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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1/4: jusqu'à la conquête de l'Andalouisie par les Almoravides (711-1100)

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Quel bonheur, dit-il plus tard, quel bonheur pourrais-je encore goûter, depuis que j'ai abandonné Ibn-Amr et Ibn-Man, depuis que Hammâm[162] a été tué? Jamais personne ne m'avait vu lâche; mais pendant ce soir funeste, lorsqu'on me poursuivait, lorsque, environné d'ennemis, personne ne venait me secourir, ce soir-là j'ai abandonné mes deux amis et je me suis sauvé en lâche!... Un seul jour de faiblesse effacera-t-il donc tous mes exploits, toutes mes actions héroïques? Laisserons-nous les Kelbites en repos? Nos lances ne les frapperont-elles pas? Nos frères tombés à Râhit, ne seront-ils pas vengés?... Sans doute, l'herbe repoussera sur la terre fraîchement remuée qui couvre leurs ossements; mais jamais nous ne les oublierons, et toujours nous aurons pour nos ennemis une haine implacable. Donne-moi mes armes, femme! A mon avis, la guerre doit être perpétuelle. Certes, la bataille de Râhit a ouvert un abîme entre Merwân et nous[163].

Un poète kelbite lui répondit dans un poème dont il ne nous reste que ces deux vers:

Certes, depuis la bataille de Râhit Zofar a gagné une maladie dont il ne guérira jamais. Jamais il ne cessera de pleurer les Solaim, les Amir et les Dhobyân, tués dans ce combat, et, trompé dans ses plus chères espérances, il renouvellera sans relâche par ses vers la douleur des veuves et des orphelines[164].

Un autre poète kelbite[165] chanta la victoire de ses contribules. Quelle honte pour les Caisites: tandis qu'ils fuyaient à toutes jambes, ils abandonnaient leurs bannières, et celles-ci tombaient, «semblables à des oiseaux qui, quand ils ont soif, décrivent d'abord plusieurs cercles dans les airs, puis fondent sur l'eau.» Le poète énumère un à un les chefs caisites,—chaque tribu pleure la perte du sien! Les lâches! ils avaient été frappés dans le dos! «Certes, il y eut dans la Prairie des hommes qui tressaillaient d'aise: c'étaient ceux qui y ont coupé aux Caisites le nez, les mains et les oreilles, c'étaient ceux qui les y ont châtrés.»

VII.

Pendant que Merwân, maître de la Syrie par suite de la victoire qu'il avait remportée dans la Prairie de Râhit, allait soumettre l'Egypte, Zofar, désormais le chef de son parti, se jeta dans Carkîsiâ, forteresse de la Mésopotamie, située à l'est de Kinnesrîn, là où le Khâbour (Chaboras) se jette dans l'Euphrate. Peu à peu Carkîsiâ devint le rendez-vous général des Caisites. La grande guerre étant devenue impossible, ils durent se borner à une guerre d'embûches et d'attaques nocturnes; mais du moins la firent-ils à feu et à sang. Commandés par le lieutenant de Zofar, Omair, fils de Hobâb, ils pillaient les camps kelbites dans le désert de Semâwa, ne faisaient point de quartier, poussaient la cruauté jusqu'à éventrer les femmes, et quand Zofar les voyait revenir chargés de butin et couverts de sang:

Kelbites, disait-il, à présent c'est pour vous que les temps sont durs: nous nous vengeons, nous vous punissons. Dans le désert de Semâwa il n'y a plus de sûreté pour vous; quittez-le donc, emmenez avec vous les fils de Bahdal, et allez chercher un asile là où de vils esclaves cultivent les oliviers[166]!

Toutefois les Caisites n'eurent à cette époque qu'une importance secondaire. Carkîsiâ, il est vrai, était la terreur et le fléau des alentours, mais après tout ce n'était qu'un nid de brigands qui ne pouvait inspirer à Merwân de sérieuses alarmes, et comme il lui importait avant tout de conquérir l'Irâc, il eut à combattre des ennemis bien autrement redoutables.

L'Irâc présentait alors un spectacle curieux et complet. Les doctrines les plus étranges et parfois les plus extravagantes s'y disputaient la popularité; l'hérédité et l'élection, le despotisme et la liberté, le droit divin et la souveraineté nationale, le fanatisme et l'indifférence y étaient aux prises; les vainqueurs arabes et les vaincus persans, les riches et les pauvres, les visionnaires et les incrédules s'y combattaient. Il y avait d'abord les modérés, qui ne voulaient ni des Omaiyades, ni d'Ibn-Zobair. Peut-être aucun Irâcain n'éprouvait-il de la sympathie ni pour le caractère de ce dernier, ni pour les principes qu'il représentait; et pourtant, chaque tentative faite pour constituer un gouvernement national ayant échoué à Baçra comme à Coufa, les modérés finirent par le reconnaître, parce qu'ils le considéraient comme le seul qui fût en état de maintenir un peu d'ordre dans la province. Les uns, musulmans sans répugnance comme sans ferveur, vivaient naturellement et d'une vie calme, douce et paresseuse; les autres, encore plus insoucieux du lendemain, mettaient le doute au-dessus de l'entraînement, la négation au-dessus de l'espérance. Ils n'adoraient qu'un Dieu et ne sacrifiaient qu'à lui. Ce Dieu, c'était le plaisir, le bonheur des sens. L'élégant, le spirituel Omar ibn-abî-Rabîa, l'Anacréon des Arabes, avait écrit leur liturgie. Les deux nobles les plus considérés et les influents de Baçra, Ahnaf et Hâritha, représentaient à merveille les deux nuances de ce parti. Le nom du premier se trouve mêlé à tous les événements de cette époque; mais il ne fait guère autre chose que donner des conseils; il parle toujours, jamais il n'agit. Chef des Témîm, il jouissait dans sa tribu d'une considération si illimitée, que Moâwia Ier avait coutume de dire: «S'il se met en courroux, cent mille Témîmites partagent sa colère, sans lui en demander la cause.» Heureusement il n'en était pas capable; sa longanimité était proverbiale; même quand il appelait sa tribu aux armes, on savait qu'il ne le faisait que pour complaire à la belle Zabrâ, sa maîtresse, qui le dominait complétement. «Zabrâ est de mauvaise humeur aujourd'hui,» se disaient alors les soldats. Comme il observait la juste mesure en toutes choses, sa dévotion tenait le milieu entre la ferveur et l'indifférence. Il faisait pénitence de ses péchés, mais cette pénitence n'était pas trop rude. En expiation de chaque péché il passait son doigt sur la flamme d'une bougie, et alors, poussant un petit cri de douleur: «Pourquoi as-tu commis ce péché-là?» disait-il. Se laisser guider par un égoïsme prudent et réfléchi, mais qui n'allait pas jusques à la duplicité ou la bassesse; garder la neutralité entre les partis aussi longtemps qu'il le pouvait; s'accommoder de chaque gouvernement, quelque illégitime qu'il fût, sans le blâmer, mais aussi sans le flatter, sans rechercher ses faveurs, voilà la ligne de conduite qu'il s'était tracée dès sa jeunesse et dont il ne s'écarta jamais. C'était un caractère sans expansion, sans dévoûment, sans grandeur, et ce représentant du juste milieu et de la vulgarité égoïste, cet ami des temporisations et des moyens termes, était aussi incapable d'inspirer l'enthousiasme que de l'éprouver; mais tout le monde l'aimait à cause de sa douceur, de son humeur aimable, conciliante et toujours égale[167].

Brillant et spirituel représentant de la vieille noblesse païenne, Hâritha passait pour hardi buveur et ne niait point qu'il le fût. Le district qu'il préféra à tout autre quand il eut une préfecture à choisir, fut celui qui produisait les vins les plus savoureux. Ses sentiments religieux n'étaient point un mystère pour ses amis. «Quel étrange spectacle, disait un poète de sa famille, que de voir Hâritha assister à la prière publique, lui qui est aussi incrédule qu'on peut l'être[168].» Mais il était d'une courtoisie exquise; on vantait sa conversation à la fois enjouée et instructive[169]; et puis, il se distinguait honorablement de ses concitoyens par sa bravoure. Car il faut bien le dire: les Irâcains étaient le plus souvent d'une poltronnerie incroyable. Quand Obaidallâh était encore gouverneur de la province, deux mille Irâcains, envoyés par lui pour réduire une quarantaine de non-conformistes, n'avaient pas osé les attaquer. «Je me soucie médiocrement d'avoir mon éloge funèbre prononcé par Obaidallâh, avait dit leur général; j'aime mieux qu'il me blâme[170]

Les deux autres partis, celui des non-conformistes et celui des Chiites, se composaient l'un et l'autre de croyants sincères et fervents. Mais ces deux sectes qui se confinaient presque au point de départ, se séparèrent de plus en plus en avançant, et finirent par comprendre la religion et l'Etat d'une manière directement opposée.

Les non-conformistes, c'étaient les âmes nobles et chaleureuses, qui, dans un siècle d'égoïsme, avaient conservé la pureté du cœur, qui ne mettaient pas leur ambition dans les biens de la terre, qui avaient une trop grande idée de Dieu pour le servir machinalement, pour s'endormir dans une piété commune et facile; c'étaient les véritables disciples de Mahomet, mais de Mahomet tel qu'il était dans la première époque de sa mission, alors que la vertu et la religion remplissaient seules son âme enthousiaste, tandis que les orthodoxes de Médine étaient plutôt les disciples de l'autre Mahomet, de l'imposteur dont l'insatiable ambition aspirait à conquérir le monde par le glaive. Dans un temps où la guerre civile ravageait si cruellement les provinces du vaste empire, où chaque tribu se faisait de sa noble origine un titre au pouvoir, ils s'en tenaient aux belles paroles du Coran: «Tous les musulmans sont frères.» «Ne nous demandez pas, disaient-ils, si nous descendons de Cais ou bien de Témîm; nous sommes tous fils de l'islamisme, tous nous rendons hommage à l'unité de Dieu, et celui que Dieu préfère aux autres, c'est celui qui lui montre le mieux sa gratitude[171].» Mais aussi, s'ils prêchaient l'égalité et la fraternité, c'est qu'ils se recrutaient parmi la classe ouvrière plutôt que parmi la noblesse[172]. Justement indignés de la corruption de leurs contemporains, qui s'adonnaient sans scrupule, sans honte, à toutes les dissolutions et à tous les vices, croyant qu'il suffisait, pour effacer tous les péchés, d'assister aux prières publiques et de faire le pèlerinage de la Mecque, ils prêchaient que la foi sans les œuvres est insuffisante, et que les pécheurs seront damnés aussi bien que les incrédules[173]. En effet, on avait alors sur la puissance absolutoire de la foi les idées les plus exagérées. Et qu'était-ce encore que cette foi? Souvent un simple déisme, rien de plus. Les beaux esprits aux mœurs relâchées, si par hasard ils croyaient au ciel, comptaient le conquérir à bon marché. «Qu'as-tu préparé pour un jour semblable à celui-ci?» demanda le pieux théologien Hasan de Baçra au poète Ferazdac le Débauché, qui assistait avec lui à un convoi. «Le témoignage que je rends depuis soixante ans à l'unité de Dieu,» répliqua tranquillement le poète[174]. Les non-conformistes protestaient contre cette théorie. «A ce compte, disaient-ils, Satan lui-même eût échappé à la damnation éternelle; n'était-il pas convaincu, lui aussi, de l'unité de Dieu[175]

Aux yeux d'une société légère, frivole, sceptique, à demi païenne, une religion si passionnée, jointe à une vertu si austère, fut une hérésie. Il fallait l'extirper, se disait-on; car il arrive parfois au scepticisme de proscrire la piété au nom de la philosophie, comme il arrive à la piété de proscrire la raison indépendante au nom de Dieu. De son côté, le gouvernement s'alarmait à juste titre de ces démocrates, de ces niveleurs. Les Omaiyades eussent pu les laisser faire, les applaudir même, s'ils se fussent bornés à déclarer que les chefs du parti orthodoxe, les soi-disant saints de l'islamisme, tels que Talha, Zobair, Alî et Aïcha, la veuve du Prophète, n'étaient que des hypocrites ambitieux; mais ils allèrent plus loin. Sans compter qu'à l'exemple des orthodoxes de Médine ils traitaient les Omaiyades d'incrédules, ils contestaient aux Coraichites le droit exclusif au califat; ils niaient hardiment que le Prophète eût dit que le gouvernement spirituel et temporel n'appartenait qu'à cette tribu. Chacun, prêchaient-ils, pouvait être élu au califat, quelle que fût sa condition, qu'il appartînt à la plus haute noblesse ou aux derniers rangs de la société, qu'il fût Coraichite ou esclave;—dangereuse théorie qui sapait le droit public dans sa racine. Ce n'est pas tout encore: rêvant une société parfaite, ces âmes candides et passionnées pour la liberté prêchaient qu'un calife n'était nécessaire que pour contenir les méchants, et que les vrais croyants, les hommes vertueux, pouvaient fort bien s'en passer[176].

Le gouvernement et l'aristocratie de l'Irâc se donnant donc la main pour écraser d'un commun effort les non-conformistes et leurs doctrines, de même que la noblesse syrienne avait secondé les Omaiyades dans leur lutte contre les compagnons du Prophète, une persécution cruelle et terrible commença. Le gouverneur Obaidallâh la dirigeait. Lui sceptique, lui philosophe, lui qui avait fait tuer le petit-fils du Prophète, il répandit à grands flots le sang de ces hommes qu'au fond de l'âme il devait regarder comme les véritables disciples de Mahomet! Ce n'est pas qu'ils fussent à craindre pour le moment: vaincus par Alî en deux sanglantes batailles, ils ne prêchaient plus en public, ils se cachaient, ils avaient même déposé leur chef parce qu'il désapprouvait leur inaction, leur commerce avec les Arabes qui n'étaient pas de leur secte[177]; mais c'était—et leurs ennemis le savaient bien—c'était un tison enfoui sous les cendres qui n'attendait que l'air pour se ranimer. Ils propageaient en secret leurs principes, avec une éloquence vive, emportée, entraînante, irrésistible parce qu'elle venait du cœur. «Il me faut étouffer cette hérésie dans son germe, répondit Obaidallâh quand on lui dit que ces sectaires n'étaient pas assez dangereux pour motiver tant de cruautés; ces hommes sont plus redoutables que vous ne pensez; leurs moindres discours embrasent les esprits comme une légère étincelle fait flamber un monceau de jonc[178]

Les non-conformistes soutinrent cette terrible épreuve avec une fermeté vraiment admirable. Confiants et résignés, ils marchaient à l'échafaud d'un pas ferme, récitant des prières et des versets du Coran, et recevaient le dernier coup en glorifiant le Seigneur. Jamais aucun d'entre eux ne faussait sa parole pour sauver sa vie menacée. Un agent de l'autorité arrêta un sectaire dans la rue. «Permettez-moi d'entrer un instant dans ma maison, lui dit le non-conformiste, afin que je me purifie et que je prie ensuite.—Et qui me répond que tu reviendras?—Dieu,» répliqua le non-conformiste, et il revint[179]. Un autre, enfermé dans la prison, étonna jusqu'à son geôlier par sa piété exemplaire et son éloquence persuasive. «Votre doctrine me semble belle et sainte, lui dit le geôlier, et je veux vous rendre service. Je vous permettrai donc d'aller voir votre famille pendant la nuit, si vous me promettez de revenir ici au lever de l'aube.—Je vous le promets,» lui répondit le non-conformiste, et depuis lors le geôlier le laissait sortir chaque soir après le coucher du soleil. Mais une nuit que le non-conformiste était avec sa famille, des amis vinrent lui dire que le gouverneur, irrité de ce qu'un de ses bourreaux avait été assassiné, avait donné l'ordre de décapiter tous les hérétiques qui se trouvaient dans la prison. Malgré les prières de ses amis, malgré les pleurs de sa femme et de ses enfants, qui le conjuraient de ne pas aller se livrer à une mort certaine, le non-conformiste retourna à la prison en disant: «Pourrais-je me présenter devant Dieu, si j'avais manqué de parole?» De retour dans son cachot et voyant que la physionomie du bon geôlier exprimait la tristesse: «Tranquillisez-vous, lui dit-il, je connaissais le dessein de votre maître.—Quoi! vous le connaissiez et vous n'en êtes pas moins revenu!» s'écria le geôlier frappé d'étonnement et d'admiration[180].

Et les femmes rivalisaient de courage avec les hommes. La pieuse Baldjâ, avertie que la veille Obaidallâh avait prononcé son nom, ce qui, dans sa bouche, équivalait à une sentence de mort, refusa de se cacher comme ses amis le lui conseillaient. «S'il me fait arrêter, tant pis pour lui, car Dieu l'en punira, dit-elle; mais je ne veux pas qu'un seul de nos frères soit inquiété à cause de moi.» Calme et résignée, elle attendit les bourreaux, qui, après lui avoir coupé les mains et les jambes, jetèrent son tronc sur le marché[181].

Tant d'héroïsme, tant de grandeur, tant de sainteté excitaient l'intérêt et l'admiration des âmes justes et imposaient parfois du respect aux bourreaux mêmes. A la vue de ces hommes hâves et pâles, qui ne mangeaient et ne dormaient guère[182] et qui semblaient revêtus d'une auréole de gloire, une sainte horreur arrêtait leur bras prêt à frapper[183]. Dans la suite, ce n'était plus le respect qui les faisait hésiter, c'était la peur. La secte persécutée était devenue une société secrète, dont les membres étaient solidaires les uns des autres. Le lendemain de chaque exécution, on pouvait être sûr de trouver le bourreau assassiné[184]. C'était déjà un commencement de résistance à main armée, mais qui ne contentait pas les exaltés du parti. Et en effet, au point de vue de la secte, et même des musulmans en général, la patiente résignation aux supplices, loin d'être un mérite, était une faiblesse. L'Eglise musulmane est une Eglise essentiellement militante et elle l'est dans un autre sens que l'Eglise catholique. Aussi les exaltés reprochaient-ils aux modérés leur commerce avec les brigands et les incrédules[185], leur inaction, leur lâcheté, et les poètes, s'associant à ce blâme, faisaient un appel aux armes[186], lorsqu'on apprit que l'armée de Moslim allait attaquer les deux villes saintes. Ce fut un moment décisif dans la destinée de la secte, dont Nâfi, fils d'Azrac, était alors l'homme le plus éminent. Il vola avec ses amis à la défense du territoire sacré, et Ibn-Zobair qui disait que, pour combattre les Arabes de Syrie, il accepterait le secours des Dailemites, des Turcs, des païens, des barbares[187], l'accueillit à bras ouverts, l'assura même qu'il partageait ses doctrines. Tant que dura le siége de la Mecque, les non-conformistes firent des prodiges de valeur; mais ils ne tardèrent pas à s'apercevoir qu'entre eux et le chef de la haute Eglise il n'y avait pas d'union possible. Ils retournèrent donc à Baçra; puis, profitant du désordre universel, ils s'établirent dans la province d'Ahwâz, après en avoir expulsé les employés du gouvernement.

A partir de cette époque, les non-conformistes, ceux de l'Ahwâz du moins, que les Arabes appellent les Azrakites, du nom du père du Nâfi, ne se contentèrent pas de rompre tout commerce avec les Arabes étrangers à leur secte, de déclarer que c'était un péché que de vivre dans leur société, de manger des animaux tués par eux, de contracter des mariages dans leurs familles: exaspérés par plusieurs années de persécution et altérés de vengeance, ils prirent un caractère cruel et féroce, tirèrent de leurs principes les conséquences les plus rigoureuses, et puisèrent dans le Coran, qu'ils interprétaient comme certaines sectes de l'Angleterre et de l'Ecosse ont interprété la Bible au XVIIe siècle, des arguments pour justifier leur haine implacable et la sanctifier. Les autres Arabes étant tous ou des incrédules ou des pécheurs, ce qui revenait au même, il fallait les extirper s'ils refusaient d'accepter les croyances du peuple de Dieu, attendu que Mahomet n'avait laissé aux Arabes païens d'autre choix que l'islamisme ou la mort. Nul ne devait être épargné, pas même les femmes, pas même les enfants à la mamelle, car Noé disait dans le Coran: «Seigneur, ne laisse subsister sur la terre aucune famille infidèle; car, si tu en laissais, ils séduiraient tes serviteurs et n'enfanteraient que des impies et des incrédules[188].» On avait voulu les exterminer: à leur tour ils voulaient exterminer leurs persécuteurs. De martyrs, ils devinrent bourreaux.

Bientôt, marquant leur passage par des torrents de sang, ils s'avancèrent jusqu'à deux jours de marche de Baçra. Une consternation indicible régnait dans cette ville. Les habitants qui, comme l'on sait, avouaient d'ordinaire leur poltronnerie avec un cynisme révoltant, ne pouvaient compter que sur leurs propres forces et leur propre courage; car c'était justement l'époque où ils s'étaient affranchis de la domination des Omaiyades et où ils refusaient encore de reconnaître Ibn-Zobair. Pour comble de malheur, ils avaient été assez étourdis pour mettre à la tête du gouvernement le Coraichite Babba[189], homme d'une corpulence excessive et d'une parfaite nullité. Toutefois, comme ils avaient à sauver leurs biens, leurs femmes, leurs enfants et leur propre vie, la gravité du péril leur rendit un peu d'énergie, et ils allèrent à la rencontre de l'ennemi avec plus d'empressement et de courage qu'ils n'en montraient d'ordinaire quand il fallait combattre. On en vint aux prises près de Doulâb et l'on se battit pendant tout un mois. Nâfi fut tué dans un de ces combats; de leur côté, les Arabes de Baçra perdirent les trois généraux qui se succédèrent dans le commandement[190], et à la fin, fatigués par une si longue campagne, découragés de ce que tant de combats restaient sans résultat décisif, épuisés par des efforts auxquels ils étaient si peu accoutumés, ils sentirent qu'ils avaient pris la volonté pour la force et rentrèrent dans leurs foyers. L'Irâc eût été inondé alors par les farouches sectaires, si Hâritha ne leur eût barré le passage à la tête de ses contribules, les Ghoddân. «Honte éternelle sur nous, dit-il à ses compagnons d'armes, si nous abandonnons nos frères de Baçra à la rage brutale des non-conformistes;» et combattant en volontaire, sans qu'il fût revêtu d'un caractère officiel, il préserva l'Irâc du terrible fléau qui le menaçait.

Mais comme le danger était toujours imminent, comme Hâritha pouvait être battu à toute heure et qu'alors rien n'empêchait l'ennemi de pénétrer jusqu'à Baçra, les habitants de cette ville ne virent d'autre moyen de salut que de se coaliser avec Ibn-Zobair et de le reconnaître pour calife. C'est ce qu'ils firent. Ibn-Zobair leur envoya un gouverneur. Ce gouverneur confia le commandement des troupes à son frère, nommé Othmân. Arrivé en face des ennemis et voyant qu'il avait sur eux l'avantage du nombre, Othmân dit à Hâritha qui s'était réuni à lui:

—Eh quoi! c'est là toute leur armée?

