Histoire des ducs de Normandie, suivie de: Vie de Guillaume le Conquérant
CHAPITRE X.
Des cruautés de Guillaume Talvas. — De Guillaume, fils de Giroie, qui se fit moine au Bec.
APRÈS que Robert son frère eut été mis à mort à coups de hache, dans sa prison, Guillaume Talvas recouvra toutes les terres de son père par le secours de ses vassaux, et principalement de Guillaume, fils de Giroie. Or ce Talvas ne s’écarta nullement des exemples que lui avaient donnés ses criminels parens. Il avait épousé Hildeburge, fille d’Arnoul, homme très-noble, et eut de cette femme un fils, Arnoul et une fille, Mabille, qui devint dans la suite mère d’une race très-méchante. Mais comme Hildeburge avait de bons sentimens et aimait Dieu avec ferveur, [p. 180] elle ne pouvait participer aux mauvaises actions de son mari; aussi celui-ci avait-il conçu contre elle une violente haine. Enfin, un certain matin qu’elle allait à l’église pour prier Dieu, Guillaume la fit subitement étrangler en son chemin par deux de ses parasites; ensuite il se fiança avec la fille de Raoul, vicomte de Beaumont, et invita à ses noces plusieurs seigneurs voisins, entre autres Guillaume, fils de Giroie, homme d’une extrême valeur. Or le frère de ce dernier, Raoul surnommé le Clerc, par ce qu’il était fort versé dans l’étude des lettres, et Male-Couronne, parce que s’adonnant aussi aux exercices de la chevalerie il gardait mal la gravité de la cléricature, prévoyant par quelque pronostic un grand malheur qui le menaçait, engagea fortement son frère à ne pas se rendre aux noces honteuses de ce féroce bigame; mais Guillaume, dédaignant les avis de son frère, alla sans armes à Alençon avec douze chevaliers. Tandis donc qu’il ne redoutait aucun mal, mais plutôt se réjouissait, selon l’usage, des noces de son ami, sans qu’il y eût donné aucune occasion, Talvas se saisit bientôt de lui comme d’un méchant traître, et ordonna à ses vassaux de le garder soigneusement: il partit ensuite pour la chasse avec ses convives. Alors ses satellites, auxquels il avait donné ses ordres en secret, conduisirent Guillaume au dehors, et au milieu des pleurs de tous ceux qui virent ce spectacle, ô douleur! ils lui crevèrent les yeux et le mutilèrent honteusement, en lui coupant le bout du nez et les oreilles. En apprenant ce crime, beaucoup d’hommes s’affligèrent, s’enflammèrent de haine contre Talvas, et firent leurs efforts pour punir un [p. 181] tel forfait. Trois années après, Guillaume de Giroie alla trouver le vénérable Herluin abbé, et se fit moine dans le monastère du Bec, que ce père faisait construire à cette époque en l’honneur de Sainte-Marie, mère de Dieu.
CHAPITRE XI.
Comment le duc Richard avait donné les deux châteaux de Montreuil et d’Echaufour à Giroie, qui avait épousé Gisèle, fille de Toustain de Montfort.
CE Giroie de la famille duquel nous venons de parler était, dit-on, issu de deux nobles familles de Francs et de Bretons. Il s’était rendu avec Guillaume de Belesme à la cour du duc Richard, et avait reçu de lui en don deux châteaux situés en Normandie, savoir les châteaux de Montreuil et d’Echaufour. Tandis qu’il était en voyage pour aller trouver le duc, il fut reçu et logea dans la maison de Toustain de Montfort, et ayant vu par hasard à dîner la fille de celui-ci, nommée Gisèle, il l’aima, la demanda à ses illustres parens, et l’obtint. Dans la suite des temps, Gisèle lui donna sept fils et quatre filles, dont voici les noms: Ernauld, Foulques, qui périt avec le comte Gilbert, Guillaume, Raoul Male-Couronne, Robert, Hugues et Giroie, et les filles, Heremburge, Emma, Adélaïde et Hadvise. De tous ces enfans sortit une race de fils et de petits-fils, tous chevaliers, qui devinrent la terreur des barbares en Angleterre, dans la Pouille, dans la Thrace et en Syrie.
[p. 182] Ainsi donc après que Talvas eut aussi cruellement déshonoré Guillaume, qui était par son âge et par sa raison le plus distingué des fils de Giroie, et cela, comme nous l’avons rapporté, par pure méchanceté, Robert et Raoul, illustres chevaliers, se levèrent vigoureusement avec leurs frères et leurs parens, et voulurent entreprendre de venger l’horrible insulte qu’avait reçue leur frère. Ils dévastèrent donc par le fer et le feu toutes les terres de Talvas, s’avancèrent en armes jusques aux portes de ses forteresses, sans que nul leur résistât, et provoquèrent hardiment Talvas, l’invitant à sortir, et à venir combattre de près. Mais lui, homme timide, et qui n’avait nulle vigueur pour les exercices de la chevalerie, n’osait combattre en rase campagne les ennemis qui venaient le harceler; et ainsi la famille de Giroie l’insultait sans cesse.
CHAPITRE XII.
D’Arnoul, fils de Guillaume Talvas, et d’Olivier son frère, moine du Bec.
ARNOUL, fils de Talvas, voyant toutes ces choses et ayant pris l’avis de ses seigneurs, se révolta enfin contre son père, qui s’était rendu odieux à tous, le chassa honteusement de ses châteaux, et le força à vivre en un misérable exil jusqu’à sa mort. I1 envahit donc les propriétés de son père, mais n’échappa point à l’héritage de sa méchanceté. C’est pourquoi il mérita de trouver une triste fin. Un certain jour en effet [p. 183] il partit avec ses vassaux pour aller au pillage, et entre autres choses il enleva un porc à une certaine religieuse. Celle-ci le poursuivit en pleurant, et le supplia instamment et au nom de Dieu de lui rendre le petit porc qu’elle avait élevé. Or Arnoul dédaigna ses prières, ordonna à son cuisinier de tuer le porc et de le préparer pour être mangé, et le faisant servir sur sa table, il en mangea le même soir avec excès; mais ce ne fut pas impunément, car cette même nuit il fut étranglé dans son lit. Quelques-uns rapportent et affirment qu’il fut mis à mort par Olivier son frère. Quant à nous, non seulement nous n’accusons point un tel homme d’un si grand crime, mais même nous refusons entièrement de croire à cette accusation. En effet, Olivier se conduisit long-temps après cet événement en chevalier très-honorable, et étant devenu vieux, il renonça au siècle par l’inspiration de Dieu; ensuite il prit pieusement l’habit de moine dans le couvent du Bec, sous le seigneur Anselme, alors abbé, et maintenant archevêque de Cantorbéry, et il continua à le porter dignement pendant longues années sous le seigneur abbé Guillaume.
CHAPITRE XIII.
Comment, après la mort d’Arnoul, Ives, son oncle paternel, évêque de Seès, entra en possession de ses terres par droit d’héritage.
ARNOUL ayant donc été méchamment mis à mort, comme venons de le rapporter, le vénérable [p. 184] Ives, son oncle paternel, évêque de Seès, prit possession du château de Belesme et de tout ce qui lui avait appartenu de droit, et l’occupa légitimement tant qu’il vécut, après avoir fait sa paix avec la famille des Giroie et les autres voisins; car Ives était plein d’habileté, honorable, affable, fort enjoué et ardent ami de la douce paix. Mais la perfidie des méchans ne cesse de troubler le repos des gens de bien. Ainsi donc, du temps de Ives l’évêque, Richard, Robert et Avesgot, fils de Guillaume surnommé Soreng, rassemblèrent une bande de scélérats, et dévastèrent sans respect tout le pays situé autour de Seès. Enfin ils envahirent l’église de Saint-Gervais, et y établirent une troupe de brigands, faisant ainsi d’une maison de prière une caverne de voleurs et une écurie à chevaux. Le religieux Azon, ancien évêque de cette même ville, avait abattu les murailles et employé les pierres à construire une église à Saint-Gervais, martyr, sur l’emplacement où avait été pendant long-temps la résidence épiscopale. Le vénérable Ives voyant les fils de Soreng parvenus en ce temps à un tel point de démence qu’ils ne craignaient point de faire du temple de Dieu un repaire de brigands et une maison de débauche, saisi d’une noble colère, fut vivement affligé, et mit tous ses soins à procurer la délivrance de l’église de Dieu. Une fois donc, comme il revenait de la cour du duc Guillaume, et traversait le pays d’Hiesmes, il emmena avec lui Hugues de Grandménil et d’autres barons, avec les gens de leur suite, et fit assiéger vivement les fils de Soreng dans la tour du monastère. Mais ceux-ci résistèrent avec audace, et combattant pour leur vie, ils lancèrent des [p. 185] traits qui blessèrent plusieurs assaillans. L’évêque ayant vu cela, ordonna de mettre le feu aux maisons voisines. Bientôt les paroissiens obéissent aux ordres de l’évêque. Mais les flammes, pressées par le vent, atteignirent promptement à l’église, l’enveloppèrent et la consumèrent, et mirent aux abois les impies qui s’y étaient enfermés dans leur fureur. Enfin, voyant qu’ils ne pourraient résister aux progrès de l’incendie, les fils de Soreng prirent leurs armes, et s’enfuirent honteusement.
CHAPITRE XIV.
Comment les fils de Guillaume Soreng, Richard, Robert et Avesgot, moururent d’une juste mort.
MAIS le Dieu juste et miséricordieux ne put tolérer la profanation de son église, et ne tarda pas d’infliger à ceux qui l’avaient violée une juste punition. En effet, les trois frères qui avaient été les chefs de cette invasion, continuant à commettre toutes sortes de brigandages et de vols, furent, peu de temps après, frappés à mort par un juste jugement de Dieu, sans confession et sans recevoir le viatique de salut. Richard, l’aîné des trois, dormait une certaine nuit en toute sécurité, dans une mauvaise cabane située près d’un étang; tout à coup un certain chevalier puissant, nommé Richard de Sainte-Scholastique, dont l’autre Richard avait dévasté les terres, vint envelopper la cabane avec les gens de sa maison. Richard s’étant éveillé, sortit ce mauvais lieu, et [p. 186] prenant la fuite voulut se sauver par l’étang; mais un certain paysan que lui-même avait fort tourmenté en prison l’arrêta, et le frappant sur la tête à coups de hache, le laissa mort sur la place. Ensuite Robert, son frère, étant allé un certain jour avec les siens enlever du butin dans les environs de Seès, fut poursuivi à son retour par les gens de la campagne, et reçut une blessure dont il mourut aussitôt. Enfin Avesgot étant entré, à Cambey, dans la maison d’Albert, fils de Gérard Fleitel, commença à se livrer à toutes sortes de fureurs; mais un trait lancé sur lui le frappa à la tête, et il en mourut bientôt après. Voilà donc que nous avons vu véritablement accomplies en ces hommes ces paroles que nous avons entendues: « Si quelqu’un a violé le temple de Dieu, Dieu le détruira. » Ainsi donc que les pillards et ceux qui forcent les églises, apprenant la fin des hommes qui leur ressemblent, prennent garde à eux, de peur que, commettant de semblables méfaits, ils ne périssent frappés d’une semblable punition: et si la prospérité de ce monde est quelque temps avec eux, qu’ils ne demeurent pas cependant en sécurité, et ne s’en glorifient pas; car il convient qu’ils sachent que les joies du monde passent rapidement, comme la fumée, et leur préparent des douleurs éternelles, ainsi que l’a dit un illustre poète dans un poème où il accuse les impies, disant: « Vous vous réjouissez mal à propos, car à la fin vous recueillerez les fruits de votre méchanceté, savoir, les ténèbres, les flammes, le deuil; car Dieu bon et indulgent, mais juste toutefois en ses vengeances, défend ceux qui sont à lui, et punit ceux qui se font ses ennemis. »
[p. 187] Les enfans de discorde ayant donc été renversés, comme je viens de le raconter, les hommes simples purent enfin respirer quelque temps en paix, dans les environs de Seès. Le noble Ives, évêque, s’occupa alors de faire recouvrir l’église, et le 2 janvier, il en fit de nouveau la dédicace. Mais comme les murailles avaient été atteintes par les flammes, elles s’écroulèrent cette même année et avant le carême.
CHAPITRE XV.
Du concile que le pape Léon tint à Rheims, et de la réprimande qu’il adressa à Ives, évêque de Seès, à cause de l’incendie de l’église de Saint-Gervais.
EN ce temps le pape saint Léon se rendit dans les Gaules, consacra l’église de Saint-Remi, archevêque de Rheims, et fit transporter son corps dans cette église, à la suite de la dédicace. Alors le pape tint à Rheims un grand concile, et réprimanda sévèrement les évêques ou les abbés négligens. Entre autres choses, à ce qu’on rapporte, il dit à Ives, au sujet de l’incendie de son église: « Qu’as-tu fait, perfide? Par quelle loi dois-tu être condamné, toi qui as osé brûler ta mère? » Ives prenant la parole, confessa publiquement qu’il avait fait le mal, mais qu’il avait été violemment poussé à commettre ce crime pour empêcher que des scélérats ne fissent pire encore contre les enfans de l’église. Ensuite il subit la pénitence que lui imposa ce pape rempli de sagesse, et [p. 188] consacra tous ses soins à relever l’église de Saint-Gervais. Il se rendit donc dans la Pouille, et de là à Constantinople, leva beaucoup d’argent chez ses riches parens et amis, et rapporta en don de l’empereur, un précieux morceau du bois de la croix du Seigneur. Etant retourné à Seès, il commença alors à construire une église d’une telle grandeur que ses successeurs Robert, Gérard et Serlon ne purent venir à bout de la terminer dans l’espace de quarante années.
CHAPITRE XVI.
Comment Guillaume Talvas, frère de l’évêque Ives, donna à Roger de Mont-Gommeri sa fille Mabille et ses terres.
CEPENDANT, Guillaume Talvas, après avoir été expulsé de ses terres par son,fils, comme nous l’avons rapporté ci-dessus, pauvre et misérable aux yeux de tous, alla long-temps errant de maison en maison. Enfin il se rendit auprès de Roger de Mont-Gomeri, lui offrit spontanément sa fille, nommée Mabille, et lui fit en outre concession de tous les biens qu’il avait perdus lui-même par suite de sa perversité et de sa lâcheté. Roger, qui était fort et brave, et doué d’un jugement sain, pensa que ces arrangemens lui seraient profitables, et consentit à toutes ces propositions. Il reçut dans sa maison Guillaume le vagabond, et s’unit à sa fille en légitime mariage. Or celle-ci était petite de corps, très-bavarde, assez disposée au mal, avisée et enjouée, cruelle et remplie [p. 189] d’audace. Dans la suite des temps, elle donna à Roger cinq fils et quatre filles, dont voici les noms: Robert et Hugues, Roger le Poitevin, Philippe et Arnoul; et les filles, Emma, Mathilde, Mabille et Sibylle. Celles-ci valurent mieux que leurs frères: elles furent généreuses, honorables, et pleines d’affabilité pour les pauvres, les moines et les autres serviteurs de Dieu. Leurs frères au contraire furent féroces, avides et impitoyables oppresseurs des pauvres.
Ayant résolu de raconter les actions du grand duc Guillaume, il serait hors de propos de nous arrêter ici à rapporter combien ces hommes furent rusés ou perfides dans les exercices de la chevalerie, comment ils s’élevèrent aux dépens de leurs voisins ou de leurs pairs, et comment à leur tour ils succombèrent sous leurs coups en punition de leurs forfaits. Nous allons donc quitter ce sujet, et reprendre la suite de notre récit.
CHAPITRE XVII.
Comment, après la mort de Hugues, évêque de Bayeux, le duc Guillaume mit en sa place Eudes, son frère utérin. — Bataille du Val-des-Dunes.
LE duc, brillant alors de tout l’éclat de la plus belle jeunesse, commença à se dévouer de tout son cœur au service de Dieu, écartant de lui la compagnie des hommes ignorans, usant des conseils des sages, puissant dans les œuvres de la guerre, et doué d’une grande sagesse pour les affaires du siècle.
[p. 190] Vers ce temps, Hugues, fils du comte Raoul, et évêque de Bayeux, vint à mourir, et le duc fit donner le susdit évêché à son frère Eudes. Or cet Eudes, lorsqu’il eut été consacré, agrandit la nouvelle église pontificale dédiée à sainte Marie, mère de Dieu, lui donna beaucoup d’ornemens admirables, et augmenta aussi le nombre de ses clercs. Eudes vécut dans son évêché durant près de cinquante années.
