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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 1/4: jusqu'à la conquête de l'Andalouisie par les Almoravides (711-1100)

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XII[319].

Dans les premiers temps de son gouvernement, Abou-'l-Khattâr traita tous les partis avec une fort louable équité, et, quoiqu'il fût Kelbite, les Caisites eux-mêmes, qui se trouvaient en assez grand nombre parmi les troupes que Baldj avait amenées en Espagne, n'eurent pas à se plaindre de lui. Mais loin de persévérer dans cette modération, bien exceptionnelle chez un Arabe, il retourna bientôt à ses antipathies naturelles. Il avait de vieux comptes à régler avec les Caisites: en Afrique il avait été lui-même la victime de leur tyrannie; en Espagne, son contribule Sad, fils de Djauwâs, avait été massacré par eux, et cet homme lui avait été cher à un tel point qu'il avait coutume de dire: «Je me laisserais volontiers trancher la main, si je pouvais le rappeler à la vie.» Il pouvait du moins le venger, et il ne le fit que trop. Il sévit contre les Caisites qu'il soupçonnait d'être complices de la mort de son ami, si bien qu'il put dire dans un de ses poèmes:

Je voudrais que le fils de Djauwâs pût apprendre avec quel empressement j'ai pris sa cause en main. Pour venger sa mort, j'ai tué quatre-vingt-dix personnes; elles gisent sur le sol comme des troncs de palmiers, déracinés par le torrent.

Tant de supplices devaient nécessairement rallumer la guerre civile. Toutefois les Caisites, moins nombreux en Espagne que les Yéménites, ne se hâtèrent pas de dénouer par la force une situation qui pourtant était devenue intolérable pour eux; la haine amassée dans leurs cœurs ne déborda que lorsque l'honneur de leur chef eut été compromis, et voici à quelle occasion:

Un homme de la tribu maäddite de Kinâna, ayant une dispute avec un Kelbite, vint plaider sa cause devant le tribunal du gouverneur. Le droit était de son côté; cependant le gouverneur, avec sa partialité ordinaire, lui donna tort. Le Kinânite alla se plaindre de ce jugement inique au chef caisite Çomail, de la tribu de Kilâb, qui se rendit aussitôt au palais, où il reprocha au gouverneur sa partialité pour ses contribules, en exigeant qu'il fît justice aux plaintes du Kinânite. Le gouverneur lui répondit aigrement, et quand Çomail eut répliqué sur le même ton, il le fit souffleter et chasser de sa présence. Çomail supporta ces insultes sans se plaindre, avec un calme mépris. Brutalement éconduit, il sortit du palais la coiffure dérangée. Un homme qui se trouvait à la porte lui dit: «Qu'est-il donc arrivé à votre turban, Abou-Djauchan? Il est dans un complet désordre.—Si j'ai des contribules, lui répondit le chef caisite, ils sauront bien l'arranger.»

C'était une déclaration de guerre. Abou-'l-Khattâr s'était fait un ennemi aussi dangereux qu'implacable et qui n'était pas un homme ordinaire, ni dans le bien, ni dans le mal. Une bonne et une mauvaise puissance agissaient, à forces égales, sur l'âme naturellement bonne et généreuse, mais altière, passionnée, violente et vindicative de Çomail. C'était une organisation puissante, mais inculte, mobile, soumise à l'instinct et guidée par le hasard, un mélange bizarre des entraînements les plus opposés. D'une activité persévérante quand ses passions avaient été excitées, il retombait dans la paresse et l'insouciance, qui lui étaient plus naturelles encore, dès que ses fiévreuses agitations s'étaient calmées. Sa générosité, vertu que ses compatriotes appréciaient plus que toute autre, était si grande, si illimitée, qu'afin de ne pas le ruiner, son poète (car chaque chef arabe avait le sien tout comme les chefs des clans écossais) ne lui rendait plus visite que deux fois par an, à l'occasion des deux grandes fêtes religieuses, Çomail ayant fait serment de lui donner tout ce qu'il avait sur lui chaque fois qu'il le verrait. Il n'était pas instruit cependant. Malgré son amour pour les vers, surtout pour ceux qui flattaient sa vanité, et quoiqu'il en composât lui-même de temps à autre, il ne savait pas lire, et les Arabes eux-mêmes le jugeaient en arrière de son siècle[320]; en revanche, il manquait si peu de savoir-vivre que ses ennemis mêmes étaient forcés de reconnaître en lui un modèle de politesse[321]. Par ses mœurs relâchées et par son indifférence religieuse il perpétuait le type des anciens nobles, ces viveurs effrénés qui n'étaient musulmans que de nom. En dépit de la défense du Prophète, il buvait du vin comme un vrai Arabe païen, et presque chaque nuit il était ivre[322]. Le Coran lui était resté à peu près inconnu, et il se souciait peu de connaître ce livre dont les tendances égalitaires blessaient son orgueil d'Arabe. Un jour, dit-on, entendant un maître d'école, occupé à enseigner à lire aux enfants dans le Coran, prononcer ce verset: «Nous alternons les revers et les succès parmi les hommes,» il s'écria: «Non, il faut dire: parmi les Arabes.—Pardonnez-moi, seigneur, répliqua le maître d'école, il y a: parmi les hommes.—C'est ainsi que ce verset se trouve écrit?—Oui, sans doute.—Malheur à nous! en ce cas le pouvoir ne nous appartient plus exclusivement; les manants, les vilains, les esclaves en auront leur part[323]!» Au reste, s'il était mauvais musulman, il chassait de race. Il avait pour aïeul ce Chamir, de Coufa, dont nous avons déjà parlé, ce général de l'armée omaiyade, qui n'avait pas eu un moment d'hésitation, alors qu'il s'agissait de tuer le petit-fils du Prophète, et que tant d'autres, tout sceptiques qu'ils étaient, reculaient devant un tel sacrilége. Et cet aïeul, qui avait apporté au calife Yézîd Ier la tête de Hosain, avait été aussi la cause indirecte de l'arrivée de Çomail en Espagne. Le Chiite Mokhtâr l'avait fait décapiter et avait fait jeter son cadavre aux chiens[324], au temps où, maître de Coufa, il vengea le meurtre de Hosain par d'horribles représailles, et alors Hâtim, le père de Çomail, se dérobant par la fuite à la rage du parti qui triomphait, était allé chercher un asile dans le district de Kinnesrîn. Là il s'était établi avec sa famille, et à l'époque où Hichâm fit lever en Syrie l'armée destinée à aller dompter l'insurrection berbère, Çomail avait été désigné par le sort pour en faire partie. Plus tard il avait passé le Détroit avec Baldj, et les Caisites d'Espagne le regardaient comme leur chef principal.

Etant maintenant de retour dans sa demeure, il y convoqua pour la nuit les Caisites les plus influents. Quand il les vit réunis autour de sa personne, il leur raconta les outrages qu'il avait subis et leur demanda leur avis sur le parti à prendre. «Dites-nous votre plan, répondirent-ils; nous l'approuvons d'avance et nous sommes prêts à l'exécuter.—Par Dieu! reprit alors Çomail, j'ai la ferme intention d'arracher le pouvoir des mains de cet Arabe; mais nous autres Caisites, nous sommes trop faibles dans ce pays pour pouvoir résister seuls aux Yéménites, et je ne veux pas vous exposer aux périls d'une entreprise si téméraire. Sans doute, nous appellerons aux armes tous ceux qui ont eu le dessous dans la bataille de la Prairie, mais nous conclurons aussi une alliance avec les Lakhm et les Djodhâm[325], et nous donnerons l'émirat à un des leurs;—je veux dire qu'en apparence ils auront l'hégémonie, mais que nous l'aurons en réalité. Je vais donc quitter Cordoue pour me rendre auprès des différents chefs et leur faire prendre les armes. Approuvez-vous ce plan?—Nous l'approuvons, lui répondit-on; mais gardez-vous bien d'aller auprès de notre contribule Abou-Atâ, car vous pouvez être sûr qu'il refusera de vous prêter son concours.» Cet Abou-Atâ, qui habitait à Ecija, était le chef des Ghatafân. La grande influence que Çomail exerçait sur les esprits neutralisait la sienne et lui inspirait une violente jalousie; il n'est donc pas surprenant que quand on alla aux avis, les Caisites fussent unanimes pour approuver le conseil qui venait d'être donné. Un seul pourtant parut ne pas partager leur opinion; mais comme il était encore fort jeune et que la modestie lui défendait de donner un avis contraire à celui de ses anciens, il ne manifesta sa désapprobation que par son silence, jusqu'à ce que Çomail l'enhardît en lui demandant pourquoi il ne déclarait pas son opinion comme les autres l'avaient fait. «Je n'ai qu'un mot à dire, lui répondit alors le jeune homme; si vous n'allez pas demander l'appui d'Abou-Atâ, nous sommes perdus; si vous le faites, il fera taire sa jalousie et sa haine pour n'écouter que l'amour qu'il a pour sa race, et vous pouvez être certain qu'il vous secondera vigoureusement.» Après avoir réfléchi un instant: «Je crois que vous avez raison,» dit Çomail, et, sortant de Cordoue avant le lever de l'aube, il se rendit d'abord auprès d'Abou-Atâ. Ainsi que le jeune Ibn-Tofail l'avait prévu, Abou-Atâ promit de le seconder, et il tint sa parole. D'Ecija, Çomail alla à Moron, où demeurait Thoâba, le chef des Djodhâm, qui, lui aussi, avait déjà eu des démêlés avec Yousof. Les deux chefs conclurent une alliance, et Thoâba ayant été proclamé chef de la coalition, les Caisites, les Djodhâm et les Lakhm se réunirent en armes dans le district de Sidona (avril 745).

Abou-'l-Khattâr ne l'eut pas plutôt appris, qu'il marcha à la rencontre des insurgés, accompagné des troupes qu'il avait à Cordoue. Mais pendant la bataille, qui eut lieu sur les bords du Guadalete, on fut à même d'apprécier la sagesse du conseil que Çomail avait donné à ses contribules, alors qu'il les engageait à conclure une alliance avec deux puissantes tribus yéménites et à accorder à l'une de celles-ci le premier rang, l'hégémonie; en quoi il avait suivi un usage observé en Orient, où les tribus qui se sentaient trop faibles pour résister seules à leurs ennemis, s'alliaient ordinairement à des tribus de l'autre race. C'est ainsi que dans le Khorâsân[326] et dans l'Irâc[327], les Yéménites, qui avaient la minorité dans ces deux provinces, se liguaient avec les Rabîa, tribu maäddite, pour pouvoir tenir tête aux autres Maäddites, les Témîm. Ces sortes d'alliances procuraient aux tribus faibles encore un autre avantage que celui de les renforcer: elles désarmaient pour ainsi dire l'ennemi, qui répugnait presque toujours à combattre des tribus de sa race, principalement quand celles-ci avaient l'hégémonie. C'est ce qui arriva aussi dans la bataille du Guadalete. Les Yéménites d'Abou-'l-Khattâr, après avoir combattu mollement les Djodhâm et les Lakhm, avec lesquels ils entretenaient déjà des intelligences, et qui, de leur côté, les épargnaient autant que possible, se laissèrent battre et prirent la fuite. Resté seul avec ses Kelbites sur le champ de bataille, Abou-'l-Khattâr fut bientôt contraint d'imiter leur exemple, après avoir vu tuer plusieurs de ses contribules; mais pendant qu'il fuyait avec trois membres de sa famille, il fut fait prisonnier par les ennemis qui le poursuivaient. Dans l'armée victorieuse il y en avait qui voulaient sa mort; mais l'avis contraire l'emporta. On se contenta donc de le charger de fers, et Thoâba, gouverneur de l'Espagne par le droit du plus fort, établit sa résidence dans la capitale.

Cependant les Kelbites ne se tenaient pas pour vaincus, et un de leur chefs, Abdérame ibn-Noaim, prit la résolution hardie de faire une tentative pour délivrer Abou-'l-Khattâr de sa prison. Accompagné de trente ou quarante cavaliers et de deux cents fantassins, il profita de l'obscurité de la nuit pour entrer dans Cordoue, attaqua à l'improviste les soldats chargés de surveiller Abou-'l-Khattâr, les mit en fuite, et conduisit le ci-devant gouverneur parmi les Kelbites établis dans le voisinage de Béja.

Rendu à la liberté, Abou-'l-Khattâr rassembla quelques Yéménites sous son drapeau, et marcha contre Cordoue, dans l'espoir que cette fois ses soldats montreraient plus de zèle pour sa cause. Thoâba et Çomail allèrent à sa rencontre, et les deux armées ennemies campèrent l'une vis-à-vis de l'autre. La nuit venue, un Maäddite sortit du camp de Thoâba, et, s'approchant de celui d'Abou-'l-Khattâr, il parla ainsi en élevant sa voix autant qu'il put: «Yéménites, pourquoi voulez-vous nous combattre, et pourquoi avez-vous délivré Abou-'l-Khattâr? Est-ce que vous craigniez de nous voir le tuer? L'ayant en notre pouvoir, nous aurions pu faire cela, si nous l'eussions voulu; mais nous lui avons laissé la vie, nous lui avons tout pardonné.... Vous auriez aussi un prétexte plausible pour nous combattre, si nous eussions choisi un émir dans notre propre race; mais nous l'avons choisi dans la vôtre. Réfléchissez donc, nous vous en conjurons, au parti que vous allez prendre. Ce n'est pas la crainte, je vous le jure, qui nous fait parler de la sorte; mais nous voudrions, s'il est possible, empêcher le sang de couler.» Ces paroles, dans lesquelles il est facile de reconnaître l'esprit de Çomail, firent tant d'impression sur les soldats d'Abou-'l-Khattâr, qu'entraînant leur émir, malgré qu'il en eût, ils décampèrent cette nuit même pour rentrer dans leurs foyers, et que, lorsque l'aube commençait à blanchir les cimes qui fermaient l'horizon, ils étaient déjà à plusieurs lieues de distance; tant il est vrai que dans ces guerres civiles les soldats ne se battaient pas pour les intérêts d'un individu, mais pour l'hégémonie.

La mort de Thoâba, qui arriva une année plus tard, livra de nouveau l'Espagne à l'anarchie. Deux chefs, l'un et l'autre Djodhâmites, prétendaient à l'émirat. C'étaient Amr, le fils de Thoâba[328], qui croyait avoir le droit de succéder à son père, et Ibn-Horaith, fils d'une négresse et issu d'une famille depuis longtemps établie en Espagne[329]. Ce dernier avait pour les Syriens une haine si féroce qu'il ne cessait de répéter: «Si le sang de tous les Syriens était rassemblé dans un seul vase, je viderais ce vase jusqu'à la dernière goutte.» Syrien lui-même, Çomail ne pouvait consentir que l'Espagne fût gouvernée par un ennemi si implacable de sa nation; mais il ne voulait pas davantage du fils de Thoâba. Donner le titre de gouverneur, qu'il n'ambitionnait pas parce qu'il croyait les Caisites trop faibles pour le soutenir,—donner ce titre à un prête-nom, à un homme de paille, et gouverner lui-même dans le fait, voilà ce qu'il voulait. Et il avait déjà trouvé un homme qui lui convenait sous tous les rapports: c'était le Fihrite Yousof, qui joignait à une médiocrité inoffensive des titres propres à le recommander aux suffrages des Arabes de quelque race qu'ils fussent. Il était assez vieux pour des gens qui raffolaient de la gérontocratie, car il comptait cinquante-sept ans; de plus, il sortait d'une noble et illustre lignée, car il descendait d'Ocba, le célèbre général qui avait conquis une grande partie de l'Afrique; enfin il était Fihrite, et les Fihrites, c'est-à-dire les Coraichites de la banlieue de la Mecque, étaient regardés comme la plus haute noblesse après les Coraichites purs; on était habitué à les voir à la tête des affaires, on les considérait comme étant au-dessus des partis. A force de faire sonner bien haut tous ces avantages, Çomail réussit à faire accepter son candidat; on contenta Ibn-Horaith en lui donnant la préfecture de Regio, et, dans le mois de janvier 747, les chefs élurent Yousof au gouvernement de l'Espagne.

Dès lors Çomail, dont les passions avaient été contenues jusque-là par la puissance de Thoâba, le contre-poids de la sienne, était seul maître de l'Espagne, et il comptait se servir de Yousof, qu'il maniait comme de la cire, pour assouvir sa soif de vengeance. Convaincu qu'il aurait tous les Maäddites pour lui, il ne reculait plus devant l'idée d'une guerre contre tous les Yéménites. Pour commencer, il viola la promesse qu'il avait faite à Ibn-Horaith: ce Djodhâmite fut destitué de sa préfecture. Ce fut le signal de la guerre. Furieux, Ibn-Horaith fit offrir son alliance à Abou-'l-Khattâr, qui vivait parmi ses contribules, triste et découragé. Les deux chefs eurent une entrevue. Peu s'en fallut qu'elle ne fût infructueuse, Abou-'l-Khattâr réclamant l'émirat pour lui, et Ibn-Horaith y prétendant aussi en alléguant que sa tribu était plus nombreuse en Espagne que celle des Kelb. Les Kelbites eux-mêmes, qui sentaient que pour pouvoir se venger des Caisites, ils avaient besoin de l'appui de toute leur race, forcèrent Abou-'l-Khattâr à céder. Ibn-Horaith fut donc reconnu comme émir, et de toutes parts les Yéménites vinrent se ranger sous ses drapeaux. De leur côté, les Maäddites se réunirent autour de Yousof et de Çomail. Partout des voisins de race différente se disaient adieu d'une manière courtoise et avec la bienveillance de gens parfaitement calmes et courageux; mais en même temps on se promettait des deux parts de mesurer ses forces l'un contre l'autre, dès qu'on serait arrivé sur le champ de bataille. Ni l'une ni l'autre armée n'était nombreuse; restreinte au midi de l'Espagne, la lutte qui allait s'engager serait un duel sur une grande échelle plutôt qu'une guerre; en revanche ceux qui y prirent part étaient les guerriers les plus braves et les plus illustres de leur nation.

La rencontre eut lieu près de Secunda, ancienne ville romaine entourée de murailles, sur la rive gauche du Guadalquivir, vis-à-vis de Cordoue, et qui, comprise plus tard dans l'enceinte de cette capitale, devint un de ses faubourgs[330]. Après la prière du matin, les cavaliers s'attaquèrent comme dans un tournoi; puis, les lances ayant été rompues et le soleil étant déjà haut, on cria de toutes parts qu'il fallait se battre corps à corps. Aussitôt tous quittèrent leurs chevaux, et chacun s'étant choisi un adversaire, on combattit jusqu'à ce que les épées eussent été brisées. Alors chacun se servait de ce qui lui tombait sous la main, celui-ci d'un arc, celui-là d'un carquois; on se jetait du sable aux yeux, on s'assommait l'un l'autre à coups de poing, on s'arrachait les cheveux. Cette lutte acharnée s'étant prolongée jusqu'au soir sans donner aucun résultat, Çomail dit à Yousof: «Que ne faisons-nous venir l'armée que nous avons laissée à Cordoue?—Quelle armée? lui demanda Yousof avec surprise.—Le peuple du marché,» lui répondit Çomail. C'était une idée singulière chez un Arabe, et surtout chez un Arabe de la trempe de Çomail, que de faire intervenir des boulangers, des bouchers, des boutiquiers, des manants et des vilains, comme on disait, dans une lutte de ce genre, et puisque Çomail l'a eue, cette idée, il faut bien supposer qu'il prévit que son parti pourrait succomber d'un instant à l'autre. Quoi qu'il en soit, Yousof approuva comme de coutume le projet de son ami et dépêcha deux personnes à Cordoue pour faire arriver cet étrange renfort. Environ quatre cents bourgeois se mirent en marche, presque sans armes; quelques-uns d'entre eux avaient su se procurer des épées ou des lances, et les bouchers s'étaient munis de leurs couteaux; mais les autres n'avaient que des bâtons. Toutefois, comme les soldats d'Ibn-Horaith étaient déjà à demi morts de fatigue, cette garde nationale improvisée, en arrivant sur le terrain, décida du sort de la bataille, et alors les Maäddites firent un grand nombre de prisonniers, parmi lesquels se trouvait Abou-'l-Khattâr.

