Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3/4: jusqu'à la conquête de l'Andalouisie par les Almoravides (711-1100)
The Project Gutenberg eBook of Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3/4
Title: Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3/4
Author: Reinhart Pieter Anne Dozy
Release date: October 28, 2012 [eBook #41208]
Most recently updated: October 23, 2024
Language: French
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HISTOIRE
DES
MUSULMANS D'ESPAGNE
JUSQU'A LA CONQUÊTE DE L'ANDALOUSIE
PAR LES ALMORAVIDES
(711—1110)
PAR
R. D O Z Y
Commandeur de l'ordre de Charles III d'Espagne, membre correspondant
de l'académie d'histoire de Madrid, associé étranger de la Soc. asiat.
de Paris, professeur d'histoire à l'université de Leyde, etc.
TOME TROISIÈME
LE Y D E
E. J. B R I L L
Imprimeur de l'Université
——
1861
Chapitres:
I.,
II.,
III.,
IV.,
V.,
VI.,
VII.,
VIII.,
IX.,
X.,
XI.,
XII.,
XIII.,
XIV.,
XV.,
XVI.,
XVII.,
XVIII.
Notes de bas de page
LIVRE III
LE CALIFAT
I.
Ne voulant pas interrompre l’histoire de l’insurrection de l’Andalousie, nous sommes déjà arrivés, dans le livre précédent, à l’année 932; mais comme la guerre étrangère va nous occuper à présent, il sera nécessaire que le lecteur se reporte au commencement du règne d’Abdérame III.
L’insurrection des Espagnols et de l’aristocratie arabe n’était pas alors le seul péril qui menaçât l’existence de l’Etat: deux puissances voisines, l’une récente, l’autre déjà ancienne, la mettaient également en danger: c’étaient le royaume de Léon et le califat africain, qui venait d’être fondé par une secte chiite, celle des Ismaëliens.
D’accord sur les grands principes, reconnaissant tous que l’imâmat, c’est-à-dire le commandement temporel et spirituel de tous les musulmans, appartient à la postérité d’Alî et que l’imâm est impeccable, les Chiites ou partisans du droit divin formaient cependant plusieurs sectes, et ce qui les tenait surtout divisés, c’était la question de savoir lequel parmi les descendants du sixième imâm, Djafar le Véridique, avait droit à l’imâmat. Ce Djafar avait eu plusieurs fils, dont l’aîné s’appelait Ismâîl et le second Mousâ, et comme Ismâîl était mort avant son père, dans l’année 762, la majeure partie des Chiites avait reconnu Mousâ pour imâm après la mort de Djafar. La minorité, au contraire, ne voulut pas se soumettre à lui. Disant que Dieu lui-même avait, par la bouche de Djafar, désigné Ismâîl pour le successeur de ce dernier, et que l’Etre suprême ne peut pas revenir sur une résolution une fois prise, ces Ismaëliens, comme on les appelait, ne reconnaissaient pour imâm qu’Ismâîl et ses descendants. Mais ces derniers n’avaient pas d’ambition. Découragés par l’insuccès de toutes les entreprises des Chiites et ne voulant pas partager le sort de leurs ancêtres presque tous morts prématurément par le fer ou par le poison, ils se dérobèrent aux dangereux et compromettants hommages de leurs partisans et allèrent se cacher au fond du Khorâsân et du Candahar[1].
Abandonnée ainsi de ses chefs naturels, la secte des Ismaëliens semblait destinée à s’éteindre obscurément, lorsqu’un Persan audacieux et habile vint lui donner une direction et une vie nouvelles.
Dans la patrie de cet homme, l’islamisme avait fait à peu près les mêmes progrès qu’en Espagne. Il avait reçu dans son giron un nombre assez considérable de prosélytes, mais il n’avait pas étouffé les autres religions, et l’ancien culte, le magisme, florissait à côté de lui. Si les musulmans eussent rigoureusement exécuté la loi de Mahomet, ils n’auraient laissé aux Guèbres que le choix entre la conversion à l’islamisme et le glaive. N’ayant point de livre sacré révélé par un prophète que les musulmans reconnaissaient pour tel, les adorateurs du feu ne pouvaient prétendre à être tolérés. Mais dans les circonstances données, la loi de Mahomet était inapplicable. Les Guèbres étaient fort nombreux; ils étaient attachés de cœur et d’âme à leur religion; ils repoussaient tout autre culte avec une opiniâtreté inflexible: fallait-il égorger tous ces braves gens uniquement parce qu’ils voulaient faire leur salut à leur guise? C’eût été bien cruel, et en outre, bien dangereux, car de cette manière on aurait provoqué une insurrection universelle. Moitié par humanité, moitié par politique, les musulmans passèrent donc par-dessus la loi, et, le principe de la tolérance une fois admis, ils permirent aux Guèbres d’exercer partout leur culte en public, de sorte que chaque ville, chaque bourgade même, avait son pyrée. Qui plus est, le gouvernement protégeait les Guèbres même contre le clergé musulman: il faisait fouetter des imâms et des muëzzins qui avaient tenté de changer des temples du feu en mosquées[2].
Mais si le gouvernement était tolérant pour les sectateurs avoués de l’ancien culte, qui, en citoyens paisibles qu’ils étaient, ne troublaient point le repos de l’Etat, il ne l’était pas et ne pouvait l’être pour les faux musulmans, les soi-disant convertis, qui, au fond du cœur, étaient encore païens et qui tâchaient de miner sourdement l’islamisme en y entant leurs propres doctrines. En Perse comme en Espagne les conversions apparentes et dont l’intérêt mondain était le véritable mobile, avaient été nombreuses, et les faux musulmans étaient en général les hommes les plus remuants et les plus ambitieux de la société. Repoussés par l’aristocratie arabe, qui se montrait partout fort exclusive, ils rêvaient la résurrection d’une nationalité et d’un empire persans[3]. Le gouvernement sévissait contre eux avec une rigueur impitoyable; pour les contenir et les punir, le calife Mahdî créa même un tribunal d’inquisition qui continua d’exister jusque vers la fin du règne de Hâroun ar-Rachîd[4]. Comme d’ordinaire, la persécution engendra la révolte. Bâbec, le chef de la secte des khorramîa ou libertins, comme les appelaient leurs ennemis, se souleva dans l’Adherbaidjân. Pendant vingt ans (817-837), cet Ibn-Hafçoun de la Perse tint en échec les nombreuses armées des califes, et ceux-ci ne parvinrent à s’emparer de sa personne qu’après avoir sacrifié deux cent cinquante mille soldats. Mais ce qui était bien plus difficile encore que de dompter les révoltes à main armée, c’était de découvrir et de déraciner les sociétés secrètes que la persécution avait fait naître et qui propageaient dans l’ombre, soit les anciennes doctrines persanes, soit des idées philosophiques bien plus dangereuses encore, car en Orient le choc de plusieurs religions avait eu pour résultat qu’une foule de gens les répudiaient et les méprisaient toutes. «Tous ces prétendus devoirs religieux, disait-on, sont bons tout au plus pour le peuple, mais ne sont nullement obligatoires pour les hommes bien élevés. Tous les prophètes n’étaient que des imposteurs qui visaient à obtenir la prééminence sur les autres hommes[5].»
C’est du sein de ces sociétés secrètes que sortit, au commencement du IXe siècle, le rénovateur de la secte des Ismaëliens. Il s’appelait Abdallâh ibn-Maimoun. Issu d’une famille persane qui avait professé les doctrines des sectateurs de Bardesane, lesquels admettaient deux dieux, dont l’un a créé la lumière et l’autre les ténèbres, et fils d’un oculiste esprit fort, qui, pour échapper aux griffes de l’inquisition dont soixante-dix de ses amis venaient de tomber les victimes, avait cherché un asile à Jérusalem où il enseignait en secret les sciences occultes tout en affectant la piété et un grand zèle pour les prétentions des Chiites, Abdallâh ibn-Maimoun devint, sous la direction de son père, non-seulement un prestigiateur habile et un savant oculiste, mais encore un grand connaisseur de tous les systèmes théologiques et philosophiques. A l’aide de ses prestiges, il essaya d’abord de se faire regarder comme prophète; mais cette tentative n’ayant pas réussi, il conçut peu à peu un projet plus vaste.
Relier dans un même faisceau les vaincus et les conquérants; réunir dans une même société secrète, dans laquelle il y aurait plusieurs degrés d’initiation, les libres penseurs, qui ne voyaient dans la religion qu’un frein pour le peuple, et les bigots de toutes les sectes; se servir des croyants pour faire régner les incrédules, et des conquérants pour bouleverser l’empire qu’ils avaient fondé; se former enfin un parti nombreux, compact et rompu à l’obéissance, qui, le moment venu, donnerait le trône, sinon à lui-même, du moins à ses descendants, telle fut l’idée dominante d’Abdallâh ibn-Maimoun, idée bizarre et audacieuse, mais qu’il réalisa avec un tact étonnant, une adresse incomparable et une connaissance profonde du cœur humain.
Les moyens qu’il employa étaient calculés avec une fourberie diabolique. En apparence il était Ismaëlien. Cette secte semblait condamnée à s’éteindre faute d’un chef: il lui inspira une nouvelle vie en lui en promettant un. «Jamais, disait-il, le monde n’a été et ne sera privé d’un imâm. Quiconque est imâm, son père et son aïeul l’ont été avant lui, et ainsi de suite, en remontant jusqu’à Adam; le fils de l’imâm est aussi imâm, et son petit-fils, et ainsi de suite, jusqu’à la fin des siècles. Il n’est pas possible que l’imâm meure, sinon après qu’il lui sera né un fils, qui sera imâm après lui. Mais l’imâm n’est pas toujours visible. Quelquefois il se manifeste, et d’autres fois il reste caché, comme le jour et la nuit, qui se suivent l’un l’autre. Dans une époque où l’imâm se manifeste, sa doctrine reste cachée. Lorsque, au contraire, il demeure caché, sa doctrine est révélée, et ses missionnaires se montrent au milieu des mortels[6].» A l’appui de cette doctrine, Abdallâh citait des passages du Coran. Elle lui servait à tenir en éveil les espérances des Ismaëliens, qui acceptèrent l’idée que l’imâm se cachait, mais qu’il paraîtrait bientôt pour faire régner l’ordre et la justice sur la terre. Dans sa pensée intime, toutefois, Abdallâh méprisait cette secte, et son prétendu attachement à la famille d’Alî n’était qu’un moyen de réaliser ses projets. Persan au fond du cœur, il comprenait Alî, ses descendants et les Arabes en général dans le même anathème. Il sentait fort bien (et en ceci il ne se trompait pas) que si un Alide eût réussi à fonder un empire en Perse, comme les Persans l’auraient voulu, ceux-ci n’y auraient rien gagné, et il recommandait à ses affidés de tuer sans pitié tous les descendants d’Alî qui tomberaient en leur pouvoir[7]. Aussi n’était-ce pas parmi les Chiites qu’il cherchait ses véritables soutiens, mais parmi les Guèbres, les Manichéens, les païens de Harrân et les partisans de la philosophie grecque[8]; à ceux-là seulement on pouvait se fier, à ceux-là seulement on pouvait dire peu à peu le dernier mot du mystère, en leur révélant que les imâms, les religions et la morale n’étaient qu’une imposture, une farce. Les autres hommes, les ânes comme disait Abdallâh, n’étaient pas capables de comprendre de telles doctrines. Cependant, pour arriver au but qu’il se proposait, il ne dédaignait nullement leur concours; il le briguait au contraire, mais en prenant soin de n’initier les âmes croyantes et timides qu’aux premiers degrés de la secte. Ses missionnaires, auxquels il avait inculqué que leur premier devoir était de dissimuler leurs véritables sentiments et de s’accommoder aux idées de ceux à qui ils s’adressaient, se présentaient sous mille formes diverses, et parlaient, pour ainsi dire, à chacun dans une langue différente. Ils captivaient la masse ignorante et grossière par des tours de prestigiateur qu’ils faisaient passer pour des miracles, ou par des discours énigmatiques qui excitaient la curiosité. Vis-à-vis des dévots, ils se paraient du masque de la vertu et de la dévotion. Mystiques avec les mystiques, ils leur expliquaient le sens intérieur des choses extérieures, les allégories, et le sens allégorique des allégories elles-mêmes. Exploitant les calamités de l’époque et les vagues espérances d’un avenir meilleur que nourrissaient toutes les sectes, ils promettaient aux musulmans l’arrivée prochaine du Mahdî annoncé par Mahomet, aux juifs celle du Messie, aux chrétiens celle du Paraclet. Ils s’adressaient même aux Arabes orthodoxes ou sonnites, les plus difficiles à gagner parce que leur religion était la religion dominante, mais dont ils avaient besoin pour se mettre à l’abri des soupçons et des poursuites de l’autorité, et des richesses desquels ils voulaient se servir. On flattait d’abord l’orgueil national de l’Arabe en lui disant que tous les biens de la terre appartenaient à sa nation, les Persans n’étant nés que pour l’esclavage, et l’on tâchait de gagner sa confiance en faisant parade d’un profond mépris pour l’argent et d’une grande piété; puis, cette confiance une fois obtenue, on le brisait à force de le surcharger de prières jusqu’à ce qu’il devînt perinde ac cadaver; après quoi on lui persuadait aisément qu’il devait soutenir la secte par des dons pécuniaires et lui laisser par son testament tout ce qu’il possédait[9].
Ainsi une foule de gens de diverses croyances travaillaient ensemble à une œuvre dont le but n’était connu que d’un fort petit nombre. Cette œuvre avançait, mais lentement. Abdallâh savait que lui-même n’en verrait pas l’accomplissement[10]; mais il recommanda à son fils Ahmed, qui lui succéda comme grand-maître, de la continuer. Sous Ahmed et ses successeurs, la secte se propagea rapidement, et ce qui y contribua surtout, c’est qu’un grand nombre d’individus de l’autre branche des Chiites se joignirent à elle. Cette branche, comme nous l’avons dit, reconnaissait pour imâms les descendants de Mousâ, le second fils de Djafar le Véridique; mais lorsque le douzième, Mohammed, eut disparu, à l’âge de douze ans, dans un souterrain où il était entré avec sa mère (879), et que ses partisans, les Duodécimains comme on les appelait, se furent lassés d’attendre sa réapparition, ils se laissèrent facilement enrôler parmi les Ismaëliens, qui possédaient sur eux l’avantage d’avoir un chef vivant et prêt à se faire connaître, dès que les circonstances le lui permettraient.
En 884, un missionnaire ismaëlien, Ibn-Hauchab, qui auparavant avait été Duodécimain, commença à prêcher ouvertement dans le Yémen. Il se rendit maître de Canâ, et envoya des missionnaires dans presque toutes les provinces de l’empire. Deux d’entre eux allèrent labourer, selon l’expression des Chiites, le pays des Ketâmiens, dans la province actuelle de Constantine, et quand ils furent morts, Ibn-Hauchab les remplaça par un de ses disciples, nommé Abou-Abdallâh.
Actif, hardi, éloquent, plein de finesse et de ruse, sachant d’ailleurs s’accommoder à l’esprit borné des Berbers, Abou-Abdallâh était parfaitement propre à la tâche qu’il allait remplir, bien que tout porte à croire qu’il ne connaissait que les degrés inférieurs de la secte, car même les missionnaires ignoraient parfois son véritable but[11]. Il se mit d’abord à enseigner les enfants des Ketâmiens et s’appliqua à gagner la confiance de ses hôtes; puis, quand il se crut sûr de son fait, il jeta le masque, se déclara Chiite et précurseur du Mahdî, et promit aux Ketâmiens les biens de ce monde et de l’autre s’ils voulaient prendre les armes pour la sainte cause. Séduits par les discours mystiques du missionnaire, et plus encore peut-être par l’appât du pillage, les Ketâmiens se laissèrent aisément persuader; et comme leur tribu était alors la plus nombreuse et la plus puissante de toutes, celle d’ailleurs qui avait su le mieux conserver son antique indépendance et son esprit martial, leurs succès furent extrêmement rapides. Après avoir enlevé toutes ses villes au dernier prince de la dynastie des Aghlabides, laquelle avait régné pendant plus d’un siècle, ils le forcèrent de s’enfuir de sa résidence avec tant de précipitation qu’il n’eut pas même le temps d’emmener sa maîtresse. Alors Abou-Abdallâh porta le Mahdî sur le trône (909). C’était le grand-maître de la secte, Saîd, un descendant d’Abdallâh l’oculiste, mais qui se donnait pour un descendant d’Alî et qui se faisait appeler Obaidallâh. Devenu calife, ce fondateur de la dynastie des Fatimides cacha soigneusement ses véritables principes. Peut-être eût-il mis plus de franchise dans ses procédés, si un autre pays, la Perse par exemple, eût été le théâtre de son triomphe; mais comme il devait le trône à une horde à demi barbare et qui ne comprenait rien à des spéculations philosophiques, force lui fut, non-seulement de dissimuler lui-même, mais encore de contenir les membres avancés de la secte, qui compromettaient son avenir par des hardiesses intempestives[12]. Aussi le vrai caractère de la secte ne se montra-t-il au grand jour qu’au commencement du XIe siècle, alors que le pouvoir des Fatimides était établi si solidement qu’ils n’avaient plus rien à craindre, et que, grâce à leurs nombreuses armées et leurs immenses richesses, ils pouvaient faire bon marché même des prétendus droits de leur naissance[13]. Dans l’origine, au contraire, les Ismaëliens ne se distinguèrent des autres sectes musulmanes que par leur intolérance et leur cruauté. De pieux et savants faquis furent fouettés, mutilés ou crucifiés, parce qu’ils avaient parlé avec respect des trois premiers califes[14], oublié une formule chiite, ou prononcé un fetfa selon le code de Mâlic. On exigeait des convertis une soumission à toute épreuve. Sous peine d’être égorgé comme un mécréant, le mari devait souffrir qu’on déshonorât sa femme en sa présence, après quoi il était obligé de se laisser souffleter et cracher au visage. Obaidallâh, il faut le dire à son honneur, tâchait parfois de réprimer la rage brutale de ses soldats, mais rarement il y réussissait. Ses sectaires, qui ne voulaient pas, disaient-ils, d’un Dieu invisible, le déifiaient volontiers, conformément aux idées des Persans, qui enseignaient l’incarnation de la Divinité dans la personne du monarque; mais c’était à la condition qu’il leur permettrait de faire tout ce qu’ils voudraient. Rien n’égale les horreurs que ces barbares commirent dans les villes conquises. A Barca, leur général fit couper en morceaux et rôtir quelques habitants de la ville; puis il en força d’autres à manger de cette chair; enfin, il fit jeter ces derniers dans le feu. Plongés dans une stupeur muette et ne croyant plus à une providence réglant les destinées humaines, les malheureux Africains ne mettaient leurs espérances qu’au delà de la tombe. «Puisque Dieu tolère tout cela, dit un pamphlétaire de l’époque[15], il est clair qu’à ses yeux ce bas monde est trop méprisable pour qu’il daigne s’en occuper! Mais le jour dernier arrivera et alors Dieu jugera!»
Par leurs prétentions à la monarchie universelle, les Fatimides étaient dangereux pour tous les Etats musulmans, mais ils l’étaient surtout pour l’Espagne. De bonne heure ils avaient jeté leur dévolu sur ce riche et beau pays. A peine en possession des Etats des Aghlabides, Obaidallâh avait déjà entamé une négociation avec Ibn-Hafçoun, et ce dernier l’avait reconnu pour son souverain. Cette singulière alliance n’avait abouti à rien; mais les Fatimides ne s’étaient pas laissé rebuter. Leurs espions parcouraient la Péninsule en tous sens, sous le prétexte d’affaires de commerce, et l’on peut se former une idée de ce qu’ils rapportaient à leurs maîtres, quand on lit ce que l’un d’entre eux, Ibn-Haucal, écrivit dans la relation de ses voyages. A peine a-t-il commencé à parler de l’Espagne, qu’il s’exprime de cette manière[16]: «Ce qui étonne le plus les étrangers qui arrivent dans cette Péninsule, c’est qu’elle appartient encore au souverain qui y règne, car les habitants du pays sont des gens sans fierté et sans esprit; ils sont lâches, ils montent fort mal à cheval, ils sont tout à fait incapables de se défendre contre de bons soldats, et d’un autre côté, nos maîtres (que Dieu les bénisse!) savent fort bien ce que vaut ce pays, combien il rapporte en impôts, et quelles en sont les beautés et les délices.»
