donnait de l'argent aux uns, des médicamens aux autres; il les exhortait tous à profiter de leur état en l'offrant à Dieu, qui, content de leur bonne volonté, les voulait couronner avant même qu'ils eussent combattu.

[Note 1: Guillaume de Nangis, page 25.]

C'était contre son inclination que le roi avait pris le parti de passer l'hiver en Chypre. Quoique la moitié des croisés ne fût pas encore arrivée, si n'eussent été ses parens et ses proches, dit Joinville, il fût hardiment parti seul et avec peu de compagnie. Mais il sut utilement employer ce délai qui coûtait tant à son coeur. Les fonds de la plupart des croisés se trouvaient considérablement diminués par ce long séjour que personne n'avait pu prévoir; il profita de la circonstance pour se les attacher. Joinville n'avait plus que douze vingts livres tournois d'or: cependant il fallait faire subsister ses dix chevaliers; plusieurs menaçaient de le quitter. Lors, dit-il, je fus un peu ébahi en mon courage, mais toujours avois fiance en Dieu. Quand le bon roi sçut ma destinée, il m'envoya quérir, me retint à lui, et me donna huit cents tournois[1]. Guillaume de Dampierre, Gaucher de Châtillon, Raoul de Coucy, et beaucoup d'autres seigneurs, se voyaient dans le même embarras que le sire de Joinville: le généreux monarque s'obligea pour eux à des marchands italiens, parmi lesquels on compte des Spinola et des Doria, noms qui sont devenus depuis si célèbres.

[Note 1: Il faut observer que tous les seigneurs qui s'étaient croisés, et qui avaient suivi le roi, ne recevaient aucune paye: ils vivaient à leurs dépens, et entretenaient leurs chevaliers.]

Le mélange des Latins avec les Grecs avait fait naître de grands différends entre les insulaires. Les Grecs, par les soins du roi, revinrent de leur schisme, abjurèrent les erreurs qu'ils y avaient ajoutées, et leur archevêque y fut rétabli.

La division régnait entre la noblesse et leur archevêque; il eut aussi le bonheur de les réconcilier: mais, ce qui était encore plus important, il fit la paix entre les Templiers et les Hospitaliers, en leur faisant comprendre qu'en vain ils s'étaient dévoués au service de Dieu, si par leurs inimitiés, conduites par leur intérêt particulier, ils effaçaient les belles actions qu'ils avaient faites contre les ennemis de la foi.

Aithon, roi d'Arménie, Bohémond V, prince d'Antioche et de Tripoli, se faisaient une guerre cruelle pour des intérêts fort embrouillés; Louis leur représenta si vivement les suites funestes de leurs divisions, qu'il les engagea enfin à conclure une trève. Ce Aithon, dit Joinville, étoit homme de grande renommée, et y eut beaucoup de gens qui passèrent en Arménie pour aller en sa bataille gagner et profiter, desquels puis n'en ouït-on nouvelles.

La piété du roi, et la sagesse qui paraissait dans toutes les actions de sa vie, le rendaient puissant sur les esprits et sur les coeurs. On ne pouvait le voir prier Dieu d'une manière si persuadée, qu'on ne se sentît touché, et plusieurs Sarrasins, esclaves dans l'île de Chypre, après l'avoir vu, demandèrent le baptême, et voulurent être de la religion d'un prince qui était l'exemple de toutes les vertus.

On ne voyait parmi les croisés que d'éternelles querelles qu'il n'était pas aisé d'accommoder; le monarque, obligé à beaucoup d'égards, agissait en ces occasions, moins par autorité que par douceur et par insinuation. Tous les grands seigneurs, fiers de leur naissance, et qui la plupart faisaient le voyage à leurs dépens, n'obéissaient qu'à demi: les traiter avec hauteur c'eût été les rebuter; il fallait de grands ménagemens, et Louis possédait admirablement cet art précieux. Sans oublier qu'il était leur maître, il leur faisait sentir qu'il était leur ami: chacun croyait suivre son inclination, et ne suivait réellement que son devoir. Jamais il n'employa l'autorité, et toujours il trouva le moyen d'obtenir ce qu'il voulait.

Ce fut encore à sa sollicitation que les Génois et les Pisans, acharnés depuis long-temps les uns contre les autres, sacrifièrent enfin leurs intérêts à celui de la religion, et signèrent une suspension d'armes.

