Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 3/4: jusqu'à la conquête de l'Andalouisie par les Almoravides (711-1100)
VII.
Hacam avait rendu le dernier soupir entre les bras de ses deux principaux eunuques, Fâyic et Djaudhar. Eux exceptés, tout le monde ignorait encore qu’il avait cessé de vivre. Ils résolurent de tenir sa mort secrète, et se consultèrent sur le parti à prendre.
Quoique esclaves, ces deux eunuques, dont l’un portait le titre de maître de la garde-robe, l’autre celui de grand fauconnier, étaient des grands seigneurs, des hommes puissants. Ils avaient à leur service une foule de serviteurs armés qu’ils payaient, et qui n’étaient ni eunuques ni esclaves. En outre ils avaient sous leurs ordres un corps de mille eunuques slaves, tous esclaves du calife, mais en même temps fort riches, car ils possédaient de grosses terres et des palais. Ce corps, qui passait pour le plus bel ornement de la cour, jouissait de priviléges énormes. Ses membres opprimaient et maltraitaient les Cordouans de toutes les manières, et le calife, malgré son amour pour la justice, avait toujours fermé les yeux sur leurs délits et même sur leurs crimes. A ceux qui appelaient son attention sur les violences dont ils se rendaient coupables, il avait répondu invariablement: «Ces hommes sont les gardiens de mon harem; ils ont toute ma confiance et il m’est impossible de les réprimander sans cesse; mais je me tiens convaincu que si mes sujets les traitent avec douceur et avec respect, comme il est de leur devoir, ils n’auront pas à se plaindre d’eux.» Un tel excès de bonté avait rendu les Slaves vains et orgueilleux. Ils se considéraient comme le corps le plus puissant de l’Etat, et leurs chefs, Fâyic et Djaudhar, s’imaginaient que le choix du nouveau calife dépendait d’eux seuls.
Or, ni l’un ni l’autre ne voulaient de Hichâm. Si cet enfant montait sur le trône, le ministre Moçhafî, qu’ils n’aimaient pas, régnerait de fait, et leur influence serait à peu près nulle. La nation, il est vrai, avait déjà prêté serment à Hichâm; mais les deux eunuques appréciaient un serment politique à sa juste valeur, et ils savaient que la plupart de ceux qui avaient juré, l’avaient fait à contre-cœur. Ils n’ignoraient pas non plus que l’opinion publique repoussait l’idée d’une régence, et que bien peu de gens aimeraient à voir monter sur le trône un chef temporel et spirituel qui n’avait pas encore atteint sa douzième année. D’un autre côté, ils espéraient regagner facilement une popularité fort compromise, si, répondant au vœu général, ils donnaient la couronne à un prince d’un âge plus mûr. Joignez-y que ce prince, qui leur devrait son élévation, leur serait attaché par les liens de la reconnaissance, et qu’ils pouvaient se flatter de l’espoir de gouverner l’Etat sous son nom.
Ils résolurent donc bien vite d’écarter Hichâm. Ils tombèrent aussi d’accord de donner la couronne à son oncle Moghîra, qui comptait alors vingt-sept ans, à la condition toutefois que celui-ci nommerait son neveu son successeur, car ils ne voulaient pas avoir l’air de mettre tout à fait de côté les dernières volontés de leur ancien maître.
Ces points arrêtés: «Il faut maintenant faire venir Moçhafî, dit Djaudhar; nous lui couperons la tête, après quoi nous pourrons exécuter nos projets.» Mais l’idée de ce meurtre fit frémir Fâyic, qui, moins prévoyant que son collègue, était en revanche plus humain. «Bon Dieu! s’écria-t-il; comment, mon frère[228], vous voulez tuer le secrétaire de notre maître sans qu’il ait fait rien qui mérite la mort? Gardons-nous de commencer par répandre un sang innocent! A mon avis Moçhafî n’est pas dangereux, et je crois qu’il n’entravera pas nos projets.» Djaudhar ne fut pas de cette opinion; mais comme Fâyic était son supérieur, il fut obligé de lui céder. On résolut donc de gagner Moçhafî par la douceur, et on le fit venir au palais.
Quand il y fut arrivé, les deux eunuques l’informèrent de la mort du calife, et, lui ayant communiqué le projet qu’ils avaient formé, ils lui demandèrent son concours.
Le plan des eunuques répugnait extrêmement au ministre; mais comme il les connaissait et qu’il savait ce dont ils étaient capables, il feignit de l’approuver. «Votre projet, leur dit-il, est sans doute le meilleur que l’on puisse former. Exécutez-le; moi et mes amis, nous vous aiderons de tout notre pouvoir. Vous feriez bien, toutefois, de vous assurer de l’assentiment des grands du royaume; ce serait le meilleur moyen pour empêcher une révolte. Quant à moi, ma conduite est toute tracée: je garderai la porte du palais et j’attendrai vos ordres.»
Ayant réussi de cette manière à inspirer aux eunuques une fausse sécurité, Moçhafî convoqua ses amis, à savoir son neveu Hichâm, Ibn-abî-Amir, Ziyâd ibn-Aflah (un client de Hacam II), Câsim ibn-Mohammed (le fils du général Ibn-Tomlos qui avait péri en Afrique en combattant contre Ibn-Kennoun), et quelques autres hommes influents. Il fit venir aussi les capitaines des troupes espagnoles et les chefs du régiment africain sur lequel il comptait le plus, celui des Béni-Birzél. Puis, tous ses partisans étant réunis, il les instruisit de la mort du calife et du projet des eunuques; après quoi il continua en ces termes: «Si Hichâm monte sur le trône, nous n’aurons rien à redouter et nous pourrons faire tout ce que nous voudrons; mais si Moghîra l’emporte, nous perdrons nos postes et peut-être la vie, car ce prince nous hait.»
Toute l’assemblée fut de son avis, et on lui conseilla de faire échouer le projet des eunuques en faisant tuer Moghîra avant que celui-ci eût été instruit de la mort de son frère. Moçhafî approuva ce projet; mais quand il demanda qui se chargerait de l’exécuter, il ne reçut point de réponse. Personne ne voulait se souiller d’un tel assassinat.
Ibn-abî-Amir prit alors la parole. «Je crains, dit-il, que nos affaires ne tournent à mal. Nous sommes les amis du chef que voici; ce qu’il commande, il faut le faire, et puisque personne d’entre vous ne veut se charger de cette entreprise, je m’en charge, moi, pourvu toutefois que notre chef y consente. Ne craignez donc rien et ayez confiance en moi.»
Ces paroles excitèrent une surprise générale. On ne s’attendait pas à voir un fonctionnaire civil se présenter pour accomplir un meurtre que des guerriers accoutumés à la vue du sang et du carnage n’osaient pas commettre. On accepta toutefois son offre avec empressement, et on lui dit: «Vous avez raison, après tout, de vous charger de l’exécution de ce projet. Comme vous avez l’honneur d’être admis dans l’intimité du calife Hichâm et que vous jouissez aussi de l’estime de plusieurs autres membres de la famille royale, personne ne pourrait remplir aussi bien que vous une tâche aussi délicate.»
Ibn-abî-Amir monta donc à cheval, et, accompagné du général Bedr (un client d’Abdérame III), de cent gardes du corps et de quelques escadrons espagnols, il se rendit vers le palais de Moghîra. Quand il y fut arrivé, il posta les gardes du corps à la porte, fit cerner le palais par les autres troupes, et, pénétrant seul dans la salle où se trouvait le prince, il lui dit que le calife n’était plus et que Hichâm lui avait succédé. «Cependant, ajouta-t-il, les vizirs craignent que vous ne soyez mécontent d’un tel arrangement, et ils m’ont envoyé auprès de vous pour vous demander ce que vous en pensez.»
Le prince pâlit à ces paroles. Il ne comprenait que trop bien ce qu’elles signifiaient, et, voyant déjà le glaive suspendu sur sa tête, il dit d’une voix tremblante: «La mort de mon frère m’afflige plus que je ne puis vous le dire; mais j’apprends avec satisfaction que mon neveu lui a succédé. Que son règne soit long et heureux! Quant à ceux qui vous ont envoyé vers moi, dites-leur que je leur obéirai en toutes choses et que je tiendrai le serment que j’ai déjà prêté à Hichâm. Exigez de moi toutes les garanties que vous voudrez; mais si vous êtes venu pour autre chose encore, je vous supplie d’avoir pitié de moi. Ah! je vous en conjure par l’Eternel, épargnez mes jours et réfléchissez mûrement à ce que vous allez faire!»
Ibn-abî-Amir eut pitié de la jeunesse du prince, et, se laissant gagner par son air candide, il crut à la sincérité de ses protestations. Il n’avait pas reculé devant l’idée d’un meurtre qu’il jugeait nécessaire au bien de l’Etat et à ses propres intérêts, mais il ne voulait pas souiller ses mains du sang d’un homme qu’il ne croyait pas à craindre. Il écrivit donc à Moçhafî pour lui dire qu’il avait trouvé le prince dans les meilleures dispositions, qu’il n’y avait rien à redouter de sa part, et que par conséquent il demandait l’autorisation de lui laisser la vie. Il chargea un soldat d’aller porter ce billet au ministre. Bientôt après, ce soldat revint avec la réponse de Moçhafî. Elle était conçue en ces termes: «Tu gâtes tout par tes scrupules, et je commence à croire que tu nous as trompés. Fais ton devoir, sinon nous enverrons un autre à ta place.»
Ibn-abî-Amir montra au prince ce billet qui contenait son arrêt de mort; puis, ne voulant pas être témoin de l’acte horrible qui allait s’accomplir, il quitta la salle et ordonna aux soldats d’y entrer. Sachant ce qu’ils avaient à faire, ceux-ci étranglèrent le prince, et, ayant suspendu son cadavre dans un cabinet contigu, ils dirent aux domestiques que le prince s’était pendu alors qu’ils voulaient le forcer d’aller rendre hommage à son neveu. Bientôt après, ils reçurent d’Ibn-abî-Amir l’ordre d’enterrer le cadavre dans la salle et d’en murer les portes.
Sa tâche accomplie, Ibn-abî-Amir retourna auprès du ministre, et lui dit que ses ordres avaient été exécutés. Moçhafî le remercia avec effusion, et pour lui montrer sa reconnaissance, il le fit asseoir à ses côtés.
Fâyic et Djaudhar ne tardèrent pas à apprendre que Moçhafî les avait trompés et qu’il avait déjoué leur projet. L’un et l’autre, mais Djaudhar surtout, étaient furieux. «Vous voyez maintenant, dit-il à son collègue, que j’avais raison lorsque je soutenais qu’avant tout il fallait nous débarrasser de Moçhafî; mais vous n’avez pas voulu me croire.» Cependant ils furent obligés de faire bonne mine à mauvais jeu, et, étant venus trouver Moçhafî, ils lui firent leurs excuses en disant qu’ils avaient été mal inspirés et que son plan valait beaucoup mieux que le leur. Le ministre, qui les haïssait autant qu’il était haï par eux, mais qui en ce moment ne pouvait pas encore songer à les punir, fit semblant d’agréer leurs explications, de sorte qu’en apparence du moins, la paix était rétablie entre eux et lui[229].
Dans la matinée du lendemain, lundi 2 octobre, les habitants de Cordoue reçurent l’ordre de se rendre au palais. Quand ils y furent arrivés, ils trouvèrent le jeune calife dans la salle du trône. Près de lui se tenait Moçhafî, qui avait Fâyic à sa droite et Djaudhar à sa gauche. Les autres dignitaires étaient aussi à leurs places. Le cadi Ibn-as-Salîm fit d’abord prêter le serment par les oncles et les cousins du monarque, puis par les vizirs, les serviteurs de la cour, les principaux Coraichites et les notables de la capitale. Cela fait, Ibn-abî-Amir fut chargé de le faire prêter par le reste de l’assemblée. La chose n’était pas aisée, car il y avait des réfractaires; mais grâce à son éloquence et à son talent de persuasion, Ibn-abî-Amir réussit à la mener à bonne fin, de sorte qu’il y eut à peine deux ou trois personnes qui persistèrent dans leur refus. Aussi tout le monde fut d’accord pour louer le tact et l’habileté dont l’inspecteur de la monnaie avait fait preuve à cette occasion[230].
Jusque-là tout avait réussi à Moçhafî et ses partisans, et l’avenir semblait sans nuages. Le peuple, à en juger par son attitude calme et résignée, s’était accoutumé à l’idée d’une régence, qui naguère lui inspirait tant d’aversion et d’effroi. Mais ces apparences étaient trompeuses; le feu couvait sous la cendre. On maudissait en secret les grands seigneurs avides et ambitieux qui s’étaient emparés du pouvoir, et qui avaient inauguré leur règne par le meurtre de l’infortuné Moghîra. Les eunuques slaves prirent grand soin de fomenter le mécontentement des habitants de la capitale, et en peu de temps il devint tel que d’un instant à l’autre il pouvait se changer en révolte. Ibn-abî-Amir, qui ne se faisait pas illusion sur cette disposition des esprits, conseilla alors à Moçhafî d’intimider le peuple par une promenade militaire, de réveiller chez lui l’amour qu’il avait toujours eu pour ses monarques en lui montrant le jeune calife, et de le contenter par l’abolition de quelque impôt. Le ministre ayant approuvé ces propositions, on résolut que le calife se montrerait au peuple le samedi 7 octobre. Dans la matinée de ce jour, Moçhafî, qui jusque-là n’avait porté que le titre de vizir, fut nommé, ou plutôt se nomma lui-même, hâdjib ou premier ministre, tandis qu’Ibn-abî-Amir, conformément à la volonté expresse d’Aurore[231], fut promu à la dignité de vizir, à la charge de gouverner l’Etat conjointement avec Moçhafî. Ensuite Hichâm II parcourut à cheval les rues de la capitale, entouré d’un nombre immense de soldats et accompagné d’Ibn-abî-Amir. En même temps on publia un décret en vertu duquel l’impôt sur l’huile, l’un des plus odieux et qui pesait principalement sur les classes inférieures, fut aboli. Ces mesures, la dernière surtout, produisirent l’effet qu’on s’en était promis, et comme Ibn-abî-Amir prit soin de faire dire par ses amis que c’était lui qui avait conseillé l’abolition de l’impôt sur l’huile, le peuple des rues, celui qui fait les émeutes, le proclama un véritable ami des pauvres[232].
