Histoire de St. Louis, Roi de France
Depuis plus de cinquante ans qu'on était en guerre avec les Anglais, on n'avait pu faire de paix, les uns demandant trop, les autres n'offrant pas assez. Henri cependant ne désespérait pas de recouvrer, par la négociation, ce que son père avait perdu par sa félonie. C'était ce qui l'avait amené à Paris, et l'y avait fait prodiguer caresses et présens pour gagner les confidens de Louis; mais, s'il avait remarqué beaucoup de bonne volonté, il s'aperçut en même temps, dit son historien, qu'elle était moins forte que la crainte du baronage. Peu rebuté de cette tentative, il essaya de se faire mettre sur la liste de ceux à qui le roi faisait faire des restitutions: la réponse ne fut pas favorable.[1] Tout récemment encore, il venait d'envoyer le comte de Leicester, son beau-frère, avec plusieurs autres grands seigneurs d'Angleterre, pour réclamer les provinces tant de fois demandées. Ils osèrent représenter que, la trève étant sur le point de finir, la restitution des domaines confisqués était le seul moyen d'éviter une guerre funeste aux deux nations; qu'il était contre la justice de punir le fils des fautes du père; que cette faute, en un mot, quelque grande qu'elle pût être, était assez expiée par une si longue privation de tant de riches possessions. Les ambassadeurs étaient accompagnés de ceux de Richard, frère de Henri, nouveau roi des Romains, qui, de son côté, redemandait le Poitou, qui lui avait été donné en apanage, trente ans auparavant. Louis les reçut tous avec bonté; mais les princes, ses frères, les seigneurs de la cour, le peuple même, ne leur témoignaient qu'indignation, et mépris. Désespérés des sarcasmes dont on ne cessait de les accabler en toutes rencontres, peu satisfaits d'ailleurs de la réponse du monarque, qui, sans leur dire rien de positif, remit l'affaire au parlement, qu'il devait convoquer au carême prochain, ils ne virent d'autre parti à prendre que de retourner porter à leur maître de si tristes nouvelles; mais, en partant, ils laissèrent à Paris l'abbé de Westminster pour continuer la négociation. Pendant que l'abbé de Westminster en était occupé, les grands seigneurs d'Angleterre, bien plus jaloux encore de leurs priviléges et de leurs prérogatives, qu'ils n'étaient chagrins de la puissance du roi de France, étaient fort brouillés avec leur roi. Comme ils appréhendaient que saint Louis, en cas de division, ne prît contre eux le parti de Henri, ils disputèrent au monarque français quelques-uns de leur corps, avant l'assemblée du parlement qu'ils devaient tenir à Oxfort, pour le prier de ne se point mêler des affaires d'Angleterre, l'assurant que tout leur but, en ce parlement, était de réformer les abus qui s'étaient glissés dans le gouvernement, et qu'il ne s'y ferait rien que pour le bien commun du royaume, et pour la tranquillité de l'Europe. On ne sait point la réponse que fit le roi; mais il paraît qu'alors il ne voulut point entrer dans ces démêlés.
[Note 1: Matthieu Paris, p. 955 et 958.]
Il s'agissait, dans ce parlement, surtout de deux choses. La première, de remettre en vigueur toutes les lois contenues dans la fameuse grande chartre; et la seconde, d'obliger Henri à faire sortir d'Angleterre les Poitevins. On désignait par ce nom les quatre fils du comte de la Marche[1], qui étaient frères du roi d'Angleterre. Isabelle d'Angoulême, sa mère, après la mort de Jean-Sans-Terre, son mari, père de Henri, s'étant remariée à ce comte, ces quatre seigneurs avaient passé en Angleterre, où le roi les avait comblés de bienfaits: leur grand crédit avait donné de l'ombrage aux Anglais. Ils furent forcés de remettre leurs châteaux entre les mains du parlement, et de repasser dans leur pays, avec tous les Français et les autres étrangers qu'ils avaient attirés en grand nombre. Pour les empêcher d'amener des troupes de France, où ils possédaient beaucoup de terres, la noblesse anglaise se saisit de tous les ports; et, après s'être confédérée, elle marcha en armes à Oxfort, pour y tenir le parlement.
[Note 1: On a parlé ci-devant de lui.]
Comme ce parti était le plus fort, et que le roi n'avait dans ses intérêts que ces quatre seigneurs, Richard, son frère, et peu d'autres, ils le contraignirent, et le prince Richard, son fils, à jurer de nouveau l'observation de la grande chartre, et à consentir au départ des seigneurs de la Marche. Ceux-ci furent contraints d'obéir. Ils s'embarquèrent pour repasser en France, et ils eurent le chagrin de se voir enlever une très-grosse somme d'argent, qu'ils espéraient emporter d'Angleterre, et qui fut confisquée, afin de l'employer pour le bien du royaume, selon que le parlement le jugerait à propos. Ils abordèrent à Boulogne: d'où ils envoyèrent demander au roi la permission de passer par la France, pour se retirer sur leurs terres. Elle leur fut d'abord refusée, à l'instance de la reine Marguerite, qui les haïssait, parce qu'ils avaient très-mal agi envers la reine d'Angleterre, sa soeur, dans le temps qu'ils avaient été à la cour de Henri. Le roi, touché de leur malheur, leur accorda, quelque temps après, des passe-ports. Henri, ayant satisfait son parlement, en consentant au départ des seigneurs de la Marche, reprit la négociation avec le roi de France, dont l'abbé de Westminster était chargé.
On ignore quels ressorts le prélat anglais put faire jouer pour y réussir; tout ce qu'on sait, c'est que son séjour à Paris fut très-avantageux au monarque anglais. Bientôt le comte de Leycester revint en France, accompagné de Pierre de Savoie, du grand justicier d'Irlande, Hugues Bigol; et tout fut réglé en peu de temps, sans qu'il parût autre chose d'une négociation si épineuse, que beaucoup de courses et de voyages de part et d'autre.
Traité de Louis avec le roi d'Angleterre.
Louis, par ce traité, déclare, 1.° qu'il cède au roi d'Angleterre ses droits sur le Limousin, le Périgord, le Quercy, l'Agénois, et la partie de la Saintonge qui est entre la Charente et la Garonne, mais avec la réserve de l'hommage des princes, ses frères, si toutefois Henri peut prouver, devant des arbitres dont on conviendra, qu'il a de justes prétentions sur la terre que le comte de Poitiers tient dans le Quercy, du chef de sa femme; 2.° qu'il s'oblige, en cas que l'Agénois ne revienne pas à la couronne, d'en donner la valeur en argent, et cependant d'en payer le revenu, qui fut estimé dans la suite à trois mille sept cent vingt livres; 3.° qu'il n'inquiétera point le monarque anglais sur tout le passé, comme d'avoir manqué à rendre les hommages, à faire les services, à payer certains droits et autres charges semblables; 4.° qu'il donnera et livrera au roi Henri la somme nécessaire pour entretenir, pendant deux ans, cinq cents chevaliers, que le prince anglais devait mener à la suite de Louis, contre les mécréans et ennemis de la foi: Ce qu'il n'accomplit pas, dit un auteur contemporain[1], quoiqu'il eût reçu ce payement évalué à cent trente-quatre mille livres.
[Note 1: Joinville, p. 371 et 372.]
Henri, de son côté, pour reconnaître tous ces avantages, 1.° renonce, tant pour lui que pour ses successeurs, à tous les droits qu'il prétendait sur le duché de Normandie, sur les comtés d'Anjou, du Maine, de Touraine, de Poitou, et sur tout ce que ses pères pouvaient avoir possédé, terre ou île en-deçà de la mer, excepté les choses spécifiées dans les précédens articles; 2.° s'oblige de faire hommage de tout ce qu'on lui rend, comme aussi de Baïonne, de Bordeaux, de toute la Guienne, et à tenir ces grands fiefs du roi et de ses successeurs, comme pair de France et duc d'Aquitaine; 3.° déclare qu'il se soumet au jugement de la cour de France, non-seulement pour les différends qui s'élèveront sur l'exécution du traité, mais pour ceux même qui naîtront entre lui et ses sujets de France. On a vu en effet cette même cour décider, trois ans après, que les Gascons n'étaient point obligés de rendre leurs hommages en Angleterre, mais seulement dans l'étendue de leur province. On avait même réglé la manière dont on citerait les rois d'Angleterre, lorsqu'on serait obligé de le faire.
Le traité fut juré de bonne foi: d'abord au nom de Henri par ses ambassadeurs, ensuite au nom de Louis par le comte d'Eu et le sire de Nesle. Le roi voulut qu'il fût souscrit par les deux princes Louis et Philippe, ses fils aînés; mais en même temps il déclara que son intention n'était point de se dessaisir, qu'il n'eût reçu l'hommage et la ratification du monarque anglais. La trève fut donc continuée jusqu'au 28 avril de l'année suivante; et cependant l'acte fut mis en dépôt au Temple, sous les sceaux des archevêques de Rouen et de Tarentaise.
Telles sont les conditions de cette fameuse paix, si long-temps désirée, si peu espérée de part et d'autre. On a remarqué (chose assez ordinaire) qu'agréable aux deux rois, elle déplut également aux deux nations.
Il serait inutile de rapporter ici les réflexions politiques que nous ont débitées leurs historiens sur ce fameux traité. Guidés par la prévention, dont ils sont naturellement affectés chacun pour leur pays, ils ont peut-être aussi mal raisonné les uns que les autres.
Les Français ont blâmé leur prince d'avoir, au préjudice des véritables intérêts de son état, traité si favorablement le roi d'Angleterre. On lui rendrait sans doute plus de justice, si on réfléchissait sérieusement sur la droiture de ses intentions. «Je sais bien, disoit-il aux gens de son conseil, suivant le rapport de Joinville[1], que le roi d'Angleterre n'a point de droit à la terre que je lui laisse: son père l'a perdue par jugement; mais nous sommes beaux-frères; nos enfans sont cousins germains: je veux établir la paix et l'union entre les deux royaumes: j'y trouve d'ailleurs un avantage qui est d'avoir un roi pour vassal. Henri est à présent mon homme, ce qu'il n'étoit pas auparavant.» Voilà sans doute ce qui le détermina; peut-être aussi les événemens toujours incertains de la guerre, l'horreur de voir répandre le sang chrétien, le désir de procurer à ses peuples une paix durable, enfin la délicatesse de sa conscience, qui lui laissait toujours quelques scrupules sur la justice de la confiscation faite par son aïeul des domaines du père de Henri, qui avait peut-être été trop rigoureuse, y eurent beaucoup de part.
[Note 1: Joinville, p. 14.]
Les Anglais se plaignaient que leur roi, pour si peu de chose, eût renoncé à des prétentions qui leur paraissaient légitimes. On semblait, à la vérité, lui rendre cinq provinces; mais, après un sérieux examen, on ne trouvait que quelques domaines honorifiques peu utiles. Déjà même il en possédait une partie, comme Royan en Saintonge, et Bergerac dans le haut Périgord: le reste ne regardait proprement que le ressort. Le Périgord avait son comte, et le Limousin son vicomte. L'Agénois ne pouvait manquer de revenir à sa maison, si la comtesse de Poitiers mourait sans enfans; elle le tenait de son aïeul, à qui le roi Richard l'avait donné en dot; enfin, le peu qu'on lui abandonnait dans le Quercy ne lui était accordé qu'à condition qu'il prouverait qu'il faisait partie de cette même dot. Louis d'ailleurs se réservait sur les provinces cédées la régale pour les évêchés, la garde des abbayes, et l'hommage, tant de ses frères, s'ils y possédaient quelques fiefs, que de ceux que ses prédécesseurs et lui s'étaient obligés de ne point laisser tomber sous la puissance de l'Angleterre. Quelle proportion entre une cession si limitée, et le sacrifice pur et simple de cinq belles provinces qui, réunies, pouvaient former un puissant royaume! Henri devait-il acheter si cher l'honneur d'être vassal de la France? Il paraît que les Anglais connaissaient mieux que les Français les avantages qui revenaient à Louis par ce traité; et je crois que ceux-ci avaient tort de blâmer leur prince de l'avoir fait.
Cependant le roi d'Angleterre vint à Paris pour consommer entièrement ce fameux traité: il y fut reçu avec les plus grands honneurs. D'abord il logea au Palais, où il fut traité pendant quelques jours avec toute la magnificence possible. Il se retira ensuite à l'abbaye de Saint-Denis, où il demeura un mois entier. Louis l'allait voir souvent, et lui faisait fournir avec abondance tout ce qui lui était nécessaire. Henri, pour ne lui pas céder en générosité, comblait de présens l'abbaye, où l'on voyait un vase d'or de sa libéralité. Enfin, toutes les difficultés étant levées, le traité fut ratifié par les deux rois. Alors, pour en commencer l'exécution, le monarque anglais, en présence de l'une et de l'autre cour, fit hommage-lige au roi pour toutes les terres qu'il possédait en France; hommage qui emportait serment de fidélité: ce qui le distinguait du simple, toujours conçu en termes généraux. Les rois anglais ont fait de vains efforts dans la suite pour réduire leur dépendance à ce dernier; il fut réglé, sous Philippe-le-Bel, que le roi d'Angleterre à genoux, ayant ses mains en celles du roi de France, on lui dirait: Vous devenez homme-lige du roi, monsieur, qui cy-est, et lui promettez foi et loyauté porter; à quoi il devait répondre: Voire, c'est-à-dire, oui.
Mort de Louis, fils aîné du roi.
Tout était fini, et rien n'exigeait de Henri un plus long séjour en France. Il se préparait à se rembarquer, lorsque son départ fut retardé par un malheur qui affligea tout le royaume. Le fils aîné du roi, nommé Louis comme lui, tomba malade, et mourut âgé de seize ans, regretté de tous ceux qui le connaissaient. C'était un prince aimable, qui joignait aux agrémens de la figure toutes les beautés de l'ame, doux, affable, libéral, et dont toutes les inclinations se portaient au bien. Plus occupé du bonheur des peuples, que de sa propre élévation, l'éclat du trône auquel il était destiné ne fut point capable de l'éblouir. Il s'opposa avec ardeur à la retraite d'un roi qui faisait la félicité publique: c'est la seule occasion où il fit paraître quelque vivacité. Agréable à Dieu et aux hommes[1], la France avait mis en lui toutes ses espérances, et la religion le regardait comme son plus ferme appui. Elevé sous les yeux d'un père ennemi de toute dissimulation, il avait reçu dès sa plus tendre enfance des idées claires et distinctes sur les obligations de l'état auquel sa naissance le destinait. «Beau fils, lui disait le saint roi dans une grande maladie qu'il eut à Fontainebleau[2], je te prie que tu te fasses aimer du peuple de ton royaume; car vraiment j'aimerois mieux qu'un Ecossois vînt d'Ecosse, ou quelque autre lointain étranger, qui gouvernât bien et loyaument, que tu te gouvernasses mal à point et en reproche.» Le jeune prince mourut avec tous les sentimens de piété que le religieux monarque lui avait inspirés. On conduisit son corps à Saint-Denis, et de là à Royaumont, où il fut inhumé. Le convoi se fit avec une magnificence extraordinaire: le roi d'Angleterre lui-même voulut porter quelque temps le cercueil. Tous les barons français et anglais le portèrent à son exemple, les uns après les autres. Louis, touché de cette marque de tendresse et de respect, retint à Paris Henri pendant tout le carême, et le reconduisit jusqu'à Saint-Omer, où ils passèrent les fêtes de Pâques, et se séparèrent très-satisfaits l'un de l'autre.
[Note 1: Duch., t. 5, pag. 442.]
[Note 2: Joinville, page 4.]
Mariage de Philippe, fils aîné du roi.
Après deux ans et demi que le roi employa à faire divers voyages dans son royaume, à des fondations de maisons religieuses et hôpitaux, et à faire plusieurs ordonnances utiles à l'état, il voulut accomplir le mariage de Philippe son fils aîné, héritier présomptif de la couronne, avec Isabelle, infante d'Aragon. Le roi s'était rendu à Clermont en Auvergne, accompagné de presque toute la noblesse de France, qui, par attachement autant que par devoir, avait voulu se trouver à la célébration de ce mariage. Mais la nouvelle du traité que le roi d'Aragon avait fait avec Mainfroi, fils naturel de l'empereur Frédéric II, pensa rompre une alliance si avantageuse pour l'infante. Louis venait d'en être informé; il protesta qu'il ne souffrirait jamais que son fils épousât une princesse dont le père avait des liaisons si étroites avec le plus-mortel ennemi de l'Eglise et des papes. On ne peut exprimer l'étonnement et l'embarras des deux cours: on connaissait le caractère du monarque, on craignait que rien ne pût l'ébranler. L'Aragonais surtout, désespéré d'un si fâcheux contre-temps, cherchait tous les tempéramens imaginables; il eut enfin le bonheur d'en trouver un qui satisfit pleinement. Il déclara par un acte authentique, qu'en mariant son fils avec la fille de Mainfroi, il ne prétendait prendre aucun engagement contraire aux intérêts de l'Eglise romaine, ni déroger ou préjudicier en rien à l'alliance qu'il venait de contracter avec la France. Ainsi les noces se firent avec l'applaudissement des deux nations, qui s'efforcèrent à l'envi de se distinguer par leur magnificence. On fixa d'abord le douaire d'Isabelle à quinze cents livres de rente: on l'augmenta dans la suite, lorsque Philippe parvint à la couronne; il fut de six mille livres. Jacques, fidèle à sa parole, n'entreprit rien par la suite en faveur de Mainfroi.
Les fêtes que Louis fut obligé de donner en cette occasion, ne diminuèrent rien de son application aux affairés de l'état. Il savait trouver le moyenne de satisfaire à tout, ménageait ses momens avec une prudente économie, et souvent reprenait sur son sommeil ceux qu'un devoir indispensable lui avait fait perdre en divertissemens. On lui disait un jour[1] qu'il donnait trop de temps à ses oeuvres de piété. «Les hommes sont étranges, répondit-il avec douceur: on me fait un crime de mon assiduité à la prière; on ne diroit mot si j'employois les heures que j'y passe, à jouer aux jeux de hasard, à courir la bête fauve, ou à chasser aux oiseaux.»
[Note 1: Duch., t. 3, p. 554.]
La police surtout et le commerce semblaient l'occuper tout entier. Il s'attacha d'abord à punir les crimes nuisibles à la société, tels que l'usure, l'altération des monnaies, les ventes à faux poids, et toute espèce de monopole. Comme il avait besoin d'être soulagé dans ces pénibles fonctions, il chercha long-temps, disent les historiens du temps, un grand sage homme pour le mettre à la tête de la justice et police, qu'il voulait établir principalement à Paris. C'étaient anciennement les comtes de chaque province qui avaient l'administration de la justice, de la police, des finances; les vicomtes, en leur absence, exerçaient les mêmes fonctions. Hugues Capet, parvenu à la couronne, supprima ces deux titres pour le comté de Paris, et leur substitua celui de prévôt, avec les mêmes prérogatives. Ce nouvel officier, outre le commandement sur la milice, administrait encore la justice: c'était lui seul qui la rendait à Paris, dans ces anciens temps où le parlement n'était pas encore rendu sédentaire. Mais cette importante place étant devenue vénale, plus elle donnait de pouvoir, plus elle occasionait d'injustices. Louis, pour remédier à ces abus, défendit la vénalité d'un emploi qui demandait le plus parfait désintéressement, et il eut la satisfaction de trouver un homme qui avait autant de lumières que d'intégrité. Ce fut Etienne Boilève, originaire d'Anjou, chevalier, noble de parage, c'est-à-dire de race. Louis lui donna la place de prévôt de Paris. C'était un homme de grande considération, tant à la cour qu'à l'armée; car ayant été fait prisonnier à Damiette, sa rançon fut mise à deux cents livres d'or, somme alors considérable. Comme Boilève était seul juge civil, criminel et de police, il fit rigoureusement punir les malfaiteurs, brigands, filoux, et autres fainéans de la société, qui vivent à ses dépens. Ensuite il rangea tous les marchands et artisans en différens corps de communautés, dressa leurs premiers statuts, et leur donna des réglemens si sages, qu'on n'a eu qu'à les copier où à les imiter dans tous ceux qu'on a faits depuis pour la discipline des diverses et nouvelles communautés de commerce.