Telles étaient les occupations du saint monarque lorsqu'il reçut une ambassade de la part d'un prince tartare, nommé Ercalthai, qui se disait converti à la foi chrétienne, et faisait paraître le zèle le plus sincère pour son avancement. Le chef de cette députation était un certain David que des religieux de la suite de saint Louis reconnurent pour l'avoir vu en Tartarie, où le pape les avait envoyés quelques années auparavant. Il remit au roi une lettre pleine de traits de dévotion, où cependant l'affectation se remarquait encore plus que le style du pays, et l'assura que le grand kan s'était fait baptiser depuis trois ans; que les chrétiens n'avaient pas un plus zélé protecteur; et qu'il était prêt à favoriser de tout son pouvoir l'expédition des Français.

On croit aisément ce qu'on souhaite; Louis, charmé de ces prétendues conversions, qui pouvaient être si utiles à la religion, fit tout l'accueil possible aux ambassadeurs, les traita magnifiquement, les mena au service de l'église pendant les fêtes de Noël, les renvoya comblés de ses bienfaits, et les fit accompagner de quelques religieux chargés de présens pour leur maître. C'était entre autres choses, dit Joinville, une tente faite à la guise d'une chapelle, qui étoit moult riche et bien faite, car elle étoit de bonne écarlate fine, sur laquelle il fit entailler, et par image, l'Annonciation de la Vierge et tous les autres points de la foi. Mais en vain nos ambassadeurs, Jacobins et Mineurs, cherchèrent le prétendu Ercalthai; ils ne purent en avoir aucune nouvelle. La conversion du grand kan se trouva de même être imaginaire: loin de protéger les chrétiens, il se préparait à leur faire une guerre cruelle. Ce qu'on peut conjecturer de tout ceci, c'est que le prince Ercalthai pouvait être quelque petit seigneur tartare peu connu, et chrétien, tel qu'il y en avait dans ce pays-là. De là cette maxime énoncée dans sa lettre, «que Dieu veut que tous ceux qui adorent la croix, Latins, Grecs, Arméniens, Nestoriens, vivent en paix ensemble, sans aucun égard à la diversité des sentimens.» Peut-être aussi cette fourberie était-elle l'ouvrage des moines de ces contrées, gens corrompus pour la plupart, et qui ne cherchaient qu'à tirer quelque chose de la libéralité du roi, que son zèle pour la religion exposait plus qu'un autre à ces sortes de surprises.

Tel était l'état de la Palestine lorsque le roi prit les armes pour la secourir. Les chrétiens originaires de l'Europe y possédaient quatre principautés, savoir: celle d'Acre, ou Ptolémaïs, dans laquelle les Vénitiens, les Génois et les Pisans, avaient chacun un quartier qui leur appartenait; celle de Tripoli; celle de Tyr et celle d'Antioche; sans parler de quelques autres seigneuries, mouvantes pour la plupart de ces quatre principales: mais elles se trouvaient investies et resserrées de tous côtés par les Mahométans, dont le plus puissant était Malech-Sala, soudan d'Egypte.

Le roi, pour commencer la guerre, avait deux partis à prendre: c'était de la porter en Palestine ou dans l'Egypte. Les efforts de la plupart des croisades avaient été en Palestine; mais le succès que Jean de Brienne, roi de Jérusalem, avait eu quelques années auparavant en Egypte, où la prise de Damiette avait jeté les Sarrasins dans la dernière consternation, détermina le roi à tourner ses armes de ce côté-là. Les suites funestes de l'expédition de Jean de Brienne ne l'étonnèrent point: comme Louis en connaissait les causes, il espérait éviter les embarras où Jean de Brienne était tombé malgré lui, et qui l'avaient obligé de rendre Damiette aux infidèles. Ce fut donc dans les états de Malech-Sala, appelé dans nos histoires, tantôt soudan de Babylone, tantôt soudan d'Egypte, que le roi se décida à porter la guerre.

Quoique le bruit fût assez constant que le dessein du roi était d'aller en Egypte, néanmoins son séjour en Chypre tenait en échec les princes d'Orient, jusque-là que le soudan de Babylone se flatta pendant quelque temps que l'armement était en effet destiné contre la Palestine, et même que le roi, dans l'impatience de se mettre au plus tôt en possession de Jérusalem, se joindrait à lui contre les soudans avec lesquels il était en guerre, et surtout contre celui d'Alep.

