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Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3/4: jusqu'à la conquête de l'Andalouisie par les Almoravides (711-1100)

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Les traces qu’il a laissées sur la terre t’apprendront son histoire, comme si tu le voyais de tes yeux.

Par Allâh! le temps n’en amènera jamais un semblable, ni personne qui, comme lui, défende nos frontières[359].

L’épitaphe qu’un moine chrétien lui posa dans sa chronique, n’est pas moins caractéristique. «Dans l’année 1002, dit-il, mourut Almanzor; il fut enseveli dans l’enfer[360].» Ces simples paroles, arrachées par la haine à un ennemi terrassé, en disent plus que les éloges les plus pompeux.

Jamais, en effet, les chrétiens du nord de la Péninsule n’avaient eu un tel adversaire à combattre. Almanzor avait fait contre eux plus de cinquante campagnes (ordinairement il en faisait deux par an, l’une dans le printemps, l’autre dans l’automne), et toujours il s’en était tiré à sa gloire. Sans compter une foule de villes, parmi lesquelles il y avait trois capitales, Léon, Pampelune[361] et Barcelone, il avait détruit le sanctuaire du patron de la Galice et celui du patron de la Castille. «En ce temps-là, dit un chroniqueur chrétien[362], le culte divin fut anéanti en Espagne; la gloire des serviteurs du Christ fut entièrement rabaissée; les trésors de l’Eglise, accumulés pendant des siècles, furent tous pillés.» Aussi les chrétiens tremblaient-ils à son nom. L’effroi qu’il leur inspirait le tirait parfois des périls dans lesquels son audace l’avait précipité; même quand ils l’avaient pour ainsi dire en leur pouvoir, ils n’osaient pas profiter de leur avantage. Une fois, par exemple, il s’était engagé en pays ennemi après avoir traversé un défilé resserré entre deux hautes montagnes. Tant que ses troupes pillaient et ravageaient à droite et à gauche, les chrétiens n’osèrent rien faire contre elles; mais en retournant sur ses pas, Almanzor trouva que les ennemis avaient pris possession du défilé. Comme il n’y avait pas moyen de le forcer, la situation des musulmans était périlleuse; mais leur général prit aussitôt une résolution hardie. Ayant cherché et trouvé un endroit, qui fût à sa convenance, il y fit élever des baraques et des huttes, après quoi il ordonna de couper la tête à plusieurs captifs et d’amonceler leurs cadavres en guise de remparts. Puis, comme sa cavalerie parcourait le pays sans trouver des vivres, il fit rassembler des instruments de labourage et enjoignit à ses soldats de cultiver la terre. Les ennemis s’inquiétèrent fort de ces préparatifs qui semblaient indiquer que les musulmans ne quitteraient plus leur pays. Ils leur offrirent donc la paix à condition qu’ils leur abandonneraient leur butin. Almanzor repoussa cette proposition. «Mes soldats, répondit-il, veulent rester où ils sont; ils pensent qu’ils auraient à peine le temps de retourner dans leurs foyers, la campagne prochaine devant s’ouvrir sous peu.» Après plusieurs négociations, les chrétiens consentirent enfin à ce qu’Almanzor emmenât son butin, et ils s’engagèrent en outre (tant la peur qu’il leur inspirait était grande) à lui prêter leurs bêtes de somme pour le transporter, à lui fournir des vivres jusqu’à ce qu’il fût parvenu aux frontières musulmanes, et à enlever eux-mêmes les cadavres qui obstruaient sa route[363].

Dans une autre campagne, un porte-étendard avait, au moment de la retraite, oublié son drapeau qu’il avait fiché en terre sur le sommet d’une montagne qui se trouvait dans le voisinage d’une ville chrétienne. Le drapeau y resta plusieurs jours, sans que les chrétiens osassent venir s’assurer si les musulmans étaient partis ou non[364].

On raconte aussi qu’un messager d’Almanzor, qui était venu à la cour de Garcia de Navarre, où il fut comblé d’honneurs, trouva dans une église une vieille femme musulmane, qui lui raconta qu’ayant été faite prisonnière dans sa jeunesse, elle avait été depuis lors esclave dans cette église, et qui le supplia d’attirer sur elle l’attention d’Almanzor. Le lui ayant promis, il retourna auprès du ministre et lui rendit compte de sa mission. Quand il eut fini de parler, Almanzor lui demanda s’il n’avait pas vu en Navarre quelque chose qui l’eût blessé. L’autre lui ayant parlé alors de l’esclave musulmane: «Vive Dieu! s’écria Almanzor, c’est par là que tu aurais dû commencer;» et se mettant aussitôt en campagne, il se porta vers la frontière de la Navarre. Extrêmement effrayé, Garcia lui écrivit aussitôt pour lui demander quelle faute il avait commise, attendu qu’il n’avait pas conscience d’avoir fait rien qui pût provoquer sa colère. «Quoi! dit alors le ministre aux messagers qui lui apportaient cette lettre, ne m’avait-il pas juré qu’il ne restait dans son pays aucun prisonnier musulman de l’un ou de l’autre sexe? Eh bien! il a menti; j’ai acquis la certitude qu’il y a encore une musulmane dans telle et telle église, et je ne quitterai pas la Navarre avant qu’elle n’ait été remise entre mes mains.» Ayant reçu cette réponse, Garcia s’empressa d’envoyer au ministre la femme qu’il réclamait ainsi que deux autres qu’il avait découvertes à force de recherches. En même temps il lui fit jurer qu’il n’avait jamais vu ces femmes, ni même entendu parler d’elles, et il ajouta qu’il avait déjà donné l’ordre de détruire l’église dont Almanzor avait parlé[365].

Autant Almanzor était l’effroi de l’ennemi, autant il était l’idole de ses soldats. C’est que pour eux il était un père qui s’occupait avec une constante sollicitude de tous leurs besoins. Cependant il était d’une sévérité excessive en tout ce qui concernait la discipline militaire. Un jour qu’il inspectait des troupes, il vit briller à contre-temps une épée à l’extrémité de la ligne. Aussitôt il fit amener le coupable devant lui. «Quoi! lui dit-il le regard enflammé de colère, tu oses tirer l’épée sans qu’on te l’ait commandé?—Je voulais la montrer à mon camarade, balbutia le soldat; je n’avais pas l’intention de la tirer du fourreau, elle en est sortie par hasard....—Vaine excuse! dit Almanzor; puis, s’adressant à son entourage: Que l’on coupe la tête à cet homme avec sa propre épée, poursuivit-il, et qu’on la promène à travers les rangs, afin que chacun apprenne à respecter la discipline!» De tels exemples répandaient parmi les soldats une terreur salutaire. Aussi gardaient-ils un silence solennel quand ils étaient passés en revue. Même les chevaux, dit un auteur arabe, semblaient comprendre leur devoir; il était rare qu’on les entendît hennir[366].

Grâce à cette armée qu’il avait créée et rompue à l’obéissance, Almanzor avait donné à l’Espagne musulmane une puissance qu’elle n’avait jamais eue, pas même du temps d’Abdérame III. Mais ce n’était pas là son seul mérite; sa patrie lui avait bien d’autres obligations, et la civilisation lui en a aussi. Il aimait et encourageait la culture de l’esprit, et quoique forcé par des considérations politiques à ne point tolérer les philosophes, il se plaisait cependant à les protéger aussitôt qu’il pouvait le faire sans blesser la susceptibilité du clergé. Il arriva, par exemple, qu’un certain Ibn-as-Sonbosî fut arrêté et mis en prison comme suspect d’incrédulité. Plusieurs personnes ayant rendu témoignage contre lui, les faquis déclarèrent qu’il méritait le dernier supplice. Cette sentence était déjà sur le point d’être exécutée, lorsqu’un faqui fort considéré, Ibn-al-Macwâ, qui avait refusé longtemps de faire partie de l’assemblée, arriva en toute hâte. A force de sophismes fort étranges, mais qui faisaient honneur, sinon à sa logique, du moins à son bon cœur, il sut faire révoquer l’arrêt qui condamnait l’accusé, malgré la véhémente opposition du cadi qui présidait le tribunal. Dès lors la colère du ministre se tourna contre ce dernier. Heureux d’être enfin en état de mettre un frein au farouche fanatisme des bigots: «Nous devons soutenir la religion, dit-il, et tous les vrais croyants ont droit à notre protection. Ibn-as-Sonbosî est de ce nombre, le tribunal l’a déclaré. Cependant le cadi a fait des efforts inouïs pour le faire condamner; c’est donc un homme qui aime à répandre le sang, et il ne nous est pas permis de laisser vivre un tel homme.» Ce n’était qu’une menace; le cadi en fut quitte pour quelques jours de prison; mais il est présumable que dans la suite il aura été un peu moins rigoureux pour les pauvres penseurs qui osaient s’affranchir des dogmes reçus[367].

Les hommes de lettres trouvaient auprès d’Almanzor l’accueil le plus honorable; il avait à sa cour une foule de poètes qu’il pensionnait et qui parfois l’accompagnaient dans ses campagnes. Parmi eux Çâid, de Bagdad, était, non pas le plus illustre, mais le plus remarquable et le plus amusant. On ne peut nier—quoique les Andalous, toujours extrêmement jaloux des étrangers, se plussent à le faire—on ne peut nier qu’il ne fût un poète de talent, un bon romancier, un habile improvisateur; mais c’était en même temps un homme qui avait très-peu de respect pour la vérité, l’imposteur le plus hardi que l’on puisse s’imaginer. Une fois lancé, rien ne l’arrêtait; il débitait alors tant de choses que c’était une merveille. Quand on lui demandait d’expliquer un mot qui n’avait jamais existé, il avait toujours une interprétation à donner et un vers d’un ancien poète à citer. A l’en croire, il n’y avait livre qu’il n’eût lu. Voulant le démasquer, les littérateurs lui montrèrent un jour, en présence d’Almanzor, un livre en feuilles blanches sur la première desquelles ils avaient écrit: Livre sur les pensées ingénieuses, par Abou-’l-Ghauth Çanânî. Il n’y avait jamais eu ni un tel ouvrage, ni un auteur de ce nom; néanmoins, dès qu’il eut jeté un coup d’œil sur le titre: «Ah! j’ai lu ce livre,» s’écria-t-il, et, le baisant avec respect, il nomma la ville où il l’avait lu et le professeur qui le lui avait expliqué. «Dans ce cas, lui dit alors le ministre, qui s’empressa de lui prendre le livre des mains de peur qu’il ne l’ouvrît, tu dois savoir ce qu’il contient.—Mais certainement que je le sais. Il est vrai qu’il y a déjà longtemps que j’ai lu cet ouvrage et que je n’en sais plus rien par cœur, mais je me rappelle fort bien qu’il contient seulement des observations philologiques, et qu’il n’y a aucun vers ni aucune histoire.» Et tout le monde de rire aux éclats. Une autre fois Almanzor avait reçu d’un gouverneur, qui s’appelait Mabramân ibn-Yézîd, une lettre où il était question de calb et de tazbîl, c’est-à-dire de culture et d’engrais. S’adressant à Çâid: «As-tu vu, dit-il, un livre écrit par Mabramân ibn-Yézîd et qui porte le titre d’al-cawâlib wa-’z-zawâ-lib?—Ah, par Dieu! oui, lui répondit Çâid, j’ai vu ce livre à Bagdad dans une copie qui avait été faite par le célèbre Ibn-Doraid, et sur les marges de laquelle il y avait des traits comme des pattes de fourmi.—Imposteur que tu es! Le nom que j’ai prononcé n’est pas celui d’un écrivain, mais celui d’un de mes gouverneurs, qui, dans une lettre qu’il m’a envoyée, me parle de culture et d’engrais.—Fort bien, mais n’allez pas croire pour cela que j’aie inventé quelque chose, moi qui n’invente jamais rien. Le livre et l’auteur que vous avez nommés existent, je vous en donne ma parole d’honneur, et si votre gouverneur porte le même nom que cet écrivain, c’est une remarquable coïncidence, voilà tout.» Une autre fois encore Almanzor lui montra le Recueil que le célèbre Câlî avait composé. «Si vous le désirez, lui répondit aussitôt Çâid, je dicterai à vos secrétaires un livre bien plus beau que celui-là et dans lequel je ne raconterai que des histoires qui ne se trouvent pas dans le livre de Câlî.—Fais comme tu le dis,» lui répondit Almanzor, qui ne demandait pas mieux que de se voir dédier un livre plus remarquable encore que celui que Câlî avait dédié au feu calife, car, s’il avait fait venir Çâid en Espagne, il l’avait fait précisément parce qu’il espérait qu’il éclipserait la gloire de Câlî, qui avait illustré les règnes d’Abdérame III et de Hacam II. Çâid se mit sur-le-champ à l’œuvre, et dans la mosquée de Zâhira il dicta ses Châtons de bague. Quand le livre fut achevé, les littérateurs de l’époque l’examinèrent. A leur grande surprise, mais aussi à leur secrète satisfaction, ils trouvèrent que d’un bout à l’autre ce n’étaient que des bourdes. Explications philologiques, anecdotes, vers, proverbes, tout était de l’invention de l’auteur. Ils le déclarèrent du moins, et Almanzor les crut. Cette fois il fut réellement fâché contre Çâid, et il fit jeter son livre dans la rivière. Cependant il ne lui retira pas sa faveur. Depuis que Çâid lui avait prédit que Garcia, le comte de Castille, serait fait prisonnier (prédiction qui, comme nous l’avons vu, s’était accomplie), il avait conçu pour lui une grande affection, ou plutôt un respect superstitieux. Et puis, le poète lui témoignait sa reconnaissance de mille manières, et c’est à quoi Almanzor était fort sensible. Une fois, par exemple, il eut l’idée de rassembler toutes les bourses qu’Almanzor lui avait envoyées remplies d’argent, et d’en faire faire une robe pour son esclave noir Câfour; puis il se rendit au palais, et, ayant réussi à mettre le ministre de bonne humeur: «Seigneur, lui dit-il, j’ai une prière à vous faire.—Que désires-tu donc?—Que mon esclave Câfour vienne ici.—Etrange demande!—Accordez la-moi.—Eh bien! qu’il vienne si cela te plaît.» Câfour, un homme grand comme un palmier, entra alors, couvert de sa robe de diverses couleurs, qui ressemblait à l’habit rapiécé d’un mendiant. «Le pauvre homme! s’écria le ministre; comme il est mal accoutré! Pourquoi lui mets-tu des guenilles?—Ah! voilà justement le fin de la chose! Sachez, seigneur, que vous m’avez déjà donné tant d’argent que les bourses qui le contenaient ont suffi pour vêtir un homme de la taille de Câfour.» Un sourire de satisfaction monta aussitôt sur les lèvres d’Almanzor. «Tiens, dit-il, tu as un tact admirable pour me montrer ta gratitude; je suis content de toi;» et à l’instant même il lui fit remettre de nouveaux présents parmi lesquels se trouvait un beau costume pour Câfour[368]. Enfin, il faut bien le dire, si des hommes tels que Çâid jouissaient de la faveur du ministre, c’est qu’en fait de littérature celui-ci n’avait pas la finesse de tact que possédaient la plupart des Omaiyades. Il croyait de son devoir de pensionner des poètes, mais il les considérait un peu comme les objets d’un luxe auquel il était obligé par sa haute position, et il n’avait pas assez de délicatesse dans l’esprit pour distinguer les vrais diamants d’avec les faux.

En revanche, si la portée de son esprit n’était pas tout à fait littéraire, elle était éminemment pratique. Les intérêts matériels du pays trouvaient en lui un protecteur très-éclairé. L’amélioration des moyens de communication le préoccupait sans cesse. Il fit frayer une foule de routes. A Ecija il fit jeter un pont sur le Xenil, à Cordoue il en fit bâtir un autre sur le Guadalquivir, qui coûta cent quarante mille pièces d’or[369].

En toutes choses, qu’elles fussent grandes ou petites, il avait le coup d’œil du génie. Quand il voulait entreprendre une affaire importante, il consultait ordinairement les dignitaires, mais il suivait rarement leurs conseils. Ces hommes ne sortaient jamais de l’ornière de l’habitude; esclaves de la routine, ils savaient ce qu’Abdérame III ou Hacam II avait fait dans une circonstance pareille, et ils ne comprenaient pas qu’on pût faire autrement. Puis, quand ils voyaient Almanzor suivre sa propre idée, ils s’écriaient que tout était perdu, jusqu’à ce que l’événement donnât à leurs prévisions le plus éclatant démenti[370].