Or le duc, tandis qu’il allait acquérant tous les jours beaucoup de bonnes qualités, rencontra un certain compagnon bien cruel pour lui, savoir Gui, fils de Renaud comte des Bourguignons, lequel avait été élevé avec lui dès les années de son enfance, et à qui il avait donné autrefois le château de Brionne, comme pour se mieux assurer de sa fidélité par ce présent. Mais Gui, séduit par son orgueil, commença, tel qu’Absalon, à détourner beaucoup de grands de leur fidélité envers le duc, et à les entraîner dans les abîmes de sa perfidie; à tel point qu’il engagea dans cette conspiration Nigel, gouverneur de Coutances, et le détourna complétement, ainsi que beaucoup d’autres, du service qu’il devait rendre au prince de son choix en vertu de ses sermens. Alors le duc très-sage, se trouvant ainsi abandonné par beaucoup des siens, voyant qu’ils travaillaient constamment, et avec vigueur, à se mettre en défense dans leurs châteaux, et craignant qu’ils ne parvinssent à lui enlever son suprême pouvoir dans le comté, et à mettre son rival en sa place, forcé par la nécessité, alla trouver Henri, roi des Francs, pour lui demander des secours. Alors enfin ce roi, se souvenant des bienfaits qu’il avait reçus autrefois du père du duc, rassembla [p. 191] les forces des Francs, entra dans le comté d’Hiesmes, arriva au Val-des-Dunes, et y trouva une innombrable multitude d’hommes d’armes, animés d’une violente inimitié, et qui, le glaive nu, lui présentèrent la bataille. Le roi et le duc ne redoutant nullement leurs fureurs insensées, leur livrèrent bataille, et à la suite du choc réciproque des chevaliers, firent un grand carnage de leurs ennemis: ceux que le glaive ne fit pas tomber, frappés de terreur par Dieu même, allèrent en fuyant se précipiter dans les eaux de l’Orne. Heureuse cette bataille, par laquelle tombèrent en un même jour les châteaux des orgueilleux et les demeures des criminels! Gui, s’étant échappé de la bataille, se retira aussitôt à Brionne, ferma et barricada ses portes, et s’y tint quelque temps enfermé dans l’espoir de se sauver. Le roi étant retourné en France, le duc se mit en toute hâte à la poursuite de Gui, l’assiégea et le bloqua dans l’enceinte de son château, et éleva des fortifications sur les deux rives de la rivière appelée la Risle. Or Gui, voyant qu’il ne lui resterait plus aucun moyen de s’enfuir de ce lieu, et pressé par la calamité de la famine, fut enfin déterminé par ses amis à se présenter en suppliant et en homme repentant de ses fautes, et à implorer la clémence du duc. Celui-ci ayant pris conseil des siens, et touché de compassion pour sa misère, l’épargna dans sa clémence, et ayant pris possession du château de Brionne, lui ordonna de demeurer dans sa maison avec ses domestiques. Alors tous les grands qui s’étaient détournés de leur fidélité, voyant que le duc leur avait enlevé ou rendu inabordable tout lieu de refuge, donnèrent des otages, et abaissèrent [p. 192] leurs têtes altières devant lui comme leur seigneur. Ainsi, lorsqu’il eut renversé de tous côtés leurs châteaux, nul n’osa plus dès lors montrer un cœur rebelle contre le duc. Cette bataille du Val-des-Dunes fut livrée l’an 1047 de l’Incarnation du Seigneur.
CHAPITRE XVIII.
Comment le duc Guillaume reprit les châteaux d’Alençon et de Domfront, dont Geoffroi, comte d’Anjou, s’était emparé.
LE comte d’Anjou, Geoffroi, surnommé Martel, homme artificieux en toutes choses, faisait éprouver toutes sortes de maux aux hommes qui vivaient dans son voisinage, et les écrasait sous des vexations intolérables. Entre autres, s’étant saisi par une perfidie de la personne du comte Thibaut, il le retint en captivité jusqu’à ce qu’il lui eût extorqué de force la ville de Tours et quelques châteaux. Geoffroi donc, ayant suscité quelques sujets de querelle, commença à diriger ses entreprises contre le duc Guillaume, à dévaster et piller fréquemment la Normandie par le bras des satellites querelleurs qu’il établit dans le château de Domfront. Le duc, avec ses chevaliers, se rendit vers ce château pour le visiter, et l’ayant vu entouré de toutes parts de rochers escarpés et très-élevés, en sorte qu’il était impossible de l’aborder pour en faire le siége, il appela auprès de lui les forces des Normands, et cerna ce château de très-forts retranchemens, par lesquels il en [p. 193] obstrua toutes les issues. Comme il demeura quelque temps dans les environs, il arriva vers lui des éclaireurs qui venaient lui annoncer qu’il pourrait, sans aucun danger pour les siens, se rendre maître du château d’Alençon. Aussitôt, ayant laissé des gardes dans son camp, le duc chevaucha toute la nuit avec son armée, arriva au point du jour devant Alençon, et y trouva, dans une redoute établie au delà de la rivière, quelques hommes qui se moquèrent de lui, et lui dirent des injures. Les chevaliers s’étant mis en grande colère, le duc attaqua très-vivement la redoute, s’en empara promptement, et y ayant mis le feu, la livra aux flammes dévorantes. Ceux qui l’avaient insulté en présence de tous les habitans d’Alençon, il ordonna de leur couper les pieds et les mains; et aussitôt, selon qu’il avait ordonné, trente-deux hommes furent ainsi mutilés. Pour insulter le duc, ils avaient frappé sur des peaux et des cuirs, et l’avaient appelé par dérision marchand de peaux, parce qu’en effet les parens de sa mère avaient été marchands de peaux 14. Alors les gardiens du château, voyant l’extrême sévérité du duc, craignant d’avoir à subir un pareil traitement, ouvrirent aussitôt leurs portes, et remirent le château au duc, aimant mieux le livrer ainsi qu’avoir à supporter tant de tortures au péril de leurs membres. Ayant ainsi vigoureusement terminé cette expédition, et établi des chevaliers dans le château, le duc retourna en toute hâte à Domfront. Les gens de ce lieu apprenant ce que le duc avait fait à leurs compagnons d’armes, et considérant qu’ils ne [p. 194] pouvaient recevoir aucun secours, se remirent eux et leur château entre les mains du duc. Partant de là après y avoir placé des gardiens, et s’avançant plus loin pour attaquer le comte Geoffroi, le duc arriva à Ambrières, et là il construisit un château qu’il approvisionna suffisamment en vivres et en chevaliers; après quoi il retourna à Rouen, métropole de la Normandie.
CHAPITRE XIX.
Comment, ayant expulsé Guillaume Guerlenc du comté de Mortain, le duc mit en sa place Robert, son frère utérin.
EN ce temps Guillaume Guerlenc, de la descendance de Richard-le-Grand, était comte de Mortain. Un jeune chevalier de sa famille, nommé Robert Bigod, se rendant auprès de lui, lui dit un jour: « Je suis accablé par la pauvreté, mon seigneur, et dans ce pays je ne puis gagner ce dont j’ai besoin pour vivre. C’est pourquoi je vais partir pour la Pouille, afin d’y vivre plus honorablement. » — Guillaume répondant lui demanda: « Qui t’a mis ce projet en tête? — La pauvreté que j’endure, » lui répondit l’autre. — Alors le comte lui dit: « Si tu veux me croire, tu demeureras ici avec nous. Avant quatre-vingts jours tu auras en Normandie un temps où tout ce que tu jugeras t’être nécessaire, et que tu auras vu de tes yeux, tu pourras l’enlever impunément de tes propres mains. » Le jeune homme, se rendant aux avis de son seigneur, attendit, et peu de [p. 195] temps après il trouva moyen d’entrer en familiarité avec le duc, par l’intermédiaire de Richard d’Avranches, son cousin. Comme donc un certain jour il causait en particulier avec le duc, il lui raconta entre autres choses les paroles ci-dessus rapportées du comte Guillaume. Le duc appela aussitôt Guillaume, et lui demanda pour quel motif il avait tenu un pareil discours. Guillaume ne put nier, et n’osa non plus entreprendre d’expliquer le sens de ses paroles. En sorte que le duc lui dit: « Tu as résolu de troubler la Normandie par des séditions et des désordres, tu as formé le dessein de te révolter contre moi et de me déshériter méchamment, et c’est pourquoi tu as promis à un chevalier indigent un temps favorable à sa rapacité; mais que la paix dont nous avons besoin, et que nous tenons en don du Créateur, demeure à jamais chez nous. Quant à toi, sors au plus tôt de la Normandie et n’y rentre plus jamais, aussi long-temps que je vivrai. » Guillaume ainsi expulsé se rendit misérablement dans la Pouille avec un seul écuyer, et le duc éleva aussitôt son frère Robert, et lui donna le comté de Mortain. Ainsi il renversait rudement les orgueilleux parens de son père, et élevait au comble des honneurs les humbles parens de sa mère. Au surplus, et comme le dit un proverbe vulgaire, le fou n’est corrigé ni par les paroles, ni par les exemples, à peine l’est-il par les malheurs: il ne craint rien jusqu’à ce qu’il reçoive de rudes coups; ce qui va être prouvé plus clair que le jour par l’exemple que je vais rapporter.
CHAPITRE XX.
De la rébellion de Guillaume Busac, comte d’Eu; et comment celui-ci étant exilé reçut en don le comté de Soissons de Henri, roi des Francs.
AINSI que nous l’avons déjà dit plus haut, le duc des Normands Richard, fils de Richard Ier, avait donné le comté d’Eu à un sien frère utérin, nommé Guillaume. Celui-ci eut de la comtesse Lesceline trois fils, savoir Robert, Guillaume, et Hugues qui fut plus tard évêque de Lisieux. Le second, Guillaume surnommé Busac, aspirant à usurper le duché, commença à lever la tête, menaçant et se livrant à des actes d’inimitié contre le duc. Mais ce prince plein de force, ne voulant pas lui céder, rassembla une armée, assiégea la château d’Eu jusqu’à ce qu’il s’en fût rendu maître, et força le rebelle Guillaume son parent à s’exiler. Celui-ci se rendit auprès de Henri, roi des Francs, et lui racontant en pleurant ce qui lui était arrivé. Or le roi l’accueillit avec bonté, comme un chevalier noble par sa naissance et par sa beauté, et prenant pitié de ses malheurs, lui donna le comté de Soissons ainsi qu’une noble épouse. Heureux exilé, il eut de cette femme une belle famille, qui maintenant encore gouverne noblement l’honorable héritage de son père. Les fauteurs de discorde se trouvant ainsi ou rejetés ou renversés, toute la Normandie goûta le repos à l’ombre d’une douce paix.
CHAPITRE XXI.
Le duc Guillaume épouse Mathilde, fille de Baudouin de Flandre, et nièce du roi Henri.
DÉJA le duc, ayant dépassé les années de l’adolescence, brillait de toute la force d’un jeune homme, lorsque ses grands commencèrent à s’occuper sérieusement avec lui des moyens de perpétuer sa race. Ayant appris que Baudouin, comte de Flandre, avait une fille, nommée Mathilde, issue d’une famille royale, très-belle de corps et généreuse de cœur, le duc, après avoir pris l’avis des siens, envoya des députés à son père, et la demanda en mariage. Le prince Baudouin, infiniment joyeux de cette proposition, non seulement résolut d’accorder sa fille au duc, mais la conduisit lui-même jusqu’au château d’Eu, portant avec lui d’innombrables présens. Le duc y arriva aussi, accompagné des escadrons de ses chevaliers, s’unit avec elle par les liens du mariage, et la ramena ensuite dans la ville de Rouen, au milieu des réjouissances et des plus grands honneurs. Dans la suite des temps il eut de sa femme quatre fils, savoir, Robert qui posséda quelque temps après lui le duché de Normandie, Guillaume qui régna treize ans, en Angleterre, Richard qui mourut jeune, et Henri qui succéda à ses frères, tant comme roi que comme duc. Guillaume eut aussi quatre filles. Dans le livre suivant, où nous traiterons des faits et gestes du très-noble roi Henri, nous parlerons avec l’aide de [p. 198] Dieu, et selon la mesure de nos facultés, de tous ces enfans du duc Guillaume, tant garçons que filles.
CHAPITRE XXII.
Des monastères qui furent fondés en Normandie du temps du duc Guillaume.
EN ce temps les habitans de Normandie jouissaient de la paix et de la plus grande tranquillité, et tous avaient en très-grand respect les serviteurs de Dieu. Tous les grands travaillaient à l’envi à élever des églises dans leurs domaines, et à enrichir de leurs biens les moines qui devaient prier Dieu pour eux. Et puisque nous venons de dire que tous les nobles de Normandie étaient à cette époque très-empressés de construire des monastères dans leurs domaines, il nous semble convenable de désigner ici par leurs noms ceux qui en ce temps fondèrent des monastères dans cette province.
Je nommerai donc le premier de tous le duc Guillaume lui-même, père de la patrie, qui continua et termina le monastère de Saint-Victor de Cerisy entrepris par son père, le duc Robert, avant son départ pour Jérusalem. Il fonda aussi le monastère de Saint-Etienne, et sa femme Mathilde celui de la Sainte-Trinité à Caen. — Guillaume, fils d’Osbern, proche parent du duc Guillaume, homme puissant et digne d’éloges tant pour la beauté de son ame que pour celle de son corps, fit construire deux monastères en l’honneur de la bienheureuse Marie, mère de Dieu, l’un à Lire, [p. 199] dans lequel il fit ensevelir par la suite Adelise, fille de Roger du Ternois, son épouse; l’autre à Cormeilles, dans lequel il fut lui-même enseveli après sa mort. Roger de Beaumont, fils de Honfroi de Vaux, construisit aussi deux couvens dans son domaine de Préaux, l’un de moines et l’autre de femmes.
Roger de Mont-Gommery, père de Robert de Belesme, ne voulant point paraître inférieur en rien à aucun de ses pères, fit noblement construire deux églises en l’honneur de saint Martin, l’une dans le faubourg de la ville de Seès, l’autre dans le village de Tourny, et y assembla des troupeaux de moines, pour le service de Dieu. Il fonda aussi une troisième église à Almenesches pour une œuvre de religieuses. Lesceline, comtesse d’Eu, aidée de ses fils, Robert comte d’Eu, et Hugues, évêque de Lisieux, fonda avec un grand zèle de cœur le couvent des moines de Saint-Pierre, sur la Dive, et un couvent de religieuses, en dehors de la ville de Lisieux. Son fils, le susdit comte d’Eu, fonda le monastère de Saint-Michel, à Tresport. Roger de Mortemer, fils du premier Guillaume de Warenne, fit construire sur son propre domaine le monastère de Saint-Victor. Richard, comte d’Evreux, bâtit dans ]a même ville le couvent du Saint-Sauveur pour une œuvre de religieuses. Le même vicomte construisit à ses frais, à Rouen, sur la montagne qui domine la ville, le couvent de la Sainte-Trinité, et y établit des moines pour le service de Dieu. Robert, comte de Mortain, bâtit le monastère de Grestain. Hugues, qui devint dans la suite comte de Chester, fonda l’abbaye de Saint-Sever. Eudes bâtit avec son chapelain l’église de la Sainte-Trinité d’Essay. [p. 200] Baudouin de Revers en construisit une autre à Montbourg. Nigel, vicomte de Coutances, bâtit le couvent du Saint-Sauveur. Guillaume Talvas, le premier qui, après avoir abattu une forêt, avait fait construire sur une montagne le château nommé Domfront, fit aussi bâtir à partir des fondations, le monastère de Sainte-Marie de Lonlay. Raoul Taisson et Erneise son frère, bâtirent l’église de Saint-Etienne de Fontenay. Raoul du Ternois construisit le monastère de Saint-Pierre de Châtillon.
Quelques couvens plus anciens dans la même province, et qui avaient été détruits par les Normands, lorsqu’ils étaient encore païens, furent relevés par le zèle pieux de bons seigneurs. Peu après sa conversion, Rollon, premier duc de Normandie, donna de nombreuses propriétés aux églises de Sainte-Marie de Rouen, de Sainte-Marie de Bayeux, de Sainte-Marie d’Evreux, et aux couvens de Saint-Pierre, de Saint-Ouen, de Jumiège et de Saint-Michel en la mer. Guillaume son fils reconstruisit entièrement le couvent de Jumiège. Richard son fils et son successeur rebâtit aussi les couvens de Fécamp, du Mont Saint-Michel et de Saint-Ouen de Rouen. Richard II agrandit merveilleusement le monastère de Saint Wandregisille et d’autres monastères que ses prédécesseurs avaient déjà réparés. Judith son épouse fonda l’église de Sainte-Marie de Bernai; Richard III, prévenu par une mort intempestive, ne fonda ni ne restaura aucun monastère; mais Robert son frère entreprit, avant de partir pour Jérusalem, de construire le monastère de Saint-Victor de Cerisy. En ce même temps le vénérable abbé Herluin commença à bâtir [p. 201] le monastère du Bec, en l’honneur de Sainte-Marie. Nous en avons déjà fait mention dans le livre précédent; si quelqu’un, desire connaître plus complétement l’histoire de la conversion et de la vie d’Herluin, qu’il lise le livre qui a été écrit en un langage élégant, sur ce vénérable père, par un religieux nommé Gilbert Crispin, qui est devenu plus tard abbé de Westminster, illustre tant par la noblesse de sa naissance que par sa science dans les affaires du siècle et les choses divines, et le lecteur curieux trouvera dans ce livre tout ce qu’il pourra desirer sur ce sujet. Le monastère de Saint-Taurin, celui de Saint-Lieufroi, celui de Villar et celui de Saint-Aman, tous quatre enfermés dans la ville de Rouen, doivent être comptés parmi les plus anciens: par où il est à présumer que ces couvens ont d’abord été détruits et ensuite reconstruits.
CHAPITRE XXIII.
De la reconstruction du couvent de Saint-Evroul, à Ouche, par Guillaume Giroie, et Robert et Hugues de Grandménil, ses neveux.