Le soudan de Babylone assiégeait alors Ernesse, ville du domaine de celui d'Alep, qui, ayant trouvé le moyen de le faire empoisonner, le força de retourner en Egypte, où il ne fit plus que languir. Cependant le calife de Bagdad agit si prudemment auprès d'eux par ses envoyés, qu'il leur fit conclure une suspension d'armes, afin d'être en état de repousser l'armée chrétienne, qui était sur le point de les attaquer.

Cependant le roi se disposait sérieusement à partir: la perte qu'il avait faite de beaucoup de gens de sa brave noblesse et de soldats, par les maladies, était en plus grande partie réparée par l'arrivée d'un grand nombre de croisés qui n'avaient pu partir de France avec la grande flotte. Un renfort considérable fut amené par Guillaume de Salisbery, surnommé Longue-Epée, qui arriva en Chypre avec deux cents chevaliers anglais. Le roi leur fit le plus gracieux accueil; il recommanda surtout aux Français d'user à l'égard du comte et de ses chevaliers de beaucoup de politesse et de complaisance, et il conjura les uns et les autres de suspendre, du moins pendant la guerre sainte, l'antipathie des deux nations, et de penser qu'ils combattaient sous les enseignes de Jésus-Christ, leur unique chef.

La saison s'avançait, et tout se préparait au départ. Dès l'arrivée du monarque en Chypre, il s'était tenu un conseil de guerre, dans lequel les avis avaient été fort partagés sur les projets de la campagne. Les uns voulaient qu'on allât droit à Ptolémaïs, ou Saint-Jean-d'Acre, persuadés qu'on reprendrait aisément le royaume de Jérusalem, dont toutes les places étaient démantelées. Le principal but des croisés, disaient-ils, était de recouvrer la sainte cité, et Louis acquérait une gloire immortelle s'il pouvait rétablir le culte du vrai Dieu dans ces mêmes lieux où le salut du monde avait été opéré.

Ainsi pensaient les Templiers et les Hospitaliers, soit que ce parti leur parût véritablement le meilleur, soit qu'il fût plus conforme à leurs intérêts particuliers.

Les autres, au contraire, ayant le roi de Chypre à leur tête, prétendaient que la conquête du royaume de Jérusalem, à la vérité facile, ne pouvait pas se soutenir contre la puissance du soudan d'Egypte; qu'avant que toutes les places en fussent rétablies, la plupart des croisés seraient retournés en France; qu'il fallait aller à la racine du mal, en attaquant Damiette; qu'après que les soudans auraient été domptés, on irait prendre possession de la Palestine. Louis fut touché de ces raisons, et encore plus lorsqu'il vit le roi Henri, et tous les grands seigneurs de l'île, prendre la croix.

Il fut donc résolu de porter la guerre en Egypte; mais parce que les lois de la religion, de l'honneur et de la chevalerie ne permettaient pas d'attaquer un ennemi sans aucune déclaration préliminaire, le monarque envoya défier le soudan qui régnait alors sur cette belle partie de l'Afrique. Le cartel annonçait en même temps un roi d'un courage intrépide, et un missionnaire plein de zèle pour la foi. Malech-Sala, c'est le nom du soudan, était sommé de rendre à la croix l'hommage que tous les hommes lui doivent, s'il ne voulait pas voir son pays ravagé par des gens qui ne craignaient rien lorsqu'il s'agissait d'étendre l'empire de Jésus-Christ. On dit que ce malheureux prince, soit qu'il sentît sa fin approcher (il était gangrené de la moitié du corps), soit qu'il craignît pour ses états, ne put lire cette lettre sans répandre beaucoup de larmes. Il répondit cependant avec fierté, «que les Français auraient moins de confiance en leur nombre et en leur valeur, s'ils avaient vu le tranchant de ses épées qui venaient d'enlever aux chrétiens leurs anciennes et leurs nouvelles conquêtes; que jamais nation n'avait insulté l'Egypte, sans porter la juste peine de sa témérité; que ceux qui venaient l'attaquer de gaieté de coeur reconnaîtraient bientôt ce que savaient faire des troupes jusque-là toujours victorieuses, dont la première journée serait la dernière des chrétiens; que les enfans, comme dit le saint Alcoran, s'entretiendraient quelque jour de ce qui serait arrivé; enfin que Dieu permet souvent que le petit nombre remporte l'avantage sur le plus grand, parce qu'il est toujours pour ceux qui sont humbles et patiens.» Ainsi, de part et d'autre, on ne pensa plus qu'à se préparer à l'attaque et à la défense.

