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Histoire de St. Louis, Roi de France

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Il entra dans la ville en procession, pieds nus, avec la reine, les princes ses frères, le roi de Chypre et tous les seigneurs de l'armée, précédés par le légat, le patriarche de Jérusalem, les évêques, et tout le clergé du camp. On alla de cette manière jusqu'à la principale mosquée, que le légat purifia et réconcilia avec les cérémonies ordinaires de l'Eglise, à la mère de Dieu, à laquelle elle avait été dédiée par le roi Jean de Brienne, lorsqu'il avait pris Damiette, quelques années auparavant.

Il eût été à souhaiter que les sentimens de piété que tous les croisés témoignèrent en cette occasion, eussent été aussi constans qu'ils le furent toujours dans le coeur du roi même: la prospérité en eût sans doute été par la suite la récompense, au lieu des malheurs dont Dieu châtia leurs débauches et les autres excès auxquels ils s'abandonnèrent, malgré les ordres, les exhortations et l'exemple d'un prince qui n'était pas toujours aussi exactement obéi qu'il l'eût souhaité et qu'il le méritait.

On fut obligé de s'arrêter à Damiette, non-seulement pour attendre les vaisseaux dispersés par la tempête, et qui arrivèrent heureusement les uns après les autres, mais encore à cause de l'accroissement du Nil, qui se fait au mois de juin, où l'on se trouvait alors. L'exemple du roi Jean de Brienne, qui s'était malheureusement engagé au milieu de l'inondation, après la première prise de Damiette, fit prendre cette sage précaution.

Ce fut dans ce séjour et le repos si fatal à l'armée chrétienne, que la plupart des croisés ne pensèrent qu'à se divertir, ou plutôt à se livrer aux plus horribles désordres. Ces jeunes chevaliers, ne se voyant point d'ennemis en tête, s'abîmèrent dans les plaisirs: la passion du jeu leur fit perdre la raison avec leurs biens. Ils se consolèrent avec le vin de la perte de leur argent, de leurs chevaux et même de leurs armes: leur fureur alla jusqu'à violer les filles et les femmes, au mépris de toutes les lois divines et humaines. Les grands seigneurs consumaient tous leurs fonds en festins, dont la somptuosité était le moindre excès; les simples soldats passaient les jours et les nuits à boire et à jouer. Tout était plein de lieux de débauche: Il y en avoit, dit Joinville[1], jusques à l'entour du pavillon royal, qui étoient tenus par les gens du roi. On peut dire, avec un célèbre moderne[2], que toutes sortes de vices y régnoient, ceux que les pélerins avoient apportés de leur pays, et ceux qu'ils avoient pris dans les pays étrangers. Il se commettait mille violences contre les gens du pays, et surtout envers les marchands; de sorte que la plupart de ceux qui d'abord apportaient des vivres en abondance cessèrent d'y venir, et l'on vit bientôt la cherté causer la disette.

[Note 1: Joinville, pag. 32.]

[Note 2: L'abbé Fleury, Moeurs des chrétiens, pag. 399.]

Le monarque faisait ce qu'il pouvait pour remédier à tant de désordres, mais le peu d'obéissance qu'il trouva rendit presque tous ses efforts inutiles. On doit dire néanmoins à la gloire de ce grand prince, que tous les étrangers se louaient hautement de sa justice, et publiaient partout qu'il leur donnait les mêmes marques de bonté qu'à ses propres sujets. Quant à ceux qui dépendaient plus particulièrement de lui, et à ses domestiques, ils furent châtiés très-sévèrement, chassés et renvoyés en France.

Cependant on apprit que le bruit qui avait couru de la mort du soudan, n'était pas véritable. Ce prince, quoiqu'il fût dangereusement malade, avait eu soin de cacher aux chrétiens l'état où il était. Il envoya défier le roi, pour décider, dans un seul combat, de la fortune de l'Egypte: il lui marqua le jour, et lui laissa le choix du lieu. La réponse du monarque fut «qu'il n'acceptait aucun jour fixe, parce que c'était excepter les autres; qu'il défiait Malech-Sala pour le lendemain, comme pour tous les autres jours; qu'en quelque endroit, et à quelque heure qu'ils se rencontrassent, il le traiterait en ennemi jusqu'à ce qu'il pût le regarder comme son frère.» Ce sage monarque, instruit que le soudan était attaqué d'un mal incurable, espérait profiter du trouble et des guerres civiles que sa mort causerait parmi les Sarrasins. Il se contenta donc de fortifier son camp, et de faire faire la garde la plus exacte. Cette bravade du sultan n'aboutit à rien: car il n'avait pas assez de force pour se tenir à cheval. Il envoya seulement un grand corps de troupes qui fit quelques mouvemens pour attaquer le camp du roi; mais ce prince, sans vouloir accorder à plusieurs seigneurs qui l'en prièrent, la permission de faire une sortie sur les Sarrasins, se contenta de se mettre en état de pouvoir les repousser, s'ils osaient tenter l'attaque. Il n'y eut que le seigneur Gauthier d'Autrèche, châtelain de Bar, de la maison de Châtillon, qui, malgré les défenses du roi, sortit avec son écuyer pour voir s'il ne pourrait point enlever ou tuer quelques Mahométans. Il était monté sur un cheval entier fort en bouche, qui, l'emportant vers l'armée des ennemis, le jeta par terre. Aussitôt quatre Sarrasins vinrent fondre sur lui, et l'assommèrent à coups de massues. Il fut toutefois secouru par le connétable de Beaujeu, avant qu'ils eussent pu l'achever; mais il mourut de ses blessures. Tout brave qu'il était, le roi ne le plaignit point, et dit sagement qu'il serait bien fâché d'avoir, dans son armée, beaucoup de ces faux braves sans obéissance ni subordination, capables d'y faire beaucoup plus de mal par leur sotte vanité et leur mauvais exemple, que de rendre aucun service.

Mais les Sarrasins, n'osant attaquer l'armée chrétienne à force ouverte, ne laissaient pas que de l'incommoder par des partis de cavalerie qui, rôdant tout autour du camp, tuaient tous ceux qui s'en écartaient. Comme le soudan avait promis un besant d'or à quiconque lui apporterait la tête d'un chrétien, des Arabes, appelés Bedouins, se coulaient toutes les nuits dans le camp, malgré la garde à cheval qui faisait la ronde, et entraient jusque dans les tentes, où ils coupaient la tête aux soldats qu'ils trouvaient seuls; de sorte que le roi fut obligé de mettre des corps-de-garde au dehors du camp, si près les uns des autres, qu'il était impossible que quelqu'un y entrât sans être découvert.

Les eaux du Nil étant rentrées dans leur lit, à la fin de septembre, les seigneurs pressaient le roi de se mettre en campagne; mais il avait résolu de n'en rien faire avant l'arrivée de son frère Alphonse, comte de Poitiers, qui était parti d'Aiguemortes, au mois d'août, avec la comtesse sa femme, la comtesse d'Artois, et l'arrière-ban de France. Leur retardement tenait le roi fort en peine; mais enfin le comte débarqua heureusement à Damiette, sur la fin d'octobre.

Il apportait au roi une somme d'argent considérable. Le pape lui avait accordé un bref apostolique, par lequel tout ce qu'on pourrait recevoir des croisés qui voudraient racheter leur voeu, et toutes les sommes données par testament, dont l'objet ne serait pas déterminé, serait remis au roi. L'empereur lui-même lui envoya des vivres d'Italie, et lui fit présent de cinquante beaux chevaux: «Charmé, disait-il, de trouver l'occasion de s'acquitter d'une partie des obligations qu'il avait à ce prince pour les bons services qu'il en avait reçus dans ses malheurs.»

L'arrivée du comte de Poitiers répandit une grande joie dans toute l'armée. On délibéra sans tarder de quel côté on porterait la guerre. Il y eut sur cela deux sentimens. Les uns proposèrent d'aller assiéger Alexandrie, appelée Babylone dans les histoires de ce temps-là, quoique bien différente de l'ancienne Babylone qui était bâtie sur l'Euphrate, et de Bagdad, aussi appelée Babylone, qui est sur le Tigre, au lieu qu'Alexandrie est sur le Nil. Les autres proposèrent d'aller attaquer le Grand-Caire. C'était le sentiment du comte Pierre de Bretagne, fondé sur ce que cette ville avait un bon port où l'on pourrait mettre la flotte en sûreté, et tirer aisément des vivres par mer, soit de la Palestine, soit des autres endroits de la Méditerranée. Cet avis, qui était aussi celui du comte d'Artois, prévalut, parce que le Caire étant la ville capitale de l'Egypte, sa prise devait entraîner infailliblement celle de toutes les autres villes. Il y eut ordre de se tenir prêt à marcher au Caire. On laissa la reine et les autres princesses et dames à Damiette avec une forte garnison, et l'armée se mit ensuite en marche. L'armée du roi, augmentée des troupes que le comte de Poitiers avait amenées, et des autres renforts qu'il avait reçus de la Palestine, était de soixante mille hommes, parmi lesquels étaient vingt mille cavaliers.

De si nombreuses troupes, si la discipline et l'obéissance y avaient égalé la bravoure, étaient plus que suffisantes pour la conquête entière de l'Egypte. On fit remonter le Nil à la flotte que côtoyaient les troupes de terre, jusqu'à l'endroit où le bras le plus oriental du Nil se sépare de celui sur lequel était située Damiette.

Pendant qu'on était en marche, cinq cents cavaliers sarrasins des mieux montés, faisant semblant de déserter de l'armée du soudan, vinrent se rendre au roi, qui les crut trop légèrement, défendit de leur faire aucun mal, et leur permit de marcher en corps avec l'armée. Un jour qu'ils crurent avoir trouvé l'occasion favorable, ils attaquèrent les Templiers, dont la brigade marchait à la tête de l'armée; ils renversèrent un de leurs chevaliers aux pieds du maréchal Renaut de Bichers: mais ceux-ci s'étant mis en défense, les chargèrent si vigoureusement que pas un seul de ces traîtres n'échappa. Ils furent tous pris, tués ou noyés en voulant traverser le fleuve. Les Sarrasins firent encore quelques tentatives, et il est parlé dans leurs histoires d'un combat où l'un de leurs émirs, appelé Magelas, fut tué, avec beaucoup de perte de leur part, et très-peu du côté des chrétiens.

Le roi étant arrivé à la pointe qui sépare les deux bras du Nil, s'y arrêta et y établit son camp, tant pour y faire reposer l'armée, que pour délibérer sur la manière dont on pourrait passer le bras oriental de la rivière, qu'on appelait alors le Thanis, parce que l'armée du soudan était campée fort proche de l'autre côté, à peu de distance d'une ville appelée Massoure.

L'armée du soudan était très-nombreuse, toutes les forces de l'Egypte s'y étant rassemblées, sur les nouvelles de l'approche de l'armée des croisés, qui avait répandu la terreur dans tout le pays; de sorte que, dans la grande mosquée du Caire, on exhorta tous les Musulmans à prendre les armes pour la défense de la religion mahométane, qui n'avait jamais été dans un plus grand péril.

Les premiers exploits qu'on avait vu faire aux Français à leur débarquement, la perte de Damiette, la maladie du soudan qui augmentait tous les jours, étaient pour les Mahométans de terribles présages de ce qu'ils avaient a craindre d'une armée victorieuse, à laquelle rien ne paraissait impossible; et ils voyaient bien que si elle passait une fois le Thanis, tout était perdu. Ces motifs obligèrent le soudan de faire des propositions de paix qui paraissaient si avantageuses, qu'il semblait qu'on ne pouvait les rejeter. Il envoya proposer au roi de le mettre en paisible possession de tout ce qu'avaient possédé autrefois les rois de Jérusalem, de donner la liberté à tous les chrétiens captifs dans son empire, et même de lui laisser Damiette avec ses environs.

Ces offres étaient en effet telles qu'on n'eût pas balancé pour les accepter, si l'on eût pu s'assurer de l'exécution; mais cette incertitude, et les difficultés qu'on y prévoyait, les firent refuser; et quand on les aurait acceptées, la mort du soudan, qui arriva dans ce temps-là, y aurait fait naître de nouveaux obstacles.

Cette mort, comme il l'avait fort recommandé, fut tenue secrète, pour donner le temps à son fils Almoadan, qui était en Mésopotamie, de venir prendre possession de ses états. Il mit même entre les mains de deux de ses ministres, auxquels il se fiait le plus, un grand nombre de blancs-signes, afin d'envoyer partout des ordres sous son nom jusqu'à l'arrivée de son fils. Il chargea du gouvernement Secedum Facardin, général de son armée. Cet homme passait pour le plus vaillant et le plus sage de l'Egypte, et l'empereur Frédéric, dans son voyage de Palestine, et après la trève qu'il conclut avec les Mahométans, l'avait fait chevalier; honneur dont ce général faisait tant de cas, que dans ses bannières il portait les armoiries de Frédéric avec celles du soudan d'Alep et celles du soudan d'Egypte.

Facardin justifia, par sa conduite, le choix que son maître avait fait de lui dans des conjonctures si délicates. Il tenait sans cesse l'armée des chrétiens en haleine; et tandis qu'avec le gros de ses troupes il demeurait toujours en état de s'opposer à leur passage, il envoyait continuellement des détachemens auxquels il faisait passer la rivière par de petites places dont il était le maître, pour insulter leur camp sur les derrières, et enlever les convois qui venaient de Damiette.

Un de ces détachemens s'étant avancé, le jour de Noël, jusque près du camp, enleva tout ce qui se trouva dehors, et força ensuite un quartier. Le sire de Joinville, qui en fut averti, monta promptement à cheval avec le seigueur Pierre d'Avalon, et, soutenu par des chevaliers du Temple, il repoussa les Sarrasins, et délivra les seigneurs Perron et Duval, deux frères, qu'ils emmenaient prisonniers.

Le roi, pour plus grande sûreté, fit rapprocher les quartiers les uns des autres, et donna moins d'étendue à son camp. Il se chargea lui-même, avec son frère le comte d'Anjou, de la garde des retranchemens opposés au camp des ennemis; confia au comte de Poitiers et au sire de Joinville, celle des lignes du côté de Damiette: le comte d'Artois eut celle du parc des machines de guerre. Facardin, quelques jours après, s'étant mis à la tête d'un gros détachement, parut en bataille, entre Damiette et le camp des croisés, à dessein de l'insulter. Le comte d'Anjou, s'étant trouvé à cet endroit, sortit au-devant des ennemis, dont il fit un assez grand carnage dans la première ligne, et força les fuyards de se jeter dans le Nil, où la plupart se noyèrent; mais il ne voulut pas attaquer la seconde ligne, à cause de la multitude des pierriers qui tiraient sans cesse au travers de ses bataillons, et blessaient beaucoup de monde. Ce prince fit paraître beaucoup de valeur en cette occasion, où il se mêla plusieurs fois avec les ennemis, et s'acquit une grande réputation parmi les troupes.

Lorsque le roi eut assuré l'assiette de son camp, il fit prendre les mesures nécessaires pour passer le Thanis. L'entreprise était très-difficile à exécuter: il était large et profond: tout ce que l'Egypte avait de plus brave était sur le rivage opposé, dans la résolution de défendre courageusement un passage de cette conséquence. Le saint roi vit bien que tant d'obstacles ne seraient point aisés à surmonter. Pour en venir à bout, on résolut de construire une digue, ou chaussée, dans la rivière, et de la pousser le plus près que l'on pourrait de l'autre bord; ensuite, pour couvrir les travailleurs, on fit élever sur le bord de la rivière deux beffrois: c'étaient des espèces de tours à plusieurs étages, faites de charpentes semblables à celles dont on se servait dans les attaques des villes; on y logeait des arbalétriers, ou des archers, pour écarter les ennemis à coups de flèches, et on les couvrait de cuir de boeuf ou de cheval, pour les garantir des feux d'artifice des ennemis. Derrière ces tours on avait fait deux chatz-chateils: c'est le nom que l'on donnait à des galeries pour aller à couvert dans les beffrois. Le comte d'Anjou commandait dans cet endroit pendant le jour, et le sire de Joinville pendant la nuit. Sitôt que les ennemis eurent deviné le projet des Français, ils firent transporter de ce côté-là seize grosses machines qui lançaient sans cesse des pierres contre les travailleurs et contre les tours. Le roi, pour démonter ces machines, et pour empêcher les ennemis d'approcher de si près, en fit faire dix-huit à peu près pareilles, de l'invention d'un ingénieur nommé Josselin de Courvant, homme très-habile, qu'il avait amené d'Europe. Les grands efforts, de part et d'autre, se firent en cet endroit: c'était une grêle continuelle de pierres et de flèches qui tuaient beaucoup de soldats. Malgré cet obstacle, la chaussée s'avançait toujours. Mais ce fut quelque chose de bien plus épouvantable, lorsque les ennemis eurent préparé leur feu grégeois, artifice tout particulier, inconnu aux Européens, et dont le secret s'est perdu. Ils le jetaient avec une espèce de mortier ou de pierrier, ou bien avec des arbalètes à tour, desquelles on le décochait, après les avoir fortement bandées par le moyen d'une manivelle qui avait beaucoup plus de force que les bras. Celui principalement qu'on lançait avec le mortier paraissait quelquefois en l'air de la grosseur d'un tonneau: on le soufflait aussi dans les combats avec de longs tuyaux de cuivre. «Celui surtout qu'on lançoit avec le mortier, dit Joinville[1], sembloit à qui guettoit un dragon volant par l'air, et répandoit si grande clarté, qu'il faisoit aussi clair dedans notre ost, camp, comme le jour, tant y avoit grand flâme de feu. Un soir avint que les Turcs amenèrent cet engin terrible, engin à mal faire, par lequel ils nous jetèrent le feu grégeois a planté, qui étoit la plus terrible chose que oncques jamais je visse. A donc, s'écria messire Gauthier, mon compagnon, seigneur, nous sommes perdus à jamais sans nul remède; car s'ils brûlent nos chatz-chateils, nous sommes ars et brûlés; si nous laissons nos gardes, nous sommes ahontés. Parquoi, que chacun se jette à genoux, et crions mercy à notre Seigneur, en qui est toute puissance.» Ils le firent, et le redoutable feu ne leur causa aucun dommage. Le saint roi, de son côté, était toujours prosterné en terre, et criait à haute voix: Beau sire, Dieu Jésus-Christ, garde-moi et toute ma gent, et crois moi, continue le sénéchal de Champagne, que ses bonnes prières et oraisons nous eurent bon métier. Nos Français savaient le secret d'éteindre ce feu, et ils y réussirent quelquefois. Les infidèles le jetaient plus souvent la nuit que le jour; mais une fois, en plein jour, après avoir fait pendant quelque temps des décharges continuelles de leurs pierriers contre les beffrois et aux environs, pour écarter tous ceux qui étaient sur le bord de la rivière, ils jetèrent leur feu si juste et si heureusement, qu'il ne put être éteint, et qu'il consuma les beffrois et les galeries. Le comte d'Anjou était présent, et se désespérait de voir que ce malheur arrivait dans le temps de sa garde. On eut toutes les peines du monde à l'arrêter et à l'empêcher de se jeter lui-même au milieu du feu pour tâcher de l'éteindre.

[Note 1: Joinville, p. 39.]

Cet accident chagrina fort le roi, d'autant plus qu'en ce pays-là on ne trouvait point de bois propres à réparer ce dommage.

Il y avait près de trois mois qu'on était dans ce poste, et le travail n'était guère plus avancé qu'aux premiers jours, parce que les ennemis, avec leurs machines, ruinaient souvent en un jour ce qu'on avait fait en plusieurs. On commençait à manquer de vivres, et déjà l'on délibérait de reprendre le chemin de Damiette, lorsqu'un Bédouin, ou Arabe, abandonnant et sa religion et les Sarrasins, vint trouver le connétable de Beaujeu, et lui offrit, pour cinq cents besans d'or, de lui indiquer un gué où toute la cavalerie pouvait passer. La proposition fut acceptée avec joie; on ne pensa plus qu'au choix des mesures les plus convenables à la circonstance. Le duc de Bourgogne fut chargé de la garde du camp avec les seigneurs et les troupes de la Palestine; tout le reste eut ordre de se tenir prêt à franchir le fleuve. Le comte d'Artois, prince avide de gloire, demanda l'honneur de passer le premier à la tête de l'armée: le roi, qui connaissait son courage bouillant et emporté, lui représenta avec douceur que son extrême vivacité ne lui permettrait pas d'attendre les autres; qu'infailliblement il s'attirerait quelque malheur, et que peut-être même sa trop grande précipitation exposerait l'armée à se perdre. «Monsieur, répondit le comte avec feu, je vous jure sur les saints Evangiles que je n'entreprendrai rien que vous ne soyez passé.» Le monarque se rendit à cette condition, et crut avoir pourvu à tout, soit en ordonnant que les Templiers feraient l'avant-garde quand on serait de l'autre côté, soit en prenant le serment de son frère, qu'il saurait se modérer; serment qu'il ne devait pas tenir, et dont le violement fut la perte de toute la chrétienté d'Orient.

Le jour commençait à peine à paraître, lorsque le comte d'Artois entra dans le fleuve à la tête de l'avant-garde, et s'avança fièrement vers un corps de trois cents chevaux sarrasins qui semblèrent vouloir lui disputer le passage. Tout prit la fuite à son approche, et l'armée continua de passer sans aucun obstacle. On perdit néanmoins quelques hommes qui se noyèrent, le gué manquant en certains endroits. De ce nombre fut Jean d'Orgemont, chevalier très-estimé pour son mérite et sa valeur.

Rien n'égala la consternation des infidèles à la vue de l'intrépidité française. Le comte d'Artois, témoin de cette frayeur, oublie bientôt les sages remontrances du roi son frère. L'aspect d'un ennemi tremblant et fuyant de tous côtés, irrite son courage; il aspirait à l'honneur de cette journée. Il part dès le matin, et se met à la poursuite des fuyards. En vain les Templiers lui crient qu'il trouble l'ordre, et que cette retraite des Egyptiens n'est peut-être qu'une ruse concertée: il n'écoute rien que son ardeur et la crainte que quelqu'un ne le devance. Malheureusement il avait auprès de lui un seigneur d'une grande considération, que les années avaient rendu si sourd, qu'il n'entendait point ce que disaient les Templiers: c'était Foucault de Melle, qui avait été son guverneur, et qui, par honneur, tenait la bride du cheval de son élève. Ce brave vieillard n'ayant rien tant à coeur que de voir le comte remporter le prix de cette journée, loin de l'arrêter, suivant l'ordre du roi qu'il ignorait, criait à pleine voix: Or à eux! or à eux! Quand les Templiers virent l'inutilité de leurs repésentations, ils se pensèrent être ahontés, dit Joinville, s'ils laissoient aller le prince devant eux: lors tout d'un accord, vont serir des éperons tant qu'ils purent. Cette troupe de preux, au nombre de quatorze cents chevaliers, d'autres disent deux mille, arrive dans cet état au camp des infidèles, passe les premières gardes au fil de l'épée, et porte partout la terreur et la mort. Ils ne s'attendaient pas à une attaque de cette espèce. Facardin était alors dans le bain: il monte à cheval, presque nu, court aussitôt vers le lieu de l'alarme, rallie quelques-uns de ses gardes, et soutient quelques momens l'impétuosité française. Enveloppé de toutes parts, il reçoit au travers du corps un coup de lance qui lui ôte la vie. Le bruit de sa mort assure la victoire aux Français. La déroute devint générale, et tous les Sarrasins prirent la fuite. Sitôt que l'avant-garde fut passée, elle entra dans le camp ennemi, fit main-basse sur tout ce qui s'y rencontra, le mit au pillage, et s'empara de toutes les machines de guerre.

Le comte d'Artois voyant les ennemis fuir de tous côtés, eut bientôt oublié son serment: accompagné de quelques-uns de ses chevaliers, il quitta la tête de l'avant-garde, et se mit à poursuivre les ennemis. Ce fut inutilement que Guillaume de Sonnac, grand-maître du Temple, essaya de lui représenter que leur petit nombre, déjà épuisé de fatigue, ne leur permettait pas de s'engager plus avant; que, se montrer à découvert, c'était vouloir détromper les infidèles qui les avaient pris pour toute l'armée; que, revenus de leur erreur, ils se rallieraient, suivant leur coutume, avec la même facilité qu'ils s'étaient dissipés; qu'alors on courait risque d'être enveloppé, et de ne pouvoir être secouru qu'en affaiblissant l'armée, ou peut-être même en y mettant le désordre. Voilà, dit le comte, en regardant le grand-maître de travers, voilà les actions ordinaires des Templiers; ils ne veulent point que la guerre finisse, et leur intérêt marche toujours devant celui de la religion. Les remontrances du comte de Salisbery ne furent pas reçues plus agréablement. L'intrépide comte court à bride abattue vers la ville de Massoure; les Templiers le suivent: les Anglais, soit émulation, soit jalousie, veulent participer à la victoire. Tout cède à leur impétuosité. Les barbares, fuyant de tous côtés, se sauvent dans la ville avec tant de précipitation, qu'ils oublient d'en fermer les portes: les vainqueurs y entrent après eux, trouvent les rues désertes, pénètrent jusqu'au palais du sultan, et poursuivent les fuyards jusque dans la campagne qui conduit au Grand-Caire.

Si le comte d'Artois et les Templiers s'étaient contentés de la prise de cette ville, et si, agissant de concert et avec ordre, ils s'en fussent assurés, eussent fait reprendre haleine à leurs soldats, et attendu le roi avec le reste de l'armée, leur désobéissance aux ordres du prince eût été au moins réparée par un heureux succès.

Mais ce que le grand-maître du Temple avait prédit au comte d'Artois ne manqua pas d'arriver. Les infidèles s'étant ralliés en divers endroits, vinrent fondre sur lui. Il était peu accompagné; une partie de ses gens s'était arrêtée dans la ville pour piller. Bondocdar, un des chefs des Mamelucks, ayant chargé avec beaucoup de vigueur le comte d'Artois, le força de rentrer dans Massoure, et l'y poursuivit. Le comte se jeta dans une maison, où il fut investi. Les habitans, et les soldats ennemis qui s'étaient cachés dans la première déroute, se voyant secourus, reprennent courage, et des fenêtres des maisons où ils s'étaient barricadés, ils lançaient des javelots, des flèches, des pierres, du feu grégeois, de l'eau bouillante, et tout ce qui leur venait sous les mains. L'infortuné comte d'Artois, désespéré de voir tant de braves gens périr par sa faute, fit des actions de valeur qui auraient mérité d'avoir toute la terre pour témoin. Mais que pouvait-il seul contre cette multitude d'ennemis? Le comte de Salisbery, Raoul de Coucy, Robert de Verd, et un grand nombre d'autres braves, venaient d'expirer sur des monceaux de morts et de mourans. Le prince lui-même, accablé par le nombre, tombe percé de mille coups. Guerrier aussi courtois que vaillant, dit un auteur du temps[1], digne frère de Louis, par toutes les vertus dont il était orné, mais d'une hauteur de courage qui, dégénérant en témérité, causa bien des malheurs. La gloire et les circonstances de ses derniers momens effacent en quelque sorte cette tache. Il fut regretté de tout le monde, et il méritait de l'être. C'est la seule faute que l'histoire lui reproche. Le grand-maître du Temple, après avoir perdu un oeil dans ce combat, se fit jour au travers des ennemis, et se sauva de Massoure avec quelques-uns de ses gens, ayant laissé morts dans cette place deux cent quarante de ses chevaliers. Le comte Pierre de Bretagne, aussi dangereusement blessé, se sauva, quoique poursuivi par plusieurs infidèles qui n'osèrent jamais l'approcher, étonnés de l'intrépidité avec laquelle il s'arrêtait pour les attendre, et leur insultait même par des paroles de raillerie.

[Note 1: Mouskes, évêque de Tournay, p. 93.]