Que si les Fatimides réussissaient à mettre le pied sur le sol de l’Andalousie, il était certain qu’ils y trouveraient des partisans. L’idée de l’apparition prochaine du Mahdî s’était répandue en Espagne comme dans tout le reste du monde musulman. Déjà dans l’année 901, comme nous le raconterons plus tard, un prince de la maison d’Omaiya s’était attribué le rôle du Mahdî que l’on attendait; et dans un livre écrit une vingtaine d’années avant la fondation du califat fatimide[17], on trouve une prédiction faite par le célèbre théologien Abdalmélic ibn-Habîb (+ 853), selon laquelle un descendant de Fatime viendrait régner en Espagne, conquerrait Constantinople (ville que l’on considérait encore comme la métropole du christianisme), tuerait tous les chrétiens mâles de Cordoue et des provinces voisines, et vendrait leurs femmes et leurs enfants, de sorte que l’on pourrait se procurer un garçon pour un fouet, et une jeune fille pour un éperon. Comme d’ordinaire, c’étaient surtout les gens des basses classes de la société qui croyaient à ces sortes de prophéties; mais même parmi les gens bien élevés, et notamment parmi les libres penseurs, les Fatimides auraient peut-être trouvé des adhérents. La philosophie avait pénétré en Espagne sous le règne de Mohammed, le cinquième sultan omaiyade[18]; mais on y voyait les philosophes de mauvais œil, car on y était beaucoup plus intolérant qu’en Asie, et les théologiens andalous, qui avaient fait le voyage d’Orient, ne parlaient qu’avec une sainte horreur de la tolérance des Abbâsides, et surtout de ces réunions de savants de toutes les religions et de toutes les sectes, où l’on disputait sur des questions métaphysiques en mettant de côté toute révélation, et où les musulmans mêmes tournaient parfois le Coran en ridicule[19]. Le peuple détestait les philosophes, qu’il traitait d’impies, et les brûlait ou les lapidait très-volontiers[20]. Les libres penseurs étaient donc forcés de dissimuler leurs sentiments, et naturellement cette contrainte leur pesait. Ne seraient-ils pas prêts à appuyer une dynastie dont les principes étaient conformes aux leurs? Il était permis de le croire, et les Fatimides, ce semble, en jugeaient ainsi; il nous paraît même qu’ils tâchèrent de fonder une loge en Espagne, et qu’à cet effet ils se servirent du philosophe Ibn-Masarra. Cet Ibn-Masarra était un panthéiste de Cordoue, qui avait surtout étudié les traductions de certains livres grecs que les Arabes attribuaient à Empédocle. Forcé de quitter sa patrie parce qu’on l’avait accusé d’impiété, il s’était mis à parcourir l’Orient, où il s’était familiarisé avec les doctrines des différentes sectes, et où il semble s’être affilié à la société secrète des Ismaëliens. Ce qui nous porte à le supposer, c’est la manière dont il se conduisit après son retour en Espagne, car alors, au lieu d’exposer ouvertement ses opinions, comme il l’avait fait dans sa jeunesse, il les cachait et faisait parade d’une grande dévotion, d’une austérité extrême; les chefs de la société secrète, nous le croyons du moins, lui avaient enseigné qu’il fallait attirer et séduire les gens par les dehors de l’orthodoxie et de la piété. Grâce au masque qu’il avait pris, grâce aussi à son éloquence entraînante, il sut tromper le vulgaire et attirer à ses leçons un grand nombre de disciples, qu’il conduisait lentement et pas à pas, de la foi au doute, et du doute à l’incrédulité; mais il ne réussit pas à duper le clergé, qui, justement alarmé, fit brûler, non pas le philosophe lui-même (Abdérame III ne l’aurait pas permis), mais ses livres[21].
Au reste, qu’Ibn-Masarra ait été ou non un émissaire des Ismaëliens (car il n’existe pas de témoignage formel à cet égard), toujours est-il que les Fatimides ne négligeaient aucun moyen pour se former un parti en Espagne, et que, jusqu’à un certain point, ils y réussirent[22]. Leur domination aurait été sans doute un bienfait pour les libres penseurs, mais elle aurait été un terrible fléau pour les masses, et particulièrement pour les chrétiens. Une phrase froidement barbare du voyageur Ibn-Haucal montre ce que ces derniers avaient à attendre de la part des fanatiques Ketâmiens. Après avoir remarqué que les chrétiens, qu’il trouva établis par milliers dans un grand nombre de villages, avaient souvent causé bien de l’embarras au gouvernement quand ils s’étaient mis en insurrection, Ibn-Haucal propose un moyen fort expéditif pour les mettre dorénavant dans l’impuissance de nuire: c’est de les exterminer jusqu’au dernier. Une telle mesure serait à ses yeux excellente, et la seule objection qui se présente à son esprit, c’est qu’il faudrait beaucoup de temps pour l’exécuter. Ce n’était donc, après tout, qu’une question de temps! Les Ketâmiens, on le voit, auraient réalisé à la lettre la prédiction d’Abdalmélic ibn-Habîb.
Voilà quel péril menaçait l’Espagne arabe du côté du Midi; celui auquel elle était exposée du côté du Nord, où le royaume de Léon grandissait de jour en jour, était plus grave encore.
Rien de plus humble que l’origine du royaume de Léon. Au VIIIe siècle, alors que la province qu’ils habitaient s’était déjà soumise aux musulmans, trois cents hommes, commandés par le brave Pélage, avaient trouvé un asile dans les hautes montagnes de l’est des Asturies. Une grande caverne leur servait de demeure. C’était celle de Covadonga. Fort élevée au-dessus du sol (on y monte aujourd’hui au moyen d’une espèce d’escalier de quatre-vingt-dix marches), elle se trouve dans un énorme rocher, au fond d’une vallée tortueuse, profondément ravinée par un torrent, et si étroitement resserrée entre deux chaînes de rochers fort escarpés, qu’un homme à cheval peut à peine y pénétrer[23]. Une poignée de braves pouvait donc aisément s’y défendre, même contre des forces très-supérieures. C’est ce que firent les Asturiens; mais leur existence était bien misérable, et quelques-uns de ses compagnons s’étant rendus, et d’autres étant morts faute de vivres, il y eut un instant où Pélage n’avait autour de lui que quarante personnes, parmi lesquelles se trouvaient dix femmes, et qui n’avaient pour toute nourriture que le miel que les abeilles déposaient dans les fentes du rocher. Alors les musulmans les laissèrent en paix, en se disant qu’après tout une trentaine d’hommes n’étaient pas à craindre, et que ce serait peine perdue que de s’aventurer pour eux dans cette dangereuse vallée, où tant de braves avaient déjà trouvé une mort sans gloire[24]. Grâce à ce répit, Pélage put renforcer sa bande, et plusieurs fugitifs s’étant unis à lui, il reprit l’offensive et se mit à faire des incursions sur les terres des musulmans. Voulant mettre un terme à ces déprédations, le Berber Monousa, qui était alors gouverneur des Asturies, envoya contre lui un de ses lieutenants, nommé Alcama. Mais l’expédition d’Alcama fut fort malheureuse: ses soldats essuyèrent une terrible défaite et lui-même fut tué. Le succès obtenu par la bande de Pélage enhardit les autres Asturiens; ils s’insurgèrent, et alors Monousa, qui n’avait pas assez de troupes pour réprimer cette révolte et qui craignait de se voir couper la retraite, abandonna Gijon, sa résidence, en prenant la route de Léon; mais à peine eut-il fait sept lieues qu’il fut attaqué à l’improviste, et quand il fut arrivé à Léon après avoir essuyé une perte très-considérable, ses soldats, entièrement découragés, refusèrent de retourner dans les âpres montagnes qui avaient été témoins de leurs malheurs[25].
Ayant ainsi secoué le joug de la domination étrangère, les Asturiens virent, quelque temps après, accroître leur puissance. Du côté de l’est, leur province confinait avec le duché de Cantabrie, qui n’avait point été soumis par les musulmans; et quand Alphonse qui y régnait et qui avait épousé la fille de Pelage, monta sur le trône des Asturies, les forces des chrétiens se trouvèrent presque doublées. Dès lors ils songèrent naturellement à refouler les conquérants encore davantage vers le Midi. Les circonstances leur vinrent en aide. Les Berbers, qui formaient la majorité de la population musulmane dans presque tout le Nord, embrassèrent les doctrines des non-conformistes, se mirent en insurrection contre les Arabes et les chassèrent; mais s’étant mis en marche contre le Midi, ils furent battus à leur tour et traqués comme des bêtes fauves. Déjà décimés par le glaive, ils le furent encore bien davantage par l’horrible famine qui, à partir de l’année 750, ravagea l’Espagne pendant cinq années consécutives. La plupart résolurent alors de quitter l’Espagne et d’aller rejoindre leurs contribules qui demeuraient sur la côte d’Afrique. Profitant de cette émigration, les Galiciens s’insurgèrent en masse contre leurs oppresseurs dès l’année 751, et reconnurent Alphonse pour leur roi. Secondés par lui, ils massacrèrent un grand nombre de leurs ennemis et forcèrent les autres à se retirer sur Astorga. Dans l’année 753(4), les Berbers durent se retirer encore davantage vers le Midi. Ils évacuèrent Braga, Porto et Viseu, de sorte que toute la côte, jusqu’au delà de l’embouchure du Duero, se trouva affranchie du joug. Reculant toujours et ne pouvant se maintenir ni à Astorga, ni à Léon, ni à Zamora, ni à Ledesma, ni à Salamanque, ils se replièrent sur Coria, ou même sur Mérida. Plus à l’est, ils abandonnèrent Saldaña, Simancas, Ségovie, Avila, Oca, Osma, Miranda sur l’Ebre, Cenicero et Alesanco (tous les deux dans la Rioja). Les principales villes frontières du pays musulman furent dès lors, de l’ouest à l’est: Coïmbre sur le Mondego, Coria, Talavera et Tolède sur le Tage, Guadalaxara, Tudèle et Pampelune.
Ainsi la guerre civile et la terrible famine de 750 avaient affranchi une grande partie de l’Espagne de la domination musulmane, qui n’y avait duré qu’une quarantaine d’années. Mais Alphonse profita peu des avantages qu’il avait obtenus. Il parcourut le pays abandonné et passa au fil de l’épée les musulmans, peu nombreux sans doute, qu’il y trouva; mais n’ayant ni assez de serfs pour faire cultiver un pays aussi étendu, ni assez d’argent pour rebâtir les forteresses que les musulmans avaient toutes démantelées ou détruites avant leur départ, il ne put songer à en prendre possession et emmena avec lui les indigènes lorsqu’il retourna dans ses Etats. Il n’occupa que les districts les plus rapprochés de ses anciens domaines. C’étaient la Liébana (c’est-à-dire le sud-ouest de la province de Santander), la Vieille-Castille (nommée alors la Bardulie), la côte de la Galice et peut-être la ville de Léon. Tout le reste ne fut longtemps qu’un désert qui formait une barrière naturelle entre les chrétiens du Nord et les musulmans du Midi[26].
Mais ce qu’Alphonse Ier n’avait pu faire, ses successeurs le firent. Presque toujours en guerre contre les Arabes, ils firent de Léon leur capitale et rebâtirent peu à peu les villes et les forteresses les plus importantes. Dans la seconde moitié du IXe siècle, alors que presque tout le Midi était en insurrection contre le sultan, ils reculèrent les bornes de leur Etat jusqu’au Duero, où ils élevèrent quatre places fortes, Zamora, Simancas, San Estevan de Gormaz et Osma, lesquelles formaient contre les musulmans une barrière presque infranchissable, tandis que le vaste mais triste et stérile pays qui s’étend entre le Duero et le Guadiana, n’appartenait ni aux Léonais, ni aux Arabes; on se le disputait encore[27]. Du côté de l’ouest, les Léonais étaient plus rapprochés de leurs ennemis naturels, attendu que leurs frontières s’y étendaient jusqu’au delà du Mondego[28]. Mais ces frontières, ils les dépassaient maintefois. Profitant de la faiblesse du sultan, ils poussaient des expéditions hardies jusqu’au delà du Tage et du Guadiana[29], et les tribus, pour la plupart berbères, qui demeuraient entre ces deux fleuves, pouvaient d’autant moins leur résister, qu’elles étaient le plus souvent en guerre entre elles[30]. Force leur était donc de s’humilier devant les chrétiens et de se racheter du pillage.
Mais l’heure de la vengeance semblait enfin venue pour elles. Dans l’année 901, un prince de la maison d’Omaiya, Ahmed ibn-Moâwia, qui s’adonnait à l’étude des sciences occultes et qui aspirait au trône, s’annonça aux Berbers comme le Mahdî, et les excita à se ranger sous ses drapeaux, afin de marcher ensemble contre Zamora, ville qu’Alphonse III avait fait rebâtir, en 893, par les chrétiens de Tolède, ses alliés, et qui depuis lors était l’effroi des Berbers, car c’était de là que les Léonais venaient les piller, et c’était là encore qu’ils mettaient leur butin en sûreté, derrière sept fossés et sept murailles[31]. L’appel d’Ahmed fut couronné d’un succès immense. Ignorants et crédules, brûlant d’ailleurs du désir de prendre leur revanche, les Berbers vinrent se ranger en foule autour d’un prince qui faisait des miracles, peu compliqués au reste, et qui leur disait que les murailles de toutes les villes tomberaient à son approche. En peu de mois l’imposteur rassembla une armée de soixante mille hommes. Il la conduisit vers le Duero, et, arrivé près de Zamora, il fit parvenir au roi Alphonse III, qui se trouvait dans cette ville, une lettre fulminante et dans laquelle il le menaçait des effets de sa colère, si lui et ses sujets n’embrassaient pas sur-le-champ l’islamisme. Ayant entendu la lecture de cette lettre, Alphonse et ses grands frémirent d’indignation et de rage, et, voulant punir à l’instant même l’insolence de celui qui l’avait écrite, ils montèrent à cheval et vinrent l’attaquer. La cavalerie berbère alla à leur rencontre, et comme il n’y avait que peu d’eau dans le Duero (c’était en été, dans le mois de juin), le combat eut lieu dans le lit du fleuve. Le sort des armes ne fut pas favorable aux Léonais. Les Berbers les mirent en déroute, et leur fermant l’entrée de la ville, ils les poussèrent devant eux dans l’intérieur du pays.
Cependant l’issue de l’expédition fut tout autre qu’on ne le présageait en jugeant d’après ce premier combat. Le soi-disant Mahdî avait acquis un immense pouvoir sur ses soldats; croyant qu’il était au-dessous de sa position de donner des ordres de vive voix, il les donnait par signes, et l’on obéissait à ses moindres gestes avec la plus grande docilité; mais plus il imposait du respect aux simples soldats, plus il excitait contre lui la jalousie des chefs, qui pressentaient que si l’expédition réussissait, ils seraient supplantés par le soi-disant prophète, à la mission duquel ils ne croyaient guère. Aussi avaient-ils déjà cherché une occasion pour l’assassiner; ils ne l’avaient pas trouvée, mais pendant qu’ils poursuivaient l’ennemi, le plus puissant d’entre eux, Zalal ibn-Yaîch, le chef de la tribu de Nefza, déclara à ses amis qu’ils avaient fait une grande faute en battant les Léonais, et qu’il fallait la redresser avant qu’il ne fût trop tard. Il n’eut point de peine à les faire entrer dans ses sentiments, et ils résolurent tous de brouiller les affaires du Mahdî. Ils firent donc sonner la retraite, et, arrivés aux avant-postes, sur la rive droite du Duero, ils prirent les objets qui leur appartenaient en disant qu’ils avaient été battus et que l’ennemi était à leurs trousses. Leurs paroles trouvèrent créance, d’autant plus qu’ils n’avaient avec eux qu’une partie de leurs troupes, les autres n’ayant pas obéi à leur ordre ou ne l’ayant pas entendu. Une terreur panique s’empara des esprits. Cherchant leur salut dans une prompte fuite, un grand nombre de soldats coururent vers le Duero; ce que voyant, la garnison de Zamora fit une sortie et sabra plusieurs d’entre eux au moment où ils essayaient de franchir le fleuve. Toutefois les Léonais, arrêtés par le gros de l’armée musulmane qui se trouvait encore sur la rive gauche, ne furent pas en état, ni ce jour-là, ni le lendemain, de rendre décisif l’avantage qu’ils venaient de remporter. Mais la désertion, qui devenait de plus en plus générale parmi les troupes du Mahdî, leur vint en aide. Le Mahdî avait beau dire que Dieu lui avait promis la victoire, on ne le croyait plus, et le troisième jour, quand il se vit abandonné de presque tous ses soldats, lui-même perdit toute espérance. Ne voulant pas survivre à sa honte, il enfonça les éperons dans les flancs de son cheval, se jeta au milieu des ennemis, et trouva la mort qu’il cherchait. Sa tête fut clouée à une porte de Zamora[32].
L’issue de cette campagne augmenta naturellement l’audace des Léonais. Comptant sur l’appui de Tolède et surtout sur la coopération du roi de Navarre, Sancho-le-Grand, qui venait de donner à son pays une importance qu’il n’avait pas eue jusque-là, ils regardaient de plus en plus l’Espagne musulmane comme une proie qui ne pouvait leur échapper. Tout les poussait vers le Midi. Pauvres à un tel degré qu’ils échangeaient encore, faute de numéraire, des objets contre d’autres objets[33], et instruits par leurs prêtres, auxquels ils étaient aveuglément dévoués et qu’ils comblaient de dons, à regarder la guerre contre les infidèles comme le plus sûr moyen de conquérir le ciel, ils cherchaient dans l’opulente Andalousie et les biens de ce monde et ceux de l’autre. L’Andalousie échapperait-elle à leur domination? Si elle succombait, le sort des musulmans serait terrible. Fanatiques et cruels, les Léonais donnaient rarement quartier; d’ordinaire, quand ils avaient pris une ville, ils passaient tous les habitants au fil de l’épée. Quant à une tolérance comme celle que les musulmans accordaient aux chrétiens, il ne fallait pas l’attendre d’eux. Que deviendrait d’ailleurs la brillante civilisation arabe, qui se développait de plus en plus, sous la domination de ces barbares qui ne savaient pas lire; qui, quand ils voulaient faire arpenter leurs terres, devaient se servir de Sarrasins[34], et qui, quand ils parlaient d’une bibliothèque, entendaient par là l’Ecriture sainte?
On le voit: la tâche qui attendait Abdérame III au commencement de son règne, était belle et grande: elle consistait à sauver sa patrie et la civilisation elle-même; mais elle était extrêmement difficile. Le prince avait à conquérir ses propres sujets, et à repousser, d’un côté les barbares du Nord, dont l’insolence s’était accrue au fur et à mesure que l’empire musulman avait faibli, de l’autre les barbares du Midi, qui en un clin d’œil s’étaient emparés d’un vaste Etat et qui croyaient avoir bon marché des Andalous. Abdérame comprit sa mission. Nous avons déjà vu de quelle manière il conquit et pacifia son propre royaume; nous allons voir à présent comment il s’y prit pour faire face aux ennemis du dehors.
II.
Lors même qu’Abdérame III n’aurait pas eu l’intention de tourner ses armes contre les Léonais, ceux-ci l’y auraient forcé, car dans l’année 914, leur roi, l’intrépide Ordoño II, commença les hostilités en mettant à feu et à sang le territoire de Mérida. S’étant emparé de la forteresse d’Alanje, il passa au fil de l’épée tous les défenseurs de la place, et réduisit en servitude leurs femmes et leurs enfants. Alors les habitants de Badajoz s’effrayèrent. Craignant de partager le sort de leurs voisins, ils rassemblèrent une foule d’objets précieux, et, ayant leur prince à leur tête, ils allèrent supplier le roi chrétien de vouloir bien les accepter. Ordoño y consentit; puis, victorieux et regorgeant de butin, il repassa le Tage et le Duero, et, de retour à Léon, il donna à la Vierge une preuve de sa reconnaissance en lui fondant une église[35].