Quant à son caractère, il est vrai que, pour arriver au pouvoir et pour s’y maintenir, il avait commis des actes que la moralité condamne, et même des crimes que nous n’avons nullement essayé de pallier; mais la justice nous ordonne d’ajouter ici que, pourvu que son ambition ne fût pas en jeu, il était loyal, généreux et juste. La fermeté, comme nous avons déjà eu l’occasion de le dire, formait le fond de sa nature. Une fois qu’il avait pris un parti, rien ne pouvait l’en faire changer. Quand il le voulait, il supportait la douleur physique avec la même impassibilité que la douleur morale. Un jour qu’il avait mal au pied, il se le fit cautériser pendant une séance du conseil. Il parlait comme si de rien n’était, et les membres du conseil ne se seraient pas aperçus de l’opération, si l’odeur de la chair qui brûlait ne les en eût avertis[371]. Tout chez lui révélait une volonté et une persévérance extraordinaires; il persistait dans ses amitiés comme dans ses haines; jamais il n’oubliait un service, et jamais aussi il ne pardonnait une offense. C’est ce qu’éprouvèrent ses condisciples auxquels, tout jeune encore, il avait donné la liberté de choisir les postes qu’ils voudraient occuper au cas où il deviendrait premier ministre[372]. Les trois étudiants qui à cette occasion avaient feint de prendre sa proposition au sérieux et qui avaient nommé les emplois qu’ils ambitionnaient, les obtinrent en effet sous son ministère, tandis que le quatrième, qui avait parlé d’une manière inconvenante, expia son imprudence par la perte de ses biens[373]. Parfois, cependant, quand il avait tort et qu’il le sentait, il réussissait à vaincre l’opiniâtreté de son caractère. Un jour qu’il était question d’une amnistie à accorder, il parcourait la liste des prisonniers, lorsque son regard tomba sur le nom d’un de ses serviteurs contre lequel il avait conçu une haine violente et qui était depuis longtemps en prison, sans qu’il eût mérité d’être traité de la sorte. «Celui-là, écrivit-il sur la marge, restera où il est jusqu’à ce que l’enfer vienne le réclamer.» Mais la nuit venue, il chercha en vain le repos; sa conscience le tourmentait, et dans cet état intermédiaire qui n’est ni le sommeil ni la veille, il crut voir un homme d’une laideur repoussante et d’une force surhumaine, qui lui disait: «Rends la liberté à cet homme, sinon tu seras puni de ton injustice!» Il tâcha encore de chasser ces noires visions, mais n’y réussissant pas, il se fit apporter sur son lit ce qu’il faut pour écrire, après quoi il dressa l’ordre de mettre le prisonnier en liberté, mais en ajoutant ces mots: «Cet homme doit sa liberté à Dieu, et Almanzor n’y a consenti qu’à regret[374]

Une autre fois il buvait avec le vizir Abou-’l-Moghîra ibn-Hazm dans un de ses superbes jardins à Zâhira, car, malgré le respect qu’il témoignait à la religion, il but du vin toute sa vie, à l’exception des deux années qui précédèrent sa mort[375]. C’était le soir, un de ces beaux soirs comme il n’y en a que dans les pays privilégiés du Midi. Or une belle chanteuse qu’Almanzor aimait, mais qui avait conçu une grande passion pour l’hôte du ministre, chanta ces vers:

Le jour fuit, et déjà la lune montre la moitié de son disque. Le soleil qui se couche ressemble à une joue, les ténèbres qui approchent au duvet qui la couvre, le cristal des coupes à de l’eau congelée, et le vin à du feu liquide. Mes regards m’ont fait commettre des péchés que rien n’excuse. Hélas! gens de ma famille, j’aime un jeune homme qui se soustrait à mon amour, bien qu’il se trouve dans mon voisinage. Ah! que ne puis-je m’élancer vers lui et le serrer sur mon cœur!

Abou-’l-Moghîra ne comprit que trop bien la portée de ces vers, et il eut l’imprudence d’y répondre aussitôt par ceux-ci:

Le moyen, le moyen d’approcher de cette beauté qui est entourée d’une haie d’épées et de lances! Ah! si j’avais la conviction que ton amour est sincère, je risquerais volontiers ma vie pour te posséder. Un homme généreux, quand il veut atteindre son but, ne craint aucun péril.

Almanzor n’y tenait plus. Rugissant de colère, il tira son épée, et s’adressant à la chanteuse: «Dis la vérité, lui cria-t-il d’une voix de tonnerre, est-ce au vizir que s’adresse ton chant?—Un mensonge pourrait me sauver, lui répondit la vaillante jeune fille, mais je ne mentirai point. Oui, son regard m’a percé le cœur, l’amour me l’a fait dire, il m’a fait dire ce que je voulais cacher. Vous pouvez me punir, seigneur, mais vous êtes si bon, vous aimez à pardonner quand on avoue ses fautes.» En parlant ainsi, elle fondit en larmes. Almanzor lui avait déjà pardonné à moitié; mais ce fut à présent contre Abou-’l-Moghîra que se tourna sa colère et il l’accabla d’un torrent de reproches. Le vizir l’écouta sans mot dire; puis, quand il eut fini de parler: «Seigneur, dit-il, j’ai commis une grande faute, j’en conviens; mais qu’y pouvais-je? Chacun est l’esclave de sa destinée; personne ne choisit la sienne, on la subit, et la mienne a voulu que j’aimasse là où je ne devais pas aimer.» Almanzor garda quelques instants le silence. «Eh bien! dit-il enfin, je vous pardonne à tous les deux. Abou-’l-Moghîra! celle que vous aimez, elle est à vous, c’est moi qui vous la donne[376]

Son amour de la justice était passé en proverbe. Il voulait qu’elle s’exerçât sans acception de personnes, et la faveur qu’il accordait à certains individus ne les mettait jamais au-dessus des lois. Un homme du peuple se présenta un jour à l’audience. «Défenseur de la justice, dit-il, j’ai à me plaindre de l’homme qui se trouve derrière vous,» et il montra du doigt le Slave qui remplissait l’emploi de porte-bouclier et dont Almanzor faisait grand cas. «Je l’ai cité devant le juge, poursuivit-il, mais il a refusé de venir.—Ah, vraiment! dit alors le ministre, il a refusé de venir et le juge ne l’y a pas contraint? Je pensais qu’Abdérame ibn-Fotais (c’était le nom du juge) avait plus d’énergie. Eh bien, mon ami, dis-moi de quoi tu te plains.» L’autre lui raconta alors qu’il avait un contrat avec le Slave et que celui-ci l’avait rompu. Quand il eut fini de parler: «Ils nous causent bien des soucis, ces serviteurs de notre maison!» dit Almanzor; puis, s’adressant au Slave qui tremblait de peur: «Remets le bouclier à celui qui se trouve à côté de toi, lui dit-il, et va humblement répondre à ta partie devant le tribunal, afin que justice se fasse.... Vous, dit-il ensuite au préfet de police, conduisez-les tous les deux vers le juge, et dites-lui que si mon Slave a fait une contravention au contrat, je désire qu’il lui applique la peine la plus grave, la prison ou autre chose.» Le juge ayant donné raison à l’homme du peuple, celui-ci retourna auprès d’Almanzor pour le remercier. «Point de remercîments, lui dit le ministre; tu as gagné ton procès, c’est bien, tu peux être content; mais moi, je ne le suis pas encore; j’ai à punir, moi aussi, le scélérat qui n’a pas rougi de commettre une bassesse, quoiqu’il fût à mon service.» Et il lui donna son congé.

Une autre fois, son majordome était en procès contre un marchand africain. Il fut sommé par le juge de venir prêter serment; mais, croyant que le poste élevé qu’il occupait le mettrait à l’abri des poursuites, il refusa de le faire. Or, un jour qu’Almanzor se rendait à la mosquée, accompagné de son majordome, le marchand l’accosta et lui raconta ce qui s’était passé. A l’instant même le ministre fit arrêter le majordome, en ordonnant de le conduire devant le juge; et ayant ensuite appris qu’il avait perdu son procès, il le destitua[377].

En résumé, si les moyens qu’Almanzor a employés pour s’emparer du pouvoir doivent être condamnés, il faut avouer cependant qu’une fois qu’il l’eut obtenu, il l’exerça noblement. Si la destinée l’avait fait naître sur les marches du trône, on aurait peut-être peu de reproches à lui faire; peut-être, dans ce cas, aurait-il été l’un des plus grands princes dont l’histoire ait gardé le souvenir; mais ayant vu le jour dans un vieux manoir de province, il fut obligé, pour parvenir au but de son ambition, de se frayer une route à travers mille obstacles, et l’on doit regretter qu’en tâchant de les vaincre, il se soit occupé trop rarement de la légitimité des moyens. C’était sous beaucoup de rapports un grand homme, et cependant, pour peu que l’on respecte les principes éternels de la morale, il est impossible de l’aimer, difficile même de l’admirer.

XIII.

Quand Modhaffar fut de retour à Cordoue après la mort de son père, il y eut une émeute. Le peuple exigea à grands cris que le souverain se montrât et qu’il gouvernât par lui-même. En vain Hichâm II fit-il dire à la foule qu’il voulait continuer à mener une vie libre de soucis: elle persista dans ses demandes et Modhaffar fut obligé de la disperser à main armée[378]. Depuis lors, cependant, l’ordre ne fut plus troublé. Il est vrai qu’un petit-fils d’Abdérame III, nommé Hichâm, conspira contre Modhaffar; mais celui-ci, qui en fut averti à temps, le prévint en le faisant mettre à mort (décembre 1006)[379]. Il gouverna l’Etat comme l’avait fait son père. Il remporta plusieurs victoires sur les chrétiens, et pendant son règne la prospérité du pays croissait toujours. C’était un âge d’or, disait-on plus tard[380].

Cependant un grand changement s’était accompli. L’ancienne société arabe, avec ses vertus et ses préjugés, avait disparu. Abdérame III et Almanzor avaient eu tous les deux pour but l’unité de la nation, et ce but, ils l’avaient atteint. La vieille noblesse arabe s’était épuisée dans la lutte qu’elle avait soutenue contre le pouvoir royal; vaincue et brisée, elle était maintenant appauvrie, ruinée, et les vieux noms s’éteignaient chaque jour. La noblesse de cour, qui était attachée aux Omaiyades par les liens de la clientèle, s’était mieux soutenue. Les Abou-Abda, les Chohaid, les Djahwar et les Fotais[381] étaient encore des maisons riches et enviées. Mais les hommes les plus puissants d’alors, c’étaient les généraux berbers et slaves[382] qui devaient leur fortune à Almanzor. Comme c’étaient des parvenus et des étrangers, ils inspiraient peu de respect. D’ailleurs on les considérait comme des barbares, et l’on se plaignait des vexations dont ils se rendaient coupables. D’un autre côté, les hommes de la classe moyenne s’étaient enrichis par le commerce et l’industrie. Déjà sous le règne, si troublé pourtant, du sultan Abdallâh, on avait vu des négociants et des industriels amasser rapidement de grandes fortunes sans autre capital que celui que des amis leur avaient prêté[383], et à présent que le pays jouissait d’une tranquillité parfaite, de telles fortunes s’édifiaient si facilement et si fréquemment, que l’on ne s’en étonnait plus. Et cependant cette société, si florissante en apparence, portait en elle-même le germe de sa destruction. Si la lutte des races avait cessé, elle allait reparaître sous une autre forme, sous celle de la lutte des classes. L’ouvrier détestait son patron, le bourgeois portait envie au noble, et tout le monde s’accordait à maudire les généraux, les généraux berbers surtout. Au sein d’une inexpérience universelle, il y avait de vagues aspirations vers les nouveautés. La religion était exposée à de rudes attaques. Les mesures qu’Almanzor avait prises contre les philosophes n’avaient pas porté les fruits que le clergé s’en était promis. Les esprits forts se multipliaient au contraire, et le scepticisme, qui forme le fond du caractère arabe, revêtait de plus en plus des formes scientifiques. Les disciples d’Ibn-Masarra, les Masarrîa comme on les appelait, formaient une secte nombreuse[384]. D’autres sectes propageaient aussi des doctrines très-hardies. Une d’entre elles semble être sortie du sein du clergé lui-même. Ses membres avaient du moins étudié les traditions relatives au Prophète; mais leurs études, s’il faut en croire un théologien orthodoxe, avaient été superficielles et elles s’étaient portées de préférence sur des livres apocryphes et composés par des matérialistes qui avaient l’intention de saper les fondements de l’islamisme. De là l’étrange idée qu’ils se formaient de l’univers. La terre, disaient-ils, repose sur un poisson; ce poisson est soutenu par la corne d’un taureau; ce taureau se trouve sur un rocher qu’un ange porte sur son cou; au-dessous de cet ange se trouvent les ténèbres, et au-dessous des ténèbres il y a une eau qui n’a point de fin. Sous ces formules obscures et bizarres, qui peut-être n’étaient que des symboles, les théologiens démêlaient cependant une hérésie très-grave: la secte croyait que l’univers est illimité. Elle enseignait en outre qu’on peut bien imposer une religion par la fraude ou par la violence, mais qu’on ne peut pas la prouver par des arguments tirés de la raison. En même temps, toutefois, elle était hostile aux ouvrages philosophiques de la Grèce[385], sur lesquels une autre secte s’appuyait au contraire. Cette dernière se composait de naturalistes. L’étude des mathématiques les avait conduits à celle de l’astronomie. Pour croire à la religion ils demandaient des preuves mathématiques, et n’en trouvant pas, ils la déclaraient absurde. Ils en méprisaient tous les commandements; la prière, le jeûne, les aumônes, le pèlerinage, tout cela n’était à leurs yeux qu’une folie. Les faquis ne manquaient pas de leur adresser le reproche que les théologiens de tous les temps se sont plu à adresser à ceux qui se sont écartés des doctrines reçues: ils les accusaient de n’avoir pour but dans leur vie que celui de s’enrichir, afin de pouvoir se livrer à des plaisirs de toute sorte, sans respect pour les lois de la morale[386].

Cependant les sectes qui attaquaient ouvertement l’islamisme n’étaient pas les plus dangereuses; d’autres, qui voulaient vivre en paix avec lui et qui ne se recrutaient pas seulement parmi les musulmans, mais aussi parmi les chrétiens et les juifs, l’étaient bien davantage, car sous le nom de religion universelle[387], elles prêchaient l’indifférentisme; et si les religions périssent, ce n’est jamais par des attaques directes, c’est toujours par l’indifférence, les théologiens musulmans ne l’ignoraient pas. Les hommes qui avaient adopté ces doctrines différaient en certains points, et les uns allaient plus loin que les autres; mais ils avaient tous un suprême dédain pour la dialectique. «Le monde, disaient-ils, est plein de religions, de sectes, d’écoles philosophiques, qui se haïssent et s’exècrent. Voyez les chrétiens! Le Melchite ne peut souffrir le Nestorien, le Nestorien déteste le Jacobite, et l’un damne l’autre. Parmi les musulmans, le Motazelite déclare que tous ceux qui ne pensent pas comme lui sont des incrédules; le non-conformiste considère comme de son devoir de tuer ceux qui appartiennent à une autre secte, et le Sonnite ne veut avoir rien de commun ni avec l’un ni avec l’autre. Parmi les juifs, c’est la même chose. Les philosophes se damnent un peu moins, mais ils n’en sont pas plus d’accord. Et quand on se demande lequel entre cette infinité de systèmes philosophiques et théologiques renferme la vérité, il faut dire que l’un vaut l’autre. Les arguments de chaque champion ont absolument la même force, la même faiblesse si l’on veut; seulement l’un s’entend mieux que l’autre à manier les armes de la dialectique. En voulez-vous la preuve? Rendez-vous alors à ces réunions où disputent des hommes d’opinions différentes. Qu’y verrez-vous? Que le vainqueur de la veille est le vaincu du lendemain, et que dans ces savantes assemblées les armes sont aussi journalières que sur les véritables champs de bataille. Le fait est que chacun y parle de choses dont il ne sait rien et dont il ne peut rien savoir.»

Quelques-uns de ces sceptiques acceptaient cependant un petit nombre d’arguments. Il y en avait qui croyaient à l’existence de Dieu, créateur de toutes choses, et à la mission de Mahomet; le reste, disaient-ils, peut être vrai ou ne pas l’être; nous ne voulons ni le nier ni l’affirmer; nous l’ignorons, voilà tout, mais notre conscience ne nous permet pas d’accepter des doctrines dont la vérité ne nous a pas été démontrée. Ceux-là, c’étaient les modérés. D’autres acceptaient seulement l’existence d’un créateur, et les plus avancés n’avaient aucune croyance. Ils disaient que l’existence de Dieu, la création du monde etc., n’avaient pas été prouvées, mais qu’il n’avait pas été prouvé non plus que Dieu n’existât pas ou que le monde eût existé de toute éternité. Quelques-uns enseignaient qu’il faut conserver, en apparence du moins, la religion dans laquelle on est né; d’autres soutenaient que la religion universelle était la seule chose nécessaire, et ils entendaient sous ce nom les principes de morale que prêche chaque religion et que la raison approuve[388].

