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Histoire des ducs de Normandie, suivie de: Vie de Guillaume le Conquérant

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Notes du transcripteur:

Les fautes de typographie évidentes (lettre manquante ou erronée, permutation de deux lettres, espace manquante entre deux mots, virgule à la place d’un point en fin de phrase, point à la place d’une virgule dans une phrase, type retourné, erreur de pagination) dans l'ouvrage conservé à la Bibliothèque nationale de France ont été corrigées.

Les archaïsmes, la ponctuation, l'accentuation et les disparités d’emploi de certains mots sont ceux de cet ouvrage.

Lorsqu’elles étaient conformes au sens du texte ou aux aspects historiques, les corrections manuscrites figurant dans l’ouvrage conservé à la Bibliothèque nationale de France ont été prises en compte.

La Note * est due au transcripteur; les Notes 1, ... et a, ... sont celles figurant dans l'Histoire des ducs de Normandie et la Vie de Guillaume le Conquérant, respectivement.


HISTOIRE
DES NORMANDS

VIE DE
GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT


COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L’HISTOIRE DE FRANCE.


HISTOIRE DES NORMANDS, PAR GUILLAUME DE JUMIÈGE. — VIE DE GUILLAUME-LE-CONQUÉRANT, PAR GUILLAUME DE POITIERS.

_______________________________________
PARIS, IMPRIMERIE DE A. BELIN,

rue des Mathurins Saint-Jacques, n. 14.


 
[p. i]

COLLECTION

DES MÉMOIRES

RELATIFS

A L’HISTOIRE DE FRANCE.

DEPUIS LA FONDATION DE LA MONARCHIE FRANÇAISE JUSQU’AU 13e SIÈCLE;

PAR M. GUIZOT,

PROFESSEUR D’HISTOIRE MODERNE A L’ACADÉMIE DE PARIS.

Insigne du libraire à Paris

A PARIS,

CHEZ J.-L.-J. BRIÈRE, LIBRAIRE,

RUE SAINT-ANDRÉ-DES-ARTS, No. 68.


1826.


[p. ij]

HISTOIRE
DES DUCS
DE NORMANDIE

Tous les Exemplaires doivent être revêtus de ma signature. [p. iij]

Signature du libraire à Caen

Cet ouvrage ainsi que ceux indiqués ci-contre se trouvent:

A PARIS, CHEZ

BRIÈRE, rue Saint-André-des-Arts, no. 68. FIRMIN DIDOT, rue Jacob.
ARTHUS BERTRAND, rue Hautefeuille. PONTHIEU, Palais-Royal.
BOULLAND-TARDIEU, rue du Battoir. RENOUARD, rue de Tournon.
BOSSANGE frères, rue de Seine. RAYNAL, rue Pavée-Saint-André-des-Arts.
BOSSANGE père, rue de Richelieu. RENARD, à la Librairie du commerce.
BLAISE, rue Férou.    TREUTTEL ET WURTZ, rue de Bourbon.

A LONDRES, CHEZ

AUGUSTE PUGIN, 105, Great Russel-street, Bloomsbury. JO. BRESTLEY et WEALE, architectural library Holborn.
BOSSANGE.

Et chez les principaux libraires de Normandie.

_______________________________________
PARIS, IMPRIMERIE DE A. BELIN,

rue des Mathurins Saint-Jacques, n. 14.


 

[p. iv]

Page_de_couverture


[p. v]

NOTICE
SUR
GUILLAUME DE JUMIÈGE.


LES érudits ont amèrement reproché à Guillaume, moine de l’abbaye de Jumiège, d’avoir reproduit dans les premiers livres de son Histoire des Normands, la plupart des fables dont son prédécesseur Dudon, doyen de Saint-Quentin, avait déjà rempli la sienne. Si Guillaume n’eût ainsi fait, cette portion de son ouvrage n’existerait pas, car il n’aurait rien eu à y mettre; il a recueilli les traditions de son temps sur l’origine, les exploits, les aventures des anciens Normands et de leurs chefs; aucun peuple n’en sait davantage, et n’a des historiens plus exacts sur le premier âge de sa vie. A voir la colère de dom Rivet et de ses doctes confrères, il semblerait que Dudon et Guillaume aient eu le choix de nous raconter des miracles ou des faits, une série de victoires romanesques ou une suite d’événemens réguliers, et que leur préférence pour la fable soit une insulte à notre raison, comme si elle était obligée d’y [p. vj] croire. Il y a à quereller de la sorte les vieux chroniqueurs une ridicule pédanterie; ils ont fait ce qu’ils pouvaient faire; ils nous ont transmis ce qu’on disait, ce qu’on croyait autour d’eux: vaudrait-il mieux qu’ils n’eussent point écrit, qu’aucun souvenir des temps fabuleux ou héroïques de la vie des nations ne fût parvenu jusqu’à nous, et que l’histoire n’eût commencé qu’au moment où la société aurait possédé des érudits capables de la soumettre à leur critique pour en assurer l’exactitude? A mon avis, il y a souvent plus de vérités historiques à recueillir dans ces récits où se déploie l’imagination populaire que dans beaucoup de savantes dissertations.

Quelles que soient les fables qu’il a mêlées aux faits, Guillaume de Jumiège est l’un des plus curieux historiens du XIe siècle; non seulement il nous a conservé sur l’histoire des ducs de Normandie des détails qu’on ne trouve point ailleurs, mais il a peint avec plus de vie et de vérité autre les mœurs nationales, les caractères individuels, et sa narration ne manque point d’intérêt. Ces mérites se font surtout remarquer dans les sept premiers livres, les seuls qui doivent être regardés comme son ouvrage; le VIIIe a été évidemment ajouté dans la suite par un moine [p. vij] de l’abbaye du Bec: sans parler de la différence de ton et de style, il y est question de plusieurs événements arrivés après la mort de Guillaume de Jumiège, par exempte, de la mort d’Adèle, comtesse de Blois, sœur du roi d’Angleterre Henri Ier, survenue en 1137, et de celle de Boson, abbé du Bec, qui eut lieu la même année. Guillaume avait dédié son histoire au roi Guillaume-le-Conquérant; il l’écrivait donc avant l’année 1087, époque de la mort de ce prince; il faudrait donc croire qu’il vivait encore cinquante ans après, et qu’alors seulement il y aurait ajouté le VIIIe livre, supposition qui n’est pas rigoureusement impossible comme le prétend dom Rivet 1, mais qu’on peut regarder comme tout-à-fait invraisemblable. Il paraît même que dans les sept premiers livres, plusieurs chapitres notamment le chapitre IX du livre VIe, les chapitres XII, XXII, XXXVIII du livre VIIe, et peut-être quelques autres passages encore ont été également ajoutés après coup, ou du moins interpolés, soit par le moine auteur du VIIIe livre, soit par quelque autre chroniqueur.

On ignore absolument l’époque de la mort de Guillaume, et il ne parait pas qu’il ait jamais été [p. viij] revêtu d’aucune dignité ecclésiastique; il n’en acquit pas moins assez vite une grande réputation, et Orderic Vital en parle à plusieurs reprises avec la plus haute estime. On lui donne dans les manuscrits le surnom de Calculus, soit qu’il fût tourmenté des douleurs de la pierre on de la gravelle, explication peu probable à mon avis, soit que ce mot fût la traduction latine de quelqu’un de ses noms.

L’Histoire des Normands fut publiée pour la première fois par Camden, à Francfort, en 1603; et Duchesne l’inséra en 1619 dans son Recueil des historiens de Normandie; quoiqu’il en eût revu le texte sur plusieurs manuscrits, il est encore très-fautif.

F. G. *


[p. 1]

LETTRE A GUILLAUME,
ROI ORTHODOXE DES ANGLAIS,
SUR LES FAITS ET GESTES DES DUCS DES NORMANDS.


A Guillaume, pieux, victorieux et orthodoxe roi des Anglais, par la grâce du Roi suprême, Guillaume, moine de Jumiège, et le plus indigne de tous les moines, souhaite la force de Samson pour abattre ses ennemis, et la profondeur de Salomon pour reconnaître la justice.

O ROI très-sage et très-auguste, cet ouvrage que j’ai écrit sur les faits et gestes des ducs des Normands, j’en ai recueilli les matériaux dans divers Mémoires, et je les ai rassemblés selon la portée de ma faible industrie. En le dédiant à votre grandeur, j’ai pensé qu’il serait bon de l’ajouter à la bibliothèque des chroniques, afin de réunir ensemble des modèles des actions les plus vertueuses en faisant un choix parmi ceux de nos ancêtres qui ont occupé les plus grandes dignités dans l’ordre laïque. Je ne l’ai point orné du beau langage des graves rhéteurs, ni de l’élégance vénale ou des agrémens d’un style fleuri; mais écrivant sans recherche, marchant toujours sur un terrain uni, j’ai tâché de mettre ma modeste composition à la portée de tout lecteur, quel qu’il soit. Votre majesté est entourée de tous côtés d’hommes illustres, infiniment [p. 2] savans dans la science des lettres, et d’autres hommes, qui parcourant la ville, le glaive nu, repoussant les artifices des méchans, et veillant sans relâche au nom de la loi divine, prennent soin de garder la demeure du moderne Salomon. Beaucoup d’entre eux ont fait voir de diverses manières comment cette grande habileté d’esprit, qui vous a été donnée en privilége par le céleste Dispensateur, se manifeste avec une merveilleuse efficacité, soit dans le maniement des armes, soit dans toutes les choses que vous voulez entreprendre ou accomplir. Accueillez donc avec bonté cette légère offrande, produit de notre petit travail, et vous retrouverez dans ces pages les actions les plus illustres, les plus dignes d’être à jamais célébrées, tant celles de vos ancêtres que les vôtres mêmes. J’ai puisé le commencement de mon récit, jusqu’à Richard II, dans l’histoire de Dudon, homme savant, lequel avait appris très-soigneusement du comte Raoul, frère de Richard Ier, tout ce qu’il a confié au papier pour être transmis à la postérité. Tout le reste, je l’ai appris en partie par les relations de beaucoup d’hommes, que leur âge et leur expérience rendent également dignes de toute confiance, en partie pour l’avoir vu de mes propres yeux et en avoir jugé avec certitude, en sorte que je le donne comme m’appartenant en propre. Que celui qui voudrait par hasard, et à raison d’un tel ouvrage, accuser de présomption ou de tout autre défaut un homme voué aux études sacrées, apprenne que j’ai composé ce petit écrit pour un motif qui ne me paraît nullement frivole, car j’ai desiré que les mérites très-excellens des meilleurs hommes, tant pour les [p. 3] choses du siècle que pour celles du ciel, subsistant heureusement devant les yeux de Dieu, subsistassent de même utilement dans la mémoire des hommes. Car se laisser emporter au souffle de la faveur populaire, se délecter dans ses applaudissemens flatteurs autant que pernicieux, s’engager dans les séductions du monde, ne conviendrait point à celui qui vit étroitement enfermé dans des murailles et qui doit les chérir de toute la dévotion de son cœur pour travailler à l’agrandissement de la Jérusalem céleste, à celui que le respect qu’il doit à son habit et la profession à laquelle il est voué tiennent également séparé du monde. Voici, très-sage conquérant de royaumes, vous trouverez ici et la paix que vous avez faite, et les guerres aussi qu’ont faites, et votre père très-pieux et très-glorieux le duc Robert, et vos précédens aïeux, princes très-renommés de la chevalerie terrestre, qui visant sans cesse aux choses du ciel avec la foi la plus sincère, l’espérance la plus active, et la charité la plus fervente, ont été avant tout les plus vaillans chevaliers et les plus zélés adorateurs du Christ. Veuille le souverain qui préside à l’empire éternel, en qui vous avez mis votre confiance, et par qui vous avez bravé les plus rudes périls, renversé les plus grands obstacles et triomphé par des succès miraculeux; veuille le plus puissant de tous les protecteurs veiller sur vous dans toutes vos entreprises, se faire dans votre gouvernement le patron de cette sagesse qu’il vous a lui-même donnée, jusqu’à ce qu’ayant terminé votre bienheureuse course avec le diadême de ce monde, vous soyez enfin, ô roi pieux, victorieux [p. 4] et orthodoxe, admis dans cette cour qui est la patrie de la véritable et suprême béatitude, et décoré de l’anneau et de l’étole d’une gloire immortelle.


 

[p. 5]

HISTOIRE

DES NORMANDS.



LIVRE PREMIER.

COMMENT HASTINGS OPPRIMA LA NEUSTRIE AVANT L’ARRIVÉE DE ROLLON.


CHAPITRE PREMIER.

Comment la vigueur des Francs s’affaiblit après avoir long-temps brillé avec éclat, en sorte qu’ils se trouvèrent moins en état de résister aux barbares Païens.

DÈS le moment où la nation des Francs, recueillant ses forces, eut secoué le joug de la servitude romaine, et courbé sa tête sous la domination des rois, l’église du Christ, prenant un rapide développement et portant des fruits d’un doux parfum, poussa ses conquêtes jusques aux limites de l’Occident. Car en ce temps les rois eux-mêmes, vaillans dans les exercices de la guerre, et s’appuyant de toute la vigueur de la foi chrétienne, remportaient fréquemment de très-grands triomphes sur les ennemis dont ils étaient de toutes parts enveloppés. Sous leur gouvernement la vigne du Christ, grandissant sans cesse, produisit d’innombrables rameaux de Fidèles. De cette vigne [p. 6] sortirent de très-nombreuses troupes de moines, lesquelles s’élançant comme des essaims d’abeilles s’élancent de leurs ruches, transportèrent dans les demeures célestes les rayons de leur miel, formé de toutes les fleurs du monde. Par eux a été élevée cette maison de la Jérusalem éternelle, semblable à ces étoiles brillantes qui resplendissent de toute éternité devant les yeux du roi éternel. Durant un long temps cette Eglise puissante déploya chez les Francs et sous divers rois une grande vigueur, jusqu’au temps où les quatre fils de l’empereur Louis ayant renoncé à la paix, la très-grande gloire qu’avait acquise le royaume des Francs commença à être ébranlée, de telle sorte que rassemblant de tous côtés leurs forces et se battant deux contre deux, sur le territoire d’Auxerre, auprès du bourg de Fontenay, ils en vinrent enfin, sous l’instigation du diable, à satisfaire leurs déplorables inimitiés par un massacre réciproque de Chrétiens. Ainsi, dépouillant presque entièrement leur patrie de la protection de ses chevaliers par la fréquence de leurs combats, ils la laissèrent, sans force, exposée aux invasions des Barbares ou de tout autre ennemi. En ce temps les Païens, sortant en foule des pays du Norique ou du Danemarck, avec le fils de leur roi Lothroc, qui se nommait Bier, à la côte de fer, et avec Hastings, le plus méchant de tous les Païens, qui dirigeait cette expédition, affligèrent de toutes sortes de calamités les habitans des rivages de la mer, renversant les cités et incendiant les abbayes. Nous dirons tout à l’heure quel était ce Lothroc, et de quelle race il descendait. Mais, avant cela, disons quelques mots sur la position de la Dacie.


[p. 7]

CHAPITRE II.

Des trois parties du monde, de celle dans laquelle est située la Dacie, et de la position de ce pays.

AYANT décrit le globe de l’univers entier, et mesuré avec habileté le contour et la superficie de la terre, laquelle est de tous côtés enveloppée à jamais par l’Océan, et ayant supposé quatre points cardinaux dans l’espace du ciel, les cosmographes ont divisé cette même terre en trois parties, et les ont appelées l’Europe, l’Asie et l’Afrique. Et puisque nous faisons mention en ce lieu des trois parties de la terre, il ne sera pas inutile que nous rappelions en peu de mots ce que dit à ce sujet le bienheureux Augustin, dans le seizième livre de la Cité de Dieu: « L’Asie, dit-il, s’étend, à l’Orient, du Midi jusqu’au Septentrion; l’Europe, à l’Occident, vers le Septentrion; et l’Afrique, aussi à l’Occident, jusqu’au Midi. Ainsi l’Europe et l’Afrique occupent à elles deux une moitié du monde, et l’Asie seule l’autre moitié. On a divisé les deux premières parties, parce que c’est entre ces deux-là que vient de l’Océan toute l’eau qui coule au milieu des terres, et qui nous fait une grande mer. Ainsi si l’on divisait le monde en deux parties seulement, celle de l’Orient et celle de l’Occident, l’Asie ferait l’une de ces parties, et l’Europe et l’Afrique feraient l’autre. » Après cette courte citation, revenons à notre propos.