Sur cette réponse, le roi se mit en état de partir. Grand nombre de vaisseaux plats propres à faire des descentes, qu'il avait fait construire en divers endroits de l'île, se rendirent au lieu marqué pour l'embarquement, aussi bien qu'un grand nombre de navires qu'il avait achetés des Génois et des Vénitiens.

Enfin le samedi d'après l'Ascension, l'armée monta sur la flotte, au port de Limesson, où elle attendit, pour faire voile, que le vent fût favorable.

Cette flotte était composée de dix-huit cents vaisseaux, tant grands que petits. Il y avait dans l'armée deux mille huit cents chevaliers français, anglais, cypriots. A en juger par cette multitude de chevaliers, il fallait que l'armée fût très-nombreuse; car chaque chevalier avait d'ordinaire une assez grande suite, et les historiens de ce temps-là ne marquent guère la grandeur des armées que par le nombre des chevaliers qui s'y trouvaient, et dont les plus considérables avaient chacun leur ost, c'est-à-dire leur camp, leurs troupes, et leurs bannières séparés des autres corps.

Le roi, avant de quitter le port de Limesson, assembla les principaux seigneurs de l'armée, et après le conseil de guerre, déclara à tous les capitaines des vaisseaux qu'on allait à Damiette, et, qu'en cas que, dans la route, quelques-uns fussent séparés de la flotte, ils eussent à se rendre de ce côté-là. Le vent contraire les empêcha de sortir jusqu'au mercredi suivant. Ils en partirent ce jour-là; mais ils n'étaient pas encore fort loin en mer, lorsqu'une furieuse tempête survint, et dissipa la flotte. Le roi fut obligé de relâcher à la pointe de Limesson, le jour de la Pentecôte 1249, avec une partie des vaisseaux. Le reste fut poussé du côté d'Acre, et en divers autres endroits; de sorte qu'il ne se trouva avec le roi que sept cents chevaliers, de deux mille huit cents qui s'étaient embarqués avec lui, sans qu'il sût ce que le reste était devenu.

Il se remit en mer le jour de la Trinité. Il rencontra Guillaume de Ville-Hardouin, prince de Morée, avec le duc de Bourgogne qui, ayant passé l'hiver en Morée, avait joint son escadre à celle de Ville-Hardouin. Cette rencontre consola un peu le roi; mais ne le tira pas de l'inquiétude où il était pour le reste de sa flotte. Il arriva, en quatre jours, à la vue de Damiette, et jeta l'ancre assez près du rivage, où les Sarrasins l'attendaient bien préparés.

Cette ville passait pour la plus belle, la plus riche, et la plus forte place de l'Egypte, dont elle était regardée comme la clef principale. Elle était à une demi-lieue de la mer, entre deux bras du Nil, dont le plus considérable formait un port capable de contenir les plus grands vaisseaux. C'est là qu'on voyait cette grosse tour que les chrétiens avaient prise, avec tant de fatigues, sous le roi Jean de Brienne. Elle servait de défense contre l'ennemi, et de barrière pour les vaisseaux qui arrivaient d'Ethiopie et des Indes. Une grande chaîne, qui aboutissait de cette forteresse à une des tours de la ville, fermait tellement l'issue, que rien ne pouvait entrer ni sortir sans la permission du sultan: ce qui lui procurait un tribut immense, parce que c'était alors le seul passage pour les marchandises qui devaient être distribuées sur toutes les côtes de la Méditerranée. Le corps de la place était fortifié d'une enceinte de murailles, doubles le long du Nil, triples du côté de la terre, avec des fossés très-larges et très-profonds. C'était dans la conservation de cette ville que le sultan avait mis toute son espérance, et c'était à la prise de cette place que tendaient tous les voeux de Louis, persuadé que cette conquête le rendrait maître de toute l'Egypte.