Les novateurs en matière de religion avaient un grand avantage sur les novateurs en matière de gouvernement: ils savaient ce qu’ils voulaient. En politique, au contraire, personne n’avait des idées bien arrêtées. On était mécontent de ce qui existait, et il semblait que, par le développement progressif de sa situation, la société était poussée vers une révolution. Cette révolution, Almanzor l’avait prévue. Un jour qu’il promenait ses regards sur son superbe palais à Zâhira et sur les magnifiques jardins qui l’entouraient, il fondit tout à coup en larmes en s’écriant: «Malheureuse Zâhira! Ah! je voudrais connaître celui qui te détruira sous peu!» Puis, quand l’ami qui l’accompagnait lui eut témoigné sa surprise à cause de cette exclamation: «Toi-même, lui dit-il, tu seras témoin de cette catastrophe. Je le vois déjà saccagé et ruiné, ce beau palais, je vois le feu de la guerre civile dévorer ma patrie[389]!» Mais si cette révolution se faisait, quel en serait le but et par quels moyens s’accomplirait-elle? C’est ce dont personne ne se rendait compte; mais il y avait du moins une seule chose sur laquelle tout le monde était d’accord: on voulait que le pouvoir fût arraché à la famille d’Almanzor. Ce vœu n’a rien qui doive nous surprendre. Les peuples monarchiques n’aiment pas que le pouvoir soit exercé par un autre que le monarque. Aussi tous les ministres qui se sont pour ainsi dire substitués au souverain ont été l’objet d’une haine violente et implacable, quels que fussent leurs mérites et leurs talents. Cette considération suffirait à la rigueur pour expliquer l’aversion qu’inspiraient les Amirides; mais il ne faut pas oublier non plus qu’ils avaient froissé des sentiments et des affections légitimes. S’ils s’étaient contentés jusque-là d’exercer le pouvoir au nom d’un prince omaiyade, ils avaient cependant laissé apercevoir qu’ils visaient plus haut, qu’ils convoitaient le trône. Cette ambition avait exaspéré contre eux, non-seulement les princes du sang, qui étaient en grand nombre, mais encore le clergé qui était fort attaché au principe de la légitimité, et la nation en général, qui était fort dévouée à la dynastie ou qui du moins croyait l’être. Joignez-y que la noblesse de cour désirait la chute des Amirides, parce qu’elle se promettait d’un changement une augmentation de pouvoir, et que le bas peuple de la capitale applaudissait d’avance à chaque révolution qui lui permettrait de piller les riches et d’assouvir la haine qu’il leur portait. Cette dernière circonstance aurait dû servir, ce semble, à rendre les classes aisées plus prudentes. Cordoue étant devenue une ville manufacturière et qui renfermait des milliers d’ouvriers, la moindre émeute pouvait prendre en un clin d’œil un caractère fort alarmant; une guerre terrible entre les riches et les pauvres pouvait en résulter. Mais l’inexpérience était telle, que l’imminence d’un tel péril ne semble avoir frappé personne. Les classes aisées ne voyaient encore dans les ouvriers que des auxiliaires, et elles pensaient que tout rentrerait dans l’ordre dès que les Amirides auraient été écartés.

La chute des Amirides était donc le vœu presque universel au moment où Modhaffar mourut à la fleur de l’âge (octobre 1008). Son frère Abdérame lui succéda. Les prêtres haïssaient ce jeune homme. A leurs yeux sa naissance était déjà une tache ineffaçable, car sa mère était la fille d’un Sancho, soit du comte de Castille, soit du roi de Navarre[390]; aussi ne l’appelait-on pas autrement que Sanchol[391], le petit Sancho, et c’est sous ce sobriquet qu’il est connu dans l’histoire. Sa conduite était peu propre à faire oublier sa naissance. Aimant passionnément les plaisirs, il ne se faisait point scrupule de boire du vin en public, et l’on se racontait avec une profonde indignation qu’un jour qu’il entendait le muezzin crier du haut d’un minaret: «Accourez à la prière!» il avait dit: «S’il criait: Accourez à la coupe, il ferait bien mieux[392].» On l’accusait d’ailleurs d’avoir empoisonné son frère Modhaffar, et l’on racontait à ce sujet qu’ayant coupé une pomme avec un couteau dont un côté était enduit de poison, il avait mangé une moitié après avoir donné l’autre à son frère[393].

Ces inculpations étaient peut-être plus ou moins hasardées; mais ce qui est certain, c’est que Sanchol ne possédait pas les talents et l’habilité d’Almanzor ou de Modhaffar. Et néanmoins il osa faire ce que ni l’un ni l’autre n’avaient osé. Régnant de fait, ils avaient cependant laissé à un Omaiyade le titre de monarque; ils n’avaient pas été califes, malgré l’ardente envie qu’ils avaient de l’être. Sanchol conçut le projet téméraire de le devenir en se faisant déclarer héritier présomptif du trône. Il parla de ce dessein à quelques hommes influents, parmi lesquels le cadi Ibn-Dhacwân et le secrétaire d’Etat Ibn-Bord étaient les principaux, et quand il se fut assuré de leur concours, il adressa sa demande à Hichâm II. Malgré sa nullité, le calife semble avoir reculé un instant devant une démarche aussi grave, d’autant plus que, d’après l’opinion générale, Mahomet avait dit que le pouvoir n’appartenait qu’à la race maäddite. Il consulta quelques théologiens; mais ceux auxquels il s’adressa obéissaient à l’impulsion d’Ibn-Dhacwân. Aussi lui conseillèrent-ils de consentir à la demande de Sanchol, et pour vaincre ses scrupules, ils lui citèrent les paroles du Prophète qui avait dit: «Le jour dernier n’arrivera pas avant qu’un homme de la race de Cahtân tienne le sceptre[394].» Le calife se laissa persuader, et un mois après la mort de son frère, Sanchol fut déclaré héritier du trône en vertu d’une ordonnance qui avait été rédigée par Ibn-Bord[395].

Cette ordonnance porta le mécontentement des Cordouans à son comble. Tout le monde se mit à répéter ces vers qu’un poète venait de composer: «Ibn-Dhacwân et Ibn-Bord ont blessé la religion d’une manière inouïe. Ils se sont révoltés contre le Dieu de vérité, puisqu’ils ont déclaré le petit-fils de Sancho héritier du trône[396].» On se racontait avec une grande satisfaction qu’en passant devant le palais de Zâhira un saint homme s’était écrié: «O palais, toi qui t’es enrichi des dépouilles de bien des maisons, Dieu veuille que bientôt chaque maison s’enrichisse des tiennes[397]!» En un mot, la haine et le mauvais vouloir éclataient partout. Cependant la révolte à main armée ne se montra pas encore; pour le moment le peuple se laissait encore intimider et contenir par la présence de l’armée. Mais elle allait partir. Trompé par la tranquillité apparente qui régnait dans la ville, Sanchol avait annoncé qu’il allait faire une campagne contre le royaume de Léon, et le vendredi 14 janvier de l’année 1009, il quitta la capitale à la tête de ses troupes. Il avait eu l’idée de se coiffer d’un turban, coiffure qui en Espagne n’était portée que par les hommes de loi et les théologiens, et il avait ordonné à ses soldats d’en faire de même. Les Cordouans virent dans ce caprice un nouvel outrage contre la religion et ses ministres.

Après avoir franchi la frontière, Sanchol tenta en vain de forcer Alphonse V à descendre des montagnes où il s’était retranché. Puis, la neige ayant rendu les chemins impraticables, il fut obligé à la retraite[398]; mais à peine arrivé à Tolède, il apprit qu’une révolution avait éclaté dans la capitale.

Un prince de la maison d’Omaiya, nommé Mohammed, s’était mis à la tête du mouvement. Fils de ce Hichâm que Modhaffar avait fait décapiter, et par conséquent arrière-petit-fils d’Abdérame III, il s’était tenu caché à Cordoue pour échapper au sort qui avait frappé son père, et à cette époque il avait fait connaissance avec plusieurs hommes du peuple. Grâce à l’or qu’il ne ménageait pas, grâce aussi à l’appui que lui prêtait un faqui fanatique, nommé Hasan ibn-Yahyâ, et au concours de plusieurs Omaiyades, il forma bientôt une bande de quatre cents hommes résolus et intrépides. La rumeur d’une conspiration parvint bien aux oreilles de l’Amiride Ibn-Ascalédja, auquel Sanchol avait confié le gouvernement de Cordoue pendant son absence, mais ce bruit était si vague qu’Ibn-Ascalédja, encore qu’il fît visiter plusieurs maisons suspectes, ne découvrit rien. Ayant donc fixé au mardi, 15 février, l’exécution de son projet, Mohammed choisit parmi ses hommes trente des plus déterminés, auxquels il ordonna de cacher des armes sous leurs habits et de se rendre vers le soir à la terrasse qui se trouvait près du palais califal. «Je viendrai vous rejoindre une heure avant le coucher de soleil, ajouta-t-il, mais gardez-vous de rien entreprendre avant que je vous en donne le signal.»

Ces trente hommes s’étant rendus à leur poste, où ils n’éveillèrent aucun soupçon, car la terrasse du palais, qui avait vue sur la chaussée et sur la rivière, était une promenade fort fréquentée, Mohammed fit prendre les armes à ses autres partisans en leur enjoignant de se tenir prêts. Puis il monta sur sa mule, et, arrivé sur la terrasse, il donna à ses trente hommes le signal de se précipiter sur le poste qui gardait l’entrée du palais. Attaqués à l’improviste, ces soldats furent aussitôt désarmés, et alors Mohammed courut vers l’appartement d’Ibn-Ascalédja, qui causait et buvait en ce moment avec deux jeunes filles de son harem. Avant qu’il eût eu le temps de se défendre, il avait déjà cessé de vivre.

Peu d’instants après, les autres conjurés, que leur chef avait fait avertir, se mirent à parcourir les rues en criant: Aux armes, aux armes! Le succès dépassa leurs espérances. Le peuple qui, pour se soulever, n’attendait qu’une occasion, un signal, les suivit en poussant des cris d’allégresse, et, attirés par le bruit, les campagnards des environs vinrent aussi se joindre à la foule. On se porta vers la prison dorée de Hichâm II, et l’on fit des brèches dans deux endroits du mur. Le malheureux monarque espérait encore qu’on viendrait le secourir. Les hauts dignitaires étaient à Zâhira, où ils pouvaient disposer de quelques régiments slaves et autres; mais en recevant la nouvelle qu’une émeute avait éclaté, ils avaient cru d’abord qu’Ibn-Ascalédja la dompterait facilement, et plus tard, quand ils apprirent que la chose était bien plus grave qu’ils ne l’avaient soupçonné, ils furent paralysés par la frayeur. Tout le monde semblait avoir perdu la tête, et l’on ne fit rien pour délivrer le monarque. Ce dernier, qui craignait à chaque instant de voir le palais envahi par la foule, prit enfin le parti d’envoyer un messager à Mohammed pour lui dire que, s’il voulait lui laisser la vie, il abdiquerait en sa faveur. «Quoi! répondit Mohammed à ce messager, le calife pense-t-il donc que j’aie pris les armes pour le tuer? Non, je les ai prises parce que j’ai vu avec douleur qu’il voulait ôter le pouvoir à notre famille. Il est libre de faire ce qui lui plaît; mais s’il veut me céder la couronne de son plein gré, je lui en serai fort reconnaissant, et dans ce cas il pourra exiger de moi tout ce qu’il voudra.» Puis il fit venir des théologiens et quelques notables, auxquels il ordonna de dresser un acte d’abdication, et cet acte ayant été signé par Hichâm, il passa le reste de la nuit dans le palais. Le lendemain matin il nomma un de ses parents premier ministre, confia à un autre Omaiyade le gouvernement de la capitale, et les chargea d’inscrire sur le registre de l’armée tous ceux qui le désireraient. L’enthousiasme fut si grand et si universel que tout le monde accourut pour se faire soldat; hommes du peuple, riches négociants, cultivateurs des environs, imâms des mosquées, pieux ermites, chacun s’empressait à devancer les autres, chacun voulait verser son sang pour défendre la dynastie légitime contre le libertin qui avait voulu usurper le trône.

Mohammed ordonna ensuite à son premier ministre d’aller s’emparer de Zâhira. Les dignitaires qui s’y trouvaient ne songeaient pas même à se défendre; ils se hâtèrent de se soumettre et de demander grâce au nouveau calife. Celui-ci leur accorda leur demande, mais seulement après leur avoir reproché durement leur connivence aux projets ambitieux de Sanchol.

C’est ainsi que s’écroula, en moins de vingt-quatre heures, le pouvoir des Amirides. Personne ne s’était attendu à un succès aussi prompt. L’allégresse était universelle à Cordoue; elle était vive surtout dans les rangs inférieurs de la société. Le peuple, qui va toujours vite dans sa joie comme dans sa colère, voyait s’ouvrir tout un avenir de bonheur; mais si les hommes de la classe moyenne avaient pressenti les vastes et douloureuses conséquences de cette révolution, ils se seraient bien gardés d’y prendre part, et ils auraient pensé, selon toute apparence, que le despotisme éclairé des Amirides, qui avait donné au pays une prospérité enviable et la gloire militaire, valait mieux que l’anarchie et le régime arbitraire de la soldatesque qui allaient peser sur eux.

Déjà en ce moment, les excès qui accompagnent à l’ordinaire une révolution faite par le peuple, ne firent pas défaut. Mohammed, qui pouvait commander des pillages, n’avait pas encore assez d’autorité pour les défendre. Prévoyant ce qui allait arriver, il avait donné l’ordre de transporter à Cordoue les trésors et les objets précieux qui se trouvaient à Zâhira; mais les pillards étaient déjà à l’œuvre. Ils enlevèrent du palais jusqu’aux portes et aux boiseries, et beaucoup d’hôtels qui appartenaient aux créatures d’Almanzor et de sa famille, furent pillés aussi. Durant quatre jours, Mohammed ne put ou n’osa rien faire contre ces brigands. Il réussit enfin à réprimer leur audace, et les richesses amassées à Zâhira étaient si considérables que, sans compter ce que le peuple en avait emporté, on y trouva un million et demi de pièces d’or et deux millions cent mille pièces d’argent. Quelque temps après, on découvrit encore des cachettes où gisaient deux cent mille pièces d’or. Quand le palais se trouva entièrement vide, on y mit le feu, et bientôt cette magnifique résidence ne fut plus qu’un monceau de ruines.

Sur ces entrefaites deux actes officiels avaient été communiqués, après le service du vendredi (18 février), au peuple rassemblé dans la mosquée. Le premier contenait l’énumération des forfaits de Sanchol et l’ordre de le maudire dans les prières publiques; en vertu du second, plusieurs impôts récemment établis furent abolis. Huit jours après, Mohammed annonça au peuple qu’il avait pris le surnom par lequel nous le désignerons dorénavant, celui de Mahdî[399], et quand il fut descendu de la chaire, on lut un appel à la guerre contre Sanchol. Cette dernière proclamation eut un effet prodigieux. L’enthousiasme de la capitale s’était communiqué aux provinces, de sorte qu’en peu de temps Mahdî se vit à la tête d’une armée fort nombreuse; mais comme c’était le peuple qui avait fait la révolution et qu’il ne voulait pas se laisser commander par les anciens généraux qui avaient appartenu tous au parti de la cour, cette armée eut pour officiers supérieurs des hommes du peuple ou de la classe moyenne, des médecins, des tisserands, des bouchers, des selliers. Pour la première fois l’Espagne musulmane était démocratisée; le pouvoir avait échappé, non-seulement aux Amirides, mais aux nobles en général.

Cependant Sanchol, quand il eut reçu à Tolède la nouvelle de l’insurrection de la capitale, s’était porté sur Calatrava. Il avait l’intention de dompter la révolte par la force; mais pendant sa marche plusieurs de ses soldats l’abandonnèrent, et quand il voulut que ceux qui lui restaient lui prêtassent serment de fidélité, ils s’y refusèrent en disant qu’ayant déjà juré, ils ne voulaient pas le faire une seconde fois. Telle fut même la réponse des Berbers, que les Amirides avaient cependant gorgés d’or et sur lesquels Sanchol croyait pouvoir compter. Il ignorait que la reconnaissance et le dévoûment n’étaient pas au nombre de leurs vertus. Considérant la cause de leurs bienfaiteurs comme perdue, ils ne songeaient qu’à conserver leurs richesses par une prompte soumission au nouveau calife, et ils ne prenaient pas même la peine de cacher leur intention, car lorsque Sanchol eut appelé Mohammed ibn-Yilâ, un de leurs généraux, et qu’il lui eut demandé son opinion sur les dispositions des soldais à son égard, cet homme lui répondit:

—Je ne vous tromperai ni sur mes propres sentiments ni sur ceux de l’armée. Je vous dirai donc franchement que personne ne se battra pour vous.

