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Histoire des ducs de Normandie, suivie de: Vie de Guillaume le Conquérant

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CHAPITRE VII.

Comment par l’habileté de Bernard le Danois, et par le secours d’Hérold, roi des Danois, Louis, roi des Francs, fut fait prisonnier et retenu dans la ville de Rouen en une dure captivité.

CEPENDANT Bernard le Danois craignant qu’après retour le roi Louis ne s’unît avec le duc Hugues pour faire souffrir de plus grands maux aux Normands, envoya en secret des députés vers Hérold, roi des Danois, qui vivait encore à Cherbourg, l’invitant à rassembler les chevaliers de Coutances et de Bayeux pour faire une expédition sur terre, tandis que lui-même s’avançant avec une flotte ennemie irait dévaster la Normandie du côte de la mer, afin que pour ces motifs le roi Louis se rendît auprès de lui pour avoir une conférence, et qu’il lui fût possible par ce moyen de venger le sang de son ami Guillaume par le sang de ses ennemis. Le roi des Danois s’empressant d’exécuter ces instructions, mit ses navires en mer, fit élever ses voiles dans les airs, et poussé par un bon vent du nord aborda sur le rivage des salines de Courbon, où la rivière de Dive précipite ses eaux rapides dans la mer orageuse.

Cependant la renommée volant promptement, selon son usage, apporta aux oreilles des Francs la nouvelle que les Païens venaient d’occuper les rivages de la mer avec une grande quantité de navires. En outre Bernard le Danois et Raoul Tort expédièrent un messager au roi Louis pour lui annoncer [p. 89] ce fâcheux événement. Le roi, rassemblant une nombreuse armée, se rendit à Rouen en toute hâte. De là il fit inviter Hérold, roi des Danois, à venir le trouver au lieu appelé le gué d’Herluin, attendu qu’il desirait savoir de lui pour quel motif il venait dévaster les frontières de son royaume. Cette proposition plut infiniment au roi Hérold, qui aspirait vivement à venger la mort du duc Guillaume. Lors donc que les deux rois se furent réunis au jour fixé, et après qu’ils eurent long-temps discuté entre eux au sujet de la mort injuste du duc, un certain Danois apercevant parmi les autres Herluin, comte du château de Montreuil, pour l’amour duquel le duc avait été assassiné, et transporté par le zèle de son amitié, transperça aussitôt Herluin d’un coup de sa lance, et le renversa mort au même instant. Lambert, frère de celui-ci, et d’autres Francs, indignés de cette mort, s’encourageant les uns les autres, s’élancèrent aussitôt sur les Danois pour les combattre. Les Païens les reçurent, vigoureusement; et au milieu des fureurs de la guerre, ils envoyèrent dans l’enfer embrasé dix-huit seigneurs Francs et un grand nombre d’autres Francs, qu’ils frappèrent de leurs glaives. Les autres se hâtèrent de se cacher, et se dispersant de tous cotés, tremblant pour leur vie, allèrent chercher des refuges en divers lieux. Le roi Louis échappant aux mains du roi Hérold par la fuite rapide de son cheval, tomba au pouvoir d’un certain chevalier. Il fit à celui-ci toutes sortes de promesses pour n’être pas livré en trahison à son ennemi; et enfin le chevalier cédant aux larmes du roi le conduisit en secret et le cacha dans une certaine île de la Seine. Bernard le [p. 90] Danois en fut informé par des rapports, envoya aussitôt des satellites, et fit jeter le chevalier dans les fers. Forcé par le besoin de pourvoir à sa sûreté, le chevalier découvrit enfin malgré lui la retraite de celui qu’il voulait sauver, pour en recevoir une récompense. Le roi fut donc enlevé de cette île, conduit à Rouen par l’ordre de Bernard, et retenu sous une rude surveillance.


CHAPITRE VIII.

Comment la reine Gerberge demanda à son père Henri, roi d’au delà du Rhin, du secours contre les Normands, et n’en obtint pas; c’est pourquoi elle donna comme otages son fils et deux évêques, en échange du roi Louis, son époux.

OR la reine Gerberge, apprenant que son époux avait été pris par les Normands, fut glacée d’effroi, et, le cœur plein de consternation, alla en toute hâte auprès de Henri, roi d’au delà du Rhin, et qui était son père, le suppliant de rassembler une nombreuse armée, d’aller assiéger Rouen, et d’enlever le roi son époux de vive force. Le roi Henri, ayant entendu le récit de ce malheur, lui répondit qu’il était survenu au roi bien justement, puisqu’il avait criminellement manqué à la parole qu’il avait jadis jurée au duc Guillaume, en s’emparant de son fils: « Travaille, ma fille, lui dit-il encore, à délivrer ton mari avec l’aide des tiens; car dans ce moment il faut que je m’occupe de mes propres affaires. » La reine ayant entendu cette réponse de son père, [p. 91] retourna aussitôt en France sans avoir pu rien obtenir pour son entreprise. De là elle se rendit en suppliante auprès de Hugues-le-Grand, lui demandant d’enlever son mari aux Normands. Le duc Hugues, envoyant aussitôt Bernard de Senlis, appela les Normands à une conférence à Saint-Clair; et lorsqu’ils y furent tous réunis, et après qu’ils se furent long-temps disputés sur la restitution de la personne du roi, Hugues-le-Grand dit enfin: « Rendez-nous notre roi et recevez en échange son fils, sous la condition que vous reviendrez ici en temps opportun, afin que nous puissions conclure un solide traité de paix. » Ces paroles étant agréées des Normands, ils reçurent des otages en échange du roi, savoir son fils et deux évêques, Hildegaire, évêque de Beauvais, et Gui, évêque de Soissons. Les arrangemens étant ainsi conclus, le roi, joyeux de sa délivrance, retourna à Laon, et les Normands se rendirent à Rouen.


CHAPITRE IX.

Comment les Normands ramenèrent de France leur seigneur Richard, et rendirent les otages. — Retour du roi Hérold en Danemarck.

APRÈS cela les Normands, envoyant un message à Bernard de Senlis, ramenèrent de ce lieu leur seigneur Richard avec une grande armée. A l’époque fixée par avance, le roi à la tête d’un corps nombreux de chevaliers, se rendit avec les évêques de France et avec Hugues-le-Grand sur les rives de l’Epte, et, [p. 92] de leur côté, les Normands se présentèrent sur l’autre rive avec le jeune Richard. Les députés des deux partis ayant fait plusieurs messages, par la bonté du Christ, la paix fut rétablie entre eux, et confirmée par un traité solide et par les sermens, et les otages furent rendus, le fils du roi étant mort à Rouen auparavant. Les choses ainsi bien arrangées, le roi retourna à Laon, et le jeune Richard à Rouen. Mais Raoul le Tort, gouverneur de la ville, recommença tout aussitôt à le maltraiter et à faire souffrir ses domestiques de la faim, ne voulant leur donner que douze écus pour leur entretien de tous les jours. C’est pourquoi le duc, transporté d’une violente colère, le chassa sur-le-champ de la ville, et le força de se rendre à Paris auprès de son fils, évêque de cette ville. A la suite de cet événement, la terre de Normandie recouvra le repos, sous le gouvernement de son duc. Peu de temps après, le roi Hérold retourna en Danemarck, et se réconcilia avec son fils Suénon.


CHAPITRE X.

Comment Hugues-le-Grand fiança sa fille Emma avec le duc Richard, en sorte que le roi Louis, et Arnoul, comte de Flandre, effrayés, demandèrent au roi Othon son secours contre Hugues-le-Grand et le duc Richard; et comment Othon, après avoir dévasté le territoire de Hugues-le-Grand, entreprit d’assiéger Rouen.

APRÈS cela le duc Hugues, voyant que le jeune Richard reprenait des forces, et ayant obtenu le [p. 93] consentement de Bernard de Senlis, les deux parties contractantes s’engagèrent mutuellement par serment, et Hugues promit à Richard sa fille, nommée Emma, afin que, parvenu à l’âge de puberté et dans la fleur de la jeunesse, il s’unît avec elle par la loi du mariage. Cet événement effraya beaucoup le roi Louis et la plupart des grands seigneurs Francs, et plus particulièrement Arnoul de Flandre, inventeur de tant d’artifices contre Richard. Louis apprenant que ces deux hommes, maîtres de très-grandes forces, s’étaient unis par de tels liens d’amitié, et craignant que leurs efforts ne parvinssent à lui enlever son royaume, de l’avis d’Arnoul de Flandre, envoya celui-ci auprès d’Othon, roi au delà du Rhin, lui mandant que s’il écrasait entièrement Hugues-le-Grand, et soumettait à sa domination la terre de Normandie, lui, Louis, n’hésiterait certainement point à lui livrer en échange le royaume de Lorraine, qui avait été promis à son père Henri, roi d’au delà du Rhin, à la suite de l’heureuse bataille livrée contre Robert dans les plaines de Soissons, et dans laquelle le roi Henri avait prêté secours au roi Charles, père de Louis. Le roi Othon tout joyeux d’apprendre ce qu’il desirait dès longtemps, fit préparer tout ce qui pouvait lui être utile et nécessaire pour une si grande entreprise, sortit de son royaume, semblable à une tempête terrible, et, ayant rallié les armées du roi Louis et d’Arnoul de Flandre, se précipita sur Hugues-le-Grand, avec de nombreuses légions de chevaliers. Après avoir détruit tout ce qu’il trouva appartenant à celui-ci en dehors des villes, il porta tout le poids de la guerre contre les Normands, afin de les expulser du pays, et [p. 94] envoya en avant un sien neveu, avec beaucoup de chevaliers, pour répandre la terreur dans la ville de Rouen. Ce dernier s’en étant approché, et ayant trouvé les Normands cachés derrière leurs remparts, s’imagina qu’ils étaient tous hors d’état de combattre, et en conséquence ayant rassemblé ses chevaliers, il alla attaquer vivement les portes. Mais alors les Normands ouvrant tout à coup ces mêmes portes, s’élancèrent sur eux avec la plus grande fureur, et firent un si grand carnage parmi leurs ennemis qu’ils tuèrent le neveu du roi sur le pont même, et qu’il n’y eut qu’un bien petit nombre d’hommes qui s’échappèrent de ce combat.


CHAPITRE XI.

Comment l’empereur Othon, le roi Louis et Arnoul de Flandre, abandonnèrent honteusement le siége de Rouen, et prirent la fuite. — Mort du roi Louis, qui eut pour successeur Lothaire, son fils.

LE roi Othon, qui s’avançait à pas lents avec le roi Louis et Arnoul de Flandre, au milieu des légions des chevaliers, étant arrivé pour assiéger la ville, reconnut qu’elle était imprenable, et en même temps apprenant la mort de son neveu, il commença à délibérer secrètement avec les siens pour livrer Arnoul aux Normands, et tint conseil dans l’église de Saint-Pierre et Saint-Ouen, laquelle est située dans le faubourg de la ville. Le lendemain, saisi par la peur, il résolut en ce même lieu de repartir. Mais Arnoul [p. 95] ayant eu vent de ce projet de trahison, fit replier ses pavillons et ses tentes, rechargea ses bagages, et, au milieu du silence de la nuit, partit en hâte avec toute son armée, laissant en proie à une grande frayeur ses autres compagnons, tout épouvantés par le fracas que faisaient les chevaux en partant. Au point du jour, Othon et Louis s’étant levés, et ayant appris la fuite d’Arnoul, reprirent aussitôt la route par laquelle ils étaient arrivés, et abandonnèrent le siége. Mais à peine furent-ils partis, que les Normands se lancèrent à leur poursuite et les firent succomber sous leurs glaives; tellement que sur toutes les routes on les trouvait étendus par terre comme des moutons. La plupart d’entre eux, errant de tous côtés dans les bois et à travers des champs, furent faits prisonniers et disséminés dans tout le territoire de Normandie. Telle fut l’issue de l’entreprise d’Othon, empereur des Germains ou des Romains. Telle fut aussi la fin du roi Louis, qui peu de temps après, et à la suite de beaucoup de chagrins, quitta sa dépouille mortelle 9. En ce temps encore, Gunard, archevêque de Rouen, étant mort, Hugues devint son successeur.


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CHAPITRE XII.

Comment Hugues-le-Grand, sur le point de mourir, plaça son fils Hugues sous la protection du duc Richard; et comment ce même duc prit pour femme Emma, fille de Hugues, après la mort de celui-ci.

ENFIN le duc Hugues, fatigué par le poids des années, et voyant approcher son dernier jour, appela auprès de lui les grands de son duché, et, de leur avis, s’occupa 10 à placer son fils nommé Hugues sous la protection du duc Richard, alors brillant de tout l’éclat de la jeunesse, afin que, mis en sûreté avec un tel appui, ledit Hugues ne pût succomber aux artifices de ses ennemis. Après la mort de Hugues, le duc Richard ayant emmené sa fille Emma de la maison paternelle, comme il l’avait promis auparavant, la conduisit dans les murs de Rouen avec les plus grands honneurs et au milieu des réjouissances, et s’unit à elle par les liens du mariage 11.


CHAPITRE XIII.

Quels conseils Thibaut, comte de Chartres, donna à la reine Gerberge contre le duc Richard; et comment ces artifices furent révélés au duc par deux chevaliers de Thibaut même.

CEPENDANT quelques querelles s’étant élevées, Thibaut, comte de Chartres, commença à devenir ennemi du duc Richard, et commit des ravages sur son [p. 97] territoire. Lorsqu’il fut informé de ces entreprises téméraires, le duc les réprima avec la vigueur qui convenait à un tel homme. Alors Thibaut voyant bien que ses entreprises ne pourraient réussir au gré de ses espérances, essaya d’adresser à la reine Gerberge des paroles de malveillance contre le duc Richard, cherchant à lui persuader que, tant que ce duc vivrait, le roi Lothaire son fils ne pourrait jamais posséder en paix le royaume des Francs, et qu’en conséquence il était urgent qu’elle fît les plus grands efforts pour chasser de son pays un si redoutable ennemi. La reine, ajoutant foi à ces paroles, envoya aussitôt un député à Brunon, archevêque et duc de Cologne, son frère, l’invitant à porter secours à son neveu et à faire tous ses efforts pour trouver quelque moyen de se saisir de la personne du duc Richard, le plus mortel ennemi du royaume des Francs. Immédiatement après ce message, Brunon envoya au duc un certain évêque, chargé de l’engager à se rendre dans le pays d’Amiens pour y avoir une conférence avec l’archevêque, qui desirait le réconcilier avec le roi, et mettre le royaume des Francs sous sa protection. Séduit par ces paroles artificieuses, le duc se disposa promptement à se rendre au lieu où l’appelaient les plus chères espérances. Comme il s’était mis en marche, il rencontra deux chevaliers de Thibaut; l’un d’eux lui dit: « O le plus illustre des hommes, où diriges-tu tes pas? Veux-tu être duc des Normands, ou bien en dehors de ta patrie, gardeur de moutons? » Après ces mots, il se tut, et le duc lui dit: « De qui êtes-vous chevaliers? » — Et l’autre lui répondit: « Que t’importe de qui nous sommes chevaliers? Ne sommes-nous [p. 98] pas tes chevaliers? » Le duc reconnaissant aussitôt que ces paroles ne pouvaient lui être adressées que pour lui donner un avis salutaire, et afin qu’il en profitât selon la nécessite, prit congé de ces chevaliers en leur rendant honneur, et, en témoignage de sa reconnaissance, il donna à l’un une épée brillante, dont la poignée en or pesait quatre livres, et à l’autre un bracelet de l’or le plus pur et pesant le même nombre de livres: ensuite il revint en toute hâte sur ses pas et rentra à Rouen sain et sauf. Ainsi trompé dans son attente, Brunon retourna chez lui, après que les artifices de sa méchanceté eurent été découverts.


CHAPITRE XIV.

Comment le roi Lothaire ayant réuni les ennemis du duc Richard, savoir, Baudouin, comte de Flandre, Geoffroi d’Anjou et Thibaut de Chartres, voulut encore le tromper, mais il ne le put.