Les moeurs, objet si digne de l'attention des rois, quelquefois trop négligé, eurent toujours la première part aux soins de saint Louis. Tout ce qui ressentait la licence était proscrit sous diverses peines; les spectacles étaient permis, mais ce qui pouvait causer quelque scandale en était sévèrement banni.
On vit sous son règne des écrits sur la religion, des ouvrages philosophiques, des poèmes, des romans; mais on n'y voyait rien qui respirât la sédition, l'impiété, le matérialisme, le fanatisme, le libertinage. D'abord il avait chassé les femmes de mauvaise vie, tant des villes que des villages; convaincu ensuite de la maxime de saint Thomas, que ceux qui gouvernent sont quelquefois obligés de souffrir un moindre mal pour en éviter un plus grand, il prit le parti de les tolérer; mais, pour les faire connaître et les couvrir d'ignominie, il détermina jusqu'aux habits qu'elles devaient porter, fixa l'heure de leur retraite; et désigna certaines rues et certains quartiers pour leur demeure. La pudeur, si naturelle au sexe, vint au secours des lois; plusieurs eurent honte d'un genre de vie qui les notait de tant d'infamie. Un grand nombre se convertirent, et se retirèrent dans une maison de filles pénitentes, qui était où l'on a vu depuis l'hôtel de Soissons.
On a parlé de son attention pour la sûreté des grands chemins; il voulut encore y joindre la commodité. S'il n'eut pas le bonheur de les porter à ce point de perfection où nous les voyons aujourd'hui, il eut du moins la gloire de les avoir rendus plus praticables qu'ils n'avaient été sous ses prédécesseurs. Souvent il envoyait des commissaires pour veiller à ce que les rivières fussent navigables. Enfin, rien n'était oublié, ni pour les réglemens, ni pour l'exécution, qui est encore plus essentielle.
Tant de soins, en établissant l'ordre dans l'état, en assuraient la tranquillité; ils répandirent l'abondance dans le royaume. C'est peu dire; ils augmentèrent les revenus de la couronne: ce qu'on peut regarder comme un chef-d'oeuvre de politique. Ce ne fut pas, en effet, par les impositions extraordinaires que le monarque s'enrichit; on ne les connaissait presque pas dans ces anciens temps. Alors, la richesse de nos rois, comme celle des seigneurs, ne consistait qu'en terres, en redevances, en confiscations, en péages, tant pour la sortie que pour l'entrée des marchandises. On les voyait, à la vérité, quelquefois exiger des décimes sur le clergé; d'autres fois, lever une espèce de taille sur les peuples de leurs domaines; mais Louis, persuadé que ce qui est à charge aux sujets, ne peut être avantageux au prince, loin de passer les bornes, fut toujours en garde contre les vexations nuisibles à l'état.
Cette sage conduite repeupla la France, que les désordres des règnes précédens avaient rendue presque déserte. On venait de tous côtés chercher ce qu'on ne trouvait pas ailleurs, l'aisance, la justice et la paix. Le commerce reprit une nouvelle vie; rien ne demeurait inutile: chacun faisait valoir ce qu'il possédait. «Finalement, dit Joinville[1], le royaume se multiplia tellement pour la bonne droiture qu'on y voyoit régner, que le domaine, censive, rentes et revenus du roi, croissoient tous les ans de moitié.»
[Note 1: Joinville, p. 124.]
Ce prince, ennemi de toute violence, était prêt à sacrifier ses droits, lorsqu'il y avait l'ombre de doute. C'est ainsi que, dans un parlement, on le vit ordonner qu'un banni de Soissons, à qui il avait fait grace, ne laisserait pas de garder son ban, parce que les habitans de cette ville lui remontrèrent que c'était donner atteinte à leurs priviléges. On admira la même modération lorsque, dans un autre parlement, il fut décidé qu'il ne lui appartenait pas, pendant la vacance du siége de Bayeux, de conférer les bénéfices de l'église du Saint-Sépulcre de Caen: aussitôt il révoqua la nomination qu'il avait déjà faite à une de ces prébendes. Rare exemple, qui apprend aux rois que l'autorité doit toujours céder quand la justice paraît!
Mais l'héroïsme de cette inflexible droiture éclata surtout dans une affaire qu'il eut avec l'évêque d'Auxerre. On avait mis, par ses ordres, sur le pont de cette ville, quelques poteaux où l'on avait arboré les fleurs de lis; le prélat les fit arracher de son autorité privée: c'était un attentat contre les lois qui défendent de se faire justice soi-même. Cependant Louis avait entrepris sur ses droits; cette raison fut suffisante pour lui faire pardonner ce qu'il y avait d'irrégulier dans le procédé de l'évêque. C'est cet amour inviolable de l'ordre, qui lui mérita l'estime, la confiance et le respect de toute l'Europe. L'Angleterre lui en donna une preuve bien glorieuse, en le choisissant pour arbitre de ses différens: heureuse si elle s'en fût rapportée à son jugement! Ce trait d'histoire exige quelque détail.
Il y avait plusieurs années que les barons d'Angleterre, irrités des prodigalités de leur roi, l'avaient obligé de jurer à Oxfort l'observation de la grande chartre, que les uns regardent comme le frein, les autres comme l'anéantissement de l'autorité royale. Henri, menacé secrètement d'une prison perpétuelle, fit plus encore; non-seulement il souscrivit à l'éloignement de ses quatre frères, les seigneurs de la Marche, en qui il avait mis toute sa confiance[1], mais même il avait consenti que l'on choisît vingt-quatre seigneurs pour travailler à la réforme du gouvernement; que ce qui serait déterminé dans ce conseil, à la pluralité des voix, fût inviolablement exécuté; qu'on remît entre leurs mains tous les châteaux et toutes les places fortes du royaume, pour en confier la garde à qui ils jugeraient à propos; enfin, qu'ils nommassent chaque année les justiciers, les chanceliers et les autres principaux officiers de l'état.
[Note 1: Matthieu Paris, Mat. Vestm. Kuiglon.]
C'était proprement le mettre en tutelle, et ne lui laisser que le nom de roi: terribles pronostics[1] de ce que ses successeurs auraient à craindre des communes, s'il est vrai, comme on l'assure, que c'est ici la première fois qu'elles ont été admises dans le parlement d'Angleterre. Du moins, est-il certain que le monarque demeura alors à la discrétion de ses barons, dont le plus accrédité était le comte de Leycester, Français de naissance, beau-frère de Henri par son mariage avec la comtesse du Perche, digne fils du fameux Simon de Montfort, par cette inflexibilité de caractère que rien ne peut détourner d'un premier dessein. Bientôt les ligués se virent maîtres de toutes les villes du royaume, et de la capitale même, dont les principaux bourgeois signèrent l'acte d'adjonction. Le roi des Romains, Richard, frère du monarque, fut aussi contraint de jurer, tant pour lui que pour ses descendans, d'observer les arrêtés que le nouveau conseil du roi avait faits pour la gloire de Dieu et le bien de l'état.
[Note 1: Rap. Thoyr., liv. 2, p. 473.]
L'infortuné Henri, dépouillé de son autorité, se voyait forcé d'approuver tout ce qui plaisait aux vingt-quatre. Dans cette extrémité, il se jeta dans la tour de Londres, s'y fortifia, et se servit de l'argent qu'il avait amassé depuis long-temps, pour regagner les bourgeois et pour y lever des soldats. Un jour qu'il était sorti pour aller se promener sur la Tamise, une tempête qui s'éleva tout-à-coup, l'obligea de se faire mettre à terre au lieu le plus prochain. Il se trouva par hasard que c'était précisément à l'hôtel du comte de Leycester, qui le reçut à la descente du bateau, et lui dit, pour le rassurer, qu'il n'y avait rien à craindre, puisque l'orage était déjà passé. Non, non, lui répondit le monarque en jurant, la tempête n'est point passée; et je n'en vois point que je doive craindre plus que vous. Il avait écrit au pape, pour le prier de l'absoudre du serment fait à Oxfort; il l'obtint d'autant plus aisément, que, depuis la réforme, les Italiens ne touchaient plus rien des bénéfices qu'ils avaient en Angleterre. Aussitôt il assemble un parlement, qu'il ouvre et ferme tout à la fois par cette déclaration: «Qu'il ne se croyoit plus obligé de tenir sa parole, puisqu'on n'exécutoit point ce qu'on lui avoit promis; qu'au lieu des trésors qui devoient remplir son épargne, il se trouvoit seul dans l'indigence, tandis que les vingt-quatre épuisoient l'état pour s'enrichir; qu'il étoit temps qu'il reprît le personnage de roi, et que ses sujets rentrassent dans le devoir; qu'il ne les avoit mandés que pour leur donner le choix de l'obéissance ou de la guerre.» C'était parler véritablement en roi; mais pour soutenir cette démarche, il fallait de la fermeté. Henri était le plus faible de tous les hommes. Ce discours néanmoins parut, pour le moment, produire un bon effet; toute l'assemblée donna les mains à la révocation du convenant: c'est ainsi qu'on appelait l'arrêté d'Oxfort. Le seul comte de Leycester osa tenir ferme, et bientôt sut regagner la plus grande partie des barons. Si l'on en croit ses panégyristes, ce fut la dignité inviolable du serment qui le rendit inflexible: ce qui leur fournit la matière d'un grand éloge. Mais un serment contraire à la loi peut-il jamais obliger? Celui que Leycester avait fait autrefois, en prêtant foi et hommage à son roi, était-il moins sacré que celui qu'il avait fait en se soustrayant à l'obéissance?
Tout semblait disposé à la guerre. Ce n'était partout qu'assemblées tumultueuses, la plupart contraires aux intérêts du prince. On courut enfin aux armes de tous côtés, et de part et d'autre on ne s'occupa que des moyens de se surprendre. Henri manqua d'être pris dans Winchester. Edouard son fils, qui, d'abord, sans qu'on sache pourquoi, prit le parti des ligués, qu'ensuite il abandonna de même, fut arrêté à Kingston, et forcé de livrer Windsor, d'où il était sorti imprudemment. Le comte de Leycester se trouva lui-même dans un grand embarras en un faubourg de Londres, et serait infailliblement tombé au pouvoir du roi, si les bourgeois, après avoir forcé les portes du pont, ne lui eussent facilité sa retraite dans la ville, où l'on tendit aussitôt les chaînes. Alors les barons ne ménagèrent plus rien, renouvelèrent leurs sermens avec les plus horribles exécrations, et se firent couper les cheveux pour se reconnaître. On n'entendait parmi le peuple que ces discours séditieux: «Qu'ils ne vouloient point d'un roi esclave du pape et vassal de la France, qu'ils sauraient bien se conduire sans lui; qu'il pouvoit aller gouverner sa Guyenne, et rendre fidèlement au monarque François le service qu'il lui avoit juré.» Insolences trop ordinaires à la populace, surtout en Angleterre.
Louis est choisi pour arbitre entre le roi et les barons d'Angleterre.
Quelques gens sages des deux partis cherchèrent différentes voies de conciliation, mais toujours inutilement. On était convenu que toute la cour, et les principaux ligués se trouveraient à Boulogne, pour y discuter leurs prétentions réciproques devant le roi de France. On s'y rendit en effet de part et d'autre; on disputa beaucoup, et on ne conclut rien. On proposa enfin de s'en remettre à l'arbitrage du monarque français, et de se soumettre, sans restriction, à ce qu'il ordonnerait. Henri l'accepta sans peine, les barons avec répugnance, ne voulant point d'un roi pour juge dans une cause qui semblait être celle de tous les rois. Tout le monde cependant y consentit, et, des deux côtés, on s'engagea par de grands sermens et par des actes solennels. Le prince anglais, dans son compromis, daté de Windsor, où l'on voit les sceaux d'Edouard, son fils aîné, de Henri d'Allemagne, son neveu, et de trente autres seigneurs, tant étrangers que regnicoles, jure sur son ame, en touchant les saints évangiles[1], qu'il observera fidèlement ce que le roi de France décidera sur les statuts d'Oxfort. Les barons (c'étaient les évêques de Londres et de Worchester, Simon de Montfort, comte de Leycester, trois de ses fils, et dix-huit autres seigneurs) promettent la même chose et de la même manière, s'obligeant, sous les sermens les plus sacrés, à exécuter de bonne foi ce qui sera ordonné. On n'y met qu'une condition, c'est que le différend sera jugé avant la Pentecôte.
[Note 1: Matthieu Paris, p. 992.]
Louis voulut bien se charger de l'arbitrage, et convoqua l'assemblée dans la ville d'Amiens. Le roi et la reine d'Angleterre s'y rendirent au jour marqué, et les barons y envoyèrent leurs députés. L'affaire fut agitée de part et d'autre avec beaucoup de force, le droit primitif des peuples mûrement pesé, le pouvoir transféré aux souverains par la société, scrupuleusement examiné. On exposa, en faveur des sujets, qu'en se donnant aux rois, ils n'avaient cherché qu'à posséder leurs biens et leur vie dans une parfaite sécurité, non à les exposer en proie à la cupidité ou à l'ambition; qu'un état policé n'était point un composé d'esclaves qu'on ne dût consulter sur rien, dont on pût prodiguer arbitrairement le sang et les trésors; enfin, que les articles d'Oxford n'étaient qu'une interprétation, ou plutôt une suite naturelle des lois du royaume.
On démontra, d'un autre côté, que la dignité des rois n'est, ni un vain titre, ni un nom de théâtre et sans effet; que, chargés de veiller au bonheur, à la défense et à la gloire de la société, il est de la dernière conséquence que leurs ordres soient inviolablement exécutés en tout ce qui a rapport à ces objets si importans; que leurs droits ne sont pas moins sacrés que ceux de l'état qu'ils gouvernent; que la qualité de législateur, toujours inséparable de la souveraineté, ne leur laisse d'autre juge de leurs actions que celui d'où émane toute puissance, en un mot, que le convenant d'Oxford était une infraction formelle aux lois, un traité monstrueux, incapable de lier, quand même il aurait été libre.
Louis, pleinement instruit de la nature des articles contestés, sensiblement touché des maux qui en résultaient, tels que l'avilissement de la majesté royale, la guerre allumée dans toute l'Angleterre, la profanation des églises, l'oppression, tant des étrangers que des naturels du pays, prononça, en ces termes, qui marquent un juge souverain et absolu, le célèbre arrêt qui tenait l'Angleterre, la France et toute l'Europe en suspens.
«Au nom du Père, et du Fils, et du Saint-Esprit: Nous annullons et cassons tous les statuts arrêtés dans le parlement d'Oxford, comme des innovations préjudiciables et injurieuses à la dignité du trône: déchargeons le roi et les barons de l'obligation de les observer: déclarons nul et de nulle valeur tout ce qui a été ordonné en conséquence: révoquons et supprimons toutes les lettres que le roi peut avoir données à ce sujet: ordonnons que toutes les forteresses qui sont entre les mains des vingt-quatre seront remises en sa puissance et en sa disposition: voulons qu'il puisse pourvoir à toutes les grandes charges de l'état; accorder retraite aux étrangers dans son royaume, appeler indifféremment à son conseil tous ceux dont il connaîtra le mérite et la fidélité: décernons et statuons qu'il rentrera dans tous les droits légitimement possédés par ses prédéceseurs; que, de part et d'autre, on oubliera le passé; que personne ne sera inquiété ni recherché: n'entendons pas néanmoins qu'il soit dérogé, par ces présentes, aux priviléges, charges, libertés et coutumes qui avoient lieu avant que la dispute se fût élevée.»
On sent la sagesse d'un arrêt qui, en proscrivant toute innovation, mettait à couvert les droits du prince et les priviléges de la nation. Plusieurs, en effet, frappés de l'équité d'un jugement qui condamnait l'usurpation, sans rien faire perdre de ce qui était dû incontestablement, renoncèrent à la ligue, et rentrèrent dans leur devoir. Mais rarement, en matière de faction, l'intérêt des chefs est que les différends s'accommodent avec tant de promptitude:: les barons voyaient tous leurs projets renversés; la plupart se plaignirent que Louis avait agi, dans cette occasion, moins en philosophe éclairé qu'en roi prévenu des prérogatives de la couronne, et déclarèrent hautement qu'ils en appelaient à leur épée. Le comte de Leycester, plus méchant, mais plus politique, prétendit que les statuts d'Oxford n'étant fondés que sur la grande chartre, les confédérés avaient gagné leur cause, puisque, par ce prononcé, ce précieux monument de leur liberté subsistait en son entier. Ainsi, la guerre recommença plus furieusement que jamais. Henri, d'abord vainqueur en quelques rencontres, ensuite vaincu et fait prisonnier au combat de Lewes, avec le prince Edouard son fils, et le roi des Romains, son frère, fut contraint de jurer de nouveau l'observation du funeste convenant. Alors l'ambitieux Montfort se montra à découvert; maître de toute la famille royale, il sut en tirer tout l'avantage que sa politique put lui suggérer. Ce même homme, qui, peu auparavant, ne se faisait aucun scrupule de désobéir au roi, sous prétexte qu'il était gouverné par de mauvais ministres, ne se servait plus du nom de ce monarque, que pour faire respecter les ordres qu'il en extorquait lui-même. Cet ennemi prétendu du despotisme, qui n'avait suscité tant d'affaires au malheureux Henri, que pour réprimer, disait-il, la puissance arbitraire, trouvait fort mauvais qu'on n'obéît pas à ce même prince, depuis qu'il n'était guidé que par ses conseils. C'est ainsi que les hommes changent de principes et de maximes, selon leurs intérêts et selon les événemens divers qui arrivent dans leurs affaires.
Edouard cependant, échappé de sa prison, eut bientôt rassemblé une armée supérieure à celle des confédérés. Aussitôt il marche contre le comte de Leycester qui avait toujours Henri en sa puissance, le joint près d'Evesham, lui présente la bataille, le défait, et délivre le roi son père: victoire d'autant plus complète, que le comte de Leycester, le chef et l'ame de la rébellion, fut tué sur la place. On fit mille outrages à son corps; il fut mutilé, coupé en morceaux, et la tête envoyée à la femme de Roger Mortimer, comme un témoignage certain que son mari était vengé de cet ennemi.
