Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1/4: jusqu'à la conquête de l'Andalouisie par les Almoravides (711-1100)
The Project Gutenberg eBook of Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1/4
Title: Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1/4
Author: Reinhart Pieter Anne Dozy
Release date: May 8, 2012 [eBook #39654]
Most recently updated: January 25, 2021
Language: French
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HISTOIRE
DES
MUSULMANS D'ESPAGNE
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E. J. BRILL.
HISTOIRE
DES
MUSULMANS D'ESPAGNE
JUSQU'A LA CONQUÊTE DE L'ANDALOUSIE
PAR LES ALMORAVIDES
(711—1110)
PAR
R. D O Z Y
Commandeur de l'ordre de Charles III d'Espagne, membre correspondant
de l'académie d'histoire de Madrid, associé étranger de la Soc. asiat.
de Paris, professeur d'histoire à l'université de Leyde, etc.
TOME PREMIER
LE Y D E
E. J. B R I L L
Imprimeur de l'Université
——
1861
Chapitres:
I.,
II.,
III.,
IV.,
V.,
VI.,
VII.,
VIII.,
IX.,
X.,
XI.,
XII.,
XIII.,
XIV.,
XV.,
XVI.
Notes
Notes de bas de page
AVERTISSEMENT
L'histoire d'Espagne, et particulièrement celle des Maures, a été pendant vingt ans l'étude de mon choix, ma préoccupation de toutes les heures, et avant de commencer le livre que je publie aujourd'hui, une partie de ma vie s'est passée à en rassembler les matériaux qui étaient épars dans presque toutes les bibliothèques de l'Europe, à les examiner, à les comparer, à en publier un grand nombre. Toutefois je ne livre cette Histoire au public qu'avec une extrême défiance. Le sujet que j'ai choisi est nouveau, car, comme j'ai tâché de le démontrer ailleurs[1], les livres qui en traitent ne sont d'aucune utilité; ils ont pour base le travail de Conde, c'est-à-dire le travail d'un homme qui avait peu de matériaux à sa disposition; qui, faute de connaissances grammaticales, n'était pas à même de comprendre ceux qu'il avait, et qui manquait absolument de sens historique. Il ne s'agissait donc pas de rétablir çà et là quelques faits défigurés par mes devanciers, ou de produire quelques circonstances nouvelles, mais de reprendre les choses par la racine, de faire vivre pour la première fois dans l'histoire les musulmans d'Espagne; et si la nouveauté de la matière forme un de ses attraits, elle est en même temps la cause de toutes sortes de difficultés.
Je crois avoir eu à ma disposition presque tous les ouvrages manuscrits, relatifs à l'histoire des Maures, qui se trouvent en Europe, et j'ai étudié mon sujet sous toutes ses faces; cependant, comme je ne m'étais pas proposé d'écrire une œuvre de science sèche et sévère, destinée à telle ou telle classe de lecteurs, je me suis bien gardé de rapporter tous les faits qui sont venus à ma connaissance. Voulant satisfaire, autant qu'il était en moi, aux règles du bon goût et de la composition historique, qui commandent de mettre en évidence un certain ordre de faits, dont les autres sont l'accessoire et l'entourage, j'ai souvent été obligé de condenser en peu de lignes le résultat de plusieurs semaines d'études, et même de passer sous silence des choses qui, bien qu'elles ne fussent pas sans intérêt sous un certain point de vue, ne cadraient pas avec le plan de mon travail. En revanche, je me suis efforcé de présenter dans le plus grand détail les circonstances qui me semblaient caractériser le mieux les époques que je traitais, et je n'ai pas craint d'entremêler parfois aux drames de la vie publique les faits intimes; car je suis de ceux qui pensent que souvent on oublie trop ces couleurs passagères, ces accessoires curieux, ces minuties de mœurs sans lesquelles la grande histoire est pâle et sans saveur. La méthode de l'école qui s'attache moins à mettre en relief les individus que les idées qu'ils représentent, et qui ne voit dans les questions que les aspects généraux, ne conviendrait pas, je crois, au sujet que j'ai choisi.
D'un autre côté, quoique je n'aie rien épargné pour donner à cette histoire le degré de certitude et de réalité auquel je m'étais proposé de l'amener, j'ai pensé qu'il fallait déguiser l'érudition au profit du mouvement et de la clarté du récit, et ne pas multiplier inutilement les notes, les textes, les citations. Dans un travail de ce genre, les résultats seuls devaient trouver place, dégagés de l'appareil scientifique qui a servi à les obtenir. Seulement j'ai eu soin d'indiquer toujours les sources auxquelles j'ai puisé.
Je tiens à constater que certaines parties de ce livre sont antérieures à quelques publications de ces dernières années. Ainsi les premiers chapitres de mon premier livre étaient écrits avant que mon savant et excellent ami, M. Renan, publiât, dans la Revue des deux mondes, son bel article sur Mahomet et les origines de l'islamisme, de sorte que, si nous sommes souvent arrivés aux mêmes résultats, nous les avons obtenus l'un indépendamment de l'autre.
Il me reste à remplir un agréable devoir: c'est de remercier mes amis, et particulièrement MM. Mohl, Wright, Defrémery, Tornberg, Calderon, Simonet, de Slane et Dugat, soit pour les manuscrits qu'ils ont eu la bonté de me prêter, soit pour les extraits et les collations qu'ils m'ont fournis de la façon la plus aimable et la plus bienveillante.
Leyde, février 1861.
LIVRE PREMIER
LES GUERRES CIVILES
I.
Pendant que l'Europe marche depuis des siècles dans la voie du progrès et du développement, l'immobilité est le caractère distinctif des innombrables peuplades qui parcourent avec leurs tentes et leurs troupeaux les vastes et arides déserts de l'Arabie. Ce qu'elles sont aujourd'hui, elles l'étaient hier, elles le seront demain; chez elles rien ne change, rien ne se modifie; les Bédouins de nos jours conservent encore dans toute sa pureté l'esprit qui animait leurs ancêtres au temps de Mahomet, et les meilleurs commentaires sur l'histoire et la poésie des Arabes païens, ce sont les notices que donnent les voyageurs modernes sur les mœurs, les coutumes et la manière de penser des Bédouins, au milieu desquels ils ont vécu.
Pourtant ce peuple ne manque ni de l'intelligence ni de l'énergie nécessaires pour étendre et améliorer sa condition, si tel était son désir. S'il ne marche pas, s'il reste étranger à l'idée du progrès, c'est que, indifférent au bien-être et aux jouissances matérielles que procure la civilisation, il ne veut pas échanger son sort contre un autre. Dans son orgueil le Bédouin se considère comme le type le plus parfait de la création, méprise les autres peuples parce qu'ils ne lui ressemblent pas, et se croit infiniment plus heureux que l'homme civilisé. Chaque condition a ses inconvénients et ses avantages; mais la fierté des Bédouins s'explique et se comprend sans peine. Guidés, non par des principes philosophiques, mais pour ainsi dire par l'instinct, ils ont réalisé de prime abord la noble devise de la révolution française: la liberté, l'égalité, la fraternité.
Le Bédouin est l'homme le plus libre de la terre. «Je ne reconnais point d'autre maître que celui de l'univers,» dit-il. La liberté dont il jouit est si grande, si illimitée, que, comparées avec elle, nos doctrines libérales les plus avancées semblent des préceptes de despotisme. Dans nos sociétés un gouvernement est un mal nécessaire, inévitable, un mal qui est la condition du bien: les Bédouins s'en passent. Chaque tribu, il est vrai, a son chef choisi par elle; mais ce chef ne possède qu'une certaine influence; on le respecte, on écoute ses conseils, surtout s'il a le don de la parole, mais il n'a nullement le droit de donner des ordres. Au lieu de toucher un traitement, il est tenu et forcé même, par l'opinion publique, de fournir à la subsistance des pauvres, de distribuer entre ses amis les présents qu'il reçoit, d'offrir aux étrangers une hospitalité plus somptueuse qu'un autre membre de la tribu ne pourrait le faire. Dans toute circonstance il est tenu de consulter le conseil de la tribu, qui se compose des chefs des différentes familles. Sans l'assentiment de cette assemblée, il ne peut ni déclarer la guerre, ni conclure la paix, ni même lever le camp[2]. Quand une tribu décerne le titre de chef à l'un de ses membres, ce n'est souvent qu'un hommage sans conséquence; elle lui donne par là un témoignage public de son estime; elle reconnaît solennellement en lui l'homme le plus capable, le plus brave, le plus généreux, le plus dévoué aux intérêts de la communauté. «Nous n'accordons cette dignité à personne, disait un ancien Arabe, à moins qu'il nous ait donné tout ce qu'il possède; qu'il nous ait permis de fouler aux pieds tout ce qui lui est cher, tout ce qu'il aime à voir honoré, et qu'il nous ait rendu des services comme en rend un esclave[3].» Mais l'autorité de ce chef est souvent si minime que l'on s'en aperçoit à peine. Quelqu'un ayant demandé à Arâba, contemporain de Mahomet, de quelle manière il était devenu le chef de sa tribu, Arâba nia d'abord qu'il le fût. L'autre ayant insisté, Arâba répondit à la fin: «Si des malheurs avaient frappé mes contribules, je leur donnais de l'argent; si quelqu'un d'entre eux avait fait une étourderie, je payais pour lui l'amende; et j'ai établi mon autorité en m'appuyant sur les hommes les plus doux de la tribu. Celui de mes compagnons qui ne peut en faire autant, est moins considéré que moi; celui qui le peut est mon égal, et celui qui me surpasse est plus estimé que moi[4].» En effet, dans ce temps-là comme aujourd'hui, on déposait le chef, s'il ne savait pas soutenir son rang et s'il y avait dans la tribu un homme plus généreux et plus brave que lui[5].
L'égalité, bien qu'elle ne soit pas complète dans le Désert, y est cependant plus grande qu'ailleurs. Les Bédouins n'admettent ni l'inégalité dans les relations sociales, car tous vivent de la même manière, portent les mêmes vêtements et prennent la même nourriture, ni l'aristocratie de fortune, car la richesse n'est pas à leurs yeux un titre à l'estime publique[6]. Mépriser l'argent et vivre au jour le jour de butin conquis par sa valeur, après avoir répandu son patrimoine en bienfaits, tel est l'idéal du chevalier arabe[7]. Ce dédain de la richesse est sans doute une preuve de grandeur d'âme et de véritable philosophie; cependant il ne faut pas perdre de vue que la richesse ne peut avoir pour les Bédouins la même valeur que pour les autres peuples, puisque chez eux elle est extrêmement précaire et se déplace avec une étonnante facilité. «La richesse vient le matin et s'en va le soir,» a dit un poète arabe, et dans le Désert cela est strictement vrai. Etranger à l'agriculture et ne possédant pas un pouce de terrain, le Bédouin n'a d'autre richesse que ses chameaux et ses chevaux; mais c'est une possession sur laquelle il ne peut pas compter un seul instant. Quand une tribu ennemie attaque la sienne et lui enlève tout ce qu'il possède, comme cela arrive journellement, celui qui, hier encore, était riche, se trouve réduit tout à coup à la détresse[8]. Demain il prendra sa revanche et redeviendra riche.
Cependant l'égalité complète ne peut exister que dans l'état de nature, et l'état de nature n'est autre chose qu'une abstraction. Jusqu'à un certain point les Bédouins sont égaux entre eux; mais d'abord leurs principes égalitaires ne s'étendent nullement à tout le genre humain; ils s'estiment bien supérieurs, non-seulement à leurs esclaves et aux artisans qui gagnent leur pain en travaillant dans leurs camps, mais encore à tous les hommes d'une autre race; ils ont la prétention d'avoir été pétris d'un autre limon que toutes les autres créatures humaines. Puis les inégalités naturelles entraînent des distinctions sociales, et si la richesse ne donne au Bédouin aucune considération, aucune importance, la générosité, l'hospitalité, la bravoure, le talent poétique et le don de la parole lui en donnent d'autant plus. «Les hommes se partagent en deux classes, a dit Hâtim; les âmes basses se plaisent à amasser de l'argent; les âmes élevées recherchent la gloire que procure la générosité[9].» Les nobles du désert, les rois des Arabes, comme disait le calife Omar[10], ce sont les orateurs et les poètes, ce sont tous ceux qui pratiquent les vertus bédouines; les roturiers, ce sont les hommes bornés ou méchants qui ne les pratiquent pas. Au reste, les Bédouins n'ont jamais connu ni priviléges ni titres, à moins que l'on ne considère comme tel le surnom de Parfait, que l'on donnait anciennement à celui qui joignait au talent de la poésie la bravoure, la libéralité, la connaissance de l'écriture, l'habileté à nager et à tirer de l'arc[11].
La noblesse d'origine, qui, bien comprise, impose de grands devoirs et rend les générations solidaires les unes des autres, existe aussi chez les Bédouins. La masse, pleine de vénération pour la mémoire des grands hommes, auxquels elle rend une sorte de culte, entoure leurs descendants de son estime et de son affection, pourvu que ceux-ci, s'ils n'ont pas reçu du ciel les mêmes dons que leurs aïeux, conservent au moins dans leur âme le respect et l'amour des hauts faits, des talents et de la vertu. Avant l'islamisme on considérait comme fort noble celui qui était lui-même le chef de sa tribu, et dont le père, l'aïeul et le bisaïeul avaient rempli successivement le même emploi[12]. Rien de plus naturel. Puisque l'on ne donnait le titre de chef qu'à l'homme le plus distingué, on était autorisé à croire que les vertus bédouines étaient héréditaires dans une famille qui, pendant quatre générations, avait été à la tête de la tribu.
Dans une tribu tous les Bédouins sont frères. C'est le nom qu'ils se donnent entre eux quand ils sont du même âge. Si c'est un vieillard qui parle à un jeune homme, il l'appelle: fils de mon frère. Un de ses frères est-il réduit à la mendicité et vient-il implorer son secours, le Bédouin égorgera, s'il le faut, son dernier mouton pour le nourrir; son frère a-t-il essuyé un affront de la part d'un homme d'une autre tribu, il ressentira cet affront comme une injure personnelle, et n'aura point de repos qu'il n'en ait tiré vengeance. Rien ne saurait donner une idée assez nette, assez vive, de cette açabîa, comme il l'appelle, de cet attachement profond, illimité, inébranlable, que l'Arabe ressent pour ses contribules, de ce dévoûment absolu aux intérêts, à la prospérité, à la gloire, à l'honneur de la communauté qui l'a vu naître et qui le verra mourir. Ce n'est point un sentiment comme notre patriotisme, sentiment qui paraîtrait au fougueux Bédouin d'une tiédeur extrême; c'est une passion violente et terrible; c'est en même temps le premier, le plus sacré des devoirs, c'est la véritable religion du Désert. Pour sa tribu l'Arabe est toujours prêt à tous les sacrifices; pour elle il risquera à chaque instant sa vie dans ces entreprises hasardeuses où la foi et l'enthousiasme peuvent seuls accomplir des miracles; pour elle il se battra jusqu'à ce que son corps broyé sous les pieds n'ait plus figure humaine.... «Aimez votre tribu, a dit un poète, car vous êtes attaché à elle par des liens plus forts que ceux qui existent entre le mari et la femme[13]»....
Voilà de quelle manière le Bédouin comprend la liberté, l'égalité et la fraternité. Ces biens lui suffisent; il n'en désire, il n'en imagine pas d'autres; il est content de son sort[14]. L'Europe n'est plus jamais contente du sien, ou ne l'est que pour un jour. Notre activité fiévreuse, notre soif d'améliorations politiques et sociales, nos efforts incessants pour arriver à un état meilleur, ne sont-ce pas, au fond, les symptômes et l'aveu implicite de l'ennui et du malaise qui, chez nous, rongent et dévorent la société? L'idée du progrès, préconisée jusqu'à satiété dans les chaires et à la tribune, c'est l'idée fondamentale des sociétés modernes; mais est-ce que l'on parle sans cesse de changements et d'améliorations, quand on se trouve dans une situation normale, quand on se sent heureux? Cherchant toujours le bonheur sans le trouver, détruisant aujourd'hui ce que nous avons bâti hier, marchant d'illusion en illusion et de mécompte en mécompte, nous finissons par désespérer de la terre; nous nous écrions dans nos moments d'abattement et de faiblesse que l'homme a une autre destinée que les Etats, et nous aspirons à des biens inconnus dans un monde invisible.... Parfaitement calme et fort, le Bédouin ne connaît pas ces vagues et maladives aspirations vers un avenir meilleur; son esprit gai, expansif, insouciant, serein comme son ciel, ne comprendrait rien à nos soucis, à nos douleurs, à nos confuses espérances. De notre côté, avec notre ambition illimitée dans la pensée, dans les désirs, dans le mouvement de l'imagination, cette vie calme du Désert nous semblerait insupportable par sa monotonie et son uniformité, et nous préférerions bientôt notre surexcitation habituelle, nos misères, nos souffrances, nos sociétés troublées et notre civilisation en travail à tous les avantages que possèdent les Bédouins dans leur immuable sérénité.
C'est qu'il existe entre eux et nous une différence énorme. Nous sommes trop riches d'imagination pour goûter le repos de l'esprit; mais c'est aussi à l'imagination que nous devons notre progrès, c'est elle qui nous a donné notre supériorité relative. Là où elle manque, le progrès est impossible: quand on veut perfectionner la vie civile et développer les relations des hommes entre eux, il faut avoir présente à l'esprit l'image d'une société plus parfaite que celle qui existe. Or les Arabes, en dépit d'un préjugé accrédité, n'ont que fort peu d'imagination. Ils ont le sang plus impétueux, plus bouillant que nous, ils ont des passions plus fougueuses, mais c'est en même temps le peuple le moins inventif du monde. Pour s'en convaincre on n'a qu'à examiner leur religion et leur littérature. Avant qu'ils fussent devenus musulmans, ils avaient leurs dieux, représentants des corps célestes; mais jamais ils n'ont eu de mythologie, comme les Indiens, les Grecs, les Scandinaves. Leurs dieux n'avaient point de passé, point d'histoire, et personne n'a songé à leur en composer une. Quant à la religion prêchée par Mahomet, simple monothéisme auquel sont venues se joindre quelques institutions, quelques cérémonies empruntées au judaïsme et à l'ancien culte païen, c'est sans contredit de toutes les religions positives la plus simple et la plus dénuée de mystères; la plus raisonnable et la plus épurée, diraient ceux qui excluent le surnaturel autant que possible, et qui bannissent du culte les démonstrations extérieures et les arts plastiques. Dans la littérature, même absence d'invention, même prédilection pour le réel et le positif. Les autres peuples ont produit des épopées où le surnaturel joue un grand rôle. La littérature arabe n'a point d'épopée; elle n'a même pas de poésie narrative; exclusivement lyrique et descriptive, cette poésie n'a jamais exprimé autre chose que le côté poétique de la réalité. Les poètes arabes décrivent ce qu'ils voyent et ce qu'ils éprouvent; mais ils n'inventent rien, et si parfois ils se permettent de le faire, leurs compatriotes, au lieu de leur en savoir gré, les traitent tout crûment de menteurs. L'aspiration vers l'infini, vers l'idéal, leur est inconnue, et ce qui, déjà dans les temps les plus reculés, importe le plus à leurs yeux, c'est la justesse et l'élégance de l'expression, c'est le côté technique de la poésie[15]. L'invention est si rare dans leur littérature, que, lorsqu'un y rencontre un poème ou un conte fantastique, on peut presque toujours affirmer d'avance, sans craindre de se tromper, qu'une telle production n'est pas d'origine arabe, que c'est une traduction. Ainsi, dans les Mille et une nuits, tous les contes de fées, ces gracieuses productions d'une imagination fraîche et riante qui ont charmé notre adolescence, sont d'origine persane ou indienne; dans cet immense recueil les seuls récits vraiment arabes, ce sont les tableaux de mœurs, les anecdotes empruntées à la vie réelle. Enfin, lorsque les Arabes, établis dans d'immenses provinces conquises à la pointe du sabre, se sont occupés de matières scientifiques, ils ont montré la même absence de puissance créatrice. Ils ont traduit et commenté les ouvrages des anciens; ils ont enrichi certaines spécialités par des observations patientes, exactes, minutieuses; mais ils n'ont rien inventé, on ne leur doit aucune idée grande et féconde.
Il existe ainsi entre les Arabes et nous des différences fondamentales. Peut-être ont-ils plus d'élévation dans le caractère, plus de véritable grandeur d'âme, et un sentiment plus vif de la dignité humaine; mais ils ne portent pas en eux le germe du développement et du progrès, et, avec leur besoin passionné d'indépendance personnelle, avec leur manque absolu d'esprit politique, ils semblent incapables de se plier aux lois de la société. Ils l'ont essayé, toutefois: arrachés par un prophète à leurs déserts et lancés par lui à la conquête du monde, ils l'ont rempli du bruit de leurs exploits; enrichis par les dépouilles de vingt provinces, ils ont appris à connaître les jouissances du luxe; par suite du contact avec les peuples qu'ils avaient vaincus, ils ont cultivé les sciences, et ils se sont civilisés autant que cela leur était possible. Cependant, même après Mahomet, une période assez longue s'est écoulée avant qu'ils perdissent leur caractère national. Quand ils arrivèrent en Espagne, ils étaient encore les vrais fils du Désert, et il était dans la nature des choses que, sur les bords du Tage ou du Guadalquivir, ils ne songeassent d'abord qu'à poursuivre les luttes de tribu à tribu, de peuplade à peuplade, commencées en Arabie, en Syrie, en Afrique. Ce sont ces guerres qui doivent nous occuper d'abord, et pour les bien comprendre il nous faut remonter jusqu'à Mahomet.
II.
Une infinité de tribus, les unes sédentaires, le plus grand nombre constamment nomades, sans communauté d'intérêts, sans centre commun, ordinairement en guerre les unes avec les autres, voilà l'Arabie au temps de Mahomet.