Ce chef savait quel sort l'attendait et ne fit aucune tentative pour y échapper; mais il voulait du moins se donner la satisfaction de le faire partager à son soi-disant allié, à Ibn-Horaith, cet implacable ennemi des Syriens qui l'avait évincé de l'émirat. L'ayant vu qui se cachait sous un moulin, il indiqua aux Maäddites l'endroit où il s'était blotti; puis, le voyant prisonnier et condamné à la mort, il lui dit en faisant allusion à la phrase sanguinaire qu'Ibn-Horaith avait constamment à la bouche: «Fils de la négresse, reste-t-il une goutte dans ton vase?» Tous les deux eurent la tête coupée (747).

Les Maäddites traînèrent les autres prisonniers vers la cathédrale de Cordoue, qui était dédiée à saint Vincent. Là Çomail fut à la fois leur accusateur, leur juge et leur bourreau. Il savait faire prompte et terrible justice: chaque arrêt qu'il prononça et qu'il exécuta fut un arrêt de mort. Déjà il avait fait tomber la tête de soixante-dix personnes, lorsque son allié Abou-Atâ, à qui cette scène hideuse causait un dégoût mortel, voulut y mettre un terme. «Abou-Djauchan, s'écria-t-il en se levant, remettez votre épée dans le fourreau!—Rasseyez-vous, Abou-Atâ, lui répondit Çomail dans son exaltation affreuse; ce jour est un jour glorieux pour vous et pour votre peuple!» Abou-Atâ se rassit, et Çomail continua ses exécutions. Enfin Abou-Atâ n'y tint plus. Glacé d'horreur à l'aspect de ces torrents de sang, à la vue du meurtre de tant de malheureux qui étaient Yéménites, mais Yéménites de la Syrie, il vit dans Çomail l'ennemi de ses compatriotes, le descendant de ces guerriers de l'Irâc, qui, sous Alî, avaient combattu les Syriens de Moâwia dans la bataille de Ciffîn. Se levant pour la seconde fois: «Arabe, s'écria-t-il, si tu prends un si atroce plaisir à égorger les Syriens, mes compatriotes, c'est que tu te souviens de la bataille de Ciffîn. Cesse tes meurtres, ou bien je déclare que la cause de tes victimes est celle des Syriens!» Alors, mais alors seulement, Çomail remit son épée dans le fourreau.

Après la bataille de Secunda, l'autorité de Yousof ne fut plus contestée; mais n'ayant que le titre de gouverneur, au lieu que Çomail gouvernait en réalité, il finit par s'ennuyer de la position subordonnée à laquelle le Caisite le condamnait, et, voulant se débarrasser de lui, il lui offrit une espèce de vice-royauté, le gouvernement du district de Saragosse. Çomail ne refusa pas cette offre; ce qui le décida plus qu'aucune autre considération à l'accepter, ce fut la circonstance que tout ce pays était habité par des Yéménites. Il se promettait de contenter, en les opprimant, la haine qu'il avait pour eux. Mais les choses prirent un cours qu'il n'avait pas prévu. Accompagné de ses clients, de ses esclaves et de deux cents Coraichites, il arriva à Saragosse dans l'année 750, justement à l'époque où l'Espagne commençait à être désolée par une famine qui dura cinq ans; elle fut si grande que le service des postes fut interrompu, presque tous les courriers étant morts de faim[331], et que les Berbers établis dans le Nord émigrèrent en masse pour retourner en Afrique. La vue de tant de misères et de souffrances excita la compassion du gouverneur à un tel point que, par un de ces accès de bonté qui dans son caractère semblaient alterner avec la férocité la plus brutale, il oublia tous ses griefs, toutes ses rancunes, et que, sans faire distinction de l'ami et de l'ennemi, du Maäddite et du Yéménite, il donna de l'or à celui-ci, des esclaves à celui-là, du pain à tout le monde. Dans cet homme si compatissant, si charitable, si généreux envers tous, on ne reconnaissait plus le boucher qui avait fait tomber tant de têtes sur les dalles de l'église Saint-Vincent.

Deux ou trois années se passèrent ainsi, et si la bonne intelligence entre les Caisites et les Yéménites eût été possible, si Çomail eût pu se réconcilier avec ses ennemis à force de bienfaits, les Arabes d'Espagne eussent joui du repos, après les sanglantes guerres qu'ils s'étaient livrées. Mais quoi qu'il fît, Çomail ne pouvait se faire pardonner ses impitoyables exécutions; on le croyait tout prêt à les recommencer si l'occasion s'en présentait, et la haine était trop enracinée dans le cœur des hommes marquants des deux partis pour que l'apparente réconciliation fût autre chose qu'une courte trêve. Les Yéménites d'ailleurs, qui croyaient que l'Espagne leur appartenait de droit, attendu qu'ils y formaient la majorité de la population arabe, ne subissaient qu'en frémissant de colère la domination des Caisites, et ils étaient bien résolus à saisir la première occasion pour reconquérir le pouvoir.

Quelques chefs coraichites murmuraient aussi. Appartenant à une tribu qui, depuis Mahomet, était considérée comme la plus illustre de toutes, ils voyaient avec dépit un Fihrite, un Coraichite de la banlieue, qu'ils jugeaient bien au-dessous d'eux, gouverner l'Espagne.

La coalition de ces deux partis mécontents était à prévoir et ne se fit pas longtemps attendre. Il y avait alors à Cordoue un ambitieux seigneur coraichite, nommé Amir, à qui Yousof, qui le haïssait, avait ôté le commandement de l'armée qui de temps en temps allait combattre les chrétiens du Nord. Brûlant du désir de se venger de cet affront et aspirant à la dignité de gouverneur, Amir nourrissait le dessein d'exploiter à son profit le mécontentement des Yéménites, et de se mettre à leur tête en leur faisant accroire que le calife abbâside l'avait nommé gouverneur de l'Espagne. Il commença donc par bâtir une forteresse sur un terrain qu'il possédait à l'ouest de Cordoue; dès qu'elle serait achevée, il comptait attaquer Yousof, ce qu'il pourrait faire avec succès, ce gouverneur n'ayant à sa disposition qu'une garde de cinquante cavaliers, et lors même qu'il essuyerait un échec, il aurait la ressource de se retirer dans sa forteresse et d'y attendre l'arrivée des Yéménites, avec lesquels il entretenait déjà des intelligences. Yousof, qui n'ignorait pas les desseins hostiles du Coraichite, tâcha de le faire arrêter; mais voyant qu'Amir se tenait sur ses gardes, et n'osant recourir aux moyens extrêmes sans avoir pris l'avis de Çomail, qu'il consultait sur toutes choses malgré son éloignement de la capitale, il lui écrivit pour lui demander ce qu'il fallait faire. Dans sa réponse, Çomail le pressa de faire assassiner Amir au plus vite. Heureusement pour lui, ce dernier fut averti par un espion qu'il avait dans le palais du gouverneur, du péril qui le menaçait; il monta à cheval sans perdre un instant, et, jugeant les Yéménites de la Syrie trop affaiblis par la bataille de Secunda, il prit la route de Saragosse, certain que les Yéménites du nord-est lui prêteraient un appui plus sûr.

Lorsqu'il arriva dans le district de Saragosse, un autre Coraichite, nommé Hobâb[332], y avait déjà levé l'étendard de la révolte. Amir lui ayant proposé de réunir leurs forces contre Çomail, les deux chefs eurent une entrevue et résolurent d'appeler aux armes les Yéménites et les Berbers contre Yousof et Çomail, qu'ils qualifieraient d'usurpateurs en disant que le calife abbâside avait nommé Amir gouverneur de l'Espagne. Quand les Yéménites et les Berbers eurent répondu en grand nombre à leur appel et qu'ils eurent battu les troupes que Çomail avait envoyées contre eux, ils allèrent l'assiéger dans Saragosse (753—4).

Après avoir demandé en vain du secours à Yousof, qui se trouvait réduit à une telle impuissance qu'il lui fut impossible de réunir des troupes, Çomail s'adressa aux Caisites, qui formaient partie de la division de Kinnesrîn et de celle de Damas, établies sur le territoire de Jaën et d'Elvira, et, leur peignant la situation périlleuse où il se trouvait, il ajouta qu'au besoin il se contenterait d'un renfort peu nombreux. Sa demande éprouva des difficultés. Il est vrai que son ami, le Kilâbite Obaid, qui, après lui, était alors le chef le plus puissant parmi les Caisites, se mit à parcourir le territoire habité par les deux divisions, avertissant sur son passage tous ceux sur lesquels il pouvait compter, de s'armer et de se tenir prêts à marcher vers Saragosse; il est vrai aussi que les Kilâb, les Mohârib, les Solaim, les Naçr et les Hawâzin promirent de prendre part à l'entreprise; mais les Ghatafân, qui n'avaient point alors de chef, car Abou-Atâ n'était plus et on ne lui avait pas encore donné un successeur, étaient indécis et différaient de jour en jour leur réponse définitive, et les Cab ibn-Amir, avec leurs trois sous-tribus, celles de Cochair, d'Ocail et de Harîch, mécontents de ce que l'hégémonie qu'ils avaient eue lorsque Baldj, le Cochairite, commandait à tous les Syriens d'Espagne, appartenait maintenant aux Kilâb (car Çomail et Obaid étaient tous les deux de cette tribu), les Cab ibn-Amir, disons-nous, ne demandaient pas mieux, dans leur mesquine jalousie, que de voir périr Çomail faute de secours. Pressés par Obaid, les Ghatafân finirent cependant par lui promettre leur concours, et alors les Cab ibn-Amir se dirent que, tout bien considéré, il valait mieux partir avec les autres. C'est qu'ils comprirent qu'en ne le faisant pas, ils s'attireraient la haine générale sans atteindre leur but, car Çomail serait secouru en tout cas et pourrait fort bien se passer d'eux. Toutes les tribus caisites fournirent donc des guerriers, mais en petit nombre; celui des fantassins nous est inconnu, mais nous savons que celui des cavaliers ne s'élevait guère au delà de trois cent soixante. Se voyant si faibles, les Caisites commençaient à se démoraliser, lorsqu'un d'entre eux triompha de leur hésitation avec quelques paroles chaleureuses. «Il ne nous est pas permis, dit-il en concluant, d'abandonner à son sort un chef tel que Çomail, dussions-nous périr en travaillant à sa délivrance!» Les courages tout à l'heure si chancelants se ranimèrent, et l'on se mit en marche vers Tolède, après avoir donné le commandement de l'expédition à Ibn-Chihâb, le chef des Cab ibn-Amir, comme l'avait conseillé Obaid, qui pouvait prétendre lui-même à cette dignité, mais qui, en ami généreux et dévoué qu'il était, aimait mieux la céder au chef de la tribu qui s'était montrée la plus opposée à l'entreprise, espérant que par là il l'attacherait solidement à la cause de Çomail. Ce fut au commencement de l'année 755 que le départ eut lieu.

Arrivés sur les bords du Guadiana, les Caisites y trouvèrent les Becr ibn-Wâïl et les Beni-Alî, deux tribus qui, bien qu'elles ne fussent pas caisites, appartenaient cependant aussi à la race de Maädd. Les ayant engagées à se joindre à eux, plus de quatre cents cavaliers vinrent grossir leur troupe. Ainsi renforcé on arriva à Tolède, où l'on apprit que le siége était poussé avec une vigueur telle que Çomail serait bientôt obligé de se rendre. Craignant d'arriver trop tard et voulant prévenir les assiégés de leur approche, les Caisites dépêchèrent un d'entre eux vers Saragosse, en lui enjoignant de se glisser parmi les assiégeants et de lancer par-dessus le rempart un papier roulé autour d'un caillou, sur lequel étaient écrits ces deux vers:

Réjouissez-vous, ô assiégés, car il vous arrive du secours et bientôt on sera forcé de lever le siége. D'illustres guerriers, des enfants de Nizâr, viennent à votre aide sur des juments bien bridées et issues de la race d'Awadj.

Le messager exécuta adroitement l'ordre qu'il avait reçu. Le billet fut ramassé et porté à Çomail, qui se le fit lire et qui se hâta de raviver le courage de ses soldats en leur communiquant la bonne et importante nouvelle qu'il venait de recevoir. Tout se termina sans coup férir: le bruit de l'approche des Maäddites suffit pour faire lever le siége, les assiégeants ne voulant pas s'exposer à se trouver entre deux feux, et les Caisites étant entrés dans la ville avec leurs alliés, Çomail les récompensa généreusement du service qu'ils lui avaient rendu.

Parmi les auxiliaires il y avait trente clients de la famille d'Omaiya, qui appartenaient à la division de Damas, établie dans la province d'Elvira. Les Omaiyades—suivant la coutume arabe, on donnait ce nom tant aux membres de la famille qu'à ses clients—les Omaiyades s'étaient distingués depuis longtemps par leur attachement à la cause des Maäddites; à la bataille de Secunda, ils avaient bravement combattu dans les rangs de Yousof et de Çomail, et ces deux chefs faisaient grand cas d'eux; mais si en cette circonstance ces trente cavaliers avaient accompagné les Caisites pour marcher au secours de Çomail, ç'avait été moins parce qu'ils le considéraient comme leur allié, que parce qu'ils avaient à l'entretenir d'affaires et d'intérêts de la plus haute importance. Pour faire comprendre ce dont il s'agissait, il faut que nous nous reportions cinq années en arrière.

XIII[333].

Lorsque, dans l'année 750, Merwân II, le dernier calife de la maison d'Omaiya, eut trouvé la mort en Egypte, où il était allé chercher un refuge, une cruelle persécution commença contre sa nombreuse famille, que les Abbâsides, usurpateurs du trône, voulaient exterminer. Un petit-fils du calife Hichâm eut un pied et une main coupés; ainsi mutilé, il fut promené sur un âne par les villes et les villages de la Syrie, accompagné d'un héraut qui le montrait comme une bête sauvage en criant: «Voici Abân, fils de Moâwia, celui qu'on nommait le chevalier le plus accompli des Omaiyades!» Ce supplice dura jusqu'à ce que la mort vînt y mettre un terme. La princesse Abda, fille de Hichâm, ayant refusé de dire où elle avait caché ses trésors, fut poignardée à l'instant même.

Mais la persécution fut si violente, qu'elle faillit manquer son effet. Plusieurs Omaiyades réussirent à se dérober aux poursuites et à se cacher parmi des tribus bédouines. Voyant leurs victimes leur échapper et comprenant qu'ils ne pourraient accomplir leur œuvre sanguinaire que par la ruse et la trahison, les Abbâsides répandirent une proclamation de leur calife Abou-'l-Abbâs, dans laquelle celui-ci, en avouant être allé trop loin, promettait l'amnistie à tous les Omaiyades qui vivaient encore. Plus de soixante et dix d'entre eux tombèrent dans le piége, et furent assommés à coups de barre.

Deux frères, Yahyâ et Abdérame, petits-fils du calife Hichâm, avaient échappé à cet horrible massacre. Quand la proclamation du calife abbâside eut été publiée, Yahyâ avait dit à son frère: «Attendons encore; si tout va bien, nous pourrons toujours rejoindre à temps l'armée des Abbâsides, puisqu'elle se trouve dans notre voisinage; mais en ce moment, je n'ai pas encore grande confiance en cette amnistie qu'on nous offre. J'enverrai dans le camp quelqu'un qui viendra nous dire comment on aura traité nos parents.»

Après le massacre, la personne que Yahyâ avait envoyée au camp, revint en toute hâte lui apporter la nouvelle fatale. Mais cet homme était poursuivi de près par des soldats qui avaient reçu l'ordre de tuer Yahyâ et Abdérame, et avant que Yahyâ, frappé de stupeur, eût pu aviser aux moyens de fuir, il fut arrêté et égorgé. Abdérame était alors à la chasse, et c'est ce qui le sauva. Instruit par des serviteurs fidèles du triste sort de son frère, il profita de l'obscurité de la nuit pour retourner à sa demeure, annonça à ses deux sœurs qu'il allait se mettre en sûreté dans une maison qu'il possédait dans un village non loin de l'Euphrate, et leur recommanda de venir l'y rejoindre au plus tôt avec son frère et son fils.

Le jeune prince arriva sans accident dans le village qu'il avait indiqué à ses sœurs, et bientôt il s'y vit entouré de sa famille. Il ne comptait pas y rester longtemps, il était décidé à passer en Afrique; mais croyant que ses ennemis ne découvriraient pas facilement sa retraite, il voulait attendre le moment où il pourrait entreprendre son long voyage sans s'exposer à trop de périls.

Un jour qu'Abdérame, qui souffrait alors d'une maladie des yeux, était couché dans un appartement obscur, son fils Solaimân, qui n'avait que quatre ans et qui jouait devant la porte de la maison, entra dans sa chambre, saisi de frayeur et baigné de larmes, et se jeta dans son sein. «Laisse-moi, petit, lui dit son père; tu sais que je suis indisposé. Mais qu'as-tu donc? d'où te vient cette frayeur?» L'enfant cacha de nouveau sa tête dans le sein de son père en criant et en sanglotant. «Qu'y a-t-il donc?» s'écria le prince en se levant, et, ouvrant la porte, il vit dans le lointain les drapeaux noirs.... L'enfant les avait vus aussi; il se rappelait que le jour où ces drapeaux avaient été vus dans l'ancienne demeure de son père, son oncle avait été massacré.... Abdérame eut à peine le temps de mettre quelques pièces d'or dans sa poche et de dire adieu à ses deux sœurs. «Je pars, leur dit-il; envoyez-moi mon affranchi Badr; il me trouvera dans tel endroit, et dites-lui qu'il m'apporte ce dont j'aurai besoin, s'il plaît à Dieu que je réussisse à me sauver.»

Pendant que les cavaliers abbâsides, après avoir cerné le village, fouillaient la maison qui servait de retraite à la famille omaiyade, et où ils ne trouvèrent que deux femmes et un enfant auxquels ils ne firent point de mal, Abdérame, accompagné de son frère, jeune homme de treize ans, alla se cacher à quelque distance du village, ce qui ne lui fut pas difficile, attendu que ce pays était bien boisé. Quand Badr fut arrivé, les deux frères se remirent en marche et arrivèrent aux bords de l'Euphrate. Le prince s'adressa à un homme qu'il connaissait, lui donna de l'argent et le pria d'aller acheter des provisions et des chevaux. L'autre partit, accompagné de Badr, après avoir promis de s'acquitter de sa commission.

Malheureusement un esclave de cet homme avait entendu tout ce qu'on venait de dire. Comptant sur une récompense considérable, ce traître était parti à toutes jambes pour aller indiquer au capitaine abbâside l'endroit où les deux fugitifs s'étaient cachés. Tout à coup ceux-ci furent effrayés par un piétinement de chevaux. A peine eurent-ils le temps de se cacher dans un jardin; mais les cavaliers les avaient aperçus; ils commençaient déjà à cerner le jardin; un moment encore, et les deux frères allaient être massacrés. Il ne leur restait qu'un parti à prendre: c'était de se jeter dans l'Euphrate et de tâcher de le traverser à la nage. Le fleuve étant fort large, l'entreprise était périlleuse; mais dans leur désespoir ils n'hésitèrent pas à la tenter et se jetèrent précipitamment dans les flots. «Retournez, leur crièrent les cavaliers qui voyaient échapper une proie qu'ils croyaient déjà tenir; retournez, on ne vous fera pas de mal!» Abdérame, qui savait ce que valait cette promesse, n'en nagea que plus vite. Arrivé au milieu du fleuve, il s'arrêta un instant et cria à son frère, qui était resté en arrière, de se hâter. Hélas! le jeune homme, moins bon nageur qu'Abdérame, avait eu peur de se noyer, et, croyant aux paroles des soldats, il retournait déjà vers la rive. «Viens vers moi, mon cher frère; je t'en conjure, ne crois pas aux promesses qu'on te fait,» criait Abdérame; mais ce fut en vain. «Cet autre nous échappe,» se dirent les soldats, et l'un d'entre eux, plus animé que les autres, voulait déjà se dépouiller de ses vêtements et se jeter dans l'Euphrate, lorsque la largeur du fleuve le fit changer d'avis. Abdérame ne fut donc pas poursuivi; mais, parvenu à l'autre bord, il eut la douleur de voir les barbares soldats couper la tête à son frère.