Telle fut la fin malheureuse de Simon de Montfort, comte de Leycester, qu'une fâcheuse affaire avec la reine Blanche, à laquelle il avait voulu ôter la régence, obligea de quitter la France, sa patrie, et qui trouva le moyen, quoique étranger, de se rendre le plus puissant et le plus redoutable seigneur d'Angleterre. Après sa mort, tout se soumit, et ce royaume commença enfin à jouir de quelque tranquillité. Il ne l'avait acquise que par le sang; dans la suite, il lui en coûta beaucoup encore pour l'affermir; juste punition de l'opiniâtre résistance des barons, qui se repentirent, mais trop tard, de ne s'en être pas rapporté au jugement de Louis.
Tous les regards de l'Europe étaient fixés sur la France, ou il se négociait une affaire beaucoup plus importante: c'était l'investiture du royaume de Sicile, en faveur du comte d'Anjou, frère du roi. Ce royaume avait été envahi par Mainfroi, fils naturel de l'empereur Frédéric II. Il appartenait, par droit de succession, à Conradin, petit-fils de cet empereur. Mais les papes, qui soutenaient que ce royaume était un fief du Saint-Siége, ne voulaient ni de Mainfroi, ni de Conradin, ni d'aucun de la famille de Frédéric, qu'ils regardaient comme l'implacable ennemi des papes.
Le pape Innocent IV l'avait offert au comte d'Anjou, dès l'année 1252; mais l'absence du roi son frère, et l'impuissance où il était dans cette conjoncture, de soutenir une telle entréprise, la lui fit refuser. Cette couronne fut ensuite offerte à Richard, frère du roi d'Angleterre, et enfin à Edmond, second fils du même roi, qui l'accepta. Toutefois Urbain IV, qui avait succédé à Innocent, suivant le dessein de ses prédécesseurs, ne se rebuta point, et voyant que l'embarras où se trouvait le roi d'Angleterre dans son royaume, l'empêchait de penser à rien faire pour la conquête de la Sicile, en faveur du prince Edmond, il résolut d'offrir au roi de France cette couronne pour celui de ses enfans auquel il lui plairait de la destiner; mais Louis refusa son offre, pour ne pas préjudicier aux droits de Conradin, ou à ceux d'Edmond d'Angleterre, qui en avait déjà reçu l'investiture. Malgré tous ces refus, Urbain fit encore proposer cette couronne par Barthélemi Pignatelli, archevêque de Cosence, au comte d'Anjou.
Quoique le roi n'eût accepté pour aucun de ses enfans l'investiture de la Sicile, il ne s'opposa point aux droits que le comte d'Anjou, son frère, acquérait sur ce royaume par la donation du pape, qui prétendait, à cause de la félonie des princes de la famille de Frédéric, être en droit de disposer de cet état, comme d'un fief relevant du Saint-Siége. Le roi, qui crut avec raison qu'il ne lui appartenait pas d'entrer dans la discussion de droits, peut-être aussi injustes d'une part que de l'autre, laissa l'archevêque de Cosence négocier cette affaire avec le comte d'Anjou.
Je n'entrerai point dans le détail des difficultés que ce prince put avoir sur diverses circonstances de cette affaire, ni des conditions auxquelles le pape lui donna l'investiture du royaume de Sicile. Je dirai seulement que l'espérance d'une couronne, et les instances de la comtesse Béatrix, femme du comte d'Anjou, qui voulait à quelque prix que ce fût, être reine comme ses trois autres soeurs, le firent passer par-dessus toutes les difficultés.
Le comte d'Anjou partit de Marseille, le 15 mai 1265, sur une flotte de trente galères, avec plusieurs vaisseaux de transport. Après avoir essuyé une violente tempête, il arriva heureusement, la veille de la Pentecôte, à Rome, où il reçut l'investiture du royaume de Sicile: elle lui fut conférée par quatre cardinaux que le pape avait envoyés pour cet effet. Il prit dès ce moment le titre de roi de Sicile; mais il ne fut couronné, avec Béatrix sa femme, que le jour des Rois de l'année suivante.
Charles ayant reçu un renfort considérable de troupes, tant de ses comtés de Provence et d'Anjou, que de plusieurs seigneurs français volontaires, qu'il avait engagés par ses promesses à l'accompagner, et qui se rendirent en Italie par les Alpes, se mit en campagne.
Mainfroi, de son côté, avec une armée plus forte que celle de Charles, se mit en état de lui résister. Mais, ayant réfléchi sur le péril qui le menaçait, et redoutant la valeur de la noblesse française, il envoya des ambassadeurs au pape pour lui faire des propositions de paix. Urbain refusa de les entendre. Mainfroi en fit faire aussi à Charles: il répondit à ceux qu'il lui envoya, dites de ma part au soudan de Lucerie (c'était une ville tenue par les Sarrasins, qui étaient au service de Mainfroi) que devant qu'il soit peu de jours, il m'aura mis en paradis, ou que je l'aurai envoyé en enfer.
Enfin après plusieurs combats dans lesquels Charles eut toujours de l'avantage, et après s'être rendu maître de plusieurs villes, les deux armées se joignirent dans la plaine de Bénévent, où après un combat très-opiniâtre celle de Mainfroi fut mise en déroute, et lui-même y perdit la vie. Les historiens du temps nous apprennent que Richard, comte de Caserte, fut cause du malheur de Mainfroi, ayant quitté son parti et livré aux Français un passage important, pour se venger de Mainfroi, qui était son beau-frère, et dont il était l'ennemi caché, parce que ce prince avait abusé de la femme du comte. C'est ainsi que souvent la justice divine dispose les choses de telle manière, qu'un crime est puni par un autre crime.
Pendant que Charles, comte d'Anjou, frère du roi, était occupé, comme je viens de le rapporter, à la conquête du royaume de Sicile, Louis, qui n'y avait pris aucune part, toujours égal à lui-même, continuait de donner à la France le spectacle de ses vertus pacifiques et bienfaisantes, qui sont en même temps la gloire du prince et le bonheur des peuples. Mais quelque ardent que fût son zèle pour la justice, jamais il ne l'emporta au-delà des bornes. La modération la plus sage fut toujours l'ame de ses actions: c'est ce qu'on remarque surtout au sujet du droit d'asile. Un voleur avait été pris par les officiers du monarque dans l'église des Cordeliers de Tours; l'archevêque se récria contre la prétendue profanation, et redemanda le coupable avec grand bruit. Le roi voulut bien avoir égard à ses plaintes; il assembla un parlement, où, l'affaire scrupuleusement examinée, il fut ordonné que le criminel serait reconduit à l'église; mais que les religieux, ou les gens du prélat, l'en chasseraient aussitôt, de manière qu'il pût être repris, sinon qu'on irait le saisir jusqu'aux pieds de l'autel. Par cet expédient, Louis sut accorder ce qu'il devait à sa dignité, avec les ménagemens que les circonstances exigeaient pour des vassaux aussi puissans, que jaloux de certains priviléges contraires à la bonne police et à la tranquillité des peuples, qu'il n'avait pas encore été permis de détruire.
Mariage de Jean, fils du roi.
Vers ce même temps, Louis maria le prince Jean, dit Tristan, son quatrième fils, avec Jolande, fille aînée de Eudes IV, duc de Bourgogne, comte de Nevers, du chef de sa femme. Il y eut quelques difficultés sur la tutelle de la jeune épouse; les uns prétendaient qu'elle appartenait incontestablement au prince son mari; les autres soutenaient que jusqu'à ce qu'il eut vingt-un ans accomplis (il n'en avait alors que seize), il devait demeurer avec sa femme et ses belles-soeurs sous la puissance de son beau-père, qui cependant jouirait de tout le bien. On trouva le moyen de partager le différend; il fut arrêté que Eudes aurait la tutelle des trois cadettes, mais qu'il laisserait à son gendre, sous la conduite du roi, l'administration des biens qui leur revenaient du chef de leur mère. On n'y mit qu'une condition: c'est que le roi, après avoir prélevé les frais nécessaires pour cette gestion, remettrait fidèlement l'excédant pour l'entretien des princesses qui étaient sous la garde de leur père. Le duc de Bourgogne, qui avait amené sa fille à Paris pour la célébration des noces, accepta cet accord au nom de son fils, qui, depuis un an, était parti pour la Palestine, d'où il ne revint pas. Lorsque le roi eut appris sa mort, il fit un voyage à Nevers, pour mettre le jeune prince Tristan en possession du comté de Nevers, qu'il venait d'acquérir par son mariage.
Celui de Blanche, troisième fille de Louis, avec Ferdinand de Castille, fut aussi conclu dans la même année, mais il ne s'accomplit que trois ans après. L'infant était plus jeune que la princesse, qui elle-même n'avait pas atteint l'âge nubile. On convint que si elle survivait à son époux, elle aurait la liberté de revenir en France avec sa dot et son douaire; l'une devait être de dix mille livres, et l'autre de sept.
Rien n'échappait à l'attention et aux recherches du sage monarque. Telle était alors la tyrannie des péages, qu'en plusieurs lieux les seigneurs se prétendaient en droit d'obliger les marchands à se détourner du chemin le plus court pour se présenter devant leurs bureaux, qu'ils avaient soin de multiplier le plus qu'ils pouvaient. Il arriva que quelques commerçans, pour épargner les frais, évitèrent de passer par un endroit où il y avait douane: toutes leurs marchandises furent saisies. Les malheureux prétendirent en-vain qu'ils étaient exempts de cette servitude; les commis ne voulurent rien écouter. L'affaire fut portée devant le roi, qui, pour n'être pas trompé, ni à son profit, ni à sa perte, tenait un registre exact de toutes ces choses. Il vit qu'effectivement son droit ne s'étendait pas jusque-là; il condamna les commis, non-seulement à rendre tous les effets, mais même à indemniser les marchands.
La jurisprudence des anciens temps semblait moins punir qu'autoriser le meurtre, l'assassinat et les autres crimes. On en était quitte pour nier le fait, offrir le duel, et jeter son gage de bataille. La voie d'information, comme on l'a dit ci-devant, en parlant de l'affaire de Coucy, malgré tous les efforts de Louis, n'était reçue que dans ses domaines: il n'oubliait rien, du moins, pour arrêter le mal par tous les châtimens que la prudence et le droit permettaient à son zèle: c'est ce qui paraît singulièrement dans une affaire entre deux gentilshommes artésiens, qui passèrent un compromis pour s'en rapporter à son jugement.
L'un, c'était Alenard de Selingam, sollicitait une vengeance éclatante de la mort de son fils, que l'autre avait cruellement assassiné. Celui-ci, nommé André de Renti, se défendait vivement d'une action si barbare. Déjà la plainte avait été portée à la cour d'Artois, où l'accusé prétendait s'êtré justifié; mais cette justification souffrait apparemment quelque difficulté, puisque la querelle durait encore. Le roi ordonna des informations. Il fut prouvé que Renti, ayant rencontré le fils de Selingam, l'avait renversé d'un coup de lance, en l'appelant méchant bâtard; qu'aussitôt un chevalier de la compagnie de Renti, avait enfoncé un poignard dans le sein du jeune Selingam, au moment même qu'il rendait son épée et demandait la vie. Louis, instruit de la vérité du crime, put à peine retenir sa juste indignation; mais enfin ce crime n'était notoire que par une procédure d'information, jusqu'alors inusitée en France lorsqu'il s'agissait de la noblesse: le coupable persistait à le nier. Le roi, n'osant pas le faire punir comme il aurait souhaité, ne songea qu'à en tirer au moins tout l'avantage qu'il pouvait. Ne voulant point porter atteinte à la justice du comte d'Artois, il crut qu'il devait prononcer, non-seulement en nom commun, mais encore conformément aux usages reçus dans les états du jeune prince. Ce qui avait été décidé à Saint-Omer, touchant la pièce de terre, fatale cause de la querelle, fut confirmé en son entier. On l'adjugea aux Selingams à perpétuité. Renti fut en outre condamné à demander pardon à genoux au père du défunt, à faire quarante livres de rente à ses enfans; enfin, à vider le royaume, pour aller passer cinq années au service de la Terre-Sainte.
On le vit, peu de temps après, décerner la même peine de l'exil contre Boson de Bourdeille, qui, pour s'emparer du château de Chalus, en Limousin, avait tué un chevalier nommé Maumont. En vain Marguerite de Bourgogne, vicomtesse de Limoges, intercéda pour le meurtrier, qui offrait de se justifier par le duel: il fut obligé de rendre la forteresse, et d'aller servir treize ans dans la Palestine.
Un chevalier se plaignait d'avoir été insulté par trois gentilshommes: le châtiment suivit de près la poursuite de l'outrage. Louis, outre une grosse amende qu'il exigea au profit de l'offensé, ordonna qu'ils iraient ensuite combattre sous les étendards du roi son frère. C'est ainsi qu'il savait tirer le bien du mal, toujours occupé de l'un pour extirper l'autre.
Ce fut par le même principe de justice et d'humanité, qu'il s'éleva fortement contre un usage observé de tout temps à Tournay, où ceux qu'on avait bannis pour meurtre, pouvaient se racheter de leur ban en payant cent sous. C'était mettre la vie des hommes à bien vil prix. Il en fut indigné, et rendit une ordonnance qui abolissait cette étrange coutume; ce qui le mit en si grande vénération parmi les peuples du Tournaisis, que pour éterniser la mémoire de ce sage règlement, ils arrêtèrent que, tous les ans, au jour de l'Ascension, le greffier du siége marcherait dans les places publiques, cette ordonnance à la main, disant à haute voix, que Louis, roi de France, était véritablement le père du peuple; que, par ses soins, la vie du citoyen serait désormais en sûreté; et que les meurtriers ne devaient plus espérer de jouir de leur patrie.
Ce fut cette année que Louis arma chevalier le prince Philippe, son fils aîné, qui entrait alors dans sa vingt-troisième année. Jamais cérémonie, dit un auteur du temps[1], ne rassembla plus de noblesse et de prélats: Paris surtout fit éclater, en cette occasion, le tendre amour qu'on lui connaît pour ses princes, amour qui se reproduit d'une façon toujours nouvelle. Tout travail cessa pendant plus de huit jours; les rues étaient parées de ce que chaque citoyen avait de plus beau en tapisseries; un nombre infini de fanaux de différentes couleurs, placés sur le soir, à chaque fenêtre, ne laissait point apercevoir l'absence du soleil. L'air retentissait nuit et jour de mille cris de joie et d'alégresse. On compte plus de soixante seigneurs qui reçurent, avec le jeune prince, l'épée de la main du monarque. Les plus considérables étaient Robert, comte d'Artois, neveu du roi; Jean de Bourgogne, devenu l'aîné de sa maison, par le décès du comte Eudes; Robert IV, comte de Dreux; Guillaume, fils du comte de Flandre; Renaud de Pons; Guillaume et Robert de Fiennes; Jacques de Faucigny, neveu de Joinville, et plusieurs autres. Le roi fit toute la dépense, qu'on fait monter à treize mille livres, somme considérable pour ce temps-là. L'honneur d'être introduit par un prince tel que Louis, au temple de la gloire, c'est ainsi que nos anciens nommaient la chevalerie, avait attiré en France Edmond d'Angleterre et un fils du roi d'Aragon. Tous deux y voulurent paraître avec un éclat qui répondît à leur haute naissance, et tous deux s'y distinguèrent par leur magnificence. Il y eut des courses de chevaux, et des combats de barrière, où les nouveaux chevaliers firent admirer leur adresse, et se montrèrent dignes du grade auquel ils venaient d'être élevés.
[Note 1: Guillaume Nangis, p. 378.]
Le roi contribue à l'augmentation de la Sorbonne.
On rapporte encore à cette même année, non l'établissement (il est de l'année 1253), mais la confirmation du fameux collége de Sorbonne, le plus ancien, pour la théologie, de tous ceux que l'Europe a vu naître dans son sein. La réputation de cette école a fait prodiguer au célèbre Robert, dont elle porte le nom, des titres qu'il n'eut pas réellement, ou du moins qu'il ne mérita qu'en partie: tel est celui de prince du sang royal, quoiqu'il fût fils de vilain et de vilaine[1], c'est-à-dire roturiers, établis à Sorbonne, village du Rhételois; tel celui de confesseur du roi, qu'aucun auteur contemporain ne lui donne, sur lequel Joinville garde un profond silence, qu'il semble même lui refuser, en n'attribuant qu'à la vertu de cet ecclésiastique l'honneur que le monarque lui faisait de l'admettre à sa table, de laquelle place enfin le seul Geoffroy de Beaulieu paraît avoir été en possession depuis le départ du prince pour la Terre-Sainte jusqu'au moment de sa mort: tel encore celui de fondateur unique de la Sorbonne, dont les plus anciens monumens ne le nomment que proviseur. Il est vrai qu'il contribua de ses deniers à ce superbe monument, mais Louis y eut beaucoup plus de part que lui. C'est à la générosité du saint roi que les Sorbonnistes doivent la maison qui fut comme leur berceau. Elle était située vis-à-vis du palais des Thermes, dans une rue nommée anciennement Coupe-Gueule, ou Coupe-Gorge, parce qu'il s'y commettait beaucoup de meurtres. On l'appelle aujourd'hui la rue de Sorbonne. Il y joignit par la suite plusieurs autres bâtimens qu'il acheta sur le même terrain pour y établir les pauvres maîtres. C'est le nom qu'on donnait aux premiers docteurs qui composèrent ce collége.
[Note 1: Joinville, p. 8.]
Quoi qu'il en soit, le nouvel établissement devint en très-peu de temps une école célèbre, où fleurirent les sciences et la piété. Bientôt on en vit sortir de grands docteurs, qui répandirent sa réputation dans toute l'Europe. On compte parmi ses premiers professeurs un Guillaume de Saint-Amour, un Odon ou Eudes de Douai, un Gérard de Reims, un Geraud d'Abbeville; noms fameux dans ces temps-là, ensevelis aujourd'hui avec leurs ouvrages dans la poussière des bibliothèques. On ne tarda pas à voir s'élever, toujours sous la direction de Robert, un nouveau collége pour les humanités et la philosophie: on lui donna le nom de Calvi, ou de la petite Sorbonne. Il subsista jusqu'au temps où le cardinal de Richelieu entreprit ce superbe édifice, qui à fait l'admiration de tous les connaisseurs. Ce ministre, en faisant démolir le collége de Calvi, pour y construire sa chapelle, s'était obligé de le rebâtir sur un terrain également contigu; mais la mort le prévint. Ce fut pour suppléer à cet engagement qu'en 1648, la famille de Richelieu fit réunir le collége du Plessis à la Sorbonne.
Louis cependant, peu rebuté de tout ce qu'il avait souffert dans sa première croisade, toujours dévoré de zèle pour l'intérêt de la religion et de l'Eglise, méditait secrètement une seconde expédition pour le secours des Chrétiens de la Palestine. Il se voyait en paix, aimé de ses peuples, redouté de ses voisins: ses finances étaient en bon état; la France nourrissait dans son sein une nombreuse et brillante jeunesse, qui ne respirait que la guerre. S'il ne se sentait pas assez de forces pour combattre lui-même comme autrefois, il croyait du moins qu'un général infirme peut, de sa tente, donner les ordres nécessaires, et faire combattre les autres. Plein de ces idées, que sa piété lui représentait conformes à sa raison, il en fit part au pape, qui écrivit au saint roi une lettre extrêmement tendre, pour l'exhorter à presser l'exécution d'une entreprise qui ne pouvait, disait-il, être inspirée que du Ciel.
Etat des affaires de la Palestine.