On ne fut pas plutôt à la vue de l'ennemi, que toute la flotte se rassembla autour du roi. Les principaux seigneurs montèrent sur son bord, et lui-même se présenta sur le tillac, avec un air qui inspirait de la confiance aux plus timides. Sa taille était avantageuse et bien proportionnée: Et vous promets, dit Joinville, que oncques si bel homme armé ne vit; car il paroissoit par-dessus tous, depuis les épaules en amont. Et, quoiqu'il fût d'une complexion très-délicate, son courage le faisait paraître capable des plus grands travaux. Il avait les cheveux blonds, comme ceux de la maison de Hainaut, dont il était par sa grand'mère, et réunissait tous les autres agrémens qui accompagnent ordinairement cette couleur. Sa chevelure extrêmement courte, suivant la coutume de ce temps-là, n'en laissait que mieux voir les grâces naturelles répandues sur son visage. On y remarquait je ne sais quoi de si doux, et en même temps de si majestueux, qu'en le voyant on se sentait pénétré tout à la fois, et de l'amour le plus tendre, et du respect le plus profond. La simplicité même de ses habits et de ses armes, simplicité néanmoins qui admettait toute la propreté sans affectation, lui donnait un air guerrier encore plus que n'aurait pu faire la richesse qu'il négligeait.

[Illustration: St. Louis à la bataille de la Massoure]

«Mes amis, dit-il aux chefs de son armée, ce n'est pas sans dessein que Dieu nous a conduits à la vue de nos ennemis, lorsque nous nous en croyions encore fort éloignés. C'est sa puissance qu'il faut ici envisager, et non pas cette multitude de barbares qui défendent le royaume où nous portons la guerre. Ne me regardez point comme un prince en qui réside le salut de l'état et de l'Eglise; vous êtes vous-mêmes l'état et l'Eglise, et vous n'avez en moi qu'un homme dont la vie, comme celle de tout autre, n'est qu'un souffle que l'Eternel peut dissiper quand il lui plaira. Marchons donc avec assurance dans une occasion où tout événement ne peut que nous être favorable. Si nous en sortons victorieux, nous acquérons au nom chrétien une gloire qui ne finira qu'avec l'univers; si nous succombons, nous obtenons la couronne immortelle du martyre. Mais pourquoi douter du succès? N'est-ce pas la cause de Dieu que nous soutenons? Oui, sans doute, c'est par nous et pour nous que le Sauveur veut triompher de ces barbares. Commençons par en rendre gloire à son saint nom, et préparons-nous à celle d'en avoir été les instrumens.» On ne peut exprimer l'ardeur que ce discours inspira, et bientôt les Sarrasins en ressentirent l'effet.

Le sultan, averti par ses sentinelles qu'on découvrait sur la mer une forêt de mâts et de voiles, envoya quatre galères bien armées pour reconnaître ce que c'était. Elles parurent au moment même que Louis achevait de parler; et, s'étant trop avancées, elles furent tout à coup investies par quelques bâtimens qu'on avait détachés contre elles.

Trois, accablées de pierres lancées par les machines que portaient les vaisseaux français, furent coulées à fond avec tous les équipages; la quatrième eut le bonheur d'échapper, et alla porter la nouvelle que le roi de France arrivait, suivi de toute son armée. Aussitôt le monarque égyptien donna ses ordres pour se préparer à la défense: Et dans peu, dit Joinville, il y eut grande compagnie à nous attendre. Le spectacle, de part et d'autre, avait quelque chose d'agréable et de terrible tout ensemble. La côte se trouva, en un instant, bordée de toute la puissance du soudan. La plage était couverte de navires dont les pavillons de différentes couleurs faisaient une agréable peinture de la puissance des chrétiens. La flotte ennemie, composée d'un nombre infini de vaisseaux, était rangée dans une des embouchures du Nil par où l'on montait vers Damiette. Le sultan en personne, d'autres disent Facardin, son lieutenant, commandait l'armée de terre. Le rivage et la mer retentissaient du bruit de leurs cors recourbés et de leurs nacaires, espèce de timbales dont deux faisaient la charge d'un éléphant. C'était en affrontant ces deux armées ennemies, qu'il fallait hasarder la descente; c'était aussi ce qu'on avait résolu de faire; et il n'était question que de délibérer si on la tenterait avant l'arrivée du reste des troupes et de la flotte.