Les eunuques, toutefois, continuaient à ourdir des complots, et Moçhafî fut informé par ses espions que des personnes fort suspectes et qui semblaient servir d’intermédiaires entre les eunuques et leurs amis du dehors, passaient et repassaient sans cesse par la porte de Fer. Afin de rendre la surveillance plus facile, le premier ministre fit murer cette porte, de manière qu’on ne pouvait plus entrer dans le palais que par celle de la Sodda. En outre il pria Ibn-abî-Amir de faire tous ses efforts pour enlever à Fâyic et Djaudhar leurs serviteurs armés qui n’étaient ni eunuques ni esclaves. Ibn-abî-Amir le lui promit, et à force d’argent et de promesses il y réussit si bien, que cinq cents hommes quittèrent le service des deux eunuques pour le sien. Comme il pouvait compter en outre sur l’appui du régiment africain des Beni-Birzél, sa puissance était bien plus grande que celle de ses adversaires. Djaudhar le comprit, et fort mécontent de ce qui se passait, il offrit sa démission comme grand fauconnier et demanda la permission de quitter le palais califal. Ce n’était qu’une ruse. Croyant qu’on ne pouvait se passer de ses services, il se tenait assuré que sa demande lui serait refusée, et qu’alors il aurait l’occasion de dicter à ses adversaires les conditions auxquelles il consentait à rester à son poste. Son espoir fut trompé. Contre son attente, sa démission fut acceptée. Ses partisans en furent exaspérés outre mesure; ils se répandirent en invectives et en menaces contre Moçhafî et contre Ibn-abî-Amir. Un de leurs chefs, Dorrî, le majordome en second, se signala surtout par la violence de ses discours. Alors Moçhafî chargea Ibn-abî-Amir de chercher un moyen quelconque pour le débarrasser de cet homme. Ce moyen n’était pas difficile à trouver. Dorrî était seigneur de Baéza, et les habitants de ce district avaient fort à souffrir de la tyrannie et de la rapacité des intendants de leur maître. Ibn-abî-Amir profita de cette circonstance. Il fit dire secrètement aux habitants de Baéza que s’ils voulaient venir porter plainte contre leur seigneur et ses employés, ils pouvaient être assurés que le gouvernement leur donnerait raison. Ils ne manquèrent pas de le faire, et Dorrî fut sommé par un ordre du calife de se rendre à l’hôtel du vizirat afin d’y être confronté avec ses sujets. Il obéit; mais arrivé à l’hôtel et voyant qu’on y avait déployé un grand appareil militaire, il craignit pour sa vie et voulut retourner sur ses pas. Ibn-abî-Amir l’en empêcha en le saisissant au collet. Une lutte s’ensuivit, pendant laquelle Dorrî tira son adversaire par la barbe. Alors Ibn-abî-Amir appela les soldats à son secours. Les troupes espagnoles ne bougèrent pas; elles respectaient trop Dorrî pour oser porter la main sur lui; mais les Beni-Birzél, qui ne partageaient pas leurs scrupules, accoururent en toute hâte, arrêtèrent Dorrî, et se mirent à le maltraiter. Un coup de plat de sabre lui enleva ses facultés intellectuelles. On le porta aussitôt à sa demeure, où on l’acheva pendant la nuit.
Sentant que par ce meurtre ils s’étaient brouillés irréparablement avec les Slaves, les deux ministres prirent à l’instant même une mesure décisive. Fâyic et ses amis reçurent l’ordre, de la part du calife, de quitter sur-le-champ le palais; puis on leur intenta des procès à cause de malversation, et ils furent condamnés à des amendes fort considérables, qui, en les appauvrissant, les mirent hors d’état de nuire désormais aux ministres. A l’égard de Fâyic, que l’on jugeait le plus dangereux de tous, l’on montra encore plus de rigueur. Il fut exilé dans une des îles Baléares, où il mourut quelque temps après. Quant aux eunuques qui s’étaient moins compromis, on leur laissa leurs emplois, et l’un d’entre eux, Socr, fut nommé chef du palais et des gardes du corps.
Ces mesures, quoique prises par les duumvirs dans leur propre intérêt, les rendaient cependant populaires. La haine que les Cordouans portaient aux Slaves dont ils avaient eu tant à souffrir, était immense, et ils se réjouirent fort de leur ruine[233].
D’un autre côté, toutefois, le gouvernement excitait de violents murmures par son inaction vis-à-vis des chrétiens du Nord. Ces derniers, qui, comme nous l’avons dit, avaient recommencé les hostilités à l’époque où Hacam II était tombé malade, devenaient de plus en plus audacieux et poussaient même des expéditions hardies jusqu’aux portes de Cordoue. Moçhafî ne manquait, pour les repousser, ni d’argent ni de troupes; mais ne comprenant rien à la guerre, il ne faisait presque rien pour la défense du pays. La sultane Aurore s’alarmait avec raison et des progrès des chrétiens et du mécontentement des Andalous qui en était la suite. Elle communiqua ses craintes à Ibn-abî-Amir, qui de son côté s’indignait depuis longtemps de la faiblesse et de l’incapacité de son collègue, mais qui rassura la sultane en lui disant que s’il réussissait à obtenir de l’argent et le commandement de l’armée, il était certain de battre l’ennemi[234]. A la suite de cet entretien il montra clairement à son collègue que s’il persistait dans son inaction, le pouvoir lui échapperait sous peu, et qu’il était non-seulement de son devoir, mais encore de son intérêt, de prendre sans retard des mesures énergiques. Moçhafî, qui sentait qu’il avait raison, rassembla alors les vizirs et leur proposa d’envoyer une armée contre les chrétiens. Cette proposition, combattue par quelques-uns, fut approuvée par la majorité; il s’agissait seulement de savoir qui commanderait l’armée, et la responsabilité dans cette circonstance paraissait si grande aux vizirs qu’aucun d’entre eux ne voulait la prendre sur lui. «Je me charge de commander les troupes, dit alors Ibn-abî-Amir, mais à la condition que j’aurai la liberté de les choisir moi-même, et qu’on me donnera un subside de cent mille pièces d’or.» Cette somme parut exorbitante à un vizir et il le dit. «Eh bien! s’écria alors Ibn-abî-Amir, prenez-en deux cent mille, vous, et mettez-vous à la tête de l’armée si vous l’osez!» L’autre ne l’osa pas, et l’on résolut de confier le commandement à Ibn-abî-Amir et de lui donner l’argent qu’il demandait.
Ayant choisi pour l’accompagner les meilleures troupes de l’empire, le vizir se mit en campagne vers la fin du mois de février de l’année 977. Il franchit la frontière et mit le siége devant la forteresse de los Baños, une de celles que Ramire II avait fait rebâtir après sa glorieuse victoire de Simancas[235]. S’étant rendu maître du faubourg, il fit un ample butin, et vers le milieu d’avril il retourna à Cordoue avec un grand nombre de prisonniers.
Le résultat de cette campagne, bien que peu important au fond, causa cependant une grande joie dans la capitale, ce qui, dans les circonstances données, était assez naturel. Pour la première fois depuis le commencement de la guerre, l’armée musulmane avait repris l’offensive et donné une leçon à l’ennemi, leçon dont celui-ci se souvint si bien que dans la suite il ne s’avisa plus de venir troubler le sommeil des Cordouans. C’était beaucoup aux yeux de ces derniers, et pour le moment ils ne demandaient rien de plus; mais s’ils s’exagéraient peut-être les succès obtenus, il est impossible de méconnaître la grande importance que cette campagne avait eue pour Ibn-abî-Amir lui-même. Voulant gagner l’affection de l’armée, qui peut-être avait encore une certaine défiance pour cet ex-cadi transformé en général, il lui avait prodigué l’or qu’il avait reçu à titre de subside, et pendant toute la durée de la campagne il avait tenu table ouverte. Son projet lui avait pleinement réussi. Officiers et soldats s’extasiaient sur l’affabilité du vizir, sur sa libéralité et jusque sur les talents de ses cuisiniers. Dorénavant il pouvait compter sur leur dévoûment; pourvu qu’il continuât à récompenser largement leurs services, ils étaient à lui de corps et d’âme[236].
VIII.
Au fur et à mesure que la puissance d’Ibn-abî-Amir augmentait, Moçhafî perdait de son crédit. Cet homme avait peu de mérite. Il était d’humble naissance, mais comme son père, un Berber du pays valencien, avait été le précepteur de Hacam, ce prince avait de bonne heure reporté sur le fils l’affection et l’estime qu’il avait eues pour le père. Moçhafî avait d’ailleurs les talents que Hacam appréciait le plus: il était homme de lettres et poète. Sa fortune avait été merveilleuse. D’abord secrétaire intime de Hacam, il était devenu successivement colonel du deuxième régiment de la Chorta, gouverneur de Majorque et premier secrétaire d’Etat[237]. Mais il n’avait pas su se faire des amis. Il avait toute la morgue d’un parvenu; son insupportable orgueil blessait les nobles qui le méprisaient à cause de sa basse extraction. Devenu premier ministre, il avait semblé d’abord vouloir se corriger de ce défaut; mais bientôt après il avait repris ses manières hautaines[238]. Sa probité était plus que suspecte. Peu de fonctionnaires, il est vrai, étaient alors à l’abri d’un tel reproche; aussi lui eût-on pardonné peut-être ses concussions manifestes, s’il eût consenti à partager ses dépouilles avec d’autres; mais il gardait tout pour lui, et c’est ce qu’on ne lui pardonnait pas[239]. On l’accusait en outre de népotisme; presque tous les postes importants étaient entre les mains de ses fils et de ses neveux[240]. Quant aux talents requis dans un homme d’Etat, Moçhafî n’en possédait aucun. Dans toutes les circonstances qui sortaient du commun des choses, il ne savait jamais que résoudre ou que faire; d’autres personnes devaient alors penser et agir pour lui, et ordinairement il s’adressait à Ibn-abî-Amir. Ce dernier se contenterait-il longtemps du rôle de confident et de conseiller que Moçhafî lui faisait jouer? Des esprits clairvoyants en doutaient; ils croyaient s’apercevoir que le moment n’était pas loin où Ibn-abî-Amir voudrait être premier ministre de nom, comme il l’était de fait.
Ils ne se trompaient pas. Ibn-abî-Amir avait déjà résolu de faire tomber Moçhafî; il y travaillait activement mais sourdement. Il ne changea rien à sa conduite envers son collègue; il continua à lui témoigner le même respect que par le passé; mais en secret il le contrariait en toutes choses et ne perdait aucune occasion pour appeler l’attention d’Aurore sur son incapacité et sur les fautes qu’il commettait[241]. Moçhafî ne se doutait de rien; ce n’était pas Ibn-abî-Amir qui lui inspirait des craintes, il le croyait au contraire son meilleur ami, mais c’était Ghâlib, le gouverneur de la Frontière inférieure, qui exerçait sur les troupes une influence illimitée[242]. En effet, Ghâlib haïssait et méprisait Moçhafî, et il ne s’en cachait pas. Justement fier des lauriers qu’il avait cueillis sur je ne sais combien de champs de bataille, il s’indignait de ce qu’un homme de rien et qui n’avait jamais tiré l’épée fût premier ministre. Il disait hautement que ce poste lui appartenait. En apparence il obéissait encore à Moçhafî; mais par sa conduite tout au moins ambiguë il montrait assez que le gouvernement n’avait pas à compter sur lui. Depuis la mort de Hacam il faisait la guerre contre les chrétiens avec une mollesse qui formait un bizarre contraste avec l’énergie bien connue de son caractère. Il ne trahissait pas encore, il ne s’était pas encore mis en révolte ouverte, il n’avait pas encore appelé les chrétiens à son aide, mais sa conduite donnait à penser qu’avant peu il ferait tout cela, et s’il le faisait, la chute du premier ministre était inévitable. Comment celui-ci aurait-il pu résister au meilleur général et aux meilleurs soldats de l’empire, qui seraient secondés par les Léonais et les Castillans? D’ailleurs, au moindre échec qu’il éprouverait, ses nombreux ennemis saisiraient l’occasion aux cheveux pour lui faire perdre son poste, ses richesses, sa tête peut-être.
Moçhafî avait assez de perspicacité pour ne pas s’aveugler sur le péril qui le menaçait, et dans son angoisse il demanda conseil à ses vizirs et surtout à Ibn-abî-Amir. On lui répondit qu’il devait se concilier l’amitié de Ghâlib à quelque prix que ce fût. Il y consentit, et alors Ibn-abî-Amir s’offrit pour médiateur. La campagne qui allait s’ouvrir, disait-il, lui fournirait l’occasion de s’aboucher avec le gouverneur de la Frontière inférieure, et ce cas échéant, il se faisait fort d’amener la réconciliation que Moçhafî désirait.
Telles étaient ses paroles, mais il méditait un tout autre projet. Dans l’espoir d’arriver à un but éclatant, les voies tortueuses ne répugnaient pas à son ambition, et au lieu de tâcher de rapprocher les deux rivaux, il songeait au contraire au moyen de les brouiller encore davantage. Il agit en conséquence. Assurant toujours Moçhafî de son entier dévoûment à ses intérêts, il vantait à Aurore les grands talents de Ghâlib; il lui répétait à chaque instant qu’on ne pouvait se passer des services de ce général, et qu’il fallait se l’attacher en lui donnant un plus haut titre que ceux qu’il avait déjà. Ses menées portèrent leur fruit. Grâce à l’influence d’Aurore, Ghâlib fut promu à la dignité de Dhou-’l-vizâratain (chef de l’administration militaire et civile) et de généralissime de toute l’armée de la Frontière; mais Moçhafî ne s’était pas opposé à cette mesure, il y avait concouru au contraire, car Ibn-abî-Amir lui avait dit que ce serait un premier pas vers une réconciliation.
Le 23 mai, un mois seulement après son retour à Cordoue, Ibn-abî-Amir, qui venait d’être nommé généralissime de l’armée de la capitale, entreprit sa seconde expédition. A Madrid il eut une entrevue avec Ghâlib. Il se montra envers lui plein d’égards et de déférence, et gagna son cœur en lui disant qu’il considérait Moçhafî comme tout à fait indigne du poste élevé qu’il occupait. Bientôt une alliance étroite s’établit entre les deux généraux, qui résolurent de travailler de concert à la chute de Moçhafî. Puis, ayant franchi la frontière, ils prirent la forteresse de Mola[243], où ils firent beaucoup de butin et de prisonniers. La campagne finie, ils prirent congé l’un de l’autre; mais au moment où ils allaient se séparer, Ghâlib dit encore à son nouvel ami: «Cette expédition a été couronnée d’un plein succès; elle vous procurera une grande renommée, et la cour s’en réjouira tant qu’elle ne songera pas à scruter vos intentions ultérieures. Profitez de cette circonstance; ne quittez pas le palais avant d’avoir été nommé préfet de la capitale à la place du fils de Moçhafî.» Ibn-abî-Amir ayant promis de se souvenir de ce conseil, il reprit la route de Cordoue, tandis que Ghâlib retournait dans son gouvernement.