La Palestine se trouvait alors dans un état déplorable. Louis, pendant le séjour qu'il y fit, y avait rétabli, comme je l'ai dit ci-devant, et fortifié plusieurs places. Lors de son départ, il y avait laissé pour commander, le brave Geoffroy de Sargines. Ce grand homme avait répondu parfaitement aux intentions du monarque, et soutenu par sa valeur et par sa conduite ce royaume désolé et réduit à quatre ou cinq forteresses. Tout y fut long-temps paisible sous le gouvernement de Plaisance d'Antioche, veuve de Henri de Lusignan, roi de Jérusalem; titre vain, à la vérité, car Jérusalem était au pouvoir des infidèles, mais toujours ambitionné, parce qu'il donnait un rang considérable parmi les princes chrétiens. Hugues II le portait alors avec celui de roi de Chypre: comme il n'était pas en âge de gouverner, la régence fut confiée, suivant l'usage, à la reine, sa mère, fille de Bohémont, prince d'Antioche.
Mais cette tranquillité dont jouissaient les chrétiens d'Orient, était moins due à la sagesse de leur conduite, qu'à la méchanceté de leurs ennemis. L'ambitieux Moas, soudan d'Egypte, impatient de voir son autorité partagée, déposa le jeune Achraf-Mudfaredin, qu'on lui avait donné pour collègue, et fit assassiner le brave Octaï, dont il avait reçu les plus grands services. Il fut lui-même poignardé dans le bain, par ordre de sa femme, dont le crime ne tarda pas à être expié par une mort semblable. Almansor-Nuradin-Ali, son fils, hérita de sa couronne, et non de ses grandes qualités. Le peu de courage qu'il montra lors de l'invasion des Tartares, le fit déposer comme indigne du trône. Colus-Sephedin-Modfar fut mis en sa place d'une voix unanime. C'était un Mameluck distingué par sa valeur, soldat intrépide, le plus grand capitaine de l'empire égyptien. Aussitôt il donne ses ordres pour la sûreté des frontières, renouvelle la trève avec les Chrétiens de la Palestine, marche contre cent mille chevaux que Holagou, prince tartare, avait laissés en Syrie, les forces dans leur camp, tue leur général, et les oblige de repasser l'Euphrate. Il revenait triomphant, lorsqu'il fut assassiné par l'émir Bondocdar, autre Mameluck dont il a été parlé plusieurs fois dans cette histoire[1]. Le meurtrier se présente aux troupes, l'épée teinte encore du sang d'un maître qui n'avait fait d'autre crime que de n'avoir pas voulu violer la trève qu'il venait de conclure avec les Chrétiens. Toute l'armée le proclame soudan. Il se rendit ensuite au Caire, où il fut couronné solennellement.
[Note 1: Assises de Jérusalem, chap. 284 et suiv.]
Ce fut ainsi que Bondocdar, deux fois meurtrier de ses maîtres, passa de l'esclavage à la souveraineté, et sut réunir sur sa tête cinq belles couronnes; celle d'Egypte, celle de Jérusalem, celle de Damas, celle d'Alep et celle de l'Arabie. Les historiens arabes le peignent comme un héros sublime dans ses vues, fécond dans ses projets, d'une activité, enfin, qui le multipliait, pour ainsi dire, et le reproduisait partout. Ce fut lui, disent-ils, qui établit le premier les postes réglées, qui fit refleurir les sciences en Egypte, qui rendit en quelque sorte à cette fameuse région la célébrité dont elle jouissait sous les Ptolémées.
Mais les Chrétiens, dont il fut le plus terrible fléau, nous le présentent sous d'autres couleurs. S'ils le comparent à César pour les talens guerriers, ils le placent en même temps à côté des Néron pour la cruauté. Nouvel Hérode, ajoutent-ils, pour n'avoir point de compétiteur au trône, il extermina toute la famille royale du grand Saladin, qui, en mourant, avait laissé quatorze fils. On compte jusqu'à deux cent quatre-vingts émirs ou Mamelucks, autrefois ses compagnons, qu'il fit massacrer sur le simple soupçon qu'ils en voulaient à sa vie. Telle était la tyrannie de son gouvernement, qu'on n'osait ni se rendre visite, ni se parler familièrement, ni se donner les plus légères marques d'amitié. On le voyait souvent courir seul toute l'Asie sous un habit étranger, tandis que les courtisans le croyaient en Egypte, et se tenaient dans une humble posture à la porte de son palais, pour avoir des nouvelles de sa santé. S'il arrivait qu'il fût découvert, c'était un crime que de témoigner le reconnaître. Un malheureux l'ayant un jour rencontré, descendit de cheval, et se prosterna, suivant la coutume, pour lui rendre son hommage, il le fit pendre comme criminel de lèse-majesté. Un de ses premiers émirs sachant qu'il méditait un pélerinage au tombeau de Mahomet, vint lui demander la permission de l'accompagner dans ce saint voyage. Il fut arrêté, conduit sur la place, où il eut la langue coupée. Tel est, criait un héraut, le supplice que mérite un téméraire qui ose sonder les secrets du soudan.
Sévère censeur des perfidies d'autrui, il reprochait amèrement aux Chrétiens d'avoir dégénéré des vertus de leurs ancêtres, ces hommes si fameux et si puissans, parce que l'honneur et la vérité étaient leurs plus chères idoles. C'était précisément, remarque l'auteur que nous suivons, découvrir un fétu dans l'oeil de son voisin, pendant qu'il portait une poutre dans le sien. Lui-même s'engageait, jurait, promettait avec beaucoup de fermeté, bien résolu de ne tenir sa parole qu'autant qu'il y trouverait son intérêt. Mahomet, quoique son prophète, lui paraissait moins grand que lui: il croyait avoir fait de plus grandes choses; il méprisait surtout la puissance des Chrétiens, et leur milice était l'objet continuel de ses railleries. Ils sont venus fondre sur nos états, disait-il, ces rois si fiers de France, d'Angleterre et d'Allemagne. Quel a été le succès de leurs entreprises? Ils ont éprouvé le sort de ces gros nuages que le moindre vent fait disparaître. On le loue cependant de sa continence; il n'avait que quatre femmes, dont la plus chérie était une jeune chrétienne d'Antioche qu'il menait toujours avec lui. Il détestait le vin et les femmes publiques, qui avilissent l'homme en énervant son esprit et son courage. En vain on lui objecta que ses prédécesseurs tiraient de ce double commerce de quoi entretenir au moins cinq à six mille soldats; il répondit constamment qu'il aimait mieux un petit nombre de gens sobres, qu'une multitude efféminée de vils esclaves, abrutis par la débauche et le vin.
Tel était l'ennemi que Dieu avait suscité dans sa colère, pour punir les abominations des chrétiens de Syrie; ennemi d'autant plus redoutable que la gloire et la superstition enflammaient également sa haine. Ce fut pour se venger des chrétiens qui violèrent indignement la foi des traités, qu'il leur jura une guerre éternelle. On ne voit pas néanmoins qu'il ait rien entrepris contre eux les deux premières années de son règne: il les employa sans doute à affermir sa domination.
Ceux-ci, au lieu de profiter de ce temps de repos, ne songèrent eux-mêmes qu'à se ruiner par leurs fatales divisions. Venise et Gênes se disputaient alors la possession d'un lieu nommé Saint-Sabas, que le pape Alexandre IV leur avait accordé en commun: querelle qui ne finit que par une sanglante bataille que les Génois perdirent.
D'un autre côté, les chevaliers du Temple et de l'Hôpital, par une malédiction de Dieu, que leur vie débordée avait attirée sur eux, se faisaient une guerre ouverte, et provoquaient le courroux du ciel par la plus honteuse infidélité aux traités. Le principal article de la trève conclue avec les Egyptiens par saint Louis, portait que, de part et d'autre, on rendrait les esclaves et les prisonniers. Geoffroy de Sargines l'exécuta de bonne foi: mais une insatiable avarice empêcha les chevaliers d'imiter son exemple; ils persistèrent, malgré les exhortations du sage commandant, à refuser ceux des Sarrasins qu'ils tenaient dans les fers.
Bondocdar indigné de la perfidie, rassemble deux cents mille chevaux, entre dans la Palestine, désole tout le plat pays, prend Nazareth qu'il détruit de fond en comble. Césarée est emportée d'assaut, la citadelle se rend par capitulation: tous les habitans sont chassés, et les fortifications, ouvrage de saint Louis, sont rasées jusqu'aux fondemens. Caïfas éprouve le même sort, ainsi qu'Arsaph, place importante, où l'ordre des Templiers vit périr deux cents de ses chevaliers: juste châtiment de leurs crimes. Il attaque ensuite Saphet avec la plus grande opiniâtreté. Les chrétiens, après une résistance incroyable, sont enfin obligés de se rendre, la vie sauve; condition presque aussitôt violée qu'accordée: on égorge tous ceux qui refusent d'embrasser le mahométisme. Aussitôt le vainqueur marche à Ptolémaïs, ou Saint-Jean-d'Acre, et ruine tous les environs. La bonne contenance du brave Geoffroy de Sargines l'oblige de se retirer, mais c'est en menaçant d'en former le siége, lorsque ses machines de guerre seront arrivées du Caire.
Ces tristes nouvelles avaient réveillé le zèle des chrétiens d'Europe. Dès le temps du pontificat d'Alexandre IV, on avait parlé d'une nouvelle croisade: elle avait même été prêchée en divers endroits. Mais dans cette occasion le pape Urbain IV écrivit à tous les princes chrétiens, les exhortant à se mettre eux-mêmes à la tête de leurs armées, pour délivrer cette chrétienté opprimée, ou du moins à lui envoyer de puissans secours d'hommes et d'argent. Tout l'Occident fut en trouble, et donna des marques de la plus grande tristesse: on tint des conciles, on leva des décimes sur le clergé. On ordonna des prières publiques: les soins, en un mot, redoublèrent à mesure que le mal augmentait.
Mais rien n'égale en particulier la douleur dont fut pénétré le coeur de Louis. Il n'avait point quitté la croix, indice certain qu'il ne perdait point la Palestine de vue. Lorsque la résolution d'une nouvelle croisade eut été prise entre le roi et le pape, le cardinal de Sainte-Cécile revint en France pour la publier. Aussitôt qu'il fut arrivé, le roi assembla, le jour de l'Annonciation, un parlement, c'est-à-dire les pairs du royaume, les barons, les principaux de la noblesse, et plusieurs prélats. Le sire de Joinville essaya vainement de s'en dispenser, sur le prétexte d'une fièvre quarte qui le tourmentait depuis long-temps: le saint roi lui manda qu'il avait assez de gens qui savoient donner guérison à des fièvres quartes, et que sur toute son amour il vînt. Ce que je fis, ajoute le bon sénéchal.
L'assemblée fut fort nombreuse, personne ne sachant ce qu'on y devait traiter. Mais bientôt on ne douta plus de l'intention du monarque, lorsqu'on le vit entrer dans l'assemblée, tenant à la main la couronne d'épines qu'il avait été prendre à la Sainte-Chapelle. Il s'assit sur le trône qu'on lui avait préparé; puis, avec cette éloquence douce, vive et touchante, qui lui était naturelle, il peignit avec les plus vives couleurs les maux qui affligeaient la Terre-Sainte, protesta qu'il était résolu d'aller au secours de ses frères menacés du plus terrible esclavage, exhorta enfin tous les vrais serviteurs de Dieu à se croiser à son exemple pour venger tant d'outrages faits au Sauveur du monde, et tirer l'héritage des chrétiens de la servitude où leurs péchés les tenaient depuis si long-temps.
Le légat, Simon de Brie, cardinal du titre de Sainte-Cécile, parla ensuite avec tout le zèle et l'éloquence que demandait une si grande entreprise, et sur-le-champ, le roi, ses trois fils aînés, Philippe, Jean, comte de Nevers, et Jean, comte d'Alençon, prirent la croix des mains du légat, ainsi que le comte de Flandre, le comte de Bretagne, Beaujeu, sire de Montpensier, le comte d'Eu, Alphonse de Brienne, Guy de Laval, et plusieurs autres seigneurs.
Dès qu'on sut dans les provinces que Louis marchait contre les infidèles, chacun s'empressa de s'enrôler sous ses étendards. Le roi de Navarre, son gendre, s'engagea d'abord, et fit prendre la croix au jeune prince Henri, son frère, et à tous les jeunes chevaliers de ses états d'Espagne et de Champagne. Le jeune comte d'Artois, neveu du roi, fils de Robert, tué à Massoure, résolu d'aller venger la mort de son père, prit aussi la croix; le duc de Bourgogne, son parent, soit zèle pour la religion, soit amour pour la gloire, témoigna la même ardeur pour cette expédition. Toute la noblesse du royaume imita leur exemple. On compte parmi les plus considérables, les comtes de Saint-Paul, de Vendôme, de la Marche et de Soissons; Gilles et Hardouin de Mailly, Raoul et Jean de Nesle, les seigneurs de Fiennes, de Nemours, de Montmorency, de Melun, le comte de Guines, le sire de Harcourt, Matthieu de Roye, Florent de Varennes, Raoul d'Etrées, Gilles de la Tournelle, Maurice de Craon, Jean de Rochefort, le maréchal de Mirepoix, Enguerrand de Bailleul, Pierre de Saux, Jean de Beaumont, et grand nombre d'autres, dont les noms ne subsistent plus aujourd'hui.
Cependant plusieurs personnes blâmèrent cette expédition; on alla même jusqu'à la traiter de pieuse extravagance, qu'un roi sage ne devait ni projeter, ni autoriser. C'est, encore de nos jours, la plus commune opinion sur ces entreprises de nos ancêtres. Je n'entreprendrai point de le justifier sur ce point, quant à présent, ni de prouver que s'il y a de la faute, ce fut moins celle de Louis que celle de son siècle: dans un temps plus éclairé, il eût sans doute épargné cette tache à sa gloire, si c'en est une. Il y a beaucoup de témérité à condamner certaines actions des grands rois. Il faut, pour les juger équitablement, se transporter dans les siècles où ils ont vécu; il faut examiner les usages de leur temps, et quelles en étaient les moeurs. D'ailleurs le roi ne forçait personne à se croiser; c'était l'effet des exhortations des légats du pape et des ecclésiastiques du temps. Tous ces seigneurs qui accompagnaient le roi, avec leurs chevaliers, y allaient volontairement et à leurs dépens. Ils croyaient faire une action méritoire en allant combattre contre les infidèles; et, s'ils y mouraient, gagner la couronne du martyre: c'était une opinion fortement gravée dans le coeur de toutes les nations de l'Europe, comme on le voit par le grand nombre de croisades qu'elles ont entreprises. Si l'on était bien persuadé de la droiture des sentimens de saint Louis, on serait plus circonspect à blâmer sa conduite: il consultait principalement son zèle, et abandonnait le surplus à la Providence de Dieu. Il faut encore convenir que ces expéditions n'ont fait aucun tort à son royaume pendant son absence; qu'il n'a jamais été plus puissant, et ses peuples plus heureux. Il les a fait jouir d'une paix continuelle que ses voisins ont toujours respectée.
Le pape ne manqua pas de se servir de cet exemple du roi de France, pour animer tous les princes chrétiens à secourir la Palestine. Il envoya des légats ou des lettres en Angleterre, en Espagne, en Pologne, en Allemagne, à Constantinople, en Arménie; il écrivit même au grand kan des Tartares, qu'il savait être très-jaloux des progrès de Bondocdar, et assez disposé à faire diversion en faveur des chrétiens.
Le roi cependant continuait ses préparatifs avec un zèle que la religion peut seule inspirer; mais ne prévoyant pas pouvoir s'embarquer sitôt pour la Palestine, il y envoya du secours avec une procuration au brave Geoffroy de Sargines, pour emprunter de l'argent en son nom: ce qui servit à retenir une multitude de gens que la disette allait forcer de déserter.
Une des causes de la désolation de cette malheureuse chrétienté, étaient les funestes divisions qui régnaient entre les Vénitiens et les Génois. Le roi n'oublia rien pour les engager à faire la paix. Les deux républiques, sur ses instances, nommèrent des plénipotentiaires; leurs differens intérêts furent soigneusement discutés; rien néanmoins ne fut conclu: tant la haine est opiniâtre, lorsqu'elle est née de la jalousie et de la cupidité! Louis gémit en secret d'une obstination que ni la gloire, ni la religion ne pouvaient vaincre; il n'en fut pas moins ardent à la poursuite de ses pieux desseins.
Il était question surtout de se procurer de l'argent pour les dépenses nécessaires. C'était un usage très-ancien dans ces guerres saintes de faire contribuer les ecclésiastiques; usage établi dès la naissance des croisades, non toutefois sans beaucoup de contradiction de la part du clergé. Ou voit plusieurs lettres des papes, qui lui reprochent avec amertume de refuser à Jésus-Christ ce qui n'est proprement que son patrimoine, tandis que les laïcs lui sacrifient avec joie et leurs biens et leur vie. Le pape Clément accorda pour quatre ans au monarque la dixième partie du revenu des ecclésiastiques, qui murmurèrent beaucoup, firent des assemblées, écrivirent au pontife, pour lui exposer la misère où le clergé était réduit par les sommes précédemment payées. On leur reprocha l'indécence de leurs plaintes, sous un roi qui prodiguait son sang et ses biens dans une guerre tant prêchée par les ministres de la religion.
Alors le sacerdoce et l'empire agissaient de concert; il n'y avait personne à qui recourir. Il fallut obéir, et donner à l'autorité ce qu'on refusait à la piété.
On imposa en même temps une taxe tant sur les bourgeois des villes, que sur les gens de la campagne; imposition qui n'excita ni plaintes, ni murmures. Elle fut faite avec un tel ordre, que personne ne se trouva surchargé: ceux à qui le travail et l'industrie fournissaient à peine la nourriture, n'y furent point compris, et l'on prit les mesures les plus sages pour éviter les injustices trop ordinaires dans les répartitions.
Le prince Philippe, l'aîné de la maison royale, eut cette année un fils à qui l'on donna le nom de son aïeul. Louis en conçut une grande joie, et n'eut plus de peine à mener avec lui ses autres enfans, puisqu'il se voyait un nouvel héritier à couvert des périls de la guerre.
Comme les malheurs de la Terre-Sainte allaient toujours en augmentant, il déclara qu'il partirait sans remise dans deux ans, afin que chacun pût donner ordre à ses affaires. Aussitôt il envoya le prieur des Chartreux au pape, pour lui donner avis de cette résolution, et lui demander le cardinal d'Albe pour légat de la croisade: ce qu'il obtint d'autant plus aisément, qu'il paraissait régner alors une grande intelligence entre les deux cours.
Cependant on ne fut pas long-temps sans s'apercevoir que la tendresse du pape n'existait que dans ses écrits.
Clément fit publier une loi qui attribuait aux seuls pontifes romains la nomination des bénéfices qui vaquaient en cour de Rome: loi qu'il étendit jusqu'aux bénéfices vacans par l'élection des prélats qui étaient sacrés ou même confirmés par les papes. C'était anéantir le droit de régale, privilége unique de nos rois. Louis, qui en prévit toutes les suites, forma le dessein d'y remédier efficacement: il ne tarda pas d'en trouver l'occasion.