Comme les habitants des districts qu’Ordoño avait pillés n’étaient pas encore rentrés dans l’obéissance, Abdérame, s’il l’avait voulu, aurait pu fermer les yeux sur ce qui s’était passé. Mais telle n’était pas sa manière de voir. Comprenant fort bien qu’il lui fallait conquérir les cœurs de ses sujets rebelles en leur montrant qu’il était en état de les défendre, il résolut de punir le roi de Léon. A cet effet il envoya contre lui, en juillet 916, une armée commandée par Ibn-abî-Abda, le vieux général de son aïeul. L’expédition d’Ibn-abî-Abda, la première depuis celle que le soi-disant Mahdî avait entreprise quinze années auparavant, ne fut à vrai dire qu’une razzia; mais dans cette razzia les musulmans firent un ample butin[36]. L’année suivante, Abdérame, vivement sollicité par les habitants des frontières qui se plaignaient de ce que les Léonais avaient brûlé tous les faubourgs de Talavera (sur le Tage), donna l’ordre à Ibn-abî-Abda de se mettre encore une fois en campagne et d’aller assiéger l’importante forteresse de San Estevan (de Gormaz), que l’on appelait aussi Castro-Moros[37]. L’armée était nombreuse, et elle se composait en partie de mercenaires africains qu’Abdérame avait fait venir de Tanger. Aussi l’expédition promettait d’être heureuse. Etroitement bloquée, la garnison de San Estevan fut bientôt réduite à l’extrémité, et elle était déjà sur le point de se rendre, lorsque Ordoño vint à son secours. Il attaqua Ibn-abî-Abda. Malheureusement pour lui, ce général avait dans son armée, non-seulement des soldats de Tanger, mais aussi un grand nombre d’habitants des frontières, et l’on ne pouvait compter ni sur la fidélité ni sur la bravoure de ces hommes, moitié Berbers, moitié Espagnols, qui jetaient les hauts cris quand les Léonais venaient les piller, et qui prétendaient alors que le sultan devait les protéger, mais qui n’aimaient ni à se défendre eux-mêmes, ni à obéir au monarque. Cette fois encore ils se laissèrent battre, et leur retraite précipitée jeta un effroyable désordre dans les rangs de toute l’armée. Voyant que la bataille était perdue, le brave Ibn-abî-Abda aima mieux mourir à son poste que de chercher son salut dans la fuite; plusieurs de ses soldats, qui pensaient comme lui, se rangèrent à ses côtés, et tous succombèrent sans reculer sous les coups des chrétiens. Au rapport des historiens arabes, le reste de l’armée parvint à se rallier et arriva en assez bon ordre sur le territoire musulman; mais les chroniqueurs chrétiens racontent au contraire que la déroute des musulmans fut si complète que partout, depuis le Duero jusqu’à Atienza, les collines, les bois et les champs étaient jonchés de leurs cadavres[38].
Sans se laisser décourager, Abdérame prit aussitôt des mesures pour réparer ce désastre; mais pendant qu’il faisait des préparatifs pour une nouvelle campagne qui aurait lieu l’année suivante, les affaires d’Afrique captivèrent son attention.
Bien qu’il ne fût pas encore en guerre contre les Fatimides, et que ceux-ci, occupés de la conquête de la Mauritanie, ne lui eussent pas donné des sujets de plainte, il prévoyait cependant que, cette guerre terminée, ils tourneraient aussitôt leurs armes contre l’Espagne. Il regarda donc comme un devoir de secourir la Mauritanie autant que possible, et de faire en sorte que ce pays restât, pour ainsi dire, le boulevard de l’Espagne contre les Fatimides. D’un autre côté, il devait éviter de se mettre trop tôt en guerre ouverte contre cette dynastie, car tant qu’il n’aurait pas dompté l’insurrection dans son propre empire et forcé les chrétiens du Nord à implorer la paix, il risquerait trop s’il s’exposait à une descente des Fatimides sur la côte andalouse. Tout ce qu’il pouvait faire dans les circonstances données, c’était d’encourager et d’aider sous main les princes qui avaient la volonté de se défendre contre les envahisseurs de leur pays.
Déjà dans l’année 917, il eut l’occasion de le faire, alors que le prince de Nécour[39] fut attaqué par les Fatimides. D’origine arabe, la famille de ce prince avait régné sur Nécour et son territoire depuis le temps de la conquête; elle s’était toujours distinguée par son attachement à la religion, et depuis que deux de ses princesses, faites prisonnières par les pirates normands, avaient été rachetées par le sultan Mohammed[40], elle n’avait jamais cessé d’entretenir avec l’Espagne les relations les plus amicales. Un cadet de cette maison, qui, en pieux faqui qu’il était, avait fait quatre fois le pèlerinage de la Mecque, était même venu en Espagne, sous le règne d’Abdallâh, pour y prendre part à la guerre sainte. Attaqué par Ibn-Hafçoun après son débarquement, il était arrivé seul dans le camp du sultan, tous les hommes de son escorte ayant été tués, et à son tour il avait trouvé la mort en combattant contre Daisam, le chef de la province de Todmîr.
Le prince qui régnait sur Nécour lorsque les Fatimides portèrent leurs armes dans la Mauritanie, s’appelait Saîd II. Sommé de se soumettre, il refusa de le faire; mais lui, ou plutôt son poète lauréat, un Espagnol, eut l’imprudence de joindre l’outrage au refus. Il faut savoir qu’au bas de sa sommation le calife avait fait écrire quelques vers, dont le sens était que, si les habitants de Nécour ne voulaient pas se soumettre, il les exterminerait, mais que, s’ils obéissaient, il ferait régner la justice dans leur pays. Or le poète lauréat, Ahmas de Tolède, répondit à ces vers par ceux-ci:
Tu en as menti, j’en jure par le temple de la Mecque! Non, tu ne sais pas pratiquer la justice, et jamais l’Eternel n’a entendu de ta bouche une parole sincère ou pieuse. Tu n’es qu’un hypocrite, un mécréant; prêchant des rustres, tu mutiles la sonna qui doit être la règle de toutes nos actions. Nous mettons notre ambition dans les choses nobles et grandes, parmi lesquelles la religion de Mahomet occupe le premier rang; toi, au contraire, tu mets la tienne dans des choses basses et viles[41]!
Piqué au vif, le calife Obaidallâh envoya aussitôt à Meççâla, le gouverneur de Tâhort, l’ordre d’aller attaquer Nécour. N’ayant point de citadelle qui pût lui offrir un asile, le vieux Saîd II alla à la rencontre de l’ennemi et l’arrêta pendant trois jours; mais, trahi par un de ses capitaines, il mourut enfin sur le champ de bataille avec presque tous les siens (917). Alors Meççâla prit possession de Nécour, où il passa les hommes au fil de l’épée, après quoi il réduisit leurs femmes et leurs enfants en servitude.
Avertis par leur père, trois fils de Saîd avaient eu le temps de s’embarquer et de faire voile vers Malaga. Dès qu’ils furent arrivés dans ce port, Abdérame III donna les ordres nécessaires afin qu’on leur fît un accueil des plus honorables. En même temps il leur fit dire que s’ils voulaient venir à Cordoue, il serait charmé de les y recevoir, mais qu’il ne voulait les contrarier en rien et que par conséquent ils pouvaient demeurer à Malaga si tel était leur désir. Les princes lui répondirent qu’ils aimaient mieux rester aussi près que possible du théâtre des événements, parce qu’ils espéraient retourner bientôt dans leur patrie. Cette espérance n’était pas trompeuse. Ayant repris la route de Tâhort après avoir passé six mois à Nécour, Meççâla avait confié le commandement de cette dernière ville à un officier ketâmien, nommé Dhaloul. Celui-ci fut abandonné de la plupart de ses soldats, et alors les princes, que leurs partisans tenaient au courant de tout ce qui se passait, équipèrent des vaisseaux et partirent pour Nécour, après avoir arrêté entre eux que la couronne appartiendrait à celui qui y arriverait le premier. Çâlih, le plus jeune des trois, devança ses frères. Les Berbers de la côte le reçurent avec enthousiasme, et, l’ayant proclamé émir, ils marchèrent contre Nécour, où ils massacrèrent Dhaloul et ses soldats. Maître du pays, le prince, Çâlih III, s’empressa d’écrire à Abdérame III pour le remercier de son accueil et pour lui annoncer sa victoire. En même temps il fit proclamer la souveraineté de ce monarque dans toute l’étendue de ses Etats, et de son côté Abdérame lui envoya des tentes, des bannières et des armes[42].
Si les affaires de Nécour eussent pu faire oublier à Abdérame qu’il avait encore à venger la déroute de son armée et la mort de l’intrépide Ibn-abî-Abda, dont Ordoño avait fait clouer la tête à la muraille de San Estevan, côte à côte d’une hure de sanglier[43], les chrétiens auraient pris soin de le rappeler à son devoir, car dans le printemps de l’année 918, Ordoño II et son allié, Sancho de Navarre, ravagèrent les environs de Najera et de Tudèle, après quoi Sancho prit le faubourg de Valtierra et brûla la grande mosquée de cette forteresse[44]. Abdérame confia maintenant le commandement de son armée au hâdjib Bedr, et il envoya aux habitants des frontières l’ordre de rejoindre les drapeaux, en les excitant à profiter de cette occasion pour laver la honte dont ils s’étaient couverts l’année précédente. Le 7 juillet on partit de Cordoue, et quand on fut arrivé sur le territoire léonais, on attaqua hardiment l’armée ennemie qui s’était retranchée dans les montagnes. Deux fois, le 13 et le 15 août, on se livra bataille près d’un endroit qui s’appelait Mutonia[45], et deux fois les musulmans remportèrent une victoire éclatante. Les Léonais, comme leurs propres chroniqueurs l’attestent, durent se consoler en disant avec David que les armes sont journalières[46].
Abdérame avait ainsi réparé la honte de sa défaite; mais ne croyant pas encore les Léonais suffisamment humiliés, et brûlant d’ailleurs du désir d’avoir sa part des lauriers que ses généraux cueillaient dans la guerre contre les infidèles, il prit lui-même le commandement de son armée au commencement de juin 920. Une ruse le rendit maître d’Osma. Le seigneur qui commandait dans cette place lui avait fait les promesses les plus brillantes pour le cas où il voudrait le laisser en repos et porter ses armes d’un autre côté. Abdérame profita de la lâcheté de cet homme. Feignant de prêter l’oreille à ses ouvertures, il se porta vers l’Ebre par la route de Medinaceli; mais prenant tout à coup à gauche et s’acheminant vers le Duero, il envoya en avant un corps de cavalerie avec l’ordre de piller et de ravager les environs d’Osma. Surprise de l’apparition soudaine de l’ennemi, la garnison d’Osma se hâta d’aller chercher un refuge dans les bois et dans les montagnes, de sorte que les musulmans entrèrent dans la forteresse sans coup férir. L’ayant brûlée, ils allèrent attaquer San Estevan de Gormaz. Là aussi ils ne trouvèrent point de résistance, la garnison ayant pris la fuite à leur approche. La forteresse fut détruite, de même que le château d’Alcubilla qui se trouvait dans son voisinage. Cela fait, les musulmans marchèrent contre Clunia, ville fort ancienne et dont il ne reste aujourd’hui que des ruines, mais importante alors. Il semblait que les Léonais se fussent donné le mot pour ne résister nulle part, car les musulmans trouvèrent Clunia entièrement abandonnée. Ils y détruisirent une grande partie des maisons et des églises.
Cédant aux sollicitations des musulmans de Tudèle, Abdérame résolut alors de tourner ses armes contre Sancho de Navarre. Marchant lentement afin de ne pas trop fatiguer ses troupes, il employa cinq jours pour se porter de Clunia à Tudèle; puis, ayant mis un corps de cavalerie sous les ordres de Mohammed ibn-Lope, le gouverneur de Tudèle, il lui enjoignit d’aller attaquer la forteresse de Carcar, que Sancho avait fait bâtir pour contenir les habitants de Tudèle et les vexer. Les musulmans la trouvèrent abandonnée, de même que Calahorra, d’où Sancho lui-même s’était précipitamment enfui pour aller se jeter dans Arnedo; mais quand ils eurent passé l’Ebre, Sancho vint attaquer leur avant-garde. Le combat s’étant engagé, les musulmans montrèrent qu’ils pouvaient faire autre chose encore que de prendre, de piller et de brûler des forteresses sans défenseurs: ils mirent l’ennemi en pleine déroute et le forcèrent d’aller chercher un refuge dans les montagnes. L’avant-garde avait suffi pour obtenir ce beau succès; Abdérame, qui se tenait au centre, ignorait même qu’elle eût été aux prises avec l’ennemi; les têtes coupées qu’on lui présenta, le lui apprirent.
Battu et hors d’état de résister seul aux musulmans, Sancho demanda et obtint la coopération d’Ordoño. Les deux rois résolurent alors d’attaquer, soit l’avant-garde, soit l’arrière-garde des ennemis, selon que les circonstances le leur permettraient. En attendant, les chrétiens, qui ne quittaient pas les montagnes, se tenaient sur les flancs des colonnes musulmanes qui traversaient les défilés et les vallons. Voulant effrayer leurs adversaires, ils poussaient de temps en temps de grands cris, et profitant de l’avantage que leur donnait le terrain, ils en massacraient parfois quelques-uns. L’armée musulmane se trouvait évidemment dans une situation dangereuse; elle avait affaire à des montagnards agiles et intrépides, qui se souvenaient fort bien du désastre que leurs ancêtres avaient causé à la grande armée de Charlemagne dans la vallée de Roncevaux, et qui guettaient l’occasion pour traiter celle d’Abdérame de la même manière. Le sultan ne s’aveuglait pas sur le péril qui le menaçait, et quand il fut arrivé dans la vallée qui, à cause des joncs qui la couvraient, s’appelait Junquera[47], il donna l’ordre de faire halte et de dresser les tentes. Alors les chrétiens commirent une faute immense: au lieu de rester sur les montagnes, ils descendirent dans la plaine et acceptèrent audacieusement le combat que les musulmans leur offraient. Ils payèrent leur témérité d’une terrible défaite. Les musulmans les poursuivirent jusqu’à ce que l’obscurité de la nuit les dérobât à leurs regards, et firent prisonniers plusieurs de leurs chefs, parmi lesquels se trouvaient deux évêques, Hermogius de Tuy et Dulcidius de Salamanque, qui, selon l’usage de cette époque, avaient endossé le harnais de guerre.
Cependant plus de mille chrétiens avaient trouvé un asile dans la forteresse de Muez. Abdérame la cerna, la prit et fit couper la tête à tous les défenseurs de la place.
Détruisant les forteresses et ne trouvant nulle part de la résistance, les musulmans parcoururent la Navarre en vainqueurs, et ils pouvaient se vanter d’avoir tout brûlé dans un espace de dix milles carrés. Le butin qu’ils firent, surtout en vivres, était prodigieux: dans leur camp le blé se vendait presque pour rien, et ne pouvant emporter toutes les provisions dont ils s’étaient emparés, ils furent obligés d’en brûler une grande partie.
Victorieux et couvert de gloire, Abdérame commença sa retraite le 8 septembre. Arrivé à Atienza, il prit congé des soldats des frontières, qui s’étaient fort bien conduits dans la bataille de Val de Junquera, et auxquels il distribua des présents. Puis il s’achemina vers Cordoue, où il arriva le 24 septembre, après une absence de trois mois[48].
Abdérame avait le droit de se flatter de l’espoir que cette glorieuse campagne ôterait pour longtemps aux chrétiens le désir de faire des incursions sur le territoire musulman; mais il avait affaire à des ennemis qui ne se laissaient pas aisément décourager. Dès l’année 921[49], Ordoño fit de nouveau une razzia, et s’il fallait en croire un chroniqueur chrétien, qui exagère peut-être les succès remportés alors par ses compatriotes, le roi de Léon se serait même avancé jusqu’à une journée de Cordoue[50]. Deux années après, Ordoño prit Najera[51], tandis que son allié, Sancho de Navarre, se rendait maître de Viguera, ce dont il était si orgueilleux qu’il s’écria avec le prophète: «Je les ai dispersés, je les ai forcés d’aller chercher un refuge dans des royaumes lointains et inconnus[52].»
La prise de Viguera causa une grande consternation dans l’Espagne musulmane, car on y racontait que tous les défenseurs de la place, parmi lesquels il y en avait qui appartenaient aux plus illustres familles, avaient été massacrés[53]; et lors même qu’Abdérame ne l’aurait pas désiré, il aurait été contraint par l’opinion publique à tirer vengeance de ce désastre. Mais il n’avait pas besoin d’une telle impulsion. Exaspéré et furieux, il ne voulut pas même attendre le retour de la saison où les campagnes commençaient d’ordinaire, et dès le mois d’avril de l’année 924, il quitta Cordoue à la tête de son armée, «afin d’aller venger Dieu et la religion sur la race impure des mécréants,» comme s’exprime un chroniqueur arabe. Le 10 juillet il arriva sur le territoire navarrais; mais la terreur qu’inspirait son nom était si grande, que les ennemis abandonnaient partout leurs forteresses à son approche. Il passa donc par Carcar, Peralta, Falces et Carcastillo, en pillant et brûlant tout ce qui se trouvait sur son passage; puis il s’enfonça dans l’intérieur du pays en se dirigeant vers la capitale. Sancho tenta bien de l’arrêter dans les défilés; mais chaque fois qu’il l’essaya, il fut repoussé avec perte, et Abdérame arriva sans encombre à Pampelune, dont les habitants n’avaient pas osé l’attendre. Il fit détruire une foule des maisons de la ville, de même que la cathédrale qui attirait chaque année de nombreux pèlerins. Puis il ordonna de démolir une autre église, que Sancho avait fait bâtir à grands frais sur une montagne du voisinage et pour laquelle il avait une grande vénération. Aussi fit-il des efforts inouïs pour la sauver, mais il n’y réussit pas. Plus tard il ne fut pas plus heureux. Ayant reçu des renforts de la Castille, il attaqua deux fois l’armée musulmane qui avait repris sa marche, et deux fois il fut repoussé avec perte. Les musulmans au contraire perdirent très-peu de soldats dans cette glorieuse campagne, qu’ils appelèrent celle de Pampelune[54].
Le roi de Navarre, naguère si orgueilleux, était maintenant humilié et réduit pour longtemps à l’impuissance. Du côté de Léon, Abdérame n’avait non plus rien à craindre pour le moment. Le brave Ordoño II était déjà mort avant le commencement de la campagne de Pampelune[55]. Son frère Froïla II, qui lui succéda, ne régna qu’une année, pendant laquelle il n’entreprit rien contre les musulmans si ce n’est qu’il fournit quelques renforts à Sancho de Navarre. Après sa mort (925), Sancho et Alphonse, fils d’Ordoño II, se disputèrent la couronne. Soutenu par Sancho de Navarre, dont il avait épousé la fille, Alphonse, quatrième du nom, l’emporta. Mais Sancho ne se laissa pas décourager. Ayant rassemblé de nouveau une armée et s’étant fait couronner à Saint-Jacques-de-Compostelle, il vint assiéger Léon, prit cette ville et enleva le trône à son frère (926). Plus tard, en 928, Alphonse reconquit la capitale avec le secours des Navarrais; mais Sancho sut se maintenir en possession de la Galice[56].
Abdérame ne se mêla point de cette longue guerre civile. Laissant les chrétiens s’entr’égorger puisque tel était leur bon plaisir, il profita du répit qu’ils lui donnaient pour écraser presque partout l’insurrection dans ses propres Etats, et maintenant qu’il touchait au but de ses souhaits, il fut d’avis qu’il lui convenait de prendre un autre titre. Les Omaiyades d’Espagne s’étaient contentés jusque-là de celui de sultan, d’émir ou de fils des califes. Croyant que le nom de calife n’appartenait qu’au souverain qui avait les deux villes saintes, la Mecque et Médine, en son pouvoir[57], ils l’avaient laissé aux Abbâsides, tout en les considérant toujours comme leurs ennemis. Mais à présent que les Abbâsides étaient tenus en tutelle par leurs maires du palais, les émirs al-oméra, et que leur pouvoir ne s’étendait plus que sur Bagdad et son territoire, les gouverneurs des provinces s’étant rendus indépendants, il n’y avait plus de raison qui pût empêcher les Omaiyades de prendre une qualification dont ils avaient besoin pour imposer du respect à leurs sujets et surtout aux peuplades africaines. Abdérame ordonna donc, dans l’année 929, qu’à partir du vendredi 16 janvier, on lui donnât dans les prières et dans les actes publics les titres de calife, de commandeur des croyants et de défenseur de la foi (an-nâcir lidîni’llâh)[58].
En même temps il porta toute son attention sur l’Afrique. Il entama une négociation avec Mohammed ibn-Khazer, le chef de la tribu berbère de Maghrâwa, qui avait déjà mis en fuite les troupes des Fatimides et tué leur général Meççâla de sa propre main. L’alliance contractée, Mohammed ibn-Khazer expulsa les Fatimides du Maghrib central, (c’est-à-dire des provinces actuelles d’Alger et d’Oran), et fit reconnaître dans cette contrée la souveraineté du monarque espagnol. Ce dernier réussit aussi à détacher du parti des Fatimides le vaillant chef des Micnésa, Ibn-abî-’l-Afia, qui jusque-là avait été leur plus solide appui, et comme il sentait le besoin d’avoir une forteresse sur la côte d’Afrique, il se fit céder Ceuta (931).