—Ah! c'est que vous ne les connaissez pas, lui répondit Hâritha; ils vous donneront assez à faire, je vous en réponds.

—Par Dieu! reprit Othmân d'un air de dédain, avant de me mettre à table, je veux voir s'ils savent se battre.

—Sachez, général, qu'une fois rangés en bataille, ces hommes ne reculent jamais.

—Je sais que les Irâcains sont des lâches. Et vous, Hâritha, que savez-vous de la guerre?... Vous vous entendez à faire autre chose....

Othmân avait accompagné ces paroles d'un geste significatif, et Hâritha, furieux d'avoir eu à essuyer de cet étranger, de ce piétiste, le double reproche de lâcheté et d'ivrognerie, demeura à l'écart avec ses hommes, sans prendre part au combat.

Victime de son outrecuidance, Othmân, après avoir vu ses troupes prendre la fuite, périt sur le champ de bataille. Les non-conformistes allaient recueillir les fruits de leur victoire, lorsque Hâritha, ramassant l'étendard tombé à terre et rangeant ses contribules en bataille, arrêta l'élan de l'armée ennemie. «Si Hâritha n'eût pas été là, disait avec raison un poète, aucun Irâcain n'eût survécu à cette journée fatale. Quand on demande: «Quel est celui qui a sauvé la province?» Maäddites et Yéménites disent d'un commun accord:—C'est lui!»

Malheureusement les piétistes qu'Ibn-Zobair envoya successivement pour gouverner l'Irâc, ne surent pas apprécier cet homme, le seul pourtant qui, au milieu de la lâcheté générale, eût fait preuve de courage et d'énergie. C'était, leur disait-on, un ivrogne, un incrédule, et ils s'obstinaient à lui refuser la position officielle qu'il sollicitait, à ne pas lui envoyer les renforts dont il avait absolument besoin pour soutenir les efforts de l'ennemi. Pressé de plus en plus, le brave guerrier ne put sauver son armée épuisée que par une retraite qui ressemblait à une fuite. Poursuivi par l'ennemi, l'on arriva au Petit-Tigre et l'on se jeta précipitamment dans des bateaux pour le passer. Les barques étant déjà au milieu du fleuve, Hâritha entendit les cris de détresse que poussait un brave Témîmite qui, arrivé trop tard pour s'embarquer, allait être atteint par les ennemis. Il ordonna aussitôt au batelier de regagner la rive. Le batelier obéit; mais la rive où l'on aborda étant fort escarpée, le Témîmite, pesamment armé, se laissa choir dans la barque. La pesanteur de sa chute la fit chavirer. Tous périrent engloutis par les vagues[191].

L'Irâc avait perdu son dernier défenseur. Et l'ennemi avançait; déjà il s'occupait à jeter un pont sur l'Euphrate. Une foule d'habitants avaient quitté Baçra pour aller chercher un asile ailleurs; d'autres se préparaient à les suivre, et la peur qu'inspiraient les terribles têtes rasées était si grande, si universelle, que le gouverneur ne trouva plus personne qui voulût se charger du commandement de l'armée. Mais alors, comme par une inspiration du ciel, une seule pensée remplit tous les cœurs, un seul cri sortit de toutes les bouches: «Il n'y a que Mohallab qui puisse nous sauver[192]

Et Mohallab les sauva. C'était sans contredit un homme supérieur, digne en tout point de l'admiration enthousiaste que témoignait pour lui un héros chrétien, le Cid, quand, dans son palais de Valence, il se faisait lire les hauts faits des anciens preux de l'islamisme[193]. Comme rien n'échappait à sa clairvoyance, il comprit dès le début qu'une guerre de ce genre demandait dans un général quelque chose de plus que des talents militaires; que pour réduire ces fanatiques toujours prêts à vaincre ou à périr et qui, bien que percés d'outre en outre par les lances ennemies, se ruaient sur leurs adversaires en criant: «Nous venons à toi, Seigneur[194],» il fallait leur opposer des soldats non-seulement aguerris et bien disciplinés, mais animés, à un égal degré, de l'enthousiasme religieux. Et il opéra un miracle: il sut transformer les sceptiques Irâcains en croyants zélés, leur persuader que les non-conformistes étaient les ennemis les plus acharnés de l'Eternel, leur inspirer le désir d'obtenir la couronne du martyre. Quand les courages chancelaient, il attribuait hardiment à Mahomet des paroles prophétiques qui promettaient la victoire à ses soldats[195], car, par un singulier contraste, le talent de l'imposture lui était aussi naturel qu'un magnanime courage. Alors les soldats n'hésitaient plus et remportaient la victoire, parce qu'ils étaient convaincus que le ciel la leur avait promise. Il y eut donc dans cette guerre qui dura dix-neuf ans[196], une émulation de violence et de haine fanatique, et l'on ne saurait dire lequel des deux partis se montra le plus ardent, le plus acharné, le plus passionnément implacable. «Si je voyais venir d'un côté les Dailemites païens, et les non-conformistes de l'autre, disait-on dans l'armée de Mohallab, je m'élancerais sur ces derniers; car celui qui meurt tué par eux jouira là-haut d'une auréole dix fois resplendissante comme celle dont seront revêtus les autres martyrs[197]

Pendant que Baçra avait besoin de toutes ses forces, de toute son énergie, pour repousser les non-conformistes, une autre secte, celle des Chiites, inspirait les plus vives alarmes tant aux Omaiyades qu'à Ibn-Zobair.

Si les principes des non-conformistes devaient aboutir de toute nécessité à la démocratie, ceux des Chiites menaient droit au plus terrible despotisme. Ne pouvant admettre que le Prophète eût eu l'imprudence d'abandonner le choix de son successeur à la multitude, ils se fondaient sur certaines expressions assez équivoques de Mahomet pour enseigner que celui-ci avait expressément désigné Alî pour lui succéder, et que le califat était héréditaire dans la famille de l'époux de Fatime. Ils considéraient donc comme des usurpateurs, non-seulement les Omaiyades, mais encore Abou-Becr, Omar et Othmân, et ils élevaient en même temps leur calife au rang d'un Dieu, car ils croyaient qu'il ne péchait jamais, qu'il ne participait à aucune des faiblesses et des imperfections de l'humanité. De cette déification du calife, la secte qui dominait à cette époque et qui avait été fondée par Caisân[198], affranchi d'Alî, arriva, par une conséquence logique, à la triste doctrine que la foi, la religion et la vertu consistent uniquement dans la soumission passive et l'obéissance illimitée aux ordres de l'homme-Dieu[199]; bizarre et monstrueuse pensée, antipathique au caractère arabe, mais éclose dans le cerveau des anciens sectateurs de Zoroastre qui, accoutumés à voir, dans leurs rois et leurs prêtres, les descendants des dieux, des génies célestes, des divinités, transportaient aux chefs de la nouvelle religion la vénération qu'ils accordaient précédemment à leurs souverains[200]. Car les Chiites étaient une secte essentiellement persane; ils se recrutaient de préférence parmi les affranchis[201], c'est-à-dire parmi les Persans. De là vient aussi que cette secte donnait à ses croyances l'aspect formidable d'une guerre aveugle et furieuse contre la société: haïssant la nation dominante et lui enviant ses richesses, ces Persans demandaient leur part des biens d'ici-bas[202]. Leurs chefs, toutefois, étaient ordinairement des Arabes, qui exploitaient à leur profit la crédulité et le fanatisme de ces sectaires. A cette époque ils se laissaient guider par Mokhtâr, esprit à la fois audacieux et souple, violent et fourbe, héros et scélérat, tigre dans la colère et renard dans la réflexion. Tour à tour non-conformiste, orthodoxe—Zobairite, comme on disait alors—et Chiite, il avait passé par tous les partis, depuis celui qui représentait la démocratie jusqu'à celui qui prêchait l'absolutisme; et pour justifier ces variations continuelles, bien propres à inspirer des doutes sur sa sincérité et sa bonne foi, il s'était créé un Dieu à son image; un Dieu essentiellement variable, qui sait, qui veut, qui ordonne le lendemain le contraire de ce qu'il avait su, voulu et ordonné la veille. Cette bizarre doctrine avait pour lui encore un autre avantage: comme il se piquait de pouvoir prédire l'avenir, elle mettait ses pressentiments et ses visions à l'abri de la critique; car si l'événement ne les justifiait pas: «Dieu a changé d'avis,» disait-il[203]. Et pourtant, malgré les apparences contraires, nul n'était moins inconséquent, moins variable que lui. S'il changeait, il ne changeait que de moyens. Toutes ses actions avaient un seul mobile: une ambition effrénée; tous ses efforts tendaient vers un seul but: le pouvoir et la domination. Il méprisait tout ce que les autres craignaient ou vénéraient. Son esprit orgueilleux planait avec une dédaigneuse indifférence sur tous les systèmes politiques et toutes les croyances religieuses, qu'il considérait comme autant de leurres faits pour tromper la multitude, comme autant de préjugés dont un homme habile doit savoir se servir pour arriver à ses fins. Mais, quoi qu'il jouât tous les rôles avec une incomparable adresse, celui de chef des Chiites convenait le plus à son génie. Nulle autre secte n'était aussi simple et crédule, nulle autre n'avait ce caractère d'obéissance passive, qui plaisait à son humeur impérieuse.

Par un hardi coup de main il enleva Coufa à Ibn-Zobair; puis il fit marcher ses troupes au-devant de l'armée syrienne, envoyée contre lui par le calife Abdalmélic, qui venait de succéder à son père Merwân. Pour se soulever, les habitants de Coufa, qui ne subissaient qu'en frémissant d'indignation et de colère le joug de l'imposteur et des Persans, leurs esclaves comme ils disaient[204], n'avaient attendu que ce moment; mais Mokhtâr sut gagner du temps en les leurrant de protestations et de promesses, et il en profita pour envoyer à son général Ibrâhîm l'ordre de revenir au plus vite. Au moment où ils s'y attendaient le moins, les rebelles virent Ibrâhîm et ses Chiites se ruer sur eux, l'épée au poing. Quand la révolte eut été noyée dans le sang, Mokhtâr fit arrêter et décapiter deux cent cinquante personnes dont la plupart avaient combattu contre Hosain à Kerbelâ. La mort de Hosain lui servit de prétexte; son mobile, c'était d'ôter aux Arabes l'envie de recommencer. Et ils se gardèrent bien de le faire: pour échapper au despotisme de la hache, ils émigrèrent en foule.

Ensuite, ordonnant à ses troupes de marcher de nouveau contre l'armée syrienne, Mokhtâr ne négligea rien pour stimuler leur enthousiasme et leur fanatisme. Au moment du départ, il leur montra un vieux siége, qu'il avait acheté d'un charpentier au prix modique de deux pièces d'argent, mais qu'il avait fait couvrir de soie et qu'il faisait passer pour le trône d'Alî. «Ce trône, dit-il à ses soldats, sera pour vous ce que l'arche d'alliance était pour les enfants d'Israël. Placez-le dans la mêlée, là où elle sera la plus sanglante, et sachez le défendre[205].» Puis il ajouta: «Si vous remportez la victoire, ce sera parce que Dieu vous aura aidés; mais ne vous laissez point décourager dans le cas où vous éprouveriez un échec, car il m'a été révélé qu'alors Dieu enverra à votre secours des anges, que vous verrez voler près des nuages sous la forme de pigeons blancs.» Or, il faut savoir que Mokhtâr avait donné à ses plus intimes affidés des pigeons élevés dans les colombiers de Coufa, avec l'ordre de les lâcher si une issue fâcheuse était à craindre[206]. Ces oiseaux viendraient donc annoncer à Mokhtâr que le moment d'aviser à sa propre sûreté était venu, et exciteraient en même temps les crédules soldats à employer tous leurs efforts pour changer la défaite en victoire.

La bataille eut lieu sur les bords du Khâzir, non loin de Mosoul (août 686). Les Chiites eurent d'abord le dessous. Alors on lâcha les pigeons. La vue de ces oiseaux releva leur courage, et tandis que, dans leur exaltation fanatique, ils se précipitaient sur l'ennemi avec une rage effrénée en criant: «Les anges, les anges!» un autre cri se fit entendre dans l'aile gauche de l'armée syrienne. Elle était entièrement composée de Caisites; Omair, l'ancien lieutenant de Zofar, la commandait. La nuit précédente il avait eu une entrevue avec le général des Chiites. Renversant maintenant sa bannière il cria: «Vengeance, vengeance pour la Prairie!» Dès lors les Caisites demeurèrent spectateurs immobiles, mais non indifférents, du combat, et, à l'entrée de la nuit, l'armée syrienne, après avoir perdu son général en chef Obaidallâh, était en pleine déroute[207].

Pendant que Mokhtâr s'enivrait encore de son triomphe, les émigrés de Coufa suppliaient Moçab, frère d'Ibn-Zobair et gouverneur de Baçra, d'aller attaquer l'imposteur, l'assurant qu'il n'aurait qu'à se montrer pour que tous les hommes sensés de Coufa se déclarassent pour lui. Cédant à leurs prières, Moçab rappela Mohallab à Baçra, marcha avec lui contre les Chiites, remporta sur eux deux victoires, et assiégea Mokhtâr qui s'était jeté dans la citadelle de Coufa. Ce dernier, voyant la ruine de son parti inévitable, était décidé à n'y point survivre. «Précipitons-nous sur les assiégeants, dit-il à ses soldats. Mieux vaut mourir en braves, que de périr ici de faim, ou de nous y laisser égorger comme des agneaux.» Mais il avait perdu son prestige: de six ou sept mille hommes, vingt seulement répondirent à son appel. Ils vendirent chèrement leur vie. Quant aux autres, leur lâcheté ne leur profita point. C'étaient, disaient les émigrés, des bandits, des assassins, et l'impitoyable Moçab les livra tous au bourreau (687). Mais il ne jouit pas longtemps de ses succès. Sans le vouloir, il avait rendu au rival de son frère un éclatant service, puisqu'il l'avait débarrassé des Chiites, ses ennemis les plus redoutables; et Abdalmélic, n'ayant désormais rien à craindre de ce côté-là, faisait les plus grands préparatifs pour attaquer les Zobairites dans l'Irâc. Pour ne pas laisser d'ennemi derrière lui, il commença par assiéger Carkîsiâ, où Zofar jouait un rôle fort étrange. Tantôt il prétendait combattre pour Ibn-Zobair, tantôt il fournissait des vivres aux Chiites et leur proposait de marcher avec eux contre les Syriens[208]. Tous les ennemis des Omaiyades, quelque différentes que fussent leurs prétentions, étaient pour lui des alliés, des amis. Assiégé par Abdalmélic qui, sur les remontrances des Kelbites, tenait prudemment ses soldats caisites hors de combat, Zofar défendit son repaire avec une opiniâtreté extrême; une fois même, ses soldats firent une sortie si vigoureuse, qu'ils pénétrèrent jusqu'à la tente du calife; et comme celui-ci était pressé d'en finir pour pouvoir marcher contre Moçab, il entama une négociation, qu'il rompit quand la destruction de quatre tours lui eut rendu l'espoir de prendre la ville de vive force, et qu'il renoua quand l'assaut eut été repoussé. Au prix de quelque argent qui serait distribué entre les soldats du calife, Zofar obtint les conditions les plus honorables: l'amnistie pour ses frères d'armes, pour lui-même le gouvernement de Carkîsiâ[209]. Pour contenter sa fierté, il stipula en outre qu'il ne serait forcé de prêter serment au calife omaiyade qu'après la mort d'Ibn-Zobair. Enfin, pour sceller leur réconciliation, ils convinrent entre eux que Maslama, fils du calife, épouserait une fille de Zofar. La paix conclue, Zofar se rendit auprès d'Abdalmélic, qui le reçut avec de grands égards et le fit asseoir à côté de lui sur son trône[210]. C'était un spectacle touchant que de voir ces hommes, si longtemps ennemis, se donner toutes les assurances d'une amitié fraternelle. Apparence trompeuse! Afin que l'amitié d'Abdalmélic pour Zofar fît place à une haine ardente, il suffit de lui rappeler un seul vers. Un noble Yéménite, Ibn-Dhî-'l-calâ, entra dans la tente, et voyant la place d'honneur qu'occupait Zofar, il se mit à verser des larmes. Le calife lui demanda la cause de son émotion. «Commandeur des croyants, dit-il, comment ne répandrais-je pas des pleurs amers, quand j'aperçois cet homme naguère révolté contre vous, dont le sabre dégoutte encore du sang de ma famille, victime de sa fidélité à vous servir, quand je vois, dis-je, ce meurtrier des miens assis avec vous sur ce trône au pied duquel je suis placé?—Si je l'ai fait asseoir à mes côtés, répondit le calife, ce n'est pas que je veuille l'élever au-dessus de toi; c'est seulement parce que son langage est le mien et que sa conversation m'intéresse.»

Le poète Akhtal qui, dans ce moment, était à boire dans une autre tente, fut informé de l'accueil que Zofar recevait du calife. Il haïssait, il abhorrait le brigand de Carkîsiâ, qui souvent avait été sur le point d'exterminer toute sa tribu, celle de Taghlib. «Je vais, dit-il, frapper un coup que n'a pu porter Ibn-Dhî-'l-calâ.» Il se présenta aussitôt chez le calife, et, après l'avoir quelques instants regardé fixement, il déclama ces vers:

La liqueur qui remplit ma coupe a le brillant éclat de l'œil vif et animé du coq. Elle exalte l'esprit du buveur. Celui qui en boit trois rasades sans mélange d'eau sent naître en lui le désir de répandre des bienfaits. Il marche en se balançant mollement comme une charmante fille de Coraich, et laisse flotter au gré des vents les pans de sa robe.

—A quel propos viens-tu me réciter ces vers? lui dit le calife. Tu as sans doute quelque idée en tête.

—Il est vrai, commandeur des croyants, reprit Akhtal, bien des idées viennent m'assaillir en effet lorsque je vois assis auprès de vous sur votre trône cet homme qui disait hier: «Sans doute l'herbe repoussera sur la terre fraîchement remuée qui couvre les ossements de nos frères; mais jamais nous ne les oublierons, et toujours nous aurons pour nos ennemis une haine implacable.»

A ces mots, Abdalmélic bondit comme s'il eût été piqué d'une guêpe. Furieux, haletant de colère, les yeux étincelants d'une haine farouche, il donna un violent coup de pied dans la poitrine de Zofar et le renversa de dessus le trône.... Zofar avoua depuis qu'il ne s'était jamais cru aussi près de sa dernière heure qu'à ce moment-là[211].

Le temps d'une réconciliation sincère n'était pas encore venu, et les Caisites ne tardèrent pas à donner aux Omaiyades une nouvelle preuve de leur haine invétérée. Zofar avait renforcé l'armée d'Abdalmélic, quand elle alla combattre Moçab, par une division de Caisites, commandée par son fils Hodhail; mais aussitôt que les deux armées furent en présence, ces Caisites passèrent à l'ennemi avec armes et bagages[212]. Cette défection n'eut pas, toutefois, les suites fâcheuses qu'avait eues celle d'Omair. La fortune, au contraire, souriait à Abdalmélic. Légers et mobiles, les Irâcains avaient déjà oublié leurs griefs contre les Omaiyades; toujours peu disposés à combattre pour qui que ce fût, et n'ayant, à plus forte raison, nulle envie de se faire tuer pour un prétendant qu'ils méprisaient, ils avaient prêté une oreille avide aux émissaires d'Abdalmélic, qui parcouraient l'Irâc en prodiguant l'or et les plus séduisantes promesses. Moçab était donc entouré de généraux qui s'étaient déjà vendus aux Omaiyades et qui, la bataille engagée, ne tardèrent pas à lui montrer leurs véritables sentiments. «Je ne veux pas, lui répondit l'un quand il lui ordonna de charger, je ne veux pas que ma tribu périsse en combattant pour une cause qui ne la touche en rien.»—«Eh quoi! vous m'ordonnez de marcher vers l'ennemi? lui dit un autre en le regardant d'un air insolent et railleur; aucun de mes soldats ne me suivrait, et si j'allais seul à la charge, je me rendrais ridicule[213].» Pour un homme fier et brave comme Moçab l'était, il n'y avait qu'un parti à prendre. S'adressant à son fils Isâ: «Pars, lui dit-il; va annoncer à ton oncle que les perfides Irâcains m'ont trahi, et dis adieu à ton père qui n'a plus que peu d'instants à vivre.—Non, mon père, lui répondit le jeune homme, jamais les Coraichites ne me reprocheront que je vous ai abandonné à l'heure du péril.» Le père et le fils se jetèrent au plus fort de la mêlée, et bientôt après on présenta leurs têtes à Abdalmélic (690).

Tout l'Irâc prêta serment à l'Omaiyade. Mohallab qui, la veille encore, ignorant la mort de Moçab déjà connue des non-conformistes, avait déclaré, dans une conférence avec les chefs de ces sectaires, que Moçab était son seigneur dans ce monde et dans l'autre, qu'il était prêt à mourir pour lui et que c'était le devoir de tout bon musulman de combattre Abdalmélic, ce fils d'un maudit, Mohallab imita l'exemple de ses compatriotes aussitôt qu'il eut reçu le diplôme par lequel le calife omaiyade le confirmait dans toutes ses charges et dignités. Voilà de quelle manière les Irâcains, même les meilleurs, comprenaient l'honneur et la loyauté! «Décidez vous-mêmes maintenant si l'erreur est de votre côté ou du nôtre, s'écrièrent les non-conformistes dans leur juste indignation, et ayez au moins la bonne foi d'avouer qu'esclaves des biens de ce bas monde, vous servez et encensez chaque pouvoir pourvu qu'il vous paie, frères de Satan que vous êtes[214]

VIII.