[p. 8] L’Europe, coupée d’un grand nombre de fleuves et divisée en plusieurs provinces, est bornée à ses extrémités par les eaux de la mer. L’une de ses provinces, la plus étendue, qui contient une innombrable population et qui est aussi plus riche que les autres, se nomme Germanie. Dans cette contrée se trouve le fleuve Ister, qui prend sa source au sommet du mont Athnoe, et qui étant augmenté à profusion par les eaux de soixante rivières, et coulant avec violence du midi vers l’orient, sépare la Germanie de la Scythie, jusqu’aux lieux où il va se jeter dans la mer de Scythie, et est appelé le Danube. Dans ce vaste espace qui s’étend depuis le Danube jusqu’aux rivages de la mer de Scythie, sont répandues et habitent des nations féroces et barbares qui se sont, dit-on, élancées de diverses manières, mais toujours avec les coutumes des peuples barbares, de l’île de Scanza, que les eaux de l’Océan environnent de tous côtés, de même que les essaims d’abeilles sortent de leur ruche, ou que le glaive sort du fourreau. Là se trouve en effet le vaste pays de l’Alanie, l’immense contrée de la Dacie, et la région extrêmement étendue de la Gétie. La Dacie est située au milieu des deux autres contrées, et défendue, comme pourrait l’être une ville, par les hautes montagnes des Alpes, qui l’enveloppent comme d’une couronne. Les immenses replis de cette vaste contrée sont habités par des peuples farouches et belliqueux, savoir les Gètes, nommés aussi Goths, Sarmates, Amacsobes, Tragodites, Alains et beaucoup d’autres peuplades qui résident encore aux environs des Palus-Méotides.


[p. 9]

CHAPITRE III.

De l’origine des Goths, et des lieux où ils habitèrent d’abord.

LES livres sacrés attestent que Noé eut trois fils. Le plus jeune, nommé Japhet, eut un fils qu’il appela Magog. La race gothique ayant pris son nom de la dernière syllabe du nom de son père, se multiplia tellement qu’elle se répandit sur divers points de la terre, et s’empara au milieu de la mer de l’île de Scanza, ci-dessus nommée. S’étant infiniment accrue dans cette île, à la suite d’une longue succession de temps, elle produisit deux peuples Goths, très vaillans dans le maniement des armes. L’un de ces peuples, sorti de son berceau avec son roi Thanaus, envahit la Scythie ultérieure et s’y établit. Dans la suite il se battit souvent contre Vesove, roi des Egyptiens, qui voulut essayer de lui faire la guerre, et s’étendit au loin à force de combats. Plus tard les femmes de ces peuples, nommées Amazones, ne pouvant supporter leur trop long séjour aux mêmes lieux, abandonnèrent leurs maris, prirent les armes et mirent à leur tête deux reines, savoir Lampète et Marpesse, plus courageuses que les autres. Ces femmes, se brûlant la mamelle droite pour mieux lancer leurs traits, attaquèrent toute l’Asie, et, dans un espace de cent années environ, la réduisirent sous le joug de leur très-dure domination. Mais en voilà assez sur ces peuples. Que ceux qui en voudront savoir davantage lisent l’histoire des actions des Goths: nous allons revenir à notre sujet.


[p. 10]

CHAPITRE IV.

Que les Danois sont descendans des Goths. — Pourquoi ils sont appelés Danois ou North-Manns, et comment cette race s’est autant multipliée.

L’AUTRE peuple des Goths, sortant avec son roi, nommé Berig, de l’île de Scanza, qui était comme l’atelier des peuples ou le berceau des nations, et descendant bientôt après de ses navires, donna aux terres sur lesquelles il aborda le nom de Scanza, en mémoire du pays qu’il venait de quitter. De là se portant plus avant et pénétrant dans l’intérieur de la Germanie, il occupa les Palus-Méotides et se répandit dans diverses autres contrées. Il fit une seconde station dans la Dacie, appelée aussi Danemarck, et eut dans ce pays beaucoup de rois merveilleusement savans et versés dans la science philosophique, tels que Zeutan, Dicinée, Zamolxis, et beaucoup d’autres encore. Aussi les Goths furent-ils toujours plus instruits que tous les autres peuples barbares, et presque semblables aux Grecs. Ils disaient que le dieu Mars était né parmi eux, et l’apaisait par des sacrifices de sang humain. Ils prétendaient en outre que les Troyens étaient issus de leur race, et racontaient qu’Anténor, à la suite d’une trahison qu’il avait commise, s’échappa avant la destruction de cette ville, avec deux mille chevaliers et cinq cents hommes de suite; qu’après avoir long-temps erré sur la mer, il aborda en Germanie; qu’il régna ensuite dans la Dacie et la nomma Danemarck, [p. 11] du nom d’un certain Danaüs, roi de sa race. C’est pour ce motif que les Daces sont appelés par leurs compatriotes Daniens ou Danais. Ils se nomment aussi North-Manns, parce que dans leur langue le vent borée est appelé North et que Mann veut dire homme; en sorte que cette dénomination de North-Manns signifie les hommes du Nord. Mais quoi qu’il en soit de ces noms, il est reconnu que les Danois tirent leur origine des Goths. Dans la suite, ces Danois se multiplièrent à tel point que toutes les îles se trouvant remplies d’hommes, un grand nombre d’entre eux furent forcés à émigrer des lieux qu’ils occupaient, par des lois que publièrent leurs rois. Or cette race allait ainsi toujours croissant, par la raison que les hommes, adonnés à une extrême luxure, s’unissaient à beaucoup de femmes. Les fils devenus grands, leur père les chassait tous loin de lui, à l’exception d’un seul, qu’il instituait héritier de ses biens.


CHAPITRE V.

Comment Bier, fils de Lothroc, roi de Dacie, fut chassé de sa patrie, selon la coutume, avec Hastings son gouverneur.

ENFIN cette loi demeura sans exécution sous une longue série de rois, jusqu’au temps où le roi Lothroc, dont nous avons déjà parlé, vint à succéder à son père. Ce roi, rappelant les lois de ses ancêtres, força son fils nommé Bier, à la côte de fer, à sortir de son royaume, avec une immense suite de jeunes gens et avec Hastings, son gouverneur, homme rempli de méchanceté [p. 12] en tout point, afin que, se rendant en des pays étrangers, Bier conquît par les armes une nouvelle résidence. Ce Bier était appelé côte de fer, non qu’il se couvrît le corps d’un bouclier, mais parce que, marchant au combat sans armes, il était invulnérable et bravait les efforts de toutes les armes, son corps ayant été violemment frotté par sa mère de toutes sortes de poisons. Hastings se voyant donc chassé et exilé de sa patrie avec son jeune élève, envoya une députation pour inviter les chevaliers des contrées voisines, hommes légers et avides de combats, à s’associer à son expédition; et il assembla ainsi une armée innombrable de jeunes guerriers. Que dirai-je de plus? Aussitôt on construit des vaisseaux, on répare les boucliers et les plastrons, on polit les cuirasses et les casques, on aiguise les épées et les lances, et l’armée s’approvisionne en outre avec grand soin de toutes sortes de traits; puis, au jour convenu, on met les vaisseaux en mer, les chevaliers accourent en toute hâte, on dresse les bannières, les voiles sont enflées par les vents, et les loups dévorans s’en vont déchirer en pièces les brebis du Seigneur, répandant en l’honneur de leur dieu Thur des sacrifices de sang humain.


[p. 13]

CHAPITRE VI.

Comment ils arrivèrent dans le royaume des Francs, et dévastèrent d’abord le pays du Vermandois.

TOUT couverts du sang de ces libations et poussés par un vent favorable, ces hommes donc abordent à un port du Vermandois, l’an 851 de l’Incarnation du Seigneur. S’élançant alors hors de leurs navires, ils livrent aussitôt tout le comté aux feux de Vulcain. Dans leur fureur brutale ils incendient en outre le monastère de Saint-Quentin et commettent sur le peuple chrétien d’horribles cruautés. L’évêque de Noyon, Emmon, et ses diacres périssent sous leur glaive, et le petit peuple, privé de son pasteur, est massacré. De là allant attaquer les rives de.la Seine, les Danois s’arrêtent avec leur flotte devant Jumiège, et commencent à l’assiéger. Ce lieu est à bon droit appelé Gemmeticus; car ils y gémissent sur leurs péchés, ceux qui n’auront point à gémir dans les flammes vengeresses. Quelques-uns pensent qu’il a été appelé ainsi Gemmeticus à raison du mot gemma, pierre précieuse, et parce que la beauté de son site et l’abondance de ses productions le font resplendir comme resplendit une pierre précieuse sur un anneau. Au temps de Clovis, roi des Francs, ce lieu fut bâti par le bienheureux Philibert, avec l’assistance de la reine Bathilde, et il prit un tel développement qu’il en vint jusqu’à contenir neuf cents moines. Un très-grand nombre d’évêques, de clercs ou de nobles laïques, [p. 14] s’y retirèrent, dédaignant les pompes du siècle, afin de combattre pour le roi Christ, et inclinèrent leur tête sous le joug le plus salutaire. Les moines et autres habitans de ce lieu, ayant appris l’arrivée des Païens, prirent la fuite, cachant sous terre quelques-uns de leurs effets, en emportant quelques autres avec eux, et ils se sauvèrent par le secours de Dieu. Les Païens trouvant le pays abandonné, mirent le feu au monastère de Sainte-Marie et de Saint-Pierre et à tous les édifices, et réduisirent tous les environs en un désert. Cet acte d’extermination ainsi consommé, et toutes les maisons se trouvant renversées et détruites, ce lieu si long-temps comblé d’honneur et qui avait brillé de tant d’éclat, devint le repaire des bêtes féroces et des oiseaux de proie, et durant près de trente années on n’y vit plus que des murailles que leur solidité avait garanties et qui s’élevaient encore dans les airs, des arbustes extrêmement serrés et des rejetons d’arbres, qui, de tous côtés, sortaient du sein de la terre.


CHAPITRE VII.

De la dévastation de la Neustrie, qui s’étend en ligne transversale de la ville d’Orléans jusqu’à Lutèce, cité des Parisiens.

APRÈS cela, fendant les eaux du fleuve de la Seine, ces hommes se rendent à Rouen, détruisent cette ville par le feu, et font un horrible carnage du peuple chrétien. Pénétrant ensuite plus avant dans l’intérieur de la France, ils envahissent avec une férocité de Normands [p. 15] presque tout le pays de Neustrie, qui s’étend en ligne transversale depuis la ville d’Orléans jusqu’à Lutèce, cité des Parisiens. Dans leurs très-fréquentes irruptions ils se portaient en tous lieux, dévastant tout ce qu’ils rencontraient, d’abord à pied, parce qu’ils ne savaient pas encore monter à cheval, ensuite à cheval, à la manière des hommes de notre pays, errant de tous côtés. Pendant ce temps, établissant leurs navires, comme pour se faire un asyle en cas de danger, en station dans une certaine île située en dessous du couvent de Saint-Florent, ils construisirent des cabanes qui formaient une sorte de village, afin de pouvoir garder, chargés de chaînes, leurs troupeaux de captifs, et se reposer eux-mêmes de leurs fatigues, avant de repartir pour de nouvelles expéditions. De là allant faire des incursions imprévues, tantôt à cheval, tantôt sur leurs navires, ils dévastèrent entièrement tout le pays d’alentour. Dans une première course, ils allèrent incendier la ville de Nantes. Ensuite parcourant tout le pays d’Anjou, ils allèrent aussi mettre le feu à la ville d’Angers; puis ils dévastèrent et saccagèrent les châteaux, les villages et toute la contrée du Poitou, depuis la mer jusqu’à la ville même de Poitiers, massacrant tout le monde sur leur passage. Dans la suite ils se rendirent sur leurs navires dans la ville de Tours, où, selon leur usage, ils firent encore un grand massacre, et la livrèrent enfin aux flammes, après avoir dévasté tout le pays environnant. Peu de temps après, remontant sur leurs navires le fleuve de la Loire, ils arrivèrent à Orléans, s’en emparèrent, et lui enlevèrent tout son or; puis s’étant retirés pour un temps, ils y retournèrent une seconde fois, et détruisirent [p. 16] enfin la ville par le feu. Mais pourquoi m’arrêté-je à raconter seulement les désastres de la Neustrie? Ou bien les cinq villes dont je viens de parler auraient-elles été les seules victimes de leurs fureurs?


CHAPITRE VIII.

Comment, furent détruites les villes de Paris, Beauvais, Poitiers, et d’autres villes voisines, à partir du rivage de l’Océan, en se dirigeant vers l’Orient, et jusqu’à la ville de Clermont en Auvergne.

QUE devint Lutèce, cité des Parisiens, noble capitale, jadis resplendissante de gloire, surchargée de richesses, dont le sol était extrêmement fertile, dont les habitans jouissaient d’une très-douce paix et que je pourrais appeler à bon droit le marché des peuples? N’y voit-on pas des monceaux de cendres plutôt qu’une noble cité? Que devinrent Beauvais, Noyon et les villes des Gaules qui furent jadis les plus distinguées? Ces villes succombèrent-elles donc sous les coups et devant les glaives ennemis de ces mêmes barbares? Je m’afflige d’avoir à rapporter la destruction des plus nobles monastères, tant d’hommes que de femmes, servant Dieu en toute dévotion, le massacre de tant de personnes qui n’appartenaient point à une ignoble populace, la captivité des matrones, les insultes faites aux vierges, et les horribles tourmens de toute espèce que les vainqueurs firent supporter aux vaincus. Dirai-je les rudes afflictions de cette race de l’Aquitaine qui jadis faisait sans [p. 17] cesse la guerre et qui maintenant préférait aux combats le travail de ses mains? Ayant détruit elle-même les plus braves rejetons de son sol, elle fut alors livrée en proie aux races étrangères. Depuis le rivage même de l’Océan, pour ainsi dire, et en se dirigeant vers l’Océan jusques à Clermont, ville très illustre aux temps anciens de l’Aquitaine, nul pays ne fut en état de conserver sa liberté, et il n’y eut aucun château, aucun village, aucune ville enfin qui ne succombât, à la suite d’un massacre, sous les coups de ces Païens. J’en prends à témoin Poitiers, ville très-riche de l’Aquitaine, Saintes, Angoulême, Périgueux, Limoges, Clermont même, et jusques à la ville de Bourges, capitale du royaume d’Aquitaine.


CHAPITRE IX.

Comment, après que la France eut gémi trente ans environ sous l’oppression des Païens, Hastings se rendant par mer à Rome pour la soumettre à la domination de Bier, fut jeté par une tempête auprès de Luna, ville d’Italie.

A la suite de toutes ces calamités qui furent pour les Gaules une sorte d’expiation qu’elles eurent à supporter durant près de trente années, Hastings, desirant élever son seigneur à une plus haute fortune commença avec une troupe de complices à viser plus sérieusement au diadême impérial. A la fin, après avoir tenu conseil, ces hommes lancèrent leurs voiles à la mer, résolus d’aller attaquer à l’improviste la ville de Rome et de s’en rendre maîtres. Mais une grande tempête [p. 18] s’étant élevée, ils furent poussés par le vent vers la ville de Luna, qui était appelée de ce nom, à cause de sa beauté. Les citoyens, étonnés de l’arrivée d’une telle flotte, barricadèrent les portes de leur ville, fortifièrent leurs remparts et s’encouragèrent les uns les autres à la résistance. Hastings, dès qu’il fut informé de leurs hardis projets, crut qu’il avait devant lui la ville de Rome, et se mit aussitôt à chercher avec le plus grand soin comment il pourrait s’en rendre maître par artifice. Enfin, envoyant à l’évêque et au comte de cette ville les ministres de sa perfidie, il leur fit dire qu’il n’avait point abordé en ces lieux avec intention et que son unique desir était de retourner dans sa patrie; qu’il ne voulait et ne demandait que la paix, et que lui-même, accablé d’une maladie mortelle, les faisait supplier humblement de vouloir bien le faire chrétien. Ayant entendu ces paroles, l’évêque et le comte se livrèrent aux transports de leur joie, conclurent la paix avec ce détestable ennemi de toute paix, et le peuple normand fut admis à entrer dans la ville, aussi bien que ses habitans.


CHAPITRE X.

Comment Hastings, croyant que la ville de Luna était Rome, et ne pouvant la prendre de vive force, la prit par artifice et la détruisit.