Arrivé en Palestine, il y fut rejoint par son fidèle serviteur Badr, et par Sâlim, affranchi d'une de ses sœurs, qui lui apportaient de l'argent et des pierreries. Ensuite il partit avec eux pour l'Afrique, où l'autorité des Abbâsides n'avait pas été reconnue et où plusieurs Omaiyades avaient déjà trouvé un asile. Il y arriva sans accident, et s'il l'avait voulu, il y aurait peut-être trouvé la tranquillité et le repos. Mais il n'était pas homme à sa résigner à une existence modeste et obscure. Des rêves ambitieux traversaient sans cesse cette tête de vingt ans. Grand, vigoureux, vaillant, ayant reçu une éducation très-soignée et possédant des talents peu communs, son instinct lui disait qu'il était appelé à des destinées brillantes, et cet esprit d'aventure et d'entreprise trouvait un aliment dans des souvenirs d'enfance, qui, depuis qu'il menait une vie errante et pauvre, se réveillèrent avec vivacité. C'était une croyance fort répandue parmi les Arabes que chacun avait sa destinée écrite dans les traits de son visage; Abdérame le croyait comme tout le monde, d'autant plus qu'une prédiction faite par son grand-oncle Maslama, qui avait la réputation d'être un physionomiste fort habile, répondait à ses désirs les plus ardents. A l'âge de dix ans, lorsqu'il avait déjà perdu son père Moâwia, on l'avait conduit un jour avec ses frères à Roçâfa. C'était une superbe villa dans le district de Kinnesrîn et la résidence habituelle du calife Hichâm. Pendant que ces enfants étaient devant la porte du palais, il arriva que Maslama survint, et qu'ayant arrêté son cheval, il demanda qui étaient ces enfants. «Ce sont les fils de Moâwia,» répondit leur gouverneur. «Pauvres orphelins!» s'écria alors Maslama, les yeux mouillés de larmes, et il se fit présenter ces enfants deux à deux. Abdérame semblait lui plaire plus que les autres. L'ayant placé sur le pommeau de sa selle, il l'accablait de caresses, lorsque Hichâm sortit de son palais. «Quel est cet enfant?» demanda-t-il à son frère. «C'est un fils de Moâwia,» lui répondit Maslama; et se penchant vers son frère, il lui dit à l'oreille, mais assez haut pour qu'Abdérame pût l'entendre: «Le grand événement approche, et cet enfant sera l'homme que vous savez.—En êtes-vous bien sûr? demanda Hichâm.—Oui, je vous le jure, reprit Maslama; dans son visage et sur son cou, j'ai reconnu les signes.»

Abdérame se rappelait aussi que depuis ce temps son aïeul avait eu pour lui une grande prédilection; que souvent il lui avait envoyé des cadeaux auxquels ses frères n'avaient point participé, et que chaque mois il l'avait fait venir dans son palais.

Que signifiaient les paroles mystérieuses prononcées par Maslama? C'est ce qu'Abdérame ne savait pas au juste; mais à l'époque où elles avaient été dites, plusieurs prédictions de la même nature avaient été faites. Le pouvoir des Omaiyades était déjà fortement ébranlé alors, et dans leur inquiétude, ces princes, superstitieux comme tous les Orientaux le sont plus ou moins, pressaient de questions les devins, les astrologues, les physionomistes, tous ceux en un mot qui, d'une manière ou d'une autre, prétendaient pouvoir soulever le voile qui couvre l'avenir. Ne voulant ni ôter tout espoir à ces hommes crédules qui les comblaient de dons, ni les bercer d'espérances que l'événement eût bientôt démenties, ces adeptes des sciences occultes croyaient avoir trouvé un moyen terme en disant que le trône des Omaiyades croulerait, mais qu'un rejeton de cette illustre famille le rétablirait quelque part. Maslama semble avoir été préoccupé de la même idée.

Abdérame se croyait donc destiné à s'asseoir sur un trône; mais dans quel pays régnerait-il? L'Orient était perdu; de ce côté-là il n'y avait plus rien à espérer. Restait l'Afrique et l'Espagne, et dans chacun de ces deux pays une dynastie fihrite cherchait à s'affermir.

En Afrique, ou plutôt dans la partie de cette province qui était encore sous la domination arabe, car l'ouest l'avait secouée, régnait un homme que nous avons déjà rencontré en Espagne, où il avait tâché, mais sans succès, de se faire déclarer émir. C'était le Fihrite Abdérame ibn-Habîb, parent de Yousof, le gouverneur de l'Espagne. N'ayant pas reconnu les Abbâsides, Ibn-Habîb espérait transmettre l'Afrique à ses enfants comme principauté indépendante, et consultait les devins sur l'avenir de sa race avec une curiosité inquiète. Quelque temps avant que le jeune Abdérame arrivât à sa cour, un juif, initié dans les secrets des sciences occultes par le prince Maslama, à la cour duquel il avait vécu, lui avait prédit qu'un descendant d'une famille royale, qui se nommerait Abdérame et qui porterait une boucle de cheveux sur chaque côté du front, deviendrait le fondateur d'une dynastie qui régnerait sur l'Afrique[334]. Ibn-Habîb lui avait répondu que, dans ce cas, lui, qui s'appelait Abdérame et qui était maître de l'Afrique, n'avait qu'à laisser croître une boucle de cheveux sur chaque côté du front, pour qu'il pût s'appliquer cette prédiction. «Non, lui avait répondu le juif; vous n'êtes pas la personne désignée, car, n'étant pas issu d'une famille royale, vous n'avez pas toutes les conditions demandées.» Dans la suite, quand Ibn-Habîb vit le jeune Abdérame, il remarqua que ce prince portait les cheveux de la manière indiquée, et, ayant fait venir le juif, il lui dit: «Eh bien, c'est donc celui-là que le destin appelle à devenir le maître de l'Afrique, puisqu'il a toutes les qualités requises. N'importe; il ne m'enlèvera pas ma province, car je le ferai assassiner.» Le juif, sincèrement attaché aux Omaiyades, ses anciens maîtres, frémit à l'idée que sa prédiction deviendrait le motif du meurtre d'un jeune homme auquel il s'intéressait; cependant, sans perdre sa présence d'esprit: «Je l'avoue, seigneur, répliqua-t-il, ce jeune homme a toutes les conditions exigées. Mais puisque vous croyez à ce que je vous ai prédit, il faut de deux choses l'une: ou bien cet Abdérame n'est pas la personne désignée, et dans ce cas vous pourrez le tuer, mais vous commettrez un crime inutile; ou bien, il est destiné à régner sur l'Afrique; dans ce cas, quoi que vous fassiez, vous ne pourrez pas lui ôter la vie, car il faut qu'il accomplisse ses destinées.»

Sentant la justesse de ce raisonnement, Ibn-Habîb n'attenta pas pour le moment à la vie d'Abdérame; toutefois, se défiant non-seulement de lui, mais encore de tous les autres Omaiyades qui étaient venus chercher un asile dans ses Etats, et dans lesquels il voyait des prétendants qui pourraient lui devenir dangereux un jour, il épiait leurs démarches avec une anxiété toujours croissante. Parmi ces princes se trouvaient deux fils du calife Walîd II. Dignes fils d'un père qui ne vivait que pour le plaisir, qui envoyait ses courtisanes présider à sa place à la prière publique, et qui, en tirant de l'arc, se servait du Coran en guise d'une cible, ils menaient joyeuse vie sur la terre de l'exil, et une nuit qu'ils buvaient et devisaient ensemble, l'un d'eux s'écria: «Quelle folie! Cet Ibn-Habîb ne s'imagine-t-il pas qu'il restera l'émir de ce pays, et que nous, fils d'un calife, nous nous résignerons à le laisser régner tranquillement?» Ibn-Habîb, qui écoutait à la porte, avait entendu ces paroles. Résolu à se débarrasser, mais en secret, de ses hôtes dangereux, il attendit cependant pour les faire périr une occasion favorable, afin que l'on attribuât leur mort au hasard ou à une vengeance particulière. Il ne changea donc pas de conduite à leur égard, et quand ils venaient lui rendre visite, il leur montrait la même bienveillance qu'auparavant. Toutefois il n'avait pas caché à ses confidents qu'il avait observé les fils de Walîd et les avait entendus prononcer des paroles imprudentes. Parmi ces confidents se trouvait un partisan secret des Omaiyades, qui alla conseiller aux deux princes de se soustraire par la fuite au ressentiment du gouverneur. C'est ce qu'ils firent aussitôt; mais Ibn-Habîb, informé de leur départ précipité, dont il ignorait la cause, et craignant qu'ils ne fussent allés soulever contre lui quelque tribu berbère ou arabe, les fit poursuivre par des cavaliers, qui les atteignirent et les ramenèrent. Puis, jugeant que leur fuite et les propos qu'il avait entendus étaient des preuves suffisantes de leurs projets criminels, il les fit décapiter[335]. Dès lors il ne songea qu'à se débarrasser également des autres Omaiyades, qui, avertis par leurs partisans, s'empressèrent d'aller chercher un refuge parmi les tribus berbères indépendantes.

Errant de tribu en tribu et de ville en ville, Abdérame parcourut, d'un bout à l'autre, le nord de l'Afrique. Quelque temps il se tint caché à Barca; puis il chercha un asile à la cour des Beni-Rostem, rois de Tâhort; puis encore il alla implorer la protection de la tribu berbère de Micnésa. Cinq années se passèrent ainsi, et rien n'indique que, pendant cette longue période, Abdérame ait songé à tenter fortune en Espagne. C'était l'Afrique que convoitait ce prétendant ambitieux, qui n'avait ni argent ni amis; intriguant sans cesse, tâchant à tout prix de gagner des partisans, il se vit chassé par les Micnésa, et arriva auprès de la tribu berbère de Nafza, à laquelle appartenait sa mère et qui demeurait dans le voisinage de Ceuta[336].

Convaincu enfin qu'en Afrique ses projets ne réussiraient pas, il porta ses yeux de l'autre côté de la mer. Il possédait sur l'Espagne quelques renseignements qu'il devait à Sâlim, l'un des deux affranchis qui avaient traversé avec lui les vicissitudes de sa vie errante. Sâlim avait été en Espagne du temps de Mousâ ou un peu plus tard, et dans les circonstances données, il y aurait pu rendre au prince des services fort utiles; mais il était déjà retourné en Syrie. Dégoûté depuis longtemps de la vie vagabonde qu'il menait à la suite d'un aventurier, il était décidé à saisir, pour le quitter, la première occasion où il pourrait le faire convenablement, lorsqu'Abdérame la lui avait fournie. Un jour qu'il dormait, il n'avait pas entendu son maître qui l'appelait; alors ce dernier avait jeté un vase d'eau sur sa figure, et Sâlim avait dit dans sa colère: «Puisque vous me traitez comme un vil esclave, je vous quitte pour toujours. Je ne vous dois rien, car vous n'êtes pas mon patron; votre sœur seule a des droits sur moi, et je m'en retourne auprès d'elle.»

Restait l'autre affranchi, le fidèle Badr. Ce fut lui qu'Abdérame chargea de passer en Espagne afin qu'il s'y concertât avec les clients omaiyades, qui, au nombre de quatre ou cinq cents, faisaient partie des deux divisions de Damas et de Kinnesrîn, établies sur le territoire d'Elvira et de Jaën. Badr devait leur remettre une lettre de son patron, dans laquelle celui-ci racontait comment, depuis cinq années, il parcourait l'Afrique en fugitif, afin d'échapper aux poursuites d'Ibn-Habîb, qui attentait à la vie de tous les membres de la famille d'Omaiya. «C'est au milieu de vous, clients de ma famille, continuait le prince, que je voudrais venir demeurer, car je me tiens convaincu que vous serez pour moi des amis fidèles. Mais, hélas! je n'ose venir en Espagne; l'émir de ce pays me tendrait des piéges comme l'a fait celui de l'Afrique; il me considérerait comme un ennemi, comme un prétendant. Et, en vérité, n'ai-je pas le droit de prétendre à l'émirat, moi, le petit-fils du calife Hichâm? Eh bien donc, puisque je ne puis venir en Espagne comme simple particulier, je n'y viendrai qu'en qualité de prétendant;—je n'y viendrai qu'après avoir reçu de vous l'assurance qu'il y a pour moi dans ce pays quelque chance de succès, que vous m'appuyerez de tout votre pouvoir, et que vous considérerez ma cause comme la vôtre.» Il terminait en promettant de donner à ses clients les postes les plus considérables au cas où ils voudraient le seconder.

Arrivé en Espagne, Badr remit cette lettre à Obaidallâh et à Ibn-Khâlid, les chefs des clients de la division de Damas. Après avoir pris connaissance du contenu de cet écrit, ces deux chefs fixèrent le jour où ils délibéreraient de l'affaire avec les autres clients, et firent prier Yousof ibn-Bokht, le chef des clients omaiyades de la division de Kinnesrîn, d'assister à cette réunion. Au jour fixé, ils consultèrent leurs contribules sur le parti à prendre. Quelque difficile que parût l'entreprise, on fut bientôt d'accord qu'il fallait la tenter. En prenant cette décision, les clients remplirent un véritable devoir, au point de vue arabe; car la clientèle impose un lien indissoluble et sacré, une parenté de convention, et les descendants d'un affranchi sont tenus de seconder en toute circonstance les héritiers de celui qui a donné la liberté au fondateur de leur famille. Mais en outre, cette décision leur fut dictée aussi par leur intérêt. Le régime des dynasties arabes était celui d'une famille; les parents et les clients du prince remplissaient, presque à l'exclusion de toute autre personne, les hautes dignités de l'Etat. En travaillant à la fortune d'Abdérame, les clients travailleraient donc aussi à leur propre grandeur. Mais la difficulté fut de se mettre d'accord sur les moyens d'exécution, et l'on résolut de consulter Çomail (qui était alors assiégé dans Saragosse) avant de rien entreprendre. On le savait irrité contre Yousof, parce que celui-ci ne venait pas le secourir, et on lui supposait un reste d'affection pour les Omaiyades, les anciens bienfaiteurs de sa famille; en tout cas, on croyait pouvoir compter sur sa discrétion, car on le savait trop galant homme pour trahir une confidence qu'il aurait reçue sous le sceau du secret. Ce fut donc surtout pour avoir une conférence avec Çomail, qu'une trentaine d'Omaiyades, accompagnés de Badr, s'étaient réunis aux Caisites qui allaient secourir Çomail.

On a déjà vu que l'expédition des Caisites fut couronnée d'un plein succès; nous pouvons donc reprendre le fil de notre récit, que nous avons dû interrompre au moment où les chefs des clients omaiyades demandèrent à Çomail un entretien secret.

Le Caisite leur ayant accordé leur demande, ils commencèrent par le prier de tenir secrètes les nouvelles importantes qu'ils avaient à lui communiquer, et quand il le leur eut promis, Obaidallâh lui apprit l'arrivée de Badr, et lui lut la lettre d'Abdérame; puis il ajouta d'un ton humble et soumis: «Ordonnez-nous ce que nous devons faire; nous nous conformerons à vos ordres; ce que vous approuverez, nous le ferons; ce que vous désapprouverez, nous ne le ferons pas.» Tout pensif, Çomail lui répondit: «L'affaire est grave; n'exigez donc pas de moi une réponse immédiate. Je réfléchirai à ce que vous venez de me dire et plus tard je vous communiquerai mon opinion.»

Badr ayant été introduit à son tour, Çomail, sans lui rien promettre, lui fit donner des cadeaux, de même qu'il en avait fait donner aux autres qui étaient venus le secourir. Puis il partit pour Cordoue. En y arrivant, il trouva Yousof occupé à rassembler des troupes destinées à aller châtier les rebelles du district de Saragosse.

Dans le mois de mai de l'année 755, Yousof, à la veille de se mettre en marche, fit venir les deux chefs des clients omaiyades, qu'il considérait comme ses propres clients depuis que leurs patrons avaient perdu le trône[337], et quand ils furent arrivés, il leur dit:

—Allez auprès de nos clients et dites-leur qu'ils viennent nous accompagner.

—C'est impossible, seigneur, lui répondit Obaidallâh. Par suite de tant d'années de disette, ces malheureux n'ont plus la force de marcher. Tous ceux qui pouvaient encore le faire sont allés secourir Çomail, et cette longue marche pendant l'hiver les a excessivement fatigués.

—Voici de quoi rétablir leurs forces, reprit Yousof; remettez-leur ces mille pièces d'or, et qu'ils s'en servent pour acheter du blé.

—Mille pièces d'or pour cinq cents guerriers inscrits sur le registre? C'est bien peu, surtout dans un temps aussi cher que celui-ci.

—Faites comme vous voudrez; je ne vous donnerai pas davantage.

—Eh bien, gardez votre argent; nous ne vous accompagnerons pas.

Cependant, quand ils eurent quitté l'émir, Obaidallâh et son compagnon se ravisèrent. «Il vaut mieux pourtant, se dirent-ils, que nous acceptions cet argent qui pourra nous être utile. Il va sans dire que nos contribules n'accompagneront pas Yousof; ils resteront dans leurs demeures, afin d'être préparés à tout événement; mais nous trouverons bien quelque prétexte pour expliquer leur absence de l'armée; acceptons en tout cas l'argent que Yousof nous offre; nous en donnerons une partie à nos contribules qui, grâce à ce secours, pourront acheter du blé, et nous employerons le reste à faciliter l'exécution de nos projets.» Ils retournèrent donc auprès du gouverneur, et lui dirent qu'ils acceptaient les mille pièces d'or qu'il leur avait offertes. Quand ils les eurent reçues, ils se rendirent dans le district d'Elvira auprès de leurs contribules, et donnèrent à chacun d'eux dix pièces d'argent de la part de Yousof, en disant que cette petite somme était destinée à acheter du blé. Que Yousof leur avait donné beaucoup plus, qu'il avait voulu que les clients l'accompagnassent et que les mille pièces d'or leur servissent de solde, c'est ce qu'ils ne dirent pas. La pièce d'or contenant vingt pièces d'argent, il restait aux deux chefs environ les trois quarts de la somme que Yousof leur avait remise.

Sur ces entrefaites, Yousof était parti de Cordoue avec quelques troupes, et, ayant pris le chemin de Tolède, il avait établi son camp dans le district de Jaën, à l'endroit qui portait alors le nom de Gué de Fath, au nord de Mengibar, où l'on passait le Guadalquivir quand on voulait traverser les défilés de la Sierra Morena, et où se trouve maintenant un bac qui, par les événements qui précédèrent la bataille de Baylen en 1808, a acquis une célébrité européenne. Yousof y attendait les troupes qui marchaient à lui de toutes parts et leur distribuait la solde, lorsque les deux chefs des clients omaiyades, sachant que, pressé d'arriver en face des rebelles de Saragosse, il ne s'arrêterait pas longtemps au Gué de Fath, se présentèrent à lui. «Eh bien, leur dit Yousof, pourquoi nos clients n'arrivent-ils pas?—Rassurez-vous, émir, et que Dieu vous bénisse, lui répondit Obaidallâh; vos clients ne ressemblent pas à certaines personnes que nous connaissons, vous et moi. Pour rien au monde ils ne voudraient que vous combattiez vos ennemis sans eux. C'est ce qu'ils me disaient encore l'autre jour; mais ils me chargeaient en même temps de vous prier de leur accorder un délai. La récolte du printemps promettant d'être bonne, comme vous savez, ils voudraient auparavant prendre soin de leur moisson; mais ils comptent vous rejoindre à Tolède.» N'ayant aucune raison pour soupçonner qu'Obaidallâh le trompait, Yousof crut à ses paroles et lui dit: «Eh bien, retournez donc auprès de vos contribules et faites en sorte qu'ils se mettent en marche le plus tôt possible.»

Bientôt après, Yousof continua sa marche. Obaidallâh et son compagnon firent avec lui une partie de la route; puis ils lui dirent adieu en promettant de le rejoindre bientôt avec les autres clients, et retournèrent vers le Gué de Fath.

En route ils rencontrèrent Çomail et sa garde. Après avoir passé la nuit dans une de ces orgies qui lui étaient habituelles, le chef caisite dormait encore au moment où Yousof se mettait en marche, de sorte qu'il ne partit que beaucoup plus tard. Voyant arriver à lui les deux clients, il s'écria avec surprise: «Comment, vous retournez? Est-ce pour m'apporter quelque nouvelle?—Non, seigneur, lui répondirent-ils; Yousof nous a permis de partir, et nous nous sommes engagés à le joindre à Tolède avec les autres clients; mais si vous le voulez bien, nous vous accompagnerons un bout de chemin.—Je serai ravi de jouir de votre compagnie,» leur dit Çomail. Après qu'ils eurent causé quelque temps de choses indifférentes, Obaidallâh s'approcha de Çomail et lui dit à l'oreille qu'il désirait lui parler en secret. Sur un signe du chef, ses compagnons se tinrent à distance, et Obaidallâh reprit: «Il s'agit de l'affaire du fils de Moâwia, sur laquelle nous vous avons consulté. Son messager n'est pas encore parti.—Je n'ai nullement oublié cette affaire, répliqua Çomail; au contraire, j'y ai réfléchi mûrement, et, comme je vous l'avais promis, je n'en ai parlé à personne, pas même à mes amis les plus intimes. Voici maintenant ma réponse: je crois que la personne en question mérite de régner et d'être appuyée par moi. C'est ce que vous pouvez lui écrire, et qu'Allâh veuille nous prêter son secours! Quant au vieux pelé (c'est ainsi qu'il appelait Yousof), il faut qu'il me laisse faire comme je l'entendrai. Je lui dirai qu'il doit marier sa fille, Omm-Mousâ, à Abdérame, car elle est veuve maintenant[338], et se résigner à ne plus être émir de l'Espagne. S'il fait ce que je lui dis, nous l'en remercierons; sinon, nous lui fendrons sa tête chauve avec nos épées, et il n'aura que ce qu'il mérite.»