CES mauvaises fraudes ainsi déjouées, le roi Lothaire, sur les instigations de Thibaut, cherchant de nouveau d’autres moyens de dissimuler ses perfides projets, envoya au duc un député chargé de lui porter ces paroles : « Jusques à quand refuseras-tu, ô duc, de me rendre le service que tu me dois? Ignores-tu que je suis le roi des Francs, que tu es tenu de servir en chevalier, dont tu ne dois jamais méconnaître les avis et les ordres? Mes ennemis et les tiens ne se réjouiront-ils pas de nos dissensions? Renonce donc dès à présent à cette résistance de ton cœur obstiné, hâte-toi de te mettre [p. 99] en marche et de te rendre auprès de moi, afin qu’unis par les liens d’une paix inviolable, nous jouissions ensuite, dans une douce concorde, des avantages que nous pouvons nous assurer réciproquement; que le roi se réjouisse de son illustre duc, et le duc de son roi très-chéri. » Séduit par les apparences de ce message perfide, le duc mande aussitôt au roi qu’il se rendra très-volontiers à son appel. Le roi, vivement réjoui de cette réponse, appelle les ennemis du duc, savoir Baudouin de Flandre, Geoffroi d’Anjou et Thibaut de Chartres, et se rend avec eux sur le bord de la rivière d’Eaune pour cette détestable conférence. De son côté, le duc arrive sur l’autre côté de la rivière avec une escorte de chevaliers. Alors, desirant savoir ce qui se passait chez le roi, il envoya quelques-uns des siens chargés de lui rapporter quels étaient ceux de ses amis les plus familiers qui étaient avec lui. Ses envoyés ayant trouvé les comtes ci-dessus nommés, qui faisaient leurs dispositions pour attaquer le duc, revinrent en toute hâte auprès de celui-ci, et l’invitèrent à se retirer de ce lieu, de peur que, victime de la trahison du roi, il ne fût attaqué par ses ennemis, et que ceux-ci n’eussent à se réjouir bientôt de sa mort. Aussitôt, déterminé par les siens, le duc traversa la rivière de Neufchâtel, s’arrêta quelques momens de l’autre côté, empêcha les ennemis qui s’étaient mis à sa poursuite de passer la rivière au gué; et enfin, échappant au coup de main que le roi voulait tenter, retourna promptement à Rouen, suivi de tous les siens. Ayant ainsi mis au grand jour les artifices du roi, le duc se convainquit de l’inimitié que ce prince lui portait.


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CHAPITRE XV.

Comment le roi Lothaire s’empara de la ville d’Evreux et la livra à Thibaut. — Comment le duc Richard dévasta le comté de Chartres et de Châteaudun. — Comment Thibaut étant arrivé avec une armée à la ferme d’Ermentrude, en fut chassé par le duc, et prit honteusement la fuite, après avoir reçu un grand échec.

OR le roi voyant que ses projets n’avaient pu réussir, retourna à Laon, rempli de fureur, pour rentrer bientôt dans la Normandie en ennemi, d’après les instigations de Thibaut. Se donnant à peine le temps de respirer et de prendre conseil, et rassemblant les troupes des chevaliers de Bourgogne et de France, il alla attaquer la ville d’Evreux, et, s’y rendant à l’improviste, il l’investit et l’assiégea, s’en empara par la trahison de Gilbert, surnommé Machel, et la livra tout aussitôt au comte Thibaut, pour qu’il pût de là faire la guerre au pays. Le roi étant parti de cette ville, le duc Richard marcha sur ses traces, et ravagea par le feu et le fer tout le comté de Châteaudun ou de Chartres. Ayant détruit tout ce qui appartenait à Thibaut, il retourna chez lui, chargé d’un très-grand butin. Bientôt après Thibaut, prenant sa revanche, rassembla secrètement une armée, et, pour insulter le duc, alla dresser ses tentes et ses pavillons auprès de la ferme d’Ermentrude, et y prit position en ennemi redoutable et dévastateur. Mais le duc, toujours habile et plein de vigueur, traversa le fleuve de la Seine au milieu du silence de la nuit, et au point du [p. 101] jour s’élançant sur ses ennemis, il en fit un si grand massacre qu’il périt six cent quarante hommes parmi eux, et que les autres, couverts de blessures, s’enfuirent de tous côtés à travers les bois. Thibaut lui-même fuyant honteusement avec un petit nombre d’hommes, et se cachant dans les forêts, arriva à Chartres couvert de confusion. Pour ajouter au malheur de sa fuite, le Christ le punissant aussi, son fils mourut le même jour, et la ville de Chartres tout entière fut consumée par les flammes. Le duc de Normandie étant ensuite retourné sur le champ de bataille, y retrouva les morts, et touché de compassion, prescrivit de leur donner la sépulture. Il ordonna en outre que les blessés fussent transportés doucement à Rouen et soignés par les médecins, et qu’après les avoir guéris on les renvoyât à Thibaut.


CHAPITRE XVI.

Comment le duc Richard demanda à Hérold, roi des Danois, des secours contre les Francs, et en reçut bientôt.

OR le duc se voyant menacé de tant de fraudes et d’entreprises de la part du roi, et voyant aussi que les comtes Francs se déchaînaient contre lui d’un commun accord, envoya des députés à Hérold, roi des Danois, lui demandant de venir au plus tôt à son secours, et de lui envoyer des bandes de Païens pour comprimer la fureur des Francs. Le roi reçut non seulement ces députés avec beaucoup de joie, mais les renvoya au duc enrichis de très-grands présens, [p. 102] et promit de lui envoyer très-promptement des secours. En un mot, d’après les ordres de ce roi, des vaisseaux furent aussitôt mis en mer. La jeunesse païenne fit ses préparatifs pour cette grande expédition, et une armée innombrable fut pourvue de boucliers, de cuirasses, de casques et de toutes sortes d’autres armes. Ensuite, au jour fixé, les drapeaux furent dressés dans les airs, les voiles livrées au souffle favorable des vents, et les navires ayant rapidement traversé la mer, vinrent aborder à l’embouchure de la Seine. Ayant appris leur arrivée, le duc, transporté de joie, alla aussitôt à leur rencontre, et tandis qu’il marchait devant eux, leurs navires remontaient à force de rames le fleuve de la Seine; ils arrivèrent promptement au fossé de Givold, et après qu’ils eurent jeté les ancres, on tint conseil sur la destruction de la France. Et voilà, tout à coup les Païens s’élancent hors de leurs vaisseaux, et détruisent par le fer et le feu tout le pays environnant. Les hommes et les femmes sont emmenés chargés de chaînes, les villages sont pillés, les villes livrées à la désolation, les châteaux renversés, tout le pays changé en un désert. Le deuil devient de plus en plus général, et dans tout le comté de Thibaut on n’entend plus aboyer un seul chien. Lorsqu’il ne leur reste plus rien à détruire, les Païens envahissent les terres du roi. Tout ce qu’ils enlèvent aux Francs, ils le livrent aux Normands, et le leur vendent à vil prix. La terre de Normandie demeure à l’abri du pillage des Païens, mais dans la France nul ne résiste, et toute la population est réduite en captivité.


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CHAPITRE XVII.

Comment forcés par la nécessité, le roi Lothaire et Thibaut rendirent intégralement au duc Richard tout ce qu’ils lui avaient enlevé. — Conversion des Païens sur les exhortations du duc.

TANDIS que ces choses se passaient, une assemblée générale des évêques se réunissait à Laon, afin d’examiner pour quels motifs le peuple chrétien était affligé de tant de calamités. Enfin les évêques envoyèrent au duc l’évêque de Chartres, chargé de lui demander par quelles raisons un homme aussi chrétien et aussi pieux que lui exerçait de si cruelles rigueurs. Après avoir appris de lui les perfidies du roi, et comment la ville d’Evreux lui avait été enlevée et livrée à Thibaut, le pontife demanda aussitôt et obtint une trêve aux irruptions des Païens, afin que, durant cette trêve, les évêques puissent conduire le roi Lothaire en un lieu convenable, et que celui-ci donnât satisfaction au duc sur tous ses griefs et en toute bienveillance. Or Thibaut apprenant que le roi cherchait à traiter de la paix sans prendre son avis, et craignant que tout le poids de cette guerre ne retombât sur lui, envoya un certain moine au duc en toute hâte, lui mandant qu’il se repentait de tout son cœur de toutes les choses par lesquelles il l’avait offensé, qu’il se rendrait à sa cour, et lui restituerait la ville d’Evreux. Le duc ayant reçu ces nouvelles, en fut infiniment réjoui, et envoyant un sauf-conduit à Thibaut, il lui accorda la permission de venir auprès de lui. Thibaut [p. 104] y allant en effet avec les gens de sa maison, non seulement rendit au duc la ville, mais en outre conclut avec lui un traité d’amitié, et s’en alla joyeusement, avec beaucoup d’argent. Comme le jour fixé pour la conférence approchait, le duc ordonna de construire au fossé de Givold, dans le camp des Païens, un amphithéâtre d’une grandeur étonnante, où le roi Lothaire se rendit avec ses grands seigneurs, lui donna satisfaction, et conclut avec lui un traité, qui fut confirmé par des sermens réciproques. Ayant ainsi heureusement terminé ses affaires, le duc, par ses saintes exhortations détermina la plupart des Païens à se convertir à la foi du Christ, et ceux qui voulurent demeurer dans le paganisme, il les fit conduire jusques en Espagne. Là ils livrèrent un grand nombre de combats et renversèrent dix-huit villes.


CHAPITRE XVIII.

Comment, sa femme Emma étant morte sans laisser d’enfans, le duc épousa Gunnor, dont il eut plusieurs enfans.

EN ce temps Emma, femme du duc et fille de Hugues-le-Grand, mourut sans laisser d’enfans. Peu de temps après, le duc épousa, selon le rit chrétien, une très-belle jeune fille, nommée Gunnor, issue d’une très-noble famille danoise. Il eut de celle-ci plusieurs fils, savoir, Richard, Robert, Mauger, deux autres fils et trois filles. L’une de celles-ci, nommée Emma, fut mariée à Edelred, roi des Anglais, et donna à ce [p. 105] roi deux fils, Edouard, et Alfred, qui fut long-temps après assassiné par le perfide Godwin. La seconde, nommée Hadvise, fut mariée à Geoffroi, comte des Bretons, et devint mère des deux Alain et d’Eudes. La troisième, Mathilde, épousa le comte Odon, dont il sera question dans la suite. Le duc Richard eut en outre de ses concubines deux fils et deux filles. L’un de ces deux fils s’appelait Godefroi et l’autre Guillaume: le premier fut comte d’Eu. Celui-ci étant mort, son frère reçut le même comté, et ses héritiers le possèdent encore aujourd’hui par droit de succession. Cependant le comte Gilbert, fils du comte Godefroi, occupa quelque temps ce comté avant d’avoir été assassiné. Ce Gilbert eut pour fils Richard, très-vaillant chevalier, qui, de même que ses fils Gilbert, Roger, Gautier et Robert, chérit de grande affection l’église du Bec, et tous l’enrichirent de grands biens, imitant dans cette conduite leur aïeul le comte Gilbert, qui, en fondant cette église, avait assisté de ses conseils et de ses dons le vénérable Herluin, qui en fut le premier abbé et le constructeur. Nous aurons occasion dans la suite de cet écrit, et en la place convenable, de parler, ainsi qu’il sera juste, et de cette église et du susdit abbé: qu’il suffise maintenant d’en avoir dit ces quelques mots par anticipation.


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CHAPITRE XIX.

Comment le duc Richard construisit à Fécamp, en l’honneur de la Sainte-Trinité, une église, qu’il décora de divers ornemens, et restaura les abbayes du Mont-Saint-Michel et de Saint-Ouen. — Comment après la mort du roi Lothaire, Hugues-Capet s’éleva à la royauté, et étant mort peu de temps après, eut pour successeur Robert son fils.

COMME donc le duc Richard s’élevait en puissance par le grand nombre de ses bonnes œuvres, entre autres choses dignes de grande considération, il construisit à Fécamp, en honneur de la divine Trinité, une église d’une grandeur et d’une beauté admirable, et la décora de toutes sortes de manières et de merveilleux ornemens. En outre il releva aussi quelques abbayes, entre autres une abbaye située dans le faubourg de Rouen, en l’honneur de saint Pierre et de saint Ouen, et une autre élevée sur le mont dit Tombe, en vénération de l’archevêque Michel, et il les embellit l’une et l’autre de nombreuses troupes de moines. En ce même temps mourut Hugues, archevêque de Rouen, auquel succéda Robert, fils de ce même duc.

Le roi des Francs, Lothaire, étant mort aussi, tous les Francs élevèrent au trône en sa place le fils de Hugues-le-Grand, Hugues-Capet, qui fut appuyé par le duc Richard. Hugues-Capet prenant les armes contre Arnoul de Flandre, qui refusait de le servir en chevalier, suivi d’une forte armée, lui enleva en ennemi [p. 107] la ville d’Arras et toutes les places qu’il possédait en deçà du fleuve que l’on appelle la Lys. Pénétré d’affliction par ce malheur, Arnoul vint trouver le duc Richard en suppliant, lui demandant de le remettre en paix avec le roi et les princes des Francs. Voulant terminer cette affaire, le duc se rendit auprès du roi Hugues, à l’assemblée générale, et non seulement il réconcilia Arnoul avec le roi, mais de plus, à force de prières, il lui fit rendre tout ce qui lui avait été enlevé. En ce temps, ce même roi Hugues mourut, et eut pour successeur son fils Robert, roi très-pieux. Notre duc continua à prospérer par ses bienheureux mérites; car dès qu’il entendait parler d’hommes qui vivaient désunis, il rétablissait la concorde entre eux, soit par lui-même, soit par ses députés, selon ces paroles de l’Ecriture: « Bienheureux les pieds qui apportent la paix. » Il était d’une taille élevée et d’une belle figure et sain de corps; il avait la barbe longue et la tête ornée de cheveux blancs. Il se montrait très-bon pour nourrir les moines, très-sage pour protéger les clercs, dédaignait les orgueilleux, aimait les humbles, alimentait les pauvres, et tuteur des orphelins, pieux défenseur des veuves, il se plaisait aussi, dans sa libéralité, à racheter les captifs.


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CHAPITRE XX.

Comment le duc Richard, se trouvant à toute extrémité, donna aux Normands son fils Richard pour duc, et mourut ensuite à Fécamp.

AINSI et de diverses autres manières, embaumée de tant de fleurs odoriférantes, cette perle du Christ revêtue de l’habit laïque commença à être violemment travaillée d’une maladie du corps. Alors ayant appelé auprès de lui Raoul son frère utérin, le duc tint conseil avec lui sur les arrangemens à prendre pour son pays. Mais celui-ci, troublé par son extrême douleur, après avoir perdu quelques instans l’usage de sa langue, reprenant enfin ses esprits, répondit au duc: « Très-cher frère et seigneur sérénissime, quoique tu sembles privé des forces du corps, et tant que nous avons encore la joie de te posséder en cette vie, c’est à toi qu’il appartient de disposer de toutes les affaires du pays. » Ayant entendu ces mots, le duc appela de toutes parts les grands, et leur présentant son fils Richard, il le leur recommanda et donna pour chef, en disant: « Jusqu’à présent, très-excellens compagnons, je vous ai commandé. Maintenant que Dieu m’appelle, que le mal fait ravage en ma personne, vous ne pouvez plus posséder celui qui va entrer dans la voie de toute chair, après avoir déposé le fardeau de la vie qui se dissout. » Aussitôt après ces lugubres paroles, toute la maison fut ébranlée par les [p. 109] pleurs et les gémissemens. Enfin ces larmes s’étant arrêtées, tous donnant leur adhésion aux volontés de Richard, promirent leur fidélité au jeune Richard, et le reconnurent d’un commun accord pour leur prince. Ensuite le mal l’accablant de plus en plus, le duc Richard s’étendit sur son lit, et levant les yeux vers le ciel, prononçant des paroles de prière, plein de jours il rendit le dernier soupir.

Les choses rapportées jusqu’ici, je les ai recueillies ainsi qu’elles ont été racontées par le comte Raoul, frère de ce duc Richard, homme grand et honorable, et je les transmets à la postérité, écrites dans le style de l’école. Le duc Richard Ier mourut à Fécamp, au milieu des larmes des peuples et des réjouissances des anges, l’an 996 de l’Incarnation du Seigneur, régnant ce même Seigneur Jésus-Christ, qui avec le Père et le Saint-Esprit, vit et règne aux siècles des siècles. Amen!



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LIVRE CINQUIÈME.

DU DUC RICHARD II, FILS DE RICHARD Ier.


CHAPITRE PREMIER.

De l’honorable conduite de Richard II, tant pour les affaires du siècle que pour les affaires divines.

PUISQUE dans les pages précédentes nous avons exalté par de dignes éloges cette très-précieuse perle du Christ, savoir Richard, duc des Normands, l’ayant honorablement marqué du sceau du roi éternel, il paraît bien convenable que l’escarboucle sortie de cette perle occupe la seconde place dans l’éloge de ces très brillantes vertus, comme elle la possède par le nom; nous voulons parler de Richard, fils du premier Richard, illustre par ses triomphes de chevalier, et qui ne fut pas moins digne d’être célébré et comblé de louanges. Répandant dans les diverses parties du monde les rayons étincelans de son nom glorieux, il illustra aussi, dans les limites de son duché, l’Eglise de Normandie par toutes sortes de bonnes œuvres, et en fit presque l’unique patrie du Christ. Infiniment vaillant dans les armes, il conduisit en tous lieux, avec une grande distinction, les légions armées de ses chevaliers, et eut l’habitude de remporter [p. 111] toujours la victoire sur ses ennemis. Et quoiqu’il fût ainsi adonné aux œuvres du siècle, il persista cependant tout entier dans la foi catholique, et fut rempli de bienveillance et de dévouement pour les serviteurs de Dieu. Sous son gouvernement, s’élevèrent de nombreuses bergeries de moines, qui, tels que des abeilles s’élançant du sein des ruches, remplis de bonnes œuvres, transportèrent dans les trésors célestes un miel éclatant de beauté.