EN ce temps Robert de Grandménil, reconnaissant que la félicité de ce monde ne dure qu’un moment, résolut, de concert avec son frère Hugues, de fonder une abbaye de moines. Ce Robert avait étudié dans son enfance la science des lettres, mais par la suite il avait interrompu ses études, et avait été pendant cinq ans écuyer du duc; puis il avait reçu de celui-ci la [p. 202] ceinture et l’épée de chevalier, avec d’immenses présens. Mais peu de temps après, comme je l’ai dit, poussé par l’esprit de Dieu, il dédaigna toutes choses, et résolut fermement de construire un couvent et de se faire moine. Guillaume, fils de Giroie, ayant appris ses intentions, s’en réjouit beaucoup, et allant trouver Robert et Hugues, il leur parla en ces termes: « J’apprends, ô mes très-chéris neveux, que vous êtes remplis de ferveur pour le service de Dieu, et que vous desirez même construire un couvent de moines. C’est pourquoi je m’en réjouis grandement, et je vous promets même très-volontiers de vous assister dans cette œuvre. Dites-moi cependant quel lieu vous avez choisi pour cet établissement, et ce que vous y donnerez à ceux qui combattront pour le Christ? » — Eux lui répondirent alors: « Nous desirons, avec l’aide de Dieu, lui élever un château à Noisy, et nous lui donnerons nos églises et nos dîmes, et tout ce que nous pourrons lui donner, selon la mesure de notre pauvreté. » — Mais Guillaume leur dit: « Saint Benoît, maître des moines, ordonne de construire un monastère, de telle sorte qu’il y ait dans son enceinte toutes les choses nécessaires, savoir de l’eau, un moulin, un pétrin, un jardin et toutes les autres ressources, afin que les moines ne soient pas obligés d’errer au dehors, ce qui est tout-à-fait contraire au salut de leurs ames. Sans doute il y a à Noisy des champs assez fertiles, mais le bois et l’eau, dont les moines ont grand besoin en sont fort éloignés. » — Et comme ils lui demandèrent alors de leur dire tout ce qu’il pensait à ce sujet, Guillaume continua: « Du temps [p. 203] de Clotaire, roi des Francs et fils de Clovis, qui le premier des rois de la Gaule fut baptisé par le bienheureux Remi, archevêque de Rheims, saint Evroul, né à Bayeux, brillait parmi les grands du roi de l’éclat de la noblesse et des richesses; mais dédaignant la pompe du siècle, par amour pour Dieu, il se fit moine, et quelque temps après il partit pour le désert avec trois autres moines, pensant qu’il pourrait en cette retraite se cacher à la vue des hommes, et combattre plus vigoureusement contre le diable avec le secours de Dieu. Tandis que, les genoux pliés, il suppliait Dieu très-dévotement de lui indiquer un lieu où il pût établir sa résidence, un ange, envoyé de Dieu, lui apparut et le conduisit à Ouche. Or, sous les règnes de Chilpéric et de Sigebert, fils de Clotaire, le susdit serviteur de Dieu fonda en ce lieu un couvent, effraya par d’utiles menaces et par ses bonnes exhortations les brigands qui habitaient dans la forêt; et ceux-ci ayant abandonné leur vie de brigandage, il en fit des moines ou des agriculteurs. Là il supporta patiemment, pour l’amour de Dieu, une grande pauvreté, et y rassembla un grand nombre de moines fidèles. Il ressuscita deux morts au nom du Seigneur, et fit encore beaucoup d’autres miracles, qu’il serait trop long de vous raconter. Enfin, l’an 596 de l’Incarnation du Seigneur, et dans la quatre-vingtième année de son âge, tandis que Grégoire, savant docteur et apôtre des Anglais, occupait le siége apostolique, le bienheureux Evroul sortit de ce monde, le 29 décembre, et alla recevoir du Seigneur, dans les [p. 204] demeures célestes, la récompense de ses travaux. Ensuite, et environ trois cents ans après, du temps de Charles-le-Simple, fils de Louis surnommé le Fainéant, notre Créateur voulut enfin punir les crimes nombreux du peuple qui habitait en nos pays. Par la permission du Seigneur, Hastings, fils de perdition, vint en Neustrie, et livra aux flammes Rouen, Beauvais et plusieurs autres villes. Il détruisit aussi beaucoup de monastères fondés par de saints pères, tels que ceux de Philibert à Jumiège, de Vandrille à Fontenelle, d’Evroul à Ouche, de Saint-Martin-de-Tours, que l’on appelle Marmoutiers, et beaucoup d’autres couvens de moines, de clercs et de religieuses. Quelques uns d’entre eux ont été rétablis dans la suite par de bons princes, mais d’autres demeurent encore en ruine et inhabités. Peut-être ce trop long discours vous a-t-il ennuyés; mais si vous l’écoutez avec indulgence, je pense, mes chers neveux, qu’il pourra vous être avantageux. Maintenant je vais exposer en peu de mots à votre impatience ce qui m’est venu en pensée. Rétablissons à Ouche, avec l’aide de Dieu, le monastère de Saint-Evroul, et réunissons y des moines qui combattront le diable. Donnons-leur toutes nos églises et nos dîmes; et quant à nous, nos frères, nos fils et nos petits-fils, servons-les jusqu’à la mort; car nous ne devons point les commander, mais plutôt les servir, afin que nous méritions d’être assistés de leurs prières et béatifiés un jour dans les douceurs du paradis. »
Robert et Hugues, ayant accueilli ces propositions avec joie, lui demandèrent alors avec sollicitude [p. 205] quelle était la situation des lieux, et le vaillant chevalier Guillaume leur répondit: « Ce lieu d’Ouche, vers lequel Dieu conduisit le bienheureux Evroul par la main de l’ange, est bien suffisant pour les pauvres d’esprit, à qui le royaume des Cieux est promis. L’antique basilique de Saint-Pierre y est encore debout, et tout autour s’étend un vaste champ, dans lequel on peut faire un jardin et un verger. La terre est inculte et stérile, mais le Seigneur a le pouvoir de dresser une table à ses serviteurs au milieu du désert. Il n’y a pas, il est vrai, de fleuve ni de vignes fécondes, mais il y a tout près une épaisse forêt et de bonnes sources. Les corps de beaucoup de saints reposent aussi dans ces lieux, et ils ressusciteront au dernier jour dans une immense gloire. Vous venez d’entendre ce que je désire très-ardemment, maintenant examinez ce que vous voulez faire. »
Eux donc ayant approuvé ses projets, et lui ayant promis de le seconder en toutes choses, le sage Guillaume poursuivit en ces termes: « Si cela vous plaît, appelons au plus tôt des moines, et qu’ils soient établis à Ouche en une telle liberté que désormais nous et nos successeurs ne leur demandions jamais aucune rétribution, si ce n’est celle-ci seulement, savoir que les serviteurs de Dieu nous assistent de leurs prières; et afin que jamais nous ne puissions, par l’inspiration du démon, les inquiéter d’une manière quelconque, mettons de plein gré le susdit monastère sous la protection du duc de toute la Normandie, pour le défendre contre nous, nos descendans et tous les mortels, afin que si nous prétendions jamais en exiger de vive force quelque [p. 206] service ou redevance, autre que ce bénéfice spirituel, nous soyions salutairement réprimés par la sévérité du prince, et forcés, même malgré nous, de renoncer à molester les chevaliers de Dieu. »
Après cela ils se rendirent en effet auprès du duc, et lui exposèrent clairement leurs intentions. Le duc acquiesça avec bonté à leurs desirs, leur donna dans Lions-la-Forêt le sceau de son autorité, et fit confirmer cet acte par les évêques et barons de Normandie. Mauger, archevêque de Rouen, signa donc le premier: après lui signèrent les évêques Hugues de Lisieux et Eudes de Bayeux, Guillaume d’Evreux et Gilbert, abbé de Châtillon. Alors le seigneur Thierri, moine de Jumiège, fut élu, et le soin de l’abbaye d’Ouche lui fut confié.
En conséquence, l’an 1050 de l’Incarnation du Seigneur, le pape Léon occupant le siége apostolique, Henri II, empereur très-chrétien, fils de Conon, duc des Saxons, étant sur le trône, le monastère de Saint-Evroul fut rétabli à Ouche par les seigneurs ci-dessus nommés, Guillaume Giroie, et ses neveux Robert et Hugues de Grandménil. Là, le vénérable Thierri, moine de grande religion, fut solennellement consacré pendant les nones d’octobre, un jour de dimanche, par le seigneur Hugues, évêque de Lisieux, devant l’autel de Saint-Pierre. L’année suivante le noble Robert, fondateur du couvent, alla s’y faire moine, et supporta par la suite beaucoup de travaux, par zèle pour les serviteurs de Dieu. Peu de temps après Guillaume Giroie fut envoyé dans la Pouille pour des affaires graves; et comme il s’était mis en voyage pour en [p. 207] revenir, il mourut à Gaëte, pendant les nones de février. Guillaume de Montreuil, chevalier d’une grande illustration, était alors dans la Pouille, opprimant par ses armes les Grecs et les Lombards, et obéissant au vicaire de l’apôtre saint Pierre.
CHAPITRE XXIV.
Comment Mauger l’archevêque remit son archevêché au duc, lequel mit en sa place le moine Maurile.
EN ce temps Mauger, archevêque de Rouen, commença à devenir insensé, et dans l’excès de sa folie remit au duc son archevêché. Or le duc bannit Mauger dans l’île que l’on appelle Guernesey, et, à la suite d’un décret du synode, donna le siége métropolitain à Maurile, moine de Fécamp, distingué par de grandes vertus.
A cette même époque les Normands furent encore troublés par des discordes, et poussés à répandre le sang de leurs voisins, qui préféraient la guerre à la paix. Depuis que les Normands avaient commencé à habiter les champs de la Neustrie, ç’avait été toujours l’usage des Francs de les jalouser. C’est pourquoi ils excitaient leurs rois à se lever contre les Normands, disant que les terres que ceux-ci possèdent, ils les ont enlevées de vive force à leurs ancêtres. Ainsi le roi Henri, vivement irrité par les artifices, ou plutôt par les perfides suggestions de ses amis, contre la puissance du duc, vint attaquer la Normandie avec deux armées. Il envoya l’une, composée d’hommes [p. 208] vaillans d’une noblesse d’élite, pour ravager le territoire de Caux, et la mit sous les ordres de son frère nommé Eudes; l’autre qui marchait avec Geoffroi Martel, et que le roi commandait lui-même, s’avança pour dévaster le comté d’Evreux. Le duc, dès qu’il se vit, ainsi que tous les siens, menacé d’une telle attaque, pénétré d’une grande et noble douleur, rassembla aussitôt des chevaliers d’élite, et les fit marcher en toute hâte pour réprimer ceux qui venaient attaquer le pays de Caux. Lui-même, suivi de quelques-uns des siens, se dirigea du côté du roi pour lui faire porter la peine de son entreprise, s’il pouvait réussir de quelque manière à détourner d’auprès du roi quelqu’un de ses satellites. Les Normands s’étant rapprochés des Français, les rencontrèrent à Mortemer, occupés à incendier le pays, et à insulter les femmes. Ils les attaquèrent aussitôt, et le combat se prolongea de part et d’autre jusqu’à la neuvième heure; et durant tout ce temps ce fut un massacre continuel. Enfin les Francs furent vaincus et prirent la fuite, et les Normands envoyèrent aussitôt des exprès au duc pour lui annoncer ces nouvelles. Alors le duc rempli de joie, et voulant faire fuir le roi Henri, l’effraya par un message. Un messager envoyé par lui s’approcha du camp du roi, et étant monté sur une montagne voisine, au milieu de la nuit, il se mit à crier d’une voix très-forte. Les sentinelles du roi lui ayant alors demandé qui il était, et pourquoi il criait ainsi à pareille heure, le messager répondit, à ce qu’on rapporte: « Je me nomme Raoul du Ternois, et je vous porte de mauvaises nouvelles. Conduisez vos chars et vos chariots à Mortemer, pour [p. 209] emporter les cadavres de vos amis; car les Français sont venus vers nous afin d’éprouver la chevalerie des Normands, et ils l’ont trouvée beaucoup plus forte qu’ils ne l’eussent voulu. Eudes, leur porte-bannière, a été mis en fuite honteusement, et Gui, comte de Ponthieu, a été pris. Tous les autres ont été faits prisonniers ou sont morts, ou fuyant rapidement ont eu grand’peine à se sauver. Annoncez au plus tôt ces nouvelles au roi des Français de la part du duc de Normandie. »
Le roi ayant appris la défaite des siens, renonça le plus promptement qu’il lui fut possible à dévaster le territoire de Normandie, et, triste de la mort de ses Gaulois, se retira en toute hâte. Cette bataille fut livrée l’an 1054 de l’Incarnation du Seigneur.
CHAPITRE XXV.
Comment le duc Guillaume construisit le château de Breteuil, et le confia à Guillaume, fils d’Osbern. — Quelle était la femme de celui-ci.
ENSUITE le duc fit construire en face du château de Tilliers 15, que le roi lui avait enlevé depuis long-temps, un autre château non moins fort et que l’on appelle encore aujourd’hui Breteuil, et confia à Guillaume, fils d’Osbern, le soin de le défendre contre tous ceux qui viendraient l’attaquer. Celui-ci, homme juste et généreux, avait épousé Adelise, fille de Roger du [p. 210] Ternois 16, et en eut deux fils, Guillaume et Roger l’Obstiné, et une fille, qui fut dans la suite mariée au comte Raoul, né Breton, avec lequel elle alla à Jérusalem, du temps du pape Urbain. Le susdit chevalier, Guillaume, fils d’Osbern, fonda deux couvens de moines en l’honneur de sainte Marie, reine des cieux, l’un à Lire 17, où il fit ensevelir Adelise son épouse, l’autre à Cormeilles, où il repose lui-même, et où son fils Raoul, qui fut fait moine dès son enfance, a combattu long-temps pour Dieu. Guillaume lui-même, étant parti avec le duc Guillaume, remporta de grands succès sur les Anglais, et se maintint en possession, par son habileté et sa valeur, du comte de Hertford, et d’une grande partie du royaume. Enfin, l’an 1080 de l’Incarnation du Seigneur, Guillaume se rendit en Flandre, avec Philippe, roi des Français, voulant porter secours à Baudouin, neveu de la reine Mathilde. Or Robert-le-Frison ayant réuni ses troupes à l’armée de l’empereur Henri, surprit un matin à l’improviste l’armée de ses adversaires, le vingtième jour de février, le dimanche de la septuagésime, mit en fuite le roi Philippe avec ses Francs, et Baudouin son neveu ainsi que le comte Guillaume périrent sous les traits de ses défenseurs. Dans la suite Robert posséda long-temps le duché de Flandre, et à sa mort il le laissa à ses fils, Robert de Jérusalem et Philippe. Revenons maintenant au sujet de cette histoire.
CHAPITRE XXVI.
Pour quel motif deux couvens furent fondés à Caen
LE duc Guillaume se trouvant très-fréquemment accusé par certains religieux pour s’être uni en mariage avec une sienne parente, fit partir des députés pour consulter à ce sujet le pape romain. Mais celui-ci, jugeai très-sagement que, s’il ordonnait le divorce, il s’élèverait probablement une guerre sérieuse entre les gens de Flandre et ceux de Normandie, donna à l’époux et à l’épouse l’absolution de ce péché et leur imposa une pénitence. Il leur manda donc qu’ils eussent à fonder deux monastères, dans lesquels des individus des deux sexes adresseraient sans relâche leurs prières à Dieu pour leur salut. Ils accomplirent ces ordres avec empressement. Une abbaye fut construite à Caen en l’honneur de la Sainte-Trinité, une autre en l’honneur de saint Etienne, premier martyr. Dans le couvent de la Sainte-Trinité, un chœur de religieuses célèbre tous les jours les louanges de Dieu, et la servante de Dieu, Mathilde, gouverna ce couvent en qualité d’abbesse durant quarante huit années environ. En l’an 1081 de l’Incarnation du Seigneur, et le 3 du mois de novembre, la reine Mathilde y fut ensevelie. Là aussi la vierge Cécile, sa fille, se consacra à Dieu, et elle y est demeurée long-temps dans le service de Dieu. Quant au monastère de Saint-Etienne, une armée de moines y alla combattre contre les phalanges des démons, et leur premier abbé, le seigneur Lanfranc, était auparavant moine au Bec. [p. 212] Il était originaire de Lombardie, d’un caractère doux, rempli de religion et infiniment versé dans les sciences du siècle et dans la science spirituelle. Au bout de quelques années il reçut l’archevêché de Cantorbéry par les soins du pape Alexandre, et mourut longtemps après, l’an 1100 de l’Incarnation du Seigneur, et le 27 mai. Après lui Guillaume, moine et fils de Radbod, évêque de Seès, prit le gouvernement de l’église de Caen, et lui-même, après la mort de Jean le métropolitain, fut promu à l’archevêché de Rouen. Ensuite Gilbert de Coutances, homme habile, devint le recteur de Caen. De son temps Guillaume, duc des Normands et roi des Anglais, mourut à Rouen, le 9 septembre, et fut honorablement enseveli à Caen, dans l’église de Saint-Etienne. Qu’il suffise d’avoir dit ceci, en anticipant sur les temps.