—Comment, personne? lui demanda Sanchol, qui, bien que déjà désabusé sur la fidélité d’une partie de ses troupes, ne s’attendait pas toutefois à un tel aveu; et de quelle manière pourrai-je me convaincre que votre opinion est fondée?

—Faites prendre aux gens de votre maison la route de Tolède et annoncez que vous allez les suivre; vous verrez alors s’il y a des soldats qui vous accompagnent.

—Vous avez raison peut-être, dit tristement Sanchol, et il n’osa se risquer à faire l’épreuve que le Berber lui proposait.

Au milieu de la défection générale, un seul ami sincère et dévoué lui restait: c’était un de ses alliés léonais, le comte de Carrion, de la famille des Gomez[400].

—Venez avec moi, lui dit ce gentilhomme; mon château vous offrira un asile, et s’il le faut, je verserai jusqu’à la dernière goutte de mon sang pour vous défendre.

—Je vous remercie de votre offre, mon excellent ami, lui répliqua Sanchol, mais je ne puis l’accepter. Il me faut aller à Cordoue, où mes amis m’attendent, où ils se lèveront comme un seul homme pour soutenir ma cause dès qu’ils me sauront dans leur voisinage. J’espère d’ailleurs, j’en suis même certain, qu’au moment où j’arriverai, beaucoup de ceux qui semblent tenir à présent pour Mohammed, quitteront cet homme pour venir se joindre à moi.

—Prince, reprit le comte, ne vous abandonnez pas à de folles et chimériques espérances. Croyez-moi, tout est perdu, et de même que votre armée se déclarera contre vous, de même vous ne trouverez à Cordoue personne qui vous vienne en aide.

—C’est ce que nous verrons, répliqua l’Amiride; mais j’ai résolu d’aller à Cordoue et j’irai.

—Je n’approuve pas votre dessein, lui dit alors le comte, et je me tiens persuadé que vous vous laissez tromper par une illusion qui vous deviendra fatale; mais quoi qu’il arrive, je ne vous quitterai pas.

Ayant donné l’ordre de continuer la marche vers la capitale, Sanchol arriva à un gîte qui s’appelait Manzil-Hânî. Il s’y arrêta; mais les Berbers, profitant de l’obscurité de la nuit, désertèrent en masse, et le lendemain matin il ne vit autour de lui que les serviteurs de sa maison et les soldats du comte. Ce dernier le supplia encore une fois d’accepter l’offre qu’il lui avait faite; mais ce fut inutile; le jeune homme courait follement à sa perte. «J’ai déjà envoyé le cadi à Cordoue, dit-il; il demandera ma grâce, et je suis certain qu’il l’obtiendra.»

Le soir du jeudi 4 mars, il arriva au couvent de Chauch. Des cavaliers que Mahdî avait envoyés à sa rencontre, vinrent l’y trouver le lendemain. «Que me voulez-vous? leur dit Sanchol; laissez-moi en repos, car je me suis soumis au nouveau gouvernement.—Dans ce cas, lui répondit le commandant de l’escadron, vous devez nous suivre à Cordoue.» Sanchol dut obéir à cet ordre, malgré qu’il en eût, et quand on se fut remis en chemin, on rencontra dans l’après-midi le premier ministre de Mahdî, qui était accompagné d’un détachement plus considérable. On fit halte, et tandis qu’on envoyait à Cordoue le harem de Sanchol qui se composait de soixante-dix femmes, on l’amena devant le ministre. Sanchol baisa plusieurs fois la terre devant cet Omaiyade; mais on lui cria: «Baise aussi le sabot de son cheval!» Il le fit, tandis que le comte de Carrion regardait en silence la profonde humiliation de celui devant lequel un grand empire avait tremblé naguère. Puis, quand on l’eut placé sur un cheval autre que le sien: «Qu’on lui arrache son bonnet!» cria le ministre, et cet ordre ayant été exécuté, on se remit en route.

Au coucher du soleil, quand on fut arrivé à l’étape, les soldats reçurent l’ordre de lier les mains et les pieds à Sanchol. Pendant qu’ils s’acquittaient avec rudesse de cette tâche: «Vous me blessez, leur dit-il; accordez-moi un instant de répit et laissez ma main libre.» Ayant obtenu sa demande, il tira en un clin d’œil un poignard de sa bottine; mais les soldats le lui arrachèrent avant qu’il eût eu le temps de se frapper. «Je t’épargnerai cette peine,» cria le ministre, et, le jetant par terre, il le massacra, après quoi il lui coupa la tête. Le comte fut aussi mis à mort.

Le lendemain, quand les cavaliers furent entrés dans Cordoue, ils présentèrent au calife les restes de Sanchol. Ayant fait embaumer le cadavre, Mahdî le fit fouler aux pieds par son cheval; puis il le fit clouer à une croix, revêtu d’une tunique et d’un pantalon, près d’une porte du palais et à côté de la tête qui était au bout d’une pique. Auprès de ces restes hideux se tenait un homme qui criait sans interruption: «Voici Sanchol le Bienheureux[401]! Que Dieu le maudisse et qu’il me maudisse moi-même!» C’était le commandant de la garde de Sanchol, qui n’avait obtenu sa grâce qu’à la condition qu’il expierait de cette manière la fidélité qu’il avait montrée à son maître[402].

XIV[403].

Tout semblait aller d’abord selon les souhaits de Mahdî. Le peuple de Cordoue l’avait porté sur le trône, les Berbers l’avaient reconnu, et cinq jours ne s’étaient pas encore écoulés depuis la mort de l’Amiride, qu’il recevait une lettre où Wâdhih, le plus puissant parmi les Slaves et le gouverneur de la Frontière inférieure, l’assurait de son obéissance, en disant que la nouvelle de l’exécution de l’usurpateur lui avait causé une grande joie. Comme Wâdhih devait sa fortune à Almanzor, Mahdî ne s’était pas attendu de sa part à une soumission aussi prompte. Aussi s’empressa-t-il de lui donner des preuves de sa reconnaissance: il lui envoya beaucoup d’argent, un vêtement d’honneur, un cheval richement caparaçonné, et le diplôme de gouverneur de toutes les frontières.

Tous les partis s’étaient donc groupés autour du gouvernement. C’était du moins l’apparence, le mouvement spontané de la première heure; mais cette unanimité était moins réelle et moins profonde qu’elle ne le paraissait. La révolution s’était accomplie sous l’empire d’une espèce de fièvre générale qui n’avait pas permis au bon sens de se faire jour; mais la réflexion venue, on commençait à s’apercevoir que la chute des Amirides n’avait pas tout terminé, tout rétabli, tout réparé, qu’il pouvait encore y avoir de quoi blâmer et se plaindre sous un autre régime. Mahdî n’avait ni talents ni vertus. C’était un homme dissolu, cruel, sanguinaire, et tellement maladroit qu’il s’aliéna successivement tous les partis. Il commença par licencier sept mille ouvriers qui s’étaient enrôlés. Comme il ne pouvait laisser Cordoue à la merci des basses classes, cette mesure était sans doute nécessaire; mais elle mécontenta le peuple, qui, tout fier d’avoir fait la révolution, s’accommodait fort bien de recevoir une grosse solde sans rien faire. Ensuite il exila de la capitale un grand nombre de Slaves amirides, et ôta leurs emplois à d’autres Slaves qui servaient dans le palais. C’était les jeter dans le parti de l’opposition, tandis qu’avec un peu d’adresse il les aurait peut-être gagnés. En même temps il irrita contre lui les dévots. Ne sortant plus du palais, il ne songea qu’à s’amuser, et les pieux musulmans se racontaient avec horreur qu’il donnait des festins où une centaine de luths et autant de flûtes se faisaient entendre. «Il fait ce que faisait Sanchol,» disait-on. On l’appelait le buveur; on l’accusait de troubler la paix de bien des ménages; on le chansonnait comme naguère on avait chansonné son rival. Sa cruauté acheva de le perdre dans l’opinion publique. Wâdhih lui ayant envoyé les têtes de plusieurs habitants des frontières qui avaient refusé de le reconnaître, il avait ordonné d’y planter des fleurs et de les placer sur les bords de la rivière, vis-à-vis de son palais. Il se plaisait à contempler cet étrange jardin, et il engageait ses poètes, parmi lesquels on remarquait Çâid qui, après avoir flatté les Amirides, adulait maintenant leur ennemi, à composer des vers sur ce sujet[404].

Déjà brouillé avec le peuple, les Slaves, les dévots et les honnêtes gens en général, Mahdî ne fit rien pour s’attacher les Berbers, qui cependant s’étaient donnés à lui de leur propre mouvement. Il est vrai que ces rudes troupiers étaient fort haïs dans la capitale. Le peuple ne leur pardonnait pas d’avoir été les fauteurs et les appuis du despotisme des Amirides, et si Mahdî les eût pris ouvertement sous sa protection, il eût perdu le peu de popularité qui lui restait encore. Cependant, comme il ne lui était pas possible de les renvoyer en Afrique, il aurait dû les ménager. Il ne le fit pas. A chaque occasion il leur témoignait son mépris et sa haine; il leur défendit même de monter à cheval, de porter des armes ou d’entrer dans le palais. C’était une grande imprudence. Accoutumés à être respectés, honorés, choyés par la cour, les Berbers avaient le sentiment de leur dignité et de leur force. Aussi ne se résignèrent-ils pas à n’être plus rien dans l’Etat, et un jour que plusieurs de leurs hôtels avaient été pillés par la populace sans que la police s’y fût opposée, Zâwî et deux autres de leurs chefs vinrent trouver le calife et exigèrent impérieusement la punition des coupables. Intimidé par leur attitude ferme et résolue, Mahdî s’excusa de son mieux, et, voulant les apaiser, il fit couper la tête aux instigateurs des désordres qui avaient été commis. Mais il se remit bientôt de sa frayeur, et alors il recommença à vexer les Berbers.

Cependant, si étourdi qu’il fût, il ne s’aveuglait pas entièrement sur le danger de sa position, et ce qu’il craignait avant tout, c’est que le nom de Hichâm II ne devînt un jour un point de ralliement pour tous les partis qu’il avait offensés. Il résolut donc, non pas de tuer son auguste prisonnier, mais de le faire passer pour mort. Un chrétien qui ressemblait beaucoup à Hichâm, venait justement de mourir (avril 1009). Mahdî fit porter secrètement son cadavre au palais, où il le montra à des personnes qui avaient connu Hichâm. Soit que la ressemblance fût réellement très-frappante, soit que les personnes en question eussent été gagnées, toujours est-il qu’elles déclarèrent que ce cadavre était celui du dernier calife. Mahdî fit venir alors des ministres de la religion, des notables et des hommes du peuple, et les prières des morts ayant été récitées, le chrétien fut enseveli dans le cimetière musulman avec tous les honneurs dus à la royauté. Quant au véritable Hichâm, Mahdî le fit enfermer dans le palais d’un de ses vizirs.

Rassuré de ce côté-là, l’imprudent calife crut que dorénavant il pouvait tout se permettre. Dans le mois de mai, il fit jeter en prison, on ne sait pourquoi, un fils d’Abdérame III, qui s’appelait Solaimân et qu’il avait nommé, peu de temps auparavant, héritier du trône. En outre, il laissa percer l’intention de faire périr dix chefs berbers. Il n’en fallait pas tant pour faire prendre les armes aux Africains, et de son côté, Hichâm, un fils de Solaimân, travailla activement à se former un parti[405]. Il y réussit sans difficulté; les sept mille ouvriers que Mahdî avait licenciés, étaient une armée toute prête pour l’émeute. Le 2 juin, ces hommes se réunirent devant le palais de Hichâm et le proclamèrent calife. Hichâm les conduisit alors dans une plaine hors de la ville, et les Berbers s’étant réunis à lui, il marcha contre le palais de Mahdî.

Arraché brusquement à ses plaisirs, le calife fit demander à la foule ce qu’elle voulait. «Tu as fait jeter mon père en prison, lui fit répondre Hichâm, et j’ignore ce qu’il est devenu.» Mahdî rendit alors la liberté à Solaimân; mais s’il croyait que cette mesure suffirait pour engager la foule à se disperser, il se trompait, car Hichâm lui fit dire qu’il devait lui céder la couronne. Voulant gagner du temps, Mahdî feignit d’entrer en pourparlers avec lui; mais comme la négociation traînait en longueur, les ouvriers et les Berbers, qui s’ennuyaient de leur inaction, allèrent piller et incendier les boutiques sur le marché des selliers. Alors les Cordouans prirent les armes, non pas pour soutenir Mahdî, mais pour préserver leurs maisons du pillage, et bientôt les soldats que le calife avait eu le temps de rassembler, vinrent à leur secours. Le combat dura sans interruption un jour et une nuit; mais dans la matinée du vendredi, 3 juin, les Berbers furent obligés de prendre la fuite dans le plus grand désordre. Une partie des Cordouans les poursuivit jusque sur les bords du Guadalmellato; d’autres pillèrent leurs maisons et s’emparèrent de leurs femmes, et l’on promit une prime à quiconque apporterait la tête d’un Berber. Quant à l’anti-calife Hichâm, il avait été fait prisonnier de même que son père, et Mahdî le fit décapiter.

Quand les Berbers se furent enfin ralliés, ils firent le serment de se venger d’une manière éclatante; mais comme ils avaient peu d’habilité, ils ne savaient comment s’y prendre. Heureusement pour eux, Zâwî était là. Issu de la dynastie cinhédjite qui régnait sur cette partie de l’Afrique dont Cairawân était la capitale, il était plus civilisé et plus intelligent que la plupart de ses frères d’armes, et il comprit qu’il fallait avant tout opposer un compétiteur à Mahdî. Il avait un Omaiyade sous la main: c’était Solaimân, un neveu de Hichâm, qui, après avoir pris part à l’échauffourée de son oncle, avait suivi les Berbers dans leur fuite. Zâwî proposa à ses camarades de le reconnaître pour calife. Quelques-uns s’y refusèrent en déclarant que Solaimân était un honnête homme, mais qu’il n’avait ni assez d’énergie pour être le chef d’un parti, ni assez d’expérience pour commander une armée. D’autres ne voulaient pas d’un chef arabe quelconque. Pour faire adopter son plan, Zâwî eut alors recours à un moyen qui, nouveau sans doute pour les Berbers, ne le serait pas pour nous. Il prit cinq lances, et en ayant fait un faisceau, il les donna au soldat qui passait pour le plus fort, en lui disant: «Essaie de les briser!» Le soldat n’ayant pu en venir à bout: «Détache maintenant la corde, continua-t-il, et brise-les une à une.» En un instant le Berber les rompit toutes. «Que ceci vous serve d’exemple, Berbers, reprit alors Zâwî; unis, vous êtes invincibles; désunis, vous allez périr, car vous êtes entourés d’ennemis implacables. Songez au péril et dites-moi vite ce que vous pensez.—Nous sommes prêts à suivre vos sages conseils, cria-t-on de toutes parts, et si nous devons succomber, ce ne sera pas du moins par notre propre faute.—Eh bien! continua Zâwî en prenant Solaimân par la main, jurez donc d’être fidèles à ce Coraichite! Personne alors ne pourra vous accuser d’aspirer au gouvernement de ce pays, et comme il est Arabe lui-même, plusieurs de sa nation se déclareront pour lui et pour vous.»

Quand on eut prêté serment à Solaimân et que ce prince eut déclaré qu’il prenait le surnom de Mostaîn, Zâwî parla encore une fois. «Les circonstances sont graves, dit-il; il faut avant tout que personne ne tâche de satisfaire son ambition en s’arrogeant un pouvoir auquel il n’a pas de droits. Que chaque tribu se choisisse donc un chef, et que ce chef réponde sur sa tête de la fidélité de son régiment au calife.» C’est ce qui eut lieu, et naturellement Zâwî fut élu par sa tribu, celle de Cinhédja[406]. Dès le principe, Solaimân n’eut donc aucune autorité sur les Berbers, qui avaient élu leurs capitaines sans le consulter; il n’était qu’un prête-nom, et jamais, dans la suite, il n’a été autre chose.