Les chrétiens du Nord semblaient avoir pris à tâche de laisser au calife tout le loisir nécessaire, afin qu’il pût se vouer tout entier aux affaires africaines. Leur première guerre civile étant terminée par la mort de Sancho, arrivée en 929, ils en commencèrent une autre en 931. Dans cette année, Alphonse IV, plongé dans la désolation par la mort de sa femme[59], abdiqua la couronne en faveur de son frère Ramire, deuxième du nom, et prit le froc dans le cloître de Sahagun; mais bientôt après, s’apercevant qu’il n’était pas fait pour la monotonie de la vie monastique, il quitta son cloître et se fit proclamer roi à Simancas. Ce fut, aux yeux des prêtres, un énorme scandale; aussi menacèrent-ils Alphonse des tourments de l’enfer s’il ne reprenait pas l’habit monacal. Il le fit enfin; mais d’un caractère faible et variable, il s’en repentit aussitôt et jeta pour la seconde fois le froc aux orties. Profitant de l’absence de Ramire II, qui était allé secourir Tolède[60], investie alors par les troupes du calife, il se présenta devant Léon et se rendit maître de cette ville. Ramire revint en toute hâte, assiégea Léon à son tour, et s’en empara; puis, voulant mettre son frère hors d’état de lui disputer dorénavant la couronne, il lui fit crever les yeux, ainsi qu’à ses trois cousins germains, les fils de Froïla II, qui avaient pris part à cette révolte (932)[61].
Pour Abdérame tout changea de face alors. Le temps où il n’avait pas à se préoccuper du royaume de Léon était passé. Belliqueux autant que brave, Ramire nourrissait contre les musulmans une haine farouche et implacable. Son premier soin fut de secourir Tolède, cette fière république, qui, seule dans toute l’Espagne musulmane, bravait encore les armes du calife, et qui avait été jusque-là l’alliée fidèle et le bouclier du royaume de Léon. Il se mit donc en campagne, et comme Madrid se trouvait sur sa route, il attaqua cette cité et la prit[62]. Cependant il ne réussit pas à sauver Tolède. Une partie de l’armée qui assiégeait cette ville étant allée à sa rencontre, il fut obligé de rebrousser chemin et d’abandonner Tolède à son sort[63]. Ayant ainsi perdu sa dernière espérance, la ville, comme nous l’avons vu dans le livre précédent, ne tarda pas à se rendre. L’année suivante (933), Ramire fut plus heureux. Informé par Ferdinand Gonzalez, le comte de Castille, que l’armée musulmane menaçait Osma, il alla à la rencontre de l’ennemi et le mit en déroute[64]. Abdérame prit sa revanche en 934. Il aurait voulu que les plaines autour d’Osma, qui naguère avaient été témoins d’une défaite, fussent maintenant témoins d’une victoire; mais il essaya en vain de faire sortir Ramire de la forteresse; le roi de Léon jugea prudent de ne point accepter la bataille que les musulmans lui offraient. Ayant alors laissé devant Osma un corps chargé de l’investir, Abdérame continua sa marche vers le nord. En route, mainte cruauté fut commise, surtout par les régiments africains, qui, en pays ennemi, ne respectaient rien. Près de Burgos, ils massacrèrent tous les moines de Saint-Pierre-de-Cardègne, au nombre de deux cents[65]. Burgos, la capitale de la Castille, fut détruite. Un grand nombre de forteresses eurent le même sort[66].
Quelque temps après, toutefois, les affaires prirent dans le Nord un aspect fort menaçant. Une ligue formidable s’y forma contre le calife, et le gouverneur de Saragosse, Mohammed ibn-Hâchim le Todjîbite, en était le plus ardent promoteur.
Les Beni-Hâchim, qui habitaient l’Aragon depuis le temps de la conquête, avaient rendu d’utiles services au sultan Mohammed à l’époque où les Beni-Casî étaient encore tout-puissants dans cette province, et depuis plus de quarante ans la dignité de gouverneur ou de vice-roi de la Frontière supérieure était héréditaire dans leur famille. Elle était à peu près la seule à laquelle Abdérame III, qui avait enlevé toute influence à la noblesse arabe, eût laissé son éclat et sa haute position. Toutefois, Mohammed ibn-Hâchim n’était pas content du calife, et soit qu’il eût à cœur de venger les injures de sa caste, soit qu’il ne vît dans la bienveillance d’Abdérame à son égard qu’un calcul dicté par la peur, soit enfin qu’il rêvât un trône pour lui et ses enfants, il s’était mis à négocier avec le roi de Léon, et lui avait promis que, s’il voulait l’aider contre le calife, il le reconnaîtrait pour son suzerain. Ramire avait prêté l’oreille à ses ouvertures, et pendant la campagne de 934, Mohammed s’était mis en rébellion ouverte en refusant de se joindre à l’armée musulmane. Trois années plus tard, il reconnut la suzeraineté de Ramire. Quelques-uns de ses généraux refusèrent de le suivre sur la route de la trahison et rompirent avec lui; mais alors Ramire arriva avec ses troupes dans la province, assiégea et prit les forteresses qui tenaient encore pour le calife, et les livra à Mohammed. Cela fait, Ramire et Mohammed conclurent une alliance avec la Navarre, où régnait alors Garcia, sous la tutelle de sa mère Tota, la veuve de Sancho-le-Grand.
Ainsi tout le Nord était ligué contre le calife. Le danger, qui semblait conjuré naguère, renaissait. Le calife y fit face avec son énergie habituelle.
S’étant mis à la tête de son armée dans l’année 957, il marcha d’abord contre Calatayud, où commandait Motarrif, un parent de Mohammed, et dont la garnison se composait en partie de chrétiens de l’Alava, envoyés par Ramire. Motarrif fut tué dans la première escarmouche. Son frère Hacam lui succéda dans le commandement; mais ayant été obligé d’évacuer la ville et de se retirer dans la citadelle, il se mit à traiter, et, ayant stipulé une amnistie pour lui et pour ses soldats musulmans, il livra la citadelle au calife. Les Alavais, qui n’étaient pas compris dans la capitulation, furent passés au fil de l’épée[67].
Après ce premier succès, Abdérame s’empara d’une trentaine de châteaux; puis il tourna ses armes tantôt contre la Navarre, tantôt contre Saragosse. Il fit assiéger cette ville par un prince du sang, le général en chef de la cavalerie Ahmed ibn-Ishâc, auquel il venait de conférer le titre de gouverneur de la Frontière supérieure; mais ce général ne tarda pas à lui donner de graves sujets de plainte.
Bien qu’ils eussent longtemps mené à Séville une vie obscure et pauvre, qu’ils eussent fait des mésalliances, et qu’il n’y eût entre eux et lui qu’une parenté fort éloignée, Abdérame n’avait pas rougi cependant de reconnaître les Beni-Ishâc comme des membres de sa famille et il les avait comblés de faveurs. Toutefois, ils n’étaient pas contents de leur position. Leur ambition ne connaissait pas de bornes; Ahmed, alors le chef de sa famille, ne prétendait à rien moins qu’à être nommé héritier présomptif de la couronne, et maintenant qu’il conduisait le siége de Saragosse avec une mollesse et une lenteur dont le calife s’indignait et s’irritait, il eut l’audace de lui écrire pour lui présenter sa demande. Le calife fut blessé à un tel point de cette insolence, que dans sa colère il lui répondit en ces termes:
«Ne voulant faire que ce qui te fût agréable, nous t’avons traité jusqu’ici avec une bienveillance extrême; mais nous sommes convaincu à présent qu’il est impossible de changer ton caractère. Ce qui te convient, c’est la pauvreté, car n’ayant pas connu auparavant la richesse, elle t’a rempli d’un insupportable orgueil. Ton père n’était-il pas un des moindres cavaliers d’Ibn-Haddjâdj, et est-ce que tu as oublié qu’à Séville tu n’étais toi-même qu’un marchand d’ânes? Nous avons pris ta famille sous notre protection dès qu’elle l’eut implorée; nous l’avons secourue, nous l’avons rendue riche et puissante, nous avons conféré à feu ton père la dignité de vizir[68], à toi-même celle de général de toute notre cavalerie et de gouverneur de la plus grande de nos provinces frontières. Et cependant tu as méprisé nos ordres, tu as négligé de prendre à cœur nos intérêts, et pour combler la mesure, tu nous demandes maintenant que nous te nommions notre héritier. Quels mérites, quels titres de noblesse peux-tu faire valoir? Ah! c’est bien à toi et à ta famille qu’on peut appliquer ces vers bien connus:
Vous êtes des hommes de rien, vous autres, et le lin ne doit pas se comparer à la soie! Si vous êtes Coraichites, comme vous l’assurez, prenez alors vos femmes dans cette illustre tribu; mais si au contraire vous n’êtes que des Coptes, vos prétentions sont d’un parfait ridicule.
«Ta mère n’était-elle pas la sorcière Hamdouna? Ton père n’était-il pas un simple soldat? Ton aïeul n’était-il pas portier dans la maison de Hauthara ibn-Abbâs? Ne faisait-il pas du cordage et de la natte sous le portique de ce seigneur?... Que Dieu te maudisse, toi et ceux qui nous ont tendu un piége en nous conseillant de te prendre à notre service! Infâme, lépreux, fils d’un chien et d’une chienne, viens t’humilier à nos pieds!»
Ayant donc été déposé de la manière la plus infamante, Ahmed, secondé par son frère Omaiya, se mit à comploter. Le calife découvrit leurs intrigues et les exila. Alors Omaiya s’empara de Santarem, y leva l’étendard de la révolte, et se mit en relation avec le roi de Léon, auquel il rendit d’utiles services en lui indiquant les endroits où l’empire musulman pouvait être attaqué avec succès; mais un jour qu’il était sorti de la ville, un de ses officiers y rétablit l’autorité du souverain. Omaiya se rendit alors auprès de Ramire. Son frère continuait à intriguer et à conspirer avec une infatigable ardeur. Il avait formé le projet de livrer l’Espagne aux Fatimides et il s’était mis en relation avec cette cour. Abdérame le déjoua. Il le fit arrêter, condamner comme chiite, et exécuter[69].
Sur ces entrefaites, le calife triomphait dans le Nord. Assiégé dans Saragosse, Mohammed capitula, et comme c’était, après le monarque, l’homme le plus puissant et le plus considéré de l’Etat, Abdérame jugea prudent de lui pardonner et de lui laisser son poste. De son côté, la reine Tota, après avoir essuyé revers sur revers, vint demander grâce au calife et le reconnut comme suzerain de la Navarre[70], de sorte qu’à l’exception du royaume de Léon et d’une partie de la Catalogne, toute l’Espagne s’était humiliée devant Abdérame.
III.
Les vingt-sept premières années du règne d’Abdérame III n’avaient été qu’une suite de succès; mais la fortune est capricieuse, et le temps des revers était enfin arrivé.
Un grand changement s’était fait dans le royaume. La noblesse, qui naguère était tout, n’était plus rien: le pouvoir royal l’avait écrasée. Abdérame la détestait; il ne comprenait pas qu’un monarque pût laisser aux grands une certaine influence et un certain pouvoir. «Votre roi est un prince sage et habile, j’en conviens volontiers, dit-il un jour à l’ambassadeur qu’Otton Ier lui avait envoyé; cependant il y a dans sa politique une chose qui ne me plaît pas: c’est qu’au lieu de retenir dans ses mains l’autorité tout entière, il en laisse une partie à ses vassaux. Il leur abandonne même ses provinces, croyant se les attacher par là. C’est une grande faute. La condescendance envers les grands ne peut avoir d’autre effet que d’alimenter leur orgueil et leur penchant pour la rébellion[71]».
Le calife à coup sûr ne tomba point dans la faute qu’il reprochait au roi d’Allemagne, mais il tomba dans une autre non moins grave: il ne ménagea pas assez la susceptibilité des grands. Gouvernant par lui-même (depuis 932 il n’avait plus de hâdjib ou premier ministre[72]), il donna presque tous les emplois à des hommes de basse extraction, à des affranchis, à des étrangers, à des esclaves, à des hommes enfin qui dépendaient entièrement de lui et qui dans ses mains étaient des instruments souples et dociles. Ceux auxquels on donnait le nom de Slaves, jouissaient surtout de sa confiance; c’est de son règne que date l’influence de ce corps, qui était destiné à jouer un rôle important dans l’Espagne arabe et sur lequel nous devons entrer ici dans quelques détails.
Dans l’origine, le nom de Slaves s’appliquait aux prisonniers que les peuples germaniques avaient faits dans leurs guerres contre les nations slaves, et qu’ils vendaient aux Sarrasins d’Espagne[73]; mais par laps de temps, quand on eut commencé à comprendre sous le nom de Slaves une foule de peuples qui appartenaient à d’autres races[74], on donna ce nom à tous les étrangers qui servaient dans le harem ou dans l’armée, quelle que fût leur origine. D’après le témoignage formel d’un voyageur arabe du Xe siècle, les Slaves que le calife d’Espagne avait à son service, étaient des Galiciens, des Francs (des Français et des Allemands), des Lombards, des Calabrais et des personnes originaires de la côte septentrionale de la mer Noire[75]. Quelques-uns d’entre eux avaient été faits prisonniers par les pirates andalous; d’autres avaient été achetés dans les ports de l’Italie, car les juifs, spéculant sur la misère des peuples, se faisaient vendre des enfants de l’un et de l’autre sexe, et les conduisaient dans les ports de mer, où des navires grecs et vénitiens venaient les chercher, pour les transporter chez les Sarrasins. D’autres encore, à savoir les eunuques destinés au service du harem, arrivaient de France, où il y avait de grandes manufactures d’eunuques, dirigées par des juifs. Celle de Verdun était très-renommée[76], et l’on en trouvait d’autres dans le Midi[77].
Comme la plupart de ces captifs étaient encore en bas âge quand ils arrivaient en Espagne, ils adoptaient facilement la religion, la langue et les mœurs de leurs maîtres. Plusieurs d’entre eux recevaient une éducation soignée, de sorte que plus tard ils aimaient à se former des bibliothèques et à composer des vers. Ces Slaves lettrés étaient même en si grand nombre, qu’un d’entre eux, un certain Habîb, put consacrer tout un livre à leurs poésies et à leurs aventures[78].
Les Slaves avaient toujours été nombreux à la cour ou dans l’armée des émirs de Cordoue; mais jamais ils ne l’avaient été autant que sous Abdérame III. Leur nombre s’élevait alors à 3750 selon les uns, à 6087 selon les autres; quelques-uns le portent même à 13750[79]. Peut-être ces chiffres se rapportent-ils à des époques différentes du règne d’Abdérame, car il est certain que ce prince augmentait sans cesse le nombre de ses Slaves. Esclaves eux-mêmes, ils avaient cependant d’autres esclaves à leur service, et possédaient des terres fort étendues. Abdérame les investit des fonctions militaires et civiles les plus importantes, et dans sa haine de l’aristocratie, il força les gens de haut parage, qui comptaient les héros du Désert parmi leurs ancêtres, à s’humilier devant ces parvenus qu’ils méprisaient souverainement.
Les nobles étaient donc fort mécontents du calife, lorsque celui-ci conçut le projet d’entreprendre contre le roi de Léon une expédition plus importante encore que celles qu’il avait faites auparavant. Il fit à cet effet des frais immenses, appela cent mille hommes sous les drapeaux, et comme il se tenait assuré de remporter une victoire éclatante et décisive, il donna d’avance à l’expédition qu’il allait entreprendre le nom de campagne de la puissance suprême. Malheureusement pour lui, il nomma un Slave, Nadjda, général en chef de l’armée. Ce choix mit le comble à l’irritation des officiers arabes. Ils jurèrent dans leur fureur que le calife expierait par une honteuse déroute son mépris de la vieille noblesse.
Dans l’année 939, l’armée se mit en campagne en prenant la route de Simancas. Ramire II et son alliée Tota, la reine régente de Navarre, vinrent à sa rencontre, et le 5 août le combat s’engagea. Les officiers arabes se laissèrent battre et se retirèrent; mais il arriva ce que probablement ils n’avaient pas prévu. Les Léonais se mirent à poursuivre les musulmans. Arrivés près de la ville d’Alhandega, au sud de Salamanque, sur les bords du Tormès, ces derniers se rallièrent et firent face à l’ennemi; mais ils furent complétement battus, et le calife lui-même échappa à peine aux épées des chrétiens. Après Alhandega, ce ne fut plus une retraite, ce fut une déroute. Plus d’ordre, de discipline; on quittait ses rangs, on criait sauve qui peut! Fantassins et cavaliers avançaient pêle-mêle; les soldats et les officiers jonchaient le chemin; des régiments entiers disparaissaient.
La complète et éclatante victoire remportée par Ramire eut partout un grand retentissement. On en parla au fond de l’Allemagne aussi bien que dans les pays les plus reculés de l’Orient, mais avec des sensations bien différentes. Ici l’on s’en réjouissait, ailleurs on s’en affligeait; les uns y voyaient un sûr garant du triomphe de leur foi, les autres, une cause de sérieuses alarmes.
Le calife lui-même était fort abattu. Son général Nadjda avait été tué[80]; le vice-roi de Saragosse, Mohammed ibn-Hâchim, qui avait été fait prisonnier dans la première bataille, celle de Simancas, gémissait dans un cachot de Léon[81]; son armée était anéantie; lui-même, enfin, n’avait échappé à la captivité ou à la mort que par miracle, et pendant sa fuite il n’avait eu autour de lui que quarante-neuf hommes. Tout cela avait fait une telle impression sur son esprit, que dans la suite il n’accompagna plus son armée quand elle se mettait en campagne[82].
Heureusement pour le calife, une guerre civile qui éclata parmi les chrétiens, empêcha Ramire de profiter de l’avantage qu’il avait remporté.
La Castille aspirait à se séparer du royaume de Léon. Déjà sous le règne d’Ordoño II, le père de Ramire, elle s’était mise en rébellion ouverte. Le roi annonça alors qu’afin de terminer le différend à l’amiable, il tiendrait un plaid[83] à Tejiare ou Teliare, sur les bords du Carrion, rivière qui séparait Léon de la Castille, et il invita les quatre comtes castillans à y assister. Ils vinrent, mais le roi les fit arrêter et décapiter. Les Léonais, tout en avouant que cette manière de se faire justice, était un peu irrégulière, admiraient la sagesse du roi[84]; mais les Castillans en jugeaient autrement. Privés de leurs chefs, ils étaient pour le moment réduits à l’impuissance; mais ils appelaient de tous leurs vœux l’heure où ils auraient à leur tête un homme qui fût en état de les venger des perfides Léonais.
Cette heure si impatiemment attendue allait sonner enfin. La Castille trouverait un vengeur dans son comte Ferdinand Gonzalez, qui est devenu l’un des héros favoris des poètes du moyen âge, et dont aujourd’hui encore les Castillans ne prononcent le nom qu’avec un profond respect.
Tant que les redoutables armées d’Abdérame III brûlaient ses cloîtres, ses forteresses et jusqu’à sa capitale, Ferdinand, l’excellent comte, comme on l’appelait[85], n’avait pu songer à affranchir sa patrie; mais à présent que l’on n’avait plus rien à craindre du côté des Arabes, il crut le moment venu pour remplir la tâche qu’il considérait comme la sienne. Il déclara la guerre au roi[86]. Le calife en profita pour réorganiser son armée, et dès le mois de novembre de l’année 940, il fut en état de faire ravager les frontières de Léon par le gouverneur de Badajoz[87], Ahmed ibn-Yila[88].
Vers la même époque, la fortune semblait vouloir le dédommager en Afrique du désastre qui l’avait frappé en Espagne.
Jusque-là Abdérame avait sans doute obtenu de beaux succès en Afrique; mais la médaille avait eu son revers. De temps en temps ses vassaux s’étaient laissé battre; les tentatives qu’il avait faites pour mettre de l’ensemble dans leurs opérations, n’avaient pas toujours été couronnées du succès; quelquefois, enfin, il n’avait pas été à même de les empêcher de se combattre entre eux; mais il avait du moins réussi à occuper les Fatimides en Afrique, il les avait mis hors d’état de débarquer sur les côtes d’Espagne, et c’était, au bout du compte, tout ce qu’il voulait. Il semblait maintenant sur le point d’obtenir bien davantage.