Or le vénérable Thierri, après avoir gouverné pendant près de huit ans le monastère de Saint-Evroul, remit la charge d’ames à Maurile, archevêque, et à Hugues, évêque, à la suite de quelques difficultés qui lui furent suscitées par le seigneur Robert de Grandménil. Ayant reçu d’eux l’absolution, comme un enfant de la paix, il résolut d’aller à Jérusalem. Etant arrivé dans l’île de Chypre avec un vénérable évêque pélerin, et dans une certaine église de Saint-Nicolas, il se prosterna à terre devant l’autel, pria très-long-temps, et au milieu de sa prière, il rendit à Dieu son esprit bienheureux, aux calendes d’août. Les habitans de l’île, apprenant la sainteté de ce pélerin, ensevelirent son corps dans leur église, et pour l’amour de ses mérites beaucoup de malades reçurent du ciel une guérison miraculeuse.
CHAPITRE XXVII.
Comment le duc Guillaume assiégea et prit la ville du Mans, et le château de Mayenne.
APRÈS avoir glorieusement triomphé des armées des Francs, le très-grand duc Guillaume, se souvenant des insultes que lui avait faites le comte Geoffroi, dirigea ses armes pendant quelques années contre la ville du Mans. Qui pourrait dire par combien d’invasions de ses chevaliers, par combien d’expéditions de ses légions, il maltraita cette ville? Enfin, et après qu’il eut soumis tous les châteaux de ce comté, les gens du Mans, vaincus, tendirent la main au duc, et lui engagèrent leur foi par les sermens les plus solennels. Afin de réprimer leur insolence, le duc fit construire deux redoutes au milieu d’eux, sur le pont Barbat ou Barbelle, et les confia à la garde de ses chevaliers. Le château de Mayenne, appartenant à un riche chevalier, nommé Geoffroi, résistait encore: le duc y conduisit son armée, l’assiégea quelque temps, et s’en empara, y ayant fait mettre le feu par le moyen de deux enfans qui étaient entrés secrètement dans la place, pour jouer avec d’autres enfans. Le duc fit ensuite réparer le château, et y plaça des hommes pour le garder.
CHAPITRE XXVIII.
Comment Henri, roi des Français, perdit une armée au gué de la Dive, se réconcilia ensuite avec le duc, et lui rendit le château de Tilliers.
OR le roi Henri, brûlant du desir de se venger de l’affront que lui avait fait le duc, prit avec lui Geoffroi comte d’Anjou, et entreprit une nouvelle expédition en Normandie, avec une armée très-nombreuse. Ayant traversé le comté d’Exmes, il entra dans celui de Bayeux, et revenant enfin sur ses pas, il voulut tenter de passer au gué la rivière de la Dive. Le roi passa en effet; mais la moitié de son armée fût arrêtée par le flux de la mer, et, la rivière ayant grossi, ne put atteindre à l’autre rive. Le duc, survenant alors, attaqua vivement sous les yeux même du roi ceux qui étaient demeurés en arrière, en fit un grand carnage; et ceux que le glaive n’atteignit point furent faits prisonniers, et envoyés en dure captivité dans les diverses places de Normandie. Or le roi, voyant la destruction de son armée, se retira le plus vite qu’il lui fut possible, et n’osa plus dès lors rentrer chez les Normands. Il rechercha même l’amitié du duc, en considération de sa valeur, et lui rendit le château de Tilliers, qu’il lui avait enlevé depuis long-temps. Ce roi, que j’ai souvent nommé, était brave chevalier, d’une grande vigueur et de beaucoup de piété. Il avait épousé Mathilde, fille de Julius Clodius, roi [p. 215] des Russes 18 et en eut deux fils, Philippe et Hugues, et une fille. Après qu’il eut gouverné le royaume des Gaules pendant environ vingt-cinq ans, Jean, le plus habile des médecins, lui prescrivit une potion pour guérir son corps. Mais cette potion lui ayant donné une soif ardente, il dédaigna les ordres de son premier médecin, et pendant l’absence de celui-ci se fit donner à boire par son valet de chambre, et but avant d’avoir été purgé. Il en devint beaucoup plus malade, et mourut le même jour, après avoir reçu la sainte eucharistie. Il institua son fils, Philippe, héritier de son royaume des Francs, et le confia à la tutelle de Baudouin, prince de Flandre.
CHAPITRE XXIX.
Comment, sur les délations de quelques hommes, le duc Guillaume chassa de Normandie quelques uns de ses barons.
EN ce temps, quelques médisans ayant accusé par un sentiment de haine leurs voisins et leurs pairs, le duc, animé d’une violente fureur, chassa de Normandie ses barons, savoir, Raoul du Ternois, Hugues de Grandménil, et Ernauld, fils de Guillaume Giroie. En outre il expulsa aussi, sans aucun grief et sans aucun jugement de synode, l’abbé Robert, qui gouvernait déjà depuis trois ans le monastère de Saint-Evroul, parce qu’il était sorti de la race audacieuse [p. 216] des Giroie, et mit en sa place un certain moine nommé Osbern. Robert se rendit à Rome, et porta sa cause devant le pape Nicolas. Mais comme ce pontife mourut peu de temps après, Robert ne put en obtenir justice. Enfin le vénérable Robert se présenta avec onze moines devant le pape Alexandre, et d’après ses ordres se rendit auprès de Robert, duc de Calabre, son compatriote. Celui-ci l’accueillit avec honneur, et lui assigna un emplacement pour construire une abbaye, dans la ville nommée Brixa. Au temps, où les Romains commandaient dans le monde entier, des Bretons sortirent de leur pays, à ce qu’on rapporte, d’après leurs ordres, et fondèrent sur le rivage de la mer de Calabre cette ville de Brixa. Elle fut détruite après de longues années, à la suite de plusieurs guerres. Tous les ans, en effet les Agarins 19 venaient par mer en Italie, et exerçaient leurs cruautés sur les Grecs et les Lombards qui habitaient ce pays, engourdis dans une honteuse paresse. Les Agarins brûlaient les villes et les châteaux, détruisaient les églises, et emmenaient en captivité les hommes et les femmes; et ils firent cela durant plusieurs siècles.
CHAPITRE XXX.
En quel temps les Normands commencèrent à aller dans la Pouille, et quels furent les princes Normands qui soumirent ce pays à leur autorité.
AU temps de Henri l’empereur, fils de Conon, et de Robert duc des Normands Osmond Drengot, chevalier intrépide, se rendit dans la Pouille, avec quelques autres Normands. Dans une partie de chasse, cet Osmond avait, en présence du duc Robert, tué Guillaume surnommé Repostel, chevalier très-illustre, et redoutant la colère du duc et celle des nobles parens de ce brave chevalier, il se sauva dans la Pouille, et sa grande valeur le fit honorablement accueillir par les gens de Bénévent. A l’exemple de ce Drengot, de braves et jeunes chevaliers Normands et Bretons allèrent en Italie à diverses époques, et secourant les Lombards contre les Sarrasins ou les Grecs, ils battirent les barbares à diverses reprises, et se rendirent formidables à tous ceux qui firent l’épreuve de leurs forces. Mais les Lombards, ayant recouvré leur sécurité, commencèrent à dédaigner les Normands, et voulurent leur retirer la solde qu’ils leur devaient. Ceux-ci s’étant aperçus de leurs intentions, choisirent l’un d’entre eux qu’ils reconnurent pour chef, et tournèrent leurs armes contre les Lombards. Ils s’emparèrent ensuite des forteresses et subjuguèrent avec vigueur les habitans du pays. Toustain, surnommé Scitelle 20, qui s’était distingué [p. 218] par toutes sortes d’exploits, fut le premier chef des Normands de la Pouille, lorsqu’ils étaient encore, comme étrangers, à la solde de Waimar, duc de Salerne. Entre autres actes de courage, il enleva un jour une chèvre de la gueule d’un lion, ensuite il saisit à bras nus le lion lui-même, furieux de se voir ravir la chèvre, et le jeta par dessus le mur du palais du duc, comme il aurait jeté un petit chien. Les Lombards remplis de haine contre lui, et desirant sa mort, le conduisirent en un certain lieu où habitait un énorme dragon, au milieu d’une grande quantité de serpens, et dès qu’ils virent venir le dragon, ils se sauvèrent en toute hâte. Or Toustain, qui ignorait leurs projets, voyant fuir ses compagnons, demandait avec étonnement à son écuyer pourquoi ils s’étaient sauvés si vite, lorsque tout à coup le dragon, vomissant des flammes, s’avança vers lui, et porta sa gueule béante sur la tête de son cheval. Mais le chevalier tirant son épée, en frappa l’animal avec vigueur et le tua; mais lui-même, empoisonné par son souffle vénéneux, mourut trois jours après. Chose étonnante à dire! la flamme qui jaillissait de la gueule du dragon avait en un moment entièrement consumé son bouclier.
Toustain étant mort, les chevaliers Normands choisirent pour chefs Ranulphe et Richard, et sous leur conduite ils vengèrent la mort de Toustain, et sévirent durement contre les Lombards. Peu de temps après, Drogon de Coutances, fils de Tancrède de Hauteville, fut fait prince des Normands de la Pouille. Il se rendit recommandable par ses sentimens de chrétien et par sa valeur de chevalier. Guazon, comte de Naples, son compère, l’assassina le 10 août, tandis qu’on [p. 219] vigiles, dans l’église du bienheureux Laurent, en face de l’autel, et pendant que Drogon implorait Dieu et saint Laurent. Honfroi, frère de Drogon, lui succéda dans sa principauté, et soumit toute la Pouille aux Normands. Lorsqu’il vit approcher la fin de sa vie, il recommanda Abailard son fils et le duché de Pouille à son frère Robert, que l’on avait surnommé Guiscard, à cause de sa finesse d’esprit. Or Robert s’éleva au dessus de ses frères, qui furent tous ducs ou comtes, par sa valeur, son bon sens et ses dignités. Il conquit pour lui toute la Pouille, la Calabre et la Sicile, traversa la mer, envahit une grande partie de la Grèce, dispersa une très-nombreuse armée, vainquit et mit honteusement en fuite Alexis l’empereur, qui s’était révolté méchamment contre son seigneur, l’empereur Michel. Robert fit en outre beaucoup de bien, et releva un grand nombre d’évêchés et d’abbayes. Ce fut lui qui accueillit avec bonté, comme nous l’avons dit ci-dessus, le seigneur Robert, abbé de Saint-Evroul, et qui lui donna une petite église située sur le rivage de la mer de Calabre, et dédiée en l’honneur de sainte Euphémie, vierge et martyre. Mais l’abbé, qui était très-magnifique, y fonda un vaste monastère, et y attira un grand nombre de moines, pour combattre pour la cause de Dieu. Les évêques et les nobles aimèrent, vénérèrent et secoururent de tout leur pouvoir le père Robert; car il dédaignait de prendre soin de son corps, mais il fournissait à tous ceux qui lui étaient soumis des vivres et des vêtemens en suffisance, et travaillait à maintenir leurs cœurs sous une discipline régulière. Il dirigea le susdit monastère durant près de dix-sept ans, [p. 220] et passa enfin heureusement dans le sein du Seigneur, pendant les ides de décembre.
CHAPITRE XXXI.
Comment Harold engagea sa foi au duc Guillaume, et se parjura ensuite, après la mort du roi Edouard.
EDOUARD, roi des Anglais, se trouvant, par les dispositions de la Providence, sans héritier direct, avait déjà envoyé au duc Guillaume Robert, archevêque de Cantorbéry, et institué le duc héritier du royaume que Dieu lui avait confié. Dans la suite il envoya encore au même duc Harold 21, le plus grand de tous les comtes de son royaume par ses richesses, ses dignités et sa puissance, pour lui garantir sa couronne, et confirmer cette promesse par des sermens, selon le rit chrétien. Harold fit ses préparatifs pour aller régler cette affaire, traversa la mer, et débarqua à Ponthieu, où il tomba entre les mains de Gui, comte d’Abbeville: celui-ci le fit prisonnier ainsi que tous les siens, et le garda étroitement enfermé. Le duc, dès qu’il en fut informé, envoya des députés qui enlevèrent Harold de vive force; puis il le fit demeurer quelque temps avec lui, et l’emmena ensuite dans une expédition contre les Bretons. Après que Harold lui eut confirmé à diverses reprises ses sermens de fidélité pour le royaume d’Angleterre, le duc lui promit aussi de lui donner sa fille Adelise et la moitié du royaume. Enfin [p. 221] il le renvoya lui-même au roi, chargé de nombreux présens, et retint en otage son frère, bel adolescent, nommé Ulfnoth. Le roi Edouard étant ensuite heureusement arrivé au terme de sa vie, sortit de ce monde en l’année 1065 de l’Incarnation du Seigneur. Harold s’empara aussitôt de son royaume, oubliant comme un parjure la foi qu’il avait jurée au duc. Le duc lui envoya sur-le-champ des députés pour l’inviter à renoncer à cette entreprise insensée, et à garder avec une soumission convenable la foi qu’il lui avait promise par serment. Harold, non seulement ne voulut pas entendre ces représentations, mais se montrant plus infidèle il détourna du duc toute la nation des Anglais. Et lorsque Grithfrid, roi du pays de Galles, eut succombé sous un glaive ennemi, Harold prit pour femme sa veuve, la belle Aldith, fille de l’illustre comte Algar. En ce même temps il apparut dans le pays de Chester une comète qui portait trois longs rayons, et qui éclaira la plus grande partie du Sud durant quinze nuits consécutives, annonçant, à ce que pensèrent beaucoup de gens, un grand changement dans quelque royaume.
CHAPITRE XXXII.
Comment le duc Guillaume envoya en Angleterre le comte Toustain 22, qui redoutant Harold se réfugia auprès du roi de Norwège.
CEPENDANT le duc envoya en Angleterre le comte Toustain; mais les chevaliers de Harold, qui gardaient [p. 222] la mer, l’en écartèrent de vive force. Ne pouvant pénétrer en Angleterre avec sûreté ni retourner en Normandie, parce que le vent s’y opposait, Toustain se rendit auprès de Hérald Herfag, roi de Norwège, le supplia vivement de venir à son secours; et le roi se rendit volontiers à ses instances.
En cette même année, et le 27 mai, le seigneur Osbern, homme de bien et rempli de sollicitude pour ceux qui lui étaient soumis, mourut après avoir gouverné le couvent de Saint-Evroul pendant cinq ans et deux mois. L’habile Mainier, moine dans le même couvent, lui succéda, et, aidé de Dieu, favorisé par la prospérité du temps, il construisit une nouvelle église et toutes les cellules nécessaires pour les moines. Après avoir gouverné le monastère pendant vingt-deux ans, du temps du duc Robert-le-Fainéant et de Gilbert Maminot, évêque de Lisieux, Mainier mourut le 5 mars. Il laissa le gouvernement de l’abbaye d’Ouche au très-illustre Serlon, puissant par sa science dans les écritures et par son éloquence, et qui, deux ans et trois mois après, fut porté par la grâce de Dieu à l’évêché de Seès.
CHAPITRE XXXIII.
De la mort de Conan, comte des Bretons.
AU temps où le duc Guillaume se disposait à passer en Angleterre et à la conquérir par la force des armes, l’audacieux Conan, comte de Bretagne, lui envoya [p. 223] une députation pour chercher à l’effrayer: « J’apprends, lui fit-il dire, que tu veux maintenant aller au delà de la mer et conquérir pour toi le royaume d’Angleterre. Or Robert, duc des Normands, que tu feins de regarder comme ton père, au moment de partir pour Jérusalem, remit tout son héritage à Alain, mon père et son cousin; mais toi et tes complices vous avez tué mon père par le poison à Vimeux en Normandie; puis tu as envahi son territoire parce que j’étais encore trop jeune pour pouvoir le défendre; et contre toute justice, attendu que tu es bâtard, tu l’as retenu jusqu’à ce jour. Maintenant donc, ou rends-moi cette Normandie que tu me dois, ou je te ferai la guerre avec toutes mes forces. »
Ayant entendu ce message, Guillaume en fut d’abord quelque peu effrayé. Mais Dieu daigna bientôt le sauver en rendant vaines les menaces de son ennemi. L’un des grands seigneurs bretons, qui avait juré fidélité aux deux comtes et portait les messages l’un à l’autre, frotta intérieurement de poison le cor de Conan, les rênes de son cheval et ses gants, car il était valet de chambre de Conan. A ce moment ce même comte avait mis le siége devant Château-Gonthier, dans le comté d’Anjou, et les chevaliers qui défendaient le fort s’étant rendus à lui, Conan y faisait entrer les siens. Cependant, ayant mis imprudemment ses gants et touché aux rênes de son cheval, il porta la main à son visage, et cet attouchement l’ayant infecté de poison, il mourut peu après, au grand regret de tous les siens, car c’était un homme habile, brave et partisan de la justice. On assure que [p. 224] s’il eût vécu plus long-temps, il eût fait beaucoup de bien, et se fût rendu fort utile dans l’administration de son pays. Celui qui l’avait trahi, apprenant le succès de son crime, quitta bientôt l’armée de Conan, et informa le duc Guillaume de sa mort.
CHAPITRE XXXIV.