Abdalmélic touchait au but de ses souhaits. Pour régner sans compétiteur sur le monde musulman, il ne lui restait à conquérir que la Mecque, résidence et dernier asile de son concurrent. Ce serait, à la vérité, un sacrilége, et Abdalmélic eût frémi d'horreur rien que d'y penser, s'il eût conservé les pieux sentiments par lesquels il s'était distingué dans sa jeunesse[215]. Mais ce n'était plus le jeune homme candide et chaleureux qui, dans l'élan d'une sainte indignation, appelait Yézîd l'ennemi de l'Eternel, parce qu'il avait osé envoyer des soldats contre Médine, la ville du Prophète[216]. Les années, le commerce du monde et l'exercice du pouvoir avaient flétri en lui sa candeur enfantine et sa foi naïve, et l'on raconte que le jour où son cousin Achdac cessa de vivre, ce jour où Abdalmélic se souilla du double crime de parjure et d'assassinat, il avait fermé le livre de Dieu en disant d'un air sombre et froid: «Désormais il n'y a plus rien de commun entre nous[217].» Aussi ses sentiments religieux étaient assez connus pour que nul ne s'étonnât en apprenant qu'il allait envoyer des troupes contre la Mecque; mais ce dont tout le monde fut surpris, ce fut que le calife choisit, pour commander cette expédition importante, un homme né dans la poussière, un certain Haddjâdj, qui autrefois avait exercé l'humble profession de maître d'école à Tâïf en Arabie, et qui, dans ce temps-là, s'estimait heureux, si en enseignant à lire soir et matin aux petits garçons, il parvenait à gagner de quoi acheter un morceau de pain sec[218]. Connu seulement pour avoir rétabli un peu de discipline dans la garde d'Abdalmélic[219], pour avoir commandé une division dans l'Irâc où l'ennemi lui avait ôté, par sa défection, le moyen de montrer, soit sa bravoure, soit sa lâcheté, enfin, pour s'être laissé battre, sous le règne de Merwân, par les Zobairites[220], il fut redevable de sa nomination à une circonstance assez bizarre. Quand il sollicita l'honneur de commander l'armée qui allait assiéger Ibn-Zobair, le calife lui répondit d'abord par un tais-toi hautain et dédaigneux[221]; mais par une de ces anomalies normales du cœur humain, Abdalmélic, qui de reste croyait à fort peu de chose, croyait fermement aux songes, et Haddjâdj savait en faire tout à propos. «J'ai rêvé, dit-il, que j'écorchais Ibn-Zobair,» et aussitôt le calife lui confia le commandement qu'il sollicitait[222].

Quant à Ibn-Zobair, il avait reçu avec assez de calme et de résignation la nouvelle de la perte de l'Irâc et de la mort de son frère. Il est vrai de dire qu'il n'avait pas été sans inquiétude sur les projets de Moçab qui, à son avis, aimait un peu trop à trancher du souverain, et il se consola d'autant plus aisément de sa perte qu'il y trouva l'occasion de déployer ses talents oratoires en prononçant un sermon qui nous paraîtrait froid et guindé peut-être, mais qui sans doute lui semblait fort édifiant, et dans lequel il disait naïvement que la mort de son frère l'avait tout à la fois rempli de tristesse et de joie: de tristesse, parce qu'il se voyait «privé d'un ami, dont la mort était pour lui une blessure bien cuisante, qui ne laissait à l'homme sensé que la ressource de la patience et de la résignation;»—de joie, «parce que Dieu, en accordant à son frère la gloire du martyre, avait voulu lui donner un témoignage de sa bienveillance[223].» Mais quand il lui fallut, non prêcher, mais combattre, quand il vit la Mecque cernée de toutes parts et livrée aux horreurs de la plus affreuse disette, alors son courage chancela. Ce n'est pas qu'il manquât de ce courage vulgaire que tout soldat, à moins qu'il ne soit un grand poltron, possède sur le champ de bataille; mais il manquait d'énergie morale, et, étant venu trouver sa mère, femme d'une fierté toute romaine en dépit de ses cent ans:

—Ma mère, lui dit-il, tout le monde m'a abandonné et mes ennemis m'offrent encore des conditions fort acceptables. Que pensez-vous que je doive faire?

—Mourir, dit-elle.

—Mais je crains, reprit-il d'un air piteux, je crains, si je succombe sous les coups des Syriens, qu'ils n'assouvissent leur vengeance sur mon corps....

—Et qu'est-ce que cela te fait? La brebis, quand elle a été égorgée, souffre-t-elle donc si on l'écorche?

Ces fières paroles firent monter la rougeur de la honte au front d'Abdallâh; il se hâta d'assurer à sa mère qu'il partageait ses sentiments et qu'il n'avait eu d'autre dessein que de l'éprouver.... Peu d'instants après, s'étant armé de pied en cap, il revint auprès d'elle pour lui dire un dernier adieu. Elle le serra sur son cœur. Sa main rencontra une cotte de mailles.

—Quand on est décidé à mourir, on n'a pas besoin de cela, dit-elle.

—Je n'ai revêtu cette armure que pour vous inspirer quelque espoir, répliqua-t-il un peu déconcerté.

—J'ai dit adieu à l'espoir;—ôte cela.

Il obéit. Ensuite, ayant passé quelques heures à prier dans la Caba, ce héros sans héroïsme fondit sur les ennemis et mourut d'une manière plus honorable qu'il n'avait vécu. Sa tête fut envoyée à Damas, son corps attaché à un gibet dans une position renversée (692).

Pendant les six ou huit mois qu'avait duré le siége de la Mecque, Haddjâdj avait déployé un grand courage, une activité infatigable, une persévérance à toute épreuve, et, pour dire tout, une indifférence pour les choses saintes que les théologiens ne lui ont jamais pardonnée, mais qui prouvait qu'il s'était dévoué corps et âme à la cause de son maître. Rien ne l'avait arrêté, ni l'inviolabilité immémoriale du temple, ni ce que d'autres appelaient les signes de la colère du ciel. Un orage s'étant élevé, un jour que les Syriens étaient occupés à lancer des pierres sur la Caba, douze soldats furent frappés de la foudre. Saisis d'une terreur superstitieuse, les Syriens s'arrêtèrent et pas un ne voulut recommencer; mais Haddjâdj retroussa aussitôt sa robe, prit une pierre et la plaça sur une baliste dont il mit les cordes en mouvement, en disant d'un air leste et dégagé: «Cela ne signifie rien; je connais ce pays, moi, j'y suis né;—les orages y sont très-fréquents.»

Tant de dévoûment à la cause omaiyade méritait une récompense éclatante. Aussi Haddjâdj fut-il nommé par Abdalmélic gouverneur de la Mecque, et, peu de mois après, de tout le Hidjâz. Comme il était Caisite par sa naissance, sa promotion aurait probablement inspiré aux Kelbites des soupçons et des alarmes, s'il eût été d'une origine plus illustre; mais ce n'était qu'un parvenu, un homme sans conséquence. D'ailleurs les Kelbites pouvaient se prévaloir, eux aussi, des services importants qu'ils avaient rendus pendant le siége de la Mecque; ils pouvaient dire, par exemple, que la pierre fatale qui avait tué Ibn-Zobair, avait été lancée par un des leurs, par Homaid ibn-Bahdal[224]. Ce qui acheva de les rassurer, ce fut que le calife se complaisait à louer leur bravoure et leur fidélité, qu'il flattait et cajolait leurs chefs en prose et en vers[225], qu'il continuait à leur donner les emplois à l'exclusion de leurs ennemis, enfin qu'ils avaient pour eux plusieurs princes tels que Khâlid, fils de Yézîd Ier, et Abdalazîz, frère du calife et fils d'une femme kelbite.

Cependant les Caisites ne manquaient pas non plus de protecteurs à la cour. Bichr surtout, frère du calife et fils d'une Caisite, avait épousé leurs intérêts et leur querelle, et comme il disait à tout propos qu'ils surpassaient les Kelbites en bravoure, ses fanfaronnades allumèrent à un tel point le courroux de Khâlid, que celui-ci dit un jour aux Kelbites:

—N'y a-t-il personne parmi vous qui voudrait se charger de faire une razzia dans le désert des Cais? Il faut absolument que l'orgueil des princes qui ont des femmes caisites pour mères soit humilié, car ils ne cessent de prétendre que, dans toutes les rencontres, avant comme après le Prophète, les Caisites ont eu l'avantage sur nous.

—Je me charge volontiers de l'affaire, lui répondit Homaid ibn-Bahdal, si vous m'êtes garant que le sultan ne me punira pas.

—Je vous réponds de tout.

—Mais comment ferez-vous donc?

—Rien de plus simple. Vous savez que depuis la mort d'Ibn-Zobair les Caisites n'ont pas encore payé la dîme au calife. Je vous donnerai donc un ordre qui vous autorisera à lever la dîme parmi les Caisites et qu'Abdalmélic sera supposé avoir écrit. De cette manière vous trouverez facilement l'occasion de les traiter comme ils le méritent.

Ibn-Bahdal se mit en route, mais avec une suite peu nombreuse pour ne pas éveiller de soupçons, et parce qu'il était sûr de trouver des soldats partout où il rencontrerait des contribules. Arrivé auprès des Beni-Abd-Wadd et des Beni-Olaim, deux sous-tribus de Kelb qui demeuraient dans le Désert, au sud de Douma et de Khabt, il leur communiqua le projet de Khâlid, et, les hommes les plus braves et les plus déterminés de ces deux tribus lui ayant déclaré qu'ils ne demandaient pas mieux que de le suivre, il s'enfonça avec eux dans le Désert, après leur avoir fait jurer qu'ils seraient sans pitié pour les Caisites.

Un homme de Fazâra, sous-tribu de Cais, fut leur première victime. Il sortait d'une riche et puissante lignée; son bisaïeul, Hodhaifa ibn-Badr, avait été le chef des Dhobyân dans la célèbre guerre de Dâhis; mais comme il avait le malheur d'avoir pour mère une esclave, ses fiers contribules le méprisaient à un tel point qu'ils avaient refusé de lui donner une de leurs filles en mariage (ce qui l'avait obligé à prendre femme dans une tribu yéménite) et que, ne voulant pas l'admettre dans leur société, ils l'avaient relégué aux lisières du camp. Ce malheureux paria récitait à haute voix les prières du matin, et c'est ce qui le perdit. Guidés par sa voix, les Kelbites fondirent sur lui, le massacrèrent, et, joignant le vol au meurtre, ils s'emparèrent de ses chameaux, au nombre de cent. Ensuite, ayant rencontré cinq familles qui descendaient aussi de Hodhaifa, ils les attaquèrent. Le combat fut acharné et se prolongea jusqu'au soir; mais alors tous les Caisites gisaient sur le champ de bataille et leurs ennemis les croyaient morts. Ils ne l'étaient pas cependant; leurs blessures, quoique nombreuses, n'étaient pas mortelles, et, grâce au sable qui, poussé par un violent vent d'ouest, vint les couvrir et arrêter l'écoulement de leur sang, ils échappèrent tous à la mort.

Continuant leur route pendant la nuit, les Kelbites rencontrèrent, le lendemain matin, un autre descendant de Hodhaifa, nommé Abdallâh. Ce vieillard était en voyage avec sa famille; mais il n'avait auprès de lui personne en état de porter les armes, excepté Djad, son fils, qui, dès qu'il vit arriver la bande kelbite, prit ses armes, monta à cheval et alla se placer à quelque distance. Quand les Kelbites eurent mis pied à terre, Abdallâh leur demanda qui ils étaient. Ils répondirent qu'ils étaient des dîmeurs envoyés par Abdalmélic.

—Pouvez-vous me montrer un ordre à l'appui de ce que vous dites? demanda le vieillard.

—Certainement, lui répondit Ibn-Bahdal, cet ordre, le voici;—et il lui montra un diplôme revêtu du sceau califal.

—Et quelle est la teneur de cet écrit?

—On y lit ceci: «De la part d'Abdalmélic, fils de Merwân, pour Homaid ibn-Bahdal. Au dit Homaid ibn-Bahdal est ordonné par la présente d'aller lever la dîme sur tous les Bédouins qu'il pourra rencontrer. Celui qui paiera cette dîme et se fera inscrire sur le registre, sera considéré comme sujet obéissant et fidèle; celui au contraire, qui refusera de le faire sera tenu pour rebelle à Dieu, à son Prophète et au commandeur des croyants.»

—Fort bien; je suis prêt à obéir et à vous payer ma dîme.

—Cela ne suffit pas. Il faut faire autre chose encore.

—Quoi donc?

—Nous voulons que vous alliez à la recherche de tous les individus de votre tribu, afin de recueillir la dîme de chacun d'entre eux, et que vous nous indiquiez un endroit où nous viendrons recevoir cet argent de vos mains.

—Cela m'est impossible. Les Fazâra se trouvent dispersés sur une grande étendue du Désert; je ne suis plus jeune, moi, tant s'en faut; je ne pourrais donc entreprendre une si longue course, et je n'ai auprès de moi qu'un seul de mes fils. Vous qui venez de si loin et qui devez être habitués aux longs voyages, vous trouverez mes contribules bien plus facilement que moi; chaque jour vous arriverez à un de leurs campements, car ils s'arrêtent partout où ils trouvent de bons pâturages.

—Oui, nous connaissons cela. Ce n'est pas pour chercher des pâturages qu'ils se sont dispersés dans le Désert, c'est pour se soustraire au paiement de la dîme. Ce sont des rebelles.

—Je puis vous jurer que ce sont des sujets fidèles; c'est seulement pour chercher des pâturages....

—Brisons là-dessus et faites ce que nous vous disons.

—Je ne le puis pas. Voici la dîme que je dois au calife, prenez-la!

—Votre obéissance n'est point sincère, car voilà votre fils qui, du haut de son cheval, nous jette des regards dédaigneux.

—Vous n'avez rien à craindre de mon fils; prenez ma dîme et allez-vous-en, si vous êtes véritablement des dîmeurs.

—Votre conduite ne montre que trop que l'on disait vrai quand on nous assurait que vous et vos contribules vous avez combattu pour Ibn-Zobair.

—Nous n'avons pas fait cela. Nous lui avons bien payé la dîme, mais c'est que nous autres Bédouins, étrangers à la politique, nous la payons à celui qui est le maître du pays.

—Prouvez que vous dites la vérité en faisant descendre votre fils de son cheval.

—Qu'avez-vous à faire avec mon fils? Ce jeune homme a eu peur en voyant des cavaliers armés.

—Qu'il descende donc; il n'a rien à craindre.

Le vieillard alla vers son fils et lui dit de mettre pied à terre.

—Mon père, lui répondit le jeune homme, je le vois à leurs yeux qui me dévorent, ils veulent me massacrer. Donnez-leur ce que vous voudrez, mais laissez-moi me défendre.

Ayant rejoint les Kelbites, Abdallâh leur dit:

—Ce jeune homme craint pour sa vie. Prenez ma dîme et laissez-nous en paix.

—Nous n'accepterons rien de vous tant que votre fils restera à cheval.

—Il ne veut pas m'obéir, et d'ailleurs, à quoi cela vous servirait-il?

—Bien, vous vous montrez rebelle. Esclave, ce qu'il faut pour écrire! Nos affaires sont terminées ici. Nous allons écrire au commandeur des croyants qu'Abdallâh, petit-fils d'Oyaina, nous a empêchés de remplir notre mission auprès des Beni-Fazâra.

—Ne le faites pas, je vous en conjure, car je ne suis pas coupable d'un tel acte.

Sans faire attention aux prières du vieillard, Ibn-Bahdal écrivit un billet, et, l'ayant donné à un de ses cavaliers, celui-ci prit aussitôt la route de Damas.

Consterné de ce qui venait d'arriver, Abdallâh s'écria:

—Ne m'accusez pas ainsi injustement! Je vous en conjure au nom de Dieu, ne me représentez pas aux yeux du calife comme un rebelle, car je suis prêt à obéir à tous ses ordres!

—Faites donc descendre votre fils.

—On nous a donné de vous une mauvaise opinion; mais promettez-vous qu'il ne lui arrivera aucun mal?

Les Kelbites le lui ayant promis de la manière la plus solennelle, Abdallâh dit à son fils:

—Que Dieu me maudisse si tu ne descends pas de ton cheval!

Alors Djadj obéit, et, jetant sa lance à terre, il s'avança lentement vers les Kelbites, en disant d'une voix sombre:

—Ce jour vous portera malheur, mon père!

De même que le tigre joue avec l'ennemi qu'il tient sous sa griffe, avant de lui donner le dernier coup, les Kelbites commencèrent par insulter et railler le jeune homme; puis ils l'étendirent sur une roche pour l'égorger. Pendant son agonie, le malheureux jeta à son père un dernier regard, à la fois plein de tristesse, de résignation et de reproche.

Quant au vieillard, ses cheveux blancs imposèrent aux Kelbites, tout féroces qu'ils étaient, un certain respect; n'osant l'égorger comme ils avaient égorgé son fils, ils essayèrent de l'assommer à coups de bâton et le laissèrent pour mort sur le sable. Il revint à la vie; mais rongé par le remords, il ne cessait de dire: «Dussé-je oublier toutes les calamités que j'ai éprouvées, jamais le regard que me jeta mon fils alors que je l'eus livré à ses bourreaux, ne sortira de ma mémoire.»

Le cheval de Djad refusa de quitter l'endroit où le meurtre avait été accompli. Les yeux toujours tournés vers le sol et grattant du pied le sable qui présentait encore les traces du sang de son maître, le fidèle animal se laissa mourir de faim.

D'autres meurtres suivirent ceux qui avaient déjà été commis. Parmi les victimes se trouvait Borda, fils d'un chef illustre, de Halhala, et les sanguinaires Kelbites ne retournèrent vers Damas que quand les Caisites, éclairés sur leur but véritable, se furent dérobés à leur aveugle fureur en s'enfonçant dans le Désert.

Tous les Kelbites étaient comme ivres de joie et d'orgueil, et un poète de Djohaina, tribu qui, de même que Kelb, descendait de Codhâa, exprima leurs sentiments avec une singulière énergie et une exaltation fanatique.

Le savez-vous, mes frères, disait-il, vous, les alliés des Kelb? Savez-vous que l'intrépide Homaid ibn-Bahdal a rendu la santé et la joie aux Kelbites? Savez-vous qu'il a couvert les Cais de honte, qu'il les a forcés à décamper? Pour qu'ils le fissent, ils doivent avoir éprouvé des défaites bien terribles.... Privées de sépulture, les victimes de Homaid ibn-Bahdal gisent sur le sable du Désert; les Cais, poursuivis par leurs vainqueurs, n'ont pas eu le temps de les enterrer. Réjouissez-vous-en, mes frères! Les victoires des Kelb sont les nôtres; eux et nous, ce sont deux mains d'un même corps: quand, dans le combat, la main droite a été coupée, c'est la main gauche qui brandit le sabre.

Grande fut aussi la joie des princes omaiyades qui avaient des femmes kelbites pour mères. Dès qu'il eut reçu avis de ce qui s'était passé, Abdalazîz dit à son frère Bichr, en présence du calife:

—Eh bien, savez-vous déjà comment mes oncles maternels ont traité les vôtres?

—Qu'ont-ils donc fait? demanda Bichr.

—Des cavaliers kelbites ont attaqué et exterminé un campement caisite.

—Impossible! Vos oncles maternels sont trop lâches et trop couards pour oser se mesurer avec les miens!

Mais le lendemain matin Bichr acquit la certitude que son frère avait dit la vérité. Halhala, Saîd et un troisième chef des Fazâra étant arrivés à Damas sans manteaux, nu-pieds et la robe déchirée, vinrent se jeter à ses genoux, le suppliant de leur accorder sa protection et de prendre leur cause en main. Il le leur promit, et, s'étant rendu auprès de son frère le calife, il lui parla avec tant de chaleur en faveur de ses protégés, qu'Abdalmélic, malgré sa haine des Caisites, promit de retenir la réparation pécuniaire due aux Fazâra sur la solde des Kelbites. Mais cette décision, quoique conforme à la loi, ne satisfit point les Fazâra. Ce n'était pas de l'argent qu'ils voulaient, c'était du sang. Quand ils eurent refusé l'accommodement qu'on leur proposait: «Eh bien, dit le calife, le trésor public vous paiera immédiatement la moitié de la somme qui vous est due, et si dans la suite vous me restez fidèles, ce dont je doute fort, je vous paierai aussi l'autre moitié.» Irrités de ce soupçon injurieux, d'autant plus peut-être qu'ils ne pouvaient prétendre qu'il manquât de fondement, résolus d'ailleurs à exiger la peine du talion, les Fazârites étaient sur le point de refuser encore; mais Zofar les prit à part et leur conseilla d'accepter l'argent qu'on leur offrait, afin qu'ils pussent l'employer à acheter des chevaux et des armes. Approuvant cette idée, ils consentirent à recevoir l'argent, et, ayant acheté quantité d'armes et de chevaux, ils reprirent la route du Désert.

Quand ils furent de retour dans leur camp, ils convoquèrent le conseil de la tribu. Dans cette assemblée, Halhala prononça quelques paroles chaleureuses pour exciter ses contribules à se venger des Kelbites. Ses fils l'appuyèrent; mais il y en avait parmi les membres du conseil qui, moins aveuglés par la haine, jugeaient une telle expédition périlleuse et téméraire. «Votre propre maison, dit l'un des opposants à Halhala, est trop affaiblie en ce moment pour pouvoir prendre part à la lutte. Les Kelbites, ces hyènes, ont tué la plupart de vos guerriers et vous ont enlevé toutes vos richesses. Je suis sûr que, dans ces circonstances, vous ne nous accompagneriez pas.—Fils de mon frère, lui répondit Halhala, je partirai avec les autres, car j'ai la rage dans le cœur.... Ils m'ont tué mon fils, mon Borda que j'aimais tant,» ajouta-t-il d'une voix sourde, et ce douloureux souvenir l'ayant jeté dans un de ces accès de rage qui lui étaient habituels depuis la mort de son fils, il se mit à pousser des cris aigus et perçants, qui ressemblaient plutôt aux rugissements d'une bête fauve privée de ses petits, qu'aux sons de la voix humaine. «Qui a vu Borda? criait-il. Où est-il? Rendez-le-moi, c'est mon fils, mon fils bien-aimé, l'espoir et l'orgueil de ma race!»... Puis, il se mit à énumérer un à un et lentement les noms de tous ceux qui avaient péri sous le glaive des Kelbites, et à chaque nom qu'il prononçait, il criait: «Où est-il?... Où est-il?... Vengeance! vengeance!»

Tous, ceux même qui, un instant auparavant, s'étaient montrés les plus calmes et les plus opposés au projet, se laissèrent fasciner et entraîner par cette éloquence rude et sauvage; et, une expédition contre les Kelb ayant été résolue, on se mit en marche vers Banât-Cain, où il y avait un camp kelbite. A la fin de la nuit, les Fazâra fondirent à l'improviste sur leurs ennemis, en criant: «Vengeance à Borda, vengeance à Djad, vengeance à nos frères!» Les représailles furent atroces comme les violences qui les avaient provoquées. Un seul Kelbite échappa, grâce à l'incomparable rapidité de sa course; tous les autres furent massacrés, et les Fazâra examinèrent avec soin leurs corps, afin de voir si quelque Kelbite respirait encore, d'insulter à son agonie et de l'achever.