ENFIN le scélérat Hastings fut transporté à 1’église; l’homme plein de ruse fut arrosé des eaux sacrées du [p. 19] baptême et en sortit en loup dévorant. Pour leur malheur, l’évêque et le comte le présentèrent sur les fonts du baptême, et de là, après avoir été oint du saint chrême, il fut rapporté à bras d’hommes sur son navire. Ensuite, et au milieu du silence de la nuit, s’étant cuirassé, Hastings se fait déposer dans un cercueil, et donne ordre à ses compagnons de revêtir leurs cuirasses sous leurs tuniques. Aussitôt on entend de grands gémissemens dans toute l’armée, sur le bruit que Hastings le néophyte vient de mourir. Le rivage de la mer retentit des cris de douleur que provoque la mort d’un tel chef. On le transporte alors hors de son navire et on le conduit l’église. L’évêque se couvre de ses vêtemens sacrés et se dispose à immoler la très-sainte hostie en l’honneur du défunt. On chante les prières pour son ame, afin que son corps chargé de crimes, voué à la perdition et déjà enfermé dans le cercueil, puisse recevoir la sépulture. Mais voilà, Hastings s’élance hors de son cercueil et tue de son glaive l’évêque et le comte. Ensuite lui et les siens assouvissent à l’improviste sur le petit peuple leurs fureurs de loups dévorans. La maison de Dieu devient le théâtre des crimes commis par son fatal ennemi, les jeunes gens sont massacrés, les vieillards égorgés, la ville dévastée, et les remparts renversés jusque dans leurs fondemens.


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CHAPITRE XI.

Comment les Païens, ayant découvert que cette ville n’était pas Rome, se divisèrent. — Bier voulant retourner en Danemarck, mourut dans la Frise. — Hastings ayant fait la paix avec le roi Charles, reçut de lui la ville de Chartres, à titre de solde, et y habita.

LA ruine de cette ville ainsi accomplie, les Païens ayant découvert qu’ils ne s’étaient point emparés de Rome, craignirent de ne pouvoir réussir dans de nouvelles entreprises (car la rapide renommée avait déjà instruit les Romains de leurs œuvres profanes), et ayant tenu conseil, ils résolurent de repartir. Bier, sous les drapeaux duquel se commettaient ces dévastations et qui était le roi de ces armées, ayant voulu retourner dans son pays, essuya un naufrage, eut beaucoup de peine à se faire recevoir dans un port chez les Anglais, et perdit par la tempête un grand nombre de ses vaisseaux. Il se rendit dans la Frise, et y mourut.

Quant à Hastings, il alla trouver Charles 2, roi des Francs, lui demanda la paix, l’obtint, et reçut en don la ville de Chartres, à titre de solde. Par là la France respira un peu de tant d’horribles désastres; la vengeance due à des crimes si énormes fut suspendue, et l’on vit se manifester la miséricorde du Christ, qui avec le Père et le Saint-Esprit gouverne le monde de toute éternité, dans sa puissance ineffable.



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LIVRE SECOND.

DES FAITS ET GESTES DE ROLLON, PREMIER DUC DE NORMANDIE.


CHAPITRE PREMIER.

De la noblesse et valeur du père de Rollon, et comment les jeunes gens de la Dacie, qui avaient été désignés par ordre du roi pour en être expulsés, se rendirent auprès de Rollon et de Gurim son frère pour implorer leur secours contre le roi.

UN grand nombre d’années s’étaient écoulées, à la suite de ces événemens, et la France commençait à se reposer quelque peu de ces bruyans désordres, lorsque le Danemarck agitant de nouveau des tisons embrasés, en vertu de son droit d’expulsion, résolut, conformément à ses antiques lois, de chasser de nouveau du sol natal beaucoup de chevaliers, brillans de tout l’éclat de la jeunesse.

En ces jours vivait dans la Dacie un certain vieillard, le plus riche de tous en toutes sortes de richesses, environné de toutes parts d’une foule innombrable de chevaliers, qui jamais ne courba sa tête devant aucun roi, et jamais ne mit ses mains dans les mains d’un autre, quel qu’il fût, pour se recommander à lui et lui promettre ses services. Cet homme, possédant presque en totalité le royaume de Dacie, conquit en outre les territoires limitrophes de la Dacie [p. 22] et de l’Alanie, et par sa force et sa puissance il subjugua les peuples de ce pays, à la suite d’un grand nombre de combats. Il était le plus distingué par sa valeur, parmi tous les Orientaux, et se montrait en outre supérieur à eux par la réunion de toutes les vertus. Il mourut et laissa après lui deux fils, vaillans dans les combats, habiles à la guerre, beaux de corps, remplis de vigueur et de courage. L’aîné se nommait Rollon et le plus jeune Gurim. Les jeunes gens désignés pour être expulsés de leur pays allèrent trouver ces deux hommes, et fléchissant le genou, baissant la tête, les suppliant avec humilité, ils leur dirent d’une voix unanime: « Prêtez nous votre secours et accordez-nous votre appui; nous demeurerons toujours sous votre protection, et nous travaillerons incessamment pour votre service. Notre roi veut nous expulser de la Dacie, et nous enlever entièrement nos terres et nos bénéfices. » Alors les deux frères répondirent à ceux qui venaient les supplier humblement, disant: « Nous vous secourrons certainement, nous vous ferons demeurer en Dacie à i’abri des menaces du roi, et nous vous ferons jouir en paix et en sécurité de tout ce qui vous appartient. » Ceux-là ayant entendu ces paroles, tombèrent aux pieds de Rollon et de Gurim, les embrassèrent et s’en retournèrent aussitôt, se félicitant des réponses de ces princes. Cependant la renommée répand un bruit véritable, et le porte même aux oreilles du roi de Dacie, savoir que le duc très-puissant, le père de Rollon et de Gurim, jouit enfin du suprême repos. Alors le roi se souvenant de tous les maux que ce duc lui a fait endurer, appelle [p. 23] auprès de lui tous les grands de son Empire, et leur dit: « Vous n’ignorez point que le père de Rollon et de Gurim est mort. J’attaquerai donc leur pays, je prendrai les villes et les châteaux et les lieux les mieux fortifiés, je me vengerai des actions du père sur les fils, et les écrasant je me réjouirai à satiété de leurs maux. Je vous prie, vous et les vôtres, préparez-vous pour accomplir cette entreprise. » Puis l’époque du départ ayant été désignée, tous s’en retournèrent avec les leurs aux lieux d’où ils étaient venus. Bientôt la jeunesse bouillante de la Dacie, remplie de zèle et d’ardeur, prépare toutes les choses nécessaires pour cette expédition. Les uns, appelant à leur aide l’art du forgeron, fabriquent de légers boucliers et des javelots brillans. D’autres aiguisent avec soin leurs dards, leurs épées et leurs haches. La nouvelle de ces faits arrive inopinément aux oreilles de Rollon et de Gurim, et ils se troublent en recevant ces premiers rapports. Convoquant, aussitôt une nombreuse armée, ils s’entourent d’une foule de jeunes gens, d’une multitude d’hommes de moyen âge, de vieillards et de ceux qui étaient désignés pour être expulsés, et étendant la main ils commandent le silence.


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CHAPITRE II.

Comment Rollon s’étant révolté contre le roi pendant cinq ans, le roi lui demande et obtient la paix frauduleusement.

A peine les murmures de ce peuple en tumulte sont-ils apaisés, Rollon s’élevant au dessus de tous et se plaçant sur un siége convenable, commence à parler d’une bouche qui distille le miel: « Vous en qui bouillonne l’ardeur de la jeunesse, qui brillez par tout l’éclat de la plus haute valeur, c’est à vous que je m’adresse. Imitez par votre activité vos vénérables pères, vos aïeux et ancêtres. Rassemblez toutes vos forces, déployez toute votre vigueur, et ne craignez point de ne pouvoir attaquer ces hommes avec des forces égales aux leurs. Voici, le roi de ce royaume a le projet de triompher de nous, d’envahir la monarchie soumise à notre domination, de nous perdre et de vous perdre tous. Avant donc qu’il s’empare de la terre que nous possédons par droit d’héritage, devançons-le en allant occuper nous-mêmes la terre qu’il gouverne, et opposons-nous à sa marche en ennemis déclarés. » Tous aussitôt, réjouis de ces paroles, se réunissent en plusieurs armées, vont envahir les terres du roi et les dévastent entièrement, portant de tous côtés les feux de Vulcain. Le roi ayant appris ces nouvelles, marche au combat contre Rollon et son frère Gurim, et après avoir combattu long-temps, il tourne le dos et court se réfugier dans ses villes. Alors Rollon ensevelit les [p. 25] morts de son armée et laisse sans sépulture ceux de l’armée du roi. Durant tout le cours d’un lustre, la guerre ayant continué entre le roi et Rollon, enfin le roi adressa à Rollon des paroles de paix, mais qui cachaient une fraude: « II n’y a rien entre toi et moi, si ce n’est à raison du voisinage. Permets, je te prie, que la chose publique demeure en repos, en sorte qu’il me soit donné de posséder tranquillement ce qui m’appartient de droit, ce qui a appartenu à mon père, et à toi aussi ce qui t’appartient de droit, ce qui a appartenu à ton père. Que la paix et la concorde soient donc établies entre moi et toi par un traité inviolable. » Alors Rollon et Gurim, leurs chevaliers et ceux qui avaient été désignés pour être expulsés, approuvèrent fort cette paix. On détermina le moment où la paix serait jurée des deux parts: chacun des deux contractans se rendit à l’assemblée, et ayant échangé mutuellement de riches présens, ils conclurent un traité d’amitié.


CHAPITRE III.

Comment le roi attaqua dans la nuit les villes de Rollon. — De la mort de Gurim son frère, et de l’arrivée de Rollon dans l’île de Scanza avec six navires.

ENFIN le roi perfide après avoir médité en son cœur méchant la fraude qu’il avait déjà conçue, assembla un jour son armée, et marchant de nuit et envahissant le territoire des deux frères, il plaça une embuscade non loin des murs de la ville et commença à [p. 26] l’assiéger. Alors Rollon et son frère Gurim et ceux qui étaient avec eux, s’élançant hors de la ville, poursuivirent le roi, qui tourna le dos et feignit de prendre la fuite. Lorsque Rollon eut dépassé le lieu où était placée une embuscade, une partie des hommes qui s’y étaient cachés sortit aussitôt et se dirigea vers la ville. L’ayant trouvée dégarnie de ses hommes d’armes, les gens du roi y mirent le feu et enlevèrent de riches dépouilles; les autres cependant se mirent à la poursuite de Rollon, qui chassait le roi devant lui avec toute la fureur d’un ennemi. Or le roi voyant que la ville était embrasée, et que les gens de l’embuscade avaient repris l’avantage, revint sur ses pas et combattit contre Rollon. Un grand nombre d’hommes du parti de Rollon furent massacrés, et Gurim son frère succomba dans la bataille. Alors Rollon se voyant placé entre deux armées, dont l’une feignait de s’enfuir, tandis que l’autre sortait de son embuscade, voyant en outre son frère mort et se trouvant lui-même tout couvert de blessures, s’enfuit, non sans peine, suivi seulement d’un petit nombre d’hommes. Le roi assiégeant alors et prenant les villes, soumit à son joug le peuple qui s’était révolté et murmurait encore contre lui. Rollon ne pouvant demeurer en Dacie par crainte du roi, dont il se méfiait, aborda avec six navires à l’île de Scanza. Alors la Dacie, privée de son brave duc, de son patrice et de son vigoureux défenseur, poussa de profonds gémissemens et se mit à répandre des torrens de larmes.


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CHAPITRE IV.

De l’invitation faite à Rollon en songe pour qu’il eût à se rendre en Angleterre, et de sa victoire sur les Anglais.

TANDIS qu’il demeurait depuis longtemps déjà dans l’île de Scanza, triste, agité des pensées pénibles qui tourmentaient son ame ardente, et méditant de se venger de ses ennemis, un grand nombre de ceux que la dureté du roi avait expulsés de la Dacie vinrent auprès de Rollon. Ses membres étaient épuisé de fatigue, il avait succombé au sommeil quand une fois il entendit retentir une voix divine, qui lui dit: « Rollon, lève-toi promptement, hâte-toi de traverser la mer avec tes navires et de te rendre en Angleterre. Là tu apprendras que tu dois retourner sain et sauf dans ta patrie, et y jouir à jamais et sans aucun trouble d’une douce paix. » Rollon ayant raconté ce songe à un certain homme sage et serveur du Christ, cet homme l’interpréta de la manière que voici: « Dans un temps à venir qui s’approche, tu seras purifié par le très-saint baptême, tu deviendras un très-digne serviteur du Christ, tu passeras de l’erreur du siècle présent jusques aux Anglais, c’est-à-dire aux anges, et tu feras avec eux une paix de gloire immortelle. » Aussitôt faisant attacher des voiles à ses navires, les munissant de leurs rames, et les chargeant de grain, de vin et de pièces de lard, Rollon traversa la mer à force de voiles, et arriva chez les Anglais, desirant y demeurer long-temps et en repos. [p. 28] Les habitans de ce territoire ayant appris l’arrivée de Rollon-le-Dace, levèrent une grande armée contre lui et firent tous leurs efforts pour le chasser de leur pays. Lui, selon son usage, marchant au combat sans hésiter, se porta à leur rencontre, leur tua un grand nombre d’hommes, et les autres ayant pris la fuite, il fatigua leurs épaules de sa lance. Enfin de plus grandes forces s’étant réunies aux hommes du pays qui avaient déjà pris les armes, ils conduisirent une nouvelle armée contre Rollon et cherchèrent à le tuer ou à le mettre en fuite. Mais, Rollon instruit aux travaux de la guerre, et rendu plus terrible par la nécessité de vaincre, couvert d’un casque merveilleusement garni en or, et revêtu d’une cuirasse à triple tissu, marcha vivement et sans hésitation contre les bandes armées qui s’avançaient pour le combattre; de son bras vigoureux il renversa des milliers d’hommes par terre, et poursuivant les fuyards d’une course rapide, il fit prisonniers plusieurs de leurs chefs; puis revenant sur le champ de bataille il ensevelit les corps des morts, fit enlever et transporter les blessés, et enchaîna ses prisonniers sur ses navires. Alors incertain entre trois projets différents, savoir, de retourner dans la Dacie, de se diriger vers la France, ou de demeurer sur le sol Anglais pour l’affliger par de nouveaux combats et de s’en rendre maître, il tomba dans une grande agitation, et devint extrêmement triste.


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CHAPITRE V.

D’un songe de Rollon, et de l’explication de ce songe par un certain chrétien.

TANDIS qu’il demeurait constamment préoccupé de ses sollicitudes, et que les hommes de cette contrée se soumettaient à son joug et s’attachaient fidèlement à lui, une certaine nuit que le sommeil s’insinuait doucement dans ses membres et lui procurait un repos, image de la mort, Rollon crut se voir supérieur à tous les hommes, et transporté dans une habitation, sur la montagne la plus élevée de France, au sommet de laquelle était une fontaine d’eau limpide et odoriférante, dans laquelle il se lavait et se purifiait de la souillure et de la démangeaison de la lèpre. Tandis qu’il demeurait encore au sommet de cette montagne, il crut voir en outre, tout autour de la base de la montagne et de tous les côtés, de nombreux milliers d’oiseaux de diverses espèces et de couleurs variées, ayant de plus les ailes gauches très-rouges, et disséminés en long et en large si loin et en une telle quantité que sa vue, quoique perçante et fixée sur eux, ne pouvait en découvrir la fin. Du reste ces oiseaux s’envolant tour à tour et se dirigeant vers le sommet de la montagne, s’approchaient alternativement de la fontaine et venaient s’y laver et s’y baigner, comme les oiseaux ont coutume de faire par un temps qui annonce une pluie prochaine. Lorsque tous eurent pris ainsi ce bain merveilleux, ils s’arrêtèrent à une [p. 30] bonne place, sans distinction de genres ni d’espèces, sans se faire aucune querelle, se mirent à manger les uns après les autres et en bonne amitié; puis apportant de petites branches ils travaillèrent avec ardeur à faire des nids, et même aussitôt qu’ils en recevaient le commandement de celui qui les voyait en songe, ils se mettaient à couver sans aucun effort.