Du nombre de navires que le duc Guillaume conduisit en Angleterre.
LE duc étant donc tout-à-fait rassuré, tourna toute sa fureur contre les Anglais. Considérant que Harold acquérait tous les jours de nouvelles forces, il ordonna de construire en toute hâte, et avec soin, une flotte de trois mille bâtimens, et la fit stationner sur les ancres à Saint-Valery, dans le Ponthieu. Il assembla aussi une immense armée de Normands, de gens de Flandre, de Francs et de Bretons, et ses vaisseaux se trouvant prêts, il les remplit de bons chevaux et d’hommes très-vigoureux, munis de cuirasses et de casques. Toutes choses ainsi préparées, il mit à la voile par un bon vent, traversa la mer, et aborda à Pevensey, où il établit tout de suite un camp entouré de forts retranchemens, dont il confia la garde à de braves chevaliers. Ensuite il se rendit en hâte à Hastings, où il fit construire promptement d’autres ouvrages.
Or Harold, tandis que les Normands entraient ainsi dans le royaume qu’il avait lui-même usurpé, était occupé à faire la guerre contre son frère Toustain. Dans [p. 225] cette bataille, il tua son frère, ainsi que Hérald, roi de Norwège, qui était venu au secours de Toustain. La bataille fut livrée le 11 octobre, un jour de samedi, et l’armée des Norwégiens fut presque entièrement anéantie par les Anglais. De là Harold vainqueur revint à Londres; mais il ne put jouir de son fratricide ni long-temps, ni en sûreté, car un messager lui annonça bientôt l’arrivée des Normands.
CHAPITRE XXXV.
Comment le roi Harold dédaigna les conseils de sa mère et de son frère, qui voulaient le détourner de combattre avec les Normands.
OR Harold, apprenant que de plus rudes adversaires se levaient contre lui d’un autre côté, se prépara vigoureusement à de nouveaux combats; car il était extrêmement brave et audacieux, très-beau de toute sa personne, agréable par sa manière de s’exprimer, et affable avec tout le monde. Comme sa mère et ses autres fidèles amis cherchaient à le dissuader d’aller au combat, le comte Gurth son frère lui dit: « Frère et seigneur très-chéri, il faut que ta valeur se laisse un peu modérer par les conseils de la prudence. Tu arrives maintenant, fatigué d’avoir combattu les Norwégiens, et tu veux de nouveau aller en hâte te mesurer avec les Normands. Repose-toi, je t’en prie et réfléchis en toi même avec sagesse sur ce que tu as promis par serment au prince de Normandie. Garde-toi de t’exposer à un parjure, [p. 226] de peur qu’à la suite d’un si grand crime, tu ne sois écrasé avec toutes les forces de notre nation, imprimant par là à notre race un déshonneur éternel. Moi qui suis libre de tout serment, je ne dois rien au comte Guillaume. Je suis prêt à marcher courageusement contre lui pour défendre notre sol natal. Mais toi, mon frère, repose-toi en paix où tu voudras, et attends les événemens de la guerre, afin que la belle liberté des Anglais ne périsse pas par ta main. »
Ayant entendu ces paroles, Harold s’indigna très-vivement. Il dédaigna ces conseils, que ses amis jugeaient salutaires, accabla d’injures son frère, qui les lui offrait dans sa fidélité, et repoussa brutalement de son pied sa mère, qui faisait tous ses efforts pour le retenir. Ensuite, et durant six jours, il rassembla une innombrable multitude d’Anglais, voulant surprendre et attaquer le duc à l’improviste, et ayant chevauché toute une nuit, il se présenta le lendemain matin sur le champ de bataille.
CHAPITRE XXXVI.
Comment le duc des Normands, Guillaume, vainquit les Anglais révoltés contre lui.
CEPENDANT le duc se tenait en garde contre les attaques nocturnes de l’ennemi; et comme les ténèbres s’approchaient, il ordonna que toute son armée demeurât sous les armes, jusqu’au retour de la belle lumière. Au point du jour d’un samedi, il divisa son [p. 227] armée en trois corps, et marcha avec intrépidité à la rencontre de ses terribles ennemis. Vers la troisième heure du jour la bataille s’engagea, et elle se prolongea jusques à la nuit, au milieu du carnage, et avec de grandes pertes de part et d’autre. Harold lui-même, marchant avec le premier rang de ses chevaliers, fut couvert de mortelles blessures et succomba. Les Anglais, après avoir combattu vaillamment durant toute la journée, apprirent enfin que leur roi était mort, commencèrent à trembler pour leurs jours, et, aux approches de la nuit, ils tournèrent le dos, et cherchèrent leur salut dans la fuite. Les Normands donc, voyant les Anglais se sauver, les poursuivirent avec acharnement, mais à leur grand détriment, durant toute la nuit du dimanche; car les herbes qui poussaient leur cachaient un ancien fossé, vers lequel les Normands se précipitèrent vivement, et ils y tombèrent avec leurs chevaux et leurs armes, se tuant les uns les autres, à mesure qu’ils y tombaient les uns sur les autres et à l’improviste. On assure qu’il mourut en ce lieu près de quinze mille hommes.
Ainsi, le 14 octobre, le Dieu tout-puissant punit de diverses manières un grand nombre de pécheurs, de chacune des deux armées; car, se livrant à toute leur fureur, les Normands tuèrent dans la journée du samedi plusieurs milliers d’Anglais, qui long-temps auparavant avaient injustement mis à mort l’innocent Alfred, et, le samedi précédent, avaient massacré sans pitié le roi Hérald, le comte Toustain et beaucoup d’autres hommes. Aussi la nuit suivante, le même juge vengea-t-il les Anglais, en précipitant les Normands furieux dans un gouffre qui les engloutit [p. 228] en aveugles; car, au mépris des commandemens de la loi, ils convoitaient le bien d’autrui avec une ardeur immodérée, et, comme dit le Psalmiste, leurs pieds furent rapides pour aller verser le sang. C’est pourquoi ils rencontrèrent sur leur chemin la ruine et les calamités.
CHAPITRE XXXVII.
Comment les gens de Londres se rendirent au duc; et comment, le jour de la naissance du Seigneur, le duc fut fait roi des Anglais, à Londres. — De l’abbaye de la Bataille.
APRÈS avoir poursuivi et massacré les ennemis, le vaillant duc Guillaume revint sur le champ de bataille vers le milieu de la nuit. Le matin du jour du dimanche, ayant fait enlever les dépouilles des ennemis, et ensevelir les corps de ses amis, le duc prit la route qui conduit à Londres; puis il se détourna pour marcher vers la ville de Wallingford, passa le fleuve à un gué, et ordonna à ses légions de dresser leur camp en ce lieu. Il en partit ensuite pour se diriger vers Londres. Les chevaliers qui couraient en avant y étant arrivés, trouvèrent sur une place de la ville un grand nombre de rebelles, qui firent les plus grands efforts pour leur opposer une résistance. Les premiers attaquèrent ceux-ci tout aussitôt, et répandirent un grand deuil dans toute la ville, par la mort de beaucoup de ses enfans et de ses citoyens. Les gens de Londres voyant qu’ils ne pourraient résister plus long-temps, donnèrent des otages, et se soumirent, [p. 229] eux et tout ce qui leur appartenait, au très-noble vainqueur.
Ainsi donc, l’an 1066 de l’Incarnation du Seigneur, le duc des Normands, Guillaume, que notre plume ne saurait assez célébrer, remporta, comme nous venons de le dire, un noble triomphe sur les Anglais. Ensuite, et le jour de la naissance du Seigneur, il fut élu roi par tous les grands, tant Normands qu’Anglais, oint de l’huile sainte par les évêques du royaume, et couronné du diadême royal. Le lieu où l’on avait combattu, ainsi que nous l’avons rapporté, fut appelé et s’appelle encore aujourd’hui le Champ de Bataille. Le roi Guillaume y construisit un monastère en l’honneur de la Sainte-Trinité, y établit des moines de l’ordre de Marmoutier, de Saint-Martin de Tours, et lui conféra en abondance toutes les richesses dont il pouvait avoir besoin, pour l’amour de ceux qui des deux parts étaient tombés morts dans cette affaire.
CHAPITRE XXXVIII.
Du retour du duc en Normandie, et de la mort de l’archevêque Maurile, qui eut Jean pour successeur.
PEU de temps après, le duc retourna en Normandie, et ordonna de faire avec de grandes solennités la dédicace de l’église de Sainte-Marie, dans le couvent de Jumiège. Tandis qu’on célébrait ce très-saint mystère avec de grands témoignages de respect, et au milieu de toutes les pompes de la religion, le duc, toujours [p. 230] serviteur zélé de l’époux appelé à ces noces, y assista avec un cœur rempli de dévotion. Maurile, archevêque de Rouen, et Baudouin, évêque d’Evreux, célébrèrent cette cérémonie avec une grande allégresse spirituelle, l’an 1067 de l’Incarnation du Seigneur, et le 1er juillet. Maurile, qui vivait encore en ce mois, déposa le fardeau de la chair le 9 août, et mourut, affranchi et plein de joie, pour aller triompher avec le Christ, son roi. Il eut pour successeur Jean, évêque de la ville d’Avranches, homme illustre par sa haute naissance, heureusement imbu de science spirituelle, doué à un haut degré de la sagesse du siècle, et fils du comte Raoul, selon la noblesse de la chair.
Puisque nous venons de faire mention de ce Raoul, il nous semble convenable de reprendre quelques faits un peu plus haut.
Richard Ier, fils de Guillaume-Longue-Epée, se trouvant dans son enfance, et après la mort de son père, retenu comme en exil en France par le roi des Français, sa mère Sprota, cédant à la nécessité, consentit à vivre avec un certain homme très-riche, nommé Asperleng. Cet homme, quoiqu’il possédât beaucoup de biens, avait coutume cependant de tenir en ferme les moulins de la vallée de la Risle. Il eut de Sprota un fils, nommé Raoul, celui dont nous venons de parler, et plusieurs filles, qui dans la suite furent mariées en Normandie avec des nobles. Lorsque le susdit Richard eut recouvré le duché de Normandie, que le roi des Français lui avait frauduleusement enlevé, il arriva un certain jour que ses hommes allèrent à la chasse dans la forêt dite de Guer; le hasard [p. 231] fit que Raoul, frère utérin du duc, assista aussi à cette chasse. Comme ils s’étaient enfoncés dans l’épaisseur des bois, ils rencontrèrent dans une certaine vallée un ours d’une énorme grosseur. Les chasseurs prirent aussitôt la fuite, et laissèrent le jeune Raoul tout seul, lui donnant ainsi une occasion de faire éclater son courage. Redoutant la honte de la fuite plus que la férocité de l’animal, Raoul s’arrêta, et, quoiqu’il fût encore jeune, fort de la valeur qu’il portait en son ame, il renversa à ses pieds la bête furieuse. Ses compagnons revinrent auprès de lui, après avoir fui, et ayant vu l’issue de cet événement, ils racontèrent au duc Richard l’exploit du jeune homme. Le duc en fut fort réjoui, et lui donna cette forêt de Guer, avec toutes ses dépendances; et depuis lors, et aujourd’hui encore, cette vallée où Raoul avait tué l’ours, s’appelle la vallée de l’Ours. Le duc lui donna en outre le château d’Ivry, d’où il prit le titre de comte. Raoul se maria avec une femme nommée Eranberge, très-belle, et née dans une certaine terre du pays de Caux, que l’on appelle Caville ou Cacheville. Elle lui donna deux fils, savoir, Hugues, qui fut dans la suite évêque de Bayeux, et Jean, évêque d’Avranches, qui est devenu plus tard archevêque de Rouen. Raoul eut de plus deux filles, dont l’une se maria avec Osbern de Crepon, de qui est né Guillaume, fils d’Osbern. L’autre épousa Richard de Belfage, qui eut pour fils Robert, qui lui succéda, et plusieurs filles, dont l’une fut unie en mariage à Hugues de Montfort. Et puisque nous venons de parler incidemment de ce Hugues de [p. 232] Montfort, il nous paraît convenable de dire quelques mots de ses ancêtres.
Toustain de Bastenbourg eut donc deux fils, savoir, Bertrand et Hugues de Montfort, dit le Barbu. Ce Hugues fut tué, aussi bien que Henri de Ferrières, dans un combat qu’ils se livrèrent entre eux. Or le fils de ce Hugues fut Hugues le second, qui devint dans la suite moine du Bec. Ce même Hugues eut de la fille de Richard de Belfage une fille qui fut mariée avec Gilbert de Ganz. Celui-ci eut de sa femme Hugues le quatrième, qui épousa Adéline, fille de Robert, comte de Meulan, dont il eut un fils nommé Robert, son premier né, et d’autres encore. Nous avons nommé ce Hugues le quatrième, par la raison que Hugues le second, après la mort de sa première femme, en épousa une autre dont il eut Hugues le troisième et Robert son frère; mais ces deux derniers moururent sans laisser d’enfans, et en pèlerinage. Or Robert de Belfage, vers la fin de sa vie, se fit moine au Bec, où ses fils Richard et Guillaume vivent encore en religieux. Il eut pour successeur Robert Baviel, son petit-fils par sa fille.
Après avoir rapporté ces faits en anticipant sur les temps, reprenons la suite de notre histoire.
CHAPITRE XXXIX.
Comment Eustache, comte de Boulogne, fut repoussé du château de Douvres, qu’il avait assiégé tandis que le roi Guillaume était en Normandie.
TANDIS que le roi victorieux acquérait en Normandie de nouveaux titres de sainteté, en s’adonnant avec zèle à de bonnes œuvres, selon sa louable coutume, et honorait de sa présence sa très-chère patrie, Eustache, comte de Boulogne, séduit par les artifices de certains Anglais résidant dans le comté de Kent, entreprit de s’emparer du château de Douvres. Traversant la mer au milieu du silence de la nuit, il arriva au point du jour avec une nombreuse armée, assiégea le château, et fit les plus grands efforts pour s’en rendre maître. Mais les chevaliers d’Eudes, évêque de Bayeux, et de Hugues de Montfort, auxquels la garde du château avait été confiée, se voyant ainsi assiégés en l’absence de leurs seigneurs, et animés d’un généreux courage, ouvrirent aussitôt leurs portes, firent d’un commun accord une sortie, et combattant avec vigueur, forcèrent les assiégeans à se retirer honteusement. Eustache se dirigeant vers la mer avec un petit nombre d’hommes, se sauva lâchement sur ses vaisseaux; les autres s’étant enfuis vers les hauteurs de la montagne qui domine sur les rochers et les écueils hérissés de la mer, poussés par la terreur que Dieu leur inspirait, se précipitèrent dans les eaux, et portèrent ainsi la juste peine de leur crime. Il arriva [p. 234] donc que ceux qui ne succombèrent point sous le glaive, furent brisés en mille pièces, au milieu des horribles précipices de la montagne; et la sentence vengeresse du Juge suprême écrasa ainsi les téméraires.
CHAPITRE XL.
Comment des brigands d’Angleterre, préparant une rébellion, construisirent le château de Durham, et furent détruits.
OR le roi Guillaume ayant terminé, selon ses vœux, toutes les affaires pour lesquelles il était venu en Normandie, donna le gouvernement de son duché à son fils Robert, alors brillant de toute l’ardeur de la jeunesse. Lui-même retourna dans son royaume d’Angleterre, et y trouva beaucoup d’hommes de cette nation, dont les cœurs mobiles s’étaient détournés de nouveau par de perfides conspirations de la foi qu’ils lui devaient. Ces brigands avaient conspiré dans toute l’étendue du pays pour surprendre et massacrer en tous lieux les chevaliers que le roi avait laissés pour la défense du territoire, au commencement du jeûne, et lorsqu’ils se rendraient dans les églises, marchant pieds nus, selon les lois de pénitence que la religion impose aux chrétiens; ils espéraient ensuite expulser plus facilement le roi lorsqu’il reviendrait. Mais les perfides machinations de ces ennemis de Dieu ayant été découvertes, craignant l’arrivée immédiate du grand triomphateur, ils s’enfuirent furtivement et en toute [p. 235] hâte, poussés par une grande terreur, et se retirèrent dans un certain quartier du comté de Cumberland, également inaccessible par eau et à cause de l’épaisseur des bois. Là ils construisirent un château muni de forts retranchemens, qu’ils nommèrent dans leur langage le château de Durham. De ce point de retraite ils faisaient très-souvent de nombreuses excursions, et revenaient ensuite s’y cacher, pour attendre l’arrivée du roi des Danois, Suénon, qu’ils avaient appelé à leur secours par des courriers. Ils envoyèrent aussi des députés aux gens d’Yorck, les invitant à les assister dans les funestes entreprises de leur méchanceté. S’étant donc réunis à ceux-ci, ils portèrent dans la ville des armes et de l’argent en abondance, se disposèrent à une vigoureuse résistance, et se donnèrent pour roi un certain enfant nommé Edgar, qui tirait sa noble origine du roi Edouard. Aussitôt que le roi Guillaume fut informé de leurs entreprises et de leurs efforts téméraires, il rassembla ses escadrons de Normands, et partit aussitôt pour aller réprimer leur insolence. Les rebelles, se confiant en leur courage et en leurs forces, sortirent de la ville, et marchèrent aussitôt contre l’armée du roi. Mais celle-ci les battit complétement; en sorte qu’ils perdirent un grand nombre d’hommes, et que les autres furent forcés de se retirer derrière leurs remparts. Les Normands les poursuivirent sans retard, pénétrèrent dans la ville en même temps que les fuyards, et la détruisirent presque toute entière par le fer et le feu, massacrant tous les habitans, depuis l’enfant jusqu’au vieillard. Les provocateurs de cette révolte n’échappèrent à la mort qu’en se sauvant sur leurs vaisseaux et suivant le cours de l’Humber.