Si la bravoure suffisait pour rendre un peuple invincible, les Arabes l'auraient été. Nulle part l'esprit guerrier n'était plus général. Sans la guerre point de butin, et c'est le butin surtout qui fait vivre les Bédouins[16]. Et puis c'était pour eux un bonheur enivrant que de manier la lance brune et flexible, ou la lame étincelante; de fendre les crânes ou de trancher les cols à leurs adversaires; d'écraser la tribu ennemie, comme la pierre écrase le blé; d'immoler des victimes, non de celles dont l'offrande plaît au ciel[17]. La bravoure dans les combats, c'était le meilleur titre aux éloges des poètes et à l'amour des femmes. Celles-ci avaient pris quelque chose de l'esprit martial de leurs frères et de leurs époux. Marchant à l'arrière-garde, elles soignaient les blessés, et encourageaient les guerriers en récitant des vers empreints d'une sauvage énergie. «Courage, disaient-elles alors, courage, défenseurs des femmes! Frappez du tranchant de vos glaives!... Nous sommes les filles de l'étoile du matin; nos pieds foulent des coussins moelleux; nos cols sont ornés de perles, nos cheveux parfumés de musc. Les braves qui font face à l'ennemi, nous les pressons dans nos bras; les lâches qui fuient, nous les délaissons, et nous leur refusons notre amour[18].»
Cependant un observateur attentif aurait pu s'apercevoir aisément de l'extrême faiblesse de cette contrée; faiblesse qui provenait du manque absolu d'unité et de la rivalité permanente des diverses tribus. L'Arabie aurait été infailliblement subjuguée par un conquérant étranger, si elle n'eût été trop pauvre pour mériter la peine d'être conquise. «Que trouve-t-on chez vous? disait le roi de Perse à un prince arabe qui lui demandait des soldats et lui offrait la possession d'une grande province. Que trouve-t-on chez vous? Des brebis, des chameaux. Je ne veux pas, pour si peu de chose, aventurer dans vos déserts une armée persane.»
A la fin, cependant, l'Arabie fut conquise; mais elle le fut par un Arabe, par un homme extraordinaire, par Mahomet.
Peut-être l'Envoyé de Dieu, comme il s'appelait, n'était-il pas supérieur à ses contemporains; mais ce qui est certain, c'est qu'il ne leur ressemblait pas. D'une constitution délicate, impressionnable et extrêmement nerveuse, constitution qu'il avait héritée de sa mère; doué d'une sensibilité exagérée et maladive; mélancolique, silencieux, aimant les promenades sans fin et les longues rêveries du soir dans les vallées les plus solitaires, toujours tourmenté par une inquiétude vague, pleurant et sanglotant comme une femme quand il était indisposé, sujet à des attaques d'épilepsie, manquant de courage sur le champ de bataille, son caractère formait un bizarre contraste avec celui des Arabes, ces hommes robustes, énergiques et belliqueux, qui ne comprenaient rien à la rêverie et regardaient comme une faiblesse honteuse qu'un homme pleurât, fût-ce même sur la perte des objets de sa plus tendre affection. En outre, Mahomet avait plus d'imagination que ses compatriotes, et il avait l'âme profondément pieuse. Avant que des rêves d'ambition mondaine vinssent altérer la pureté primitive de son cœur, la religion était tout pour lui; elle absorbait toutes ses pensées, toutes les facultés de son esprit. C'était par là surtout qu'il se distinguait de la masse.
Il en est des peuples comme des individus: les uns sont essentiellement religieux, les autres ne le sont pas. Chez certaines personnes la religion est le fond de leur être, si bien que, lorsque leur raison se révolte contre les croyances dans lesquelles elles sont nées, elles se créent un système philosophique bien plus incompréhensible, bien plus mystérieux, que ces croyances mêmes. Des peuples entiers vivent ainsi pour la religion et par elle; elle est leur unique consolation et leur unique espoir. L'Arabe, au contraire, n'est pas religieux de sa nature, et, sous ce rapport, il y a entre lui et les autres peuples qui ont adopté l'islamisme, une énorme différence. Il ne faut pas s'en étonner. Considérée dans sa source, la religion a plus de prise sur l'imagination que sur l'esprit, et chez l'Arabe, comme nous l'avons remarqué, ce n'est pas l'imagination qui prédomine. Voyez les Bédouins d'aujourd'hui! Quoique musulmans de nom, ils se soucient médiocrement des préceptes de l'islamisme; au lieu de prier cinq fois par jour, comme la religion le leur ordonne, ils ne prient jamais[19]. Le voyageur européen qui les a connus le mieux, atteste que c'est le peuple le plus tolérant de l'Asie[20]. Leur tolérance date de loin, car un peuple aussi jaloux de sa liberté admet difficilement la tyrannie en matière de foi. Au IVe siècle, Marthad, roi du Yémen, avait coutume de dire: «Je règne sur les corps, et non sur les opinions. J'exige de mes sujets qu'ils obéissent à mon gouvernement; quant à leurs doctrines, c'est au Dieu créateur à les juger[21].» L'empereur Frédéric II n'eût pas dit mieux. Cette tolérance, du reste, tenait de près à l'indifférence, au scepticisme. Le fils et successeur de Marthad avait professé d'abord le judaïsme, puis le christianisme, et finit par flotter incertain entre ces deux religions[22].
Au temps de Mahomet, trois religions se partageaient l'Arabie: celle de Moïse, celle du Christ, et le polythéisme. Les tribus juives étaient les seules peut-être qui fussent sincèrement attachées à leur culte, les seules aussi qui fussent intolérantes. Les persécutions sont rares dans l'ancienne histoire de l'Arabie, mais ce sont ordinairement des juifs qui s'en sont rendus coupables. Le christianisme ne comptait pas beaucoup d'adeptes, et ceux qui le professaient n'en avaient qu'une connaissance très-superficielle. Le calife Alî n'exagérait pas trop quand il disait en parlant d'une tribu parmi laquelle cette religion avait cependant jeté le plus de racines: «Les Taghlib ne sont pas chrétiens; ils n'ont emprunté au christianisme que la coutume de boire du vin[23].» Le fait est que cette religion renfermait trop de mystères et de miracles pour plaire à ce peuple positif et railleur. Les évêques qui, vers l'an 513, voulurent convertir Mondhir III, roi de Hîra, en firent l'épreuve. Quand le roi les eut écoutés attentivement, un de ses officiers vint lui dire un mot à l'oreille. Tout à coup Mondhir tombe dans une profonde tristesse, et comme les prélats lui en demandent respectueusement la cause: «Hélas! leur dit-il; quelle nouvelle funeste!... J'apprends que l'archange Michel vient de mourir!—Mais non, prince, on vous trompe; un ange est immortel.—Eh quoi! vous voulez bien me persuader que Dieu même a subi la mort[24].»
Les idolâtres, enfin, qui formaient la majeure partie de la nation, qui avaient des divinités particulières à chaque tribu et presque à chaque famille, et qui admettaient un Dieu suprême, Allâh, auprès duquel les autres divinités étaient des intercesseurs,—les idolâtres avaient un certain respect pour leurs devins et pour leurs idoles; cependant ils massacraient les devins si leurs prédictions ne s'accomplissaient pas ou s'ils s'avisaient de les dénoncer, trompaient les idoles en leur sacrifiant une gazelle quand ils leur avaient promis une brebis, et les injuriaient s'ils ne répondaient pas à leurs désirs, à leurs espérances. Quand Amrolcais se mit en marche pour aller venger la mort de son père sur les Beni-Asad, il s'arrêta dans le temple de l'idole Dhou-'l-Kholosa pour consulter le sort au moyen de trois flèches, appelées l'ordre, la défense, l'attente. Ayant tiré la défense, il recommença. La défense sortit trois fois de suite. Alors, brisant les flèches et jetant les morceaux à la tête de l'idole: «Misérable! s'écria-t-il; si c'était ton père qui eût été tué, tu ne défendrais pas d'aller le venger!»
En général la religion, quelle qu'elle fût, tenait peu de place dans la vie de l'Arabe, absorbé par les intérêts de cette terre, par les combats, le vin, le jeu et l'amour. «Jouissons du présent, disaient les poètes, car bientôt la mort nous atteindra[25],» et telle était en réalité la devise des Bédouins. Ces mêmes hommes qui s'enthousiasmaient si facilement pour une noble action ou un beau poème, restaient d'ordinaire indifférents et froids quand on leur parlait religion. Aussi leurs poètes, fidèles interprètes des sentiments de la nation, n'en parlent-ils presque jamais. Ecoutons Tarafa! «Dès le matin, quand tu te présenteras, dit-il, je t'offrirai une coupe pleine de vin; et, aurais-tu déjà savouré cette liqueur à longs traits, n'importe, tu recommenceras avec moi. Les compagnons de mes plaisirs sont de nobles jeunes gens, dont les visages brillent comme des étoiles. Chaque soir, une chanteuse, parée d'une robe rayée et d'une tunique couleur de safran, vient embellir notre société. Son vêtement est ouvert sur sa gorge. Elle laisse les mains amoureuses se promener librement sur ses appas.... Je me suis livré au vin et aux plaisirs; j'ai vendu ce que je possédais; j'ai dissipé les biens que j'avais acquis moi-même et ceux dont j'avais hérité. Censeur qui blâmes ma passion pour les plaisirs et les combats, as-tu le moyen de me rendre immortel? Si ta sagesse ne peut éloigner de moi l'instant fatal, laisse-moi donc prodiguer tout pour jouir, avant que le trépas m'atteigne. L'homme qui a des inclinations généreuses s'abreuve à longs traits pendant sa vie. Demain, censeur rigide, quand nous mourrons l'un et autre, nous verrons qui de nous deux sera consumé d'une soif ardente.»
Un petit nombre de faits avait prouvé, cependant, que les Arabes, et surtout les Arabes sédentaires, n'étaient pas inaccessibles à l'enthousiasme religieux. C'est ainsi que les vingt mille chrétiens de la ville de Nedjrân, ayant à choisir entre le bûcher et le judaïsme, avaient mieux aimé périr dans les flammes que d'abjurer leur foi. Mais le zèle était l'exception; l'indifférence, ou du moins la tiédeur, était la règle.
La tâche que Mahomet s'était imposée en se déclarant prophète, serait donc doublement difficile. Il ne pouvait pas se borner à démontrer la vérité des doctrines qu'il prêchait. Il devait avant tout triompher de l'indolence de ses compatriotes; il lui fallait éveiller chez eux le sentiment religieux, leur persuader que la religion n'est pas une chose indifférente, une chose dont on pourrait se passer à la rigueur. Il lui fallait, en un mot, transformer, métamorphoser, une nation sensuelle, sceptique et railleuse. Une entreprise aussi difficile aurait rebuté tout autre moins convaincu de la vérité de sa mission. Mahomet ne recueillit partout que plaisanteries et injures. Les Mecquois, ses concitoyens, le plaignaient ou le raillaient; on le considérait tantôt comme un poète inspiré par un démon, tantôt comme un devin, un magicien, un fou. «Voici le fils d'Abdallâh qui vient nous apporter des nouvelles du ciel,» se disait-on quand on le voyait venir. Quelques-uns lui proposaient, avec une bonhomie apparente, de faire venir à leurs frais des médecins qui tâcheraient de le guérir. On jetait sur lui des ordures. Quand il sortait de chez lui, il trouvait son chemin couvert de branches d'épines. On lui prodiguait les épithètes de fourbe et d'imposteur. Ailleurs il n'avait pas été plus heureux. A Tâïf il avait exposé sa doctrine devant les chefs assemblés. Là aussi on s'était moqué de lui. «Dieu ne pouvait-il donc trouver un apôtre meilleur que toi?» lui dit l'un. «Je ne veux pas discourir avec toi, ajouta un autre. Si tu es un prophète, tu es un trop grand personnage pour que j'ose te répondre; si tu es un imposteur, tu ne mérites pas que je te parle.» Le désespoir dans l'âme, Mahomet avait quitté l'assemblée, poursuivi par les cris et les injures de la populace qui lui lançait des pierres.
Plus de dix ans se passèrent ainsi. La secte était encore peu nombreuse et tout semblait indiquer que la nouvelle religion finirait par disparaître sans laisser de traces, lorsque Mahomet trouva un appui inespéré parmi les Aus et les Khazradj, deux tribus qui, vers la fin du Ve siècle, avaient enlevé la possession de Médine à des tribus juives.
Les Mecquois et les Médinois se haïssaient parce qu'ils appartenaient à des races ennemies. Il y en avait deux en Arabie: celle des Yéménites et celle des Maäddites. Les Médinois appartenaient à la première. A la haine les Mecquois joignaient le mépris. Aux yeux des Arabes qui jugeaient la vie pastorale et le commerce les seules occupations dignes d'un homme libre, cultiver la terre était une profession avilissante. Or, les Médinois étaient agriculteurs, et les Mecquois, marchands. Et puis il y avait quantité de juifs à Médine; plusieurs familles des Aus et des Khazradj avaient adopté cette religion, que les anciens maîtres de la ville, maintenant réduits à la condition de clients, avaient conservée. Aussi, quoique la majeure partie des deux tribus dominantes semble avoir été idolâtre comme les Mecquois, ceux-ci regardaient toute la population comme juive, et la méprisaient par conséquent.
Quant à Mahomet, il partageait les préventions de ses concitoyens contre les Yéménites et les agriculteurs. On raconte qu'en entendant quelqu'un réciter ce vers: «Je suis Himyarite; mes ancêtres n'étaient ni de Rabîa ni de Modhar,» Mahomet lui dit: «Tant pis pour toi! Cette origine t'éloigne de Dieu et de son Prophète[26]!» On dit aussi qu'en voyant le soc d'une charrue dans la demeure d'un Médinois, il dit à ce dernier: «Jamais un tel objet n'entre dans une maison sans que la honte y entre en même temps[27].» Mais désespérant de convertir à sa doctrine les marchands et les nomades de sa propre race, et croyant sa vie menacée depuis que son oncle et son protecteur, Abou-Tâlib, était mort, force lui fut d'oublier ses préjugés et d'accepter tout appui, de quelque côté qu'il lui vînt. Il reçut donc avec joie les ouvertures des Arabes de Médine, pour lesquels les tracasseries et les persécutions qu'il avait éprouvées de la part des Mecquois, étaient sa meilleure recommandation et son plus beau titre.
Le grand serment d'Acaba unit pour toujours la fortune des Médinois à celle de Mahomet. Brisant un lien que les Arabes respectent plus qu'aucun autre, le Prophète se sépara de sa tribu, vint s'établir à Médine avec ses sectateurs de la Mecque qui prirent dès lors le nom de Réfugiés, déchaîna contre ses contribules la verve mordante des poètes médinois, et proclama la guerre sainte. Animés par un zèle enthousiaste et méprisant la mort parce qu'ils étaient sûrs d'aller en paradis s'ils étaient tués par les idolâtres, les Aus et les Khazradj, désormais confondus sous le nom de Défenseurs, firent des prodiges de vaillance. La lutte entre eux et les païens de la Mecque se prolongea pendant huit ans. Dans cet intervalle, la terreur que les armes musulmanes répandaient partout, décida plusieurs tribus à adopter les nouvelles croyances; mais les conversions spontanées, sincères et durables furent peu nombreuses. Enfin la conquête de la Mecque vint mettre le sceau à la puissance de Mahomet. Ce jour-là les Médinois s'étaient promis de faire payer cher à ces orgueilleux marchands leur insupportable mépris. «C'est aujourd'hui le jour du carnage, le jour où rien ne sera respecté!» avait dit le chef des Khazradj. L'espoir des Médinois fut déçu: Mahomet ôta à ce chef son commandement et prescrivit à ses généraux d'user de la plus grande modération. Les Mecquois assistèrent en silence à la destruction des idoles de leur temple, véritable panthéon de l'Arabie qui renfermait trois cent soixante divinités qu'adoraient autant de tribus, et, la rage dans le cœur, ils reconnurent dans Mahomet l'Envoyé de Dieu, en se promettant intérieurement de se venger un jour de ces rustres, de ces juifs de Médine, qui avaient eu l'insolence de les vaincre.
Après la prise de la Mecque, les tribus encore idolâtres éprouvèrent bientôt que la résistance était désormais inutile, et la menace d'une guerre d'extermination leur fit adopter l'islamisme, que les généraux de Mahomet leur prêchaient le Coran dans une main et le sabre dans l'autre. Une conversion assez remarquable fut celle des Thakîf, tribu qui habitait Tâïf et qui auparavant avait chassé le Prophète à coups de pierres. Par la bouche de leurs députés ils lui annoncèrent qu'ils étaient prêts à se faire musulmans, mais à condition qu'ils garderaient pendant trois ans encore leur idole Lât et qu'ils ne prieraient pas. «Trois ans d'idolâtrie, c'est trop long; et qu'est-ce qu'une religion sans prières?» leur dit Mahomet. Alors les députés réduisirent leurs demandes; on marchanda longtemps; enfin les deux parties contractantes s'arrêtèrent à des conditions telles que celles-ci: les Thakîf ne payeraient point de dîme, ne prendraient point de part à la guerre sainte, ne se prosterneraient point pendant la prière, conserveraient Lât une année encore, et, ce terme passé, ils ne seraient pas obligés de briser cette idole de leurs propres mains. Cependant Mahomet conservait quelques scrupules; il craignait le «qu'en dira-t-on?» «Qu'une telle considération ne vous arrête pas, lui dirent alors les députés. Si les Arabes vous demandent pourquoi vous avez conclu un tel traité, vous n'avez qu'à leur dire: Dieu me l'a ordonné.» Cet argument ayant paru péremptoire au Prophète, il se mit aussitôt à dicter un acte qui commençait ainsi: «Au nom de Dieu clément et miséricordieux! Par cet acte il a été convenu entre Mahomet, l'Envoyé de Dieu, et les Thakîf, que ceux-ci ne seront obligés ni à payer la dîme,—ni à prendre part à la guerre sainte»....
Ayant dicté ces paroles, la honte et le remords empêchèrent Mahomet de poursuivre. «Ni à se prosterner pendant la prière,» dit alors l'un des députés. Et comme Mahomet persistait à garder le silence: «Ecris cela, c'est convenu,» reprit le Thakîfite en s'adressant à l'écrivain. Celui-ci regarda le Prophète, de qui il attendait un ordre. En ce moment le fougueux Omar, jusque-là témoin muet de cette scène si blessante pour l'honneur du Prophète, se leva, et tirant son épée:
—Vous avez souillé le cœur du Prophète, s'écria-t-il; que Dieu remplisse les vôtres de feu!
—Ce n'est pas à vous que nous parlons, reprit le député thakîfite sans s'émouvoir; nous parlons à Mahomet.
—Eh bien! dit alors le Prophète, je ne veux pas d'un tel traité. Vous avez à embrasser l'islamisme purement et simplement, et à en observer tous les préceptes sans exception; sinon, préparez-vous à la guerre.
—Au moins permettez-nous de garder Lât pendant six mois encore, dirent les Thakîfites désappointés.
—Non.
—Pendant un mois donc.
—Pas même pendant une heure.
Et les députés retournèrent vers leur tribu, accompagnés de soldats musulmans qui détruisirent Lât au milieu des lamentations et des cris de désespoir des femmes[28].
Pourtant cette conversion étrange fut la plus durable de toutes. Lorsque plus tard l'Arabie entière abjura l'islamisme, les Thakîfites y restèrent fidèles. Que faut-il donc penser des autres conversions?
Pour apostasier on n'attendait que la mort de Mahomet. Plusieurs provinces ne purent même patienter jusque-là; la nouvelle du déclin de la santé de Mahomet suffit pour faire éclater la révolte dans le Nadjd, dans le Yémâma, dans le Yémen. Chacune de ces trois provinces eut son soi-disant prophète, émule et rival de Mahomet, et sur son lit de mort ce dernier apprit que, dans le Yémen, le chef de l'insurrection, Aihala-le-Noir, seigneur qui joignait à d'immenses richesses une éloquence entraînante, avait chassé les officiers musulmans, et pris Nadjrân, Sanâ, tout le Yémen enfin.
Ainsi l'immense édifice chancelait déjà lorsque Mahomet rendit le dernier soupir (632). Sa mort fut le signal d'une insurrection formidable et presque universelle. Partout les insurgés eurent le dessus; chaque jour on vit arriver à Médine des officiers musulmans, des Réfugiés et des Défenseurs, que les rebelles avaient chassés de leurs districts, et les tribus les plus rapprochées s'apprêtaient à venir mettre le siège devant Médine.
Digne successeur de Mahomet et plein de confiance dans les destinées de l'islamisme, le calife Abou-Becr ne faiblit pas un seul instant au milieu de la gravité du péril. Il n'avait point d'armée. Fidèle à la volonté de Mahomet, il l'avait envoyée en Syrie, malgré les représentations des musulmans qui, prévoyant les dangers qui les menaçaient, l'avaient supplié d'ajourner cette expédition. «Je ne révoquerai point un ordre qu'a donné le Prophète, avait-il dit. Quand Médine devrait rester exposée à l'invasion des bêtes féroces, il faut que ces troupes exécutent la volonté de Mahomet.» S'il eût consenti à transiger, il aurait pu acheter par quelques concessions la neutralité ou l'alliance de plusieurs tribus du Nadjd, dont les députés vinrent lui dire que, s'il voulait les exempter de l'impôt, elles continueraient de faire les prières musulmanes. Les principaux musulmans étaient d'avis de ne point rebuter ces députés. Seul Abou-Becr répudia toute idée de transaction, comme indigne de la sainte cause qu'ils avaient à défendre. «La loi de l'islamisme, dit-il, est une et indivisible, et n'admet pas de distinction entre les préceptes.»—«Il a plus de foi à lui seul que nous tous ensemble,» dit alors Omar. Il disait vrai; le secret de la force et de la grandeur du premier calife était là. D'après le témoignage de Mahomet lui-même, tous ses disciples avaient hésité un instant avant de reconnaître sa mission, à l'exception d'Abou-Becr. Sans posséder une originalité bien marquée, sans être un grand homme, il était l'homme de la situation; il possédait ce qui avait donné autrefois la victoire à Mahomet et ce qui manquait à ses ennemis: une conviction inébranlable.