A vrai dire l’honneur de la campagne revenait à Ghâlib. C’est lui qui avait tout dirigé, tout ordonné, et Ibn-abî-Amir, qui n’en était encore qu’à son apprentissage en fait d’expéditions militaires, s’était bien gardé de contredire en quoi que ce fût ce général expérimenté et vieilli dans le métier des armes. Mais Ghâlib lui-même, qui voulait pousser son jeune allié, présenta les choses sous un tout autre jour. Il s’empressa d’écrire au calife qu’Ibn-abî-Amir avait fait des merveilles; que c’était à lui seul qu’on était redevable des succès obtenus, et qu’il avait droit à une récompense éclatante. Cette lettre, que la cour avait déjà reçue avant le retour d’Ibn-abî-Amir, l’avait disposée en sa faveur. Aussi obtint-il sans trop de peine d’être nommé préfet de la capitale en remplacement du fils de Moçhafî. Comment pouvait-on refuser quelque chose à un général qui revenait vainqueur pour la seconde fois, et dont le plus grand guerrier de l’époque vantait les talents et la bravoure? Et puis, l’on faisait bon marché du fils de Moçhafî, qui ne devait son élévation qu’au crédit de son père, et qui, loin de la justifier par sa conduite, s’en était montré tout à fait indigne[244]. En effet, son avidité était telle que, pour peu qu’on lui donnât de l’argent, il fermait volontiers les yeux sur toutes choses, même sur les crimes les plus abominables. On disait avec raison qu’il n’y avait plus de police à Cordoue, que les brigands de haut et de bas étage pouvaient tout oser, qu’il fallait veiller toute la nuit pour ne pas être dépouillé ou massacré dans sa demeure, en un mot, que les habitants d’une ville frontière couraient moins de périls que les habitants de la résidence du calife.
Muni de son diplôme de préfet et vêtu de la pelisse d’honneur dont on l’avait gratifié, Ibn-abî-Amir se rendit sur-le-champ à l’hôtel de la préfecture. Mohammed-Moçhafî y siégeait entouré de toute la pompe qui appartenait à son rang. Son successeur lui montra l’ordre du calife et lui dit qu’il pouvait se retirer. Il obéit en soupirant.
A peine installé dans son nouvel emploi, Ibn-abî-Amir prit les mesures les plus énergiques pour rétablir la sécurité dans la capitale. Il annonça aux agents de police qu’il avait la ferme intention de sévir contre tous les malfaiteurs sans acception de personnes, et il les menaça des peines les plus sévères s’ils se laissaient corrompre. Intimidés par sa fermeté et sachant d’ailleurs qu’il exerçait sur eux la surveillance la plus active, les agents firent désormais leur devoir. On s’en aperçut bientôt dans la capitale. Les vols et les meurtres devenaient de plus en plus rares; l’ordre et la sécurité renaissaient; les honnêtes gens pouvaient dormir tranquilles, la police était là et veillait. Au reste, le préfet montra par un éclatant exemple qu’il avait parlé sérieusement alors qu’il avait dit qu’il n’épargnerait personne. Son propre fils ayant commis un forfait et étant tombé entre les mains de la police, il lui fit donner tant de coups de courroie que le jeune homme expira peu de temps après le châtiment qu’il avait subi.
Cependant Moçhafî avait enfin ouvert les yeux. La destitution de son fils, résolue en son absence et à son insu, ne lui permettait plus de douter de la duplicité d’Ibn-abî-Amir. Mais que pouvait-il contre lui? Son rival était déjà beaucoup plus puissant. Il s’appuyait sur la sultane, dont on le disait l’amant, et sur les grandes familles qui, attachées aux Omaiyades par les liens de la clientèle, se transmettaient de père en fils les emplois de la cour, et qui aimaient beaucoup mieux voir à la tête des affaires un homme de bonne maison, tel qu’Ibn-abî-Amir, qu’un parvenu qui les avait blessés par un orgueil ridicule et que rien ne justifiait[245]. Il pouvait compter d’ailleurs sur l’armée, qui s’attachait de plus en plus à lui, et sur la population de la capitale, qui lui était profondément reconnaissante à cause de la sécurité qu’il lui avait rendue. Qu’est-ce que Moçhafî pouvait opposer à tout cela? Rien, si ce n’était l’appui de quelques individus isolés qui lui devaient leur fortune, mais sur la gratitude desquels il n’y avait pas beaucoup à compter. Dans cette lutte de la médiocrité contre le génie, les forces étaient par trop inégales. Moçhafî le comprit; il sentit qu’il ne lui restait qu’un seul moyen de salut, et il résolut de gagner Ghâlib, n’importe à quel prix.
Il lui écrivit donc; il lui fit les promesses les plus brillantes, les plus propres à le séduire, et, pour sceller leur alliance, il lui demanda la main de sa fille Asmâ pour son propre fils Othmân. Le général se laissa éblouir. Oubliant sa haine, il répondit au ministre qu’il acceptait ses offres et qu’il consentait au mariage proposé. Moçhafî se hâta de le prendre au mot, et le contrat de mariage était déjà dressé et signé, lorsqu’Ibn-abî-Amir eut vent de ces menées qui contrariaient tous ses projets. Sans perdre un instant, il fit jouer, pour faire échouer les plans de son collègue, tous les ressorts qu’il pouvait mettre en mouvement. A sa demande les personnages les plus influents de la cour écrivirent à Ghâlib; il lui écrivit lui-même pour lui dire que Moçhafî lui tendait un piége, pour lui rappeler tous les griefs qu’il avait contre ce ministre, pour le conjurer de rester fidèle aux promesses qu’il lui avait faites pendant la dernière campagne. Quant au mariage projeté, il disait que si Ghâlib désirait pour sa fille une alliance honorable, il ne devait pas la donner au fils d’un parvenu, mais à lui, Ibn-abî-Amir.
Ghâlib se laissa persuader qu’il avait eu tort. Il fit savoir à Moçhafî que le mariage dont il avait été question ne pouvait pas avoir lieu, et dans le mois d’août ou de septembre un nouveau contrat fut dressé et signé en vertu duquel Asmâ deviendrait l’épouse d’Ibn-abî-Amir.
Peu de temps après, le 18 septembre, ce dernier se mit de nouveau en campagne. Il prit le chemin de Tolède, et, ayant réuni ses forces à celles de son futur beau-père, il enleva aux chrétiens deux châteaux ainsi que les faubourgs de Salamanque. Après son retour il reçut le titre de Dhou-’l-vizâratain avec un traitement de quatre-vingts pièces d’or par mois. Le hâdjib lui-même ne touchait pas davantage.
Cependant le temps fixé pour son mariage approchait, et le calife, ou plutôt sa mère, laquelle, si elle était réellement l’amante d’Ibn-abî-Amir, n’était pas jalouse du moins, envoya à Ghâlib l’invitation de venir à Cordoue avec sa fille. Quand il y fut arrivé, il fut comblé d’honneurs. On lui donna le titre de hâdjib, et comme il était Dhou-’l-vizâratain et que Moçhafî ne l’était pas, il était dorénavant le premier dignitaire de l’empire. Aussi occupait-il la première place dans les séances solennelles, et alors il avait Moçhafî à sa droite et Ibn-abî-Amir à sa gauche[246].
Le mariage de ce dernier et d’Asmâ fut célébré le jour de l’an, fête chrétienne, mais à laquelle les musulmans prenaient part aussi. Le calife s’étant chargé de tous les frais, les festins furent d’une incomparable magnificence, et les Cordouans ne se rappelaient pas d’avoir jamais vu un cortége aussi superbe que celui qui entourait Asmâ au moment où elle sortait du palais califal pour se rendre à celui de son fiancé.
Ajoutons que ce mariage, bien que l’intérêt en eût été le motif, fut cependant heureux. Asmâ joignait un esprit fort cultivé à une beauté attrayante; elle sut captiver le cœur de son époux, et celui-ci lui donna toujours la préférence sur ses autres femmes.
Quant à Moçhafî, depuis que Ghâlib avait repoussé son alliance, il se sentait perdu. Le vide se faisait autour de lui. Ses créatures le quittaient pour aller encenser son rival. Autrefois, quand il se rendait au palais, on se disputait l’honneur de l’accompagner; maintenant il y allait seul. Son pouvoir était nul. Les mesures les plus importantes se prenaient à son insu. L’infortuné vieillard voyait approcher l’orage, et il l’attendait avec une morne résignation. L’affreuse catastrophe arriva plus tôt encore qu’il ne l’avait cru. Le lundi 26 mars de l’année 978[247], lui, ainsi que ses fils et ses neveux, furent destitués de toutes leurs fonctions et dignités. L’ordre fut donné de les arrêter et de mettre leurs biens sous le séquestre, jusqu’à ce qu’ils eussent été reconnus innocents du crime de malversation dont on les accusait[248].
Bien qu’un tel événement ne put le surprendre, Moçhafî en fut cependant profondément ému. Sa conscience n’était pas tranquille. Mainte injustice qu’il avait commise pendant sa longue carrière lui revenait à l’esprit et l’oppressait. Quand il prit congé de sa famille: «Vous ne me reverrez pas vivant, dit-il; la terrible prière a été exaucée; depuis quarante ans j’attends ce moment!» Interrogé sur le sens de ces paroles énigmatiques: «Quand Abdérame régnait encore, dit-il, je fus chargé d’informer contre un accusé et de le juger. Je le trouvai innocent; mais j’avais mes raisons pour dire qu’il ne l’était pas, de sorte qu’il dut subir une peine infamante, qu’il perdit ses biens et qu’il resta longtemps en prison. Or une nuit que je dormais j’entendis une voix qui me criait: «Rends la liberté à cet homme! Sa prière a été exaucée, et un jour le sort qui l’a frappé te frappera aussi.» Je m’éveillai en sursaut et plein de frayeur. Je fis venir cet homme et je le priai de me pardonner. Il refusa de le faire. Alors je le conjurai de me dire au moins s’il avait adressé à l’Eternel une prière qui me concernait.—Oui, me répondit-il; j’ai prié Dieu de te faire mourir dans un cachot aussi étroit que celui où tu m’as fait gémir si longtemps.—Je me repentis alors de mon injustice et je rendis la liberté à celui qui en avait été la victime. Mais le remords venait trop tard[249]!»
Les accusés furent conduits à Zahrâ, où se trouvait la prison d’Etat. Le général Hichâm-Moçhafî, un neveu du ministre, qui avait blessé Ibn-abî-Amir en s’attribuant l’honneur des succès remportés dans la dernière campagne, fut la première victime du ressentiment de cet homme puissant. A peine arrivé dans la prison, il fut mis à mort[250].
Le conseil d’Etat fut chargé d’instruire le procès de Moçhafî. Il dura fort longtemps. Les preuves ne manquaient pas pour établir que pendant son ministère Moçhafî s’était rendu coupable de malversation; par conséquent ses biens furent confisqués en partie, et son magnifique palais dans le quartier de Roçâfa fut vendu au plus offrant. Mais des accusations nouvelles surgissaient sans cesse contre lui, et les vizirs, qui voulaient par là plaire à Ibn-abî-Amir, les accueillaient avec empressement. Condamné ainsi à différentes reprises et pour plusieurs forfaits, Moçhafî fut dépouillé peu à peu de tout ce qu’il possédait, et cependant les vizirs, qui croyaient qu’il avait encore quelque chose qu’on pût lui extorquer, continuaient à le vexer et à l’accabler d’outrages[251]. La dernière fois qu’il fut assigné à comparaître par-devant ses juges, il était tellement affaibli par l’âge, la captivité et le chagrin, qu’il avait de la peine à faire le long trajet de Zahrâ à l’hôtel du vizirat, et cependant son impitoyable gardien ne cessait de lui répéter d’un ton bourru qu’il lui fallait presser le pas et ne pas faire attendre le conseil. «Doucement, mon fils, lui dit alors le vieillard; tu veux que je meure et tu obtiendras ton désir. Ah! je voudrais pouvoir acheter la mort, mais Dieu y a mis un prix excessif!» Puis il improvisa ces vers:
Ne te fie jamais à la fortune, car elle est variable! Naguère encore les lions me craignaient, et maintenant je tremble à la vue d’un renard. Ah! quelle honte pour un homme de cœur que d’être obligé d’implorer la clémence d’un scélérat!
Quand il fut arrivé devant ses juges, il s’assit dans un coin de la salle sans saluer personne, ce que voyant: «Ton éducation a-t-elle donc été si mauvaise, lui cria le vizir Ibn-Djâbir, un complaisant d’Ibn-abî-Amir, que tu ignores même les lois les plus simples de la politesse?» Moçhafî garda le silence; mais comme Ibn-Djâbir continuait à lui lancer des injures: «Toi-même, dit-il enfin, tu manques aux égards que tu me dois; tu paies mes bienfaits d’ingratitude, et tu oses encore me dire que je manque aux lois de la politesse?» Un peu déconcerté par ces paroles, mais recouvrant aussitôt son audace: «Tu mens! lui cria Ibn-Djâbir; je te devrais des bienfaits, moi? Bien au contraire,» et il se mit à énumérer les griefs qu’il avait contre lui. Quand il eut fini: «Ce n’est pas pour ces choses-là que je te demande de la reconnaissance, lui répliqua Moçhafî; mais il n’en est pas moins vrai que lorsque tu t’étais approprié des sommes qui t’avaient été confiées et que le feu calife (Dieu aie son âme!) voulait te faire couper la main droite, j’ai demandé et obtenu ta grâce.» Ibn-Djâbir nia le fait et jura que c’était une calomnie infâme. «Je conjure tous ceux qui savent quelque chose là-dessus, s’écria alors le vieillard dans son indignation, de déclarer si j’ai dit vrai ou non. Oui, il y a du vrai dans ce que vous dites, lui répliqua le vizir Ibn-Iyâch; cependant, dans les circonstances où vous êtes, vous auriez mieux fait de ne pas rappeler cette vieille histoire.—Vous avez raison peut-être, lui répondit Moçhafî; mais cet homme m’a fait perdre patience, et j’ai dû dire ce que j’avais sur le cœur.»