Dès qu'il eut reçu la nouvelle de cette razzia, le prince Bichr prit sa revanche. En présence du calife, il dit à son frère Abdalazîz:

—Eh bien, savez-vous déjà comment mes oncles maternels ont traité les vôtres?

—Quoi! s'écria Abdalazîz, ont-ils fait une razzia après que la paix a été conclue et que le calife les a indemnisés?

Le calife, fort irrité de ce qu'il venait d'apprendre, mais attendant encore, pour prendre une décision, qu'il eût reçu des nouvelles plus précises, leur imposa silence d'un ton qui ne souffrait pas de réplique. Bientôt après, un Kelbite, sans manteau, sans chaussure, et qui avait déchiré sa robe, arriva auprès d'Abdalazîz, qui l'introduisit aussitôt chez le calife en disant: «Souffrirez-vous, commandeur des croyants, que l'on outrage ceux que vous avez pris sous votre protection, que l'on méprise vos ordres, que l'on tire de vous de l'argent pour l'employer contre vous, et que l'on égorge vos sujets?» Le Kelbite raconta alors ce qui était arrivé. Exaspéré et furieux, le calife ne songea même pas à un accommodement. Décidé à faire éprouver aux Caisites tout le poids de son ressentiment et de sa haine invétérée, il envoya sur-le-champ à Haddjâdj, alors gouverneur de toute l'Arabie, l'ordre de passer au fil de l'épée tous les Fazârites adultes.

Quoique cette tribu fût alliée à la sienne, Haddjâdj n'hésita point à obéir. Il était fort attaché à sa race, mais en même temps il était dévoré d'ambition. Il avait deviné de suite que lui et son parti n'avaient qu'une attitude à prendre, qu'un chemin à suivre. La bonne et saine logique dont il était doué lui avait appris que l'opposition ne mènerait à rien; qu'il fallait tâcher de regagner la faveur du calife, et que, pour y parvenir, il fallait se soumettre sans restriction et sans arrière-pensée à tous ses ordres, lors même qu'il commanderait la destruction du sanctuaire le plus vénéré ou le supplice d'un proche parent. Mais le cœur lui saignait. «Quand j'aurai exterminé les Fazâra, dit-il au moment où il se mit en marche avec ses troupes, mon nom sera flétri et abhorré comme celui du Caisite le plus dénaturé qu'aura porté la terre.» L'ordre qu'il avait reçu était d'ailleurs bien difficile à exécuter. Les Ghatafân, alliés des Fazâra, avaient juré de les secourir, et, qui plus est, le même serment avait été prêté par toutes les tribus caisites. Le premier acte d'hostilité serait donc le signal d'une cruelle guerre civile, dont l'issue était impossible à prévoir. Haddjâdj ne savait que faire, lorsque l'arrivée de Halhala et de Saîd vint le tirer d'embarras. Ces deux chefs, satisfaits d'avoir assouvi leur vengeance à Banât-Cain et tremblant à l'idée de voir s'allumer une guerre qui pourrait avoir pour leur tribu les suites les plus funestes, se sacrifièrent, avec un noble dévoûment, pour détourner de leurs contribules les maux dont ils étaient menacés; car chez eux l'amour de la tribu avait autant de force et de persistance que la haine des Kelbites. Plaçant amicalement leurs mains dans celle de Haddjâdj: «Pourquoi, lui dirent-ils, pourquoi en voulez-vous aux Fazâra? Nous deux, nous sommes les vrais coupables.» Joyeux de ce dénoûment inattendu, le gouverneur les retint prisonniers et écrivit sur-le-champ au calife pour lui dire qu'il n'avait pas osé s'engager dans une guerre contre toutes les tribus caisites, et pour le conjurer de se contenter des deux chefs qui s'étaient remis spontanément entre ses mains. Le calife approuva entièrement sa conduite et lui enjoignit d'envoyer les deux prisonniers à Damas.

Quand ceux-ci furent introduits dans la grande salle où se tenait le souverain entouré des Kelbites, les gardes leur ordonnèrent de le saluer. Au lieu d'obéir, Halhala se mit à réciter, d'une voix forte et retentissante, ces vers empruntés à un poème qu'il avait composé jadis:

Salut à nos alliés, salut aux Adî, aux Mâzin, aux Chamkh[226], salut surtout à Abou-Wahb[227], mon fidèle ami! On peut me condamner à la mort maintenant que j'ai étanché la soif du sang des Kelbites qui me dévorait. J'ai goûté le bonheur, j'ai massacré tous ceux qui se trouvaient sous mon glaive; à présent qu'ils ont cessé de vivre, mon cœur jouit d'un doux repos.

Afin de lui rendre insolence pour insolence, le calife, en lui adressant la parole, estropia à dessein son nom, comme si ce nom eût été trop obscur pour mériter l'honneur d'être prononcé régulièrement. Au lieu de Halhala, il l'appela Halhal; mais l'autre, l'interrompant aussitôt:

—C'est Halhala que je m'appelle, dit-il.

—Mais non, c'est Halhal.

—Du tout, c'est Halhala; c'est ainsi que m'appelait mon père et il me semble qu'il était plus à même que qui que ce soit de savoir mon nom.

—Eh bien, Halhala—puisque Halhala il y a—tu as outragé ceux que j'avais pris sous ma protection, moi, le commandeur des croyants; tu as méprisé mes ordres, et tu m'as volé mon argent.

—Je n'ai fait rien de semblable: j'ai accompli mon vœu, contenté ma haine et assouvi ma vengeance.

—Et à présent Dieu te livre à la main vengeresse de la justice.

—Je ne suis coupable d'aucun crime, fils de Zarcâ! (C'était une injure que d'appeler Abdalmélic par ce nom qu'il devait à une aïeule de scandaleuse mémoire[228].)

Le calife le livra au Kelbite Soair, qui avait à venger sur lui le sang de son père tué à Banât-Cain.

—Dis donc, Halhala, lui dit Soair, quand as-tu vu mon père pour la dernière fois?

—C'était à Banât-Cain, répondit l'autre d'un air nonchalant. Il tremblait alors depuis les pieds jusqu'à la tête, le pauvre homme.

—Par Dieu! je te tuerai.

—Toi? Tu mens. Par Dieu! tu es trop vil et trop lâche pour tuer un homme tel que moi. Je sais que je vais mourir, mais ce sera parce que tel est le bon plaisir du fils de Zarcâ.

Cela dit, il marcha vers le lieu du supplice avec une froide indifférence et une insolente gaîté, récitant de temps à autre quelque fragment de la vieille poésie du Désert, et n'ayant nullement besoin d'être stimulé par les paroles encourageantes que lui adressait le prince Bichr, lequel avait voulu être témoin de son supplice et qui était tout orgueilleux de sa fermeté inébranlable. Au moment où Soair leva le bras pour lui trancher la tête: «Tâche, lui dit-il, que ce soit un coup aussi beau que celui que j'ai porté à ton père.»

Son compagnon Saîd, que le calife avait livré à un autre Kelbite, subit sa destinée avec un mépris pour la vie presque aussi profond que le sien[229].

IX.

Pendant que les Syriens se pillaient et se tuaient les uns les autres, les Irâcains, race incorrigible et indomptable, n'étaient pas plus tranquilles, et longtemps après, les nobles turbulents de Coufa et de Baçra se rappelaient encore, en la regrettant, cette époque anarchique, ce bon temps comme ils disaient, alors qu'entourés de dix ou vingt clients[230], ils se pavanaient dans les rues, la tête haute et le regard menaçant, toujours prêts à dégainer pour peu qu'un autre noble leur montrât une mine trop fière, et certains que, lors même qu'ils étendraient deux ou trois adversaires sur le carreau, le gouverneur serait trop indulgent pour les punir. Et non-seulement les gouverneurs les laissaient faire, mais, par leur jalousie et leur haine de Mohallab, ils exposaient encore l'Irâc aux incursions des non-conformistes, toujours redoutables en dépit de leurs nombreuses défaites. Il y avait de quoi les remplir d'envie en effet. Dans Mohallab chaque Irâcain voyait le plus grand général de sa patrie, et, qui plus est, son propre sauveur; nul autre nom n'était aussi populaire que le sien; et comme il avait fait ses conditions avant de consentir à se charger du commandement, il avait amassé une fortune colossale, qu'il dépensait avec une superbe insouciance, donnant cent mille pièces d'argent à celui qui vint lui réciter un poème à sa louange, et cent mille autres à un second qui vint lui dire qu'il était l'auteur de ce poème[231]. Il éclipsait donc tous les gouverneurs par son luxe, son opulence princière et sa générosité sans bornes, aussi bien que par l'éclat de sa renommée et de sa puissance. «Les Arabes de cette ville n'ont des yeux que pour cet homme,» disait tristement l'Omaiyade Khâlid[232], le premier gouverneur de Baçra après la restauration; et il rappela Mohallab du théâtre de ses exploits, le condamna à l'inaction en lui donnant l'Ahwâz à gouverner, et confia le commandement de l'armée, forte de trente mille hommes, à son propre frère Abdalazîz, jeune homme sans expérience, mais non sans orgueil, car, se donnant un air d'importance et une tenue de triomphe: «Les habitants de Baçra, disait-il, prétendent qu'il n'y a que Mohallab qui puisse terminer cette guerre; eh bien, ils verront!» Il expia sa folle présomption par une défaite sanglante et terrible. Méprisant les sages conseils de ses officiers qui voulaient le dissuader de poursuivre un escadron qui feignait de fuir, il tomba dans une embuscade, perdit tous ses généraux, une foule de ses soldats et jusqu'à sa jeune et belle épouse, et n'échappa lui-même que par miracle aux épées d'une trentaine d'ennemis qui le poursuivaient dans sa fuite.

Ce désastre, Mohallab l'avait prévu. C'est pour cette raison qu'il avait chargé un de ses affidés de lui rendre compte, jour par jour, de tout ce qui se passerait dans l'armée. Après la déroute, cet homme vint le trouver.

—Quelles nouvelles? lui cria Mohallab d'aussi loin qu'il l'aperçut.

—J'en apporte que vous serez bien aise d'apprendre:—il a été battu et son armée est en pleine déroute.

—Comment, malheureux, tu crois que je suis bien aise d'apprendre qu'un Coraichite a été battu et qu'une armée musulmane est en pleine déroute?

—Peu importe que cela vous donne du chagrin ou de la joie; la nouvelle est certaine, cela suffit[233].

L'irritation contre Khâlid, le gouverneur, était extrême dans toute la province. «Voilà ce que c'est, lui disait-on, que d'envoyer contre l'ennemi un jeune homme d'un courage douteux, au lieu de lui opposer le noble et loyal Mohallab, ce héros qui, grâce à sa longue expérience de la guerre, sait prévoir tous les périls et les écarter[234].» Khâlid se résignait à entendre ces reproches, de même qu'il s'était déjà accoutumé à la pensée de la honte de son frère; mais s'il était peu susceptible sur le point d'honneur, en revanche il tenait à son poste, à sa vie surtout, et il attendait avec une anxiété toujours croissante l'arrivée d'un courrier de Damas. Eprouvant le besoin, comme c'est le propre des gens faibles, qu'une nature plus forte que la sienne le rassurât, il fit venir Mohallab et lui demanda:

—Que pensez-vous qu'Abdalmélic fera de moi?

—Il vous destituera, lui répondit laconiquement le général, qui lui gardait trop de rancune pour consentir à calmer ses inquiétudes.

—Et, reprit Khâlid, n'aurais-je pas à craindre quelque chose de plus fâcheux encore, bien que je sois son parent?

—Certainement, répliqua Mohallab d'un air nonchalant, car au moment où le calife apprendra que votre frère Abdalazîz a été battu par les non-conformistes de la Perse, il apprendra aussi que votre frère Omaiya a été mis en déroute par ceux du Bahrain.

Le courrier si redouté arriva à la fin, porteur d'une lettre du calife pour Khâlid. Dans cette lettre, Abdalmélic lui faisait les reproches les plus amers sur sa conduite ridicule et coupable, lui annonçait sa destitution, et terminait en disant: «Si je vous punissais comme vous le méritez, je vous ferais éprouver mon ressentiment d'une manière bien plus cruelle; mais je veux me souvenir de notre alliance, et c'est pour cette raison que je me borne à vous destituer.»

En remplacement de Khâlid, le calife nomma son propre frère Bichr, déjà gouverneur de Coufa, au gouvernement de Baçra, en lui ordonnant de donner le commandement des troupes à Mohallab et de le renforcer par huit mille hommes de Coufa.

Il était impossible, dans les circonstances données, de faire un choix plus malheureux. Caisite outré et violent, comme on a vu par le récit qui précède, Bichr confondait toutes les tribus yéménites dans une haine commune et détestait Mohallab, le chef naturel de cette race dans l'Irâc. Aussi, quand il eut reçu l'ordre du calife, il entra dans une grande fureur et jura qu'il tuerait Mohallab. Son premier ministre, Mousâ ibn-Noçair (le futur conquérant de l'Espagne)[235], eut grand'peine à le calmer, et se hâta d'écrire au général pour lui conseiller d'user d'une grande circonspection, de se mêler à la foule pour saluer Bichr alors qu'il ferait son entrée dans Baçra, mais de ne point venir à l'audience. Mohallab suivit ses conseils.

Arrivé dans le palais de Baçra, Bichr donna audience aux seigneurs de la ville, et, remarquant l'absence de Mohallab, il en demanda la cause. «Le général vous a salué en route perdu dans la foule, lui répondit-on; mais il se sent trop indisposé pour pouvoir venir ici vous présenter ses respects.» Bichr crut alors avoir trouvé dans l'indisposition du général un excellent prétexte pour se dispenser de le mettre à la tête des troupes. Ses flatteurs ne manquaient pas de lui dire que, étant gouverneur, il avait bien le droit de nommer lui-même un général; cependant, n'osant désobéir à l'ordre formel du calife, il prit le parti de députer à ce dernier quelques personnes qu'il chargea de lui remettre une lettre dans laquelle il disait que Mohallab était malade, mais qu'il y avait dans l'Irâc d'autres généraux fort capables de prendre sa place.

Quand cette députation fut arrivée à Damas, Abdalmélic eut un entretien particulier avec Ibn-Hakîm qui en était le chef, et lui dit:

—Je sais que vous êtes d'une grande probité et d'une rare intelligence; dites-moi donc franchement quel est, à votre avis, le général qui possède les talents et les qualités nécessaires pour terminer cette guerre avec succès.

Quoiqu'il ne fût point Yéménite, Ibn-Hakîm répondit sans hésiter que c'était Mohallab.

—Mais il est malade, reprit le calife.

—Ce n'est pas sa maladie, répliqua Ibn-Hakîm avec un sourire malin, qui l'empêchera de prendre le commandement.

—Ah! je comprends, dit alors le calife; Bichr veut entrer dans la même voie que Khâlid.

Et il lui écrivit aussitôt pour lui ordonner, d'un ton impérieux et absolu, de mettre Mohallab, et nul autre, à la tête des troupes.

Bichr obéit, mais de fort mauvaise grâce. Mohallab lui ayant remis la liste des soldats qu'il désirait enrôler, il en raya les noms des plus vaillants; puis, ayant fait venir Ibn-Mikhnaf, le général des troupes auxiliaires de Coufa, il lui dit: «Vous savez que je vous estime et que je me fie à vous. Eh bien, si vous tenez à conserver mon amitié, faites ce que je vais vous dire: désobéissez à tous les ordres que vous donnera ce barbare de l'Omân, et faites en sorte que toutes ses mesures aboutissent à un fiasco misérable.» Ibn-Mikhnaf s'inclina, ce que Bichr prit pour un signe d'assentiment; mais il s'était adressé mal. De la même race, et, qui plus est, de la même tribu que Mohallab, Ibn-Mikhnaf n'avait nulle envie de jouer envers lui le rôle odieux que le gouverneur lui destinait, et quand il fut sorti du palais: «Assurément, il a perdu l'esprit, ce petit garçon, dit-il à ses amis, puisqu'il me croit capable de trahir le plus illustre chef de ma tribu.»

L'armée entra en campagne, et Mohallab, quoique privé de ses meilleurs officiers et de ses plus braves soldats, réussit néanmoins à repousser les non-conformistes de l'Euphrate d'abord, puis de l'Ahwâz, puis de Râm-Hormoz; mais alors la brillante série de ses victoires fut soudainement interrompue par la nouvelle de la mort de Bichr. Ce que cet esprit brouillon n'avait pu faire vivant, sa mort le fit. Elle causa dans l'armée un désordre effroyable. Jugeant dans leur égoïsme que la guerre ne regardait que les Arabes de Baçra, les soldats de Coufa se révoltèrent contre leur général Ibn-Mikhnaf, et désertèrent en masse pour retourner à leurs foyers. La plupart des soldats de Baçra imitèrent leur exemple. Jamais, dans cette guerre si longue et si opiniâtre, le danger n'avait été plus imminent. L'Irâc était en proie à l'anarchie la plus complète; il n'y avait pas la moindre ombre d'autorité et de discipline. Le lieutenant de Bichr à Coufa avait fait menacer les déserteurs de la mort s'ils ne retournaient pas à leur poste: pour toute réponse ils rentrèrent dans leur ville, et il ne fut point question de les punir[236]. Bientôt les non-conformistes écraseraient la poignée de braves restés fidèles aux drapeaux de Mohallab, franchiraient toutes les anciennes barrières, et inonderaient l'Irâc. Ils avaient fait mourir d'inanition, après les avoir enfermés, chargés de fers, dans un souterrain, les malheureux tombés entre leurs mains lors de la déroute d'Abdalazîz[237], et qui sait s'ils ne préparaient pas un sort semblable à tous les païens de la province?

Tout allait dépendre du nouveau gouverneur. Si le choix du calife était mauvais, comme tous ses choix l'avaient été jusque-là, l'Irâc était perdu.

Abdalmélic nomma Haddjâdj.

Celui-ci, qui se trouvait alors à Médine, n'eut pas plus tôt reçu sa nomination qu'il partit pour Coufa, accompagné de douze personnes seulement (décembre 694). Quand il y fut arrivé, il alla directement à la mosquée, où le peuple, déjà averti de sa venue, était rassemblé. Il y entra le sabre au côté, l'arc à la main, la tête à demi cachée par la large mousseline de son turban, monta dans la chaire, et promena longtemps son regard faible et incertain (car il avait la vue courte[238]) sur l'auditoire, sans proférer une parole. Prenant ce silence prolongé pour de la timidité, les Irâcains s'en indignèrent, et comme ils étaient, sinon braves en action, du moins fort insolents en paroles, surtout quand il s'agissait d'insulter un gouverneur, ils se disaient déjà: «Que Dieu confonde les Omaiyades, puisqu'ils ont confié le gouvernement de notre province à un tel imbécile!»—déjà même l'un des plus hardis s'offrait pour lui jeter une pierre à la tête, lorsque Haddjâdj rompit tout à coup le silence qu'il avait si obstinément gardé jusque-là. Hardi novateur, en éloquence comme en politique, il ne débuta point par les formules ordinaires en l'honneur de Dieu et du Prophète. Soulevant le turban qui lui couvrait la figure, il se mit à réciter ce vers d'un ancien poète:

Je suis le soleil levant. Chaque obstacle, je le brise. Pour que l'on me connaisse, il suffit que je me dévoile.

Puis il continua d'une voix lente et solennelle:

—Je vois bien des têtes mûres pour être moissonnées... et le moissonneur, ce sera moi... Entre les turbans et les barbes qui couvrent les poitrines, je vois du sang... du sang...

Ensuite, s'animant peu à peu:

—Par Dieu, Irâcains, dit-il, je ne me laisse pas chasser, moi, par des regards menaçants. Je ne ressemble pas à ces chameaux que l'on fait galoper ventre à terre en les effrayant par le bruit d'une outre vide et desséchée. De même que l'on examine la bouche d'un cheval pour connaître son âge et savoir s'il est propre au travail, on a examiné la mienne et l'on a trouvé que j'avais mes dents de sagesse.

—Le commandeur des croyants a tiré ses flèches de son carquois;—il les a étalées devant lui;—il les a examinées une à une, attentivement, soigneusement. Quand il les eut éprouvées toutes, il a jugé que la plus dure et la plus difficile à briser, c'était moi. Voilà pourquoi il m'a envoyé vers vous.... Depuis bien longtemps vous marchez dans la voie de l'anarchie et de la révolte; mais je le jure! je ferai de vous ce que l'on fait de ces buissons épineux dont on veut se servir comme de bois de chauffage, et que l'on entoure d'une corde pour les couper ensuite[239];—je vous rouerai de coups de même que les bergers assomment les chameaux qui se sont attardés dans le pâturage quand les autres sont déjà rentrés. Et sachez-le bien: ce que je dis, je le fais;—les projets que j'ai formés, je les accomplis;—une fois que j'ai tracé sur le cuir la forme d'une sandale, je coupe hardiment.

—Le commandeur des croyants m'a ordonné de vous payer votre solde et de vous diriger vers le théâtre de la guerre, où vous combattrez sous les ordres de Mohallab. Je vous donne trois jours pour faire vos préparatifs, et je jure par tout ce qu'il y a de plus sacré que, ce terme expiré, je couperai la tête à tous ceux qui ne seront pas partis....

—Et maintenant, jeune homme, lis-leur la lettre du commandeur des croyants.

La personne interpellée lit ces mots: «De la part d'Abdalmélic, le commandeur des croyants, à tous les musulmans de Coufa; salut à vous!»

Il était d'usage que le peuple répondît à cette formule par les mots: «et salut au commandeur des croyants.» Mais cette fois l'auditoire garda un morne silence. Bien qu'on sentît instinctivement qu'on avait trouvé un maître dans cet orateur à la parole brusque et saccadée, mais colorée et nerveuse, on ne voulait pas encore en convenir avec soi-même.

«Arrête!» dit alors Haddjâdj au lecteur. Puis, s'adressant de nouveau au peuple: «Comment donc, s'écria-t-il, le commandeur des croyants vous salue et vous ne lui répondez rien? Par Dieu, je saurai vous donner une leçon de politesse.... Recommence, jeune homme.»

En prononçant ces simples paroles, Haddjâdj avait mis dans son geste, dans les traits de son visage, dans le son de sa voix, une expression si menaçante et si terrible, que, quand le lecteur prononça de nouveau les paroles salut à vous, toute l'assemblée s'écria d'une seule voix: «Et salut au commandeur des croyants[240]

Mêmes moyens, même succès à Baçra. Plusieurs habitants de cette ville, informés de ce qui s'était passé à Coufa, n'avaient pas même attendu l'arrivée du nouveau gouverneur pour aller rejoindre l'armée de Mohallab[241], et ce général, agréablement surpris du zèle bien insolite des Irâcains, s'écria dans l'élan de sa joie: «Dieu soit loué! A la fin un homme est arrivé dans l'Irâc[242].» Mais aussi, malheur à celui qui osait montrer quelque hésitation ou la plus légère velléité de résistance, car Haddjâdj comptait la vie d'un homme pour fort peu de chose. Deux ou trois personnes en firent l'épreuve à leurs dépens[243].