Tandis que cette sanglante scène se passait à Massoure, on vint avertir le roi du péril où était le comte d'Artois. Ce fut le connétable de Beaujeu qui lui porta cette triste nouvelle. «Connétable, s'écria le monarque, courez-y avec tout ce que vous pourrez rassembler de braves, et soyez sur que je vous suivrai de près.»

Mais le corps d'armée que Bondocdar avait posté entre celle du roi et la ville, et qui s'augmentait de moment en moment par le retour et le ralliement des fuyards, s'opposait à ce secours. Les ennemis même faisaient paraître une contenance plus assurée qu'à l'ordinaire, et semblaient vouloir réparer la honte de leur première fuite. Outre le corps dont j'ai parlé, on voyait encore de tous côtés, sur les hauteurs et dans la campagne, diverses troupes qu'il était dangereux de laisser grossir davantage. C'est pourquoi le roi et le connétable firent avancer promptement les bataillons et les escadrons, pour se saisir de quelques postes avantageux, et charger les ennemis dans les endroits où ils ne paraissaient pas en ordre de bataille. Le sire de Joinville fut un des premiers qui donna sur une de ces troupes; ayant devancé ceux qui le suivaient, il aperçut un Sarrasin d'une taille gigantesque qui mettait le pied à l'étrier pour monter à cheval: Je lui donnai, dit Joinville, de mon épée sous l'aisselle, tant comme je pus la mettre en avant, et le tuai tout d'un coup. Mais s'étant un peu trop abandonné à la poursuite des ennemis, il fut coupé par près de six mille Sarrasins qu'il aperçut trop tard, qui vinrent fondre sur son escadron. Le seigneur de Trichâteau, qui portait la bannière, fut tué. Raoul de Vainon fut pris, mais délivré aussitôt par Joinville. Ceux qui l'accompagnaient ayant serré leur escadron, se firent jour l'épée à la main pour gagner une maison voisine, et s'y défendre. Ils étaient la plupart démontés, et furent chargés dans leur retraite: un escadron entier passa sur le corps de Joinville, qui ne fut point pris, parce qu'on le crut mort; il se releva, et gagna la maison avec ses chevaliers. Les infidèles revinrent pour les y forcer, et le combat recommença. Les seigneurs d'Escossé, Raoul de Vainon, l'Oppey et Sugerai y furent blessés: celui-ci fut envoyé par Joinville au comte d'Anjou, qui était le plus à portée de les secourir. Ce prince s'avança aussitôt vers eux et les délivra, après avoir dissipé les ennemis.

Cependant le roi parut en bataille sur le haut d'une colline, d'où il vint fondre, avec un grand bruit de trompettes, de tambours et de timbales, sur l'armée sarrasine, qu'il fit attaquer l'épée et la lance à la main: la charge fut terrible, mais elle fut courageusement soutenue. Ce vaillant prince, monté sur un grand cheval de bataille, était dans l'impatience de charger lui-même; mais, par le conseil du seigneur Jean de Vallery, grand capitaine, et très-expérimenté, il s'avança vers la droite, pour s'approcher du Nil. Les Sarrasins dont les troupes grossissaient toujours, firent aussi approcher leur aile gauche de la rivière. Le choc fut rude en cet endroit; quelques escadrons français plièrent. Ils abandonnèrent le roi, et s'enfuirent vers le camp du duc de Bourgogne; mais, comme leurs chevaux étaient extrêmement fatigués, la plupart portèrent la peine de leur lâcheté, en se noyant dans la rivière qu'il fallait passer pour gagner le camp.

Bientôt tout retentit de la nouvelle du danger où était le roi. Le connétable de Beaujeu, qui était à la tête de six cents cavaliers, délibéra avec Joinville sur ce qu'il y avait à faire pour lui donner du secours; mais s'apercevant que, pour aller droit à lui, il fallait percer un corps d'environ deux mille Sarrasins, qui était entre eux et le roi, et qu'il aurait été difficile de rompre, ils résolurent de prendre un détour pour les éviter. Ils trouvèrent sur leur route un ruisseau sur lequel il y avait un petit pont. Quand ils y furent arrivés, Joinville fit remarquer au connétable l'importance de garder ce passage, parce que si les ennemis s'en rendaient maîtres, ils pourraient, vu le grand nombre de leurs troupes, venir prendre l'armée en flanc, et envelopper le roi. Le connétable approuva la sagesse de ce conseil; il laissa Joinville dans ce poste, avec le comte de Soissons, le seigneur Pierre de Noville, et environ cinquante gentilshommes, et alla joindre le roi.

Il le trouva faisant des choses si prodigieuses, qu'il aurait fallu en être témoin pour les croire. On le voyait partout, soit pour soutenir ses gens lorsqu'ils chancelaient, soit pour achever de rompre les ennemis lorsqu'ils commençaient à plier. Une fois son ardeur l'emporta si loin des siens, qu'il se vit tout à coup seul au milieu de six Sarrasins qui tenaient les rênes de son cheval, et s'efforçaient de l'emmener prisonnier; mais il fit de si grands efforts de la masse et de l'épée, que les ayant tous tués ou mis hors de combat, il était déjà libre lorsqu'on arriva pour le dégager. C'est à cette valeur plus qu'humaine, dit Joinville, que l'armée fut redevable de son salut, et je crois que la vertu et la puissance qu'il avoit lui doubla lors de moitié par le pouvoir de Dieu.

Ce brave sénéchal, de son côté, campé sur son pont avec sa petite troupe, faisait si bonne contenance que les infidèles n'osèrent l'attaquer que de loin, et à coups de traits: il y reçut cinq blessures, et son cheval quinze. Telle était l'intrépidité de ces anciens preux, qu'au milieu de tant de périls, la bravoure de ces seigneurs leur permettait encore de se réjouir et de plaisanter. Un jour, quand nous fûmes retournés, dit Joinville[1], de courir après ces vilains, le bon comte de Soissons se railloit avec moi, et me disoit: Sénéchal, laissons crier et braire cette quenaille, et par la creffe Dieu, ainsi qu'il juroit, encore parlerons-nous, vous et moi, de cette journée, en chambre, devant les dames. Quelque temps après, le connétable revint avec les arbalétriers, qu'il rangea le long du ruisseau, ce qui fit perdre aux ennemis toute espérance de forcer le passage: aussitôt ils s'enfuirent, et laissèrent les croisés en paix.

[Note 1: Joinville, p. 17.]

Alors Joinville, par ordre du connétable, alla joindre le roi, qui, vainqueur partout, se retirait dans son pavillon. Le fidèle sénéchal lui ôta son casque, qui l'incommodait par sa pesanteur, et lui donna son chapel de fer, qui étoit beaucoup plus léger, afin qu'il eût vent. Ils marchèrent ensemble, s'entretenant de cette malheureuse journée, lorsque le prieur de l'hôpital de Ronnay vint lui baiser la main toute armée, et lui demanda s'il savait des nouvelles du comte d'Artois, son frère. Tout ce que je sais, répondit le saint roi, c'est qu'il est maintenant au ciel. On regardait alors comme autant de martyrs ceux qui perdaient la vie dans ces guerres de religion. Le bon chevalier, pour lui ôter une si triste idée, voulut lui parler des avantages qu'on venait de remporter. «Il faut louer Dieu de tout, dit Louis, en l'interrompant, et adorer ses profonds jugemens.» Aussitôt les larmes commencèrent à couler de ses yeux: spectacle qui attendrit tous les seigneurs de sa suite, qui furent moult oppressés d'angoisse, de compassion et de pitié, de le voir ainsi[1].

[Note 1: Joinville, loc. cit.]

La douleur, cependant, ne lui fit pas oublier les choses nécessaires: la prudence exigeait qu'on se mît en état de n'être point surpris par un ennemi repoussé à la vérité, mais qui regardait comme un grand avantage de n'avoir pas été entièrement battu par des hommes que, jusque-là, il croyait invincibles. Ainsi, au lieu de prendre un repos dont on avait grand besoin, on travailla toute la nuit à la construction d'un pont de communication avec le duc de Bourgogne. Telle fut l'ardeur du soldat, qu'en très-peu de temps l'ouvrage fut achevé; dès le lendemain au matin, on fit passer une partie des troupes dans le camp du roi. On examina ensuite la perte qui se trouva très-considérable, tant pour le nombre que pour la qualité des personnes qui avaient été tuées en se défendant glorieusement. Celle des infidèles excédait de beaucoup; mais ils étaient dans leur pays, et par conséquent plus à portée de la réparer: avantage qui manquait aux Français, auxquels il ne restait que très-peu de chevaux.

Les ennemis n'attendirent pas jusqu'au jour à inquiéter l'armée; car, sur la fin de la nuit, le mercredi des Cendres, ils vinrent avec de la cavalerie et de l'infanterie insulter le camp. On sonna aussitôt l'alarme, et un homme de confiance, que Joinville avait envoyé pour savoir ce qui se passait, revint en grande hâte lui dire que les infidèles, après avoir taillé en pièces les gardes avancées, attaquaient le quartier du roi, pour se saisir des machines qu'on leur avait prises le jour précédent, et qu'on y avait placées. Joinville monta aussitôt à cheval avec sa brigade, armé à la légère, comme la plupart de ses autres chevaliers, leurs blessures ne leur permettant pas de se charger de toutes leurs armes ordinaires. Il repoussa les ennemis, et cependant le roi envoya Gaucher de Châtillon, avec ordre de se poster devant les machines, entre Joinville et les Sarrasins, car il avait appris que ce seigneur et ses chevaliers n'étaient pas assez armés.

Châtillon poussa de nouveau les ennemis jusqu'à leur principal corps de bataille, qui avait passé la nuit sous les armes hors de son camp, de peur qu'on ne vint l'y forcer. Alors les infidèles commencèrent à travailler à un épaulement pour se couvrir contre les arbalétriers français, et tirèrent eux-mêmes sans cesse des flèches dans le camp du roi, où, quoique tirées au hasard, elles blessèrent et tuèrent beaucoup de monde.

Joinville ayant été reconnaître le retranchement des ennemis, et l'ayant trouvé assez faible, proposa à ses gendarmes d'aller, la nuit suivante, le ruiner. Ils promirent de le suivre; mais la hardiesse d'un prêtre leur fournit l'occasion de le renverser plus tôt.

Ce prêtre, qui s'appelait messire Jean de Vaisy[1], après qu'on se fut retiré de part et d'autre, vit six capitaines mahométans qui s'entretenaient devant leur retranchement; il prend une cuirasse, met sur sa tête un casque et une épée à son côté, s'avance par un chemin détourné, vient le long du retranchement vers ces six capitaines, qui, le voyant seul, le prirent pour un homme de leur camp. Etant tout proche d'eux, il tire son épée, et les attaque au moment où ils ne s'y attendaient pas. Ils se sauvèrent presque tous blessés dans leur camp. L'alarme s'y met aussitôt, et en même temps plusieurs cavaliers en sortent: ne voyant que le prêtre qui avait fait cette esclandre, ils piquèrent vers lui. On les aperçut du camp du roi, d'où cinquante gendarmes de Joinville sortirent, obligèrent les Sarrasins de s'arrêter, et donnèrent le temps au prêtre de se retirer. Les ennemis furent poursuivis par les cinquante gendarmes, et par d'autres qui se joignirent à eux, et qui, pour ne pas perdre leur peine, allèrent du même pas à l'épaulement. Comme il n'était fait que de pierres mises les unes sur les autres, il fut bientôt renversé, et l'on en fit même emporter les pierres. Tel fut l'unique exploit de cette journée, qui se fit le premier jour de carême.

[Note 1: Il était aumônier du sire de Joinville.]

Dès le lendemain, le roi fit travailler à une palissade, ou barrière, autour de son camp, contre les insultes de la cavalerie ennemie; mais Bondocdar, chef des Mamelucks, auquel le commandement de l'armée avait été déféré pour les belles actions qu'il avait faites le jour précédent, ne demeurait pas oisif. Pour animer ses gens, il fit courir le bruit que le comte d'Artois, dont on avait démêlé le corps parmi ceux qui avaient été tués à Massoure, était le roi même. La cotte d'armes de ce prince, toute dorée et fleurdelisée, qu'il fit élever dans le camp pour être vue de tout le monde, lui servit à ce stratagème, et toute l'armée fut persuadée que c'était celle du roi. Bondocdar assembla tous ses officiers, leur exagéra la perte que les chrétiens avaient faite dans la dernière bataille, leur dit que, n'ayant plus de chef, c'étaient des gens perdus, qu'on n'aurait plus que la peine de les prendre, et fit résoudre, pour le vendredi suivant, l'attaque du camp.

Le roi fut averti de cette résolution par les espions qu'il avait dans l'armée ennemie. Il ne négligea aucune des précautions que la prudence peut suggérer; et, dès le milieu de la nuit, toutes ses troupes se trouvèrent sous les armes, entre les tentes et la barrière. Elles étaient partagées en différens corps, la plupart d'infanterie: presque tous les chevaux ayant été tués dans le dernier combat, il n'en restait guère que pour les chefs.

Le comte d'Anjou avait la droite au bord du Nil; à côté de lui étaient Guy et Baudouin d'Ybelin, deux frères, avec les troupes de la Palestine et de la Syrie, et Gaucher de Châtillon avec les siennes. Ces deux corps étaient les plus complets, les mieux montés et les mieux armés, parce que celui de Gaucher de Châtillon avait moins souffert à la bataille, et que les troupes de la Palestine étaient demeurées, durant le combat, dans l'ancien camp, au-delà du Nil. A côté de Châtillon était Guillaume de Sonnac, grand-maître des Templiers, avec le peu qui lui était resté de chevaliers de la défaite de Massoure; et, comme ce corps était très-faible, il avait devant lui les machines qu'on avait prises sur les Sarrasins, pour s'en servir dans le combat.

A la gauche des Templiers, était Guy de Mauvoisin, seigneur de Rosny, avec le comte de Flandre, jusqu'au bras occidental du Nil. Cette brigade était au dedans de la barrière du camp, et couvrait celle de Joinville, parce que la plupart de ceux qui la composaient ne pouvaient, à cause des blessures qu'ils avaient reçues à la dernière bataille, se charger de leurs armures.

Plus avant, en tirant toujours vers la gauche, était le comte de Poitiers qui n'avait que de l'infanterie, lui seul étant à cheval. Enfin le seigneur Jocerant de Brancion, oncle du sire de Joinville, fermait la ligne de ce côté-là. Lui et Henri, son fils, étaient seuls à cheval, tous les chevaliers qui avaient perdu leurs chevaux étant à pied. Le duc de Bourgogne était encore dans l'ancien camp, tant pour le défendre, en cas qu'on l'attaquât, que pour faire un corps de réserve, et pour envoyer, par le pont de communication, du secours où il en serait besoin.

Il s'en fallait bien que ces troupes fussent aussi nombreuses et aussi lestes que lorsqu'elles passèrent la rivière: la perte d'hommes et de chevaux qu'on avait faite à Massoure, et dans la dernière bataille, les avait extrêmement diminuées. Plusieurs étaient hors de combat; et même, parmi ceux qui devaient combattre, il y en avait quantité de blessés, à qui le seul courage, et la nécessité de vaincre ou de périr, donnait assez de forces pour se tenir à cheval ou à pied. Telle était l'ordonnance de cette armée.

Celle des ennemis parut en bataille dès la pointe du jour. Bondocdar, qui fut étonné de se voir prévenu par des gens qu'il espérait lui-même surprendre, était à la tête de quatre mille hommes de cavalerie très-bien montés et très-bien armés. Il en fit une ligne parallèle au front de l'armée chrétienne, laissant, entre les escadrons d'assez grands espaces pour y faire passer des fantassins, selon qu'il le jugerait à propos durant la bataille. Il fit une seconde ligne d'une multitude infinie d'infanterie, à laquelle il donna plus de longueur, et qui, en se courbant sur la droite, pourrait investir tout le camp du roi jusqu'au bras occidental du Nil. Outre cela, il avait derrière ces deux lignes une autre armée, dont il faisait son corps de réserve, qui était encore aussi forte que celle des chrétiens.

Les troupes étant rangées dans cet ordre, Bondocdar, monté sur un petit cheval, s'approcha de l'armée chrétienne pour en voir mieux la disposition; et, selon qu'il reconnut que les escadrons ou bataillons étaient plus ou moins forts, il renforça à proportion ceux de son armée qui leur étaient opposés. Il fit ensuite passer le bras occidental de la rivière à trois mille Bédouins, pour tenir en échec le duc de Bourgogne, et l'empêcher d'envoyer du renfort au roi pendant la bataille.

Sur le midi, il fit sonner la charge par les tambours, les trompettes et les timbales, avec un bruit effroyable, dans toute l'étendue de cette armée qui s'ébranla toute en même temps. Les barbares, embouchant de longs tuyaux de cuivre, répandaient partout le redoutable feu grégeois qui, s'attachant aux habits des soldats et aux caparaçons des chevaux, les embrasait depuis les pieds jusqu'à la tête. Quand par ce déluge de feu, que les Français n'avaient pas encore vu mettre en usage dans les combats, les ennemis avaient fait quelque ouverture dans les bataillons, leur cavalerie y donnait à toute bride, et tâchait de les enfoncer. C'est ainsi que l'ordre de bataille du comte d'Anjou fut rompu. Ce prince, désarçonné de son cheval, et à pied, allait être pris ou tué, lorsque le roi, averti du danger où il était, part comme un éclair, l'épée au poing, se précipite au travers des dards et des flammes, renverse tout ce qui s'oppose à son passage, perce jusqu'à l'endroit où son frère défendait courageusement sa vie, le fait remonter à cheval, le dégage, et rétablit les choses de ce côté-là.

On combattait partout avec une égale vigueur, mais avec des succès différens. Le preux et vaillant Châtillon, le brave Meauvoisin, et les seigneurs de la Palestine, firent des actions incroyables de valeur, et ne purent être entamés ni par le nombre, ni par l'ardeur des infidèles. Il en alloit pauvrement, dit Joinville, à l'autre bataille qui suivait, où le courage, quantité de machines, et d'assez bons retranchemens de bois, ne servirent de rien aux Templiers. Accablés par la multitude, ils furent presque tous taillés en pièces. On trouva, dit Joinville[1], au-delà de l'espace qu'ils avaient occupés, une superficie d'environ cent perches, si couvertes de piles de dards et d'autres traits, qu'on n'y voyoit point de terre. Leur grand-maître avoit perdu un oeil au combat de Massoure; il y perdit l'autre à celui-ci: car il y fut tué et occis.

[Note 1: Joinville, p. 53.]

Le comte de Flandre combattit plus heureusement, et fit les plus grands faits d'armes. Peu content d'avoir repoussé les ennemis, il les poursuivit l'épée dans les reins, en tua un grand nombre, et revint chargé de leurs dépouilles. Il n'en était pas de même à l'extrémité de l'aile gauche, où le comte de Poitiers fut enfoncé et pris. C'était un prince humain, débonnaire, bienfaisant. Il éprouva, dans cette occasion, combien il importe aux maîtres du monde de posséder les coeurs de leurs sujets. Déjà les Sarrasins l'emmenaient, lorsque les vivandiers, les valets qui gardaient le bagage, les femmes même, transportés d'un courage extraordinaire, coururent à son secours. Avec les instrumens de leurs métiers, et les armes qu'ils ramassèrent sur le champ de bataille, ils firent de si grands efforts, qu'ils l'arrachèrent des mains des barbares, et le mirent en état de rallier ses gens qui repoussèrent les infidèles loin du camp. L'intrépide Brancion, secondé de son fils, eut aussi la gloire, quoique sans cavalerie, de forcer les Egyptiens à se retirer en désordre; mais le jour même il expira des blessures qu'il avait reçues, s'estimant trop heureux, dit Joinville, son neveu, de mourir pour Jésus-Christ, faveur qui étoit depuis long-temps l'objet de ses voeux. Partout enfin les Sarrasins attaquèrent avec furie, et partout ils furent repoussés avec grande perte. Les Français, dans cette occasion, se surpassèrent, pour ainsi dire eux-mêmes, et remportèrent tout l'honneur de la journée, sans cavalerie, presque sans armes, et contre une armée quatre fois plus forte que la leur.

C'est cet avantage si glorieux que le saint roi, qui joignait toujours la modestie au plus parfait héroïsme, exprime dans sa lettre sur sa prison et sur sa délivrance, par ces termes si simples, mais si énergiques: «Les infidèles, avec toutes leurs troupes, vinrent fondre sur notre camp; Dieu se déclara pour nous: le carnage fut très-grand de leur côté.»

Pénétré des mêmes sentimens, aussitôt que les ennemis eurent fait sonner la retraite, il assembla les seigneurs de son armée pour les exhorter à rendre grace au Dieu tout-puissant qui les avait soutenus, et dont le secours leur était si nécessaire dans la conjoncture où ils se trouvaient.

Elle était des plus glorieuses; mais il en aurait fallu profiter, ont dit ceux qui se mêlent de juger des événemens lorsqu'ils sont arrivés, et qui ont blâmé la conduite de saint Louis. L'armée chrétienne était diminuée de moitié: il semble qu'il n'y avait qu'à retourner à Damiette pour y attendre les secours de l'Europe. Cette ville était la plus forte de l'Egypte, et les troupes du roi étaient plus que suffisantes pour la défendre, si les Sarrasins osaient l'attaquer. On y aurait mis en sûreté les malades et les blessés, et l'on aurait tiré, par la Méditerranée, les vivres et les munitions nécessaires. Louis, ayant assemblé les seigneurs de l'armée, ils ne furent pas d'avis de décamper. Ils s'imaginèrent que les ennemis n'étaient pas en état de tenter une troisième attaque, et on ne voulut pas qu'une retraite leur donnât lieu de s'attribuer l'avantage du combat. Vanité ridicule; l'honneur des Français étant assez à couvert par les actions courageuses qu'ils avaient faites. Ils déterminèrent donc le roi à consentir de rester dans le camp, après lui avoir encore représenté que, dans leur retraite, ils pourraient être attaqués par les Sarrasins. Cette résolution fut blâmée par beaucoup de personnes; mais ce ne fut que dans la suite, lorsqu'on en jugea par l'événement, sans approfondir les raisons qui avaient obligé de la prendre. Elle aurait sans doute réussi, sans la funeste révolution qui arriva dans l'Egypte, quelques jours après, et causa les plus grands malheurs.

Pendant que le roi faisait reposer son armée, dont il adoucissait les peines par ses libéralités et par les exemples de patience qu'il lui donnait, on apprit l'arrivée d'Almoadan, fils du dernier soudan Melech-Sala. C'était un jeune prince de vingt-cinq ans, fort sage, instruit par l'adversité, qui avait déjà de l'expérience, et dont le mérite ayant donné de la jalousie à son père, le lui avait fait tenir toujours éloigné, et comme prisonnier au château de Caïfa, en Mésopotamie. Sa présence, les bonnes qualités qu'on remarquait en sa personne, l'armée qu'il conduisait, firent reprendre courage aux Egyptiens, et il paraissait, dans les soldats musulmans, un grand empressement pour aller, sous sa conduite, achever d'exterminer ce reste de chrétiens dont on n'ignorait pas la mauvaise situation.

Néanmoins ce jeune prince, ayant pris l'avis de son conseil, jugea que la voie d'un traité était plus sûre, et en fit faire la proposition au roi qui l'accepta. On convint d'un lieu où les députés s'assembleraient, et le roi y envoya, entr'autres, Geoffroi de Sargines.

On convint que le roi rendrait la ville de Damiette, et que le soudan le mettrait en possession de tout le royaume de Jérusalem; que tous les malades et blessés de l'armée seraient transportés à Damiette; qu'on y pourvoirait à leur sûreté jusqu'à ce qu'ils fussent rétablis, et en état de partir; que le roi en retirerait toutes les machines de guerre qui lui appartenaient; que les Sarrasins laisseraient emporter aux Français tous les magasins de chair salée qu'ils y avaient faits, et qu'ils pourraient, après avoir évacué la place, en tirer des provisions à un prix raisonnable.

Quand ce traité eut été conclu, le soudan demanda des otages pour assurance de l'exécution. On offrit de lui donner un des deux frères du roi, le comte d'Anjou ou le comte de Poitiers.

Les Mahométans le refusèrent: soit que le soudan n'eût commencé à traiter avec les chrétiens que pour les amuser, soit qu'il crût que l'extrémité où ils étaient réduits les amenerait aux plus dures conditions, il protesta qu'il n'accepterait d'autre otage que la personne du roi même. A ces mots, le bon chevalier Geoffroi de Sargines fut saisi d'une noble colère. «On doit assez connaître les Français, dit-il avec indignation, pour les croire prêts à souffrir mille morts, plutôt que de livrer leur prince entre les mains de ses ennemis. Ils aimeroient beaucoup mieux que les Turcs les eussent tous tués, qu'il leur fût reproché qu'ils eussent baillé leur roi en otage.» Peu s'en fallut que tout le conseil ne fît paraître autant de chaleur contre le monarque lui-même. Il voulait qu'on lui permît de se sacrifier pour le salut de son peuple. Tous, au contraire, demandaient à mourir pour lui: rare espèce de combat, aussi glorieux pour le souverain qui, cette fois, ne fut pas le maître, que pour les sujets qui, dans cette occasion, se firent un devoir de désobéir. Ainsi, toute négociation fut rompue.

Cependant on ne vit jamais d'armée accablée en même temps de plus de maux et de misères que l'était celle des chrétiens. Les maladies se mirent dans tous les quartiers, et principalement le scorbut et les fièvres malignes, causées par les extrêmes chaleurs. Mais ce qui augmenta la corruption de l'air, fut l'infection des corps qui avaient été jetés dans la rivière, après les deux batailles, et qui, au bout de neuf ou dix jours, revenant sur l'eau, s'arrêtèrent au pont de communication du camp du roi avec celui du duc de Bourgogne, répandant fort loin une odeur insupportable.

On eût remédié à ce mal, si on avait rompu le pont; mais on n'avait garde de prendre cet expédient qui aurait séparé les deux camps. Le roi paya cent hommes pour faire passer les cadavres par-dessous le pont, et ce travail dura huit jours, parce que ce prince, par piété, voulut qu'on démêlât, pour les faire inhumer, les corps des chrétiens d'avec ceux des Mahométans. Cette peine qu'on se donna à remuer tous ces corps déjà pourris, et qui dura si long-temps, ne servit qu'à empester l'air davantage. Nul de ceux qui y furent occupés ou présens, ne manqua d'être frappé de maladie; un très-grand nombre en mourut, et le camp ne fut plus qu'un hôpital ou un cimetière. Pour comble de malheur, la famine suivit de près toutes ces misères. Les Sarrasins enlevaient tous les convois que la reine faisait embarquer à Damiette. Rien ne venait par terre. Les vivres, en peu de jours, furent à un prix excessif. Cette épreuve ne put vaincre la constance et la charité du saint roi; il ne parut jamais plus grand que dans cette cruelle extrémité.

La bonne fortune n'avait point élevé son coeur, la mauvaise ne fut point capable de l'abattre. Il donnait ordre à tout; il voyait tout par lui-même. En vain les seigneurs de sa suite lui représentèrent qu'il exposait sa vie, en visitant chaque jour des malheureux attaqués d'un mal pestilentiel; ils n'en reçurent d'autre réponse, sinon qu'il n'en devait pas moins à ceux qui s'exposaient tous les jours pour lui. Il leur portait des médicamens, les soulageait de son argent, les consolait par ses exhortations. Guillaume de Chartres, l'un de ses chapelains, rapporte qu'étant allé exhorter à la mort un ancien valet-de-chambre du roi, nommé Gaugelme, fort homme de bien, serviteur fidèle et très-chéri: «J'attends mon saint maître, dit le moribond. Non, je ne mourrai point que je n'aie eu le bonheur de le voir.» Il arriva en effet dans le moment; et, à peine fut-il sorti, que le malade expira dans les sentimens de la plus parfaite résignation.

Mais l'événement ne justifia que trop ce que tout le monde avait prévu. Le saint roi fut attaqué du même mal, avec une violente dyssenterie, et son courage, qui l'avait soutenu jusque-là contre tant de fatigues, céda enfin à la contagion de l'air et à la délicatesse de sa complexion; il se vit réduit tout à coup à une extrême faiblesse.