Il y eut peu d'ensemble dans l'attaque des insurgés, déjà divisés entre eux et s'égorgeant les uns les autres. Abou-Becr, qui avait fait armer tous les hommes en état de combattre, eut le temps d'accabler les tribus les plus voisines. Puis, quand les tribus fidèles du Hidjâz eurent fourni leurs contingents en hommes et en chevaux, et que l'armée principale fut revenue du nord, rapportant de son expédition un butin considérable, il prit hardiment l'offensive, et partagea son armée en plusieurs divisions, qui, peu nombreuses au moment du départ, se grossirent en route par l'adjonction d'une foule d'Arabes que la peur ou l'espoir du pillage ramena sous les bannières musulmanes. Dans le Nadjd, Khâlid, aussi sanguinaire qu'intrépide, attaqua les hordes de Tolaiha, qui auparavant comptait pour mille hommes dans une armée, mais qui, cette fois, oubliant son devoir de guerrier et ne se souvenant que de son rôle de prophète, attendait, loin du champ de bataille et enveloppé dans son manteau, des inspirations du ciel. Longtemps il attendit en vain; mais quand ses troupes commencèrent à lâcher pied, il reçut l'inspiration. «Faites comme moi, si vous pouvez,» cria-t-il à ses compagnons, et, sautant sur son cheval, il s'enfuit à toute bride. Ce jour-là les vainqueurs ne firent point de prisonnier. «Détruisez les apostats sans pitié, par le fer, par le feu, par tous les genres de supplices!» voilà les instructions qu'Abou-Becr avait données à Khâlid.
Précédé par le bruit de ses victoires et de ses cruautés, Khâlid marcha contre Mosailima, le prophète du Yémâma, qui venait de battre deux armées musulmanes l'une après l'autre. La mêlée fut terrible. D'abord les insurgés eurent l'avantage; ils pénétrèrent même jusque dans la tente de Khâlid. Cependant ce général réussit à les rejeter dans la plaine qui séparait les deux camps. Après plusieurs heures d'une résistance opiniâtre, les insurgés sont enfoncés de toutes parts. «Au clos, au clos!» crient-ils, et ils se retirent vers un vaste terrain ceint d'un mur épais et muni d'une porte solide. Les musulmans les suivent, altérés de sang. Avec une audace inouïe, deux d'entre eux enjambent la muraille et se laissent tomber dans l'intérieur du clos pour en ouvrir la porte. L'un, criblé de blessures, succombe à l'instant; l'autre, plus heureux, arrache la clef et la jette par-dessus le mur à ses compagnons. La porte s'ouvre, les musulmans entrent comme un torrent. Alors une horrible boucherie commence dans cette arène où la fuite n'était pas possible. Dans ce Clos de la mort, les insurgés, au nombre de dix mille, sont massacrés jusqu'au dernier.
Tandis que le farouche Khâlid noyait ainsi l'insurrection de l'Arabie centrale dans des torrents de sang, d'autres généraux en faisaient autant dans les provinces du midi. Dans le Bahrain le camp des Bacrites fut surpris pendant une orgie: ils furent passés au fil de l'épée. Quelques-uns, cependant, qui avaient eu le temps de fuir, atteignirent le rivage de la mer et se réfugièrent dans l'île de Dârain. Bientôt les musulmans vinrent les y traquer, et les égorgèrent tous. Même carnage dans l'Omân et dans le Mahra, dans le Yémen et dans le Hadhramaut. Ici les débris des bandes d'Aihala-le-Noir, après avoir en vain demandé quartier au général musulman, furent exterminés; là le commandant d'une forteresse ne put obtenir, en se rendant, rien autre chose qu'une promesse d'amnistie pour dix personnes; tout le reste de la garnison eut la tête tranchée; ailleurs une route entière fut longtemps empestée par les émanations putrides qui s'exhalaient des innombrables cadavres des insurgés.
Si ces mares de sang ne convainquirent pas les Arabes de la vérité de la religion prêchée par Mahomet, ils reconnurent du moins dans l'islamisme une puissance irrésistible et en quelque sorte surnaturelle. Décimés par le glaive, frappés d'épouvante et de stupeur, ils se résignèrent à être musulmans, ou du moins à le paraître; et le calife, pour ne pas leur laisser le temps de revenir de leur effroi, les lança aussitôt sur l'empire romain et la Perse, c'est-à-dire sur deux Etats faciles à conquérir parce qu'ils étaient déchirés depuis longtemps par la discorde, énervés par la servitude, ou gangrenés par tous les raffinements de la corruption. D'immenses richesses et de vastes domaines dédommagèrent les Arabes de leur soumission à la loi du Prophète de la Mecque.
Il ne fut plus question d'apostasie;—l'apostasie, c'était la mort; sur ce point-là la loi de Mahomet est inexorable;—mais aussi il fut rarement question de piété sincère, de zèle pour la foi. Par les moyens les plus horribles et les plus atroces, on avait obtenu des Bédouins leur conversion apparente; c'était beaucoup, c'était tout ce qu'on avait le droit d'attendre de la part de ces infortunés qui avaient vu périr leurs pères, leurs frères et leurs enfants sous le glaive de Khâlid ou d'autres pieux bourreaux, ses émules. Pendant longtemps les masses, neutralisant par leur résistance passive les mesures que prenaient les musulmans fervents pour les instruire, ne connurent pas les préceptes de la religion et ne se soucièrent nullement de les connaître. Sous le califat d'Omar Ier, un vieil Arabe était convenu avec un jeune homme qu'il lui céderait sa femme de deux nuits l'une, et qu'en retour le jeune homme garderait son troupeau. Ce pacte singulier étant venu aux oreilles du calife, il fit comparaître ces deux hommes et leur demanda s'ils ne savaient pas que l'islamisme défendait de partager sa femme avec un autre. Ils jurèrent qu'ils n'en savaient rien[29]. Un autre avait épousé deux sœurs. «Ne savais-tu pas, lui demanda le calife, que la religion ne permet pas de faire ce que tu as fait?—Non, lui répondit l'autre, je l'ignorais complétement, et j'avoue que je ne vois rien de répréhensible dans l'acte que vous blâmez.—Le texte de la loi est formel, cependant. Répudie sur-le-champ l'une des deux sœurs, ou je te coupe la tête.—Parlez-vous sérieusement?—Très-sérieusement.—Eh bien, c'est alors une détestable religion que celle qui défend de telles choses, et jamais je n'en ai retiré aucun avantage!» Le malheureux ne se doutait pas, tant son ignorance était grande, qu'en parlant de la sorte il s'exposait à être décapité comme blasphémateur ou comme apostat[30]. Un siècle plus tard, aucune des tribus arabes établies en Egypte ne savait encore ce que le Prophète avait permis ou défendu; on s'entretenait avec enthousiasme du bon vieux temps, des guerres et des héros du paganisme, mais quant à la religion, nul ne s'avisait d'en parler[31]. Vers la même époque, les Arabes cantonnés dans le nord de l'Afrique étaient à peu près dans le même cas. Ces bonnes gens buvaient du vin, sans se douter le moins du monde que Mahomet eût interdit cette liqueur. Ils furent bien étonnés quand des missionnaires envoyés par le calife Omar II vinrent le leur apprendre[32]. Il y avait même des musulmans qui ne connaissaient du Coran que les paroles: «Au nom de Dieu clément et miséricordieux[33].»
Le zèle pour la foi aurait-il été plus grand, si les moyens employés pour la conversion eussent été moins exécrables? Cela est possible, mais nullement certain. En tout temps il a été extrêmement difficile de vaincre chez les Bédouins leur tiédeur pour la religion. De nos jours les Wahabites, cette secte rigide et austère qui proscrit le luxe et les superstitions dont l'islamisme a été souillé par laps de temps; cette secte qui a pris pour devise: «le Coran, et rien que le Coran,» de même que Luther avait pris pour la sienne: «la Bible, et rien que la Bible;»—de nos jours les Wahabites ont aussi essayé, mais en vain, d'arracher les Bédouins à leur indifférence religieuse. Ils ont rarement usé de violence, et ils ont trouvé des partisans dévoués parmi les Arabes sédentaires, mais non pas parmi les Bédouins, qui ont conservé le caractère arabe dans sa pureté. Quoiqu'ils partageassent les vues politiques des novateurs, quoique les tribus placées plus immédiatement sous le contrôle des Wahabites fussent obligées d'observer avec plus de régularité les devoirs de la religion, et qu'il y eût même des personnes qui, pour servir leurs intérêts, prenaient une apparence de zèle, voire de fanatisme,—les Bédouins ne devinrent pas plus religieux au fond; et aussitôt que la puissance des Wahabites a été anéantie par Mohammed-Alî, ils se sont hâtés de mettre un terme à des cérémonies qui les ennuyaient mortellement[34]. «Aujourd'hui, dit un voyageur moderne, il y a peu ou point de religion dans le Désert; personne ne s'y soucie des lois du Coran[35].»
Du reste, si les Arabes acceptaient la révolution comme un fait accompli sur lequel il était impossible de revenir, ils ne pardonnèrent pas à ceux qui l'avaient faite, et n'acceptèrent pas non plus la hiérarchie sociale qui en résultait. Leur opposition prit donc un autre caractère: d'une lutte de principes, elle devint une querelle de personnes.
Jusqu'à un certain point les familles nobles, c'est-à-dire celles qui, pendant plusieurs générations, avaient été à la tête de leurs tribus, ne perdirent pas par suite de la révolution. Il est vrai que l'opinion de Mahomet sur l'existence de la noblesse avait été chancelante. Tantôt il avait prêché l'égalité complète, tantôt il avait reconnu la noblesse. Il avait dit: «Plus de fierté païenne; plus d'orgueil fondé sur les ancêtres! Tous les hommes sont enfants d'Adam, et Adam a été formé de poussière; le plus estimable aux yeux de Dieu est celui qui le craint davantage[36].» Il avait dit encore: «Les hommes sont égaux comme les dents d'un peigne; la force de la constitution fait seule la supériorité des uns sur les autres[37].» Mais il avait dit aussi: «Ceux qui étaient nobles sous le paganisme restent nobles sous l'islamisme, pourvu qu'ils rendent hommage à la véritable sagesse» (c'est-à-dire, pourvu qu'ils se fassent musulmans)[38]. Ainsi Mahomet eut parfois la velléité d'abolir la noblesse; mais il ne le put ou ne l'osa pas. La noblesse subsista donc, conserva ses prérogatives, et resta à la tête des tribus; car Mahomet, loin de songer à faire des Arabes une véritable nation—ce qui eût été impossible—avait maintenu l'organisation en tribus; il l'avait présentée comme émanant de Dieu même[39], et chacune de ces petites sociétés ne vivait que pour soi, ne s'occupait que de soi, n'avait d'affaires que celles qui la touchaient. Dans la guerre elles formaient autant de corps séparés, dont chacun avait son drapeau, que portait le chef ou un guerrier désigné par lui[40]; dans les villes chaque tribu avait son propre quartier[41], son propre caravansérai[42], et même son propre cimetière[43].
A vrai dire le droit de nommer les chefs de tribu appartenait au calife; mais il faut distinguer ici entre le droit et le fait. D'abord le calife ne pouvait donner le commandement d'une tribu qu'à une personne qui en fît partie; car les Arabes n'obéissaient qu'à contre-cœur à un étranger, ou ne lui obéissaient pas du tout. Aussi Mahomet et Abou-Becr s'étaient-ils presque toujours conformés à cet usage[44]; ils investissaient de leur autorité les hommes dont l'influence personnelle était déjà reconnue, et sous Omar, on voit les Arabes exiger comme un droit de n'avoir pour chefs que des contribules[45]. Mais d'ordinaire les tribus élisaient elles-mêmes leurs chefs[46], et le calife se bornait à confirmer leur choix[47]; coutume qui, dans le siècle où nous sommes, a été observée aussi par le prince Wahabite[48].
L'ancienne noblesse avait donc conservé sa position; mais au-dessus d'elle s'en était élevée une autre. Mahomet et ses deux successeurs immédiats avaient confié les postes les plus importants, tels que le commandement des armées et le gouvernement des provinces, aux anciens musulmans, aux Emigrés et aux Défenseurs[49]. Il le fallait bien: c'étaient à peu près les seuls musulmans vraiment sincères, les seuls auxquels le gouvernement, à la fois temporel et spirituel, pût se fier. Quelle confiance pouvait-il placer dans les chefs de tribu, toujours peu orthodoxes et parfois athées, comme cet Oyaina, le chef des Fazâra, qui disait: «Si Dieu existait, je jurerais par son nom que jamais je n'ai cru en lui[50]?» La préférence accordée aux Emigrés et aux Défenseurs était donc naturelle et légitime; mais elle n'en était pas moins blessante pour la fierté des chefs de tribu, qui se voyaient préférer des citadins, des agriculteurs, des hommes de rien. Leurs contribules, qui identifiaient toujours l'honneur de leurs chefs avec leur propre honneur, s'en indignaient également; ils attendaient avec impatience une occasion favorable pour appuyer, les armes à la main, les prétentions de leurs chefs, et pour en finir avec ces dévots qui avaient massacré leurs parents.
Les mêmes sentiments d'envie et de haine implacable animaient l'aristocratie mecquoise, dont les Omaiyades étaient les chefs. Fière et orgueilleuse, elle voyait avec un dépit mal dissimulé que les vieux musulmans formaient seuls le conseil du calife[51]. Abou-Becr, il est vrai, avait voulu lui faire prendre part aux délibérations; mais Omar s'était énergiquement opposé à ce dessein, et son avis avait prévalu[52]. Nous allons voir que cette aristocratie tâcha d'abord de s'emparer de l'autorité sans recourir à la violence; mais on pouvait prédire que si elle échouait dans cette tentative, elle trouverait facilement des alliés contre les Emigrés et les Médinois dans les chefs des tribus bédouines.
III.
Dans ses derniers moments, le calife Omar, frappé à mort par le poignard d'un artisan chrétien de Coufa, avait nommé candidats à l'empire les six compagnons les plus anciens de Mahomet, parmi lesquels on distinguait Alî, Othmân, Zobair et Talha. Quand Omar eut rendu le dernier soupir, cette espèce de conclave se prolongea pendant deux jours sans produire aucun résultat, chacun de ses membres ne songeant qu'à faire valoir ses propres titres et à dénigrer ceux de ses concurrents. Le troisième jour on convint que l'un des électeurs, qui avait renoncé à ses prétentions, nommerait le calife. Au grand désappointement d'Alî, de Zobair et de Talha, il nomma l'Omaiyade Othmân (644).
La personnalité d'Othmân ne justifiait pas ce choix. Il est vrai que, riche et généreux, il avait assisté Mahomet et sa secte par des sacrifices pécuniaires; mais si l'on ajoute à cela qu'il priait et jeûnait souvent et qu'il était la bonhomie et la modestie mêmes, l'on a énuméré à peu près tous ses mérites. Son esprit, qui n'avait jamais été d'une bien grande portée, s'était encore affaibli par l'âge—il comptait soixante-dix ans—, et sa timidité était telle que, lorsqu'il monta en chaire pour la première fois, le courage pour commencer son sermon lui manqua. «Commencer, c'est bien difficile,» murmura-t-il en soupirant, et il descendit de chaire.
Malheureusement pour lui, ce vieillard débonnaire avait un grand faible pour sa famille; et sa famille, c'était l'aristocratie mecquoise qui, pendant vingt ans, avait insulté, persécuté et combattu Mahomet. Elle le domina bientôt complétement. Son oncle Hacam, et surtout Merwân, le fils de ce dernier, gouvernaient de fait, ne laissant à Othmân que le titre de calife et la responsabilité de mesures compromettantes, qu'il ignorait la plupart du temps. L'orthodoxie de ces deux hommes, celle du père surtout, était fort suspecte. Hacam ne s'était converti que le jour où la Mecque fut prise; plus tard, ayant trahi des secrets que Mahomet lui avait confiés, celui-ci l'avait maudit et exilé. Abou-Becr et Omar avaient maintenu cet arrêt. Othmân au contraire, après avoir rappelé le réprouvé de son exil, lui donna cent mille pièces d'argent et une terre qui n'était pas de son domaine, mais de celui de l'Etat; en outre, il nomma Merwân son secrétaire et son vizir, lui fit épouser une de ses filles, et l'enrichit au moyen du butin fait en Afrique. Ardents à profiter de l'occasion, d'autres Omaiyades, jeunes hommes aussi intelligents qu'ambitieux, mais fils des ennemis les plus acharnés de Mahomet, s'emparèrent des postes les plus lucratifs, à la grande satisfaction des masses, trop heureuses d'échanger de vieux dévots sévères, rigides, maussades et tristes, contre des gentilshommes gais et spirituels, mais au grand déplaisir des musulmans sincèrement attachés à la religion, qui éprouvaient pour les nouveaux gouverneurs des provinces une aversion invincible. Qui d'entre eux ne se rappelait pas avec horreur qu'Abou-Sofyân, le père de ce Moâwia qu'Othmân avait promu au gouvernement de toute la Syrie, avait commandé l'armée qui avait battu Mahomet à Ohod, et celle qui l'avait assiégé dans Médine? Chef principal des Mecquois, il ne s'était soumis qu'au moment où il voyait sa cause perdue, où dix mille musulmans allaient l'écraser, lui et les siens; et même alors il avait répondu à Mahomet, qui le sommait de le reconnaître pour l'Envoyé de Dieu: «Pardonne à ma sincérité; sur ce point je conserve encore quelque doute.—Rends témoignage au Prophète, ou ta tête va tomber,» lui dit-on alors, et ce ne fut que sur cette menace qu'Abou-Sofyân se fit musulman. Un instant après, tant il avait courte mémoire, il avait oublié qu'il l'était.... Et qui ne se souvenait pas de Hind, la mère de Moâwia, cette femme atroce qui s'était fait, avec les oreilles et les nez des musulmans tués dans la bataille d'Ohod, un collier et des bracelets; qui avait ouvert le ventre de Hamza, l'oncle du Prophète, et en avait arraché le foie qu'elle avait déchiré avec ses dents? Le fils d'un tel père et d'une telle mère, le fils de la mangeuse de foie, comme on l'appelait, pouvait-il être un musulman sincère? Ses ennemis niaient hautement qu'il le fût.
Quant au gouverneur de l'Egypte[53], frère de lait d'Othmân, c'était pis encore. Sa bravoure n'était guère contestable, puisqu'il battit le gouverneur grec de la Numidie et qu'il remporta une éclatante victoire sur la flotte grecque, fort supérieure en nombre à la sienne; mais il avait été secrétaire de Mahomet, et quand le Prophète lui dictait ses révélations, il en changeait les mots et en dénaturait le sens. Ce sacrilége ayant été découvert, il avait pris la fuite et était retourné à l'idolâtrie. Le jour de la prise de la Mecque, Mahomet avait ordonné aux siens de le tuer, dût-on le trouver abrité derrière les voiles qui couvraient le temple. L'apostat se mit sous la protection d'Othmân, qui le conduisit au Prophète et sollicita son pardon. Mahomet garda un long silence.... «Je lui pardonne,» dit-il enfin; mais quand Othmân se fut retiré avec son protégé, Mahomet, lançant à son entourage un regard plein de colère: «Pourquoi me comprendre si mal? dit-il; je gardais le silence pour que l'un de vous se levât et tuât cet homme!».... Il était maintenant gouverneur d'une des plus belles provinces de l'empire.
Walîd, frère utérin du vieux calife, était gouverneur de Coufa. Il dompta la révolte de l'Adzerbaidjân, quand cette province tâcha de recouvrer son indépendance; ses troupes, réunies à celles de Moâwia, prirent Chypre et plusieurs villes de l'Asie mineure; toute la province louait la sagesse de son gouvernement[54]; mais son père Ocba avait craché au visage [de] Mahomet; une autre fois il avait failli l'étrangler; ensuite, fait prisonnier par Mahomet et condamné par lui à la mort, il s'était écrié: «Qui recueillera mes enfants après moi?» et le Prophète lui avait répondu: «Le feu de l'enfer!» Et le fils, l'enfant de l'enfer comme on l'appelait, semblait avoir pris à tâche de justifier cette prédiction. Une fois, après un souper qui, égayé par le vin et la présence de belles chanteuses, s'était prolongé jusqu'au lever de l'aube, il entendit le muëzzin annoncer, du haut du minaret, l'heure de la prière du matin. Le cerveau encore troublé par les fumées du vin, et sans autre vêtement que sa tunique, il alla à la mosquée, et y récita, mieux que l'on n'avait le droit de s'y attendre, la prière d'usage qui, du reste, ne dure que trois ou quatre minutes; mais quand il l'eut terminée, il demanda à l'assemblée, probablement pour montrer qu'il n'avait pas bu trop: «Est-ce que j'y en ajouterai une autre?—Par Dieu! s'écria alors un pieux musulman qui se tenait derrière lui sur la première ligne, je n'attendais rien d'autre d'un homme tel que toi; mais je n'avais pas pensé que l'on nous enverrait de Médine un tel gouverneur!» Et aussitôt il se mit à arracher le pavé de la mosquée. Son exemple fut suivi par ceux des assistants qui partageaient son zèle, et Walîd, pour ne pas être lapidé, retourna précipitamment dans son palais. Il y entra d'un pas chancelant, récitant ce vers d'un poète païen: «Vous pouvez être sûr de me trouver là où il y a du vin et des chanteuses. C'est que je ne suis pas un dur caillou, insensible aux bonnes choses.» Le grand poète Hotaia semble avoir trouvé l'aventure assez plaisante. «Le jour du dernier jugement, dit-il dans ses vers, Hotaia pourra certifier que Walîd ne mérite nullement le blâme dont on l'accable. Qu'a-t-il fait, au bout du compte? La prière terminée, il s'est écrié: «En voulez-vous davantage?» C'est qu'il était un peu gris et qu'il ne savait pas trop ce qu'il disait. Il est bien heureux que l'on t'ait arrêté, Walîd! Sans cela tu aurais prié jusqu'à la fin du monde!» Il est vrai que Hotaia, tout poète du premier mérite qu'il était, n'était après tout qu'un impie qui embrassa et abjura tour à tour la foi mahométane[55]. Aussi y eut-il à Coufa un petit nombre de personnes qui, payées peut-être par les saints hommes de Médine, ne pensèrent pas comme lui. Deux d'entre elles se rendirent à la capitale pour y accuser Walîd. Othmân refusa d'abord de recevoir leur déposition; mais Alî intervint, et Walîd fut destitué de son gouvernement, au grand regret des Arabes de Coufa[56].