Cependant, si Haddjâdj croyait avoir gagné la partie, il se trompait. Un peu revenus de leur première frayeur, les Irâcains rougirent de s'être laissé intimider et étourdir comme des enfants par le maître d'école, et au moment où Haddjâdj conduisait une division de troupes vers Mohallab, une querelle au sujet de la paye devint le signal d'une émeute qui prit bientôt le formidable aspect d'une révolte. Le mot de ralliement était la nécessité de la déposition du gouverneur; les rebelles jurèrent d'exiger d'Abdalmélic son rappel, en menaçant que si celui-ci s'y refusait, ils le destitueraient eux-mêmes. Abandonné de tout le monde, à l'exception de ses parents, de ses amis intimes et des serviteurs de sa maison, Haddjâdj vit les rebelles piller sa tente et enlever ses femmes; s'ils n'avaient été retenus par la crainte du calife, ils l'auraient tué. Pourtant il ne faiblit pas un instant. Repoussant avec indignation les conseils de ses amis qui voulaient qu'il entrât en pourparlers avec les rebelles: «Je ne le ferai que quand ils m'auront livré leurs chefs,» dit-il fièrement et comme s'il eût été le maître de la situation. Selon toute probabilité, il aurait payé de sa vie son opiniâtreté inflexible, si, en ce moment critique, les Caisites l'eussent abandonné à son sort; mais ils avaient déjà reconnu en lui leur espoir, leur soutien, leur chef; ils avaient compris qu'en suivant la ligne de conduite qu'il leur traçait, ils se relèveraient de leur abaissement et reviendraient au pouvoir. Trois chefs caisites, parmi lesquels on distinguait le brave Cotaiba ibn-Moslim, volèrent à son secours; un contribule de Mohallab et un chef témîmite mécontent des rebelles imitèrent leur exemple, et dès que Haddjâdj vit six mille hommes réunis autour de sa personne, il força les révoltés à accepter la bataille. Un instant il fut sur le point de la perdre; mais étant parvenu à rallier ses troupes et le chef des révoltés ayant été tué par une flèche, il remporta la victoire, qu'il rendit complète et décisive par sa clémence envers les vaincus: il défendit de les poursuivre, leur accorda l'amnistie, et se contenta d'envoyer les têtes de dix-neuf chefs rebelles, tués dans le combat, au camp de Mohallab, afin qu'elles servissent d'avertissement à ceux qui sentiraient naître dans leur cœur le désir de se révolter[244].

Pour la première fois, les Caisites, ordinairement fauteurs de toutes les rébellions, avaient soutenu le pouvoir, et, une fois engagés dans cette voie, ils y marchèrent résolument; ils savaient que c'était le seul moyen pour se réhabiliter dans l'esprit du calife.

Après avoir rétabli l'ordre, Haddjâdj n'eut plus qu'une seule pensée: celle d'exciter, de stimuler Mohallab, qu'il suspectait de prolonger la guerre dans son intérêt personnel. Mêlant dans son impétuosité naturelle les mauvaises mesures aux bonnes, il lui écrivit lettre sur lettre, lui reprocha durement ce qu'il appelait sa lenteur, son inaction, sa lâcheté, menaça de le faire mettre à mort ou tout au moins de le destituer[245], et envoya coup sur coup des commissaires au camp[246]. Appartenant à la race du gouverneur et possédés de la rage de donner des conseils, surtout quand on ne leur en demandait pas, ces commissaires jetaient parfois le désordre dans l'armée[247], et fuyaient dans la bataille[248]. Mais le but fut atteint. Deux années ne s'étaient pas encore passées depuis que Haddjâdj avait été nommé au gouvernement de l'Irâc, que les non-conformistes mettaient bas les armes (vers la fin de l'année 696).

Nommé vice-roi de toutes les provinces orientales, en récompense de ses fidèles et utiles services, Haddjâdj eut encore mainte révolte à réprimer; mais il les réprima toutes; et à mesure qu'il affermissait la couronne sur la tête de son souverain, il relevait sa race de l'état d'abaissement où elle était tombée, et tâchait de la réconcilier avec le calife. Il y réussit sans trop de difficulté. Forcé de s'appuyer soit sur les Kelbites, soit sur les Caisites, le choix du calife ne pouvait être douteux. Les rois ont d'ordinaire peu de goût pour ceux qui, ayant contribué à leur élévation, peuvent prétendre à leur reconnaissance. Les services qu'ils avaient rendus avaient inspiré aux Kelbites une fierté qui devenait importune; à tout propos ils rappelaient au calife que, sans eux, ni lui ni son père ne seraient montés sur le trône; ils le regardaient comme leur obligé, c'est-à-dire comme leur créature et leur propriété. Les Caisites au contraire, voulant lui faire oublier à tout prix qu'ils avaient été les ennemis de son père et les siens, briguaient ses faveurs à genoux et obéissaient aveuglément à toutes ses paroles, à tous ses gestes. Ils l'emportèrent, ils supplantèrent leurs rivaux[249].

Les Kelbites disgraciés jetèrent les hauts cris. Le pouvoir du calife était trop solidement assis à cette époque pour qu'ils pussent se révolter contre lui; mais leurs poètes lui reprochaient amèrement son ingratitude et ne lui épargnaient pas les menaces. Voici ce que disait Djauwâs, le père de Sad que nous verrons plus tard périr en Espagne, victime de la haine des Caisites:

Abdalmélic! Tu ne nous as point récompensés, nous qui avons combattu vaillamment pour toi, et qui t'avons procuré la jouissance des biens de ce monde. Te rappelles-tu ce qui s'est passé à Djâbia dans le Djaulân? Si Ibn-Bahdal n'avait pas assisté à l'assemblée qui s'y est tenue, tu vivrais ignoré et personne de ta famille ne réciterait dans la mosquée la prière publique. Et pourtant, après que tu as obtenu le pouvoir suprême et que tu t'es trouvé sans compétiteur, tu nous as tourné le dos et peu s'en faut que tu ne nous traites en ennemis. Ne dirait-on pas que tu ignores que le temps peut amener d'étranges révolutions?

Dans un autre poème il disait:

Un autre poète kelbite, l'un de ceux qui auparavant avaient chanté la victoire de la Prairie, adressa ces vers aux Omaiyades:

Dans un temps où vous n'aviez point de trône, nous avons précipité de celui de Damas ceux qui avaient osé s'y asseoir, et nous vous l'avons donné. Dans mainte bataille nous vous avons donné des preuves de notre dévoûment, et dans celle de la Prairie vous n'avez dû la victoire qu'à notre puissant secours. Ne payez donc pas d'ingratitude nos bons et loyaux services; auparavant vous étiez bons pour nous: gardez-vous de devenir pour nous des tyrans. Même avant Merwân, lorsque les yeux d'un émir omaiyade étaient couverts de soucis comme d'un voile épais, nous avons déchiré ce voile, de sorte qu'il a vu la lumière; quand il était déjà sur le point de succomber et qu'il grinçait les dents, nous l'avons sauvé[251], et tout joyeux il s'écriait alors: Dieu est grand! Quand le Caisite fait le vantard, rappelez-lui alors la bravoure qu'il a montrée dans le champ de Dhahhâc, à l'est de Djaubar[252]. Là aucun Caisite ne s'est comporté en homme de cœur: tous, montés sur leurs alezans, cherchaient leur salut dans la fuite[253]!

Plaintes, murmures, menaces, rien ne servit aux Kelbites. Le temps de leur grandeur était passé, et passé pour toujours. Il est vrai que la politique de la cour pouvait changer, que plus tard elle changea en effet, et que les Kelbites continuèrent à jouer un rôle important, surtout en Afrique et en Espagne; mais jamais ils ne redevinrent ce qu'ils avaient été sous Merwân, la plus puissante parmi les tribus yéménites. Ce rang appartint désormais aux Azd; la famille de Mohallab avait supplanté celle d'Ibn-Bahdal. En même temps la lutte, sans rien perdre de sa vivacité, prit des proportions plus vastes: dorénavant les Caisites eurent tous les Yéménites pour ennemis.

Le règne de Walîd qui, dans l'année 705, succéda à son père Abdalmélic, mit le comble à la puissance des Caisites. «Mon fils, avait dit Abdalmélic sur son lit de mort, aie toujours le plus profond respect pour Haddjâdj; c'est à lui que tu dois le trône, il est ton épée, il est ton bras droit, et tu as plus besoin de lui qu'il n'a besoin de toi[254].» Walîd n'oublia jamais cette recommandation. «Mon père, disait-il, avait coutume de dire: Haddjâdj, c'est la peau de mon front; mais moi je dis: Haddjâdj, c'est la peau de mon visage[255].» Cette parole résume tout son règne, d'ailleurs plus fertile qu'aucun autre en conquêtes, en gloire militaire, car ce fut alors que le Caisite Cotaiba planta les bannières musulmanes sur les murailles de Samarcand, que Mohammed ibn-Câsim, cousin de Haddjâdj, conquit l'Inde jusqu'au pied de l'Himalaya, et qu'à l'autre extrémité de l'empire, les Yéménites, après avoir achevé la conquête du nord de l'Afrique, annexèrent l'Espagne au vaste Etat qu'avait fondé le Prophète de la Mecque. Mais pour les Yéménites, ce fut un temps désastreux, et principalement pour les deux hommes les plus marquants, mais non les plus respectables, de ce parti: Yézîd, fils de Mohallab, et Mousâ, fils de Noçair. Pour son malheur, Yézîd, chef de sa maison depuis la mort de son père, avait fourni des prétextes fort plausibles à la haine de Haddjâdj. Comme tous les membres de sa famille, la plus libérale de toutes sous le règne des Omaiyades, de même que les Barmécides l'ont été sous les Abbâsides[256], il semait l'argent sur ses pas, et, voulant être heureux, et que tout le monde le fût avec lui, il gaspillait la fortune dans les plaisirs, dans l'amour des arts et dans les imprudentes largesses de sa munificence tout aristocratique. Une fois, dit-on, se trouvant en route pour faire le pèlerinage de la Mecque, il donna mille pièces d'argent à un barbier qui venait de le raser. Stupéfait d'avoir reçu une récompense si considérable, le barbier s'écria dans sa joie: «Je m'en vais de ce pas racheter ma mère d'esclavage.» Touché de son amour filial, Yézîd lui donna encore mille pièces. «Je me condamne à répudier ma femme, reprit aussitôt le barbier, si de ma vie je rase une autre personne.» Et Yézîd lui donna encore deux mille pièces[257]. On raconte de lui une foule de traits semblables, qui montrent tous qu'entre ses doigts prodigues l'or s'écoulait comme l'onde; mais comme il n'y a point de fortune, si énorme qu'elle soit, qui tienne contre une prodigalité poussée jusqu'à la folie, Yézîd s'était vu forcé, pour échapper à la ruine, d'usurper sur la part du calife. Condamné par Haddjâdj à restituer six millions au trésor, et ne pouvant payer que la moitié de cette somme, il fut jeté dans un cachot et cruellement torturé. Au bout de quatre ans[258], il réussit à s'évader avec deux de ses frères qui partageaient sa captivité, et pendant que Haddjâdj, croyant qu'ils étaient allés mettre le Khorâsân en révolution, envoyait des courriers à Cotaiba pour lui enjoindre de se tenir sur ses gardes et d'étouffer la révolte dans son germe, ils parcouraient, guidés par un Kelbite[259], le désert de Samâwa, afin d'aller implorer la protection de Solaimân, frère du calife, héritier du trône en vertu des dispositions prises par Abdalmélic, et chef du parti yéménite. Solaimân jura que tant qu'il vivrait, les fils de Mohallab n'auraient rien à craindre, s'offrit pour payer au trésor les trois millions que Yézîd n'avait pu acquitter, demanda la grâce de ce dernier et ne l'obtint qu'à grand'peine et par une espèce de coup de théâtre. Depuis lors, Yézîd resta dans le palais de son protecteur, attendant le moment où son parti reviendrait au pouvoir; et quand on lui demandait pourquoi il n'achetait point de maison: «Qu'en ferais-je? répondait-il; j'en aurai bientôt une que je ne quitterai plus: un palais de gouverneur si Solaimân devient calife, une prison s'il ne le devient pas[260]

L'autre Yéménite, le conquérant de l'Espagne, n'était pas, comme Yézîd, d'une lignée illustre. C'était un affranchi, et s'il appartenait à la faction alors en disgrâce, c'est que son patron, le prince Abdalazîz, frère du calife Abdalmélic et gouverneur de l'Egypte, était chaudement attaché, comme on l'a vu, à la cause des Kelbites, parce que sa mère était de cette tribu. Déjà sous le règne d'Abdalmélic, lorsqu'il était encore percepteur des contributions à Baçra, Mousâ se rendit coupable de malversation. Le calife s'en aperçut et donna l'ordre à Haddjâdj de l'arrêter. Averti à temps, Mousâ se sauva en Egypte, où il implora la protection de son patron. Celui-ci le prit sous sa sauvegarde, et se rendit à la cour afin d'arranger l'affaire. Le calife ayant exigé cent mille pièces d'or pour son indemnité, Abdalazîz paya la moitié de cette somme, et, dans la suite, il nomma Mousâ au gouvernement de l'Afrique, car à cette époque le gouverneur de cette province était nommé par le gouverneur de l'Egypte[261]. Après avoir conquis l'Espagne, Mousâ, gorgé de richesses, au comble de la gloire et de la puissance, continua d'usurper sur la part du calife avec la même hardiesse qu'auparavant. Il est vrai que tout le monde alors dans les finances faisait des affaires; le tort de Mousâ fut d'en faire plus qu'un autre, et de ne pas appartenir au parti dominant. Depuis quelque temps Walîd avait l'œil sur ses procédés; il lui ordonna donc de venir en Syrie rendre compte de sa gestion. Aussi longtemps qu'il le put, Mousâ éluda cet ordre; mais, forcé enfin d'y obéir, il quitta l'Espagne, et, arrivé à la cour, il essaya de désarmer la colère du calife en lui offrant des présents magnifiques. Ce fut en vain. Les haines, depuis longtemps accumulées, de ses compagnons, de Târic, de Moghîth et d'autres, débordèrent; ils l'accablaient d'accusations qui ne furent que trop bien accueillies, et le gouverneur infidèle fut chassé honteusement, séance tenante, de la salle d'audience. Le calife ne songea à rien moins qu'à le condamner à la mort; mais, quelques personnes de considération, que Mousâ avait gagnées à force d'argent, ayant demandé et obtenu qu'il eût la vie sauve, il se contenta de lui imposer une amende fort considérable[262].

Peu de temps après, Walîd rendit le dernier soupir, laissant le trône à son frère Solaimân. La chute des Caisites fut immédiate et terrible. Haddjâdj n'était plus. «Allâh, accorde-moi de mourir avant le commandeur des croyants, et ne me donne point pour souverain un prince qui sera sans pitié pour moi[263];» telle avait été sa prière et Dieu l'avait exaucée; mais ses clients, ses créatures, ses amis avaient encore tous les postes: ils furent destitués sur-le-champ et remplacés par des Yéménites. Yézîd ibn-abî-Moslim, affranchi et secrétaire de Haddjâdj, perdit le gouvernement de l'Irâc et fut jeté dans un cachot, d'où il ne sortit que cinq ans plus tard, lors de l'avénement du calife caisite Yézîd II, pour devenir aussitôt gouverneur de l'Afrique[264], tant les revirements de fortune étaient rapides alors. Plus malheureux que lui, l'intrépide Cotaiba fut décapité, et l'illustre conquérant de l'Inde, Mohammed ibn-Câsim, cousin de Haddjâdj, expira dans les tortures, tandis que Yézîd, fils de Mohallab, qui, sous le règne précédent, avait été sur le point de subir le même sort, jouissait, comme favori de Solaimân, d'un pouvoir illimité.

Mousâ seul ne profita point du triomphe du parti auquel il appartenait. C'est que, dans le vain espoir de se concilier la faveur de Walîd, il avait gravement offensé Solaimân. Au moment où Mousâ arriva en Syrie, Walîd était déjà si dangereusement malade qu'on pouvait croire sa mort prochaine, et Solaimân, qui convoitait lui-même les riches présents que Mousâ ne manquerait pas d'offrir à Walîd, avait fait inviter le gouverneur à ralentir sa marche de manière qu'il n'arrivât à Damas que quand son frère serait mort et qu'il serait monté lui-même sur le trône. Mousâ n'ayant pas consenti à cette demande, et les fils de Walîd ayant hérité par conséquent des cadeaux qu'il avait faits à leur père, Solaimân lui gardait rancune[265]; il ne lui remit donc point l'amende à laquelle il avait été condamné, et que d'ailleurs il pouvait acquitter facilement avec l'aide de ses nombreux clients d'Espagne[266] et des membres de la tribu de Lakhm, à laquelle appartenait son épouse[267]. Solaimân ne poussa pas plus loin sa vengeance. Il y a bien, sur le sort de Mousâ, une traînée de légendes, les unes plus touchantes que les autres, mais elles ont été inventées par des romanciers à une époque où l'on avait complétement oublié quelle était la position des partis au VIIIe siècle, et où l'on ne se souvenait plus que Mousâ jouissait, comme l'atteste un auteur aussi ancien que digne de confiance[268], de la protection et de l'amitié de Yézîd, fils de Mohallab, le favori tout-puissant de Solaimân. Aucun motif, même spécieux, ne peut autoriser ces indignes rumeurs, qui ne se fondent sur aucune autorité respectable et qui se trouvent en opposition directe avec le récit circonstancié d'un auteur contemporain[269].

Par une exception unique dans l'histoire des Omaiyades, le successeur de Solaimân, Omar II, n'était pas un homme de parti: c'était un respectable pontife, un saint homme qui avait en horreur les cris de la discorde et de la haine, qui remerciait Dieu de ne pas l'avoir fait vivre à l'époque où les saints de l'islamisme, où Alî, Aïcha et Moâwia se combattaient, et qui ne voulait pas même entendre parler de ces luttes funestes. Uniquement préoccupé des intérêts religieux et de la propagation de la foi, il rappelle cet excellent et vénérable pontife qui disait aux Florentins: «Ne soyez ni gibelins ni guelfes, ne soyez que chrétiens et concitoyens!» Pas plus que Grégoire X, Omar II ne réussit à réaliser son rêve généreux. Yézîd II, qui lui succéda et qui avait épousé une nièce de Haddjâdj, fut Caisite. Puis Hichâm monta sur le trône. Il favorisa d'abord les Yéménites, et, ayant remplacé plusieurs gouverneurs que son prédécesseur avait nommés, par des hommes de cette faction[270], il permit à ceux qui remontaient au pouvoir de persécuter cruellement ceux qui venaient de le perdre[271]; mais quand, pour des raisons que nous exposerons plus loin, il se fut déclaré pour l'autre parti, les Caisites prirent leur revanche, surtout en Afrique et en Espagne.

Comme la population arabe de ces deux pays était presque exclusivement yéménite, ils étaient d'ordinaire assez tranquilles quand ils étaient gouvernés par des hommes de cette faction; mais, sous des gouverneurs caisites, ils devenaient le théâtre des violences les plus atroces. C'est ce qui arriva après la mort de Bichr le Kelbite, gouverneur de l'Afrique. Avant de rendre le dernier soupir, ce Bichr avait confié le gouvernement de la province à un de ses contribules, qui se flattait, à ce qu'il semble, que le calife Hichâm le nommerait définitivement gouverneur. Son espoir fut trompé: Hichâm nomma le Caisite Obaida, de la tribu de Solaim. Le Kelbite en fut informé; mais il se croyait assez puissant pour pouvoir se soutenir les armes à la main.

C'était un vendredi matin du mois de juin ou de juillet de l'année 728. Le Kelbite venait de s'habiller et était sur le point de se rendre à la mosquée pour y présider à la prière publique, lorsque tout à coup ses amis se précipitent dans sa chambre, en criant: «L'émir Obaida vient d'entrer dans la ville!» Atterré du coup, le Kelbite, d'abord plongé dans une stupeur muette, ne recouvre la parole que pour s'écrier: «Dieu seul est puissant! L'heure du jugement dernier arrivera aussi inopinément!» Ses jambes refusent de le porter; glacé d'effroi, il tombe à terre.

Obaida avait compris que, pour faire reconnaître son autorité, il lui fallait surprendre la capitale. Heureusement pour lui, Cairawân n'avait point de murailles, et, marchant avec ses Caisites par des chemins détournés et dans le plus profond silence, il y était entré à l'improviste, tandis que les habitants de la ville le croyaient encore en Egypte ou en Syrie.

Maître de la capitale, il sévit contre les Kelbites avec une cruauté sans égale. Après les avoir fait jeter dans des cachots, il les mit à la torture, et, afin de contenter la cupidité de son souverain, il leur extorqua des sommes inouïes[272].