Dans cette extrémité, on prit la résolution de quitter ce camp et de faire retraite vers Damiette. C'était une chose très-difficile. Les Sarrasins qui voyaient bien que l'armée chrétienne serait forcée de prendre ce parti, avaient une armée toute prête à charger l'arrière-garde durant la marche, et ce n'était pas là le plus grand danger.

Il y avait du camp à Damiette près de vingt lieues, et il fallait les faire à travers une multitude innombrable d'ennemis qui gardaient tous les passages; mais c'était une nécessité, il fallut tout hasarder.

Avant que le roi se mît en marche, il fit passer tous les malades et tous les bagages; il les suivit étant malade lui-même, et confia l'arrière-garde à Gaucher de Châtillon. Au premier mouvement que fit l'armée, les ennemis chargèrent l'arrière-garde, et prirent le seigneur Errart de Valery; mais il fut repris par Jean son frère, et ils n'osèrent plus revenir. Dès que l'armée eut passé la rivière du Thanis, et que le roi se fut joint au camp du duc de Bourgogne, il fit embarquer sur ce qui lui restait de vaisseaux les malades et les blessés, avec ordre de descendre la rivière, et de regagner Damiette. Plusieurs compagnies d'archers furent commandées pour les escorter: il y avait un grand navire sur lequel se mit le légat avec quelques évêques. Tous les seigneurs conjurèrent le roi d'y monter aussi; mais, quoique très-faible, et pouvant à peine se soutenir, «il protesta qu'il ne pouvait se résoudre à abandonner tant de braves gens qui avaient exposé si généreusement leur vie pour le service de Dieu et pour le sien; qu'il voulait les ramener avec lui, ou mourir prisonnier avec eux.»

Il marcha donc à l'arrière-garde que commandait toujours l'intrépide Châtillon; et, de tous ses gendarmes, Louis ne retint avec lui que le seul Geoffroi de Sargines. L'état où sa maladie l'avait réduit ne lui permit pas de se charger de tout l'attirail de la guerre, qui était alors en usage. Il était monté sur un cheval de petite taille, dont l'allure douce s'accommodait davantage à sa faiblesse, sans casque, sans cuirasse, sans autres armes que son épée. L'armée avait fait peu de chemin, lorsqu'elle se vit harcelée par les troupes sarrasines, qui tombaient de toutes parts sur elle, sans néanmoins s'engager au combat. Guy Duchâtel, évêque de Soissons, de la maison de Châtillon, ne pensant qu'à périr glorieusement, s'abandonna dans une de ces escarmouches au milieu des ennemis: et, après en avoir tué un grand nombre de sa main, il trouva enfin cette glorieuse mort qu'il cherchait en combattant pour Jésus-Christ. On croyait alors que les canons qui défendent aux ecclésiastiques de manier les armes, ne s'étendaient pas jusqu'aux guerres saintes, et que les pasteurs qui quittaient leur troupeau pour courir après les loups, étaient en droit de les tuer.

Châtillon et Sargines montrèrent plus de conduite sans faire paraître moins de valeur; ils soutinrent, presque seuls, tout l'effort des barbares. Le saint roi ne cessait, depuis, de faire en toutes rencontres l'éloge de ces deux guerriers, et disait que jamais il n'avait vu de chevaliers faire tant et de si vaillans exploits pour le défendre dans cette fâcheuse extrémité. Ce fut ainsi que les deux intrépides chevaliers conduisirent le monarque jusqu'à une petite ville nommée par Joinville Casel[1], et par d'autres Sarmosac, ou Charmasac. , dit Joinville, il fut descendu au giron d'une bourgeoise de Paris[2]. Telle étoit sa foiblesse, que tous les cuidèrent voir passer, et n'espéroient point que jamais il pût passer celui jour sans mourir.

[Note 1: Joinville, page 77.]

[Note 2: Il faut croire que c'était apparemment une femme de Paris, qui, par quelque aventure extraordinaire, était établie dans cette ville si éloignée de sa patrie.]

Châtillon cependant qui veillait à la gloire et à la sûreté de ce prince, défendit long-temps seul l'entrée d'une rue étroite qui conduisait à la maison où était le roi. On voyait Châtillon tantôt fondre sur les infidèles, abattant et tuant tous ceux dont il avait pu prévenir la fuite par sa vitesse; tantôt faisant retraite pour arracher de son écu, de sa cuirasse, et même de son corps, les flèches et les dards dont ils étaient hérisses. Il retournait ensuite avec plus de furie, et se dressant sur les étriers, il criait de toute sa force: A Châtillon! chevaliers, à Châtillon! et où sont mes prud'hommes? Mais, en vain; personne ne paraissait. Accablé enfin par la foule, épuisé de fatigue, tout couvert de traits, et percé de coups, il tomba mort en défendant la religion et son roi. Ainsi périt Gaucher de Châtillon, jeune seigneur de vingt-huit ans. Heureux si, en s'immolant pour le bien public, il eût pu garantir des malheurs auxquels il fut exposé, un prince qui méritait de pareils sacrifices! Mais Dieu en avait autrement ordonné: il voulut que Louis donnât au monde le spectacle d'une autre sorte de gloire que les chrétiens seuls savent trouver dans les souffrances, l'opprobre et l'ignominie.

Cependant les restes de l'arrière-garde arrivèrent, toujours poursuivis, toujours faisant une vigoureuse résistance. Philippe de Montfort vint trouver le roi pour lui dire qu'il venoit de voir l'émir avec lequel on avoit traité d'une trève quelques jours auparavant, et que si c'étoit son bon plaisir, que encore derechef il lui en iroit parler. Le monarque y consentit, promettant de se soumettre aux conditions que le soudan avait d'abord demandées. Le Sarrasin ignorait l'état pitoyable où les croisés étaient réduits. Montfort connaissait l'impatience qu'avait le soudan de se voir en possession de Damiette. Tout ce qu'il avait vu faire aux Français lui donnait lieu de craindre que le courage, joint au désespoir, ne les portât à des choses plus grandes encore: il accepta donc la proposition, et voulut bien traiter de nouveau. La trève fut conclue à la satisfaction des deux parties. Montfort, pour assurance de la parole qu'il donnait, tira l'anneau qu'il avait au doigt, et le présenta à l'émir, qui le reçut. Déjà ils se touchaient dans la main, lorsqu'un traître[1], mauvais huissier, dit Joinville, nommé Marcel, commença à crier à haute voix: Seigneurs, chevaliers françois, rendez-vous tous, le roi vous le mande par moi, et ne le faites point tuer. A ces mots, la consternation fut générale: on crut que le monarque était en effet dans un grand danger; chacun rendit ses bâtons et harnois. L'émir ne fut pas long-temps à s'apercevoir d'un changement si soudain; et voyant que de tous côtés on emmenait prisonniers les gens du roi, il dit au malheureux Montfort qu'on ne faisait point de trève avec un ennemi vaincu, et le força lui-même de rendre les armes.

[Note 1: Joinville, p. 62.]

En même temps l'un des principaux émirs, nommé Gemaledin, entra dans Charmasac avec un corps considérable de troupes; et trouvant le roi environné de gens qui songeaient bien moins à le défendre qu'à l'empêcher d'expirer, il se saisit de sa personne et de tous ceux qui s'empressaient à la soulager: les deux princes ses frères, Alphonse et Charles, tombèrent aussi entre les mains des infidèles. Ce qu'il y a de certain, c'est que tous ceux qui se retiraient par terre, seigneurs ou simples soldats, subirent le même sort; les uns plus tôt, les autres plus tard, tous furent tués ou pris. L'oriflamme, tous les autres drapeaux, tous les bagages, furent conduits en triomphe à Massoure avec les captifs, dont le nombre était si grand, qu'ils y furent entassés les uns sur les autres. Le destin de ceux qui étaient sur le Thanis ne fut pas plus heureux. Il n'y eut que le légat, le duc de Bourgogne, et quelques autres, montés sur de grands vaisseaux, qui eurent le bonheur d'échapper. Les autres bâtimens moins forts, investis de tous côtés, ou périrent par le feu grégeois, ou demeurèrent a la merci des barbares. Tout ce qu'il y avait de malades fut impitoyablement massacré: on ne fit grâce qu'aux gens de marque dont on espérait tirer une grosse rançon. Joinville, que son extrême faiblesse avait obligé de s'embarquer, eut aussi le malheur d'être enveloppé. Il fit jeter l'ancre au milieu du fleuve; mais ayant vu dans le moment quatre grands vaisseaux ennemis qui venaient l'aborder, il délibéra avec ses chevaliers sur ce qu'il y avait à faire: tous convinrent qu'il fallait se rendre, excepté un sien clerc, qui disait que tous devaient se laisser tuer afin d'aller en paradis: Ce que ne voulûmes croire, dit-il avec sa naïveté ordinaire, car la peur de la mort nous pressoit trop fort. Il se rendit, de l'avis de ceux qui étaient en sa compagnie, après avoir jeté dans la rivière un petit coffre où il y avait toutes ses pierreries et ses reliques. Comme il était presque mourant, il courait risque d'être tué; mais un de ses mariniers, pour lui sauver la vie, dit aux infidèles que ce chevalier était cousin du roi. Sur cela, un sarrasin qui voulait le faire son prisonnier, vint à lui, et lui dit qu'il était perdu s'il ne le suivait et n'entrait dans son vaisseau. Il y consentit, et s'étant fait attacher à une corde, il se jeta dans l'eau avec le Sarrasin même, qui se fit tirer avec lui dans le vaisseau. Il fut conduit à terre, où d'autres Sarrasins voulaient le tuer; mais celui qui l'avait pris, le tenant embrassé, criait de toute sa force: C'est le cousin du roi, ne le tuez pas! Cela lui sauva la vie, et même le fit traiter avec assez d'humanité, jusque-là qu'un seigneur sarrasin lui fit prendre un breuvage qui le guérit en peu de jours de la maladie dont il était attaqué, et qui l'avait mis presqu'à l'extrémité.

Il fut conduit au commandant de la flotte, qui lui demanda s'il était cousin du roi: il répondit que non, et que c'était un de ses mariniers qui avait dit cela de lui-même. Il lui demanda s'il n'était pas allié de l'empereur Frédéric; il répondit qu'il l'était par sa mère. Le général lui répartit qu'à la considération de ce prince qu'il estimait, il aurait des égards pour lui.

Il eut la douleur de voir égorger en sa présence un grand nombre de malades, et entr'autres ce brave prêtre messire Jean de Vaisy, son aumônier, dont j'ai parlé, qui avait attaqué et mis en fuite six Sarrasins. Ayant fait dire par le Sarrasin dont il était prisonnier, aux officiers qui présidaient à ce cruel massacre: Qu'ils faisoient grand mal, et contre le commandement de leur grand Saladin, qui disoit qu'on ne devoit tuer ni faire mourir homme depuis qu'on lui avoit fait manger de son pain et de son sel, ils répondirent qu'ils le faisaient ainsi par compassion pour leur misère, et pour leur épargner les douleurs que la maladie leur causait.

Louis, dans sa prison, parut aussi grand que sur le trône, sur le pont de Taillebourg et à la descente à Damiette. On ne lui avait laissé que son bréviaire; il le prit de la main de son chapelain, et le récita avec autant de tranquillité que s'il eût été dans l'oratoire de son palais. Les barbares eux-mêmes admirèrent sa constance plus qu'héroïque. Il était si faible qu'il fallait le porter lorsqu'il voulait faire un pas: il manquait des choses les plus nécessaires; au commencement il n'eut pour se couvrir la nuit, qu'une vieille casaque qu'un prisonnier lui donna; il était dénué de presque tout secours; jamais rien ne put l'ébranler. Un seul homme nommé Isambert, composait tout son domestique; il lui préparait à manger, faisait son pain, et lui tenait lieu de toute cette foule d'officiers, si empressés pour le service des rois. Tout faible et tout malade qu'il était, il ne lui échappa jamais ni signe de chagrin, ni mouvement d'impatience. Il récitait tous les jours son bréviaire avec son chapelain, et se faisait lire toutes les paroles de la messe, excepté celles de la consécration.

La santé de Louis étant si affaiblie qu'il pouvait à peine se soutenir, le sultan Almoadan appréhenda enfin de le voir mourir, de perdre la grosse rançon qu'il en espérait, et de ne pouvoir rentrer en possession de la ville de Damiette. Cette crainte le fit changer tout-à-coup de conduite à l'égard de son prisonnier. Il lui permit de faire venir des étoffes, lui fit présent de deux vestes de taffetas noir, fourrées de vair, avec une garniture de boutons d'or; lui donna ses gens pour le servir, avec ordre de lui fournir tout ce qu'il demanderait. Enfin il lui envoya ses médecins, qui lui firent prendre un breuvage qui le guérit en quatre jours. Le temps dont je parle était, chez les mahométans, un siècle de lumière; ils cultivaient les sciences, et entre autres la médecine, avec succès.

Quelque temps après le lieutenant du sultan fit monter à cheval le sire de Joinville, et le faisant marcher à côté de lui, il le conduisit au lieu où était le roi avec les deux princes ses frères. Là étaient aussi plusieurs seigneurs, et plus de dix mille autres captifs de toute condition; mais les prisonniers de marque séparés des autres, et ceux-ci renfermés dans une espèce de parc, clos de murailles.

Au bout de quelques jours, un des principaux officiers sarrasins y arriva avec des soldats, et, faisant sortir du parc les prisonniers les uns après les autres, on leur demandait s'ils voulaient renoncer Jésus-Christ: ceux qui répondaient que non avaient la tête tranchée dans le moment; ceux qui renonçaient étaient mis à part.

Joinville et les autres seigneurs furent mis dans un quartier de réserve que les infidèles faisaient exactement garder, et le roi dans une tente, entourée pareillement d'une forte garde. Le dessein du soudan, en les faisant ainsi séparer, était de traiter en même temps avec le roi, d'une part, et de l'autre avec les seigneurs.

Almoadan leur envoya un de ses émirs, avec un truchement qui leur demanda s'ils voulaient traiter de leur délivrance, et leur dit de choisir quelqu'un d'entre eux pour convenir de leur rançon. Ils choisirent le comte Pierre de Bretagne, auquel on proposa d'abord de remettre entre les mains du soudan quelques-unes des forteresses que les chrétiens tenaient encore dans la Palestine. Le comte répondit que la chose n'était pas en leur disposition, mais en celle de l'empereur Frédéric, comme roi de Jérusalem, et que ce prince n'y consentirait pas. On lui proposa en second lieu de rendre au soudan quelques places qui dépendaient des chevaliers du Temple, ou de ceux de l'Hôpital. Le comte répondit que cela était impossible, parce que ceux à qui l'on en confiait la garde faisaient un serment particulier, en y entrant, de ne rendre aucunes places pour sauver la vie à qui que ce fût. L'officier mahométan répondit en colère, qu'il voyait bien qu'ils ne voulaient pas être délivrés, et que bientôt ils seraient traités comme ils venaient d'en voir traiter tant d'autres; et ensuite il congédia le comte de Bretagne et les envoyés qui l'avaient accompagné.

On leur en donna la peur toute entière: un moment après ils virent venir vers eux un grand nombre de jeunes soldats, ayant à leur tête un vieillard musulman qui paraissait un homme de distinction; il leur fit demander par un truchement s'il était vrai qu'ils crussent en un seul Dieu, qui fût né, crucifié et mort pour eux, et ensuite ressuscité. Ils répondirent tous avec fermeté qu'ils le croyaient; mais la repartie qu'il leur fit les surprit beaucoup. «Si cela est, leur répondit-il, ne vous découragez point dans l'état malheureux où vous vous trouvez: vous souffrez, mais vous n'êtes pas encore morts pour lui comme il est mort pour vous; et, s'il est ressuscité lui-même, il aura le pouvoir de vous délivrer bientôt de votre captivité.» Après avoir parlé de la sorte, il se retira. Comme on ne devait guère attendre une pareille morale de la part d'un mahométan, les prisonniers tirèrent de là un bon augure pour leur délivrance.

Traité du roi pour sa liberté avec Almoadan, soudan d'Egypte.

Almoadan, n'espérant plus rien obtenir des seigneurs français, se tourna du côté du roi, lui fit faire les mêmes demandes, et en reçut les mêmes réponses. Alors, transporté de colère, il le fit menacer, s'il persistait dans son obstination, de le faire mettre en bernicles, espèce de torture très-cruelle, dont Joinville a voulu nous faire la description; mais il s'est si mal expliqué, qu'il est difficile d'y comprendre quelque chose.

Louis, toujours égal à lui-même, répondit avec modestie: Je suis prisonnier du sultan; il peut faire de moi à son vouloir. Le soudan, convaincu qu'il ne gagnerait rien par cette voie, fit proposer au roi de donner pour sa rançon et pour celle des autres prisonniers, un million de besans d'or, et la ville de Damiette. Louis répondit avec une noble fierté, qu'un roi de France n'étoit point tel, qu'il se voulût rédimer pour aucune finance de deniers; mais qu'il donneroit la ville pour sa personne, et payerait le million de besans pour la délivrance de sa gent. Le sultan, étonné de la générosité de son prisonnier, s'écria: Par ma loi! franc et libéral est le français, qui n'a voulu barguigner, mais a octroyé de faire et payer ce qu'on lui a demandé. Or, lui allez dire que je lui remets le cinquième de la somme, et qu'il n'en payera que huit cent mille besans, lesquels, selon quelques auteurs contemporains, réduits à la monnaie de France de ce temps-là, faisaient environ cent mille marcs d'argent.

Le traité fut conclu à ces conditions: «Qu'il y auroit trève pour dix ans entre les deux nations; que tous les prisonniers qu'on avoit faits de part et d'autre, non-seulement depuis l'arrivée des Français, mais encore depuis la suspension d'armes avec l'empereur Frédéric, seroient remis en liberté; que les chrétiens posséderoient paisiblement toutes les places qu'ils tenoient dans la Palestine et dans la Syrie; que le roi payeroit huit cent mille besans d'or pour la rançon de ses sujets captifs, et donneroit Damiette pour sa personne, que tous les meubles que le monarque, les princes, les seigneurs, et généralement tous les chrétiens, laisseroient dans cette ville, y seroient conservés sous la garde d'Almoadan, jusqu'à ce que l'on envoyât des vaisseaux pour les transporter où l'on jugeroit à propos; que les malades et ceux dont la présence étoit encore nécessaire à Damiette, y seroient en sûreté tout le temps qu'ils seroient forcés d'y demeurer; qu'ils pourroient se retirer par mer ou par terre, selon leur volonté, et que le soudan seroit obligé de donner des sauf-conduits à ceux qui prendroient cette dernière voie pour se rendre en quelque place de la domination des chrétiens.»

Les choses étant ainsi réglées, il n'était plus question que de se disposer à l'accomplissement du traité. Le soudan fit amener le roi dans un lieu de plaisance, nommé Pharescour, situé sur le bord du Nil, où il avait fait bâtir un palais assez vaste, mais construit de bois seulement, couvert de toiles peintes de diverses couleurs. Ce fut là que les deux princes se virent et conférèrent ensemble dans une tente qu'on avait préparée exprès. On ignore les particularités de leur entrevue; tout ce qu'on sait, c'est que le traité y fut ratifié, et qu'on fit de part et d'autre les sermens convenus. Il n'était plus question que de se disposer au départ et à l'évacuation de Damiette. On fit monter le roi avec les principaux seigneurs de son armée sur quatre vaisseaux, pour descendre la rivière vers cette ville; mais un événement imprévu jeta le roi en de plus grands embarras et de plus grands dangers que jamais: ce fut la mort d'Almoadan, contre lequel les Mamelucks avaient fait une conspiration qui éclata sur ces entrefaites, et dont voici les causes et les suites.

Almoadan est assassiné par les Mamelucks.

Ces Mamelucks étaient une espèce de milice à peu près semblable à celle des janissaires d'aujourd'hui, excepté qu'elle combattait d'ordinaire à cheval. Malech-Sala, père du nouveau soudan, l'avait formée. Elle était composée de soldats qui, dès leur enfance, avaient été achetés, soit en Europe, soit en Asie, par les ordres du soudan: ainsi, ne connaissant ni leurs pères, ni leurs mères, ni souvent même leur pays, ils ne pouvaient avoir d'attachement que pour le prince et pour son service. Il les faisait élever dans tous les exercices militaires, et les traitait comme un régiment de ses gardes, qu'il distinguait beaucoup de ses autres troupes: c'était parmi eux qu'il choisissait ceux qui avaient le plus de mérite et de talent, pour en faire ses émirs, et les autres officiers de ses armées.

Ce corps était fort nombreux et fort brave. Il devint redoutable au soudan même qui, sur le moindre soupçon, faisait couper la tête aux commandans, et confisquait leurs biens à son profit.

Almoadan, fils de Malech-Sala, suivit à contre-temps, et sans doute avec trop d'imprudence, ce rude despotisme. Lorsqu'il fut arrivé en Egypte, et eut été reconnu souverain, il déposa la plupart de ceux qui possédaient les charges de la cour et de l'armée, pour les donner à ceux qu'il avait amenés d'Orient. C'était des jeunes gens qui avaient toute sa confiance, et qui engloutissaient toutes les grâces.

Le sultan est assassiné par les Mamelucks.

Ce fut pendant le temps qu'on négociait la trève avec le roi de France, que les émirs, qui étaient tous du corps des Mamelucks formèrent une conjuration contre Almoadan, dans laquelle entra la sultane Sajareldor, veuve du défunt soudan, qui avait été disgraciée. Ils s'imaginèrent que, lorsque Almoadan serait maître de Damiette, et que l'Egypte serait entièrement pacifiée, son caractère absolu disposerait de leurs biens et de leurs vies, suivant ses soupçons et ses caprices. C'est pourquoi ils résolurent d'exécuter leur dessein à Pharescour. Ils gagnèrent plusieurs officiers subalternes, et un grand nombre de soldats; et, comme le soudan était sur le point de partir pour aller prendre possession de Damiette, suivant le traité fait avec le roi de France, il fit mettre son armée sous les armes, et marcher vers la ville. Pour la faire avancer plus promptement, les chefs des conjurés firent répandre le bruit que Damiette avait été prise sur les chrétiens, et qu'il fallait se hâter pour avoir part au butin. Le départ de l'armée n'avait laissé auprès du soudan, pour sa garde à Pharescour, qu'une partie des Mamelucks qui étaient de la conjuration, et ce prince infortuné, qui ne se défiait de rien, se trouva livré à leur discrétion. Il avait dîné à Pharescour, dans le palais de bois dont j'ai parlé, qui était d'une grandeur prodigieuse, et contenait différens appartemens. Après son repas, s'étant levé de table, comme il congédiait plusieurs émirs pour se retirer dans une chambre voisine, celui qui portait l'épée nue devant lui, selon la coutume, se tourna brusquement, et lui en déchargea un grand coup qui ne fit cependant que lui fendre la main depuis le doigt du milieu, jusque bien avant dans le bras. Le soudan, se voyant sans armes, prit la fuite, et se sauva vers le haut du bâtiment, où il se renfermât, sans qu'on se mît en peine de le poursuivre; mais aussitôt le redoutable feu grégeois ayant été jeté en différens endroits de l'édifice, il fut en un moment tout en flammes. Le soudan, voyant qu'il fallait périr, aima mieux s'exposer à la fureur des conjurés, que de se voir brûler tout vif. Il descendit, et se jeta au milieu des soldats pour gagner la rivière. Il fut blessé dans le flanc, d'un poignard qui y resta, et avec lequel il se jeta dans le Nil pour le passer à la nage. Il y fut poursuivi par neuf assassins qui lui ôtèrent la vie. Un d'eux, nommé Octaï, l'ayant tiré à terre, lui ouvrit la poitrine, en arracha le coeur, et aussitôt, tenant ce coeur dans sa main toute ensanglantée, il monta sur le vaisseau où était le roi, et lui dit: «Que me donneras-tu pour t'avoir délivré d'un ennemi qui t'en eût fait autant s'il eût vécu?»

Louis ne répondit à cette brutale question que par un regard de mépris qui fit assez voir qu'il avait horreur d'une action si détestable. On ajoute qu'Octaï le pria de le faire chevalier de sa main; que le roi lui répondit qu'il le ferait volontiers, s'il voulait se faire chrétien, et que l'infidèle se retira plein de respect pour ce prince, dont il ne pouvait assez admirer la fermeté et le courage.

Un moment après, trente de ces assassins entrèrent dans le vaisseau, et criant, tue! tue! Chacun en ce moment se crut mort. Plusieurs se jetèrent aux pieds d'un religieux de la Trinité, de la suite de Guillaume, comte de Flandre, pour lui demander l'absolution. Le seigneur Guy d'Ybelin, connétable de Chypre, se jeta à genoux devant Joinville, et se confessa à lui: Et je lui donnai, ajoute ce seigneur, telle absolution comme Dieu m'en avoit donné le pouvoir; mais de chose qu'il m'eût dite, quand je fus levé, oncque ne m'en recordai de mot; mais en droit moi, ne me souvenois alors de mal ne péché que oncque j'eusse fait, et je m'agenouillai aux pieds de l'un d'eux, tendant le cou, et disant ces mots en faisant le signe de la croix: Ainsi mourut sainte Agnès. Telle était la simplicité de ces bons chevaliers, qui avaient au moins beaucoup de foi. Ils en furent quittes pour la peur. Les trente assassins sortirent du vaisseau sans faire mal à personne. Une pareille scène se passait dans la tente du roi, où une troupe de ces scélérats entra avec confusion, l'épée nue, et teinte encore du sang de leur prince. Leur démarche, leurs cris, leur fureur enfin, qui paraissait peinte sur leurs visages, n'annonçaient rien que de funeste. Louis, sans rien diminuer de cet air majestueux qui inspirait le respect, même aux plus barbares, laissa tranquillement rugir ces bêtes féroces, ne montrant ni moins de sérénité, ni moins de dignité que s'il eût été à quelque cérémonie d'éclat au milieu de ses barons. Cette constance héroïque lui attira l'admiration de ces infâmes parricides; ils s'adoucirent tout d'un coup, et se prosternant jusqu'à terre: Ne craignez, rien, Seigneur, lui dirent-ils, vous êtes en sûreté; il fallait que les choses se passassent comme elles viennent d'arriver: nous ne vous demandons que l'exécution du traité, et vous êtes libre.

On dit même qu'ils furent si touchés de son intrépidité, qu'ils mirent en délibération de le choisir pour leur soudan; mais le voyant si ferme dans ce qui regardait sa religion, ils appréhendèrent qu'il ne renversât bientôt toutes leurs mosquées. Un jour le saint monarque s'entretenant de cette aventure avec Joinville, lui demanda s'il croyait qu'il eût accepté la couronne d'Egypte. Le naïf sénéchal répondit[1], qu'il eût fait en vrai fol, vu qu'ils avoient ainsi occis leur seigneur. Or sçachez, reprit Louis, que je ne l'eusse mie refusée. Tel était le zèle de ce prince véritablement chrétien, que dans l'espérance de convertir ces infidèles, il se fût exposé à une mort certaine.

[Note 1: Joinville, page 73.]

Le lendemain, les émirs envoyèrent demander communication du traité fait avec le soudan. Le comte de Flandre, le comte de Soissons, et plusieurs seigneurs, allèrent leur parler à ce sujet. Les émirs leur répétèrent ce qu'ils avaient déjà dit au roi, que le dessein du soudan, sitôt qu'il eût été en possession de Damiette, était de lui faire couper la tête, et à tous les seigneurs français, et que, pour marque de sa perfidie, il en avait déjà envoyé quelques-uns au Grand-Caire, où il les avait fait massacrer.