Le choix des gouverneurs n'était pas le seul reproche que le parti pieux adressât au vieux calife. Il lui reprochait en outre d'avoir maltraité plusieurs compagnons du Prophète, d'avoir renouvelé un usage païen que Mahomet avait aboli, de songer à établir sa résidence à la Mecque, et ce qu'on lui pardonnait moins encore, c'était la nouvelle rédaction du Coran, faite sur son ordre, non par les hommes les plus instruits (même celui que Mahomet avait désigné comme étant le meilleur lecteur du Coran y resta étranger), mais par ceux qui lui étaient le plus dévoués; et pourtant cette rédaction prétendait être la seule bonne, le calife ayant ordonné de brûler toutes les autres.
Bien résolus à ne pas tolérer plus longtemps un tel état de choses, les anciens compétiteurs d'Othmân, Alî, Zobair et Talha, qui, grâce à l'argent destiné aux pauvres et qu'ils s'étaient approprié, étaient si riches qu'ils ne comptaient que par millions[57], semaient l'or à pleines mains, afin d'exciter partout des révoltes. Pourtant ils n'y réussirent qu'à demi; çà et là il y eut bien quelques soulèvements partiels, mais les masses restèrent fidèles au calife. Enfin, comptant sur les dispositions des Médinois, les conspirateurs firent venir dans la capitale quelques centaines de ces Bédouins à la stature colossale et au visage basané, qui, moyennant finances, étaient toujours prêts à assassiner qui que ce fût[58]. Ces soi-disant vengeurs de la religion outragée, après avoir maltraité le calife dans le temple, vinrent l'assiéger dans son palais, lequel n'était défendu que par cinq cents hommes, la plupart esclaves, commandés par Merwân. On espérait qu'Othmân renoncerait volontairement au trône; cette attente fut trompée: croyant que l'on n'oserait pas attenter à sa vie, ou comptant sur le secours de Moâwia, le calife montra une grande fermeté. Il fallut donc bien recourir aux moyens extrêmes. Après un siége de plusieurs semaines, les brigands pénétrèrent dans le palais par une maison contiguë, massacrèrent le vieillard octogénaire qui, à cette heure, lisait pieusement le Coran, et, pour couronnement de l'œuvre, ils se mirent à piller le trésor public. Merwân et les autres Omaiyades eurent le temps de s'enfuir (656).
Les Médinois, les Défenseurs (car ce titre passa des compagnons de Mahomet à leurs descendants), avaient laissé faire, et la maison par laquelle les meurtriers avaient pénétré dans le palais, appartenait aux Beni-Hazm, famille des Défenseurs qui, plus tard, se signala par sa haine contre les Omaiyades. Cette neutralité intempestive, qui ne ressemblait que trop à de la complicité, leur fut durement reprochée par leur poète Hassân ibn-Thâbit, qui avait été partisan dévoué d'Othmân et qui craignait avec raison que les Omaiyades ne vengeassent sur ses contribules le meurtre de leur parent. «Quand le vénérable vieillard, dit-il, vit la mort se dresser devant lui, les Défenseurs n'ont rien fait pour le sauver! Hélas! bientôt le cri va retentir dans vos demeures: Dieu est grand! Vengeance, vengeance à Othmân[59]!»
Alî, élevé au califat par les Défenseurs, destitua tous les gouverneurs d'Othmân et les remplaça par des musulmans de vieille roche, par des Défenseurs surtout. Les orthodoxes triomphaient; ils allaient ressaisir le pouvoir, écraser les nobles des tribus et les Omaiyades, ces convertis de la veille qui entendaient être les pontifes et les docteurs du lendemain.
Leur joie dura peu. La division éclata dans le cénacle même. En soudoyant les meurtriers d'Othmân, chacun des triumvirs avait compté sur le califat. Frustrés dans leurs espérances, Talha et Zobair, après avoir été contraints, le sabre sur la gorge, à prêter serment à leur heureux compétiteur, quittèrent Médine pour joindre l'ambitieuse et perfide Aïcha, la veuve du Prophète, qui auparavant avait conspiré contre Othmân, mais qui excitait maintenant le peuple à le venger et à se révolter contre Alî, qu'elle haïssait de toute la force de l'orgueil blessé, parce qu'une fois, du vivant de son époux, il avait osé douter de sa vertu.
Quelle serait l'issue de la lutte qui allait s'engager? C'est ce qu'aucune prévoyance ne pouvait déterminer. Les confédérés n'avaient encore qu'un fort petit nombre de soldats; Alî ne comptait sous sa bannière que les meurtriers d'Othmân et les Défenseurs. C'était à la nation de se prononcer pour l'un ou pour l'autre parti.
Elle resta neutre. A la nouvelle du meurtre du bon vieillard, un cri d'indignation avait retenti dans toutes les provinces du vaste empire; et si la complicité de Zobair et de Talha eût été moins connue, ils auraient pu compter peut-être sur la sympathie des masses, maintenant qu'ils prétendaient punir Alî. Mais leur participation au crime qui avait été commis n'était un mystère pour personne. «Faut-il donc, répondirent les Arabes à Talha dans la mosquée de Baçra, faut-il donc te montrer la lettre dans laquelle tu nous excitais à nous insurger contre Othmân?»—«Et toi, dit-on à Zobair, n'as-tu pas appelé les habitants de Coufa à la révolte?» Il n'y eut donc à peu près personne qui voulût se battre pour l'un ou pour l'autre de ces hypocrites, que l'on confondait dans un commun mépris. En attendant, on cherchait à conserver, autant que possible, l'état de choses établi par Othmân, et les gouverneurs nommés par lui. Quand l'officier auquel Alî avait donné le gouvernement de Coufa, voulut se rendre à son poste, les Arabes de cette ville vinrent à sa rencontre et lui déclarèrent nettement qu'ils exigeaient la punition des meurtriers d'Othmân, qu'ils comptaient garder le gouverneur qu'ils avaient, et que, quant à lui, ils lui fendraient la tête s'il ne se retirait à l'instant même. Le Défenseur qui devait commander en Syrie fut arrêté par des cavaliers sur la frontière. «Pourquoi viens-tu ici? lui demanda le commandant.—Pour être ton émir.—Si c'est un autre qu'Othmân qui t'envoie, tu feras mieux de rebrousser chemin.—Mais on ignore donc ici ce qui s'est passé à Médine.—On le sait parfaitement, et c'est pour cela que l'on te conseille de retourner d'où tu es venu.» Le Défenseur fut assez prudent pour profiter de l'avis.
Enfin Alî trouva des amis de rencontre et des serviteurs d'occasion dans les Arabes de Coufa, qu'il gagna, non sans peine, à sa cause, en leur promettant d'établir sa résidence dans leur ville et de l'élever ainsi au rang de capitale de l'empire. Avec leur secours il gagna la bataille du chameau qui le délivra de ses compétiteurs; Talha fut blessé à mort, Zobair périt assassiné pendant sa fuite, Aïcha sollicita et obtint son pardon. C'est surtout aux Défenseurs, qui formaient la majeure partie de la cavalerie, que revient l'honneur de cette victoire[60].
Dès lors Alî était maître de l'Arabie, de l'Irâc et de l'Egypte, ce qui veut dire que son autorité n'était pas trop ouvertement contestée dans ces provinces; mais si on le servait, c'était avec une froideur extrême et une aversion évidente. Les Arabes de l'Irâc, dont le concours lui importait le plus, savaient toujours trouver des prétextes pour ne pas marcher quand il leur en donnait l'ordre: l'hiver, il faisait trop froid, l'été, il faisait trop chaud[61].
La Syrie seule refusait toujours de le reconnaître. Moâwia, l'eût-il voulu, n'aurait pas pu le faire sans flétrir son honneur. Même aujourd'hui le fellâh égyptien, tout dégénéré et opprimé qu'il est, venge le meurtre de son parent, bien qu'il sache qu'il payera sa vengeance de sa tête[62]. Moâwia pouvait-il donc laisser impuni l'assassinat de celui dont le grand-père avait été le frère du sien? Pouvait-il se soumettre à l'homme qui comptait les meurtriers parmi ses généraux? Et pourtant il n'était pas poussé par la voix du sang: il était poussé par une ardente ambition. S'il l'avait voulu, il aurait probablement pu sauver Othmân en marchant avec une armée à son secours. Mais à quoi cela lui eût-il servi? Othmân sauvé, il restait ce qu'il était, gouverneur de la Syrie. Il l'a avoué lui-même: depuis que le Prophète lui avait dit: «Si vous obtenez le gouvernement, conduisez-vous bien,» il n'avait eu d'autre but, d'autre souci, d'autre pensée, que d'obtenir le califat[63]. A présent les circonstances le favorisaient admirablement; après avoir tout espéré, il pouvait enfin tout oser. Son dessein allait s'accomplir! Plus de contrainte! plus de scrupule! Il avait une juste cause en main, et il pouvait compter sur ses Arabes de Syrie; ils étaient à lui corps et âme. Poli, aimable, généreux, connaissant le cœur humain, doux ou sévère selon les circonstances, il avait su se concilier leur respect et leur amour par ses qualités personnelles. Il y avait d'ailleurs entre eux et lui communauté de vues, de sentiments et d'intérêts. Pour les Syriens l'islamisme était resté une lettre morte, une formule vague et confuse dont ils ne tâchaient nullement d'approfondir le sens; ils répugnaient aux devoirs et aux rites qu'impose cette religion; ils avaient une haine invétérée contre les nouveaux nobles qui, pour les commander, n'avaient d'autre titre que d'avoir été les compagnons de Mahomet; ils regrettaient la prépondérance des chefs de tribu. Si on les eût laissés faire, ils auraient marché droit sur les deux villes saintes pour les piller, les incendier, et y massacrer les habitants. Le fils d'Abou-Sofyân et de Hind partageait leurs vœux, leurs appréhensions, leurs ressentiments, leurs espérances. Voilà la véritable cause de la sympathie qui régnait entre le prince et ses sujets, sympathie qui se montra d'une manière touchante alors que Moâwia, après un règne long et glorieux, eut exhalé le dernier soupir et qu'il fallut lui rendre les derniers honneurs. L'émir à qui Moâwia avait confié le gouvernement jusqu'à ce que Yézîd, l'héritier du trône, fût arrivé à Damas, avait ordonné que le cercueil serait porté par les parents de l'illustre défunt; mais le jour des funérailles, quand le cortége commença à défiler, les Syriens dirent à l'émir: «Tant que le calife vivait, nous avons pris part à toutes ses entreprises, et ses joies comme ses peines ont été les nôtres. Permettez donc que maintenant aussi nous réclamions notre part.» Et quand l'émir leur eut accordé leur demande, chacun voulut toucher, ne fût-ce que du bout du doigt, le brancard sur lequel reposaient les dépouilles mortelles de son prince bien-aimé, si bien que le drap mortuaire se déchira dans la presse[64].
Dès le début, Alî avait pu se convaincre que les Syriens identifiaient la cause de Moâwia avec leur propre cause. «Chaque jour, lui disait-on, cent mille hommes viennent pleurer dans la mosquée sous la tunique ensanglantée d'Othmân, et ils ont juré tous de le venger sur toi.» Six mois s'étaient écoulés depuis le meurtre, lorsque Alî, vainqueur dans la bataille du chameau, somma Moâwia pour la dernière fois de se soumettre. Alors, montrant la tunique tachée de sang aux Arabes rassemblés dans la mosquée, Moâwia leur demanda leur avis. Tant qu'il parla, on l'écouta dans un silence respectueux et solennel; puis, quand il eut fini, l'un des nobles, prenant la parole au nom de tous: «Prince, dit-il avec cette déférence qui vient du cœur, c'est à vous de conseiller et de commander, à nous, d'obéir et d'agir.» Et bientôt l'on proclama partout cette ordonnance: «Que chaque individu en état de porter les armes aille se ranger sans délai sous les drapeaux; celui qui, dans trois jours, ne se trouvera pas à son poste, sera puni de mort.» Au jour fixé pas un ne manqua à l'appel. L'enthousiasme fut général, il fut sincère: on allait combattre pour une cause vraiment nationale. La Syrie seule fournit plus de soldats à Moâwia que toutes les autres provinces ensemble n'en donnèrent à Alî. Celui-ci comparait avec douleur le zèle et le dévoûment des Syriens à la tiède indifférence de ses Arabes de l'Irâc. «J'échangerais volontiers dix d'entre vous contre un des soldats de Moâwia, leur dit-il[65]. Par Dieu! il l'emportera, le fils de la mangeuse de foie[66]!»
Le différend paraissait devoir se vider par l'épée dans les plaines de Ciffîn, sur la rive occidentale de l'Euphrate. Cependant, quand les deux armées ennemies se trouvèrent en présence, plusieurs semaines se passèrent encore en négociations qui n'aboutirent à rien, et en escarmouches qui, bien que sanglantes, ne produisirent non plus aucun résultat. Des deux côtés l'on évitait encore une bataille générale et décisive. Enfin, quand chaque tentative d'accommodement eut échoué, la bataille eut lieu. Les vieux compagnons de Mahomet combattirent à cette occasion avec la même rage fanatique qu'au temps où ils forçaient les Bédouins à choisir entre la foi mahométane ou la mort. C'est qu'à leurs yeux les Arabes de Syrie étaient réellement des païens. «Je le jure! disait Ammâr, vieillard nonagénaire alors; rien ne saurait être plus méritoire devant Dieu que de combattre ces impies. Si leurs lances me tuent, je meurs en martyr pour la vraie foi. Suivez-moi, compagnons du Prophète! Les portes du ciel s'ouvrent pour nous, les houris nous attendent[67]!» Et se jetant au plus fort de la mêlée, il combattit comme un lion jusqu'à ce qu'il expirât percé de coups. De leur côté les Arabes de l'Irâc, voyant qu'il y allait de leur honneur, combattirent mieux qu'on ne l'aurait cru, et la cavalerie d'Alî exécuta une charge si vigoureuse que les Syriens lâchèrent pied. Croyant la bataille perdue, Moâwia posait déjà le pied sur l'étrier pour prendre la fuite, quand Amr, fils d'Acî, vint à lui.
—Eh bien! lui dit le prince, toi qui te vantes de savoir toujours te tirer d'un mauvais pas, as-tu trouvé quelque remède au malheur qui nous menace? Souviens-toi que je t'ai promis le gouvernement de l'Egypte pour le cas où je l'emporterais, et dis-moi ce qu'il faut faire[68].
—Il faut, lui répondit Amr qui entretenait des intelligences dans l'armée d'Alî, il faut ordonner aux soldats qui possèdent un exemplaire du Coran, de l'attacher au bout de leurs lances; vous annoncerez en même temps que vous en appelez à la décision de ce livre. Le conseil est bon, je puis vous en répondre.
Dans la supposition d'une défaite éventuelle, Amr avait concerté d'avance ce coup de théâtre avec plusieurs chefs de l'armée ennemie[69], parmi lesquels Achath, l'homme le plus perfide de cette époque, était le principal. Il n'avait guère de raison pour être fort attaché à l'islamisme et à ses fondateurs, cet Achath, qui, alors qu'il était encore païen et chef de la tribu de Kinda, prenait fièrement le titre de roi: quand il avait abjuré l'islamisme sous Abou-Becr, il avait vu les musulmans trancher la tête à toute la garnison de sa forteresse de Nodjair.
Moâwia suivit le conseil qu'Amr lui avait donné, et ordonna d'attacher les Corans aux lances. Le saint livre était rare dans cette armée forte de quatre-vingt mille hommes: on en trouva à peine cinq cents exemplaires[70]; mais c'en était assez aux yeux d'Achath et de ses amis, qui, se pressant autour du calife, s'écrièrent:
—Nous acceptons la décision du livre de Dieu; nous voulons une suspension d'armes!
—C'est une ruse, un piége infâme, dit Alî en frémissant d'indignation; ils savent à peine ce que c'est que le Coran, ces Syriens, ils en violent sans cesse les commandements.
—Mais puisque nous combattons pour le livre de Dieu, force nous est de ne pas le récuser.
—Nous combattons pour contraindre ces hommes à se soumettre aux lois de Dieu; car ils se sont révoltés contre le Tout-Puissant, et ils ont rejeté bien loin son saint livre. Croyez-vous donc que ce Moâwia, et cet Amr, et ce fils de l'enfer, et tous ces autres, croyez-vous qu'ils se soucient de la religion ou du Coran? Je les connais mieux que vous; je les ai connus dans leur enfance, je les ai connus quand ils furent devenus hommes, et hommes ou enfants, c'étaient toujours les mêmes scélérats[71].
—N'importe, ils en appellent au livre de Dieu, et vous en appelez au glaive.
—Hélas! je ne vois que trop bien que vous voulez m'abandonner. Allez donc, allez joindre les restes de la coalition formée autrefois pour combattre notre Prophète! Allez vous réunir à ces hommes qui disent: «Dieu et son Prophète, imposture et mensonge que tout cela!»
—Envoyez immédiatement à Achtar—c'était le général de la cavalerie—l'ordre de battre en retraite; sinon, le sort d'Othmân vous attend[72].
Sachant qu'ils ne reculeraient pas, au besoin, devant l'exécution de cette menace, Alî céda. Il expédia l'ordre de la retraite au général victorieux qui poursuivait l'ennemi l'épée dans les reins. Achtar refusa d'obéir. Alors il s'éleva un nouveau tumulte. Alî réitéra son ordre. «Mais le calife ne sait-il donc pas, s'écria le brave Achtar, que la victoire est à nous? Me faut-il donc retourner en arrière au moment même où l'ennemi va éprouver une déroute complète?»—«Et à quoi te servirait-elle, ta victoire, lui répondit un Arabe de l'Irâc, l'un des messagers, si Alî était tué dans l'intervalle?»
Malgré qu'il en eût, le général fit sonner la retraite.
Ce jour-là le ci-devant roi des Kinda put goûter les douceurs de la vengeance: ce fut lui qui commença la ruine de ces pieux musulmans qui l'avaient dépouillé de sa royauté et avaient massacré ses contribules à Nodjair. Alî l'envoya à Moâwia pour demander à celui-ci de quelle manière il entendait que le débat fût décidé par le Coran. «Alî et moi, répondit Moâwia, nous nommerons chacun un arbitre. Ces deux arbitres décideront, d'après le Coran, lequel de nous deux a le plus de droits au califat. Quant à moi, je choisis Amr, fils d'Acî.»
Quand Achath eut apporté cette réponse à Alî, ce dernier voulut nommer son cousin Abdallâh, fils d'Abbâs. On ne le lui permit pas: ce proche parent, disait-on, serait trop partial. Puis, quand Alî proposa son brave général Achtar: «Qui donc a mis le monde en feu si ce n'est Achtar?» s'écria-t-on. «Nous ne voulons, dit le perfide Achath, nous ne voulons d'autre arbitre qu'Abou-Mousâ.—Mais cet homme me garde rancune parce que je lui ai ôté le gouvernement de Coufa, s'écria Alî; il m'a trahi, il a empêché les Arabes de l'Irâc de me suivre à la guerre; comment donc pourrais-je lui confier mes intérêts?—Nous ne voulons que celui-là,» répondit-on, et les menaces les plus horribles recommencèrent. Enfin Alî, de guerre lasse, donna son assentiment.
Aussitôt douze mille de ses soldats abandonnèrent sa cause, après l'avoir sommé en vain de déclarer nul le traité qu'il venait de conclure, et qu'ils regardaient comme sacrilége puisque la décision du différend n'appartenait pas aux hommes, mais à Dieu seul. Il y avait des traîtres parmi eux, s'il est vrai, comme on l'affirme, qu'Achath était de leur nombre; mais pour la plupart c'étaient de pieux lecteurs du Coran, des hommes de bonne foi, fort attachés à la religion, fort orthodoxes, mais comprenant l'orthodoxie d'une autre manière qu'Alî et la noblesse médinoise. Indignés depuis longtemps de la dépravation et de l'hypocrisie des compagnons de Mahomet, qui se servaient de la religion comme d'un moyen pour réaliser leurs projets d'ambition mondaine, ces non-conformistes[73] avaient résolu de se séparer de l'Eglise officielle à la première occasion. Républicains et démocrates, en religion comme en politique, et moralistes austères, puisqu'ils assimilaient un péché grave à l'incrédulité, ils présentent plusieurs points de rapprochement avec les Indépendants anglais du XVIIe siècle, le parti de Cromwell[74].
L'arbitre nommé par Alî fut trompé par son collègue, selon les uns, ou trompa son maître, selon les autres. Quoi qu'il en soit, la guerre recommença. Alî éprouva disgrâce sur disgrâce et revers sur revers. Son heureux rival lui enleva d'abord l'Egypte, ensuite l'Arabie. Maître de Médine, le général syrien dit du haut de la chaire: «Ausites et Khazradjites! Où est-il maintenant, le vénérable vieillard qui autrefois occupait cette place?... Par Dieu! si je ne craignais la colère de Moâwia, mon maître, je n'épargnerais aucun de vous!... Prêtez serment à Moâwia sans y mettre de la mauvaise volonté, et l'on vous fera grâce.» La plupart des Défenseurs étaient alors dans l'armée d'Alî; les autres se laissèrent extorquer le serment[75].
Bientôt après, Alî périt victime de la vengeance d'une jeune fille non-conformiste, dont il avait fait décapiter le père et le frère, et qui, demandée en mariage par son cousin, avait exigé la tête du calife comme le prix de sa main (661).