CHAPITRE II.

Avec quelle sagesse il réprima la conspiration générale tramée par les paysans contre la paix.

TANDIS que le duc Richard II était ainsi infiniment riche de tant de bonnes qualités, au commencement de son jeune âge, il s’éleva dans l’intérieur du duché de Normandie un certain germe empoisonné de troubles civils. Dans les divers comtés du pays de Normandie, les paysans formèrent d’un commun accord un grand nombre d’assemblés séditieuses, dans lesquelles ils résolurent de vivre selon leur fantaisie, et de se gouverner d’après leurs propres lois, tant dans les profondeurs des forêts que dans le voisinage des eaux, sans se laisser arrêter par aucun droit antérieurement établi. Et afin que ces conventions fussent mieux ratifiées, chacune des assemblées de ce peuple en fureur élut deux députés, qui durent porter ses résolutions pour les faire confirmer dans une assemblée tenue au milieu des terres. Dès que le duc en fut informé, il envoya sur-le-champ [p. 112] le comte Raoul avec un grand nombre de chevaliers, afin de réprimer la férocité des campagnes, et de dissoudre cette assemblée de paysans. Raoul exécutant ses ordres sans retard, se saisit aussitôt de tous les députés et de quelques autres hommes, et leur faisant couper les pieds et les mains, il les renvoya aux leurs, ainsi mis hors de service, afin que la vue de ce qui était arrivé aux uns détournât les autres de pareilles entreprises, et rendant ceux-ci plus prudens les garantît de plus grands maux. Ayant vu ces choses, les paysans abandonnèrent leurs assemblées, et retournèrent à leurs charrues.


CHAPITRE III.

De la rébellion de Guillaume, frère naturel du duc, à qui celui-ci avait donné le comté d’Hiesme. — Comment ce même Guillaume fut pris, se réconcilia ensuite avec son frère, reçut du duc le don du comté d’Eu et une femme nommée Lezscenina, et en eut trois fils.

EN ce même temps, l’insolence de quelques méchans remplit d’orgueil et poussa à la rébellion un certain frère du duc, né du même père, et nommé Guillaume. Cet homme, ami de son frère, ayant reçu de lui en présent le comté d’Hiesme, afin qu’il s’acquittât envers lui des devoirs du chevalier, fut séduit par les artifices des méchans, dédaigna son seigneur suzerain, et renonça à son service de fidélité. Après que le duc lui en eut fait plusieurs fois des reproches par ses messagers, comme il ne voulait pas se désister [p. 113] de son audacieuse rébellion, il fut fait prisonnier, de l’avis et par l’aide du comte Raoul, enfermé à Rouen dans la tour de la ville, et expia sa témérité par une détention de cinq années. Quelques-uns de ses compagnons, qui persistèrent dans ses projets séditieux, furent vaincus par le duc dans de fréquens combats; les uns perdirent la vie, les autres furent exilés de leur pays. Enfin, au bout de cinq ans, Guillaume prit la fuite s’étant échappé de sa tour par le fait d’un de ses chevaliers, et à l’aide d’une très-longue corde attachée à une fenêtre fort élevée; se cachant le jour pour n’être pas découvert par ceux qui le cherchaient, et marchant seulement la nuit, il finit par penser en lui-même qu’il vaudrait mieux, pour lui, tenter, au péril de sa vie, de solliciter la clémence de son frère, qu’aller chercher, sans l’espoir de rien obtenir, les secours de quelque roi ou de quelque comte. Tandis que, dans une telle disposition d’esprit, il suivait un certain jour son chemin, il rencontra le duc, qui prenait le divertissement de la chasse dans la forêt de Vernon. Aussitôt, se roulant par terre à ses pieds, il lui demanda avec douleur le pardon de ses fautes. Le duc, touché de compassion, et de l’avis du comte Raoul, le releva de terre, et lorsqu’il eut appris par son récit les détails de son évasion, non seulement il lui remit ses fautes, mais en outre, et dès ce moment, il l’aima avec beaucoup de bienveillance, et comme un frère très-chéri. Peu de temps après, il lui donna le comté d’Eu, et une très-belle jeune fille, nommée Lescelina, fille d’un certain homme très-noble, nommé Turquetil. Guillaume eut d’elle trois fils, savoir Robert qui fut, après sa mort, héritier de son comté, [p. 114] Guillaume, comte de Soissons, et Hugues, évêque de Lisieux. Ces querelles ainsi terminées, la terre de Normandie demeura en repos sous la main du duc.


CHAPITRE IV.

Comment Edelred, roi d’Angletere, qui, avait épousé Emma, sœur du duc, envoya une armée pour conquérir la Normandie; et comment Nigel de Coutances vainquit et détruisit entièrement cette armée.

VERS ce même temps, quelques motifs de discussion s’étant élevés, Edelred, roi des Anglais, qui était uni en mariage à Emma, sœur du duc, brûlant du desir de nuire à celui-ci et de lui faire insulte, donna ordre de mettre en mer une grande quantité de vaisseaux, et manda aux chevaliers de tout son royaume qu’ils eussent à se rendre vers la flotte au jour qu’il leur indiqua, convenablement armés de leurs cuirasses et de leurs casques. Empressés d’obéir à ses commandemens, les Anglais accoururent tous à la fois vers les navires. Le roi voyant cette armée nombreuse et très bien équipée, appelant auprès de lui les chefs, et leur exposant les projets de son esprit, leur prescrivit, avec une grande sincérité, selon sa manière royale, d’aller en Normandie, et de dévaster tout ce pays par le fer et le feu, épargnant seulement le mont de l’archange Michel, et se gardant de livrer aux flammes un lieu de tant de sainteté et de religion. Il leur commanda, en outre de prendre le duc Richard, de lui lier les mains derrière [p. 115] le dos, et de le conduire vivant en sa présence, après avoir conquis sa patrie. Après leur avoir donné ces instructions, il leur commanda de partir en toute hâte. Lançant alors leurs vaisseaux en pleine mer, et sillonnant les flots à l’aide d’un vent favorable, ils allèrent débarquer sur les bords de la Sare. S’élançant aussitôt hors de leurs navires, ils livrèrent aux flammes dévorantes tout le territoire maritime des environs. Mais Nigel, ayant appris leur débarquement de ceux qui étaient placés en sentinelle, rassembla les chevaliers de Coutances, avec une grande foule de gens du peuple, s’élança sur les Anglais avec impétuosité, et en fit un si grand carnage qu’il ne demeura pas un seul d’entre eux pour raconter cet événement à la postérité. L’un d’eux, en effet, fatigué d’une trop longue marche, s’était assis loin de ses compagnons; mais lorsqu’il vit leur désastre, frappé de terreur et oubliant la faiblesse de son corps, il courut en toute hâte vers les navires, et raconta à ceux qui les gardaient la ruine de l’expédition. Ceux qui étaient restés, cherchant d’un commun accord à se mettre en sûreté et craignant pour leur vie, se retirèrent à force de rames dans un golfe de la mer. Puis élevant leurs voiles dans les airs, et partant d’une marche rapide, ils retournèrent auprès de leur roi, poussés par un vent propice à leurs vœux. Le roi, aussitôt qu’il les vit, se mit à leur demander la personne du duc; mais ils lui répondirent: « Roi sérénissime, nous n’avons point vu le duc; mais nous avons combattu pour notre ruine avec la terrible population d’un comté. Là se trouvent non seulement des hommes très-forts et très-belliqueux, mais aussi des femmes qui combattent, [p. 116] et qui, avec leurs cruches, cassent la tête aux plus vigoureux de leurs ennemis: sache donc que tes chevaliers ont tous été tués par ces gens. » A ce récit, le roi reconnaissant sa folie, fut couvert de rougeur et pénétré de tristesse.


CHAPITRE V.

Comment Geoffroi, comte des Bretons, demanda et obtint pour femme la sœur du duc Richard, nommée Hadvise, dont il eut deux fils, Alain et Eudes.

OR Geoffroi, comte des Bretons, voyant que le duc Richard réussissait en toutes choses, et que ses forces et ses richesses allaient croissant de jour en jour, pensa qu’il pourrait conserver plus sûrement ses domaines, et se renforcer de plus en plus, s’il jouissait de l’amitié et de l’appui du duc. C’est pourquoi, ayant pris l’avis des siens, et franchissant les frontières de la Bretagne, il se rendit à la cour de Richard avec une nombreuse escorte de chevaliers. Le duc l’accueillit honorablement, ainsi qu’il était convenable à l’égard d’un tel homme, le retint quelque temps auprès de lui, au milieu d’un grand développement de ses richesses, et lui montra autant qu’il lui plut la grandeur de sa puissance. Or Geoffroi se voyant aussi bien traité par le duc, commença à penser en lui-même que s’il s’unissait en mariage avec sa sœur, nommée Hadvise, il se formerait entre eux un lien d’amitié bien plus fort. Cette jeune fille était très-belle de corps, et [p. 117] très-recommandable par l’honnêteté de sa conduite. Ainsi donc, après tant de témoignages d’amitié, Geoffroi fit tous ses efforts pour obtenir qu’elle lui fût donnée. Le duc accueillant ses demandes d’un cœur reconnaissant, et ayant pris le consentement des grands de Normandie, accorda à Geoffroi celle qu’il desirait, et la lui donna selon le rit chrétien. Les noces furent célébrées avec un éclat incomparable, et peu de temps après le duc permit aux nouveaux époux de repartir en triomphe, et les renvoya comblés de magnifiques présens. Dans la suite, Geoffroi eut de sa femme deux fils, savoir Alain et Eudes, qui, après la mort de leur père, gouvernèrent très-long-temps le pays de Bretagne avec la plus grande vigueur.


CHAPITRE VI.

De la cruauté d’Edelred, roi des Anglais, envers les Danois qui demeuraient paisiblement chez lui, en Angleterre; et de la fuite de quelques jeunes gens de la même nation qui s’échappèrent pour aller annoncer à Suénon, roi de Danemarck, la mort de ses proches.

TANDIS que la Normandie prospérait dans l’état de félicité ci-dessus rapporté, sous le gouvernement de son illustre chef, Edelred, roi des Anglais, souilla le royaume qui avait long-temps fleuri sous la puissance de rois très-glorieux, et commit une trahison si épouvantable, que les Païens jugèrent horrible ce crime exécrable. Transporté d’une fureur soudaine, le roi, sans les accuser d’aucun grief, ordonna de [p. 118] massacrer les Danois qui habitaient en paix dans toute l’étendue de son royaume, ne se croyant nullement en danger de mort; il fit enfouir les femmes en terre jusqu’au milieu du corps, et commanda de lâcher contre elles des chiens féroces qui leur déchirassent la poitrine et le sein; et les enfans encore à la mamelle, il donna ordre de les jeter devant les portes des maisons, et de leur casser la tête. Tandis qu’au jour fixé pour ce massacre les cadavres des morts s’accumulaient ainsi dans la ville de Londres par la cruauté des licteurs sanguinaires, quelques jeunes gens, s’échappant avec agilité, se jetèrent dans un navire, et faisant force de rames sur le fleuve de la Tamise, s’enfuirent rapidement, et gagnèrent enfin la mer. Traversant alors l’immense étendue de l’Océan, ils arrivèrent enfin au but de leurs desirs, et, débarquant dans un port du Danemarck, allèrent annoncer au roi Suénon la sanglante catastrophe des hommes de sa race. Alors ce roi pénétré dans le fond de son ame d’une vive douleur, appelant auprès de lui tous les grands de son royaume, leur exposa en détail ce qui venait de lui être rapporté, et leur demanda avec empressement ce qu’ils pensaient qu’il fallût faire. Ceux-ci, touchés du chagrin et des regrets de leurs parens et de leurs amis, résolurent d’une commune voix de déployer leurs forces pour venger le sang de leurs compatriotes.


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CHAPITRE VII.

Comment le roi Suénon, ayant rassemblé une grande armée, débarqua dans le comté d’Yorck, et laissant là son armée, partit pour aller demander la paix à Richard, duc de Normandie, et arriva à Rouen avec quelques vaisseaux. — Du traité conclu entre les Normands et les Danois. — Comment les habitans d’Yorck, de Cantorbéry et de Londres se rendirent au roi Suénon; et comment le roi Edelred s’enfuit avec sa femme et ses enfans auprès de Richard, duc de Normandie.

OR, ayant entendu cette réponse, le roi ordonna à tous ceux qui vivaient sous son autorité de faire leurs préparatifs en toute hâte. Il envoya de tous côtés des exprès, et désigna le jour où les chevaliers avides de butin pourraient venir des royaumes étrangers se réunir à cette expédition. A l’approche du terme fixé, une armée immense se rassembla en hâte auprès des navires. Alors les bannières royales furent élevées dans les airs, et, les vents ayant enflé les voiles, l’expédition traversa les vastes espaces de la mer, et vint s’arrêter sur le territoire de la ville d’Yorck. Là le roi ayant quitté l’armée, partit avec quelques vaisseaux, et se rendit à Rouen pour aller demander la paix au duc Richard. Le duc l’accueillit royalement, le retint quelque peu auprès de lui, et tandis que le roi et ses chevaliers se reposaient des fatigues d’une telle navigation, les deux princes conclurent entre eux un traité de paix, sous la condition que, dans la suite des temps, entre les rois danois et les ducs normands et leurs héritiers, cette paix demeurerait [p. 120] ferme et perpétuelle, et que ce que les Danois enlèveraient aux ennemis, ils le porteraient aux Normands pour être acheté par eux; qu’en outre si quelque Danois, malade ou blessé, avait besoin d’un secours d’ami, il serait soigné et guéri chez les Normands comme dans sa propre maison, et en toute sécurité; et afin que cette convention fût bien ratifiée, des deux côtés les princes la sanctionnèrent par leurs sermens. Ayant ainsi obtenu l’accomplissement de ses vœux, et reçu du duc des présens dignes de lui, le roi, rempli de joie, retourna promptement auprès des siens. Aussitôt qu’il eut rejoint son armée, il commença à livrer aux flammes vengeresses le royaume d’Angleterre. Les gens d’Yorck, voyant que nul ne venait à leur secours, donnèrent des otages au roi et se soumirent à sa domination. Etant parti de là, le roi se dirigea vers les rives de la Tamise. Il arriva devant Cantorbéry, et les habitans de cette ville se soumirent de la même manière à son pouvoir; ensuite le roi ayant fait lever les ancres, et suivant avec ses vaisseaux le cours du fleuve, alla mettre le siége devant Londres. Les habitans de cette ville ne pouvant résister à la vivacité de son attaque, courbèrent à regret leurs têtes sous le joug de la servitude. Alors le roi Edelred, qui vivait à Winchester, se voyant entièrement abandonné par les Anglais, enleva ses trésors enfouis en terre, et se rendit en Normandie auprès du duc Richard, avec sa femme et ses fils Edouard et Alfred. Le duc le reçut convenablement, déployant sous ses yeux de grandes richesses, et passa à Rouen avec le roi tout le temps que celui-ci y demeura.


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CHAPITRE VIII.

De la mort du roi Suénon à Londres; et comment Canut son fils, lui ayant succédé, conduisit une nouvelle armée contre les Anglais. — Du retour d’Edelred en Angleterre, et de la victoire des Danois à Sandwich.

TANDIS que Suénon était à Londres, s’occupant du gouvernement du royaume, il y fut frappé de maladie et mourut. Les Danois embaumèrent son corps avec des aromates, le déposèrent dans un navire et le transportèrent aussitôt en Danemarck pour y être enseveli. Après cette cérémonie, son fils nommé Canut, prenant les armes de son père, renforça vigoureusement son armée, et fit les plus grands efforts pour que les Danois n’eussent pas à se repentir de leur nouvelle expédition. En outre, ayant envoyé des députés, il appela auprès de lui comme auxiliaires deux rois, savoir, Lacman roi des Suédois, et Olaüs, roi des Norwégiens. Ceux-ci venant donc à son secours avec leurs corps de chevaliers, ajoutèrent leurs forces à toutes les forces du roi des Danois.