Cependant le traité fut confirmé; mais les émirs voulurent que la moitié de la rançon fût payée avant le départ du roi, et il y consentit. Il fut question de faire un nouveau serment de part et d'autre: les émirs le firent à leur manière, et le roi le reçut; mais il voulurent lui prescrire la forme du sien. Ils en avaient fait composer la formule par quelques renégats, en cette manière: «Qu'au cas que le roi manquât à sa promesse, il consentait d'être à jamais séparé de la compagnie de Dieu et de la Vierge Marie, des douze apôtres, des saints et saintes du Paradis.» Le roi n'eut aucune peine sur ce point-là; mais la seconde partie lui fit horreur. On voulait qu'il s'exprimât en ces termes: «Que, s'il violait son serment, il serait réputé parjure, comme un chrétien qui a renié Dieu, son baptême et sa loi, et qui, en dépit de Dieu, crache sur la croix et la foule aux pieds.» Il protesta que ces horribles paroles ne sortiraient jamais de sa bouche. Les émirs ayant appris la réponse du roi, en furent très-irrités, et assurèrent celui qui la leur porta, que, s'il ne faisait ce serment (comme eux avaient fait le leur de la manière qu'il avait voulu), ils lui couperaient la tête, et à tous les seigneurs de sa suite. Cette menace, rapportée au roi, ne l'ébranla pas plus que les instances que lui firent les deux princes ses frères, qui lui représentaient qu'il devait passer par-dessus ce scrupule, puisqu'il était en résolution d'exécuter sa promesse avec toute l'exactitude possible.

Les émirs pleins de rage vinrent à sa tente, comme pour lui ôter la vie; mais l'avarice était un frein qui arrêtait leur fureur: ils craignaient de perdre la grosse rançon que le roi avait promise, et ils voulaient avoir Damiette. S'imaginant que le patriarche de Jérusalem était celui qui empêchait le roi de les satisfaire, un émir fut sur le point de lui couper la tête; mais ils se contentèrent de le faire lier à un poteau, où ils lui firent serrer les mains avec tant de violence, qu'elles furent en un moment horriblement enflées, et que le sang en ruisselait. Ce pauvre vieillard qui avait quatre-vingts ans, pressé par la douleur, criait au roi de toute sa force: «Ah! sire, jurez hardiment: j'en prends le péché sur moi et sur mon âme, puisque vous avez la volonté d'accomplir votre promesse.» Le roi tint ferme, et les émirs, voyant qu'il se mettait peu en peine de toutes leurs menaces furent contraints de se contenter de la première partie du serment qu'ils lui avaient prescrit, et que les seigneurs français firent aussi.

Les Sarrasins donnèrent la couronne à la sultane Sajareldor, lui firent serment de fidélité, et choisirent entre eux des généraux pour commander les armées sous son autorité. Ce fut avec eux que le roi arrêta définitivement les articles du traité.

Les vaisseaux qui portaient le roi et les prisonniers voguèrent vers Damiette, où l'on était dans la dernière consternation sur les différens bruits qui avaient couru touchant la personne du roi et celles des deux princes ses frères. La comtesse d'Artois y était dans la plus grande affliction de la mort de son mari. L'incertitude du sort du roi et des princes, et l'approche de l'armée ennemie, tenaient la reine et les comtesses d'Anjou et de Poitiers dans de mortelles alarmes. Le duc de Bourgogne et Olivier de Termes, qui commandaient la garnison, avaient toutes les peines du monde à les rassurer. Les Génois et les Pisans furent sur le point d'abandonner la ville et de s'enfuir sur leurs vaisseaux. Il fallut que la reine s'obligeât de leur fournir des vivres à ses dépens pour obtenir qu'ils demeurassent. Elle était accouchée avant terme d'un fils, qui fut nommé Jean, et surnommé Tristan, pour marquer la triste et fâcheuse conjoncture de sa naissance. Cette couche prématurée avait été l'effet de sa douleur et de son chagrin; elle était dans de si terribles appréhensions, qu'il ne se passait pas de nuit que, troublée par des songes effrayans, elle ne crût voir les Sarrasins en furie attenter à la vie du roi son mari, ou entrer en foule dans sa chambre pour l'enlever elle-même; elle se tourmentait, s'agitait, et sans fin s'écriait: A l'aide! à l'aide! On fut obligé de faire veiller dans sa chambre un chevalier vieil et ancien, dit Joinville[1], âgé de quatre-vingts ans et plus, armé de toutes pièces, qui, toutes les fois que ces tristes imaginations la réveillaient, lui prenait la main et lui disait: Madame, je suis avec vous; n'ayez peour. Un jour, ayant fait retirer tout le monde, excepté ce brave vieillard, elle se jeta à genoux: Jurez-moi, lui dit-elle, que vous m'accorderez ce que je vas vous demander. Il le lui promit avec serment. Eh bien, sire chevalier, reprit-elle, je vous requiers, sur la foi que vous m'avez donnée, que, si les Sarrasins prennent cette ville, vous me coupiez la tête avant qu'ils me puissent prendre. Ce bon gentilhomme répondit que très-volontiers il le feroit, et que jà l'avoit-il eu en pensée d'ainsi le faire si le cas y échéoit.

[Note 1: Joinville, pages 78 et 79.]

Le roi est mis en liberté et Damiette est rendue.

L'arrivée du roi remit un peu les esprits: il n'entra pas dans la place, mais le seigneur Geoffroy de Sargines fut chargé de donner les ordres pour la reddition. La reine, les princesses et les autres dames furent transportées sur les vaisseaux. On laissa dans la ville les malades, les machines et les magasins, jusqu'à ce qu'on pût les retirer, suivant un des articles du traité.

On ne fut pas long-temps à connaître qu'on avait affaire à des gens sans foi et sans honneur, car ils firent main-basse sur tous les malades; et ayant brisé les machines qu'ils s'étaient engagés de rendre, ils y mirent le feu, et les brûlèrent toutes. Ils n'en demeurèrent pas-là. Les généraux sarrasins mirent en délibération s'ils ne traiteraient pas le roi et les autres prisonniers comme ils avaient traité les malades. Un des émirs soutint qu'il ne fallait pas balancer, et que c'était l'Alcoran même qui ordonnait de ne point faire de quartier aux ennemis de leur loi. Il ajouta que, quand on se serait défait du roi de France, et de la fleur de la noblesse française, on n'aurait point de vengeance à craindre, parce que ce prince n'avait que des enfans en bas âge. Peu s'en fallut que cet émir n'entraînât tout le conseil dans son sentiment; mais comme il se rencontre toujours quelque homme d'honneur dans les assemblées les plus dévouées au crime, un autre émir s'opposa à cette résolution. Il représenta l'infamie qui en retomberait sur toute la nation, ce qu'on dirait des Mamelucks dans toute la terre, quand on apprendrait qu'après avoir massacré leur soudan, et après un traité confirmé par les sermens les plus solennels, ils avaient encore trempé leurs mains dans le sang d'un prince et de tant de braves hommes alliés à toutes les puissances de l'Europe.

Un avis si raisonnable ne fit pas toutefois conclure en faveur des prisonniers, mais il suspendit au moins la fureur qui s'était emparée des esprits.

En attendant qu'on eût pris une dernière résolution, un des émirs, autorisé par le plus grand nombre, donna ordre aux mariniers sarrasins de remonter les vaisseaux vers le Grand-Caire: ce qui fut exécuté sur-le-champ, dont fut mené entre nous un très-grand deuil, ainsi que s'exprime le bon sénéchal[1], et maintes larmes en issirent des yeux; car nous espérions tous qu'on dût nous faire mourir.

[Note 1: Joinville, p. 74.]

Mais enfin la réflexion que firent les Mamelucks, qu'ils se rendraient par cette perfidie l'exécration de l'univers, la crainte d'attirer sur eux la vengeance de toute l'Europe, et, plus que tout cela, la crainte de perdre les huit cent mille besans d'or qu'on leur avait promis, les ramenèrent à un avis plus sage, et soutinrent en eux un reste de bonne foi prêt à s'échapper. Ainsi, comme voulut Dieu qui n'oublie jamais ses serviteurs, il fut accordé que tous seroient délivrés, et les fit-on revenir vers Damiette. On voulut même les régaler avant de les quitter: on leur apporta des beignets de fromage rôtis au soleil, et des oeufs durs, que, pour l'honneur de leurs personnes, on avoit fait peindre par dehors de diverses couleurs.

Le roi est mis en liberté.

On leur permit ensuite de sortir des vaisseaux qui leur tenaient encore lieu de prison, et d'aller trouver le roi qu'on avait laissé dans une tente sur le rivage. Il marchait alors vers le Nil, accompagné de vingt mille Sarrasins armés, qui le considéraient avec une grande curiosité, et lui rendaient le même honneur que s'il eût été leur prince.

Une galère l'attendait, sans autre équipage, en apparence, qu'un homme qui faisait le fou. Dès qu'il vit le monarque à portée d'être secouru, il donna un coup de sifflet, et à l'instant parurent quatre-vingts arbalétriers français bien équipés, leurs arbalètes tendues, et le trait dessus. Les infidèles, à cette subite apparition, commencèrent à fuir comme des brebis, ne oncque avec le roi n'en demeura que deux ou trois.

Aussitôt le maître du vaisseau lui fit jeter une planche pour l'aider à passer sur son bord: il y entra suivi du comte d'Anjou son frère, de Geoffroi de Sargines, de Philippe de Nemours, d'Albéric Clément, maréchal de France, du sire de Joinville, et de Nicolas, général de la Trinité.

Le roi, suivant le traité fait avec les émirs, devait, avant de partir d'Egypte, payer le quart de la rançon dont on était convenu. Il leur avait déjà fait payer la moitié de cette somme, et en attendant qu'on pût trouver le reste, le comte de Poitiers, son frère, était retenu en otage par les ennemis. Après qu'on eut ramassé tout ce qu'on put trouver d'argent, il se trouva qu'il manquait soixante mille livres pour compléter la somme. Joinville conseilla au roi de les emprunter des Templiers, ou de les prendre par force s'ils faisaient quelque difficulté. Leur grand-maréchal se piquant d'une fausse exactitude, refusa de les prêter dans l'occasion du monde la plus privilégiée. Il représenta qu'en recevant leurs commanderies, ils faisaient serment de ne point disposer des revenus de l'ordre sans la permission de leurs supérieurs. On fut outré d'un scrupule si mal fondé de la part de gens qui ne se dispensaient que trop souvent de leur règle en d'autres points bien plus essentiels, et de voir qu'ils avaient moins de confiance en la parole du roi que les infidèles.

Le sire de Joinville s'offrit, et partit avec la permission du monarque pour aller forcer leurs coffres prétendus sacrés. Il avait déjà la cognée levée pour les briser, lorsque le maréchal, qui l'avait suivi, jugea plus à propos, pour éviter l'indignation publique, de lui en remettre les clefs. Joinville y puisa sans façon tout l'argent dont on avait besoin, et l'apporta aux pieds de Louis, qui fut, dit Joinville, moult joyeux de sa venue. Ainsi le payement fut achevé, au contentement du religieux prince, et le comte de Poitiers fut remis en liberté.

Tout était prêt pour le départ, lorsque le comte de Montfort, qui avait été chargé de payer, croyant avoir fait un trait d'habile homme, vint dire au roi, en riant, que les Sarrasins s'étaient trompés de 20,000 besans d'or, et qu'il était bien aise d'avoir été plus fin que des traîtres qui n'avaient ni foi ni loi. Mais le roi, dit Joinville, se courrouça très-âprement, et renvoya Montfort, au grand danger de sa vie, restituer cette somme à des barbares, dont l'infidélité ne devait point servir d'exemple pour un prince chrétien.

Avant que cette affaire fût entièrement terminée, le comte Pierre de Bretagne, le comte de Flandre, le comte de Soissons et plusieurs autres seigneurs étaient venus prendre congé du roi, qui ne put obtenir d'eux d'attendre la délivrance du comte de Poitiers pour les accompagner. Ils mirent à la voile pour retourner en France; mais le comte de Bretagne n'eut pas la satisfaction de revoir sa patrie: il mourut pendant le voyage.

Enfin, le roi ayant satisfait à tous les articles du traité avec une exactitude qui allait jusqu'au scrupule, le comte de Poitiers vint le joindre, et aussitôt on fit voile pour la Palestine.

L'embarquement s'était fait avec tant de précipitation, que les gens du roi ne lui avoient rien appareillé, comme de robes, lit, couche, ne autre bien; à peine se trouva-t-il quelques matelas sur lesquels il pût reposer. Il faisoit venir Joinville, lui permettait de se seoir emprès sa personne, pour ce qu'il étoit malade. Après lui avoir détaillé tout ce qui s'était passé à sa prise, il lui ordonnait de raconter ses aventures particulières, trouvant toujours le moyen de rapporter tout à Dieu. Tant de malheurs qui lui étaient arrivés coup sur coup, n'avaient pu, dit l'ingénu sénéchal, lui faire oublier le comte d'Artois, son frère: Il plaignoit à merveille sa mort. Un jour il demanda où était le comte d'Anjou, qui, quoique sur le même vaisseau, ne lui tenoit aucune compagnie. On lui répondit qu'il jouait avec Gautier de Nemours[1]. Aussitôt il se leva, un peu échauffé, se fit conduire à la chambre où étaient les joueurs, et, quand il fut sur eux, print les dez «et les tables, les jeta en la mer, et se courrouça très-fort à son frère, de ce qu'il ne lui souvenoit plus de la mort d'un prince qui devoit lui être si cher, ni des périls desquels Notre-Seigneur les avoit délivrés. Mais le sire de Nemours en fut mieux payé, car le bon saint roi jeta tous ses deniers après les dez et les tables, en mer.»

[Note 1: Joinville, pag. 79 et 80.]

Le roi arrive en Palestine.

La navigation fut des plus heureuses; les vaisseaux, au bout de six jours, entrèrent dans le port de Saint-Jean-d'Acre. Toute la ville vint au-devant du roi en procession, et chacun mit pied à terre, dans l'espérance de trouver quelque repos après tant de fatigues.

Telle fut la fin d'une expédition dont les préparatifs alarmèrent tout l'Orient, dont les premiers succès firent trembler tous les Musulmans, dont les derniers malheurs remplirent toute l'Europe de deuil et de tristesse. Louis se montra véritablement grand dans les triomphes, plus grand encore dans les fers, très-grand par la tendre reconnaissance qu'il conserva toute sa vie pour les bontés d'un Dieu qui l'avait jugé digne de souffrir pour la gloire de son saint nom.

Désolation de la France et de l'Europe, à la nouvelle de la prison du roi.

Tandis que ces choses se passaient en Orient, on se repaissait en France de diverses nouvelles qui étaient de jour en jour plus avantageuses. Celles de l'heureuse descente qu'on avait faite en Egypte, de la prise de Damiette, dont on eut des avis certains, furent, comme c'est l'ordinaire, le fond sur lequel on en fabriqua plusieurs autres qui en tiraient toute leur vraisemblance, et que l'on croyait avec le plus grand plaisir. Selon ces bruits, la prise de Damiette avait été suivie de celle du Grand-Caire, et de la défaite entière de l'armée du soudan. La nouvelle en avait été confirmée par une lettre écrite à un commandeur de l'ordre des Hospitaliers; la reine Blanche et tout le royaume le crut avec la même facilité. Ce n'était partout que réjouissances, et principalement en France, d'autant plus que, selon la même lettre, le roi et les princes ses frères étaient en parfaite santé; mais lorsque l'illusion eut fait place à la vérité, la douleur fut universelle. Plus la joie avait été grande, plus on fut consterné par les assurances que l'on reçut quelque temps après de la captivité du roi, de tous les princes et seigneurs, des maladies contagieuses qui l'avaient précédée, et qui avaient fait périr la plus grande partie de l'armée. Tous les princes chrétiens firent paraître leur douleur d'un si funeste désastre: toute l'Europe prit part à cette perte, qui était commune à toute la chrétienté.

La reine Blanche y fut plus sensible que tous les autres; cependant, loin de se laisser accabler par la douleur, elle s'occupa des moyens de remédier à un mal si pressant: elle n'omit ni exhortations, ni caresses, ni prières, pour engager les sujets du roi à faire les derniers efforts, afin de payer sa rançon, celle de tant de braves seigneurs, et pour envoyer du secours à Damiette, dont la conservation répondait en quelque sorte de la vie du roi son fils.

Mais tous les mouvemens que la captivité du roi causa dans l'Europe eurent peu d'effet, et en produisirent au contraire un très-fâcheux; qui fut un exemple des illusions dont le peuple est susceptible, et qui le conduisent ordinairement aux plus grands excès de fanatisme.

Mouvemens des Pastoureaux.

Un Hongrois, nommé Jacob, âgé de soixante ans, apostat de l'ordre de Cîteaux et même de la religion chrétienne, car il avait secrètement embrassé celle de Mahomet, était en Europe l'espion du soudan d'Egypte. Une très-longue barbe qui lui descendait presque jusqu'à la ceinture, un visage pâle et décharné, des yeux enfoncés, mais étincelans, une grande abondance de larmes qu'il avait à commandement, un extérieur enfin pénitent et tout en Dieu, parlant d'ailleurs avec une espèce d'éloquence simple plusieurs langues de l'Europe, lui donnèrent un si grand crédit sur l'esprit de la populace, qu'elle crut qu'il était véritablement envoyé de Dieu. Ce scélérat, que l'usage des fourberies avait rendu habile à contrefaire le prophète, s'adressa aux gens de la campagne et surtout aux bergers, et entreprit de leur persuader que Dieu voulait se servir d'eux pour délivrer la Terre-Sainte et le roi de la tyrannie des Sarrasins; que la divine Providence avait fait avorter tous les desseins de ces grands du monde qui se confiaient dans leur force, afin de se réserver la gloire d'exterminer les Mahométans par les mains des faibles; que Jésus-Christ qui, étant sur la terre, s'était donné le nom de Pasteur et d'Agneau de Dieu, avait jeté les yeux, pour ce grand oeuvre, sur ceux qui menaient une vie simple dans la conduite des troupeaux. Il sut si bien faire valoir cette extravagance, à la faveur de quelques tours de charlatan, qui passaient pour des miracles aux yeux de ces bonnes gens, qu'il en assembla un grand nombre et les engagea à le suivre. Ce fut de ces gens-là qu'il commença à former sa milice à qui on donna pour cette raison le nom de pastoureaux. Elle fut bientôt grossie par une multitude infinie d'autres gens de la campagne, de la lie du peuple, de tous les vagabonds et de tous les voleurs du royaume.

La régente, qui avait besoin de soldats pour envoyer en Palestine au secours du roi, ne s'opposa pas d'abord à cette manie dont elle espérait tirer avantage; mais ces pastoureaux commirent tant de désordres, ils s'abandonnèrent à tant d'excès, et portèrent leur insolence si loin contre les évêques, les ecclésiastiques, les religieux; et leur chef, dans ses prédications, parla contre l'Eglise et le pape avec tant d'audace et d'impudence, que la régente, informée de ces désordres ouvrit enfin les yeux, et reconnut modestement sa faute et avoua qu'elle avait été trompé par la simplicité apparente de ces imposteurs; aveu qui pourrait paraître humiliant de la part d'une reine consommée dans les affaires par une longue expérience, mais qui fait connaître réellement une grande ame, que l'amour-propre, si naturel aux grands, ne sait point aveugler.

Elle envoya partout des ordres aux magistrats et aux peuples de prendre les armes pour les dissiper. Bourges cependant ignorait cette proscription: on y reçut le prétendu prophète avec honneur. Jacob y fit entrer une partie de ses gens; les autres se répandirent dans les environs. Le clergé, objet éternel de leur haine, s'était caché ou retiré. Il n'y eut personne de tué; mais la synagogue des Juifs fut forcée, leurs livres brûlés, leurs maisons pillées. Le maître prêcha avec son impudence ordinaire; il avait promis des miracles, mais il n'eut pas l'adresse d'en faire: le peuple se retira fort désabusé. Ce fut apparemment sur ces entrefaites qu'arrivèrent les ordres de la régente; mais déjà les pastoureaux étaient sortis de la ville. Les habitans, honteux de leurs ménagemens pour cette bande de scélérats, courent aux armes, sortent en foule après eux, et les joignent entre Mortemer et Villeneuve sur le Cher. Le Hongrois Jacob, leur maître, atteint des premiers par un boucher, est assommé à coups de hache; une grande partie de ses gens demeure sur la place. Plusieurs tombent entre les mains des magistrats et périssent par la corde: le reste se dissipe comme de la fumée.

Une autre troupe de ces fanatiques, sous la conduite d'un des lieutenans de Jacob, se présente aux portes de Bordeaux. Interrogés quelle était leur mission, ils répondent qu'ils agissaient par l'autorité de Dieu tout-puissant et de la Vierge sa mère. Le voile de la séduction était tombé, on leur signifia que, s'ils ne se retiraient promptement, on les poursuivrait avec toutes les troupes du pays: cette simple menace suffit pour les disperser. Leur chef se déroba secrètement, monta sur un vaisseau pour retourner chez les Sarrasins, d'où il était venu; mais, reconnu par les mariniers pour l'un des compagnons du Hongrois, il fut jeté dans la Garonne, pieds et mains liés. On trouva dans son bagage beaucoup d'argent, des poudres empoisonnées, des lettres écrites en arabe, qui marquaient un engagement de livrer dans peu un grand nombre de chrétiens aux infidèles.

Un second lieutenant de l'imposteur était passé en Angleterre, où il avait rassemblé cinq ou six cents villageois; mais lorsqu'on y fut instruit de la manière dont les disciples du Hongrois avaient été traités en France, ce lieutenant fut arrêté et mis en pièces par ceux mêmes qu'il avait séduits.

Telle fut la fin malheureuse des pastoureaux. La plus grande partie périt, ou par l'épée, ou par la main des bourreaux: on n'en excepta que ces trop simples paysans dont on avait surpris la bonne foi. Les uns, touchés d'un véritable repentir, allèrent expier leur égarement au service du roi dans la Terre-Sainte; les autres, se voyant sans chef, regagnèrent comme ils purent leurs troupeaux et leurs charrues. Ainsi fut dissipée une illusion, dont on comprend aussi peu l'accroissement prodigieux que la fin si subite.

Occupations du roi dans la Palestine.

Cependant, dès que le roi fut arrivé à Saint-Jean-d'Acre dans la Palestine, il s'empressa d'envoyer les quatre cent mille besans d'or qui restaient à payer, tant pour retirer les malades et les effets qu'on avait dû garder à Damiette, que pour racheter les captifs qu'on avait transférés au Caire, contre la foi des traités. Mais ce voyage fut inutile: les ambassadeurs, après avoir essuyé toutes sortes de délais, rapportèrent une partie de l'argent, et ne ramenèrent avec eux que quatre cents prisonniers, de plus de douze mille qu'ils étaient. Les Sarrasins ne tardèrent pas à se repentir d'avoir délivré le roi à si bon marché. Ils avaient, comme on l'a dit, brûlé toutes ses machines, pillé ses meubles, égorgé les malades. Il ne fut pas plus tôt mis en liberté, qu'ils partagèrent entre eux les captifs qui furent traités avec la dernière barbarie. Cette conduite des Egyptiens fit changer de face aux affaires.

Louis demande l'avis des seigneurs sur son retour en France.

Louis, vivement sollicité par les prières de la reine sa mère, avait résolu de retourner en France, où l'on n'avait ni paix, ni trève avec le roi d'Angleterre. On commençait à craindre qu'il ne voulût profiter de l'éloignement du monarque; car on connaissait la jalousie, l'ambition, la cupidité et l'humeur inquiète de Henri; mais, d'un autre côté, la retraite du saint roi entraînait celle de tous les croisés qui ne pouvaient manquer de le suivre, et désiraient, après tant de malheurs et de fatigues, de revoir encore leur patrie. Les Templiers même, et les Hospitaliers, menaçaient de s'embarquer avec lui, s'il prenait le parti de les abandonner. Ainsi la Palestine demeurait sans défense, ses habitans sans ressource, plus de dix mille prisonniers sans espérance d'être rachetés.

Dans cette position difficile, il assembla les comtes de Poitiers et d'Anjou, le comte de Flandre, et tous les seigneurs de l'armée.

«Madame la reine, ma mère, leur dit-il, me mande que mon royaume est dans un grand péril, et mon retour très-nécessaire. Les peuples de l'Orient, au contraire, me représentent que la Palestine est perdue si je la quitte, me conjurent de ne les point abandonner à la merci des infidèles, protestent enfin qu'ils me suivront tous, si je veux les laisser à eux-mêmes. Ainsi je vous prie de me donner votre avis sur ce qu'il convient de faire: je vous donne huit jours pour y penser.» Il ne lui échappa dans son discours aucune parole qui pût faire connaître son dessein; mais la gloire de Dieu, l'intérêt de la religion, sa tendresse pour des sujets malheureux qui gémissaient dans un dur esclavage, ne lui permettaient pas de balancer sur le choix du parti qu'il avait à prendre.

Quand les huit jours furent expirés, l'assemblée se trouva encore plus nombreuse que la première fois. Alors le seigneur Guy de Mauvoisin lui dit, au nom de tous les seigneurs français: «Sire, messeigneurs vos frères et tous les chefs de votre armée sont d'avis que vous vous embarquiez au plus tôt. Votre royaume a un besoin pressant de votre présence. Vous ne pouvez demeurer ici avec honneur. Le séjour que vous y ferez ne sera d'aucune utilité. De deux mille huit cents chevaliers qui vous accompagnaient en partant de Chypre, il ne vous en reste pas cent, la plupart malades, n'ayant ni équipages, ni argent pour en avoir. Vous n'avez pas une seule place dont vous puissiez disposer. Enfin, supposé que vous pensiez à continuer la guerre contre les infidèles, il faut pour cela même passer la mer, afin de faire un nouvel armement, et revenir avec de plus grandes forces; au lieu que dans l'extrémité où vous vous trouvez, vous n'êtes point en état de rien entreprendre, mais dans un danger évident de périr sans honneur et sans tirer l'épée.»

Ce discours fit beaucoup d'impression sur l'esprit du roi; et, quoique Mauvoisin, en commençant, eût dit qu'il parlait au nom de presque toute l'assemblée qui, par son silence, semblait approuver ses remontrances, cependant le roi voulut avoir les avis de tous en particulier. Il commença par les comtes de Poitiers et d'Anjou, ses frères; après eux il fit parler le comte de Flandre et plusieurs autres seigneurs: tous répondirent qu'ils étaient entièrement du sentiment du seigneur Mauvoisin. Quand le roi demanda celui de Jean d'Ybelin, comte de Jaffe, il se défendit d'abord de le dire, parce que, possédant plusieurs places dans la Palestine, il paraîtrait parler pour ses propres intérêts, s'il était d'un sentiment contraire à celui de tant de braves chevaliers. Le roi l'obligea toutefois de parler, et il dit que, supposé que le roi ne fût pas dans une entière impuissance d'avoir des troupes capables de tenir la campagne, il était de la gloire d'un aussi grand prince que lui de demeurer en Palestine, avec l'espérance d'avoir quelques avantages sur les Sarrasins; qu'il lui serait honteux de se retirer sur sa perte, et de paraître en Europe avec les débris de son armée et tout le mauvais équipage d'un prince vaincu, sans avoir fait quelques efforts pour réparer une disgrace, plus glorieuse peut être que bien des victoires, mais qu'une retraite précipitée pouvait néanmoins rendre honteuse.

Joinville, qui ne put parler que le quatorzième, embrassa ce dernier avis. «Le roi, ajouta-t-il, en employant une partie de son trésor, qui se trouve encore tout entier, lèvera aisément de bonnes troupes. Lorsqu'on saura qu'il paie largement, on viendra en foule se ranger sous ses étendards: la Morée et les pays voisins lui fourniront des chevaliers et des soldats en abondance. Ainsi l'exigent et la gloire de notre souverain, et le salut de nos compagnons captifs, qu'on met peut-être par milliers à la torture, au moment que nous délibérons, et qui se trouvent dans la nécessité, ou de souffrir mille morts, ou de renoncer à leur foi, ou au moins à leur liberté; qu'il n'y avait personne dans l'assemblée qui n'eût parmi ces prisonniers des parens ou des amis, et qu'il était de leur générosité de ne les pas laisser périr malheureusement.» Il prononça ces dernières paroles d'une manière si touchante qu'il tira des larmes des yeux; mais personne ne changea de sentiment; et de tous ceux qui restaient à parler, le seul Guillaume de Beaumont, maréchal de France, appuya celui du sénéchal de Champagne. Le roi, touché de tant d'oppositions à ce qu'il avait résolu, ne voulut pas se déclarer et remit encore l'affaire à huitaine.