Hasan, son fils, fut l'héritier de ses prétentions au califat. Il était peu fait pour être le chef d'un parti: indolent et sensuel, il préférait une vie douce, tranquille, opulente, à la gloire, à la puissance, aux soucis du trône. Le véritable chef du parti était dorénavant le Défenseur Cais, fils de Sad, homme d'une stature colossale, de formes athlétiques, type magnifique de la force matérielle et qui s'était distingué dans vingt batailles par sa valeur brillante. Sa piété était exemplaire: dans l'occasion il remplissait ses devoirs religieux au péril de sa vie. Un jour qu'il s'était incliné en faisant sa prière, il aperçut un grand serpent à l'endroit où il allait poser la tête. Trop scrupuleux pour interrompre sa prière, il la continua et posa tranquillement la tête à côté du reptile. Le serpent se tortilla autour de son cou, mais sans lui faire du mal. Quand il eut fini de prier, il saisit le serpent et le lança loin de lui[76]. Ce dévot musulman haïssait Moâwia, non-seulement parce qu'il le regardait comme l'ennemi de ses contribules en général et de sa famille en particulier, mais encore parce qu'il le tenait pour incrédule; jamais Cais n'a voulu admettre que Moâwia fût musulman. Ces deux hommes se détestaient si bien que, dans le temps où Cais était encore gouverneur de l'Egypte pour Alî, ils entrèrent en correspondance, uniquement pour se procurer le plaisir de se dire des injures. L'un mettait à la tête de sa lettre: «Juif, fils d'un juif,» et l'autre lui répondait: «Païen, fils d'un païen! Tu as adopté l'islamisme malgré toi, par contrainte, mais tu l'as rejeté de ton plein gré. Ta foi, si tu en as une, est de fraîche date, mais ton hypocrisie est vieille[77].»
Dès le début Hasan dissimula mal ses intentions pacifiques. «Etendez la main, lui dit Cais; je vous prêterai serment quand vous aurez juré auparavant de vous conformer au livre de Dieu comme aux lois données par le Prophète, et de combattre nos ennemis.—Je jure, répondit Hasan, de me conformer à ce qui est éternel, au livre de Dieu et aux lois du Prophète; mais vous vous engagerez de votre part à m'obéir; vous combattrez ceux que je combattrai moi-même, et vous ferez la paix quand moi je la ferai.» On lui prêta serment, mais ses paroles avaient produit un fort mauvais effet. «Ce n'est pas là l'homme qu'il nous faut, se disait-on; il ne veut pas la guerre.» Pour les Défenseurs tout était perdu si Moâwia l'emportait. Leurs craintes ne tardèrent pas à se réaliser. Pendant plusieurs mois Hasan, quoiqu'il pût disposer d'une armée assez considérable, resta inactif à Madâïn; probablement il traitait déjà avec Moâwia. Enfin il envoya Cais vers les frontières de la Syrie, mais avec trop peu de troupes, de sorte que le brave Défenseur fut accablé par le nombre. Les fuyards, arrivant à Madâïn dans le plus grand désordre, maltraitèrent Hasan qui, s'il ne les avait pas livrés à l'ennemi, jouait tout au moins un rôle ambigu. Alors Hasan se hâta de conclure la paix avec Moâwia, en s'engageant à ne plus prétendre au califat. Moâwia lui assura une pension magnifique et promit l'amnistie à ses partisans.
Cependant Cais avait encore sous ses ordres cinq mille hommes qui, après la mort d'Alî, s'étaient tous rasé la tête en signe de deuil. Avec cette petite armée il voulait continuer la guerre; mais ne sachant pas trop si ses soldats partageaient sa bouillante ardeur, il leur dit: «Si vous le voulez, nous combattrons encore et nous nous ferons tuer jusqu'au dernier plutôt que de nous rendre; mais si vous aimez mieux demander l'amân, je vous le procurerai. Choisissez donc!» Les soldats préférèrent l'amân[78]. Cais, accompagné des principaux de ses contribules, se rendit donc auprès de Moâwia, lui demanda grâce pour lui et les siens, et lui rappela les paroles du Prophète qui, sur son lit de mort, avait recommandé les Défenseurs aux autres musulmans en disant: «Honorez et respectez ces hommes qui ont donné asile au Prophète fugitif et fondé le succès de sa cause.» Concluant son discours, il donna à entendre que les Défenseurs s'estimeraient heureux s'il voulait accepter leurs services; car, malgré leur dévotion, malgré leur répugnance à servir un incrédule, ils ne pouvaient se faire à l'idée de perdre leurs postes élevés et lucratifs. Moâwia répondit en ces termes: «Je ne conçois pas, Défenseurs, quels titres vous pourriez avoir à mes bonnes grâces. Par Dieu! vous avez été mes ennemis les plus acharnés! C'est vous qui, dans la bataille de Ciffîn, avez failli causer ma perte, alors que vos lances étincelantes jetaient la mort dans les rangs de mes soldats. Les satires de vos poètes ont été pour moi autant de piqûres d'épingle. Et maintenant que Dieu a affermi ce que vous vouliez renverser, vous me dites: Respectez la recommandation du Prophète? Non, il y a incompatibilité entre nous.» Blessé dans sa fierté, Cais changea de ton. «Notre titre à vos bontés, dit-il, c'est celui d'être bons musulmans, et aux yeux de Dieu cela suffit; il est vrai que ceux qui se sont coalisés pour combattre le Prophète ont d'autres titres à faire valoir auprès de vous: nous ne les leur envions pas. Nous avons été vos ennemis, il est vrai, mais si vous l'eussiez voulu, vous auriez pu prévenir la guerre. Nos poètes vous ont poursuivi de leurs satires: eh bien! ce qu'ils ont dit de faux sera oublié, et ce qu'ils ont dit de vrai restera. Votre pouvoir s'est affermi: nous le regrettons. Dans la bataille de Ciffîn, alors que nous avons failli causer votre perte, nous combattions sous les drapeaux d'un homme qui croyait bien faire en obéissant à Dieu. Quant à la recommandation du Prophète, celui qui croit en lui s'y conforme; mais puisque vous dites qu'il y a incompatibilité entre nous, Dieu seul pourra dorénavant vous empêcher de mal faire, Moâwia!—Retirez-vous à l'instant même!» lui cria le calife, indigné de tant d'audace[79].
Les Défenseurs avaient succombé. Le pouvoir retournait naturellement aux chefs de tribu, à l'ancienne noblesse. Et pourtant les Syriens n'étaient pas satisfaits; ils avaient espéré goûter le plaisir d'une vengeance pleine et entière. La modération de Moâwia ne le leur permit point; mais un jour viendrait où il faudrait recommencer, ils le savaient bien, et, ce jour venu, ce serait un combat à mort. Quant aux Défenseurs, ils se rongeaient les entrailles de dépit, de colère et de rage. Tant que Moâwia vivrait, le pouvoir des Omaiyades était établi trop solidement pour qu'ils pussent rien entreprendre; mais Moâwia n'était pas immortel, et, loin de se livrer à l'abattement, les Médinois se préparaient à une nouvelle lutte.
Dans cet intervalle d'inaction forcée, la tâche des guerriers était dévolue aux poètes; des deux côtés la haine s'exhalait en sanglantes satires. Et puis on se taquinait sans relâche; c'étaient des tracasseries journalières, des vexations incessantes; les Syriens et les princes de la maison d'Omaiya ne négligeaient aucune occasion pour faire sentir aux Défenseurs leur haine et leur mépris, et ceux-ci les payaient de la même monnaie[80].
IV.
Avant de mourir, Moâwia avait recommandé à son fils Yézîd d'avoir constamment l'œil sur Hosain, le second fils d'Alî—Hasan, l'aîné, n'était plus—et sur l'Emigré Abdallâh, fils de ce Zobair qui avait disputé le trône au gendre du Prophète. Ces deux hommes étaient dangereux, en effet. Quand Hosain rencontra Abdallâh à Médine où ils vivaient tous les deux, il lui dit: «J'ai de bonnes raisons pour croire que le calife est mort.—Dans ce cas, quel parti vas-tu prendre? lui demanda Abdallâh.—Jamais, répliqua Hosain, jamais je ne reconnaîtrai Yézîd pour mon souverain; c'est un ivrogne, un débauché, et il a pour la chasse une passion furieuse.» L'autre garda le silence, mais la pensée de Hosain était bien la sienne aussi.
Yézîd Ier n'avait rien de la modération de son père ni de son respect pour les convenances, rien non plus de son amour du repos et du bien-être. Il était la fidèle image de sa mère, une fière Bédouine qui, comme elle l'a dit en beaux vers, préférait le sifflement de la tempête dans le Désert à une savante musique, et un morceau de pain sous la tente aux mets exquis qu'on lui présentait dans le superbe palais de Damas. Elevé par elle dans le désert des Beni-Kelb, Yézîd apporta sur le trône les qualités d'un jeune chef de tribu plutôt que d'un monarque et d'un souverain pontife. Méprisant le faste et l'étiquette, affable envers tout le monde[81], jovial, généreux, éloquent, bon poète, aimant la chasse, le vin, la danse et la musique, il n'éprouvait qu'une médiocre sympathie pour la froide et austère religion dont le hasard l'avait rendu le chef et que son aïeul avait inutilement combattue. La dévotion souvent fausse, la piété souvent factice, des vétérans de l'islamisme, choquait sa franche nature; il ne dissimulait point sa prédilection pour le temps que les théologiens appelaient celui de l'ignorance, s'abandonnait sans scrupule à des plaisirs que le Coran avait défendus, se plaisait à contenter tous les caprices de son esprit fantasque et changeant, et ne se gênait pour personne.
On l'abhorrait, on l'exécrait à Médine;—en Syrie on l'adorait à genoux[82].
Comme à l'ordinaire, le parti des vieux musulmans avait des chefs en surabondance et point de soldats. Hosain qui, après avoir trompé la vigilance du trop crédule gouverneur de Médine, s'était réfugié avec Abdallâh sur le territoire sacré de la Mecque, reçut donc avec une joie extraordinaire les lettres des Arabes de Coufa qui le pressaient vivement de se mettre à leur tête, promettant de le reconnaître pour calife et de faire déclarer en sa faveur toute la population de l'Irâc. Les messagers de Coufa se suivaient de très-près; le dernier était porteur d'une pétition d'étendue monstrueuse: les signatures dont elle était revêtue ne remplissaient pas moins de cent cinquante feuilles. En vain des amis clairvoyants le suppliaient, le conjuraient, de ne pas se jeter dans une entreprise aussi audacieuse, de se défier des promesses et du factice enthousiasme d'une population qui avait trompé et trahi son père: Hosain, montrant avec orgueil les innombrables pétitions qu'il avait reçues et qu'un chameau, disait-il, aurait peine à porter toutes, Hosain aima mieux écouter les conseils de sa funeste ambition. Il obéit à sa destinée, il partit pour Coufa, à la grande satisfaction de son soi-disant ami Abdallâh qui, incapable de lutter dans l'opinion publique contre le petit-fils du Prophète, se réjouissait intérieurement en le voyant marcher à sa perte de propos délibéré et porter spontanément sa tête au bourreau.
La dévotion n'était pour rien dans le dévoûment que l'Irâc montrait pour Hosain. Cette province était dans une situation exceptionnelle. Moâwia, bien que Mecquois d'origine, avait été le fondateur d'une dynastie essentiellement syrienne. Sous son règne la Syrie était devenue la province prépondérante. Damas était dorénavant la capitale de l'empire;—sous le califat d'Alî, Coufa avait eu cet honneur. Froissés dans leur orgueil, les Arabes de l'Irâc montrèrent dès le début un esprit fort turbulent, fort séditieux, fort anarchique, fort arabe en un mot. La province devint le rendez-vous des brouillons politiques, le repaire des brigands et des assassins. Alors Moâwia en confia le gouvernement à Ziyâd, son frère bâtard. Ziyâd ne contint pas les têtes chaudes, il les abattit. Ne marchant qu'escorté de soldats, d'agents de police et de bourreaux, il écrasa de sa main de fer la moindre tentative faite pour troubler l'ordre politique ou social. Bientôt la plus complète soumission et la plus grande sécurité régnèrent dans la province; mais le plus affreux despotisme y régna en même temps. Voilà pourquoi l'Irâc était prêt à reconnaître Hosain.
Mais la terreur avait déjà plus d'empire sur les âmes que les habitants de la province ne le soupçonnaient eux-mêmes. Ziyâd n'était plus, mais il avait laissé un fils digne de lui. Ce fils s'appelait Obaidallâh. Ce fut à lui que Yézîd confia la tâche d'étouffer la conspiration à Coufa, alors que le gouverneur de la ville, Nomân, fils de Bachîr, faisait preuve d'une modération qui parut suspecte au calife. Etant parti de Baçra à la tête de ses troupes, Obaidallâh leur fit faire halte à quelque distance de Coufa. Puis, s'étant voilé pour se cacher le visage, il se rendit dans la ville à l'entrée de la nuit, accompagné de dix hommes seulement. Afin de sonder les intentions des habitants, il avait fait poster sur son passage quelques personnes qui le saluèrent comme s'il eût été Hosain. Plusieurs nobles citoyens lui offrirent aussitôt l'hospitalité. Le prétendu Hosain rejeta leurs offres, et, entouré d'une multitude tumultueuse qui criait: vive Hosain! il alla droit au château. Nomân en fit fermer les portes en toute hâte. «Ouvrez, lui cria Obaidallâh, afin que le petit-fils du Prophète puisse entrer!—Retournez d'où vous êtes venu! lui répondit Nomân; je prévois votre perte, et je ne voudrais pas que l'on pût dire: Hosain, le fils d'Alî, a été tué dans le château de Nomân.» Satisfait de cette réponse, Obaidallâh ôta le voile qui lui couvrait la figure. Reconnaissant ses traits, la foule se dispersa aussitôt, saisie de terreur et d'effroi, tandis que Nomân vint le saluer respectueusement et le prier d'entrer dans le château. Le lendemain Obaidallâh annonça au peuple rassemblé dans la mosquée, qu'il serait un père pour les bons, un bourreau pour les méchants. Il y eut une émeute, elle fut réprimée. Dès lors nul n'osa reparler de rébellion.
L'infortuné Hosain reçut ces nouvelles fatales non loin de Coufa. A peine avait-il avec lui une centaine d'hommes, ses parents pour la plupart; pourtant il continua sa route; la folle et aveugle crédulité qui semble comme un sort jeté sur les prétendants, ne l'abandonna point: une fois qu'il serait devant les portes de Coufa, les habitants de cette ville s'armeraient pour sa cause, il s'en tenait convaincu. Près de Kerbelâ, il se trouva face à face avec les troupes qu'Obaidallâh avait envoyées à sa rencontre, en leur enjoignant de le prendre mort ou vif. Sommé de se rendre, il entra en pourparlers. Le général des troupes omaiyades n'obéit pas à ses ordres, il chancela. C'était un Coraichite; fils d'un des premiers disciples de Mahomet, il répugnait à l'idée de verser le sang d'un fils de Fatime. Il envoya donc demander de nouvelles instructions à son chef, et lui fit connaître les propositions de Hosain. Ayant reçu ce message, Obaidallâh lui-même eut un moment d'hésitation. «Eh quoi! lui dit alors Chamir, noble de Coufa et général dans l'armée omaiyade, Arabe du vieux temps tout comme son petit-fils que nous rencontrerons plus tard en Espagne; eh quoi! le hasard a livré votre ennemi entre vos mains, et vous l'épargneriez? Non, il faut qu'il se rende à discrétion.» Obaidallâh expédia un ordre en ce sens au général de ses troupes. Hosain refusa de se rendre sans condition, et pourtant on ne l'attaqua point. Alors Obaidallâh envoya de nouvelles troupes sous Chamir, auquel il dit: «Si le Coraichite persiste à ne pas vouloir combattre, tu lui trancheras la tête et tu prendras le commandement à sa place[83].» Mais une fois que Chamir fut arrivé dans le camp, le Coraichite n'hésita plus; il donna le signal de l'attaque. En vain Hosain cria-t-il à ses ennemis: «Si vous croyez à la religion fondée par mon aïeul, comment pourrez-vous alors justifier votre conduite le jour de la résurrection?»—en vain fit-il attacher des Corans aux lances:—sur l'ordre qu'en donna Chamir, on l'attaqua l'épée au poing et on le tua. Ses compagnons restèrent presque tous sur le champ de bataille, après avoir vendu chèrement leur vie (10 octobre 680).
La postérité, toujours prête à s'attendrir sur le sort des prétendants malheureux, et tenant d'ordinaire peu de compte du droit, du repos des peuples, des malheurs qui naissent d'une guerre civile si elle n'est étouffée dans son germe,—la postérité a vu dans Hosain la victime d'un forfait abominable. Le fanatisme persan a fait le reste: il a rêvé un saint là où il n'y avait qu'un aventurier précipité dans l'abîme par une étrange aberration d'idées, par une ambition allant jusqu'à la frénésie. L'immense majorité des contemporains en jugeait autrement: elle voyait dans Hosain un parjure coupable de haute trahison, attendu que, du vivant de Moâwia, il avait prêté serment de fidélité à Yézîd, et qu'il ne pouvait faire valoir au califat aucun droit, aucun titre.
Celui qui prit la place de prétendant, que la mort de Hosain venait de laisser vide, fut moins téméraire et se crut plus habile. C'était Abdallâh, fils de Zobair. Ostensiblement il avait été l'ami de Hosain; mais ses sentiments véritables n'avaient été un mystère ni pour Hosain lui-même, ni pour les amis de ce dernier. «Sois tranquille et satisfait, fils de Zobair,» avait dit Abdallâh, fils d'Abbâs, quand il eut pris congé de Hosain, après l'avoir conjuré inutilement de ne point entreprendre le voyage de Coufa; et récitant trois petits vers bien connus alors, il avait poursuivi ainsi: «L'air est libre pour toi, alouette! Ponds, gazouille et béquette tant que tu voudras;... voilà Hosain qui part pour l'Irâc et qui t'abandonne le Hidjâz.» Toutefois, et bien qu'il eût pris secrètement le titre de calife dès que le départ de Hosain lui eut laissé le champ libre, le fils de Zobair feignit une profonde douleur quand la nouvelle de la catastrophe de Hosain arriva dans la ville sainte, et il s'empressa de tenir un discours fort pathétique. Il était né rhéteur, cet homme; nul n'était plus rompu à la phrase, nul ne possédait à un égal degré le grand art de dissimuler ses pensées et de feindre des sentiments qu'il n'éprouvait point, nul ne s'entendait mieux à cacher la soif des richesses et du pouvoir qui le dévorait, sous les grands mots de devoir, de vertu, de religion, de piété. Là était le secret de sa force; c'était par là qu'il en imposait au vulgaire. Maintenant que Hosain ne pouvait plus lui faire ombrage, il le proclama calife légitime, vanta ses vertus et sa piété, prodigua les épithètes de perfides et de fourbes aux Arabes de l'Irâc, et conclut son discours par ces paroles, que Yézîd pouvait prendre pour soi, s'il le jugeait convenable: «Jamais on ne vit ce saint homme préférer la musique à la lecture du Coran, des chants efféminés à la componction produite par la crainte de Dieu, la débauche du vin au jeûne, les plaisirs de la chasse aux conférences destinées à de pieux entretiens.... Bientôt ces hommes recueilleront le fruit de leur conduite perverse[84]»....
Il lui fallait avant tout gagner à sa cause les chefs les plus influents des Emigrés. Il pressentit qu'il ne pourrait pas les tromper aussi facilement que la plèbe sur les véritables motifs de sa rébellion; il prévit qu'il rencontrerait des obstacles, surtout chez Abdallâh, le fils du calife Omar, attendu que c'était un homme vraiment désintéressé, vraiment pieux, et fort clairvoyant. Cependant il ne se laissa pas décourager. Le fils du calife Omar avait une femme dont la dévotion n'était égalée que par sa crédulité. Il lui fallait commencer par elle, le fils de Zobair le savait bien. Il alla donc la voir, lui parla, avec sa faconde ordinaire, de son zèle pour la cause des Défenseurs, des Emigrés, du Prophète, de Dieu, et quand il vit que ses onctueuses paroles avaient fait sur elle une impression profonde, il la pria de persuader à son mari de le reconnaître pour calife. Elle lui promit d'y faire tout son possible, et le soir, quand elle servit le souper à son époux, elle lui parla d'Abdallâh avec les plus grands éloges et conclut en disant: «Ah! vraiment, il ne cherche que la gloire de l'Eternel!—Tu as vu, lui répondit froidement son mari, tu as vu le cortége magnifique qu'avait Moâwia lors de son pèlerinage, ces superbes mules blanches surtout, couvertes de housses de pourpre et montées par des jeunes filles éblouissantes de parure, couronnées de perles et de diamants; tu as vu cela, n'est-ce pas? Eh bien! ce qu'il cherche, ton saint homme, ce sont ces mules-là.» Et il continua son souper sans vouloir en entendre davantage[85].
Déjà depuis une année entière, le fils de Zobair était en révolte ouverte contre Yézîd, et pourtant celui-ci le laissait en repos. C'est plus qu'on n'avait le droit d'attendre de la part d'un calife qui ne comptait pas la patience et la mansuétude parmi ses qualités les plus saillantes; mais d'un côté, il jugeait qu'Abdallâh n'était guère dangereux, puisque, plus prudent que Hosain, il ne quittait pas la Mecque; de l'autre, il ne voulait pas, sans y être forcé par une nécessité absolue, ensanglanter un territoire qui, déjà durant le paganisme, avait joui de la prérogative d'être un asile inviolable pour les hommes comme pour les animaux. Un tel sacrilége, il le savait bien, mettrait le comble à l'irritation des dévots.
Mais sa patience se lassa enfin. Pour la dernière fois il fit sommer Abdallâh de le reconnaître. Abdallâh s'y refusa. Alors le calife jura dans sa fureur qu'il ne recevrait plus le serment de fidélité de ce rebelle, qu'il ne fût amené en sa présence, le cou et les mains chargés de chaînes. Mais le premier moment de colère passé, comme il était bonhomme au fond, il se repentit de son serment. Obligé cependant de le tenir, il imagina un moyen de le faire sans trop blesser la fierté d'Abdallâh. Il résolut de lui envoyer une chaîne d'argent, et d'y ajouter un superbe manteau, dont il pourrait se revêtir afin de dérober la chaîne à tous les regards.
Les personnes que le calife désigna pour aller remettre ces singuliers présents au fils de Zobair, furent au nombre de dix. A la tête de la députation se trouvait le Défenseur Nomân, fils de Bachîr, le médiateur ordinaire entre le parti pieux et les Omaiyades; ses collègues, d'une humeur moins conciliante, étaient des chefs de différentes tribus établies en Syrie.