CHAPITRE XLI.
Comment Brian, fils d’Eudes, comte de la petite Bretagne, vainquit les deux fils du roi Harold et l’armée du roi d’Irlande.
CEPENDANT les deux fils du roi Harold se séparèrent de cette société, et allèrent, avec beaucoup de serviteurs de leur père, demander des secours à Dirmet 23, roi d’Irlande. Dans un court espace de temps, et avec l’assistance de ce roi, ils levèrent dans ce royaume un corps assez considérable de chevaliers. Ensuite ils retournèrent au plus tôt en Angleterre avec soixante-six navires, vers le point qu’ils jugèrent le plus propice à leurs desseins; et alors, comme les pirates les plus cruels, ils firent tous leurs efforts pour piller et dévaster tout le pays par le fer et le feu.
Or Brian 24, fils d’Eudes, comte de la petite Bretagne, s’étant armé, marcha contre eux avec les siens, et leur livra deux combats en un seul jour. Il leur tua dix-sept cents combattans, parmi lesquels étaient quelques grands seigneurs, et les autres se sauvèrent en fuyant, échappèrent comme ils le purent à la mort, en se retirant sur leurs vaisseaux, et apportèrent un grand deuil dans toute l’Irlande, en annonçant la perte de leurs amis. Il n’est même pas douteux que si la nuit n’était venue interrompre ces combats, tous les Irlandais n’eussent succombé sous la faulx de la mort.
CHAPITRE XLII.
Comment le roi Guillaume, parcourant l’Angleterre, fit construire beaucoup de châteaux pour la défense du royaume.
A la fin les bandits qui s’étaient enfermés à Durham, ayant appris les malheurs de ceux qu’une semblable démence avait poussés à se réunir pour de funestes conspirations, audacieux encore au milieu de leurs désastres, à cause des armes qu’ils possédaient et de la possibilité de s’enfuir; mais redoutant que le roi n’entreprît contre eux une expédition, ayant délibéré entre eux, et pris une résolution digne de leur imprudente témérité, se retirèrent plus loin vers les places fortes des bords de la mer, où ils s’occupèrent à amasser des richesses mal acquises, produit de leurs brigandages de pirates. Le roi, guidé par la sagesse qui marquait tous les actes de son gouvernement, visita avec une extrême sollicitude les lieux les moins fortifiés de son royaume, fit construire de très-forts châteaux dans toutes les positions convenables pour repousser les incursions des ennemis, et y établit des chevaliers d’élite, leur donnant toutes sortes de provisions et une bonne solde. Enfin cette première tempête de combats et de révoltes s’étant peu à peu apaisée, le roi put manier avec plus de vigueur les rênes de la monarchie anglaise, et jouir de sa gloire avec plus de succès.
CHAPITRE XLIII.
De la mort de Robert Guiscard, duc de Pouille; de sa valeur et de ses descendans; et comment Roger son neveu devint roi.
EN ce temps mourut Robert Guiscard, enfant de la Normandie, et duc de Pouille. Robert, ayant pour cause de parenté quitté sa première femme, dont il avait eu un fils nommé Boémond, épousa la fille aînée de Waimar, prince de Salerne, qui se nommait Sichelgaite, par la protection de Gisulfe, frère de la susdite jeune fille, et qui avait succédé à son père. Gatteclime, sœur cadette de ce dernier fut mariée à Jordan, prince de Capoue, fils de Richard l’Ancien et père de Richard-le-Jeune. Ce Jordan avait eu pour aïeul Ranulfe, qui fut le premier chef des Normands dans la Pouille, et qui y fonda une ville nommée Averse.
Or, Robert Guiscard eut de sa femme Sichelgaite trois fils et cinq filles. Celles-ci furent parfaitement bien mariées, tellement que l’une d’elles s’unit avec l’empereur de Constantinople. Robert vainquit deux empereurs en une seule bataille, savoir, Alexis, empereur des Grecs, en Grèce, et Henri, empereur des Romains, en Italie. Celui-ci fut bien en effet vaincu, puisqu’ayant appris la grande renommée du duc Robert, et n’osant se fier aux forces des Saxons et des Allemands, ni même aux murailles de la ville, qui est la capitale du monde, et ne s’y croyant point en sûreté, il prit aussitôt la fuite.
[p. 239] Boémond, quoiqu’il eût un grand territoire dans la Pouille, en partit cependant avec d’autres Normands et avec les Français, pour aller faire la guerre aux Sarrasins, qui à cette époque possédaient presque toutes les villes de la Romanie. Ayant enfin vaincu les Païens et subjugué les villes d’Antioche, de Jérusalem, et beaucoup d’autres encore, Boémond obtint la principauté d’Antioche, et ses héritiers la gouvernèrent après lui, savoir, Boémond, son fils, né de Constance, fille de Philippe, roi des Français; et après Boémond, Raimond, fils de Guillaume, comte de Poitiers, et qui avait épousé la fille de Boémond II.
Le duc Robert Guiscard étant mort, eut pour successeur son fils premier né de sa seconde femme, nommé Roger, et surnommé Bursa. Ce Roger étant mort, et ses fils aussi après lui, Roger son cousin germain, fils de Roger, comte de Sicile, frère de Robert Guiscard, posséda à lui seul la Pouille et la Sicile. Dans la suite des temps ce Roger devint roi, de duc qu’il était, par l’effet de la querelle qui s’éleva entre les deux seigneurs apostoliques, qui avaient été élus à Rome en même temps, savoir, Innocent II et Pierre de Léon. Ce dernier accorda au duc Roger l’autorisation de prendre le diadême royal, parce que le duc s’était prononcé pour son parti. Ceci arriva vers l’an mil quatre-vingts de l’Incarnation du Seigneur, et les deux seigneurs apostoliques vécurent en rivalité pendant près de huit ans.
CHAPITRE XLIV.
De la mort de Guillaume, roi des Anglais et duc des Normands, et comment il fut enseveli à Caen.
APRÈS avoir dit ces choses, en anticipant un peu sur l’ordre des temps, venons-en à raconter la fin des actions de Guillaume, roi des Anglais et duc des Normands, récit que nous avons un peu abrégé, prenant grand soin de ne pas ennuyer nos lecteurs. Si quelqu’un cependant désire connaître ces actes plus en détail, qu’il lise le livre dans lequel Guillaume de Poitiers, archidiacre de Lisieux, a rapporté tous ces faits très-longuement et en un style éloquent: Gui, évêque d’Amiens, a aussi composé sur le même sujet, et en mètres héroïques, un ouvrage qui n’est point à dédaigner. Mais pour en finir de tous ces discours, rapportons la cause de la mort de Guillaume, selon l’opinion de quelques hommes.
A la suite de beaucoup de combats, et après de nombreuses expéditions heureusement accomplies, tant en Normandie qu’en Angleterre, dans la petite Bretagne et même dans le pays du Mans, le roi victorieux assiégeait une certaine place nommée Mantes, et appartenant en propre à Philippe, roi des Français, lequel à cette époque soutenait le parti du duc Robert, qui faisait la guerre à son père. Or, le motif de ces dissensions était que le roi Guillaume ne permettait pas à son fils Robert d’agir selon sa volonté dans le duché de Normandie, quoiqu’il l’eût cependant [p. 241] institua pour son héritier après lui. Le roi Guillaume ayant donc donné assaut à la ville de Mantes, et l’ayant livrée aux flammes vengeresses, en rapporte que, fatigué par le poids de ses armes et par les cris qu’il avait poussés pour animer le courage des siens, il prit une inflammation dans les intestins, et fut en effet assez gravement malade. Quoiqu’il ait vécu quelque temps encore, il ne recouvra plus dès lors sa bonne santé précédente. Enfin ayant mis ordre à toutes ses affaires, et laissé son royaume d’Angleterre à son fils Guillaume, il sortit de ce monde, en Normandie et à Rouen, le 10 septembre. Son corps fut transporté à Caen, comme il l’avait ordonné, et enseveli royalement devant le grand autel, dans l’église de Saint-Etienne qu’il avait lui-même bâtie en entier. Henri fut seul de ses fils qui suivit ses obsèques, et le seul digne de recueillir l’héritage de son père, dont ses frères, après la mort de celui-ci, ne possédèrent que des portions.
Or, le roi Guillaume mourut âgé de près de soixante ans, dans la cinquante-deuxième année de son gouvernement comme duc de Normandie, dans la vingt-deuxième année de sa royauté en Angleterre, l’an mil quatre-vingt-sept de l’Incarnation du Seigneur, régnant ce même seigneur, notre Jésus-Christ, dans l’unité du Père Eternel et du Saint-Esprit, aux siècles des siècles. Amen!
LIVRE HUITIÈME.
DE HENRI Ier, ROI DES ANGLAIS ET DUC DES NORMANDS.
CHAPITRE PREMIER.
Préface à l’Histoire des faits et gestes du roi Henri, dans laquelle il est montré, en peu de mots, meilleur que ses frères.
PUISQUE nous avons rapporté dans le livre précédent les faits et gestes de Guillaume, roi des Anglais et duc des Normands, il ne paraîtra pas inconvenant que ce livre (le septième de l’Histoire des ducs de Normandie 25) présente, pour l’instruction des siècles à venir, et surtout pour inviter nos descendans à imiter de tels exemples, la vie, la conduite et en grande partie les gestes du très-noble roi Henri, fils du susdit Guillaume. Ce n’est pas sans de justes motifs que ce nombre sept est échu en partage à cet homme qui, par l’élévation de son ame et la valeur de son bras, a jeté un grand éclat sur le nombre ternaire et quaternaire. Remarquons en outre que ce même roi, dont nous entreprenons d’écrire l’histoire, se trouve au septième rang dans la généalogie des ducs de Normandie, si l’on commence à compter au duc Rollon [p. 243] qui fut la souche de cette race. Cependant, pour ne pas interrompre le cours de cette histoire, il convient que nous disions quelque chose, en peu de mots, des deux frères de Henri, Guillaume, roi des Anglais, et Robert, duc des Normands, auxquels il succéda lui seul, surtout parce que cela est nécessaire pour faire ressortir le sujet que nous avons entrepris. De même, en effet, que les peintres ont coutume de répandre d’abord une couleur de fer pour faire mieux briller le rouge qu’ils mettent par dessus, de même peut-être, si l’on compare les frères dont je viens de parler à leur frère Henri, celui-ci ressortira avec plus d’éclat par l’effet de cette comparaison. Il sera facile de prouver ceci en peu de paroles. Dans l’un des deux frères, je veux dire Guillaume, on vantait sa munificence envers les hommes du siècle; mais on se plaignait beaucoup de ce qu’il négligeait les choses de la religion. Quant à Robert, la renommée le célébrait avec justice pour les choses de guerre; mais elle disait aussi, et ne mentait point, qu’il était moins bon pour la sagesse du conseil et le gouvernement du duché. Henri, au contraire, réunissant en lui seul les honorables qualités que l’on remarquait en chacun de ses deux autres frères, se montrait en outre, pour celles qui leur manquaient, comme nous venons de dire, supérieur, non seulement à eux, mais de plus à tous les autres princes de son temps. Et comme ce que nous disons ici sera pleinement prouvé en sa place, afin de ne pas faire de digression au commencement même de notre récit, nous allons reprendre notre histoire au point où nous l’avons laissée.
CHAPITRE II.
Comment après la mort du roi Guillaume, Guillaume, frère de Henri, passa en Angleterre, et y fut fait roi, et Robert acquit le duché de Normandie; et comment ce même Robert donna et retira ensuite à Henri le comté de Coutances.
LE roi des Anglais, Guillaume, étant donc délivré du soin des affaires de ce monde, Guillaume son fils s’embarqua le plus tôt qu’il put au port de Touche, passa la mer, fut accueilli par les Anglais et les Français, et reçut l’onction royale à Londres, dans Westminster, de Lanfranc, archevêque de Cantorbéry, assisté de ses suffragans. Robert son frère avait quitté la Normandie avant la mort de son père, s’indignant que celui-ci ne lui permît pas de gouverner selon sa volonté le comté de Normandie et celui du Maine. Car il avait été depuis long-temps désigné héritier du premier de ces comtés; et, quant au second, il en sollicitait le gouvernement du vivant même de son père, sur le fondement que Marguerite, fille de Herbert, autrefois comte du Mans, avait été fiancée avec lui, quoiqu’elle fût morte bientôt après à Fécamp, comme vierge consacrée au Christ, et avant que les noces eussent été célébrées. Robert donc habitait dans le pays de Ponthieu, à Abbeville, avec des jeunes gens ses semblables, c’est-à-dire des fils des seigneurs de Normandie, qui le servaient en apparence comme leur futur seigneur, mais qui dans le fait étaient surtout poussés vers lui par l’attrait de la nouveauté. [p. 245] Dans le même temps Robert dévastait sans cesse le duché de Normandie, et surtout les frontières, par ses excursions et ses rapines; lorsqu’il apprit la nouvelle de la mort de son père, il se rendit tout de suite à Rouen, et prit possession de celte ville et de tout le duché sans aucune opposition. Et comme ses fidèles l’engageaient à aller au plus tôt conquérir par les armes le royaume d’Angleterre, que son frère lui enlevait, Robert leur répondit, à ce qu’on rapporte, avec sa simplicité accoutumée, et, s’il est permis de le dire, trop voisine de l’imprudence: « Par les anges de Dieu, quand même je serais à Alexandrie, les Anglais m’attendraient, et se garderaient d’oser se donner un roi avant mon arrivée. Mon frère Guillaume lui-même, que vous dites avoir eu cette audace, n’exposerait pas sa tête à toucher sans ma permission à cette couronne. » Il disait tout cela dans le premier moment; mais lorsqu’il eut appris en détail ce qui s’était passé, il ne s’éleva pas la moindre querelle entre lui et son frère Guillaume.
Or Henri, leur frère, demeura en Normandie auprès du duc Robert. Le roi Guillaume avait donné en mourant à son fils Henri cinq mille livres de monnaie d’Angleterre. Robert son frère lui donna en outre le comté de Coutances, ou, comme disent d’autres personnes, le lui engagea. Mais Henri n’en jouit pas longtemps; car Robert ayant trouvé quelques mauvais prétextes, qui lui furent suggérés par des hommes méchans, fit arrêter Henri à Rouen, au moment où il ne s’y attendait nullement, et lui enleva indignement ce qu’il lui avait donné.
CHAPITRE III.
De l’accord qui fut conclu entre Guillaume, roi des Anglais, et Robert, duc de Normandie, son frère; et comment ils assiégèrent leur frère Henri dans le mont Saint-Michel.
APRÈS cela, et peu de temps s’étant écoulé, Guillaume, roi des Anglais, et Robert, duc de Normandie, firent la paix entre eux, et cependant bien peu auparavant Robert eût pu très-facilement s’emparer du royaume d’Angleterre, s’il eût été moins timide. En effet Eustache, comte de Boulogne, et l’évêque de Bayeux, et le comte de Mortain, ses oncles paternels, ainsi que d’autres seigneurs de Normandie, passèrent la mer avec une nombreuse suite de chevaliers, s’emparèrent de Rochester et de quelques autres châteaux dans le comté de Kent, et les gardèrent au nom de Robert. Mais tandis qu’ils attendaient le duc Robert lui-même, qui pendant ce temps s’occupait à se divertir en Normandie, beaucoup plus qu’il ne convenait à un homme, ils furent assiégés par le roi Guillaume, sans recevoir aucun secours de celui pour les intérêts duquel ils s’étaient exposés à de si grands dangers; et forcés de sortir honteusement des forteresses qu’ils occupaient, ils retournèrent chez eux. Enfin, comme nous l’avons déjà dit, il fut conclu tant bien que mal, à Caen, un accord entre les deux frères, par l’intermédiaire de Philippe, roi des Français, qui avait marché au secours du duc contre le roi Guillaume, résidant alors dans [p. 247] le château d’Eu, et entouré d’une immense armée d’Anglais et de Normands; mais ce traité, en ce qui regardait le duc Robert, fut pour lui aussi déshonorant que préjudiciable: car le roi Guillaume retint sans dédommagement tout ce dont il s’était emparé en Normandie par l’infidélité des hommes du duc, qui lui avaient livré les forteresses que le duc avait données à garder à ses chevaliers, afin qu’ils pussent faire la guerre au roi. Les forteresses que le roi Guillaume occupa de cette manière étaient Fécamp et le château d’Eu, que, Guillaume, comte d’Eu, lui avait livré aussi bien que tous les autres châteaux. Etienne, comte d’Aumale, fils d’Eudes, comte de Champagne, et neveu de Guillaume l’Ancien, roi des Anglais, en tant que fils de sa sœur, en fit autant, de même que plusieurs autres seigneurs qui habitaient au delà de la Seine.