Ravis d'avoir reçu une réponse aussi favorable, les deux chefs lui baisèrent la main avec reconnaissance, et, après l'avoir remercié du secours qu'il promettait à leur patron, ils le quittèrent pour retourner au Gué de Fath.

Evidemment Çomail, qui n'avait pas eu le temps de cuver son vin, s'était levé ce matin-là de fort mauvaise humeur contre Yousof; mais tout ce qu'il avait dit aux clients était provenu d'un mouvement primesautier, auquel avait manqué la réflexion. Le fait est qu'avec son indolence habituelle il n'avait pas songé sérieusement à l'affaire d'Abdérame, pour ne pas dire qu'il l'avait complétement oubliée. Ce ne fut qu'après avoir donné tant d'espoir aux deux clients, qu'il commença à considérer le pour et le contre, et alors une seule préoccupation s'empara de son esprit. «Que deviendra la liberté des tribus arabes, se disait-il, si un prince omaiyade règne en Espagne? Le pouvoir monarchique établi, que restera-t-il du pouvoir de nous autres, les chefs des tribus? Non, quelques griefs que j'aie contre Yousof, il faut que les choses restent comme elles sont;» et, ayant appelé un de ses esclaves, il lui ordonna de partir à toute bride et d'aller dire aux deux clients de l'attendre.

Ceux-ci avaient déjà fait une lieue en causant des belles promesses que Çomail leur avait faites, et en se disant que le succès du prétendant était assuré, lorsqu'Obaidallâh entendit crier son nom derrière lui. Il s'arrêta et vit arriver un cavalier. C'était l'esclave de Çomail qui lui dit: «Attendez mon maître; il va venir ici, il a à vous parler.» Etonnés de ce message et de ce que Çomail venait vers eux au lieu de leur ordonner de venir vers lui, les deux clients craignirent un instant qu'il ne voulût les arrêter et les livrer à Yousof; néanmoins ils rebroussèrent chemin et bientôt ils virent arriver Çomail, monté sur l'Etoile, sa mule blanche, qui allait le grand galop. Voyant qu'il arrivait sans soldats, les deux clients reprirent confiance, et quand Çomail fut arrivé auprès d'eux, il leur dit: «Depuis que vous m'avez apporté la lettre du fils de Moâwia et que vous m'avez fait faire connaissance avec son messager, j'ai souvent pensé à cette affaire.» (En disant cela, Çomail ne disait pas la vérité, ou bien sa mémoire le trompait; mais il ne pouvait avouer qu'il avait à peu près oublié une affaire si importante, et il était trop foncièrement Arabe pour qu'un mensonge lui coûtât.) «J'approuvais votre dessein, poursuivit-il, comme je vous le disais tout à l'heure; mais depuis que vous m'avez quitté, j'ai réfléchi de nouveau, et maintenant je suis d'avis que votre Abdérame appartient à une famille tellement puissante que»—ici Çomail employa une phrase fort énergique à coup sûr, mais que nous ne pourrions traduire sans pécher contre la bienséance. «Quant à l'autre, continua-t-il, il est bon enfant au fond, et se laisse mener par nous, sauf de rares exceptions, avec assez de docilité. De plus, nous lui avons de grandes obligations, et il nous siérait mal de l'abandonner. Réfléchissez donc bien à ce que vous allez faire, et si, de retour dans vos demeures, vous persistez dans vos projets, je crois que bientôt vous me verrez arriver auprès de vous, mais ce ne sera pas comme ami. Tenez-vous-le pour dit, car je vous le jure, la première épée qui sortira du fourreau pour combattre votre prétendant, ce sera la mienne. Et maintenant, allez en paix et qu'Allâh vous envoie de sages inspirations, ainsi qu'à votre patron.»

Consternés par ces paroles, qui, d'un seul coup, frustraient toutes leurs espérances, et craignant d'irriter cet homme colère, les clients répondirent humblement: «Dieu vous bénisse, seigneur! Jamais notre opinion ne différera de la vôtre.—A la bonne heure, dit Çomail, adouci et touché par ces paroles respectueuses; mais je vous conseille en ami de ne rien tenter pour changer l'état politique du pays. Tout ce que vous pourrez faire, c'est de tâcher d'assurer à votre patron une position honorable en Espagne, et pourvu qu'il promette de ne pas aspirer à l'émirat, j'ose vous assurer que Yousof l'accueillera avec bienveillance, lui donnera sa fille pour épouse, et avec elle une fortune convenable. Adieu et bon voyage!» Cela dit, il fit faire demi-volte à l'Etoile, et, lui ayant enfoncé les éperons dans les flancs, il lui fit prendre une allure très-décidée.

N'ayant donc plus rien à espérer ni de Çomail ni des Maäddites en général, qui n'agissaient d'ordinaire que d'après les conseils de ce chef, il ne restait aux clients d'autre parti à prendre que de se jeter entre les bras de l'autre nation, celle des Yéménites, et de l'exciter à se venger des Maäddites. Voulant réussir à tout prix dans leurs desseins, ils résolurent aussitôt de le faire, et pendant qu'ils retournaient à leurs demeures, ils s'adressèrent à tous les chefs yéménites sur lesquels ils croyaient pouvoir compter, en les invitant à prendre les armes pour Abdérame. Ils obtinrent un succès qui surpassa leur attente. Les Yéménites, qui se déchiraient les entrailles de colère en songeant à leur défaite de Secunda et en voyant qu'ils étaient condamnés à subir le joug des Maäddites, étaient prêts à se lever au premier signal et à se ranger sous la bannière de chaque prétendant, quel qu'il fût, pourvu qu'ils eussent l'occasion de se venger de leurs ennemis et de les massacrer.

Assurés de l'appui des Yéménites et sachant Yousof et Çomail occupés dans le nord, les clients omaiyades jugèrent le moment favorable pour l'arrivée de leur patron. Ils achetèrent donc un bâtiment, et remirent à Tammâm, qui monterait à bord lui douzième, cinq cents pièces d'or, dont il devait donner une partie au prince, tandis qu'il se servirait du reste pour contenter la cupidité des Berbers, que l'on connaissait assez pour savoir qu'ils ne laisseraient pas partir leur hôte sans l'avoir rançonné. Cet argent était celui que Yousof avait donné aux clients afin qu'ils l'accompagnassent pendant sa campagne contre les rebelles de Saragosse; quand il le leur donna, il était loin de soupçonner qu'il servirait à amener en Espagne un prince qui lui disputerait l'émirat.

XIV[339].

Depuis des mois Abdérame, qui avait quitté les Nafza et s'était rendu dans le pays des Maghîla, sur les bords de la Méditerranée, menait une existence triste et monotone en attendant avec une anxiété toujours croissante le retour de Badr, dont il n'avait pas reçu de nouvelles. Son sort allait se décider: si ses grands desseins échouaient, toutes ses fumées de bonheur et de gloire se dissiperaient et il se verrait réduit à reprendre sa vie de proscrit et de vagabond, ou bien à se cacher dans quelque coin ignoré de l'Afrique; au lieu que s'il réussissait dans son audacieuse entreprise, l'Espagne lui offrirait un asile sûr, des richesses et toutes les jouissances du pouvoir.

Ballotté ainsi entre la crainte et l'espoir, Abdérame, peu dévot de sa nature, mais fidèle observateur des convenances, s'acquittait un soir de la prière ordonnée par la loi, quand il vit un navire approcher de la côte, et l'un de ceux qui le montaient se jeter dans la mer pour nager vers la grève. Il reconnaît cet homme: c'est Badr qui, dans son impatience de revoir son maître, n'avait pas voulu attendre qu'on eût jeté l'ancre. «Bonnes nouvelles!» cria-t-il au prince d'aussi loin qu'il l'aperçut; puis il lui raconta rapidement ce qui s'était passé, nomma les chefs sur lesquels Abdérame pouvait compter, et les personnes qui se trouvaient dans le bâtiment destiné à le conduire en Espagne. «Vous ne manquerez pas d'argent non plus, ajouta-t-il; on vous apporte cinq cents pièces d'or.» Ravi de joie, Abdérame alla à la rencontre de ses partisans. Le premier qui se présenta à lui fut Abou-Ghâlib Tammâm. Abdérame lui demanda son nom et son prénom, et quand il les eut entendus, il en tira un heureux augure. Il n'y avait pas, en effet, de noms plus propres à inspirer de grandes espérances à celui qui croyait aux présages, et Abdérame y croyait beaucoup; car Tammâm signifie accomplissant, et Ghâlib, victorieux. «Nous accomplirons notre dessein, s'écria le prince, et nous remporterons la victoire!»

A peine eut-on fait connaissance qu'on résolut de partir sans délai. Le prince faisait ses préparatifs, lorsque les Berbers accoururent en foule et menacèrent de s'opposer au départ à moins qu'ils ne reçussent des présents. Cette circonstance ayant été prévue, Tammâm donna de l'argent à chacun d'eux, selon le rang qu'il occupait dans sa tribu. Cela fait, on levait l'ancre, lorsqu'un Berber qui avait été oublié dans la distribution, se jeta dans la mer, et, se cramponnant à une corde du vaisseau, il se mit à crier que lui aussi voulait recevoir quelque chose. Fatigué de l'effronterie de ces gueux, l'un des clients tira son épée et coupa la main au Berber, qui tomba dans l'eau et se noya.

Délivré des Berbers, on pavoisa le bâtiment en l'honneur du prince, et bientôt après on aborda dans le port d'Almuñecar. C'était dans le mois de septembre de l'année 755.

On se figure aisément la joie qu'éprouva Abdérame quand il eut mis le pied sur le sol de l'Espagne, et celle d'Obaidallâh et d'Ibn-Khâlid quand ils embrassèrent leur patron, dont ils avaient attendu l'arrivée à Almuñecar. Après avoir passé quelques jours à al-Fontîn, la villa d'Ibn-Khâlid, située près de Loja, entre Archidona et Elvira[340], le prince alla s'établir dans le château de Torrox, qui appartenait à Obaidallâh et qui était situé un peu plus à l'ouest, entre Iznajar et Loja[341].

Sur ces entrefaites, Yousof, arrivé à Tolède, commençait à s'inquiéter de l'absence prolongée des clients omaiyades. Voulant les attendre, il différait son départ de jour en jour. Çomail qui soupçonnait la véritable cause de leur absence, mais qui, fidèle à sa promesse, gardait le secret sur leurs desseins, s'impatientait du long séjour de l'armée à Tolède. Il voulait en finir au plus vite avec les rebelles de Saragosse, et un jour que Yousof se plaignait de nouveau de ce que les clients tardaient tant à venir, Çomail lui dit dédaigneusement: «Un chef tel que vous ne doit pas s'arrêter si longtemps pour attendre des rien du tout tels que ceux-là. Je crains que l'occasion de trouver nos ennemis inférieurs à nous en nombre et en ressources ne nous échappe, si nous restons encore plus longtemps ici.» Pour le faible Yousof de telles paroles venant de Çomail étaient un ordre. Les troupes se remirent donc en marche. Arrivées en face de l'ennemi, elles n'eurent pas besoin de combattre, car aussitôt que les rebelles virent qu'ils auraient affaire à une armée de beaucoup supérieure en nombre, ils entrèrent en négociation. Yousof leur promit l'amnistie à condition qu'ils lui livreraient leurs trois chefs coraichites, Amir, son fils Wahb, et Hobâb. Les insurgés, pour la plupart Yéménites, hésitèrent d'autant moins à accepter cette condition, qu'ils supposaient que Yousof se montrerait clément envers des individus qui étaient presque ses contribules. Ils lui livrèrent donc leurs chefs, et Yousof convoqua les officiers de son armée afin qu'ils prononçassent sur le sort de ces prisonniers, qu'en attendant il avait fait charger de fers.

Çomail, qui s'était pris contre ces Coraichites d'une de ces haines qui, pour lui, ne finissaient qu'avec la vie de celui qui avait eu le malheur de les exciter, insista vivement pour qu'on leur coupât la tête. Aucun autre Caisite ne partageait son avis; ils jugeaient tous qu'ils n'avaient pas le droit de condamner à la mort des hommes qui, de même qu'eux, appartenaient à la race de Maädd; ils craignaient en outre de s'attirer la haine de la puissante tribu de Coraich et de ses nombreux alliés. Les deux chefs de la branche des Cab ibn-Amir, Ibn-Chihâb et Hoçain, soutenaient cette opinion avec plus de chaleur encore que les autres Caisites. La rage dans le cœur et résolu à se venger promptement de ceux qui avaient osé le contredire, Çomail céda. Yousof laissa donc la vie aux trois Coraichites, mais il les retint prisonniers.

Çomail trouva bientôt l'occasion qu'il cherchait de se débarrasser des deux chefs qui, dans cette circonstance, l'avaient emporté sur lui, et qui auparavant, lorsqu'il était assiégé dans Saragosse, avaient refusé si longtemps de marcher à son secours. Les Basques de Pampelune ayant imité l'exemple que leur avaient donné les Espagnols de la Galice en s'affranchissant de la domination arabe, il proposa à Yousof d'envoyer contre eux une partie de l'armée et de confier le commandement de ces troupes à Ibn-Chihâb et à Hoçain. Il fit cette proposition afin d'éloigner pour le moment ces contradicteurs importuns, et avec le désir secret qu'ils ne revinssent pas de cette expédition à travers un pays difficile et hérissé d'âpres montagnes.

Yousof, cédant comme de coutume à l'ascendant que son ami exerçait sur lui, fit ce que celui-ci désirait, et, après avoir nommé son propre fils Abdérame au gouvernement de la frontière, il reprit la route de Cordoue.

Il faisait halte sur les bords de la Jarama[342], quand un exprès vint lui apporter la nouvelle que les troupes envoyées contre les Basques avaient été complétement battues, qu'Ibn Chihâb avait été tué, et que Hoçain avait reconduit à Saragosse le petit nombre de guerriers qui avaient échappé au désastre. Aucune nouvelle ne pouvait être plus agréable à Çomail, et le lendemain, au point du jour, il dit à Yousof: «Tout va à merveille. Allâh nous a délivrés d'Ibn-Chihâb. Finissons-en maintenant avec les Coraichites; faites-les venir et ordonnez qu'on leur coupe la tête!»

A force de lui redire souvent que cette exécution était absolument nécessaire, Çomail avait fait partager son opinion à l'émir, qui, cette fois encore, acquiesça à la volonté du Caisite.

Les trois Coraichites avaient cessé de vivre. A l'heure accoutumée, c'est-à-dire à dix heures du matin[343], on apporta le déjeuner, et Yousof et Çomail se mirent à table. L'émir était triste et abattu; le triple meurtre qu'il venait de commettre lui causait des remords; il se reprochait en outre d'avoir envoyé Ibn-Chihâb et tant de braves guerriers à une mort certaine; il sentait que tant de sang criait vengeance, et un vague pressentiment lui disait que son pouvoir touchait à son terme. Accablé de soucis, il ne mangeait presque pas. Çomail au contraire, était d'une gaîté brutale, et tout en mangeant d'un excellent appétit, il fit tous ses efforts pour rassurer le faible émir dont il se servait pour satisfaire ses rancunes personnelles et qu'il engageait dans une voie d'atroces violences. «Chassez vos noires idées, lui dit-il. En quoi donc avez-vous été si criminel? Si Ibn-Chihâb a été tué, ce n'est pas par votre faute; il a péri dans un combat, et à la guerre tel peut être le sort de qui que ce soit. Si ces trois Coraichites ont été exécutés, c'est qu'ils le méritaient; c'étaient des rebelles, des antagonistes dangereux, et l'exemple de sévérité que vous avez donné servira à faire réfléchir ceux qui voudraient les imiter. L'Espagne est désormais votre propriété et celle de vos enfants; vous avez fondé une dynastie qui durera jusqu'au temps de la venue de l'Antechrist. Qui donc serait assez audacieux pour vous disputer le pouvoir?»

Par de tels propos Çomail essaya, mais en vain, de dissiper la tristesse qui accablait son ami. Le déjeuner fini, il se leva, retourna dans sa tente et alla faire la sieste dans l'appartement réservé à ses deux filles.

Resté seul, Yousof se jeta sur son lit, plutôt par habitude que parce qu'il éprouvait le besoin de dormir, car ses noires pensées ne le lui permettaient guère. Tout à coup il entendit les soldats crier: «Un courrier, un courrier de Cordoue!» Se levant à demi: «Que crie-t-on là-bas? demanda-t-il aux sentinelles postées devant sa tente; un courrier de Cordoue?—Oui, lui répondit-on; c'est un esclave monté sur le mulet d'Omm-Othmân.—Qu'il entre à l'instant même,» dit Yousof, qui ne comprenait pas pour quelle raison son épouse lui avait dépêché un exprès, mais qui savait que ce devait être pour une affaire grave et pressante.

Le courrier entra et lui remit un billet conçu en ces termes: «Un petit-fils du calife Hichâm est arrivé en Espagne. Il a établi sa résidence à Torrox, dans le château de l'infâme Obaidallâh ibn-Othmân. Les clients omaiyades se sont déclarés pour lui. Votre lieutenant à Elvira, qui s'était mis en marche pour le repousser avec les troupes qu'il avait à sa disposition, a été défait; ses soldats ont été bâtonnés, mais personne n'a été tué. Faites sans retard ce que vous jugerez convenable.»

Dès que Yousof eut lu ce billet, il ordonna qu'on fît venir Çomail. En allant à sa tente, celui-ci avait bien vu arriver le courrier, mais, insouciant comme de coutume, il n'y avait pas fait grande attention, et ce ne fut que quand l'émir le fit appeler à une heure si indue, qu'il se douta que ce messager était venu pour quelque motif important.

—Qu'est-il arrivé, émir, dit-il en entrant dans la tente de Yousof, que vous me faites appeler à l'heure de la sieste? rien de fâcheux, j'espère?

—Si! lui répondit Yousof; par Dieu! c'est un événement extrêmement grave, et je crains que Dieu ne veuille nous punir de ce que nous avons tué ces hommes.

—Folie ce que vous dites là, répliqua Çomail d'un air de mépris; croyez-moi, ces hommes étaient trop vils pour que Dieu s'occupât d'eux. Mais voyons, qu'est-il arrivé?

—Je viens de recevoir un billet d'Omm-Othmân, que Khâlid va vous lire.

Khâlid, client et secrétaire de l'émir, lut alors le billet. Moins étonné que Yousof ne l'avait été, car il avait pu prévoir ce qui arrivait, Çomail ne perdit pas son sang-froid en entendant qu'Abdérame était arrivé en Espagne. «L'affaire est grave en effet, dit-il; mais voici mon opinion. Marchons contre ce prétendant à l'instant même, avec les soldats que nous avons. Livrons-lui bataille; peut-être le tuerons-nous; en tout cas ses forces sont encore si peu nombreuses que nous les disperserons aisément, et quand il aura essuyé une déroute, il perdra probablement l'envie de recommencer.—Votre avis me plaît, répliqua Yousof; mettons-nous en route sans retard!»