Rollon s’étant éveillé et se souvenant de la vision qui lui était apparue, appela auprès de lui les principaux de ses chefs, fit venir aussi les chefs qu’il avait faits prisonniers dans la bataille, leur raconta sans délai tous les détails de sa vision et leur demanda ce qu’ils pensaient du sens mystérieux de ce songe. Tous demeuraient en silence, lorsque l’un des captifs, imbu de la foi de la religion chrétienne, et saisi tout à coup, par l’inspiration divine, d’un esprit prophétique, expliqua le sens mystérieux de cette vision, disant: « Cette montagne de la France, sur laquelle tu as cru te voir élevé, désigne l’Eglise de ce royaume. La fontaine qui était au sommet de la montagne, signifie le baptême de régénération. Par la lèpre et la démangeaison dont tu étais souillé, tu dois entendre les crimes et les péchés que tu as commis. Tu t’es lavé dans les eaux de cette fontaine, et elles t’ont purifié du mal de la lèpre et de la démangeaison; ce qui veut dire que tu seras régénéré par le bain du baptême sacré et purifié par lui de tous tes péchés. Par ces oiseaux d’espèces diverses, qui avaient les ailes gauches très-rouges, et qui étaient répandus au loin, tellement que ta vue ne pouvait en découvrir la fin, tu dois entendre les hommes de diverses provinces, ayant les bras garnis de leurs boucliers, [p. 31] qui deviendront tes fidèles et que tu verras rassemblés autour de toi en une multitude innombrable. Ces oiseaux plongeant dans la fontaine, s’y baignant tour à tour et mangeant en commun, désignent ce peuple souillé du poison de l’antique erreur, qui doit être purifié symboliquement par le baptême et repu de la nourriture du corps et du sang très-saints du Christ. Les nids que ces oiseaux faisaient autour de la fontaine désignent les remparts des villes détruites, et qui doivent être relevés. Les oiseaux d’espèces diverses étaient attentifs à tes ordres, et les hommes de divers royaumes te serviront, se coucheront devant toi, et t’obéiront. »

Réjoui par cette admirable interprétation, Rollon délivra de leur fers celui qui avait interprété sa vision et tous les autres prisonniers, et les ayant enrichis de ses dons, il les renvoya remplis de joie.


CHAPITRE VI.

D’Alstem 3, roi très-chrétien des Anglais, avec lequel Rollon conclut un traité d’amitié inviolable.

EN ce temps le roi très-chrétien des Anglais, nommé Alstem, comblé de richesses et très-digne défenseur de la très-sainte Eglise, gouvernait l’Angleterre avec une grande bonté. Rollon lui envoya des députés, auxquels il prescrivit ce qu’ils avaient à dire de sa part à ce roi. Eux donc s’étant rendus auprès de lui, baissant [p. 32] la tête et d’une voix respectueuse, lui parlèrent en ces termes: « Le plus puissant de toutes les patrices, le duc des Daces, le très-excellent Rollon, notre seigneur et notre protecteur, te présente ses fidèles services et le don d’une amitié inaltérable. Seigneur roi, après que nous avons eu éprouvé une grande calamité dans le royaume de Dacie, d’où nous avons été, ô douleur! frauduleusement expulsés; après que nous avons été misérablement ballotés sur les flots soulevés par les tempêtes, un vent d’est favorable nous a enfin poussés sur ton territoire, tristes et dénués de toute espérance et de tout moyen de salut. Comme nous faisions effort pour retourner en Dacie et aller nous venger de nos ennemis, les glaces de l’hiver nous ont arrêtés et enfermés. La terre s’est revêtue d’une croûte de gelée, la chevelure flexible des plantes et des arbres s’est roidie, les fleuves, arrêtés dans leur cours par une masse épaisse de glace, ont élevé devant nous une muraille, et les eaux n’ont pu nous fournir de chemin. Quelques chevaliers habitant dans le voisinage du lieu de notre débarquement ont rassemblé contre nous une très-grande armée et nous ont provoqués et attaqués. Nous cependant, ne pouvant naviguer ni sur la glace, ni sous sous la glace, nous avons résisté à leur attaque, et dans une bataille nous avons désarmé et fait prisonniers beaucoup d’entre eux. Toutefois nous ne dévasterons point ton royaume, nous n’emporterons point sur nos vaisseaux le butin par nous enlevé. Nous demandons une paix amie et la faculté de vendre et d’acheter, parce que, à l’époque du [p. 33] printemps qui s’approche, nous partirons pour la France. » Le roi leur montrant un visage joyeux après avoir entendu ces paroles, leur dit: « Nulle terre ne porte comme la Dacie des hommes distingués, vaillans et habiles à la guerre. Plusieurs personnes nous on fait des rapports sur l’illustre origine de votre seigneur, sur les malheurs et les fatigues que vous avez endurées, et même sur l’horrible perfidie du roi de Dacie envers vous. Nul n’est plus juste dans ces actions que votre seigneur, nul n’est plus grand par ses armes. Bannissez désormais toute sollicitude, vivez en sécurité, ne redoutez point de combats et soyez affranchis de tous maux. Qu’il vous soit permis de vendre et d’acheter en tous lieux sur le territoire soumis à notre domination. Décidez votre seigneur, nous vous en prions, à daigner se confier en notre foi et à venir auprès de nous. Je désire le voir et le consoler de ses malheurs. » Les députés repartirent et rapportèrent à Rollon tout ce qu’ils avaient entendu. Alors et sans aucun retard Rollon se rendit courageusement vers le roi, qui se porta à sa rencontre. Ils s’embrassèrent l’un l’autre, se donnèrent des baisers, et leurs armées s’étant retirées, ils s’assirent ensemble à l’écart. Alors le roi Alstem parla le premier:

« Guerrier puissant par tes aïeux, illustre par tes brillans exploits, distingué parmi tous les autres par tes vertus et tes mérites, nous nous plaisons à nous unir avec toi par des liens de fidélité. Sois, je te le demande, sois toujours une portion de mon ame, et mon compagnon à jamais; je te demande même de demeurer sur notre territoire et de te purifier [p. 34] de toute souillure par le baptême salutaire. Ce que tu desires, possède-le dans le pays soumis à ma domination. Souviens-toi de moi, comme je me serai souvenu de toi en toutes choses; mais si tu veux maintenant te rendre vers d’autres rives, si ton peuple farouche et méfiant s’est déjà irrité contre moi, et ne veut pas, dans sa méchanceté, me conserver la fidélité promise, prête-lui ton secours selon tes moyens et sauve-le par tes efforts opiniâtres. Moi-même je te secourrai et je t’assisterai avec le plus grand zèle, et mon bouclier te protègera dans tes entreprises. »


CHAPITRE VII.

De la tempête que Rollon eut à essuyer en se rendant de l’Angleterre vers le royaume de France, et comment il aborda sur les côtes du pays des Walgres. 4

ALORS Rollon, réjoui des paroles du roi lui répondit, à ce qu’on rapporte: « O le plus illustre de tous les rois, je te rends grâces de ta bonne volonté, et je desire que tu fasses tout ce que tu as dit devoir être fait entre moi et toi. Je ne séjournerai pas très-long-temps dans ton royaume et je me rendrai en France le plus tôt qu’il me sera possible. En quelque lieu de la terre que je sois, je demeurerai ton ami et te serai uni par les liens d’une affection inaltérable. » A ces mots ils conclurent une alliance indissoluble, et s’étant [p. 35] mutuellement enrichis par d’admirables présens, chacun retourna chez lui avec les siens. Durant toute la saison de l’hiver, le duc Rollon fit préparer avec un soin extrême ses navires et toutes les choses dont il avait besoin pour le voyage, et il appela auprès de lui des chevaliers anglais, tous brillans de jeunesse, qui s’étaient faits ses hommes et devaient partir avec lui.

Or, à l’époque du printemps, lorsque les fleurs commencèrent à briller en abondance, lorsque les lis odorans et blancs de lait fleurissaient au milieu des violettes empourprées, Rollon se souvenant toujours de la vision qui l’avait invité à se rendre en France, fit déployer les voiles de ses vaisseaux et partit avec sa flotte. Mais lorsque les vents légers l’eurent poussé en pleine mer, lorsqu’on ne vit plus que le ciel enveloppant la surface des eaux, les esprits malins, sachant que tous ces hommes devaient être purifiés par le baptême au nom du Christ, et obtenir ainsi la gloire qu’eux-mêmes ont perdue, s’affligèrent et coururent à leur rencontre pour leur susciter de nouveaux périls. Les vents s’élancèrent hors de leurs cavernes, et la mer s’entr’ouvrant devant eux dans ses plus grandes profondeurs, ses flots se soulevèrent jusque vers les astres. Au milieu des éclairs sans cesse renaissans le ciel retentit des éclats du tonnerre, et d’épaisses ténèbres s’appesantirent sur la flotte; les rames furent brisées et les voiles ne purent résister à la violence des vents. Epuisés et n’ayant plus de forces, les navigateurs s’abandonnèrent à la fureur de la tempête; les vaisseaux flottaient çà et là, comme à travers des montagnes et des vallons, et tous se voyaient à chaque instant menacés de la mort. Alors [p. 36] Rollon se prosternant sur son navire, élevant les bras vers le ciel, prononça ces paroles d’une voix humble et craintive:

« O Dieu tout-puissant, qui remplis de ta lumière les demeures célestes, qui possèdes le ciel et la terre, dont la divinité est de tous les siècles, qui embrasses toutes choses dans le cercle de ton éternité, qui, par le bienfait de la vision que tu m’as montrée, veux que d’ici à peu de temps je devienne serviteur du Christ, moi tout infecté de vices, tout rempli de péchés et de souillures, accueille mes vœux avec bonté, sois favorable à mes prières, apaise les flots irrités au milieu de ces débris, délivre-nous de tant de fatigues et de périls; calme, adoucis, comprime la mer agitée par cette trop violente tempête. »

A peine cette prière était-elle terminée, la mer devint calme, et la tempête se dissipa. Bientôt les Danois poussés par un vent favorable traversèrent les immenses espaces de la mer, et leurs navires tout brisés par l’ouragan abordèrent sur les côtes des Walgres.


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CHAPITRE VIII.

Comment Rollon vainquit les Walgres, qui voulurent lui résister, ainsi que Rainier, duc du Hainaut, et Radbold, prince de Frise. — De douze navires chargés de vivres et d’autant de vaisseaux remplis de chevaliers, que le roi des Anglais Alstem envoya à Rollon tandis qu’il était en ce pays.

OR les Walgres ayant appris qu’une nation barbare, poussée par la violence de la tempête, venait d’aborder sur leurs côtes, rassemblèrent la multitude des gens de leur pays, et allèrent assaillir le duc Rollon à peine échappé aux fureurs de la mer. Mais lui, se relevant selon sa coutume et marchant contre eux pour combattre, frappa de mort un grand nombre d’entre eux, les envoya dans l’enfer, et les autres, il les mit en fuite, ou les fit prisonniers. Comme il demeura long-temps en ces lieux, dévastant le pays des Walgres, le roi très-chrétien des Anglais, Alstem, le plus distingué de tous les rois par ses vertus, se souvenant de son amitié et du traité par lequel il s’était uni à jamais avec Rollon, envoya à l’illustre duc, dans le pays des Walgres, douze navires chargés de grains, de vin et de lard, et autant de vaisseaux remplis de chevaliers armés. Réjoui de ces dons, Rollon renvoya au roi ses députés enrichis de très-beaux présens, lui adressant en outre mille actions de grâces, et lui promettant par leur entremise qu’il serait toujours son serviteur. Or les Walgres croyant, à raison de la grande quantité de grains qui lui était apportée, que [p. 38] Rollon voulait demeurer à jamais chez eux, appelèrent à eux Rainier au long cou, duc de Hasbaigne et du Hainaut, et Radbold, prince de Frise, et levant une armée dans d’autres contrées, ils allèrent attaquer Rollon. Celui-ci se battit très-souvent contre eux sans la moindre crainte, leur tua beaucoup de milliers d’hommes, mit en fuite Rainier au long cou et Radbold le Frison, et les repoussa dans leurs châteaux. Ensuite il dévasta et livra aux flammes tout le territoire des Walgres. Irrité de leurs attaques, il marcha en toute hâte contre les Frisons et se mit à ravager tout leur pays. Alors les Frisons, rassemblant promptement une nombreuse population, et s’associant une multitude de petites peuplades qui habitaient sur les confins de la Frise, s’avancèrent d’une marche rapide pour aller attaquer Rollon, qui résidait alors sur les bords d’un fleuve, et qui avait aussi réuni ses nombreux bataillons. Mais Rollon et ceux qui étaient avec lui, se voyant menacés de toutes les horreurs de la guerre, mirent les genoux en terre, et portant leurs boucliers en avant, se confiant au tranchant sacré de leurs glaives étincelans, attendirent le signal de la bataille. Les Frisons, jugeant que leur troupe était peu nombreuse, engagèrent un combat qui ne devait pas tourner à leur avantage. Alors les Daces se relevant et s’élançant sur eux, en firent un grand massacre, leur prirent plusieurs de leurs princes et emmenèrent à leurs navires une troupe innombrable de prisonniers. Dès ce moment les autres Frisons, se défiant d’eux-mêmes, devinrent tributaires de Rollon, et obéirent à ses ordres en toutes choses. Après avoir imposé, levé et recueilli un tribut sur la [p. 39] Frise, Rollon fit aussitôt lever dans les airs les voiles de ses navires, et dirigea leurs proues vers les terres de Rainier au long cou, desirant se venger de cet homme, qui avec les Frisons avait porté secours aux Walgres déjà vaincus dans une bataille. Ayant navigué sur la mer, Rollon entra dans le fleuve de l’Escaut, et ravageant sur les deux rives le territoire de Rainier au long cou, il arriva enfin à une certaine abbaye nommée Condat. Rainier lui livra plusieurs combats; mais Rollon sortit de tous ces combats vainqueur et puissant. Le pays fut dévasté, et eut à souffrir toutes sortes de maux de la part des deux armées. Cependant une terrible famine survint, parce que la terre n’était plus déchirée par la charrue. Le peuple fut affligé par la disette, et détruit par la faim et la guerre. Tous désespéraient de leur vie, se voyant privés des alimens qui l’entretiennent. Un certain jour donc, Rainier s’étant placé en embuscade dans l’intention de tomber à l’improviste sur les Daces, ceux-ci s’étant rassemblés de tous côtés, l’enveloppèrent, s’emparèrent de sa personne, malgré sa vive résistance, et le conduisirent enchaîné devant Rollon.

Ce même jour les gens de Rainier, voulant prendre quelques Daces, se cachèrent dans un lieu de retraite, attaquèrent douze des chevaliers de Rollon avec une grande vigueur, et les firent prisonniers. Alors la femme de Rainier, pleurant et se lamentant sur son sort, convoqua ses chefs, et les envoya à Rollon pour lui demander de lui rendre son seigneur en échange de ses douze compagnons d’armes. Rollon ayant reçu sa députation, la lui renvoya sur-le-champ, en disant: [p. 40] « Rainier ne te sera point rendu; mais je lui ferai couper la tête si tu ne me renvoies d’abord mes compagnons, si tu ne me livres en outre tout ce qu’il y a d’or et d’argent dans son duché, sous le serment de la religion chrétienne, et si de plus cette contrée ne me paie un tribut. » Bientôt l’épouse de Rainier, affligée du mauvais succès de sa députation, renvoya à Rollon ses compagnons prisonniers, et lui fit porter tout l’or et l’argent qu’elle put trouver en tous lieux. Elle y ajouta même celui qui appartenait aux autels sacrés et tous les impôts du duché, en faisant serment qu’elle ne possédait ni ne pouvait prélever plus de métal, et en adressant en même temps à Rollon des prières et des paroles de supplication pour qu’il lui rendît son époux. Emu de compassion et touché des paroles de ceux qui l’imploraient en supplians, Rollon fit venir devant lui Rainier au long cou, et lui fit entendre ce langage de paix: « Rainier, duc et chevalier très-redoutable, issu du sang illustre des rois, des ducs et des comtes, quelle offense t’avais-je faite autrefois pour que tu combattisses contre moi avec les Walgres et les Frisons? Maintenant si tu voulais te livrer à tes fureurs, tu n’as plus ni armes, ni satellites; et si tu voulais t’échapper par la fuite, maintenant enlacé dans les fers et captif, tu ne pourrais te sauver. Je t’ai rendu le talion à toi ainsi qu’aux Frisons pour les maux que vous m’avez faits sans aucun motif. Ta femme et tes chefs m’ont envoyé pour toi tout ce qu’ils ont pu ramasser d’or et d’argent. Je te rendrai la moitié de ces dons accumulés, et je te renverrai à ta femme. Maintenant donc [p. 41] calme-toi, apaise-toi; que désormais il n’y ait plus de discorde, mais plutôt qu’il y ait à jamais entre moi et toi paix et amitié. » A ces mots, les jambes de Rainier furent délivrées de leurs chaînes. Aussitôt Rollon s’unit à lui par un traité, l’enrichit de ses dons et de très-grands présens, et lui ayant même rendu la moitié de ceux qu’il en avait reçus, il le renvoya ensuite à sa femme.