Un ennemi plus redoutable que tous leurs autres adversaires pris ensemble, avait levé contre les Fatimides l’étendard de la révolte. C’était Abou-Yézîd, de la tribu berbère d’Iforen. Fils d’un marchand, il avait fréquenté dans sa jeunesse des docteurs de la secte des non-conformistes, qui en Afrique comptait encore un nombre immense d’adhérents. Plus tard, quand la mort de son père l’eut réduit à l’indigence, il avait gagné son pain en enseignant à lire aux enfants. De maître d’école, il devint missionnaire à l’instar du fondateur de l’empire des Fatimides, souleva les Berbers au nom de la vraie religion et de la liberté, et leur promit un gouvernement républicain aussitôt qu’ils auraient pris Cairawân, la capitale. Ses succès furent aussi miraculeux que ceux de ses ennemis l’avaient été quelques années auparavant. Les armées des Fatimides fondaient comme la neige au printemps devant cet homme petit, laid, vêtu de bure et monté sur un âne gris. Les Sonnites, profondément blessés par les blasphèmes et l’intolérance des Fatimides, accouraient en foule sous ses drapeaux; même leurs faquis et leurs ermites prenaient les armes pour faire triompher le chef des non-conformistes. Celui-ci semblait avoir pris à tâche de justifier l’espoir qu’ils mettaient dans sa tolérance. Lorsque, dans l’année 944, il fit son entrée dans la capitale, il appela les bénédictions du ciel sur les deux premiers califes, que les Fatimides avaient fait maudire, et invita les habitants de la ville à se conformer au rit de Mâlic, que les Fatimides avaient proscrit. Les Sonnites respiraient enfin. Ils pouvaient de nouveau faire des processions, avec des drapeaux et des tambours, jouissance dont ils avaient été privés pendant bien des années, et Abou-Yézîd, qui, dans ces occasions solennelles, les conduisait lui-même, leur donna encore une autre preuve de sa tolérance: il conclut une alliance avec le calife d’Espagne, et, lui ayant envoyé des ambassadeurs, il le reconnut, sinon pour le chef temporel, du moins pour le chef spirituel des vastes domaines qu’il venait de conquérir[89].
Les Fatimides semblaient perdus. Tandis que leur calife Câyim, fils et successeur d’Obaidallâh, était étroitement bloqué dans Mahdia par le formidable Abou-Yézîd, le calife d’Espagne lui enlevait, au moyen de ses vassaux africains, presque tout le nord-ouest, et lui suscitait partout des ennemis. Il conclut une alliance avec le roi d’Italie, Hugues de Provence, qui avait à venger le désastre de Gênes, ville qu’un amiral fatimide avait pillée; il en conclut une autre avec l’empereur de Constantinople, qui brûlait du désir d’enlever la Sicile à Câyim[90].
En un clin d’œil tout changea de face. Enivré de ses triomphes, Abou-Yézîd eut une bouffée d’orgueil; non content de la réalité du pouvoir et oubliant à quels moyens il le devait, il voulut aussi en posséder l’apparence et la vaine pompe: il échangea son manteau de bure contre une robe de soie, son âne gris contre un superbe cheval. Cette imprudence le perdit. Blessés dans leurs convictions égalitaires et républicaines, la plupart de ses partisans l’abandonnèrent, les uns pour retourner dans leurs demeures, les autres pour passer à l’ennemi. Averti par l’expérience, Abou-Yézîd renonça aux habitudes de luxe qu’il avait contractées, et reprit, avec le manteau de bure, sa vie simple et rude d’autrefois. Mais il était trop tard; le prestige qui l’entourait naguère, avait disparu. Peut-être eût-il pu compter encore sur les Sonnites, si, dans un moment de fanatisme farouche, il ne les eût pas désabusés sur sa feinte tolérance. La veille d’un combat, il avait ordonné à ses guerriers d’abandonner les soldats de Cairawân, leurs frères d’armes, à la fureur des soldats fatimides. Cet ordre perfide n’avait été que trop bien obéi. Dès lors les Sonnites l’avaient pris en horreur; tyran pour tyran et hérésiarque pour hérésiarque, ils préféraient le calife fatimide, d’autant plus qu’al-Mançour, qui venait de succéder à son père, valait un peu mieux que ses prédécesseurs. Forcé de lever le siége de Mahdia, Abou-Yézîd arriva à Cairawân, où il n’échappa qu’avec peine à un complot que les habitants avaient ourdi contre lui. Longtemps traqué par les soldats fatimides, il tomba enfin entre leurs mains criblé de blessures. Il fut mis dans une cage de fer, et quand il fut mort (947), sa peau fut empaillée, portée à travers les rues de Cairawân, et pendue aux remparts de Mahdia, où elle resta jusqu’à ce que les vents en eussent dispersé les lambeaux[91].
La ruine des non-conformistes fut pour Abdérame III un échec presque aussi grave que l’avaient été les déroutes de Simancas et d’Alhandega. Dans l’Ouest, les Fatimides regagnèrent rapidement le terrain qu’ils avaient perdu, et forcèrent les vassaux d’Abdérame à aller chercher un asile à la cour de Cordoue.
Dans le Nord, au contraire, tout allait selon les souhaits d’Abdérame, ce qui revient à dire que le pays était sans cesse en proie à une violente discorde. La guerre, comme nous l’avons vu, avait éclaté entre Ramire II et Ferdinand Gonzalez. La fortune avait favorisé le premier. Ayant surpris son ennemi, il l’avait fait jeter dans un cachot de Léon[92]; puis il avait donné le comté de Castille, d’abord au Léonais Assur Fernandez, comte de Monzon[93], ensuite à son propre fils Sancho[94], et il s’était même approprié les biens allodiaux de Ferdinand. Il est vrai qu’il ne les garda pas tous pour lui-même. Voulant se rendre populaire, il en donna quelques-uns aux chevaliers et aux ecclésiastiques les plus influents de la province[95]. Cependant il n’atteignit pas son but. Tout en profitant de la libéralité du roi, les Castillans restèrent attachés de cœur et d’âme à leur ancien comte. Celui que le roi leur avait donné, n’était à leurs yeux qu’un intrus. Dans les actes de vente, de donation etc., où l’on notait, après la date, le nom du roi et celui du comte, ils nommaient quelquefois le comte que le roi leur avait imposé; mais ils le faisaient seulement quand ils ne pouvaient agir autrement, c’est-à-dire quand l’autorité avait l’œil sur eux; ordinairement ils nommaient Ferdinand Gonzalez[96]. Ils montrèrent encore d’une autre façon l’amour qu’ils lui avaient voué. Ayant fait une statue à son image, ils rendirent l’hommage à ce bloc de pierre[97]. Puis, quand ils commencèrent à s’impatienter de la longue captivité[98] de Ferdinand, ils prirent une résolution hardie; mais ici il faut laisser parler une belle et ancienne romance[99]:
Tous ont juré d’une seule voix de ne point retourner en Castille sans le comte, leur seigneur.
Son image de pierre, ils l’ont placée sur un char, bien résolus à ne point retourner à moins qu’il ne retourne avec eux.
Ils ont juré en élevant la main, que quiconque quitterait les rangs serait tenu pour traître.
L’hommage rendu, ils placèrent la bannière du comte à côté de la statue, et tous, depuis les jeunes gens jusqu’aux vieillards, ont baisé la main à l’image.
Ils ont laissé déserts Burgos et les endroits d’alentour; il n’y reste que des femmes et de petits enfants.
Intimidé par l’approche des Castillans, le roi céda enfin. Il rendit la liberté à Ferdinand, mais il ne le fit qu’après lui avoir imposé des conditions bien humiliantes et bien dures: Ferdinand avait été forcé de jurer fidélité et obéissance; il avait dû renoncer à tous ses biens et s’engager à donner sa fille Urraque en mariage à Ordoño, le fils aîné du roi[100]. A ce prix il fut libre; mais il était naturel que dorénavant il ne voulût plus prêter l’appui de son bras à un roi qui lui avait fait signer un tel traité. Les Castillans, qui n’avaient pas réussi à faire réintégrer dans la possession du comté celui qu’ils continuaient à appeler leur seigneur, n’étaient pas mieux disposés. Ramire II avait donc perdu l’appui de son plus vaillant capitaine et la coopération de ses plus braves sujets. De là son impuissance. Il laissa les musulmans faire une razzia en 944, et deux autres en 947[101]; il ne les empêcha pas de rebâtir et de fortifier la ville de Medinaceli, qui devint dès lors le boulevard de l’empire arabe contre la Castille[102]. Le vainqueur de Simancas et d’Alhandega se tenait tout au plus sur la défensive. Ce ne fut que dans l’année 950 qu’il envahit de nouveau le territoire musulman, et alors il remporta une victoire près de Talavera[103]; mais ce fut son dernier triomphe: dans le mois de janvier de l’année suivante[104] il avait déjà cessé de vivre.
Après sa mort, une guerre de succession éclata. Marié deux fois, Ramire avait eu de sa première femme, une Galicienne, un fils nommé Ordoño, et de sa seconde, Urraque, la sœur de Garcia de Navarre, un autre fils nommé Sancho[105]. En sa qualité d’aîné, Ordoño prétendait naturellement au trône; mais Sancho, qui comptait avec raison sur l’appui des Navarrais, y prétendait également, et il tâcha d’attirer dans son parti Ferdinand Gonzalez et les Castillans. Dans les circonstances données, le choix entre les deux compétiteurs n’était pas difficile pour Ferdinand. Ordoño, il est vrai, était son gendre; mais comment l’était-il devenu? Par une odieuse contrainte. Sa sympathie pour Ordoño ne pouvait donc pas être bien vive. Tout, au contraire, l’attirait vers Sancho, les liens du sang aussi bien que son intérêt. Sancho était son neveu[106]; il avait pour lui Tota de Navarre, la belle-mère de Ferdinand, et si ce dernier eût pu hésiter encore, les offres brillantes de Sancho auraient vaincu son indécision, car ce prince promettait de lui rendre ses biens confisqués et le comté de Castille. Ferdinand se déclara donc pour lui, appela ses hommes aux armes, et, accompagné de Sancho et d’une armée navarraise, il marcha contre la ville de Léon, afin d’arracher la couronne à Ordoño III[107].
«L’Eternel, dit un chroniqueur arabe[108], avait fait naître cette guerre civile afin de donner aux musulmans l’occasion de remporter des victoires.» En effet, pendant que les chrétiens s’entr’égorgeaient sous les murs de Léon, les généraux d’Abdérame triomphaient sur tous les points de la frontière. Chaque messager qui arrivait du Nord apportait à Cordoue la nouvelle d’une heureuse razzia ou d’une belle victoire. Le calife pouvait faire montrer au peuple une foule de cloches, de croix, de têtes coupées; une fois, dans l’année 955, ces dernières étaient au nombre de cinq mille, et l’on disait qu’une fois autant de Castillans—car c’étaient eux qui avaient été battus—avaient péri dans la bataille qui s’était livrée[109]. Il est vrai que Ferdinand Gonzalez remporta une victoire près de San Estevan de Gormaz[110]; il est vrai aussi qu’Ordoño III, quand il eut enfin repoussé son frère et qu’il eut forcé les Galiciens, qui s’étaient révoltés aussi, à le reconnaître, usa de représailles en pillant Lisbonne[111]; mais c’était une faible compensation pour le mal que les musulmans avaient fait aux chrétiens, et Ordoño, qui craignait de nouvelles révoltes, désirait vivement la paix. L’année 955, il envoya un ambassadeur à Cordoue pour la demander[112]. Abdérame, qui la désirait aussi parce qu’il avait l’intention de tourner ses armes d’un autre côté, prêta l’oreille aux ouvertures d’Ordoño, et dans l’année suivante, il envoya à Léon, en qualité d’ambassadeurs, Mohammed ibn-Hosain et le savant juif Hasdaï ibn-Chabrout, le directeur général des douanes. Les négociations ne furent pas longues. Ordoño ayant déclaré qu’il était prêt à faire des concessions (il promettait probablement de livrer ou du moins de raser certaines forteresses), on arrêta les bases d’un traité, après quoi les ambassadeurs retournèrent à Cordoue pour le faire ratifier par le calife. Quoique le traité fût honorable et avantageux, Abdérame crut qu’il ne l’était pas assez; mais comme il ne pouvait plus guère compter sur le lendemain (il était presque septuagénaire), il pensa que l’affaire regardait plutôt son fils que lui-même. Il le consulta donc et s’en remit à sa décision. Hacam, qui était pacifique, déclara qu’à son avis le traité devait être ratifié, et alors le calife le signa[113]. Peu de temps après, il en conclut un autre avec Ferdinand Gonzalez[114], de sorte que les musulmans n’avaient plus en Espagne d’autres ennemis que les Navarrais.
Si Abdérame avait été cette fois plus traitable qu’à l’ordinaire, c’est qu’il voulait tourner ses armes contre les Fatimides. La puissance de ces princes croissait de jour en jour. Brûlant du désir de se venger des souverains d’Europe, qui s’étaient déjà réjouis de leur perte, tant ils la croyaient certaine, ils avaient fait d’abord éprouver le poids de leur vengeance à l’empereur de Constantinople en faisant ravager la Calabre[115]. Alors ç’avait été le tour d’Abdérame. En 955, lorsque, selon toute apparence, Moïzz, le quatrième calife fatimide, méditait déjà une descente en Espagne, il arriva qu’un très-grand navire, qu’Abdérame avait envoyé avec des marchandises à Alexandrie, rencontra en mer un vaisseau qui venait de Sicile et sur lequel se trouvait un courrier que le gouverneur de cette île avait expédié à son souverain Moïzz. Cette dernière circonstance ne semble pas avoir été inconnue au capitaine du vaisseau andalous. Il se peut même qu’Abdérame ait soupçonné que les dépêches dont le courrier était porteur, contenaient un plan d’attaque contre l’Espagne, et qu’il ait donné au capitaine l’ordre de les intercepter. Quoi qu’il en soit, le capitaine attaqua le vaisseau sicilien, le prit, le pilla et s’empara des dépêches.
Moïzz usa aussitôt de représailles. Sur son ordre, le gouverneur de la Sicile se porta avec une flotte vers Almérie, et prit ou brûla les navires qui se trouvaient dans ce port. Il s’empara aussi de celui qui avait fourni un spécieux prétexte pour cette expédition, et qui était justement de retour d’Alexandrie, d’où il avait rapporté des chanteuses pour le calife et de précieuses marchandises. Puis les troupes du gouverneur débarquèrent pour piller les environs d’Almérie, après quoi elles se remirent en mer[116].
Abdérame répondit d’une manière énergique à cette attaque. Il ordonna d’abord de maudire chaque jour les Fatimides dans les prières publiques[117]; puis il chargea son amiral Ghâlib d’aller piller les côtes de l’Ifrikia. Cette expédition, toutefois, n’eut pas tout le succès que le calife s’en était promis. Les Andalous remportèrent bien quelques avantages, mais à la fin ils furent repoussés par les troupes qui gardaient la province, et forcés de se rembarquer.
Voilà où Abdérame en était de la guerre qu’il soutenait contre les Fatimides, au moment où les négociations avec le roi de Léon étaient en train. Voulant tourner toutes les forces et toutes les ressources de l’empire contre l’Afrique, il devait naturellement désirer la paix avec les chrétiens du Nord, et c’est pour cette raison qu’il ne s’était pas montré trop difficile sur les conditions auxquelles elle se faisait.
Maintenant qu’elle avait été conclue, il concentra toutes ses pensées sur l’Afrique. Une grande expédition se préparait. Les ouvriers dans les chantiers n’avaient plus un moment de repos, de tous côtés des troupes se dirigeaient vers les ports de mer, et l’on enrôlait des milliers de matelots, lorsque la mort d’Ordoño III, qui arriva dans le printemps de l’année 957[118], vint entraver tout à coup les projets du calife.
Nous avons vu plus haut qu’Ordoño n’avait obtenu la paix qu’en faisant des concessions, parmi lesquelles la remise ou la démolition de certaines forteresses tenait, à n’en point douter, la première place. Or Sancho, l’ancien compétiteur de son frère, auquel il succéda maintenant sans obstacle, refusa d’exécuter cette clause du traité. Abdérame se vit donc contraint d’employer contre le royaume de Léon les forces qu’il avait voulu envoyer en Afrique, et il donna des ordres dans ce sens au brave Ahmed ibn-Yila, le gouverneur de Tolède[119]. Ce général se mit en campagne, et dans le mois de juillet, il remporta une grande victoire sur le roi de Léon[120]. Ce triomphe était sans doute une consolation pour le calife, qui n’avait nullement désiré cette nouvelle guerre, et qui même, si l’honneur le lui eût permis, l’aurait volontiers évitée. Il en aurait bientôt une autre, plus douce encore: il verrait ses ennemis à ses pieds.
IV.
«Le roi Sancho, dit un auteur arabe[121], était vain et orgueilleux». Cette phrase est sans doute empruntée à un chroniqueur léonais de l’époque[122], et dans la bouche de ces écrivains elle signifie que Sancho cherchait à briser la puissance des nobles et aspirait à rétablir l’autorité absolue que ses ancêtres avaient possédée. De là la haine que lui portaient les grands. A la haine se joignait le mépris. Sancho avait perdu les qualités qu’il avait eues autrefois et que ses sujets appréciaient le plus. Le pauvre prince avait pris un embonpoint excessif, de sorte qu’il ne pouvait plus monter à cheval et que même en marchant il devait s’appuyer sur quelqu’un[123]. Il était donc devenu un objet de risée, et peu à peu l’on se mit à dire qu’il fallait déposer ce roi ridicule, ce roi manqué. Ferdinand Gonzalez, qui aspirait au titre de faiseur de rois, et qui avait déjà tenté une fois, mais sans succès, d’en faire un, fomenta le mécontentement des Léonais et le dirigea[124]. Une conspiration se forma dans l’armée, et un beau jour, dans le printemps de l’année 958[125], on chassa Sancho du royaume.
Pendant que le roi détrôné s’acheminait tristement vers Pampelune, la résidence de son oncle Garcia, Ferdinand Gonzalez et les autres grands se réunirent pour élire un autre roi. Leur choix tomba sur Ordoño, quatrième du nom. C’était un fils d’Alphonse IV et par conséquent un cousin germain de Sancho. Rien, excepté sa naissance, ne le recommandait aux suffrages des électeurs. A une difformité de la taille (il était bossu[126]) il joignait un caractère obséquieux, vil[127] et méchant, de sorte que dans la suite on ne l’appela pas autrement qu’Ordoño-le-Mauvais[128]; mais comme il n’y avait alors aucun autre adulte dans la famille royale, il fallait bien le choisir, et le comte de Castille lui fit épouser sa fille Urraque, la veuve d’Ordoño III[129], qui devint ainsi pour la seconde fois reine de Léon[130].
Au moment même où on lui donnait ainsi un successeur, Sancho racontait à Pampelune la mésaventure qui lui était arrivée. Sa grand’mère, la vieille et ambitieuse Tota, qui gouvernait encore la Navarre au nom de son fils, bien que ce fils fût depuis longtemps d’âge à régner par lui-même, prit chaudement son parti, et jura de le rétablir à quelque prix que ce fût. La chose n’était pas aisée cependant, car d’une part Sancho n’avait dans son ancien royaume aucun ami influent, et de l’autre la Navarre était trop faible pour attaquer seule Léon et la Castille. Tota devait donc chercher un allié, et encore un allié très-puissant. En outre, pour que Sancho fût à même de se soutenir sur son trône, une fois qu’il l’aurait reconquis, il fallait absolument qu’il cessât d’être un objet de risée par sa malencontreuse obésité. Cette obésité n’était pas naturelle; elle provenait d’une disposition maladive, et un médecin habile pourrait sans doute la faire disparaître; mais à Cordoue seulement, ville qui était alors le foyer de toutes les lumières, on pouvait espérer de trouver un tel médecin. Ce fut aussi à Cordoue que Tota chercha l’allié dont elle avait besoin. Elle résolut de faire demander au calife un médecin pour guérir son petit-fils, et une armée pour le rétablir sur son trône. Il en coûtait sans doute à son orgueil de faire une telle démarche; il lui était pénible d’être obligée d’implorer l’assistance d’un mécréant avec lequel elle avait été en guerre pendant plus de trente ans, et qui, il y avait à peine un an, avait encore fait ravager ses vallées et brûler ses villages[131]; mais son amour pour son petit-fils, l’ardent désir qu’elle avait de le voir régner, la rage que lui causait sa honteuse déconfiture, tout cela fut plus fort que sa légitime répugnance, et elle envoya des ambassadeurs à Cordoue.
Ces ambassadeurs ayant exposé au calife le motif de leur venue, il leur répondit qu’il enverrait volontiers un médecin à Sancho, et qu’à certaines conditions, lesquelles seraient exposées par un de ses ministres qu’il enverrait à Pampelune, il prêterait l’appui de ses armes au roi détrôné.
Quand les ambassadeurs navarrais l’eurent quitté, Abdérame fit venir le juif Hasdaï, et, après lui avoir donné ses instructions, il le chargea de se rendre à la cour de Navarre. Il n’aurait pu faire un meilleur choix. Hasdaï réunissait en sa personne toutes les qualités requises pour une telle mission; il parlait fort bien la langue des chrétiens, et il était à la fois médecin et homme d’Etat; tout le monde vantait son esprit, ses talents, ses connaissances, sa grande capacité, et récemment encore un ambassadeur, venu du fond de la Germanie, avait déclaré qu’il n’avait jamais vu un homme doué de tant de finesse[132].