Les députés arrivèrent au lieu de leur destination. Abdallâh, comme il était à prévoir, refusa d'accepter les cadeaux du calife; cependant Nomân, loin de se laisser décourager par ce refus, tâcha de l'amener à la soumission par de sages raisonnements. Leurs entretiens, qui, du reste, n'aboutirent à aucun résultat, furent fréquents, et comme ils restaient secrets pour les autres députés, ils éveillèrent les soupçons de l'un de ces derniers, d'Ibn-Idhâh, le chef de la tribu des Acharites, laquelle était la plus nombreuse et la plus puissante à Tibérias[86]. «Ce Nomân est un Défenseur après tout, pensa-t-il; il serait bien capable de trahir le calife, lui qui est un traître à son parti, à sa tribu.» Et un jour qu'il rencontra Abdallâh, il l'aborda et lui dit:
—Fils de Zobair, je puis te jurer que ce Défenseur n'a point reçu du calife d'autres instructions que celles que nous avons reçues tous, nous autres députés. Il est notre chef, voilà tout; mais, par Dieu! il faut que je te l'avoue: ces conférences secrètes, je ne sais qu'en penser. Un Défenseur et un Emigré, ce sont des oiseaux de même plumage, et Dieu sait s'il ne se trame pas quelque chose.
—De quoi te mêles-tu? lui répondit Abdallâh d'un air de suprême dédain. Tant que je serai ici, je pourrai faire tout ce qui me convient. Ici je suis aussi inviolable que cette colombe que voilà, et que protége la sainteté du lieu. Tu n'oserais pas la tuer, n'est-ce pas? car ce serait un crime, un sacrilége.
—Ah! tu crois qu'une telle considération m'arrêterait?
Et se tournant vers un page qui portait ses armes:
—Hé, jeune homme! lui cria-t-il, donne-moi mon arc et mes flèches!
Quand le page eut obéi à cet ordre, le chef syrien prit une flèche, la posa au milieu de l'arc, et la dirigeant vers la colombe, il se mit à dire:
—Colombe, Yézîd, fils de Moâwia, est-il adonné au vin? Dis que oui, si tu l'oses, et dans ce cas, par Dieu! je te percerai de cette flèche.... Colombe, prétends-tu dépouiller de la dignité de calife, Yézîd, fils de Moâwia, le séparer du peuple de Mahomet, et comptes-tu sur l'impunité parce que tu te trouves sur un territoire inviolable? Dis que telle est ta pensée, et je vais te percer de ce trait.
—Tu vois bien que l'oiseau ne peut te répondre, dit Abdallâh d'un air de pitié, mais en tâchant en vain de dissimuler son trouble.
—L'oiseau ne peut me répondre, c'est vrai, mais toi, tu le peux, fils de Zobair!... Ecoute bien ceci: je jure que tu prêteras serment à Yézîd de gré ou de force, ou que tu verras la bannière des Acharites[87] flotter dans cette vallée, et alors je ne respecterai guère les priviléges que tu réclames pour ce lieu!
Le fils de Zobair pâlit à cette menace. Il avait peine à croire à tant d'impiété, même dans un Syrien, et il se hasarda à demander d'une voix timide et tremblante:
—Osera-t-on donc réellement commettre le sacrilége de verser le sang sur ce territoire sacré?
—On l'osera, répondit le chef syrien avec un calme parfait; et que la responsabilité en retombe sur celui qui a choisi ce lieu pour y conspirer contre le chef de l'Etat et de la religion[88].
Peut-être, si Abdallâh eût été plus fermement convaincu que ce chef était l'interprète des sentiments qui animaient ses compatriotes, peut-être eût-il épargné alors bien des malheurs au monde musulman et à lui-même; car il succomberait, le fils de Zobair; il succomberait comme avaient succombé le gendre et le petit-fils du Prophète, comme ils succomberaient tous, les musulmans de la vieille roche, les fils des compagnons, des amis de Mahomet; des malheurs inouïs, de terribles catastrophes renouvelées les unes des autres, c'est là ce qui les attendait tous. Pour lui, cependant, l'heure fatale n'était pas encore venue. Il était dans les décrets de la destinée qu'auparavant la malheureuse Médine expiât par sa ruine complète, par l'exil ou par le massacre de ses enfants, le funeste honneur d'avoir offert un asile au Prophète fugitif, et d'avoir donné le jour aux véritables fondateurs de l'islamisme, à ces héros fanatiques qui, subjuguant l'Arabie au nom d'une foi nouvelle, avaient donné à l'islamisme un si sanglant berceau.
V.
C'était dans l'année 682. Le soleil venait de se coucher derrière les montagnes qui s'étendent à l'ouest de la ville de Tibérias, dont l'antique splendeur n'est attestée aujourd'hui que par des ruines, mais qui, à l'époque dont nous parlons, était la capitale du district du Jourdain et la résidence temporaire du calife Yézîd Ier. Eclairés par les rayons argentés de la lune, les minarets des mosquées et les tours des remparts se miraient dans les ondes limpides et transparentes du lac, cette mer de Galilée qui rappelle au chrétien tant de souvenirs chers à son cœur, lorsqu'une petite caravane, profitant de la fraîcheur de la nuit, sortit de la ville en se dirigeant vers le sud.
Dans les neuf voyageurs qui étaient à la tête de la caravane, on reconnaissait au premier abord des personnes de qualité; cependant, rien n'annonçait en eux des courtisans du calife, qui d'ordinaire n'admettait dans son intimité que des personnes d'un âge moins mûr et d'une mine moins austère, moins rechignée.
On marcha quelque temps sans mot dire. Enfin l'un des voyageurs rompit le silence:
—Eh bien, mes frères, dit-il, que pensez-vous de lui maintenant? Avouons du moins qu'il a été généreux envers nous. N'est-ce pas cent mille pièces que tu as reçu de lui, fils de Handhala?
—Oui, il m'a donné cette somme, répliqua celui à qui s'adressait cette question; mais il boit du vin sans y voir un péché; il joue de la guitare; le jour il a pour compagnie des chiens de chasse, et la nuit, des voleurs de grands chemins; il commet des incestes avec ses sœurs et ses filles, il ne prie jamais[89], enfin, il n'a point de religion, c'est évident. Que ferons-nous, mes frères? Croyez-vous qu'il nous soit permis de tolérer plus longtemps un tel homme? Nous avons patienté plus qu'il ne le fallait peut-être, et si nous continuons à marcher dans cette voie, je crains que des pierres ne viennent tomber du ciel pour nous écraser. Qu'en penses-tu, fils de Sinân?
—Je vais te le dire, répondit ce dernier. Dès que nous serons de retour à Médine, nous devrons déclarer solennellement que nous n'obéirons plus à ce libertin, fils d'un libertin; ensuite nous ferons bien de prêter hommage au fils d'un Emigré.
Au moment où il prononça ces paroles, un homme, venant du côté opposé, passa sur la route. Le capuchon de son manteau, rabattu sur sa figure, aurait dérobé ses traits aux regards des voyageurs, lors même que leur attention n'aurait pas été entièrement absorbée par une conversation qui s'animait de plus en plus.
Quand la caravane eut cessé d'être à la portée de sa voix, l'homme au capuchon s'arrêta. Sa rencontre était d'un mauvais présage selon les idées arabes, car il était borgne; d'ailleurs la haine et la férocité se peignaient dans le terrible regard qu'il lança de son œil unique à ces hommes qui se perdaient dans le lointain, quand il dit d'une voix lente et solennelle: «Je jure que si jamais je te rencontre de nouveau et que je puisse te tuer, je le ferai, fils de Sinân, tout compagnon de Mahomet que tu es[90]!»
Dans les voyageurs l'on aura déjà reconnu des Médinois. C'étaient les hommes les plus distingués de cette ville, presque tous Défenseurs ou Emigrés, et voici pour quelle raison ils étaient venus à la cour du calife.
Il s'était montré à Médine des symptômes de rébellion, et il y avait eu d'assez graves querelles au sujet des terres labourables et des plantations de dattiers, que Moâwia avait autrefois achetées aux habitants de la ville, mais que ceux-ci revendiquaient maintenant, sous le prétexte que Moâwia, en retenant leurs traitements, les avait forcés à lui vendre ces terres au centième de ce qu'elles valaient[91]. Le gouverneur Othmân, se flattant de l'espoir que le calife, son cousin germain, saurait bien assoupir ce différend d'une manière ou d'une autre, et qu'il se concilierait les nobles médinois par ses manières aimables et sa générosité bien connue, avait proposé à ces nobles de faire le voyage de Tibérias, et ils y avaient consenti. Mais, animé des meilleures intentions, le gouverneur avait commis une grande imprudence, une impardonnable étourderie. Ignorait-il donc que les nobles de Médine ne demandaient pas mieux que de pouvoir parler en témoins oculaires de l'impiété de son cousin, afin d'exciter leurs concitoyens à la révolte? Au lieu de les engager à se rendre à la cour du calife, il eût dû les en empêcher à tout prix.
Ce que l'on pouvait prévoir était arrivé. Yézîd, il est vrai, avait offert aux députés une hospitalité cordiale et pleine d'égards; il avait été fort généreux; il avait donné au Défenseur Abdallâh, fils de Handhala (c'est-à-dire d'un noble et vaillant guerrier qui était mort à Ohod en combattant pour Mahomet), cent mille pièces d'argent; il en avait donné vingt ou dix mille, selon leur rang, aux autres députés[92]; mais comme il ne se gênait jamais pour qui que ce fût et que sa cour n'était pas tout à fait un modèle de retenue et d'abstinence, la liberté de ses mœurs, jointe à sa prédilection pour les Bédouins qui, il faut en convenir, étaient bien quelque peu brigands dans l'occasion, avait scandalisé énormément ces austères et rigides citadins, ennemis naturels des fils du Désert.
De retour dans leur ville natale, ils ne tarirent point sur l'impiété du calife. Leurs rapports un peu exagérés peut-être, leurs diatribes pleines d'une sainte indignation, firent une impression si grande sur des cœurs déjà tout disposés à croire aveuglément tout le mal que l'on voudrait dire au sujet de Yézîd, que bientôt une scène extraordinaire se passa dans la mosquée. Les Médinois s'y étant réunis, l'un d'eux s'écria: «Je rejette Yézîd ainsi que je rejette maintenant mon turban;» et en disant ces mots, il ôta sa coiffure. Puis il ajouta: «Yézîd m'a comblé de présents, j'en conviens, mais c'est un ivrogne, un ennemi de Dieu.»—«Et moi, dit un autre, je rejette Yézîd comme je rejette ma sandale.» Un troisième: «Je le rejette comme mon manteau;» un quatrième: «Je le rejette comme ma bottine.» D'autres personnes les imitèrent, et bientôt, singulier spectacle, on vit dans la mosquée un amas de turbans, de manteaux, de bottines, de sandales.
La déchéance de Yézîd ainsi prononcée, on résolut d'expulser de la ville tous les Omaiyades qui s'y trouvaient. On leur signifia par conséquent qu'ils devaient partir sans retard, mais qu'auparavant ils devaient jurer de ne jamais aider les troupes qui marcheraient contre la ville, de les repousser plutôt, et dans le cas où la chose se trouverait au-dessus de leurs forces, de ne point rentrer dans la ville avec les troupes syriennes. Othmân, le gouverneur, essaya, mais sans succès, de faire sentir aux rebelles le danger auquel ils s'exposaient en l'expulsant. «Bientôt, leur dit-il, une armée nombreuse va arriver ici pour vous écraser, et alors vous vous féliciterez de pouvoir dire qu'au moins vous n'avez pas chassé votre gouverneur. Attendez pour me faire partir que vous ayez remporté la victoire. Ce n'est pas dans mon intérêt, c'est dans le vôtre que je vous parle ainsi; car je voudrais empêcher l'effusion de votre sang.» Loin de se rendre à ces raisonnements, les Médinois le chargèrent d'imprécations aussi bien que Yézîd. «C'est par toi que nous allons commencer, lui dirent-ils, et l'expulsion de tes parents suivra de près la tienne.»
Les Omaiyades étaient furieux. «Quelle méchante affaire! Quelle détestable religion[93]!» s'écria Merwân, qui avait été successivement ministre du calife Othmân et gouverneur de Médine, mais qui maintenant eut bien de la peine à trouver quelqu'un qui voulût prendre soin de sa femme et de ses enfants. Il fallait toutefois se plier aux circonstances. Après avoir prêté le serment voulu, les Omaiyades se mirent donc en route, poursuivis par les huées de la populace; on alla même jusqu'à leur jeter des pierres, et l'affranchi Horaith le Sauteur, ainsi nommé parce que, l'un des anciens gouverneurs lui ayant fait couper un pied, il marchait comme en sautant, aiguillonnait sans relâche les montures de ces infortunés, chassés comme de vils criminels d'une cité où ils avaient si longtemps commandé en maîtres. Enfin on arriva à Dhou-Khochob, où les exilés devraient rester jusqu'à nouvel ordre.
Leur premier soin fut de dépêcher quelqu'un en courrier vers Yézîd, pour l'informer de leur infortune et lui demander du secours. Les Médinois l'apprirent. Aussitôt une cinquantaine de leurs cavaliers se mit en route pour chasser les Omaiyades de leur retraite. Le Sauteur ne manqua pas de profiter de cette nouvelle occasion pour assouvir sa vengeance; lui et un membre de la famille des Beni-Hazm (famille de Défenseurs qui avait facilité le meurtre du calife Othmân en mettant sa maison à la disposition des rebelles) piquaient le chameau que montait Merwân avec tant de rigueur, que l'animal faillit jeter son cavalier par terre. Moitié crainte, moitié compassion, Merwân descendit de son chameau en disant: «Va-t-en et sauve-toi!» Quand on fut arrivé à un endroit nommé Sowaidâ, Merwân vit venir à lui un de ses clients qui demeurait dans ce hameau et qui le pria de partager son repas. «Le Sauteur et ses dignes compagnons ne me permettront pas de m'arrêter, lui répondit Merwân. Plaise au ciel qu'un jour nous ayons cet homme en notre pouvoir! dans ce cas il ne tiendra pas à nous que sa main ne partage le sort qui a frappé son pied.» Enfin, quand on fut arrivé à Wâdî-'l-corâ, on permit aux Omaiyades d'y rester[94].
Sur ces entrefaites, la discorde fut sur le point d'éclater parmi les Médinois eux-mêmes[95]. Tant qu'il ne s'était agi que d'expulser les Omaiyades, de les injurier, de les maltraiter, l'union la plus parfaite n'avait pas cessé un seul instant de régner parmi tous les habitants de la ville; mais il en fut autrement lorsqu'il fallut élire un calife. Les Coraichites ne voulaient pas d'un Défenseur, et les Défenseurs ne voulaient pas d'un Coraichite. Cependant, comme on sentait le besoin de la concorde, on résolut de laisser la grande question en suspens et de choisir des chefs provisoires. On choisirait un nouveau calife quand Yézîd serait détrôné[96].
Quant à celui-ci, le courrier expédié par les Omaiyades lui avait rendu compte de ce qui était arrivé. En apprenant ces nouvelles, il fut plutôt surpris et indigné de la conduite passive de ses parents qu'irrité contre les séditieux.
—Les Omaiyades ne pouvaient-ils donc réunir un millier d'hommes en rassemblant leurs affranchis? demanda-t-il.
—Assurément, lui répondit le messager; ils auraient pu en réunir sans peine trois mille.
—Et avec des forces aussi considérables, ils n'ont pas même tenté de résister pendant au moins une heure?
—Le nombre des rebelles était trop grand; toute résistance eût été impraticable[97].
Si Yézîd n'eût écouté que sa juste indignation contre des hommes qui s'étaient révoltés après avoir accepté sans scrupule ses cadeaux et son argent, il eût envoyé dès lors une armée pour les châtier; mais il voulait encore éviter, s'il était possible, de se brouiller pour toujours avec les dévots; il se rappelait peut-être que le Prophète avait dit: «Celui qui tirera l'épée contre les Médinois, Dieu et les anges et les hommes le maudiront[98],» et pour la seconde fois il fit preuve d'une modération dont il faut lui tenir compte, d'autant plus qu'elle n'était pas dans son caractère. Voulant encore tenter la voie de la douceur, il envoya à Médine le Défenseur Nomân, fils de Bachîr. Ce fut en vain. Les Défenseurs, il est vrai, ne demeurèrent pas tout à fait insensibles aux sages conseils de leur contribule, qui leur représentait qu'ils étaient trop faibles, trop peu nombreux, pour pouvoir résister aux armées de la Syrie; mais les Coraichites ne voulaient que la guerre, et leur chef, Abdallâh, fils de Motî, dit à Nomân: «Pars d'ici, car tu n'es venu que pour détruire la concorde qui, grâce à Dieu, règne à présent parmi nous.—Ah! tu es bien brave, bien hardi, en ce moment, lui répondit Nomân; mais je sais ce que tu feras quand l'armée de Syrie sera devant les portes de Médine; alors tu fuiras vers la Mecque, monté sur le plus rapide de tes mulets, et tu abandonneras à leur sort ces infortunés, ces Défenseurs, qui seront égorgés dans leurs rues, dans leurs mosquées et devant les portes de leurs maisons.» Enfin, voyant tous ses efforts inutiles, Nomân retourna auprès de Yézîd, auquel il rendit compte du mauvais succès de sa mission[99]. «Puisqu'il le faut donc absolument, dit alors le calife, je les ferai écraser par les chevaux de mes Syriens[100].»
L'armée, forte de dix mille hommes, qui allait marcher vers le Hidjâz, devrait réduire non-seulement Médine, mais encore l'autre ville sainte, la Mecque. Comme le général auquel Yézîd en avait confié le commandement venait de mourir, les autres généraux, brûlant d'anéantir une fois pour toutes la nouvelle aristocratie, se disputèrent l'honneur de prendre sa place[101]. Yézîd ne s'était pas encore décidé pour l'un ou pour l'autre des différents compétiteurs, lorsqu'un homme vieilli dans le métier de la guerre vint se mettre sur les rangs.
C'était le borgne que nous avons déjà rencontré sur la grande route près de Tibérias.
Nul, peut-être, ne représentait aussi bien le vieux temps et le principe païen, que ce borgne, Moslim, fils d'Ocba, de la tribu de Mozaina[102]. En lui il n'y avait pas même l'ombre de la foi mahométane; de tout ce qui était sacré aux yeux des musulmans, rien ne l'était pour lui. Moâwia connaissait ses sentiments et les appréciait: il l'avait recommandé à son fils comme l'homme le plus propre à réduire les Médinois, dans le cas où ils se révolteraient[103]. Cependant, s'il ne croyait pas à la mission divine de Mahomet, il n'en croyait que plus fermement aux préjugés superstitieux du paganisme, aux songes prophétiques, aux mystérieuses paroles qui sortaient des gharcad, espèces de grandes ronces épineuses qui, pendant le paganisme et dans certaines contrées de l'Arabie, passaient pour des oracles. C'est ce qu'il montra lorsque, se présentant à Yézîd, il lui dit: «Tout homme que vous enverriez contre Médine échouerait complétement. Moi seul je puis vaincre.... Je vis en songe un gharcad, d'où sortait ce cri: Par la main de Moslim!... Je m'approchai du lieu d'où venait la voix, et j'entendis dire: C'est toi qui vengeras Othmân sur les Médinois, ses meurtriers[104]!»
Convaincu que Moslim était l'homme qu'il lui fallait, Yézîd l'accepta comme général, et lui donna ses ordres en ces termes: «Avant d'attaquer les Médinois, tu les sommeras pendant trois jours de se soumettre; attaque-les, s'ils refusent de le faire, et si tu remportes la victoire, tu livreras la ville pendant trois jours au pillage; tout ce que tes soldats y trouveront d'argent, de nourriture et d'armes, leur appartiendra[105]. Ensuite tu feras jurer aux Médinois d'être mes esclaves, et tu feras couper la tête à quiconque refusera de le faire[106].»
L'armée, dans laquelle on remarquait Ibn-Idhâh, le chef des Acharites[107], dont nous avons rapporté l'entretien avec le fils de Zobair, arriva sans accident à Wâdî-'l-corâ, où se trouvaient les Omaiyades expulsés de Médine. Moslim les fit venir l'un après l'autre, afin de les consulter sur les meilleurs moyens qu'il pourrait employer pour se rendre maître de la ville. Un fils du calife Othmân ayant refusé de violer le serment que les Médinois lui avaient fait prêter: «Si tu n'étais le fils d'Othmân, lui dit le fougueux Moslim, je te couperais la tête; mais quoique je t'épargne, je n'épargnerai aucun autre Coraichite qui me refusera son appui et ses conseils.» Vint le tour de Merwân. Lui aussi éprouvait des scrupules de conscience; d'un autre côté, il craignait pour sa tête, car chez Moslim l'effet suivait de près la menace, et puis sa haine des Médinois était trop forte pour qu'il manquât l'occasion de l'assouvir. Par bonheur, il savait qu'on trouve avec le ciel des accommodements, qu'on peut violer un serment sans en avoir l'air. Il donna ses instructions à son fils Abdalmélic qui n'avait pas juré. «Entre avant moi, ajouta-t-il; peut-être Moslim ne me demandera-t-il rien quand il t'aura entendu.» Introduit auprès du général, Abdalmélic lui conseilla d'avancer avec ses troupes jusqu'aux premières plantations de palmiers: là l'armée devrait passer la nuit, et le lendemain matin elle devrait se porter à Harra, à l'est de Médine, de sorte que les Médinois, qui ne manqueraient pas d'aller à la rencontre de l'ennemi, eussent le soleil en face[108]. Abdalmélic fit aussi entrevoir à Moslim que son père saurait bien se mettre en relation avec certains Médinois qui, le combat engagé, trahiraient peut-être leurs concitoyens[109]. Fort content de ce qu'il venait d'entendre, Moslim s'écria avec un sourire moqueur: «Quel homme admirable que ton père!» et, sans forcer Merwân à en dire davantage, il suivit ponctuellement les conseils d'Abdalmélic, alla se camper à l'est de Médine, sur la grande route qui conduisait à Coufa, et fit annoncer aux Médinois qu'il leur donnait un répit de trois jours pour se raviser. Les trois jours passés, les Médinois répondirent qu'ils refusaient de se soumettre[110].