CHAPITRE IX.

Comment, l’an du Verbe incarné 876, Rollon arriva à Jumiège et de là à Rouen; et comment l’archevêque Francon lui demanda et en obtint la paix.

LES choses ainsi terminées, les Danois et leur duc Rollon livrèrent leurs voiles au vent, et abandonnant le fleuve de l’Escaut pour naviguer à travers la mer, l’an 876 de l’Incarnation du Seigneur, ils entrèrent dans les eaux de la Seine, poussés par un vent favorable, arrivèrent à Jumiège, et déposèrent le corps de la sainte vierge Ameltrude, qu’ils avaient transporté de Bretagne, sur l’autel de la chapelle de saint Waast, située au delà du fleuve. Cette chapelle a porté jusqu’à présent le nom de cette vierge. Francon, archevêque de Rouen, ayant appris leur arrivée, voyant les murailles de la ville renversées par eux, avec une férocité ennemie, et n’attendant aucun secours qui pût leur résister, jugea qu’il serait plus avantageux de leur demander la paix que de les provoquer par une démarche quelconque à compléter la [p. 42] ruine de la ville. Se rendant donc auprès d’eux en toute hâte, il demanda la paix, obtint ce qu’il desirait, et conclut avec eux un solide traité. Après cela, les Daces empressés dirigèrent promptement vers les remparts de la ville leurs navires chargés de nombreux chevaliers, et abordèrent à la porte qui touche à l’église de Saint-Martin. Considérant, dans la sagacité de leur esprit, que la citadelle de la ville était bien défendue par terre et par mer, et pouvait être aisément approvisionnée avec les épargnes, ils résolurent d’un commun accord d’en faire la capitale de tout leur comté.


CHAPITRE X.

Comment Rollon et les siens étant arrivés le long de la Seine, à Arques, que l’on appelle aussi Hasdans, y construisirent des retranchemens, combattirent contre les Francs, et en ayant tué beaucoup, mirent en fuite Renaud, leur duc; après quoi ils détruisirent le château de Meulan.

ROLLON donc s’étant emparé de Rouen méditait en son cœur artificieux la ruine de la ville de Paris, et s’en occupait avec les siens, semblable à un loup dévorant, et ayant soif, dans sa fureur païenne, du sang des Chrétiens. Détachant alors leurs navire sillonnant les flots de la Seine, ils vinrent s’arrêter auprès de Hasdans, que l’on appelle aussi Arques. Renaud, duc de toute la France, ayant appris l’arrivée inopinée des Païens, se porta au devant d’eux sur le fleuve de l’Eure avec une vaillante armée, et envoya [p. 43] en avant, avec d’autres députés, Hastings, qui demeurait encore dans la ville de Chartres, et qui avait la connaissance de leur langage. Hastings donc se rendit auprès d’eux, en suivant le cours de l’eau, et leur adressa la parole en ces termes: « Holà, très-vaillans chevaliers, apprenez-nous de quelles rives vous êtes arrivés ici, ce que vous cherchez en ces lieux, et quel est le nom de votre seigneur; nous sommes députés vers vous par le roi des Francs. » A ces questions Rollon répondit: « Nous sommes Danois, et tous égaux. Nous venons chasser les habitans de cette terre, desirant nous faire une patrie et la soumettre à notre domination. Mais toi, qui es-tu pour nous parler d’un ton si enjoué? » Hastings répondit alors: « Auriez-vous par hasard entendu parler d’un certain Hastings, qui, exilé de votre pays, arriva en ces lieux avec une multitude de vaisseaux, détruisit en grande partie ce royaume des Francs, et en fit un désert? — Nous en avons entendu parler, reprit Rollon; Hastings en effet commença sous d’heureux auspices, mais il fit une mauvaise fin. — Voulez-vous, leur dit alors Hastings, vous soumettre au roi Charles? — Nullement, répliqua Rollon, nous ne nous soumettrons à personne: tout ce que nous pourrons conquérir par nos armes, nous le ferons passer sous notre juridiction. Rapporte, si tu veux, ce que tu viens d’entendre au roi dont tu te glorifies d’être député. »

Aussitôt Hastings alla redire toutes ces choses à son duc. Pendant ce temps, Rollon et ceux qui étaient avec lui se firent des retranchemens et une redoute [p. 44] en forme de château, se fortifiant derrière une levée de terre et laissant au lieu de porte un vaste espace ouvert, dont aujourd’hui encore on voit apparaître quelques traces. A la pointe du jour les Francs se rendirent à l’église de Saint-Germain, entendirent la messe et participèrent au corps et au sang du Christ. Partant de là à cheval, et voyant sur la rive du fleuve les vaisseaux et tout près d’eux les Daces derrière les retranchemens de la terre qu’ils avaient retournée, ils allèrent attaquer le point qui demeurait ouvert en guise de porte. De l’autre côté les Daces se couchèrent çà et là dans la plaine et se recouvrirent de leurs boucliers, afin qu’on les crût en fort petit nombre. Roland, porte-enseigne de Renaud, et ceux qui marchaient avec lui en avant de l’armée, s’élancèrent vivement sur les Daces par la large ouverture qu’ils avaient laissée libre, et commencèrent à les battre. Mais les Daces se relevant aussitôt, tuèrent en un moment Roland et ceux qui le suivaient. Renaud, Hastings et les autres comtes ayant vu tous ces morts, tournèrent le dos et prirent la fuite très-lestement. Les choses s’étant ainsi passées, Rollon repartit avec ses navires, alla en toute hâte, s’emparer du château de Meulan, et l’ayant renversé, il fit périr par le glaive tous les habitans.


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CHAPITRE XI.

Par quelle perfidie le comte Thibaut acheta à Hastings la ville de Chartres, et comment Hastings lui-même ayant tout vendu, partit en pélerin et disparut.

LE comte Thibaut jugeant qu’il avait rencontré une occasion favorable pour tromper Hastings, le séduisit alors par ces paroles pleines de fausseté: « Pourquoi, homme très-illustre, demeures-tu engourdi par la paresse? Ignores-tu que le roi Charles veut te frapper de mort, à cause du sang des Chrétiens que tu as jadis injustement répandu? Car il se souvient des maux que tu lui as fait souffrir méchamment, et c’est pourquoi il a résolu de t’expulser de son territoire. Ta main, dit-il lui-même, s’entend avec Rollon le païen pour anéantir les Francs. Aussi seras-tu bientôt misérablement anéanti par eux. Prends donc garde à toi, afin que tu ne sois pas puni sans l’avoir prévu. » Effrayé par ces paroles, Hastings vendit tout aussitôt la ville de Chartres à Thibaut, et ayant tout perdu, il partit en pélerin et disparut.


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CHAPITRE XII.

Nouvelle guerre de Renaud, prince de France, avec Rollon, et mort de Renaud. — Du siége de la ville de Paris pendant un an, et de la destruction de la ville de Bayeux, dans laquelle Rollon prit une certaine jeune fille nommée Popa, dont il eut Guillaume et Gerloc, sœur de celui-ci. — Comment l’armée de Rollon massacra les citoyens de la ville d’Evreux, tandis que lui-même assiégeait Paris avec quelques-uns des siens.

RENAUD ne pouvant supporter la honte de sa fuite, rassembla de nouveau une plus grande armée, et alla tout à coup attaquer Rollon. Mais celui-ci marchant à sa rencontre, fit périr quelques-uns de ses hommes par le glaive, et les autres ayant pris honteusement la fuite, il les poursuivit; Renaud lui-même tomba mort, percé d’un trait par un certain pêcheur de la Seine qui s’était donné à Rollon. Alors Rollon levant les ancres, fit force de rames vers Paris, mit le siége autour de cette ville, et y fit conduire du butin enlevé de tous côtés. Tandis qu’il demeurait en ce lieu, des éclaireurs arrivèrent, lui annonçant que la ville de Bayeux était dénuée de défenseurs, et pouvait être prise très-facilement, sans que le vainqueur, quel qu’il fût, eût aucun risque à courir. Aussitôt retirant ses navires du siége, Rollon fit voile vers Bayeux en toute hâte. S’étant emparé de cette ville, il la détruisit en partie et massacra ses habitans. Il prit aussi dans cette ville une très-noble jeune fille, nommée Popa, fille de Bérenger, homme illustre; peu de temps après il s’unit avec elle, à la manière des Danois, et [p. 47] il eut d’elle son fils Guillaume et une fille très-belle nommée Gerloc. Cette ville étant ainsi à peu près détruite, Rollon retourna en toute hâte vers Paris. Tandis qu’il s’occupait avec des beliers et des machines à lancer des pierres, il envoya une armée de chevaliers contre la ville d’Evreux, afin qu’ils eussent à la renverser, et à faire périr son évêque nommé Sibor et toute sa population. Les chevaliers y étant arrivés, et n’ayant pas trouvé l’évêque, qui s’était enfui, massacrèrent tous les citoyens, et retournèrent auprès de leur duc avec un très-grand butin. Aussi les peuples de la France étaient-ils effrayés de tous ces faits: les uns payaient tribut à Rollon, et les autres lui résistaient.


CHAPITRE XIII.

De Elstan 5, roi des Anglais, qui envoya des députes à Rollon lui demander du secours contre des rebelles, et reçut de lui ce secours. — Comment Rollon, revenant d’Angleterre, après avoir vaincu les Anglais, selon le vœu de leur roi, enrichi de très-grands dons et conduisant des auxiliaires, détacha les comtes de son armée et les envoya promptement, et par eau, les uns sur le fleuve de la Seine, les autres sur la Loire, les autres sur la Gironde, pour faire dévaster les provinces intermédiaires.

TANDIS que ces choses se passaient, arrivèrent des députés du roi des Anglais, Elstan, portant à Rollon de très-instantes prières pour qu’il allât le secourir au plus tôt. En effet certains rebelles, prenant les armes, avaient conspiré contre lui. Rempli de compassion [p. 48] pour les maux que ce roi souffrait, et de plus attendant peu de résultat du siége de la ville de Paris, tant à raison de la difficulté de s’en approcher, qu’à cause de l’extrême abondance des vivres dans la ville, Rollon abandonna le siége et se rendit en Angleterre. Y étant arrivé, il attaqua les rebelles, les réprima avec sévérité, et recevant d’eux des otages, il les remit sous le joug de leur roi. De là ayant rassemblé de nouveau une multitude de jeunes gens d’élite, et emportant de très-grands présens qu’il reçut du roi, il retourna en France, et détachant aussitôt les comtes de son armée, il les envoya par eau, les uns sur le fleuve de la Seine, d’autres sur celui de la Loire, d’autres sur celui de la Gironde, pour qu’ils eussent à dévaster les provinces intermédiaires. Lui-même se rendit ensuite à Paris, recommença le siége de cette ville, et se mit à dévaster le territoire de ses ennemis.


CHAPITRE XIV.

Comment Charles, ayant appris le retour de Rollon, lui demanda et obtint une paix de trois mois, et comment, ce délai expiré, Rollon envoya les siens jusqu’en Bourgogne, pour enlever du butin de tous côtés.

OR le roi Charles ayant appris que Rollon était de retour du pays des Anglais, après avoir heureusement accompli son expédition, lui envoya Francon, archevêque de Rouen, pour lui demander de s’abstenir de faire du mal aux Francs et de lui accorder une trève de trois mois. Cette trève ayant été consentie, la terre [p. 49] respira quelque peu des ravages des Païens. Or, lorsque les trois mois furent passés, Rollon, se croyant méprisé par les Francs, à cause du repos qu’il leur avait accordé, dévasta rudement et cruellement les provinces, et se mit déchirer, à désoler et à détruire le peuple. Ses hommes se rendant en Bourgogne et naviguant sur les rivières de l’Yonne et de la Saône, dévastant de tous côtés toutes les terres situées sur les bords des rivières jusques à Clermont, envahirent la province de Sens, et ravageant tout ce qu’ils rencontraient, revinrent à la rencontre Rollon auprès du monastère de Saint-Benoît. Or Rollon voyant ce monastère ne voulut pas le violer, et ne permit pas que le pays fût livré au pillage, par égard pour saint Benoît; mais il se rendit à Etampes, détruisit tout le territoire environnant, et fit un grand nombre de prisonniers. De là se dirigeant vers Villemeux, il ravagea tout le pays voisin, et se hâta ensuite de retourner à Paris.


CHAPITRE XV.

Comment, tandis que Rollon assiégeait la ville de Chartres, Richard, duc de Bourgogne, s’élança sur lui avec son armée et l’armée des Francs; et comme Rollon résistait vigoureusement, Anselme, l’évêque, sortit à l’improviste de la ville avec des hommes armés, portant la tunique de la sainte Mère de Dieu, et attaqua Rollon sur ses derrières. Rollon céda alors non aux Bourguignons, mais à la puissance divine.

ENFIN Rollon investit et assiégea la ville de Chartres, et, tandis qu’il l’attaquait avec des machines [p. 50] et des engins de guerre, Richard, duc de Bourgogne, survenant avec son armée et avec l’armée des Francs, se précipita sur lui. Rollon se battant avec Richard lui résista vigoureusement, jusqu’à ce que Anselme, l’évêque, sortant à l’improviste de la ville avec des hommes armés et portant sur lui la tunique de sainte Marie, mère de Dieu, attaqua Rollon sur ses derrières et lui tua beaucoup de monde. Alors Rollon se voyant sur le point de périr avec tous les siens, résolut sur-le-champ de se retirer devant les ennemis, plutôt que de combattre au détriment de ses compagnons; et ainsi il abandonna le combat par une sage résolution et non point par lâcheté.


CHAPITRE XVI.

Comment une certaine portion de l’armée de Rollon monta sur une certaine montagne, et comment Ebble, comte du Poitou, se cacha dans la maison d’un foulon pour éviter les Normands.

OR une certaine portion de l’armée de Rollon fuyant devant les Francs qui la poursuivaient, arriva aux Loges, et monta sur le sommet d’une certaine montagne. Ebble, comte du Poitou, venant trop tard pour le combat, apprit que les Païens avaient occupé les hauteurs de cette montagne. Il les poursuivit aussitôt, et afin qu’ils ne pussent lui échapper, il investit avec ses chevaliers tout le tour de la montagne; mais au milieu de la nuit, les Normands faisant irruption de vive force au travers du camp des Francs, échappèrent ainsi au péril qui les menaçait. Ebble [p. 51] apprenant que Rollon allait se précipiter sur ses compagnons, se glissa dans la maison d’un certain foulon, et y demeura caché toute la nuit, tremblant de frayeur. Au point du jour, les Francs ayant reconnu que les Païens leur avaient échappé, pressèrent leurs chevaux de leurs éperons, et se mirent à leur poursuite. Les ayant atteints, ils n’osèrent cependant les attaquer, attendu que les Païens s’étaient fortifiés comme dans un camp en s’entourant de cadavres d’animaux, qu’ils avaient couverts de sang; ainsi n’ayant pu réussir dans leur expédition, les Francs prirent aussitôt la fuite, et les Normands, s’étant sauvés, allèrent avec joie retrouver leur duc Rollon.


CHAPITRE XVII.

Comment Rollon, étant enflammé de fureur et continuant de plus en plus à opprimer et à dévaster la France, le roi Charles lui donna sa fille et tout le territoire maritime, depuis la rivière d’Epte jusqu’aux confins de la Bretagne, et même la Bretagne entière pour qu’il y trouvât de quoi vivre, attendu que le territoire ci-dessus désigné était ravagé et abandonné, sous la condition qu’il se ferait chrétien. — Comment le roi, Robert, duc de France, les autres grands et les évêques jurèrent que ce pays serait possédé à perpétuité par Rollon et par ses héritiers; et comment Rollon ne voulant pas baiser le pied du roi, ordonna à un de ses chevaliers de le baiser.