Les seigneurs sortirent de l'assemblée très-irrités contre Joinville, qui, jeune encore, avait osé combattre l'avis de tant de personnages vieillis dans les armes et dans le conseil. «Chacun commença aussitôt à l'assaillir, et lui disait par dépit ou par envie: Il est inutile de délibérer davantage, Joinville a opiné de demeurer, Joinville qui en sait plus que tout le royaume de France.» Le plus sage lui parut de se taire; mais il eut peur d'avoir déplu au souverain. Deux ou trois jours après la tenue de ce conseil, le roi qui le faisait manger avec lui quand les princes ses frères n'y étaient pas, ne le regarda point pendant tout le dîner. Le sénéchal, effrayé d'un silence qui, trop souvent à la cour, annonce une disgrace prochaine, se retira dans l'embrasure d'une fenêtre qui donnait sur la mer. Là, tenant ses bras passés au travers des grilles, il se mit à rêver à sa mauvaise fortune. Déjà il disait en son courage[1], qu'il laisserait partir le monarque, et s'en irait vers le prince d'Antioche, son parent, lorsque tout-à-coup il sentit quelqu'un s'appuyer sur ses épaules par derrière, et lui serrer la tête entre les deux mains. Il crut que c'était le seigneur de Nemours qui l'avait tourmenté cette journée. De grace, lui dit-il avec chagrin, laissés m'en paix, messire Philippe, en male aventure. Aussitôt il tourne le visage; mais l'inconnu lui passe la main par-dessus. Alors il sçut que c'étoit le roi, à une émeraude qu'il avoit au doigt, et voulut se retirer comme quelqu'un qui avait mal parlé. «Venez çà, sire de Joinville, dit le monarque en l'arrêtant: je vous trouve bien hardi, jeune comme vous êtes, de me conseiller sur tout le conseil des grands personnages de France, que je dois demeurer en cette terre. Si le conseil est bon, répondit le sénéchal, avec un petit reste d'humeur, votre majesté peut le suivre; s'il est mauvais, elle est maîtresse de n'y pas croire. Mais si je demeure en Palestine, ajouta le prince, le sire de Joinville voudra-t-il rester avec moi? Oui, sire, reprit celui-ci avec vivacité, fût-ce à mes propres dépens.» Le roi, charmé de sa naïveté, lui découvrit enfin que son dessein n'était pas de retourner sitôt en France: néanmoins il lui recommanda le secret. Cette confidence rendit au sénéchal toute sa gaieté: Nul mal, dit-il, ne le gravoit plus.

[Note 1: Joinville, p. 81.]

Le roi se détermine à rester en Syrie.

Le dimanche suivant, le roi assembla de nouveau les seigneurs de son conseil et leur parla en ces termes: «Seigneurs, je suis également obligé, et à ceux qui me conseillent de repasser en France, et à ceux qui me conseillent de rester en Palestine, persuadé que je suis que tous n'ont en vue que mes intérêts et ceux de mon royaume. J'ai balancé les raisons des uns et des autres, et je me suis déterminé à ne pas quitter la Palestine. Je sais que ma présence serait utile en France, mais elle n'y est pas nécessaire. La reine ma mère l'a gouvernée jusqu'à présent avec tant de sagesse que je puis m'en rapporter à ses soins: elle ne manque ni d'hommes, ni d'argent; et, en cas que les Anglais fassent quelque entreprise, elle est en état de s'y opposer. Au contraire, si je pars, le royaume de Jérusalem est perdu. Quelle honte si, étant venu pour le délivrer de la tyrannie des infidèles, je le laissais dans une position pire que celle où je l'ai trouvé! Je crois donc que le service de Dieu, et l'honneur de la nation française exigent que je demeure encore quelque temps à Ptolémaïs. Ainsi, seigneurs, je vous laisse le choix. Si vous voulez retourner dans votre patrie, de par Dieu soit[1]; je ne prétends contraindre personne. Si vous voulez rester avec moi, dites-le hardiment. Je vous promets que je vous donnerai tant, que la coupe ne sera pas mienne, mais vôtre.» Il voulait dire que ses finances seraient plus pour eux que pour lui.

[Note 1: Ducange, Observations sur Joinville, p. 88.]

On ne saurait exprimer l'étonnement des princes et des barons, après cette déclaration du monarque. Quelques-uns, honteux d'abandonner leur souverain, se laissèrent vaincre par les sentimens d'honneur et de générosité. La plupart n'en disposèrent pas moins toutes choses pour leur retour. Les princes même, ses frères, se préparèrent à partir, et s'embarquèrent en effet vers la saint Jean: Mais ne sçais pas bien, dit Joinville, si ce fut à leur requête ou par la volonté du roi, qui, soigneux de leur gloire, voulut bien dire qu'il les renvoyait pour la consolation de sa très-chère dame et honorée mère, et de tout le royaume de France. Ce fut à cette occasion qu'il écrivit la lettre qui nous reste[1] sur sa prison et sa délivrance: elle est adressée à ses chers et fidèles les prélats, barons, chevaliers, soldats, citoyens et bourgeois. Il leur détaille du même style, et les succès et les disgraces de son expédition d'Egypte, et finit par leur rendre compte des raisons qui l'ont déterminé, contre l'avis de plusieurs, à demeurer encore quelque temps en Syrie; monument précieux, où l'on remarque des sentimens si nobles, si chrétiens, une simplicité si sublime, qu'on ne peut s'empêcher de reconnaître qu'il n'est donné de parler ainsi qu'à un roi animé de l'esprit de Dieu.

[Note 1: Epist. S. Lud. de capt. et liber. suâ; apud Duch. Tome 5, p. 428.]

Il donne ses ordres pour lever des troupes.

Le saint monarque, sans être effrayé de la désertion presque générale de son armée, donna aussitôt ses ordres pour lever de nouvelles troupes; mais au bout d'un mois, on ne lui avoit encore fait recrue de chevaliers ne d'autres gens[1]. Surpris de cette négligence, il manda ce qui lui restait d'officiers principaux, surtout Pierre de Nemours ou de Villebeon, chambellan de France. «Pourquoi, leur dit-il d'un air courroucé, n'a-t-on pas exécuté la commission que j'avais donnée? Sire, répondit le chambellan, c'est que chacun se met à si haut prix, et particulièrement Joinville que nous n'osons pas promettre ce qu'on nous demande.» Le roi sur-le-champ fait appeler Joinville, qui se jeta aussitôt à ses genoux, fort alarmé, car il avait tout entendu. Louis, après l'avoir fait lever, lui commanda de s'asseoir: «Sénéchal, lui dit-il avec autant de majesté que de bonté, vous n'avez pas oublié sans doute la confiance et l'amitié dont je vous ai toujours honoré. D'où vient donc que vous êtes si difficile sur la paie quand il s'agit de vous engager à mon service? Sire, répliqua Joinville, j'ignore ce que vos gens ont pu vous dire; mais si je demande beaucoup, c'est que je manque de tout. Vous sçavez que lorsque je fus pris, il ne me demeura que le corps: ainsi ce m'est une chose impossible d'entretenir ma compagnie, si l'on ne me donne de bons appointemens. J'ai trois chevaliers portant bannières, qui me coûtent chacun quatre cents livres; il me faudra bien huit cents livres pour me monter, tant de harnois que de chevaux, et pour donner à manger à ces chevaliers, jusqu'au temps de Pâques. Or, regardez donc, sire, si je me fais trop dur. Alors compta le roi par ses doigts. Sont, fit-il, deux mille livres. Eh bien, soit, je vous retiens à moi: je ne vois point en vous d'outrage.»

[Note 1: Joinville, ibid.]

Joinville avait grand besoin de ce secours d'argent, car il n'avait plus que quatre cents livres, qui même avaient couru grand risque. Il les avait données en garde au commandeur du Temple, qui dès la seconde fois qu'il envoya prendre quelque chose sur cette somme, lui manda qu'il n'avoit aucuns deniers qui fussent à lui, et qui, pis est, qu'il ne le connoissoit point. Le sénéchal fit grand bruit, et publia partout que les Templiers étoient larrons. Le grand-maître, effrayé des suites de cette affaire, eut d'abord recours aux menaces; ensuite il jugea plus à propos de rapporter le petit trésor, et de fait le rendit: Dont je fus très-joyeux, ajoute Joinville, car je n'avois pas un pauvre denier; mais bien protestai de ne plus donner la peine à ces bons religieux de garder mon argent.

Le roi, après le départ des deux princes ses frères, ayant fait faire des levées de soldats, ne fut pas long-temps sans avoir un corps de troupes assez considérable pour se faire craindre par les différens partis qui s'étaient formés entre les Sarrasins, après la mort d'Almoadan, dernier soudan d'Egypte. La division qui s'était mise entre les différens émirs qui avaient partagé ses états, était encore une des raisons qui avaient déterminé le roi à différer son départ de la Palestine.

Ambassade du soudan de Damas au roi.

En effet, le soudan de Damas, cousin d'Almoadan, envoya une ambassade au roi, pour lui offrir de le laisser maître de tout le royaume de Jérusalem, s'il voulait se joindre à lui contre les Mamelucks. Le roi ayant entendu les ambassadeurs, leur donna de bonnes espérances, et fit porter sa réponse au soudan de Damas par un religieux de Saint-Dominique, nommé Yves-le-Breton. Cette réponse fut que le roi enverrait incessamment aux émirs d'Egypte pour savoir d'eux s'ils étaient déterminés à ne pas mieux observer qu'ils n'avaient fait jusqu'alors, le traité de Damiette, et que, s'ils continuaient à le violer, le soudan pouvait être assuré qu'on se joindrait volontiers à lui pour venger la mort d'Almoadan. Ce fut en partant pour cette ambassade, que ce bon religieux eut cette rencontre si merveilleuse, suivant Joinville, d'une petite vieille femme, tenant d'une main un vase plein de charbons allumés, et de l'autre une cruche remplie d'eau. Interrogée sur l'usage qu'elle en prétendait faire, elle répondit: «Que du feu elle voulait brûler le Paradis, et avec l'eau éteindre l'enfer; afin, ajouta-t-elle, qu'on ne fasse jamais de bien en ce monde par le motif de la crainte ou de l'espérance.» Nouvel exemple de l'enthousiasme de ces siècles ignorans! Le Paradis n'est autre chose que Dieu lui-même et sa possession; ôtez cet Etre, vous ôtez toutes les vertus.

Dans le même temps le roi envoya en Egypte, en qualité d'ambassadeur, Jean de Valence, gentilhomme français, aussi distingué à l'armée par son courage, que dans le conseil par sa capacité. Cet envoyé, après avoir représenté avec fermeté aux émirs les énormes infractions qu'ils avaient faites au traité de Damiette, leur déclara que le roi, son maître, serait bientôt en état de les en punir si on ne lui en faisait pas raison, et si l'on différait l'exécution des articles de ce traité. Les émirs, qui comprirent bien la pensée de l'envoyé, lui répondirent qu'ils étaient résolus de donner au roi toute satisfaction, et le conjurèrent de l'empêcher de se liguer avec le soudan de Damas; ajoutant que, s'il voulait au contraire traiter avec eux et faire diversion sur les terres de ce soudan, ils lui feraient des conditions aussi avantageuses qu'il le souhaiterait. Pour mieux marquer la résolution où ils étaient de le satisfaire, ils firent tirer sur-le-champ des prisons, deux cents chevaliers, et un grand nombre de prisonniers, que Jean de Valence conduisit au roi. Ils firent aussi embarquer avec l'envoyé, des ambassadeurs pour négocier avec le roi une ligue contre le soudan de Damas. Louis, satisfait de voir déjà de si heureux fruits de son séjour en Palestine, dit aux ambassadeurs qu'il ne pouvait point traiter avec les émirs, qu'avant toutes choses ils ne lui eussent renvoyé les têtes des chrétiens qu'ils avaient exposées sur les murailles du Caire; qu'ils ne lui eussent aussi remis entre les mains tous les enfans chrétiens qu'ils avaient pris, et auxquels ils avaient fait renoncer Jésus-Christ; et enfin qu'ils ne le tinssent quitte des deux cent mille besans d'or qu'il ne leur avait point encore payés. Le même seigneur de Valence fut encore chargé de cette négociation, et retourna en Egypte avec les ambassadeurs.

Durant ces négociations, le roi alla à Césarée, à douze lieues d'Acre, sur le chemin de Jérusalem, en fit relever les murailles que les Sarrasins avaient détruites, et la fit fortifier sans qu'ils s'y opposassent, parce qu'ils savaient que les émirs d'Egypte le sollicitaient de se joindre à eux; et tandis que l'affaire était encore en suspens, ils n'osaient rien faire qui pût lui déplaire et le déterminer à prendre le parti de leurs ennemis. Il fit aussi ajouter de nouvelles fortifications à la ville d'Acre, élever des forteresses aux environs: par ce moyen, il se mettait en état de soutenir vigoureusement la guerre contre le soudan de Damas, au cas qu'il fût obligé de l'entreprendre.

Ambassade du prince des assassins à saint Louis.

Telles étaient les occupations du monarque lorsqu'il reçut une ambassade, qui fut pour lui une nouvelle occasion de faire paraître cette grandeur d'ame qui le rendait si digne du trône qu'il occupait.

«Sire, lui dit le chef de cette députation, connaissez-vous monseigneur et maître le Vieux de la Montagne? Non, répondit froidement Louis, mais j'en ai entendu parler. Si cela est, reprit l'ambassadeur, je m'étonne que vous ne lui ayez pas encore envoyé des présens pour vous en faire un ami. C'est un devoir dont s'acquittent régulièrement tous les ans l'empereur d'Allemagne, le roi de Hongrie, le soudan de Babylone, et plusieurs autres grands princes, parce qu'ils n'ignorent pas que leur vie est entre ses mains. Je viens donc vous sommer de sa part de ne pas manquer de le satisfaire sur ce point, ou du moins de le faire décharger du tribut qu'il est obligé de payer tous les ans aux grands-maîtres du Temple et de l'Hôpital. Il pourrait se défaire de l'un et de l'autre, mais bientôt ils auraient des successeurs: sa maxime n'est pas de hasarder ses sujets pour avoir toujours à recommencer.»

Le roi écouta paisiblement l'insultante harangue de l'envoyé, et lui ordonna de revenir le soir pour avoir sa réponse. Il revint: le grand-maître du Temple et celui de l'Hôpital se trouvèrent à l'audience, l'obligèrent par ordre du monarque, de répéter ce qu'il avait dit le matin, et le remirent encore au lendemain. Le fier assassin n'était point accoutumé à ces manières hautaines; mais il fut encore bien plus surpris lorsque les grands-maîtres lui dirent: «Qu'on ne parloit pas de la sorte à un roi de France; que, sans le respect de son caractère, on l'auroit fait jeter à la mer; qu'il eût enfin à revenir dans quinze jours faire satisfaction pour l'insulte qu'il avoit faite à la majesté royale.»

Une si noble fierté étonna toute la Palestine, et fit trembler pour les jours du monarque. On connaissait les attentats du barbare, et la fureur de ceux à qui il en confiait l'exécution. Mais celui qui tient en sa main toutes les destinées en disposa autrement. Le Vieux de la Montagne craignit lui-même un prince qui le craignait si peu, et lui renvoya sur-le-champ le même ambassadeur, avec des présens également singuliers, bizarres, curieux et magnifiques. C'était d'un côté, sa propre chemise, «pour marquer, par celui de tous les vêtemens qui touche de plus près, que le roi de France étoit de tous les rois, celui avec lequel il vouloit avoir la plus étroite union; et de l'autre, un anneau de fin or pur, où son nom était gravé, en signifiance qu'il l'épousait pour être tout à un comme les doigts de la main

Ces symboles étrangers furent accompagnés d'une cassette remplie de plusieurs ouvrages de cristal de roche. On y trouva un éléphant, diverses figures d'homme, un échiquier et des échecs de même matière, dont toutes les pièces étaient ornées d'ambre et d'or. Ces objets, d'un travail très-délicat, étaient mêlés avec les parfums les plus exquis de l'Orient; de sorte que, lorsqu'on ouvrit la caisse, il se répandit dans la salle une des plus agréables odeurs.

Alors le roi fit connaître aux envoyés que c'était par ces manières honnêtes que leur prince pouvait mériter son amitié et ses libéralités. Il les traita avec beaucoup d'honnêteté: il leur fit des présens, et en envoya par le Père Yves, dominicain, au Vieux de la Montagne. Ils consistaient en plusieurs robes d'écarlate et d'étoffes de soie, avec des coupes d'or et des vases d'argent.

Pour revenir à la négociation avec les émirs d'Egypte, non-seulement ils acceptèrent toutes les conditions que le roi leur avait offertes, mais ils les exécutèrent en lui renvoyant deux cents chevaliers, tous les jeunes enfans qui avaient renoncé à leur religion, et toutes les têtes des chrétiens qui étaient exposées sur les murailles du Caire; ils lui remirent la somme de deux cent mille besans qu'il leur devait encore pour la rançon des prisonniers faits en Egypte, lui promirent de lui céder le royaume de Jérusalem, et convinrent avec Jean de Valence, d'un jour où ils iraient joindre le roi auprès de Jaffe.

Le soudan de Damas, informé de la conclusion de ce traité, prit des mesures pour en empêcher les suites. Il posta vingt mille hommes sur les passages qui conduisaient de l'Egypte à Jaffe, afin de les disputer aux émirs. Ceux-ci n'osèrent pas entreprendre de les forcer, et le roi les attendit en vain devant cette ville. Le comte de Jaffe l'y reçut avec une magnificence à laquelle on ne devait pas s'attendre dans un pays ruiné par les guerres, et par les ravages que les Mahométans y faisaient depuis tant d'années. Le roi, pour ne donner aucune défiance au comte, n'entra point dans la place, campa sous les murailles, et fit faire, de concert avec lui, de nouvelles fortifications devant le château.

Ce fut là que le soudan de Damas fit recommencer les hostilités contre les chrétiens de Palestine; il envoya faire le dégât par quelques troupes, jusqu'à trois lieues près du camp du roi. Ce prince l'ayant appris, détacha Joinville avec quelques compagnies pour les aller chasser. Sitôt que les chrétiens parurent, les mahométans prirent la fuite; ils furent poursuivis; et en cette occasion, un jeune gentilhomme qui n'est pas nommé se conduisit bien courageusement. Après avoir abattu deux infidèles avec sa lance, voyant le commandant du parti ennemi venir fondre sur lui, il l'attendit; et, l'ayant blessé d'un grand coup d'épée, il l'obligea de tourner bride et de prendre la fuite.

Les émirs n'ayant pu passer jusqu'à Jaffe, envoyèrent faire leurs excuses au roi, et le prièrent de leur assigner un autre jour pour l'entrevue.

Le roi le leur marqua; mais les émirs ayant perdu une bataille contre le soudan de Damas, qui les alla chercher jusqu'en Egypte, ils firent la paix, et s'unirent avec lui contre le roi.

Parmi les deux cents chevaliers que le sire Jean de Vienne avait ramenés d'Egypte, il y en avait bien quarante de la cour de Champagne, tous deserpillés (sans habits) et mal atournés, c'est l'expression de Joinville[1], qui les fit vêtir à ses deniers, de cottes et de surcots de vair, et les présenta au roi pour l'engager à les prendre à son service. Quelqu'un du conseil entreprit de s'y opposer, sous prétexte qu'en l'état du prince, il y avoit excès de plus de sept mille livres. Joinville, emporté par sa vivacité, dit hautement «que la malle-aventure l'en faisoit parler; que le monarque manqueroit à ce qu'il se devoit s'il ne s'attachoit de si braves gens, qu'il y alloit de son intérêt, puisqu'il avoit besoin de troupes; et de sa gloire, puisque la Champagne avoit perdu trente-cinq chevaliers tous portant bannière, qui avoient été tués en combattant sous ses étendards.» Aussitôt il commença à pleurer. «Alors, dit-il, le roi me appaisa, retint tous ces seigneurs champenois et me les mit en ma bataille.»

[Note 1: Joinville, p. 89.]

Cependant on ne fut pas long-temps sans ressentir les suites de la réunion des émirs d'Egypte avec le soudan de Damas: car, sitôt que celui-ci fut guéri des blessures qu'il avait reçues à la bataille contre les émirs, il s'approcha de Jaffe à la tête de trente mille hommes, sans pourtant oser attaquer le camp du roi, dont les troupes étaient infiniment inférieures en nombre.

Le jour de saint Jean, pendant que le roi était au sermon, on vint l'avertir que les ennemis avaient investi le maître des arbalétriers[1], et qu'il était en danger d'être défait. Joinville demanda la permission d'aller le secourir, ce qui lui fut accordé avec cinq cents hommes d'armes. Dès que Joinville parut, quoique sa troupe ne fût pas comparable à celle des Sarrasins, ceux-ci lâchèrent le pied, prirent la fuite, et le maître des arbalétriers se retira sans perte avec Joinville.

[Note 1: Cet officier, qui dès lors jouissait d'une grande considération dans nos armées, avait le commandement de toute l'infanterie, dont les arbalétriers étaient les plus estimés, le surplus étant dans une médiocre considération, et fort au-dessous de la cavalerie, qui n'était composée que de noblesse.]

Il se donnait de temps en temps de petits combats, où les infidèles avaient ordinairement le désavantage mais le roi ne pouvait pas tenir la campagne avec le peu de troupes qu'il avait; tout ce qu'il pouvait faire était de se retrancher sous les places dont il faisait relever les murailles. Outre Jaffe, Césarée, et quelques autres moins considérables, il entreprit de rétablir Sidon, nommée alors Sajette. Les travaux étaient déjà fort avancés, lorsqu'un jour les Sarrasins la surprirent, y tuèrent environ deux mille chrétiens, ouvriers, domestiques ou paysans, et la rasèrent. Mais le roi ne se rebuta point; et, ayant fait recommencer ce travail, il en vint à bout avec une extrême dépense.

Un jour que le roi était présent à ces sortes de travaux, le sire de Joinville vint le trouver. Les huit mois de son engagement étaient près d'expirer: «Sire de Joinville, lui dit le monarque du plus loin qu'il l'apperçut, je ne vous ai retenu que jusques à Pâques: que me demandez-vous pour me continuer le service encore un an? Je ne suis point venu, sire, répondit le seigneur champenois, pour telle chose marchander: je demande seulement que vous ne vous courrouciez de chose que je vous demanderai, ce qui vous arrive souvent: je vous promets, de mon côté, que de ce que vous me refuserez je ne me courroucerai mie. Cette naïveté divertit beaucoup le roi, qui dit qu'il le retenait à tel convenant. Aussitôt il le prend par la main, le mène à son conseil et lui rend compte de la condition du traité. Chacun se mit à rire, et la joie fut grande de quoi il demeurait[1].»

[Note 1: Joinville, page 95.]

Cependant, quoique le roi eût peu de troupes, c'était pour lui un état bien pénible de demeurer toujours sur la défensive et de ne s'occuper qu'à rebâtir des forteresses. Il avait néanmoins reçu de France quelques renforts; mais ils n'étaient pas encore assez nombreux, joints avec les troupes qu'il avait, pour tenir la campagne. Il résolut de faire une tentative sur Naplouse, qui était l'ancienne Samarie. Il proposa son dessein aux seigneurs du pays, et aux chevaliers du Temple et de l'Hôpital, qui l'approuvèrent, lui dirent qu'ils répondaient de la réussite; mais que, comme cette entreprise était périlleuse, ils le suppliaient de les en charger sans exposer sa propre personne. Le roi dit qu'il en voulait être. On s'opiniâtra de part et d'autre; et, comme d'un côté le roi était déterminé à prendre part au danger, et que de l'autre côté les seigneurs croyaient que c'était trop risquer, on abandonna ce dessein.

Entreprise sur Belinas, ou Césarée de Philippe.

Peu de jours après, il leur proposa l'attaque de Belinas, autrefois Césarée de Philippe: la proposition fut encore accordée, mais à la même condition que le roi n'y paraîtrait pas. Il se laissa vaincre cette seconde fois, et confia à ses généraux la conduite de l'entreprise. Elle était hardie. La ville était bâtie à mi-côte sur le mont Liban: elle avait trois enceintes de murailles, et plus haut, à la distance de près d'une demi-lieue, était le château nommé Subberbe.

Les troupes partirent la nuit; et, le lendemain au point du jour, elles arrivèrent dans la plaine, au pied de l'enceinte de Belinas. On partagea les attaques, et il fut résolu que ce qu'on appelait la bataille du roi, ou les gendarmes du roi, c'est-à-dire ceux qui étaient à sa solde, se posteraient entre le château et la place; qu'ils insulteraient de ce côté-là; que les chevaliers de l'Hôpital feraient l'attaque par la droite, et qu'un autre corps, à qui l'histoire donne le nom de Terriers, donnerait l'assaut par la gauche, et les chevaliers du Temple du côté de la plaine.

Chacun s'avança vers son poste. Le chemin par où il fallait que les gendarmes du roi marchassent était si difficile que les chevaliers furent obligés de quitter leurs chevaux. En montant, ils découvrirent un corps de cavaliers ennemis sur le haut de la colline, qui parut d'abord les attendre de pied ferme; mais, étonnés de la résolution avec laquelle on venait à eux, ils s'enfuirent et se retirèrent vers le château. Cette fuite fit perdre coeur aux habitans de la place; et, quoiqu'il fallût forcer trois murailles de ce côté-là pour y entrer, ils l'abandonnèrent et se sauvèrent dans la montagne. On obtenait par cette fuite, sans coup férir, tout ce que l'on prétendait: car on n'avait point ordre d'aller attaquer le château. Les chevaliers teutoniques, qui étaient avec les gendarmes du roi, voyant que tout fuyait devant eux, se détachèrent malgré Joinville, pour aller aux ennemis qui s'étaient ralliés devant le château. On n'y pouvait arriver que par des sentiers fort longs et fort étroits, pratiqués alentour du rocher. Ils ne s'aperçurent de leur témérité que quand ils furent engagés dans ces défilés. Ils s'arrêtèrent, prirent le parti de retourner sur leurs pas et de hâter leur retraite. Alors les ennemis les voyant se retirer avec précipitation et en désordre, descendirent de cheval; et, les coupant par des routes qui leur étaient connues, vinrent les charger, et en assommèrent plusieurs à coups de massue, les serrant de fort près jusqu'au lieu où était Joinville.

Peu s'en fallut que cette déroute des chevaliers teutoniques ne causât celle des gendarmes du roi, qui déjà pensaient à fuir. Mais Joinville les arrêta, en les menaçant de les faire tous casser par le roi. Quelques-uns lui dirent qu'il en parlait bien à son aise; qu'il était à cheval, et qu'eux étant à pied, ils demeureraient exposés à la fureur des ennemis, tandis qu'il lui serait aisé de se sauver. Joinville, pour leur ôter ce prétexte de fuite, quitta son cheval, et l'envoya au quartier des chevaliers du Temple. Il soutint bravement l'effort des infidèles pendant assez de temps; mais il aurait été accablé par le nombre, si l'on n'eût pas été annoncer au brave Ollivier de Termes que Joinville avait été tué. Mort ou vif, dit l'intrépide chevalier, j'en porterai des nouvelles au roi, ou j'y demeurerai. Il arrive avec un corps de troupes, attaque les barbares, les enfonce, dégage le digne favori du monarque, et le ramène avec tous ses gens. La ville, pendant ce temps-là, avait été pillée, saccagée et brûlée, et les vainqueurs vinrent rejoindre le roi à Sidon.