Un autre vizir, Ibn-Djahwar, avait écouté cette discussion avec une répugnance croissante. Quoiqu’il n’aimât pas Moçhafî et qu’il eût même concouru à sa chute, il savait cependant qu’on doit des égards même à ses ennemis, et surtout à ses ennemis vaincus. Prenant maintenant la parole, il dit à Ibn-Djâbir d’un ton d’autorité que justifiaient de longs services et un nom aussi ancien et presque aussi illustre que celui de la dynastie elle-même: «Ne savez-vous donc pas, Ibn-Djâbir, que celui qui a eu le malheur d’encourir la disgrâce du monarque ne doit pas saluer les grands dignitaires de l’Etat? La raison en est évidente, car si ces dignitaires lui rendent son salut, ils manquent à leur devoir envers le sultan, et s’ils ne le lui rendent pas, ils manquent à leur devoir envers l’Eternel. Un homme qui est tombé en disgrâce ne doit donc pas saluer, Moçhafî sait cela.»
Tout honteux de la leçon qu’il venait de recevoir, Ibn-Djâbir garda le silence, tandis qu’un faible rayon de joie brilla dans les yeux presque éteints du malheureux vieillard.
On procéda ensuite à l’interrogatoire. Comme on produisait contre Moçhafî de nouvelles charges afin de lui extorquer encore une fois de l’argent: «Je jure par tout ce qu’il y a de plus sacré, s’écria-t-il, que je ne possède plus rien! Dussé-je être coupé par morceaux, je ne pourrais vous donner un seul dirhem!» On le crut, et on donna l’ordre de le reconduire à la prison[252].
A partir de cette époque, il fut tour à tour libre et prisonnier, mais toujours malheureux. Ibn-abî-Amir semblait prendre un barbare plaisir à le tourmenter, et l’on s’explique difficilement la haine implacable qu’il avait vouée à cet homme médiocre et qui n’était plus en état de lui nuire. Tout ce que l’on peut conjecturer à ce sujet, c’est qu’il ne pouvait lui pardonner le crime inutile qu’il l’avait forcé de commettre alors qu’il lui avait ordonné de tuer Moghîra. Quoi qu’il en soit, il le traînait à sa suite partout où il allait, sans même lui fournir de quoi pourvoir à ses besoins. Un secrétaire du ministre racontait que pendant une campagne il vit une nuit Moçhafî à côté de la tente de son maître, tandis que son fils Othmân lui donnait à boire, faute de mieux, un mauvais mélange d’eau et de farine[253]. Le chagrin et le désespoir le minaient et le rongeaient, et il exhalait sa douleur dans des poèmes aussi harmonieux que touchants. Mais quoiqu’il eût dit un jour à son gardien qu’il désirait la mort, il se cramponnait à la vie avec une ténacité singulière, et de même qu’il avait manqué de perspicacité et d’énergie alors qu’il était encore au pouvoir, il manquait de dignité dans son malheur. Pour fléchir le renard, il s’abaissait aux demandes les plus humiliantes. Une fois il le supplia de lui confier l’éducation de ses enfants. Ibn-abî-Amir, qui ne concevait pas que l’on pût perdre jusqu’à ce point le respect de soi-même, ne vit qu’une ruse dans cette prière. «Il veut flétrir ma réputation et me faire passer pour un nigaud, dit-il. Bien des gens m’ont vu jadis à la porte de son palais, et pour le leur rappeler, il veut qu’on le voie à présent dans la cour du mien[254].»
Pendant cinq ans Moçhafî traîna ainsi une triste et pénible existence. Comme il semblait s’obstiner, en dépit de son grand âge et des nombreux dégoûts dont on l’abreuvait, à ne pas mourir, on lui ôta enfin la vie, soit en l’étranglant, soit en l’empoisonnant, car les auteurs arabes ne sont pas d’accord là-dessus[255]. Quand il eut appris que son ancien rival avait cessé de vivre, Ibn-abî-Amir chargea deux de ses employés de prendre soin de l’inhumation. L’un d’eux, le secrétaire Mohammed ibn-Ismâîl, raconte ainsi la scène dont il avait été témoin: «Je trouvai que le cadavre ne présentait aucune trace de violence. Il était couvert seulement d’un vieux manteau qui appartenait à un porte-clefs. Un laveur que mon collègue, Mohammed ibn-Maslama, avait fait venir, lava le corps (je n’exagère rien) sur le battant d’une vieille porte qui avait été arrachée de ses gonds. Ensuite nous portâmes le brancard au tombeau, accompagnés seulement de l’imâm de la mosquée que nous avions chargé de réciter les prières des morts. Aucun passant n’osa jeter les yeux sur le cadavre. C’était pour moi une frappante leçon. Que l’on se figure que dans le temps où Moçhafî était encore tout-puissant, j’avais à lui remettre une requête destinée à lui seul. Je m’étais placé sur son passage; mais son cortége était si nombreux et les rues étaient d’ailleurs tellement encombrées de gens qui désiraient le voir et le saluer, qu’il me fut impossible, quelques efforts que je fisse, de m’approcher de lui, et que je fus obligé de confier ma requête à un de ses secrétaires qui chevauchaient à côté de l’escorte et qui étaient chargés de recevoir les écrits de ce genre. Au retour je comparais cette scène à celle dont je venais d’être témoin, et, réfléchissant à l’inconstance de la fortune, je sentais quelque chose qui m’oppressait et qui m’empêchait de respirer[256].»
IX.
Le jour même où Moçhafî avait été destitué et arrêté, Ibn-abî-Amir avait été promu à la dignité de hâdjib[257]. Dorénavant il partageait donc l’autorité suprême avec son beau-père, et sa puissance était si grande qu’il pouvait sembler téméraire de lui résister. On l’osa cependant. Le parti qui avait voulu donner la couronne à un autre qu’au jeune fils de Hacam II et dont l’eunuque Djaudhar était l’âme, existait encore, les vers satiriques que l’on chantait dans les rues de Cordoue en dépit de la police, ne l’attestaient que trop. Ibn-abî-Amir ne tolérait pas la moindre allusion à la liaison trop étroite peut-être qui existait entre lui et la sultane; il fit même mettre à mort une chanteuse à laquelle son maître, qui voulait la vendre au ministre, avait appris un chant d’amour sur Aurore[258]; et cependant on fredonnait dans la rue des vers tels que ceux-ci:
Le monde touche à sa fin; tout va périr, car les choses les plus détestables se passent. Le calife est à l’école et sa mère est grosse du fait de ses deux amants[259].
Tant qu’on se bornait à chansonner la cour, le péril n’était pas fort grand; mais Djaudhar osa aller plus loin. De concert avec le président du tribunal d’appel, Abdalmélic ibn-Mondhir, il ourdit un complot dont le but était d’assassiner le jeune calife et de placer sur le trône un autre petit-fils d’Abdérame III, à savoir Abdérame ibn-Obaidallâh. Une foule de cadis, de faquis et d’hommes de lettres, parmi lesquels on remarquait l’ingénieux poète Ramâdî, trempèrent dans cette conspiration. Ramâdî portait à Ibn-abî-Amir une haine mortelle. Il avait été l’ami de Moçhafî et il était du petit nombre de ceux qui lui étaient restés fidèles alors même que la fortune lui eut tourné le dos. Il brûlait maintenant du désir de le venger, et il avait composé contre Ibn-abî-Amir des satires virulentes[260].
Les conjurés comptaient sur le succès de leur entreprise, d’autant plus que le vizir Ziyâd ibn-Aflah, qui remplissait alors le poste de préfet de la capitale, y connivait. Aussi étaient-ils convenus avec lui du jour et de l’heure où ils exécuteraient leur dessein. Djaudhar, qui n’était plus à la cour, mais qui, grâce à l’emploi qu’il avait eu, pouvait encore facilement approcher du souverain, s’était chargé d’assassiner ce dernier, et immédiatement après, ses complices proclameraient Abdérame IV.
Au jour fixé, lorsque le préfet eut quitté le palais califal pour retourner vers sa demeure qui était située à l’extrémité de la ville, et qu’en partant il eut emmené tous ses agents avec lui, Djaudhar demanda et obtint une audience. Arrivé en présence du calife, il tâcha de le poignarder; mais un certain Ibn-Arous, qui se trouvait dans la salle, se jeta sur lui avant qu’il eût pu accomplir son projet. Une lutte s’engagea pendant laquelle Djaudhar eut ses vêtements déchirés; mais Ibn-Arous ayant appelé les gardes à son secours, ceux-ci arrêtèrent l’eunuque. Peu de temps après, Ziyâd ibn-Aflah, qui avait entendu dire que le complot avait échoué, arriva en toute hâte au palais. Ibn-Arous lui reprocha sa nonchalance, et lui donna assez clairement à entendre qu’il le croyait complice du crime que Djaudhar avait voulu commettre; mais le préfet s’excusa de son mieux, protesta de sa fidélité au monarque, et, voulant démentir par son zèle les soupçons qui pesaient sur lui, il fit arrêter sur-le-champ les personnes suspectes, en ordonnant de les conduire, de même que Djaudhar, à la prison de Zahrâ[261].
On instruisit aussitôt le procès des conspirateurs, et le jugement ne se fit pas attendre. Le président du tribunal d’appel fut déclaré coupable du crime de haute trahison; mais ses juges n’indiquèrent pas avec précision la peine qu’il devrait subir; ils déclarèrent seulement qu’il tombait dans les termes de ce verset du Coran: «Voici quelle sera la récompense de ceux qui combattent Dieu et son apôtre, et qui emploient toutes leurs forces à commettre des désordres sur la terre: vous les mettrez à mort ou vous leur ferez subir le supplice de la croix; vous leur couperez les mains et les pieds alternés; ils seront chassés de leur pays.» Dans ce verset, on le voit, l’énonciation des peines est fort vague; aussi le tribunal laissa-t-il au calife le choix de celle qu’il fallait appliquer. Dans les circonstances données, c’était donc au conseil d’Etat de prononcer, et dans cette assemblée, dont il était membre, Ziyâd ibn-Aflah, qui faisait tous ses efforts pour regagner la faveur d’Ibn-abî-Amir, opina le premier à appliquer la peine la plus grave. Son avis prévalut, et Abdalmélic ibn-Mondhir subit le suplice de la croix. Le prétendant Abdérame fut aussi mis à mort[262]. Quant à Djaudhar, nous ignorons ce que l’on décida à son égard; mais tout porte à croire qu’il fut crucifié. Le sort de Ramâdî, quoique nullement enviable, fut cependant moins dur. Ibn-abî-Amir, qui voulait l’exiler, se laissa fléchir par les prières des amis du poète; mais tout en lui permettant de rester à Cordoue, il mit à cette grâce une restriction cruelle: il fit proclamer par des hérauts que quiconque lui adresserait la parole serait sévèrement puni. Condamné ainsi à un mutisme perpétuel, le pauvre poète errait dorénavant comme un mort (c’est l’expression d’un auteur arabe) au milieu de la foule qui encombrait les rues de la capitale[263].
Cette conspiration avait prouvé au ministre que ses ennemis les plus acharnés se trouvaient précisément dans les rangs de ceux qui avaient étudié à ses côtés les belles-lettres, la théologie et le droit. Etait-ce un effet de la jalousie? En partie, oui; naguère encore leur égal et leur condisciple, Ibn-abî-Amir était monté trop haut pour que les faquis et les hommes de loi ne lui portassent pas envie. Mais ce n’était pas là le seul, ni même le principal motif de l’aversion qu’il leur inspirait: ils le haïssaient surtout à cause des principes religieux qu’ils lui attribuaient. Si l’on en excepte quelques penseurs hardis et quelques poètes esprits forts, les hommes élevés à l’école des professeurs de Cordoue étaient très-attachés à l’islamisme. Or Ibn-abî-Amir passait, à tort ou à raison, pour un musulman assez tiède. On ne pouvait lui adresser le reproche d’afficher des sentiments libéraux en matière de foi, il était trop prudent pour le faire; mais on disait qu’il aimait la philosophie et qu’en secret il cultivait beaucoup cette science. C’était en ce temps-là une accusation terrible. Ibn-abî-Amir le sentait. Philosophe ou non, il était avant tout homme d’Etat, et voulant ôter à ses ennemis l’arme redoutable dont ils se servaient contre lui, il résolut de montrer, par un acte éclatant d’orthodoxie, qu’il était bon musulman. Ayant donc fait venir les ulémas les plus considérés, tels qu’Acîlî, Ibn-Dhacwân et Zobaidî, il les conduisit dans la grande bibliothèque de Hacam II, où il leur dit qu’ayant formé le dessein d’anéantir les livres qui traitaient de philosophie, d’astronomie ou d’autres sciences prohibées par la religion, il les priait de faire eux-mêmes le triage. Ils se mirent aussitôt à l’œuvre; puis, quand ils eurent rempli leur tâche, le ministre fit jeter les livres condamnés dans un grand feu, et, afin de montrer son zèle pour la foi, il en brûla quelques-uns de ses propres mains[264].
C’était à coup sûr un acte de vandalisme, Ibn-abî-Amir était trop éclairé pour ne pas en juger ainsi lui-même, mais il n’en produisit pas moins un excellent effet parmi les ulémas et le bas peuple, d’autant plus que le ministre se montra depuis lors l’ennemi des philosophes[265] et le soutien de la religion. Il entourait les ulémas d’égards et d’hommages, les comblait de faveurs[266], et écoutait leurs pieuses exhortations, si longues qu’elles fussent parfois, avec une attention et une patience tout à fait édifiantes[267]. Il fit plus encore: il se mit à copier le Coran de ses propres mains, et désormais, quand il se mettait en voyage, il prenait toujours cette copie avec lui[268].
S’étant créé ainsi une réputation d’orthodoxie, réputation que bientôt on n’osa plus contester, tant elle était bien établie, il tourna son attention sur le calife, qui, à mesure qu’il avançait en âge, devenait plus à craindre pour lui.