Tandis que ces choses se passaient, le roi Edelred ayant appris la mort de Suénon, et fait toutes ses dispositions pour s’embarquer, retourna joyeusement dans son royaume avec sa femme, laissant ses deux fils Edouard et Alfred auprès de leur oncle. Or le roi Canut, ayant rassemblé de tous côtés des légions de chevaliers, partit de son royaume comme un violent ouragan, et se lança avec intrépidité sur la mer [p. 122] orageuse. Ayant conduit ses vaisseaux dans la haute mer, il la franchit d’une course rapide, et se dirigea vers le pays des Anglais. De là gagnant le fleuve de la Tamise, il débarqua bientôt après dans le comté de Londres. Comme il sortait de ses navires avec tous les siens, les Anglais accourant de toutes les parties du royaume se portèrent à sa rencontre, et l’ayant rejoint à Sandwich, ils lui livrèrent à leur grand détriment une bataille très-sanglante. Le roi combattit contre eux avec ses légions, animées de la plus grande ardeur; il leur fit un mal horrible; et le massacre fut si grand, que nul ne put compter combien de milliers d’hommes de race anglaise avaient péri en cette journée.


CHAPITRE IX.

Comment Edelred, roi des Anglais, étant mort, Canut, roi des Danois, épousa sa veuve Emma, et en eut un fils, Hardi-Canut, qui dans la suite lui succéda.

OR le roi étant demeuré vainqueur remonta avec les siens sur ses vaisseaux, et s’avançant ensuite avec confiance et en toute hâte, il alla investir et assiéger la ville de Londres. Enfermé dans cette ville, le roi Edelred tomba dangereusement malade, et le mal s’appesantissant sur lui, il quitta son enveloppe mortelle. Le roi Canut ayant appris la mort du roi, tint conseil avec ses fidèles, et prenant ses précautions pour l’avenir, fit sortir de la ville la reine Emma, et peu de jours après il s’unit avec elle selon le rit [p. 123] chrétien, donnant à cette occasion à toute son armée le poids de son corps en or et en argent. Dans la suite du temps, il eut de cette femme un fils nommé Hardi-Canut, qui fut après lui roi des Danois, et une fille nommée Gunnilde, qui se maria avec Henri, empereur des Romains. Les habitans de Londres, désespérant de leur salut, après avoir souffert d’une longue famine, ouvrirent leurs portes, et se livrèrent volontairement an roi, eux et tous leurs biens. Ces choses ainsi terminées, toute la domination du royaume d’Angleterre passa an roi Canut. Nous avons inséré tous ces détails dans notre récit, afin de faire connaître l’origine du roi Edouard à ceux qui l’ignorent. Et maintenant, après cette courte digression, nous allons rentrer dans notre sujet.


CHAPITRE X.

Des dissensions qui s’élevèrent entre le duc Richard et Eudes, comte de Chartres, au sujet du château de Dreux. — Comment le duc construisit le château de Tilliers sur la rivière d’Avre; et comment les Normands vainquirent Eudes, et deux comtes qui s’étaient joints à lui.

DANS le même temps Eudes, comte de Chartres, emmenant de la maison paternelle une certaine sœur du duc nommée Mathilde, et partant comblé de présens, s’unit avec elle en mariage légitime. Le duc lui donna à titre de dot la moitié du château de Dreux, et le territoire adjacent, sur les bords de la rivière d’Avre. Quelques années après, cette même Mathilde [p. 124] mourut, par la volonté de Dieu, sans laisser d’enfans. Après sa mort le duc redemanda le territoire ci-dessus désigné; mais le comte Eudes employa toutes sortes de subterfuges pour s’y refuser, ne voulant pas remettre au duc le château de Dreux. C’est pourquoi, appelant auprès de lui les légions des Bretons et des Normands, le duc se porta en ennemi sur la rivière d’Avre, et y bâtit un château, qu’il appela Tilliers. En outre ayant pris des vivres dans le comté d’Eudes, il les transporta en grande abondance dans cette forteresse, et y laissa pour la garder Nigel de Coutances, Raoul de Ternois, et Roger, fils de celui-ci, avec leurs chevaliers. Ayant heureusement terminé cette entreprise, le duc se retira, et ordonna à chacun de rentrer chez soi; mais le comte Eudes, ayant secrètement appelé à son secours deux comtes, savoir Hugues du Mans et Galeran de Meulan, avec leurs corps de chevaliers, chevaucha toute la nuit, et arriva au point du jour auprès du château de Tilliers, précédé de ses porte-bannières. Les grands ci-dessus nommés les ayant vus arriver, et laissant aussitôt dans le château quelques gardiens, s’élancèrent impétueusement hors de son enceinte avec leurs chevaliers, et leur livrèrent bataille. Aussitôt, et par l’aide de Dieu, le parti du duc remporta la victoire tellement que les autres ayant eu un grand nombre d’hommes tués et beaucoup de blessés, ceux qui survécurent prirent la fuite à travers champs, et allèrent chercher des refuges dans les profondeurs des forêts. Eudes et Galeran, s’efforçant de sauver leur vie, se cachèrent derrière les fortifications du château. Quant, à Hugues, le cheval qu’il montait ayant été tué, il se réfugia [p. 125] dans une étable de moutons, et enfouit aussitôt dans la terre la cuirasse dont il était revêtu; ensuite se couvrant de la casaque d’un berger, il allait infatigable, portant de lieu en lieu sur ses épaules les claies de la bergerie, et excitant les Normands à poursuivre sans relâche les ennemis qui naguère avaient fui honteusement devant eux. Ceux-là donc s’étant éloignés, le berger se porta en avant, et s’enfonçant dans les profondeurs des bois, après trois jours de marche, il arriva enfin au Mans, les pieds et les jambes misérablement ensanglantés par les buissons et les ronces.


CHAPITRE XI.

Comment deux rois païens vinrent d’au delà des mers pour secourir le duc Richard contre les Francs.

LE duc voyant le comte Eudes parvenu à un tel degré de démence, expédia des députés au delà des mers, et appela à son secours deux rois avec une armée de Païens, savoir, Olaüs roi des Norwégiens, et Lacman roi des Suédois. Ces rois accueillirent les députés convenablement, les renvoyèrent chargés de présens, et promirent de marcher bientôt sur leurs traces. S’étant ensuite réunis avec leurs armées, et sillonnant les flots de la mer écumante avec un petit nombre de navires, ils vinrent d’une course rapide débarquer sur les rivages de la Bretagne. Les Bretons, instruits de leur arrivée inattendue, se réunirent de toutes les parties du royaume, et crurent [p. 126] pouvoir surprendre aisément des étrangers qui n’aspiraient qu’à enlever du butin. Mais les Païens ayant aussitôt reconnu leurs projets artificieux, usèrent aussi de stratagème et creusèrent des galeries très-profondes et étroites à la surface du sol, au milieu d’une certaine plaine, où ils savaient que les Bretons devaient venir, afin que, lorsque les cavaliers arriveraient, leurs chevaux eussent les jambes cassées, que les hommes fussent jetés par terre à l’improviste, et qu’il devînt ainsi plus facile de les faire périr par le glaive. Les Bretons arrivèrent en effet, et tout aussitôt s’élancèrent vigoureusement sur leurs ennemis; mais tombant bientôt dans les piéges des Païens, ils éprouvèrent leur fureur, de telle sorte que bien peu d’entre eux échappèrent à la mort. De là les Barbares se portant en avant, allèrent assiéger le château de Dol, et s’en étant emparés, ils le livrèrent aux flammes et mirent à mort ses habitans ainsi que Salomon, gouverneur de ce lieu. Ensuite ayant levé leurs ancres, les Païens regagnèrent la mer, et, faisant force de voile, vinrent aborder sur les rives de la Seine. Suivant alors le cours du fleuve, et le remontant rapidement, ils arrivèrent à Rouen, où le duc Richard, rempli de joie, les accueillit royalement et leur rendit les honneurs convenables.


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CHAPITRE XII.

Comment Robert, roi des Francs, redoutant les rois susdits, rétablit la paix entre le duc Richard et Eudes.

OR Robert, roi des Francs, apprenant que les Païens avaient fait tant de maux et d’insultes aux Bretons, et que le duc Richard les avait appelés pour repousser les attaques du comte Eudes, craignit que ces Païens ne détruisissent la France, convoqua les seigneurs de son royaume, et manda aux deux ennemis qu’ils eussent à se rendre auprès de lui à Coudres. Là ayant entendu de chacune des deux parties le sujet de leurs querelles, il calma leur animosité, et les réconcilia aussitôt sous la condition que Eudes gardait le château de Dreux, que le duc recouvrerait le territoire qui lui avait été enlevé, et que le château de Tilliers demeurerait à jamais, comme il était alors, la propriété du duc et de ses héritiers. Le duc, satisfait de ces arrangemens, retourna joyeusement auprès de ses deux rois. Les ayant comblés royalement de présens dignes d’eux, il les engagea à retourner en triomphe dans leur pays, les laissant disposés à revenir à son secours en toute occasion. Or le roi Olaüs, ayant pris plaisir à la religion chrétienne, abandonna le culte des idoles, ainsi que quelques-uns des siens, sur les exhortations de Robert, archevêque, se convertit à la foi du Christ, fut lavé du baptême, et oint du Saint-Chrême par l’archevêque; et tout joyeux de la grâce qu’il avait reçue, il retourna ensuite dans son [p. 128] royaume. Mais dans la suite, trahi par les siens et injustement frappé de mort par des perfides, il entra dans la cour du Ciel, roi et glorieux martyr; et maintenant il brille d’un grand éclat au milieu de sa nation par ses prodiges et ses miracles.


CHAPITRE XIII.

Comment le duc Richard prit pour femme Judith, sœur de Geoffroi, comte des Bretons, et des enfans qu’il en eut.

CEPENDANT le duc Richard, vivement desireux d’avoir des successeurs, ayant appris que le comte des Bretons, Geoffroi, avait une sœur nommée Judith, parfaitement belle de corps, et recommandable par toutes sortes de bonnes qualités, la fit demander en mariage par ses députés. Or Geoffroi, fort empressé de hâter l’accomplissement de ce projet, fit préparer toutes les choses nécessaires pour un si grand événement, et accompagna sa sœur jusqu’aux environs du mont Saint-Michel. Là le duc la reçut avec tous les honneurs convenables, et s’unit à elle d’un légitime nœud. Dans la suite des temps il en eut trois fils, savoir, Richard, Robert et Guillaume, qui dans son adolescence prit l’habit de moine à Fécamp, et autant de filles dont l’une, nommée Adelise, fut mariée à Renaud, comte de Bourgogne, et lui donna deux fils Guillaume et Gui. Une autre fille de Richard épousa Baudouin de Flandre, et la troisième mourut vierge, étant déjà grande. Long-temps après le [p. 129] comte Geoffroi s’étant rendu à Rome pour y faire ses prières, laissa toute la Bretagne et ses deux fils, savoir, Alain et Eudes, sous la protection du duc Richard. Après avoir visité la demeure des saints, il se remit en route pour rentrer dans sa patrie; mais la mort l’empêcha d’y arriver.


CHAPITRE XIV.

Comment Robert, roi des Francs, aidé du duc Richard, rendit à Bouchard le château de Melun 12.

EN ce temps, tandis que Bouchard, comte du château de Melun, résidait à la cour du roi des Francs, un certain sien chevalier, nommé Gautier, aveuglé par des présens, lui ravit en fraude son château, et le livra par une trahison secrète au comte Eudes. Or le roi, lorsqu’il apprit cette nouvelle, manda en toute hâte au comte Eudes qu’il eût à se dessaisir de plein gré du château dont il s’emparait injustement. Mais lui, se fiant en la forte position de ce lieu, que la Seine entourait de ses eaux, répondit aux députés du roi que tant qu’il serait vivant il ne le rendrait à personne. Le roi, extrêmement irrité de ces paroles, appela à une conférence Richard duc de Normandie, lui raconta ce qui le faisait rougir de honte, le suppliant par sa très-gracieuse fidélité de venir à son secours, afin qu’il ne fût pas ainsi livré en proie aux insolences des siens. Or le duc, ne pouvant souffrir le déshonneur de ce bon roi, rassembla une armée [p. 130] merveilleusement grande, se rendit aussitôt devant Melun, et l’assiégea de l’un des côtés du fleuve, tandis que le roi prenait positon sur l’autre rive. Ainsi attaqué de deux côtés, le château fut le jour et la nuit incessamment ébranlé, comme par une tempête, par les machines et les engins de guerre. Enfin les habitans, voyant bien qu’ils ne pourraient résister aux efforts violens de tels ennemis, livrèrent au duc l’orgueilleux rebelle, ouvrirent ensuite leurs portes, et reçurent le duc avec les siens. Le duc épargna la multitude, et envoya tout aussitôt le traître au roi Robert, lui mandant de faire venir des chevaliers, pour retenir le château dans sa fidélité. Le roi, fort réjoui de cette nouvelle, restitua sur-le-champ le château à Bouchard, et ordonna de pendre à une potence le traître et sa femme, leur rendant ainsi le juste prix de leur rébellion. Après cela, le duc Richard, ayant convenablement terminé cette affaire, s’en retourna chez lui, emportant la bénédiction royale. A cette époque les Normands étaient accoutumés à mettre toujours en fuite leurs ennemis, et à ne tourner le dos devant personne.


CHAPITRE XV.

Comment avec le secours du duc Richard, le roi des Francs, Robert, prit possession, malgré les Bourguignons, du duché de Bourgogne, que le duc Henri lui avait laissé eu mourant.

TROIS années s’étant écoulées après ces événemens, le duc des Bourguignons, Henri, mourut sans laisser [p. 131] d’enfans, et institua Robert, roi des Francs, héritier de son duché. Or les, Bourguignons, dans l’excès de leur orgueil, refusèrent de le reconnaître, et allèrent à Auxerre chercher Landri, comte de Nevers, pour l’exciter à la rébellion. Empressé de réprimer les efforts de leur témérité vaniteuse, le roi Robert, appelant auprès de lui le duc Richard avec une nombreuse armée de Normands, alla assiéger Auxerre jusqu’à ce qu’il eût soumis à sa domination et Landri et la ville, et qu’il en eût reçu des otages. Etant parti de ce lieu, il se rendit devant le château d’Avalon pour l’assiéger, et y dressa son camp. Il l’attaqua pendant trois mois avec une grande vigueur; et enfin la Bourgogne ayant été dévastée, les habitans du château, forcés par le défaut de solde, et cédant aux avis et aux sommations du duc, rendirent la place au roi des Francs. Ces affaires ainsi bien terminées, le roi envoya des gardiens dans tous les châteaux, confia le duché de Bourgogne à Robert son fils, et se reposa après avoir ainsi réprimé l’insolence des rebelles. De là le roi retourna en France, et le duc en Normandie avec tous les siens.


CHAPITRE XVI.

Comment Renaud, comte des Bourguignons, d’outre-Saône, épousa la fille du duc Richard, Adelise.

INFORMÉ par la renommée des œuvres merveilleuses du duc, Renaud, comte des Bourguignons, d’outre-Saône, lui envoya des députés pour lui [p. 132] demander en mariage sa fille nommée Adelise; l’ayant obtenue, il l’emmena de la maison paternelle, la conduisit avec de grands honneurs en Bourgogne, et l’associa à sa couche, selon le rit chrétien. Mais long-temps après, quelques sujets de querelle s’étant élevés, Renaud tomba par artifice entre les mains d’un certain comte de Châlons, nommé Hugues, et fut jeté dans une dure prison et chargé de chaînes pesantes. Le duc, aussitôt qu’il apprit cet indigne traitement, envoya en toute hâte des députés à Hugues, lui mandant qu’il eût à rendre la liberté à son gendre, sans aucun délai et pour l’amour de lui. Mais Hugues fit peu de cas du message du duc; et non seulement il refusa de rendre Renaud, mais il augmenta en outre le nombre de ses gardiens, et ordonna de veiller plus sévèrement sur lui. Ces faits ayant été rapportés au duc, il commanda sur-le-champ à son fils Richard de rassembler une armée de Normands, d’aller en Bourgogne, et de faire tous ses efforts pour venger cette insulte d’une manière terrible. Le jeune homme se chargea avec empressement d’exécuter les ordres de son père, et fit toutes les dispositions nécessaires pour une si grande entreprise; ensuite, tel qu’une tempête pleine de violence, il sortit de son pays, renversant tout devant lui; et ayant fait sa route avec une multitude innombrable de Normands, il envahit la Bourgogne, et investit le château de Mélinande. Or les habitans de ce lieu, se fiant à la solidité de leur forteresse, commencèrent pour leur malheur à provoquer leurs ennemis à coups de flèches et de traits: mais les Normands, animés de la plus cruelle fureur, assaillirent le château de tous côtés avec une [p. 133] extrême impétuosité, s’en emparèrent sans différer, le renversèrent et le livrèrent aux flammes, brûlant aussi les hommes, les femmes et les petits enfans. De là ils dirigèrent leur marche vers la ville de Châlons, et incendièrent tout le territoire. Alors Hugues, reconnaissant qu’il n’avait aucun moyen de résister à une si redoutable armée, portant sur ses épaules une selle de cheval, vint se rouler aux pieds du jeune Richard, implorant, en suppliant, son pardon pour l’excès de sa témérité. Ayant reçu ce pardon, il rendit Renaud, livra des otages, et s’engagea par serment envers le duc Richard à se rendre à Rouen, pour lui donner satisfaction. Ayant ainsi mis fin à son entreprise selon ses desirs, le jeune Richard retourna auprès de son père avec les siens.