Vint le tour de l'Espagne, pays dont le gouverneur était nommé alors par celui de l'Afrique, mais qui jusque-là n'avait obéi qu'une seule fois à un Caisite. Après avoir échoué dans ses premières tentatives, Obaida y envoya, dans le mois d'avril de l'année 729, le Caisite Haitham, de la tribu de Kilâb[273], en menaçant les Arabes d'Espagne des châtiments les plus rigoureux au cas où ils oseraient s'opposer aux ordres de leur nouveau gouverneur. Les Yéménites murmuraient, peut-être même conspiraient-ils contre le Caisite; celui-ci le croyait du moins, et, agissant sur les instructions secrètes d'Obaida, il fit jeter en prison les chefs de ce parti, leur arracha par d'horribles tortures l'aveu d'un complot, et leur fit couper la tête. Parmi ses victimes se trouvait un Kelbite qui, à cause de son origine illustre, de ses richesses et de son éloquence, jouissait d'une haute considération; c'était Sad, fils de ce Djauwâs[274] qui, dans ses vers, avait si énergiquement reproché au calife Abdalmélic son ingratitude envers les Kelbites, dont la bravoure dans la bataille de la Prairie avait décidé du sort de l'empire et procuré le trône à Merwân. Le supplice de Sad fit frémir les Kelbites d'indignation, et quelques-uns d'entre eux, tels qu'Abrach, le secrétaire de Hichâm[275], qui n'avaient pas perdu toute influence à la cour, l'employèrent si bien que le calife consentit à envoyer en Espagne un certain Mohammed, avec l'ordre de punir Haitham et de donner le gouvernement de la province au Yéménite Abdérame al-Ghâfikî qui jouissait d'une grande popularité. Arrivé à Cordoue, Mohammed n'y trouva pas Abdérame, qui s'était caché pour se dérober aux poursuites du tyran; mais, ayant fait arrêter Haitham, il lui fit donner des coups de courroie et raser la tête, ce qui était alors l'équivalent de la peine de la flétrissure; puis, l'ayant fait charger de fers et placer sur un âne, la tête en arrière et les mains liées sur le dos, il ordonna de le promener par la capitale. Quand cet arrêt eut été exécuté, il le fit passer en Afrique, afin que le gouverneur de cette province prononçât sur son sort. Mais on ne pouvait attendre d'Obaida qu'il punirait à son tour celui qui n'avait agi que sur les ordres qu'il lui avait donnés lui-même. De son côté, le calife croyait avoir donné aux Kelbites une satisfaction suffisante, bien qu'ils poussassent plus loin leurs exigences, la mort de Sad ne pouvant être expiée, d'après les idées arabes, que par celle de son meurtrier. Hichâm envoya donc à Obaida un ordre tellement ambigu, que celui-ci put l'interpréter à l'avantage de Haitham[276]. Ce fut pour les Kelbites un grand désappointement; mais ils ne se laissèrent pas décourager, et un de leurs chefs les plus illustres, Abou-'l-Khattâr, qui avait été l'ami intime de Sad, et qui, dans la prison où l'avait jeté Obaida, avait amassé contre ce tyran, et contre les Caisites en général, des trésors de haine, composa ce poème destiné à être remis au calife:

Vous permettez aux Caisites de verser notre sang, fils de Merwân; mais si vous persistez à refuser de nous faire justice, nous en appellerons au jugement de Dieu, qui sera plus équitable pour nous. On dirait que vous avez oublié la bataille de la Prairie et que vous ignorez qui vous a procuré la victoire alors; pourtant, c'était nos poitrines qui vous servaient de boucliers contre les lances ennemies, et vous n'aviez alors que nous pour cavaliers et pour fantassins. Mais depuis que vous avez obtenu le but de vos désirs, et que, grâce à nous, vous nagez dans les délices, vous affectez de ne pas nous apercevoir; voilà comment, depuis aussi longtemps que nous vous connaissons, vous en agissez constamment avec nous. Mais aussi, gardez-vous de vous livrer à une sécurité trompeuse quand la guerre se rallumera et que vous sentirez le pied vous glisser sur votre échelle de corde; il se peut qu'alors les cordes que vous croyiez solidement tordues, se détordent.... Cela s'est vu maintes fois....

Ce fut le Kelbite Abrach, secrétaire de Hichâm, qui se chargea de lui réciter ces vers; et la menace d'une guerre civile eut tant d'effet sur le calife, qu'il prononça à l'instant même la destitution d'Obaida, en s'écriant avec une colère feinte ou vraie: «Que Dieu maudisse ce fils d'une chrétienne, qui ne s'est point conformé à mes ordres[277]

X.

La lutte des Yéménites et des Caisites ne resta pas sans influence sur le sort des peuples vaincus, car à leur égard, et principalement pour ce qui concerne les contributions, chacun des deux partis avait des principes différents, et sous ce rapport, comme sous bien d'autres, c'était Haddjâdj qui avait tracé à son parti la route à suivre. On sait qu'en vertu des dispositions de la loi, les chrétiens et les juifs qui vivent sous la domination musulmane, sont dispensés, aussitôt qu'ils ont embrassé l'islamisme, de payer au trésor la capitation imposée à ceux qui persévèrent dans la foi de leurs ancêtres. Grâce à cette amorce offerte à l'avarice, l'Eglise musulmane recevait chaque jour dans son giron une foule de convertis qui, sans être complétement convaincus de la vérité de ses doctrines, se préoccupaient avant tout d'argent et d'intérêts mondains. Les théologiens se réjouissaient de cette rapide propagation de la foi; mais le trésor en souffrait énormément. La contribution de l'Egypte, par exemple, s'élevait encore, sous le califat d'Othmân, à douze millions; mais peu d'années après, sous le califat de Moâwia, lorsque la plupart des Coptes eurent embrassé l'islamisme, elle était tombée à cinq millions[278]. Sous Omar II elle tomba plus bas encore; mais ce pieux calife ne s'en inquiétait pas, et quand un de ses lieutenants lui envoya ce message: «Si cet état de choses se prolonge en Egypte, tous les dhimmîs se feront musulmans, et l'on perdra ainsi les revenus qu'ils rapportent au trésor de l'Etat,» il lui répondit: «Je serais bien heureux si les dhimmîs se faisaient tous musulmans, car Dieu a envoyé son Prophète comme apôtre et non comme collecteur d'impôts[279].» Haddjâdj pensait autrement. Il s'intéressait peu à la propagation de la foi et il était obligé, pour conserver les bonnes grâces du calife, de remplir le trésor. Il n'avait donc point accordé aux nouveaux musulmans de l'Irâc l'exemption de payer la capitation[280]. Les Caisites imitaient constamment et partout l'exemple qu'il leur avait donné, et en outre, ils traitaient les vaincus, musulmans ou non, avec une morgue insolente et une dureté extrême. Les Yéménites au contraire, s'ils ne se conduisaient pas toujours envers ces malheureux avec plus d'équité et de douceur alors qu'ils étaient au pouvoir, associaient du moins, quand ils étaient dans l'opposition, leur voix à celle des opprimés pour blâmer l'esprit de fiscalité qui animait leurs rivaux. Aussi les peuples vaincus, quand ils voyaient les Yéménites revenir au pouvoir, se promettaient des jours filés d'or et de soie; mais leur espoir fut souvent trompé, car les Yéménites ne furent ni les premiers ni les derniers libéraux qui aient éprouvé que, quand on est dans l'opposition, il est facile de crier contre les impôts, d'exiger la réforme du système financier, de la promettre pour le cas où l'on parviendra aux affaires, mais que, quand on y est parvenu, il est bien difficile de tenir ses promesses. «Je me trouve dans une situation assez embarrassante, disait le chef des Yéménites, Yézîd, fils de Mohallab, quand Solaimân l'eut nommé gouverneur de l'Irâc; toute la province a mis en moi son espoir; elle me maudira comme elle a maudit Haddjâdj, si je la force à payer les mêmes tributs que par le passé, mais, d'un autre côté, Solaimân sera mécontent de moi s'il ne reçoit pas autant de contributions qu'en recevait son frère lorsque Haddjâdj était gouverneur de la province.» Pour sortir d'embarras, il eut recours à un expédient assez original. Ayant déclaré au calife qu'il ne pouvait se charger de lever les impôts, il lui fit prendre la résolution de confier cette besogne odieuse à un homme du parti qui venait de succomber[281].

On ne peut nier d'ailleurs qu'il n'y eût parmi les Yéménites des hommes extrêmement souples qui transigeaient sans peine avec leurs principes, et qui, pour conserver leurs postes, servaient leur maître, qu'il fût yéménite ou caisite, avec un dévoûment égal et une docilité à toute épreuve. Le Kelbite Bichr peut être considéré comme le type de cette classe d'hommes, qui devenaient de moins en moins rares au fur et à mesure que les mœurs se corrompaient et que l'amour de la tribu cédait le pas à l'ambition et à la soif des richesses. Nommé gouverneur de l'Afrique par le caisite Yézîd II, ce Bichr envoya en Espagne un de ses contribules, nommé Anbasa, qui fit payer aux chrétiens de ce pays un double tribut[282]; mais lorsque le yéménite Hichâm fut monté sur le trône, il y envoya un autre de ses contribules, nommé Yahyâ, qui restitua aux chrétiens tout ce qu'on leur avait injustement enlevé. Un auteur chrétien de ce temps-là va même jusqu'à dire que ce gouverneur terrible (telle est l'épithète qu'il lui donne) eut recours à des mesures cruelles pour forcer les musulmans à rendre ce qui ne leur appartenait pas[283].

En général, cependant, les Yéménites étaient moins durs que leurs rivaux envers les vaincus, et par conséquent ils leur étaient moins odieux. Le peuple de l'Afrique surtout, ce mélange, cette agglomération de populations hétérogènes que les Arabes trouvèrent établies depuis l'Egypte jusqu'à la mer Atlantique et que l'on désigne par le nom de Berbers, avait pour eux une prédilection marquée. C'était une race fière, aguerrie et extrêmement jalouse de sa liberté. Sous plusieurs rapports, comme Strabon[284] l'a déjà remarqué, les Berbers ressemblaient aux Arabes. Nomades sur un territoire limité, comme les fils d'Ismaël; faisant la guerre de la même façon qu'eux, ainsi que le disait Mousâ ibn-Noçair[285] qui contribua tant à les soumettre; accoutumés, comme eux, à une indépendance immémoriale, car la domination romaine avait été ordinairement restreinte à la côte; ayant, enfin, la même organisation politique, c'est-à-dire la démocratie tempérée par l'influence des familles nobles, ils devinrent pour les Arabes, quand ceux-ci tentèrent de les assujettir, des ennemis bien autrement redoutables que ne l'avaient été les soldats mercenaires et les sujets opprimés de la Perse et de l'empire byzantin. Chaque succès, les agresseurs le payèrent d'une défaite sanglante. Au moment même où ils parcouraient le pays en triomphateurs jusqu'aux bords de l'Atlantique, ils se voyaient tout à coup enveloppés et taillés en pièces par des hordes innombrables comme le sable du Désert. «Conquérir l'Afrique est chose impossible, écrivait un gouverneur au calife Abdalmélic; à peine une tribu berbère a-t-elle été exterminée, qu'une autre vient prendre sa place.» Pourtant les Arabes, malgré la difficulté de cette entreprise, et peut-être même à cause des obstacles qu'ils rencontraient à chaque pas et que l'honneur leur commandait de surmonter, quoi qu'il en coûtât, s'obstinèrent à cette conquête avec un courage admirable et une opiniâtreté sans égale. Au prix de soixante-dix ans d'une guerre meurtrière, la soumission des Africains fut obtenue, en ce sens qu'ils consentirent à déposer les armes pourvu qu'on ne se targuât jamais avec eux des droits acquis, qu'on ménageât leur fierté chatouilleuse, et qu'on les traitât, non pas en vaincus, mais en égaux, en frères. Malheur à celui qui avait l'imprudence de les offenser! Dans son fol orgueil, le Caisite Yézîd ibn-abî-Moslim, l'ancien secrétaire de Haddjâdj, voulut les traiter en esclaves: ils l'assassinèrent; et tout caisite qu'il était, le calife Yézîd II fut assez prudent pour ne pas exiger la punition des coupables et pour envoyer un Kelbite gouverner la province. Moins prévoyant que son prédécesseur, Hichâm provoqua une insurrection terrible qui, de l'Afrique, se communiqua à l'Espagne.

Yéménite au commencement de son règne et par conséquent assez populaire[286], Hichâm avait fini par se déclarer pour les Caisites, parce qu'il les savait disposés à contenter sa passion dominante, la soif de l'or. Leur ayant donc livré les provinces qu'ils savaient pressurer si bien, il en tira plus d'argent qu'aucun de ses ancêtres[287]; et quant à l'Afrique, il en confia le gouvernement, dans l'année 734, un an et demi après la destitution d'Obaida[288], au Caisite Obaidallâh.

Ce petit-fils d'un affranchi n'était pas un homme vulgaire. Il avait reçu une éducation solide et brillante, de manière qu'il savait par cœur les poèmes classiques et les récits des guerres du vieux temps[289]. Dans son attachement aux Caisites, il y avait une pensée noble et généreuse. N'ayant trouvé en Egypte que deux petites tribus caisites, il y fit venir mille et trois cents pauvres familles de cette race et se donna tous les soins possibles pour faire prospérer cette colonie[290]. Son respect pour la famille de son patron avait quelque chose de touchant: au milieu des grandeurs et au comble de la puissance, loin de rougir de son humble origine, il proclamait hautement ses obligations envers le père d'Ocba, qui avait affranchi son aïeul; et quand il fut gouverneur d'Afrique et qu'Ocba fut venu lui rendre visite, il le fit asseoir à ses côtés et lui témoigna tant de respect que ses fils, dans leur vanité de parvenus, s'en indignèrent. «Quoi! lui dirent-ils quand ils se trouvèrent seuls avec lui; vous faites asseoir ce Bédouin à vos côtés, en présence de la noblesse et des Coraichites, qui s'en tiendront offensés sans doute, et qui vous en voudront! Comme vous êtes un vieillard, personne ne se montrera cruel envers vous, et peut-être la mort vous mettra-t-elle bientôt à l'abri de toute intention hostile; mais nous, vos fils, nous avons à craindre que la honte de ce que vous avez fait ne retombe sur nous. Et qu'arrivera-t-il si le calife apprend ce qui s'est passé? Ne se mettra-t-il pas en colère quand il saura que vous avez fait plus d'honneur à un tel homme qu'aux Coraichites?—Vous avez raison, mes fils, leur répondit Obaidallâh; je ne trouve rien pour m'excuser, et je ne ferai plus ce que vous me reprochez.» Le lendemain matin il fit venir Ocba et les nobles dans son palais. Il les traita tous avec respect, mais il donna la place d'honneur à Ocba, et, s'étant assis à ses pieds, il fit venir ses fils. Quand ceux-ci furent entrés dans la salle et qu'ils contemplèrent ce spectacle avec surprise, Obaidallâh se leva, et, après avoir glorifié Dieu et son prophète, il rapporta aux nobles les discours que ses fils avaient tenus la veille, et continua en ces termes: «Je prends Dieu et vous tous à témoin, bien que Dieu seul suffise, quand je déclare que cet homme que voici, est Ocba, fils de ce Haddjâdj qui a donné la liberté à mon grand-père. Mes fils ont été séduits par le démon, qui leur a inspiré un fol orgueil; mais j'ai voulu donner à Dieu la preuve que moi du moins, je ne suis point coupable d'ingratitude et que je sais ce que je dois à l'Eternel ainsi qu'à cet homme-là. J'ai voulu faire cette déclaration en public, parce que je craignais que mes fils n'en vinssent à nier un bienfait de Dieu, à désavouer cet homme et son père pour leurs patrons; ce qui aurait eu pour suite inévitable qu'ils auraient été maudits par Dieu et par les hommes, car j'ai appris que le Prophète a dit: «Maudit celui qui prétend appartenir à une famille à laquelle il est étranger, maudit celui qui renie son patron.» Et l'on m'a raconté aussi qu'Abou-Becr a dit: «Désavouer un parent même éloigné, ou se prétendre issu d'une famille à laquelle on n'appartient pas, c'est être ingrat envers Dieu».... Mes fils, comme je vous chéris autant que moi-même, je n'ai point voulu vous exposer à la malédiction du Ciel et des hommes. Vous m'avez dit encore que le calife se fâchera contre moi, s'il apprend ce que j'ai fait. Rassurez-vous; le calife, à qui Dieu veuille accorder une longue vie, est trop magnanime, il sait trop bien ce qu'il doit à Dieu, il connaît trop bien ses devoirs, pour que j'aie à craindre d'avoir excité son courroux en remplissant les miens; je me tiens persuadé au contraire, qu'il approuvera ma conduite.»—«Bien parlé! cria-t-on de toutes parts, vive notre gouverneur!» Et les fils d'Obaidallâh, honteux d'avoir eu à essuyer une si grande humiliation, gardèrent un morne silence. Puis Obaidallâh, s'adressant à Ocba: «Seigneur, lui dit-il, mon devoir est d'obéir à vos ordres. Le calife m'a confié un vaste pays; choisissez pour vous quelle province vous voudrez.» Ocba choisit l'Espagne. «Mon plus grand désir, c'est de prendre part à la guerre sainte, dit-il, et c'est là que je pourrai le satisfaire[291]

Mais malgré l'élévation de son caractère, et quoiqu'il possédât toutes les vertus de sa nation, Obaidallâh partageait aussi au plus haut degré le profond mépris qu'avait celle-ci pour tout ce qui n'était pas arabe. A ses yeux, les Coptes, les Berbers, les Espagnols, les vaincus en général, qu'à peine il regardait comme des hommes, n'avaient sur la terre d'autre destinée que celle d'enrichir, à la sueur de leur front, le grand peuple que Mahomet avait appelé le meilleur de tous. Déjà en Egypte, où il avait été percepteur des impôts, il avait augmenté d'un vingtième le tribut que payaient les Coptes; et ce peuple, d'ordinaire fort pacifique et qui jamais encore, depuis qu'il vivait sous la domination musulmane, n'avait fait un appel aux armes, avait été exaspéré à un tel point par cette mesure arbitraire, qu'il s'était insurgé en masse[292]. Promu au gouvernement de l'Afrique, il se fit un devoir de contenter, aux dépens des Berbers, les goûts et les caprices des grands seigneurs de Damas. Comme le duvet des mérinos, dont on fabriquait des vêtements d'une blancheur éclatante, était fort recherché dans cette capitale, il faisait arracher aux Berbers leurs moutons, qu'on égorgeait tous, quoique souvent on ne trouvât qu'un seul agneau avec duvet dans un troupeau de cent moutons, tous les autres étant ce qu'on appelle des agneaux ras ou sans duvet, et par conséquent inutiles au gouverneur[293]. Non content d'enlever aux Berbers leurs troupeaux, la source principale de leur bien-être, ou plutôt leur unique moyen de subsistance, il leur ravissait aussi leurs femmes et leurs filles, qu'il envoyait en Syrie peupler les sérails; car les seigneurs arabes faisaient grand cas des femmes berbères qui, en tout temps, ont eu la réputation de surpasser les femmes arabes en beauté[294].

Pendant plus de cinq ans, les Berbers souffrirent en silence; ils murmuraient, ils accumulaient dans leurs cœurs des trésors de haine, mais la présence d'une nombreuse armée les contenait encore.

Une insurrection se préparait cependant. Elle aurait un caractère religieux autant que politique, et elle serait dirigée par des missionnaires, par des prêtres; car, malgré les ressemblances nombreuses et frappantes qui existaient entre le Berber et l'Arabe, il y avait cependant entre ces deux peuples cette différence profonde et essentielle, que l'un était pieux, avec beaucoup de penchant à la superstition, et, avant tout, plein d'une aveugle vénération pour les prêtres, au lieu que l'autre, sceptique et railleur, n'accordait presque aucune influence aux ministres de la religion. De nos jours encore, les marabouts africains ont, dans les grandes affaires, un pouvoir illimité. Seuls ils ont le droit d'intervenir lorsque des inimitiés s'élèvent entre deux tribus. A l'époque de l'élection des chefs, ce sont eux qui proposent au peuple ceux qui leur paraissent les plus dignes. Quand des circonstances graves ont nécessité une réunion de tribus, ce sont eux encore qui recueillent les diverses opinions; ils en délibèrent entre eux, et font connaître leur décision au peuple. Leurs habitations communes sont réparées, pourvues, par le peuple, qui prévient tous leurs vœux[295]. Chose étrange et curieuse: les Berbers ont plus de vénération pour leurs prêtres que pour le Tout-Puissant même. «Le nom de Dieu, dit un auteur français qui a consciencieusement étudié les mœurs de ce peuple, le nom de Dieu, invoqué par un malheureux que l'on veut dépouiller, ne le protége pas; celui d'un marabout vénéré le sauve[296].» Aussi les Berbers n'ont-ils joué un rôle important sur la scène du monde que lorsqu'ils étaient mis en mouvement par un prêtre, par un marabout. C'étaient des marabouts que ceux qui ont jeté les fondements du vaste empire des Almoravides et de celui des Almohades. Dans leur lutte contre les Arabes, les Berbers des montagnes de l'Aurâs avaient été commandés longtemps par une prophétesse, qu'ils croyaient douée d'un pouvoir surnaturel; et dans ce temps-là, le général arabe Ocba ibn-Nâfi, qui avait compris mieux que personne le caractère du peuple qu'il combattait, et qui avait senti que, pour le vaincre, il fallait le prendre par son faible et frapper son imagination par des miracles, avait hardiment joué le rôle de sorcier, de marabout. Tantôt il conjurait des serpents, tantôt il prétendait entendre des voix célestes, et quelque puérils et ridicules que nous paraissent ces moyens, ils avaient été si fructueux qu'une foule de Berbers, frappés des prestiges qu'opérait cet homme et convaincus qu'ils essayeraient en vain de lui résister, avaient mis bas les armes et s'étaient convertis à l'islamisme.

A l'époque dont nous parlons, cette religion dominait déjà en Afrique. Sous le règne du pieux Omar II, elle y avait fait de grands progrès, et un ancien chroniqueur[297] va même jusqu'à dire que, sous Omar, il ne restait pas un seul Berber qui ne se fût fait musulman; assertion qui ne paraîtra pas trop exagérée quand on se souvient que ces conversions n'étaient pas tout à fait spontanées et que l'intérêt y jouait un grand rôle. La propagation de la foi étant pour Omar l'affaire la plus importante de sa vie, il faisait usage de tous les moyens propres à multiplier les prosélytes, et pour peu que l'on consentît à prononcer les mots: «Il n'y a qu'un seul Dieu, et Mahomet est son prophète,» on était dispensé de payer la capitation, sans être obligé de se conformer strictement aux préceptes de la religion. Un jour que le gouverneur du Khorâsân écrivit à Omar en se plaignant de ce que ceux qui en apparence avaient embrassé l'islamisme ne l'avaient fait que pour échapper à la capitation, et en disant qu'il avait acquis la certitude que ces hommes ne s'étaient pas fait circoncire, le calife lui répondit: «Dieu a envoyé Mahomet pour appeler les hommes à la foi véritable, et non pour les circoncire[298] C'est qu'il comptait sur l'avenir; sous cette inculte végétation il soupçonnait une terre riche et fertile, où la parole divine pourrait germer et fructifier; il pressentait que si les nouveaux musulmans méritaient encore le reproche de tiédeur, leurs fils et leurs petits-fils, nés et élevés dans l'islamisme, surpasseraient un jour, en zèle et en dévotion, ceux qui avaient douté de l'orthodoxie de leurs pères.