IRRITÉ de ses malheurs et enflammé de fureur par la mort de ses chevaliers, Rollon rassembla tous ceux qui lui restaient pour continuer à faire du mal aux Francs, et les excita à faire les plus grands efforts [p. 52] pour venger leurs compagnons, en dévastant et ruinant de fond en comble tout le pays. Que dirai-je de plus? Semblables à des loups, les Païens pénètrent de nuit dans les bergeries du Christ, les églises sont embrasées, les femmes emmenées captives, le peuple massacré; un deuil général se répand en tous lieux: enfin, accablés de tant de calamités, les Francs portent leurs plaintes et leurs cris de douleur devant le roi Charles, s’écriant tous d’une voix unanime que par suite de son inertie le peuple chrétien périra entièrement sous les coups des Païens. Le roi, vivement touché de leurs plaintes, fait venir l’archevêque Francon, et l’envoie en toute hâte vers Rollon, lui mandant que, s’il veut se faire chrétien, il lui donnera tout le territoire maritime qui s’étend depuis la rivière d’Epte jusqu’aux confins de la Bretagne, et de plus sa fille nommée Gisèle. Francon s’étant chargé de ce message et se mettant aussitôt en voyage, se rend auprès du Païen, et lui expose l’objet de sa mission. Le duc ayant, de l’avis des siens, accepté ces offres avec empressement, renonce à ses dévastations, et accorde au roi une trève de trois mois, afin que dans cet intervalle la paix puisse être établie entre eux par un solide traité. Au temps fixé, arrivent au lieu désigné et que l’on appelle Saint-Clair, d’une part le roi avec Robert, duc des Francs, au delà de la rivière d’Epte, d’autre part et en deçà de la même rivière, Rollon, entouré de ses compagnies de chevaliers. Alors les messagers ayant, couru alternativement des uns aux autres, la paix se conclut entre eux par les bienfaits du Christ; Rollon jura par serment fidélité au roi; le roi lui donna sa fille et le [p. 53] territoire ci-dessus désigné, y ajouta encore la Bretagne pour lui fournir des moyens d’existence; et les princes de cette province, savoir, Béranger et Alain, prêtèrent aussi serment à Rollon: car ce territoire maritime, que l’on appelle maintenant Normandie, depuis long-temps en proie aux incursions des Païens, était alors tout couvert de grands bois et languissait inculte, sans que la serpe ni la charrue le fissent valoir. Le roi avait d’abord voulu donner la province de Flandre à Rollon pour lui fournir des moyens de subsistance; mais Rollon ne voulut pas l’accepter, à raison des obstacles que présentaient les marais. Rollon n’ayant pas voulu baiser le pied du roi, au moment où il reçut de celui-ci le duché de Normandie, les évêques lui dirent: « Celui qui reçoit un tel don, doit s’empresser de baiser le pied du roi. » Mais Rollon leur répondit: « Jamais je ne fléchirai mes genoux devant les genoux de quelqu’un, ni ne baiserai le pied de quelqu’un. » Cependant se rendant aux prières des Francs, il ordonna à un de ses chevaliers de baiser le pied du roi; et le chevalier saisissant aussitôt le pied du roi, le porta à sa bouche, et, se tenant debout, il le baisa, et fit tomber le roi à la renverse. Alors il s’éleva de grands éclats de rire et un grand tumulte dans le petit peuple. Du reste le roi Charles, Robert, duc des Francs, les comtes et les grands, les évêques et les abbés engagèrent au patrice Rollon, par le serment de la foi catholique, leur vie et leurs membres et l’honneur de tout le royaume, jurant qu’il tiendrait et posséderait le territoire ci-dessus désigné, qu’il le transmettrait à ses héritiers, et que, dans la série des [p. 54] années à venir, ses descendants l’occuperaient et le feraient cultiver de génération en génération. Ces choses étant noblement terminées, le roi retourna dans ses terres, et Rollon et le duc Robert partirent pour la ville de Rouen.


CHAPITRE XVIII.

Comment, l’an du Verbe incarné 912, Rollon et son armée reçurent le baptême, et Rollon donna une portion de son territoire aux églises les plus vénérables avant d’en faire la distribution entre les grands, et comme quoi il donna Brenneval à Saint-Denis l’Aréopagite.

EN conséquence, l’an 912 de l’Incarnation du Seigneur, Rollon fut baptisé par l’évêque Francon, de la source bénite dite de la Sainte-Trinité. Le duc Robert le présenta sur les fonts du baptême et lui donna son nom. Après qu’il eut été baptisé, Rollon demeure dans ses vêtemens pendant sept jours, durant lesquels il honora Dieu et la Sainte Eglise par les présens qu’il leur offrit. Le premier jour, il donna une très-grande terre à l’église Sainte-Marie de Rouen, le second jour à l’église Saint-Marie de Bayeux, le troisième jour à l’église Sainte-Marie d’Evreux, le quatrième jour à l’église de Saint-Michel l’Archange, placée au haut d’une montagne en dépit des périls de la mer; le cinquième jour à l’église de Saint-Pierre et Saint-Ouen dans le faubourg de Rouen; le sixième jour à l’église de Saint-Pierre et Saint-Achard de Jumiège; et le septième jour il donna Brenneval avec toute ses dépendances à Saint-Denis.


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CHAPITRE XIX.

Comment Rollon distribua le pays à ses hommes, releva les églises détruites et les murailles des cités, et vainquit les Bretons révoltés contre lui.

LE huitième jour de son expiation, Rollon, s’étant dépouillé de ses vêtemens sacrés, commença par distribuer verbalement le territoire qu’il avait acquis, et en fit don à ses comtes et à ses autres fidèles. Or les Païens voyant leur duc devenu chrétien, abandonnèrent leurs idoles, et, prenant des noms chrétiens, s’empressèrent d’un commun accord pour recevoir le baptême. Ensuite Robert, duc des Francs, ayant heureusement terminé les choses pour lesquelles il était venu, s’en retourna joyeusement en France.

Cependant Rollon ayant fait en grande pompe tous les préparatifs de noce, épousa, selon les rits chrétiens, la fille du grand roi, que nous avons déjà nommée. Il donna toute sécurité à tous les peuples pour ceux que voudraient venir résider sur son territoire. Il distribua le pays à ses fidèles en faisant des divisions au cordeau, fit élever de nouvelles constructions sur cette terre depuis long-temps déserte, la peupla et la remplit de ses chevaliers et d’étrangers. Il accorda au peuple des droits et des lois immuables, consenties et promulguées du consentement des chefs, et les força à vivre en paix les uns avec les autres. Il releva les églises entièrement renversées, et répara les temples que les Païens avaient détruits. Il [p. 56] reconstruisit aussi les murailles et les fortifications des cités, et en fit faire de nouvelles, Il soumit aussi les Bretons rebelles, et avec les denrées prises chez eux, il pourvut à la subsistance de tout le royaume qui lui avait été concédé.


CHAPITRE XX.

De la loi qu’il publia pour que nul n’eût à prêter assistance à un voleur. — Histoire d’un paysan et de sa femme, qu’il ordonna de pendre à une potence, à cause d’une serpe et d’un soc de charrue qui avaient été volés.

APRÈS cela, Rollon publia une loi dans les limites du pays de Normandie, pour que nul n’eût à prêter assistance à un voleur, ordonnant que, s’ils venaient à être pris, tous les deux seraient pendus à la potence, Or, il arriva peu de temps après, dans le domaine de Longuepète, qu’un certain agriculteur, voulant se reposer, quitta son travail et rentra dans sa maison, laissant dans son champ ses traits avec sa serpe et le soc de sa charrue. Sa femme, aussi malheureuse qu’insensée, enleva tous ces objets à son insu, voulant faire une épreuve au sujet de l’édit du duc. Le paysan étant retourné dans son champ et n’y trouvant plus ses effets, demanda à sa femme si elle les avait pris. Elle le nia, et le paysan alla trouver le duc, lui demandant de lui faire rendre ses outils. Touché de compassion, le duc ordonna d’indemniser cet homme en lui donnant cinq sous, et de faire rechercher le fer dans toute la population des environs. Mais tous [p. 57] ayant été délivrés par le jugement de Dieu, on en vint à faire arrêter la femme du paysan, et, à force de coups, on l’amena à se déclarer coupable. Le duc dit alors au paysan: « Savais-tu auparavant que c’était elle qui avait volé? » Et le paysan répondit: « Je le savais. » A cela le duc ajouta: « Ta bouche te condamne, méchant serviteur; » et il ordonna aussitôt de les pendre tous les deux à la potence.

On raconte encore dans le peuple au sujet de ce duc beaucoup d’autres choses dignes d’être rapportées; mais je me bornerai au fait suivant.

Après avoir chassé dans la forêt qui s’élève sur les bords de la Seine tout près de Rouen, le duc, entouré de la foule de ses serviteurs, mangeait et était assis au dessus du lac que nous appelons en langage familier la mare, lorsqu’il suspendit à un chêne des bracelets d’or. Ces bracelets demeurèrent pendant trois ans à la même place et intacts, tant on avait une grande frayeur du duc; et comme ce fait mémorable se passa auprès de la mare, aujourd’hui encore cette forêt elle-même est appelée la Mare de Rollon. Ainsi comprimant et effrayant le peuple par de telles sévérités, tant par amour pour la justice, selon que le lui enseignait la loi divine, que pour maintenir la concorde et la paix entre ses sujets, et pour jouir lui-même de ses honneurs en toute tranquillité, le duc Rollon gouverna long-temps et parfaitement en paix le duché que Dieu lui avait confié.


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CHAPITRE XXI.

De deux chevaliers du roi Chartes, que le duc fit punir.

CHARLES-LE-SIMPLE, fils de Louis, surnommé le Fainéant et beau-père de Rollon, envoya une certaine fois deux chevaliers à sa fille Gisèle. Celle-ci les fit demeurer long-temps et en secret auprès d’elle, ne voulant pas les présenter à Rollon. Mais celui-ci en ayant été informé, rempli de fureur et les prenant pour des espions, ordonna de les faire sortir, et, les ayant fait sortir, les fit mettre à mort sur la place du marché. Robert, duc des Francs, et parrain de Rollon, apprenant que la mort de ces deux chevaliers avait détruit et rompu les liens de paix qui unissaient le roi et Robert duc de Normandie, se révolta contre le roi, envahit le royaume de France, et reçut l’onction comme roi, le vingt-neuvième jour de juin. Mais avant la fin de l’année, Charles livra bataille, à Soissons, à celui qui avait usurpé son royaume, et l’ayant vaincu avec le secours de Dieu, il le fit périr. Tandis qu’il revenait vainqueur de cette guerre, le très-méchant comte Héribert se porta à sa rencontre; sous une fausse apparence de paix, il l’engagea à se détourner de son chemin et à se rendre au château de Péronne pour y loger; et l’ayant pris ainsi par artifice, il le retint captif en ce lieu jusqu’à sa mort. Le duc Robert avait pour femme la sœur d’Héribert, dont il avait un fils qui était Hugues-le-Grand. Or Charles, lorsqu’il eut été fait prisonnier, éleva au trône de France, de l’avis [p. 59] des grands, Raoul, noble fils de Richard, duc de Bourgogne, qu’il avait tenu sur les fonts de baptême. Ogive, femme de Charles et fille d’Elstan roi des Anglais, effrayée des malheurs de son époux, se réfugia en Angleterre auprès de son père, avec son fils Louis, redoutant excessivement l’inimitié de Héribert et de Hugues-le-Grand.


CHAPITRE XXII.

Comment le duc, après que sa femme fut morte sans lui laisser d’enfans, s’unit de nouveau avec Popa, qu’il avait eue pour femme avant son baptême, et mourut après avoir fait prêter serment de fidélité à son fils Guillaume par les Normands et les Bretons.

OR le duc Rollon, également appelé Robert, après que sa femme fut morte sans lui laisser d’enfans, rappela et épousa de nouveau Popa, qu’il avait répudiée et dont il avait eu un fils nommé Guillaume, lequel était déjà grand. Cependant le duc, perdant ses forces, épuisé par les travaux et les guerres auxquels il avait consacré toute la vigueur de sa jeunesse, délibérait déjà sur les moyens de disposer de son duché, et cherchait avec la plus grande attention à qui et de quelle manière il le laisserait après lui. Ayant donc convoqué les grands de toute la Normandie et les Bretons Alain et Béranger, il leur présenta son fils Guillaume, brillant de tout l’éclat de la plus belle jeunesse, leur ordonnant de l’élire pour leur seigneur et de le mettre à la tête de leur chevalerie. « C’est à [p. 60] moi, leur dit-il, de me faire remplacer par lui, à vous de lui demeurer fidèles. » En outre, leur adressant à tous des paroles douces et persuasives, il les amena à s’engager envers son fils par le serment de fidélité. Après cela il vécut encore un lustre, et, consumé de vieillesse, il dépouilla le corps de l’homme dans le sein du Christ, à qui appartiennent honneur et gloire, aux siècles des siècles. Amen!



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LIVRE TROISIÈME.

DU SECOND DUC DE NORMANDIE, GUILLAUME, FILS DE ROLLON.


CHAPITRE PREMIER.

Des bonnes qualités du duc Guillaume et de la jalousie des Francs contre lui, parce qu’il reculait tout autour de lui les limites de son duché. — Comment il vainquit les comtes bretons Alain et Béranger, révoltés contre lui.

LE duc Rollon s’étant enfin affranchi du fardeau de la chair, Guillaume son fils, gouvernant avec sagesse tout le duché de Normandie, faisait tous ses efforts pour conserver en son cœur une fidélité inaltérable au Christ, son roi. Il était d’une taille élevée et beau de visage; ses yeux étaient étincelans. Il se montrait plein de douceur pour les hommes de bonne volonté, terrible comme un lion pour ses ennemis, fort comme un géant dans les combats, et ne cessait d’étendre tout autour de lui les limites de son duché. Ces entreprises et ces preuves de son courage excitèrent contre lui la haine et la jalousie des grands seigneurs de France.

Vers le même temps à peu près, les Bretons Alain et Béranger, renonçant au serment de fidélité par lequel ils s’étaient engagés envers lui, osèrent dans [p. 62] leur témérité se soustraire à sa suzeraineté, et se disposèrent à servir désormais en chevaliers pour le roi des Francs. Mais le duc réprimant cette audace par une prompte invasion, entra en Bretagne en ennemi, dévasta le pays, renversa un grand nombre de châteaux, et y demeura jusqu’à ce qu’il en eût chassé Alain, l’instigateur de toutes ces perfidies, et l’eût contraint de se réfugier chez les Anglais. En même temps il se montra clément pour Béranger, et se réconcilia avec lui.


CHAPITRE II.

Comment quelques Normands, sous la conduite d’un certain traître nommé Rioulfe 6, voulurent entreprendre d’expulser le duc du pays, et étant venus assiéger les faubourgs de la ville de Rouen, furent vaincus par le duc, qui n’avait avec lui qu’une petite troupe de chevaliers, dans le lieu que l’on appelle encore aujourd’hui le Pré du combat; et comment le duc revenant vainqueur après cette affaire, apprit que Sprota, très-noble jeune fille, lui avait donné un fils, né à Fécamp, qu’il ordonna de baptiser sous le nom de Richard.

CES ennemis ainsi vaincus, le diable mit en agitation un grand nombre de méchans; et de nouvelles tentatives furent faites contre le duc dans l’intérieur de son pays. Un certain Rioulfe, embrasé d’une fureur perfide et le cœur infecté du poison de la discorde, prit les armes et voulut entreprendre de chasser à jamais le duc de ses Etats. Il rassembla donc de tous côtes une grande multitude d’hommes, et [p. 63] traversant le fleuve de la Seine, vint mettre le siége autour des faubourgs de la cité de Rouen, afin d’en expulser le duc, ou de le prendre et de le faire périr méchamment, pour pouvoir s’emparer pour son compte de la Normandie. Or le duc, se voyant ainsi assiégé par les siens, se mit à méditer, cherchant toutes sortes de moyens pour sauver sa personne et son honneur, et pour garantir ses chevaliers de la crainte de cette audacieuse conspiration. A la fin, se trouvant indignement provoqué par les insultes d’un certain Bothon, son intendant, le duc prit les armes, et faisant une vive irruption dans le camp de ses adversaires avec trois cents chevaliers cuirassés, il fit périr par le glaive et envoya dans l’enfer un grand nombre de ses ennemis, et il mit en fuite tous les autres, qui allèrent se cacher en divers lieux, dans les profondeurs des forêts. Rioulfe ayant perdu la confiance de ses compagnons d’armes, se cacha parmi les fuyards et se sauva par la fuite. Ayant ainsi triomphé de ses ennemis, le duc fit un recensement de ses chevaliers, et reconnut que nul d’entre eux n’était mort. Le lieu où fut livrée cette bataille s’appelle aujourd’hui encore le Pré du combat. Le duc étant de retour, reçut un messager qui était envoyé par le gouverneur du château de Fécamp pour lui annoncer qu’il lui était né un fils d’une très-noble jeune fille, nommée Sprota, à laquelle il s’était uni selon l’usage des Danois. Grandement réjoui de cette nouvelle, le duc ordonna d’envoyer cet enfant en toute hâte à l’évêque Henri, à Bayeux, afin qu’il fut lavé de l’eau sacrée du baptême, de la main même de cet évêque, et qu’il reçût le nom propre de Richard. L’évêque [p. 64] s’empressant d’exécuter ses ordres, lava l’enfant avec l’eau consacrée et le renvoya à Fécamp pour y être nourri.