CHAPITRE XVII.

Comment le duc Richard, se trouvant à toute extrémité, remit son duché à Richard, son fils aîné.

LE duc Richard, quoiqu’il se fût constamment illustré en tous lieux par les actions les plus éclatantes, demeura cependant toujours fidèle serviteur du Christ; tellement qu’on l’appelait à bon droit le père très-tendre des moines et des clercs, et le protecteur infatigable des pauvres. Honoré par ces vertus et par d’autres semblables, il commença à être violemment accablé d’une maladie de corps. Ayant donc convoqué à Fécamp Robert l’archevêque et tous [p. 134] les princes Normands, il leur annonça qu’il était déjà entièrement détruit. Aussitôt, dans tous les appartemens de la maison, tous furent saisis d’une douleur intolérable. Les moines et les clercs se lamentaient tristement, sur le point de devenir orphelins d’un père si chéri; dans les carrefours de la ville, des mendians se livraient à la désolation, en perdant leur consolateur et leur pasteur. Enfin ayant appelé son fils Richard, il le mit à la tête de son duché, après avoir consulté des hommes sages, et donna à Robert son frère le comté d’Hiesmes, afin qu’il pût être en état de rendre à son frère le service qu’il lui devait. Ayant ensuite fait d’un cœur ferme toutes ses dispositions pour les choses qui se pouvaient rapporter au service de Dieu, l’an 1026 de l’Incarnation du Seigneur, il dépouilla l’enveloppe de l’homme, et entra dans la voie de toute chair, régnant Notre Seigneur Jésus-Christ, dans la divinité de la majesté du Père, et dans l’unité du Saint-Esprit, aux siècles des siècles. Amen!



CHAPITRE II.

Des dissensions qui s’élevèrent entre Richard et Robert son frère, et de la mort de Richard après le rétablissement de la paix entre eux.

CEPENDANT le perfide ennemi de l’homme ne permit pas qu’il jouît plus long-temps des prospérités de cette paix si désirable, et, à l’aide des artifices de quelques malveillans, il excita son frère Robert à se révolter contre lui. Robert donc, au bout de deux ans, méconnaissant la suzeraineté de son frère, s’enferma avec ses satellites dans le château de Falaise pour lui opposer résistance. Or le duc Richard, désirant réprimer au plus tôt les téméraires entreprises de son frère insensé, et le ramener à la soumission qu’il lui devait, alla avec une nombreuse armée l’investir et l’assiéger dans son château. Après qu’il l’eut attaqué quelque temps, en faisant sans cesse jouer les béliers et les balistes, enfin Robert renonça à sa rébellion et lui présenta la main: ils retrouvèrent leur ancienne amitié, et se séparèrent l’un de l’autre après avoir conclu une solide paix. Le duc Richard, ayant alors quitté son armée, retourna à Rouen, et y mourut [p. 137] empoisonné, ainsi que quelques uns des siens, au dire de beaucoup de gens. Cet événement arriva l’an 1028 de l’Incarnation de notre Seigneur.

Richard avait un fils très-jeune, nommé Nicolas, qui fut privé de son héritage terrestre, afin que Dieu lui-même devînt son partage dans le monde et dans l’éternité. Livré aux lettres dès sa plus tendre enfance, et élevé dans le monastère de Saint-Ouen, dans le faubourg de Rouen, il porta très-long-temps le joug monastique. Lorsque l’abbé Herfast fut mort, il lui succéda dans le gouvernement du susdit monastère, et l’administra durant près de cinquante ans, du temps de Guillaume duc de Normandie et illustre roi d’Angleterre. Il mourut enfin l’an 1092 de l’Incarnation du Seigneur, au mois de février, du temps du duc Robert II et de Guillaume, archevêque de Rouen. Je reprends maintenant mon récit.


CHAPITRE III.

Comment Robert succéda à son frère Richard. — De son caractère et des dissensions qui naquirent entre lui et l’archevêque Robert.

AINSI donc le duc Richard ayant quitté les dignités de la domination de ce monde, pour monter, à ce que nous croyons, dans le royaume des cieux, Robert son frère fut reconnu du consentement de tous prince de toute la monarchie. Quoiqu’il fût plus dur de cœur envers les rebelles, il se montra cependant doux et plein de bonté pour les hommes bienveillans, pieux et zélé pour le service de Dieu; aussi eût-il été digne [p. 138] de jouir des délices d’une longue paix, s’il n’eût choisi volontairement de suivre par fois les conseils des pervers. Dès le commencement de sa domination, il se déclara ennemi de l’archevêque Robert, et alla l’assiéger et l’investir dans la ville d’Evreux. Desirant échapper à ses efforts, l’archevêque s’enferma dans les murailles de la ville avec une troupe de chevaliers. Enfin, ayant engagé sa foi qu’il se retirerait, il se réfugia en exil, avec les siens, auprès de Robert, roi des Francs, et frappa la Normandie de son anathême pontifical. Cependant le duc Robert, ayant reconnu la malice des pervers, et considérant qu’il avait agi imprudemment en toute cette affaire, rappela l’archevêque de France, et le rétablit dans ses honneurs. Ensuite, se repentant du mal qu’il avait fait, il appela l’archevêque à ses conseils, selon qu’il était convenable pour un homme aussi important, et dans la suite il lui demeura toujours fidèle.


CHAPITRE IV.

Comment le même duc Robert assiégea Guillaume de Belesme dans le château d’Alençon, et le força à se rendre.

AYANT enfin chassé loin de lui tous les instigateurs de discorde, et repris en son cœur généreux des sentimens de paix, le duc commença à prendre conseil des hommes sages, et s’éleva par sa bonne conduite au comble de la puissance et des honneurs; aussi les hommes de bien ne tardèrent pas d’exalter par leurs louanges ses vertus et sa conduite pacifique, tandis que [p. 139] quelques méchans l’imputèrent à lâcheté. Parmi ces derniers Guillaume de Belesme, fils d’Yves, qui tenait le château d’Alençon à titre de bénéfice, osant tenter le courage du duc, entreprit témérairement par voie de rébellion de soustraire sa tête imprudente au joug de son service. Empressé de réprimer promptement cet excès d’insolence, le duc accourut avec ses chevaliers, et assiégea Guillaume dans la forteresse qui favorisait son audacieuse révolte, jusqu’à ce qu’enfin Guillaume eût imploré sa clémence, et marchant pieds nus, portant une selle de cheval sur ses épaules, fût venu lui donner satisfaction. Après avoir reçu cette soumission de fausse apparence, le duc lui remit non seulement toutes ses fautes, mais en outre lui restitua son château, et se retira aussitôt après. Guillaume, conservant toujours en son cœur obstiné le cruel poison qui le dévorait, renonça quelque temps à manifester ses perfides intentions; mais bientôt après il recommença ouvertement à se montrer encore parjure; car il était infiniment cruel et ambitieux, et il avait quatre fils, nommés Guérin, Foulques, Robert et Guillaume, parfaitement semblables à lui. Après avoir, sans aucun motif, et par cruauté, fait trancher la tête à Gunhier de Belesme, brave et aimable chevalier, qui ne soupçonnait point le mal, mais qui plutôt était venu en souriant le féliciter comme un ami, Guérin fut bientôt saisi par le démon, et étranglé par lui, sous les yeux de ses compagnons qui l’entouraient. Guillaume, se parjurant de nouveau, en vint à un tel point d’inimitié contre le duc, que dans son audace il envoya ses deux fils Foulques et Robert avec un corps de chevaliers, afin qu’ils [p. 140] allassent piller et dévaster la Normandie: mais un grand nombre de serviteurs de la maison du duc s’étant réunis, se portèrent courageusement à leur rencontre, leur livrèrent une bataille sanglante dans la forêt de Blavon, et avec l’assistance de Dieu les battirent complètement. Dans ce combat, Foulques, fils du perfide Guillaume, fut tué, et presque tous les chevaliers perdirent la vie; Robert, frère de Foulques, fut blessé, et ne s’échappa qu’avec peine, suivi d’un petit nombre d’hommes. Guillaume leur père, qui déjà était sérieusement malade, ayant appris le malheur de ses fils, éprouva un grand serrement de cœur et rendit l’ame tout aussitôt. Les ennemis du duc ainsi dispersés, la rébellion qui s’était élevée en ces lieux se trouva entièrement comprimée.


CHAPITRE V.

Comment Hugues, évêque de Bayeux, et fils du comte Raoul, voulut s’emparer du château d’Ivry, et ne put y réussir.

TANDIS que ces événemens se passaient, Hugues, fils du comte Raoul et évêque de la ville de Bayeux, ayant reconnu que le duc Robert voulait suivre les conseils des hommes sages et renoncer aux siens, imagina un certain artifice, et fit secrètement approvisionner le château d’Ivry en vivres et en armes. Ensuite il y mit des gardiens, et se rendit promptement en France, pour y engager des chevaliers qui vinssent l’aider défendre vigoureusement cette forteresse. Mais le duc, se hâtant de le prévenir [p. 141] dans l’exécution de ses desseins, rassembla des troupes de Normands, alla mettre le siége devant le château, et le bloqua de telle sorte qu’il ne fut plus possible à personne d’en sortir ou d’y entrer. Hugues se voyant dans l’impossibilité d’y pénétrer, et inquiet pour ceux qu’il y avait enfermés, fit demander au duc par ses députés la permission de s’en aller, et retira aussitôt ses hommes de la forteresse. Il partit donc avec ceux qu’il avait redemandés, et demeura long-temps en exil, ainsi que ses compagnons. Après qu’ils eurent évacué le château, le duc s’en rendit maître, et y mit une garnison.


CHAPITRE VI.

Comment Baudouin, comte de Flandre, demanda pour son fils Baudouin la fille de Robert, roi des Francs, et l’obtint, pour son malheur, si Robert, duc de Normandie, ne lui eut prêté secours. — Mort de Robert, roi des Francs, qui eut pour successeur Henri son fils.

DANS le même temps, Baudouin, seigneur de Flandre, desirant associer sa race à une race royale, alla trouver Robert, roi des Francs, et lui demanda de lui donner sa fille pour Baudouin son fils. L’ayant obtenue, il l’emmena hors des appartemens du palais, la transporta encore au berceau dans sa propre maison, et l’éleva avec beaucoup de soin jusqu’à ce qu’elle fût devenue nubile. Or à peine le fils de Baudouin se fut-il uni à elle en mariage, que, se fiant sur l’appui du roi Robert, il chassa son père de son propre pays, et lui [p. 142] enleva la fidélité des gens de Flandre. Indignement abandonné par les siens, Baudouin se rendit en toute hâte auprès du duc des Normands, et lui demanda du secours contre son fils. Le duc, prenant compassion des malheurs de ce noble homme, rassembla tous ses chevaliers, sortit de son pays comme un terrible ouragan, entra sur le territoire de Flandre, et le livra aussitôt aux flammes dévorantes. S’avançant jusques au château que l’on appelait Chioc, il le renversa sans délai, et brûla tout ce qui y était enfermé. Or les grands du pays voyant cela, et craignant d’éprouver le même sort, abandonnèrent le fils, et retournant au père, envoyèrent des otages au duc. De son côté le jeune Baudouin, jugeant bien qu’il ne pourrait en aucune façon résister aux violentes incursions du duc, lui envoya aussi des députés, le suppliant très-humblement de se porter pour médiateur et de le réconcilier avec son père. Le duc, rempli de bienveillance, accéda avec empressement aux desirs et aux sollicitations du jeune Baudouin, et amena le père et le fils à se donner le baiser de paix et à vivre en bonne-intelligence, comme par le passé. Cette querelle ainsi terminée, dans la suite ils continuèrent à demeurer en paix et en bonne amitié, ainsi qu’il était convenable, et le duc ayant déjoué les entreprises des rebelles, retourna en Normandie avec toute son armée. En ce même temps, Robert, roi des Francs, mourut, et son fils Henri lui succéda.


[p. 143]

CHAPITRE VII.

Comment le même duc prêta son assistance à Henri, roi des Francs, contre Constance sa mère.

LE roi Henri avait été associé à la royauté, du vivant de son père Robert, et bientôt après la mort de celui-ci, sa mère Constance le poursuivit si vivement de sa haine de marâtre, que les comtes conspirèrent contre lui. Constance faisant les plus grands efforts pour l’expulser du trône et pour mettre en sa place Robert son frère, duc des Bourguignons. Ayant pris l’avis des siens, Henri se réfugia auprès de Robert, duc des Normands, avec douze petits vassaux, et alla à Fécamp lui demander du secours, au nom de la fidélité qu’il lui devait. Le duc l’accueillit honorablement, le combla de présens, et bientôt après lui ayant fourni convenablement des chevaux et des armes, il l’adressa à son oncle paternel, Mauger, comte de Corbeil, mandant à celui-ci qu’il eût à attaquer dans son pays, par le fer et le feu, tous ceux qu’il saurait avoir renoncé à la fidélité envers le roi. De son côté, le duc établit de nombreux corps de chevaliers dans tous les châteaux soumis à sa domination et situés sur les frontières de la France, et livra aux rebelles des combats si violens et si fréquens, qu’enfin, courbant la tête et ayant perdu tout ce qui leur appartenait, ils se virent forcés de se réconcilier avec leur roi, en sorte que les projets de sa malheureuse mère furent entièrement déjoués.

[p. 144] A cette époque Robert, héritier du pouvoir et de la cruauté de Guillaume de Belesme, était depuis quelques années ennemi déclaré de ses voisins du Mans et de la Normandie. Ayant entrepris une expédition au delà de la Sarthe, il fut fait prisonnier par les gens du Mans, et retenu deux ans en captivité dans le château de Ballon. Au bout de ces deux ans, Guillaume, fils de Giroye, et d’autres seigneurs de Robert rassemblèrent une armée, allèrent offrir la bataille au comte du Mans, et l’ayant combattu avec vigueur, le mirent en fuite. Ils se saisirent en cette occasion de Gauthier de Sordains, illustre chevalier, et de deux de ses fils, braves chevaliers aussi; et, malgré l’opposition de Guillaume, ils attachèrent méchamment à une potence ce Gauthier, au milieu de ses deux fils. Les trois autres fils de Gauthier étaient alors à Ballon. A peine eurent-ils appris l’horrible mort de leur père et de leurs frères, que, violemment irrités, ils pénétrèrent de vive force dans la prison, et se jetant sur Robert de Belesme, ils le tuèrent misérablement à coups de hache et lui brisèrent la tête contre les murs de la prison. Robert étant mort, Guillaume Talvas, son frère, lui succéda dans les dignités de son père. Celui-ci se montra, par toutes sortes de crimes, plus mauvais encore que tous ses frères, et cette méchanceté sans bornes s’est perpétuée jusqu’à aujourd’hui dans les héritiers de son sang.


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CHAPITRE VIII.

Comment le duc Robert, ayant marché contre Alain, comte des Bretons, fonda le château de Carroc, sur les rives de la rivière du Coesnon.

LE comte des Bretons, Alain, transporté par son orgueil, voulut aussi tenter dans son audace de se soustraire au service qu’il devait au duc Robert. Mais celui-ci leva contre lui une armée innombrable, et construisit non loin de la rivière du Coesnon un château qu’il appela Carroc, et qu’il destina à protéger les frontières de la Normandie et à réprimer l’insolence de son orgueilleux adversaire. De là il envahit la Bretagne, et livra aux flammes dévorantes tout le comté de Dol. A la suite de cette brillante expédition, il rentra en Normandie, chargé d’un immense butin. Or, après son départ, Alain desirant se venger de l’insulte qu’il avait reçue, marcha sur ses traces avec une grande armée, dans l’intention de ravager le comté d’Avranches. Mais Nigel et Alfred surnommé le Géant, chargés de la défense du château d’Avranches, marchèrent avec leurs hommes à la rencontre d’Alain, et lui ayant livré bataille, ils firent un si grand carnage des Bretons, qu’on les voyait tous étendus comme des moutons, soit dans la plaine, soit sur les rives du Coesnon. Alain retournant tristement chez lui, rentra à Rennes couvert de honte.


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CHAPITRE IX.

De l’abbaye du Bec, de son premier abbé et fondateur, le vénérable Herluin, et de son successeur Anselme.