Guillaume de Brosse, archevêque de Sens, étant dans un âge très-avancé, qui l'empêchait de remplir comme il l'aurait désiré les fonctions de son ministère, s'était démis de son archevêché. Pierre de Charny, grand archidiacre de cette église, fut élu en sa place. Celui-ci qui était camérier du pape, ne manqua pas d'aller se faire sacrer à Rome. Clément, de son côté, profita de la circonstance pour, conformément à la loi qu'il venait d'établir, disposer de l'archidiaconé dont Pierre de Charny était pourvu: mais le roi, toujours en garde contre l'usurpation, l'avait prévenu en y nommant Girard de Rampillon, ecclésiastique distingué par sa piété et sa science. Le pontife désapprouva hautement cette nomination. Il écrivit au monarque une lettre pleine d'aigreur. Girard fut interdit de toutes ses fonctions, et menacé d'excommunication s'il ne renonçait à son droit, ou si, pour le prouver, il ne se présentait en personne au tribunal du pape. Girard ne fit ni l'un ni l'autre, sans doute par ordre du roi, qui avait pris la ferme résolution d'empêcher de pareilles usurpations. La mort de Clément, arrivée sur ces entrefaites, laissa l'affaire indécise: elle ne fut terminée que sous le pontificat de Grégoire X, son successeur, qui leva les défenses, et fit jouir Girard de Rampillon de tous les fruits de sa nomination.
Pragmatique-Sanction.
C'est le sentiment de tous les historiens, que ce fut pendant l'intervalle de la mort de Clément IV, à l'exaltation de Grégoire X, que saint Louis rendit cette fameuse ordonnance, si connue sous le nom de Pragmatique-Sanction.
Le célèbre père Daniel dit en parlant de saint Louis:[1] «Que jamais prince n'eut un plus sincère respect pour les papes, pour les évêques, pour les religieux et généralement pour tous les gens d'église: mais nul roi de France n'entreprit avec tant de fermeté que lui de borner la puissance ecclésiastique, qui était depuis plusieurs siècles en possession d'empiéter sur la puissance royale, et sur les tribunaux de la justique laïque. On a plusieurs de ses ordonnances sur ce sujet, et entre autres sa Pragmatique-Sanction.» Nous devons dire à l'honneur de Rome moderne, qu'elle a reconnu l'énormité de la plupart de ces abus, et qu'elle a consenti enfin à ce qu'ils fussent supprimés.
[Note 1: Daniel, Histoire de France, t. III, p. 359, édition de 1722.]
«C'est dans cette vue, dit Pasquier[1], que saint Louis, pour la tranquillité de l'église gallicane, pour l'augmentation du culte divin, pour le salut des ames fidelles, pour mériter les graces et les secours du Dieu tout-puissant, fit au mois de mars de l'année 1282, cette célèbre ordonnance qu'on a appelée Pragmatique-Sanction, conçue en ces termes:
[Note 1: Laurière, Ordonnances de nos rois, t. I, p. 97 et 98.]
«Nous voulons, dit-il, et nous ordonnons que les prélats, les patrons et les collateurs ordinaires des bénéfices, jouissent pleinement de leurs droits, sans que Rome y puisse donner aucune atteinte par ses réserves, par ses graces expectatives, ou par ses mandats; que les églises cathédrales ou abbatiales aient toute liberté de faire leurs élections, qui sortiront leur plein et entier effet; que le crime de simonie soit banni de toute la France, comme une peste très-préjudiciable à la religion; que les promotions, collations, provisions et dispositions des prélatures, dignités, bénéfices et offices ecclésiastiques, se fassent suivant les règles établies par le droit commun, par les sacrés conciles, par les anciens pères; enfin que les exactions de la cour romaine ne puissent plus se lever à l'avenir, si ce n'est pour des nécessités urgentes, par notre permission expresse et du consentement de l'Eglise gallicane[1].»
[Note 1: Il y a dans le Trésor des Chartres une lettre de Pierre Collémédio, nonce du pape, où il dit qu'ayant voulu connaître, par le commandement du pape, d'un différend qui était survenu entre l'évêque de Beauvais, d'une part, la commune de Beauvais et le roi, de l'autre, ce prince lui en avait fait défense, et l'acte qui fut signifié au nonce contient, entr'autres, ces paroles: Qu'il se donne bien de garde de connoitre directement ou indirectement de ses régales, ou de faire enquête en quelque manière que ce soit, de quelque autre chose qui concerne la juridiction temporelle; de sorte qu'il est vrai de dire que c'est lui qui a commencé à donner en France de justes bornes à l'autorité ecclésiastique, laquelle n'y en avait point depuis deux ou trois siècles. (Inventaire des Chartres, tome I, Beauvais, u.° 3.) Ne de regalibus suis seu rebus aliquibus ad jurisdictionem suam secularem pertinentibus, agnocere directè vel indirectè, seu inquisitionem facere aliquatenùs praesumeret.]
C'est ainsi que Louis savait concilier les devoirs de chrétien et de souverain, donnant en même temps l'exemple aux simples fidèles de la foi la plus soumise, et aux rois de la fermeté la plus héroïque.
Le roi chasse les usuriers de son royaume.
Ce fut à peu près dans le même temps, qu'une compagnie d'usuriers, venue d'Italie, désolait le monde chrétien, sous le nom de Catureins, Coarcins, ou de Corsins. C'était une société de marchands lombards et florentins, qui, enchérissant encore sur les Juifs, n'avaient pas honte d'exiger tous les deux mois dix pour cent d'intérêts de ce qu'elle prêtait sur gages: usure qui, au rapport de Matthieu Paris, avait presque ruiné l'Angleterre. Les ordonnances les plus sévères, les censures même des évêques ne purent arrêter le mal. C'étaient d'ailleurs des gens très-versés dans la connaissance des lois, qui savaient si bien colorer leurs contrats, que la chicane y trouvait toujours quelque moyen de défense. Ce portrait, emprunté de l'historien anglais, peut paraître trop chargé: il est du moins certain que ces infâmes usuriers causaient des maux infinis partout où il leur était permis de s'établir. Les soins de Louis n'avaient pu les empêcher de s'introduire en France. Les ressources qu'on trouvait en eux, soit pour les dépenses ou le libertinage, soit pour les besoins pressans, fascinaient les yeux: ceux même qu'ils ruinaient impitoyablement étaient d'intelligence avec eux. Mais enfin, le monarque, instruit de cette horrible prévarication, sent redoubler tout son zèle. Aussitôt il rend une ordonnance qui oblige tous les baillis royaux de chasser de leur territoire tous les Corsins dans l'espace de trois mois, accordant ce terme aux débiteurs pour retirer les meubles qu'ils ont mis en gage, en payant le principal sans aucun intérêt: on y somme les seigneurs de faire la même chose dans leurs terres, sous peine d'y être contraints par les voies qu'on avisera. Tous obéirent; et si les Italiens reparurent encore dans le royaume, ce ne fut, suivant l'esprit de la loi, que pour y exercer un commerce légitime.
La santé du monarque s'affaiblissait tous les jours. Incertain de son retour, il songea à faire la maison de ses enfans pour leur ôter tout sujet de division. Philippe l'aîné, sans parler de la succession au trône qui le regardait, avait déjà eu son apanage dès l'année 1265. Il voulut, en cette année 1269, assigner aussi celui des autres. Jean, surnommé Tristan, son second fils, outre le comté de Nevers qu'il possédait du chef de sa femme Jolande de Bourgogne, eut pour apanage Crépy, la Ferté-Milon, Villers-Cotterets, Pierre-Fond et tout ce qu'on appela depuis le comté de Valois. Pierre fut pourvu du comté d'Alençon et du Perche. Robert, le plus jeune, il n'avait que douze ans, eut le comté de Clermont en Beauvoisis, avec les seigneuries de Creil et de Gournay, et quelques autres terres. Il eut depuis le Bourbonnais du chef de sa femme Béatrix, héritière par sa mère de la maison de Bourbon. C'est ce prince qui est la souche de la maison royale de Bourbon, assise aujourd'hui sur le trône de France. Isabelle, l'aînée des princesses, était reine de Navarre. Blanche, la seconde, fut marié cette année avec Ferdinand, fils d'Alphonse, roi de Castille [1]. Marguerite, la troisième, épousa, vers le même temps, non Henri de Brabant, avec lequel elle était accordée (il quitta le monde pour se faire moine à Saint-Etienne de Dijon), mais Jean, frère cadet et héritier de Henri. Agnès, la dernière et la plus jeune, eut dix mille livres, en attendant qu'elle eût l'âge d'être mariée: elle fut depuis femme de Robert II, duc de Bourgogne. Ainsi ce prince eut le plaisir, si satisfaisant pour un père, de voir tous ses enfans établis suivant leur condition. Le saint roi confirme toutes ces dispositions par son testament daté du mois de février de la même année, et dont il nomme exécuteurs Etienne, évêque de Paris, Philippe, élu à l'évêché d'Evreux, les abbés de Saint-Denis et de Royaumont, avec deux de ses clercs[2], Jean de Troyes et Henri de Versel.
[Note 1: Leurs enfans furent privés de la couronne par don Sanche, leur oncle.]
[Note 2: C'est ainsi qu'on nommait alors ceux qui écrivaient les dépêches et les lettres des rois. C'étaient ordinairement des ecclésiastiques, car ils étaient presque les seuls qui sussent lire et écrire.]
Le surplus de son testament contient un nombre prodigieux de donations aux monastères, aux Hôtels-Dieu, aux maladreries, aux filles qui sont dans l'indigence, pour leur constituer une dot, aux écoliers qui ne peuvent fournir aux frais de leurs études, aux orphelins, aux veuves, aux églises pour des calices et des ornemens, à ses officiers pour récompense de leurs services, enfin à ses clercs, jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu quelque bénéfice. Tous ces legs devaient être acquittés, tant sur les meubles qui se trouveraient au jour de son décès, que sur les revenus de son domaine. Le prince, successeur ne pouvait y rien prétendre que tout ne fût payé.
Quelque temps auparavant, pour affermir la paix, non-seulement dans son royaume, mais encore dans les pays voisins, ce prince avait fait prolonger pour cinq ans la trève dont il avait été médiateur entre le roi d'Angleterre et le roi de Navarre; et il avait terminé, entre le comte de Luxembourg et le comte de Bar, des différends pour lesquels on en était déjà venu à de grandes violences.
Trois ans ayant été employés à faire tous les préparatifs nécessaires pour cette seconde croisade, le roi se trouva au commencement de l'année 1270, en état de prendre les dernières mesures pour son départ. Le point le plus important qui restait à terminer, était la régence du royaume pendant son absence. La reine n'était pas du voyage, et il semblait que cette dignité la regardait plus qu'aucun autre; mais, soit que le roi ne la crût pas en état de prendre assez d'autorité, soit qu'elle n'eût pas assez d'expérience dans les affaires, auxquelles il lui avait toujours donné peu de part, il ne jugea pas à propos de lui confier le gouvernement de l'état. Il choisit pour cet emploi Matthieu, abbé de Saint-Denis, et Simon de Clermont, sire de Nesle, l'un et l'autre d'une naissance distinguée, tous deux d'une probité reconnue et d'une sagesse consommée. Le premier était de l'ancienne famille des comtes de Vendôme; le second de l'illustre maison de Clermont en Beauvoisis, chevalier sans reproche, grand homme de guerre, d'une supériorité de génie et d'une droiture à toute épreuve. Louis leurs substitua, en cas de mort, deux hommes célèbres par leur mérite, Philippe, évêque d'Evreux, et Jean de Nesle, comte de Ponthieu, du chef de sa femme. Les nouveaux régens furent revêtus de toute la puissance du roi, dont ils sont qualifiés les lieutenans. Il n'en excepta que la nomination aux bénéfices dépendans de lui. Le religieux prince crut qu'un objet si important méritait une attention particulière: il établit pour les conférer un conseil de conscience, composé de l'évêque de Paris, du chancelier de Notre-Dame, et des supérieurs des Jacobins et des Cordeliers. Ce qu'il leur recommanda surtout, fut de mettre toute leur application à donner à Dieu les ministres les plus dignes de le servir, et à ne déposer les biens de l'Eglise qu'entre des mains qui en sussent faire un usage légitime.
Le roi ayant ainsi réglé les affaires les plus importantes de son royaume, alla, suivant la coutume, prendre l'oriflamme à Saint-Denis, fit sa prière devant le tombeau des bienheureux martyrs, et reçut des mains du légat le bourdon de pélerin. On le vit le lendemain, suivi des princes ses enfans, du comte d'Artois, et d'un grand nombre de seigneurs, marchant nu-pieds, se rendre du Palais à Notre-Dame, où il implora le secours du Ciel sur son entreprise. Il partit le même jour pour Vincennes, d'où, prenant congé de la reine, non sans répandre beaucoup de larmes de part et d'autre, il se rendit d'abord à Melun, à Sens, à Auxerre, à Veselay, ensuite à Cluny, où il passa les fêtes de Pâques, puis à Mâcon, à Lyon, à Beaucaire, enfin à Aiguemortes, où était le rendez-vous général des croisés. Il n'y trouva point les vaisseaux que les Génois s'étaient obligés de lui fournir pour le transport des troupes. On ignore si ce fut négligence ou perfidie de leur part. Il est du moins certain que ce retardement fut cause de la perte de l'armée, qui par là se vit exposée aux plus grandes chaleurs de la canicule. Ce fut sans doute un cruel exercice pour la patience du saint roi: il le soutint avec un courage que la religion seule peut inspirer. Contraint de quitter Aiguemortes, à cause du mauvais air, il alla s'établir à Saint-Gilles, où il tint une cour plénière avec cette magnificence qui lui était ordinaire dans les occasions d'éclat.
Les croisés cependant arrivaient en foule de tous côtés: bientôt Aiguemortes se trouva trop petite pour contenir une si grande multitude; les chefs se dispersèrent dans les villes et dans les bourgades des environs: il ne resta auprès des drapeaux que des soldats, et ceux qui n'avaient pas le moyen d'aller ailleurs. C'était un mélange singulier de toutes sortes de nations, Français, Provençaux, Catalans, populace effrénée qui était dans de continuelles disputes. On ne tarda pas à voir naître des querelles; on en vint aux mains: plus de cent hommes avaient été tués avant qu'on y pût mettre ordre. Tel fut l'acharnement des Français en une de ces mêlées, qu'après avoir mis en déroute, et Provençaux et Catalans, ils les poursuivirent jusque dans la mer, où ces malheureux s'étaient précipités pour gagner leurs vaisseaux à la nage. L'éloignement des commandans favorisait le tumulte. Louis, pour en arrêter les suites, se transporta lui-même sur les lieux, fit punir de mort les plus mutins, et le calme fut entièrement rétabli.
La haute idée qu'on avait de la sagesse, des lumières et de la probité du monarque, la grande considération que la cour de Rome avait pour lui, et plus encore la crainte de ses armes, lui procurèrent dans ce même temps une célèbre ambassade, qui le vint trouver à Saint-Gilles de la part de Michel Paléologue, empereur de Constantinople. Ce prince, depuis neuf ou dix ans, avait surpris cette capitale de l'empire de l'Orient, que les empereurs latins avaient possédée près de soixante et dix ans; et, en conséquence de cette conquête, l'empire qui avait été enlevé aux Grecs par Baudouin 1er, était retourné à ses anciens maîtres, du temps de Baudouin II. Le prince grec n'ignorait ni les grands préparatifs du roi de Sicile, ni ses liaisons étroites avec l'empereur détrôné. Pour conjurer l'orage, il imagina de proposer la réunion des deux Eglises grecque et latine. Il ne doutait point que la piété de Louis ne lui fît embrasser avec joie une si belle occasion de rendre un grand service à la religion. Il lui envoya, avec de magnifiques présens, des personnes distinguées, que les Grecs nomment apocrisiaires, ecclésiastiques attachés à la cour, pour rendre compte au souverain de tout ce qui regarde le clergé. Le roi les reçut à Saint-Gilles, où il faisait son séjour, et les traita splendidement. Ils étaient chargés d'une lettre, par laquelle Paléologue protestait: «Que l'Eglise grecque ne souhaitait rien avec plus d'ardeur, que de rentrer sous l'obéissance de Rome; qu'il en avait écrit au pape Clément IV, et, depuis sa mort, au collége des cardinaux; mais que, malgré tous ses soins, il n'avait pu obtenir aucune satisfaction; qu'il le priait de vouloir bien se rendre l'arbitre de ce grand différend; que tout ce qu'il ordonnerait serait fidèlement exécuté; qu'il réclamait sa protection au nom de Jésus-Christ, souverain juge des hommes, qui, au dernier jour, lui demanderait un compte rigoureux, s'il refusait de se prêter à une oeuvre si méritoire.»
Louis désirait ardemment l'extinction du schisme; mais il savait qu'il ne lui appartenait point de prononcer sur cette matière. Il répondit qu'il ne pouvait point accepter l'arbitrage qu'on lui déférait; que cependant il offrait tous ses bons offices auprès du Saint-Siége. Il écrivit en effet aux cardinaux qui gouvernaient pendant la vacance, et sollicita vivement la conclusion d'une affaire si importante. La réponse fut que le sacré collége était extrêmement édifié du zèle et de l'empressement du monarque, que cependant il le conjurait de ne point se laisser surprendre aux artifices des Grecs, moins disposés qu'il ne pensait à une réunion sincère; qu'il remettait toute cette négociation entre les mains du cardinal d'Albe, Raoul de Chevrières, légat de la croisade; qu'il ne prescrivait d'autres bornes à sa commission, que de se conformer au plan proposé par le feu pape. C'était un ordre à l'empereur, aux évêques, à tous les principaux membres de l'Eglise grecque, de reconnaître la primatie de Rome, et de signer tous les articles de foi contenus dans le mémoire que le pape Clément avait dressé. Les ambassadeurs promirent tout ce qu'on voulut, ce qui fit concevoir de grandes espérances; mais elles furent vaines. L'empereur n'avait cherché qu'à calmer ses inquiétudes sur les armemens prodigieux de la France et de la Sicile. Certain qu'ils n'étaient point destinés contre ses états, il cessa de s'occuper d'un projet que la politique seule lui avait inspiré.
Quelque temps après, les vaisseaux génois étant arrivés, trouvèrent ceux de France tout équipés et prêts à mettre à la voile.
Le roi s'embarque pour la Palestine.
Le roi, avant de s'embarquer, écrivit une lettre aux deux régens du royaume, pour les faire ressouvenir des ordres qu'il leur avait donnés touchant l'observation de la justice. Il suffit de lire cette lettre, pour connaître de quel esprit ce saint prince était animé, et qu'il n'avait rien de plus à coeur que l'honneur de Dieu et le bonheur de ses sujets[1].
[Note 1: In Spicileg., t. 2, epist. Lud. ad Math. abbatem, ann. 1270.]
Enfin, tout étant prêt pour le départ, le roi s'embarqua le 1er septembre, et le lendemain, le vent s'étant trouvé favorable, on mit à la voile. Le temps, qui d'abord fut beau, changea bientôt, et on essuya deux rudes tempêtes avant d'arriver à Cagliari, capitale de la Sardaigne, où était le rendez-vous de toute l'armée chrétienne; enfin, le vent s'étant un peu apaisé, on jeta l'ancre à deux milles du port.