Ce fut pour eux un spectacle bien triste, mais en même temps d'une grande édification, que celui qu'il leur donna à leur arrivée. Nous avons dit que le soudan de Damas, peu content de raser les fortifications naissantes de la ville de Sidon, avait fait égorger plus de deux mille chrétiens qui étaient sans défense. Leurs corps demeuraient exposés dans la campagne, sans sépulture, corrompus et déjà d'une puanteur insupportable. Louis, à cette vue, sent son coeur s'attendrir, appelle le légat, lui fait bénir un cimetière; puis, relevant de ses propres mains un de ces cadavres: «Allons, dit-il à ses courtisans, allons enterrer des martyrs de Jésus-Christ.» Il obligea les plus délicats d'en faire autant. Cinq jours y furent employés; ensuite il donna ses ordres pour le rétablissement de Sidon. Tous les jours, dès le matin, il était le premier au travail, et l'ouvrage fut achevé avec une extrême dépense, malgré le naufrage d'un vaisseau qui lui apportait des sommes considérables. Lorsqu'il en reçut la nouvelle, il dit ces paroles mémorables: Ni cette perte, ni autre quelconque, ne sauroit me séparer de la fidélité que je dois à mon Dieu.

Les diverses négociations avec les émirs d'Egypte et avec le soudan de Damas, qui avaient été si favorables au roi, le rétablissement de plusieurs places importantes et ces divers combats dont j'ai parlé, furent ce qui se passa de plus mémorable dans l'espace de près de quatre années que le roi séjourna en Palestine, depuis sa délivrance. Durant ce séjour, il satisfit de temps en temps sa dévotion par la visite d'une partie des saints lieux où il pouvait aller, sans s'exposer à un péril évident. Il partit d'Acre et fit le voyage avec une piété que tous ceux qui en furent témoins ne pouvaient cesser d'admirer. Il arriva, la veille de l'Annonciation, à Cana en Galilée, portant sur son corps un rude cilice: de là il alla au Mont-Thabor, et vint le même jour à Nazareth. Sitôt qu'il aperçut de loin cette bourgade, il descendit de cheval, se mit à genoux pour adorer de loin ce saint lieu où s'était opéré le mystère de notre rédemption. Il s'y rendit à pied, quoiqu'il fût extrêmement fatigué; il y fit célébrer l'office divin, c'est-à-dire, matines, la messe et les vêpres. Il y communia de la main du légat, qui y fit à cette occasion un sermon fort touchant: de sorte que, suivant la réflexion que fait le confesseur de ce saint prince, dans un écrit qui nous apprend ce détail, on pouvait dire que, depuis que le mystère de l'Incarnation s'était accompli à Nazareth, jamais Dieu n'y avait été honoré avec plus d'édification et de dévotion qu'il le fut ce jour-là.

Conduite de la reine Blanche pendant l'absence du roi.

Ce fut vers le même temps que Louis reçut des nouvelles de l'Europe. Les princes Alphonse et Charles, ses frères, étaient arrivés en France, où ils firent cesser le deuil général par les nouvelles certaines qu'ils apportèrent de la délivrance et de la santé du roi. Il apprit avec la plus grande satisfaction que la reine Blanche, sa mère, s'était conduite avec autant de prudence et de sagesse, dans sa seconde régence, que dans sa première. Elle avait maintenu le royaume de France dans la plus grande tranquillité, tant au dedans qu'au dehors. Elle s'opposa avec beaucoup de fermeté à la croisade que le pape osa faire publier pour soutenir ses intérêts particuliers contre Conrad, fils de l'empereur Frédéric II, décédé l'année précédente. Blanche assembla la noblesse du royaume; et, d'une voix unanime, elle fit ordonner que les terres de ceux qui s'engageraient dans cette milice seraient saisies. «Qu'ils partent, disait-on, pour ne plus revenir, ces traîtres à l'état. Il est bien juste que le pape entretienne ceux qui servent son ambition, lorsqu'ils devraient secourir Jésus-Christ sous les étendards de notre roi.» Blanche fit faire aussi de vifs reproches au pape sur sa conduite intéressée, qui allait mettre toute l'Europe en combustion, et l'on fit de sévères réprimandes aux Cordeliers et aux Dominicains, qui avaient osé prêcher cette singulière croisade. «Nous vous bâtissons des églises et des maisons, disaient les seigneurs, nous vous recevons, nous vous nourrissons. Quel bien vous fait le pape? Il vous fatigue et vous tourmente; il vous fait les receveurs de ses impôts, et vous rend odieux à vos bienfaiteurs.»

En vain le roi d'Angleterre, croyant répandre l'alarme en France pendant l'absence du roi, parlait à tout le monde du dessein qu'il avait d'armer puissamment pour reprendre les provinces que ses prédécesseurs avaient perdues par leurs félonies. Blanche, après avoir pris les précautions les plus sages et les plus propres à faire échouer les projets vrais ou simulés de Henri, trouva encore le moyen de lui attirer la plus sensible des mortifications, en mettant Rome dans les intérêts de la France. Innocent défendit au roi anglais, sous peine d'un interdit général dans tout son royaume, de faire aucun acte d'hostilité sur les terres de France. Toute la grace qu'on voulut bien lui accorder fut de ne pas rendre cet ordre public. Mais la régente, qui en était assurée en particulier, laissa l'orgueilleux prince amuser ses peuples de l'idée de ses conquêtes futures, et ne se mit pas même dans la suite beaucoup en peine de le ménager. Henri, croyant sa présence nécessaire en Gascogne pour y châtier ses vassaux rebelles, et ne voyant point de sûreté pour débarquer dans ses ports, fit demander un passage par la France: la régente ne balança pas à lui refuser cette permission, et le monarque qui connaissait le courage et la sagesse de cette princesse, n'osa pas même tenter d'en marquer le moindre ressentiment.

Ce ne fut pas là le seul exemple de justice et de fermeté qui distingua la seconde régence de la reine Blanche. Le chapitre de Paris avait fait emprisonner, comme seigneur, tous les habitans de Chatenay et de quelques autres lieux, pour certaines choses qu'on leur imputait, et que la loi interdisait aux serfs: c'était son droit sans doute; mais ce droit ne détruisait pas ceux de l'humanité. Ces malheureux, enfermés dans de noirs cachots, manquaient des choses les plus nécessaires à la vie, et se voyaient en danger de mourir de faim. La régente, instruite de leur état, ne put leur refuser les justes sentimens de la compassion: elle envoya prier les chanoines de vouloir bien, en sa faveur, sous caution néanmoins, relâcher ces infortunés colons, promettant de se faire informer de tout et de faire toute sorte de justice aux chanoines. Ceux-ci, piqués peut-être qu'une femme leur fît des leçons d'une vertu qu'eux-mêmes auraient dû prêcher aux autres, ou, ce qui est plus vraisemblable, trop prévenus de l'obligation de soutenir les prétendus priviléges de leur Eglise, répondirent qu'ils ne devaient compte à personne de leur conduite vis-à-vis de leurs sujets, sur lesquels ils avaient droit de vie et de mort. En même temps, comme pour insulter à l'illustre protectrice de ces pauvres esclaves, ils ordonnent d'aller prendre leurs femmes et leurs enfans qu'ils avaient d'abord épargnés, les font traîner impitoyablement dans les mêmes prisons, et les traitent de façon qu'il en mourut plusieurs, soit de misère, soit de l'infection d'un lieu capable à peine de les contenir. La reine, indignée de cette insolence et de cette barbarie, ne crut pas devoir respecter des prérogatives qui dégénéraient en abus, et favorisaient la plus horrible tyrannie. Elle se transporte à la prison, commande d'enfoncer les portes, donne elle-même le premier coup, et dans l'instant les portes sont brisées. On en voit sortir un grand nombre d'hommes, de femmes, et d'enfans pâles et défaits. Tous se jettent aux pieds de leur bienfaitrice et réclament sa protection. Elle la leur promit et tint parole. Les biens du chapitre furent saisis, moyen toujours efficace de réduire les plus mutins sous le joug de l'autorité légitime. Les chanoines, plus dociles, consentirent enfin d'affranchir ces malheureux, moyennant une somme payable tous les ans.

Comme le but principal de la régente était d'entretenir la tranquillité dans l'état, elle était surtout attentive à la maintenir dans la capitale. La licence des pastoureaux, dont j'ai parlé à l'occasion de la prison du roi, avait laissé parmi le peuple de certaines dispositions à s'émanciper. Ce fut sans doute par ce motif qu'elle exigea de nouveaux sermens de fidélité des bourgeois de Paris, et qu'elle obligea l'université de faire un statut par lequel tout écolier qui serait pris armé pendant la nuit, serait jugé par le juge ordinaire, nonobstant les priviléges de ce corps. La reine avait encore, quelque temps auparavant, fait déclarer par le pape que tous les écoliers de l'université, qui seraient trouvés portant des armes, seraient exclus de tous priviléges. C'était un point de police très-important, parce qu'alors les écoliers n'étaient pas des enfans comme aujourd'hui, mais des hommes faits, pour la plus grande partie, qui, par leur nombre et par la diversité et la jalousie des nations, pouvaient causer de grands désordres, dont on avait vu de fâcheux exemples sous les règnes précédens. Telle était la situation des affaires dans le royaume de France.

Saint Louis était occupé dans la Palestine à y faire construire des forteresses pour mettre les chrétiens en état de se soutenir contre les infidèles, lorsqu'il reçut la triste nouvelle de la mort de la reine Blanche sa mère.

Mort de la reine Blanche.

Cette princesse fut attaquée à Melun, dans le mois de novembre, de la maladie qui la mit an tombeau. Elle se fit transporter à Paris, où elle reçut les derniers sacremens de l'Eglise par le ministère de son confesseur Renaud de Corbeil, évêque de cette capitale, et l'un des chefs du conseil d'état; ensuite, elle manda l'abbesse de Maubuisson, monastère de l'ordre de Cîteaux, qu'elle avait fondé près de Pontoise, la conjura, au nom de leur ancienne amitié, de lui donner l'habit de son ordre, et fit profession entre ses mains, avec de grands sentimens de dévotion et d'humilité. On la transporta ensuite sur un lit de paille, couvert d'une simple serge, où elle expira le 1er décembre 1252.

On lui mit aussitôt le manteau royal sur son habit de religieuse, et la couronne d'or sur la tête. En cet état, elle fut portée par les plus grands seigneurs du royaume sur une espèce de trône richement orné, depuis le palais jusqu'à la porte Saint-Denis; de là, elle fut conduite au monastère de Maubuisson, où elle avait choisi sa sépulture.

Tout le royaume ressentit vivement cette perte. C'était la plus grande reine qui eut encore paru sur le trône français. Femme d'un courage, d'une prudence et d'une élévation de génie au-dessus de son sexe; princesse née pour faire en même temps l'ornement et la félicité du monde. C'est le langage de tous les auteurs de son siècle; sans aucun autre reproche enfin, qu'un peu trop de hauteur dans sa première régence, si toutefois on doit appeler hauteur, la fermeté avec laquelle elle se conduisit envers des vassaux indociles, qui ne cherchaient, comme je l'ai rapporté dans le commencement de cet ouvrage, qu'à profiter des brouilleries qu'ils voulaient exciter dans l'état; jaloux d'ailleurs de son mérite et de son autorité.

J'ajouterai encore à l'éloge de cette princesse, ce qu'en dit le père Daniel[1]. L'histoire nous fournit peu de personnes de son sexe qui l'aient égalée dans la piété, la vertu, la prudence, et l'habileté pour le gouvernement. Un esprit droit et ferme, un courage mâle à l'épreuve des événemens les plus fâcheux et les plus imprévus, faisaient son principal caractère. C'est surtout cette fermeté, soutenue de beaucoup d'application, qui démontre la sagesse de son administration. Ces qualités, jointes à beaucoup d'adresse, à un air insinuant, aux charmes et aux graces dont la nature l'avait abondamment pourvue, lui donnèrent une grande autorité, et elle en fit toujours un très-bon usage pour le bonheur des peuples qui la comblèrent de bénédictions.

[Note 1: Histoire de France, in-4.°, édition de 1722, p. 302.]

Je crois pouvoir encore avancer que la reine Blanche a été plus recommandable par ses vertus civiles, morales et politiques, que toutes les princesses qui, après elle, ont été associées à la couronne de France. Ce n'est pas que je veuille dépriser celles-ci, parce que la Providence ne leur avait pas donné les talens supérieurs dont elle avait pourvu la reine Blanche. Il leur suffisait d'avoir les vertus qui les rendaient chères à leurs époux et à la nation française, telle que la reine Marguerite, femme de saint Louis; Jeanne de Bourbon, femme de Charles V, dit le Sage; Marie d'Anjou, femme de Charles VII; Agnès de Bourgogne, femme de Charles, duc de Bourbon; Anne de Bretagne, femme de Louis XII; Louise de Savoie, mère de François 1er; Marguerite de Valois, soeur de ce prince, reine de Navarre, et plusieurs autres que je pourrais nommer, qui ont aidé leurs époux dans les fonctions de la royauté.

Si je parcours l'histoire des autres états de l'Europe, j'y trouve plusieurs femmes célèbres[1] qui y tiennent un rang distingué. C'est Philippe de Hainaut, épouse d'Edouard III, roi d'Angleterre; Marguerite d'Anjou, femme de Henri VI, roi de la même nation; Marguerite de Valdemard, reine de Danemarck; Marguerite d'Autriche, fille de l'empereur Maximilien 1er, gouvernante des Pays-Bas; Catherine Alexiowna, impératrice des Russies. Mais, sur toutes ces illustres femmes, je crois pouvoir donner la préférence à Marie-Thérèse d'Autriche, impératrice-reine de Hongrie et de Bohême, pour en faire un juste parallèle avec la reine Blanche. Cette princesse joint à un génie supérieur une prudence dirigée par le plus solide jugement et par une expérience consommée. Nous l'avons vue triompher, par son courage, de tous ses ennemis, et affermir sur la tête de l'empereur son époux la couronne impériale, qu'une fausse politique, dirigée par l'intérêt et par la jalousie, voulait lui ravir. Enfin, par l'alliance qu'elle a faite de l'archiduchesse Marie-Antoinette, sa fille, avec notre auguste monarque, elle a comblé les voeux de toute la nation française, qui se promet une longue suite de prospérités de l'union de ces deux illustres époux, et des vertus qu'on voit déjà briller dans toutes leurs actions[2].

[Note 1: J'ai fait l'éloge de ces princesses dans l'Histoire abrégée des philosophes et des femmes célèbres, que j'ai donnée au public. On peut la consulter.]

[Note 2: L'Histoire de saint Louis, dont nous donnons une nouvelle édition, a été impr. pour la première fois en 1775.]

Saint Louis apprend la mort de la reine sa mère. Sa résignation aux ordres de la Providence.

On dépêcha au roi pour lui porter la triste nouvelle de cette mort. Il l'apprit à Sajette, et selon d'autres, à Jaffe, par le légat à qui les lettres avaient été adressées. Pour la lui annoncer, il se fit accompagner par l'archevêque de Tyr, et par Geoffroy de Beaulieu, dominicain, confesseur de ce prince. Leur contenance triste lui faisant conjecturer qu'ils avaient quelque chose de fâcheux à lui apprendre, il les fit entrer seuls avec lui dans sa chapelle. Alors le légat lui exposa les grandes obligations qu'il avait à Dieu depuis son enfance, surtout de lui avoir donné une mère si sage, qui l'avait élevé si pieusement, et qui avait gouverné son royaume avec tant de zèle et de prudence. Hélas! sire, ajouta-t-il, avec des sanglots et des pleurs, elle n'est plus, cette illustre reine, la mort vient de nous l'enlever!

On ne peut exprimer les sentimens de tristesse dont le coeur de ce tendre fils fut pénétré. Le premier mouvement de sa douleur lui fit jeter un grand cri et verser un torrent de larmes; mais, revenu à lui dans le même instant, il se jeta à genoux devant l'autel, et dit en joignant les mains: «Je vous rends graces, ô mon Dieu, de m'avoir conservé jusqu'ici une mère si digne de mon affection. C'était un présent de votre miséricorde; vous le reprenez comme votre bien: je n'ai point à m'en plaindre. Il est vrai que je l'aimais tendrement; mais puisqu'il vous plaît de me l'ôter, que votre nom soit béni dans tous les siècles.» Ayant fait devant le crucifix cet acte de soumission aux ordres de Dieu, il congédia le légat et l'archevêque de Tyr; et, après avoir encore eu à ce sujet quelque entretien avec son confesseur, ils commencèrent ensemble l'office des morts pour le repos de l'ame de la reine. Il le récita avec beaucoup d'attention; et le même confesseur remarque comme une chose admirable, que, malgré la situation où le trouble et la douleur avaient mis son coeur et son esprit, il ne se méprit jamais dans un seul verset ni en aucun endroit de tout l'office. Il continua non-seulement toute l'année de donner ces marques chrétiennes de tendresse pour sa mère, mais encore toute sa vie; il ne manqua jamais de faire dire tous les jours, en sa présence, une messe des morts pour elle, excepté les dimanches et les fêtes. Deux jours se passèrent sans qu'il voulût voir personne. Ce terme expiré, il fit appeler Joinville, et lui dit en le voyant: Ah! sénéchal, j'ai perdu ma mère. Sire, répondit le bon chevalier, je n'en suis point surpris: vous savez qu'elle était mortelle; mais ce qui m'étonne, c'est la tristesse excessive d'un prince qui est en si grande réputation de sagesse.

La reine Marguerite son épouse fut plus aisée à consoler. Elle n'aimait pas la reine-mère, parce qu'elle en était beaucoup gênée. On n'en sait pas les raisons, mais il fallait que le roi se cachât pour la venir voir. Elle ne laissa pas de verser beaucoup de larmes; et comme un jour Joinville l'eût trouvée tout en pleurs, il lui dit avec sa franchise ordinaire: «Madame, est bien vrai le proverbe qui dit qu'on ne doit mie croire femme à son pleurer; car le deuil que vous menez est pour la femme que vous haïssiez le plus en ce monde.» La reine lui répondit avec la même sincérité: «Sire de Joinville, si ce n'est pas pour elle aussi que je pleure, c'est pour le grand mes-aise en quoi le roi est, et pour ma fille Isabelle qui est demeurée en la garde des hommes[1].» Ce qui faisait que la reine n'aimait point sa belle-mère, continue l'ingénu sénéchal, c'est que l'impérieuse Blanche ne voulait point souffrir que le roi fût trop souvent en la compagnie de son épouse. Si la cour voyageait, elle les faisait presque toujours loger séparément. Il arriva qu'étant à Pontoise, le monarque eut un appartement au-dessus de celui de la princesse; il n'osait aller chez elle sans prendre de grandes précautions contre la surprise. Il avait ordonné à ses huissiers de salle, que lorsqu'ils verraient venir la reine-mère, pendant qu'il serait chez la reine son épouse, ils battissent les chiens, afin de les faire crier, et alors il se cachait dans quelque coin. Un jour qu'il tenait compagnie à sa femme, parce qu'elle était dangereusement malade, on vint lui dire que sa mère arrivait. Son premier mouvement fut de se cacher dans la ruelle du lit: elle l'aperçut néanmoins. Venez-vous-en, lui dit-elle, en le prenant par la main, vous ne faites rien ici. Hélas! s'écria Marguerite désolée, ne me laisserez-vous voir monseigneur ni en la vie, ni en la mort? Elle s'évanouit à ces mots. Tout le monde la crut morte; le roi le crut lui-même et retourna sur-le-champ auprès d'elle: sa présence la fit revenir de son évanouissement.

[Note 1: Observ. de Du Cange, p. 98 et 99.]

Il se prépare à son retour en France.

Le saint roi commença à s'occuper de son retour en France; tout l'y rappelait. La guerre s'était rallumée dans la Flandre entre les Dampierre et les Davesne, et tous leurs voisins y prenaient parti. Il n'y avait plus de trève avec l'Angleterre. Henri, fortifié de l'alliance de la Castille, venait de passer en Guyenne, à la tête d'une puissante armée. La Normandie se préparait ouvertement à le recevoir; tout, en un mot, semblait menacer le royaume d'une révolution générale. Le monarque voyait d'ailleurs qu'il ne pouvait rien entreprendre dans la Palestine. Il ne lui arrivait de ses états que très-peu de troupes, et encore moins d'argent, comme si ses sujets eussent voulu le contraindre à revenir. Malgré tant de raisons il ne voulut rien décider sans avoir auparavant consulté le Seigneur. Il fit ordonner des prières et des processions publiques, pour demander à Dieu de lui faire connaître sa volonté. Tous les seigneurs français lui conseillèrent de partir. Les chrétiens même du pays, étaient de cet avis. Ils se voyaient en possession d'un nombre de places bien fortifiées, Acre, le château de Caïfa, Césarée, Jaffe, Tyr et Sidon: c'était assez pour se défendre contre les Sarrasins, en attendant que de plus grands secours les missent en état de reprendre Jérusalem. Il fut donc résolu qu'il s'embarquerait au commencement de l'année suivante, c'est-à-dire, immédiatement après Pâques.

Ensuite il recommanda au légat, qui avait ordre du pape de demeurer dans la Palestine, d'avoir grand soin de cette chrétienté, si fort exposée à la cruauté des mahométans. Il lui laissa beaucoup d'argent et un assez bon nombre de troupes.

Son départ de Saint-Jean-d'Acre.

Joinville eut ordre de conduire la reine et les petits princes à Tyr: le saint monarque ne tarda pas de les aller joindre; et, dans les premiers jours de carême, il se rendit avec eux à Saint-Jean-d'Acre, où se devait faire l'embarquement.

Cette ville était alors la capitale et la plus forte place du royaume de Jérusalem. Il y laissa cent chevaliers sous le commandement de Geoffroy de Sargines qui, en qualité de lieutenant d'un si grand prince, eut tout pouvoir dans les affaires publiques, et que son rare mérite fit depuis sénéchal et vice-roi de Jérusalem. Ce brave seigneur, soutenu de temps en temps par quelques secours qui lui venaient d'Europe, sut se maintenir trente ans durant contre la puissance des mahométans.

Tout étant prêt pour le départ, Louis à pied, accompagné du légat, du patriarche de Jérusalem, de Geoffroy de Sargines, et de toute la noblesse de la Palestine, prit le chemin du port. Il passait entre deux haies d'un peuple nombreux, accouru de tous côtés pour voir encore une fois ce généreux bienfaiteur, qu'ils appelaient le père des chrétiens. L'air retentissait de ses louanges, et chacun s'efforçait de lui témoigner sa reconnaissance, les uns par la vivacité de leurs acclamations, les autres par la sincérité de leurs larmes, tous par les bénédictions sans nombre dont ils le comblaient. On voyait sur son visage un fond de tristesse qui témoignait assez son regret de n'avoir pas fait pour eux tout ce qu'il aurait désiré; mais, d'un autre côté, on lisait dans ses regards, plus expressifs que ses paroles, qu'on le verrait bientôt à la tête d'une nouvelle croisade.

Toutes les personnes qui devaient passer en Europe s'embarquèrent sur une flotte de quatorze vaisseaux; et, le lendemain, fête de saint Marc 1254, on mit à la voile. Le roi fit remarquer à Joinville que c'était le jour de sa naissance. «La rencontre est heureuse, répondit le sénéchal en riant: c'est effectivement renaître une seconde fois que d'échapper d'une terre si périlleuse.»

Le légat avait donné au roi un ciboire rempli d'hosties consacrées, soit pour l'usage de sa propre dévotion, soit pour la consolation de ceux qui pourraient mourir dans le passage. Il fit placer ce sacré trésor à l'endroit le plus décent de son navire, dans un tabernacle précieux, couvert d'un riche pavillon. Tous les jours on y récitait solennellement l'office divin; les prêtres, revêtus de leurs habits sacerdotaux y faisaient les cérémonies et récitaient les prières de la messe, à la réserve de la consécration. Le monarque assistait à tout. Rien n'égalait ses soins pour les malades: il les visitait souvent, leur procurait tous les soulagemens qui dépendaient de lui, et prenait soin de leur salut encore plus que de leur guérison. Il y avait sermon trois fois la semaine, sans parler des instructions particulières et des catéchismes qu'il faisait faire aux matelots quand le calme régnait. Quelquefois il les interrogeait lui-même sur les articles de foi, et ne cessait de leur rappeler qu'étant toujours entre la vie et la mort, entre le paradis et l'enfer, ils ne pouvaient trop se hâter de recourir au sacrement de pénitence. Tel fut l'effet des soins et de l'exemple du pieux monarque, qu'en peu de temps on vit un changement notable parmi les matelots. La honte de ne pas faire quelquefois ce qu'un grand roi faisait tous les jours, leur donna le courage de vouloir être chrétiens, et leur inspira des sentimens au-dessus de leur condition.

On voguait heureusement du côté de l'île de Chypre, et chacun s'entretenait agréablement de la pensée de retourner dans sa patrie, lorsque tout d'un coup le vaisseau du roi donna si rudement sur un banc de sable, que tout ce qui était sur le pont fut renversé. Un moment après il toucha une seconde fois, mais avec tant de violence, qu'on s'attendait à le voir s'entr'ouvrir. Chacun se crut perdu et cria miséricorde. La reine était consternée; ses enfans, qui la voyaient en larmes sans voir le péril, se mirent à pleurer. Tout le navire retentissait de gémissemens, que l'obscurité de la nuit rendait encore plus effroyables. Louis, oubliant en quelque sorte des objets si chers, va se prosterner aux pieds de celui qui commande à la mer, et dans l'instant le vaisseau se remet à flot. Cet événement inespéré fut regardé comme un miracle. Dès que le jour parut, on visita le bâtiment par dedans et par dehors. Les plongeurs rapportèrent qu'il y avait trois toises de la quille emportées, et conseillèrent au monarque de passer sur un autre navire. «Dites-moi, leur répondit-il, sur la foi et loyauté que vous me devez, si le vaisseau était à vous et chargé de riches marchandises, l'abandonneriez-vous en pareil état? Non sans doute, lui répliquèrent-ils d'une voix unanime; nous aimerions mieux hasarder tout que de faire une perte si considérable. Pourquoi donc me conseillez-vous d'en descendre? C'est, reprirent-ils, que la conservation de quelques malheureux matelots importe peu à l'univers; mais rien ne peut égaler le prix d'une vie comme celle de votre majesté. Or, sachez, dit le généreux prince, qu'il n'y a personne ici qui aime son existence autant que je puis aimer la mienne; si je descends, ils descendront aussi; et ne trouvant aucun bâtiment, ils se verront forcés de demeurer dans une terre étrangère, sans espérance de retourner dans leur pays. C'est pourquoi j'aime mieux mettre en la main de Dieu, ma vie, celle de la reine et de nos trois enfans, que de causer un tel dommage à tant de personnes.»

Il n'appartient qu'aux héros véritablement chrétiens, de donner ces grands exemples de générosité. C'est par de semblables vertus que Louis s'acquit sur tous les coeurs un empire plus puissant et plus glorieux que celui qui était dû à sa naissance.

La navigation fut longue et fatigante. Le roi, qui trouvait le moyen de rapporter tout à Dieu, ne se lassait point de faire admirer à Joinville la grandeur de l'Etre-Suprême, et le néant de ce qui paraît le plus grand parmi les hommes. «Regardez, sénéchal, lui disait-il, si Dieu ne nous a pas bien montré son grand pouvoir, quand, par un seul des quatre vents de mer, le roi, la reine, ses enfans, et tant d'autres personnes ont pensé périr. Ces dangers que nous avons courus sont des avertissemens et des menaces de celui qui peut dire: Or, voyez-vous bien que je vous eusse laissé noyer, si j'eusse voulu?»

Il arrive aux îles d'Hières.