Selon le témoignage de son précepteur Zobaidî, Hichâm II avait annoncé dans son enfance les dispositions les plus heureuses; tout ce qu’on lui enseignait, il l’apprenait avec une étonnante facilité, et il avait le jugement plus solide que la plupart des enfants de son âge[269]. Mais quand tout jeune encore il fut monté sur le trône, sa mère et Ibn-abî-Amir s’appliquèrent à étouffer systématiquement ses facultés. Nous n’oserions affirmer qu’ils lui aient fait goûter prématurément les jouissances du harem, car, bien que la circonstance que Hichâm n’eut jamais d’enfants donne un certain degré de vraisemblance à une telle supposition, elle ne s’appuie cependant sur aucun témoignage; mais ce qui est certain, c’est qu’ils s’efforcèrent d’obscurcir son intelligence en le surchargeant d’exercices de dévotion, et qu’ils tâchèrent de lui persuader que, s’il régnait par lui-même, les affaires le distrairaient de la contemplation des choses divines et l’empêcheraient de travailler à son salut. Jusqu’à un certain point, ils avaient réussi en leur dessein: Hichâm faisait des bonnes œuvres, il lisait assidument le Coran, il priait, il jeûnait[270]; cependant son intelligence n’était pas encore assez matée pour qu’Ibn-abî-Amir fût tout à fait rassuré sur son compte, et ce qu’il redoutait surtout, c’est que tôt ou tard une autre personne ne s’emparât de l’esprit du jeune monarque et ne lui ouvrît les yeux sur sa véritable situation. Tant que les affaires d’Etat se traiteraient dans le palais califal, un tel péril était à craindre; pendant les allées et venues de tant de généraux et d’employés, un simple hasard pouvait mettre le calife en rapport avec un d’entre eux, et pour peu que cet individu fût ambitieux et adroit, il pourrait faire tomber le ministre en un clin d’œil. Un tel danger, il fallait le rendre impossible. Ibn-abî-Amir résolut donc que les affaires d’Etat se traiteraient ailleurs, et à cet effet il fit bâtir, à l’est de Cordoue[271], sur le Guadalquivir, une nouvelle ville avec un grand palais pour lui-même et d’autres palais pour les hauts dignitaires. En deux années cette ville, qui reçut le nom de Zâhira, fut achevée, et alors le ministre y fit transporter les bureaux du gouvernement. Zâhira reçut bientôt dans son enceinte une population fort nombreuse. Les hautes classes de la société quittèrent Cordoue ou Zahrâ pour se rapprocher de la source d’où découlaient toutes les faveurs; les marchands y affluèrent aussi, et en peu de temps l’étendue de Zâhira devint telle, que ses faubourgs touchaient ceux de Cordoue.
Dorénavant il était facile de surveiller le calife et de l’exclure de toute participation aux affaires; cependant le ministre ne négligea rien pour rendre son isolement aussi complet que possible. Non content de l’entourer de gardes et d’espions, il fit d’ailleurs environner le palais califal d’une muraille et d’un fossé, et si quelqu’un osait en approcher, il le punissait de la façon la plus sévère. Hichâm était réellement prisonnier: il ne lui était pas permis de sortir de son palais, il ne pouvait prononcer une parole ni faire un mouvement sans que le ministre en fût instruit aussitôt, et il n’apprenait des affaires d’Etat que ce que celui-ci voulait bien lui en dire. Tant qu’il eut encore quelques ménagements à garder, Ibn-abî-Amir prétendit que le jeune monarque lui avait abandonné la conduite des affaires afin de pouvoir se livrer tout entier à ses exercices spirituels; mais plus tard, quand il se crut sûr de son fait, il ne se soucia plus de lui et défendit même de prononcer son nom[272].
A toutes ces mesures Ibn-abî-Amir voulut en joindre une autre, non moins importante: il résolut de réorganiser l’armée.
Deux motifs l’y poussaient, l’un patriotique, l’autre entièrement personnel: il voulait faire de l’Espagne l’un des premiers Etats de l’Europe et se débarrasser de son collègue Ghâlib. Or l’armée telle qu’elle était, c’est-à-dire composée en majorité d’Arabes d’Espagne, ne semblait propre ni à l’un ni à l’autre de ces deux projets.
L’organisation militaire[273] était sans doute défectueuse. Elle laissait trop de pouvoir aux chefs des djond, et elle mettait trop peu de soldats à la disposition du souverain. Il est vrai que celui-ci pouvait disposer, non-seulement des troupes tirées des djond, mais encore de celles des frontières, qui semblent avoir été les meilleures; toutefois la coutume voulait que celles-ci ne fussent appelées aux armes qu’en cas de besoin; elles ne faisaient pas partie de l’armée permanente[274]. Quant à cette dernière, elle était peu nombreuse. On n’y comptait que cinq mille cavaliers, quoique la cavalerie fût alors l’arme la plus considérée et celle dont dépendait le sort des batailles. D’ailleurs, ces troupes laissaient à désirer. Le voyageur Ibn-Haucal atteste du moins que les cavaliers andalous avaient mauvaise grâce, puisque, n’osant ou ne pouvant se servir de leurs étriers, ils laissaient pendre et flotter les jambes; et il ajoute qu’en général l’armée espagnole devait la plupart de ses victoires, non pas à la bravoure, mais à la ruse. Il est vrai que le témoignage de ce voyageur est un peu suspect. Comme il désirait que son souverain, le calife fatimide, entreprît la conquête de la Péninsule, il a peut-être parlé avec trop de dénigrement des troupes de ce pays; cependant il y a sans doute quelque chose de vrai dans ses assertions, et il est incontestable que les Arabes, amollis par le luxe et par un beau climat, avaient perdu peu à peu leur esprit martial. Ibn-abî-Amir ne pouvait donc espérer de faire avec une telle armée des conquêtes brillantes. D’ailleurs, il n’avait point de confiance en elle au cas où il voudrait la faire combattre contre Ghâlib, et cependant il prévoyait qu’une lutte entre lui et son collègue était inévitable. Ghâlib, il est vrai, lui avait été fort utile alors qu’il s’agissait de faire tomber Moçhafî; mais maintenant il ne pouvait plus lui servir à rien, et qui pis est, il l’incommodait. Ghâlib n’approuvait pas toujours les mesures qu’il jugeait convenable de prendre, et il le contrariait surtout au sujet de la réclusion du calife. Client d’Abdérame III et ardent royaliste, il s’affligeait et s’indignait en voyant que le petit-fils de son patron était gardé et enfermé comme un captif, comme un criminel. Ibn-abî-Amir, qui n’aimait pas la contradiction, était donc bien décidé à se débarrasser de son beau-père; mais comment y parvenir? Ghâlib n’était pas un homme comme Moçhafî, un homme que l’on pût renverser par une intrigue de cour: c’était un général illustre, et s’il déclarait qu’il voulait soustraire le souverain à la tyrannie de son ministre, il aurait pour lui presque toute l’armée, dont il était l’idole. Ibn-abî-Amir ne se faisait pas illusion à cet égard; il sentait que pour atteindre son but, il lui fallait d’autres troupes, des troupes qui fussent attachées à lui seul. En d’autres termes, il avait besoin de soldats étrangers. La Mauritanie et l’Espagne chrétienne les lui fournirent.
Jusque-là il s’était peu occupé de la Mauritanie. Par le séjour qu’il y avait fait en qualité de cadi suprême, il s’était convaincu que la possession de ces contrées lointaines et pauvres était pour l’Espagne plus onéreuse qu’utile, et, se conformant en ceci à la politique suivie par Moçhafî, il s’était borné à entretenir la garnison de Ceuta au complet. Quant au reste du pays, il en avait confié l’administration aux princes indigènes, en prenant soin toutefois de se les attacher par des largesses de tout genre[275]. Au point de vue espagnol, cette politique était sans doute bonne et sensée, mais pour la Mauritanie elle eut des suites funestes. Voyant ce pays abandonné à ses propres forces, Bologguîn, le vice-roi de l’Ifrîkia, l’envahit dans l’année 979[276]. Il remporta victoire sur victoire, et, chassant devant lui les princes qui reconnaissaient le calife omaiyade pour leur suzerain, il les contraignit à aller chercher un refuge derrière les remparts de Ceuta. Mais les triomphes de Bologguîn, loin de faire obstacle aux desseins d’Ibn-abî-Amir, les favorisaient au contraire. Les Berbers, accumulés dans Ceuta, s’y trouvaient fort à l’étroit, et comme le vainqueur leur avait enlevé presque tout ce qu’ils possédaient, ils ne savaient comment faire pour subsister. C’était pour le ministre espagnol une excellente occasion pour se procurer d’un seul coup un grand nombre d’excellents cavaliers; aussi ne la laissa-t-il pas échapper. Il écrivit aux Berbers pour leur dire que s’ils voulaient venir servir en Espagne, ils pouvaient être certains de ne manquer de rien et de recevoir une haute paye. Ils répondirent en foule à son appel. Un prince du Zâb, Djafar[277], que ses exploits avaient depuis longtemps rendu célèbre, se laissa gagner aussi par les brillantes promesses du ministre, et arriva en Espagne avec un corps de six cents cavaliers. Les Berbers n’eurent qu’à se louer de la résolution qu’ils avaient prise. Rien n’égalait la générosité d’Ibn-abî-Amir à leur égard. «Au moment où ces Africains arrivaient en Espagne, dit un historien arabe, leurs vêtements tombaient en lambeaux, et chacun d’eux ne possédait qu’une méchante haridelle; mais bientôt après, on les vit caracoler dans les rues revêtus des plus précieuses étoffes et montés sur les plus beaux coursiers, tandis qu’ils habitaient des palais dont ils n’avaient jamais vu les pareils, même dans leurs rêves[278].» Ils étaient très-avides; mais s’ils ne se lassaient pas de demander, Ibn-abî-Amir ne se lassait pas non plus de donner, et il était fort sensible à la reconnaissance qu’ils lui en témoignaient. Les protégeant envers et contre tous, il ne souffrait pas qu’on les offensât, ni même qu’on se moquât du jargon qu’ils parlaient lorsque parfois ils essayaient de s’exprimer en arabe, car ordinairement ils parlaient leur langue maternelle à laquelle les Arabes ne comprenaient pas un mot[279]. Un jour qu’il passait ses soldats en revue, un officier berber, nommé Wânzemâr, s’approcha de lui, et, écorchant l’arabe d’une terrible manière: «Ah, seigneur! lui dit-il, donnez-moi une demeure, je vous en prie, car je suis obligé de coucher à la belle étoile.—Comment, Wânzemâr, lui répondit le ministre, n’as-tu donc plus la grande maison que je t’ai donnée?—Vous m’en avez chassé, seigneur, vous m’en avez chassé par les bontés dont vous m’avez comblé. Vous m’avez fait cadeau d’un si grand nombre de terres, que toutes mes chambres sont en ce moment remplies de blé et qu’il n’y a plus de place pour moi. Peut-être me direz-vous que, si mon blé m’embarrasse, je n’ai qu’à le jeter par les fenêtres; mais veuillez vous rappeler, seigneur, que je suis un Berber, c’est-à-dire un homme qui naguère encore était obligé de supporter la misère et qui maintefois a été sur le point de mourir de faim. Un tel homme, vous le concevez, y regarde à deux fois avant qu’il jette son blé par les fenêtres.—Je ne dirai pas que tu sois un brillant orateur, répliqua le ministre en souriant, et cependant ton langage me semble plus disert et plus touchant que les discours les mieux tournés de mes savants académiciens.» Puis, s’adressant aux Andalous qui l’entouraient et qui avaient étouffé de rire tant que le Berber parlait: «Voilà, leur dit-il, la vraie manière de montrer sa reconnaissance, voilà le moyen d’obtenir des faveurs nouvelles! Cet homme dont vous riez vaut mieux que vous, mes beaux parleurs: il n’oublie pas les bienfaits qu’il a reçus, il ne prétend pas qu’on ne lui ait pas donné assez, comme vous le faites toujours.» Et il fit donner aussitôt à Wânzemâr un superbe hôtel[280].
L’Espagne chrétienne le pourvut aussi d’excellents soldats. Pauvres, avides et mauvais patriotes, les Léonais, les Castillans et les Navarrais se laissèrent facilement séduire par la haute paye que l’Arabe leur offrait, et une fois qu’ils avaient pris du service sous son drapeau, sa bienveillance, sa générosité et l’esprit de justice qui présidait à ses décisions envers eux le leur rendaient cher, d’autant plus que dans leur patrie ils n’étaient pas habitués à tant d’équité. Ibn-abî-Amir avait pour eux des attentions infinies. Dans son armée le dimanche était un jour de repos pour tous les soldats, quelle que fût leur religion, et s’il s’élevait quelque contestation entre un chrétien et un musulman, il favorisait toujours le chrétien[281]. Il n’est donc pas étonnant que les chrétiens lui fussent aussi attachés que les Berbers. Les uns et les autres étaient, pour ainsi dire, sa propriété. Ils avaient renié, oublié leur patrie, et l’Andalousie n’était pas devenue pour eux une patrie nouvelle; ils en comprenaient à peine la langue. Leur patrie, à eux, c’était le camp, et quoique payés par le trésor public, ils n’étaient pas au service de l’Etat, mais à celui d’Ibn-abî-Amir. C’est à lui qu’ils devaient leur fortune, c’est de lui qu’ils dépendaient, et ils se laissaient employer par lui contre qui que ce fût.
En même temps qu’il donnait ainsi aux étrangers la prépondérance dans l’armée, l’habile ministre changea l’organisation des troupes espagnoles, qui jadis avait fait leur force vis-à-vis du gouvernement. Depuis un temps immémorial, les tribus, avec leurs divisions et subdivisions, formaient autant de régiments, de compagnies et d’escouades. Ibn-abî-Amir abolit cet usage; il fit incorporer les Arabes dans les différents régiments, sans avoir égard à la tribu à laquelle ils appartenaient[282]. Un siècle auparavant, quand les Arabes étaient encore animés de l’esprit de corps, une telle mesure, qui impliquait un changement radical dans la loi du recrutement et qui ôtait à la noblesse les derniers débris de son pouvoir, aurait sans doute provoqué de violents murmures, et peut-être aurait-elle été le motif d’un soulèvement général; à présent elle s’exécuta sans obstacle, tant les temps étaient changés. L’ancienne division en tribus n’existait plus qu’à l’état de souvenir. Une foule d’Arabes ignoraient à quelle tribu ils appartenaient, et il régnait à cet égard une confusion qui faisait le désespoir des généalogistes. Hacam II, qui admirait et qui aimait le passé qu’il connaissait si bien, avait tâché, il est vrai, de faire renaître cette réminiscence d’un autre âge; il avait fait examiner les généalogies par des savants, et il avait voulu que chaque Arabe reprît sa place dans sa tribu[283]; mais ses efforts, contraires à la saine politique, avaient échoué contre l’esprit du siècle, car il y avait partout, sauf de rares exceptions, tendance à l’unité, à la fusion des races. En portant le dernier coup à l’ancienne division en tribus, Ibn-abî-Amir ne fit qu’achever le travail d’assimilation qu’Abdérame III avait entrepris et que le sentiment national approuvait.