Cependant au lieu de protéger, comme ils l’auraient dû, leur frère Henri, au lieu de prendre soin de lui, afin qu’il pût vivre honorablement comme leur frère et comme un fils de roi, Guillaume et Robert unirent leurs efforts pour l’expulser de toutes les terres de leur père. Ce fut ainsi qu’une certaine fois ils allèrent l’assiéger sur le Mont-Saint-Michel. Mais après qu’ils y eurent travaillé long-temps et sans succès, ils en vinrent enfin à se quereller entre eux, et le comte Henri sortit et alla s’emparer d’un château très-fort, nommé Domfront, par l’adresse d’un certain habitant du pays, lequel, noble et riche, n’avait pu supporter plus long-temps les vexations que lui faisait endurer, aussi bien qu’à tous ses autres voisins, Robert de Bellême, homme orgueilleux et méchant, qui [p. 248] possédait ce château à cette époque. Dès ce moment Henri le garda avec tant de soin qu’il en demeura maître jusqu’à la fin de sa vie. Vers le même temps, Jean, archevêque de Rouen, étant mort, Guillaume, abbé de Saint-Etienne de Caen, lui succéda.
CHAPITRE IV.
Comment le roi Guillaume étant retourné en Angleterre, Henri se remit en possession du comté de Coutances.
OR le roi Guillaume étant retourné en Angleterre, Henri se hâta, du consentement du roi son frère et avec les secours de Richard de Revers et de Roger de Magneville, de reprendre possession en majeure partie du comté de Coutances, qui auparavant lui avait été frauduleusement enlevé. Et comme dans cette affaire, ainsi que dans toutes les occasions où il en avait eu besoin, Hugues, comte de Chester, lui était demeuré fidèle, Henri lui fit concession intégrale du château que l’on appelait de Saint-Jacques où ce même comte n’avait à cette époque d’autre droit que celui de garder la citadelle. Le roi des Anglais, Guillaume l’Ancien, avait fondé ce château, sur les confins de la Normandie et de la Petite-Bretagne, avant son expédition en Angleterre, à l’époque où il conduisit une armée contre Conan, comte de Bretagne et fils d’Alain son cousin, qui ne voulait pas se soumettre à lui. Et afin que les brigands affamés de la Bretagne ne fissent plus de mal, par leurs excursions [p. 249] dévastatrices, aux églises désarmées, ou au petit peuple de son territoire, et pour les mieux repousser, le roi Guillaume, après avoir fondé ce château, l’avait donné à Richard, gouverneur d’Avranches, père du susdit comte Hugues.
CHAPITRE V.
Comment les gens du Maine, voyant le duc Robert retenu en Normandie par toutes sortes de difficultés, prirent pour comte Hélie, fils de Jean de La Flèche.
CEPENDANT les gens du Maine, voyant le duc Robert retenu en Normandie par toutes sortes de troubles, tinrent conseil avec Hélie, fils de Jean de La Flèche, homme rempli de vigueur et d’habileté et le plus puissant de la province, et résolurent que celui-ci épouserait la fille d’un certain comte de Lombardie, petite-fille de Herbert, ancien comte du Mans, par sa fille aînée, espérant par ce moyen pouvoir secouer le joug des ducs de Normandie. Ils n’eurent pas besoin de grands efforts pour persuader au jeune homme d’entrer dans leurs vues, car déjà et depuis long-temps celui-ci avait prévenu leur invitation par ses vœux, en sorte qu’il ne mit aucun retard à réaliser leurs espérances et leurs projets. Ni lui ni ses conseillers ne se laissèrent détourner de cette tentative de rébellion, par la pensée que dans les temps anciens le pays du Maine avait été soumis aux ducs de Normandie, ni par ce souvenir plus récent que de notre temps le [p. 250] très-noble duc de Normandie, Guillaume, devenu plus tard heureux conquérant de l’Angleterre, avait délivré les gens du Maine de la tyrannie de Geoffroi Martel l’Ancien, et les couvrant de ses ailes protectrices, tant qu’il vécut, les avait gouvernés comme ses propres sujets, et laissés à gouverner à ses successeurs, au moment de sa mort; d’où il résulta qu’en effet, peu de temps après la mort de ce roi, le duc Robert, dans les premiers momens où il prit possession de son duché, conduisit une armée de Normands contre les gens du Maine, qui avaient voulu tenter audacieusement une première rébellion, et les comprima sur leur propre territoire.
CHAPITRE VI.
Comment Anselme, abbé du Bec, ayant été promu à l’archevêché de Cantorbéry, Guillaume, moine du même lieu, lui succéda.
DANS le même temps, Anselme, abbé du Bec, ayant été appelé à l’archevêché de Cantorbéry, eut pour successeur dans le gouvernement de cette abbaye, Guillaume de Beaumont, homme recommandable par ses sentimens religieux, et moine dans le même monastère. Deux ans après, le pape Urbain étant venu dans les Gaules, assembla un concile dans la ville d’Auvergne, autrement nommée Clermont, pour y traiter des affaires de l’Eglise. Entre autres sages dispositions qu’il prit dans cette assemblée, le pape exhorta tous les fidèles, tant présens qu’absens, à faire le voyage de Jérusalem, pour obtenir la rémission [p. 251] de leurs péchés, et pour délivrer les lieux saints de la domination des Païens, qui les occupaient alors et les souillaient de leur présence.
CHAPITRE VII.
Comment Robert, duc de Normandie, ayant engagé son duché à Guillaume, roi des Anglais, son frère, partit pour Jérusalem.
AINSI donc, l’année suivante, échauffés par ces divines exhortations, presque tous les chevaliers des pays occidentaux, tant ceux qu’illustrait une grande valeur que les autres plus obscurs, entreprirent le saint pèlerinage. Embrasé du même desir, Robert, duc de Normandie, envoya un exprès à son frère Guillaume, roi des Anglais, l’invitant à venir en toute hâte en Normandie, pour recevoir de lui son duché, le tenir en ses mains pendant son absence, et lui fournir sur les trésors des Anglais ce dont il aurait besoin, lui et les siens, pour soulager son indigence pendant l’expédition. Le roi Guillaume, tout réjoui de ce message, passa aussitôt en Normandie, et prêta au duc Robert dix mille marcs d’argent, sous la condition que, tant que le susdit duc demeurerait en pélerinage, lui-même tiendrait le duché de Normandie comme gage de son prêt, et qu’il le rendrait au duc lorsqu’après son retour celui-ci lui aurait remboursé l’argent qu’il lui avançait. Les choses ainsi convenues, le comte Henri se rendit vers le roi Guillaume et demeura tout-à-fait avec lui, et le roi lui concéda [p. 252] entièrement le comté de Coutances et celui de Bayeux, et en outre la ville de Bayeux et la citadelle de Caen. En ce même temps le roi Guillaume fit construire un certain château, nommé Gisors, sur les confins de la Normandie et de la France, et son frère Henri, qui lui succéda plus tard par la volonté de Dieu, rendit ce château inexpugnable, en le faisant entourer de murailles et en y construisant des tours élevées.
CHAPITRE VIII.
De la valeur que Guillaume déploya pour les intérêts de son royaume; et comment il persécuta l’église de Dieu et ses serviteurs.
NOUS pourrions rapporter dans ces annales, au sujet de ce roi Guillaume, qu’ayant deux fois conduit une armée sur leur propre territoire, il vainquit deux fois les gens du pays de Galles, qui s’étaient révoltés contre lui, et qu’une autre fois, marchant avec son armée à la rencontre de Malcolm, roi des Ecossais, qui avait conduit une armée en Angleterre, il le força à accepter les conditions qu’il voulut lui imposer. Voici encore un autre fait. Le roi Guillaume apprit qu’Hélie, comte du Mans, assisté de Foulques, comte d’Anjou, assiégeait ses hommes dans la ville même du Mans. (Hélie avait auparavant enlevé cette ville aux hommes du roi, mais les citoyens l’avaient rendue au roi, et c’est pourquoi Hélie était venu l’assiéger de nouveau.) Le roi Guillaume donc, ayant appris celle nouvelle pendant qu’il était en Angleterre, appela [p. 253] ceux de ses chevaliers qui se trouvaient en ce moment auprès de lui, donna ordre que ceux qui étaient absens eussent à partir à sa suite, et se rendant vers la mer pour passer en Normandie, il trouva, les vents contraires, et cependant il se lança sur les eaux, malgré les vents, disant qu’il n’avait jamais entendu dire qu’un roi eût péri par un naufrage. Ayant donc traversé la mer, pour ainsi dire en dépit des élémens, le seul bruit de son arrivée mit en fuite les comtes ci-dessus nommés, et leur fit lever le siége.
Je pourrais, dis-je, rapporter sur ce roi, et en toute vérité, ces faits et d’autres semblables encore, si je ne jugeais convenable, pour donner une suite régulière à cette histoire, de dire encore quelques mots des actes par lesquels ce roi persécuta grandement un grand nombre des serviteurs de Dieu et de la sainte Eglise, actes pour lesquels il fit une pénitence tardive et même infructueuse, du moins selon l’opinion de beaucoup d’hommes sages. D’ailleurs je suis pressé d’en venir à raconter avec plus de détail la vie de Henri, de mémoire divine, son frère et son successeur, qui, protégeant les hommes religieux et l’Eglise de Dieu, et leur prêtant son assistance, se fit infiniment vénérer.
Tandis que ce même Guillaume gouvernait le royaume d’Angleterre, Morel, neveu de Robert de Mowbray, comte de Northumberland, tua sur le territoire d’Angleterre le susdit roi des Ecossais, Malcolm, et son fils aîné, qui avaient fait une invasion dans le royaume, et détruisit la plus grande partie de leur armée. Or ce Robert, ayant voulu tenter de s’emparer, contre le gré de son seigneur, de [p. 254] certaines forteresses royales situées dans le voisinage de son comté, fut pris par les chevaliers du roi Guillaume, et par ses ordres retenu très-long-temps dans les fers; puis, sous le règne du roi Henri, il mourut dans la même prison. Beaucoup de gens ont dit qu’il avait été ainsi maltraité par une juste punition, pour avoir traîtreusement mis à mort le roi d’Ecosse, père de la très-noble Mathilde, qui fut dans la suite reine des Anglais. Or les terres qu’il possédait en Normandie et la plus grande partie de son comté, Henri, devenu roi, les donna à Nigel d’Aubigny, homme illustre et vaillant. Nigel épousa ensuite Gundrède, fille de Giraud de Gournay, et en eut un fils nommé Roger de Mowbray, qui étant encore enfant succéda à son père, lequel se fit moine dans l’abbaye du Bec, et donna à son fils de grandes propriétés en Angleterre. De même ce Giraud, sur la demande de son père, Hugues de Gournay, qui était aussi moine au Bec, donna beaucoup de choses à la même église, et partant ensuite pour Jérusalem avec sa femme Edith, sœur de Guillaume, comte de Warenne, il mourut en chemin. Sa femme revint ensuite, et se maria avec Drogon de Mouchy, qui eut d’elle un fils nommé Drogon. Le susdit Giraud eut pour successeur son fils nommé Hugues, qui se maria avec la sœur de Raoul de Péronne, comte de Vermandois, et en eut un fils nommé Hugues. Ayant dit brièvement ces choses, pour faire mention des amis et des bienfaiteurs du monastère du Bec, je reprends maintenant la suite de mon récit.
CHAPITRE IX.
De la mort du roi Guillaume dans la Forêt-Neuve. — Comment Richard, son frère, était mort auparavant en ce même lieu; et de ce qui causa leur mort, selon l’opinion du peuple.
AINSI donc, comme nous l’avons dit plus haut, le duc Robert de Normandie étant parti pour Jérusalem, en l’année 1096 de l’Incarnation du Seigneur, et ayant engagé son duché de Normandie à Guillaume son frère, roi des Anglais, il arriva, quelque temps après, que ce même roi étant allé un certain jour à la chasse dans la Forêt-Neuve, fut percé au cœur, le 2 août, par une flèche lancée imprudemment par un de ses familiers, et mourut l’an 1100 de l’Incarnation du Seigneur, et la treizième année de son règne. Du vivant de leur père, Richard, frère de Guillaume, étant allé de même chasser dans cette forêt, s’était heurté contre un arbre qu’il n’avait pas su éviter, en était tombé malade, et était mort des suites de ce coup. Or il y avait beaucoup de gens qui dirent que les fils du premier roi Guillaume avaient péri dans cette forêt par le jugement de Dieu, et par la raison que le roi Guillaume avait détruit beaucoup de fermes et d’églises tout autour de cette forêt afin de l’agrandir.
CHAPITRE X.
Comment Henri son frère, lui succéda, et prit pour femme Mathilde fille du roi d’Ecosse.
LE roi Guillaume étant mort, comme nous l’avons rapporté, son frère Henri fit aussitôt transporter son corps à Winchester, et le fit ensevelir en ce lieu dans l’église de Saint-Pierre, en face du grand autel. Après cette cérémonie, il revint à Londres, et, du consentement de tous les Français et Anglais, quatre jours après la mort de son frère, il reçut le diadême royal à Winchester. Un grand nombre d’hommes se réjouirent d’avoir enfin obtenu un roi fils d’un roi et d’une reine, et de plus né et élevé en Angleterre. Afin de vivre royalement, le roi épousa, cette même année, la vénérable Mathilde, fille de Malcolm, roi d’Ecosse, et de Marguerite. Un livre, qui a été écrit sur la vie des deux reines Marguerite et Mathilde, fait voir dans tout son éclat combien elles ont été saintes et sages, tant de la sagesse du siècle que de la sagesse spirituelle. N’oublions pas non plus de dire qu’Anselme, de sainte mémoire, archevêque de Cantorbéry, célébra à Westminster, le jour de la Fête de Saint Martin, le mariage de la reine Mathilde avec le très-noble roi Henri, et qu’elle fut, le même jour, décorée du diadême royal. Or le roi Henri fut un homme doué de grandes qualités, ami de la justice, de la paix et de la religion, ardent à punir les méchans et les voleurs, [p. 257] très-heureux en triomphant de ses ennemis, non seulement des princes et des comtes les plus fameux, mais aussi des rois les plus renommés.
CHAPITRE XI.
Que le roi eut de la reine Mathilde un fils nommé Guillaume, et une fille qui dans la suite des temps fut mariée à Henri, empereur des Romains.
OR Henri eut de la seconde Mathilde, reine des Anglais, sa femme, un fils nommé Guillaume, et une fille qui représentait sa mère, par son nom autant que par ses vertus. Henri, cinquième comme roi des Allemands, et quatrième comme empereur des Romains, demanda cette jeune fille en mariage, lorsqu’il avait à peine cinq ans. L’ayant obtenue, il envoya des députés illustres, évêques et comtes, qui la conduisirent dans son royaume, à la très-grande joie de ses père et mère, et l’ayant solennellement reçue, à la Pâque suivante, il se fiança avec elle à Utrecht. Après les fiançailles, et le jour de fête de saint Jacques, l’archevêque de Cologne la sacra comme reine à Mayence, assisté des autres évêques ses collègues, et de l’archevêque de Trèves, qui, durant la cérémonie, la tint respectueusement dans ses bras. Lorsqu’elle fut ainsi sacrée, l’empereur la fit élever avec grand soin jusqu’à l’âge où elle pourrait se marier, afin qu’elle apprît la langue et se format aux usages du pays des Teutons. Dans la suite de [p. 258] cette histoire, nous aurons occasion de parler plus amplement de cette très-noble impératrice.
Or le susdit Guillaume, fils du roi Henri, qui était né après sa sœur l’impératrice Mathilde, mais que nous avons nommé avant elle, par égard pour le sexe masculin, étant parvenu à l’âge de jeune homme, mourut d’une mort prématurée. Comme il passait de Normandie en Angleterre, son vaisseau se brisa sur un rocher, entre Barfleur et Winchester, en un passage dangereux que les habitans appellent Cataras, le ras de Catte 26, et le prince se noya dans la mer, avec beaucoup de grands de son père. Ce fut le seul événement qui obscurcit quelque peu la bonne fortune de cet excellent roi; dans toutes les autres circonstances, il fut toujours infiniment favorisé par elle. Ayant dit ces choses un peu par anticipation, reprenons maintenant la suite de notre récit.
CHAPITRE XII.
Comment le duc Robert, de retour de Jérusalem, passa en Angleterre pour enlever à son frère son royaume; et comment ils se réconcilièrent.
OR il ne s’était pas écoulé un long temps depuis que Henri avait pris le gouvernement du royaume des Anglais, lorsque son frère Robert revint de Jérusalem, et reprit possession du duché de Normandie qu’il avait engagé à son frère Guillaume sans payer [p. 259] aucune somme d’argent. Et cependant il avait à lui la somme même qu’il avait reçue de son frère, afin de pouvoir la rendre, s’il était nécessaire et si on la lui redemandait. Mais ayant appris que Henri son frère était devenu roi des Anglais, il s’indigna vivement contre lui, et le menaça beaucoup, à raison de l’audace qu’il avait eue de s’emparer de ce royaume. Il fit donc tous les préparatifs nécessaires pour son embarquement, et dès que tout fut prêt, il passa en Angleterre. Or le roi Henri, qui mettait toute sa confiance en Dieu, assembla aussitôt une grande armée d’Anglais, et marcha à la rencontre de Robert, se préparant à l’expulser du royaume d’Angleterre, lui et tous ceux qui étaient venus avec lui. Et, sans aucun doute, il y eût réussi, avec l’aide de Dieu, si son frère n’eût fait la paix avec lui, sous la condition que le roi lui donnerait, tous les ans et à jamais, quatre mille marcs d’argent. Toutefois le comte fit ensuite remise de cette même somme à la reine Mathilde, épouse de son frère. La bonne intelligence étant ainsi rétablie entre eux, le comte Robert demeura quelque temps en Angleterre, et après qu’il y eut séjourné autant que cela lui convint, il retourna en Normandie.