A peine le roi avait-il fait jeter l'ancre, qu'il manda les principaux chefs de l'armée pour tenir conseil de guerre. La plupart furent d'avis de différer la descente, et d'attendre que le reste des vaisseaux écartés par la tempête fût rassemblé, le roi n'ayant pas avec lui le tiers de ses troupes. Mais ce prince, guidé par son zèle, ne fut pas de ce sentiment: il représenta avec vivacité que le retardement ferait croire aux ennemis qu'on les craignait; qu'il n'y avait point de sûreté de demeurer à l'ancre sur une côte fort sujette aux tempêtes; qu'on n'avait aucun port pour se mettre à couvert de l'orage et des entreprises des Sarrasins; qu'une seconde tourmente pourrait disperser le reste des vaisseaux, aussi bien que ceux que l'on voulait attendre; que ce retard enfin pourrait ralentir cette première chaleur, qui pour l'ordinaire fait réussir les entreprises, et répandrait dans toute l'armée une impression de crainte dont on aurait peut-être de la peine à revenir. Tout le monde se rendit à des raisons si plausibles, et la descente fut résolue pour le lendemain à la pointe du jour.

On fit une garde exacte toute la nuit, et, dès le lever de l'aurore, on fit descendre les troupes dans les chaloupes et dans les bateaux plats que le roi avait fait construire en Chypre. Jean Dybelin, comte de Jaffe, eut son poste à la gauche, en tirant sur le bras du Nil, sur lequel était la ville de Damiette. Le roi, pour donner l'exemple, descendit le premier dans sa barque, et choisit la droite, accompagné des princes ses frères et du cardinal-légat, qui portait lui-même une croix fort haute pour animer les soldats par cette vue. Le comte Erard de Brienne, le sire de Joinville, et le seigneur Baudouin de Reims, furent placés au centre. On avait aussi disposé sur les ailes des barques chargées d'arbalétriers, pour écarter les ennemis qui bordaient la rive. Ensuite venait le reste des gens de guerre, qui faisait comme le corps de réserve.

Une multitude prodigieuse de Sarrasins, tant infanterie que cavalerie, était rangée en bataille le long des bords de la mer. Le soudan n'y était pas, parce que sa maladie ayant beaucoup augmenté, il s'était fait transporter en une maison de plaisance distante d'une lieue de Damiette.

Le signal ayant été donné, les vaisseaux chargés de troupes s'avancèrent au-devant des ennemis, qui, d'abord qu'on fut à portée, tirèrent un nombre prodigieux de flèches, à quoi l'on répondit de même pour tâcher de les écarter. Les bateaux du milieu, où était le sire de Joinville, voguèrent plus diligemment que les autres. Lui et ses gens débarquèrent vis-à-vis d'un corps d'environ six mille Sarrasins à cheval, vers lequel ils marchèrent. Cette cavalerie vint au galop pour les attaquer; mais eux, sans s'étonner, se couvrant de leurs boucliers, s'arrêtèrent, et présentant les pointes de leurs lances qui étaient alors beaucoup plus longues qu'elles ne furent par la suite, firent une espèce de bataillon carré, derrière lequel les troupes qui arrivaient se rangeaient en ordre de bataille. Les Sarrasins, effrayés d'une telle contenance, n'osèrent entreprendre de les forcer, se contentant de caracoler sans en venir aux mains; mais ils furent bien plus surpris, lorsque la plupart des troupes de ce corps étant descendues à terre, ils virent toute cette infanterie s'ébranler et marcher droit à eux. Alors ils tournèrent bride, et prirent la fuite. La chose se passa à peu près de même à la gauche, où le comte de Jaffe fit sa descente. Il marcha en avant pour gagner du terrain, et vint former une même ligne avec le sire de Joinville. Alors la cavalerie sarrasine vint encore vers eux pour les attaquer; mais voyant qu'on ne s'épouvantait point, et qu'on les attendait de pied ferme, ils retournèrent joindre le gros de leur armée.

Les bateaux de la droite, où était le roi, abordèrent les derniers à une portée d'arbalète du corps de Joinville. Les soldats du bateau qui portait la bannière de Saint-Denis, autrement appelée l'oriflamme, sautèrent à terre. Un cavalier sarrasin, ou emporté par son cheval, ou se croyant suivi de ses gens, vint se jeter au milieu d'eux, le sabre à la main; mais il fut au même instant percé de plusieurs coups, et resta sur la place.