L'événement avait justifié ses prévisions, surtout pour ce qui concerne les habitants de l'Afrique. L'islamisme, d'antipathique, d'odieux qu'il leur avait été, leur était devenu supportable d'abord, et peu à peu cher au plus haut degré. Mais la religion telle qu'ils la comprenaient, ce n'était pas la froide religion officielle, triste milieu entre le déisme et l'incrédulité, que leur prêchaient des missionnaires sans onction, qui leur disaient toujours ce qu'ils devaient au calife, et jamais ce que le calife leur devait; c'était la religion hardie et passionnée que leur prêchaient les non-conformistes, qui, traqués en Orient comme des bêtes fauves, et obligés, pour échapper aux poursuites, de prendre divers déguisements et des noms supposés[299], étaient venus chercher, à travers mille dangers, un asile dans les déserts brûlants de l'Afrique, où ils propageaient dès lors leurs doctrines avec un succès inouï. Nulle part ces docteurs ardents et convaincus n'avaient encore rencontré tant de dispositions à embrasser leurs croyances: le calvinisme musulman avait enfin trouvé son Ecosse. Le monde arabe, il faut bien le dire, avait vomi ces doctrines, non par répugnance pour les principes politiques du système, qui, au contraire, répondaient assez à l'instinct républicain de la nation, mais parce qu'il ne voulait ni prendre la religion au sérieux, ni accepter l'intolérante moralité par laquelle se distinguaient ces sectaires. En revanche, les habitants des pauvres chaumières africaines acceptèrent tout avec un enthousiasme indicible. Simples et ignorants, ils ne comprenaient rien sans doute aux spéculations et aux subtilités dogmatiques dans lesquelles se complaisaient des esprits plus cultivés. Il serait donc inutile de rechercher à quelle secte ils s'attachèrent de préférence, s'ils étaient Harourites, ou Cofrites, ou Ibâdhites, car les chroniqueurs ne sont pas d'accord à ce sujet; mais ils comprenaient assez de ces doctrines pour en embrasser les idées révolutionnaires et démocratiques, pour partager les romanesques espérances de nivellement universel qui animaient leurs docteurs, et pour être convaincus que leurs oppresseurs étaient des réprouvés dont l'enfer serait le partage. Tous les califes, à partir d'Othmân, n'ayant été que des usurpateurs incrédules, ce n'était pas un crime que de se révolter contre le tyran qui leur arrachait leurs biens et leurs femmes; c'était un droit et, mieux encore, un devoir. Comme jusque-là les Arabes les avaient tenus éloignés du pouvoir, ne leur laissant que ce qu'ils n'avaient pu leur ôter, le gouvernement des tribus, ils crurent facilement que la doctrine de la souveraineté du peuple, doctrine que, dans leur sauvage indépendance, ils avaient professée depuis un temps immémorial, était fort musulmane, fort orthodoxe, et que le moindre Berber pouvait être élevé au trône en vertu du suffrage universel. Ainsi ce peuple cruellement opprimé, excité par des fanatiques moitié prêtres, moitié guerriers, qui avaient à régler, eux aussi, de vieux comptes avec les soi-disant orthodoxes, allait secouer le joug au nom d'Allâh et de son prophète, au nom de ce livre sacré sur lequel d'autres se sont appuyés pour fonder un terrible despotisme! Qu'elle est étrange partout, la destinée des codes religieux, ces arsenaux formidables qui fournissent des armes à tous les partis; qui tantôt justifient ceux qui brûlent des hérétiques et prêchent l'absolutisme, et qui tantôt donnent raison à ceux qui proclament la liberté de conscience, décapitent un roi et fondent une république!

Tous les esprits étaient donc en fermentation, et l'on n'attendait, pour prendre les armes, qu'une occasion favorable, lorsque, dans l'année 740, Obaidallâh envoya une partie considérable de ses troupes faire une expédition en Sicile. L'armée partie, et le moindre prétexte suffisant dès lors pour faire éclater l'insurrection, le gouverneur de la Tingitanie eut l'imprudence de choisir précisément ce moment-là pour appliquer le système caisite, pour ordonner aux Berbers de son district de payer un double tribut, comme s'ils n'eussent pas été musulmans. Aussitôt ils prennent les armes, se rasent la tête et attachent des Corans aux pointes de leurs lances, selon la coutume des non-conformistes[300], donnent le commandement à un des leurs, à Maisara, un des plus zélés sectaires, à la fois prêtre, soldat et démagogue, attaquent la ville de Tanger, s'en emparent, égorgent le gouverneur de même que tous les autres Arabes qu'ils y trouvent, et, appliquant leurs doctrines dans toute leur inhumaine rigueur, ils n'épargnent pas même les enfants. De Tanger, Maisara marche vers la province de Sous, gouvernée par Ismâîl, fils du gouverneur Obaidallâh. Sans attendre son arrivée, les Berbers se soulèvent partout et font subir au gouverneur du Sous le sort qu'avait eu celui de la Tingitanie. En vain les Arabes essaient de résister; battus sur tous les points, ils sont forcés d'évacuer le pays, et en peu de jours tout l'Ouest, dont la conquête leur avait coûté tant d'années de sacrifices, est perdu pour eux. Les Berbers s'assemblent pour élire un calife, et, tant cette révolution était démocratique, leur choix ne tombe pas sur un noble, mais sur un homme du peuple, sur le brave Maisara, qui auparavant avait été un simple vendeur d'eau sur le marché de Cairawân.

Pris au dépourvu, Obaidallâh ordonne à Ocba, le gouverneur de l'Espagne, d'attaquer les côtes de la Tingitanie. Ocba y envoie des troupes, elles sont battues. Il s'embarque en personne avec des forces plus considérables, arrive sur la côte de l'Afrique, passe au fil de l'épée tous les Berbers qui tombent entre ses mains, mais ne réussit point à dompter la révolte.

En même temps qu'Obaidallâh avait donné des instructions à Ocba, il avait envoyé au Fihrite Habîb, le chef de l'expédition de Sicile, l'ordre de reconduire au plus vite les troupes en Afrique, tandis que la flotte d'Espagne tiendrait les Siciliens en respect; mais comme le danger allait toujours en croissant, car l'insurrection se propageait avec une rapidité effrayante, il crut ne pas devoir attendre l'arrivée de ces corps, et, ayant rassemblé toutes les troupes disponibles, il en confia le commandement au Fihrite Khâlid, en lui promettant de le renforcer par les corps de Habîb, dès qu'ils seraient arrivés. Khâlid se mit en marche, rencontra Maisara dans les environs de Tanger, et lui livra bataille. Après un combat acharné, mais qui ne fut pas décisif, Maisara se retira dans Tanger, où ses propres soldats l'assassinèrent, soit que, déjà habitués à voir la victoire se déclarer pour eux, ils lui en voulussent de ne pas avoir triomphé cette fois, soit que, depuis son élévation, le démagogue fût réellement devenu infidèle aux doctrines démocratiques de sa secte, comme l'affirment les chroniqueurs arabes; dans ce cas, ses coreligionnaires n'auraient fait qu'user de leur droit et remplir leur devoir, leur doctrine leur ordonnant de déposer, et de tuer au besoin, le chef ou le calife qui s'écartait des principes de la secte.

Quand les Berbers eurent élu un autre chef, ils attaquèrent de nouveau leurs ennemis, et cette fois avec plus de succès: au plus fort de la lutte une division, commandée par le successeur de Maisara, tombe sur les derrières des Arabes qui, se trouvant pris entre deux feux, s'enfuient dans un épouvantable désordre; mais Khâlid et les nobles qui l'entourent, trop fiers pour survivre à la honte d'une telle défaite, se jettent dans les rangs ennemis, et, vendant chèrement leur vie, ils se font tuer jusqu'au dernier. Ce combat funeste, dans lequel avait péri l'élite de la noblesse arabe, reçut le nom de combat des nobles.

Habîb, qui à cette époque était revenu de la Sicile et qui s'était avancé jusqu'aux environs de Tâhort, n'osa pas attaquer les Berbers quand il eut appris le désastre de Khâlid; et bientôt l'Afrique ressembla à un vaisseau échoué qui n'a plus ni voile ni pilote, Obaidallâh ayant été déposé par les Arabes eux-mêmes, qui l'accusaient, non sans raison, d'avoir attiré sur leurs têtes tous ces terribles malheurs[301].

Le calife Hichâm frémit de douleur et de rage quand il apprit l'insurrection des Berbers et la défaite de son armée. «Par Allâh, s'écria-t-il, je leur ferai éprouver ce que c'est que la colère d'un Arabe de vieille roche! J'enverrai contre eux une armée telle qu'ils n'en virent jamais: la tête de la colonne sera chez eux pendant que la queue en sera encore chez moi.» Quatre districts de la Syrie reçurent l'ordre de fournir six mille soldats chacun; le cinquième, celui de Kinnesrîn, devait en fournir trois mille. A ces vingt-sept mille hommes devaient se joindre trois mille soldats de l'armée d'Egypte et toutes les troupes africaines. Hichâm donna le commandement de cette armée et le gouvernement de l'Afrique à un général caisite, vieilli dans le métier de la guerre, à Colthoum, de la tribu de Cochair. Au cas où Colthoum viendrait à mourir, son neveu[302] Baldj devrait le remplacer, et si ce dernier venait aussi à mourir, le généralat devait échoir au chef des troupes du Jourdain, à Thalaba, de la tribu yéménite d'Amila. Voulant infliger aux révoltés un châtiment exemplaire, le calife donna à son général la permission de livrer au pillage tous les endroits dont il s'emparerait, et de couper la tête à tous les insurgés qui tomberaient entre ses mains.

Ayant pris pour guides deux officiers, clients des Omaiyades, qui connaissaient le pays et qui s'appelaient Hâroun et Moghîth, Colthoum arriva en Afrique dans l'été de l'année 741. Les Arabes de ce pays reçurent fort mal les Syriens, qui se conduisaient envers eux avec une arrogante rudesse et dans lesquels ils voyaient des envahisseurs plutôt que des auxiliaires. Les habitants des villes leur fermèrent les portes, et quand Baldj, qui commandait l'avant-garde, leur ordonna, d'un ton impérieux, de les ouvrir, en annonçant qu'il avait l'intention de s'établir en Afrique avec ses soldats, ils écrivirent à Habîb, qui était encore campé près de Tâhort, pour l'en informer. Habîb fit parvenir aussitôt une lettre à Colthoum, dans laquelle il lui disait: «Votre insensé de neveu a osé dire qu'il est venu pour s'établir dans notre pays avec ses soldats, et il est allé jusqu'à menacer les habitants de nos villes. Je vous déclare donc que si votre armée ne les laisse pas en repos, ce sera contre vous que nous tournerons nos armes.» Colthoum lui fit des excuses et lui annonça en même temps qu'il viendrait le joindre près de Tâhort. Il arriva en effet; mais bientôt le Syrien et l'Africain se querellèrent, et Baldj, qui avait chaudement épousé la cause de son oncle, s'écria: «Le voilà donc, celui qui nous a menacés de tourner ses armes contre nous!—Eh bien, Baldj! lui répondit Abdérame, le fils de Habîb, mon père est prêt à vous donner satisfaction si vous vous croyez offensé.» Les deux armées ne tardèrent pas à prendre part à la dispute; le cri: Aux armes! fut poussé par les Syriens d'un côté, de l'autre par les Africains auxquels s'étaient réunis les soldats d'Egypte. On ne réussit qu'à grand'peine à empêcher l'effusion du sang et à rétablir la concorde qui, du reste, n'était qu'apparente.

L'armée, forte maintenant de soixante-dix mille hommes, s'avança jusqu'à un endroit nommé Bacdoura ou Nafdoura[303], où l'armée berbère lui ferma le passage. Voyant que les ennemis avaient la supériorité du nombre, les deux clients omaiyades qui servaient de guides à Colthoum, lui conseillèrent de former un camp retranché, d'éviter une bataille et de se borner à faire ravager, par des détachements de cavalerie, les villages des environs. Colthoum voulut suivre ce conseil prudent, mais le fougueux Baldj le rejeta avec indignation. «Gardez-vous de faire ce qu'on vous conseille, dit-il à son oncle, et ne craignez pas les Berbers à cause de leur nombre, car ils n'ont ni armes ni vêtements.» Et en ceci Baldj disait vrai: les Berbers étaient mal armés, ils n'avaient pour tout vêtement qu'un pagne, et d'ailleurs ils n'avaient que fort peu de chevaux; mais Baldj oubliait que l'enthousiasme religieux et l'amour de la liberté doubleraient leurs forces. Colthoum, accoutumé à se laisser guider par son neveu, se rangea à son avis, et, ayant résolu de livrer bataille, il lui donna le commandement des cavaliers syriens, confia celui des troupes africaines à Hâroun et à Moghîth, et se mit lui-même à la tête des fantassins de la Syrie.

Baldj commença l'attaque. Il se flattait que cette multitude désordonnée ne tiendrait pas un instant contre sa cavalerie; mais les ennemis avaient trouvé un moyen très-sûr pour désappointer ses espérances. Ils se mirent à jeter contre la tête des chevaux des sacs remplis de cailloux, et ce stratagème fut couronné d'un plein succès: effarouchés, les chevaux des Syriens se cabrèrent, ce qui força plusieurs cavaliers à les quitter. Puis les Berbers lancèrent contre l'infanterie des juments non domptées, qu'ils avaient rendues furieuses en attachant à leurs queues des outres et de grands morceaux de cuir, de sorte qu'elles causèrent beaucoup de désordre dans les rangs. Néanmoins Baldj, qui était resté à cheval avec environ sept mille des siens, tenta une nouvelle attaque. Cette fois il réussit à rompre les rangs des Berbers, et sa charge impétueuse le conduisit derrière leur armée; mais aussitôt quelques corps berbers firent volte-face pour lui couper la retraite, et les autres combattirent Colthoum avec tant de succès que Habîb, Moghîth et Hâroun furent tués, et que les Arabes d'Afrique, privés de leurs chefs et d'ailleurs mal disposés contre les Syriens, prirent la fuite. Colthoum résistait encore avec les fantassins de la Syrie. Un coup de sabre lui ayant écorché la tête, dit un témoin oculaire, il remit la peau à sa place avec un sang-froid prodigieux. Frappant à droite et à gauche, il récitait des versets du Coran propres à stimuler le courage de ses compagnons. «Dieu, disait-il, a acheté des croyants leurs biens et leurs personnes pour leur donner le paradis en retour;—l'homme ne meurt que par la volonté de Dieu, d'après le livre qui fixe le terme de la vie.» Mais quand les nobles qui combattaient à ses côtés eurent été tués l'un après l'autre, et que lui-même fut tombé à terre criblé de blessures, la déroute des Syriens fut complète et terrible; et les Berbers les poursuivirent avec un acharnement tel que, de l'aveu des vaincus, un tiers de cette grande armée fut tué et qu'un autre tiers fut fait prisonnier.

Sur ces entrefaites Baldj, séparé avec ses sept mille cavaliers du gros de l'armée, s'était vaillamment défendu et avait fait un grand carnage des Berbers; mais ceux-ci étaient trop nombreux pour compter leurs morts, et maintenant que plusieurs corps, après avoir remporté la victoire sur l'armée de son oncle, se tournaient contre lui, il allait être accablé par une multitude immense. N'ayant plus d'autre parti à prendre que le parti extrême ou la retraite, il se décida à chercher son salut dans la fuite; mais comme les ennemis lui fermaient la route de Cairawân, qu'avaient prise les autres fugitifs, force lui fut de prendre la direction opposée. Poursuivis sans relâche par les Berbers, qui s'étaient jetés sur les chevaux des ennemis tués dans le combat, les cavaliers syriens arrivèrent près de Tanger, exténués de fatigue. Après avoir essayé en vain de pénétrer dans cette ville, ils prirent la route de Ceuta, et, s'étant emparés de cette place, ils y réunirent quelques vivres, ce qui, grâce à la fertilité de la contrée environnante, ne leur fut point difficile. Cinq ou six fois les Berbers vinrent les attaquer; mais comme ils ne savaient comment s'y prendre quand il s'agissait d'assiéger une forteresse, et que d'ailleurs les assiégés se défendaient avec le courage du désespoir, ils comprirent qu'ils ne réussiraient pas à leur enlever de vive force le dernier asile qui leur restât. Ils résolurent donc de les affamer, et, ravageant les champs d'alentour, ils les environnèrent d'un désert de deux journées de marche. Les Syriens se virent réduits à se nourrir de la chair de leurs chevaux; mais bientôt les chevaux mêmes commencèrent à leur manquer, et si le gouverneur de l'Espagne continuait à leur refuser l'assistance que réclamait leur déplorable situation, ils allaient mourir de faim[304].

XI.

Dans aucun cas les Arabes établis depuis trente ans en Espagne n'auraient facilement consenti à accorder aux Syriens enfermés dans les murailles de Ceuta, les navires qu'ils leur demandaient pour passer dans la Péninsule. L'insolente rudesse avec laquelle ces troupiers avaient traité les Arabes d'Afrique, leur dessein hautement annoncé de s'établir dans ce pays, avaient prévenu les Arabes d'Espagne des dangers qu'ils auraient à craindre au cas où ils leur auraient donné les moyens de passer le Détroit. Mais si en toute circonstance les Syriens avaient peu de chance d'obtenir ce qu'ils désiraient, ils n'en avaient aucune dans les circonstances données: c'était le parti médinois qui gouvernait l'Espagne.

Après avoir soutenu contre les Arabes de Syrie, contre les païens comme ils disaient, une lutte aussi longue qu'opiniâtre, les fils des fondateurs de l'islamisme, des Défenseurs et des Emigrés, avaient fini par succomber dans la sanglante bataille de Harra; puis, quand ils eurent vu leur ville sainte saccagée, leur mosquée transformée en écurie, leurs femmes violées; quand—comme si tous ces sacriléges et toutes ces atrocités, qui nous rappellent le sac de Rome par la féroce soldatesque du connétable et les Luthériens furieux de Georges Frundsberg, n'eussent pas encore suffi—ils eurent été contraints à jurer que dorénavant ils seraient les esclaves du calife, esclaves qu'il pourrait affranchir ou vendre selon son bon plaisir, ils avaient quitté en masse, comme nous avons déjà eu l'occasion de le dire, leur ville autrefois si révérée, mais qui maintenant servait de repaire aux bêtes fauves, et, s'étant enrôlés dans l'armée d'Afrique, ils étaient venus avec Mousâ en Espagne, où ils s'étaient établis. Si leur zèle religieux, auquel s'était toujours mêlé un levain d'hypocrisie, d'orgueil et d'ambition mondaine, s'était peut-être un peu refroidi en route, ils avaient du moins conservé dans leur âme et transmis à leurs enfants une haine implacable pour les Syriens, et la conviction que, puisqu'ils avaient l'honneur d'être les descendants des glorieux compagnons du Prophète, le pouvoir leur appartenait de plein droit. Une fois déjà, quand le gouverneur de l'Espagne eut été tué dans la célèbre bataille qu'il livra à Charles Martel près de Poitiers, en octobre 732, ils avaient élu au gouvernement de la Péninsule l'homme le plus influent de leur parti, Abdalmélic, fils de Catan, qui, quarante-neuf ans auparavant, avait combattu dans leurs rangs à Harra; mais comme cet Abdalmélic s'était rendu coupable des plus grandes injustices, d'après le témoignage unanime des Arabes et des chrétiens[305], et qu'il avait pressuré la province d'une manière extravagante, il avait perdu le pouvoir dès que l'Afrique eut repris son autorité légitime sur l'Espagne, c'est-à-dire dès qu'Obaidallâh eut été nommé gouverneur de l'Ouest. Obaidallâh, comme nous l'avons dit, avait confié le gouvernement de la Péninsule à son patron Ocba. Arrivé en Espagne, celui-ci avait fait emprisonner Abdalmélic et transporter en Afrique les chefs du parti médinois, dont l'esprit inquiet et turbulent troublait le repos du pays[306]. Pourtant, les Médinois ne s'étaient pas laissé décourager, et plus tard, quand, par suite de la grande insurrection berbère, le pouvoir du gouverneur d'Afrique fut devenu nul en Espagne, et qu'Ocba fut tombé si dangereusement malade que l'on pouvait croire sa fin prochaine, ils avaient su le persuader ou le contraindre de nommer Abdalmélic son successeur[307] (janvier 741[308]).

C'est donc à Abdalmélic que Baldj avait dû s'adresser pour obtenir les moyens de passer en Espagne, et personne à coup sûr n'était moins disposé à accueillir favorablement sa demande. En vain Baldj essayait-il de toucher son cœur en disant dans ses lettres que lui et ses compagnons mouraient de faim à Ceuta et que pourtant ils étaient Arabes aussi bien que lui, Abdalmélic: le vieux chef médinois, loin d'avoir pitié de leur misère, rendait grâce au ciel qu'il lui eût permis de goûter encore, à l'âge de quatre-vingt-dix ans, les indicibles douceurs de la vengeance. Ils allaient donc périr d'inanition, les fils de ces barbares, de ces impies, qui, dans la bataille de Harra, avaient massacré ses amis, ses parents; qui avaient failli le percer lui-même de leurs épées; qui avaient saccagé Médine et profané le temple du Prophète! Et les fils de ces monstres osaient encore nourrir le fol espoir qu'il aurait pitié de leur sort, comme si l'humeur vindicative d'un Arabe eût pu pardonner de telles offenses, comme si les souffrances d'un Syrien eussent pu inspirer des sentiments de compassion à un Médinois! Abdalmélic n'eut plus qu'un souci, qu'un soin, qu'une pensée: ce fut d'empêcher d'autres, moins hostiles que lui aux Syriens, de leur fournir des vivres. Malgré les précautions qu'il prit, un noble compatissant de la tribu de Lakhm réussit à tromper sa vigilance et à faire entrer dans le port de Ceuta deux barques chargées de blé. Abdalmélic ne l'eut pas plutôt appris, qu'il fit arrêter le généreux Lakhmite, et lui infligea sept cents coups de courroie. Puis, sous le prétexte qu'il cherchait à susciter une révolte, il ordonna de lui crever les yeux et de lui couper la tête. Son cadavre fut attaché à un gibet, avec un chien crucifié à sa droite, afin que son supplice fût aussi ignominieux que possible.

Les Syriens semblaient donc condamnés à mourir de faim, lorsqu'un événement imprévu vint tout à coup forcer Abdalmélic à changer de conduite.

Les Berbers établis dans le Péninsule, bien qu'ils ne fussent pas précisément opprimés à ce qu'il semble, partageaient cependant la jalouse haine de leurs frères d'Afrique pour les Arabes. Ils étaient les véritables conquérants du pays; Mousâ et ses Arabes n'avaient guère fait autre chose que recueillir les fruits de la victoire remportée par Târic et ses douze mille Berbers sur l'armée des Visigoths: au moment où ils débarquèrent sur la côte d'Espagne, tout ce qui restait à faire, c'était d'occuper quelques villes prêtes à se rendre à la première sommation. Et pourtant, quand il s'était agi de partager les fruits de la conquête, les Arabes s'étaient attribué la part du lion: ils s'étaient approprié la meilleure partie du butin, le gouvernement du pays et les terres les plus fertiles. Gardant pour eux-mêmes la belle et opulente Andalousie, ils avaient relégué les compagnons de Târic dans les plaines arides de la Manche et de l'Estrémadure, dans les âpres montagnes de Léon, de Galice, d'Asturie, où il fallait escarmoucher sans cesse contre les chrétiens mal domptés. Peu scrupuleux eux-mêmes sur le tien et le mien, ils s'étaient montrés d'une sévérité inexorable dès qu'il s'agissait des Berbers. Quand ceux-ci se permettaient de rançonner des chrétiens qui s'étaient rendus par composition, les Arabes, après leur avoir fait subir le fouet et la torture, les laissaient gémir, chargés de fers et à peine couverts de guenilles toutes grouillantes de vermine, au fond de cachots immondes et infects[309].