Les chaleurs excessives et les tempêtes avaient corrompu toute l'eau de la flotte, et il y avait déjà beaucoup de malades. On envoya une barque à terre, parce que le vent contraire empêchait que la flotte ne pût entrer dans le port: cette barque rapporta de l'eau et quelques légumes; mais, sur la demande que le roi fit faire au commandant d'y recevoir les malades, il lui fit de grandes difficultés, parce que le château appartenait à la république de Pise, qui était en guerre avec celle de Gênes, et que la plupart des capitaines de la flotte étaient génois. Le roi en ayant envoyé faire ses plaintes au commandant, tout ce qu'il put obtenir fut qu'on débarquât les malades, et qu'on les fît camper au pied du château et loger dans quelques cabanes des environs. Enfin, sur de nouvelles instances, le commandant, craignant qu'on ne le forçât, comme on le pouvait faire, d'être plus traitable, offrit au roi de le loger au château, pourvu qu'il n'y entrât qu'avec peu de monde, que les capitaines génois ne descendissent point à terre, et qu'il promît de faire fournir des vivres à un prix raisonnable.
Cette conduite choqua extrêmement les princes et seigneurs qui accompagnaient le roi. On lui conseillait de faire attaquer le château, et de s'en rendre maître; mais Louis, toujours guidé par la justice et par la raison, répondit qu'il n'avait pas pris la croix pour faire la guerre aux Chrétiens, mais aux infidèles.
Sur ces entrefaites le roi de Navarre, le comte de Poitiers, le comte de Flandre, et un grand nombre d'autres croisés entrèrent dans le port. Dès le lendemain de leur arrivée, le roi tint conseil pour délibérer sur le lieu où l'on porterait la guerre, ou plutôt pour leur faire agréer le dessein qu'il avait conçu.
Quand on partit d'Aiguemortes, on ne doutait point que ce ne fût pour aller en Egypte ou en Palestine; mais l'intention du roi n'était pas d'y porter premièrement la guerre. On fut fort surpris dans le conseil, lorsque le roi déclara que son dessein était d'aller à Tunis, sur les côtes d'Afrique.
«Quel rapport y avait-il entre la situation de quelques métifs sur les côtes de Syrie, et le voyage du monarque à Tunis? C'est, observe un de nos écrivains[1], que Charles d'Anjou, roi ambitieux, cruel, intéressé, faisait servir la simplicité du roi son frère à ses desseins. Il prétendait que cette couronne lui devait quelques années de tribut; il voulait conquérir tout ce pays, et saint Louis, disait-on, espérait d'en convertir le roi.»
[Note 1: Voltaire, dans son Essai sur l'Histoire générale.]
On a de la peine à concevoir comment cet auteur, avec autant d'esprit qu'il en a, marque si peu de jugement. Est-il possible qu'il ait la hardiesse de traiter saint Louis d'homme borné, dont le frère employait la simplicité à la réussite de ses ambitieux desseins? S'il avait consulté tous les historiens qui ont parlé de Louis, ils lui auraient dit qu'il était le plus grand prince qui eût porté la couronne de la monarchie française; ils lui auraient dit que c'était l'homme le plus religieux, le plus sage, le plus juste et le plus prudent de son royaume; ils lui auraient appris qu'il était l'homme de son temps le plus brave et le plus courageux sans témérité; ils lui auraient dit qu'il était craint, aimé et respecté par tous les potentats de l'Europe, qui le choisissaient pour arbitre dans leurs différends; ils lui auraient dit qu'excepté quelques guerres qu'il avait eu à soutenir dans le commencement de son règne, pour faire rentrer dans le devoir quelques vassaux indociles, il fit régner dans la France une solide paix, qui ne souffrit depuis aucune altération, et que les peuples, sous son gouvernement, ont joui de la plus grande félicité. Est-ce là le caractère d'un prince simple, qui se laisse gouverner par son frère?
Quand cet auteur demandera d'un ton ironique sur quel fondement nos historiens disent que saint Louis espérait convertir le roi de Tunis, on le renverra aux auteurs contemporains, guides toujours nécessaires aux modernes qui ne veulent point substituer à la vérité des traits brillans, frivoles et satiriques. Qu'il lise Guillaume de Nangis, historien dont on n'a point encore soupçonné la fidélité. Qu'il consulte Geoffroy de Beaulieu, confesseur de saint Louis, qui l'a accompagné dans sa dernière croisade, et qui l'a assisté à l'article de la mort. Il apprendra de ces écrivains, quelles étaient les vertus et les sentimens de ce grand roi.
Mais, pour parler dignement d'un si saint homme, il faut porter dans le coeur des sentimens nobles et relevés, conduits par la véritable religion, et ne pas être de la secte des matérialistes de notre siècle, qui, n'espérant aucune récompense des bonnes actions y et ne craignant aucune punition de leurs crimes, ne cherchent qu'à inspirer du mépris pour la religion, afin de se livrer à toutes leurs passions.
Pour revenir au conseil que notre saint roi tenait pour délibérer sur la résolution que l'on prendrait, les avis se trouvèrent partagés. Les uns voulaient qu'on allât a Ptolémaïs, ou Saint-Jean-d'Acre: c'était la seule place forte qui restait aux chrétiens dans la Palestine, et le soudan d'Egypte menaçait de venir l'assiéger. L'armée française, disait-on, y trouverait, avec toutes sortes de rafraîchissemens, les vieilles troupes des croisés orientaux, aguerris depuis long-temps, et d'autant plus braves qu'ils se voyaient réduits à la dernière extrémité. Les autres soutenaient qu'il fallait aller à la source du mal, aller droit en Egypte, tâcher de se rendre maîtres de Damiette. Le troisième avis était de marcher droit à Tunis, royaume mahométan, établi sur les côtes d'Afrique. Comme c'était l'avis du roi, il prévalut. Guillaume de Nangis et Geoffroy de Beaulieu nous apprennent les raisons qui avaient déterminé le saint roi à prendre ce parti.
Un roi de Tunis, nommé, selon quelques-uns, Muley-Mostança, selon quelques autres, Omar, entretenait un commerce d'amitié assez régulier avec le monarque français; il lui envoyait souvent des présens: il lui laissait enfin espérer qu'il embrasserait la religion chrétienne, s'il le pouvait, avec honneur et sans trop s'exposer. On ne peut assez exprimer la joie que ressentait Louis, au récit de ces pieuses dispositions. «Oh! si j'avais la consolation, s'écriait-il quelquefois, de me voir le parrain d'un roi mahométan!» Ce n'était point un de ces souhaits oisifs d'une spéculation stérile; il était sans cesse occupé des moyens de faciliter au Sarrasin l'exécution d'un dessein si louable. On le vit une fois, sous prétexte de visiter ses frontières, faire un voyage jusqu'à Narbonne, pour traiter de cette affaire avec des envoyés secrets du roi de Tunis. Il crut donc qu'en faisant une descente dans les états du prétendu prosélyte, il lui fournirait l'occasion la plus favorable pour se déclarer. S'il se convertissait au christianisme, on acquérait un beau royaume à l'Eglise; s'il persistait dans l'erreur qu'il feignait d'abjurer, on attaquait sa capitale, ville peu fortifiée, où l'on établirait une colonie de chrétiens. On lui représentait d'ailleurs que cette conquête priverait d'une grande ressource le soudan d'Egypte, qui tirait de ce pays ce qu'il y avait de mieux en chevaux, en armes, même en soldats; que ce serait lui couper la communication avec les Sarrasins de Maroc et d'Espagne, dont il tirait de grands secours; que c'était en un mot le seul moyen de rendre la mer libre aux croisés, tant pour leurs recrues que pour leurs vivres, les plus grands obstacles qu'ils eussent essuyés jusqu'alors.
Tels furent, au rapport de deux historiens qui racontent ce qu'ils ont vu, non ce qu'ils ont imaginé, les véritables motifs qui déterminèrent l'expédition d'Afrique. Il n'est question dans ce récit, ni des intrigues de Charles d'Anjou qui abusa de la crédulité du roi pour conquérir une couronne, ni de la simplicité de Louis qui fit servir ses troupes à l'ambition de son frère, comme le rapporte faussement l'écrivain que nous avons cité, qui aurait dû parler plus respectueusement du plus grand roi de la monarchie française.
La résolution ayant été prise de porter la guerre en Afrique, on se préparait à se rembarquer, lorsque le roi de Navarre, le comte de Poitiers, le comte de Flandre, et un grand nombre de croisés, entrèrent dans le port. On tint le lendemain un conseil de guerre, où le roi déclara sa résolution d'aller à Tunis. On remit aussitôt à la voile, et le troisième jour on reconnut la terre d'Afrique.
Tunis, située sur la côte de Barbarie, entre Alger et Tripoli, autrefois capitale d'un royaume, sous le nom de Tynis ou Tynissa, aujourd'hui chef-lieu d'une république de corsaires, sous la protection plutôt que sous la domination du grand-seigneur, était alors une ville puissante, assez bien fortifiée, pleine de riches marchands, où se faisait tout le commerce de la mer Méditerranée. A quelque distance de là, vers l'occident, on voyait la fameuse Carthage, qui, ruinée d'abord par les Romains, ensuite par les Vandales et par les Arabes, subsistait encore, mais sans aucune marque de son ancienne grandeur. Ce n'était du temps de Louis qu'une très-petite ville, sans autre défense qu'un château assez fort; ce n'est de nos jours qu'un amas de ruines, connu parmi les Africains sous le nom de Bersak, avec une tour dite Almenare, ou la Rocca de Mastinacés.
La flotte arriva à quelques milles de cet endroit célèbre, vis-à-vis d'un golfe qu'on appelait alors le port de Tunis. On y vit de loin deux vaisseaux, quelques barques, et beaucoup de peuple fuyant vers les montagnes. Aussitôt, Florent de Varennes, qui faisait les fonctions d'amiral, fut détaché avec quelques galères, pour aller reconnaître les lieux: c'était un guerrier ardent, intrépide; il fit plus qu'on ne lui avait commandé. Voyant que personne ne paraissait, il s'empara du port, se rendit maître de tous les bâtimens qui s'y étaient retirés, prit terre sans la moindre difficulté, et manda au roi qu'il n'y avait point de temps à perdre, qu'il fallait faire la descente, que les ennemis consternés ne songeaient pas même à s'y opposer.
Le sage monarque, qui appréhendait une surprise, craignit que l'amiral ne se fût trop engagé, le blâma d'avoir passé ses ordres, et ne voulut pas aller si vite; il fit assembler le conseil de guerre, où les opinions furent partagées. Toute la jeunesse était d'avis qu'il fallait donner, et profiter de cet avantage; mais les plus sages représentèrent qu'il n'y avait rien de prêt pour le débarquement, qu'on ne pouvait le faire qu'en désordre et avec confusion; que la retraite des Sarrasins était sans doute un stratagème pour surprendre, pendant la nuit, les troupes qu'on aurait mises à terre; qu'il valait mieux le remettre au jour suivant, et marcher en ordre comme on avait fait à Damiette.
Ce dernier sentiment l'emporta; Varennes fut rappelé. On employa le reste de la journée à disposer la descente pour le lendemain. Le jour paraissait à peine, qu'on vit le port et tous les environs couverts de Sarrasins, cavalerie et infanterie. Les Français n'en parurent que plus animés; tous se jetèrent dans les barques avec de grands cris de joie; tous abordèrent les armes à la main, mais personne n'eut occasion de s'en servir; toute cette multitude de Barbares se mit à fuir sans faire la moindre résistance. Bientôt on fut maître de l'isthme, qui avait une lieue de long et un quart de lieue de large. Les Français dressèrent ensuite leurs tentes sur le terrain dont ils venaient de s'emparer. Ils espéraient y trouver des rafraîchissemens; mais il n'y avait point d'eau douce: incommodité bien grande en tout climat, plus terrible encore dans une région brûlante telle que l'Afrique. Il fallut cependant la supporter le reste de la journée et la nuit suivante. Le lendemain, des fourrageurs découvrirent à l'extrémité de l'isthme, du côté de Carthage, quelques citernes qui étaient défendues par une tour assez forte, où il y avait une nombreuse garnison de Sarrasins. L'ardeur de la soif fit oublier aux Français le danger; ils coururent à ces eaux en désordre et sans armes, mais ils y furent enveloppés et presque tous assommés. On y envoya un détachement de quelques bataillons, qui repoussèrent l'ennemi et s'emparèrent de la forteresse; mais peu de temps après; les Barbares reparurent en plus grand nombre. Ils allaient brûler les croisés dans leur nouvelle citadelle, si le roi n'y eût envoyé dés troupes d'élite, sous la conduite des maréchaux Raoul d'Estrées et Lancelot de Saint-Maard. Alors tout changea: les infidèles, épouvantés, abandonnèrent le fort, qui demeura en la possession des Français. On jugea néanmoins à propos d'en retirer la garnison: c'était un poste peu sûr, qui pouvait être aisément enlevé; d'ailleurs, les citernes furent bientôt épuisées.
Deux jours après, l'armée se mit en marche, et s'approcha de Carthage, dont il était important de s'emparer avant que d'assiéger Tunis. On trouva les environs de cette place fort agréables; des vallées, des bois, des fontaines, et tout ce que l'on pouvait souhaiter pour le besoin et pour le plaisir. La ville n'était point fortifiée, mais il y avait un bon château, que les infidèles paraissaient vouloir défendre. On préparait déjà les machines de guerre pour l'attaquer dans les formes, lorsque les mariniers vinrent offrir au roi de l'emporter d'assaut, s'il voulait leur donner quelques arbalétriers pour les soutenir. L'offre fut acceptée; les braves aventuriers, secondés des brigades de Carcassonne, de Châlons-sur-Marne, de Périgord et de Beaucaire, s'avancent fièrement vers la citadelle, plantent leurs échelles contre les murailles, montent sur les remparts, et y placent l'étendard royal. Les soldats les suivent avec cette impétuosité qu'un premier succès inspire aux Français: tout ce qu'ils trouvent de Sarrasins est passé au fil de l'épée.
Louis cependant, à la tête d'une partie de l'armée, observait les mouvemens des ennemis, qui paraissaient en armes sur toutes les montagnes voisines, et qui n'osèrent toutefois rien tenter pour défendre une place, dont la conquête, selon l'opinion des Africains, entraînait celle de tout le pays; opinion mal fondée, ainsi que l'expérience l'a démontré. Carthage fut prise en même temps que le château, et ses vainqueurs ne purent entamer le reste du royaume. On la nettoya: le roi y établit des hôpitaux pour les malades, et les princesses brus[1], (a) fille, (b) belle-soeur, (c) et nièce (d) du monarque, y allèrent demeurer pour être plus commodément.
[Note 1: (a) Isabelle d'Aragon, épouse de Philippe-le-Hardi; Jolande de Bourgogne, comtesse de Nevers, femme de Jean de France, surnommé Tristan; Jeanne de Châtillon, comtesse de Blois, qui accompagnait son mari Pierre de France, comte d'Alençon; (b) Isabelle de France, reine de Navarre; (c) Jeanne de Toulouse, femme d'Alphonse, comte de Poitiers; (d) Amicie de Courtenay, femme de Robert II, comte d'Artois.]
Le roi de Tunis, outré de cette perte, ne garda plus de mesures. Il avait envoyé déclarer à l'armée française que si elle venait assiéger sa ville, il ferait massacrer tous les chrétiens qui étaient dans ses états. On lui avait répondu que, s'il faisait la guerre en barbare, on le traiterait de même. Cette fierté l'épouvanta, mais ne lui abattit point le courage. Il manda au monarque français, que dans peu il le viendrait chercher à la tête de cent mille hommes: étrange manière, sans doute, de se préparer à demander le baptême! Mais déjà les croisés étaient détrompés sur l'espérance qu'on avait conçue de la conversion de ce prince. On avait appris par deux esclaves qui étaient venus se rendre, qu'il avait fait arrêter tous les marchands qui faisaient profession du christianisme, résolu de leur faire couper la tête si les Français paraissaient à la vue de Tunis. On voyait d'ailleurs, par expérience, qu'il n'y avait point de ruse dont il ne s'avisât pour fatiguer l'armée; il ne cessait de faire donner l'alarme au camp; ses troupes rôdaient continuellement dans les environs: oser en sortir, c'était s'exposer à une mort certaine.
Un jour que Jean d'Acre, grand bouteiller de France, commandait la garde la plus avancée, trois Sarrasins de bonne mine l'abordèrent la lance basse, lui baisèrent respectueusement les mains, et lui donnèrent à entendre par leurs signes qu'ils voulaient être chrétiens, et recevoir le baptême. On en porta aussitôt la nouvelle au roi, qui ordonna de les traiter avec bonté, mais en même temps de les garder à vue. Une heure après, cent autres Sarrasins, bien armés, vinrent aussi se rendre avec les mêmes démonstrations. Les croisés les reçurent comme leurs frères; mais ces traîtres, voyant qu'on ne se défiait point d'eux, mirent le sabre à la main, et chargèrent les premiers venus. Ils étaient soutenus par une autre troupe qui parut tout-à-coup, et fondirent avec fureur sur le tranquille bouteiller. On cria aux armes; tout le camp s'émut: il n'était plus temps; déjà les perfides avaient tué plus de soixante hommes, et s'étaient retirés. Le malheureux Jean d'Acre, piqué d'une pareille trahison, méditait de s'en venger sur les trois Sarrasins qu'il avait en sa garde: il courut à sa tente, résolu d'en faire justice. Ils se jetèrent à ses pieds en pleurant: «Seigneur, lui dit le plus apparent des trois, je commande deux mille cinq cents hommes, au service du roi de Tunis; un autre capitaine comme moi, homme jaloux de mon élévation, a cru me perdre en vous faisant une trahison: je n'y ai aucune part. Si vous voulez relâcher l'un de nous pour aller avertir mes soldats, je vous promets sur ma tête, qu'il en amenera plus de deux mille, qui se feront chrétiens, et qui vous apporteront toutes sortes de rafraîchissemens.» Le roi, informé de la chose, réfléchit quelques momens, et dit ensuite «Qu'on les laisse aller sans leur faire de mal. Je crois que ce sont des perfides qui nous trompent: mais il vaut mieux s'exposer au risque de sauver des coupables, que de faire périr des innocens.» Le connétable fut chargé de les conduire hors du camp. Ils avaient promis de revenir; on n'en entendit point parler depuis.
Quelque importante que fût la prise de Carthage, elle n'assurait point celle de Tunis, ville très-fortifiée pour ce temps-là, défendue d'ailleurs par une armée considérable. Ce n'était pas ce qu'on avait promis au roi lorsqu'il était encore en France; il vit bien qu'il fallait se tenir sur la défensive, en attendant le roi de Sicile, qui, au rapport d'Olivier de Termes, devait arriver incessamment. Ainsi, son premier soin fut de mettre son camp à l'abri des fréquentes alarmes que lui donnaient les Africains: il le fit environner de fossés et de palissades. Les travaux étaient à peine commencés, que toute la campagne parut couverte de soldats. Ils semblaient vouloir engager une action générale; le roi mit ses troupes en bataille, prêtes à les bien recevoir. Mais tout se passa en escarmouches, où plusieurs infidèles furent tués. On ne perdit du côté des Français qu'un chevalier, nommé Jean de Roselières, et le châtelain de Beaucaire. Les barbares, épouvantés de la fière contenance des croisés, se retirèrent en désordre. Louis, qui avait promis à son frère de ne rien entreprendre sans lui, ne les poursuivit pas.