Puis les Africains marchèrent vers Guadalaxara, et, s’étant emparés de cette ville, ils proposèrent à Wâdhih de faire cause commune avec eux, en le priant de leur ouvrir les portes de Medinaceli. Mais Wâdhih n’écouta pas leurs ouvertures, et ayant reçu des renforts de Mahdî, il les attaqua. Il fut battu; mais les Berbers n’eurent pas à se féliciter de la victoire qu’ils avaient remportée, car Wâdhih leur coupa les vivres, de sorte que durant quinze jours ils n’eurent que des herbes pour toute nourriture. Pour sortir de cette détresse, ils envoyèrent quelques-uns d’entre eux vers Sancho, comte de Castille. Ces messagers devaient solliciter l’intervention du comte, et lui proposer une alliance au cas où Mahdî et Wâdhih ne voudraient pas de la paix.

Arrivés à la résidence du comte, les Africains y trouvèrent une ambassade de Mahdî. Elle avait offert à Sancho des chevaux, des mulets, de l’argent, des habits, des pierres précieuses et d’autres présents, et elle lui avait promis beaucoup de villes et de forteresses pour le cas où il voudrait venir au secours du calife de Cordoue. Tout était bien changé en peu de mois! Ce n’étaient plus les musulmans qui dictaient la loi aux princes chrétiens: c’était au contraire le comte de Castille qui allait décider du sort de l’Espagne arabe.

Bien renseigné sur l’état des affaires chez ses voisins et sachant que le pouvoir de Mahdî ne tenait qu’à un fil, le comte promit aux Berbers de se déclarer pour eux dès qu’ils se seraient engagés à lui céder les forteresses que les messagers de Mahdî lui offraient, et quand ils y eurent consenti, il congédia les autres ambassadeurs et envoya au camp berber mille bœufs, cinq mille moutons et mille chariots chargés de vivres. Les Berbers furent donc bientôt en état de se mettre en campagne, et le comte s’étant réuni à eux avec ses troupes, ils prirent la route de Medinaceli.

Arrivés près de cette ville, ils firent de nouvelles tentatives pour gagner Wâdhih à leur cause. Ils n’y réussirent pas plus qu’auparavant, et jugeant avec raison qu’il ne fallait pas perdre du temps, ils marchèrent directement sur Cordoue (juillet 1009). Wâdhih les suivit avec sa cavalerie et les attaqua; mais après avoir perdu beaucoup des siens, il fut forcé de prendre la fuite, et il arriva avec quatre cents cavaliers à Cordoue, où un de ses lieutenants le rejoignit bientôt après avec deux cents autres cavaliers, qui avaient eu aussi le bonheur d’échapper au carnage.

En apprenant que les Berbers marchaient contre la capitale, Mahdî, après avoir fait donner des armes à tous ceux qui étaient en état d’en porter, s’était retranché dans une plaine à l’est de Cordoue. Mais au lieu d’y attendre l’ennemi, il eut l’imprudence d’aller à sa rencontre. Les deux armées se heurtèrent à Cantich (5 novembre 1009), et un escadron de trente Berbers suffit pour jeter le désordre dans les rangs de la masse indisciplinée de leurs adversaires. Dans leur fuite précipitée, ces bourgeois, ces ouvriers et ces faquis se renversaient l’un l’autre. Les Berbers et les Castillans les sabraient par centaines, et il y en eut aussi beaucoup qui trouvèrent la mort dans les flots du Guadalquivir. On évalue à dix mille[407] le nombre de ceux qui périrent dans cette horrible boucherie.

Wâdhih avait vu bien vite que tout était perdu, et, accompagné de ses six cents cavaliers, il s’était porté au galop vers le nord. De son côté, Mahdî avait cherché un asile dans son palais, où il se vit bientôt assiégé par les Berbers. Il crut se sauver en rendant le trône à Hichâm II. L’ayant donc fait tirer de sa prison, il le plaça de manière que les Berbers pouvaient le voir; puis il leur envoya le cadi Ibn-Dhacwân pour leur dire que Hichâm vivait encore, qu’il le regardait comme son maître, et que lui-même n’était que son premier ministre. Les Berbers ne firent que rire de ce message. «Hier Hichâm était mort, répondirent-ils au cadi, et vous avez récité sur son cadavre les prières des morts, toi et ton émir; comment donc vivrait-il aujourd’hui? Au reste, si tu dis la vérité, nous remercions Dieu de ce que Hichâm vit encore; mais nous n’avons pas besoin de lui, nous ne voulons d’autre calife que Solaimân.» Le cadi tâcha en vain d’excuser son maître, et il parlait encore lorsque les Cordouans, qui tremblaient à l’aspect du prince qui menaçait leurs murs, allèrent à sa rencontre et le reconnurent pour leur souverain.

Tandis que Solaimân faisait son entrée dans la capitale, où les Berbers et les Castillans commirent toutes sortes d’excès, Mahdî alla se cacher dans la maison d’un certain Mohammed, de Tolède, qui lui fournit les moyens de gagner cette ville; car toutes les frontières, depuis Tortose jusqu’à Lisbonne, tenaient encore pour lui. Aussi quand Sancho rappela à Solaimân sa promesse, celui-ci se vit obligé de lui répondre que, pour le moment, il ne pouvait y satisfaire, parce qu’il ne possédait pas encore lui-même les villes dont il s’agissait; mais il s’engagea pour la seconde fois à les céder dès qu’elles seraient en son pouvoir, et alors Sancho quitta Cordoue avec ses troupes, qui s’étaient enrichies aux dépens des habitants de la ville (14 novembre 1009).

Le sort de Hichâm ne changea pas. Solaimân, après l’avoir forcé d’abdiquer en sa faveur, le fit enfermer de nouveau; mais cédant au désir des anciens serviteurs des Amirides, il fit ensevelir, avec les cérémonies ordinaires, le corps de Sanchol.

Cependant Mahdî était arrivé à Tolède, où les habitants lui avaient fait un excellent accueil. Solaimân se mit en marche pour aller l’attaquer, et envoya des ministres de la religion aux Tolédans pour les menacer de sa colère s’ils continuaient à se montrer rebelles. Mais ces menaces demeurèrent sans effet, et ne voulant pas entreprendre le siége d’une place aussi forte que Tolède, espérant d’ailleurs qu’elle se soumettrait spontanément dès que le reste de l’Etat lui en aurait donné l’exemple, il se porta contre Medinaceli. Pendant sa marche beaucoup de Slaves vinrent grossir son armée, et il s’empara de Medinaceli sans coup férir, car Wâdhih avait évacué cette ville et s’était retiré à Tortose. De là il écrivit à Solaimân pour lui dire qu’il le reconnaîtrait, pourvu toutefois qu’il lui fût permis de rester où il était. Il n’en agissait ainsi que pour échapper aux poursuites de Solaimân, et pour gagner du temps. Sa ruse lui profita: Solaimân donna dans le piége, et laissa à Wâdhih le gouvernement de toutes les frontières.

Ayant dès lors les mains libres, Wâdhih se hâta de conclure une alliance avec les deux comtes catalans, Raymond de Barcelone et Ermengaud d’Urgel, auxquels il promit tout ce qu’ils voulaient, après quoi il marcha vers Tolède, accompagné d’une armée catalane et de la sienne, et opéra sa jonction avec les troupes de Mahdî. Solaimân somma alors les Cordouans de prendre les armes; mais comme ils n’obéissaient qu’à contre-cœur aux Africains, ils s’excusèrent en disant qu’ils étaient hors d’état de combattre. A Cantich ils l’avaient montré du reste, et les Berbers, qui préféraient ne pas avoir dans l’armée des soldats de leur trempe, prièrent Solaimân de s’en remettre à eux du soin de lui procurer la victoire. Solaimân se laissa persuader, et, s’étant avancé jusqu’à Acaba al-bacar, endroit qui se trouvait à environ quatre lieues de Cordoue[408], il rencontra l’armée de son adversaire, qui se composait de trente mille musulmans et de neuf mille chrétiens (première moîtié de juin 1010). Ses généraux le placèrent à l’arrière-garde, en lui enjoignant de ne point quitter son poste, lors même que les ennemis le fouleraient aux pieds. Puis ils attaquèrent les troupes catalanes; mais se conformant aux règles de la stratégie orientale, ils tournèrent bientôt le dos à l’ennemi pour revenir ensuite impétueusement à la charge. Malheureusement Solaimân, qui recevait des ordres de ses capitaines, ne comprenait pas même leur tactique. Voyant l’avant-garde retourner en arrière, il ne douta point qu’elle n’eût été battue, et, croyant que tout était perdu, il se mit à fuir de toute la vitesse de son cheval; les cavaliers qui l’entouraient suivirent son exemple. Cependant les Berbers revenaient à la charge, et ils attaquèrent l’ennemi avec une telle fureur qu’ils tuèrent soixante chefs catalans, parmi lesquels se trouvait le comte Ermengaud d’Urgel; mais quand ils virent que Solaimân avait quitté son poste, ils se retirèrent sur Zahrâ, de sorte que les Catalans restèrent maîtres du champ de bataille. C’est ainsi que Solaimân perdit, par son ignorance et sa lâcheté, la bataille d’Acaba al-bacar; bataille dont il serait peut-être sorti vainqueur, s’il avait compris la tactique de ses capitaines, ou s’il avait bien voulu obéir à leurs ordres. Au reste, la victoire fut remportée par les Catalans, car les troupes de Mahdî et de Wâdhih ne semblent pas avoir pris une part bien active au combat.

Mahdî rentra dans Cordoue, et cette malheureuse ville, qui avait déjà été pillée, six mois auparavant, par les Castillans et les Berbers, fut pillée de nouveau, cette fois par les Catalans. Puis Mahdî se mit à la poursuite des Berbers, qui marchaient vers Algéziras, en tuant tous ceux qu’ils rencontraient et pillant les villages, mais qui retournèrent sur leurs pas quand ils apprirent que leurs adversaires les cherchaient. Le 21 juin[409], les deux armées ennemies en vinrent aux mains près de l’endroit où le Guadaira se jette dans le Guadalquivir. Cette fois les Africains tirèrent une éclatante vengeance de l’échec qu’ils avaient essuyé à Acaba al-bacar. L’armée de Mahdî fut mise en déroute; beaucoup de capitaines slaves et plus de trois mille Catalans restèrent sur le champ de bataille, et d’ailleurs un grand nombre de soldats avaient trouvé la mort dans les flots du Guadalquivir[410].

Deux jours après, les vaincus rentrèrent dans Cordoue, et les Catalans, furieux de leur défaite, s’y conduisirent avec une cruauté inouïe. Ils massacrèrent notamment tous ceux qui offraient quelque ressemblance avec les Berbers; mais quand Mahdî les pria de marcher encore une fois contre l’ennemi, ils s’y refusèrent en disant que les pertes qu’ils avaient subies ne le leur permettaient pas. Ils quittèrent donc Cordoue (8 juillet), et malgré tout le mal qu’ils y avaient fait, les habitants les virent partir à regret, car les hordes berbères, contre lesquelles les Catalans auraient pu les défendre, leur inspiraient encore plus d’effroi. «Après le départ des Catalans, dit un auteur arabe, les habitants de Cordoue, quand ils se rencontraient dans les rues, se faisaient réciproquement des compliments de condoléance, comme l’on en fait à ceux qui ont perdu leur fortune et leur famille.»

Cependant Mahdî, qui avait imposé à la ville une contribution extraordinaire afin de pouvoir payer ses troupes, se mit en marche contre l’ennemi. Mais après le départ des Catalans, son armée avait perdu le courage, et à peine eut-elle fait sept lieues qu’une terreur panique, l’idée seule de devoir combattre sous peu les terribles Berbers, la fit retourner à Cordoue. Mahdî dut donc se résigner à attendre les ennemis dans la capitale, qu’il fit entourer d’un fossé et d’une muraille; mais la destinée voulait qu’au lieu de tomber par les Berbers, il tombât par les Slaves.

Quelques-uns de ces derniers, parmi lesquels Wâdhih occupait le premier rang, servaient sous ses drapeaux; mais d’autres, tels que Khairân et Anbar, suivaient le parti opposé. Tous sentirent enfin que, pour parvenir au but de leur ambition, c’est-à-dire au pouvoir, leur union était nécessaire, et ils résolurent de replacer Hichâm II sur le trône. Ce plan arrêté, Wâdhih prit grand soin de fomenter le mécontentement des habitants de la capitale. Il fit répandre les bruits les plus exagérés sur la vie déréglée du buveur, et tout en improuvant en public les désordres que les soldats se permettaient, il les favorisa en secret. Puis, lorsque ces menées eurent ôté au calife le peu de popularité qu’il possédait encore, Khairân, Anbar et les autres généraux slaves de l’armée de Solaimân, offrirent leurs services à Mahdî. Celui accepta leur offre avec empressement; mais ces soi-disant auxiliaires étant entrés dans Cordoue, il ne tarda pas à s’apercevoir qu’ils complotaient sa perte, et comme il n’était pas en état de leur résister, il résolut d’aller chercher, pour la seconde fois, un asile à Tolède. Les Slaves le prévinrent. Le dimanche 25 juillet 1010, ils parcoururent les rues à cheval, en criant: «Vive Hichâm II!» et ayant tiré ce prince de sa prison, ils le placèrent sur le trône revêtu des vêtements royaux.

Mahdî se trouvait en ce moment dans le bain. Informé de ce qui se passait, il vole à la grande salle et va s’asseoir à côté de Hichâm; mais Anbar le prend rudement par le bras, le jette du haut du trône, et le force à s’asseoir en face de Hichâm. Celui-ci lui reproche, dans les termes les plus cruels, les maux qu’il lui a fait souffrir. Puis Anbar le prend encore une fois par le bras, le traîne sur la plate-forme, et tire l’épée pour lui couper la tête. Mahdî le prend à bras le corps; mais au même instant les glaives des autres Slaves s’abaissent sur lui. Peu de temps après, son cadavre gisait à l’endroit où il avait fait jeter, dix-sept mois auparavant, celui d’Ibn-Ascalédja. Porté au trône par une conspiration, une autre conspiration l’avait privé du trône et de la vie.

XV[411].

Avec un souverain aussi faible que l’était Hichâm II, les Slaves étaient tout-puissants. Aussi Wâdhih, qui était resté premier ministre, tenta-t-il de gouverner l’Espagne comme son patron Almanzor l’avait fait. Malheureusement pour lui, les circonstances étaient bien changées, et Wâdhih n’était pas Almanzor. Il est vrai qu’au commencement il ne rencontra pas d’opposition dans la capitale. La tête de Mahdî fut promenée dans les rues sans qu’un murmure se fît entendre, car personne ne regrettait ce tyran; mais Wâdhih s’était flatté de l’espoir que les Berbers reconnaîtraient aussi le monarque auquel il avait rendu la couronne, et il fut bientôt à même de se convaincre qu’un tel espoir était chimérique, car lorsqu’il leur eut envoyé la tête de Mahdî en les priant de se soumettre à Hichâm, leur indignation fut si vive que, si Solaimân ne se fût pas interposé pour sauver la vie à ceux qui apportaient ce message, ils les auraient massacrés. Solaimân lui-même versa des pleurs à la vue de la tête de son parent; il la fit nettoyer et l’envoya à Obaidallâh, le fils de Mahdî, qui se trouvait à Tolède.

Détrompé sur le compte des Berbers, Wâdhih éprouva, peu de temps après, qu’il avait des ennemis dans la ville même. Quelques Omaiyades qui ne voulaient pas de la domination slave et qui croyaient veiller à leurs propres intérêts en servant ceux de Solaimân, firent savoir secrètement à ce dernier qu’il devait s’avancer le 12 août jusqu’aux portes de la capitale, et qu’alors ils la lui livreraient. Solaimân promit de venir; mais Wâdhih fut informé du complot par Khairân et Anbar. Il fit arrêter les conspirateurs, et lorsque Solaimân se présenta au jour fixé sous les murs de la ville, il fut attaqué brusquement et forcé à une retraite précipitée.