CHAPITRE III.

Comment beaucoup de comtes et de ducs des contrées étrangères, attirés vers le duc par la renommée de sa bonté et de ses vertus, visitèrent sa cour, et entre autres Hugues-le-Grand, duc des Francs, Guillaume, comte de Poitou, et Héribert du Vermandois. — Comment Guillaume 7 demanda au duc, et en obtint sa sœur Gerloc en mariage; et comment Héribert, sur les instances de Hugues-le-Grand, donna sa fille en mariage au duc.

L’ILLUSTRE duc ayant ainsi triomphé des rebelles et acquis de nouvelles forces, la réputation de ses vertus se répandit de toutes parts chez les nations étrangères, tellement que de diverses parties du monde, les comtes et les grands des pays venaient visiter sa cour, et y recevant de nombreux présens, s’en allaient ensuite chez eux, remplis de joie. Attirés par la renommée de ses brillantes qualités, Hugues duc des Francs, Guillaume comte de Poitou, et Héribert se rendirent vers le duc et le félicitèrent de ses prospérités, tandis qu’il était dans la forêt de Lion, s’amusant aux exercices de la chasse et poursuivant avec ardeur les cerfs agiles. Le duc les accueillit avec beaucoup de pompe et à grands frais, et discuta fréquemment avec eux divers arrangemens des affaires du siècle. Au milieu de ces entretiens [p. 65] confidentiels, Guillaume, comte de Poitou, lui demanda sa sœur nommée Gerloc, afin de s’unir à elle par les liens du mariage. Agréant avec empressement les vœux de celui qui lui parlait, le duc, après avoir consulté Hugues-le-Grand, fit célébrer les fiançailles et ensuite les noces, et renvoya le comte chez lui, rempli de joie et comblé de présens. Après cela Héribert, enchanté de la prompte et magnifique solennité de ces joyeuses noces, et desirant lui-même illustrer son nom et sa postérité par une alliance avec un homme si grand et si généreux, donna sa fille au duc sur les instances de Hugues-le-Grand. Le duc des Normands alla donc la chercher dans la maison paternelle, et la ramena dans son château de Rouen, au milieu d’une foule innombrable de chevaliers.


CHAPITRE IV.

Comment, sur la demande d’Elstan, roi des Anglais, le duc rétablit Louis sur le trône de ses pères, et le décora du diadème royal après qu’il eut reçu l’onction de l’huile sainte, soutenu qu’il était par Hugues-le-Grand, par les évêques et par les autres grands seigneurs Francs. — Comment au bout de cinq ans les Francs conspirèrent de nouveau contre leur roi, et tentèrent de l’expulser de son royaume.

OR Elstan, roi des Anglais, apprenant la très-grande réputation de cet illustre duc, lui envoya des député chargés pour lui de riches présens, le priant de travailler à rétablir dans le royaume de ses pères Louis, son petit-fils et fils du roi Charles, et de vouloir [p. 66] bien, pour l’amour de lui, pardonner à Alain le Breton, son ennemi, les fautes dont il était coupable. Le duc accédant avec empressement aux prières du roi, remit à Alain ses fautes, et lui accorda la permission de rentrer dans ses terres. Puis ayant rappelé Louis d’Outre-mer, avec l’appui de Hugues-le-Grand, des évêques et des autres principaux seigneurs Francs, il le fit oindre de l’huile sainte, et le rétablit dans son royaume. Mais après que ce roi eut gouverné en paix pendant cinq ans, les Francs conspirèrent de nouveau contre lui, et tentèrent de l’expulser du royaume.


CHAPITRE V.

Comment Louis, forcé par la nécessité, voulut conclure un traité d’amitié avec Henri, roi d’outre-Rhin, et que celui-ci ne voulut y consentir qu’avec l’intervention de Guillaume, marquis des Normands. — Par où Louis, ayant supplié instamment le duc, obtint par lui le secours et l’alliance qu’il recherchait auprès du roi Henri.

POUSSÉ à bout par la méchanceté des Francs, le roi Louis envoya des députés à Henri, roi d’outre-Rhin, lui demandant une entrevue pour conférer avec lui de certaines choses et conclure un traité de solide amitié. Ce roi répondit qu’il ne voulait consentir à ce traité qu’avec la garantie du duc Guillaume. Ayant appris cette réponse par ses envoyés, Louis alla tout de suite trouver le duc pour lui demander son assistance contre les Francs, qui l’attaquaient. [p. 67] Le duc le reçut honorablement, comme il convient de recevoir un roi, et lui promit de lui prêter secours en toutes choses. En outre ils demeurèrent quelque peu ensemble, passant joyeusement leur temps au milieu de festins royaux. Ayant envoyé en avant le chevalier Tedger auprès du roi Henri, le duc et le roi Louis partirent aussitôt après, avec une grande armée, pour se rendre à la conférence, et emmenèrent avec eux pour la même affaire Hugues-le-Grand et Héribert, princes des Francs. Ils marchèrent rapidement vers le fleuve de la Meuse, et les deux rois se rencontrèrent au lieu qui s’appelle Veuséde: Henri dressa ses tentes sur l’une des rives du fleuve, et Louis s’arrêta en face, sur l’autre rive, avec son armée. Guillaume, aussi fidèle que rempli de sagesse, donnant d’utiles et honorables conseils, conclut entre eux un traité d’amitié tel que les deux rois le sanctionnèrent l’un et l’autre par leurs sermens. De là Louis s’en retourna en France avec les siens, et rendit au duc mille actions de grâces pour ses bons offices.


CHAPITRE VI.

Comment à son retour de la conférence des rois, et sur la demande de Louis, le duc Guillaume présenta sur les fonts du baptême, à Laon, le fils du roi qui reçut le nom de Lothaire.

EN revenant de la conférence, le roi rencontra un messager qui venait lui annoncer qu’il lui était né un fils de sa femme Gerberge. Rempli d’une très-grande joie, tout aussitôt il supplia le duc Guillaume [p. 68] de présenter cet enfant sur les fonts de baptême et de le nommer Lothaire. Acquiesçant à cette demande avec reconnaissance, le duc partit pour Laon afin de réaliser ses promesses. Les ayant royalement accomplies, il revint en toute hâte avec les siens, et rentra sur le territoire de Normandie. Tout le clergé de Rouen, informé de son arrivée, se porta en procession à sa rencontre jusques aux portes de la ville, chantant des hymnes, tandis que sur le haut des remparts les citoyens des deux sexes faisaient retentir leurs acclamations, en disant: « Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! » Ainsi au milieu des chants unanimes des clercs et du peuple, il fut conduit par tous à l’église de Marie, mère de Dieu, et après avoir présenté ses prières à Dieu, il rentra dans sa maison pour y célébrer un festin, entouré d’une nombreuse suite.


CHAPITRE VII.

En quelle occasion le duc Guillaume releva l’abbaye de Jumiège, que les Païens avaient détruite.

VERS le même temps, il arriva que deux moines, savoir Baudouin et Gondouin, revinrent à Jumiège du pays de Cambrai, et du domaine qui est appelé Hespère. Etant entrés dans ce vaste désert, ils se donnèrent beaucoup de mal pour en arracher les arbres, travaillèrent non sans peine à aplanir le terrain aussi bien qu’il leur fut possible, et couvrirent de sueur leurs fronts et leurs mains. Or le duc Guillaume étant [p. 69] venu vers ce lieu pour chasser, et les y ayant rencontrés, se mit à leur demander de quel rivage ils arrivaient, et quels étaient les travaux importans qu’ils entreprenaient. Alors les serviteurs de Dieu lui racontèrent tous les détails de cette affaire, et lui offrirent le pain d’orge et l’eau de charité. Ayant dédaigné d’accepter ce pain trop grossier et cette eau, le duc entra dans la forêt, y rencontra un énorme sanglier, et se jeta aussitôt à sa poursuite. Les chiens dogues s’étant aussi lancés après lui, le sanglier revint tout à coup sur ses pas, brisa la lance de l’épieu dirigé contre lui, se jeta rudement sur le duc, le renversa et le secoua violemment. Bientôt cependant le duc, reprenant peu à peu ses sens et sa raison, retourna auprès des moines, reçut d’eux la charité qu’il avait imprudemment dédaignée, et leur promit de restaurer ces lieux. Il y envoya donc des ouvriers, fit d’abord, enlever les arbres et les ronces, et réparant le monastère de Saint-Pierre, qui était depuis quelque temps tombé en ruine, il le fit recouvrir convenablement. Ensuite il restaura le couvent et toutes les cellules, et les faisant un peu rapetisser, il les rendit habitables.


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CHAPITRE VIII.

De douze moines et de leur abbé Martin, qui furent pris dans le couvent de Saint-Cyprien, et que la comtesse de Poitou, sœur du duc, lui envoya sur sa demande pour être établis dans le lieu susdit. — Comment le duc voulant se faire moine en ce même lieu, en reçut défense de l’abbé lui-même; et comment il fit jurer fidélité à son fils Richard par les Normands et les Bretons.

CEPENDANT le duc envoya des députés, en Poitou, à sa sœur avec laquelle le comte Guillaume s’était uni en mariage, lui demandant de lui donner des moines qu’il pût établir dans le lieu susdit. Or sa sœur accueillant cette demande avec contentement de cœur, pourvut aux frais du voyage, et envoya à son frère douze moines avec leur abbé, nommé Martin, tous pris dans le monastère de Saint-Cyprien. Le duc, comblé de joie par leur arrivée, les reçut à Rouen avec de grands témoignages d’allégresse, leur rendant toutes sortes d’honneurs, entouré de plusieurs compagnies de chevaliers, il les conduisit à Jumiège, livra à l’abbé ce lieu et toute la terre, qu’il racheta à prix d’or de ceux qui la possédaient en alleu, et s’engagea par un vœu à se faire moine en ce même lieu: il eût même accompli son vœu, si l’abbé n’eût résisté à son empressement, attendu que son fils Richard était encore tout jeune enfant, et qu’il y avait à craindre qu’à raison de son extrême faiblesse il ne fût expulsé de sa patrie par les entreprises de certains [p. 71] méchans. Cependant le duc trouva moyen d’enlever à l’abbé un capuchon et une étamine, les emporta avec lui, les déposa dans un petit coffre, et suspendit à sa ceinture une clef d’argent. Etant parti enfin de Jumiège, il se rendit à Rouen, ne supportant qu’avec impatience la défense que l’abbé lui avait faite. Il appela alors auprès de lui tous les chefs Normands et Bretons, et leur exposa nettement les résolutions de son cœur. Vivement étonnés de ses paroles, ils hésitaient, ne sachant que répondre, et ayant perdu l’usage de la langue dans l’excès de leur stupeur. Enfin, ayant repris peu à peu leurs esprits, ils s’abandonnèrent à leurs lamentations, disant: « Pourquoi, sérénissime seigneur, pourquoi nous abandonnes-tu si promptement? A qui confieras-tu la seigneurie de ton duché? » Le duc leur dit: « J’ai à moi un fils nommé Richard. Or vous maintenant, je vous en supplie, si jamais vous avez eu quelque tendre affection pour moi, montrez-vous justes envers moi, et faites-le votre seigneur en ma place; car ce que j’ai promis à Dieu sera inévitablement réalisé par moi. » Ne pouvant résister davantage à sa volonté, ils lui donnèrent leur consentement, quoi qu’avec chagrin, et demeurèrent d’accord de ce qu’il leur avait dit. Ayant ensuite envoyé des députés, le duc fit venir de Fécamp son jeune fils Richard, et le leur présenta. Tous lui ayant prêté serment de fidélité avec empressement, il fut reconnu duc de tout le duché de Normandie et de Bretagne. Aussitôt après son père l’envoya à Bayeux, et le confia à Bothon, chef de sa garde, pour être élevé par lui, afin qu’il apprît aussi la langue danoise, et qu’il fût en état de [p. 72] répondre en public à ses hommes, ainsi qu’aux étrangers.

Telles sont les choses que nous avons cru devoir rapporter au sujet du monastère de Jumiège, afin de montrer quelle dévotion, et quelles pieuses intentions de cœur le duc Guillaume avait manifestées à l’égard de ce monastère.


CHAPITRE IX.

Comment Hérold, roi des Danois, chassé de son royaume par son fils Suénon, et arrivant en Normandie avec soixante vaisseaux, fut accueilli par le duc Guillaume avec les honneurs convenables; et comment ce duc lui concéda le comté de Coutances pour y demeurer.

TANDIS que la renommée célébrait la valeur et la piété de cet illustre prince, Hérold, roi des Danois, chassé de son royaume par son fils Suénon, arriva en suppliant en Normandie, avec soixante vaisseaux remplis de chevaliers armés. Le duc, puissant et généreux, le reçut avec les honneurs convenables, et lui donna pour y demeurer le comté de Coutances, jusqu’à ce qu’il eût fait construire des navires et augmenté son armée, afin de pouvoir, avec une plus forte troupe de chevaliers, aller reconquérir son royaume perdu.


[p. 73]

CHAPITRE X.

Comment le duc Guillaume, touché des malheurs du comte Herluin, investit, assiégea et prit le château de Montreuil, qu’Arnoul de Flandre lui avait enlevé, et le rendit à Herluin.

EN ce temps, Arnoul comte de Flandre, homme astucieux, entraîné par sa cupidité, et qui ne savait point se contenir dans les limites de ses droits, ambitieux de domination, travaillait sans cesse à troubler le repos de plusieurs de ceux qui vivaient dans son voisinage. Entre autres entreprises de sa méchanceté, il fit souffrir un très-grand dommage à un certain comte, nommé Herluin, en lui enlevant par fraude un château que l’on appelle Montreuil. Se trouvant entièrement privé de secours et abandonné par Hugues-le-Grand, son seigneur, ce comte se rendit tout triste auprès du seigneur de Normandie pour implorer sa protection. Ce prince, doué d’autant de bonté que de grandeur, et dont le cœur était plein de bienveillance, eut compassion des maux du comte, et, rassemblant une armée, partit promptement pour aller assiéger le château. Il s’en empara bientôt, et le prit de vive force avec l’aide des chevaliers qui l’avaient accompagné; puis, l’ayant bien approvisionné en vivres, il le rendit à Herluin. Après cette expédition, il rentra à Rouen, triomphant de ces nouveaux exploits. En ce temps mourut Francon, archevêque de Rouen, qui eut pour successeur le seigneur Gunard.


CHAPITRE XI.

Comment Arnoul, attristé de la perte de ce château, adressa frauduleusement au duc Guillaume des paroles de paix pour l’inviter à se rendre à Pecquigny, afin d’y négocier avec lui un traité d’amitié.

[p. 74] CEPENDANT Arnoul de Flandre, portant en son perfide cœur un affreux venin, et s’affligeant dans son ame féroce de la perte de ce château, commença à méditer en lui-même, et avec beaucoup de princes des Francs, sur les moyens de donner la mort au duc. Ces hommes donc, corrompus par les artificieux sophismes de cet homme inhumain, de ce scélérat homicide, complotèrent la mort de cet excellent prince, et s’engagèrent par serment à commettre cet horrible crime. Arnoul, désirant accomplir le projet qu’il avait conçu en son ame dépravée, envoya des députés au duc Guillaume, lui mandant qu’il voulait se lier d’amitié avec lui, conclure une paix inaltérable, et que pour l’amour de lui il ferait remise au comte Herluin de ses offenses, ajoutant que si lui-même n’eût été retenu par le mal de la goutte aux mains et aux pieds, il eût vivement désiré de se rendre à sa cour pour cette affaire; enfin il lui fit demander avec les plus vives instances de vouloir bien désigner un lieu où lui-même pût se porter à sa rencontre pour entrer en conférence. Le duc, qui desirait rétablir la paix dans son duché, parce qu’il aspirait avec la plus vive ardeur à prendre l’habit de [p. 75] moine, ayant assigné un rendez-vous à Pecquigny, partit sur le fleuve de la Somme, avec une troupe innombrable de chevaliers d’élite, dans l’espoir de terminer cette grande affaire. L’armée d’Arnoul s’arrêta sur l’une des rives du fleuve, et en face, sur l’autre rive, s’établit l’armée de Guillaume.