Enfin le dixième de juillet, la flotte arriva aux îles d'Hières, en Provence. Le monarque d'abord n'y voulait pas descendre, parce que ce n'était pas terre de son obéissance; mais, au bout de deux jours, touché des prières de la reine, des remontrances de Joinville et des larmes de tout l'équipage qui était fatigué de la mer, il se fit mettre à terre. Le mauvais état de sa santé acheva peut-être de l'y déterminer: il était si faible et si abattu, que le sénéchal fut obligé de le prendre entre ses bras pour le tirer du vaisseau. Après quelques jours de repos, dès que les équipages furent arrivés, il partit du château d'Hières pour se rendre à Paris.

Retour du roi en France.

La nouvelle du départ de saint Louis de la Palestine pour revenir en France, y avait répandu une allégresse universelle. Tous les peuples étaient dans la plus grande impatience de le revoir. Cependant l'espérance qu'ils en avaient étaient fort modérée par la crainte des dangers qu'il pouvait courir sur un élément aussi sujet aux tempêtes et aux naufrages. Il y avait près de trois mois que ce prince était parti da port de St-Jean-d'Acre, lorsqu'il débarqua, comme je l'ai dit, le 10 juillet, aux îles d'Hières. S'étant mis en chemin pour se rendre à Paris, il trouva sur sa route une affluence prodigieuse de peuple, qui venait lui témoigner par les plus vives acclamations la satisfaction qu'il avait de revoir son prince. Il arriva enfin à Vincennes dans les premiers jours d'août. Paris se préparait à recevoir avec toute la solennité possible, un monarque si digne de son respect et de son amour: Louis cependant, avant d'en être le témoin, alla, pour satisfaire aux mouvemens de sa piété, rendre graces à Dieu en l'église de Saint-Denis, où il laissa de magnifiques présens.

Quelques jours après il fit son entrée dans Paris, qui le reçut aux acclamations redoublées de ses habitans: leur joie ne fut tempérée que par la vue de la croix qu'il portait toujours sur ses habits: preuve non équivoque qu'il avait plutôt suspendu qu'abandonné le dessein de la croisade. Ce ne furent néanmoins, pendant plusieurs jours, que réjouissances, feux, danses et festins. Louis, après avoir donné quelques semaines aux empressemens de ses fidèles Parisiens, qui tous voulaient voir de leurs yeux ce prince qui avait fait de si grandes choses, si chéri et si digne de leurs respects, crut devoir se dérober à leurs empressemens, pour s'appliquer tout entier à corriger les abus qui s'étaient glissés pendant son absence, et, s'il se pouvait, à bannir de son royaume jusqu'à l'ombre du mal.

Dès les premiers jours après son retour, il assembla un parlement, où il fit publier une ordonnance qui contient plusieurs articles très-importans pour l'exacte administration de la justice.

Elle porte entre autres choses: «Que les baillifs, prévôts, vicomtes et autres juges supérieurs ou subalternes, jureront de rendre la justice sans acception de personne; de conserver de bonne foi les droits du roi, sans préjudicier à ceux des particuliers; de ne recevoir, ni eux, ni leurs femmes, ni leurs parens, aucuns dons ou présens des plaideurs quand la valeur n'excéderait pas dix sols; de ne rien emprunter des personnes qui peuvent avoir des procès à leurs tribunaux; de ne point envoyer de présens, ni aux gens du conseil du roi, ni à ceux qui sont préposés pour examiner leurs comptes, ou pour informer de leur conduite; de n'acheter ni directement, ni indirectement, aucun immeuble dans l'étendue de leur juridiction; de ne point exiger d'amende, qu'elle n'eût été publiquement prononcée; de tenir leurs audiences dans les lieux où ils ont coutume de les donner, pour ne point consumer les parties en frais. Enfin, lorsqu'il seront hors d'exercice, de demeurer pendant quarante jours dans leurs bailliages, ou du moins d'y laisser un procureur suffisant pour répondre aux plaintes qu'on pourrait faire contre eux devant les commissaires du seigneur-roi.»

Ce serment devait être fait aux assises devant le peuple, afin que les juges fussent retenus en même temps, et par la crainte de l'indignation divine et royale, et par la honte toujours inséparable du parjure.

Louis ordonne de plus que l'édit contre les usures et les Juifs soit fidèlement exécuté; que les femmes publiques soient chassées tant des villes que de la campagne. Il défend, sous peine d'être réputé infâme et débouté de tout témoignage de vérité, non-seulement de jouer aux dés, mais même d'en fabriquer dans toute l'étendue de ses domaines; il enjoint de punir sévèrement ceux qui tiennent des académies de jeu. Il proscrit même jusqu'aux échecs, qui ne passent aujourd'hui que pour un simple jeu d'esprit, mais qui pouvait peut-être alors entraîner des inconvéniens que nous ignorons.

Pour ce qui est de l'article des présens qu'on défend aux juges de recevoir, ce projet d'ordonnance, si nous en croyons le sire de Joinville, fut conçu à l'occasion qu'il rapporte, dès le temps que le roi débarqua en Provence.

L'abbé de Cluny était venu saluer ce prince pour lui faire son compliment sur son retour; il lui fit présent de deux très-beaux chevaux. Le lendemain il demanda audience au roi, qui la lui donna longue et favorable. Après cette audience, Joinville, avec cette familiarité que le roi lui permettait, lui demanda s'il répondrait franchement à une question qu'il voulait lui faire; le roi le lui promit.

«N'est-il pas vrai, sire, reprit Joinville, que les deux beaux chevaux que vous a donnés l'abbé de Cluny, lui ont mérité la longue audience dont vous l'avez honoré? Cela pourrait bien être vrai, lui répondit le roi. Hé bien, sire, continua Joinville, défendez donc aux gens de votre conseil de rien prendre de ceux qui ont affaire à eux; car soyez certain que s'ils prennent, ils en écouteront plus diligemment et plus longuement, ainsi qu'avez fait de l'abbé de Cluny.» Le roi se mit à rire de la réflexion de Joinville, et en fit rire son conseil, qui lui dit que l'avis était sage, et qu'il fallait le mettre à exécution. C'est ce qu'il fit par l'ordonnance dont je viens de parler. Heureux les princes qui écoutent la vérité en faveur de leurs peuples, et plus heureux les peuples qui sont gouvernés par de tels princes!

Le roi, non content de publier des ordonnances et de recommander à ses officiers de faire justice, tenait sévèrement la main à l'exécution. Un bourgeois de Paris, ayant été convaincu d'avoir proféré un blasphème, il n'y eut ni prières, ni égards qui pussent fléchir le roi. Il fit exécuter, sans rémission, l'édit publié contre les blasphémateurs, par lequel ils étaient condamnés à souffrir l'application d'un fer chaud sur la bouche. Comme plusieurs personnes de la cour murmuraient de cette sévérité, il dit qu'il aimerait mieux souffrir ce même supplice, que de rien omettre pour arrêter un tel scandale.

Mais, ce qui était de la dernière importance, il s'appliqua surtout à remplir son conseil de gens habiles, désintéressés, vertueux, dignes enfin de la confiance d'un roi qui ne cherché que le bonheur de ses sujets; car il n'était pas de ces princes, ou trop faciles, qui n'écoutent qu'un favori toujours intéressé qui les trompe, ou trop présomptueux, qui ne s'en rapportent qu'à leurs propres lumières. Sa maxime était de prendre du temps pour accorder ce qu'on lui demandait, afin de pouvoir consulter. Aussi, ne lui vit-on jamais compromettre son autorité. Ce qu'il avait résolu était toujours le meilleur et demeurait fixe et invariable; mais cela ne l'empêchait pas, dit Joinville, de se décider sur-le-champ.

Les rois, ses prédécesseurs, envoyaient des commissaires dans les provinces, pour examiner et réparer les injustices qui s'y pouvaient faire; avant son voyage d'outre-mer, il avait constamment suivi cette louable coutume; mais, craignant que cela ne fût pas suffisant, il résolut d'y aller lui-même, et commença cette année la visite de son royaume.

Le roi fait la visite de son royaume.

Il se rendit d'abord en Flandre, puis en Picardie, ensuite à Soissons, où il vit le sire de Joinville qu'il combla de caresses. Quand je fus devers lui, dit le bon sénéchal, il me fit si grande joie, que tous s'en émerveillaient. Comme on connaissait le crédit de ce seigneur, il fut chargé de demander la princesse Isabelle, fille du roi, pour Thibaut V, comte de Champagne et roi de Navarre, prince de la plus grande espérance.

Mais Louis ne voulut point entendre parler de cette alliance, que le jeune prince n'eût fait justice à la comtesse de Bretagne, sa soeur, qui avait des prétentions assez considérables sur les comtés de Champagne et de Brie. En vain le sénéchal insista; le monarque fut inébranlable.

Ces prétentions consistaient en ce que le comte de Bretagne avait épousé Blanche de Champagne, fille aînée du comte Thibaut, dernier mort, qui l'avait eue d'Agnès de Beaujeu, sa première femme, dont il était veuf quand il épousa Marguerite de Bourbon, mère du jeune roi de Navarre; de sorte que Blanche demandait à rentrer en partage de la succession de son père, et avait des droits au moins sur une partie de la Champagne. Le roi voulait que cette affaire fût terminée, avant qu'on parlât du mariage de sa fille Isabelle avec le roi de Navarre.

Comme il s'agissait de la Champagne, qui était un fief de la couronne, cette affaire devait se décider en présence du roi par la cour des pairs. Le roi fit donc examiner le procès du roi de Navarre avec la comtesse de Bretagne en présence des parties. Il fut accommodé par l'achat que fit le roi de Navarre des droits de la comtesse de Bretagne, en s'obligeant de lui payer trois mille livres de rente, qui, selon le poids de la monnaie de ce temps-là, monteraient aujourd'hui à un peu moins de trente mille livres de rente.

Mariage du roi de Navarre avec Isabelle de France.

Au moyen de cet arrangement, le mariage de Thibaut, roi de Navarre, avec Isabelle de France, fut conclu. La dot de la princesse fut de dix mille livres, comme celles des autres filles de saint Louis, qui furent mariées depuis. Les noces se firent à Melun avec beaucoup de solennité. Le roi n'épargnait rien dans ces circonstances d'éclat, où les princes doivent attirer les regards et l'admiration des peuples par quelque grand spectacle. Il était aussi réservé quand il s'agissait de son plaisir, que libéral lorsque les raisons d'état, ou les motifs de religion l'exigeaient; sachant bien que c'est le retranchement des choses superflues qui conserve et multiplie les fonds pour les dépenses nécessaires.

Le roi permet au roi d'Angleterre de venir à Paris, et lui fait une fête magnifique.

Avant que ces noces fussent célébrées, il y eut en France une fête magnifique à l'occasion suivante: Henri III, roi d'Angleterre, était depuis assez long-temps en Gascogne. Il en avait enfin apaisé les troubles et les révoltes qui s'y étaient élevés par la dureté du gouvernement de ceux qu'il y avait envoyé commander: de sorte que sa présence n'y étant plus nécessaire, il avait pris la résolution de retourner dans son royaume. Le désir de voir la France, peut-être aussi la crainte d'un trajet par mer, beaucoup plus long en partant de Bordeaux que celui de Calais à Douvres, lui fit demander au roi la permission de passer par ses états. Ce prince la lui accorda avec joie, et lui fit savoir qu'il le verrait avec un très-grand plaisir.

Louis envoya des ordres dans toutes les villes de son royaume, par lesquelles Henri devait passer, pour lui faire rendre tous les honneurs dus à son rang. Il vint par Fontevraud, où il vit les tombeaux de quelques-uns de ses ancêtres qui y étaient inhumés, et y fit élever un mausolée à la reine sa mère, dont on transporta le corps du cimetière dans l'église. Il se rendit aussi à l'abbaye de Pontigny, pour y prier auprès du tombeau de saint Edmond, archevêque de Cantorbéry, qu'il avait beaucoup persécuté. Il traversa ainsi la France sans suivre les routes ordinaires, et s'arrêtant partout où sa curiosité le conduisait. Il arriva à Chartres, où le roi alla le recevoir, et où ils se donnèrent mutuellement beaucoup de marques de tendresse et d'amitié. Le roi d'Angleterre était accompagné d'environ mille personnes, tant seigneurs que gentilhommes, fort bien montés, et en très-bel équipage. A mesure qu'il avançait, sa cour augmentait.

La reine de France et la comtesse d'Anjou, sa soeur, avaient accompagné le roi à Chartres, où elles trouvèrent, avec le roi d'Angleterre, leurs deux soeurs; savoir: la reine d'Angleterre et la comtesse de Cornouaille, femme du comte Richard, frère de Henri. Béatrix, comtesse douairière de Provence, mère des quatre princesses, était du voyage. L'entrevue fut des plus tendres, et elle eut la joie d'embrasser en même temps toutes ses filles. De Chartres, on marcha droit à Paris, dont tout le peuple sortit pour aller au-devant d'eux, les uns sous les armes, les autres couronnés de fleurs, ou tenant en leurs mains des rameaux; le pavé était jonché de feuilles et de fleurs. L'université en corps et tous les écoliers, dont le nombre était très-grand, parurent en habits de cérémonie. Ce n'était que cris de joie, que concerts de musique et d'instrumens dans tous les lieux où les rois et les princesses passaient. Le soir, et toute la nuit, il y eut des illuminations et des réjouissances par toute la ville.

Le roi offrit au roi d'Angleterre de le loger, soit au Palais, soit au
Temple, ou en quelque autre hôtel de la ville où il jugerait à propos.
Henri choisit le Temple pour lui et pour sa cour, et tout le quartier
des environs jusqu'à la Grève.

Dès le lendemain matin, il fit dresser des tables en divers endroits de son quartier, où l'on servit toute la journée du pain, du vin, de la viande et du poisson pour tous les pauvres qui voulurent y venir manger.

Pendant cette matinée, le roi mena Henri à la Sainte-Chapelle, où il lui fit voir les précieuses reliques qu'on y honorait: de là il le conduisit dans la ville pour lui montrer ce qu'il y avait de curieux. Le prince laissa dans la Sainte-Chapelle, ainsi que dans les autres lieux où il fut conduit, des marques de sa libéralité.

Le roi d'Angleterre, après avoir été traité magnifiquement au Temple, le soir de son arrivée, pria le roi de trouver bon qu'il lui donnât le lendemain à dîner au même lieu. On s'y rendit au retour de la cavalcade du matin. Tout était préparé dans la grande salle. Louis, pour faire les honneurs, voulait placer le roi d'Angleterre entre lui et le jeune roi de Navarre; mais Henri s'excusa de prendre une place qui ne pouvait être mieux et plus convenablement occupée que par le roi de France: Car, ajouta-t-il, vous êtes mon seigneur et le serez toujours. Le roi fut contraint de céder et s'assit, ayant à sa droite le roi d'Angleterre, et à sa gauche le roi de Navarre. Toutes les portes étaient ouvertes et sans gardes; mais le respect qu'inspirait la présence des princes suffit seul pour empêcher le désordre et la confusion. Il y avait encore d'autres tables dans les appartemens, où les seigneurs des deux cours, chacun selon sa qualité et son rang, étaient placés. Il était jour maigre; on ne vit jamais tant de somptuosité et d'abondance.

Le lendemain, le roi donna à souper au roi d'Angleterre dans le Palais, où il lui avait fait préparer un bel appartement; et comme Henri voulut, après le repas, se retirer au Temple: «Non pas, lui dit le roi en riant; je suis maître chez moi, je veux au moins cette nuit vous avoir en ma puissance.»

Le roi d'Angleterre demeura à Paris huit jours, qui se passèrent en fêtes et en réjouissances; mais elles n'empêchèrent pas les deux rois d'avoir durant ce temps plusieurs entretiens secrets. Si l'on en veut croire l'historien d'Angleterre, Mathieu Paris, à qui son maître peut en avoir parlé, Louis témoigna à Henri le désir qu'il avait de lui restituer la Normandie: Mais, ajoutait-il, mes douze pairs et mon baronage n'y consentiraient jamais. La délicatesse de la conscience de Louis, et la conduite qu'il tint dans la suite, dans quelques traités avec le roi d'Angleterre, rendent ce fait assez vraisemblable. Le témoignage de cet auteur contemporain nous apprend au moins deux choses importantes: la première, que dès lors le nombre des pairs de France était fixé à douze; la seconde, que le roi ne disposait d'aucune partie considérable de ses états sans le consentement, non-seulement des pairs du royaume, mais encore de ses barons, qui étaient les plus grands seigneurs de l'état, quoique d'un rang inférieur à celui des pairs.

Le roi d'Angleterre quitta Paris, comblé d'honneurs, et s'y acquit une grande réputation de libéralité. Le roi l'accompagna pendant la première journée de chemin; et, après avoir renouvelé les témoignages d'amitié qu'ils s'étaient donnés tant de fois l'un à l'autre, Henri continua sa route vers Boulogne. Après y avoir attendu quelques jours le temps favorable, il s'embarqua, arriva heureusement en Angleterre; et, quelque temps après, il se fit une prolongation de trève entre les deux couronnes.

Ce fut dans le même esprit de paix que l'année suivante le roi réconcilia le comte d'Anjou avec sa belle-mère, Béatrix, comtesse de Provence. Ils s'étaient brouillés au sujet de quelques forteresses de Provence que la comtesse retenait, et que le comte prétendait lui appartenir: on en était déjà venu aux hostilités. La comtesse avait eu recours au pape, qui avait nommé l'évêque du Belley pour juge du différent. Mais les deux parties s'en rapportèrent au roi; et ce prince, pour finir ce procès, ordonna au comte d'Anjou, son frère, d'acheter ces places, et lui fournit l'argent pour en faire le payement.

Les troubles continuent en Italie et en Allemagne.

Pendant ce même temps, l'Italie et l'Allemagne étaient dans la plus grande agitation par les guerres qui régnaient entre le pape et les successeurs de l'empereur Frédéric II, dans le détail desquelles je n'entrerai pas. Je dirai seulement que Louis, toujours le même, au milieu de tant de scandales causés par l'ambition de ceux qui y étaient intéressés, ne voulut point prendre de parti. Si son respect pour le Saint-Siége l'empêchait d'éclater contre tant d'excès, son amour pour la justice ne lui permettait pas de les favoriser, ni même de paraître les approuver. Il détournait les yeux de ces tristes objets pour ne s'occuper qu'à maintenir son royaume en paix, et à le purger des brigands qui l'infestaient.

Un gentilhomme, nommé Anseric, seigneur de Montréal, exerçait toutes sortes de violences en Bourgogne. Le roi, suivant les maximes du gouvernement féodal, ne pouvait en faire justice par lui-même. Il en écrivit fortement au duc de Bourgogne, dont le coupable relevait. Mais ce prince, trop indulgent pour un scélérat qui lui appartenait, se contenta de quelques remontrances qui ne remédièrent à rien. Le monarque, indigné d'une si lâche condescendance, dépêcha au duc deux de ses officiers, Dreux de Montigny et Jean de Cambray, pour lui porter les ordres les plus sévères d'assiéger Anseric jusque dans sa retraite: le duc n'osa plus résister. Montréal fut rasé, le tyran chassé; et comme il n'avait point d'enfans, le mal fut extirpé.

Quéribus, château situé en Languedoc, était le réceptacle d'une infinité de scélérats qui ravageaient la province, et semblaient braver toute justice et toute autorité. Louis, sur les plaintes qu'il en reçut, envoya des ordres pressans au sénéchal de Carcassonne, de monter promptement à cheval pour exterminer la place et les malfaiteurs auxquels elle servait de retraite. Pierre d'Auteuil, c'était le nom du sénéchal, fit sommer les prélats de la province de venir le joindre, ou du moins de lui donner du secours pour cette expédition. Ceux-ci prétendirent qu'ils n'étaient pas obligés de suivre le roi ni son ministre; mais que, par considération plutôt que par devoir, ils voulaient bien lui envoyer quelques troupes. Cette réserve déplut à la cour, qui fit examiner ces immunités prétendues. Il y a toute apparence que ces prélats fournirent les troupes qu'on leur demandait: car la forteresse fut emportée et détruite; ceux qui la défendaient furent punis comme ils le méritaient, et la tranquillité fut rétablie dans le Languedoc.

Le comte d'Anjou, frère du roi, avait un procès contre un simple gentilhomme de ses vassaux, pour la possession d'un certain château. Les officiers le jugèrent en faveur du prince. Le chevalier en appela à la cour du roi. Le comte, piqué de la hardiesse du gentilhomme, le fit mettre en prison. Le roi en fut averti, et manda sur-le-champ à son frère de venir le trouver. Croyez-vous, lui dit-il avec un visage sévère, qu'il doive y avoir plus d'un souverain en France, ou que vous soyez au-dessus des lois, parce que vous êtes mon frère? En même temps il lui ordonne de rendre la liberté à ce malheureux vassal, pour pouvoir défendre son droit devant la cour du roi. Le comte obéit. Il ne restait plus qu'à instruire l'affaire; mais le gentilhomme ne trouvait ni procureurs, ni avocats, tant on redoutait le caractère violent du comte d'Anjou. Louis eut encore la bonté de lui en nommer d'office, et les fit jurer qu'ils conseilleraient le gentilhomme fidèlement. La question fut scrupuleusement examinée, le chevalier fut réintégré dans ses biens, et le frère du roi perdit son procès.

Jugement d'Enguerrand de Coucy.

Mais de tous ces exemples d'une justice inflexible et sévère, le plus frappant est celui qui fut fait sur Enguerrand de Coucy, fils de ce fameux Enguerrand qui s'était flatté de la couronne dans les premières années du règne de saint Louis, et qui était proche parent du roi. Ce jeune seigneur, héritier de tous les biens de son père, par le décès de son frère aîné, tué à Massoure, était d'un caractère violent et très-emporté. Il arriva que trois jeunes gentilshommes flamands, envoyés par leurs parens à l'abbaye de Saint-Nicolas-des-Bois, pour apprendre la langue française, allèrent un jour se promener hors du monastère, et s'amusèrent à tirer des lapins à coups de flèches. L'ardeur de la chasse les emporta jusque dans les bois de Coucy, où ils furent arrêtés par les gardes du comte, qui les fit pendre sur-le-champ, sans leur donner le temps de se préparer à une mort qu'ils ne croyaient guère avoir méritée. Louis en fut averti par l'abbé de Saint-Nicolas, et par le connétable Gilles-le-Brun, proche parent de ces malheureux étrangers. Touché d'une action si barbare, ce prince donna promptement ses ordres pour en faire informer. Le crime fut avéré, et Coucy assigné à comparaître devant les juges de la cour du roi. Il se présenta, mais sans vouloir répondre, sous prétexte qu'étant baron, il ne pouvait être jugé que par les pairs. On lui prouva, par d'anciens arrêts, que ses ancêtres n'avaient joui du droit de pairie qu'à titre de seigneurs de Boves et de Gournay: titres qui avaient passé aux cadets de sa maison; que l'hommage qu'ils lui en rendaient comme à leur aîné, ne changeait pas la nature des choses; que Coucy demeurait toujours un simple fief qui devait même un cens à l'abbaye de Saint-Rémy de Reims. Il fut donc arrêté et très-étroitement gardé dans la tour de Louvre, non par les pairs ou chevaliers, mais par les huissiers ou sergens du roi. Cette action de vigueur étonna tous les barons de France, la plupart parens ou alliés du coupable. Ils commencèrent à craindre pour sa vie. Louis voulait qu'il souffrît la peine du talion; il s'en expliquait ouvertement. Aussitôt ils s'assemblèrent, vinrent trouver le monarque, et lui demandèrent avec tant d'instance d'être du nombre des juges, qu'il ne put leur refuser cette grace, bien résolu de faire justice par lui-même, s'ils ne la faisaient pas.

L'assemblée fut nombreuse. On y vit le jeune Thibaut, roi de Navarre et comte de Champagne, le duc de Bourgogne, l'archevêque de Reims, la comtesse de Flandre, le comte de Bretagne, les comtes de Bar, de Soissons, de Blois, et quantité de seigneurs qui voulurent s'y trouver, moins cependant comme juges que comme intercesseurs. Le coupable, interrogé par le roi même, et presque convaincu, ne vit d'autre moyen d'éviter sa condamnation, que de demander de pouvoir prendre conseil de ses parens: ce qui lui fut accordé. Alors, ce qui prouve bien et la noblesse de sa maison, et la grandeur de ses alliances, tous les barons se levèrent et sortirent avec lui. Le monarque demeura seul avec son conseil.

Quelque temps après ils rentrèrent, ayant Coucy à leur tête. Ce seigneur nia le fait, offrit de s'en justifier par le duel, et protesta contre la voie d'information, qui, suivant les lois du royaume, ne pouvait avoir lieu à l'égard des barons, quand il s'agissait de leurs personnes ou de leur honneur. L'information était en effet une procédure peu commune alors, surtout vis-à-vis de la noblesse; mais Louis cherchait à l'établir, pour pouvoir abolir insensiblement celle du combat, qui lui semblait, à juste titre, un monstrueux brigandage.

Il répondit que «la preuve du duel n'étoit point recevable à l'égard des églises et des personnes sans appui qui seroient toujours dans l'oppression et sans espérance d'obtenir justice, faute de trouver des champions pour combattre les grands seigneurs.» Le comte de Bretagne voulut insister. «Vous n'avez pas toujours pensé de même, lui dit Louis, avec cet air de majesté qui lui était si naturel; vous devriez vous souvenir qu'étant accusé devant moi par vos barons, vous me demandâtes que la preuve se fît par enquête, le combat n'étant pas une voie de droit.»

Cette fermeté fit trembler pour le malheureux Enguerrand; personne n'osa répliquer: on ne s'occupa plus que du soin de fléchir son juge par toutes sortes de soumissions.

Louis cependant paraissait inexorable. Convaincu que la justice doit être la première vertu des rois, il semblait oublier la qualité du criminel, pour ne penser qu'à l'énormité de son crime. Plein de cette idée, il ordonne aux barons de reprendre leurs places, et de donner leur avis. Alors il se fait un profond silence: aucun ne veut opiner; mais tous se jettent aux pieds du monarque pour lui demander grace. Coucy lui-même, prosterné à ses genoux, et fondant en larmes, implore sa miséricorde.

On peut juger de l'effet que fit une scène si touchante sur un coeur comme le sien, et sur une aussi noble assemblée: il insistait néanmoins encore sur la nécessité de punir sévèrement une action si barbare. Mais enfin, n'espérant plus obtenir le consentement de ses barons, ne croyant pas devoir mépriser les sollicitations des grands de son état, content d'ailleurs de leur soumission, touché de celle d'un homme de la première qualité, qui, après tout, n'était convaincu que par une procédure extraordinaire dans le royaume, il laisse tomber un regard sur lui. Enguerrand, lui dit-il d'un ton de maître, si je savois certainement que Dieu m'ordonnât de vous faire mourir, toute la France et votre parenté ne vous sauveraient pas. Ces paroles, mêlées tout à la fois de clémence et de sévérité, remirent le calme dans l'assemblée, qui ne demandait que la vie du coupable. On alla ensuite aux opinions, qui furent toutes pour un châtiment exemplaire. Coucy fut condamné à fonder trois chapelles, où l'on dirait des messes à perpétuité pour les trois gentilshommes flamands; à donner à l'abbaye de Saint-Nicolas le bois fatal où le crime avait été commis; à perdre dans toutes ses terres le droit de haute justice et de garenne; à servir pendant trois ans à la Terre-Sainte avec un certain nombre de chevaliers; et enfin à payer douze mille cinq cents livres d'amende, que le monarque se fit délivrer avant de faire mettre le coupable en liberté.

C'était le zèle de la justice et non l'envie d'enrichir son fisc, qui lui avait dicté cet arrêt: aussi cet argent fut-il employé à différentes oeuvres de piété; une partie fut destinée à bâtir l'église des Cordeliers de Paris, les écoles et le dortoir des Jacobins. Le reste servit à fonder l'Hôtel-Dieu de Pontoise.