Arrivé à Pampelune, le juif gagna aussitôt la confiance de Sancho en se chargeant de son traitement et en lui promettant une prompte guérison. Il lui dit qu’en retour du service que le calife était prêt à lui rendre, celui-ci exigeait la cession de dix forteresses. Sancho promit de les livrer dès qu’il serait rétabli sur son trône. Mais ce n’était pas tout: Hasdaï était aussi chargé de faire en sorte que Tota vînt à Cordoue, accompagnée de son fils et de son petit-fils. Le calife, qui voulait contenter sa vanité et donner à son peuple le spectacle, jusque-là sans exemple, d’une reine et de deux rois chrétiens qui viendraient humblement se prosterner à ses pieds pour implorer l’appui de ses armes, avait particulièrement insisté sur ce point; mais on pouvait prévoir que la fière Tota s’opposerait vivement à une telle exigence. En effet, faire un voyage à Cordoue, c’était pour elle une démarche plus humiliante encore que celle à laquelle elle s’était déjà abaissée alors qu’elle était entrée en relations amicales avec son vieil ennemi. Cette partie de la mission de Hasdaï était donc la plus délicate et la plus épineuse; pour faire une telle proposition, et surtout pour la faire agréer, il fallait un tact et une habileté tout à fait extraordinaires. Mais Hasdaï avait la réputation d’être l’homme le plus adroit de son temps, et il la justifia. L’orgueilleuse Navarraise se laissa vaincre «par le charme de ses paroles, par la force de sa sagesse, par la puissance de ses ruses et de ses nombreux artifices,» pour parler avec un poète juif de l’époque, et, croyant que le rétablissement de son petit-fils ne pouvait être obtenu qu’à ce prix, elle fit un grand effort sur elle-même et donna enfin son consentement au voyage que le juif lui proposait.
L’Espagne musulmane vit alors un étrange spectacle. Suivie d’une foule de grands et de prêtres, la reine de Navarre s’achemina lentement vers Cordoue, avec Garcia et le malheureux Sancho, dont la santé ne s’était pas encore beaucoup améliorée, et qui marchait en s’appuyant sur Hasdaï. Si ce spectacle était doux pour la vanité nationale des musulmans, il l’était autant, et plus encore peut-être, pour l’amour-propre des juifs, car celui à qui on le devait, était un homme de leur religion. Aussi leurs poètes célébraient-ils son retour l’un à l’envi de l’autre. «Saluez, ô montagnes, le chef de Juda! chantait l’un d’entre eux. Que le rire soit sur toutes les bouches! Que les terres arides et les forêts chantent! Que le désert se réjouisse, qu’il fleurisse et produise des fruits, car il vient, le chef de l’Académie, il vient avec joie et chants! Tant qu’il n’était pas là, la ville célèbre, dessinée avec grâce, était morne et triste; ses pauvres, qui ne voyaient plus son visage qui brille comme les étoiles, étaient désolés; les superbes dominaient sur nous; ils nous vendaient et nous achetaient comme si nous eussions été des esclaves; ils allongeaient leurs langues pour engloutir nos richesses; ils rugissaient comme des lionceaux, et nous étions tous épouvantés, car notre défenseur n’était pas là.... Dieu nous l’a donné pour chef; il l’a placé en faveur chez le roi, qui l’a nommé prince et qui l’a élevé au-dessus de ses autres dignitaires. Quand il passe, personne n’ose ouvrir la bouche. Sans flèches et sans épées, par sa seule éloquence, il a enlevé aux abominables mangeurs de porcs des forteresses et des cités.»
Quand la reine et les deux rois furent enfin arrivés à Cordoue, le calife leur donna, dans son palais à Zahrâ, une de ces pompeuses audiences[133] qui imposaient aux étrangers et qui étaient bien propres à leur donner une haute idée de sa puissance et de sa richesse. C’était sans doute un moment bien doux pour Abdérame que celui où il voyait à ses pieds le fils de son terrible ennemi Ramire II, le fils de l’illustre vainqueur de Simancas et d’Alhandega, et la reine aussi courageuse que fière, qui dans ces batailles mémorables avait commandé elle-même ses troupes victorieuses; mais quels que fussent ses sentiments intimes, il n’en laissa rien paraître au dehors, et il reçut ses hôtes avec une courtoisie exquise. Sancho lui répéta ce qu’il avait déjà déclaré à Hasdaï, à savoir qu’il céderait les dix forteresses que le calife exigeait, et l’on résolut que, tandis que l’armée arabe attaquerait le royaume de Léon, les Navarrais feraient une invasion en Castille, afin d’attirer les forces de Ferdinand Gonzalez de ce côté-là[134].
Cependant Abdérame n’avait pas perdu de vue l’Afrique. Il avait au contraire poussé ses armements avec une grande activité, et dans l’année même où la reine de Navarre arriva à Cordoue, une nombreuse armée, commandée par Ahmed ibn-Yila, s’embarqua sur soixante-dix navires. Cette expédition fut heureuse, car les Andalous incendièrent Mersâ-al-kharez, et dévastèrent les environs de Sousa ainsi que ceux de Tabarca[135].
Quelque temps après, l’armée musulmane marcha contre le royaume de Léon. Sancho l’accompagnait. Grâce aux remèdes de Hasdaï, il avait été débarrassé de son trop d’embonpoint, et il était maintenant aussi leste et aussi agile qu’il l’avait été auparavant[136]. Zamora fut prise d’abord[137], et déjà dans le mois d’avril de l’année 959, l’autorité de Sancho était reconnue dans une grande partie du royaume[138]. La capitale, toutefois, tenait encore pour Ordoño IV; mais ce prince ayant pris la fuite pour aller chercher un refuge dans les Asturies[139], elle se rendit à Sancho dans la seconde moitié de l’année 960[140]. Ayant ainsi recouvré son royaume, Sancho envoya une ambassade au calife pour le remercier du secours qu’il lui avait prêté, et il écrivit en même temps à tous ses voisins pour leur annoncer son rétablissement sur le trône. Dans ces lettres il blâmait dans les termes les plus énergiques la déloyauté du comte de Castille[141]. Peut-être ce dernier lui inspirait-il encore des craintes; mais s’il en était ainsi, elles se dissipèrent bientôt. D’après ce qui avait été convenu, les Navarrais avaient envahi la Castille, et dans cette même année 960, ils livrèrent au comte une bataille dans laquelle ils eurent le bonheur de le faire prisonnier[142]. Dès lors la cause d’Ordoño était perdue. Haï et méprisé par tout le monde, il n’avait pu se soutenir jusque-là que par l’influence de Ferdinand, dont il était la créature. Les Asturiens le chassèrent maintenant de leur province, et se soumirent à Sancho. Ordoño alla chercher un asile à Burgos[143], et nous verrons plus tard ce qu’il devint.
Au moment où ces événements se passaient dans le Nord, le calife, qui avait eu l’imprudence de s’exposer au vent âpre du mois de mars, était déjà malade, et l’on craignait pour sa vie. Cette fois, cependant, les médecins réussirent encore à conjurer le péril, et au commencement de juillet Abdérame avait recouvré la santé au point qu’il put donner audience aux dignitaires les plus haut placés. Mais sa guérison n’était qu’apparente. Il éprouva une rechute de sa maladie, et le 16 octobre de l’année 961[144], il rendit le dernier soupir à l’âge de soixante-dix ans, dont quarante-neuf de règne.
Parmi les princes omaiyades qui ont régné en Espagne, la première place appartient incontestablement à Abdérame III. Ce qu’il avait fait tenait du prodige. Il avait trouvé l’empire livré à l’anarchie et à la guerre civile, déchiré par les factions, morcelé entre une foule de seigneurs de race différente, exposé aux razzias continuelles des chrétiens du Nord, et à la veille d’être englouti, soit par les Léonais, soit par les Africains. En dépit d’obstacles sans nombre, il avait sauvé l’Andalousie et d’elle-même et de la domination étrangère. Il l’avait fait renaître plus grande et plus forte qu’elle ne l’avait jamais été. Il lui avait procuré l’ordre et la prospérité au dedans, la considération et le respect au dehors. Le trésor public, qu’il avait trouvé dans un état déplorable, était dans une situation excellente. Un tiers des revenus de l’empire, qui s’élevaient chaque année à six millions deux cent quarante cinq mille pièces d’or, suffisait aux dépenses ordinaires; un autre tiers était mis en réserve, et Abdérame consacrait le reste à ses bâtiments[145]. On calculait que dans l’année 951, il avait dans ses coffres la somme énorme de vingt millions de pièces d’or; aussi un voyageur, qui se connaissait en finances, assure-t-il qu’Abdérame et le Hamdânide qui régnait alors sur la Mésopotamie étaient les princes les plus riches de ce temps-là[146]. L’état du pays était en harmonie avec la situation prospère du trésor public. L’agriculture, l’industrie, le commerce, les arts, les sciences, tout florissait. L’étranger admirait partout des champs bien cultivés et ce système hydraulique, coordonné avec une science profonde, qui rendait fertiles les terres en apparence les plus ingrates. Il était frappé de l’ordre parfait qui, grâce à une police vigilante, régnait même dans les districts les moins accessibles[147]. Il s’étonnait du bas prix des denrées (les fruits les plus délicieux se vendaient presque pour rien), de la propreté des vêtements, et surtout du bien-être universel qui permettait à presque tout le monde d’aller à mulet au lieu d’aller à pied[148]. Des industries nombreuses et diverses enrichissaient Cordoue, Almérie et d’autres villes. Le commerce avait acquis un tel développement, qu’au rapport du directeur général des douanes, les droits d’entrée et de sortie formaient la partie la plus considérable des revenus de l’Etat[149]. Cordoue, avec son demi-million d’habitants, ses trois mille mosquées, ses superbes palais, ses cent treize mille maisons, ses trois cents maisons de bain et ses vingt-huit faubourgs[150], ne le cédait en étendue et en splendeur qu’à Bagdad, ville à laquelle ses habitants aimaient à la comparer. Elle était renommée jusqu’au fond de la Germanie: la religieuse saxonne Hroswitha, qui se rendit célèbre dans la dernière moitié du Xe siècle par ses poèmes et ses drames latins, l’appelait l’ornement du monde[151]. La rivale qu’Abdérame lui avait donnée, n’était pas moins admirable. Une de ses concubines lui ayant légué une grande fortune, le monarque avait voulu se servir de cet argent pour racheter des prisonniers de guerre; mais ses employés ayant parcouru les royaumes de Léon et de Navarre sans rencontrer un seul prisonnier, sa favorite Zahrâ lui avait dit: «Employez cet argent pour bâtir une ville et donnez-lui mon nom.» Cette idée avait souri au calife, qui, comme presque tous les grands princes, aimait à bâtir, et au mois de novembre de l’année 936, il avait fait jeter, à une lieue au nord de Cordoue, les fondements d’une ville qui porterait le nom de Zahrâ. Rien n’avait été épargné pour la rendre aussi magnifique que possible. Pendant vingt-cinq ans, dix mille ouvriers, qui disposaient de quinze cents bêtes de somme, avaient été occupés à la bâtir, et cependant elle n’était pas encore achevée à l’époque de la mort de son fondateur. Une prime de quatre cents dirhems, que le calife avait promise à quiconque viendrait s’y établir, y avait attiré une foule d’habitants. Le palais califal, où toutes les merveilles de l’Orient et de l’Occident étaient réunies, était d’une énorme grandeur, à preuve que dans le harem il y avait six mille femmes[152].
La puissance d’Abdérame était formidable. Une superbe marine lui permettait de disputer aux Fatimides l’empire de la Méditerranée, et lui garantissait la possession de Ceuta, cette clé de la Mauritanie. Une armée nombreuse et bien disciplinée, la plus belle du monde peut-être[153], lui donnait la prépondérance sur les chrétiens du Nord. Les plus fiers souverains briguaient son alliance. L’empereur de Constantinople, les rois d’Allemagne, d’Italie et de France lui envoyaient des ambassadeurs.
C’étaient à coup sur de beaux résultats; mais ce qui excite l’étonnement et l’admiration quand on étudie ce règne glorieux, c’est moins l’œuvre que l’ouvrier; c’est la puissance de cette intelligence universelle à qui rien n’échappait, et qui se montrait non moins admirable dans les plus petits détails que dans les plus sublimes conceptions. Cet homme fin et sagace, qui centralise, qui fonde l’unité de la nation et celle du pouvoir, qui par ses alliances établit une sorte d’équilibre politique, qui dans sa large tolérance appelle dans ses conseils des hommes d’une autre religion, est plutôt un roi des temps modernes qu’un calife du moyen âge.
V.
Malgré les grands services qu’Abdérame III leur avait rendus, la cour de Léon et celle de Pampelune ne s’affligèrent pas de sa mort; au contraire, elles crurent y voir le moyen d’éluder les traités et de se dérober à la protection musulmane, dont elles avaient commencé à se lasser dès qu’elles n’en avaient plus eu besoin. Et de fait, l’occasion semblait bonne pour ne pas tenir ce que l’on avait été obligé de promettre. Le successeur d’Abdérame, Hacam II, passait pour pacifique; on pensait peut-être qu’il n’insisterait pas trop sur l’exécution d’un traité conclu par son père, et en tout cas il faudrait voir encore si, dans la guerre, il serait aussi heureux que ce dernier l’avait été.
Hacam fut bientôt à même de s’apercevoir des intentions de ses voisins. Sancho, qu’il avait sommé de livrer enfin les forteresses nommées dans le traité, trouvait toutes sortes de raisons pour remettre cette affaire à un autre temps[154]. Garcia, qu’il avait fait prier de lui céder son prisonnier Ferdinand Gonzalez, refusait d’accéder à cette demande[155]. Qui plus est, il rendit la liberté à Ferdinand, après lui avoir fait promettre de rompre avec son gendre, Ordoño IV. Ferdinand tint sa promesse. Sur son ordre, Ordoño, qui se trouvait encore à Burgos, fut séparé violemment de sa femme et de ses deux filles, et transporté sous bonne escorte sur le territoire musulman[156]. Puis Ferdinand, qui n’était pas lié par un traité, comme le roi de Navarre et celui de Léon, recommença les hostilités contre les Arabes[157], de sorte que dès le mois de février 962, Hacam fut obligé d’écrire à ses généraux et à ses gouverneurs qu’ils eussent à se tenir prêts pour entrer en campagne[158].
Sur ces entrefaites, Ordoño-le-Mauvais était arrivé à Medinaceli, accompagné de vingt seigneurs, les seuls qui lui fussent restés fidèles. Il avait vu dans cette ville les préparatifs que l’on faisait pour une expédition, et cette circonstance avait ranimé son espoir dans l’avenir. De même que son cousin avait recouvré le trône grâce à l’appui d’Abdérame, il comptait le recouvrer à son tour avec le secours de Hacam. Aussi témoigna-t-il à Ghâlib, le gouverneur de Medinaceli, son désir d’aller à Cordoue afin d’y implorer la protection du monarque. Ghâlib consulta Hacam sur la réponse qu’il avait à donner. Le calife, qui n’était pas fâché d’avoir un prétendant sous la main, mais qui ne voulait pas encore s’engager définitivement, lui fit répondre qu’il pouvait conduire Ordoño à Cordoue, mais qu’il ne devait lui faire aucune promesse. Ghâlib partit donc pour Cordoue au commencement d’avril, accompagné d’Ordoño et de sa suite. En route on rencontra un détachement de cavalerie que Hacam avait envoyé à la rencontre de ses hôtes, et aux environs de la capitale, on en rencontra un autre, plus nombreux encore. Ordoño n’épargna rien pour gagner les bonnes grâces des officiers de l’escorte. Il leur prodigua les flatteries, et quand il fut entré dans Cordoue, il leur demanda où se trouvait le tombeau d’Abdérame III. Lorsqu’on le lui eut montré, il ôta respectueusement son bonnet, s’agenouilla en tournant la tête vers l’endroit indiqué, et récita des prières pour l’âme de celui qui naguère l’avait chassé du trône. L’espoir de ressaisir le sceptre lui faisait oublier tout le reste; pour atteindre ce but, il était bien décidé à ne reculer devant aucune bassesse.
Après avoir passé deux jours dans un palais superbement meublé, qu’on lui avait assigné pour sa demeure, Ordoño reçut la permission d’aller à Zahrâ, où le calife lui donnerait audience. Il revêtit alors une robe et un manteau de soie blancs (c’était probablement un nouvel hommage qu’il rendait aux Omaiyades, car le blanc était la couleur de cette maison), et se coiffa d’un bonnet orné de pierres précieuses. Les principaux chrétiens de l’Andalousie, tels que Walîd ibn-Khaizorân, le juge des chrétiens de Cordoue, et Obaidallâh ibn-Câsim, le métropolitain de Tolède, vinrent le chercher pour le conduire à Zahrâ et l’instruire des règles de l’étiquette, sur lesquelles la cour était fort chatouilleuse.
En passant par les rangs des soldats qui encombraient les abords de Zahrâ, Ordoño et ses compagnons léonais feignirent d’être frappés et même terrifiés par cet appareil militaire. Ils baissèrent les yeux et firent le signe de la croix. Quand on fut arrivé à la première porte du palais, tous mirent pied à terre, à l’exception d’Ordoño et de ses Léonais. A la porte dite d’as-sodda, ces derniers durent en faire autant; mais Ordoño et le général Ibn-Tomlos, qui était chargé de l’introduire auprès du calife, restèrent à cheval jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés près d’un portique où l’on avait placé des siéges pour Ordoño et ses compagnons, et où Sancho avait aussi attendu le moment d’être introduit auprès du monarque, alors qu’il était venu implorer son secours. Quelque temps après, les Léonais reçurent la permission d’entrer dans la salle d’audience. A la porte Ordoño ôta son bonnet et son manteau en signe de respect; puis, quand on lui eut dit d’avancer et qu’il se trouva vis-à-vis du trône sur lequel était le calife entouré de ses frères, de ses neveux, des vizirs, du cadi et des faquis, il s’agenouilla à plusieurs reprises, et, faisant quelques pas en avant après chaque génuflexion, il arriva enfin tout près du calife. Celui-ci lui donna sa main à baiser, après quoi Ordoño retourna en arrière, mais en prenant soin de ne pas tourner le dos au calife, pour aller s’asseoir sur un sofa de brocart qui lui était destiné et qui se trouvait à quinze pieds du trône. Les seigneurs léonais s’approchèrent alors du calife en observant le même cérémonial, et, lui ayant baisé la main, ils allèrent se ranger derrière leur maître, auprès duquel se tenait aussi Walîd ibn-Khaizorân, qui, dans l’entretien qui allait avoir lieu, devait servir d’interprète.
Le calife garda quelques instants le silence pour laisser à l’ex-roi le temps de se remettre de l’émotion que la vue de cette auguste assemblée ne pouvait avoir manqué d’exciter dans son esprit. Puis il lui parla en ces termes: «Réjouissez-vous d’être venu ici et espérez beaucoup de notre bonté, car nous avons l’intention de vous accorder encore plus de faveurs que vous n’osiez l’attendre.»
Quand le sens de ces gracieuses paroles eut été expliqué à Ordoño par l’interprète, la joie éclata sur son visage. Il se leva, et, ayant baisé le tapis qui couvrait les marches du trône: «Je suis, dit-il, l’esclave du commandeur des croyants! Je me fie à sa magnanimité, je cherche mon appui dans sa haute vertu, je lui donne plein pouvoir sur moi-même et sur mes hommes. J’irai partout où il m’ordonnera d’aller, je le servirai sincèrement et loyalement.—Nous vous croyons digne de nos bontés, lui répondit le calife; vous serez content quand vous verrez jusqu’à quel point nous vous préférons à tous vos coreligionnaires; vous vous applaudirez d’avoir eu l’idée de chercher un asile auprès de nous, et de vous être abrité sous l’ombre de notre puissance.» Quand le calife eut parlé de la sorte, Ordoño s’agenouilla de nouveau, et, ayant appelé la bénédiction du ciel sur le monarque, il exposa sa requête en ces termes: «Naguère mon cousin Sancho est venu demander du secours contre moi au feu calife. Il a obtenu sa demande; il a été secouru comme on ne l’est que par les plus grands souverains de l’univers. Moi aussi, je viens demander du secours, mais il y a toutefois entre mon cousin et moi une grande différence. S’il est venu ici, c’est qu’il y a été contraint par la nécessité; ses sujets blâmaient sa conduite et le haïssaient; ils m’avaient élu à sa place sans que j’eusse ambitionné cet honneur, Dieu m’en est témoin! Je l’avais détrôné et chassé du royaume. A force de supplications il a obtenu du feu calife une armée qui l’a rétabli; mais il n’a pas su se montrer reconnaissant pour ce service; il n’a rempli ni envers son bienfaiteur, ni envers vous, ô commandeur des croyants, mon seigneur, ce à quoi il s’était obligé. Moi au contraire, j’ai quitté mon royaume de mon plein gré, et je suis venu auprès du commandeur des croyants pour mettre à sa disposition ma personne, mes hommes et mes forteresses. J’avais donc raison de dire qu’entre mon cousin et moi il y a une grande différence, et j’ose ajouter que j’ai fait preuve de bien plus de confiance et de générosité.—Nous avons entendu votre discours et nous avons saisi votre pensée, dit alors le calife. Vous verrez bientôt de quelle manière nous vous récompenserons de vos bonnes intentions. Vous recevrez de nous une fois autant de bienfaits que votre compétiteur en a reçu de notre père d’heureuse mémoire, et quoique votre adversaire ait le mérite d’avoir imploré le premier notre protection, ce n’est pas une raison pour que nous vous estimions moins ou que nous refusions de vous donner ce que nous lui avons donné auparavant. Nous vous ferons reconduire dans votre pays, nous vous remplirons de joie, nous affermirons les bases de votre pouvoir royal, nous vous ferons régner sur tous ceux qui voudront vous reconnaître pour leur roi, et nous vous ferons remettre un traité que vous pourrez garder et dans lequel nous fixerons les limites de votre royaume et celles du royaume de votre cousin. En outre nous empêcherons ce dernier d’inquiéter le territoire qu’il aura été obligé de vous céder. En un mot, les bienfaits que vous recevrez de nous surpasseront toutes vos espérances. Dieu sait que ce que nous disons, nous le pensons!»