Bientôt toute l'armée sut qu'un petit-fils de Hichâm était arrivé en Espagne et qu'on allait le combattre. Cette nouvelle causa parmi les soldats une émotion extraordinaire. Déjà indignés de l'infâme complot ourdi par leurs chefs contre Ibn-Chihâb, et dont un si grand nombre de leurs contribules avaient été les victimes; indignés aussi de l'exécution des Coraichites, ordonnée en dépit du conseil contraire des chefs caisites, ils n'étaient d'ailleurs nullement disposés à faire une campagne pour laquelle ils n'avaient pas été payés. «On veut nous forcer à faire deux campagnes au lieu d'une, crièrent-ils; nous ne le ferons pas!» A la tombée de la nuit, une désertion presque générale commença; les contribules s'appelaient les uns les autres, et, réunis en bandes, ils quittèrent le camp pour rentrer dans leurs foyers. A peine restait-il dix Yéménites dans le camp; c'étaient les porte-étendard, qui ne pouvaient abandonner leur poste sans forfaire à l'honneur; mais ils ne blâmèrent nullement les déserteurs et ne firent rien pour les retenir. Quelques Caisites plus particulièrement attachés à Çomail, et quelques guerriers d'autres tribus maäddites restèrent aussi; mais on ne pouvait pas trop compter sur eux non plus, car, fatigués par une longue marche, eux aussi brûlaient du désir de retourner dans leurs demeures, et ils prièrent Yousof et Çomail de les reconduire à Cordoue, en leur disant qu'entreprendre une campagne d'hiver dans la Sierra de Regio avec des forces si peu considérables serait se jeter, par crainte du péril, dans un péril beaucoup plus grand; que la révolte se bornerait sans doute à quelques districts de la côte, et que pour attaquer Abdérame, il fallait attendre le retour de la belle saison. Mais une fois que Çomail avait arrêté un plan, il y mettait de l'obstination, et bien qu'il y eût du vrai dans ce qu'on lui disait, il persista dans son dessein. On marcha donc vers la Sierra de Regio; mais bientôt, le mauvais vouloir des soldats aidant, Yousof fut à même de se convaincre que le plan de Çomail ne pouvait s'exécuter. L'hiver avait commencé; les pluies et les torrents sortis de leurs bords avaient rendu les chemins impraticables. Malgré l'opposition de Çomail, Yousof ordonna donc de retourner à Cordoue, et ce qui contribua à lui faire prendre cette résolution, ce fut qu'on lui rapporta qu'Abdérame n'était pas venu en Espagne pour prétendre à l'émirat, mais seulement pour y trouver un asile et des moyens de subsistance. «Si, ajoutait-on, vous lui offrez une de vos filles en mariage et de l'argent, vous verrez qu'il ne prétendra à rien de-plus.»

En conséquence, Yousof, de retour à Cordoue, résolut d'entamer une négociation, et envoya à Torrox trois de ses amis. C'étaient Obaid, le chef le plus puissant des Caisites après Çomail et l'ami de ce dernier, Khâlid, le secrétaire de Yousof, et Isâ, client omaiyade et payeur de l'armée. Ils devaient offrir au prince de riches vêtements, deux chevaux, deux mulets, deux esclaves et mille pièces d'or.

Ils partirent avec ces présents; mais quand ils furent arrivés à Orch, sur la frontière de la province de Regio, Isâ, qui, bien que client de la famille d'Omaiya, était sincèrement attaché à Yousof, dit à ses compagnons: «Je m'étonne fort que des hommes tels que Yousof, et Çomail, et vous deux, vous puissiez agir avec tant de légèreté. Etes-vous donc assez simples pour croire que si nous arrivons avec ces présents auprès d'Abdérame et qu'il refuse d'accepter les propositions de Yousof, il nous laissera rapporter ces présents à Cordoue?» Cette observation parut tellement juste et sensée aux deux autres, qu'ils résolurent de laisser Isâ avec les présents à Orch, jusqu'à ce qu'Abdérame eût accepté les conditions du traité.

Arrivés à Torrox, ils trouvèrent le village et le château encombrés de soldats; car des clients de la famille d'Omaiya et des Yéménites de la division de Damas, de celle du Jourdain et de celle de Kinnesrîn y étaient accourus en foule. Ayant demandé et obtenu une audience, ils furent reçus par le prince entouré de sa petite cour, dans laquelle Obaidallâh tenait le premier rang, et exposèrent le but de leur mission. Ils disaient que Yousof, plein de reconnaissance pour les bienfaits que son illustre trisaïeul, Ocba ibn-Nâfi, avait reçus des Omaiyades, ne demandait pas mieux que de vivre en bonne intelligence avec Abdérame, à condition pourtant que celui-ci ne prétendrait pas à l'émirat, mais seulement aux terres que le calife Hichâm avait possédées en Espagne; qu'il lui offrait donc sa fille avec une dot considérable; qu'il lui envoyait aussi des présents qui étaient encore à Orch, mais qui ne tarderaient pas à arriver, et que, si Abdérame voulait se rendre à Cordoue, il pouvait être certain d'y trouver l'accueil le plus bienveillant.

Ces propositions plurent assez aux clients. Leur première ardeur s'était un peu refroidie depuis qu'ils avaient été à même de s'apercevoir que les Yéménites, tout disposés qu'ils étaient à combattre leurs rivaux, étaient d'une tiédeur désespérante à l'égard du prétendant, et, tout bien considéré, ils inclinaient à un accommodement avec Yousof. Ils répondirent donc aux messagers: «Ce que vous proposez est excellent. Yousof a parfaitement raison en croyant que ce n'est pas pour prétendre à l'émirat que notre patron est venu en Espagne, mais seulement pour revendiquer les terres qui lui appartiennent par droit d'héritage.» Quant au prince, il ne partageait point sans doute cette manière de voir, et son ambition ne se contentait nullement de la position de riche propriétaire qu'on voulait lui assigner; mais ne sentant pas encore le terrain bien sûr sous ses pieds et dépendant entièrement de ses amis, il se montrait envers eux modeste et même humble; n'osant blâmer ce qu'ils approuvaient, il gardait prudemment le silence. Un observateur superficiel eût dit que son esprit n'était pas encore sorti tout à fait de l'état de chrysalide, ou du moins que le vieil Obaidallâh le tenait en tutelle.

«Voici maintenant, reprit Khâlid, la lettre que Yousof vous envoie; vous verrez qu'elle confirme tout ce que nous venons de vous dire.» Le prince accepta la lettre, et l'ayant donnée à Obaidallâh, il le pria de la lire à haute voix. Cette lettre, composée par Khâlid en sa qualité de secrétaire de Yousof, était écrite avec une pureté de langage très-remarquable, et les fleurs de la rhétorique arabe y avaient été répandues à pleines mains. Quand Obaidallâh en eut achevé la lecture, le prince, toujours prudent, abandonna à son ami le soin de prendre une décision. «Veuillez-vous charger de répondre à cette lettre, lui dit-il, car vous connaissez ma manière de voir.»

Il ne pouvait y avoir nul doute sur le sens dans lequel cette réponse serait conçue: au nom de son patron, Obaidallâh accepterait purement et simplement les propositions de Yousof, et le prince s'était déjà résigné au douloureux sacrifice de ses rêves d'ambition, lorsqu'une inconvenante plaisanterie de Khâlid vint brouiller l'affaire et rendre l'espoir au prince.

Khâlid n'était pas Arabe; il appartenait à la race vaincue, il était Espagnol. Son père et sa mère étaient esclaves et chrétiens; mais à l'instar d'une foule de ses compatriotes, son père avait abjuré le christianisme; en devenant musulman, il avait reçu le nom de Zaid, et pour le récompenser de sa conversion, son maître, Yousof, l'avait affranchi. Elevé dans le palais de son patron, le jeune Khâlid, que la nature avait doué d'une intelligence remarquable et d'une grande aptitude pour le travail de l'esprit, avait étudié avec ardeur la littérature arabe, et à la fin il la connaissait si bien et écrivait l'arabe avec une telle élégance, que Yousof l'avait nommé son secrétaire. C'était un grand honneur, car les émirs se piquaient d'avoir pour secrétaires les hommes les plus instruits et les mieux versés dans la connaissance de la langue et des anciens poèmes. Grâce à sa position, Khâlid avait bientôt acquis une grande influence sur le faible Yousof qui, ne se fiant jamais à ses propres lumières, demandait toujours à être guidé par la volonté d'autrui; et quand Çomail n'était pas là, c'était Khâlid qui lui dictait ses résolutions. Envié par les Arabes à cause de son influence et de ses talents, méprisé par eux à cause de son origine, Khâlid rendait à ces rudes guerriers mépris pour mépris; et quand il vit avec quelle gaucherie le vieil Obaidallâh, qui savait mieux manier l'épée que le calam, faisait ses préparatifs pour répondre à sa lettre élégante, il s'indigna, dans sa vanité de lettré, que le prince eût confié une si noble tâche à un esprit si inculte et si peu familiarisé avec les finesses du langage. Un sourire moqueur vint errer autour de ses lèvres, et il dit d'un ton dédaigneux: «Les aisselles te sueront, Abou-Othmân, avant que tu aies répondu à une lettre comme celle-là!»

En se voyant raillé d'une façon si grossière par un homme de néant, par un vil Espagnol, Obaidallâh, dont l'humeur était naturellement violente, entra dans une fureur épouvantable. «Infâme! cria-t-il, les aisselles ne me sueront pas du tout, je ne répondrai point à la lettre.» En disant ces paroles avec un accent de fierté brutale, il jeta à Khâlid sa lettre au visage, et lui assena sur la tête un vigoureux coup de poing. «Qu'on s'empare de ce misérable et qu'on l'enchaîne!» poursuivit-il en s'adressant à ses soldats, qui se hâtèrent d'exécuter cet ordre; puis, s'adressant au prince: «Voilà le commencement de la victoire, lui dit-il. Toute la sagesse de Yousof réside dans cet homme-là, et sans lui il ne peut rien.»

L'autre messager, Obaid, le chef caisite, attendit jusqu'à ce que la colère d'Obaidallâh se fût un peu calmée; puis il lui dit: «Veuillez-vous souvenir, Abou-Othmân que Khâlid est un messager, et que comme tel il est inviolable.—Non, seigneur, lui répondit Obaidallâh; le messager, c'est vous; aussi vous laisserons-nous partir en paix. Quant à l'autre, il a été l'agresseur et mérite d'être puni; c'est le fils d'une femme vile et impure, c'est un ildje.[344]»

Par suite de la vanité de Khâlid et du tempérament irascible d'Obaidallâh, la négociation se trouva donc rompue, et Abdérame, qui voyait le hasard favoriser des pensées qu'il n'avait pas osé avouer, était loin de s'en plaindre.

Quand Obaid, dans lequel Obaidallâh respectait le chef d'une noble et puissante famille arabe, fut parti, et que Khâlid eut été jeté dans un cachot, les clients se rappelèrent que les messagers avaient parlé de présents qui se trouvaient à Orch, et ils résolurent de se les approprier; c'était autant de pris sur Yousof, contre lequel la guerre était désormais déclarée. Une trentaine de cavaliers allèrent donc à bride abattue vers Orch; mais Isâ, averti à temps, était parti en toute hâte, emportant avec lui toutes les richesses que les messagers devaient offrir au prince omaiyade, et les cavaliers durent retourner à Torrox sans avoir pu remplir le but de leur mission. Dans la suite Abdérame ne pardonna jamais entièrement à son client la conduite qu'il avait tenue dans cette circonstance, bien que ce client tâchât de lui faire sentir qu'en serviteur fidèle de Yousof, alors son maître, il n'avait pas pu agir autrement qu'il ne l'avait fait.

Quand Obaid, de retour à Cordoue, eut informé Yousof et Çomail de ce qui s'était passé à Torrox, Çomail s'écria: «Je m'attendais à voir échouer cette négociation; je vous l'avais bien dit, émir, vous auriez dû attaquer ce prétendant pendant l'hiver.» Ce plan, bon en lui-même, mais malheureusement impraticable, était devenu pour Çomail une sorte d'idée fixe.

XV[345].

Pour commencer les hostilités, les deux partis durent attendre la fin de l'hiver qui, cette année-là, fut plus rigoureux qu'il ne l'est d'ordinaire en Andalousie. Abdérame, ou plutôt Obaidallâh, car c'était lui qui dirigeait tout, profita de ce temps d'inaction forcée pour écrire aux chefs arabes et berbers, et les inviter à se déclarer contre Yousof. Les Yéménites répondirent tous qu'au premier signal que donnerait le prince, ils prendraient les armes pour soutenir sa cause. Les Berbers étaient divisés; les uns se déclarèrent pour Yousof, les autres, pour le prétendant. Quant aux chefs caisites, six seulement promirent leur appui à Abdérame. Trois d'entre eux avaient des rancunes personnelles contre Çomail; c'étaient Djâbir, fils de cet Ibn-Chihâb que Çomail avait envoyé dans le pays des Basques afin qu'il y trouvât la mort; Hoçain, le compagnon d'Ibn-Chihâb, dont il avait failli partager la destinée, et Abou-Becr ibn-Hilâl l'Abdite, qui était irrité contre Çomail parce que celui-ci avait un jour frappé son père. Les trois autres appartenaient à la tribu de Thakîf qui, depuis le temps de l'illustre Thakîfite Haddjâdj, était aveuglément dévouée à la cause des Omaiyades.

Les deux nations rivales, chacune renforcée par des Berbers, allaient donc recommencer, mais en plus grand nombre et sur une plus grande échelle, le combat de Secunda, livré dix années auparavant. Les forces des deux partis étaient moins inégales qu'elles ne le paraissaient au premier abord. Le parti omaiyade était supérieur en nombre; mais le prétendant ne pouvait pas trop compter sur le dévoûment des Yéménites, qui au fond ne s'intéressaient pas à sa cause, et qui ne voyaient dans la guerre qu'un moyen de se venger des Maäddites. Le parti de Yousof présentait au contraire une masse aussi homogène que cela était possible parmi des tribus arabes, toujours jalouses les unes des autres. Tous dans ce parti voulaient une seule et même chose: le maintien pur et simple de ce qui existait. Yousof, bon et faible vieillard qui n'entravait en rien leur amour de l'indépendance et de l'anarchie, était précisément l'émir qui convenait aux Maäddites, et quand sa sagacité se trouvait en défaut, ce qui arrivait assez souvent, Çomail qui, bien qu'il eût des ennemis même parmi les Caisites, jouissait cependant de l'estime de la majorité de ses contribules, était toujours là pour le conseiller et le diriger.

Au commencement du printemps, quand on eut appris à Torrox que Yousof faisait ses préparatifs pour marcher contre son compétiteur, on résolut de se porter vers l'ouest, afin de tirer à soi, pendant cette marche, les Yéménites dont on traverserait le pays, et de prendre Yousof à son avantage. Il fallait passer d'abord par la province de Regio, habitée par la division du Jourdain, et dont Archidona était alors la capitale. Le gouverneur de ce district était un Caisite, nommé Djidâr. Obaidallâh lui fit demander s'il laisserait passer le prince et son armée, et Djidâr, soit qu'il eût quelque motif de haine contre Çomail, soit qu'il sentît la nécessité de céder au vœu de la population entièrement yéménite[346] du district qu'il gouvernait, lui fit répondre: «Conduisez le prince à la Moçallâ d'Archidona, le jour de la rupture du jeûne, et vous verrez ce que je ferai.» Dans l'après-midi du jour indiqué, qui, dans cette année 756, tombait le 8 mars, les clients arrivèrent donc avec le prince dans la Moçallâ; c'est ainsi qu'on appelait une grande plaine hors de la ville, où devait être prononcé un sermon, auquel tous les musulmans d'Archidona étaient tenus d'assister. Quand le prédicateur ou khatîb voulut commencer par la formule ordinaire, qui consistait à appeler les bénédictions du ciel sur le gouverneur Yousof, Djidâr se leva et lui dit: «Ne prononcez plus le nom de Yousof, et substituez-y celui d'Abdérame, fils de Moâwia, fils de Hichâm, car il est notre émir, fils de notre émir.» Puis, s'adressant à la foule: «Peuple de Regio, continua-t-il, que pensez-vous de ce que je viens de dire?—Nous pensons comme vous,» s'écria-t-on de toutes parts. Le prédicateur supplia donc l'Eternel d'accorder sa protection à l'émir Abdérame, et la cérémonie religieuse achevée, la population d'Archidona prêta serment de fidélité et d'obéissance au nouveau souverain.

Cependant, malgré cet empressement à le reconnaître, le nombre des chefs de la province qui se réunirent au prétendant avec leurs troupes, ne fut pas très-considérable. Il en fut dédommagé par l'arrivée de quatre cents cavaliers de la peuplade berbère[347] des Beni-al-Khalî, clients du calife Yézîd II, qui habitaient dans le district de Ronda (appelé alors Tâ-Corona)[348] et qui, en apprenant ce qui s'était passé à Archidona, étaient partis en toute hâte pour se joindre à l'armée.

Passant de la province de Regio dans celle de Sidona, habitée par la division de la Palestine, le prince traversa, non sans peine et par des sentiers escarpés qui serpentent dans les flancs de rochers à pic, la sauvage et pittoresque Serrania de Ronda. Arrivé à l'endroit où habitait la tribu maäddite de Kinena, et qui porte encore aujourd'hui le nom de Ximena[349], légère altération de Kinéna, il n'y trouva que des femmes et des enfants, les hommes étant déjà partis pour aller se réunir à l'armée de Yousof. Jugeant qu'il ne fallait pas commencer par des exécutions, il ne les molesta d'aucune manière.

Renforcé par les Yéménites de la province de Sidona, qui se joignirent à lui en grand nombre, le prétendant marcha vers la province de Séville, habitée par la division d'Emèse. Les deux chefs yéménites les plus puissants de cette province, Abou-Çabbâh, de la tribu de Yahcib, et Hayât ibn-Molâmis, de la tribu de Hadhramaut, vinrent à sa rencontre, et vers le milieu de mars, il fit son entrée à Séville, où on lui prêta serment. Bientôt après, quand il eut appris que Yousof s'était mis en marche, en suivant la rive droite du Guadalquivir, pour venir l'attaquer dans Séville, il quitta cette ville avec son armée, et marcha sur Cordoue en suivant la rive opposée du fleuve, dans l'espoir de surprendre la capitale, qu'il trouverait presque dégarnie et où les clients omaiyades et les Yéménites qui y habitaient, lui prêteraient main-forte.

Quand on fut arrivé dans le district de Tocina, à la villa de Colombera[350] selon les uns, à celle qui s'appelait Villanova des Bahrites (aujourd'hui Brenes) selon les autres[351], on fit la remarque que les trois divisions militaires avaient chacune son étendard et que le prince n'en avait point. «Bon Dieu! se dirent alors les chefs, la discorde éclatera parmi nous.» Le chef sévillan Abou-Çabbâh se hâta d'attacher un turban à une lance, et de présenter au prince ce drapeau, qui devint le palladium des Omaiyades.

Pendant qu'Abdérame continuait sa marche vers Cordoue, Yousof, qui avait fait une courte halte à Almodovar, poursuivait la sienne vers Séville, et bientôt les deux armées se trouvèrent l'une vis-à-vis de l'autre, séparées par le Guadalquivir, dont les eaux avaient trop grossi dans cette saison (on était dans le mois de mai) pour qu'on pût le passer à gué. Des deux côtés on s'observait. Yousof, qui avait hâte d'attaquer son compétiteur avant que celui-ci eût reçu de nouveaux renforts, attendait avec impatience le moment où la rivière décroîtrait. De son côté, le prétendant voulait marcher sur Cordoue sans que l'ennemi s'en aperçût. A l'entrée de la nuit, il fit allumer les feux de bivouac, afin de faire croire à Yousof qu'il avait dressé ses tentes; puis, profitant de l'obscurité, il se mit en marche dans le plus profond silence. Malheureusement pour lui, il avait quarante-cinq milles arabes à faire, et à peine en eut-il fait un, que Yousof fut averti de son départ clandestin. Sans perdre un instant, l'émir rebroussa chemin pour aller protéger sa capitale menacée. Ce fut alors une véritable course au clocher; mais Abdérame, voyant que dans cette course Yousof allait gagner le prix, tâcha de le tromper de nouveau en s'arrêtant. Yousof, qui observait de l'autre côté de la rivière tous les mouvements de l'ennemi, en fit de même; puis, quand Abdérame se remit en marche, il en fit autant, jusqu'à ce qu'il s'arrêtât définitivement à Moçâra, tout près de Cordoue, vis-à-vis de son compétiteur, dont le plan avait complétement échoué, au grand mécontentement de ses soldats qui, n'ayant pour toute nourriture que des garbanzos[352], avaient espéré se dédommager dans la capitale de leurs privations.