Espérant que cet échec aurait rendu les Berbers plus traitables, Wâdhih entama de nouveau des négociations avec eux; mais elles demeurèrent sans résultat, et sur ces entrefaites Solaimân demanda du secours à son ancien allié, Sancho de Castille, en offrant de lui céder des forteresses qu’Almanzor avait conquises. On ne sait si c’étaient les mêmes que celles qu’il lui avait déjà promises auparavant; mais ce qui est certain, c’est que le comte trouva cette fois le moyen d’agrandir son territoire sans se donner la peine de faire une expédition en Andalousie. Comme les forteresses en question ne se trouvaient pas au pouvoir de Solaimân, mais au pouvoir de Wâdhih, il fit savoir à ce dernier que, s’il ne les lui cédait pas, il marcherait avec ses Castillans au secours des Berbers. La chose parut si importante à Wâdhih qu’il n’osa prendre sur lui la responsabilité ni d’un refus ni d’un consentement. Il convoqua donc les notables, et, leur ayant communiqué le message de Sancho, il leur demanda leur opinion. La crainte de voir les Berbers renforcés par les Castillans fit taire chez les notables le sentiment de l’honneur national, et ils répondirent qu’à leur avis la demande devait être accordée. Dans le mois d’août ou de septembre 1010, Wâdhih conclut donc un traité avec Sancho, et lui fit livrer, au dire des écrivains arabes, plus de deux cents forteresses, parmi lesquelles les chroniqueurs chrétiens[412] nomment San-Estevan, Coruña del Conde, Gormaz et Osma. Un tel exemple était contagieux. Voyant que, pour obtenir des places fortes, il suffisait de quelques menaces, de quelques gros mots, un autre comte en fit demander à son tour, en annonçant que, si on ne les lui donnait pas, il irait se réunir sur-le-champ à Solaimân. On n’osa les lui refuser. Ainsi l’empire musulman, en proie à la guerre civile et réduit à l’impuissance la plus complète, s’en allait par lambeaux. Les Cordouans se félicitaient-ils encore de la chute des Amirides comme au jour fatal où ils avaient salué avec un enthousiasme irréfléchi le prompt succès de la révolution? Il est permis d’en douter; mais quels qu’aient été leurs sentiments à cette époque, ils ne pouvaient plus retourner sur leurs pas. Dans les circonstances données ils devaient se résigner à courber la tête devant les ennemis de leur religion, à subir le maître que les Slaves ou les Berbers voulaient leur imposer, à être maltraités et pillés tantôt par les uns, tantôt par les autres, à accepter, en un mot, toutes les conséquences auxquelles s’exposent les peuples qui, sans marcher vers un but clairement défini, sans avoir une grande et saine idée politique ou religieuse à réaliser, se lancent étourdiment dans le tourbillon des révolutions.

Pour le moment ce ne furent pas eux, toutefois, qui souffrirent le plus de la férocité des Berbers. Après avoir assiégé Cordoue pendant un mois et demi, ceux-ci s’étaient portés contre Zahrâ, dont ils se rendirent maîtres après un siége de trois jours seulement, grâce à la trahison d’un officier qui leur livra une des portes de la ville (4 novembre 1010). La boucherie commença aussitôt, et si les Cordouans eussent encore été dans l’incertitude au sujet du sort que les Berbers leur réservaient, les choses qui se passèrent à Zahrâ les auraient renseignés à cet égard. Les soldats de la garnison furent égorgés presque tous. Les habitants avaient cherché un refuge dans la mosquée; mais la sainteté de ce lieu n’imposa pas aux Berbers. Hommes, femmes, enfants, tous furent massacrés pêle-mêle. Après avoir pillé la ville, on l’incendia, et alors cette résidence, l’une des plus magnifiques de l’Europe, devint ce que Zâhira, naguère sa rivale en beauté, était déjà, à savoir un monceau de décombres.

Pendant tout l’hiver une partie de l’armée africaine pilla les environs de Cordoue et empêcha que les vivres entrassent dans la ville. Dépouillés de tout ce qu’ils possédaient, les habitants des campagnes y affluaient en foule, et leur nombre dépassa bientôt celui des habitants; mais comme les denrées étaient montées à un prix excessif, il était impossible de les nourrir et la plupart d’entre eux moururent de faim. Le gouvernement lui-même était à bout de ressources; pour se procurer un peu d’argent, Wâdhih fut obligé de vendre la plus grande partie de la bibliothèque de Hacam II[413]. En même temps d’autres bandes parcouraient les provinces. Les plus grandes cités tombèrent entre leurs mains, et d’ordinaire les habitants subirent le sort qui avait frappé ceux de Zahrâ. L’Espagne présentait partout le spectacle le plus douloureux. Les villages étaient déserts, et l’on pouvait parcourir pendant des jours entiers les routes naguère les plus fréquentées sans rencontrer âme vivante.

Dans l’été de 1011, la détresse de l’Espagne en général et spécialement de Cordoue, ne fit qu’augmenter. Cette malheureuse ville, que la peste ravageait[414], semblait prendre plaisir à aggraver ses maux par la discorde. Les soldats attribuaient à Wâdhih les calamités qui les frappaient, et le général slave Ibn-abî-Wadâa, l’ennemi personnel du ministre, fomentait leur mécontentement. Outragé en public et sentant que sa position était insoutenable, Wâdhih chargea un certain Ibn-Becr d’aller faire des propositions de paix à Solaimân. Cette démarche excita la plus vive indignation. Lorsqu’Ibn-Becr, qui avait eu un entretien avec l’anti-calife, fut de retour et qu’il se présenta dans la salle du conseil, les soldats se précipitèrent sur lui sans lui laisser le temps de communiquer la réponse qu’il avait reçue, et le massacrèrent en présence du calife et de Wâdhih. Ce dernier résolut alors d’aller chercher un refuge auprès des Berbers; mais Ibn-abî-Wadâa, qui avait vent de ce projet, l’empêcha de l’exécuter. Ayant réuni ses soldats, il pénétra avec eux dans le palais du ministre. «Misérable, lui cria-t-il, tu as gaspillé l’argent dont nous avions tant besoin! Tu as voulu nous trahir et nous livrer aux Berbers!» Puis il le frappa de son épée; ses soldats en firent autant, et peu d’instants après ils promenaient sa tête à travers les rues et pillaient les demeures de ses partisans, tandis que son cadavre gisait là où gisaient ceux de Mahdî et d’Ibn-Ascalédja (16 octobre 1011).

Il se passa encore une année et demie avant que les ennemis vinssent épargner aux Slaves et aux Cordouans la peine de s’entr’égorger. Dans cet intervalle Ibn-abî-Wadâa gouverna la ville d’une main ferme et avec une sévérité inexorable. Le clergé le secondait activement; il proclamait que la guerre contre les Berbers était une guerre sainte. Quelquefois ceux du dedans remportaient des avantages. Dans le mois de mai 1012, un illustre guerrier berber tomba entre leurs mains. C’était Hobâsa, un neveu de Zâwî. Frappant à droite et à gauche, il s’était jeté au plus fort de la mêlée, lorsque la sangle de sa selle se lâcha, et au moment où il se penchait pour la reboucler, un Slave chrétien le démonta par un vigoureux coup de lance. D’autres Slaves l’achevèrent. Son frère Habbous tâcha encore de disputer son cadavre aux ennemis; mais après un combat acharné, il fut repoussé. Les Slaves portèrent en triomphe la tête de Hobâsa au palais, et abandonnèrent son corps aux insultes de la populace, laquelle, après l’avoir mutilé et traîné par les rues, le livra aux flammes. Les Berbers étaient furieux. «Nous vengerons notre capitaine, criaient-ils, et même quand nous aurons versé le sang de tous les Cordouans, il n’aura pas encore été vengé assez[415].» Ils redoublèrent donc d’efforts; mais le désespoir avait donné aux Cordouans des forces surhumaines, et Ibn-abî-Wadâa fit une sortie si vigoureuse qu’il força les ennemis à lever le siége. Il sut aussi les repousser de Séville; mais il ne put les empêcher de prendre Calatrava, et bientôt après ils revinrent devant les murs de la capitale. Malgré la résistance désespérée des Cordouans, ils réussirent à combler le fossé, ce qui les mit à même de s’emparer de la partie orientale de la ville. Une fois encore la fortune semblait vouloir favoriser les Cordouans, car ils contraignirent leurs ennemis à évacuer le quartier dont ils s’étaient rendus maîtres; mais ce fut leur dernier triomphe. Le dimanche 19 avril 1013, les Berbers entrèrent dans la ville par la porte du faubourg de Secunda, qu’un officier, qui s’était vendu à eux, leur livra.

Cordoue paya sa longue résistance d’un torrent de sang. Les Slaves s’étant retirés dès qu’il n’y eut plus d’espoir, les Berbers se mirent à parcourir les rues en poussant des cris féroces. Ici ils pillaient, là ils violaient, partout ils massacraient. Les hommes les plus inoffensifs tombaient victimes de leur aveugle fureur. Ici c’était le vieux Saîd ibn-Mondhir, qui avait été prieur de la mosquée principale du temps de Hacam II, et qui était renommé par sa vertu et sa dévotion[416]; là c’était l’infortuné Merwân, de la noble famille des Beni-Hodair, qui avait perdu la raison par suite d’un amour malheureux[417]. Ailleurs gisait le corps du savant Ibn-al-Faradhî, l’auteur d’un précieux dictionnaire biographique et qui avait été cadi de Valence sous le règne de Mahdî. Le vœu qu’il avait fait dans un moment d’enthousiasme religieux s’était accompli: il avait obtenu la palme du martyre[418]. Les victimes furent si nombreuses qu’on n’a pas même essayé de les compter. Bientôt l’incendie vint éclairer de ses sinistres lueurs ces scènes horribles. Les plus beaux palais devinrent la proie des flammes. «J’ai appris enfin, écrivit plus tard Ibn-Hazm[419], ce qu’est devenu mon superbe palais dans le Bilât-Moghîth. Un homme qui venait de Cordoue me l’a raconté. Il m’a dit qu’il n’en reste que des ruines. Je sais aussi, hélas! ce que sont devenues mes femmes: les unes sont dans la tombe, les autres mènent une vie errante dans des contrées lointaines.»

Le deuxième jour après la prise de la ville, Solaimân alla prendre possession du palais califal. Tous les Cordouans qui, par un hasard quelconque, avaient échappé aux sabres des Berbers, vinrent se ranger sur son passage. Troublés et navrés jusqu’au fond de l’âme par les horribles spectacles qu’ils avaient eus sous les yeux, ils s’évertuaient néanmoins pour crier: Vive le calife! Solaimân sut apprécier à sa juste valeur cet enthousiasme factice. «Ils me souhaitent une longue vie, dit-il en se servant des paroles d’un ancien poète, mais ils me tueraient s’ils m’avaient en leur pouvoir[420]

Arrivé au palais, il fit venir Hichâm II.

—Traître, lui dit-il, n’avais-tu pas abdiqué en ma faveur et ne m’avais-tu pas promis de ne plus prétendre au trône? Pourquoi donc as-tu violé ta parole?

—Hélas! lui répondit le pauvre homme en joignant les mains, vous savez que je n’ai pas de volonté, moi; je fais ce que l’on m’ordonne. Mais épargnez-moi, je vous en supplie, car je déclare de nouveau que j’abdique et que je vous nomme mon successeur.

Quant aux Berbers, ils s’établirent d’abord à Secunda; mais trois mois après, tous les habitants de Cordoue, à l’exception de ceux qui demeuraient dans le faubourg oriental et dans le quartier qui s’appelait la cité, furent frappés d’une sentence d’exil, et leurs biens furent confisqués au profit des vainqueurs, qui occupèrent alors les maisons qui avaient échappé à l’incendie[421].

XVI[422].

Dès le commencement de la guerre civile, plusieurs gouverneurs s’étaient rendus indépendants; la prise de Cordoue par les Berbers porta le dernier coup à l’unité de l’empire. Les généraux slaves s’emparèrent des grandes villes de l’Est; les chefs berbers, auxquels les Amirides avaient donné des fiefs ou des provinces à gouverner, jouissaient aussi d’une indépendance complète, et le peu de familles arabes qui étaient encore assez puissantes pour se faire valoir, n’obéissaient pas davantage au nouveau calife, de sorte que l’autorité de ce dernier ne s’étendait que sur cinq villes considérables. C’étaient Cordoue, Séville, Niébla, Ocsonoba et Béja.

Il y avait peu d’apparence que cet état de choses changeât. Les Berbers étaient pressés de jouir des richesses qu’ils avaient acquises par le sac de la capitale et d’une foule d’autres villes, et Solaimân lui-même, bien qu’il eût été forcé de faire la guerre pendant quatre ans, n’était nullement belliqueux. Par un contraste bizarre, ce chef des hordes féroces qui avaient ravagé tout l’empire, était un homme plein de droiture, de douceur et de générosité. Il aimait les lettres, il faisait de bons vers, et il apportait dans l’amour une tendresse, une soumission et une galanterie tout à fait chevaleresques. Tout ce qu’il voulait, c’était de contribuer, autant qu’il était en son pouvoir, à faire succéder un peu de calme aux orages. Malheureusement pour lui, les cruautés de ses troupes, dont il avait été témoin sans pouvoir les empêcher (car il ne les commandait qu’à la condition de leur faire exécuter leur propre volonté), l’avaient rendu extrêmement impopulaire. Pour les Andalous il était un homme sans foi ni loi, un impie, un mécréant, un usurpateur qui avait été placé sur le trône par les Berbers et par les chrétiens du Nord, c’est-à-dire par deux peuples qu’on avait en horreur; et quand il eut eu l’imprudence d’envoyer aux différentes villes des lettres dans lesquelles il annonçait qu’il les traiterait de la même manière dont il avait traité Cordoue, au cas où elles refuseraient de le reconnaître, il s’éleva contre lui comme un concert de malédictions[423]. «Que Dieu n’ait point pitié de votre Solaimân, disait un poète, car il a fait tout le contraire de ce qu’a fait celui dont parle l’Ecriture[424]. L’un a enchaîné les démons, l’autre les a lâchés, et dès lors ils se sont répandus en son nom dans notre pays pour piller nos demeures et pour nous massacrer.» «J’ai fait le serment, disait-il encore, d’enfoncer mon épée dans la poitrine des tyrans, et de rendre à la religion la splendeur qu’elle a perdue. Ah, quel étrange spectacle! Voici un descendant d’Abd-Chams qui s’est fait Berber et qui a été couronné en dépit de la noblesse! Eh bien! puisque j’ai le choix, je ne veux pas obéir à ces monstres. Je m’en remets à la décision du glaive; s’ils succombent, la vie aura de nouveau des charmes pour moi, et si la destinée veut que ce soit moi qui périsse, j’aurai du moins la satisfaction de ne plus être témoin de leurs forfaits[425]

Tels étaient les sentiments des Andalous, et c’étaient aussi ceux des Slaves qui, dans les prières publiques, continuaient à prononcer le nom de Hichâm II, quoique Solaimân les suppliât maintefois d’y substituer le sien, en les assurant qu’il se contenterait de cette espèce d’hommage sans exiger rien de plus[426]. Et cependant ils n’étaient pas certains que Hichâm vivait encore. Les bruits les plus contradictoires couraient au sujet du sort de ce monarque. Les uns disaient que Solaimân l’avait fait tuer, les autres qu’il l’avait fait enfermer dans un cachot du palais. Cette dernière assertion trouvait le plus de crédit, car quand un usurpateur avait fait mettre à mort celui auquel il avait ôté le trône, il montrait d’ordinaire son cadavre au peuple de la capitale, et Solaimân n’avait montré à personne celui de Hichâm[427]. Les Slaves continuaient donc à combattre au nom de ce souverain. Khairân était le plus puissant parmi eux. Client d’Almanzor, qui l’avait nommé gouverneur d’Almérie[428], il avait pris la fuite au moment où les Berbers entraient dans Cordoue; mais, poursuivi par eux, il avait dû accepter le combat. Abandonné par ses troupes qui avaient pris la fuite, et criblé de blessures, il avait été laissé pour mort sur le champ de bataille; mais ayant recouvré assez de forces pour pouvoir marcher, il était retourné à Cordoue, où un ami qu’il avait parmi les vainqueurs lui avait donné l’hospitalité; cet ami l’avait aussi pourvu d’argent après sa guérison, de sorte que Khairân avait été à même de retourner dans l’Est. Alors beaucoup de Slaves et d’Andalous s’étaient rangés sous son drapeau, et après un siége de vingt jours, il s’était remis en possession d’Almérie. Il trouva maintenant un puissant allié dans un général de Solaimân.