Ainsi que Merwân l'avait prévu, les Médinois, au lieu d'attendre l'ennemi dans leur ville, qu'ils avaient fortifiée autant que possible, allèrent à sa rencontre (26 août 683), divisés en quatre corps suivant la différence de leur origine. Les Emigrés avaient à leur tête Makil, fils de Sinân[111], compagnon de Mahomet qui, à la tête de sa tribu, celle d'Achdja, avait assisté à la prise de la Mecque, et qui doit avoir joui d'une grande considération à Médine, puisque les Emigrés lui avaient donné le commandement encore qu'il ne fût pas de leur tribu. Ceux des Coraichites que l'on ne comptait pas parmi les Emigrés, mais qui, à différentes époques et après la prise de la Mecque, s'étaient établis à Médine, étaient partagés en deux compagnies, dont l'une commandée par Abdallâh, fils de Motî, l'autre par un compagnon du Prophète. Enfin le corps le plus considérable, celui des Défenseurs, avait pour commandant Abdallâh, fils de Handhala. Gardant un profond et religieux silence, on s'avança vers Harra, où se tenaient les impies, les païens, qu'on allait combattre.
Le général de l'armée syrienne était dangereusement malade; cependant il se fit porter sur un siége un peu en avant des rangs, confia sa bannière à un brave page, Grec d'origine, et cria à ses soldats: «Arabes de Syrie! montrez maintenant que vous savez défendre votre général! A la charge!»
Le combat s'engagea. Les Syriens attaquèrent l'ennemi avec tant d'impétuosité que trois corps médinois, celui des Emigrés et ceux des Coraichites, lâchèrent pied; mais le quatrième, celui des Défenseurs, força les Syriens à reculer et à se grouper autour de leur général. Des deux côtés on se battait avec acharnement, lorsque l'intrépide Fadhl, qui combattait aux côtés d'Abdallâh, fils de Handhala, à la tête d'une vingtaine de cavaliers, dit à son chef: «Mettez sous mes ordres toute la cavalerie; je tâcherai alors de pénétrer jusqu'à Moslim, et que ce soit lui ou moi, l'un de nous deux y laissera la vie.» Abdallâh y ayant consenti, Fadhl chargea si vigoureusement, que les Syriens reculèrent de nouveau. «Encore une charge comme celle-là, mes chers et braves amis, cria-t-il alors; par Dieu! si j'aperçois leur général, l'un de nous deux ne survivra pas à ce jour. Souvenez-vous que la victoire est la récompense de la bravoure!» Ses soldats attaquèrent de nouveau avec un redoublement de courage, rompirent les rangs de la cavalerie syrienne, et pénétrèrent jusqu'à l'endroit où se trouvait Moslim. Cinq cents piétons l'entouraient les piques baissées; mais Fadhl, se frayant un chemin avec son épée, poussa son cheval droit à la bannière de Moslim, assena au page qui la portait un coup qui lui fendit le casque et le crâne, et s'écria: «Par le Seigneur de la Caba! j'ai tué le tyran!—Non, tu t'es trompé,» lui répondit Moslim, et saisissant lui-même sa bannière, tout malade qu'il était, il ranima ses Syriens par ses paroles et par son exemple. Fadhl mourut percé de coups, tout près de Moslim.
Au moment où les Médinois voyaient le corps d'Ibn-Idhâh et d'autres prêts à se lancer de nouveau sur eux, ils entendirent retentir dans leur ville le cri de victoire, le cri de: Dieu est grand!... Ils avaient été trahis: Merwân avait tenu parole à Moslim. Gagnés par ses promesses brillantes, les Beni-Hâritha, famille qui appartenait aux Défenseurs, avaient introduit secrètement des troupes syriennes dans la ville. Elle était au pouvoir de l'ennemi; tout était perdu; les Médinois allaient se trouver entre deux feux. La plupart se mirent à courir vers la ville pour sauver les femmes et les enfants; quelques-uns, tels qu'Abdallâh, fils de Motî[112], s'enfuirent dans la direction de la Mecque; mais Abdallâh, fils de Handhala, résolu à ne pas survivre à ce jour fatal, cria aux siens: «Nos ennemis vont avoir l'avantage. En moins d'une heure tout sera décidé. Pieux musulmans, habitants d'une cité qui a donné asile au Prophète, un jour nous devrons tous cesser de vivre, et la plus belle mort est celle du martyr. Laissons-nous donc tuer aujourd'hui, aujourd'hui que Dieu nous offre l'occasion de mourir pour sa sainte cause!» Déjà les flèches des Syriens pleuvaient de tous côtés, lorsqu'il s'écria de nouveau: «Que ceux qui désirent entrer immédiatement dans le paradis, suivent ma bannière!» Tous la suivirent; tous combattirent en désespérés, résolus à vendre chèrement leur vie. Abdallâh lança ses fils, l'un après l'autre, au plus fort de la mêlée: il les vit immoler tous. Tandis que Moslim promettait de l'or à quiconque lui apporterait une tête ennemie, Abdallâh abattait des têtes à droite et à gauche, et la conviction qu'un châtiment bien plus terrible attendait ses victimes au delà de la tombe, lui causait une joie féroce. D'après la coutume arabe il récitait des vers en combattant. Ils exprimaient bien la pensée d'un fanatique qui se cramponne à la foi, afin de pouvoir haïr à son aise. «Tu meurs, criait-il à chacune de ses victimes, tu meurs, mais tes forfaits te survivent! Dieu nous l'a dit, il nous l'a dit dans son Livre: L'enfer attend les mécréants!» A la fin il succomba. Son frère utérin tomba à ses côtés, blessé à mort. «Puisque je meurs par les épées de ces hommes, je suis plus sûr d'aller en paradis, que si j'eusse été tué par les Dailemites païens;» telles furent ses dernières paroles. Ce fut une boucherie horrible. Parmi ceux qui succombèrent se trouvaient sept cents personnes qui savaient le Coran par cœur; quatre-vingts étaient revêtues du caractère sacré de compagnons de Mahomet. Aucun des vénérables vieillards qui avaient combattu à Bedr, où le Prophète avait remporté sa première victoire sur les Mecquois, ne survécut à cette catastrophe funeste.
Les vainqueurs irrités entrèrent dans la ville, après que leur général leur eut donné la permission de la saccager pendant trois jours consécutifs. Embarrassés de leurs chevaux, les cavaliers galopèrent vers la mosquée pour en faire une écurie! Un seul Médinois s'y trouvait à cette heure; c'était Saîd, fils de Mosaiyab, le plus savant théologien de son époque. Il vit les Syriens entrer dans la mosquée et attacher leurs chevaux dans l'espace compris entre la chaire du Prophète et son tombeau, endroit sacré que Mahomet avait appelé un jardin du paradis!... A la vue de cet horrible sacrilége, Saîd, croyant que toute la nature était menacée d'un événement sinistre, resta immobile et plongé dans la stupeur. «Regardez donc cet imbécile, ce docteur,» se dirent les Syriens en ricanant; mais ils ne lui firent point de mal, ils avaient hâte d'aller piller.
On n'épargna rien. Les enfants furent emmenés en esclavage ou massacrés, les femmes violées; dans la suite un millier de ces malheureuses donnèrent la vie à autant de parias, flétris à jamais du nom d'enfants de Harra.
Parmi les prisonniers se trouvait Makil, fils de Sinân. Il mourait de soif et s'en plaignait amèrement. Moslim se le fit amener et le reçut d'une mine aussi bienveillante que cela lui était possible.
—Tu as soif, n'est-ce pas, fils de Sinân? lui demanda-t-il.
—Oui, général.
—Donne-lui de cette boisson que le calife nous a donnée, dit Moslim en s'adressant à un de ses soldats.
Quand cet ordre eut été exécuté et que Makil eut bu:
—Tu n'as plus soif maintenant? reprit Moslim.
—Non, je n'ai plus soif.
—Eh bien, dit le général en changeant tout à coup de ton et de visage, tu as bu pour la dernière fois. Prépare-toi à mourir.
Le vieillard se mit à genoux et demanda grâce.
—Toi, tu espères que je t'épargne? N'est-ce pas toi que j'ai rencontré sur la route près de Tibérias, la nuit où tu retournais à Médine avec les autres députés? n'est-ce pas toi que j'ai entendu accabler Yézîd d'injures? et n'est-ce pas toi à qui j'ai entendu dire: «Dès que nous serons de retour à Médine, nous devrons déclarer solennellement que nous n'obéirons plus à ce libertin, fils d'un libertin; ensuite nous ferons bien de prêter hommage au fils d'un Emigré?»... Eh bien, en ce moment-là j'ai juré que si jamais je te rencontrais de nouveau et que j'eusse ta vie en mon pouvoir, je te tuerais. Par Dieu, je tiendrai mon serment! Que l'on tue cet homme!»
Cet ordre fut exécuté sur-le-champ.
Ensuite les Médinois qui restaient encore dans la ville, car la plupart avaient déjà cherché leur salut dans la fuite, furent sommés de prêter serment à Yézîd. Ce n'était pas le serment ordinaire, le serment par lequel on s'engageait à obéir au calife tant qu'il obéirait lui-même au Coran et aux commandements de Mahomet; loin de là. Les Médinois devaient jurer d'être esclaves de Yézîd, esclaves qu'il pourrait affranchir ou vendre selon son bon plaisir, telle était la formule; ils devaient lui reconnaître un pouvoir illimité sur tout ce qu'ils possédaient, sur leurs femmes, sur leurs enfants, sur leur vie. La mort attendait ceux qui refuseraient de prêter cet horrible serment. Pourtant deux Coraichites déclarèrent avec fermeté qu'ils ne prêteraient que le serment qui avait toujours été en usage. Moslim ordonna aussitôt de leur couper la tête. Coraichite lui-même, Merwân osa blâmer cet ordre; mais Moslim, le piquant avec son bâton dans le ventre, lui dit rudement: «Par Dieu, si tu avais dit toi-même ce qu'ils ont osé dire, je t'aurais tué!» Néanmoins Merwân osa encore demander la grâce d'un autre qui était allié à sa famille et qui refusait également de jurer. Le général syrien ne se laissa point fléchir. Ce fut autre chose quand un Coraichite dont la mère appartenait à la tribu de Kinda, refusa le serment, et qu'un des chefs de l'armée syrienne qui appartenait aux Sacoun, sous-tribu de Kinda, s'écria: «Le fils de notre sœur ne prêtera pas un tel serment.» Moslim l'en dispensa[113].
Les Arabes de Syrie avaient réglé leur compte avec les fils de ces sectaires fanatiques qui avaient inondé l'Arabie du sang de leurs pères. L'ancienne noblesse avait écrasé la nouvelle. Représentant de la vieille aristocratie mecquoise, Yézîd avait vengé et le meurtre du calife Othmân et les défaites que les Médinois, alors qu'ils combattaient sous la bannière de Mahomet, avaient fait éprouver à son aïeul. La réaction du principe païen contre le principe musulman avait été cruelle, terrible, inexorable. Jamais les Défenseurs ne se relevèrent de ce coup fatal; leur force fut brisée pour toujours. Leur ville presque déserte resta quelque temps abandonnée aux chiens, les champs d'alentour aux bêtes fauves[114], car la plupart des habitants, cherchant une patrie nouvelle et un sort moins dur dans un climat lointain, étaient allés joindre l'armée d'Afrique. Les autres étaient bien à plaindre; les Omaiyades ne laissèrent échapper aucune occasion pour les accabler sous le poids de leur dédain, de leur mépris, de leur haine implacable, pour les abreuver de dégoûts et d'amertumes. Dix ans après la bataille de Harra, Haddjâdj, gouverneur de la province, fit subir la marque à plusieurs saints vieillards qui avaient été compagnons de Mahomet. Pour lui chaque Médinois était un meurtrier d'Othmân, comme si ce crime, supposé même que les Défenseurs en eussent été plus coupables qu'ils ne l'étaient, n'eût pas été expié suffisamment par le massacre de Harra et le sac de Médine! Et quand Haddjâdj quitta la ville: «Dieu soit loué, s'écria-t-il, puisqu'il me permet de m'éloigner de la plus impure de toutes les cités, de celle qui a toujours récompensé les bontés du calife par des perfidies et des révoltes! Par Dieu, si mon souverain ne m'ordonnait pas dans chacune de ses lettres d'épargner ces infâmes, je détruirais leur ville et je leur ferais pousser des gémissements autour de la chaire du Prophète!» Ces paroles ayant été rapportées à l'un des vieillards que Haddjâdj avait fait flétrir, il dit: «Un terrible châtiment l'attend dans l'autre vie! Ce qu'il a dit est digne de Pharaon[115].» Hélas! la conviction que leurs tyrans seraient torturés dans les flammes éternelles, c'était dorénavant l'unique consolation de ces malheureux et leur unique espérance. Mais cette consolation, ils se la donnèrent abondamment. Prédictions des compagnons de Mahomet, prophéties de Mahomet lui-même, miracles opérés en leur faveur, ils acceptèrent tout avec une crédulité avide et insatiable. Le théologien Saîd qui se trouvait dans la mosquée au moment où les cavaliers syriens vinrent en faire une écurie, racontait à qui voulait l'entendre, qu'étant resté dans le temple il avait entendu, à l'heure de la prière, sortir du tombeau du Prophète une voix qui proféra les paroles solennelles destinées à annoncer cette heure[116]. Dans le terrible Moslim, l'homme de Mozaina, les Médinois voyaient le monstre le plus hideux que la terre eût porté jusque-là; ils croyaient qu'il ne trouverait un émule qu'à la fin des siècles et dans un homme de cette même tribu; ils racontaient que le Prophète avait dit: «Les derniers qui seront ressuscités, ce seront deux hommes de Mozaina. Ils trouveront la terre inhabitée. Ils viendront à Médine, où ils ne verront que des bêtes fauves. Alors deux anges descendront du ciel, les jetteront sur le ventre et les traîneront ainsi vers l'endroit où se trouveront les autres hommes[117]»....
Opprimés, en butte à tous les outrages, foulés aux pieds, il ne restait aux Médinois d'autre parti à prendre que d'imiter l'exemple que leur avaient donné leurs concitoyens qui s'étaient enrôlés dans l'armée d'Afrique. C'est ce qu'ils firent. De l'Afrique, ils allèrent en Espagne. Presque tous les descendants des anciens Défenseurs se trouvaient dans l'armée avec laquelle Mousâ passa le Détroit. C'est en Espagne qu'ils s'établirent, principalement dans les provinces de l'est et de l'ouest, où leur tribu devint la plus nombreuse de toutes[118]. A Médine ils avaient disparu. Lorsqu'un voyageur du XIIIe siècle arriva dans cette ville et qu'il s'informa par curiosité si des descendants des Défenseurs s'y trouvaient encore, on ne put lui montrer qu'un seul homme et une seule femme, tous les deux déjà vieux[119]. Il est donc permis de révoquer en doute l'origine illustre de cette dizaine de pauvres familles qui demeurent aujourd'hui dans les faubourgs de Médine et qui prétendent descendre des Défenseurs[120].
Mais même en Espagne, les Défenseurs ne furent pas à l'abri de la haine des Arabes de Syrie. C'est sur les bords du Guadalquivir que nous verrons la lutte recommencer, à une époque où l'Espagne avait pour gouverneur un Coraichite qui, dans la désastreuse bataille de Harra, avait combattu dans les rangs de l'armée médinoise, et qui, après la déroute, avait pris la fuite pour joindre l'armée d'Afrique.
Ce qui appelle maintenant notre attention, c'est une lutte d'une nature différente, mais qui se continua aussi dans la péninsule espagnole. En la racontant, nous aurons l'occasion de reparler en passant d'Abdallâh, fils de Zobair, et de voir que le sort de cet autre représentant des compagnons de Mahomet ne fut pas moins malheureux que ne l'avait été celui des Médinois.
VI.
Si l'on en excepte les luttes soulevées par ces principes fondamentaux qui ont toujours été en litige et qui le seront éternellement, il n'y en a point qui, en Asie comme en Europe, parmi les musulmans comme parmi les chrétiens, aient eu plus de persistance que celles qui provenaient de l'antipathie de race; antipathie qui, se perpétuant à travers les siècles, survit longtemps à toutes les révolutions politiques, sociales et religieuses. Incidemment nous avons déjà eu l'occasion de dire que la nation arabe se composait de deux peuples distincts et ennemis l'un de l'autre; mais c'est ici l'endroit d'exposer ce fait avec plus de précision et avec les développements nécessaires.
Suivant la coutume des Orientaux qui font descendre toute une nation d'un seul homme, le plus ancien de ces deux peuples se disait issu d'un certain Cahtân, personnage que les Arabes, quand ils eurent fait connaissance avec la Bible, ont identifié avec Yoctan, l'un des descendants de Sem selon la Genèse. La postérité de Cahtân avait envahi l'Arabie méridionale, plusieurs siècles avant notre ère, et subjugué la race, d'origine incertaine, qui habitait ce pays. Les Cahtânides portent ordinairement le nom de Yéménites, emprunté à la province la plus florissante de l'Arabie méridionale, et c'est ainsi que nous les appellerons dans la suite.
L'autre peuple, issu d'Adnân, l'un des descendants d'Ismaël, à ce que l'on prétend, habitait le Hidjâz, province qui s'étend depuis la Palestine jusqu'au Yémen et dans laquelle se trouvent la Mecque et Médine; le Nadjd, c'est-à-dire le vaste plateau, parsemé de quelques ondulations de terrain, qui occupe toute l'Arabie centrale; bref, le nord de l'Arabie. On lui donne le nom de Maäddites, de Nizârites, de Modharites ou de Caisites; noms qui indiquent tous le même peuple ou une partie de ce peuple; car Cais descendait de Modhar; celui-ci était l'un des fils de Nizâr, et Nizâr était fils de Maädd. Pour désigner cette race nous employerons le terme de Maäddites.
Dans l'histoire de l'Europe il n'y a rien d'analogue à la haine, quelquefois sourde, plus souvent flagrante, des deux peuples arabes, qui s'entr'égorgeaient sur le prétexte le plus futile. Ainsi le territoire de Damas fut, pendant deux années, le théâtre d'une guerre cruelle, parce qu'un Maäddite avait cueilli un melon dans le jardin d'un Yéménite[121], et dans la province de Murcie le sang coula à grands flots durant sept années, parce qu'un Maäddite, longeant par hasard la terre d'un Yéménite, avait détaché, sans y penser, une feuille de vigne[122]. Ce n'est pas qu'en Europe l'antipathie de race n'ait été très-forte aussi, mais du moins elle y était motivée; il y avait eu conquête et asservissement. En Arabie, au contraire, l'une des deux races n'avait point été opprimée par l'autre. Anciennement, il est vrai, une partie des Maäddites, ceux du Nadjd, reconnaissaient la souveraineté du roi du Yémen et lui payaient un tribut; mais c'est qu'ils le voulaient bien; c'est qu'il fallait à ces hordes anarchiques un maître qui les empêchât de s'entre-tuer, et que ce maître ne pouvait être choisi dans l'une de leurs familles, parce que les autres auraient refusé de lui obéir. Aussi quand les tribus maäddites, après s'être réunies momentanément sous un chef de leur choix, s'étaient affranchies de cette dépendance, comme cela arrivait de temps en temps, des guerres civiles les forçaient bientôt d'y revenir. N'ayant à choisir qu'entre l'anarchie et la domination étrangère, les chefs des tribus se disaient après une longue guerre civile: «Nous n'avons d'autre parti à prendre que de nous donner de nouveau au roi du Yémen, auquel nous payerons un tribut en brebis et en chameaux, et qui empêchera le fort d'écraser le faible[123].» Plus tard, lorsque le Yémen eut été conquis par les Abyssins, les Maäddites du Nadjd avaient accordé de leur plein gré à un autre prince d'origine yéménite, au roi de Hîra, la faible autorité qu'ils avaient donnée jusque-là au roi du Yémen. Entre une soumission si spontanée et l'asservissement par un peuple étranger, il y a une différence énorme.
En Europe, d'ailleurs, la diversité d'idiomes et de coutumes élevait une barrière insurmontable entre les deux peuples que la conquête avait violemment réunis sur le même sol. Il n'en était pas de même dans l'empire musulman. Longtemps avant Mahomet la langue yéménite ou himyarique, comme on l'appelle, née du mélange de l'arabe et de l'idiome des vaincus, avait cédé la place à l'arabe pur, la langue des Maäddites, lesquels avaient acquis une certaine prépondérance intellectuelle. Sauf quelques légères différences de dialecte, les deux peuples parlaient donc la même langue, et jamais l'on ne trouve que, dans les armées musulmanes, un Maäddite ait eu de la peine à comprendre un Yéménite[124]. Ils avaient en outre les mêmes goûts, les mêmes idées, les mêmes coutumes, car, des deux côtés, la grande masse de la nation était nomade. Enfin, ayant adopté tous les deux l'islamisme, ils avaient la même religion. En un mot, la différence qui existait entre eux était bien moins sensible que celle qui existait entre tel et tel peuple germanique dans le temps où les barbares vinrent inonder l'empire romain.
Et pourtant, bien que les raisons qui expliquent l'antipathie de race en Europe n'existent pas en Orient, cette antipathie y porte un caractère de ténacité que l'on ne trouve pas chez nous. Au bout de trois ou quatre cents ans l'hostilité originelle s'est effacée en Europe: parmi les Bédouins elle dure depuis vingt-cinq siècles; elle remonte aux premiers temps historiques de la nation, et de nos jours elle est encore loin d'être éteinte[125]. «L'hostilité originelle, disait un ancien poète, nous vient de nos ancêtres, et tant que ceux-ci auront des descendants, elle subsistera[126].» Et puis elle n'a point eu en Europe ce caractère atroce qu'elle a eu en Orient; elle n'a point étouffé chez nos aïeux les sentiments les plus doux et les plus sacrés de la nature; un fils n'a point méprisé, n'a point haï sa mère pour la seule raison qu'elle appartenait à une autre race que son père. «Vous priez pour votre père, dit quelqu'un à un Yéménite qui faisait la procession solennelle autour du temple de la Mecque; mais pourquoi ne priez-vous pas pour votre mère?—Pour ma mère? répliqua le Yéménite d'un air de dédain; comment pourrais-je prier pour elle? Elle était de la race de Maädd[127]!»