CHAPITRE XIII.
Comment, ce marché ayant été rompu, Henri fit Robert prisonnier à la bataille de Tinchebray, et de ce moment jusqu’à sa mort gouverna sagement le royaume d’Angleterre et le duché de Normandie.
MAIS cette paix ne dura pas long-temps entre les deux frères; car le comte Robert, se confiant plus qu’il n’était juste à ceux qui aimaient mieux les voir désunis qu’en bonne intelligence, commença à chercher des prétextes, et à provoquer son frère à une rupture. Or le roi Henri ne put supporter plus longtemps ces attaques; il était surtout extrêmement indigné de voir que son frère eût dissipé, comme il avait fait, l’héritage de son père, savoir, le duché de Normandie; de telle sorte qu’il ne lui restait plus rien en propre, si ce n’est la ville de Rouen, qu’il eût peut-être aussi donnée comme tout le reste, si les habitans le lui eussent permis. Indigné, dis-je, de ces choses, le roi Henri passa la mer en toute hâte, et, ayant en peu de temps levé une armée assez considérable, il alla assiéger la ville de Bayeux, s’en rendit maître promptement, et la détruisit presque entièrement. Il s’empara ensuite de Caen. Peu de temps après, comme il assiégeait un certain château du comte de Mortain, que l’on appelle Tinchebray, et faisait tous ses efforts pour le prendre, le comte Robert son frère, le comte de Mortain, et beaucoup d’autres chevaliers, espérant se venger du roi Henri, et le [p. 261] chasser entièrement du pays, se précipitèrent sur lui avec une grande impétuosité. Mais frappés par le jugement de Dieu, les deux comtes furent faits prisonniers, ainsi que beaucoup d’autres des leurs, par les hommes du roi Henri, et conduits en présence de celui-ci. Ainsi Dieu donna au roi, qui le craignait, une victoire non ensanglantée, comme il l’avait jadis donnée à l’empereur Théodose, son serviteur. Dans ce combat, le roi ne perdit aucun des siens et, dans l’armée de ses adversaires, il y eut tout au plus soixante hommes tués. La lutte ainsi terminée, et la paix enfin rendue à cette malheureuse province, que les folies du comte avaient presque entièrement détruite, le roi Henri fit passer sous sa domination toute la Normandie, et tous les châteaux du comte de Mortain. Tout le pays ayant ainsi recouvré le repos, le roi retourna en Angleterre, emmenant avec lui le comte Robert, son frère, le comte de Mortain, et quelques autres qu’il lui plut de choisir, et les retint sous libre garde jusqu’à la fin de leur vie. Cette bataille livrée à Tinchebray, entre Henri, roi des Anglais, et Robert son frère, duc des Normands, eut lieu l’an de l’Incarnation du Seigneur 1106, le 27 septembre.
Or cette même année, au mois de février, il avait apparu une comète, terrible pour les rois et les ducs, et annonçant des changemens d’empire. Le comte Robert avait gouverné le duché de Normandie durant dix-neuf ans, non compris le temps qu’il avait passé à son pèlerinage de Jérusalem. Robert fut un très vaillant chevalier et fit de très-nobles exploits, surtout lorsque les villes d’Antioche et de Jérusalem furent prises par les Chrétiens sur les Sarrasins. Mais il [p. 262] réussit moins bien au gouvernement de son duché, par suite de sa simplicité et de la facilité avec laquelle il prêtait l’oreille aux conseils des hommes légers.
CHAPITRE XIV.
De Sibylle, épouse du duc Robert, et de Guillaume son fils; et comment celui-ci devint comte de Flandre.
EN revenant de son voyage à Jérusalem, le duc Robert épousa Sibylle, sœur de Guillaume, comte de Conversano. Il en eut un fils nommé Guillaume. La comtesse Sibylle était belle de figure, honorable par sa conduite, douée de sagesse; et quelquefois, en l’absence du duc, elle dirigea elle-même les affaires tant publiques que particulières de la province, mieux que n’eût fait le duc, s’il eût été présent. Mais elle ne vécut que peu de temps en Normandie, et fut poursuivie par la haine et l’esprit de faction de quelques dames nobles. Or son fils Guillaume, fils du duc Robert devint, dans la suite des temps, comte de Flandre, et nous allons dire en peu de mots comment cela arriva.
Comme donc Guillaume, déjà jeune homme de beaucoup de valeur, était exilé en France, tandis que son père était, comme nous l’avons dit, retenu dans les fers par le roi Henri, il arriva que quelques traîtres assassinèrent Charles, comte de Flandre, au moment où il était à l’église, assistant à la célébration des saints mystères. Ayant appris cette nouvelle, la [p. 263] reine des Français, épouse du roi Louis, donna au susdit Guillaume sa sœur en mariage, et obtint de son mari de faire reconnaître Guillaume comte de Flandre; car Charles était mort sans laisser de fils, et de plus Guillaume était assez proche parent des comtes de Flandre, puisque Mathilde, reine des Anglais et son aïeule, était elle-même fille de Baudouin-le-Barbu, comte de Flandre 27. Or ce Baudouin avait eu deux fils, Baudouin et Robert, qui tous deux se marièrent du vivant de leur père. Baudouin, le fils aîné, prit pour femme la comtesse du Hainaut, dont il eut deux fils, Arnoul et Baudouin. Robert son frère se maria avec la veuve de Florent, comte de Frise, lequel n’avait eu de celle-ci qu’une seule fille. Robert, voulant l’éloigner de l’héritage de son père, la donna en mariage à Philippe, roi des Français, et demeura ainsi en possession du comté de Frise et de la mère de la jeune fille: c’est ce qui le fit surnommer le Frison.
Baudouin, comte du Hainaut, mourut avant la mort de Baudouin son père, et eut pour successeur Arnoul son fils aîné. Enfin, Baudouin, comte de Flandre, étant mort, Arnoul, comte de Hainaut, eût dû lui succéder, comme étant son petit-fils et fils de son fils aîné, et il tenta en effet de se mettre en possession de son héritage. Philippe, roi des Français, vint à son secours; Mathilde, reine des Anglais, sa tante paternelle, lui envoya Guillaume fils d’Osbern, avec un corps de chevaliers bien armés; mais Robert le Frison, aussi oncle d’Arnoul, ayant réuni à ses forces une armée de Henri, empereur des Romains et des [p. 264] Allemands, attaqua à l’improviste les alliés, le jour du dimanche de la Septuagésime, mit en fuite Philippe, roi des Français, tua dans le combat Arnoul son neveu et Guillaume fils d’Osbern, comte de Hertford, et par suite de cette victoire Robert demeura jusqu’à sa mort en possession du comté de Flandre.
CHAPITRE XV.
De Guillaume, comte de Hertford, et de ses successeurs.
OR ce Guillaume, comte de Hertford, dont je viens de parier, fut un homme honorable et vaillant, et parent des ducs de Normandie, non seulement du côté de son père, mais aussi par sa mère. En effet, Osbern, son père, était fils de Herfast, frère de la comtesse Gunnor, épouse de Richard I, duc de Normandie, et sa mère était fille de Raoul, comte d’Ivry, lequel était frère utérin du duc Richard, ci-dessus nommé. Ce même Guillaume épousa Adélise, fille de Roger du Ternois, et en eut deux fils, Guillaume de Breteuil, qui, après la mort de son père, eut toutes les terres que celui-ci possédait en Normandie, et Roger, à qui le comté de Hertford échut en partage, lors de la distribution des terres. Guillaume eut en outre deux filles, dont l’une nommée Emma fut mariée à Raoul de Gael 28, né Breton, qui devint comte de Norwich. Mais comme ce Raoul tenta quelque temps de se maintenir dans la forteresse de Norwich, au [p. 265] mépris de sa fidélité envers le roi Guillaume l’Ancien, il fut chassé et banni du royaume d’Angleterre, et se rendit à Jérusalem avec son épouse, laissant une fille nommée Itte, qui, dans la suite des temps, fut mariée à Robert, comte de Leicester, fils de Robert, comte de Meulan. D’où il résulta que, après la mort de Guillaume de Breteuil, oncle de sa femme, ce comte Robert de Leicester finit par avoir Lire, Glot, Breteuil et la plus grande portion des terres que Guillaume fils d’Osbern, aïeul de sa femme, avait possédées en Normandie. Robert, comte de Leicester, eut de sa femme un fils et plusieurs filles.
Guillaume, fils d’Osbern, ayant été tué comme nous l’avons rapporté, Guillaume de Breteuil son fils, qui lui avait succédé, commença à réclamer le château d’Ivry, qui avait appartenu au comte Raoul, père de son aïeule. Or à cette époque Robert, duc de Normandie, avait ce château dans ses domaines, de même que son père, le roi Guillaume, l’avait possédé durant toute sa vie. La comtesse Alberède, épouse du comte Robert, avait entrepris de faire construire, au sommet de la montagne qui dominait le château, une tour extrêmement forte, et qui subsiste encore aujourd’hui; et Robert, comte de Meulan, avait la garde de cette tour, et remplissait dans le château les fonctions de vicomte. Ce dernier obtint, avec son adresse accoutumée, que ledit château fût rendu à Guillaume de Breteuil, sous la condition cependant que lui-même, en remplacement des droits qu’il avait sur le susdit château, recevrait à perpétuité de la munificence du duc Robert le château de Brionne, voisin de ses terres. Ce château était depuis fort long-temps [p. 266] l’une des résidences particulières des ducs de Normandie; aussi l’avaient-ils toujours eu jusqu’alors sous leur seigneurie, si ce n’est cependant lorsque Richard II l’avait donné au comte Godefroi, son frère naturel, et lorsque le comte Gilbert, fils de celui-ci, l’avait possédé après la mort de son père; mais le comte Gilbert étant mort, le château de Brionne était rentré sous la seigneurie des ducs de Normandie. Et comme Roger, fils de Richard, redemandait ce même château, attendu que son aïeul, le comte Gilbert, l’avait auparavant possédé, comme je viens de le dire, le comte Robert de Meulan, desirant se délivrer de toute inquiétude, obtint du duc Robert que l’on donnât à Roger, fils de Richard, un certain château nommé Humet, situé dans le comté de Coutances, non seulement pour mettre un terme à ses réclamations, mais en outre au prix d’une somme d’argent assez considérable, que Roger avait donnée au duc pour cet objet. Il y a beaucoup d’hommes âgés qui disent que Richard, père de Roger, avait déjà depuis long-temps reçu en Angleterre le château de Tunbridge, pour prix de ses réclamations sur le château de Brionne. Ils assurent qu’on mesura au cordon une lieue de terrain tout autour du château de Brionne, que ce cordon fut porté en Angleterre, et que Richard reçut à la mesure, autour du château de Tunbridge, autant de terrain qu’on sait qu’il y en a eu jusqu’à nos jours attenant au château de Brionne.
Il arriva, quelque temps après, que Goel de Breherval s’empara par artifice de la personne de Guillaume de Breteuil, son seigneur, et le retint en captivité, jusqu’à ce que celui-ci eût enfin consenti à [p. 267] lui donner forcément une sienne fille bâtarde, et en outre le château même d’Ivry. Goel, enfant de Bélial, eut de sa femme des fils, Guillaume Louvel, Roger le Bègue et d’autres encore, en qui la méchanceté et la perfidie de leur père se sont perpétuées comme en des grains provenus d’une mauvaise semence, au grand préjudice des hommes innocens. Or Guillaume de Breteuil étant délivré de ses chaînes, mais n’oubliant point les insultes du perfide Goel, osa entreprendre une chose qui mérite bien d’être racontée. Appelant à son secours, à force de présens, le roi des Français Philippe, suivi d’une nombreuse armée, et Robert duc de Normandie; fournissant en suffisance et à ses propres frais toutes les choses dont avaient besoin, et ces princes et tous ceux de leurs vassaux qui voulurent prendre son parti, il détruisit presque entièrement le château de Breherval, ravagea toutes les terres de Goel, et l’assiégeant enfin dans le château d’lvry, il réduisit ce perfide à désespérer de son salut, et à lui livrer ce fort. Dès ce moment enfin, et tant qu’il vécut, Guillaume posséda ce château comme sa propriété et en toute sécurité. Au moment de sa mort Guillaume institua héritier de sa terre un certain jeune homme, Raoul de Gael, son neveu, et fils de sa sœur Emma; mais Eustache, fils naturel de Guillaume, tandis qu’on célébrait les obsèques de son père, s’empara de toutes ses forteresses, s’y retrancha; et à la suite de cette invasion, il jouit très long-temps et en pleine sécurité de toutes les terres de son père, jusqu’au moment où sa femme Julienne, fille naturelle du roi Henri, méconnaissant, dans l’excès de son arrogance et de sa folie, les volontés du roi, [p. 268] et oubliant la fidélité qu’elle lui devait, chassa du château de Breteuil ceux qui en étaient les gardiens pour le roi. C’est pourquoi le roi fort irrité enleva à bon droit à Eustache tout cet héritage qu’il avait possédé jusqu’alors, non point en vertu de ses droits, mais seulement par suite d’une usurpation, ou plutôt par un effet de la clémence du roi. Ainsi donc le château d’Ivry fut rendu à Goel et à ses fils. Les autres terres passèrent ensuite, comme je l’ai déjà dit, à Robert, comte de Leicester, et à son épouse, et Eustache ne conserva que le fort de Pacy. Après avoir donné tous ces détails à l’occasion de Guillaume, fils d’Osbern, dont nous avons parlé ci-dessus, revenons maintenant à raconter ce que nous avions le projet de dire sur les comtes de Flandre.
CHAPITRE XVI.
De la mort de Guillaume, comte de Flandre.
HENRI, roi des Saxons et empereur des Romains, donna le comté de Cambrai au susdit Robert, comte de Flandre; et celui-ci lui en fit hommage de fidélité. Or ce Robert eut deux fils, savoir, Robert et Philippe. Robert, surnommé le Hiérosolymitain, parce qu’il assista à la prise de Jérusalem par les Chrétiens, eut pour fils Baudouin, qui lui succéda. Ce même Baudouin étant mort des suites d’une blessure qu’il avait reçue en un certain combat auprès du château d’Eu, en Normandie, Charles, son cousin, lui succéda. [p. 269] Celui-ci fut tué par trahison, comme je l’ai déjà dit, et alors le comté de Flandre passa, ainsi que je l’ai raconté ci-dessus, à Guillaume, fils de Robert, duc de Normandie. Mais Guillaume ne vécut que peu de temps après cet événement, et fut blessé à mort en livrant assaut à un certain château. Il mourut le 27 juillet, l’an 1128 de l’Incarnation du Seigneur, et fut enseveli dans l’église de Saint-Bertin le Confesseur. Il eut pour successeur Thierri d’Alsace, parent des comtes précédens. Henri, roi des Anglais, lui donna en mariage la sœur de Geoffroi Martel, comte d’Anjou. Or Robert, duc de Normandie, et père du susdit Guillaume, mourut en Angleterre, à Bristol, château possédé par Robert comte de Glocester son neveu, à qui le roi Henri en avait donné la garde. Robert mourut le 10 février, l’an 1134 de l’Incarnation du Seigneur, et fut enseveli dans église de Saint-Pierre de Glocester. Ayant dit ces choses en anticipant un peu sur les temps, reprenons maintenant la suite de notre récit.
CHAPITRE XVII.
Mort de Philippe, roi des Français, qui eut pour successeur Louis, son fils. — De l’origine des comtes d’Evreux et de leur postérité.
VERS ce temps Philippe, roi des Français, sortit de la vie de ce monde, et Louis son fils lui succéda.
Guillaume, archevêque de Rouen, étant mort aussi, Geoffroi, doyen du Mans, obtint ce siége pontifical. [p. 270] Peu de temps s’était écoulé lorsque Guillaume, comte d’Evreux, mourut. Et puisque je viens de parler de cette ville, je veux dire en peu de mots quelle fut d’abord l’origine de ses comtes. Robert, fils de Richard I, duc de Normandie, et de plus archevêque de Rouen et comte de la ville d’Evreux, se maria comme tout autre laïque, et contre l’usage des ecclésiastiques, et eut deux fils, savoir, Richard, qui lui succéda dans son comté, et Raoul de Gacé. Or le comte Richard eut de la veuve de Roger du Ternois, lequel avait été tué dans un combat, un fils, Guillaume, celui dont j’ai parlé ci-dessus, et qui lui succéda, et une fille qui fut mariée à Simon de Montfort, et de qui naquirent Amaury et Berthe sa sœur. Avant d’épouser cette femme, Simon avait eu déjà deux autres femmes. De la première il avait eu son fils le premier né, également appelé Amaury, et une fille nommée Elisabeth. Cet Amaury ayant été tué, Raoul du Ternois... 29.