VERS le même temps, c’est à savoir l’an 1034 de l’Incarnation du Seigneur, le seigneur abbé Herluin, abandonnant la vie du siècle à l’âge de quarante ans, reçut le saint habit de religieux de l’évêque de Lisieux Herbert, et fut ensuite ordonné prêtre et institué abbé par ce même évêque. Ce fut là l’origine du monastère du Bec. Mais puisque nous avons fait mention de cet illustre père, il nous paraît convenable d’insérer dans ces pages, pour les transmettre à la postérité, des détails un peu plus circonstanciés sur cet homme et sur l’église qu’il fonda.

Son père tirait son origine de ces Danois qui les premiers conquirent la Normandie, et sa mère était liée de proche parenté avec les ducs de la Gaule Belgique, que les modernes appellent le pays de Flandre. Son père s’appelait Ansgot, et sa mère Héloïse. Gilbert, comte de Brionne, petit-fils de Richard Ier, duc de Normandie, par son fils le prince Godefroi, fit élever Herluin auprès de lui, et le chérissait particulièrement entre tous les seigneurs de sa cour. Il était habile dans le maniement des armes, et se montrait doué d’un grand courage. Toutes les plus grandes familles de la Normandie le comptaient parmi les chevaliers d’élite et le célébraient pour ses connaissances dans toutes les affaires de chevalerie et pour [p. 147] l’élégance de sa personne. Il détournait son cœur de tout ce qui est malhonnête, et recherchait avec ardeur tout ce qui est honorable et digne d’éloges dans les cours. Il ne pouvait supporter de n’être pas le plus distingué parmi tous ses compagnons d’armes dans les affaires, soit intérieures, soit de chevalerie. Par tous ces motifs, non seulement il avait obtenu la bienveillance particulière de son seigneur, mais en outre il s’était fait un nom honorable, et avait familièrement accès auprès de Robert, duc de tout le pays, et auprès des seigneurs des contrées étrangères.

Dans cette position très-agréable, Herluin avait déjà dépassé l’âge de trente-sept ans, lorsqu’enfin son cœur saisi de crainte commença à être embrasé de l’amour divin, à se détacher de l’amour du monde, et à se refroidir de plus en plus et de jour en jour. Détournant les yeux des choses extérieures pour les porter sur lui-même, il allait plus souvent à l’église, priait dévotement, et souvent fondait en larmes. Négligeant les intérêts de la terre, déjà il allait moins souvent à la cour; et même il n’y était plus retenu que par le seul desir de pouvoir partager ses biens avec Dieu. Il y parvint, arrachant le consentement de son seigneur à force d’instances, et lui-même fit passer sous la domination de Herluin, et mit à son service tout ce que possédaient, en vertu de leurs droits paternels, ses frères, qui étaient nés dans la même dignité que lui. Mais comme il était plus grand et plus véritablement noble que ses frères, on ne trouva pas qu’il fût indigne d’eux ni humiliant de lui être soumis.

Aussitôt il entreprit, dans la terre que l’on appelle [p. 148] Bonneville, d’élever pour le service de Dieu un ouvrage qui ne fut pas petit, mais qu’il termina promptement. Non seulement il présidait lui-même au travail, mais il s’y employait de sa personne, creusant la terre, vidant les fossés, transportant sur ses épaules des pierres, du sable et de la chaux, et unissant ensuite ces matériaux pour en faire une muraille. Aux heures où les autres s’en allaient, il amenait toutes les choses nécessaires au travail, ne se donnant pas un moment de loisir durant toute la journée. Plus il avait paru autrefois délicat dans son orgueilleuse vanité, plus il se montrait alors véritablement humble et rempli de patience à supporter toutes sortes de fatigues pour l’amour de Dieu. Puis, quand il avait terminé son travail avec le jour, il prenait, une fois par jour seulement, une nourriture peu recherchée et peu abondante, sans parler des jours où il n’est pas permis de manger.

Il apprit les premiers élémens des lettres, ayant déjà plus de quarante ans; et assisté de la grâce de Dieu, il en vint au point de se faire, même auprès de tous ceux qui étaient déjà fort savans dans la grammaire, une grande réputation pour l’intelligence et l’explication des sentences contenues dans les divines Ecritures. Et afin que l’on croie que cela n’arriva que par l’efficace de la grâce divine, qu’on sache qu’il ne vaquait à cette étude que dans les heures de la nuit; car jamais il n’interrompit un moment ses travaux du jour pour la lecture. Il renversa donc les maisons de ses pères pour en construire des habitations aux serviteurs de Dieu.

L’église qu’il avait bâtie ayant été consacrée par [p. 149] l’évêque de Lisieux, Herbert, Herluin coupa sa chevelure, et déposant l’habit séculier, reçut de ce même pontife le saint habit de religieux, s’étant déjà montré à travers tant de périls vaillant chevalier du Christ. Deux des siens se courbèrent avec lui sous le joug du même ordre. Après cela ayant été consacré prêtre par le même évêque, et plusieurs autres frères s’étant soumis à son autorité, il devint leur abbé. Ceux dont il avait reçu la direction, il les gouverna avec beaucoup de sévérité, et à la manière des anciens pères. Vous les eussiez vus, après l’office de l’église, l’abbé portant sur sa tête des semences, en ses mains un rateau ou un sarcloir, marcher en avant pour aller aux champs, et tous les moines travailler toute la journée à l’œuvre de l’agriculture. Les uns nettoyaient les ronces et les épines d’un champ, les autres transportaient du fumier sur leurs épaules et le répandaient sur la terre. Ceux-ci sarclaient, ceux là semaient, nul ne mangeait son pain dans l’oisiveté. A l’heure de la célébration d’un office dans une église, tous s’y rendaient. Leur nourriture journalière était du pain de fleur de froment, et des herbes avec de l’eau et du sel. Ils ne buvaient que de l’eau bourbeuse, car à deux milles à la ronde il n’y avait aucune source.

La noble mère d’Herluin se consacra aussi en ces lieux au même service pour l’amour de Dieu, et ayant donné à Dieu tous les biens qu’elle possédait, elle remplit les fonctions de servante, lavant les hardes des serviteurs de Dieu, et faisant avec le plus grand soin les œuvres les plus basses qui lui étaient commandées.

[p. 150] Au bout de quelque temps Herluin fut invité par une vision à abandonner ces champs solitaires, où l’on manquait absolument de toutes les ressources nécessaires et convenables, et à transporter sa résidence en un lieu qui lui appartenait, qui a reçu le nom de Bec, d’un ruisseau qui coule auprès, et situé à un mille du château que l’on appelle Brionne. Ce lieu est lui-même au milieu de la forêt de Brionne, au fond d’une vallée enfermée de tous côtés par des montagnes couvertes de bois, et offre toutes sortes de commodités pour les besoins de l’homme. Il y avait une grande abondance de bêtes fauves, tant à cause de l’épaisseur des bois que de l’agrément de ce petit ruisseau. Au surplus on n’y trouvait que trois maisons de meuniers et une habitation assez petite.

Ayant en peu d’années construit et consacré une assez grande église, Herluin bâtit ensuite avec des pièces de bois un couvent dans lequel il voulut que, selon l’usage de son pays, les frères habitassent, sans jamais en sortir. Mais les nombreuses querelles qui s’élevaient souvent dans l’intérieur ne tardèrent pas à l’affliger, et à le tourmenter grandement. Il n’était pas homme à pouvoir demeurer dans le couvent, pour arranger ces difficultés, car la nécessité de pourvoir à toutes les dépenses le forçait à habiter en dehors. Après qu’il eut bien souvent imploré l’assistance de Dieu à ce sujet, enfin la miséricorde du Seigneur vint à son aide, et lui prêta un secours qui fut suffisant pour tout ce qu’il avait à faire.

Il y avait un certain homme, né en Italie, et nommé Lanfranc, que tout le pays Latin honore avec toute [p. 151] l’affection qui lui est due, pour avoir rendu à la science son antique éclat. La Grèce elle-même, maîtresse de toutes les nations dans les études libérales, écoutait avec plaisir et admirait ses disciples. Cet homme étant sorti de son pays, conduisant à sa suite beaucoup d’écoliers de grand nom, arriva en Normandie. Il se rendit au monastère du Bec, plus pauvre alors et plus obscur que tout autre. Par hasard en ce moment l’abbé était occupé à construire un four, et y travaillait de ses propres mains. Lanfranc, rempli d’admiration et d’amour pour l’humilité de son ame et la dignité de ses discours, se fit moine en ce même lieu.

Il vécut ainsi durant trois années solitaire, ne voyant point les hommes, se réjouissant d’en être ignoré, inconnu de tous, à l’exception de quelques personnes avec qui il causait de temps en temps. Mais enfin, lorsque ce fait fut connu, la renommée le répandit en tous sens, et la très-grande réputation de cet homme fit bientôt connaître dans toute la terre et le monastère du Bec et l’abbé Herluin. Des clercs, des fils de ducs, des maîtres très-renommés des écoles de latinité, de puissans laïques, des hommes d’une grande noblesse accoururent de toutes parts. Plusieurs d’entre eux, pour l’amour de Lanfranc, firent don à cette même église de beaucoup de terres. Aussitôt le monastère du Bec se trouva riche en ornemens, en propriétés, en personnes nobles et honorables. A l’intérieur, la religion et la science firent de grands progrès; à l’extérieur, on commença à avoir en grande abondance toutes les choses nécessaires à la vie. Celui qui en commençant à fonder son [p. 152] couvent n’avait pas eu assez de terrain pour les maisons dont il avait besoin, se trouva en peu d’années avoir un domaine qui s’étendait à plusieurs milles.

Bientôt le nombre des habitans s’étant fort accru, il arriva ce que le Seigneur a dit par la bouche du prophète Isaïe: « Ce lieu est trop étroit pour moi, fais-moi de la place, afin que je puisse y habiter. » Comme déjà les maisons ne pouvaient plus contenir la quantité de frères qui s’y étaient assemblés, et comme en outre le couvent se trouvait dans une position insalubre pour les habitans, le vénérable Lanfranc commença à proposer à l’abbé Herluin de s’occuper de la construction d’un plus grand monastère et de toutes ses dépendances, Mais Herluin redoutait la proposition seule d’une si grande entreprise; car il était déjà avancé en âge, et se défiait beaucoup de ses forces. Comme donc il ne voulut y consentir en aucune façon, le presbytère du monastère vint à s’écrouler par la volonté divine; et enfin vaincu, mettant en Dieu ses plus fermes espérances, se confiant beaucoup aussi dans l’assistance de son conseiller, par qui lui étaient survenus toutes sortes de biens, l’abbé entreprit d’élever de nouvelles constructions dans un site beaucoup plus sain, savoir, un monastère et des dépendances, ouvrage très-grand et très-majestueux, d’une beauté supérieure à celle de beaucoup d’autres abbayes bien plus riches. Pour entreprendre une si grande œuvre, l’abbé ne compta point sur ses ressources, lesquelles étaient infiniment modiques, mais il mit toute sa confiance en Dieu; et Dieu, lui accordant toutes choses, le combla tellement, que depuis le jour où l’on jeta les premières fondations jusqu’à [p. 153] celui où l’on posa la dernière pierre, il ne manqua jamais ni de matériaux ni d’argent.

Après un intervalle de trois années, et lorsque la basilique seule n’était pas encore entièrement terminée, le vénérable Lanfranc, qui dirigeait l’entreprise de cette œuvre, cédant aux vives instances de son seigneur et des grands de Normandie, fut fait abbé de l’église de Caen. Dans le même temps Guillaume, duc des Normands, envahissant le royaume d’Angleterre, qui lui appartenait par droit d’héritage, soumit par les armes cet empire rebelle aux lois qu’il voulut lui imposer. Il appliqua ensuite tous ses soins à l’amélioration du sort des églises. De l’avis et sur la demande du souverain pontife de toute la Chrétienté, Alexandre, homme très-distingué par ses vertus et sa science, et du libre consentement de tous les grands du royaume d’Angleterre et du duché de Normandie, le roi Guillaume prit à ce sujet la résolution la meilleure et la seule praticable, et choisit pour conduire cette grande affaire le docteur ci-dessus nommé. Cédant à de nombreux motifs, Lanfranc se rendit donc en Angleterre, et reçut le gouvernement de l’église de Cantorbéry, à laquelle est attribuée la primatie des îles au delà de la mer. Enrichi d’une grande étendue de terre, possédant en outre beaucoup d’or et d’argent, Lanfranc accomplissant le commandement que l’on trouve dans l’Exode: « Honore ton père et ta mère, afin que tes jours soient prolongés sur la terre, » se montra rempli de toutes sortes de bontés pour son père spirituel et pour l’Eglise sa mère. La grande restauration de l’établissement ecclésiastique dans toute l’étendue du pays montre assez quels furent dans la [p. 154] suite les heureux fruits de ses soins en Angleterre. L’ordre des moines, qui était complètement tombé dans la dissolution des laïques, fut réformé et rentra dans la bonne discipline des couvens. Les clercs furent contenus dans les règles canoniques, et toutes les folies des coutumes barbares ayant été interdites, le peuple fut dirigé dans la bonne voie pour croire et juger. De diverses parties du monde il se forma auprès de Lanfranc une réunion d’hommes très-nobles et très-bons, tant clercs que laïques, dont le nombre s’élevait à plus de cent.

La nouvelle église cependant n’était pas encore consacrée, car elle attendait que celui par les conseils et les secours duquel elle avait été fondée et terminée pût célébrer lui-même cette cérémonie, pour laquelle elle adressait à Dieu d’instantes prières; et Dieu, qui s’était montré en toutes choses rempli de bontés pour elle, lui accorda en ce point aussi l’accomplissement de ses vœux, et réalisa toutes ses espérances. L’église fut consacrée par celui qu’elle desirait, avec une magnificence beaucoup plus grande qu’elle n’eût pu le prétendre.

Le 23 octobre, et l’an 1087 de l’Incarnation du Seigneur, Lanfranc, souverain pontife des peuples habitant au delà de la mer, et vénérable à toute la sainte Eglise, arriva en ces lieux pour mettre la dernière main, par la consécration, à l’église qu’il avait commencée par l’inspiration de Dieu, et dont il avait posé de sa propre main la seconde pierre lors de la construction des fondations. Tous les évêques, abbés, et autres hommes religieux de la Normandie, y assistèrent. Les grands du royaume y furent aussi [p. 155] présens. Le roi, retenu par d’autres affaires, ne put s’y rendre. La reine Mathilde y fût allée volontiers si elle n’en eût été empêchée par ses royales occupations: elle y assista cependant par les dignes témoignages de sa libérale munificence. Le roi des cieux ne voulut pas permettre qu’un roi de la terre mît la dernière main à une œuvre de sa grâce, se réservant à lui seul toute la joie de la consommation de ce travail, par lequel s’éleva dans l’espace de seize années, aux seuls frais des pauvres, un monastère pourvu de toutes ses dépendances, ouvrage très-grand et très-beau. Des princes très-illustres du royaume de France, un grand nombre d’autres seigneurs du même royaume, des clercs et des moines venus de toutes les provinces voisines, assistèrent aussi à cette cérémonie.

Quelque temps s’étant écoulé après cette dédicace, le vénérable père Herluin commença à être entièrement privé de l’usage de tous ses membres; et longtemps avant la révolution d’une année, à partir du même jour, il obtint ce qu’il avait desiré. En effet, le vingtième jour du mois d’août suivant, un jour de dimanche, Herluin se coucha dans son lit. Les frères ayant tenu l’assemblée du soir, à la fin de la journée et des offices du jour, il atteignit après une heureuse course au terme de la vie humaine, à l’approche de la nuit qui précédait le jour du dimanche, et le vingt-sixième jour d’août. On lui éleva dans le chapitre un monument destiné à rappeler à jamais ses bonnes actions à la postérité. Tous ceux qui ont droit de se rassembler en ce lieu pour s’entretenir de leurs travaux spirituels, y trouvent ainsi [p. 156] présent le souvenir de celui qui, devenu de puissant seigneur religieux, d’homme infiniment adonné au monde, homme complétement spirituel, fut le premier fondateur et abbé de ce monastère et de son ordre.

Epitaphe d’Herluin.

« Cette pierre couvre celui qui s’étant fait moine de laïque qu’il était, avait construit tous les édifices que tu vois autour de toi. Agé de trois fois onze ans et de sept années encore, il ignorait la grammaire, et depuis il est mort savant. Il passa quatre fois onze années dans la vie du couvent, employant pieusement toutes ses journées. Quand Phébus a paru pour la neuvième fois sous la constellation de la Vierge, il est parti, terminant à la fois la journée et la semaine. Si quelqu’un s’informe de son nom, il s’appelait Herluin, et que Dieu lui accorde dans la compagnie des saints tout ce qui appartient à ceux-ci! »

Autre Epitaphe.