Quand le calife eut parlé de la sorte, Ordoño s’agenouilla encore une fois, et, s’étant répandu en remercîments, il se leva et quitta la salle à reculons. Arrivé dans une autre salle, il dit aux eunuques qui l’avaient suivi, qu’il était ébloui et stupéfait du majestueux spectacle dont il avait été témoin, et, apercevant un siége sur lequel le calife avait la coutume de s’asseoir, il s’agenouilla devant ce meuble. Ensuite on le conduisit vers Djafar, le hâdjib ou premier ministre. Du plus loin qu’il vit ce dignitaire, il lui fit une profonde révérence; il voulut aussi lui baiser la main, mais le hâdjib l’en empêcha, le serra contre sa poitrine, et l’ayant fait asseoir à ses côtés, il l’assura qu’il pouvait être certain que le calife tiendrait les promesses qu’il avait faites. Puis il lui fit donner les vêtements d’honneur que le calife lui avait destinés. Ses compagnons en reçurent aussi, chacun selon son rang, et, ayant salué le hâdjib avec le plus profond respect, ils retournèrent avec leur roi vers le portique, où Ordoño trouva un cheval superbe et richement harnaché, qui sortait des écuries du calife. Il l’enfourcha, et, le cœur plein d’espoir, il retourna avec ses Léonais et le général Ibn-Tomlos au palais qui lui servait de demeure[159].
Peu de temps après, on lui remit un traité à signer, en vertu duquel il s’engageait à vivre toujours en paix avec le calife, à lui livrer son fils Garcia en otage, et à ne point s’allier avec Ferdinand Gonzalez. Il le signa, et alors Hacam mit à sa disposition un corps d’armée commandé par Ghâlib[160]. En outre il lui donna pour conseillers Walîd[161], le juge des chrétiens de Cordoue, Açbagh ibn-Abdallâh ibn-Nabîl, l’évêque[162] de cette ville, et Obaidallâh[163] ibn-Câsim, le métropolitain de Tolède, après avoir ordonné à ces personnages, auxquels Garcia devait être remis, de faire tous leurs efforts pour ramener les Léonais sous l’obéissance d’Ordoño[164].
On avait fait grand bruit de tous ces préparatifs, parce qu’on espérait que Sancho se laisserait intimider. Ce calcul n’était point trompeur. Sancho sentait que sa position était encore précaire et mal assurée. La Galice refusait obstinément de le reconnaître[165], et il était à prévoir que si Ordoño revenait avec une armée musulmane, il pourrait compter sur l’appui de cette province. Quant aux autres provinces du royaume, qui avaient subi Sancho, mais qui ne l’aimaient point, tout portait à croire qu’elles le chasseraient pour la seconde fois plutôt que de s’exposer à une invasion. Sancho prit donc bien vite son parti. Dès le mois de mai, il envoya à Cordoue des comtes et des évêques, qui devaient dire en son nom au calife qu’il était prêt à exécuter toutes les clauses du traité[166]. Dès lors Hacam, qui avait obtenu ce qu’il voulait, ne songea plus à remplir les promesses qu’il avait faites à Ordoño, de sorte que ce malheureux prétendant s’était abaissé en pure perte aux plus honteuses flatteries. Il ne semble pas avoir survécu longtemps à la perte de ses espérances; l’histoire, du moins, ne parle plus de lui; elle dit seulement qu’il mourut à Cordoue[167], et tout porte à croire qu’avant la fin de l’année 962 il avait déjà cessé de vivre.
Sa mort dissipa les craintes que Sancho avait conçues. Comptant sur l’appui de ses alliés, le comte de Castille, le roi de Navarre et les comtes catalans Borrel et Miron, il prit de nouveau un ton plus hardi, et ne remplit pas mieux qu’auparavant les clauses du traité[168].
Hacam se vit donc obligé de déclarer la guerre aux chrétiens. Il tourna d’abord ses armes contre la Castille, prit San Estevan de Gormaz (963), et força Ferdinand Gonzalez à demander la paix[169]; mais elle fut rompue presque aussitôt que conclue. Ensuite Ghâlib gagna la bataille d’Atienza. Yahyâ ibn-Mohammed Todjîbî, le gouverneur de Saragosse, battit Garcia, et ce roi perdit en outre la ville importante de Calahorra, que Hacam fit entourer de fortifications nouvelles[170], en même temps qu’il faisait rebâtir en Castille la forteresse ruinée de Gormaz. En un mot, quoiqu’il n’aimât pas la guerre et qu’il la fît contre son gré, il la fit si bien qu’il força ses ennemis à demander la paix. Sancho de Léon la sollicita en 966[171]. Les comtes Borrel et Miron, qui avaient aussi subi plusieurs échecs, suivirent son exemple, et s’engagèrent à démanteler celles de leurs forteresses qui étaient les plus rapprochées des frontières musulmanes. Garcia de Navarre envoya aussi des comtes et des évêques à Cordoue, et un puissant comte galicien, Rodrigue Velasquez, fit demander la paix par sa mère, que Hacam reçut avec les plus grands égards et à laquelle il fit de superbes cadeaux[172].
La paix que le calife avait conclue avec presque tous ses voisins, fut durable. Hacam était trop pacifique pour la rompre, et quant aux chrétiens, ils furent bientôt après plongés dans une telle anarchie, qu’ils ne purent pas songer à tourner de nouveau leurs armes contre les musulmans. Pendant qu’il négociait encore avec le calife, Sancho avait attaqué la Galice qui jusque-là lui avait toujours été rebelle, et il avait réussi à soumettre tout le pays au nord du Duero, lorsque le comte Gonzalve, qui avait réuni contre lui une grande armée au sud de ce fleuve, lui fit demander une entrevue. Elle eut lieu; mais le perfide Gonzalve fit servir au roi un fruit empoisonné auquel celui-ci n’eut pas plutôt goûté qu’il se sentit défaillir. L’effet du poison le saisit au cœur, mais sans le tuer à l’heure même. Moitié par gestes, moitié par des paroles entrecoupées, Sancho exprima le désir d’être sur-le-champ ramené à Léon; mais le troisième jour il mourut en chemin[173].
Son fils Ramire, troisième du nom, qui ne comptait encore que cinq ans, lui succéda sous la tutelle de sa tante Elvire, une religieuse du couvent de San Salvador de Léon; mais les grands du royaume, qui ne voulaient pas obéir à une femme et à un enfant, se hâtèrent de se déclarer indépendants[174]. L’Etat se trouva donc morcelé entre une foule de petits princes; il était réduit à une impuissance complète. Une armée de huit mille Danois, qui avaient servi d’abord sous Richard Ier de Normandie et que ce duc avait envoyés en Espagne alors qu’il n’avait plus besoin d’eux, ravagèrent impunément la Galice durant trois ans[175]. La régente Elvire ne pouvait donc songer à renouveler la guerre contre les Arabes[176].
Les razzias contre la Castille continuèrent encore quelque temps[177]; mais en 970, la mort de Ferdinand Gonzalez procura au calife la paix avec ce comté. Dès lors il put se livrer tout entier à son goût pour les lettres et au développement de la prospérité du pays.
Jamais un prince aussi savant n’avait encore régné en Espagne, et quoique tous ses prédécesseurs eussent été des esprits cultivés, qui aimaient à enrichir leurs bibliothèques, aucun d’entre eux n’avait cependant recherché avec tant de passion les livres précieux et rares. Au Caire, à Bagdad, à Damas, à Alexandrie, il avait des agents chargés de copier ou d’acheter pour lui, à quelque prix que ce fût, les livres anciens et modernes. Son palais en était rempli; c’était un atelier où l’on ne rencontrait que copistes, relieurs, enlumineurs. Le catalogue de sa bibliothèque formait à lui seul quarante-quatre cahiers, dont chacun avait vingt feuilles selon les uns, cinquante selon les autres, et encore n’y trouvait-on que les titres des livres et non pas une description. Quelques écrivains racontent que le nombre des volumes montait jusqu’à quatre cent mille. Et tous ces volumes, Hacam les avait lus; qui plus est, il en avait annoté la plupart. Il écrivait d’ailleurs au commencement ou à la fin de chaque livre le nom, le surnom, le nom patronymique de l’auteur, sa famille, sa tribu, l’année de sa naissance et de sa mort, et les anecdotes qui couraient sur son compte. Ces notices étaient précieuses. Hacam connaissait mieux que personne l’histoire littéraire; aussi ses notes ont toujours fait autorité parmi les savants andalous. Les livres composés en Perse et en Syrie lui étaient souvent connus avant que personne les eût lus en Orient. Sachant qu’un savant de l’Irâc, Abou-’l-Faradj Isfahânî, s’occupait à rassembler des renseignements sur les poètes et les chanteurs arabes, il lui envoya mille pièces d’or en le priant de lui faire parvenir un exemplaire de son ouvrage dès qu’il l’aurait terminé. Plein de reconnaissance, Abou-’l-Faradj se hâta de satisfaire à ce désir. Avant de publier son magnifique recueil, qui aujourd’hui encore fait l’admiration des savants, il en envoya au calife d’Espagne un exemplaire soigné, accompagné d’un poème en son honneur et d’un ouvrage sur la généalogie des Omaiyades. Un nouveau présent l’en récompensa[178]. En général, la libéralité de Hacam envers les savants espagnols et étrangers ne connaissait point de bornes; aussi affluaient-ils à sa cour. Le monarque les encourageait et les protégeait tous, même les philosophes, qui purent enfin se livrer à leurs études sans avoir à craindre d’être massacrés par les bigots[179].
Toutes les branches de l’enseignement devaient fleurir sous un prince aussi éclairé. Les écoles primaires étaient déjà bonnes et nombreuses. En Andalousie presque tout le monde savait lire et écrire, tandis que dans l’Europe chrétienne les personnes les plus haut placées, à moins qu’elles n’appartinssent au clergé, ne le savaient pas. La grammaire et la rhétorique étaient aussi enseignées dans les écoles[180]. Hacam, toutefois, fut d’avis que l’instruction n’était pas encore assez répandue, et dans sa bienveillante sollicitude pour les classes pauvres, il fonda dans la capitale vingt-sept écoles où les enfants de parents sans fortune recevraient une éducation gratuite, les maîtres étant payés par lui[181]. Quant à l’université de Cordoue, elle était alors une des plus renommées du monde. Dans la mosquée principale (car c’est là que se donnaient les leçons[182]), Abou-Becr ibn-Moâwia le Coraichite traitait les traditions relatives à Mahomet[183]. Abou-Alî Câlî, de Bagdad, y dictait un grand et beau recueil qui contenait une immense quantité de renseignements curieux sur les anciens Arabes, leurs proverbes, leur langue et leur poésie; recueil qu’il publia plus tard sous le titre d’Amâlî ou Dictées[184]. La grammaire était enseignée par Ibn-al-Coutîa, qui, au jugement d’Abou-Alî Câlî, était le plus savant grammairien de l’Espagne. D’autres sciences avaient des représentants non moins illustres. Aussi les étudiants qui fréquentaient les cours se comptaient-ils par milliers. La plupart d’entre eux étudiaient ce qu’on appelait le fikh, c’est-à-dire la théologie et le droit, car cette science menait alors aux postes les plus lucratifs[185].
C’est du sein de cette jeunesse universitaire que sortit un homme dont la renommée remplira bientôt, non-seulement l’Espagne, mais le monde entier, et que nous devons à présent faire connaître à nos lecteurs.
VI.
Dans une des premières années du règne de Hacam II, cinq étudiants dînaient dans un jardin aux environs de Cordoue. Au dessert il régnait une grande gaîté parmi les convives; un seul, cependant, était silencieux et rêveur. Ce jeune homme était grand et bien fait; l’expression de sa physionomie était noble, fière, presque hautaine, et son attitude annonçait un homme né pour le pouvoir[186].
Sortant enfin de sa rêverie, il s’écria tout à coup:
—N’en doutez pas, un jour je serai le maître de ce pays!
Ses amis se mirent à rire de cette exclamation; mais sans se déconcerter:
—Que chacun de vous, poursuivit le jeune homme, me dise quel poste il désire; je le lui donnerai quand je régnerai.
—Eh bien! dit alors un des étudiants, je trouve ces beignets délicieux, et puisque cela vous est égal, j’aimerais d’être nommé inspecteur du marché; alors j’aurai toujours des beignets à foison et sans qu’il m’en coûte rien.
—Moi, dit un autre, je suis très-friand de ces figues qui viennent de Malaga, mon pays natal. Nommez-moi donc cadi de cette province.
—La vue de tous ces superbes jardins me plaît extrêmement, dit le troisième; je voudrais donc être nommé préfet de la capitale.
Mais le quatrième gardait le silence, indigné des pensées présomptueuses de son condisciple.
—A votre tour, lui dit ce dernier; demandez ce que vous voudrez.
Celui auquel il venait d’adresser la parole se leva alors, et, lui tirant la barbe:
—Lorsque tu gouverneras l’Espagne, dit-il, misérable fanfaron que tu es, ordonne alors qu’après m’avoir frotté avec du miel, afin que les mouches et les abeilles viennent me piquer, on me place à rebours sur un âne, et qu’on me promène à travers les rues de Cordoue.
L’autre lui lança un regard furieux; mais, tâchant de maîtriser sa colère:
—C’est bien, dit-il, chacun de vous sera traité selon ses souhaits. Un jour je me souviendrai de tout ce que vous avez dit[187].
Le dîner fini, on se sépara, et l’étudiant aux pensées bizarres et extravagantes retourna vers la maison d’un de ses parents du côté de sa mère, où il logeait. Son hôte le conduisit à sa petite chambre qui se trouvait au dernier étage, et tâcha de lier conversation avec lui; mais le jeune homme, absorbé par ses réflexions, ne lui répondit que par des monosyllabes. Voyant qu’il n’y avait pas moyen de rien tirer de lui, l’autre le quitta en lui souhaitant une bonne nuit. Le lendemain matin, ne le voyant pas paraître au déjeuner et croyant qu’il dormait encore, il remonta vers sa chambre pour le réveiller; mais à sa grande surprise il trouva le lit intact et l’étudiant assis sur le sofa, la tête penchée sur la poitrine.
—Il paraît que tu ne t’es pas couché cette nuit, lui dit-il.
—Non, c’est vrai, lui répondit l’étudiant.
—Et pourquoi as-tu veillé?
—J’avais une pensée étrange.
—A quoi songeais-tu donc?
—A l’homme que je nommerai cadi lorsque je gouvernerai l’Espagne et que le cadi que nous avons à présent aura cessé de vivre. J’ai parcouru en pensée toute l’Espagne et je n’ai trouvé qu’un seul homme qui mérite de remplir ce poste.
—C’est peut-être Mohammed ibn-as-Salîm[188] que tu as en vue?
—Mon Dieu, oui, c’est lui; voyez comme nous nous rencontrons[189]!
Ce jeune homme, on le voit, avait une idée fixe, idée à laquelle il rêvait le jour, et qui la nuit l’empêchait de dormir. Qui était-il donc, lui qui, perdu dans la foule qui encombre une capitale, sentait fermenter en lui de si grandes espérances, et qui, bien qu’il n’eût aucune relation avec la cour, s’était mis dans la tête qu’un jour il serait premier ministre?
Il s’appelait Abou-Amir Mohammed. Sa famille, celle des Beni-Abî-Amir, qui appartenait à la tribu yéménite de Moâfir, était noble, mais non illustre. Son septième aïeul, Abdalmélic, un des rares Arabes qui se trouvaient dans l’armée berbère avec laquelle Târic débarqua en Espagne, s’était distingué en commandant la division qui prit Carteya, la première ville espagnole qui tombât au pouvoir des musulmans[190]. Pour prix de ses services, il avait reçu le château de Torrox, situé sur le Guadiaro, dans la province d’Algéziras, avec les terres qui en dépendaient. Ses descendants, toutefois, n’habitaient ce manoir qu’à de rares intervalles. D’ordinaire ils allaient dans leur jeunesse à Cordoue, pour y chercher un emploi à la cour ou dans la magistrature. C’est ce que firent, par exemple, Abou-Amir Mohammed ibn-al-Walîd, l’arrière-petit-fils d’Abdalmélic, et son fils Amir. Ce dernier, qui remplit plusieurs postes, était le favori du sultan Mohammed, au point que ce dernier fit placer son nom sur les monnaies et sur les drapeaux. Abdallâh, le père de notre étudiant, était un théologien-jurisconsulte distingué et fort pieux, qui fit le pèlerinage de la Mecque[191]. De tout temps, d’ailleurs, cette famille avait pu aspirer à des alliances honorables: le grand-père de Mohammed avait épousé la fille du renégat Yahyâ, fils d’Isaäc le chrétien, qui, après avoir été médecin d’Abdérame III, avait été nommé vizir et gouverneur de Badajoz[192]; sa propre mère était Boraiha, la fille du magistrat Ibn-Bartâl, de la tribu de Temîm[193]. Mais bien qu’ancienne et respectable, la famille des Beni-Abî-Amir n’appartenait pas à la haute noblesse; c’était, s’il nous est permis de nous servir de ce terme, une bonne noblesse de robe, mais non pas une noblesse d’épée. Aucun Amiride, si l’on en excepte Abdalmélic, le compagnon de Târic, n’avait suivi la carrière des armes, alors la plus noble de toutes[194]; tous avaient été des magistrats ou des employés de la cour. Mohammed avait aussi été destiné à la judicature, et un beau jour il avait dit adieu aux tourelles lézardées du manoir héréditaire pour aller étudier dans la capitale, où il suivait maintenant les cours d’Abou-Becr ibn-Moâwia le Coraichite, d’Abou-Alî Câlî et d’Ibn-al-Coutîa[195]. Quant à son caractère, c’était un jeune homme rempli de cœur et d’intelligence, mais d’une nature exaltée, d’une imagination ardente, d’un tempérament de feu, et dominé par une passion unique, mais d’une violence singulière. Les livres qu’il lisait de préférence, c’étaient les vieilles chroniques de sa nation[196], et ce qui le captivait surtout dans ces pages poudreuses, c’étaient les aventures de ceux qui, partis souvent de bien plus bas que lui, s’étaient élevés successivement aux premières dignités de l’Etat. Ces hommes, il les prenait pour modèles, et comme il ne cachait nullement ses pensées ambitieuses, ses camarades le regardaient parfois comme un cerveau détraqué. Il ne l’était pas cependant. Il est vrai qu’une seule idée semblait absorber toutes les facultés de son intelligence; mais ce n’était pas là une espèce d’aliénation mentale, c’était la divination du génie. Doué de grands talents, fécond en ressources, ferme et audacieux quand il fallait l’être, souple, prudent et adroit quand les circonstances l’exigeaient, peu scrupuleux d’ailleurs sur les moyens qui pouvaient le conduire à un but éclatant, il pouvait, sans présomption, prétendre à tout. Nul n’avait au même degré l’énergie, l’action lente, continue de l’idée fixe; le but une fois marqué, sa volonté se dressait, se roidissait et poussait droit.