CHAPITRE XII.

Comment quatre traîtres, savoir, Henri, Balzon, Robert et Rioulfe, assassinèrent le duc par les ordres d’Arnoul, dans une certaine île du fleuve de la Somme. — De la clef d’argent qui fut trouvée dans sa ceinture, et avec laquelle il gardait enfermés dans un petit coffre un capuchon et une étamine de moine. — Comment son corps fut transporté à Rouen.

IL y avait, au milieu du fleuve une île, dans laquelle les deux ducs s’assirent après avoir échangé leurs embrassements, afin de discuter les choses pour lesquelles ils s’étaient réunis. Arnoul, suivant l’exemple du traître Judas, tissait longuement sa toile d’araignée en la cachant sous des balivernes et de longs discours; enfin, après qu’ils se furent prêté serment d’amitié et qu’ils eurent échangé les baisers de paix, le soleil s’étant abaissé vers l’occident, les deux ducs se séparèrent l’un de l’autre. Mais voilà, tandis que Guillaume traversait de nouveau le fleuve, Henri et Balzon, Robert et Rioulfe, tous quatre enfans du diable, rappelant Guillaume à grands cris, lui dirent que leur seigneur avait oublié de lui confier le meilleur de ses secrets. Guillaume donc ayant ramené son [p. 76] navire vers la rive de l’île, à peine eut-il mis pied à terre, ô douleur! ces hommes, tirant leurs glaives, assassinèrent l’innocent, qui ne put recevoir aucun secours à cause de la profondeur de l’eau courante; puis, tout à coup cherchant leur salut dans la fuite, ils abandonnèrent, privé de vie, le corps de cet homme très-vertueux. Alors Béranger et Alain, les Bretons, et les princes Normands aussi, voyant leur seigneur assassiné, firent retentir le rivage de leurs cris et de leurs hurlemens, mais ne purent lui porter aucune espèce de secours. Peu après son corps ayant été transporté auprès d’eux, ils lui ôtèrent ses vêtemens et trouvèrent une clef d’argent suspendue à sa ceinture, et qui enfermait son trésor chéri, savoir une ceinture et une étamine de moine. Il n’est pas douteux que, si le duc eût conservé la vie, à son retour de cette conférence il eût mis sur lui ces objets, pour aller se faire moine à Jumiège. Les Normands le déposèrent alors sur un brancard, et le transportèrent en toute hâte à Rouen au milieu des plus grands témoignages d’affliction. Le clergé et les gens du peuple des deux sexes allèrent processionnellement à sa rencontre jusqu’à la porte de la ville, et le transportèrent avec douleur et en sanglotant dans l’église de Sainte-Marie toujours vierge. Ils envoyèrent ensuite à la ville de Bayeux, et appelèrent le jeune Richard aux funérailles de son père. Là ils lui renouvelèrent d’une voix unanime leur serment de fidélité, et le placèrent sous la tutelle de Bernard le Danois, afin que par les soins de cet homme sage autant que fidèle, il fût gardé en toute sûreté dans l’enceinte des murailles de la ville.

[p. 77] Le très-saint duc Guillaume accomplit ainsi sa carrière le 17 décembre, le roi Louis possédant le royaume des Francs, l’an neuf cent quarante-trois de l’Incarnation du Seigneur, sous le règne de ce même seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne aux siècles des siècles. Amen!



 
[p. 79]

CHAPITRE II.

Comment Louis, roi des Francs, étant venu à Rouen, et emmenant frauduleusement le jeune Richard en France et avec lui, soumit le duché de Normandie à sa juridiction, en se disant tuteur de l’enfant.

QUELQUES-UNS d’entre eux cependant, complices de l’homicide même, et qui auparavant s’étaient dits faussement grands amis du duc de Normandie, découvrirent alors le fond de leur cœur, et montrèrent au grand jour le venin qu’ils avaient long-temps tenu caché. En effet le roi Louis, pensant que la porte des grands honneurs venait de lui être ouverte, et oubliant les bienfaits du duc et la fidélité qu’il lui avait toujours gardée, feignit de vouloir tenir conseil avec les Normands au sujet de la mort de ce prince, se mit aussitôt en marche, et arriva promptement à Rouen. Raoul, Bernard et Anslech, gardiens de tout le duché de Normandie, l’accueillirent avec des honneurs royaux, comme il était convenable à l’égard d’un si grand roi, se soumirent à son service pour acquitter la foi de leur petit seigneur. Or le roi ayant vu cette terre fertile, ces eaux si salubres, ces forêts si bien fournies, et séduit par sa cupidité, commença à leur promettre mensongèrement ce qu’il se préparait déjà à arranger d’une manière toute différente. Il leur envoya un message pour leur ordonner de présenter le jeune Richard devant ses yeux, et le voyant doué d’une belle [p. 80] figure, il déclara qu’il le ferait élever dans son palais avec des enfans de son âge. Cependant toute la ville fut ébranlée de la fâcheuse nouvelle que Richard, frustré de ses espérances, était indignement retenu captif par le roi. Bientôt les citoyens, se réunissant aux groupes des chevaliers, et traversant la ville le glaive nu, font irruption dans la cour du roi, et le cherchent dans les premiers transports de leur fureur pour le massacrer tout aussitôt. Instruit de tout ce tumulte et vivement effrayé, le roi, d’après les conseils de Bernard le Danois, prend l’enfant dans ses bras, le présente à la vue de ces hommes irrités, et parvient ainsi à apaiser leur premier emportement. Voulant calmer entièrement les esprits inquiets et agités des Normands, le roi, de l’avis de ses hommes, fit concession au jeune Richard de l’héritage de son père, en se réservant le serment de fidélité qu’il lui avait prêté. L’admettant ainsi à être un de ses fidèles, le roi promit aux Normands (tout en mentant à ses intentions) de rendre leur prince lorsqu’il aurait reçu, d’une manière digne de lui, l’éducation de son palais.


CHAPITRE III.

Comment Louis, aveuglé par les présens d’Arnoul, menaça le jeune Richard, duc de Normandie, de lui brûler les jarrets.

LA première agitation ainsi calmée, le roi conservant sa colère, et portant dans le fond de son cœur le ressentiment de l’insulte que lui avaient faite [p. 81] les Normands, retourna en France emmenant avec lui le jeune Richard, comme pour se préparer à venger par les armes la mort de son père sur Arnoul de Flandre. Celui-ci cependant, craignant que le roi Louis ne marchât contre lui avec une armée, et voulant se justifier d’une accusation de trahison, envoya des députés avec dix livres d’or, et soutint devant le roi qu’il était innocent de la mort de Guillaume. Il promit même de chasser de son pays les assassins de ce prince, si le roi le lui ordonnait. Il ajouta cependant que le roi devait se souvenir des insultes et des affronts que son père et lui-même avaient reçus durant si long-temps de la part des Normands, disant encore que pour mettre un terme à ces inimitiés, ce que le roi aurait de mieux à faire serait de faire brûler les jarrets au jeune Richard, de le tenir rigoureusement enfermé, et d’accabler la race normande sous le poids des plus lourds impôts, jusqu’à ce qu’enfin, cédant à la nécessité, elle s’en retournât dans ce Danemarck, d’où elle avait fait son irruption. Le roi, aveuglé par les présens et par les paroles artificieuses de ce traître, pardonna son crime à celui qui eût été digne de la potence, et tourna sa colère contre l’enfant innocent, suivant l’exemple de Pilate, qui relâcha l’homicide et condamna le Christ au supplice de la croix. En conséquence, et tandis qu’il demeurait à Laon, comme le jeune Richard revenait une fois de la chasse aux oiseaux, le roi l’ayant accablé des plus cruelles injures, l’appela fils de courtisane, d’une femme qui avait enlevé un homme qui ne lui appartenait point, et le menaça, s’il ne renonçait à ses prétentions, de lui [p. 82] faire brûler les genoux et de le dépouiller de tous ses honneurs. Ayant ensuite désigné d’autres gardiens, afin que le jeune homme ne pût s’échapper, le roi donna ordre d’exercer sur lui la plus sévère surveillance.


CHAPITRE IV.

Par quelle adresse Osmond, intendant du jeune Richard, le délivra de son étroite prison, et l’ayant enlevé de Laon, le conduisit à Senlis auprès du comte Bernard, son oncle.

OSMOND, intendant du jeune Richard, ayant appris la décision rigoureuse du roi, prévoyant le sort réservé à l’enfant, et le cœur saisi de consternation, envoya des députés aux Normands, pour leur mander que leur seigneur Richard était retenu par le roi sous le joug d’une dure captivité. A peine ces nouvelles furent-elles connues, on ordonna dans tout le pays de Normandie un jeûne de trois jours, et l’Eglise adressa au Seigneur des prières continuelles pour le jeune Richard. Ensuite Osmond, ayant tenu conseil avec Yvon, père de Guillaume de Belesme, engagea l’enfant à faire semblant d’être malade, à se mettre dans son lit, et à paraître, tellement accablé par le mal que tout le monde dût désespérer de sa vie. L’enfant, exécutant ces instructions avec intelligence, demeura constamment étendu dans son lit, comme s’il était réduit à la dernière extrémité. Ses gardiens le voyant en cet état, négligèrent leur surveillance, et s’en allèrent de côté et d’autre pour prendre soin de [p. 83] leurs propres affaires. Il y avait par hasard dans la cour de la maison un tas d’herbe, dans lequel Osmond enveloppa l’enfant, et le mettant ensuite sur ses épaules, comme pour aller chercher du fourrage à son cheval, tandis que le roi soupait et que les citoyens avaient abandonné les places publiques, Osmond franchit les murailles de la ville. A peine arrivé dans la maison de son hôte, il s’élança rapidement sur un cheval, et prenant l’enfant avec soi, il s’enfuit au plus tôt, et arriva à Couci. Là ayant recommandé l’enfant au châtelain, il continua à chevaucher toute la nuit, et arriva à Senlis au point du jour. Le comte Bernard s’étonna de le voir arriver en si grande hâte, et lui demanda avec sollicitude comment allaient les affaires de son neveu Richard. Osmond lui ayant raconté en détail tout ce qu’il avait fait, et l’ayant réjoui plus que de coutume par un tel récit, ils montèrent tous deux à cheval et allèrent promptement trouver Hugues-le-Grand. Lui ayant raconté l’affaire et demandé conseil, ils reçurent de lui le serment par lequel il engagea sa foi à secourir l’enfant; et aussitôt ils se rendirent à Couci avec une grande armée, et ayant enlevé Richard, ils le conduisirent en grande joie dans la ville de Senlis.


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CHAPITRE V.

Comment Bernard le Danois déjoua par sa sagesse les conseils que Hugues-le-Grand avait donnés au roi contre les Normands.

OR le roi Louis, se voyant frustré dans ses desirs, envoya des députés à Hugues-le-Grand pour exiger la restitution de l’enfant, conformément à la fidélité qu’il lui devait. Lorsque ces députés lui eurent rapporté que l’enfant n’était point dans les mains de celui qu’il avait cru, mais sous la garde de Bernard comte de Senlis, le roi craignant de ne plus le ravoir, manda à Arnoul de Flandre qu’il eût à venir le trouver au plus tôt pour tenir conseil avec lui sur cette affaire, dans le lieu que l’on appelle Restible 8. Là, après que tous deux eurent discuté et proposé divers avis à ce sujet, Arnoul dit enfin au roi: « Nous savons que Hugues-le-Grand a été long-temps d’intelligence avec les Normands, et c’est pourquoi il convient que tu cherches à le séduire par tes présens. Concède-lui donc le duché de Normandie, depuis la Seine jusqu’à la mer, en te réservant la ville de Rouen, afin que, privée de son assistance, cette race perfide soit enfin forcée à sortir du pays. » Le roi cédant à cette proposition envoya aussitôt un député à Hugues-le-Grand pour l’inviter à une conférence dans le lieu que l’on appelle la Croix, situé auprès de Compiègne. Hugues s’y étant rendu, et ayant entendu le roi raisonner sur une nouvelle [p. 85] répartition des villes et des comtés, aima mieux, aveuglé par la cupidité, se faire parjure et acquérir de plus grands honneurs, que garder une fidélité inaltérable à son ami Richard. Ils se retirèrent donc de ce lieu, après s’être juré d’entreprendre une expédition contre les Normands; et les deux parties contractantes ayant rassemblé leurs armées, le roi commença à ravager et incendier le pays de Caux, et Hugues en fit autant dans le pays de Bayeux. Informé de ces événemens, et ayant pris conseil de Bernard de Senlis, Bernard le Danois envoya en toute hâte au roi Louis des députés chargés de lui parler en ces termes: « Pourquoi, ô roi très-puissant, pourquoi dévastes-tu ainsi ton pays, alors surtout que nul ne t’oppose de résistance, et que tous vivent parfaitement en paix avec toi? Renonce au pillage que font tes hommes, et emploie à ton profit les services des chevaliers normands. Pourquoi les affliges-tu par le feu, lorsque la ville de Rouen est ouverte devant toi? Accepte donc leurs services avec bienveillance, afin que par leur secours tu puisses déjouer les entreprises de tes ennemis. »


CHAPITRE VI.

Comment Louis, se rendant à Rouen, y fut reçu par Bernard le Danois et par les autres citoyens; et comment sur son ordre Hugues-le-Grand renonça à dévaster la Normandie.

REMPLI de joie après avoir reçu cette députation, le roi arrêta le pillage auquel ses chevaliers se livraient [p. 86] et se hâta de se rendre dans la ville de Rouen. A son arrivée tout le clergé s’avança processionnellement à sa rencontre jusqu’à la porte, en chantant les louanges du roi et criant avec toute la foule du peuple: Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur! De là, le roi se rendant au banquet royal, assista à un festin splendide, qui lui fut offert par Bernard le Danois. Au milieu du dîner, et comme déjà le roi était échauffé par le vin, Bernard le Danois lui dit: « Aujourd’hui, roi sérénissime, aujourd’hui a brillé pour nous un jour de grande joie, puisque nous commençons à devenir les gens du roi. Jusqu’à présent nous avons servi en chevaliers pour un duc; désormais nous servirons un roi invincible. Que Bernard de Senlis garde pour lui son neveu Richard; nous, plaise au ciel que nous t’ayons long-temps pour seigneur et roi! En vérité il t’a donné un conseil bien funeste celui qui t’a poussé à te priver de la force d’une armée normande. Lequel de tes ennemis ne pourrais-tu pas frapper d’épouvante, à l’aide de la très redoutable valeur des Normands? Car ils sont, comme nous, soumis à ta seigneurie, et désirent du fond de leurs cœurs te servir en chevaliers. Pourquoi donc as-tu armé contre nous Hugues, ton ennemi, avec vingt mille combattans? Lui-même ne s’est-il pas toujours déclaré contre toi, et ne t’offense-t-il pas constamment? »

Le roi, apaisé par ces paroles et d’autres semblables, envoya sur-le-champ à Hugues-le-Grand des messagers chargés de le forcer à quitter le territoire de Normandie, lui mandant qu’il serait absurde en effet de laisser passer tant de biens au pouvoir d’un autre, [p. 87] lorsque lui-même pouvait s’en emparer sans difficulté et sans éprouver de résistance, pour ajouter à son propre pouvoir. Sur ce rapport Hugues-le-Grand, vivement exaspéré, se retira en toute hâte, abandonnant son expédition et empêchant ses chevaliers de dévaster davantage le territoire de Normandie. Après cela, le roi demeura encore quelque temps à Rouen, et institua gouverneur du comté Raoul, surnommé le Tort, qu’il chargea de percevoir sur ses sujets les impôts annuels, de rendre la justice, et d’administrer les autres affaires dans toute la province. Cet homme, plus méchant que les Païens, fit renverser jusque dans leurs fondemens tous les monastères que les Païens avaient brûlés sur les rives de la Seine, et en fit transporter les pierres pour réparer la ville de Rouen. S’étant rendu à Jumiège, il s’empara du monastère de Sainte-Marie, et le détruisit. Il l’eût même renversé de fond en comble, si un certain clerc nommé Clément n’eût, à prix d’argent, racheté deux tours des ouvriers qui démolissaient, et ces deux tours sont demeurées debout jusqu’au temps de Robert l’archevêque, qui a relevé cette église. Le roi ayant terminé ses affaires à son gré, partit joyeusement, et retourna à Laon.


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