Le jeudi 13 mai, jour de la fête d'Arafa, le Guadalquivir commença à décroître, et Abdérame, ayant convoqué les chefs de son armée, laquelle venait d'être renforcée par l'arrivée de plusieurs Cordouans, leur parla en ces termes: «Il est temps de prendre une dernière et ferme résolution. Vous connaissez les propositions de Yousof. Si vous jugez que je dois les accepter, je suis encore prêt à le faire; mais si vous voulez la guerre, je la veux aussi. Dites-moi donc franchement votre opinion; quelle qu'elle soit, elle sera la mienne.» Tous les chefs yéménites ayant opiné pour la guerre, leur exemple entraîna les clients omaiyades qui, dans leur pensée intime, ne repoussaient pas encore tout à fait l'idée d'un accommodement. La guerre ayant donc été résolue, le prince reprit la parole: «Eh bien, mes amis, dit-il, passons le fleuve aujourd'hui même, et faisons en sorte que demain nous puissions livrer bataille; car demain est un jour heureux pour ma famille: c'est un vendredi et un jour de fête, et ce fut précisément un vendredi et un jour de fête que mon trisaïeul donna le califat à ma famille en remportant la victoire, dans la prairie de Râhit, sur un autre Fihrite qui, de même que celui que nous allons combattre, avait un Caisite pour vizir. Alors, de même qu'à présent, les Caisites étaient d'un côté, et les Yéménites de l'autre. Espérons, mes amis, que demain sera, pour les Yéménites et les Omaiyades, une journée aussi glorieuse que celle de la prairie de Râhit!» Puis le prince donna ses ordres et nomma les chefs qui commanderaient les différents corps de son armée. En même temps il entama une feinte et insidieuse négociation avec Yousof. Voulant passer la rivière sans avoir besoin de combattre et procurer des vivres à ses soldats affamés, il lui fit dire qu'il était prêt à accepter les propositions qui lui avaient été faites à Torrox, et qui n'avaient été rejetées que par suite d'une impertinence de Khâlid; qu'en conséquence, il espérait que Yousof ne s'opposerait pas à ce qu'il passât avec son armée sur l'autre rive, où, plus rapprochés l'un de autre, ils pourraient poursuivre plus facilement les négociations, et que, la bonne intelligence étant sur le point de s'établir, il priait Yousof de vouloir bien envoyer de la viande à ses troupes.

Croyant à la bonne foi de son rival et espérant que les affaires pourraient s'arranger sans que le sang coulât, Yousof tomba dans le piége. Non-seulement il ne s'opposa point au passage d'Abdérame, mais il lui envoya aussi des bœufs et des moutons. Un bizarre destin semblait vouloir que le vieux Yousof secondât toujours à son insu les projets de son jeune compétiteur. Une fois déjà, l'argent qu'il avait donné aux clients omaiyades afin qu'ils s'armassent pour sa cause, avait servi à conduire Abdérame en Espagne; cette fois le bétail qu'il lui envoya servit à restaurer les forces de ses ennemis qui mouraient de faim.

Le lendemain seulement, vendredi 14 mai, jour de la fête des sacrifices, Yousof s'aperçut qu'il s'était laissé duper. Il vit alors que l'armée d'Abdérame, renforcée par les Yéménites d'Elvira et de Jaën, qui étaient arrivés avec le jour, se rangeait en ordre de bataille. Forcé d'accepter la bataille, il disposa ses troupes au combat, bien qu'il n'eût pas encore reçu les renforts que son fils Abou-Zaid devait lui amener de Saragosse, et qu'il y eût une assez vive inquiétude parmi les Caisites, qui avaient remarqué, de même qu'Abdérame, la ressemblance frappante qu'il y aurait entre cette journée et celle de la Prairie.

Le combat s'engagea. Le prétendant, entouré de ses clients parmi lesquels Obaidallâh portait sa bannière, était monté sur un magnifique andalous, qu'il faisait bondir comme un chevreuil. Il s'en fallait que tous les cavaliers, voire les chefs, eussent des chevaux; même longtemps plus tard, les chevaux étaient encore si rares en Andalousie, que la cavalerie légère était d'ordinaire montée sur des mulets[353]. Aussi le cheval fougueux d'Abdérame inspira-t-il des soupçons et des craintes aux Yéménites, qui se dirent: «Il est bien jeune, celui-là, et nous ignorons s'il est brave. Qui nous garantit que, gagné par la peur, il ne se sauvera pas au moyen de cet andalous, et qu'entraînant ses clients dans sa fuite, il ne jettera pas le désordre dans nos rangs?» Ces murmures, de plus en plus distincts, parvinrent jusqu'aux oreilles du prince, qui appela aussitôt Abou-Çabbâh, l'un de ceux qui montraient le plus d'inquiétude. Le chef sévillan arriva, monté sur son vieux mulet, et le prince lui dit: «Mon cheval est trop fougueux et m'empêche par ses bonds de bien viser. Je voudrais avoir un mulet, et dans toute l'armée je n'en vois aucun qui me convienne autant que le vôtre; il est docile, et, à force d'avoir grisonné, il est presque devenu blanc, de brun qu'il était. Il me va donc à merveille, car je veux que mes amis puissent me reconnaître à ma monture; si les affaires tournent mal, ce qu'à Dieu ne plaise, on n'aura qu'à suivre mon mulet blanc: il montrera à chacun le chemin de l'honneur. Prenez donc mon cheval et donnez-moi votre mulet.—Mais ne vaudrait-il pas mieux que l'émir restât à cheval? balbutia Abou-Çabbâh en rougissant de honte.—Du tout,» répliqua le prince en sautant lestement à terre, après quoi il enfourcha le mulet. Les Yéménites ne le virent pas plutôt monté sur ce vieux et paisible animal, que leurs craintes se dissipèrent.

L'issue du combat ne fut pas longtemps douteuse. La cavalerie du prétendant culbuta l'aile droite et le centre de l'armée ennemie, et Yousof et Çomail, après avoir été témoins l'un et l'autre de la mort d'un fils, cherchèrent leur salut dans la fuite. L'aile gauche seule, composée de Caisites et commandée par Obaid, tint ferme jusqu'à ce que le soleil fût déjà haut, et ne céda que quand presque tous les Caisites de distinction et Obaid lui-même eurent été tués.

Les Yéménites victorieux n'eurent rien de plus pressé que d'aller au pillage. Les uns se rendirent au camp abandonné de l'ennemi, où ils trouvèrent les mets que Yousof avait fait préparer pour ses soldats, et en outre, un butin considérable. D'autres allèrent saccager le palais de Yousof à Cordoue, et deux hommes de cette bande, qui appartenaient à la tribu yéménite de Tai, franchirent le pont afin d'aller piller le palais de Çomail à Secunda. Entre autres richesses, ils y trouvèrent un coffre qui contenait dix mille pièces d'or. Çomail vit et reconnut, du haut d'une montagne située sur la roule de Jaën, les deux individus qui emportaient son coffre, et comme, quoique battu et privé d'un fils bien-aimé, il avait conservé tout son orgueil, il exhala aussitôt sa colère et son désir de vengeance dans un poème dont ces deux vers sont venus jusqu'à nous:

La tribu de Tai a pris mon argent en dépôt; mais le jour viendra où ce dépôt sera retiré par moi.... Si vous voulez savoir ce que peuvent ma lance et mon épée, vous n'avez qu'à interroger les Yéménites, et s'ils gardent un morne silence, les nombreux champs de bataille qui ont été témoins de leurs défaites, répondront pour eux et proclameront ma gloire.

Arrivé dans le palais de Yousof, Abdérame eut beaucoup de peine à en chasser les pillards qu'il y trouva; il n'y réussit qu'en leur donnant des vêtements dont ils se plaignaient de manquer. Le harem de Yousof était aussi menacé du plus grand péril, car, dans leur haine contre le vieil émir, les Yéménites n'avaient nullement l'intention de le respecter. L'épouse de Yousof, Omm-Othmân, accompagnée de ses deux filles, vint donc implorer la protection du prince. «Cousin, lui dit-elle, soyez bon envers nous, car Dieu l'a été envers vous.—Je le serai,» répondit-il, touché du sort de ces femmes, dans lesquelles il voyait des membres d'une famille alliée à la sienne, et il ordonna aussitôt qu'on allât chercher le câhib-aç-çalât, le prieur de la mosquée. Quand celui qui remplissait alors cette dignité et qui était un client de Yousof, fut arrivé, Abdérame lui enjoignit de conduire ces femmes dans sa demeure, espèce de sanctuaire où elles seraient à l'abri de la brutalité de la soldatesque, et il leur rendit même les objets précieux qu'il avait pu arracher aux pillards. Pour lui montrer sa reconnaissance, l'une des deux filles de Yousof lui fit présent d'une jeune esclave, nommée Holal, qui, dans la suite, donna le jour à Hichâm, le second émir omaiyade de l'Espagne[354].

La noble et généreuse conduite d'Abdérame mécontenta extrêmement les Yéménites. Il les empêchait de piller, eux qui s'étaient promis un riche butin, il prenait sous sa protection des femmes qu'ils convoitaient: c'étaient autant d'empiétements sur des droits qu'ils croyaient avoir acquis. «Il est partial pour sa famille, se dirent les mécontents, et puisque c'est à nous qu'il doit sa victoire, il devrait bien nous montrer un peu plus de reconnaissance.» Même les Yéménites les plus modérés ne désapprouvaient pas trop ces murmures; ils disaient bien que le prince avait bien fait, mais on voyait à l'expression de leurs physionomies qu'ils ne parlaient ainsi que pour l'acquit de leur conscience et qu'au fond de l'âme ils donnaient raison aux frondeurs. Enfin, comme ils n'avaient prêté leur secours à Abdérame que pour se venger des Maäddites et que ce but était atteint, l'un d'entre eux s'enhardit jusqu'à dire: «Nous en avons fini avec nos ennemis maäddites. Cet homme-là et ses clients appartiennent à la même race. Tournons nos armes contre eux maintenant, tuons-les, et dans un seul jour nous aurons remporté deux victoires au lieu d'une.» Cette infâme proposition fut débattue avec sang-froid, comme s'il se fût agi d'une chose fort naturelle; les uns l'approuvaient, les autres ne l'approuvaient pas. Parmi les derniers se trouvait toute la race de Codhâa à laquelle appartenaient les Kelbites. On n'avait pas encore pris une décision, lorsque Thalaba, noble Djodhâmite de la division de Sidona, alla révéler au prince le complot qu'on tramait contre lui. Un motif personnel l'y poussait. Malgré sa noble origine, il avait été évincé par ses compétiteurs lorsque ses contribules s'étaient donné des chefs, et ses heureux rivaux ayant opiné en faveur de la proposition, il croyait avoir trouvé un excellent moyen pour se venger d'eux. Ayant donc averti Abdérame, il lui dit qu'il ne pouvait se fier qu'aux Codhâa, et que celui qui, plus qu'aucun autre, avait appuyé la proposition, était Abou-Çabbâh. Le prince le remercia avec effusion en lui promettant de le récompenser dans la suite (ce à quoi il ne manqua pas), et prit ses mesures sans perdre un instant. Il nomma le Kelbite Abdérame ibn-Noaim préfet de la police de Cordoue et s'entoura de tous ses clients, qu'il organisa en gardes du corps. Quand les Yéménites s'aperçurent que le projet qu'ils méditaient avait été trahi, ils jugèrent prudent de l'abandonner, et laissèrent Abdérame se rendre à la grande mosquée, où il prononça, en qualité d'imâm, la prière du vendredi, et où il harangua le peuple en lui promettant de régner en bon prince.

Maître de la capitale, Abdérame ne l'était pas encore de l'Espagne. Yousof et Çomail, quoiqu'ils eussent essayé une grande déroute, ne désespéraient pas de rétablir leurs affaires. D'après le plan qu'ils avaient arrêté entre eux au moment où ils se quittèrent après leur fuite, Yousof alla chercher du secours à Tolède, tandis que Çomail se rendit dans la division à laquelle il appartenait, celle de Jaën, où il appela tous les Maäddites aux armes. Ensuite Yousof vint le rejoindre avec les troupes de Saragosse, qu'il avait rencontrées en route, et celles de Tolède. Alors les deux chefs forcèrent le gouverneur de la province de Jaën à se retirer dans la forteresse de Mentesa, et celui d'Elvira à chercher un refuge dans les montagnes. En même temps Yousof, qui avait appris qu'Abdérame se préparait à marcher contre lui, ordonna à son fils Abou-Zaid de gagner Cordoue par une route autre que celle que suivait Abdérame, et de s'emparer de la capitale, ce qui ne lui serait pas difficile attendu que la ville n'avait qu'une faible garnison. Si ce plan réussissait, Abdérame serait forcé de rebrousser chemin afin d'aller reprendre Cordoue, et Yousof gagnerait du temps pour grossir son armée. Le plan réussit en effet. Abdérame s'était déjà mis en marche, lorsque Abou-Zaid attaqua la capitale à l'improviste, s'en rendit maître, assiégea Obaidallâh qui, avec quelques guerriers, s'était retiré dans la tour de la grande mosquée, et le força à se rendre. Mais peu de temps après, quand il eut appris qu'Abdérame avait rebroussé chemin pour venir l'attaquer, il quitta Cordoue, emmenant avec lui Obaidallâh et deux jeunes filles esclaves du prince, qu'il avait trouvées dans le palais. C'est ce que les chefs qui l'accompagnaient blâmèrent hautement. «Votre conduite est bien moins noble que celle d'Abdérame, lui dirent-ils; car, ayant en son pouvoir vos propres sœurs et les femmes de votre père, il les a respectées et protégées, au lieu que vous vous appropriez des femmes qui lui appartiennent.» Abou-Zaid sentit qu'ils disaient vrai, et quand il fut arrivé à un mille au nord de Cordoue, il ordonna de dresser une tente pour les deux esclaves, qu'il y installa après leur avoir rendu leurs effets. Puis il alla rejoindre son père à Elvira.

Quand Abdérame eut appris qu'Abou-Zaid avait déjà quitté Cordoue, il marcha rapidement contre Yousof; mais les affaires tournèrent tout autrement qu'on ne s'y attendait. Se sentant trop faibles pour résister à la longue au prince, Yousof et Çomail lui firent faire des propositions, en déclarant qu'ils étaient prêts à le reconnaître comme émir, pourvu qu'il leur garantît tout ce qu'ils possédaient et qu'il accordât une amnistie générale. Abdérame accepta ces propositions, en stipulant, de son côté que Yousof lui donnerait en otage deux de ses fils, Abou-Zaid et Abou-'l-Aswad. Il s'engagea à les traiter honorablement, sans leur imposer d'autre obligation que celle de ne pas quitter le palais, et il promit de les rendre à leur père dès que le repos serait entièrement rétabli. Durant ces négociations, l'Espagnol Khâlid, prisonnier d'Abdérame, fut échangé contre Obaidallâh, prisonnier de Yousof. Par un étrange jeu de la fortune, le client omaiyade fut donc échangé contre celui que lui-même avait fait arrêter.

Reconnu par tout le monde pour l'émir de l'Espagne, Abdérame, avec Yousof à sa droite et Çomail à sa gauche, reprit le chemin de Cordoue (juillet 756). Pendant toute la route, Çomail se montra l'homme le plus poli et le mieux élevé qui fût, et plus tard Abdérame avait coutume de dire: «Certes, Dieu donne le gouvernement d'après sa volonté, non d'après le mérite des hommes! Depuis Elvira jusqu'à Cordoue, Çomail était toujours à mes côtés, et pourtant son genou ne toucha jamais le mien; jamais la tête de son mulet ne fut en avant de celle du mien; jamais il ne me fit une question qui eût pu paraître indiscrète, et jamais il ne commença une conversation avant que je lui eusse adressé la parole[355].» Le prince, ajoutent les chroniqueurs, n'eut aucun motif pour faire un semblable éloge de Yousof.

Tout alla bien pendant quelque temps. Les menées des ennemis de Yousof, qui voulaient lui intenter des procès sous le prétexte qu'il s'était approprié des terres auxquelles il n'avait point de droit, demeurèrent sans succès; lui et Çomail jouissaient d'une grande faveur à la cour et souvent même Abdérame les consultait dans les conjonctures graves et difficiles. Çomail était entièrement résigné au sort qui lui avait été fait; Yousof, incapable de prendre à lui seul une grande résolution, se serait peut-être accommodé aussi à son rôle secondaire; mais il était entouré de mécontents, de nobles coraichites, fihrites et hâchimites, qui, sous son règne, avaient occupé les dignités les plus hautes et les plus lucratives, et qui, ne pouvant s'habituer à la condition obscure à laquelle ils se voyaient réduits, s'évertuaient à exciter l'ancien émir contre le nouveau, en donnant une fausse interprétation aux moindres paroles du prince. Ils ne réussirent que trop bien dans leur projet. Résolu à tenter encore une fois le sort des armes, Yousof sollicita en vain l'appui de Çomail et des Caisites; mais il réussit mieux auprès des Baladîs (c'est ainsi qu'on appelait les Arabes venus en Espagne avant les Syriens), principalement auprès de ceux de Lacant[356], de Mérida et de Tolède, et un jour, dans l'année 758, Abdérame reçut la nouvelle que Yousof avait pris la fuite dans la direction de Mérida. Il lança aussitôt des escadrons à sa poursuite, mais ce fut en vain. Alors il se fit amener Çomail et lui reprocha durement d'avoir favorisé l'évasion de Yousof. «Je suis innocent, répondit le Caisite; la preuve en est que je n'ai pas accompagné Yousof, comme je l'aurais fait si j'eusse été son complice.—Impossible que Yousof ait quitté Cordoue sans vous avoir consulté, répliqua le prince, et votre devoir était de nous avertir.» Puis il le fit jeter en prison, de même que les deux fils de Yousof qui se trouvaient dans le palais en qualité d'otages.

Yousof, après avoir réuni à Mérida ses partisans arabes et berbers, prit avec eux le chemin de Lacant, dont les habitants se joignirent aussi à lui, et de là il marcha sur Séville. Presque tous les Baladîs de cette province et même un assez grand nombre de Syriens étant accourus sous sa bannière, il put commencer, à la tête de vingt mille hommes, le siège de Séville, où commandait un parent d'Abdérame, nommé Abdalmélic, qui, l'année précédente, était arrivé avec ses deux fils en Espagne. Mais ensuite, croyant que ce gouverneur, qui n'avait sous ses ordres qu'une garnison peu considérable, composée d'Arabes syriens, n'oserait rien entreprendre contre lui, il résolut de frapper sans retard un coup en marchant directement sur la capitale, avant que les Arabes syriens du midi eussent eu le temps d'y arriver. Ce plan échoua, car pendant que Yousof était encore en marche, les Syriens arrivèrent à Cordoue, et Abdérame marcha avec eux à la rencontre de l'ennemi. De son côté, Abdalmélic, le gouverneur de Séville, reçut bientôt du renfort par l'arrivée de son fils Abdallâh, qui, croyant son père assiégé dans Séville, était venu à son secours avec les troupes de Moron, district dont il était gouverneur, et alors le père et le fils résolurent d'aller attaquer Yousof pendant sa marche. Averti des mouvements de l'ennemi et craignant d'être pris entre deux feux, Yousof se hâta de rebrousser chemin pour aller écraser d'abord les troupes de Séville et de Moron. A son approche Abdalmélic, qui voulait donner à Abdérame le temps d'arriver, se retira lentement; mais Yousof le força à faire halte et à accepter le combat. Comme à l'ordinaire, la bataille commença par un combat singulier. Un Berber, client d'une famille fihrite, sortit des rangs de Yousof et cria: «Y a-t-il quelqu'un qui veuille se mesurer avec moi?» Comme cet homme était d'une stature colossale et d'une force prodigieuse, personne parmi les soldats d'Abdalmélic n'osa accepter son défi. «Voilà un début qui n'est que trop propre à décourager nos soldats,» dit alors Abdalmélic, et, s'adressant à son fils Abdallâh: «Va, mon fils, lui dit-il, va te mesurer avec cet homme, et que Dieu te soit en aide.» Abdallâh allait déjà sortir des rangs pour obéir à l'ordre de son père, lorsqu'un Abyssin, client de sa famille, vint à lui et lui demanda ce qu'il voulait faire. «Je vais combattre ce Berber,» lui répondit Abdallâh. «Laissez-moi ce soin, seigneur,» dit alors l'Abyssin, et au même instant il alla à la rencontre du champion.