Pendant qu’il se préparait ainsi à la guerre, Ibn-abî-Amir semblait encore vivre en bonne intelligence avec son beau-père. Mais celui-ci avait trop de pénétration pour se tromper sur le but des grands changements que son gendre opérait dans l’armée, et il était bien décidé à rompre avec lui. Or, un jour qu’ils se trouvaient ensemble sur la tour d’un château de la frontière, il se mit à l’accabler de reproches. Ibn-abî-Amir lui répondit avec non moins de vivacité, et leur altercation prit un tel caractère d’amertume, que Ghâlib s’écria dans sa fureur: «Chien que tu es! En t’arrogeant l’autorité suprême, tu prépares la chute de la dynastie!» Puis, tirant son épée, il se précipita sur lui en écumant de rage. Quelques officiers tâchèrent de le retenir; ils n’y réussirent qu’à moitié; Ghâlib blessa Ibn-abî-Amir, et dans sa frayeur celui-ci se jeta du haut de la tour. Heureusement pour lui, il put s’accrocher pendant sa chute à quelque chose de saillant, et c’est ce qui le sauva.
Après une telle scène la guerre était inévitable; aussi ne tarda-t-elle pas à éclater. Ghâlib se déclara le champion des droits du calife; une partie des troupes se rangea sous son drapeau, et il obtint d’ailleurs du secours des Léonais. On se livra plusieurs combats dans lesquels quelques-uns des personnages les plus marquants de la cour perdirent la vie. La dernière fois qu’on en fut venu aux mains, l’armée d’Ibn-abî-Amir était sur le point d’être mise en déroute, lorsque Ghâlib, qui chargeait à la tête de sa cavalerie, eut le malheur de heurter de la tête contre l’arçon de sa selle. Grièvement blessé, il tomba aussitôt de cheval, et ne le voyant plus, ses soldats et ses alliés chrétiens prirent la fuite, de sorte qu’Ibn-abî-Amir remporta une éclatante victoire. Parmi les cadavres on trouva celui de Ghâlib (981)[284].
Mais Ibn-abî-Amir ne se contenta pas de ce succès, si grand qu’il fût. Il voulait à la fois punir les Léonais de l’appui qu’ils avaient prêté à son rival, et montrer à ses compatriotes que, s’il avait créé une armée superbe, il l’avait fait non-seulement dans son propre intérêt, mais encore dans celui du pays. Il envahit donc le royaume de Léon, et lui fit éprouver un châtiment terrible. Son avant-garde, commandée par un prince du sang nommé Abdallâh, mais plus connu sous le sobriquet de Pierre Sèche[285], prit et saccagea Zamora (juillet 981). Il est vrai que les musulmans ne purent contraindre la citadelle à se rendre; mais ils s’en vengèrent en mettant à feu et à sang tout le pays d’alentour. Ils passèrent quatre mille chrétiens au fil de l’épée, firent un nombre égal de prisonniers, et dans un seul district ils détruisirent un millier de villages ou de hameaux, presque tous bien peuplés et remplis de cloîtres et d’églises. Ramire III, qui à cette époque comptait à peine vingt ans, conclut alors une alliance avec Garcia Fernandez, comte de Castille, et avec le roi de Navarre. Les trois princes marchèrent ensemble contre Ibn-abî-Amir, et lui livrèrent bataille à la Rueda, au sud-ouest de Simancas; mais ils furent battus, et l’importante forteresse de Simancas tomba au pouvoir des musulmans. Ils n’y firent que peu de prisonniers; la plupart des habitants et des soldats furent égorgés[286]. Puis Ibn-Amir, quoique la saison fût déjà bien avancée, marcha contre la ville de Léon. Ramire alla à sa rencontre et tâcha de l’arrêter. La fortune sembla vouloir favoriser son audace: il repoussa les ennemis et les contraignit à se retirer dans leur camp. C’est là que se trouvait Ibn-abî-Amir. Assis sur une espèce de trône assez élevé, il observait la bataille et donnait ses ordres. La fuite de ses soldats le fit frémir de dépit et de rage, et, sautant à bas de son siége, il ôta son casque d’or et s’assit par terre. Ses soldats savaient ce que cela signifiait. Leur général en agissait ainsi quand il voulait leur témoigner son mécontentement, quand il jugeait qu’ils se battaient mal. Aussi la vue de sa tête nue produisit sur eux un effet extraordinaire: honteux de leur échec, ils se dirent qu’il fallait le réparer à tout prix, et, poussant des cris sauvages, ils se jetèrent sur l’ennemi avec tant d’impétuosité qu’ils lui firent tourner le dos; puis, le poursuivant l’épée dans les reins, ils entrèrent avec lui dans les portes de Léon, et ils auraient pris la ville, si une bourrasque qui survint tout à coup, mêlée de neige et de grêle, ne les eût obligés à suspendre le combat[287].
Quand Ibn-abî-Amir fut de retour à Cordoue (car l’approche de l’hiver l’avait forcé à la retraite), il prit un de ces surnoms qui jusque-là n’avaient été portés que par les califes, et ce surnom, par lequel nous devrons le désigner désormais, était celui d’Almanzor[288]. Il voulut aussi qu’on lui rendît tous les honneurs auxquels la royauté seule donnait des droits. Il exigea, par exemple, que quiconque venait en sa présence, sans en excepter les vizirs et les princes du sang, lui baisât la main, comme on le faisait au monarque. On lui obéit, et le désir de lui plaire était si grand, que l’on baisait aussi la main à ses enfants, même à ceux qui sortaient à peine du berceau[289].
Il semblait tout-puissant et l’on eût dit qu’il n’avait plus de rival. Lui-même, cependant, n’en jugeait pas ainsi. A son avis il y avait encore un homme qui, s’il n’était pas alors dangereux, pouvait le devenir, et cet homme était le général Djafar, le prince du Zâb. Djafar lui avait rendu de grands services dans la guerre contre Ghâlib; mais par le double éclat de sa naissance et de sa renommée, il avait excité la jalousie du ministre et de la noblesse de cour[290]. Almanzor prit donc à son égard une résolution qui jette sur sa gloire une tache indélébile. Ayant donné des ordres secrets aux deux Todjîbides Abou-’l-Ahwaç Man et Abdérame ibn-Motarrif, il invita Djafar à un festin. Djafar accepta l’invitation. La fête fut magnifique, et grâce aux vins généreux elle était déjà fort gaie, lorsque l’échanson présenta une nouvelle coupe au ministre. «Donne-la, dit alors ce dernier, à celui que j’honore le plus.» L’échanson demeura tout interdit, ne sachant lequel parmi tous ces nobles convives son maître voulait désigner. «Maudit échanson, s’écria alors Almanzor, donne-la au vizir Djafar!» Flatté de ce témoignage d’estime, Djafar se leva aussitôt, et prenant la coupe, il la vida tout d’un trait jusqu’à la dernière goutte; puis, oubliant toute étiquette, il se mit à danser. Les autres convives se laissèrent gagner par sa folle gaîté, et suivirent son exemple.
La fête se prolongea bien avant dans la nuit, et quand on se sépara, Djafar était complétement ivre. Il retournait vers sa demeure accompagné seulement de quelques pages, lorsque tout à coup il se vit assailli par les soldats des deux Todjîbides, et avant qu’il eût eu le temps de se défendre, il avait déjà cessé de vivre (22 janvier 983).
Sa tête et sa main droite furent envoyées en secret à Almanzor, qui feignit de ne pas connaître les auteurs de cet assassinat, et qui en témoigna une profonde tristesse[291].
X.
Si le peuple connaissait ou soupçonnait la vérité au sujet du meurtre de Djafar, il oublia bientôt ce crime pour ne s’occuper que des nouvelles victoires du ministre. Les affaires du royaume de Léon avaient pris pour ce dernier une tournure extrêmement favorable. Les désastres qui avaient frappé Ramire III dans la campagne de 981, lui étaient devenus fatals. Les grands du royaume ne voulaient plus d’un prince que le malheur semblait poursuivre[292], et qui d’ailleurs les avait blessés dans leur orgueil par ses prétentions à l’autorité absolue. Une révolte éclata en Galice. Les nobles de cette province résolurent de donner le trône à Bermude, un cousin germain de Ramire, et le 15 octobre 982, ce prince fut sacré dans l’église de Saint-Jacques-de-Compostelle. Ramire marcha aussitôt contre lui, et il se livra une bataille à Portilla de Arenas, sur les frontières de Léon et de la Galice; mais quoique acharnée, elle resta indécise[293]. Plus tard, la fortune favorisa de plus en plus les armes de Bermude II, et vers le mois de mars de l’année 984, il enleva la ville de Léon à son compétiteur[294]. Pour ne pas succomber tout à fait, ce dernier, qui avait cherché un refuge dans les environs d’Astorga, se vit alors obligé d’implorer l’assistance d’Almanzor et de le reconnaître pour son suzerain[295]. Il mourut peu de temps après (26 juin 984[296]). Sa mère tenta de régner à sa place en s’appuyant sur les musulmans[297]; mais elle se vit bientôt privée de leur secours. Bermude avait compris qu’à moins qu’il ne s’abaissât à la démarche que Ramire avait faite, il aurait bien de la peine à réduire les grands qui refusaient de le reconnaître. Il s’adressa donc à Almanzor, et les promesses qu’il lui fit semblent avoir été plus brillantes que celles de son ennemie, car Almanzor se déclara pour lui et mit une grande armée musulmane à sa disposition. Grâce à ce secours, Bermude réussit à soumettre tout le royaume à son autorité; mais aussi ne fut-il dès lors qu’un lieutenant d’Almanzor, et une grande partie des troupes musulmanes resta dans son pays, autant pour le surveiller que pour l’aider[298].
Ayant fait ainsi du royaume de Léon une province tributaire, Almanzor résolut de tourner ses armes contre la Catalogne. Comme ce pays était un fief qui relevait du roi de France, les califes l’avaient ménagé jusque-là, de peur que, s’ils l’attaquaient, ils n’eussent aussi les Français à combattre. Mais Almanzor ne partageait pas cette crainte; il savait que la France était en proie à l’anarchie féodale et que les comtes catalans n’avaient aucun secours à attendre de ce côté-là[299]. Ayant donc rassemblé un grand nombre de troupes, il partit de Cordoue le 5 mai de l’année 985[300], en emmenant avec lui une quarantaine de ses poètes salariés qui devraient chanter ses victoires[301]. Passant par Elvira, Baza et Lorca, il arriva à Murcie, où il alla loger chez Ibn-Khattâb. C’était un simple particulier qui n’avait aucune charge publique, mais ses propriétés étaient extrêmement considérables, et les revenus qu’il en tirait étaient énormes. Client des Omaiyades, il était probablement d’origine visigothe, et peut-être descendait-il de Théodemir, qui, du temps de la conquête, avait conclu avec les musulmans une capitulation si avantageuse, que lui et son fils Athanagild régnaient en princes presque indépendants sur la province de Murcie[302]. Quoi qu’il en soit, Ibn-Khattâb était généreux autant que riche. Durant treize jours consécutifs[303], il défraya non-seulement Almanzor avec sa suite, mais toute l’armée, depuis les vizirs jusqu’au moindre soldat. Il prit soin que la table du ministre fût toujours somptueusement servie; jamais il ne lui fit présenter pour la seconde fois les mets dont il avait déjà goûté, ni la vaisselle qu’il avait déjà vue, et un jour il poussa la prodigalité jusqu’à lui offrir un bain apprêté avec de l’eau rose. Si accoutumé qu’il fût au luxe, Almanzor était cependant stupéfait de celui que déployait son hôte. Aussi ne tarissait-il pas sur son éloge, et voulant lui donner une preuve de sa reconnaissance, il le tint quitte d’une partie de l’impôt territorial. Il enjoignit d’ailleurs aux magistrats chargés de l’administration de la province, d’avoir pour lui les plus grands égards, et de se conformer autant que possible à ses désirs[304].
Après avoir quitté Murcie, Almanzor continua sa marche vers la Catalogne, et, ayant battu le comte Borrel[305], il arriva le mercredi 1er juillet devant la ville de Barcelone. Le lundi suivant il la prit d’assaut[306]. La plupart des soldats et des habitants furent passés au fil de l’épée; les autres furent mis en servitude. La ville même fut pillée et brûlée[307].
A peine de retour de cette campagne, la vingt-troisième qu’il avait faite[308], Almanzor, toujours infatigable, toujours avide de conquêtes nouvelles, tourna son attention du côté de la Mauritanie.
Pendant plusieurs années ce pays avait été au pouvoir de Bologguîn, le vice-roi de l’Ifrîkia; mais dans les derniers temps du règne de ce prince, et surtout après sa mort (arrivée en mai 984[309]), le parti omaiyade avait commencé à relever la tête. Aussi plusieurs villes, telles que Fez et Sidjilmésa, avaient déjà secoué le joug des Fatimides, lorsqu’un prince africain, qu’on avait presque oublié, reparut sur la scène. C’était l’Edriside Ibn-Kennoun. Du temps de Hacam II, Ibn-Kennoun, comme nous l’avons raconté, avait dû se rendre à Ghâlib, et, amené à Cordoue, il y était resté jusqu’à ce que Moçhafî l’envoyât à Tunis, après lui avoir fait prendre l’engagement de ne plus rentrer en Mauritanie. Mais Ibn-Kennoun n’avait nullement l’intention de tenir sa promesse. S’étant rendu à la cour du calife fatimide, il avait obsédé ce prince durant dix ans en le suppliant de le rétablir. Ayant enfin obtenu des troupes et de l’argent, il était retourné dans son pays natal, et comme il avait acheté l’appui de plusieurs chefs berbers, il était maintenant sur la voie d’en devenir le maître. C’est ce qu’Almanzor voulait empêcher, et il prit à cet effet les mesures nécessaires. Il envoya en Mauritanie un grand nombre de troupes sous le commandement de son cousin germain Askelédja[310]. La guerre ne fut pas de longue durée: trop faible pour résister à ses ennemis, Ibn-Kennoun se rendit, après avoir obtenu d’Askelédja la promesse que ses jours seraient respectés et qu’il pourrait habiter Cordoue comme par le passé.
Une telle promesse, faite à un homme très-ambitieux et très-perfide, était à coup sûr une imprudence, et l’on se demande si Askelédja avait été autorisé à la faire. Les chroniqueurs arabes nous laissent dans le doute à cet égard; mais la conduite d’Almanzor nous porte à croire qu’Askelédja avait outre-passé ses pouvoirs. Le ministre déclara que le traité était de nulle valeur, et, ayant fait transporter Ibn-Kennoun en Espagne, il le fit décapiter de nuit sur la route qui mène d’Algéziras à Cordoue (septembre ou octobre 985).