Le roi, voyant la bannière de Saint-Denis arrivée, ne put se contenir, ni attendre que son bateau gagnât le bord; il se jeta dans la mer, où il avait de l'eau jusqu'aux épaules, et, malgré les efforts que fit le légat pour l'arrêter, il marcha droit aux ennemis, l'écu au cou, son héaume sur la tête, et son glaive au poing. L'exemple du monarque fut un ordre bien pressant pour les Français. Les chevaliers qui l'accompagnaient en firent de même. Dès qu'il eut gagné la terre, il voulut aller attaquer les Sarrasins, quoiqu'il n'eût encore que très-peu de monde avec lui; mais on l'engagea d'attendre que son bataillon fût formé. Ayant eu le temps de mettre ses troupes en ordre de bataille à mesure qu'elles abordaient, il se mit à leur tête, et marcha droit aux ennemis qui s'étaient renfermés dans leurs retranchemens; mais en étant sortis, ils se présentèrent en ordre de bataille. L'action devint générale; on se battit de part et d'autre avec beaucoup de courage: ces braves croisés se surpassèrent en quelque sorte eux-mêmes, à l'exemple de leur saint roi, qu'on voyait toujours le premier partout. Les Egyptiens, après une opiniâtre résistance, se virent enfin forcés de se retirer en désordre. Ceux qui échappèrent au glaive des vainqueurs prirent la fuite. Le carnage fut grand de leur côté: ils perdirent, entr'autres généraux, le commandant de Damiette et deux émirs très-distingués parmi eux. Ils ne furent pas plus heureux sur la mer. Leurs navires résistèrent quelque temps, et leurs machines firent beaucoup de fracas; mais celles des Français lancèrent de grosses pierres et des feux d'artifice avec tant de promptitude, d'adresse et de bonheur, que les infidèles, maltraités partout, furent obligés de plier, après un combat de plusieurs heures. L'abordage acheva leur déroute; une partie de leurs vaisseaux fut prise ou coulée à fond; l'autre remonta le Nil, et les croisés demeurèrent maîtres de l'embouchure.

Pendant que les croisés étaient occupés à faire leur descente, les généraux sarrasins avaient envoyé trois fois au soudan pour lui rendre compte de ce qui se passait, et pour recevoir ses ordres: le troisième message était pour l'avertir que le roi de France était lui-même à terre; mais ils n'en reçurent aucune réponse. La raison était que, dans cet intervalle, le bruit se répandit qu'il était mort; cependant cette nouvelle était fausse.

Prise de la ville de Damiette.

Après cette victoire, le roi établit son camp sur le bord de la mer. Le lendemain il fit débarquer tous les chevaux et toutes les machines, sans que les Sarrasins parussent davantage. Pendant que l'on était occupé de ce travail, l'on vit Damiette tout en feu. Un moment après, quelques esclaves chrétiens en sortirent, et vinrent avertir le monarque que les ennemis, sur le bruit de la mort de leur soudan, avaient abandonné la ville, et l'avaient livrée aux flammes. Le roi, ayant reçu cet avis, et s'en étant fait assurer par ceux qu'il y envoya, fit avancer ses troupes. On trouva le pont sur lequel il fallait passer pour entrer dans la place, rompu en partie. Il fut bientôt réparé; on éteignit le feu, et le roi se vit maître sans coup férir, et contre toute espérance, d'une des plus fortes villes de l'Orient, le premier dimanche d'après la Trinité.

La prise de cette place fut sans doute un de ces coups extraordinaires de la providence de Dieu, qui répandit la terreur dans le coeur de ses ennemis pour produire un effet si surprenant et aussi peu espéré que celui-là. On ne perdit presque personne à la descente, et nul seigneur de marque, excepté le comte de la Marche, qui mourut quelque temps après, de ses blessures.

Le saint roi ne manqua pas de reconnaître en cette occasion la visible protection de Dieu: il en donna de sensibles marques en entrant dans Damiette, non pas avec la pompe et le faste d'un conquérant, mais avec l'humilité d'un prince véritablement chrétien, qui fait un hommage humble et sincère de la victoire au Dieu qui la lui a procurée.

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