Bientôt cependant les chaleurs excessives, l'air même que l'on respirait, imprégné d'un sable brûlant, que les Sarrasins élevaient avec des machines, et que les vents poussaient sur les chrétiens; sable si fort pulvérisé, qu'il entrait dans le corps avec la respiration, et desséchait les poumons; les mauvaises eaux, les vivres plus mauvais encore, peut-être aussi le chagrin de se voir comme enfermés, infectèrent le camp de fièvres malignes et de dyssenteries: maladies si violentes, qu'en peu de jours l'armée fut prodigieusement diminuée.
Déjà plusieurs grands seigneurs étaient morts. On comptait parmi les principaux les comtes de Vendôme, de la Marche, de Viane, Gauthier de Nemours, Montmorency, Fiennes, Brissac, Saint-Briçon, Guy d'Apremont, et Raoul, frère du comte de Soissons. Le prince Philippe, fils du roi, et le roi de Navarre, frappés du même mal, eurent le bonheur d'échapper à la contagion. Mais le comte de Nevers, Jean, dit Tristan, ce fils si chéri de Louis, et si digne de l'être par la bonté de son caractère, par l'innocence de ses moeurs, et par un discernement qui surpassait de beaucoup son âge, fut une des premières victimes de cette cruelle peste: le cardinal-légat le suivit de près. Le saint monarque en fut lui-même attaqué, et sentit dès les premiers jours que l'atteinte était mortelle. Jamais il ne parut plus grand que dans ces derniers momens: il n'en interrompit aucune des fonctions de la royauté. Il donna toujours ses ordres pour la sûreté et le soulagement de son armée, avec autant de présence d'esprit, que s'il eût été en parfaite santé. Plus attentif aux maux des autres qu'aux siens propres, il n'épargna rien pour leur soulagement; mais il succomba, et fut obligé de garder le lit.
Philippe son fils aîné, quoique fort abattu par une fièvre quarte dont il était attaqué, était toujours auprès du roi son père. Louis l'aimait; il le regardait comme son successeur: il ramassa toutes ses forces pour lui donner cette belle instruction que tous les auteurs anciens et modernes ont jugée digne de passer à la postérité la plus reculée. Elle ne contient que ce qu'il avait toujours pratiqué lui-même. On assure, dit le sire de Joinville, qu'il avait écrit ces enseignemens de sa propre main avant qu'il tombât malade: il les avait composés afin de donner à son successeur un modèle de la conduite qu'il devait tenir, lorsqu'il serait monté sur le trône. Louis fit faire la lecture de ces instructions en présence du prince son fils et de tous les assistans. C'est un extrait de ses propres sentimens, et des maximes qu'il avait suivies toute sa vie, dont voici les principaux articles[1].
[Note 1: Joinville, p. 126. Mesn. p. 308. Nangis, p. 391. Gaufrid. de
Ball. Loc. p. 449.]
«Beau fils, la première chose que je te commande à garder, est d'aimer Dieu de tout ton coeur, et de désirer plutôt souffrir toutes manières de tourmens, que de pécher mortellement. Si Dieu t'envoye adversité, souffre-le en bonne grace, et penses que tu l'as bien desservi (mérité). S'il te donne prospérité, n'en sois pas pire par orgueil; car on ne doit pas guerroyer Dieu de ses dons. Vas souvent à confesse; surtout élis un confesseur idoine et prud'homme (habile), qui puisse t'enseigner sûrement ce que tu dois faire ou éviter; ferme, qui ose te reprendre de ton mal, et te montrer tes défauts. Ecoutes le service de l'Eglise, dévotement, de coeur et de bouche, sans bourder ni truffer avec autrui (sans causer ni regarder çà et là). Ecoutes volontiers les sermons en appert et en privé (en public et en particulier). Aimes tout bien, hais toute prévarication en quoi que ce soit.»
Louis était lui-même le modèle de ce qu'il prescrivait. Tout dévoué à Dieu dès sa plus tendre enfance, il n'oublia jamais l'enseignement de la reine sa mère: Qu'il valait mieux mourir mille fois, que d'encourir la disgrace de l'Etre-Suprême par un péché mortel. Il regardait l'adversité comme un châtiment, ou comme une épreuve qui pouvait apporter un grand profit. Il envisageait la prospérité comme un nouveau motif de redoubler de ferveur envers l'Auteur de tout bien. Aussi constant dans les fers en Egypte, que modeste après la bataille de Taillebourg, on le voyait, à la tête des armées, avec la contenance d'un héros, affronter les plus grands périls, et on l'admirait aux pieds des autels dans la plus grande humilité et le plus grand recueillement.
Le choix des amis, objet important pour un prince, occupe aussi une grande partie de l'attention du saint roi. Il exhorte ce cher fils à ne donner sa confiance qu'à ceux dont la vertu et le désintéressement forment le caractère, et à exclure de sa familiarité tout homme capable ou de médire d'autrui, «derrière ou devant par détraction, ou de proférer aucune parole qui soit commencement d'émouvoir à péché, ou de dire aucune vilenie de Dieu, de sa digne mère, de saints ou de saintes; enfin a bannir de sa présence ces courtisans pleins de convoitise, vils flatteurs, toujours occupés à déguiser la vérité, qui doit être la principale règle des rois.
«Enquiers-toi d'elle, beau cher fils, sans tourner ni à dextre ni à senestre: sois toujours pour elle en contre-toi. Ainsi jugeront tes conseillers plus hardiment selon droiture et selon justice. Veille sur tes baillifs, prévôts et autres juges, et t'informe souvent d'eux, afin que s'il y a chose à reprendre en eux, tu le fasses. Que ton coeur soit doux et piteux aux pauvres: fais leur droit comme aux riches. A tes serviteurs soit loyal, libéral et roide en parole, à ce qu'ils te craignent et aiment comme leur maître. Protége, aime, honore toutes gens d'église, et garde bien qu'on ne leur tollisse (enlève) leurs revenus, dons et aumônes, que les anciens et devanciers leur ont laissés. N'oublie jamais le mot du roi Philippe, mon ayeul, qui, pressé de réprimer les torts et les forfaits, répondit:» Quand je regarde les honneurs et les courtoisies que Dieu m'a faites, je pense qu'il vaut mieux laisser mon droit aller, qu'à sainte Eglise susciter contens (procès).
Louis pouvait se donner lui-même pour exemple; mais le propre de la modestie est de s'ignorer soi-même. Toujours en garde contre le vice, il ne donna sa confiance qu'à la probité, son estime qu'à la vertu, son coeur qu'à la vérité. Les pauvres le regardaient comme leur père; ses domestiques le servaient comme un généreux bienfaiteur qui méritait tout leur attachement.
Philippe était destiné à régner sur les Français: Louis songeait surtout à le rendre digne de cette couronne. Il lui recommande d'aimer ses sujets comme ses enfans, de les protéger comme ses amis, de leur faire justice comme à ses fidèles. «Garde-toi, beau cher fils, de trop grandes convoitises; ne boute pas sur tes peuples trop grandes tailles ni subsides, si ce n'est par nécessité pour ton royaume défendre: alors même travaille tôt à procurer que la dépense de ta maison soit raisonnable et selon mesure. Observe les bonnes anciennes coutumes, corrige les mauvaises. Regarde avec diligence comment tes gens vivent en paix dessous toi, par espécial ès bonnes villes et cités. Maintiens les franchises et libertés, esquelles tes anciens les ont gardées: plus elles seront riches et puissantes, plus tes ennemis et adversaires douteront de t'assaillir. Que ton premier soin soit d'éviter d'émouvoir guerre contre homme chrétien, sans grand conseil (qu'après une mûre délibération), et qu'autrement tu n'y puisses obvier. Si nécessité y a, garde les gens d'église, et ceux qui en rien ne t'auront méfait, qui n'auront de part à la guerre que par leur malheur.»
Toute la conduite de Louis était une preuve de sa morale. Il regardait son royaume comme une grande et nombreusé famille, dont il était le chef, moins pour la gouverner en maître, que pour en être le père et le bienfaiteur. Quelques guerres qu'il eût à soutenir, on ne le voyait point charger son peuple d'impôts. Il n'avait recours aux subsides qu'après avoir commencé par retrancher la dépense de sa maison. Il savait si bien ménager les revenus publics, dit un auteur qui écrivait au commencement du dix-septième siècle[1], qu'il y en avait assez pour son train et ses grandes affaires, pour donner aux pauvres veuves; pour nourrir les orphelins, pour marier les filles indigentes, pour procurer aux malades les secours nécessaires, pour élever des temples au Seigneur.
[Note 1: Aubert, Histoire de France.]
Son premier soin était que Dieu fût craint et honoré, son peuple maintenu en paix, sans être foulé ni opprimé; la justice administrée sans faveur ni corruption, les emplois et les honneurs dispensés au mérite, non à la brigue. Peu content d'avoir travaillé toute sa vie à la félicité de la France, il ne souhaitait rien avec plus d'ardeur que de laisser un fils qui en fût, comme lui, l'amour et les délices.
Louis finit l'instruction qu'il adresse à son fils, par ces tendres paroles: «Je te supplie, mon cher enfant, qu'en ma fin tu ayes de moi souvenance, et de ma pauvre ame, et me secours par messes, oraisons, prières, aumônes et bienfaits par-tout ton royaume. Je te donne toutes les bénédictions qu'un bon père et preux peut donner à son cher fils.»
J'ajouterai à cet éloge, dont j'ai pris la plus grande partie dans la belle Histoire de France de M. l'abbé Velly, une esquisse du portrait que le célèbre père Daniel a fait de ce saint roi.
Le respect, dit cet auteur, la vénération et l'admiration que les sujets de Louis avaient pour ce prince étaient l'effet d'une vertu et d'une sainteté qui ne se démentirent jamais: plus modeste et plus recueilli aux pieds des autels que le plus fervent solitaire, on le voyait, un moment après, à la tête d'une armée, avec la contenance d'un héros, donner des batailles, essuyer les plus grandes fatigues, affronter les plus grands périls. La prière, à laquelle il consacrait plusieurs heures du jour, ne diminuait en rien le soin qu'il devait à son état. Il tenait exactement ses conseils, donnait des audiences publiques et particulières, qu'il accordait aux plus petites gens, jusqu'à vider quelquefois des proces de particuliers, assis sous un arbre, au bois de Vincennes, prenant, en ces occasions, pour assesseurs les plus grands seigneurs de sa cour, qui se trouvaient alors auprès de lui. Plusieurs ordonnances qui nous restent de ce prince sur diverses matières importantes, et pour le règlement de la justice, une espèce de code, publié par le savant M. du Cange[1], intitulé: Les établissemens de saint Louis, roi de France, selon l'usage de Paris et d'Orléans et la cour de Baronie, sont des monumens qui nous marquent l'application qu'il avait au réglement de son royaume; et c'est un grand éloge pour ce prince, que, sous les règnes de plusieurs de ses successeurs, la noblesse et les peuples, quelquefois mécontens du gouvernement, ne demandaient rien autre chose, sinon, qu'on en réformât les abus, suivant les usages observés sous le règne de ce saint roi.
[Note: Trésor des Chartres, registre côté 55.]
Quelque austère qu'il fût pour lui-même, jusqu'a s'interdire presque tous les divertissemens, sa vertu ne fut jamais une vertu chagrine. Il était extrêmement humain et fort agréable dans la conversation. Sa taille médiocre ne lui donnait pas un air fort majestueux, mais ses seules manières le faisaient aimer de ceux qui l'approchaient. Il était naturellement bienfaisant, et sa libéralité parut surtout dans les guerres d'outre-mer, envers plusieurs seigneurs et gentilshommes qui avaient perdu tous leurs équipages, et à qui il donna de quoi les rétablir.
Sa douceur naturelle, sa modestie dans ses habits et dans ses équipages, surtout depuis qu'il eut pris la croix, l'humilité chrétienne en laquelle il s'exerçait plus qu'en aucune autre vertu, et qu'il pratiquait surtout envers les pauvres, en les servant souvent à table, en leur lavant les pieds, en les visitant dans les hôpitaux; toutes ces vertus qui, lorsqu'elles sont accompagnées de certains défauts, attirent quelquefois du mépris aux grands qui les pratiquent, ne firent jamais de tort à son autorité, et il est marqué expressément dans son histoire, que, depuis son retour de la Terre-Sainte, on ne vit jamais en France plus de soumission pour le souverain, et qu'elle continua durant tout le reste de son règne.
Selon le témoignage du sire de Joinville[1], ce prince était le plus sage et la meilleure tête de son conseil. Dans les affaires subites, il prenait aisément et prudemment son parti. Il s'était acquis une si grande réputation de droiture, que les autres princes lui mettaient souvent leurs intérêts entre les mains dans les différends qu'ils avaient ensemble, et souscrivaient à ses decisions. Jamais on ne le vit s'emporter, ni dire une parole capable de choquer personne. Tout guerrier qu'il était, il ne fit jamais la guerre quand il put faire ou entretenir la paix sans porter un préjudice notable à son royaume. Il ne tint qu'à lui de profiter des brouilleries de l'Angleterre, pour enlever à cette couronne tout ce qu'elle possédait en France. Ceux qui envisageaient les choses dans des vues purement politiques, l'en blâmèrent; mais son unique règle était sa conscience. Il contribua au contraire de tout son pouvoir à réunir Henri III, roi d'Angleterre, avec ses sujets; et ce prince avait coutume, pour cette raison, de l'appeler son père. Il n'y a qu'à se rappeler toute la suite de son histoire pour être persuadé qu'il était non-seulement le prince le plus vaillant de son temps, mais encore qui entendait le mieux la guerre: car, quoique ses deux croisades lui aient mal réussi, il est certain que, dans toutes les actions particulières qui s'y passèrent, il battit toujours ses ennemis, quoique supérieurs en troupes; et il combattit avec le même succès, malgré un pareil désavantage, à la bataille de Taillebourg. Mais, après tout, entre tant de belles qualités qui rendent ce prince recommandable, la piété fut dominante. Il en était redevable, après Dieu, à l'éducation sage et chrétienne que lui donna la reine Blanche, sa mère. Toute la conduite de sa vie fut animée par cet esprit de piété: une infinité d'hôpitaux, d'églises, de monastères, furent fondés ou rétablis par ses libéralités. Le détail que Geoffroy de Beaulieu, religieux dominicain, son confesseur, fait des pénitences, des sentimens et des bonnes oeuvres de ce saint prince, l'idée qu'on avait de lui, comme d'un saint pendant sa vie, sa canonisation, fondée sur la voix du peuple et sur plusieurs miracles bien attestés, faits après sa mort, montrent en effet qu'il était encore plus distingué par sa sainteté que par ses autres grandes qualités.
[Note 1: Mémoires de Joinville, p. 119.]
Cependant la violence de la maladie augmentait. Louis, après avoir donné au princé son fils les belles instructions que nous avons rapportées, sentant que les forces commençaient à lui manquer, demanda l'extrême-onction; et, pendant toute la cérémonie, il répondit à toutes les prières de l'Eglise, avec une ferveur qui faisait verser des larmes à tous les assistans. Ensuite il demanda le saint viatique, que, malgré sa faiblesse, il réçut à genoux aux pieds de son lit, avec les sentimens de la plus vive foi.
Depuis ce moment, il ne fut plus occupé que des choses de Dieu. On l'entendait tantôt former les souhaits les plus ardens pour la conversion des infidèles, tantôt réclamer la protection des Saints auxquels il avait plus de dévotion. Quand il se sentit près de sa fin, il se fit étendre sur un lit de cendres, où, les bras croisés sur la poitrine, les yeux au ciel, il expira sur les trois heures après midi, le vingt-cinquième jour d'août, en prononçant distinctement ces belles paroles du Psalmiste: Seigneur, j'entrerai dans votre maison, je vous adorerai dans votre saint temple, et je glorifierai votre nom.
Ainsi mourut, dans la cinquante-sixième année de son âge, et la quarante-quatrième de son règne, Louis neuvième du nom. «Le meilleur des rois, dit Joinville, qui si saintement a vécu et fait tant de beaux faits envers Dieu, le prince le plus saint et le plus juste qui ait porté la couronne, dont la foi étoit si grande qu'on auroit pensé qu'il voyoit plutôt les mystères divins qu'il ne les croyoit, le modèle enfin le plus accompli que l'histoire fournisse aux souverains qui veulent régner selon Dieu et pour le bieu de leurs sujets.» On a dit de lui, et c'est le comble de son éloge, qu'il eut tout ensemble les sentimens d'un vrai gentilhomme, la piété du plus humble des chrétiens, les qualités d'un grand roi, les vertus d'un grand saint; j'ajouterai, et toutes les lumières du plus sage législateur.
La mort de Louis répandit la consternation dans l'armée chrétienne. Les soldats le pieuraient comme un tendre père; la noblesse, comme un digne chef; les gens de bien, comme le gardien et le soutien des lois; les évêques, comme le protecteur et le défenseur de la religion; tous les Français en général, comme le plus grand roi qui eût régné sur la nation. On admirait les secrets de cette Providence impénetrable, qui avait voulu le sanctifier dans ses souffrances: tous s'entretenaient des grandes qualités et des vertus du saint monarque. On le voyait, dans sa tente, étendu sur la cendre: sa bouche était encore vermeille, son teint frais; on eût dit qu'il ne faisait que sommeiller.
Il venait d'expirer, lorsqu'on entendit les trompettes des croisés siciliens. Charles arrivait avec de belles troupes et toutes sortes de rafraîchissemens. Surpris que personne ne vienne au-devant de lui, il soupçonne quelque malheur. Il descend à terre, laissant son armée sous la conduite de ses lieutenans; il monte à cheval, pousse à toute bride vers le camp, et ayant mis pied a terre à la vue du pavillon royal, il y entre avec une inquiétude que tout ce qu'il voit ne fait que redoubler. Quel spectacle que celui qui s'offre à ses yeux! Il en est saisi; ce coeur si fier, si hautain, se livre à tous les transports de la plus vive douleur. Il se prosterne aux pieds de son saint frère, et les baise en versant un torrent de larmes.
Après lui avoir donné ces dernières marques de son amitié, il s'occupe à lui faire rendre les derniers devoirs. On ignorait alors l'art d'embaumer les corps. On fit bouillir celui du saint roi dans du vin et de l'eau, avec des herbes aromatiques. Charles, par ses instantes prières, obtint du roi, son neveu, la chair et les entrailles de Louis, qu'il envoya à l'abbaye de Montréal près de Palerme, lieu que ces précieuses reliques ont rendu si fameux dans la suite, par les mircles sans nombre qu'elles ont opérés. Le coeur et les os furent mis dans un cercueil, pour être transportés à l'abbaye de St-Denis, où le pieux monarque avait choisi sa sépulture. Déjà Geoffroy de Beaulieu, son confesseur, chargé de les conduire en France avec quelques seigneurs de la première qualité, se préparait à mettre à la voile, lorsque toute l'armée s'y opposa, protestant qu'elle ne consentirait jamais à se voir privée d'un trésor, dont la possession était le salut commun. Philippe, encore plus rempli de confiance aux mérités du feu roi son père, se rendit avec plaisir aux voeux de ses sujets. Beaulieu partit avec Guillaume de Chartres, dominicain, et Jean de Mons, cordelier d'une grande piété, tous trois fort chers au feu roi; mais sans autres ordres de la part du nouveau souverain, que de rendre diverses lettres aux régens, pour les confirmer dans leur autorité, et les exhorter à maintenir la paix et la justice dans le royaume; aux évêques, pour leur recommander de faire prier Dieu pour son illustre père; aux commissaires préposés à la collation des bénéfices en régale, pour leur enjoindre de se conformer aux instructions de son prédécesseur; à tous ses sujets en général, pour leur ordonner d'obéir à ses lieutenans, et de leur prêter serment de fidélité pour lui et pour ses successeurs.