Bien qu’Ibn-Kennoun eût été un tyran cruel, qui prenait un féroce plaisir à précipiter ses prisonniers du haut de son Rocher des Aigles, la manière dont il était mort excita cependant en sa faveur une sympathie qui semble avoir été assez universelle. Joignez-y qu’il était un chérif, un descendant du gendre du Prophète. Attenter à la vie d’un tel homme, c’était un sacrilége aux yeux des masses ignorantes et superstitieuses. Même les rudes troupiers qui, obéissant à l’ordre qu’ils avaient reçu, l’avaient mis à mort, en jugeaient ainsi, et une bourrasque qui était survenue tout d’un coup et qui les avait jetés à terre, leur avait paru un miracle, un châtiment du ciel. Les uns disaient donc qu’Almanzor avait commis une action impie, les autres qu’il avait fait une perfidie puisqu’il aurait dû respecter comme sienne la parole donnée par son lieutenant. Cela se disait assez haut, malgré la crainte qu’inspirait le ministre, et le mécontentement se montra d’une manière si évidente, qu’Almanzor ne pouvait se tromper sur la disposition des esprits et qu’il commençait à s’en alarmer sérieusement. Que l’on juge donc quelle fut sa colère quand il apprit qu’Askelédja était plus indigné que qui que ce fût, et que même devant ses troupes il avait osé appeler son cousin un perfide. Une telle audace nécessitait une punition exemplaire. Aussi Almanzor s’empressa-t-il d’envoyer à son cousin l’ordre de revenir immédiatement en Espagne; puis il le mit en accusation, et l’ayant fait condamner à cause de malversation et de haute trahison, il le fit mettre à mort (octobre ou novembre 985)[311].
Alors les clameurs redoublèrent. On s’apitoyait maintenant, non-seulement sur le sort du malheureux chérif, mais encore sur celui d’Askelédja, et l’on demandait si Almanzor n’avait pas donné une nouvelle preuve de sa politique atroce, de son mépris de tous les liens, même de ceux du sang, en faisant décapiter son propre cousin. Les parents d’Ibn-Kennoun, trompés dans les espérances qu’ils avaient conçues alors que ce prince semblait sur le point de conquérir toute la Mauritanie, fomentaient le mécontentement autant qu’ils pouvaient. Instruit de leurs menées, Almanzor les frappa tous d’une sentence d’exil. Ils quittèrent alors l’Espagne et la Mauritanie; mais avant de partir, l’un d’entre eux, Ibrahim ibn-Edrîs, décocha encore une flèche contre le ministre en composant un long poème qui eut beaucoup de vogue et dans lequel se trouvaient ces vers:
L’exil, voilà toujours mon triste sort! Le malheur me poursuit sans cesse; il est mon créancier; au temps précis de l’échéance du terme, il se présente devant moi....
Ce que je vois arriver me frappe de stupeur; notre infortune est immense et il est presque impossible d’y remédier. J’ai peine à en croire mes yeux, et je suis tenté de dire que je me trompe. Quoi! la famille d’Omaiya existe encore, et cependant un bossu[312] gouverne ce vaste empire! Et voilà les soldats qui marchent autour d’un palanquin dans lequel se trouve un singe roux!... Fils d’Omaiya, vous qui brilliez naguère comme des étoiles au milieu de la nuit, comment se fait-il qu’à présent on ne vous voie plus? Autrefois vous étiez des lions, mais vous avez cessé de l’être, et voilà pourquoi ce renard s’est rendu maître du pouvoir[313].
Renard ou non—on voit que ce sobriquet, que l’on a déjà rencontré dans un vers de Moçhafî, lui était resté—, Almanzor était convaincu de la nécessité de faire quelque chose pour se réhabiliter dans l’opinion. Par conséquent, il résolut d’agrandir la mosquée qui était trop étroite pour contenir et les habitants de la capitale et les innombrables soldats venus de l’Afrique. Il fallait commencer par exproprier les possesseurs des maisons qui occupaient le terrain sur lequel on voulait bâtir. C’était une mesure qui, pour ne pas être odieuse, demandait beaucoup de tact et de délicatesse; mais Almanzor avait dans ces sortes de choses un savoir-faire admirable. Faisant venir un à un chaque propriétaire en sa présence (ce qui était déjà un grand honneur): «Mon ami, lui disait-il, comme j’ai formé le projet d’agrandir la mosquée, ce saint endroit où nous adressons nos prières au ciel, je voudrais acheter ta maison dans l’intérêt de la communauté musulmane et aux frais du trésor, lequel est bien rempli grâce aux richesses que j’ai enlevées aux mécréants. Dis-moi donc à combien tu l’évalues; ne te gêne pas, dis hardiment ce que tu en veux!» Puis, quand son interlocuteur avait nommé une somme qu’il croyait bien exorbitante: «Mais c’est trop peu, s’écriait le ministre; vraiment, tu es d’une discrétion exagérée! Tiens, je te donne une fois autant.» Et non-seulement il le payait rubis sur l’ongle, mais encore faisait-il acheter pour lui une autre demeure. Il se trouva néanmoins une dame qui refusa longtemps de céder la sienne. Elle avait dans son jardin un beau palmier auquel elle tenait fort, et quand elle consentit enfin à se dessaisir de son immeuble, elle y mit la condition qu’on lui en achèterait un autre qui eût aussi un palmier dans son jardin. C’était difficile à trouver; mais le ministre, quand on l’informa de la demande de la dame, s’écria aussitôt: «Eh bien! nous lui achèterons ce qu’elle désire, dussions-nous vider à cet effet tous les coffres de l’Etat!» Après bien des recherches inutiles, on trouva enfin une maison telle qu’on la désirait, et on l’acheta à un prix excessif.
Tant de générosité porta ses fruits. Quelques griefs que l’on eût contre le ministre, on ne pouvait nier qu’il ne fît les choses noblement et grandement, et d’un autre côté, les personnes dévotes étaient forcées d’avouer que l’agrandissement de la mosquée était une œuvre fort méritoire. Mais ce fut bien autre chose encore lorsque, les travaux ayant commencé, on vit déblayer le terrain par une foule de prisonniers chrétiens qui avaient des fers aux pieds. On se dit alors qu’après tout l’islamisme n’avait pas encore brillé d’un tel éclat, et que jamais les mécréants n’avaient été humiliés à un tel point. Et puis l’on vit Almanzor lui-même, le maître tout-puissant, le plus grand général du siècle, manier, pour plaire à l’Eternel, la pioche, la truelle ou la scie, comme s’il eût été un simple ouvrier! Devant un tel spectacle, toutes les haines devenaient muettes[314].
Pendant qu’on travaillait encore à l’agrandissement de la mosquée, la guerre contre Léon recommença. Les troupes musulmanes qui étaient restées dans ce royaume, s’y conduisaient comme dans un pays conquis, et quand Bermude II s’en plaignait à Almanzor, il ne recevait de lui que des réponses hautaines et dédaigneuses. Il perdit patience enfin, et, prenant une résolution hardie, il chassa les musulmans[315]. Almanzor fut donc forcé de lui faire sentir encore une fois la supériorité de ses armes, et au fond du cœur il n’était pas fâché de cette nouvelle guerre, car maintenant les habitants de la capitale, au lieu de parler de choses qui, à son avis, ne les regardaient pas, pourraient de nouveau s’entretenir de ses batailles, de ses victoires, de ses conquêtes. Et il prit soin de fournir matière à leur conversation. S’étant emparé de Coïmbre en juin 987, il ruina cette ville à un tel point, que pendant sept ans elle resta déserte[316]. L’année suivante il passa le Duero, et alors l’armée musulmane se répandit comme un torrent dans le royaume de Léon, en tuant ou en détruisant tout ce qui se trouvait sur son passage. Villes, châteaux, cloîtres, églises, villages, hameaux, rien ne fut épargné[317]. Bermude s’était jeté dans Zamora[318], probablement parce qu’il croyait que cette ville serait attaquée la première; mais Almanzor la laissa de côté et marcha droit sur Léon. Une fois déjà il avait été sur le point de prendre cette ville; mais grâce à sa bonne citadelle, ses grosses tours, ses quatre portes de marbre, et ses murailles romaines, qui avaient plus de vingt pieds d’épaisseur, elle était très-forte, et elle résista longtemps aux efforts des ennemis. A la fin ces derniers réussirent à ouvrir une brèche près de la porte occidentale, au moment où le commandant de la garnison, Gonsalve Gonzalez, un comte galicien, était alité par suite d’une grave maladie. Le péril était extrême; aussi le comte, tout malade qu’il était, se fit revêtir sur-le-champ de son armure et transporter en litière vers la brèche. Par sa présence et par ses paroles il releva le courage abattu de ses soldats, et pendant trois jours ceux-ci réussirent encore à repousser l’ennemi; mais le quatrième jour les musulmans pénétrèrent dans la ville par la porte méridionale. Alors commença une boucherie horrible. Le comte lui-même, dont l’héroïsme aurait dû inspirer du respect, fut tué dans sa litière. Après avoir massacré, on se mit à détruire. On ne laissa pas une pierre sur l’autre. Les portes, les tours, les murailles, la citadelle, les maisons, tout fut démoli de fond en comble. On ne laissa debout qu’une seule tour qui se trouvait près de la porte septentrionale et qui avait à peu près la même hauteur que les autres. Almanzor avait ordonné de l’épargner; il voulait qu’elle montrât aux générations futures combien elle avait été forte, cette ville qu’il avait fait disparaître de la face de la terre[319].
Les musulmans rétrogradèrent ensuite vers Zamora, et après avoir brûlé les superbes couvents de Saint-Pierre-d’Eslonça et de Sahagun qui se trouvaient sur leur route[320], ils vinrent mettre le siége devant cette ville. Bermude se montra moins courageux que son lieutenant à Léon. Il s’échappa furtivement, et, lui parti, les habitants rendirent la place à Almanzor, qui la fit piller. Presque tous les comtes le reconnurent alors pour leur souverain, et Bermude ne conserva que les districts voisins de la mer[321].
De retour à Zâhira après cette campagne glorieuse, Almanzor eut bientôt à s’occuper de choses très-graves: il découvrit que les grands conspiraient contre lui et que son propre fils Abdallâh, un jeune homme de vingt-deux ans, se trouvait parmi les conjurés.
Brave et brillant cavalier, Abdallâh n’était cependant pas aimé de son père. Celui-ci avait des raisons pour croire que ce fils n’était pas le sien; mais c’est ce que le jeune homme ignorait, et comme il se voyait toujours préférer son frère Abdalmélic, qui comptait six ans de moins que lui et auquel il se croyait bien supérieur en talents et en bravoure, il avait déjà conçu contre son père un mécontentement très-vif, lorsqu’il arriva à Saragosse, la résidence du vice-roi de la Frontière supérieure, Abdérame ibn-Motarrif le Todjîbide. L’air de cette cour lui devint fatal. Son hôte était le chef d’une illustre famille dans laquelle la vice-royauté de cette province avait été héréditaire pendant tout un siècle, et comme Almanzor avait renversé successivement les hommes les plus puissants de l’empire, il craignait avec raison qu’étant le dernier des nobles qui restait debout, il ne tombât bientôt, à son tour, victime de l’ambition du ministre. Il avait donc l’intention de le prévenir, et il n’attendait, pour se soulever, qu’une occasion favorable. Il crut l’avoir trouvée maintenant; le jeune Abdallâh lui parut un instrument fort propre à réaliser ses projets. Il fomenta son mécontentement, et lui inspira peu à peu l’idée de se révolter contre son père. Ils résolurent donc de prendre les armes dès que les circonstances le leur permettraient, et ils convinrent entre eux que, s’ils sortaient vainqueurs de la lutte, ils partageraient l’Espagne, de sorte qu’Abdallâh régnerait sur le Midi et Abdérame sur le Nord. Plusieurs fonctionnaires haut placés, tant dans l’armée que dans le pouvoir civil, entrèrent dans cette conjuration, et entre autres le prince du sang Abdallâh Pierre-sèche, qui était alors gouverneur de Tolède. C’était un complot formidable, mais dont les ramifications s’étendaient trop loin pour qu’il pût rester longtemps caché à l’œil vigilant du premier ministre. Des bruits vagues d’abord, mais qui prirent peu à peu de la consistance, en parvinrent à ses oreilles, et il prit aussitôt des mesures efficaces pour déjouer les projets de ses ennemis. Ayant rappelé son fils auprès de lui, il lui inspira une fausse confiance en le comblant d’égards et de témoignages d’affection. Il fit venir aussi Abdallâh Pierre-sèche et lui ôta le gouvernement de Tolède; mais il le fit sous un prétexte fort plausible et d’une manière courtoise, de sorte que d’abord ce prince ne se doutait de rien. Peu de temps après, cependant, Almanzor le priva de son titre de vizir et lui défendit de quitter son hôtel.
Ayant ainsi réduit deux des principaux conspirateurs à l’impuissance de lui nuire, le ministre se mit en campagne pour aller combattre les Castillans, après avoir envoyé aux généraux de la Frontière l’ordre de venir le joindre. Abdérame obéit, de même que les autres généraux. Alors Almanzor excita sous main les soldats de Saragosse à former des plaintes contre lui. Ils le firent, et quand ils eurent accusé Abdérame d’avoir retenu leur solde pour se l’approprier, Almanzor le destitua (8 juin 989). Cependant, comme il ne voulait pas se brouiller avec toute la famille des Beni-Hâchim, il nomma au gouvernement de la Frontière supérieure le fils d’Abdérame, Yahyâ-Simédja. Peu de jours après, il fit arrêter Abdérame, mais sans laisser apercevoir qu’il avait connaissance du complot; il ordonna seulement qu’on procédât à une enquête sur la manière dont Abdérame avait employé les sommes qui lui avaient été confiées pour payer les troupes.
Quelque temps après, Abdallâh rejoignit l’armée sur l’ordre qu’il en avait reçu. Almanzor tâcha de regagner son affection à force de bontés, mais tous ses efforts échouèrent. Abdallâh avait résolu de rompre définitivement avec son père, et pendant le siége de San Estevan de Gormaz, il quitta le camp en secret, accompagné seulement de six de ses pages, pour aller chercher un asile auprès de Garcia Fernandez, le comte de Castille. Ce dernier lui promit sa protection, et malgré les menaces d’Almanzor, il tint sa parole pendant plus d’un an. Mais dans cet intervalle il éprouva revers sur revers; il fut défait en rase campagne; en août 989 il perdit Osma, ville dans laquelle Almanzor mit une garnison musulmane; en octobre Alcoba lui fut enlevée aussi[322], et à la fin il se vit forcé d’implorer la paix et de livrer Abdallâh.