Ce général s’appelait Alî ibn-Hammoud. Il descendait du gendre du Prophète, mais comme sa famille était établie en Afrique depuis deux siècles, elle était berbérisée, et lui-même parlait fort mal l’arabe. Gouverneur de Ceuta et de Tanger, tandis que Câsim, son frère aîné, était gouverneur d’Algéziras, il était presque indépendant dans sa province; cependant son ambition n’était pas satisfaite; elle était telle que le trône seul pouvait la contenter. Pour y arriver il ne vit qu’un moyen: c’était de conclure une alliance avec les Slaves, et il s’adressa à cet effet à Khairân. Afin de le gagner, il inventa une fable assez bizarre. Il prétendit que Hichâm II avait lu dans un livre de prédictions qu’après la chute des Omaiyades un Alide, dont le nom commencerait par la lettre ain, régnerait sur l’Espagne. «Or, ajoutait-il, Hichâm a entendu parler de moi après la prise de Cordoue, et de sa prison il m’a envoyé quelqu’un pour me dire:—J’ai le pressentiment que l’usurpateur m’ôtera la vie; je vous nomme donc mon successeur et je m’en remets à vous du soin de me venger.» Trop heureux d’avoir un tel auxiliaire et persuadé que Hichâm II vivait encore, Khairân accepta cette version sans la discuter; et comme Alî lui promettait que, si l’on retrouvait Hichâm, il serait replacé sur le trône, il s’engagea de son côté à reconnaître Alî, au cas où il serait prouvé que Hichâm avait cessé de vivre.

Ces conditions arrêtées, Alî traversa le Détroit, et pria Amir ibn-Fotouh, le gouverneur de Malaga, de lui livrer cette ville. Client d’un client omaiyade, et par conséquent déjà très-porté à faire cause commune avec les Slaves, Amir avait d’ailleurs des griefs personnels contre les Berbers, car un de leurs chefs lui avait enlevé Ronda[429]. Il consentit donc à la demande d’Alî, lequel se porta ensuite vers Almuñecar, où il opéra sa jonction avec Khairân, après quoi on marcha sur Cordoue.

Alî ne comptait pas seulement sur les Slaves, mais aussi sur une grande partie des Berbers. En général, ces derniers faisaient peu de cas de Solaimân. Ils l’avaient proclamé calife parce qu’au moment où ils avaient besoin d’un prétendant, il s’était trouvé là par hasard; mais comme à leur gré il était trop doux et qu’il ne possédait point de talents militaires, les seuls qu’ils fussent en état d’apprécier, ils n’avaient pour lui que du mépris. Alî, au contraire, leur inspirait du respect par sa bravoure, et ils le regardaient comme leur compatriote. Joignez-y que Zâwî, le plus puissant de leurs chefs, qui était alors gouverneur de Grenade et qui avait placé Solaimân sur le trône, avait une haine invétérée contre tous les Omaiyades, parce que la tête de son père Zîrî, qui avait péri en Afrique dans un combat qu’il livra aux partisans de cette dynastie, avait été attachée aux murailles du château de Cordoue, où elle était restée jusqu’à l’époque où lui et les siens prirent et pillèrent cette capitale. C’était une insulte qu’il n’avait jamais pardonnée aux Omaiyades[430]. Aussi se déclara-t-il pour Alî, dès que celui-ci eut levé l’étendard de la révolte. Son exemple eut beaucoup d’influence sur la conduite des autres Berbers. Ceux que Solaimân envoya contre son compétiteur, se laissèrent battre. «Emir, lui dit alors un général berber, si vous voulez remporter la victoire, il faut que vous vous mettiez à notre tête.» Il y consentit; mais quand on fut arrivé dans le voisinage du camp ennemi, on prit sa mule par la bride et on le livra à son adversaire.

Le dimanche 1er juillet de l’année 1016, Alî et ses alliés firent leur entrée dans la capitale. Le premier soin de Khairân et des autres Slaves fut de retrouver Hichâm II; mais à la grande satisfaction d’Alî, leurs recherches furent inutiles. Alî demanda alors à Solaimân, en présence des vizirs et des ministres de la religion, ce qu’était devenu Hichâm. «Il est mort,» répondit Solaimân, sans donner, à ce qu’il semble, des détails plus précis. «Dans ce cas, reprit Alî, dis-moi où se trouve son tombeau.» Solaimân lui en indiqua un, et quand on l’eut ouvert, on déterra un cadavre qu’Alî montra à un serviteur de Hichâm en lui demandant si c’était celui de son maître. Ce serviteur qui, à ce qu’on assure, savait que Hichâm vivait encore, mais qui avait été intimidé par Alî, répondit affirmativement à cette question, et pour preuve il fit remarquer une dent noire dans la bouche du cadavre, en assurant que Hichâm en avait eu une aussi. Son témoignage fut confirmé par d’autres personnes qui voulaient s’insinuer dans les bonnes grâces d’Alî ou qui craignaient de lui déplaire, en sorte que les Slaves se virent obligés d’admettre que le souverain légitime était mort et de reconnaître Alî pour son successeur. Quant à Solaimân, Alî donna l’ordre de le mettre à mort, ainsi que son frère et son père; mais lorsqu’on mena ce dernier au supplice, Alî lui dit:

—Vous avez tué Hichâm, vous autres, n’est-ce pas?

—Non, lui répondit ce pieux septuagénaire, qui, absorbé par des exercices spirituels, n’avait pris aucune part aux événements politiques; aussi vrai que Dieu m’entend, nous n’avons pas tué Hichâm. Il vit encore....

Sans lui laisser le temps d’en dire davantage, Alî, qui craignait qu’il ne fît des révélations dangereuses, donna au bourreau le signal de lui couper la tête[431]. Puis il fit enterrer de nouveau, et avec tous les honneurs dus à la royauté, le cadavre qui passait pour celui de Hichâm II.

Ce monarque était-il mort en effet? L’esprit de parti a jeté un voile épais et presque impénétrable sur cette question. Il est certain que Hichâm n’a pas reparu, et que le personnage qui dans la suite s’est donné pour lui était un imposteur. Mais d’un autre côté, il n’a jamais été bien prouvé que Hichâm ait été tué par Solaimân ou qu’il soit mort de mort naturelle sous le règne de ce prince, et les clients omaiyades qui l’avaient connu affirment que le cadavre déterré sur l’ordre d’Alî n’était pas le sien. Il est vrai que Solaimân lui-même déclara, en présence des hommes les plus considérés de Cordoue, que Hichâm avait cessé de vivre; mais son témoignage nous paraît suspect, et il se peut qu’Alî lui ait donné l’espoir que, s’il faisait cette déclaration, il aurait la vie sauve. Solaimân, d’ailleurs, n’était nullement sanguinaire, et il n’est pas à présumer qu’il ait commis un forfait devant lequel même le féroce Mahdî avait reculé. Il faut remarquer aussi que, si Hichâm était mort sous son règne, il aurait montré aux Cordouans le cadavre de ce monarque, comme la coutume et son propre intérêt l’exigeaient. Les clients omaiyades[432] prétendent bien qu’il méprisait trop les Cordouans pour le faire; mais ils oublient qu’il ne méprisait pas les Slaves, qu’il faisait tous ses efforts pour se faire reconnaître par eux, et que le meilleur moyen pour y parvenir eût été de les convaincre de la mort de Hichâm. Nous avons, enfin, le témoignage du vieux père de Solaimân, qui, malgré l’affirmation contraire de son fils, prenait Dieu à témoin que Hichâm vivait encore. Ce pieux vieillard aurait-il menti au moment où il allait comparaître devant le tribunal de l’Eternel? Nous ne le pensons pas.

Toutes ces raisons nous portent à croire qu’il y avait quelque vérité dans les récits des femmes et des eunuques du sérail. Ces personnes disaient que Hichâm avait su s’évader du palais sous le règne de Solaimân, et qu’après s’être tenu caché à Cordoue, où il avait gagné sa vie comme ouvrier, il était allé en Asie. Solaimân avait-il favorisé son évasion après lui avoir fait jurer de ne plus l’inquiéter? Etait-il resté en relation avec lui et savait-il où il se trouvait? Ce sont là des questions que suggèrent les paroles du père de Solaimân, mais auxquelles nous ne pouvons donner une réponse positive. Toutefois il ne nous paraît pas improbable que Hichâm, las de voir servir son nom de cri de guerre à des ambitieux qui ne lui laissaient pas même l’ombre du pouvoir, soit allé se cacher dans un coin obscur de l’Asie, et qu’il y ait terminé, inconnu et en repos, une vie remplie de tourments et de douleurs.

Quoi qu’il en soit, Alî régnait maintenant, et il semblait qu’une ère meilleure allât commencer. Quoiqu’à demi Berber, le fondateur de la dynastie hammoudite se déclara dès le principe pour les Andalous. Il prêtait une oreille attentive aux chants de leurs poètes, bien qu’il les comprît à peine, donnait audience à tous ceux qui voulaient lui parler, et s’opposait avec la plus grande fermeté aux extorsions que les Berbers se permettaient. Il punissait avec une inexorable rigueur leurs moindres délits contre la propriété. Un jour, par exemple, il rencontra un d’eux qui avait une corbeille remplie de raisins sur sa selle. Il l’arrêta et lui demanda comment ces fruits se trouvaient en sa possession. Un peu étonné de cette question, le cavalier lui répondit nonchalamment: «Je les ai trouvés à mon gré et je les ai pris.» Il paya son larcin de sa tête. Alî méditait même une grande mesure: il voulait rendre aux Cordouans tout ce que les Berbers leur avaient enlevé pendant la durée de la guerre civile. Malheureusement pour les habitants de la capitale, l’ambition de Khairân le contraignit à changer tout à coup de conduite.

D’abord Khairân l’avait servi avec zèle. Dans sa province il avait fait arrêter et punir ceux qui intriguaient en faveur des Omaiyades[433], et s’il eût persisté à soutenir la cause d’Alî, le calme n’aurait pas tardé à renaître. Mais il aspirait à jouer le rôle d’Almanzor, et comme il s’apercevait qu’Alî n’était pas homme à se contenter de celui de Hichâm II, il conçut le projet de rétablir l’ancienne dynastie, sauf toutefois à régner en son nom. Il chercha donc un prétendant, et vers le mois de mars 1017[434], il le trouva dans la personne d’un arrière-petit-fils d’Abdérame III, qui portait le même nom que son bisaïeul et qui demeurait à Valence[435]. Beaucoup d’Andalous lui promirent leur appui. De ce nombre était Mondhir, le gouverneur de Saragosse de la famille des Beni-Hâchim, qui marcha en effet vers le Midi, accompagné de son allié Raymond, le comte de Barcelone. Trahi ainsi par le parti qu’il favorisait, et s’apercevant que le peuple de la capitale désirait aussi le rétablissement des Omaiyades sur le trône, Alî se crut obligé de sévir contre ceux qu’il avait protégés jusque-là, et de se jeter entre les bras des Berbers qu’il avait persécutés. Il leur rendit donc la liberté de traiter Cordoue comme une ville conquise, et lui-même leur donna l’exemple. Pour se procurer de l’argent, il imposa des contributions extraordinaires, et ayant fait arrêter un grand nombre de notables, parmi lesquels se trouvait Ibn-Djahwar, l’un des membres les plus considérés du conseil d’Etat, il ne leur rendit la liberté qu’après leur avoir extorqué des sommes énormes. A l’injustice il joignit l’outrage, car au moment où ces notables sortaient de la prison et où leurs serviteurs leur amenaient leurs montures: «Ils peuvent fort bien retourner chez eux à pied, dit-il; je veux que l’on mène leurs mulets à mes écuries.» Même les biens des mosquées, qui provenaient de legs pieux, ne furent pas respectés. Se servant à cet effet de l’entremise d’un faqui à l’âme vile, qui s’appelait Ibn-al-Djaiyâr, Alî força les curateurs à les lui livrer[436]. Une sombre terreur régnait à Cordoue. La ville fourmillait d’agents de police, d’espions, de délateurs. Il n’y avait plus de justice. Tant qu’Alî avait protégé les Andalous, les juges avaient montré pour eux une grande partialité; mais leur complaisance pour le pouvoir était telle, qu’à présent ils ne faisaient plus aucune attention aux plaintes qu’on leur adressait contre les Berbers, quelque légitimes qu’elles fussent. Beaucoup d’autres personnes s’étaient vendues également au monarque. «La moitié des habitants, dit un historien contemporain, surveillait l’autre moitié.» Les rues étaient désertes, on n’y voyait presque plus que des infortunés tenus pour suspects, qu’on menait en prison. Ceux qui n’avaient pas encore été arrêtés se cachaient dans des souterrains et attendaient la nuit pour aller acheter des denrées. Dans sa haine contre les Andalous, Alî jura même de détruire la capitale après en avoir chassé ou exterminé les habitants. La mort le dispensa de tenir son serment. Dès le mois de novembre 1017, il avait marché jusqu’à Guadix pour combattre les insurgés; mais alors les pluies l’avaient forcé à retourner sur ses pas. On était maintenant en avril 1018, et comme il avait appris que les alliés s’étaient déjà avancés jusqu’à Jaën, il avait annoncé une grande revue pour le 17, après quoi on se mettrait en campagne; mais au jour fixé les soldats l’attendirent en vain, et lorsque des officiers se furent rendus au palais pour s’informer du motif de son absence, ils le trouvèrent assassiné dans le bain.

Ce crime avait été commis par trois Slaves du palais, qui auparavant avaient été au service des Omaiyades. Ils n’avaient aucun grief personnel contre le monarque, car ils jouissaient de sa faveur et de sa confiance, et d’un autre côté, il ne paraît pas qu’ils se soient laissé séduire aux instigations de Khairân ou des Cordouans. Plus tard, du moins, quand ils eurent été arrêtés et condamnés au dernier supplice, ils nièrent constamment que leur dessein leur eût été suggéré par qui que ce fût. Tout porte donc à croire que, lorsqu’ils résolurent de tuer leur maître, ils voulaient délivrer le pays d’un despote dont la tyrannie était devenue insupportable.

Quoi qu’il en soit, la mort d’Alî causa une grande joie dans la capitale. Toutefois elle n’eut pas la chute des Hammoudites pour conséquence. Alî avait laissé deux fils, dont l’aîné, qui s’appelait Yahyâ, était gouverneur de Ceuta, et il avait laissé aussi un frère, Câsim, qui était gouverneur de Séville. Quelques-uns parmi les Berbers voulaient donner le trône à Yahyâ; mais d’autres firent observer qu’il vaudrait mieux le donner à Câsim qui était tout près. Leur avis prévalut, et six jours après la mort de son frère, Câsim fit son entrée dans la capitale, où on lui prêta serment.

De leur côté, Khairân et Mondhir avaient convoqué, pour le 30 avril, tous les chefs sur lesquels ils croyaient pouvoir compter. L’assemblée, qui fut nombreuse et dont plusieurs ecclésiastiques faisaient partie, résolut que le califat serait électif, et ratifia l’élection d’Abdérame IV, qui prit le titre de Mortadhâ. Cela fait, on marcha contre Grenade. Arrivé devant cette ville, Mortadhâ écrivit à Zâwî en termes très-polis et le somma de le reconnaître pour calife. Ayant entendu la lecture de cette lettre, Zâwî ordonna à son secrétaire d’écrire sur le revers la 109e sourate du Coran, conçue en ces termes:

«O infidèles! Je n’adorerai point ce que vous adorez, et vous n’adorerez pas ce que j’adore; je n’adore pas ce que vous adorez, et vous n’adorez pas ce que j’adore. Vous avez votre religion, et moi j’ai la mienne.»

Après avoir reçu cette réponse, Mortadhâ adressa à Zâwî une seconde lettre. Elle était remplie de menaces et Mortadhâ y disait entre autres choses: «Je marche contre vous accompagné d’une foule de chrétiens et de tous les braves de l’Andalousie. Que ferez-vous donc?» La lettre se terminait par ce vers:

Si vous êtes pour nous, votre sort sera heureux; mais si vous êtes contre nous, il sera déplorable!

Zâwî y répondit en citant la 102e sourate, ainsi conçue:

«Le désir d’augmenter le nombre des vôtres vous préoccupe, et vous visitez même les cimetières pour compter les morts[437]; cessez de le faire: plus tard vous connaîtrez votre folie! Encore une fois, cessez de le faire: plus tard vous connaîtrez votre folie! Cessez de le faire; si vous aviez la sagesse véritable, vous n’en agiriez point ainsi. Certainement, vous verrez l’enfer; encore une fois, vous le verrez de vos propres yeux. Alors on vous demandera compte des plaisirs de ce monde!»

Exaspéré par cette réponse, Mortadhâ résolut de tenter le sort des armes.

Cependant Khairân et Mondhir s’étaient aperçus que ce calife n’était pas celui qu’il leur fallait. Ils se souciaient fort peu, au fond, des droits de la famille d’Omaiya, et s’ils combattaient pour un Omaiyade, c’était à la condition qu’il se laisserait gouverner par eux. Mortadhâ était trop fier pour accepter un tel rôle; il ne se contentait nullement de l’ombre du pouvoir, et au lieu de se conformer aux volontés de ses généraux, il voulait leur imposer les siennes. Dès lors ils avaient résolu de le trahir, et ils avaient promis à Zâwî qu’ils abandonneraient Mortadhâ aussitôt que le combat se serait engagé.