Après qu'on eut rendu les honneurs funèbres au corps du saint prince, on rendit les honneurs de roi à Philippe son successeur, qui était alors dans sa vingt-sixième année. Il reçut, avec la plus grande solennité les hommages de ses vassaux. Le comte Alphonse, comme l'aîné de ses oncles, les rendit le premier, tant pour les comtés de Poitiers et d'Auvergne, que pour celui de Toulouse, qu'il possédait du chef de sa femme. Le roi de Sicile le rendit ensuite pour le Maine et l'Anjou; le roi de Navarre pour la Champagne. Les comtes d'Artois, de Dreux, de Bretagne, de Saint-Paul, les évêques et tous les barons français qui se trouvaient à l'armée, en firent autant pour ceux qu'ils tenaient du monarque.
On délibéra cependant sur la conduite à tenir pour poursuivre l'entreprise projetée par le feu roi. Les Sarrasins, encouragés par la nouvelle de sa mort, fortifiés d'ailleurs par les troupes de plusieurs souverains, se flattaient de détruire les Français. C'étaient tous les jours de nouvelles escarmouches, où les barbares, quoique supérieurs en nombre, étaient ordinairement battus. Ils venaient au combat avec assez de fierté, et obscurcissaient l'air d'une nuée de flèches; mais dès qu'ils trouvaient quelque résistance, ils prenaient la fuite et se sauvaient aisément par la vitesse de leurs chevaux. L'abondance était dans leur camp, où sans cesse on voyait arriver toutes sortes de munitions, par une espèce de lac qui facilitait la communication de leur armée avec la ville de Tunis. Le roi de Sicile, qui commandait en l'absence de son neveu, qu'une fièvre violente avait repris, forma le dessein de se rendre maître de cet étang. Il commanda aux mariniers d'y transporter tout ce qu'on pourrait rassembler de barques, et les troupes eurent ordre d'être sous les armes avant le lever du soleil. Les infidèles en eurent avis, sortirent de leurs retranchemens, et vinrent présenter la bataille avec des cris épouvantables. On fut obligé d'en venir aux mains avant que tout fut disposé pour le combat. Quelques aventuriers ayant à leur tête Hugues et Guy de Beaucey, deux braves chevaliers, partirent sans attendre l'ordre du comte de Soissons, qui commandait le corps de troupes dont ils faisaient partie, et allèrent attaquer les escadrons ennemis. Tout plia sous leurs efforts et prit la fuite. L'ardeur qui les emportait ne leur permit pas de penser à leur retour: ils s'abandonnèrent à la poursuite des fuyards, et lorsqu'ils furent assez éloignés pour ne pouvoir être secourus, les Sarrasins se rallièrent, les enveloppèrent et les taillèrent en pièces, après qu'ils eurent vendu chèrement leurs vies.
Le roi de Sicile arrive sur ces entrefaites, suivi du comte d'Artois, avec un corps de troupes. Ils attaquent les Sarrasins avec cette impétuosité si naturelle aux Français, les renversent et les poussent avec tant d'ardeur, qu'ils les mettent en fuite. Les uns se retirent en désordre vers les montagnes, où les vainqueurs, aveuglés par la poussière qu'on élevait avec des machines, ne peuvent les poursuivre. Les autres fuient avec précipitation vers le lac, espérant se sauver sur un grand nombre de bâtimens qu'ils y avaient laissés; mais leurs mariniers, que la peur avait saisis, s'étaient eux-mêmes sauvés à l'autre bord. Les fuyards furent tous tués ou noyés: on fait monter la perte des barbares à cinq mille hommes, non compris les prisonniers.
Quelques jours se passèrent sans aucune action considérable. Il paraît même que le roi de Sicile, quoique vainqueur, n'avait pu se rendre maître du lac, le seul poste qui pût faciliter les approches de Tunis.
Bientôt les Sarrasins reparurent en si grand nombre, qu'ils crurent inspirer de la terreur aux croisés; ils se trompèrent: le roi, qui se trouvait en état de combattre, fit sortir ses troupes du camp, résolu de livrer bataille. C'était ce que les Français souhaitaient le plus ardemment: pleins de mépris pour des ennemis qui n'avaient jamais osé tenir devant eux, ils s'avancèrent avec cet air fier qu'inspire le sentiment de la supériorité du courage; mais le dessein des barbares n'était que de harceler leurs ennemis, et, s'il se pouvait, de les épouvanter par leur multitude et par d'horribles hurlemens: ils se retirèrent en bon ordre, et presque sans combat. Comme on ne voulait rien hasarder, on ne les poursuivit pas. Le roi de Sicile, désespéré de ne pouvoir réussir, imagine un stratagème qu'il communique au jeune roi de France.
Il part à la tête de sa cavalerie et de ses meilleures troupes, charge le corps des infidèles le plus proche, et prend aussitôt la fuite avec une vitesse qui marque la plus vive frayeur. Les Maures donnèrent imprudemment dans le piége, et tombèrent sur le prince sicilien, qui se battit quelque temps en retraité, jusqu'à ce qu'il les eût amenés dans un lieu d'où le reste de l'armée française pût leur couper leur retour. Alors Charles tourne bride, et fond sur eux avec beaucoup de courage. Philippe, en même temps, attaque vigoureusement ce corps séparé, et l'enferme de toutes parts. Le massacre fut grand; il en demeura trois mille sur la place; le reste fut pris ou périt malheureusement, les uns noyés dans les eaux de la mer, où ils se précipitèrent pour échapper à l'épée des vainqueurs; les autres, dans des fosses profondes, qu'ils avaient creusées, soit pour trouver des puits, soit pour y faire tomber les chrétiens, dans l'ardeur de la poursuite.
Tous ces combats, quoique favorables aux chrétiens, ne décidaient rien. Il fallait être maître du lac pour marcher à Tunis: le dessein fut donc formé de s'en emparer. On fit faire des galères plus fortes et plus légères que celles que l'on avait: on les remplit d'arbalétriers. Bientôt on remporta de grands avantages sur les infidèles, dont plusieurs vaisseaux furent pris ou coulés à fond. Un ingénieur du roi travaillait en même temps à la construction d'un château de bois qu'on devait placer sur le bord du golfe, pour écarter avec des pierres les barques ennemies. Déjà l'ouvrage avançait, lorsque les Sarrasins, ayant reçu de nouveaux secours, quittèrent encore une fois leurs retranchemens, et s'avancèrent en ordre de bataille, faisant retentir l'air de cris affreux, et d'un bruit effroyable de mille instrumens militaires. L'armée chrétienne crut qu'ils voulaient enfin en venir à une bataille décisive. On laissa le comte d'Alençon, avec les Templiers, à la garde du camp et des malades: l'oriflamme fut déployée, et les rois de France, de Sicile et de Navarre, sortirent en armes, chacun à la tête de ses troupes: ils marchaient avec moins de bruit, mais aussi avec plus de hardiesse que les Sarrasins. Jamais on n'avait vu de plus belles dispositions pour le combat; cependant, ce fut plutôt une déroute qu'une bataille. Les barbares, repousses dès le premier choc, se renversent les uns sur les autres, jettent tous leurs armes, et cherchent leur salut dans une fuite précipitée. On les poursuivit jusqu'à leur camp, qu'ils abandonnèrent. Comme on craignait quelque embuscade, et qu'on voulait les empêcher de se rallier, Philippe fit défense aux soldats, sous les peines les plus sévères, de s'arrêter au pillage: il fut obéi. On poussa les fuyards jusqu'aux défilés des montagnes, où la prudence ne permettait pas de s'engager. Les vainqueurs revinrent ensuite sur leurs pas, pillèrent le camp, où ils trouvèrent des provisions immenses, égorgèrent, dans la première chaleur, et malades et blessés, emportèrent tout ce qui pouvait être à leur usage, et brûlèrent le reste.
Mais si les armes des croisés prospéraient, leur nombre diminuait chaque jour par les maladies qui continuaient de les désoler. Déjà elles commençaient à attaquer les troupes du roi de Sicile; elles n'épargnaient pas même les naturels du pays: toute la contrée était infectée de la contagion.
On dit que le roi de Tunis, pour se soustraire à ce poison, se tenait ordinairement dans des cavernes souterraines, où il croyait que le mauvais air ne pouvait pénétrer. L'horreur de sa situation, la nouvelle défaite de ses troupes, la crainte de se voir assiégé dans sa capitale, tout contribuait à ses alarmes: il envoya donc proposer la paix ou une trève.
Les conditions qu'il offrait étaient des plus avantageuses pour les deux nations. Le conseil des croisés fut néanmoins partagé sur le parti qu'on devait prendre. Les uns étaient d'avis qu'il fallait pousser vivement les Sarrasins, qui, dans les combats, ne pouvaient pas tenir contre les chrétiens, leur tuer le plus de monde que l'on pourrait, s'emparer de Tunis, leur plus fort rempart, le détruire si l'on ne pouvait le garder, et par là s'ouvrir un chemin sûr pour transporter les armées chrétiennes en Palestine.
Les autres remontraient qu'il n'était pas si facile d'exterminer une nation si nombreuse; que les combats qu'il faudrait livrer, le siége, la disette, les maladies emporteraient sans doute beaucoup de monde; qu'avant qu'on fut maître de la place, on se trouverait au plus fort de l'hiver, temps où la mer, devenue orageuse, empêcherait ou retarderait du moins l'arrivée des convois; enfin, que l'objet principal de cette croisade étant de secourir les chrétiens de Syrie, on ne devait pas négliger l'occasion de se procurer, par une bonne paix, l'avantage qu'on était venu chercher jusque sur les côtes d'Afrique. Le roi de Sicile appuyait fortement cet avis, qui était aussi celui des plus grands seigneurs de l'armée. Il prévalut; la trève fut conclue pour dix ans.
Les conditions étaient «que le port de Tunis serait franc à l'avenir, et que les marchands ne seraient plus obligés à ces impôts immenses, dont ils avaient été surchargés par le passé. (On prenait la dixième partie des marchandises qu'ils apportaient.) Que tous les chrétiens qu'on avait arrêtés à l'approche de l'armée française, seraient remis en liberté; qu'ils auraient le libre exercice de leur religion; qu'ils pourraient faire bâtir des églises; qu'on ne mettrait aucun obstacle à la conversion des mahométans; que le roi de Tunis jurerait de payer tous les ans le tribut ordinaire au roi de Sicile; qu'il rembourserait au monarque et aux barons français les dépenses qu'ils avaient faites depuis le commencement de la guerre (ce qui montait à deux cent mille onces d'or), dont la moitié serait payée comptant, et l'autre dans deux ans.»
On ne pouvait rien espérer de plus favorable dans les circonstances où l'on se trouvait. La multitude en murmura; elle s'était flattée de s'enrichir par le pillage de Tunis: elle accusa hautement le prince sicilien d'avoir sacrifié l'honneur de la religion à son intérêt particulier. Charles méprisa ces clameurs. On reçut, le 1er novembre, les sermens du roi mahométan. Aussitôt toutes les hostilités cessèrent. Les Français allèrent à la ville; les Sarrasins vinrent au camp, où l'on vit bientôt régner l'abondance; et les maladies diminuèrent.
Le prince Edouard d'Angleterre arriva sur ces entrefaites, avec la princesse sa femme, Richard son frère, Henri d'Allemagne, son cousin, et un grand nombre de seigneurs. On prétend qu'il désapprouva hautement la convention qu'on venait de faire, et que, pour en témoigner son mécontentement, il s'enferma dans sa tente, sans vouloir participer aux délibérations, ni au partage que l'on fit de l'argent des infidèles, sur lequel on fit une libéralité aux soldats. C'est peut-être ce qui a donné lieu à la manière emportée dont les historiens anglais parlent de ce traité.
Le roi de Tunis en ayant fidèlement exécuté les conditions, les croisés se disposèrent à se rembarquer. Lorsque tout fut prêt, le roi de Sicile, le connétable, Pierre le chambellan, et quelques autres seigneurs, se rendirent sur le rivage pour empêcher la confusion à l'embarquement, veiller à ce que chacun trouvât place, et que personne ne fût insulté par les infidèles. Deux jours entiers furent employés à cette occupation.
La flotte fut partagée en deux parties. La première, où étaient le roi et la reine de France, le roi de Navarre et son épouse, et le roi de Sicile, mit à la voile le jeudi dans l'octave de saint Martin, et les pilotes eurent ordre de faire route vers le royaume de Sicile. Le vent fut si favorable, qu'après deux jours de navigation, cette partie de la flotte entra dans le port de Trapani. L'autre partie, obligée de demeurer à la rade, faute d'avoir pris, avant son départ, toutes les provisions nécessaires, n'arriva en Sicile qu'après avoir essuyé une horrible tempête, qui fit périr plusieurs bâtimens et beaucoup de monde. Le prince Edouard d'Angleterre laissa partir les croisés avec assez d'indifférence; et, persistant dans son premier dessein d'aller en Palestine, il se rendit à Saint-Jean-d'Acre, suivi de ses Anglais, du comte de Bretagne son beaù-frère, et de quelques seigneurs français. Le succès ne répondit point à son attente; il ne fit que de très-médiocres exploits.
Rien n'arrêtait Philippe, roi de France, à Trapani, que sa tendresse pour Thibaut V, roi de Navarre, son beau-frère, qui s'était embarqué avec une fièvre violente, dont il mourut quinze jours après son arrivée en Sicile. Ce prince, aussi bien fait d'esprit que de corps, avait gagné par ses grandes qualités le coeur de tous les croisés. Le roi, son beau-père, l'avait toujours tendrement chéri, et, ce qui achève son éloge, il l'avait plutôt regardé comme son fils que comme son gendre: il fut généralement regretté. La reine Isabelle, sa femme, fille de saint Louis, qui l'aimait autant qu'elle en était aimée, ne lui survécut pas long-temps. Elle avait fait voeu de passer le reste de ses jours dans la viduité; quatre mois après, elle mourut aux îles d'Hières, dans les larmes et la prière. Trapani n'étant plus pour Philippe qu'un séjour de deuil, il se rendit à Palerme, où le roi de Sicile lui fit une réception magnifique: de là il prit le chemin de Messine, et passa par la Calabre, où il eut une nouvelle affliction plus sensible que toutes les autres. La reine, sa femme, qui était enceinte, tomba de cheval en passant à gué le Savuto, rivière qui coule un peu au-dessus de Martorano. La douleur de la chute, la fatigue du voyage, peut-être aussi la frayeur, plus dangereuse encore dans les circonstances où elle se trouvait, lui firent faire une fausse couche, dont elle mourut à Cozenza, laissant par le souvenir de ses vertus une tristesse incroyable dans tous les coeurs. Celle du roi, son époux, fut si vive, qu'on craignit pour sa vie. Il continua cependant sa route, faisant conduire avec lui les corps du roi son père, d'Isabelle d'Aragon, son épouse, du comte de Nevers, son beau-frère. Il se rendit à Rome, où il séjourna quelques jours, pour satisfaire sa dévotion envers les saints apôtres. De Rome il passa à Viterbe, où les cardinaux étaient assemblés depuis deux ans pour l'élection d'un pape. Philippe les exhorta vivement à mettre fin au scandale qui faisait gémir toute l'Eglise. Ensuite, pressé par les instantes prières des régens de son royaume, il traversa toute l'Italie pour se rendre en France; et ayant franchi le Mont-Cénis avec beaucoup de fatigues, il se rendit à Lyon, ensuite à Mâcon, à Châlons-sur-Saône, à Cluny, à Troyes, et enfin à Paris, où il arriva le vingt et unième jour de mai de l'année 1271.
Tous les peuples, tant en Italie qu'en France, s'empressaient pour honorer les reliques du feu roi, que la voix publique avait déjà canonisé. Le clergé et les religieux le recevaient en procession; les malades se croyaient guéris, s'ils pouvaient toucher le cercueil où ses os étaient renfermés; la plupart en recevaient du soulagement.
Le roi fut reçu à Paris avec les plus grandes démonstrations de joie de la part des habitans; mais la désolation de sa famille ne lui permettait pas de goûter un plaisir bien pur. Il avait toujours le coeur percé de douleur par la mort de tant de personnes qui lui étaient infiniment chères; car, outre celles dont je viens de parler, il apprit, en arrivant à Paris, le décès d'Alphonse son oncle, comte de Poitiers, et de la comtesse sa femme, qu'il avait laissés malades, en Italie.
Un des premiers soins de Philippe fut de faire rendre les derniers devoirs à tant d'illustres personnes. Il leur fit faire de magnifiques obsèques. De l'église de Notre Dame, où leurs corps avaient d'abord été mis en dépôt, on les transporta en procession à Saint-Denis. Philippe, marchant à pied, aida à porter le cercueil du roi son père, depuis Paris jusqu'à cette abbaye. On y conduisit en même temps les corps de la reine Isabelle et du comte de Nevers, et celui de Pierre de Nemours, chambellan, chevalier d'un mérite distingué, que saint Louis avait toujours tendrement aimé, et à qui, par cette raison, on fit l'honneur de l'inhumer aux pieds de son maître.
Philippe fit élever sur le chemin de Saint-Denis sept pyramides de pierre, aux endroits où il s'était arrêté pour se reposer en portant le corps du roi son père; et c'est une tradition que les statues des trois rois, qu'on avait placées sous la croix qui terminait ces pyramides, étaient celle de ce prince, celle de saint Louis son père, et celle de Louis VIII, son aïeul.
On fut fort étonné, en arrivant à l'abbaye, de trouver les portes de l'église fermées: étonnement qui redoubla, quand on en sut le motif. C'était l'effet de l'opiniâtreté de l'abbé Matthieu de Vendôme, l'un des régens de l'état pendant l'absence du monarque. Fier du crédit que lui donnaient ses services et sa naissance, il ne voulait point que l'archevêque de Sens et l'évêque de Paris entrassent revêtus de leurs habits pontificaux, dans un temple que Rome, au mépris des anciens canons, avait soustrait à la juridiction de l'ordinaire. Il fallut que les deux prélats allassent quitter les marques de leur dignité au-delà des limites de l'abbaye. Pendant ce temps, il fallut que Philippe et tous les barons de France attendissent patiemment à la porte, qu'on pouvoit, dit un judicieux écrivain[1], qu'on devoit peut-être même enfoncer. Ce sont là des choses, ajoute le père Daniel, qui se souffrent en de certaines conjonctures, et dont on est surpris, je dirois scandalisé en d'autres temps. Lorsque l'abbé vit ses priviléges assurés, il ordonna d'ouvrir l'église. On fit la cérémonie des obsèques avec une piété d'autant plus grande, qu'elle était inspirée par la présence des reliques d'un si grand saint, et d'un roi si digne de la vénération de ses peuples.
[Note 1: La Chaise, t. 2, p. 80.]