Pourtant ses débuts ne furent pas brillants. Ses études achevées, il fut obligé, pour gagner sa vie, d’ouvrir un bureau près de la porte du palais et d’y écrire des requêtes pour ceux qui avaient à demander quelque chose au calife[197]. Dans la suite il obtint un emploi subalterne dans le tribunal de Cordoue; mais il ne sut pas se concilier les bonnes grâces de son chef, le cadi. Celui qui remplissait alors ce poste était cependant cet Ibn-as-Salîm[198] que Mohammed estimait tant, et non sans raison, car c’était un homme fort savant, fort honorable, un des meilleurs cadis qu’il y ait eu à Cordoue[199]; mais c’était en même temps un esprit froid et positif, qui avait une antipathie innée pour ceux dont le caractère ne ressemblait pas au sien. Les idées bizarres de son jeune employé et ses distractions habituelles le choquaient au plus haut degré; il ne demandait pas mieux que d’être débarrassé de lui, et par un singulier hasard, l’aversion que le cadi avait contre Mohammed procura à ce dernier ce qu’il souhaitait le plus, à savoir un emploi à la cour. Le cadi s’était plaint de lui au vizir Moçhafî, en le priant de donner un autre emploi à ce jeune homme. Moçhafî lui avait promis d’y songer, et peu de temps après, lorsque Hacam II chercha un intendant capable d’administrer les biens de son fils aîné Abdérame, qui comptait alors cinq ans[200], il lui recommanda Mohammed ibn-abî-Amir. Cependant le choix de cet intendant ne dépendait pas du calife seul; il dépendait surtout de la sultane favorite Aurore[201], une Basque de naissance, qui exerçait un grand empire sur l’esprit de son époux. Plusieurs personnes lui furent présentées; mais Ibn-abî-Amir la charma par sa bonne mine et la courtoisie de ses manières. Il fut préféré à tous ses compétiteurs, et le samedi 23 février de l’année 967, il fut nommé intendant des biens d’Abdérame, avec un traitement de quinze pièces d’or par mois. Il comptait alors vingt-six ans.
Il ne négligea rien pour s’insinuer encore davantage dans la faveur d’Aurore, et il y réussit si parfaitement qu’elle le nomma aussi intendant de ses propres biens, et que sept mois après son entrée à la cour, il fut nommé inspecteur de la monnaie[202]. Grâce à ce dernier poste, il avait toujours des sommes très-considérables à sa disposition, et il en profita pour se faire des amis parmi les grands. Chaque fois qu’un d’entre eux était à bout de ressources (ce qui, au train qu’ils menaient, ne pouvait manquer de leur arriver souvent), il le trouvait prêt à lui venir en aide. On raconte, par exemple, que Mohammed ibn-Aflah, un client du calife et un employé de la cour[203], qui s’était fort endetté par les énormes dépenses qu’il avait faites à l’occasion du mariage de sa fille, lui apporta, dans l’hôtel de la monnaie, une bride enrichie de pierreries, en le priant de lui prêter quelque argent sur cet objet, qui, disait-il, était la seule chose de valeur qui lui restât. A peine eut-il fini de parler qu’Ibn-abî-Amir enjoignit à un de ses employés de peser la bride et de donner à Ibn-Aflah le poids de cet objet en pièces d’argent. Stupéfait d’une telle générosité (car le fer et le cuir de la bride étaient fort lourds), Ibn-Aflah eut peine à en croire ses oreilles quand il entendit l’inspecteur donner cet ordre; mais il fut forcé de se rendre à l’évidence, car peu d’instants après on le pria de soulever sa robe, dans laquelle on versa un véritable torrent de pièces d’argent, de sorte qu’il ne fut pas seulement en état de payer ses dettes, mais qu’il lui resta encore une somme considérable. Aussi avait-il plus tard la coutume de dire: «J’aime Ibn-abî-Amir de toute mon âme, et dût-il m’ordonner de me révolter contre mon souverain, je n’hésiterais pas à lui obéir[204].»
C’est de cette manière qu’Ibn-abî-Amir se créa un parti dévoué à ses intérêts; mais ce qu’il considérait comme son premier devoir, c’était de satisfaire tous les caprices de la sultane et de la combler de présents tels qu’elle n’en avait jamais reçu. Ses inventions étaient souvent ingénieuses. Une fois, par exemple, il fit fabriquer à grands frais un petit palais d’argent, et quand ce superbe joujou fut achevé, il le fit porter par ses esclaves au palais califal, au grand étonnement des habitants de la capitale, qui n’avaient jamais vu un travail d’orfèvrerie aussi magnifique. C’était un cadeau pour Aurore. Elle ne se lassa pas de l’admirer, et dans la suite elle ne négligea aucune occasion pour vanter le mérite de son protégé et pour avancer sa fortune[205]. L’intimité qui régnait entre elle et lui devint même telle, qu’elle donna à jaser aux médisants. Les autres dames du harem recevaient aussi des cadeaux d’Ibn-abî-Amir. Elles s’extasiaient toutes sur sa générosité, la suavité de son langage et la suprême distinction de ses manières. Le vieux calife n’y comprenait rien. «Je ne conçois pas, dit-il un jour à un de ses plus intimes amis, quels moyens ce jeune homme emploie pour régner sur les cœurs des dames de mon harem. Je leur donne tout ce qu’elles peuvent désirer; mais aucun présent ne leur plaît à moins qu’il ne vienne de lui. Je ne sais si je dois voir seulement en lui un serviteur d’une rare intelligence, ou bien un grand magicien. Toujours est-il que je ne suis pas sans inquiétude pour l’argent public qui se trouve entre ses mains[206].»
En effet, le jeune inspecteur courait de grands dangers de ce côté-là. Il avait été fort généreux envers ses amis, mais il l’avait été aux dépens du trésor, et comme sa fortune rapide n’avait pas manqué de faire des envieux, ses ennemis l’accusèrent un jour de malversation auprès du calife. Il fut sommé de se rendre sans retard au palais afin de montrer ses comptes et l’argent qui lui avait été confié. Il promit de venir; mais il se hâta d’aller trouver le vizir Ibn-Hodair, son ami, et, lui ayant exposé franchement la difficile et périlleuse situation dans laquelle il se trouvait, il le pria de lui prêter l’argent qu’il lui fallait pour combler son déficit. Ibn-Hodair lui donna à l’instant même la somme demandée. Alors Ibn-abî-Amir se rendit auprès du calife, et, lui montrant ses comptes ainsi que l’argent qui devait se trouver entre ses mains, il confondit ses accusateurs. Croyant le faire tomber en disgrâce, ceux-ci lui avaient au contraire préparé un éclatant triomphe. Le calife les traita de calomniateurs, et se répandit en éloges sur la capacité et la probité de l’inspecteur de la monnaie[207]. Il le combla de dignités nouvelles. Au commencement de décembre de l’année 968, il lui donna le poste de curateur aux successions vacantes, et, onze mois plus tard, celui de cadi de Séville et de Niébla; puis, le jeune Abdérame étant venu à mourir, il le nomma intendant des biens de Hichâm, qui était désormais l’héritier présomptif du trône (juillet 970). Ce n’était pas tout encore. En février 972, Ibn-abî-Amir fut nommé commandant du deuxième régiment du corps qui portait le nom de Chorta et qui était chargé d’exercer la police dans la capitale[208]. A l’âge de trente et un ans, il cumulait donc cinq ou six postes importants et fort lucratifs[209]. Aussi vivait-il dans un luxe grandiose et presque princier. Le palais qu’il avait fait bâtir à Roçâfa était d’une incomparable magnificence. Une armée de secrétaires et d’autres employés, choisis dans les rangs les plus élevés de la société, y mettait la vie et le mouvement. On y tenait table ouverte. La porte était sans cesse encombrée de solliciteurs. Au reste Ibn-abî-Amir saisissait chaque occasion qui pouvait servir à le rendre populaire, et il y réussissait complétement. Tout le monde vantait sa complaisance, sa courtoisie, sa générosité, la noblesse de son caractère; il n’y avait à ce sujet qu’une seule opinion[210].
L’étudiant de Torrox était donc déjà parvenu à une haute fortune, mais il voulait monter plus haut encore, et ce qu’il jugeait surtout nécessaire pour atteindre ce but, c’était de se faire des amis parmi les généraux. Les affaires de la Mauritanie lui en fournirent les moyens.
Dans ce pays la guerre entre les partisans des Fatimides et ceux des Omaiyades n’avait pas discontinué un seul instant, mais elle avait pris un autre caractère. Abdérame III avait combattu les Fatimides pour préserver sa patrie d’une invasion étrangère. A l’époque dont nous parlons, ce péril n’existait plus. Les Fatimides avaient tourné leurs armes contre l’Egypte. Dans l’année 969, ils avaient conquis ce pays, et trois années plus tard leur calife Moïzz avait quitté Mançourîa, la capitale de son empire, pour aller fixer sa résidence sur les bords du Nil, après avoir confié la vice-royauté de l’Ifrikia et de la Mauritanie au prince Cinhédjite Abou-’l-Fotouh Yousof ibn-Zîrî. Dès lors l’Espagne n’avait plus rien à craindre des prétendus descendants d’Alî, et comme les possessions africaines lui coûtaient bien plus qu’elles ne lui rapportaient, Hacam aurait peut-être agi sagement de les abandonner. Mais en le faisant, il aurait cru manquer à l’honneur, et au lieu de renoncer à ces domaines, il tâchait au contraire d’en reculer les frontières. Il faisait donc une guerre de conquête contre les princes de la dynastie d’Edris, qui tenaient pour les Fatimides.
Hasan ibn-Kennoun, qui régnait sur Tanger, Arzilla et d’autres places du littoral, était de ce nombre. Il s’était déclaré tantôt pour les Omaiyades, tantôt pour les Fatimides, selon que les uns ou les autres étaient les plus puissants; cependant il avait plus de penchant pour les derniers, qui lui paraissaient moins à craindre que les Omaiyades dont les possessions touchaient aux siennes. Aussi s’était-il déclaré le premier de tous pour Abou-’l-Fotouh, lorsque ce vice-roi fut venu dans la Mauritanie, qu’il parcourut en vainqueur. Hacam lui gardait rancune à cause de sa défection, et après le départ d’Abou’l-Fotouh, il ordonna au général Ibn-Tomlos[211] d’aller punir Ibn-Kennoun et le réduire à l’obéissance. Au commencement du mois d’août de l’année 972, Ibn-Tomlos s’embarqua donc avec une nombreuse armée, et, ayant tiré à soi une grande partie de la garnison de Ceuta, il marcha contre Tanger. Ibn-Kennoun, qui se trouvait dans cette ville, alla à sa rencontre; mais il essuya une déroute si complète, qu’il ne put pas même songer à rentrer dans Tanger. Abandonnée ainsi à elle même, cette ville se vit bientôt forcée de capituler avec l’amiral omaiyade qui bloquait son port, et de son côté, l’armée de terre s’empara de Deloul et d’Arzilla.
Jusque-là les troupes omaiyades avaient été victorieuses; mais la fortune changea pour elles. Ayant appelé de nouvelles levées sous ses drapeaux, Ibn-Kennoun reprit l’offensive et marcha sur Tanger. Il battit Ibn-Tomlos qui était allé à sa rencontre et qui trouva la mort sur le champ de bataille. Alors tous les autres princes édrisides levèrent l’étendard de la révolte, et les officiers de Hacam, qui s’étaient retirés dans Tanger, lui écrivirent que, s’ils ne recevaient pas sans retard des renforts, c’en était fait de la domination omaiyade en Mauritanie.
Sentant la gravité du péril, Hacam résolut aussitôt d’envoyer en Afrique ses meilleures troupes et son meilleur général, le vaillant Ghâlib. L’ayant fait venir à Cordoue: «Pars, Ghâlib, lui dit-il; prends soin de ne revenir ici que comme vainqueur, et sache que tu ne pourras te faire pardonner une défaite qu’en mourant sur le champ de bataille. N’épargne pas l’argent; répands-le à pleines mains entre les partisans des rebelles. Détrône tous les Edrisides et envoie-les en Espagne.»
Ghâlib traversa le Détroit avec l’élite des troupes espagnoles. Il débarqua à Caçr-Maçmouda, entre Ceuta et Tanger, et se porta aussitôt en avant. Ibn-Kennoun tenta de l’arrêter; cependant il n’y eut pas de bataille proprement dite, mais seulement des escarmouches qui durèrent plusieurs jours, et pendant lesquelles Ghâlib tâcha de corrompre les chefs de l’armée ennemie. Il y réussit. Séduits par l’or qu’on leur offrait, ainsi que par les superbes vêtements et les épées ornées de pierreries que l’on faisait briller à leurs yeux, les officiers d’Ibn-Kennoun passèrent presque tous sous le drapeau omaiyade. L’Edriside n’eut d’autre parti à prendre que de se jeter dans une forteresse qui se trouvait sur la crête d’une montagne, non loin de Ceuta, et qui portait le nom fort bien choisi de Rocher des aigles[212].
Le calife reçut avec beaucoup de joie la nouvelle de ce premier succès; mais quand il apprit combien d’argent Ghâlib avait dépensé pour acheter les chefs berbers, il trouva que ce général avait pris un peu trop à la lettre la recommandation qu’il lui avait faite. En effet, soit qu’on gaspillât en Mauritanie les trésors de l’Etat, soit qu’on les volât, les dépenses que l’on portait au compte du calife passaient toute mesure. Voulant mettre un terme à ces prodigalités ou à ces brigandages, Hacam résolut d’envoyer en Mauritanie, en qualité de contrôleur général des finances, un homme d’une probité éprouvée. Son choix tomba sur Ibn-abî-Amir. Il le nomma cadi suprême[213] de la Mauritanie, en lui enjoignant de surveiller toutes les actions des généraux et particulièrement leurs opérations financières. En même temps il fit parvenir à ses officiers militaires et civils l’ordre de ne rien entreprendre sans avoir consulté préalablement Ibn-abî-Amir et de s’être assurés qu’il approuvait leurs plans.
Pour la première fois de sa vie, Ibn-abî-Amir se trouva ainsi mis en rapport avec l’armée et ses chefs. C’était justement ce qu’il désirait; mais il aurait préféré sans doute que la chose eût eu lieu dans d’autres circonstances et à d’autres conditions. La tâche qu’il avait à remplir était extrêmement difficile et délicate. Son propre intérêt lui commandait de s’attacher les généraux, et cependant il avait été envoyé dans le camp pour exercer sur eux une surveillance toujours plus ou moins odieuse. Grâce à la rare adresse dont lui seul possédait le secret, il sut toutefois se tirer d’affaire et concilier son intérêt avec son devoir. Il s’acquitta de sa mission à l’entière satisfaction du calife; mais il le fit avec tant de ménagements pour les officiers, que ceux-ci, au lieu de le prendre en haine, comme on aurait pu le craindre, ne tarissaient pas sur son éloge. En même temps il forma des liaisons avec les princes africains et les chefs des tribus berbères, liaisons qui dans la suite lui furent fort utiles. Il s’accoutuma aussi à la vie des camps, et il gagna l’affection des soldats auxquels un instinct secret disait peut-être qu’il y avait dans ce cadi l’étoffe d’un guerrier.
Cependant Ghâlib, après avoir soumis tous les autres Edrisides, était allé assiéger Ibn-Kennoun dans son Rocher des aigles, et comme ce château était, sinon inexpugnable, du moins fort difficile à prendre, le calife avait envoyé en Mauritanie des troupes nouvelles, tirées des garnisons qui couvraient les frontières septentrionales de l’empire, et commandées par le vizir Yahyâ ibn-Mohammed Todjîbî, le vice-roi de la Frontière supérieure. Ce renfort étant arrivé en octobre 973, le siége fut poussé avec tant de vigueur qu’Ibn-Kennoun fut obligé de capituler (vers la fin de février 974). Il demanda et obtint que lui, sa famille et ses soldats auraient la vie sauve, et qu’on leur laisserait leurs biens; mais il dut consentir à livrer sa forteresse et s’engager à se rendre à Cordoue.
La Mauritanie pacifiée, Ghâlib repassa le Détroit, accompagné de tous les princes édrisides. Le calife et les notables de Cordoue allèrent au-devant du vainqueur, et l’entrée triomphale de Ghâlib fut une des plus belles dont la capitale des Omaiyades eût jamais été témoin (21 septembre 974). Au reste, le calife se montra fort généreux envers les vaincus et surtout envers Ibn-Kennoun. Il lui prodigua des cadeaux de toute sorte, et comme ses soldats, qui étaient au nombre de sept cents, étaient renommés par leur bravoure, il les prit à son service et fit inscrire leurs noms sur les rôles de l’armée[214].
L’entrée de Ghâlib dans la capitale avait été le dernier beau jour dans la vie du calife. Peu de temps après, vers le mois de décembre, il eut une grave attaque d’apoplexie[215]. Sentant lui-même que sa fin approchait, il ne s’occupa plus que de bonnes œuvres. Il affranchit une centaine de ses esclaves, réduisit d’un sixième les contributions royales dans les provinces espagnoles de l’empire, et ordonna que le loyer des boutiques des selliers de Cordoue, lesquelles lui appartenaient, fût remis régulièrement et à perpétuité aux maîtres chargés de l’instruction des enfants pauvres[216]. Quant aux affaires d’Etat, dont il ne pouvait plus s’occuper qu’à de rares intervalles, il en abandonna la direction au vizir Moçhafî[217], et l’on fut bientôt à même de s’apercevoir qu’une autre main tenait le gouvernail. Plus économe que son maître, Moçhafî trouva que l’administration des provinces africaines et l’entretien des princes édrisides coûtaient trop à l’Etat. Par conséquent, après avoir fait prendre à ces derniers l’engagement de ne plus rentrer en Mauritanie, il les fit partir pour Tunis, d’où ils se rendirent à Alexandrie[218], et, ayant rappelé en Espagne le vizir Yahyâ ibn-Mohammed le Todjîbide, qui depuis le départ de Ghâlib avait été vice-roi des possessions africaines, il confia le gouvernement de ces dernières aux deux princes indigènes Djafar et Yahyâ, fils d’Alî ibn-Hamdoun[219]. Cette dernière mesure lui était dictée non-seulement par une sage économie, mais aussi par la crainte que lui inspiraient les chrétiens du Nord. Enhardis par la maladie du calife et par l’absence de ses meilleures troupes, ceux-ci avaient recommencé les hostilités dans le printemps de l’année 975, et, aidés par Abou-’l-Ahwaç Man, de la famille des Todjîbides de Saragosse, ils avaient mis le siége devant plusieurs forteresses musulmanes[220]. Moçhafî jugea avec raison que dans ces circonstances il devait avant tout pourvoir à la défense du pays, et quand le brave Yahyâ ibn-Mohammed fut de retour, il se hâta de le nommer de nouveau vice-roi de la Frontière supérieure[221].
Quant au calife, une seule pensée l’occupait entièrement pendant les derniers mois de sa vie: celle d’assurer le trône à son fils encore enfant. Avant son avénement au trône, il n’avait pas vu se réaliser son vœu le plus cher, celui d’être père, et comme il était déjà assez avancé en âge, il désespérait presque de le devenir, lorsque, dans l’année 962, Aurore lui donna un fils qui reçut le nom d’Abdérame. Trois années plus tard, elle lui en donna un autre, Hichâm. La joie que la naissance de ces deux enfants causa au calife fut immense, et c’est de cette époque que datait l’influence presque illimitée qu’Aurore exerçait sur l’esprit de son époux[222]. Mais sa joie fut bientôt troublée. Son fils aîné, l’espoir de sa vieillesse, mourut en bas âge. Il ne lui restait maintenant que Hichâm, et il se demandait avec anxiété si ses sujets, au lieu de reconnaître cet enfant pour leur souverain, ne donneraient pas plutôt la couronne à un de ses oncles. Cette inquiétude était assez naturelle. Jamais encore un roi mineur ne s’était assis sur le trône de Cordoue, et l’idée d’une régence répugnait extrêmement aux Arabes. Pourtant Hacam n’aurait voulu pour rien au monde qu’un autre que son fils lui succédât, et d’ailleurs une vieille prophétie disait que la dynastie omaiyade tomberait aussitôt que la succession sortirait de la ligne directe[223].
Pour assurer le trône à son fils, le calife ne voyait d’autre moyen que de lui faire prêter serment le plus tôt possible. Par conséquent, il convoqua les grands du royaume à une séance solennelle qui aurait lieu le 5 février 976. Au jour fixé il annonça son intention à l’assemblée, en invitant tous ceux qui en faisaient partie à signer un acte par lequel Hichâm était déclaré héritier du trône. Personne n’osa refuser sa signature, et alors le calife chargea Ibn-abî-Amir et le secrétaire d’Etat Maisour, un affranchi d’Aurore[224], de faire faire plusieurs copies de cet acte, de les envoyer dans les provinces espagnoles et africaines, et d’inviter, non-seulement les notables, mais encore les hommes du peuple, à y apposer leurs signatures[225]. Cet ordre fut exécuté sur-le-champ, et comme on craignait trop le calife pour oser lui désobéir, les signatures ne firent défaut nulle part. En outre, le nom de Hichâm fut prononcé désormais dans les prières publiques, et quand Hacam mourut (1er octobre 976[226]), il emporta dans la tombe la ferme conviction que son fils lui succéderait, et qu’au besoin Moçhafî et Ibn-abî-Amir, lequel venait d’être nommé majordome[227], sauraient faire respecter par les Andalous le serment qu’ils avaient prêté.