« Toi qui vois ce tombeau, connais par ses mérites celui qui y est enseveli. C’est être sur le chemin de la vertu que d’apprendre quel il fut lui-même. Jusqu’à ce qu’il fût parvenu à l’âge de quatre fois dix années, il dédaigna par amour du siècle les choses qui se rapportent à Dieu. Mais alors changeant de rôle, de chevalier du monde il se fit subitement chevalier du Christ, et de laïque moine. Là, selon l’usage des Pères, réunissant une société [p. 157] de frères, il les gouverna et les nourrit avec la sollicitude convenable. Tout autant d’édifices que tu en vois, il les fit construire à lui seul, bien moins par ses richesses que par les mérites de sa foi. Les lettres qu’il avait ignorées dans son enfance, il les apprit par la suite, tellement que le savant avait peine à l’égaler, lui qui avait été ignorant. La mort, dans ses rigueurs, l’a enlevé à nos larmes le vingt-cinquième jour du sixième mois. C’est ainsi, ô père Herluin, que tu es monté en triomphe dans les demeures célestes, selon qu’il nous est permis de le croire, à raison de tes mérites. »

Ainsi donc le vénérable père Herluin mourut le 26 août, dans la quatre-vingt-quatrième année de son âge, et la quarante-quatrième année de sa profession de moine, et quelques jours après, Anselme, qui était alors prieur du même lieu, fut élu abbé en sa place. Combien celui-ci fut rempli de religion et de sagesse, c’est ce que reconnaîtra aisément quiconque lira le livre qui a été écrit sur sa vie. Cet homme respectable a composé lui-même plusieurs écrits dignes de vivre dans la mémoire des hommes, et dont voici la nomenclature.

Tandis qu’il était encore prieur dans le couvent du Bec, il composa trois traités, l’un sur la Vérité, le second sur le Libre Arbitre, le troisième sur la Chute du Diable. Il en a écrit aussi un quatrième intitulé du Grammairien, dans lequel il répond au disciple qu’il représente discutant avec lui, et lui propose et résout ensuite beaucoup de questions de dialectique. Il a fait un cinquième livre, qu’il a appelé le [p. 158] Monologue. Dans celui-ci, en effet, il parle seul et avec lui même, cherche et découvre par des raisonnemens entièrement neufs ce que c’est que le sentiment de la véritable foi en Dieu, et prouve et établit d’une manière invincible que ce sentiment est tel qu’il l’expose, et non autrement. Il a composé un sixième livre, qui, bien que petit, est très-grand par l’importance des sentences et des méditations infiniment ingénieuses qu’il contient; il l’appela Proslogion, car dans cet ouvrage c’est toujours à lui-même ou à Dieu qu’il s’adresse. Son septième livre contient des lettres écrites à diverses personnes, auxquelles il répond sur leurs affaires, ou mande les choses qui l’intéressaient personnellement. Il a composé un huitième écrit sur l’Incarnation du Verbe. Cet ouvrage, exécuté dans le style épistolaire, fut dédié et adressé à Urbain, souverain pontife de la sainte Eglise romaine. Son neuvième écrit est intitulé Cur Deus homo, pourquoi Dieu s’est-il fait homme? Le dixième traite de la Conception de la Vierge. Le onzième contient des discours adressés à divers saints, et beaucoup de gens appellent cet ouvrage les Méditations. Ceux qui le liront reconnaîtront sans peine à quel point la mansuétude des habitans des cieux avait pénétré dans le fond du cœur d’Anselme. Dans son douzième et dernier écrit, il a exposé comment procède le Saint-Esprit. Ce livre est une réfutation de la doctrine exposée par les Grecs dans le concile de Bari, lorsqu’ils écrivent que le Saint-Esprit procède du Fils. Ayant pris texte de là, Anselme composa son livre sur la demande d’Ildebert, évêque du Mans. Et puisque j’ai déjà donné ces détails au sujet de cet homme [p. 159] vénérable, il me paraît à propos d’ajouter quelques mots sur l’histoire de sa vie.

Anselme donc était né de nobles parens dans la ville d’Aost, située sur les confins de la Bourgogne et de l’Italie. Voyageant de lieux en lieux pour étudier les lettres, il arriva en Normandie et de là au monastère du Bec, où à cette époque le grand Lanfranc dont j’ai déjà parlé remplissait l’office de prieur. Ayant étudié auprès de celui-ci, et avec ses autres écoliers, tant les lettres divines que celles du siècle, d’après les exhortations et les conseils de Lanfranc, Anselme se fit moine au Bec, à l’âge de vingt-sept ans, et y vécut trois ans, enfermé dans le cloître et sans aucune distinction. Lorsque le susdit Lanfranc fut devenu archevêque de Cantorbéry, Anselme fut prieur du monastère du Bec durant quinze années. Il fut ensuite abbé de ce même couvent, pendant quinze ans, après la mort du vénérable Herluin, de pieuse mémoire, premier abbé de ce lieu. De là Anselme fut appelé à l’archevêché de Cantorbéry, après la mort du vénérable Lanfranc, et le gouverna durant seize années. Pendant la dix-septième année de ses fonctions d’archevêque, la quarante-neuvième de sa profession de moine, et la soixante-seizième de son âge, il sortit de ce monde, le 21 avril, quatre jours avant la cêne du Seigneur, car cette même année le jour de Pâques fut le vingt-cinquième jour d’avril.

Après avoir anticipé sur le cours de mon récit pour rapporter ces détails au sujet du fondateur du monastère du Bec, le vénérable Herluin, dont le nom ne doit être prononcé qu’avec respect, et de son [p. 160] successeur Anselme, homme très-illustre pour toutes les choses divines, je reprends maintenant l’histoire des faits et gestes des ducs de Normandie, interrompue par cette digression.


CHAPITRE X.

De la flotte que le duc Robert se dispos à envoyer en Angleterre, au secours de ses cousins Edouard et Alfred, fils du roi Edelred.

AU temps où Edelred, roi des Anglais, comme nous l’avons déjà rapporté, fut chassé de son royaume par Suénon, roi des Danois, et se réfugia en Normandie, il avait deux fils, Edouard et Alfred, qu’il laissa peu de temps après, lorsqu’il retourna dans sa patrie, pour être élevés auprès de Richard, leur oncle. Ces jeunes gens, ainsi résidant à la cour des ducs de Normandie, furent traités avec grand honneur par le duc, qui, s’étant attaché à eux par les liens de l’affection, les adopta comme des frères. Prenant donc compassion de leur long exil, le duc Robert envoya des députés au roi Canut, lui mandant qu’après s’être si long-temps rassasié de leur exil, il eût enfin quelques égards pour eux et leur rendît, pour l’amour de lui et quoiqu’il fût bien tard, ce qui leur appartenait. Mais le roi ne voulut point accéder à ces sages remontrances, et renvoya les députés sans aucune bonne réponse. Alors le duc, animé d’une très-violente fureur, convoqua les grands de son duché, et donna ordre de construire en toute hâte un grand [p. 161] nombre de vaisseaux. Puis ayant rassemblé sa flotte de tous les points de la Normandie maritime, et l’ayant bien équipée en peu de temps, et avec beaucoup de soin, en ancres, en armes et en hommes vaillans, il ordonna qu’elle prît station à Fécamp, sur le rivage de la mer. De là il donna le signal du départ, et fit déployer les voiles au vent; mais la flotte fut jetée par une forte tempête vers l’île que l’on appelle Jersey, et ceux qui faisaient partie de l’expédition ne parvinrent à toucher terre qu’à travers les plus grands dangers. Je pense que cet événement arriva par la volonté de Dieu, pour l’amour du roi Edouard, que le Seigneur se disposait à faire régner par la suite, sans effusion de sang. Ils furent retenus dans cette île pendant long-temps; et le vent contraire continuant toujours à souffler, le duc en était au désespoir et en éprouvait une douleur inconcevable. Enfin, voyant qu’il n’y avait pour lui aucun moyen de franchir la mer, il fit retourner les proues de ses navires, et traversant l’espace qui le séparait du continent, il débarqua bientôt après au mont Saint-Michel.


[p. 162]

CHAPITRE XI.

Comment le duc envoya une partie de sa flotte pour dévaster la Bretagne, et comment la paix fut rétablie ensuite entre lui et Alain, comte de Bretagne.

OR le duc Robert confia alors une partie de sa flotte à Rabell, très-vaillant chevalier, et l’envoya dévaster la Bretagne par la flamme et le pillage. Lui-même rassemblant une armée de chevaliers se disposa à attaquer ce pays d’un autre côté. Mais Alain se voyant ainsi sérieusement menacé par terre et par mer, envoya une députation à Robert, archevêque de Normandie, son oncle et oncle du duc, lui mandant de venir le trouver en toute hâte. Après qu’Alain lui eut raconté les dévastations et la ruine de la Bretagne, et la terrible expédition que le duc préparait contre lui dans sa colère, l’archevêque se présentant pour médiateur prit Alain avec lui, le conduisit au mont Saint-Michel, et implora la clémence du duc qui se disposait à envahir la Bretagne. Bientôt, par la protection du Christ, l’archevêque parvint à adoucir les cœurs endurcis, à les ramener à des sentimens de paix, et ayant écarté tout nouveau sujet de querelle, il rétablit entre eux la bonne intelligence, et obtint, pour Alain suppliant, qu’il rentrerait complétement au service du duc, en lui engageant sa foi. Après cela le duc envoya des députés pour ordonner aux hommes de sa flotte de suspendre leurs ravages, et de se retirer de la Bretagne.


[p. 163]

CHAPITRE XII.

Comment Canut, roi des Anglais, offrit par des députés, à Edouard et à Alfred, la moitié du royaume d’Angleterre, par suite de la crainte que lui inspirait Robert, duc de Normandie. — Et comment le duc, partant ensuite pour Jérusalem, mit à la tête du duché de Normandie son fils Guillaume, âgé de cinq ans.

CES dissensions étant ainsi entièrement apaisées, voici, on vit arriver vers le duc Robert des députés envoyés par le roi Canut, lui annonçant que ce roi voulait rendre aux fils du roi Edelred la moitié du royaume d’Angleterre, et faire la paix avec eux durant sa vie, attendu qu’il était accablé d’une très-grave maladie de corps. C’est pourquoi le duc, suspendant son expédition navale, différa l’exécution de son entreprise, voulant d’abord terminer cette affaire avant de partir pour Jérusalem, ce qu’il desirait depuis long-temps avec une grande dévotion de cœur: car considérant que cette vie est courte et fragile, et méditant en son cœur pieux et bienheureux ces paroles adressées aux riches par le Seigneur: « Malheur à vous qui avez eu en ce monde votre récompense, » il aimait mieux être le pauvre du Christ, que d’être consumé par les flammes de la géhenne. Il appela donc auprès de lui Robert l’archevêque et les grands de son duché, et leur déclara son intention d’entreprendre le pélerinage de Jérusalem. A ces paroles tous furent extrêmement étonnés, redoutant que son absence n’excitât toutes sortes de troubles dans leur patrie. [p. 164] Alors leur présentant son fils Guillaume le seul qu’il eût eu, et qui lui était né à Falaise, il leur demanda avec de vives instances de l’élire en sa place pour leur seigneur, et de le mettre à la tête de leur chevalerie; et quoique Guillaume fut encore dans l’âge le plus tendre, tous se réjouirent infiniment de trouver cette ressource, et, conformément aux intentions du duc, ils le reconnurent aussitôt et avec zèle pour leur prince et seigneur, et lui engagèrent leur foi par des sermens inviolables. Le duc Robert, après avoir arrangé ces choses selon ses vœux, confia son fils aux soins de tuteurs et de directeurs sages et fidèles jusqu’à l’âge de raison, et ayant fait toutes les dispositions convenables pour le gouvernement de sa patrie, et prenant tendrement congé de tous, il partit pour ce très-saint pélerinage avec une honorable escorte. Or, quelle langue, quelles paroles pourraient dire les abondantes aumônes que tous les jours il distribuait aux indigènes? Quelle veuve, quel orphelin, quel pauvre se présentait qui ne fût soulagé à ses dépens? Enfin, ayant terminé son voyage, il arriva à ce vénérable sépulcre dans lequel reposa le corps très-saint du roi des cieux. Et maintenant quel homme racontera de combien de torrens de larmes il arrosa ce sépulcre durant huit jours, ou combien de présens en or il entassa sur cette tombe?


[p. 165]

CHAPITRE XIII.

Comment le même duc, revenant de Jérusalem, mourut dans la ville de Nicée, dans le sein du Christ.

DONC ce duc invincible, saint et agréable à Dieu, ayant adoré le Christ au milieu des soupirs et des sanglots sortis du fond de son cœur, et ayant visité les saints lieux, s’en revint de cette bienheureuse expédition, et entra dans la ville de Nicée. Là, saisi d’une maladie de corps, l’an 1035 de l’Incarnation du Seigneur, il entra dans la voie de tout le genre humain, aux acclamations des anges, et succombant enfin, obéit à l’appel de la voix divine, le deuxième jour du mois de juillet. J’estime qu’il n’est point inconvenant de croire et d’écrire avec cette plume que le roi éternel de la Jérusalem céleste, dont le duc était allé adorer le sépulcre sur la terre, se complut à l’associer à sa gloire immortelle, au milieu de sa sainte entreprise mortelle, de peur que son ame bienheureuse, déjà brillante de splendeur et épurée par un grand nombre de bonnes œuvres, engagée de nouveau dans les affaires du monde n’y contractât quelque souillure. Le duc fut enseveli par les siens dans la basilique de Sainte-Marie, dans les murs de la ville de Nicée, régnant notre Seigneur Jésus-Christ, dans la divinité de la majesté du Père, et dans la co-égalité du Saint-Esprit, aux siècles des siècles. Amen!



 
[p. 166]

LIVRE SEPTIÈME.

DU DUC GUILLAUME, QUI SOUMIT L’ANGLETERRE PAR SES ARMES.


CHAPITRE PREMIER.

Des traverses que le jeune Guillaume eut à essuyer dès le commencement de son administration, par la perversité de quelques hommes.

AYANT raconté dans leur ordre les gestes du grand duc Robert, et les ayant portés avec un soin extrême à la connaissance de beaucoup d’hommes, il nous paraît maintenant convenable d’en venir à ce qui concerne Guillaume, son fils, afin d’apprendre à la postérité par quelles sueurs et quels travaux il échappa aux embûches de ses ennemis, et courba vigoureusement sous ses pieds leurs têtes orgueilleuses. On trouve dans presque toutes les pages de l’Ecriture que la maison du fils est renversée par les iniquités d’un père méchant; mais aussi, et en sens inverse, elle est rendue plus solide par les mérites d’un bon père. Enfin Christ fortifia la maison du duc Robert, après que celui-ci eut dédaigné les pompes du siècle, et le récompensant par une gloire mortelle, il éleva dans la suite son fils Guillaume sur un trône royal, après qu’il eut abattu ses ennemis. Mais d’abord il [p. 167] nous paraît nécessaire de raconter aux siècles à venir par quelles victoires et quels triomphes Guillaume s’illustra dans son duché, disant les choses en toute vérité, et selon que l’ordre des faits l’exigera, afin que les actions glorieuses qui se sont accomplies de notre temps ne demeurent pas ensevelies dans une honteuse obscurité.

Ainsi donc ce duc, privé de son père dès les années de son enfance, était élevé dans toutes sortes de bons sentimens, par la sage sollicitude de ses tuteurs. Mais dès le commencement de sa vie, un grand nombre de Normands, renonçant à leur fidélité, élevèrent dans plusieurs lieux des retranchemens, et se bâtirent des forteresses très-solides. Tandis que, dans leur audace, ils se confiaient en ces fortifications, il s’éleva bientôt entre eux toutes sortes de querelles et de dissensions, et la patrie fut de toutes parts livrée à de cruelles agitations. Au milieu de ces affreux désordres Mars se livra à de violentes fureurs, et de nombreuses troupes de guerriers périrent dans ces vaines contestations.


CHAPITRE II.

De la guerre qui s’éleva entre Toustain de Montfort et Gauchelin de Ferrières; et de la mort d’Osbern, fils d’Herfast.