On sentira encore mieux tout l'héroïsme de cette action de justice, si l'on fait attention qu'alors la puissance des rois de France se trouvait renfermée dans des bornes très-étroites; mais la vertu a des droits toujours respectables. Celle de Louis eut plus de pouvoir en cette rencontre, que l'autorité armée de toute sa puissance. Aussi l'historien de son règne[1] observe-t-il que toute la France fut saisie d'étonnement, qu'un homme de si grande naissance, soutenu par tous les barons du royaume, ses parens ou ses alliés, eût à peine obtenu grace de la vie, au tribunal de ce rigide observateur de l'ordre et des lois. Tous les grands, ajoute-t-il, ne purent s'empêcher de reconnaître que la sagesse et l'esprit de Dieu guidaient ce prince dans toutes ses démarches: la crainte succéda à l'admiration, et augmenta encore le respect qu'inspirait la sainteté de ses moeurs.

[Note 1: Nangis, p. 365.]

Quelques-uns néanmoins éclatèrent en murmures. Un chevalier, nommé Jean de Thorotte, châtelain de Noyon, effrayé de ce coup d'autorité, s'écria assez haut pour être entendu: Après cela, il ne reste plus qu'à nous faire tous pendre. Louis, qui en fut averti, l'envoya chercher par ses officiers de justice. Vous voyez, lui dit-il, que je ne fais point pendre mes barons, mais que je fais punir ceux qui violent les lois de l'état et de l'humanité. Le malheureux gentilhomme vit bien qu'on l'avait desservi; il se jette aux genoux du prince, proteste qu'il n'a point tenu un pareil discours; et si son serment ne suffit pas, il offre d'en donner trente chevaliers pour garans. Le monarque avait résolu de le faire mettre en prison: content de lui avoir fait peur, il lui ordonna d'être plus circonspect à l'avenir.

Louis forme une bibliothèque dans son palais.

Les sciences accompagnent ordinairement les héros. Louis, qui était fort instruit, aurait désiré faire sortir les Français de l'ignorance prodigieuse où ils étaient plongés; mais il n'y avait dans le royaume aucun homme assez savant pour l'aider dans un si noble projet. Les ecclésiastiques étaient les seuls qui sussent lire et écrire. L'étude de la philosophie était très-imparfaite: ceux qui s'y appliquaient n'avaient pour guide de leurs raisonnemens qu'Aristote, qu'ils n'étudiaient encore que sur des traductions très-imparfaites: elles nous étaient venues par les Arabes, qui avaient eu un siècle de lumières, mais très-bornées. L'ignorance où l'on était des langues hébraïque et grecque, empêchait d'étudier l'Ecriture-Sainte dans ses sources. Louis était peut-être l'homme de son royaume le plus savant, et le mieux instruit de ce que c'était que la véritable science. Pour faciliter à ceux dont l'état était de s'en occuper, les moyens d'étudier, il conçut le dessein de former dans son palais une bibliothèque, où tout le monde eût la liberté d'entrer. Il y venait quelquefois seul, sans toute la suite de la royauté, aux heures que les affaires lui laissaient libres, et se faisait un plaisir d'expliquer les endroits difficiles à ceux qui voulaient en profiter, et qui souvent prenaient ses leçons sans savoir que ce maître si complaisant était le roi. Dans le choix des livres dont il composa cette bibliothèque, outre plusieurs originaux de saint Augustin, de saint Ambroise, de saint Jérôme, de saint Grégoire, et d'autres Pères de l'Eglise latine, c'était un grand nombre d'exemplaires de l'Ecriture-Sainte, qu'il avait fait copier sur des manuscrits authentiques, conservés dans différentes bibliothèques de son royaume.

Le pieux monarque, occupé de deux soins également importans, et de la conduite de son royaume, et de l'ouvrage de son salut, ne négligeait aucun des secours qui pouvaient le conduire à cette double fin. De là cette scrupuleuse attention sur le choix de ses ministres. Il n'accordait sa confiance qu'à la probité, et sa faveur qu'à la vérité. Sa coutume était de choisir, parmi ses courtisans, quelque homme d'honneur et d'esprit, qu'il priait affectueusement, et à qui il ordonnait en maître de l'avertir fidèlement de tout ce qu'on disait de lui et des fautes qu'il faisait. Quels que fussent ses avis, il les recevait avec douceur et tâchait d'en profiter.

Il avait un catalogue des ecclésiastiques auxquels il voulait faire du bien: ce n'était ni la qualité, ni les services des pères, qui faisaient mettre sur la liste. La science et les bonnes moeurs sollicitaient seules auprès de lui. Il consultait là-dessus son confesseur, le chancelier de l'Eglise de Paris, et quelques religieux. On ne le vit jamais donner à un bénéficier un autre bénéfice, sans exiger de lui une résignation pure et simple de celui qu'il possédait.

Les traits que je viens de rapporter n'étaient pas les seules affaires qui occupaient le roi pendant la paix qu'il avait procurée à ses sujets: il s'appliqua plus que jamais à régler le dedans de son royaume; il alla en Artois, en Champagne, et laissa partout des marques de sa justice et de sa libéralité. Plusieurs commissaires dans le même temps parcouraient en son nom ses provinces les plus éloignées, pour réparer les torts que les particuliers avaient soufferts depuis son avènement à la couronne. Ils avaient même ordre de remonter jusqu'au règne de Philippe-Auguste. On voyait par toute la France des bureaux établis pour l'examen de ces restitutions, et les sénéchaux ou baillis étaient chargés d'exécuter avec célérité ce qu'on y avait décidé; mais, comme souvent on ne trouvait ni les enfans, ni les héritiers de ceux qui avaient été injustement dépouillés, les commissaires étaient embarrassés sur ce qu'ils devaient faire. Louis, dans cette incertitude, se crut obligé d'avoir recours au pape, pour obtenir la permission de distribuer aux pauvres la valeur du bien mal acquis; ce qui lui fut accordé par un bref du pape Alexandre IV, qui, rempli des éloges du saint monarque, fait assez voir combien sa vertu était universellement reconnue[1].

[Note 1: Ducange, Observations sur Joinville, p. 117 et 118.]

Ce que ses lieutenans exécutaient au loin par ses ordres, il le faisait exécuter lui-même dans les lieux où il se trouvait. La facilité de l'aborder, jointe à la certitude d'obtenir une prompte justice, lui donna plusieurs fois occasion d'exercer cette première et la plus noble des fonctions de la royauté. Il avait toujours auprès de lui un certain nombre de personnes en qui il avait confiance, entr'autres le sire de Nesle, le comte de Soissons, le sire de Joinville, Pierre de Fontaine et Geoffroy de Villette, bailli de Tours[1]. Ces bons seigneurs, dès qu'ils avaient ouï la messe, allaient chaque jour entendre le plaids de la porte, ce qu'on a depuis appelé les requêtes du palais, et jugeaient sur-le-champ toutes les petites affaires. Quand les parties n'étaient pas contentes, le monarque en prenait connaissance lui-même et décidait. «Souvent j'ai vu, dit Joinville, que le bon saint, après la messe, alloit se promener au bois de Vincennes, s'asseyoit au pied d'un chêne; nous faisoit prendre place auprès de lui, et donnoit audience à tous ceux qui avaient à lui parler, sans qu'aucun huissier ou garde empêchât de l'approcher[2].» On le vit aussi plusieurs fois venir au jardin de Paris, vêtu d'une cotte de camelot, avec un surcot de tiretaine sans manches, et par-dessus un manteau de taffetas noir: là il faisait étendre des tapis pour s'asseoir avec ses conseillers, et dépêchait son peuple diligemment. Deux fois par semaine il donnait audience dans sa chambre; et, peu content d'expédier les parties, il les renvoyait souvent avec des instructions importantes. Une femme de qualité, vieille et fort parée, lui demanda un entretien secret; il la fit entrer dans son cabinet, où il n'y avait que son confesseur, et l'écouta aussi long-temps qu'elle voulut. «Madame, lui dit-il, j'aurai soin de votre affaire, si de vôtre côté vous voulez avoir soin de votre salut. On dit que vous avez été belle: ce temps n'est plus, vous le savez. La beauté du corps passe comme la fleur des champs; on a beau faire, on ne la rappelle point: il faut songer à la beauté de l'ame, qui ne finira point.» Ce discours fit impression. La dame s'habilla plus modestement dans la suite, et fit pénitence du temps qu'elle avait perdu en de vains ajustemens.

[Note 1: Joinville, p. 12.]

[Note 2: Ibid., p. 13.]

On était toujours sûr du succès, même dans les affaires où le roi avait intérêt, lorsque la demande était juste et fondée. Si l'équité ne parlait point en sa faveur, il était le premier à se condamner. Quand son droit paraissait certain, il savait le maintenir; mais dans le doute il aimait mieux tout sacrifier, que de courir risque de blesser la justice. Louis VII, en fondant les religieux de Grammont, leur avait donné un bois dans le voisinage de leur monastère. Philippe-Auguste le trouva à sa bienséance, et ne fit point difficulté de se l'approprier. Le saint roi, instruit de l'usurpation, ordonna de le restituer: ce qui fut exécuté promptement. Un chevalier, nommé Raoul de Meulan, réclamait quelques droits sur des terres situées aux environs d'Evreux: cette prétention était même tout son bien; mais elle ne se trouvait appuyée d'aucune preuve suffisante. La noblesse et la pauvreté du gentilhomme y suppléèrent: Louis lui assigna une rente de six cents livres sur d'autres biens en Normandie.

Arnaud de Trie redemandait le comté de Dammartin, que le roi retenait depuis la mort de la comtesse Mathilde, quoiqu'il eût promis solennellement de ne point s'opposer à ce qu'il retournât aux héritiers légitimes de la comtesse. On lui produisait des lettres-patentes à ce sujet; précaution qu'on avait cru devoir prendre, parce que cette terre ayant été confisquée pour félonie sur Renaud, comte de Boulogne, ensuite rendue à sa fille, en considération de son mariage avec Philippe de France, Renaud craignit que cette grace ne s'étendît pas jusque sur les enfans d'Alix, soeur du rebelle. Mais le roi ni personne de sa cour ne se souvenait de ces lettres: les sceaux en étaient brisés et rompus; il ne restait de la figure du monarque que le bas des jambes; tout son conseil fut d'avis qu'on ne devait y avoir aucun égard. La délicatesse de sa conscience ne lui permit pas de s'en tenir là. Il appelle Jean Sarrasin, son chambellan, et lui ordonne de lui apporter des vieux sceaux, pour les confronter avec les restes de celui qu'on lui représentait. On en trouva de parfaitement semblables. «Voilà, dit-il à ses ministres, le sceau dont je me servois avant mon voyage d'outre-mer; ainsi, je n'oserois, selon Dieu et raison, retenir la terre de Dammartin.» En même temps il fait venir Renaud: «Beau sire, lui dit-il, je vous rends le comté que vous demandez.»

Rien n'était plus admirable que l'ordre qu'il avait mis dans sa maison. On y comptait, comme aujourd'hui, un nombre considérable d'officiers, chambellans, pannetiers, échansons et autres dont on peut voir les noms et les gages, dans une ordonnance rapportée par Ducange; mais, quoique fort grande, elle était mieux réglée que celle d'un particulier. On n'aurait osé s'y attribuer ces profits criminels qui blessent l'honneur et souillent la conscience. Chacun, content de ce qui lui revenait légitimement, ne s'occupait qu'à remplir fidèlement ses devoirs: la crainte de déplaire à un maître, qui de temps en temps descendait dans les plus petits détails, les obligeait d'être attentifs à leurs actions. Non qu'on pût l'accuser d'une sordide épargne: «Il faisait, dit Joinville[1], une grande et large dépense, telle en un mot qu'il appartient à un si grand roi. Lorsqu'il tenoit les parlemens ou états, tous les seigneurs, chevaliers et autres, étoient servis à la cour plus splendidement que jamais n'avoient fait ses prédécesseurs; car il étoit fort libéral.» Mais, dans la nécessité où il se trouvait par état de représenter, il ne s'en croyait pas moins obligé à une prudente économie, pour ne point fouler ses sujets, qui veulent bien se gêner pour contribuer à la magnificence du prince, mais qui souffrent toujours très-impatiemment que le tribut de leur amour devienne la proie d'une foule de domestiques avides.

[Note 1: Joinville, p. 224.]

Mariage de Louis, fils aîné du roi.

Ces divers soins ne l'occupaient pas tellement, qu'il ne réservât la plus grande partie de son attention pour les intérêts légitimes de son état et de sa famille. C'est ce qui lui fit rechercher pour Louis, son fils aîné, Bérengère, fille d'Alphonse X, et présomptive héritière du royaume de Castille. On sait les justes prétentions de Louis VIII sur cette couronne, dont il avait épousé l'héritière Blanche de Castille, mère de saint Louis. Des circonstances particulières avaient empêché cette princesse de profiter de l'heureuse disposition des Castillans à son égard. On prétend que le saint roi, son fils, ne prit le même parti que par déférence pour la reine Blanche, sa mère.

Quoi qu'il en soit, cette nouvelle alliance, en réunissant tous ses droits, faisait cesser tous les sujets de guerre. Louis envoya donc des ambassadeurs pour en faire la proposition: elle fut acceptée avec la plus sensible joie. Aussitôt le prince Sanche, oncle de la princesse, le grand chambellan de Castille, et plusieurs des principaux seigneurs de l'état partirent pour la France, munis de tous les pouvoirs pour conclure une si belle union. On assura la couronne de Castille à Bérengère et à ses enfans, s'il arrivait que le roi son père mourût sans enfans mâles. On prit même des précautions pour l'empêcher de rien aliéner au préjudice de sa fille.

Louis, de son côté, promit à l'infante cinq mille livres pour son douaire, qui fut assigné sur le Valois, Senlis et Beaumont; mais le temps n'était pas encore arrivé où le sceptre castillan devait passer dans la maison de France. Il était réservé à un des plus illustres descendans du saint roi, de l'affermir dans la main d'un de ses petits-fils. On avait remis la célébration de ce mariage jusqu'à la seizième année du jeune prince; il n'eut pas le bonheur d'atteindre cet âge.

Pieuses fondations de Louis.

Cependant on vit alors redoubler la ferveur du roi, sa piété et son exactitude dans les pratiques de dévotion et de mortification. On le vit pourvoir avec la plus grande attention au soulagement des peuples, en révoquant ou diminuant les impôts, que la nécessité des temps avait introduits; à l'honneur des demoiselles, en mariant de ses propres deniers celles dont la pauvreté pouvait exposer la vertu; enfin, à l'entretien des pauvres communautés religieuses, en leur faisant distribuer des aumônes dont le détail serait infini.

Les Mathurins de Fontainebleau, les Jacobins, les Cordeliers et les Carmes de Paris, le reconnaissent pour leur fondateur; honneur qu'ils partagent avec les abbayes de Royaumont, de Long-Champ, de Lis et de Maubuisson, qu'il bâtit et dota avec une magnificence vraiment royale. Le château de Vauvert, habitation des Chartreux de Paris, est encore l'ouvrage de sa libéralité, ainsi qu'une grande partie des biens de cette maison.

C'est à cette pieuse profusion, que tant d'abbayes, de monastères et de maisons de piété, doivent leurs établissemens et leurs revenus. Mais sa générosité s'étendait surtout aux hôpitaux; fondations d'autant plus dignes d'un grand roi, que, malgré tous ses soins pour occuper ses sujets et leur procurer l'abondance, les différens accidens de la vie ne font toujours que trop de malheureux. L'Hôtel-Dieu de Paris existait depuis long-temps; cependant, comme la ville était fort augmentée depuis les conquêtes de Philippe-Auguste, les anciennes salles ne suffisaient pas pour loger commodément les malades; Louis en fit bâtir de nouvelles, et augmenta considérablement les revenus de la maison. Pontoise, Compiègne et Vernon, lui doivent aussi ces hospices, où les pauvres et les malades trouvent un asile dans leur misère et des remèdes à leurs maux. Ce fut encore dans ce même esprit, qu'il fonda ce fameux hôpital pour les aveugles, dit depuis les Quinze-Vingts, parce qu'on les a réduits à ce nombre de trois cents, au lieu de trois cent cinquante qu'ils étaient alors. On a voulu faire croire que cette fondation était pour des gentilshommes auxquels les Sarrasins avaient crevé les yeux, et que saint Louis avait ramenés de la Terre-Sainte; mais c'est une fausse tradition dont il n'est fait aucune mention dans les histoires de son temps. Il suffisait d'être malheureux pour exciter la compassion et mériter les bienfaits de ce généreux prince. Les commissaires qu'il avait envoyés dans les provinces, avaient aussi ordre de dresser un rôle des pauvres laboureurs de chaque paroisse, qui ne pouvaient plus travailler à cause de leur vieillesse, et le saint monarque se chargeait de veiller à leur subsistance. Ses ministres se plaignaient souvent qu'il faisait de trop grandes charités; il les laissa murmurer sans vouloir rien changer à sa manière d'agir. «Il est quelquefois nécessaire, disait-il, que les rois excèdent un peu dans la dépense; et s'il y a de l'excès, j'aime mieux que ce soit en aumônes, qu'en choses superflues et mondaines.»

Ce fut dans le même temps que le saint roi, par son autorité et par celle du pape Alexandre IV, travailla à terminer un différend qui s'était élevé durant son séjour en Palestine, dans l'université de Paris, et qui avait causé de grands scandales.

Il avait pris naissance de la jalousie qui se mit entre les docteurs séculiers et les docteurs de l'ordre de Saint-Dominique, contre lesquels Guillaume de Saint-Amour, théologien fameux en l'université, publia un ouvrage intitulé: Des Périls des derniers temps. Les religieux de saint François se joignirent aux Dominicains. Saint Thomas d'Aquin et saint Bonaventure, général des Cordeliers, qui florissaient dans la même université, entreprirent la défense des religieux par des écrits que l'un et l'autre publièrent. Ce procès fut porté à Rome, et les deux parties furent entendues. Le livre du docteur Saint-Amour fut condamné, et les docteurs des deux ordres furent rétablis en l'université dont ils avaient été exclus. Saint Louis, par ses insinuations et son autorité, apaisa toutes les dissensions, et rendit la paix à l'université.

Ce pieux roi avait beaucoup de considération pour ces deux ordres, qui étaient les plus savans d'entre le clergé, si cependant on peut appeler savans des hommes, dont toute la science consistait dans une scolastique très-imparfaite. Les Jacobins surtout étaient dans sa plus grande familiarité; mais ce qui fait voir combien ils manquaient de jugement, et combien peu ils étaient instruits de cette prudence sage et éclairée, si nécessaire à ceux qui veulent conduire les autres (car ils étaient les seuls qui fussent appelés aux conseils des princes, et choisis pour leurs confesseurs), c'est qu'ils avaient persuadé au roi de quitter sa couronne pour prendre l'état monastique. Ils ne faisaient pas attention qu'ils auraient privé le royaume d'un prince qui était le plus sage de tous les rois, et faisait le bonheur de ses peuples, et qu'ils auraient livré l'état à la discrétion d'une reine sans expérience, et d'un roi qui n'avait pas encore douze ans.

Un jour qu'il s'entretenait avec eux du bonheur qu'avait eu Marie de porter le fils de Dieu dans ses chastes flancs: «Sire, lui dit un de ces religieux, plus hardi que les autres, ne voudriez-vous pas en tenir autant que la sainte Vierge en a renfermé dans son sein? Oui, sans doute, répondit le monarque. Vous savez, seigneur, reprit le bon religieux, ce qui est dit dans l'Evangile: Si quelqu'un quitte son père ou sa mère, ou sa femme, ou ses enfans ou ses biens, pour l'amour de moi, il recevra le centuple et possédera la vie éternelle. Osez, sire, osez aspirer à ce dernier période de la perfection. Vous avez des héritiers capables de bien gouverner votre royaume; votre bonheur jusqu'ici est d'avoir beaucoup souffert pour Dieu; on vous a vu vingt fois exposer votre vie pour la gloire de son nom; il ne vous reste plus qu'à tout quitter pour prendre la croix, c'est-à-dire, notre habit. Ainsi, de grade en grade, vous parviendrez au sacerdoce, et vous mériterez de recevoir Jésus-Christ dans vos mains.»

Le roi, frappé de ce discours, demeura quelque temps comme enseveli dans une profonde rêverie; il réfléchissait sur les dangers du monde et la grandeur des devoirs de la royauté, sur les douceurs inestimables qu'on goûte dans la retraite. «Si ce que j'entends est vrai, dit-il, comme je le crois d'esprit et de coeur, je suivrai votre conseil; mais je ne puis rien que du consentement de la reine: sa vertu et mes engagemens vis-à-vis d'elle, ne me permettent pas de rien décider sans sa participation.»

Aussitôt il retourne au palais, se rend à l'appartement de la reine, lui ouvre son coeur sur la résolution où il est de lui remettre et à ses enfans la couronne de France, lui représente qu'étant religieux et prêtre, il ne cessera de prier le Seigneur pour eux et pour la prospérité de l'état, la conjure enfin, par tout ce qu'il y a de plus sacré, de ne point s'opposer à l'accomplissement d'un dessein inspiré du Ciel.

Marguerite, frappée comme d'un coup de tonnerre, ne répondit rien; mais ayant fait venir ses enfans, elle leur demanda, en présence du comte d'Anjou, leur oncle, qu'elle avait aussi mandé, s'ils aimaient mieux être appelés fils de prêtre que fils de roi. Les princes, ne concevant rien à ce discours, elle ne les laissa pas longtemps dans cet embarras. Apprenez, leur dit-elle, que les Jacobins ont tellement fasciné l'esprit du roi votre père, qu'il veut abdiquer la royauté pour se faire prêcheur et prêtre. Le comte d'Anjou, à cette nouvelle, entra en fureur, s'emporta jusqu'à l'insolence contre son frère, menaça les séducteurs des plus terribles châtimens, et envoya de suite dans sa province d'Anjou faire défense de les laisser prêcher, et même de leur distribuer aucune aumône.

Louis, fils aîné du monarque, ne fut pas plus maître de son ressentiment; il se répandit en discours si outrageans contre les frères prêcheurs, que le roi, pour le faire taire, lui donna un soufflet. «Seigneur, s'écria le jeune prince avec feu, je n'oublierai jamais le respect que je vous dois; il n'y a en effet que mon père et mon roi qui puisse me frapper impunément; mais si le Ciel m'élève un jour sur le trône, j'en jure par monseigneur saint Denis, notre patron, je ferai chasser tous ces prêcheurs du royaume.»

Le bon roi, étonné de tant de contradictions, craignit que son inclination pour la retraite ne fût moins une inspiration du Ciel, qu'un goût trop décidé pour le repos; il connaissait la tendresse de la reine, la fierté du prince son successeur, les violences du comte d'Anjou, l'attachement de ses sujets. Il ne jugea pas que Dieu voulût un sacrifice auquel tout semblait s'opposer, l'honneur de sa maison et le bonheur de ses peuples.

Traité de Louis avec le roi d'Aragon.

Le roi, qui suivait toujours son dessein d'établir une solide paix dans son royaume, conclut dans cette vue, l'année suivante, deux importans traités avec Jacques 1er, roi d'Aragon, et Henri III, roi d'Angleterre.

Quoique les rois d'Aragon eussent presque toujours vécu en paix avec les rois de France, il y avait toutefois entre eux de grands sujets, ou des prétextes plausibles de guerre, s'ils avaient voulu s'en servir. Il est certain que tous les peuples d'en de-çà les Pyrénées avaient été du domaine de la couronne; et que le comté de Barcelone, le comté de Roussillon, et plusieurs autres villes et terres au-delà de ces montagnes en étaient des fiefs mouvans; que, dans ces pays, on datait les actes publics des années du règne des rois de France, jusqu'au concile de Tarragone, qui changea cet usage du temps de Philippe-Auguste; mais d'autres affaires empêchèrent ce prince d'en tirer raison.

Les rois d'Aragon descendaient des comtes de Barcelone, et étaient entrés dans tous leurs droits et dans toutes leurs obligations, et par conséquent, dans celle de rendre à la couronne de France les hommages que ces comtés lui devaient, et Louis aurait eu droit de les exiger du roi d'Aragon.

D'autre part, les rois d'Aragon avaient des prétentions sur le comté de Toulouse, sur l'Albigeois, sur le Rouergue, sur Carcassonne, sur Narbonne, sur Nîmes et sur quantité de domaines voisins de ces villes, ou enclavés dans ces territoires. L'on voit effectivement dans l'histoire des guerres des Albigeois, que la plupart de ces domaines étaient regardés comme des arrière-fiefs de la couronne de France, et que Pierre d'Aragon, père de Jacques, s'en faisait rendre les hommages, comme fiefs immédiatement mouvans de la couronne. Tout cela était fondé sur la possession, ou sur des alliances par des mariages. Ces droits respectifs étaient autant de semences de guerre entre les deux rois et leurs successeurs. Ces deux princes s'aimaient et s'estimaient beaucoup. Tous deux, quoique guerriers, cherchaient tous les moyens d'entretenir la paix entre les deux états. Dès l'an 1255, ils avaient signé, au mois de mai, un compromis sur cette grande affaire, qui devait être terminée par leurs députés.

Celui du côté du roi était Hébert, doyen de Bayeux; et celui du roi d'Aragon, était Guillaume de Montgrin, trésorier de la cathédrale de Gironne. On devait s'en rapporter à ce qu'ils décideraient; il y avait un dédit de trente mille marcs d'argent, et l'affaire devait être terminée dans l'espace d'un an. Toutefois elle ne put être réglée alors, et ne le fut qu'en l'année 1258, par le traité de Corbeil. Elle le fut de la manière qu'on le voit dans l'acte publié à Barcelone par le roi d'Aragon, au mois de juillet.

On expose d'abord dans cet acte les prétentions du roi de France sur les comtés de Barcelone, d'Urgel, de Roussillon, de Cerdagne, de Gironne, d'Ausone, et sur toutes leurs dépendances. En second lieu, les prétentions du roi d'Aragon sur Carcassonne, Albi, Toulouse et autres places ci-dessus nommées, et sur toutes leurs dépendances. Ensuite il est déclaré que le roi de France, par accord fait avec le roi d'Aragon, renonce, pour lui et pour tous ses successeurs, à tous les droits qu'il a pu et qu'il pourrait désormais prétendre sur tous les pays nommés dans le premier article.

D'autre part, le roi d'Aragon renonce, en faveur de Louis et de ses successeurs, à tous les droits qu'il pourrait avoir sur les pays désignés dans le second article, et à tous ceux généralement qui avaient été possédés, soit en seigneuries, soit en domaines, par Raimond, dernier comte de Toulouse. Ce traité ayant été ratifié à Barcelone, le roi d'Aragon renonça encore, en faveur de la reine de France, et de celui de ses enfans qu'elle jugerait à propos, à tous les droits qu'il pouvait avoir sur les comtés de Provence et de Forcalquier, aussi bien que sur les villes d'Arles, d'Avignon et de Marseille.

En cette même année, et au même lieu, fut arrêté le mariage de Philippe, second fils de France, avec Isabelle, fille du roi d'Aragon. Mais ce mariage, à cause de l'âge du prince et de la princesse, ne s'accomplit que quelques années après, c'est-à-dire l'an 1262.

Ce traité fut avantageux à la France, qui ne céda que des droits qu'il lui était impossible de faire valoir, sur des pays situés au-delà des Pyrénées, pour demeurer en possession d'un grand nombre de villes et de domaines très-considérables, sans craindre désormais aucune contestation. Les rois d'Aragon firent néanmoins dans la suite des tentatives pour se relever de cet accord, mais ce fut toujours en vain.

Traité de paix avec le roi d'Angleterre.

Une autre négociation, commencée dans le même temps avec l'Angleterre, mais qui ne fut terminée que l'année suivante, excita de grandes rumeurs. On peut dire que ce fut proprement l'ouvrage du roi. Les gens de son conseil n'oublièrent rien pour l'en détourner. Ce que la noblesse avait de mieux intentionné pour la gloire de la nation, s'y opposa; tout fut inutile. C'est la seule fois, dit Mézerai, qu'il lui arriva de choquer la volonté de ses parens.

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