Le sort de l'Espagne était d'ailleurs trop intimement lié à celui de l'Afrique pour que le contre-coup de ce qui se passait au delà du Détroit ne se fît pas sentir en deçà. Une fois déjà le fier et brave Monousa, l'un des quatre principaux chefs berbers qui étaient venus en Espagne avec Târic[310], avait levé l'étendard de la révolte en Cerdagne, parce qu'il avait appris que ses frères en Afrique étaient cruellement opprimés par les Arabes, et il avait été secondé par Eudes, duc d'Aquitaine, dont il avait épousé la fille[311]. Cette fois l'insurrection des Berbers d'Afrique avait eu en Espagne un retentissement prodigieux. Les Berbers de ce pays avaient accueilli à bras ouverts les missionnaires non-conformistes venus d'Afrique afin de les prêcher et de les exciter à prendre les armes pour exterminer les Arabes. Une insurrection, à la fois politique et religieuse comme celle d'Afrique, éclata en Galice et se communiqua à tout le nord, à l'exception du district de Saragosse, le seul dans cette partie du pays où les Arabes fussent en majorité. Partout les Arabes furent battus, chassés; tous les corps qu'Abdalmélic envoya successivement contre les révoltés furent défaits. Puis les Berbers de la Galice, de Mérida, de Coria, de Talavera et d'autres endroits se réunirent, élurent un chef, un imâm, et se divisèrent en trois corps, dont l'un devait assiéger Tolède, tandis que le second irait attaquer Cordoue et que le troisième marcherait sur Algéziras, afin de s'emparer de la flotte qui était dans la rade, de passer ensuite le Détroit, d'exterminer les Syriens à Ceuta, et de transporter en Espagne une foule de Berbers d'Afrique.

La situation des Arabes d'Espagne était donc devenue tellement précaire et dangereuse, qu'Abdalmélic, malgré qu'il en eût, se trouva contraint de solliciter le secours de ces mêmes Syriens que jusque-là il avait si impitoyablement abandonnés à leur triste sort. Cependant il prit ses précautions: il leur promit bien de leur envoyer des bâtiments de transport, mais à condition qu'ils s'engageraient à évacuer l'Espagne aussitôt que la révolte y serait domptée, et que chaque division lui livrerait dix de ses chefs, qui seraient gardés dans une île et répondraient sur leur tête de la fidèle exécution du traité. De leur côté, les Syriens stipulèrent qu'Abdalmélic ne les séparerait point quand il les ferait reconduire en Afrique, et qu'il les ferait déposer sur une côte qui ne fût point au pouvoir des Berbers.

Ces conditions ayant été acceptées de part et d'autre, les Syriens débarquèrent à Algéziras, affamés et à peine couverts de quelques misérables haillons. On leur fournit des vivres, et comme ils trouvèrent presque tous des contribules en Espagne, ceux-ci se chargèrent de leur équipement, chacun dans la mesure de ses moyens; tel riche chef procurait des vêtements à une centaine de nouveaux venus, et tel autre, dont la fortune était moins considérable, pourvoyait à l'habillement de dix ou d'un seul. Puis, comme il fallait avant tout arrêter la division berbère qui marchait sur Algéziras et qui s'était déjà avancée jusqu'à Médina-Sidonia, les Syriens l'attaquèrent, renforcés de quelques corps arabes-espagnols, et, combattant avec leur valeur accoutumée, ils la mirent en déroute et firent un riche butin. La seconde armée berbère, celle qui marchait sur Cordoue, se défendit avec plus d'opiniâtreté et fit même essuyer aux Arabes des pertes assez graves; néanmoins, elle fut aussi forcée à la retraite. Restait la troisième armée, la plus nombreuse de toutes, celle qui assiégeait Tolède depuis vingt-sept jours. Elle alla à la rencontre de l'ennemi, et la bataille, qui eut lieu sur les bords du Guazalate, se termina par sa déroute complète. Dès lors les vainqueurs traquèrent les rebelles comme des bêtes fauves dans toute la Péninsule, et les Syriens, ces mendiants de la veille, firent un butin si considérable qu'ils se trouvèrent tout d'un coup plus riches qu'ils n'avaient jamais osé l'espérer.

Grâce à ces intrépides soldats, la révolte berbère qui avait paru si formidable d'abord, avait été écrasée comme par enchantement; mais Abdalmélic ne se vit pas plutôt débarrassé de ces ennemis-là, qu'il songea à se débarrasser également de ses auxiliaires qu'il craignait autant qu'il les haïssait. Il s'empressa donc de rappeler à Baldj le traité qu'il avait conclu avec lui et d'exiger qu'il quittât l'Espagne. Mais Baldj et ses Syriens n'avaient aucune envie de retourner dans une contrée où ils avaient éprouvé toutes sortes de revers et de souffrances; ils avaient pris goût au magnifique pays qui avait été le théâtre de leurs derniers exploits et où ils s'étaient enrichis. Il n'est donc point surprenant qu'il s'élevât des contestations, des querelles, entre des hommes qui, nés ennemis les uns des autres, avaient dans cette circonstance des intérêts et des desseins opposés. Comme la haine est une mauvaise conseillère, Abdalmélic aggrava le mal et raviva toutes les plaies invétérées en refusant aux Syriens de les faire transporter en Afrique tous à la fois, et en déclarant que, maintenant qu'ils avaient tant de chevaux, d'esclaves et de bagages, il n'avait pas assez de bâtiments pour exécuter cette clause du traité. En outre, comme les Syriens désiraient s'embarquer sur la côte d'Elvira (Grenade) ou de Todmîr (Murcie), il leur déclara que cela était impossible; que tous ses vaisseaux étaient dans le port d'Algéziras et qu'il ne pouvait les éloigner de cette partie de la côte parce que les Berbers d'Afrique pourraient être tentés d'y faire une descente; enfin, sans se donner la peine de dissimuler ses perfides pensées, il eut l'impudence d'offrir aux Syriens de les faire reconduire à Ceuta. Cette proposition excita une indignation indicible. «Mieux vaudrait nous jeter dans la mer que de nous livrer aux Berbers de la Tingitanie,» s'écria Baldj, et il reprocha durement au gouverneur qu'il avait failli les laisser mourir de faim à Ceuta, lui et les siens, et qu'il avait fait crucifier de la manière la plus infâme le généreux Lakhmite qui leur avait envoyé des vivres. Des paroles on en vint bientôt aux voies de fait. Profitant d'un moment où Abdalmélic n'avait que peu de troupes à Cordoue, les Syriens le chassèrent du palais et proclamèrent Baldj gouverneur de l'Espagne (20 septembre 741).

Les passions une fois déchaînées, il était à prévoir que les Syriens n'en resteraient pas là, et l'événement ne tarda pas à justifier cette crainte.

Le premier soin de Baldj fut de faire remettre en liberté les chefs syriens qui avaient servi d'otages et qu'Abdalmélic avait fait garder dans la petite île d'Omm-Hakîm, vis-à-vis d'Algéziras. Ces chefs arrivèrent à Cordoue irrités, exaspérés. Ils disaient que le gouverneur d'Algéziras, agissant sur les ordres d'Abdalmélic, les avait laissés manquer de nourriture et d'eau, qu'un noble de Damas, de la tribu yéménite de Ghassân, avait péri de soif;—ils exigeaient la mort d'Abdalmélic en expiation de celle du Ghassânite. Leurs plaintes, les récits qu'ils firent de leurs souffrances, la mort d'un chef respecté, tout cela mit le comble à la haine que les Syriens éprouvaient pour Abdalmélic; ce perfide avait mérité la mort, disaient-ils. Baldj, qui répugnait à ce parti extrême, tâcha de les apaiser en disant qu'il fallait attribuer la mort du Ghassânite à une négligence involontaire et non à un dessein prémédité. «Respectez la vie d'Abdalmélic, ajouta-t-il; c'est un Coraichite et, de plus, un vieillard.» Ses paroles n'eurent aucun effet; les Yéménites qui avaient à venger un homme de leur race et qui soupçonnaient Baldj de vouloir sauver Abdalmélic parce que celui-ci était de la race de Maädd à laquelle Baldj appartenait également, persistèrent dans leur demande, et Baldj qui, comme la plupart des nobles, ne commandait qu'à la condition de céder aux volontés et aux passions de ses soldats, ne put résister à leurs clameurs; il permit qu'on allât arracher Abdalmélic de la maison qu'il possédait à Cordoue et dans laquelle il s'était retiré après sa déposition.

Ivres de fureur, les Syriens traînèrent au supplice ce vieillard nonagénaire que ses longs cheveux blancs faisaient ressembler (telle est l'expression bizarre mais pittoresque des chroniques arabes) au petit d'une autruche. «Poltron, criaient-ils, tu as échappé à nos glaives à la bataille de Harra. Pour te venger de ta déroute, tu nous as réduits à manger des peaux et des chiens. Tu as voulu nous livrer, nous vendre, aux Berbers, nous, les soldats du calife!» S'étant arrêtés près du pont, ils le battirent à coups de verges, plongèrent leurs épées dans son sein, et mirent son cadavre en croix. A gauche ils crucifièrent un chien, à droite, un cochon....

Un meurtre aussi barbare, un supplice aussi infamant, criaient vengeance. La guerre était allumée, les armes décideraient lesquels, des Arabes de la première ou de ceux de la seconde invasion, des Médinois ou des Syriens, resteraient les maîtres de la Péninsule.

Les Médinois avaient pour chefs les fils d'Abdalmélic, Omaiya et Catan, qui avaient pris la fuite lors de la déposition de leur père, et dont l'un était allé chercher du secours à Saragosse, l'autre à Mérida. Leurs anciens ennemis, les Berbers, firent cause commune avec eux; ils comptaient bien tourner plus tard leurs armes contre les Arabes d'Espagne, mais ils voulaient avant tout se venger des Syriens. Les Médinois eurent encore d'autres auxiliaires: ce furent le Lakhmite Abdérame ibn-Alcama, gouverneur de Narbonne, et le Fihrite Abdérame, fils du général africain Habîb, qui était venu chercher un asile en Espagne, accompagné de quelques troupes, après la terrible déroute dans laquelle son père avait été tué, mais avant l'arrivée des Syriens dans la Péninsule[312]. Ennemi juré de Baldj depuis qu'il s'était querellé avec lui, il avait attisé la haine que le vieux Abdalmélic portait aux Syriens en lui racontant les insolences qu'ils s'étaient permises en Afrique; il l'avait fortifié dans son dessein de ne pas leur accorder les navires qu'ils lui demandaient et de les laisser plutôt mourir de faim. Il se croyait obligé maintenant de venger le meurtre d'Abdalmélic parce qu'il était son contribule, et, comme il était d'une naissance illustre, il aspirait au gouvernement de la Péninsule[313].

Les coalisés avaient sur leurs ennemis l'avantage du nombre, leur armée comptant quarante mille hommes selon les uns, cent mille selon les autres, tandis que Baldj ne put réunir que douze mille soldats, bien qu'il eût été renforcé d'un assez grand nombre de Syriens qui venaient de passer le Détroit après plusieurs tentatives inutiles faites pour retourner dans leur patrie. Pour grossir son armée, il enrôla une foule d'esclaves chrétiens qui cultivaient les terres des Arabes et des Berbers; puis il alla attendre l'ennemi dans un hameau nommé Aqua-Portora.

Le combat s'étant engagé (août 742), les Syriens se défendirent si vaillamment qu'ils repoussèrent toutes les attaques des coalisés. Alors Abdérame, le gouverneur de Narbonne, qui passait pour le cavalier le plus brave, le plus accompli, qu'il y eût en Espagne, crut que la mort du chef de l'armée ennemie déciderait du sort de la bataille. «Qu'on me montre Baldj! s'écria-t-il; je jure de le tuer ou de me faire tuer moi-même!—Le voilà, lui répondit-on; c'est celui qui est monté sur ce cheval blanc et qui porte l'étendard.» Abdérame chargea si vigoureusement avec ses cavaliers de la frontière, qu'il fit reculer les Syriens. A deux reprises il frappa Baldj à la tête; mais attaqué aussitôt par la cavalerie de Kinnesrîn et repoussé par elle, il entraîna dans sa retraite précipitée toute l'armée des coalisés. Leur déroute fut complète; ils perdirent dix mille hommes, et les Syriens, qui n'en avaient perdu que mille, rentrèrent dans Cordoue en vainqueurs.

Les blessures de Baldj étaient mortelles; peu de jours après il rendit le dernier soupir, et comme le calife avait ordonné que si Baldj venait à mourir, le Yéménite Thalaba devrait le remplacer, les Syriens proclamèrent ce chef gouverneur de l'Espagne. Les Médinois n'eurent point à s'en féliciter. Quoiqu'il n'y eût pas réussi, Baldj avait du moins essayé de mettre un frein aux appétits sanguinaires des Syriens: son successeur ne le tenta même pas. Voulait-il se populariser et sentait-il que, pour y réussir, il n'avait qu'à laisser faire, ou bien reconnaissait-il, dans les cris lugubres d'un oiseau de nuit, une voix bien-aimée qui lui rappelait qu'il avait encore à venger sur les Médinois le meurtre d'un proche parent, d'un père peut-être[314]? On l'ignore; mais il est certain que la résolution qu'il prit d'être sans pitié pour les Médinois lui gagna le cœur de ses soldats et qu'il fut plus populaire que Baldj ne l'avait été.

Son début ne fut point heureux. Etant allé attaquer les Arabes et les Berbers rassemblés en grand nombre aux environs de Mérida, il fut battu et forcé de se retirer dans la capitale du district, où sa situation ne tarda pas à devenir fort périlleuse. Déjà il avait envoyé à son lieutenant à Cordoue l'ordre de venir à son secours avec autant de troupes que possible, lorsqu'un heureux hasard le sauva. Un jour de fête que les assiégeants s'étaient dispersés dans les environs sans avoir pris assez de précautions contre une surprise, il profita de cette incurie, attaqua les ennemis à l'improviste, en fit un grand carnage, et, ayant fait mille prisonniers et forcé les autres à chercher leur salut dans une fuite précipitée, il emmena en esclavage leurs femmes et leurs enfants. C'était un attentat inouï, une barbarie que jusque-là les Syriens eux-mêmes n'avaient pas osé commettre. Tant qu'ils avaient eu Baldj pour leur chef, ils avaient respecté l'usage établi depuis un temps immémorial et qui s'est perpétué jusqu'à nos jours parmi les Bédouins, l'usage de laisser, dans les guerres intérieures, la liberté aux femmes et aux enfants de l'ennemi, de les traiter même avec une certaine courtoisie. Et quand Thalaba, traînant dix mille prisonniers à sa suite, fut retourné en Andalousie, ce fut pis encore. Ayant fait camper son armée à Moçâra, près de Cordoue, un jeudi du mois de mai 743, il ordonna de mettre les captifs à l'encan. Parmi eux se trouvaient plusieurs Médinois. Afin de rabattre, une fois pour toutes, l'orgueil de ces derniers, les Syriens, facétieusement féroces, convinrent entre eux de les vendre, non pas à l'enchère, mais au rabais. Un Médinois, pour lequel un Syrien avait offert dix pièces d'or, fut donc adjugé à celui qui offrait un chien; un autre fut vendu pour un jeune bouc, et ainsi de suite. Jamais encore, pas même pendant l'horrible sac de Médine, les Syriens n'avaient imposé tant d'affronts, tant d'ignominies, aux fils des fondateurs de l'islamisme.

Cette scène scandaleuse durait encore, lorsqu'un événement que Thalaba et les exaltés de son parti ne semblent pas avoir prévu, vint y mettre un terme.

Des hommes modérés et sensés des deux partis, affligés des maux causés par la guerre civile, indignés des horribles excès commis de part et d'autre, et craignant que les chrétiens du nord ne profitassent de la discorde des musulmans pour étendre les limites de leur domination, étaient entrés en relations avec le gouverneur d'Afrique, Handhala le Kelbite, pour le prier de leur envoyer un gouverneur qui fût en état de rétablir l'ordre et la tranquillité. Handhala avait donc envoyé en Espagne le Kelbite Abou-'l-Khattâr, qui arriva avec ses soldats à Moçâra au moment même où l'on y vendait des Arabes pour des boucs et des chiens. Il montra ses ordres, et comme il était un noble de Damas, les Syriens ne refusèrent pas de le reconnaître. Les Arabes d'Espagne le saluèrent comme leur sauveur, car son premier soin fut de rendre la liberté aux dix mille captifs que l'on vendait au rabais.

Par de sages mesures, le nouveau gouverneur rétablit la tranquillité. Il accorda l'amnistie à Omaiya et à Catan, les deux fils d'Abdalmélic, et à tous ceux qui avaient embrassé leur parti, à l'exception de l'ambitieux Abdérame ibn-Habîb, qui réussit toutefois à gagner la côte et à passer en Afrique, où l'attendait une brillante destinée; il éloigna de l'Espagne une douzaine des chefs les plus turbulents, parmi lesquels se trouvait Thalaba, en leur disant que, perturbateurs du repos de la Péninsule, ils employeraient mieux leur bouillant courage en combattant contre les Berbers en Afrique; enfin, comme il importait avant tout de délivrer la capitale de la présence des Syriens qui l'encombraient, il leur donna en fief des terres du domaine public, en enjoignant aux serfs qui les cultivaient de céder dorénavant aux Syriens la troisième partie des récoltes qu'ils avaient cédée jusqu'alors à l'Etat. La division d'Egypte fut établie dans les districts d'Ocsonoba, de Béja et de Todmîr (Murcie); celle d'Emèse, dans les districts de Niébla et de Séville; celle de Palestine, dans les districts de Sidona et d'Algéziras; celle du Jourdain, dans le district de Regio (Malaga); celle de Damas, dans le district d'Elvira (Grenade), et enfin celle de Kinnesrîn, dans le district de Jaën[315].

C'est ici que finit le rôle important mais malheureux, que les fils des Défenseurs de Mahomet ont joué dans l'histoire musulmane. Instruits par tant de revers et de catastrophes, ils semblent avoir compris enfin que leurs ambitieuses espérances ne pouvaient se réaliser. Abandonnant la scène publique à d'autres partis, ils s'effacèrent pour vivre retirés dans leurs domaines, et quand à de longs intervalles on voit encore surgir le nom d'un chef médinois dans les annales arabes, on le voit agir pour des intérêts purement personnels ou servir la cause d'un parti autre que le sien. Quoique nombreux et riches, ils n'eurent presque aucune influence sur le sort du pays. Parmi les descendants du gouverneur Abdalmélic, les uns, les Beni-'l-Djad, étaient d'opulents propriétaires à Séville, les autres, les Beni-Câsim, possédaient de vastes domaines près d'Alpuente[316], dans la province de Valence, où un village (Benicasim) porte encore leur nom; mais ni l'une ni l'autre branche ne sont sorties de leur obscurité relative. Il est vrai que, dans le XIe siècle, les Beni-Câsim ont été les chefs indépendants d'un petit Etat, qui, du reste, ne s'étendait pas, à ce qu'il semble, au delà des limites de leurs terres; mais c'était à une époque où, le califat de Cordoue s'étant écroulé, tout homme qui avait du bien au soleil tranchait du souverain. Il est vrai encore que, deux siècles plus tard, les Beni-'l-Ahmar, qui descendaient du Médinois Sad ibn-Obâda[317], l'un des compagnons les plus illustres de Mahomet et qui avait failli être son successeur, montèrent sur le trône de Grenade; mais alors les vieilles prétentions et les vieilles rancunes étaient ensevelies dans un profond oubli; personne ne se souvenait plus de l'existence d'un parti médinois; les Arabes avaient perdu leur caractère national, et, par suite de l'influence berbère, ils s'étaient jetés dans la dévotion. Encore ces Beni-'l-Ahmar ne régnèrent-ils que pour voir les rois de Castille leur enlever une à une toutes leurs forteresses, jusqu'à l'époque où «la croix entra dans Grenade par une porte, pendant que l'Alcoran en sortait par l'autre, et que le Te Deum retentit là où avait retenti l'Allâh acbar,» comme dit la romance espagnole. Image vivante de la destinée des Médinois, cette famille de Sad ibn-Obâda, dont le nom se trouve lié aux plus grands noms de l'histoire de l'Orient et de l'Occident, à ceux de Mahomet et d'Abou-Becr, de Charlemagne et d'Isabelle-la-Catholique, laissa un ineffaçable et glorieux souvenir et fut presque constamment poursuivie par le malheur. Elle commence avec Sad et finit avec Boabdil. Un intervalle de huit siècles et demi sépare ces deux noms, et pourtant ceux qui les ont portés moururent l'un et l'autre dans l'exil, en regrettant leur grandeur passée. Intrépide champion de l'islamisme dans tous les combats que Mahomet avait livrés aux païens, Sad le Parfait allait être élu calife par les Défenseurs, lorsque les Emigrés de la Mecque vinrent réclamer ce droit pour eux-mêmes. Grâce à la trahison de quelques Médinois, grâce surtout à l'arrivée d'une tribu entièrement dévouée aux Emigrés, ceux-ci l'emportèrent au milieu d'un effroyable tumulte, pendant lequel Sad, qui gisait sur un matelas encore souffrant d'une grave maladie, fut cruellement outragé par Omar et faillit être écrasé dans la presse. Jurant que jamais il ne reconnaîtrait Abou-Becr et ne pouvant supporter la vue du triomphe de ses ennemis, il s'exila en Syrie, où il trouva la mort d'une manière mystérieuse. Dans un endroit écarté, dit la tradition populaire, il fut tué par les djins, et ses fils apprirent sa mort par des esclaves qui vinrent leur raconter qu'ils avaient entendu sortir d'un puits une voix qui disait: «Nous avons tué le chef des Khazradj, Sad ibn-Obâda; nous lui avons décoché deux flèches qui n'ont point manqué son cœur[318].» Boabdil aussi, quand il eut perdu sa couronne, alla passer le reste de ses jours sur une terre lointaine et inhospitalière, après avoir jeté, du haut de la roche qui conserve encore le nom poétique de «Dernier Soupir du Maure,» un long regard de poignant adieu sur sa Grenade bien-aimée, qui n'avait pas sa pareille au monde.

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