EN effet, Hugues de Montfort, fils de Toustain, combattit avec Gauchelin de Ferrières, et l’un et l’autre périt dans cette lutte. Quelques-uns se livrèrent à tout l’emportement de leurs violentes fureurs, au grand [p. 168] détriment de la patrie. Ainsi Gilbert, comte d’Eu, fils du comte Godefroi, homme rusé et plein de forces, tuteur du jeune Guillaume son seigneur, se promenait un matin à cheval, et conversait avec son compère Josselin du pont d’Erchenfroi, ne redoutant aucun mal, lorsqu’il fut assassiné, ainsi que Foulque, fils de Giroie. Ce crime fut commis sur les perfides instigations de Raoul de Vacé, fils de Robert l’archevêque, par les mains cruelles d’Eudes-le-Gros, et de l’audacieux Robert, fils de Giroie. Ensuite Turold, précepteur du jeune duc, fut mis à mort par des perfides, traîtres à leur patrie. Osbern aussi, intendant de la maison du prince et fils d’Herfast, frère de la comtesse Gunnor, étant une certaine nuit dans la chambre du duc, dans Vaudreuil, et dormant ainsi que le duc en toute sécurité, fut tout à coup égorgé dans son lit par Guillaume, fils de Roger de Mont-Gomeri. A cette époque Roger était exilé à Paris, à cause de sa perfidie, et ses cinq fils, Hugues, Robert, Roger, Guillaume et Gilbert étaient demeurés en Normandie, se livrant à toutes sortes de crimes. Mais Guillaume ne tarda pas à recevoir de Dieu la juste rétribution du crime qu’il avait commis. Barnon de Glote, prévôt d’Osbern, voulant venger la mort injuste de son seigneur, assembla une certaine nuit de vigoureux champions, se rendit à la maison où dormaient Guillaume et ses complices, et les massacra tous en même temps, selon ce qu’ils avaient mérité.


[p. 169]

CHAPITRE III.

Comment Roger de Beaumont, fils de Honfroi de Vaux, envoyé par les ordres de celui-ci, vainquit Roger du Ternois.

ROGER du Ternois, de la mauvaise race de Hulce, lequel était oncle du duc Rollon, et se battant avec lui contre les Francs avait jadis concouru par sa valeur à la conquête de la Normandie, homme puissant et orgueilleux, était aussi porte-bannière de toute la Normandie. Cet homme, lorsque le duc Robert partit pour son pélerinage, se rendit lui-même en Espagne, et s’illustra par de nombreux exploits contre les Païens. Peu de temps après, il revint dans son pays. Ayant appris que le jeune Guillaume avait succédé à son père dans le duché, il en fut vivement indigné, et dans son orgueil dédaigna de le servir, disant qu’un bâtard n’était pas fait pour commander à lui et aux autres Normands: car Guillaume, né d’une concubine du duc Robert, nommée Herlève 13, fille de Fulbert, valet de chambre du duc, était en tant que bâtard un objet de mépris pour les nobles indigènes, et principalement pour les descendans de la race de Richard. Mais après que le duc pélerin de Jérusalem fut mort, un certain Herluin, brave chevalier, prit Herlève pour femme, et en eut deux fils, Eudes et Robert, qui dans la suite parvinrent à une grande illustration. Roger donc, se confiant en la multitude de ses partisans, osa se révolter contre le jeune duc. Il insultait ouvertement tous ses voisins, et dévastait leurs terres par le [p. 170] fer et le feu, et principalement celles de Honfroi de Vaux. Celui-ci ne pouvant supporter plus long-temps ces offenses, envoya contre Roger son fils Roger de Beaumont, suivi de toute sa maison. Roger du Ternois le méprisa dans sa témérité, et, ne craignant rien, s’avança audacieusement pour le combattre; mais il fut tué en cette rencontre, ainsi que ses deux fils Helbert et Hélinant, et laissa la victoire à ses ennemis. Robert de Grandménil reçut aussi alors une blessure mortelle, dont il mourut trois semaines après, le 18 juin. Mais avant sa mort Robert distribua ses terres, par égales portions, entre ses deux fils Hugues et Robert, et leur recommanda Ernaud, son plus jeune fils, leur prescrivant de le bien traiter, et comme un frère, lorsqu’il serait devenu grand.



CHAPITRE IV.

Comment ce même Roger de Beaumont fonda l’abbaye de Préaux, et épousa Adeline, fille de Galeran, comte de Meulan.

OR Roger de Beaumont, ayant triomphé de ses ennemis, rendit à Dieu des actions de grâces pour ses victoires, et s’appliqua tout le reste de sa vie à travailler à de bonnes œuvres. Entre autres choses il construisit un couvent de moines dans sa terre de Préaux, et demeura constamment fidèle au duc Guillaume, envers et contre tous. C’est pourquoi il fut élevé fort au dessus de tous ses aïeux; car il prit pour femme Adeline, fille de Galeran, comte de Meulan, et [p. 171] eut de ce mariage deux fils Robert et Henri, qui devinrent dans la suite des comtes très-puissans. Robert, en effet, fut après Hugues, son oncle maternel, vaillant comte de Meulan durant plus de vingt-sept années, et Henri reçut du roi Guillaume le comté de Warwick en Angleterre.

Après la bataille ci-dessus rapportée, dans laquelle périrent Roger du Ternois, Robert de Grandménil et beaucoup d’autres seigneurs, Richard, comte d’Evreux, et fils de Robert l’archevêque, s’unit en mariage avec la veuve de Roger du Ternois, et en eut un fils nommé Guillaume, qui est maintenant seigneur d’Evreux. Guillaume, frère de Richard, épousa Hadvise, fille de Giroie, et veuve de Robert de Grandménil.

Cependant le duc Guillaume croissait, par la faveur de Dieu, en âge, en force et en sagesse. Considérant combien les Normands avaient, dans les transports de leur fureur, dévasté tout le pays, il puisa dans son cœur encore enfant toute la vigueur d’un homme, et appelant auprès de lui les grands de son père, il s’appliqua à gagner leur affection, leur apprenant, par ses prières et ses ordres, à éviter tout acte d’indiscipline. De l’avis des plus considérables il se choisit pour tuteur Raoul de Vacé, et le mit à la tête de toute la chevalerie de Normandie. Quelques-uns des grands, qui aimaient Dieu et la justice, obéirent volontiers au duc comme à leur seigneur, lui demeurèrent fidèles, et travaillèrent avec ardeur à dompter les rebelles. Mais les fils de discorde, qui se plaisent aux dissensions, et ne cherchent qu’à troubler le repos de ceux qui veulent vivre sans faire [p. 172] le mal, voyant qu’il leur était impossible de nuire aux hommes simples, autant qu’ils l’auraient voulu, méditèrent sur les moyens de travailler audacieusement à la ruine de leur patrie. Ils allèrent donc trouver Henri, roi des Francs, et répandirent çà et là sur toutes les frontières de la Normandie des tisons embrasés. Je les signalerais par leurs noms dans cet écrit, si je ne voulais prendre soin d’échapper à leur haine inexorable. Toutefois, je vous le dis à l’oreille, vous tous qui m’environnez, ce furent précisément ces mêmes hommes qui maintenant font profession d’être les plus fidèles, et que le duc a comblés des plus grands honneurs.


CHAPITRE V.

Comment Henri, roi des Francs, livra aux flammes le château de Tilliers, que les Normands lui avaient cédé pour obtenir la paix, ainsi que le bourg d’Argentan.

LE roi Henri, vivement ébranlé par les provocations insensées de ces traîtres, et ne se souvenant plus des bienfaits qu’il avait auparavant reçus du duc Robert, résolut de ne se montrer traitable pour le duc à aucune condition, tant que le château de Tilliers demeurerait dans le même état. Les Normands qui persévéraient dans leur fidélité au jeune duc, desirant, pour sauver celui-ci, se soustraire aux artifices du roi, résolurent de faire ce dont ils eurent dans la suite sujet de se repentir. Gilbert, surnommé Crispin, à qui le duc Robert avait autrefois confié ce [p. 173] château, ayant appris cette fâcheuse résolution, ne fit aucun cas de tels projets, et s’enferma aussitôt dans le château avec une forte troupe d’hommes d’armes, et dans l’intention de le défendre. Le roi voyant qu’on lui refusait l’entrée de cette forteresse, rassembla une armée composée de Francs et de Normands, et alla l’investir promptement. Que dirai-je de plus? Vaincu enfin par les prières du duc, Gilbert livra le château avec douleur, et bientôt après il eut le cruel chagrin de le voir livrer aux flammes sous les yeux de tous. Ayant ainsi satisfait ses désirs, le roi se retira de ce lieu. Mais, peu après, il alla trouver le comte d’Hiesmes, et livra aux flammes dévorantes le bourg d’Argentan, qui appartenait au duc. Ensuite reprenant la route par laquelle il était venu, il se rendit à Tilliers, et viola les sermens par lesquels il s’était engagé envers le duc à ne laisser rétablir ce château par aucun des siens durant quatre années. Il le fit réparer en toute hâte, et y ayant fait entrer beaucoup de chevaliers et des vivres en abondance, il repartit joyeusement, ayant ainsi accompli tous ses projets.


CHAPITRE VI.

Comment Toustain Guz voulut et ne put retenir le château de Falaise, et le défendre contre le duc Guillaume. — De Richard, fils de Toustain.

TOUSTAIN surnommé Guz, fils d’Ansfroi le Danois, et qui était alors gouverneur d’Exmes, voyant que [p. 174] le jeune duc avait fait quelques concessions au roi, et qu’il commençait à courber la tête sous l’oppression royale, comme un homme vaincu, enflammé lui-même d’une ardeur d’infidélité, prit à sa solde des chevaliers du roi, et les appela auprès de lui comme ses complices, pour renforcer le château de Falaise, et n’être pas tenu de prêter ses services au duc. Dès qu’il fut informé des intentions de cet esprit malveillant, le duc rassembla de tous côtés les légions de Normands, et alla assiéger le château. Raoul de Vacé était à cette époque chef des chevaliers, et soutenait son duc de toutes ses forces. Les chevaliers s’étant donc réunis, combattirent devant Falaise avec un si grand courage qu’ils renversèrent en un moment une portion de la muraille; et si la nuit n’était venue interrompre cette attaque, il n’est pas douteux qu’ils ne fussent entièrement parvenus au but de leurs efforts. Toustain considérant alors qu’il ne lui serait pas possible de résister plus long-temps à tant d’ennemis, demanda au duc la faculté de se retirer, et prenant la fuite, s’exila de son pays. Après cela Richard, fils de Toustain, servit très-bien le duc, réconcilia son père avec lui, et acquit lui-même beaucoup plus de biens que son père n’en avait perdu.


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CHAPITRE VII.

Comment Robert l’archevêque eut pour successeur Manger, fils de Richard II, et de sa seconde femme Popa. — De Guillaume d’Arques.

ROBERT archevêque de Rouen étant mort, Mauger, frère du duc Robert, lui succéda; car Richard, fils de Gunnor, après la mort de Judith sa femme, avait épousé une autre femme nommée Popa, dont il avait eu deux fils, Mauger, celui qui fut fait archevêque, et Guillaume d’Arques. Le duc Guillaume, déjà parvenu à l’adolescence, donna à ce dernier Guillaume le comté de Talou, à titre de bénéfice, et pour en faire son fidèle. Fier de la noblesse de sa naissance, Guillaume bâtit le château d’Arques sur le sommet de la montagne; ensuite usurpant le pouvoir souverain, et se confiant dans la protection du roi, il osa se révolter contre le duc. Celui-ci voulant réprimer cette entreprise insensée, lui ordonna par ses députés de venir lui rendre hommage; mais Guillaume, repoussant ce message avec mépris, se prépara et s’arma avec une grande confiance pour résister au duc. Alors réunissant les forces des Normands pour aller châtier cette insolence, le duc marcha promptement contre Guillaume, et ayant dressé des retranchemens au pied de la montagne, il y construisit un fort, qu’il rendit inexpugnable en y mettant des hommes pleins de vigueur, et il se retira après l’avoir bien approvisionné de vivres. Henri, roi [p. 176] des Francs, ne tarda pas à être informé de ces faits. En conséquence, il prit des troupes avec lui, s’avança en toute hâte pour aller renforcer le château supérieur, et ordonna à son armée de dresser son camp à Saint-Aubin. Les chevaliers du duc ayant appris son arrivée, envoyèrent quelques-uns des leurs pour essayer d’attirer à leur poursuite quelques hommes de l’armée du roi, qui seraient ensuite attaqués à l’improviste par leurs compagnons cachés en embuscade. S’étant approchés de l’armée du roi, ils attirèrent en effet sur leurs pas une portion assez considérable de cette armée, et fuyant devant elle, ils l’entraînèrent dans le piège. Tout-à-coup ceux qui avaient semblé prendre la fuite, firent volte-face, et se mirent à massacrer vivement leurs ennemis; tellement que dans ce combat le comte d’Abbeville, Enguerrand, succomba percé de coups, et que Hugues surnommé Bardoul, et beaucoup d’autres encore furent faits prisonniers. Le roi, lorsqu’il en fut informé, fit introduire des vivres dans le château qu’il était venu défendre, et se retira triste et honteux, à cause des chevaliers qu’il avait perdus. Guillaume peu de temps après, forcé par la famine, rendit son château à regret, et se retira lui-même en exil, loin du sol natal. Il partit avec sa femme, sœur de Guy comte de Ponthieu, se rendit auprès d’Eustache comte de Boulogne, reçut dans la maison de celui-ci le vivre et les vêtemens, et y demeura en exil jusqu’à sa mort.


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CHAPITRE VIII.

Comment Canut, roi des Anglais, étant mort, eut pour successeur son fils Hérold. — Ce que fit Edouard encore exilé.

EN ce même temps mourut Canut, roi des Anglais, et son fils, Hérold, né d’une concubine nommée Elfgive, lui succéda. Edouard, qui vivait toujours auprès du duc, ayant appris cette mort depuis long-temps desirée, partit au plus tôt avec quarante navires remplis de chevaliers, traversa la mer, débarqua à Winchester, et y trouva une multitude innombrable d’Anglais qui l’attendaient pour leur malheur. Leur livrant aussitôt bataille, il envoya un grand nombre d’entre eux dans l’enfer. A la suite de cette victoire, il remonta sur ses vaisseaux avec tous les siens, et voyant qu’il ne lui serait pas possible de conquérir le royaume d’Angleterre sans un plus grand nombre de chevaliers, il fit retourner les proues de ses vaisseaux, et rentra en Normandie avec un très-grand butin.


CHAPITRE IX.

Comment Alfred, frère d’Edouard, fut trahi par le comte Godwin; et comment Hardi-Canut, fils d’Emma, mère d’Edouard, succéda à Hérold son frère, et eut pour successeur Edouard, qui épousa Edith, fille de Godwin.

SUR ces entrefaites, Alfred, frère d’Edouard, prit avec lui un grand nombre de chevaliers, se rendit au [p. 178] port de Wissant, et de là, traversant la mer, alla débarquer à Douvres; puis s’avançant dans l’intérieur du royaume, il rencontra le comte Godwin, qui marchait vers lui. Le comte le reçut d’abord en bonne foi; mais dans la même nuit il remplit auprès de lui le rôle de Judas le traître. Après lui avoir donné le baiser de paix, et avoir pris son repas avec lui, au milieu du silence de la nuit, il lui fit lier les mains derrière le dos, et l’envoya à Londres au roi Hérold avec quelques-uns de ses compagnons. Le reste de ses chevaliers, Godwin les distribua en partie dans le pays d’Angleterre, et en fit périr d’autres honteusement. Hérold, aussitôt qu’il eut vu Alfred, donna ordre de couper la tête à ses compagnons, de conduire Alfred dans l’île d’Ely, et de lui crever les yeux. Ainsi succomba ce très-noble et excellent Alfred, injustement assassiné. Hérold ne lui survécut pas long-temps, et après sa mort son frère Hardi-Canut, fils d’Emma, mère d’Edouard, partit de Danemarck, et vint lui succéder. Peu de temps après, s’étant solidement établi à la tête du royaume, il rappela de Normandie son frère Edouard, et le fit vivre auprès de lui. Mais lui-même ne vécut pas deux années entières, et étant mort, il laissa à Edouard l’héritage de tout son royaume.

En ce temps, le fier et artificieux Godwin était le comte le plus puissant de l’Angleterre, et occupait avec vigueur une grande partie de ce royaume, qu’il avait conquise soit par suite de la noblesse de sa famille, soit de vive force ou par ses perfidies. Edouard redoutant la puissance et les artifices accoutumés de cet homme terrible, ayant pris l’avis de ses Normands, dont les fidèles conseils faisaient sa force, lui [p. 179] pardonna, dans sa bonté l’horrible assassinat de son frère Alfred: et afin qu’une solide amitié les unît à jamais, il épousa, mais seulement pour la forme, la fille de Godwin, nommée Edith; car, dans le fait, on assure que tous deux conservèrent toujours leur virginité. Edouard, en effet, était un homme bon, plein de douceur et d’humilité, enjoué, rempli de patience, clément, protecteur des pauvres, et il s’appliqua constamment à remettre en vigueur les lois de l’Angleterre. Il eut très-fréquemment des visions mystérieuses et divines, fit plusieurs prophéties, qui furent justifiées dans la suite par l’événement, et gouverna très-heureusement le royaume d’Angleterre durant près de vingt-trois ans.


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