Ils ne le firent pas, cependant, et l’on se battit plusieurs jours de suite. Enfin Zâwî fit prier Khairân de réaliser sa promesse. «Nous n’avons tardé à le faire, lui répondit Khairân, qu’afin de vous donner une juste idée de nos forces et de notre courage, et si Mortadhâ eût su gagner nos cœurs, la victoire se serait déjà déclarée pour lui. Mais demain, quand vous aurez rangé vos troupes en bataille, nous l’abandonnerons.»

Le lendemain matin Khairân et Mondhir tournèrent en effet le dos aux ennemis. Il s’en fallait beaucoup que tous leurs officiers approuvassent leur conduite; tout au contraire, plusieurs en étaient vivement indignés. De ce nombre était Solaimân ibn-Houd, qui commandait les troupes chrétiennes dans l’armée de Mondhir, et qui, sans se laisser entraîner par les fuyards, continuait à ranger ses soldats en bataille. Passant près de lui: «Sauve-toi donc, misérable, lui cria Mondhir; penses-tu que j’aie le loisir de t’attendre?—Ah, s’écria alors Solaimân, tu nous plonges dans un malheur effroyable, et tu couvres ton parti d’opprobre!» Convaincu cependant de l’impossibilité de la résistance, il suivit son maître.

Abandonné par la plupart de ses soldats, Mortadhâ se défendit avec le courage du désespoir, et peu s’en fallut qu’il ne tombât entre les mains des ennemis. Il leur échappa cependant, et il était déjà arrivé à Guadix, hors des limites du territoire de Grenade, lorsqu’il fut assassiné par des émissaires de Khairân.

Khairân expia, par la ruine de son propre parti, sa lâche et infâme trahison: les Slaves ne furent plus en état de réunir une armée, et les Berbers, leurs ennemis, étaient dorénavant les maîtres de l’Andalousie. Cependant Cordoue eût pu être heureuse encore, autant du moins qu’un peuple peut l’être quand il est dominé par un autre peuple. Le régime du sabre avait à peu près cessé; un gouvernement moins irrégulier et moins dur tendait à s’affermir. Câsim aimait la paix et le repos; il n’aggravait pas les maux des Cordouans par des oppressions nouvelles. Voulant faire oublier les anciennes dissensions, il fit venir Khairân, se réconcilia avec lui, et donna à un autre Slave, Zohair, le seigneur de Murcie, les fiefs de Jaën, de Calatrava et de Baëza. Son orthodoxie était bien un peu suspecte: on le disait attaché aux doctrines chiites; cependant, quelles qu’aient été ses propres opinions, non-seulement il ne les imposait à personne, mais il n’en parlait même pas, et ne changea rien à l’état de l’Eglise. Grâce à la modération de ce prince, la dynastie hammoudite avait donc des chances de durée. Il est vrai que le peuple de la capitale avait peu d’affection pour elle; mais à la longue il se serait probablement consolé de la perte de ses anciens maîtres, si des circonstances indépendantes de sa volonté n’eussent fait renaître des espérances déjà prêtes à s’évanouir.

Se défiant des Berbers, Câsim chercha ailleurs ses appuis. Les Berbers avaient à leur service beaucoup d’esclaves noirs. Câsim les leur acheta, en fit venir d’autres d’Afrique, en forma des régiments, et confia à leurs chefs les postes les plus considérables[438]. Il irrita par là les Berbers, et son neveu Yahyâ sut exploiter à son profit leur mécontentement. Il leur écrivit une lettre où il leur disait entre autres choses: «Mon oncle m’a privé de mon héritage, et il vous a fait un grand tort en donnant à vos esclaves noirs les emplois qui vous appartiennent. Eh bien! si vous voulez me donner le trône de mon père, je m’engage à mon tour à vous rendre vos dignités et à remettre les nègres à leur place.» Comme il était à prévoir, les Berbers lui promirent leur appui. Yahyâ passa donc le Détroit avec ses troupes et aborda à Malaga, dont son frère Idrîs, qui faisait cause commune avec lui, était gouverneur. Il y reçut une lettre de Khairân, qui, toujours prêt à soutenir chaque prétendant sauf à se tourner contre lui quand il triomphait, lui rappelait ce qu’il avait fait pour son père et lui offrait ses services. Idrîs lui conseilla de ne pas accepter cette offre. «Khairân, dit-il, est un homme perfide, il veut vous tromper.—J’en conviens, lui répondit Yahyâ, mais laissons-nous tromper, puisque nous n’y perdons rien,» et il écrivit au seigneur d’Almérie pour lui dire qu’il acceptait ses services, après quoi il se prépara à marcher vers Cordoue. Son oncle jugea prudent de ne pas l’attendre. Dans la nuit du 11 au 12 août 1021, il s’enfuit vers Séville, accompagné seulement de cinq cavaliers, et un mois plus lard, son neveu fit son entrée dans la capitale. Son règne, toutefois, fut de courte durée. Les nègres ne tardèrent pas à aller rejoindre Câsim; plusieurs capitaines andalous suivirent leur exemple, et à la fin Yahyâ se vit même abandonné par une grande partie des Berbers, qu’indignait son orgueil. Sa position devint alors si dangereuse, qu’il craignait à chaque instant d’être arrêté dans son propre palais. Il résolut donc de se mettre en sûreté, et abandonnant Cordoue à son sort, il partit de nuit pour se rendre à Malaga. Câsim revint alors, et le 12 février 1023 il fut proclamé calife pour la seconde fois; mais son pouvoir ne reposait sur aucune base solide et il diminua de plus en plus. En Afrique Idrîs, qui était alors gouverneur de Ceuta, lui enleva la ville de Tanger qu’il avait fait fortifier avec soin et où il comptait se retirer dans le cas qu’il ne pût se maintenir en deçà du Détroit; en Espagne Yahyâ lui enleva Algéziras, où se trouvait son épouse ainsi que ses trésors. Dans la capitale même, il ne pouvait compter que sur les nègres. Encouragés par cet état de choses, les Cordouans, qui avaient vu avec une froide indifférence la lutte entre l’oncle et le neveu, recommencèrent à remuer. L’idée de s’affranchir du joug des Berbers était au fond de tous les cœurs, et le bruit se répandit qu’un membre de la famille d’Omaiya se montrerait bientôt pour prendre possession du trône. Câsim s’en alarma, et comme aucun Omaiyade n’avait été nommé, il donna l’ordre d’arrêter tous ceux que l’on pourrait trouver. Ils se cachèrent alors, soit parmi les gens des classes inférieures, soit dans les provinces; mais les mesures de Câsim n’empêchèrent pas la révolution d’éclater. Poussés à bout par les vexations des Berbers, les Cordouans prirent les armes le 31 juillet 1023. Après un combat acharné, les deux partis conclurent une espèce de paix ou plutôt de trève, en promettant de se respecter réciproquement. Cette trève fut de courte durée, bien que Câsim tâchât de la prolonger par une condescendance simulée envers le peuple. Le vendredi 6 septembre, après le service divin, le cri: Aux armes, aux armes! se fit entendre de toutes parts, et alors les Cordouans chassèrent Câsim et ses Berbers, sinon des faubourgs, du moins de la ville même. Câsim s’établit à l’ouest, et assiégea les insurgés pendant plus de cinquante jours. Ils se défendirent avec une grande opiniâtreté; mais quand ils commencèrent à manquer de vivres, ils demandèrent aux assiégeants la permission de quitter la ville avec leurs femmes et leurs enfants. Cette proposition fut rejetée, et alors les Cordouans prirent une résolution que le désespoir leur dictait. Ayant démoli une porte, ils sortirent tous de la ville le jeudi 31 octobre, et se ruèrent avec tant de fureur sur leurs ennemis, que ceux-ci prirent la fuite dans le plus grand désordre. Les capitaines se retirèrent dans leurs fiefs; Câsim lui-même espérait trouver un refuge à Séville; mais encouragée par l’exemple que Cordoue lui avait donné, cette ville lui ferma ses portes et se constitua en république. Il se jeta alors dans Xeres; mais Yahyâ vint l’y assiéger et le força à se rendre. Le rôle que Câsim avait joué sur la scène politique finit alors. Yahyâ, qui l’avait traîné à Malaga chargé de fers, avait juré de le tuer; mais ses scrupules l’empêchèrent longtemps de tenir son serment. Dans son sommeil il croyait voir son père qui lui disait: «Ne tue pas mon frère, je t’en conjure. Quand j’étais encore enfant, il m’a fait beaucoup de bien, et quoiqu’il fût mon aîné, il ne m’a pas disputé le trône.» Maintefois néanmoins, quand il était ivre, il voulait le mettre à mort; mais il cédait toujours aux conseils de ses convives qui lui représentaient que, puisque Câsim était prisonnier, il ne pouvait lui nuire. Câsim resta donc enfermé pendant treize ans dans un château de la province de Malaga; mais dans l’année 1036 Yahyâ entendit dire qu’il avait tâché de gagner la garnison et de la pousser à une révolte. «Eh quoi! s’écria-t-il alors, ce vieillard a-t-il encore de l’ambition? Dans ce cas, il faut en finir avec lui,» et il donna l’ordre de l’étrangler[439].

Quant aux Cordouans, ayant recouvré leur indépendance, ils résolurent, non pas en tumulte, mais avec ordre, avec régularité, de replacer les Omaiyades sur le trône. Dans le mois de novembre 1023, des assemblées furent formées, des délibérations établies. Les vizirs résolurent de proposer à leurs concitoyens trois personnes, entre lesquelles ils auraient à choisir, à savoir Solaimân, un fils d’Abdérame IV Mortadhâ, Abdérame, un frère de Mahdî, et Mohammed ibn-al-Irâkî. Ils se tenaient convaincus que Solaimân, dont ils avaient mis le nom en tête de la liste, obtiendrait la pluralité des suffrages; aussi le secrétaire d’Etat, Ahmed ibn-Bord, avait déjà fait dresser l’acte d’investiture au nom de ce candidat.

Leur influence, toutefois, était moins grande qu’ils ne l’avaient cru, et ils s’étaient gravement trompés quand ils pensaient que le parti du second candidat, Abdérame, n’était pas à craindre. Cet Abdérame, un jeune homme de vingt-deux ans qui avait été exilé par les Hammoudites, était rentré secrètement dans la capitale peu de temps auparavant. Témoin de la révolte des Cordouans contre les Berbers, il avait tâché à cette occasion de se former un parti et de se faire proclamer calife. Ce projet avait échoué. Les vizirs, qui dirigeaient l’insurrection et qui ne voulaient pas de lui, avaient fait jeter ses émissaires dans la prison, où ils étaient encore au moment où l’élection allait avoir lieu, et ils avaient essayé de faire arrêter Abdérame lui-même. Plus tard, toutefois, quand ils formèrent une liste de candidats, ils avaient cru devoir y placer son nom, car ils craignaient que, s’ils ne le faisaient pas, ils mécontenteraient plusieurs de leurs concitoyens; mais loin de penser que ce prince serait pour Solaimân un compétiteur dangereux, ils le mettaient au contraire à peu près sur la même ligne que le troisième candidat, Mohammed ibn-al-Irâkî, qui ne jouissait d’aucune popularité.

Se croyant donc sûrs de leur fait, les vizirs invitèrent les nobles, les soldats et le peuple à se réunir dans la grande mosquée le 1er décembre, afin de choisir un calife. Au jour fixé, Solaimân se présenta le premier dans la mosquée, accompagné du vizir Abdallâh ibn-Mokhâmis. Il était vêtu avec magnificence et la joie brillait sur son visage, car il se tenait convaincu que le choix du peuple tomberait sur lui. Ses amis vinrent à sa rencontre et le prièrent de s’asseoir sur une estrade fort élevée, qui avait été dressée pour lui. Quelque temps après, Abdérame entra dans la mosquée par une autre porte. Il était entouré de beaucoup de soldats et d’ouvriers, et aussitôt que cette multitude eut passé le seuil de la porte, elle le proclama calife en faisant retentir l’édifice d’acclamations bruyantes. Les vizirs, qui ne s’attendaient à rien de semblable, étaient plongés dans une stupeur qui les rendait muets, et d’ailleurs il leur eût été impossible de se faire entendre au milieu du tumulte. Ils se résignèrent donc à accepter Abdérame comme calife, et Solaimân, encore plus étonné et plus troublé qu’eux, fut forcé de leur donner l’exemple. On l’entraîna vers Abdérame, auquel il baisa la main et qui le fit asseoir à ses côtés. Le troisième candidat, Mohammed ibn-al-Irâkî, prêta aussi le serment, et alors le secrétaire d’Etat effaça avec un grattoir le nom de Solaimân dans l’acte d’investiture, et y substitua celui d’Abdérame V, qui prit le titre de Mostadhhir.

XVII.

Quand on raconte l’histoire d’une époque désastreuse et déchirée par les guerres civiles, on éprouve parfois le besoin de détourner la vue des luttes de partis, des convulsions sociales, du sang versé, et de distraire l’imagination en se reportant vers un idéal de calme, d’innocence et de rêverie. Nous nous arrêterons donc un instant pour appeler l’attention sur les poèmes qu’un amour pur et candide a inspirés au jeune Abdérame V et à son vizir Ibn-Hazm. Il s’en exhale comme un parfum de jeunesse, de simplicité et de bonheur, et ils ont un attrait d’autant plus irrésistible, que l’on s’attendait moins à entendre ces accents doux et sereins au milieu du bouleversement universel, ce chant de rossignol au milieu de l’orage.

Presque enfant encore, Abdérame aimait éperdument sa cousine Habîba (Aimée), la fille du calife Solaimân. Mais il soupirait en vain. La veuve de Solaimân s’opposait au mariage, et lui donnait à entendre que rien ne pressait. Il composa alors ces vers, où le sentiment d’une fierté blessée perce à côté d’un amour profondément senti:

Toujours des prétextes pour ne pas m’accorder ma demande, des prétextes contre lesquels ma fierté se révolte! Son aveugle famille veut la forcer à me refuser, mais peut-on refuser la lune au soleil? Comment la mère de Habîba, qui connaît mon mérite, peut-elle ne pas me vouloir pour gendre?

Je l’aime bien cependant, cette jeune fille belle et candide de la famille d’Abd-Chams, qui mène une vie si retirée dans le harem de ses parents: je lui ai promis de la servir comme un esclave pendant toute ma vie, et je lui ai offert mon cœur pour dot.

De même qu’un sacre fond sur une colombe qui déploie les ailes, de même je m’élance vers elle dès que je la vois, cette colombe des Abd-Chams, moi qui suis issu de la même illustre famille.

Qu’elle est belle! Les Pléiades lui envient la blancheur de ses mains, et l’Aurore est jalouse de l’éclat de sa gorge.

Tu as imposé à mon amour un jeûne bien long, ô ma bien-aimée: qu’est-ce que cela te ferait si tu me permettais de le rompre?

C’est dans ta maison que je cherche le remède à mes maux, dans ta maison sur laquelle Dieu veuille répandre ses grâces! C’est là que mon cœur trouverait un soulagement à ses souffrances, c’est là que s’éteindrait le feu qui me dévore.

Si tu me repousses, ô cousine, tu repousseras, je le jure, un homme qui est ton égal par la naissance et qui, par suite de l’amour que tu lui as inspiré, a un voile devant les yeux.

Mais je ne désespère pas de la posséder un jour et de mettre ainsi le comble à ma gloire, car je sais manier la lance alors que les chevaux noirs semblent rouges à force d’être teints de sang. Je rends honneur et respect à l’étranger qui s’est abrité sous mon toit; je comble de bienfaits le malheureux qui fait un appel à ma générosité. Personne dans sa famille ne mérite plus que moi de la posséder, car personne ne m’égale en réputation, en renommée. J’ai ce qu’il faut pour plaire: la jeunesse, l’urbanité, la douceur et le talent de bien dire.

On ignore quels étaient les sentiments de Habîba à l’égard du jeune homme, les écrivains arabes ayant laissé dans l’incertain et le vague cette belle et fugitive apparition, dont l’imagination aimerait à fixer les traits. Cependant elle ne paraît pas avoir été insensible aux hommages d’Abdérame. L’ayant rencontré un jour, son regard s’abaissa sous le regard plein de feu du prince; elle rougit, et dans son trouble elle oublia de lui rendre son salut. Abdérame interpréta de travers ce manque apparent de politesse, qui en réalité n’était qu’une pudique timidité, et il composa alors ce poème:

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