Les deux armées attendaient avec anxiété quelle serait l'issue de ce combat. Les deux adversaires étaient égaux en stature, en force, en bravoure; aussi la lutte se continua-t-elle quelque temps sans que ni l'un ni l'autre eût l'avantage, mais le terrain étant détrempé par la pluie, le Berber glissa et tomba à terre. Pendant que l'Abyssin se jetait sur lui et lui coupait les deux jambes, l'armée d'Abdalmélic, enhardie par le succès de son champion, poussa le cri de Dieu est grand! et fondit sur l'armée de Yousof avec tant d'impétuosité qu'elle la mit en déroute. Une seule attaque avait donc décidé du sort de la journée; mais Abdalmélic n'avait pas assez de troupes pour pouvoir tirer de sa victoire autant de fruit qu'il l'eût voulu.

Pendant que ses soldats fuyaient dans toutes les directions, Yousof, accompagné seulement d'un esclave et du Persan Sâbic, client des Témîm, traversa le Campo de Calatrava et gagna la grande route qui conduisait à Tolède. Allant à bride abattue, il passa par un hameau situé à dix milles de Tolède, où il fut reconnu, et où un descendant des Médinois, nommé Abdallâh ibn-Amr, dit à ses amis: «Montons à cheval et tuons cet homme; sa mort seule peut donner le repos à son âme et au monde, car tant qu'il vivra, il sera un tison de discorde!» Ses compagnons approuvèrent sa proposition, montèrent à cheval, et comme ils avaient des chevaux frais, tandis que ceux des fugitifs étaient accablés de fatigue, ils atteignirent ceux qu'ils poursuivaient à quatre milles de Tolède et tuèrent Yousof et Sâbic. L'esclave seul échappa à leurs épées et apporta à Tolède la triste nouvelle de la mort de l'ancien émir de l'Espagne.

Quand Abdallâh ibn-Amr fut venu offrir à Abdérame la tête de son compétiteur infortuné, ce prince, qui voulait en finir avec ses ennemis, fit aussi décapiter Abou-Zaid, l'un des deux fils de Yousof, et condamna l'autre, Abou-'l-Aswad, dont il n'épargna la vie qu'en considération de son extrême jeunesse, à une captivité perpétuelle. Çomail seul pouvait encore lui donner de l'ombrage. Un matin le bruit se répandit qu'il était mort d'apoplexie pendant qu'il était ivre. Les chefs maäddites, introduits dans son cachot afin qu'ils pussent se convaincre qu'il n'était pas mort de mort violente, trouvèrent à côté de son cadavre du vin, des fruits et des confitures. Ils ne crurent pas, toutefois, à une mort naturelle, et en cela ils avaient raison; mais ils se trompaient en supposant qu'Abdérame avait fait empoisonner Çomail; la vérité, c'est qu'il l'avait fait étrangler[357].

XVI.

Abdérame avait atteint le but de ses désirs. Le proscrit qui, ballotté pendant cinq ans par tous les hasards d'une vie aventureuse, avait erré de tribu en tribu dans les déserts de l'Afrique, était enfin devenu le maître d'un grand pays, et ses ennemis les plus déclarés avaient cessé de vivre.

Pourtant il ne jouit pas paisiblement de ce qu'il avait gagné par la perfidie et le meurtre. Son pouvoir n'avait point de racines dans le pays; il ne le devait qu'à l'appui des Yéménites, et dès le commencement il avait été à même de se convaincre que cet appui était précaire. Brûlant du désir de se venger de la défaite qu'ils avaient éprouvée dans la bataille de Secunda et de ressaisir l'hégémonie dont ils avaient été privés depuis si longtemps, la cause d'Abdérame n'avait été pour eux qu'un prétexte; au fond ils auraient beaucoup mieux aimé élever un des leurs à l'émirat, si leur jalousie réciproque le leur eût permis, et il était à prévoir qu'ils tourneraient leurs armes contre le prince, dès que l'ennemi commun aurait été vaincu. Ils ne manquèrent pas de le faire, en effet, et pendant un règne de trente-deux ans Abdérame Ier vit son autorité contestée tantôt par les Yéménites, tantôt par les Berbers, tantôt enfin par les Fihrites qui, souvent battus, se relevaient après chaque défaite avec des forces nouvelles, comme ce géant de la fable qu'Hercule terrassa toujours en vain. Heureusement pour lui, il n'y avait point d'union parmi les chefs arabes qui prenaient les armes, soit pour se venger de griefs personnels, soit pour satisfaire à un simple caprice; ils sentaient confusément que, pour vaincre l'émir, une confédération de toute la noblesse était nécessaire, mais ils n'avaient pas l'habitude de se concerter et d'agir avec ensemble. Grâce à ce manque d'union chez ses ennemis, grâce aussi à son activité infatigable et à sa politique tantôt perfide et astucieuse, tantôt violente et atroce, mais presque toujours habile, bien calculée et adoptée aux circonstances, Abdérame sut se soutenir, quoique appuyé seulement par ses clients, par quelques chefs qu'il s'était attachés, et par des soldats berbers qu'il avait fait venir d'Afrique.

Parmi les plus formidables des nombreuses révoltes tentées par les Yéménites, il faut compter celle d'Alâ ibn-Moghîth[358], qui éclata dans l'année 763. Deux années auparavant, le parti fihrite, dont Hichâm ibn-Ozra, fils d'un ancien gouverneur de la Péninsule, était alors le chef, s'était soulevé à Tolède, et l'émir n'avait pas encore réussi à réduire cette ville, lorsque Alâ, nommé gouverneur de l'Espagne par Al-Mançour, le calife abbâside, débarqua dans la province de Béja et arbora le drapeau noir que le calife lui avait donné[359]. Aucun étendard n'était aussi propre à réunir les différents partis, parce qu'il ne représentait pas telle ou telle fraction, mais la totalité des musulmans. Aussi les Fihrites de cette partie de l'Espagne se joignirent-ils aux Yéménites, et la position d'Abdérame, assiégé dans Carmona pendant deux mois, devint si dangereuse, qu'il résolut de risquer le tout pour le tout. Ayant appris qu'un grand nombre de ses ennemis, fatigués de la longueur du siége, étaient rentrés dans leurs foyers sous différents prétextes, il choisit sept cents hommes, les meilleurs de la garnison, et, ayant fait allumer un grand feu près de la porte de Séville, il leur dit: «Mes amis, il faut vaincre ou périr. Jetons les fourreaux de nos épées dans ce feu, et jurons de mourir en braves, si nous ne pouvons remporter la victoire!» Tous lancèrent les fourreaux de leurs épées dans les flammes, et, sortant de la ville, ils se précipitèrent sur les assiégeants avec tant d'impétuosité, que ceux-ci, après avoir perdu leurs chefs et sept mille des leurs, à ce qu'on assure, prirent la fuite dans un épouvantable désordre. Le vainqueur irrité fit trancher la tête au cadavre d'Alâ et à ceux de ses principaux compagnons; puis, voulant faire passer au calife abbâside l'envie de lui disputer l'Espagne, il fit nettoyer ces têtes, ordonna de les remplir de sel et de camphre, et, après avoir fait attacher à l'oreille de chaque tête un billet déclarant le nom et la qualité de celui à qui elle avait appartenu, il les fit mettre dans un sac en y joignant le drapeau noir, le diplôme par lequel Al-Mançour nommait Alâ gouverneur de l'Espagne, et un rapport écrit de la déroute des insurgés. Moyennant finance, il engagea un marchand de Cordoue à porter ce sac à Cairawân, où l'appelaient des affaires de commerce, et à le placer pendant la nuit sur le marché de cette ville. Le marchand s'acquitta de sa commission sans être découvert, et l'on dit qu'Al-Mançour, en apprenant ces circonstances, s'écria saisi de terreur: «Je rends grâces à Dieu de ce qu'il a mis une mer entre moi et un tel ennemi![360]»

La victoire remportée sur le parti abbâside fut bientôt suivie de la réduction de Tolède (764). Ennuyés de la longue guerre qu'ils avaient à soutenir, les Tolédans entrèrent en pourparlers avec Badr et Tammâm, qui commandaient l'armée du prince, et obtinrent l'amnistie après avoir livré leurs chefs. Quand on conduisit ces chefs à Cordoue, l'émir envoya à leur rencontre un barbier, un tailleur et un vannier. D'après les ordres qu'ils avaient reçus, le barbier rasa la tête et la barbe aux prisonniers, le tailleur leur coupa des tuniques de laine, le vannier leur fit des paniers, et un jour les habitants de Cordoue virent arriver dans leur ville des ânes portant des paniers d'où sortaient des têtes chauves et des bustes bizarrement affublés d'étroites et mesquines tuniques de laine. Poursuivis par les huées de la populace, les malheureux Tolédans furent promenés par la ville et ensuite crucifiés[361].

La manière cruelle dont Abdérame châtiait ceux qui avaient osé méconnaître son autorité, montre suffisamment qu'il voulait régner par la terreur; mais les Arabes, à en juger par la révolte de Matarî qui éclata deux années après le supplice des nobles de Tolède, ne se laissèrent pas intimider facilement. Ce Matarî était un chef yéménite de Niébla. Un soir qu'il avait fait des libations trop copieuses et que la conversation était tombée sur le massacre des Yéménites qui avaient combattu sous le drapeau d'Alâ, il prit sa lance, y attacha une pièce d'étoffe, et jura de venger la mort de ses contribules. Le lendemain en s'éveillant, il avait complétement oublié ce qu'il avait fait la veille, et quand son regard tomba sur sa lance transformée en étendard, il demanda d'un air étonné ce que cela signifiait. On lui rappela alors ce qu'il avait dit et fait le soir précédent. Saisi de frayeur, il s'écria: «Otez tout de suite ce mouchoir de ma lance, afin que mon étourderie ne s'ébruite pas!» Mais avant qu'on eût eu le temps d'exécuter cet ordre, il se ravisa. «Non, dit-il, laissez ce drapeau! Un homme tel que moi n'abandonne pas un projet, quel qu'il soit,» et il appela ses contribules aux armes. Il sut se maintenir quelque temps, et quand enfin il fut mort sur le champ de bataille, ses compagnons continuèrent à se défendre avec tant d'opiniâtreté, que l'émir fut obligé de traiter avec eux et de leur faire grâce[362].

Vint le tour d'Abou-Çabbâh. Bien qu'Abdérame eût toute raison de se méfier de ce puissant Yéménite qui avait voulu l'assassiner aussitôt après la bataille de Moçâra, il avait cependant jugé prudent de ne pas se brouiller avec lui et de lui confier le gouvernement de Séville; mais dans l'année 766, quand il n'eut point d'insurgés à combattre et qu'il se crut assez puissant pour n'avoir rien à craindre d'Abou-Çabbâh, il le destitua de son poste. Furieux Abou-Çabbâh appela les Yéménites aux armes. Abdérame acquit bientôt la certitude que l'influence de ce chef était plus grande qu'il ne l'avait cru. Alors il entama des négociations insidieuses, fit proposer une entrevue au Sévillan, et lui fit remettre par Ibn-Khâlid un sauf-conduit signé de sa main. Abou-Çabbâh se rendit à Cordoue, et, laissant les quatre cents cavaliers qui l'accompagnaient à la porte du palais, il eut avec l'émir un entretien secret. Il le poussa à bout, dit-on, par des paroles outrageantes. Alors Abdérame essaya de le poignarder de sa propre main; mais la vigoureuse résistance du chef sévillan le força d'appeler ses gardes et de le faire assommer par eux. Peut-être y avait-il plus de préméditation dans cet homicide que les clients omaiyades qui ont écrit l'histoire de leurs patrons n'ont voulu l'avouer.

Quand Abou-Çabbâh eut cessé de vivre, Abdérame fit jeter une couverture sur son cadavre et effacer soigneusement les traces de son sang; puis, ayant fait venir ses vizirs, il leur dit qu'Abou-Çabbâh était prisonnier dans le palais, et leur demanda s'il fallait le tuer. Tous lui conseillèrent de ne pas le faire. «Ce serait trop dangereux, dirent-ils, car les cavaliers d'Abou-Çabbâh sont postés à la porte du palais, et vos troupes sont absentes.» Un seul ne partagea point leur avis. C'était un parent de l'émir et il exprima son opinion dans ces vers:

Fils des califes, je vous donne un bon conseil en vous engageant à tuer cet homme qui vous hait et qui brûle du désir de se venger sur vous. Qu'il ne vous échappe pas, car s'il reste en vie, il sera pour nous la cause d'un grand malheur. Finissez-en avec lui, et vous serez débarrassé d'une grave maladie. Enfoncez-lui dans la poitrine une bonne lame damasquinée; quand il s'agit d'un tel homme, la violence même sera encore de la générosité.

«Sachez donc, reprit alors Abdérame, que je l'ai fait tuer;» et sans faire attention à l'étonnement de ses vizirs, il souleva la couverture étendue sur le cadavre.

Les vizirs, qui n'avaient désapprouvé le meurtre d'Abou-Çabbâh que parce qu'ils craignaient l'effet qu'un acte si violent produirait sur l'esprit de ses compagnons, s'aperçurent bientôt que cette crainte manquait de fondement; car quand un employé du palais eut annoncé à ces cavaliers que leur chef n'était plus et qu'ils pouvaient partir, ils se retirèrent tranquillement; circonstance étrange et qui fait soupçonner qu'Abdérame, ne voulant agir qu'à bon escient, avait corrompu d'avance ces cavaliers.

Un seul client omaiyade eut des sentiments assez élevés pour blâmer cette trahison infâme, dont il avait été l'instrument à son insu; c'était Ibn-Khâlid, qui avait remis au chef sévillan le sauf-conduit de l'émir. Il se retira dans ses terres et dans la suite il refusa constamment d'accepter un emploi quelconque[363].

Peu de temps après le meurtre d'Abou-Çabbâh, une grande insurrection éclata parmi les Berbers, qui jusque-là s'étaient tenus assez tranquilles. Elle fut excitée par un maître d'école, moitié fanatique, moitié imposteur, qui vivait dans l'est de l'Espagne et s'appelait Chakyâ. Il appartenait à la tribu berbère de Miknésa; mais, soit que son cerveau se fût troublé par l'étude du Coran, des traditions relatives au Prophète et de l'histoire des premiers temps de l'islamisme, soit que l'ambition le poussât à se poser comme chef de parti, il crut, ou prétendit croire, qu'il descendait d'Alî et de Fatime, la fille du Prophète. Les crédules Berbers acceptèrent cette imposture d'autant plus facilement que, par une circonstance fortuite, la mère du maître d'école s'appelait aussi Fatime; et quand Chakyâ, ou plutôt Abdallâh, fils de Mohammed, car c'est ainsi qu'il se faisait appeler, fut venu s'établir dans le pays qui s'étend entre le Guadiana et le Tage, les Berbers, qui formaient la majorité de la population musulmane, et qui étaient toujours prêts à prendre les armes quand un marabout le leur ordonnait, accoururent en foule sous ses drapeaux, si bien qu'il put s'emparer successivement de Sontebria[364], de Mérida, de Coria et de Medellin. Il battit les troupes que le gouverneur de Tolède avait envoyées contre lui, gagna à sa cause les Berbers qui servaient dans l'armée du client omaiyade Obaidallâh, attaqua les autres soldats de ce général, les mit en déroute, s'empara de leur camp, et sut toujours échapper aux poursuites d'Abdérame en se retirant dans les montagnes. Enfin, après six ans de guerre, Abdérame rechercha et obtint l'appui d'un Berber qui était à cette époque le chef le plus puissant dans l'est de l'Espagne, et qui regardait d'un œil jaloux la puissance et les succès du soi-disant Fatimide. Alors la discorde se mit parmi les Berbers, et Chakyâ se vit obligé de quitter Sontebria et de se retirer vers le nord[365]; mais pendant qu'Abdérame marchait contre lui en ravageant les champs et les villages des Berbers qui se trouvaient sur son passage, une autre révolte éclata dans l'ouest, où les Yéménites n'attendaient qu'une occasion favorable pour venger le meurtre d'Abou-Çabbâh. Une telle occasion, l'éloignement de l'émir la leur avait fournie, et ils marchaient maintenant sur la capitale, dont ils espéraient s'emparer par un coup de main, commandés par les parents d'Abou-Çabbâh qui étaient gouverneurs de Niébla et de Béja, et renforcés par les Berbers de l'ouest, travaillés depuis longtemps, ce semble, par les émissaires du marabout.

Abdérame n'eut pas plutôt reçu ces fâcheuses nouvelles, qu'il retourna en toute hâte vers Cordoue, et, refusant de s'arrêter une seule nuit dans son palais, comme on le lui proposait, il trouva les ennemis retranchés sur les bords du Bembezar[366]. Les premiers jours s'étant passés en escarmouches peu importantes, Abdérame se servit de ses clients berbers, parmi lesquels se trouvaient les Beni-al-Khalî, pour détacher les Berbers de leur alliance avec les Yéménites. S'étant glissés dans le camp ennemi à la nuit tombante, ces clients firent sentir aux Berbers que si l'émir, le seul qui pût les défendre contre la haine jalouse des Arabes, perdait son trône, leur expulsion en serait la suite inévitable. «Vous pouvez compter, ajoutèrent-ils, sur la reconnaissance du prince, si vous voulez abandonner une cause contraire à vos intérêts, et embrasser la sienne.» Leurs conseils prévalurent: les Berbers leur promirent de trahir les Yéménites quand le combat, fixé au lendemain, se serait engagé. Ils tinrent leur promesse. Avant la bataille ils dirent aux Yéménites: «Nous ne savons combattre qu'à cheval, tandis que vous savez très-bien combattre à pied; donnez-nous donc tous les chevaux que vous avez.» N'ayant nulle raison pour se méfier d'eux, les Yéménites consentirent à leur demande. Ils eurent lieu de s'en repentir, car, le combat ayant commencé, les Berbers qui avaient obtenu des chevaux allèrent se joindre aux cavaliers omaiyades, et pendant qu'ils chargeaient vigoureusement les Yéménites, les autres Berbers s'enfuirent. Les Yéménites furent enfoncés de toutes parts. Alors commença une horrible boucherie; dans leur aveugle fureur, les soldats d'Abdérame frappaient sans discernement sur tous ceux qu'ils rencontraient, en dépit de l'ordre qu'ils avaient reçu d'épargner les fuyards berbers. Trente mille cadavres jonchèrent le champ de bataille et furent enterrés dans une fosse qu'au Xe siècle on montrait encore[367].

Quant à la révolte des Berbers du centre, elle ne fut comprimée qu'après dix ans de guerre, lorsque Chakyâ eut été assassiné par deux de ses compagnons, et elle durait encore quand une confédération formidable appela en Espagne un conquérant étranger. Les membres de cette confédération étaient le Kelbite al-Arâbî[368], gouverneur de Barcelone, le Fihrite Abdérame ibn-Habîb, gendre de Yousof et surnommé le Slave, parce que sa taille mince et élevée, sa blonde chevelure et ses yeux bleus rappelaient le type de cette race dont plusieurs individus vivaient en Espagne comme esclaves, et enfin Abou-'l-Aswad, fils de Yousof, qu'Abdérame avait condamné à une captivité perpétuelle, mais qui était parvenu à tromper la surveillance de ses geôliers en contrefaisant l'aveugle. Au commencement on n'avait pas voulu croire à sa cécité. On lui fit subir les épreuves les plus difficiles; mais l'amour de la liberté lui prêta la force nécessaire pour ne point se trahir une minute, et il joua son rôle avec tant de persévérance et avec un si grand talent d'imposture, qu'à la fin tout le monde le crut véritablement aveugle. Alors, voyant que ses geôliers ne faisaient pas grande attention à lui, il concerta un plan d'évasion avec un de ses clients, qui avait obtenu la permission de venir de temps à autre lui rendre visite; et un matin que l'on conduisait les prisonniers par un chemin souterrain à la rivière afin qu'ils s'y lavassent, ce client se posta, avec quelques-uns de ses amis et avec des chevaux, sur le bord opposé du fleuve. Profitant d'un moment où personne ne l'observait, Abou-'l-Aswad se jeta dans la rivière, la traversa à la nage, monta à cheval, prit au galop le chemin de Tolède, et arriva sans accident dans cette ville[369].