Cette haine qui se prolonge de génération en génération, en dépit d'une entière communauté de langue, de droits, de coutumes, d'idées, de religion, et même jusqu'à un certain point d'origine, puisque les deux peuples sont l'un et l'autre de race sémitique, cette haine qui ne s'explique point par des antécédents, elle est dans le sang, c'est tout ce que l'on peut en dire; et probablement les Arabes du VIIe siècle auraient été aussi peu capables d'en déterminer la véritable cause, que les Yéménites qui parcourent aujourd'hui les déserts de la province de Jérusalem, et qui, quand les voyageurs leur demandent pour quel motif ils sont ennemis jurés des Caisites (Maäddites) de la province d'Hébron, répondent qu'ils n'en savent absolument rien, si ce n'est que cette haine réciproque date d'un temps immémorial[128].
L'islamisme, loin de diminuer l'aversion instinctive des deux peuples, lui a donné une vigueur et une vivacité qu'elle n'avait point auparavant. S'observant toujours avec défiance, les Yéménites et les Maäddites furent forcés désormais de combattre sous la même bannière, de vivre sur le même sol, de diviser les fruits de la conquête, et ces relations continuelles, ces rapports journaliers, engendrèrent autant de disputes et de rixes. En même temps cette inimitié acquit un intérêt et une importance qu'elle ne pouvait avoir alors qu'elle était restreinte à un coin presque ignoré de l'Asie. Dorénavant elle ensanglanta l'Espagne et la Sicile comme les déserts de l'Atlas et les rives du Gange, et elle exerça une influence considérable, non-seulement sur le sort des peuples vaincus, mais encore sur la destinée de toutes les nations romanes et germaniques, puisqu'elle arrêta les musulmans dans la voie de leurs conquêtes, au moment où ils menaçaient la France et tout l'Occident.
Dans toute l'étendue de l'empire musulman, les deux peuples se sont combattus; mais cet empire était trop vaste et il n'y avait pas assez d'unité entre les tribus, pour que la lutte pût être simultanée et dirigée vers un but fixé d'avance. Chaque province eut donc sa guerre particulière, sa guerre à elle, et les noms des deux partis, empruntés aux deux tribus qui, dans la localité où l'on se combattait, étaient les plus nombreuses, différaient presque partout. Dans le Khorâsân, par exemple, les Yéménites portaient le nom d'Azdites et les Maäddites celui de Témîmites, parce que les tribus d'Azd et de Témîm y étaient les plus considérables[129]. En Syrie, province dont nous aurons à nous occuper principalement, il y avait d'un côté les Kelbites et de l'autre les Caisites. Les premiers, d'origine yéménite, y formaient la majorité de la population arabe[130], car sous le califat d'Abou-Becr et d'Omar, lorsque beaucoup de tribus yéménites allèrent s'établir en Syrie, les Maäddites préférèrent de se fixer en Irâc[131].
Les Kelbites et les Caisites étaient également attachés à Moâwia qui, grâce à sa politique prudente et sage, sut maintenir parmi eux un certain équilibre et se concilier l'affection des uns comme des autres. Cependant, quelque bien calculées que fussent ses mesures, il ne put empêcher que leur haine réciproque n'éclatât de temps en temps; sous son règne les Kelbites et les Fezâra, tribu des Caisites, se livrèrent même une bataille à Banât-Cain[132], et Moâwia éprouva des difficultés de la part des Caisites lorsqu'il voulut faire reconnaître Yézîd pour son successeur, car la mère de Yézîd était une Kelbite; elle était fille de Mâlic ibn-Bahdal, le chef de cette tribu, et pour les Caisites, Yézîd, élevé dans le désert de Semâwa, parmi la famille de sa mère, n'était plus un Omaiyade, c'était un Kelbite[133]. On ignore de quelle manière Moâwia gagna leurs suffrages; on sait seulement qu'à la fin ils reconnurent Yézîd pour l'héritier présomptif du trône et qu'ils lui restèrent fidèles tant qu'il régna. Mais son règne ne dura que trois années. Il mourut en novembre 683, deux mois et demi après la bataille de Harra, âgé de trente-huit ans seulement.
A sa mort l'immense empire se trouva tout à coup sans maître. Ce n'est pas que Yézîd mourût sans laisser de fils, il en laissa plusieurs; mais le califat n'était pas héréditaire, il était électif. Ce grand principe n'avait pas été posé par Mahomet, lequel n'avait rien décidé à cet égard, mais par le calife Omar qui ne manquait pas aussi absolument que le Prophète d'esprit politique, et qui jouissait, comme législateur, d'une autorité incontestée. C'est lui qui avait dit dans une harangue prononcée dans la mosquée de Médine: «Si quelqu'un s'avise de proclamer un homme pour souverain, sans que tous les musulmans en aient délibéré, cette inauguration sera nulle[134].» Il est vrai que l'on avait toujours éludé l'application du principe, et que Yézîd lui-même n'avait pas été élu par la nation; mais du moins son père avait pris la précaution de lui faire prêter serment comme à son successeur futur. Cette précaution, Yézîd l'avait négligée; la mort l'avait surpris à la fleur de l'âge, et son fils aîné, qui s'appelait Moâwia comme son aïeul, n'avait aucun droit au califat. Cependant il aurait probablement réussi à se faire reconnaître, si les Syriens, les faiseurs de califes à cette époque, eussent été d'accord pour le soutenir. Ils ne l'étaient pas, et Moâwia lui-même, dit-on, ne voulait pas du trône. Le plus profond mystère enveloppe les sentiments de ce jeune homme. S'il fallait en croire les historiens musulmans, Moâwia n'aurait ressemblé en rien à son père; à ses yeux la bonne cause aurait été celle que défendaient les Médinois, et, ayant appris la victoire de Harra, le pillage de Médine et la mort des vieux compagnons de Mahomet, il aurait fondu en larmes[135]. Mais ces historiens qui, prévenus d'idées théologiques, ont quelquefois faussé l'histoire, se trouvent en opposition avec un chroniqueur espagnol presque contemporain[136] qui, pour ainsi dire, écrivait sous la dictée des Syriens établis en Espagne, et qui affirme que Moâwia était la fidèle image de son père. Quoi qu'il en soit, les Caisites ne voulaient pas obéir à un prince qui avait une Kelbite pour aïeule et une Kelbite pour mère; ils ne voulaient pas de la domination du Kelbite Hassân ibn-Mâlic ibn-Bahdal, gouverneur de la Palestine et du district du Jourdain, qui avait pris la conduite des affaires au nom de son arrière-neveu[137]. Partout ils prirent une attitude hostile, et un de leurs chefs, Zofar, de la tribu de Kilâb, leva l'étendard de la révolte dans le district de Kinnesrîn, dont il chassa le gouverneur Kelbite, Saîd ibn-Bahdal. Comme il fallait bien opposer un prétendant à celui des Kelbites, Zofar se déclara pour Abdallâh, fils de Zobair, dont la cause était au fond parfaitement indifférente aux Caisites. Le parti pieux venait d'acquérir un allié bien étrange. Puisqu'il allait soutenir les intérêts des fils des compagnons de Mahomet, Zofar crut de son devoir de prononcer en chaire un sermon édifiant. Mais quoique grand orateur et excellent poète, comme les Arabes païens l'avaient été, il n'était pas habitué malheureusement aux formules religieuses, au style onctueux. Quand il eut prononcé la moitié de sa première phrase, il demeura court. Et ses frères d'armes de rire aux éclats[138].
Moâwia II ne survécut à son père que quarante jours, ou deux mois, ou trois mois;—on ne le sait pas au juste et il importe peu de le savoir. La confusion était au comble. Les provinces, lasses d'être traitées par les Syriens en pays conquis, avaient secoué le joug. Dans l'Irâc on faisait chaque jour un calife ou un émir, et le lendemain on le défaisait[139]. Ibn-Bahdal n'avait pas encore arrêté son plan; tantôt il voulait se faire déclarer calife, tantôt, voyant qu'il ne serait reconnu que par ses Kelbites, il se déclarait prêt à obéir à l'Omaiyade que le peuple choisirait[140]. Mais comme il y avait fort peu de chances de succès, il était difficile de trouver un Omaiyade qui voulût se prêter au triste rôle de prétendant. Walîd, petit-fils d'Abou-Sofyân et ancien gouverneur de Médine, l'avait accepté: frappé de la peste au moment où il faisait la prière sur le corps de Moâwia II, il était tombé mort[141]. Ibn-Bahdal eût bien voulu donner le califat à Khâlid, frère de Moâwia II, mais comme celui-ci ne comptait que seize ans et que les Arabes ne veulent obéir qu'à un adulte, il ne l'osa pas. Il l'offrit donc à Othmân: celui-ci, qui croyait la cause de sa famille entièrement perdue, refusa, et alla joindre l'heureux prétendant Ibn-Zobair, dont le parti s'augmentait de jour en jour. En Syrie tous les Caisites se déclarèrent pour lui. Déjà maîtres de Kinnesrîn, ils le devinrent bientôt de la Palestine, et le gouverneur d'Emèse, Nomân, fils de Bachîr, le Défenseur, se déclara aussi pour Ibn-Zobair[142]. Ibn-Bahdal, au contraire, ne pouvait compter que sur un seul district, celui du Jourdain, le moins considérable des cinq districts de la Syrie[143]. Là on avait juré de lui obéir, mais à condition qu'il ne donnerait pas le califat à un fils de Yézîd, puisqu'ils étaient trop jeunes. Quant au district de Damas, le plus important de tous, son gouverneur Dhahhâc, de la tribu de Fihr[144], n'était d'aucun parti. Il n'était pas d'accord avec soi-même: ancien commandant de la garde de Moâwia Ier et l'un de ses confidents les plus intimes, il ne voulait pas du prétendant mecquois; Maäddite, il ne voulait pas faire cause commune avec le chef des Kelbites; de là ses hésitations et sa neutralité. Afin de sonder ses intentions et celles du peuple de Damas, Ibn-Bahdal lui envoya une lettre, destinée à être lue dans la mosquée le vendredi. Cette lettre était pleine des louanges des Omaiyades et d'invectives contre Ibn-Zobair; mais comme Ibn-Bahdal craignait que Dhahhâc ne refusât d'en faire la lecture devant le peuple, il prit soin d'en donner une copie à son messager et de lui dire: «Si Dhahhâc ne lit pas celle-là aux Arabes de Damas, tu leur liras celle-ci.» Ce qu'il avait prévu arriva. Le vendredi, quand Dhahhâc fut monté en chaire, il ne dit pas le moindre mot au sujet de la lettre qu'il avait reçue. Alors le messager d'Ibn-Bahdal se leva et la lut devant le peuple. Cette lecture à peine achevée, des cris s'élevèrent de tous côtés. «Ibn-Bahdal dit vrai!» criaient les uns; «non, il ment!» criaient les autres. Le tumulte devint effroyable, et l'enceinte sacrée qui, comme partout dans les pays musulmans, servait tant aux cérémonies religieuses qu'aux délibérations politiques, retentissait des injures dont les Kelbites et les Caisites se chargeaient les uns les autres. A la fin Dhahhâc obtint le silence, acheva la cérémonie religieuse, et persista à ne point se prononcer[145].
Telle était la situation de la Syrie, lorsque les soldats de Moslim rentrèrent dans leur pays natal. Mais ce n'était plus Moslim qui les commandait, et voici en peu de mots ce qui était arrivé dans l'intervalle.
Depuis la prise de Médine, Moslim, déjà bien malade à l'époque de la bataille de Harra, avait renoncé au régime rigoureux que les médecins lui avaient prescrit. «Maintenant que j'ai châtié les rebelles, je mourrai content, avait-il dit; et comme j'ai tué les meurtriers d'Othmân, Dieu me pardonnera mes péchés[146].» Arrivé avec son armée à trois journées de distance de la Mecque et sentant sa fin approcher, il fit venir le général Hoçain, qui avait été désigné par Yézîd pour commander l'armée dans le cas où Moslim viendrait à mourir. Hoçain était de la tribu de Sacoun et par conséquent Kelbite comme Moslim; mais Moslim le méprisait, car il doutait de sa pénétration et de sa fermeté. L'apostrophant donc avec cette franchise brutale qui formait le fond de son caractère et qu'il ne nous est pas permis de pallier, il lui dit: «Ane que tu es, tu vas prendre le commandement à ma place. Je ne te le confierais pas, moi, mais il faut que la volonté du calife s'exécute. Ecoute maintenant mes conseils; je sais que tu en as besoin, car je te connais. Tiens-toi sur tes gardes contre les ruses des Coraichites, ferme l'oreille à leurs discours mielleux, et souviens-toi qu'arrivé devant la Mecque, tu n'auras que trois choses à faire: combattre à outrance, enchaîner les habitants de la ville et retourner en Syrie[147].» Cela dit, il rendit le dernier soupir.
Hoçain, quand il eut mis le siége devant la Mecque, se comporta comme s'il eût pris à tâche de prouver que les préventions de Moslim à son égard n'étaient nullement fondées. Loin de manquer d'audace, loin de se laisser arrêter par des scrupules religieux, il enchérit sur les sacriléges de Moslim lui-même. Ses balistes firent pleuvoir sur le temple, la Caba, des pierres énormes qui écrasèrent les colonnes de l'édifice. A son instigation, un cavalier syrien darda, pendant la nuit, une torche attachée à l'extrémité de sa lance sur le pavillon d'Ibn-Zobair, dressé dans le préau de la mosquée. Le pavillon s'embrasa à l'instant, et la flamme s'étant communiquée aux voiles qui enveloppaient le temple, la sainte Caba, la plus révérée de toutes les mosquées musulmanes, fut entièrement consumée[148].... De leur côté les Mecquois, secondés par une foule de non-conformistes qui, oubliant momentanément leur haine contre la haute Eglise, étaient accourus pleins d'enthousiasme pour défendre le territoire sacré, soutenaient le siége avec un grand courage, lorsque la nouvelle de la mort de Yézîd vint changer tout à coup la face des affaires. Au fils de Zobair cette nouvelle inattendue causa une joie indicible; pour Hoçain elle fut un coup de foudre. Ce général, esprit froid, égoïste et calculateur, au lieu que Moslim avait été dévoué corps et âme aux maîtres qu'il servait, connaissait trop bien la fermentation des partis en Syrie, pour ne pas prévoir qu'une guerre civile y éclaterait, et ne se faisant point illusion sur la faiblesse des Omaiyades, il vit dans la soumission au calife mecquois l'unique remède contre l'anarchie, l'unique moyen de salut pour son armée gravement compromise et pour lui-même qui l'était plus encore. Il fit donc inviter Ibn-Zobair à s'aboucher avec lui la nuit suivante dans un lieu qu'il nomma. Ibn-Zobair s'étant trouvé à cette conférence, Hoçain lui dit à voix basse, afin que les Syriens ne pussent l'entendre:
—Je suis prêt à te reconnaître pour calife, mais à condition que tu t'engages à proclamer une amnistie générale et à ne tirer aucune vengeance du sang répandu pendant le siége de la Mecque et dans la bataille de Harra.
—Non, lui répondit Ibn-Zobair à haute voix, je ne serais point encore satisfait, si je tuais dix ennemis pour chacun de mes compagnons.
—Maudit soit celui qui te regardera désormais comme un homme d'esprit, s'écria alors Hoçain. J'avais cru jusqu'à présent à ta prudence; mais quand je te parle bas, tu réponds à voix haute; je t'offre le califat, et tu me menaces de la mort!
Certain désormais qu'entre lui et cet homme la réconciliation n'était pas possible, Hoçain rompit aussitôt la conférence et reprit avec son armée le chemin de la Syrie. En route il rencontra Merwân. Rentré dans Médine après la bataille de Harra, mais expulsé de nouveau de cette ville sur l'ordre d'Ibn-Zobair, Merwân s'était rendu à Damas. Là il avait trouvé la cause de sa famille à peu près désespérée, et dans une entrevue avec Dhahhâc, il s'était engagé à se rendre à la Mecque, afin d'annoncer à Ibn-Zobair que les Syriens étaient prêts à obéir à ses ordres[149]: c'était le meilleur moyen pour gagner les bonnes grâces de son ancien ennemi. Ce fut donc pendant son voyage de Damas à la Mecque que Merwân rencontra Hoçain[150]. Ce général, après l'avoir assuré qu'il ne reconnaîtrait point le prétendant mecquois, lui déclara que s'il avait le courage de relever la bannière omaiyade, il pourrait compter sur son appui. Merwân ayant accepté cette proposition, on résolut de convoquer à Djâbia une espèce de diète où l'on délibérerait sur le choix d'un calife.
Invités à se rendre à cette diète, Ibn-Bahdal et ses Kelbites le firent. Dhahhâc promit aussi de venir et s'excusa sur la conduite qu'il avait tenue jusque-là. En effet, il se mit en marche avec les siens; mais en route les Caisites, persuadés que les Kelbites ne donneraient leurs suffrages qu'à celui qui était allié à leur tribu, à Khâlid, le jeune frère de Moâwia II, refusèrent d'aller plus loin. Dhahhâc retourna donc sur ses pas et alla se camper dans la prairie de Râhit, à l'est de Damas[151]. Cependant les Caisites comprirent que leur querelle avec les Kelbites allait bientôt se vider par les armes, et plus le moment décisif approchait, plus ils sentaient la monstruosité de leur coalition avec le chef du parti pieux. Comme ils avaient beaucoup plus de sympathie pour Dhahhâc, l'ancien frère d'armes de Moâwia Ier, ils lui dirent: «Pourquoi ne vous déclareriez-vous pas calife? Vous ne valez pas moins qu'Ibn-Bahdal ou Ibn-Zobair.» Flatté de ces paroles et trop heureux de pouvoir sortir de sa fausse position, Dhahhâc ne s'opposa point à la proposition des Caisites et reçut leurs serments[152].
Quant aux délibérations des Kelbites réunis à Djâbia, elles ne durèrent pas moins de quarante jours. Ibn-Bahdal et ses amis voulaient donner le califat à Khâlid—les Caisites ne se trompaient pas quand ils leur supposaient ce dessein—et Hoçain ne put faire accepter son candidat, Merwân. Il avait beau dire: «Eh quoi! Nos ennemis nous opposent un homme âgé, et nous leur opposerions un jeune homme presque enfant encore?» on lui répondait que Merwân était trop puissant. «Si Merwân obtient le califat, disait-on, nous serons ses esclaves; il a dix fils, dix frères, dix neveux[153].» On le considérait d'ailleurs comme un étranger. La branche des Omaiyades à laquelle appartenait Khâlid était naturalisée en Syrie, mais Merwân et sa famille avaient toujours habité Médine[154]. Toutefois Ibn-Bahdal et ses amis cédèrent enfin; ils acceptèrent Merwân, mais ils lui firent sentir qu'en lui conférant le califat, ils lui montraient une grande faveur, et ils lui prescrivirent des conditions aussi dures qu'humiliantes. Merwân dut s'engager solennellement à confier tous les emplois importants aux Kelbites, à ne gouverner que d'après leurs conseils, à leur payer annuellement une somme fort considérable[155]. Ibn-Bahdal fit décréter en outre que le jeune Khâlid serait le successeur de Merwân et qu'en attendant il aurait le gouvernement d'Emèse[156]. Tout ayant été réglé ainsi, l'un des chefs de la tribu de Sacoun, Mâlic, fils de Hobaira, qui s'était montré zélé partisan de Khâlid, dit à Merwân d'un air hautain et menaçant: «Nous ne te prêterons point le serment que l'on prête au calife, au successeur du Prophète, car en combattant sous ta bannière, nous n'avons en vue que les biens de ce monde. Si donc tu nous traites bien, comme l'ont fait Moâwia et Yézid, nous t'aiderons; sinon, tu éprouveras à tes dépens que nous n'avons pas plus de prédilection pour toi que pour un autre Coraichite[157].»
La diète de Djâbia s'étant terminée à la fin du mois de juin de l'année 684[158], plus de sept mois après la mort de Yézîd, Merwân, accompagné des Kelb, des Ghassân, des Sacsac, des Sacoun et d'autres tribus yéménites, marcha contre Dhahhâc, auquel les trois gouverneurs qui tenaient son parti avaient envoyé leurs contingents. Zofar commandait en personne les soldats de Kinnesrîn, sa province. Pendant sa marche, Merwân reçut une nouvelle aussi inattendue qu'agréable: Damas s'était déclaré pour lui. Un chef de la tribu de Ghassân, au lieu de se rendre à Djâbia, s'était tenu caché dans la capitale. Ayant rassemblé les Yéménites quand il eut appris l'élection de Merwân, il s'était emparé de Damas par un coup de main, et avait forcé le gouverneur, nommé par Dhahhâc, à chercher son salut dans une fuite tellement précipitée, qu'il ne put même emporter le trésor public. L'audacieux Ghassânite s'empressa d'informer Merwân du succès de son entreprise et de lui envoyer de l'argent, des armes et des soldats[159].
Quand les deux armées, ou plutôt les deux peuples, furent en présence dans la prairie de Râhit, vingt jours se passèrent d'abord en escarmouches et en duels. Enfin le combat devint général. Il fut sanglant comme nul autre ne l'avait jamais été, dit un historien arabe, et les Caisites, après avoir perdu quatre-vingts de leurs chefs, parmi lesquels se trouvait Dhahhâc lui-même, essuyèrent une déroute complète[160].
Entre Kelbites et Caisites, cette bataille de la Prairie ne s'oublia jamais, et soixante-douze ans plus tard, elle recommença, pour ainsi dire, en Espagne. C'était là le sujet que les poètes des deux factions rivales traitaient de préférence à tout autre; d'un côté, ce sont des chants de joie et de triomphe, de l'autre, des cris de douleur et de vengeance.
Au moment où tout fuyait, Zofar avait à ses côtés deux chefs de la tribu de Solaim. Son coursier fut le seul qui pût lutter de vitesse avec ceux des Kelbites qui les poursuivaient, et ses deux compagnons, voyant que les ennemis allaient les atteindre, lui crièrent: «Fuyez, Zofar, fuyez; on va nous tuer.» Poussant son cheval, Zofar se sauva; ses deux amis furent massacrés[161].