La haine que ces trois chefs portaient à Abdérame était si forte, qu'ils résolurent d'implorer le secours de Charlemagne, bien que ce conquérant, qui avait déjà fait retentir le monde du bruit de ses exploits, fût l'ennemi le plus acharné de l'islamisme. Par conséquent, ils se rendirent, dans l'année 777, à Paderborn, où Charlemagne tenait alors un champ-de-mai, et lui proposèrent une alliance contre l'émir de l'Espagne. Charlemagne n'hésita pas à accepter leur proposition. Il avait alors les mains libres et pouvait penser à des conquêtes nouvelles. Les Saxons s'étaient soumis, il le croyait du moins, à sa domination et au christianisme; des milliers d'entre eux venaient en ce moment même à Paderborn pour se faire baptiser; Wittekind, le plus redoutable de leurs chefs, avait été forcé de quitter le pays et de chercher un asile chez un prince danois. On convint donc que Charlemagne franchirait les Pyrénées avec des troupes nombreuses; qu'al-Arâbî et ses alliés au nord de l'Ebre l'appuyeraient et le reconnaîtraient pour leur souverain, et que le Slave, après avoir enrôlé des troupes berbères en Afrique, les conduirait dans la province de Todmîr (Murcie), où il seconderait les mouvements qui auraient lieu dans le nord, en arborant le drapeau du calife abbâside, allié de Charlemagne. Quant à Abou-'l-Aswad, nous ignorons dans quelle partie de l'Espagne il devait agir.

Cette coalition formidable, qui n'avait arrêté son plan d'attaque qu'après une mûre délibération, menaçait de devenir infiniment plus dangereuse pour Abdérame qu'aucune des précédentes. Heureusement pour lui, l'exécution ne répondit pas aux préparatifs. Le Slave débarqua, il est vrai, avec une armée berbère dans la province de Todmîr; mais il y arriva trop tôt et avant que Charlemagne eût franchi les Pyrénées; aussi, quand il demanda du secours à al-Arâbî, ce dernier lui fit répondre que, d'après le plan arrêté à Paderborn, son rôle, à lui, était de rester dans le nord pour y seconder l'armée de Charlemagne[370]. La haine entre les Fihrites et les Yéménites était trop enracinée pour que, des deux côtés, on ne se soupçonnât pas de perfidie. Se croyant donc trahi par al-Arâbî, le Slave tourna ses armes contre lui, fut battu, et, de retour dans la province de Todmîr, il fut assassiné par un Berber d'Oretum à qui il avait imprudemment accordé sa confiance, ne soupçonnant pas que c'était un émissaire de l'émir Abdérame.

Au moment où l'armée de Charlemagne s'approchait des Pyrénées, l'un des trois chefs arabes sur lesquels il avait compté, avait donc déjà cessé de vivre. Le second, Abou-'l-Aswad, l'appuya si faiblement qu'aucune chronique franque ou arabe ne nous apprend ce qu'il fit. Il ne lui restait donc qu'al-Arâbî et ses alliés du nord, tels qu'Abou-Thaur, gouverneur d'Huesca, et le chrétien Galindo, comte de la Cerdagne. Cependant al-Arâbî n'avait pas été inactif. Secondé par le Défenseur Hosain ibn-Yahyâ, un descendant de ce Sad ibn-Obâda qui avait aspiré au califat après la mort du Prophète, il s'était rendu maître de Saragosse; mais quand l'armée de Charlemagne fut arrivée devant les portes de cette ville, il ne put vaincre la répugnance qu'avaient ses coreligionnaires à admettre le roi des Francs dans leurs murs; le Défenseur Hosain ibn-Yahyâ surtout n'aurait pu y consentir qu'en reniant des souvenirs de famille qui lui étaient sacrés. Voyant qu'il ne pouvait persuader ses concitoyens, al-Arâbî, qui ne voulait pas que Charlemagne le soupçonnât de l'avoir trompé, alla se remettre spontanément entre ses mains.

Charlemagne avait donc dû commencer le siége de Saragosse, lorsqu'il reçut une nouvelle qui bouleversa tous ses projets: Wittekind était retourné en Saxe; à sa voix les Saxons avaient repris les armes; profitant de l'absence de l'armée franque et mettant tout à feu et à sang, ils avaient déjà pénétré jusqu'au Rhin et s'étaient emparés de Deutz, vis-à-vis de Cologne.

Forcé de quitter en toute hâte les bords de l'Ebre pour retourner à ceux du Rhin, Charlemagne marcha vers la vallée de Roncevaux. Parmi les rochers et dans les forêts qui dominent le fond septentrional de cette vallée, les Basques, poussés par une haine invétérée contre les Francs et avides de butin, s'étaient embusqués. L'armée franque défilait sur une ligne étroite et longue, comme l'y obligeait la conformation du terrain resserré. Les Basques laissèrent passer l'avant-garde; mais lorsque l'arrière-garde, encombrée de bagages, fut arrivée, ils se précipitèrent sur elle, et, profitant de la légèreté de leurs armes et de l'avantage de leur position, ils la culbutèrent au fond de la vallée, tuèrent après un combat opiniâtre tous les hommes jusqu'au dernier, et entre autres, Rotland, commandant de la frontière de Bretagne; puis ils pillèrent les bagages, et, protégés par les ombres de la nuit qui déjà s'épaississaient, ils s'éparpillèrent en divers lieux avec une extrême célérité[371].

Telle fut l'issue désastreuse de cette expédition de Charlemagne, commencée sous les plus heureux auspices. Tout le monde avait contribué à la faire échouer, à la seule exception de l'émir de Cordoue, contre lequel elle avait été dirigée; mais il se hâta du moins de profiter des avantages qu'il devait à ses sujets rebelles de Saragosse, aux Basques chrétiens et à un chef saxon, dont le nom même lui était peut-être inconnu, et marcha contre Saragosse, afin de forcer cette ville à rentrer dans l'obéissance. Avant qu'il fût arrivé au terme de sa marche, al-Arâbî, qui avait accompagné Charlemagne pendant sa retraite, mais qui depuis était revenu à Saragosse, avait déjà cessé de vivre. Le Défenseur Hosain, qui le considérait comme un traître à sa religion, l'avait fait poignarder dans la mosquée. Assiégé maintenant par Abdérame, Hosain se soumit à lui. Plus tard, il leva de nouveau l'étendard de la révolte; mais alors ses concitoyens, assiégés derechef, le livrèrent à Abdérame, qui, après lui avoir fait couper les mains et les pieds, le fit assommer à coups de barre. Maître de Saragosse, l'émir attaqua les Basques, et rendit tributaire le comte de la Cerdagne. Abou-'l-Aswad, enfin, tenta encore une révolte, mais dans la bataille du Guadalimar il fut trahi par le général qui commandait son aile droite. Les cadavres de quatre mille de ses compagnons «servirent de pâture aux loups et aux vautours.[372]»

Abdérame était donc sorti vainqueur de toutes les guerres qu'il avait eu à soutenir contre ses sujets. Ses succès commandaient l'admiration à ses ennemis mêmes. On raconte, par exemple, que le calife abbâside Al-Mançour demanda un jour à ses courtisans: «Quel est à votre avis celui qui mérite d'être appelé le sacre des Coraich?» Croyant que le calife ambitionnait ce titre, les courtisans répondirent sans hésiter: «C'est vous, commandeur des croyants; vous qui avez vaincu des princes puissants, dompté mainte révolte, et mis un terme aux discordes civiles.—Non, ce n'est pas moi,» reprit le calife. Les courtisans nommèrent alors Moâwia Ier et Abdalmélic. «Ni l'un ni l'autre, dit le calife; quant à Moâwia, Omar et Othmân lui avaient aplani le chemin, et quant à Abdalmélic, il était appuyé par un parti puissant. Le sacre des Coraich, c'est Abdérame, fils de Moâwia, lui qui, après avoir parcouru seul les déserts de l'Asie et de l'Afrique, a eu l'audace de s'aventurer sans armée dans un pays à lui inconnu et situé de l'autre côté de la mer. N'ayant pour tout soutien que son savoir-faire et sa persévérance, il a su humilier ses orgueilleux adversaires, tuer les rebelles, mettre ses frontières en sûreté contre les attaques des chrétiens, fonder un grand empire, et réunir sous son sceptre un pays qui semblait déjà morcelé entre différents chefs. Voilà ce que personne n'avait fait avant lui.[373]» Ces mêmes idées, Abdérame les exprimait dans ses vers avec une fierté légitime. Mais il avait payé cher ses succès, ce tyran perfide, cruel, vindicatif, impitoyable, et si aucun chef arabe ou berber n'osait plus le braver en face, tous le maudissaient en secret. Aucun homme de bien ne voulait plus entrer à son service. Ayant consulté ses vizirs sur le choix d'un cadi de Cordoue, ses deux fils, Solaimân et Hichâm, furent d'accord (ce qui leur arrivait rarement) pour lui recommander Moçab, un pieux et vertueux vieillard. Abdérame le fit venir et lui offrit la dignité de cadi. Mais Moçab, persuadé que sous un prince qui mettait son pouvoir au-dessus des lois, il ne serait qu'un instrument de tyrannie, refusa de l'accepter, malgré les instances réitérées de l'émir. Irrité de ce refus, Abdérame, qui ne pouvait souffrir la moindre contradiction, tortillait déjà sa moustache, ce qui chez lui annonçait l'approche d'un terrible orage, et les courtisans s'attendaient à entendre un arrêt de mort sortir de sa bouche. «Mais Dieu lui fit abandonner sa coupable pensée,» dit un chroniqueur arabe. Ce vénérable vieillard lui imposait un respect involontaire, et maîtrisant son courroux, ou du moins le déguisant de son mieux, il se contenta de lui dire: «Sors d'ici et que Dieu maudisse ceux qui t'ont recommandé![374]»

Peu à peu il vit même lui échapper le soutien sur lequel il aurait dû pouvoir compter dans toutes les circonstances: plusieurs de ses clients l'abandonnèrent. Quelques-uns d'entre eux, tels qu'Ibn-Khâlid, refusèrent de le suivre sur la voie de trahisons et de cruautés dans laquelle il s'était engagé. D'autres excitèrent ses soupçons, et Obaidallâh était de leur nombre. On disait que, voulant se rendre nécessaire à l'émir qui, à ce qu'il croyait, cherchait à se débarrasser de lui, il avait favorisé la défection de son neveu Wadjîh qui avait embrassé le parti du prétendant fatimide. De son côté, Abdérame, quand il eut Wadjîh en son pouvoir, le traita avec la dernière rigueur: il lui fit trancher la tête, malgré les prières d'Obaidallâh.[375] Quelque temps après, Obaidallâh fut accusé, à tort ou à raison, d'avoir trempé dans un complot ourdi par deux parents de l'émir; mais Abdérame n'avait pas en mains des preuves suffisantes de sa complicité, et si peu scrupuleux qu'il fût de reste, il hésitait à condamner à la mort, sur un simple soupçon, le vieillard à qui il devait son trône. Il fut donc clément à sa manière. «J'infligerai à Obaidallâh une punition qui lui sera plus douloureuse que la mort même,» dit-il; et depuis lors il le traita avec une cruelle indifférence[376].

Il n'y eut pas jusqu'au fidèle Badr qui ne tombât en disgrâce. Abdérame confisqua ses biens, lui défendit de quitter sa demeure et finit par le reléguer dans une ville frontière; mais il convient de dire que Badr s'était écarté du respect qu'il devait à son maître, et l'avait ennuyé de ses plaintes injustes et insolentes[377].

Brouillé avec ses clients les plus considérés, Abdérame vit encore sa propre famille conspirer contre lui. Dès qu'il fut devenu le maître de l'Espagne, il avait fait venir à sa cour les Omaiyades dispersés en Asie et en Afrique; il les avait comblés de richesses et d'honneurs, et souvent on l'entendait dire: «Le plus grand bienfait que j'aie reçu de Dieu après le pouvoir, c'est d'être à même d'offrir un asile à mes proches et de leur faire du bien. Mon orgueil, je l'avoue, se trouve flatté, quand ils admirent la grandeur à laquelle je suis parvenu, et dont je ne suis redevable qu'à Dieu seul[378].» Mais ces Omaiyades, poussés par l'ambition ou ne pouvant supporter le despotisme tracassier du chef de la famille, se mirent à comploter. Une première conspiration fut ourdie par deux princes du sang et par trois nobles. Ils furent trahis, arrêtés et décapités[379]. Quelques années plus lard, un autre complot fut tramé par Moghîra, neveu d'Abdérame, et par Hodhail, qui avait encore à venger la mort de son père Çomail, étranglé dans sa prison. Ils furent trahis aussi et punis de la même manière. Quand ils eurent cessé de vivre, un client omaiyade entra chez Abdérame. Il le trouva seul, morne et abattu, l'œil fixé à terre et comme perdu dans de tristes réflexions. Devinant ce qui se passait dans l'âme de son maître froissé pour la seconde fois dans son orgueil de chef de famille et blessé dans ses affections les plus intimes, le client approcha avec précaution sans rien dire. «Quels parents que les miens! s'écria enfin Abdérame; lorsque je tentais de m'assurer un trône au péril de mes jours, je songeais autant à eux qu'à moi-même. Ayant réussi dans mon projet, je les ai priés de venir ici, et je leur ai fait partager mon opulence. Et maintenant ils veulent m'arracher ce que Dieu m'a donné! Seigneur tout-puissant! tu les as punis de leur ingratitude en me faisant connaître leurs infâmes complots, et si je leur ai ôté la vie, ç'a été pour préserver la mienne. Pourtant, quel triste sort que le mien! Mes soupçons pèsent sur tous les membres de ma famille, et de leur côté ils craignent tous que je n'attente à leurs jours! Plus de confiance, plus d'épanchement de cœur entre nous! Quel rapport peut-il exister désormais entre moi et mon frère, le père de cet infortuné jeune homme? Comment pourrais-je être tranquille dans son voisinage, moi qui, en condamnant son fils à la mort, ai tranché les liens qui nous unissaient? Comment mes yeux pourraient-ils rencontrer les siens?» Puis, s'adressant à son client: «Va, poursuivit-il, va trouver mon frère à l'instant même; excuse-moi auprès de lui le mieux que tu pourras; donne-lui les cinq mille pièces d'or que voici, et dis-lui d'aller dans telle partie de l'Afrique qu'il voudra!»

Le client obéit en silence, et trouva l'infortuné Walîd à demi mort de frayeur. Il le rassura, lui remit la somme que l'émir lui offrait et lui rapporta les paroles qu'il l'avait entendu dire. «Hélas! dit alors Walîd avec un profond soupir, le crime commis par un autre retombe sur moi! Ce fils rebelle qui est allé au devant de la mort qu'il méritait, m'entraîne dans sa perte, moi qui ne recherchais que le repos et qui me serais contenté d'un petit coin dans la tente de mon frère! Mais j'obéirai à son ordre; se soumettre avec résignation à ce que Dieu a résolu, c'est un devoir!» De retour auprès de son maître, le client lui annonça que Walîd faisait déjà ses préparatifs pour quitter l'Espagne, et lui répéta les paroles qu'il l'avait entendu prononcer. «Mon frère dit la vérité, s'écria alors le prince en souriant avec amertume; mais qu'il n'espère pas de me tromper par de telles paroles et de me cacher sa pensée intime. Je le connais, et je sais que s'il pouvait étancher dans mon sang sa soif de vengeance, il n'aurait pas un moment d'hésitation[380]

Exécré par les chefs arabes et berbers, brouillé avec ses clients, trahi par ses proches, Abdérame se trouva de plus en plus isolé. Dans les premières années de son règne, lorsqu'il jouissait encore d'une certaine popularité, du moins à Cordoue, il aimait à parcourir presque seul les rues de la capitale et à se mêler au peuple; maintenant, défiant et ombrageux, il était inaccessible, ne sortait presque plus de son palais, et quand il le faisait, il était toujours entouré d'une garde nombreuse[381]. Depuis la grande insurrection des Yéménites et des Berbers de l'Ouest, il vit dans l'augmentation des troupes mercenaires le seul moyen de maintenir ses sujets dans l'obéissance. Il acheta donc aux nobles leurs esclaves qu'il enrôla, fit venir d'Afrique une foule de Berbers, et porta ainsi son armée permanente à 40,000 hommes[382], aveuglément dévoués à sa personne, mais tout à fait indifférents aux intérêts du pays.

Rompre les Arabes et les Berbers à l'obéissance et les obliger à contracter des habitudes d'ordre et de paix, telle a été la préoccupation constante d'Abdérame. Pour réaliser cette pensée, il a employé tous les moyens auxquels les rois du quinzième siècle ont eu recours pour triompher de la féodalité. Mais c'était un triste état que celui auquel l'Espagne se trouvait réduite par la fatalité des situations, un triste rôle que celui que les successeurs d'Abdérame auraient à remplir: la route qui leur avait été tracée par le fondateur de la dynastie, c'était le despotisme du sabre. Il est vrai qu'un monarque ne pouvait gouverner les Arabes et les Berbers d'une autre façon; si la violence et la tyrannie étaient d'un côté, le désordre et l'anarchie étaient de l'autre. Les différentes tribus auraient pu former autant de républiques, unies, si cela se pouvait, contre l'ennemi commun, les chrétiens du nord, par un lien fédératif; c'eût été une forme de gouvernement en harmonie avec leurs instincts et leurs souvenirs; mais ni les Arabes ni les Berbers n'étaient faits pour la monarchie.

 

 

FIN DU TOME PREMIER.

NOTES

Note A, p. 97.

Quelques-uns de ces chroniqueurs théologiens qui ont voulu plier l'histoire musulmane à leurs vues étroites et fausses, prétendent que deux généraux, l'un et l'autre de la famille d'Omaiya, Obaidallâh, fils de Ziyâd, et Amr, fils de Saîd, surnommé Achdac, refusèrent de commander l'armée destinée à réduire les deux villes saintes. Je crois que c'est une fable, tout comme les cent pièces d'or qui auraient été données à chaque soldat, car le plus ancien des chroniqueurs de cette classe, Fâkihî, ne dit rien de ce refus, ce que pourtant il n'aurait pas manqué de faire, s'il en avait eu connaissance; mais supposé même que ce ne soit pas une fable, alors le refus des deux généraux n'a pas été motivé par des scrupules religieux, comme les dévots chroniqueurs voudraient le faire croire, mais par leur rancune contre le calife. Obaidallâh, comme l'a très-bien observé M. Weil (t. I, p. 330, dans la note), était mécontent parce qu'il ne croyait pas ses services assez récompensés, et parce que Yézîd, qui lui avait promis le gouvernement de Khorâsân outre celui de l'Irâc, n'avait pas tenu cette promesse. Achdac avait également des griefs contre Yézîd, qui lui avait ôté le gouvernement du Hidjâz. Aussi répond-il, chez Ibn-Khaldoun: «J'ai su contenir ce pays, moi; [mes successeurs n'ont pas su le faire] et maintenant le sang va couler,» c'est-à-dire: «puisqu'on a cru devoir suivre une politique opposée à la mienne, je ne veux me mêler de rien.»

Note B, p. 134.

D'après Ibn-Badroun (p. 185) et d'autres auteurs, Merwân n'aurait gagné la bataille de Râhit que par une perfidie. Sur le conseil d'Obaidallâh ibn-Ziyâd, il aurait attaqué les Caisites à l'improviste pendant une trêve que Dhahhâc lui avait accordée. Ce récit me paraît inventé, à une époque assez récente, par les Caisites ou par les ennemis des Omaiyades, car les meilleurs écrivains, tels qu'Ibn-al-Athîr, Masoudî, l'auteur du Raihân etc., et les poètes caisites de cette époque, qui, si le fait était vrai, n'auraient pas manqué de reprocher à leurs ennemis leur conduite déloyale, ne disent absolument rien ni d'un armistice qui aurait été conclu, ni d'une perfidie.

Note C, p. 221.

Isidore ne donne pas à cette victime de la haine de Haitham d'autre nom que celui de Zat (c'est-à-dire Sad). Je crois que ce Sad était Kelbite et qu'il était le fils du poète Djauwâs, car le Kelbite Abou-'l-Khattâr, qui plus tard devint gouverneur de l'Espagne, se glorifie, dans un poème dont j'ai traduit un fragment (p. 274), d'avoir vengé la mort d'Ibn-Djauwâs, et j'ignore quel personnage il aurait pu désigner par ce nom, si ce n'est le Sad d'Isidore. Ce qui me porte à croire que l'Ibn-Djauwâs dans le poème d'Abou-'l-Khattâr est bien réellement le fils (ou peut-être le petit-fils) du poète, c'est la circonstance que ce nom de Djauwâs est si rare que Tibrîzî, en nommant, dans son Commentaire sur le Hamâsa (p. 638), tous ceux qui l'ont porté, n'en nomme que quatre, parmi lesquels il n'y a qu'un seul Kelbite, Djauwâs le poète.

 

 

FIN DES NOTES DU TOME PREMIER.

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