Une escorte castillane conduisit le rebelle au camp de son père. Il était monté sur un mulet magnifiquement équipé, dont le comte lui avait fait cadeau, et comme il se tenait convaincu que son père lui pardonnerait, il n’était nullement inquiet sur son sort. En route il rencontra un détachement musulman commandé par Sad. Après lui avoir baisé la main, cet officier lui dit qu’il n’avait rien à craindre, attendu que son père considérait ce qu’il avait fait comme une étourderie qui pouvait être pardonnée à un jeune homme. Il tint ce langage tant que les Castillans étaient là; mais quand ceux-ci se furent éloignés et que la cavalcade fut arrivée sur les bords du Duero, Sad demeura en arrière, et alors les soldats signifièrent à Abdallâh qu’il devait mettre pied à terre et se préparer à la mort. Si inattendues qu’elles fussent, ces paroles n’émurent pas le vaillant Amiride. Il sauta lestement à bas de son mulet, et conservant un visage serein, il présenta sans sourciller la tête au coup mortel (9 septembre 990).
Avant lui, son complice Abdérame avait déjà cessé de vivre. Condamné à cause de malversation, il avait été décapité à Zâhira. Quant à Abdallâh Pierre-sèche, il avait réussi à s’évader et il s’était mis sous la protection de Bermude[323].
Cependant Almanzor ne se contenta pas d’avoir déjoué ce complot. Il n’avait pas pardonné au comte de Castille l’appui que celui-ci avait accordé à Abdallâh, et, usant de représailles, il excita Sancho, le fils du comte, à se révolter à son tour contre son père. Soutenu par la plupart des grands, Sancho prit les armes dans l’année 994[324], et alors Almanzor, qui s’était aussi déclaré pour lui, s’empara des forteresses de San Estevan et de Clunia. Mais il avait hâte de terminer cette guerre. Son entourage, habitué à penser comme lui ou du moins à en faire semblant, partageait son impatience, et le meilleur moyen de lui plaire, c’était de lui dire que selon toute apparence Garcia succomberait bientôt. Or, le poète Çâid lui présenta un jour un cerf attaché par une corde, et lui récita un poème, assez médiocre du reste, dans lequel se trouvaient ces vers:
Votre esclave que vous avez arraché à la misère et comblé de bienfaits, vous amène ce cerf. Je l’ai nommé Garcia, et je vous l’amène avec une corde au cou, en espérant que mon pronostic sera véritable.
Par un singulier hasard, il l’était: blessé par un coup de lance, Garcia avait été fait prisonnier entre Alcocer et Langa, sur les bords du Duero, le jour même où le poète avait présenté le cerf à son maître (lundi 25 mai 995). Cinq jours après, le comte expira des suites de sa blessure, et depuis lors l’autorité de Sancho ne fut plus contestée; mais il fut obligé de payer aux musulmans un tribut annuel[325].
Dans l’automne de cette même année, Almanzor marcha contre Bermude, afin de le punir d’avoir donné asile à un autre conspirateur. Ce roi se trouvait dans une position déplorable. Il avait perdu jusqu’à l’ombre de l’autorité. Les seigneurs s’appropriaient ses terres, ses serfs, ses troupeaux; ils les divisaient entre eux par la voie du sort, et quand il les redemandait, ils se moquaient de lui. De simples gentilshommes, à qui il avait donné un château à garder, se révoltaient[326]. Parfois on le faisait passer pour mort[327], et en vérité, il importait peu qu’il le fût ou qu’il ne le fût pas. Il avait donc été bien hardi lorsqu’il avait osé braver Almanzor. Que pouvait-il contre ce puissant capitaine? Rien absolument; aussi se repentit-il bientôt de son imprudence. Ayant perdu Astorga[328], dont il avait fait sa capitale après la destruction de Léon, mais qu’il avait prudemment abandonnée à l’approche de l’ennemi, il prit le parti le plus sage: il implora la paix. Il l’obtint à condition qu’il livrerait Abdallâh Pierre-sèche et qu’il payerait un tribut annuel[329].
Après avoir enlevé leur capitale aux Gomez, les comtes de Carrion[330], qui, à ce qu’il semble, avaient méconnu son autorité, Almanzor se retira, traînant à sa suite le malheureux Abdallâh qui lui avait été remis dans le mois de novembre[331]. Comme il était à prévoir, il punit cruellement ce prince. L’ayant fait placer, chargé de fers, sur un chameau, il ordonna de le promener ignominieusement par les rues de la capitale, tandis qu’un héraut, qui marchait devant lui, criait: «Voici Abdallâh, fils d’Abdalazîz, qui a quitté les musulmans pour faire cause commune avec les ennemis de la religion!» Quand il entendit ces paroles pour la première fois, le prince en fut si indigné qu’il s’écria: «Tu mens! Dis plutôt: voici un homme qui, mû par la crainte, s’est enfui; il a ambitionné l’empire, mais ce n’est point un polythéiste, ce n’est point un apostat[332]!» Il n’avait pas de force morale, cependant; il n’avait pas compris qu’avant de conspirer il faut s’armer de courage. Jeté en prison et craignant d’être bientôt conduit sur l’échafaud, il montra une lâcheté indigne de sa haute naissance et qui formait un singulier contraste avec la fermeté dont son complice, le fils d’Almanzor, avait fait preuve. Dans les vers qu’il envoyait souvent au ministre, il avouait qu’il avait été mal inspiré lorsqu’il avait pris la fuite; il cherchait à apaiser son courroux à force de flatteries; il le nommait le plus généreux des hommes. «Jamais, disait-il, un malheureux n’a imploré en vain ta pitié; tes bontés et tes bienfaits sont innombrables comme les gouttes de la pluie.» Cette bassesse ne lui servit de rien. Almanzor épargna sa vie parce qu’il le méprisait trop pour le faire mourir; mais il le laissa en prison, et Abdallâh ne recouvra la liberté qu’après la mort du ministre[333].
XI.
Régnant de fait depuis vingt ans, Almanzor voulait aussi régner de droit. Il fallait être bien aveugle pour ne pas s’en apercevoir, car on le voyait marcher vers son but, lentement, prudemment, à pas mesurés, mais avec une opiniâtreté qui sautait aux yeux. En 991, il s’était démis de son titre de hâdjib ou premier ministre en faveur de son fils Abdalmélic, qui à cette époque comptait à peine dix-huit ans, et il avait voulu que dorénavant on l’appelât Almanzor tout court[334]. L’année suivante, il avait ordonné d’appliquer aux lettres de chancellerie son propre sceau, au lieu d’y mettre celui du souverain, et il avait pris alors le surnom de Mowaiyad, que le calife portait aussi[335]. Dans l’année 996, il avait déclaré que la qualification de saiyid (seigneur) ne devait être donnée qu’à lui seul, et en même temps il avait pris le titre de melic carîm (noble roi)[336].
Il était donc roi, il n’était pas encore calife. Qu’est-ce qui l’empêchait de le devenir? Assurément ce n’était pas Hichâm II qui lui inspirait des craintes. Quoique ce prince fût maintenant dans la fleur de ses jours, il n’avait jamais montré la moindre énergie, la moindre velléité de se soustraire au joug qu’on lui avait imposé. Les princes du sang n’étaient pas à craindre non plus: Almanzor avait fait périr les plus dangereux, il avait exilé ceux qui l’étaient moins, il avait réduit les autres à un état voisin de la misère[337]. Croyait-il donc que l’armée s’opposerait à ses desseins? Nullement; composée en majorité de Berbers, de chrétiens du Nord, de Slaves, de soldats qui avaient été faits prisonniers dans leur enfance[338], en un mot d’aventuriers de toute sorte, l’armée était à lui; quoi qu’il fît, elle lui obéirait aveuglément. Qui craignait-il donc?
Il craignait la nation. Elle ne connaissait pas Hichâm II; dans la capitale même, bien peu de gens l’avaient entrevu, car quand il sortait de sa prison dorée pour se rendre à une de ses maisons de campagne (ce qui arrivait rarement du reste), il était entouré des femmes de son sérail; comme elles, il était alors entièrement couvert d’un grand burnous, de sorte qu’on ne pouvait le distinguer des dames, et d’ailleurs les rues par lesquelles il devait passer étaient toujours garnies d’une haie de soldats sur l’ordre exprès du ministre[339]. Et pourtant on l’aimait. N’était-il pas le fils du bon et vertueux Hacam II, le petit-fils du glorieux Abdérame III, n’était-il pas surtout le monarque légitime? Cette idée de légitimité était enracinée dans tous les cœurs, et elle était bien plus vivace encore parmi le peuple que parmi les nobles. Les nobles, pour la plupart d’origine arabe, se seraient peut-être laissé convaincre qu’un changement de dynastie était utile et nécessaire; mais le peuple, qui était d’origine espagnole, pensait autrement. Comme le sentiment religieux, l’amour de la dynastie formait partie de son être. Bien qu’Almanzor eût donné au pays une gloire et une prospérité jusque-là inconnues, le peuple ne lui pardonnait pas d’avoir fait du calife une espèce de prisonnier d’Etat, et il était prêt à se soulever en masse si le ministre osait tenter de s’asseoir sur le trône. C’est ce qu’Almanzor n’ignorait pas; de là sa prudence, de là son hésitation; mais il croyait que l’opinion publique se modifierait peu à peu; il se flattait de l’espoir que l’on finirait par oublier entièrement le calife pour ne penser qu’à lui, et alors le changement de dynastie pourrait s’accomplir sans secousse.
Bien lui en prit d’avoir ajourné son grand projet! Il fut bientôt à même de se convaincre que sa haute position ne tenait qu’à un fil. En dépit de toutes ses conquêtes et de toute sa gloire, une femme réussit presque à le renverser.
Cette femme, c’était Aurore.
Elle l’avait aimé; mais l’âge des sentiments tendres étant passé pour elle comme pour lui, ils s’étaient brouillés, et comme cela arrive souvent, l’amour avait fait place dans leurs cœurs, non pas à l’indifférence, mais à la haine. Et Aurore ne faisait rien à demi: dévouée dans son amour, elle était implacable dans son ressentiment. Elle avait résolu de faire tomber Almanzor, et pour y parvenir, elle mettait en émoi tout le sérail, hommes et femmes. Elle parla à son fils, lui dit que l’honneur lui commandait de se montrer homme et de briser enfin le joug qu’un ministre tyrannique avait osé lui imposer. Elle accomplit un véritable miracle: elle inspira au plus faible des hommes une apparence de volonté et d’énergie. Almanzor l’éprouva bientôt. Le calife le traita d’abord avec froideur, puis il s’enhardit jusqu’à lui faire des reproches. Voulant conjurer l’orage, le ministre éloigna du sérail plusieurs personnes dangereuses; mais comme il ne pouvait en faire sortir celle qui était l’âme du complot, cette mesure ne servit qu’à irriter son ennemie encore davantage. Et la Navarraise était infatigable; elle montra qu’elle aussi avait une volonté de fer, tout comme son ancien amant. Ses émissaires disaient partout que le calife voulait enfin être libre et régner par lui-même, et que, pour se débarrasser de son geôlier, il comptait sur la loyauté de son bon peuple. Ils passaient même le Détroit, ces émissaires de la sultane, et au moment même où des attroupements séditieux se formaient à Cordoue, le vice-roi de la Mauritanie, Zîrî ibn-Atîa, leva l’étendard de la révolte, en déclarant qu’il ne pouvait souffrir plus longtemps que le souverain légitime fût tenu captif par un ministre trop puissant.
Zîrî était le seul homme qu’Almanzor craignît encore, ou plutôt le seul qu’il eût craint de sa vie, car d’ordinaire il méprisait trop ses ennemis pour les craindre. A demi barbare, ce chef avait conservé, dans ses déserts africains, la vigueur, la spontanéité et l’orgueil de race qui semblaient n’appartenir qu’à un autre âge, et malgré qu’il en eût, Almanzor avait subi l’ascendant de cet esprit à la fois impétueux, pénétrant et caustique. Quelques années auparavant, il avait reçu de lui une visite, et à cette occasion il lui avait prodigué les marques de son estime: il lui avait conféré le titre de vizir avec le traitement attaché à cette dignité, il avait fait inscrire tous les gens de sa suite sur le registre de la solde au bureau militaire, enfin il ne l’avait laissé partir qu’après l’avoir amplement dédommagé de ses frais de voyage et de ses cadeaux. Mais rien de tout cela n’avait touché Zîrî. De retour sur le rivage africain, il avait porté la main à sa tête en s’écriant: «A présent seulement je sais que tu m’appartiens encore!» Puis, un de ses gens l’ayant appelé seigneur vizir: «Seigneur vizir? s’était-il écrié; va-t-en au diable avec ton seigneur vizir! Emir, fils d’émir, voilà mon titre! Ah! qu’il a été avare pour moi, cet Ibn-abî-Amir! Au lieu de me donner de bonnes espèces sonnantes, il m’a affublé d’un titre qui me dégrade! Vive Dieu! il ne serait pas où il est maintenant, si en Espagne il y avait autre chose que des lâches ou des imbéciles! Grâce au ciel, me voilà de retour, et le proverbe qui dit qu’il vaut mieux entendre parler du diable que de le voir, ne ment pas[340].» Ces propos, qui auraient coûté la tête à tout autre, étant venus à l’oreille d’Almanzor, celui-ci avait feint de ne pas y faire attention, et plus tard il avait même nommé Zîrî vice-roi de toute la Mauritanie. Il le redoutait, il le haïssait peut-être, mais il le croyait sincère et loyal. L’événement montra qu’il l’avait mal jugé. Sous une écorce rude et franche Zîrî cachait beaucoup de ruse et d’ambition. Il se laissa aisément tenter par l’argent qu’Aurore lui promettait, par le rôle chevaleresque qu’elle lui destinait. Il affranchirait son souverain du joug d’Almanzor, sauf peut-être à lui imposer le sien.
Il fallait commencer par le payer, Aurore ne l’ignorait pas, et grâce à sa finesse de femme, elle savait comment s’y prendre pour se procurer de l’argent et pour le faire parvenir à son allié. Le trésor renfermait près de six millions en or et il se trouvait dans le palais califal. Elle y prit quatre-vingt mille pièces d’or, qu’elle mit dans une centaine de cruches; puis elle versa dessus du miel, de l’absinthe et d’autres liqueurs de ménage, et, ayant mis une étiquette à chaque cruche, elle chargea quelques Slaves de les porter hors de la ville à un endroit qu’elle nomma. Sa ruse lui réussit. Le préfet n’eut point de soupçons et laissa passer les Slaves avec leur fardeau. Aussi l’argent était-il déjà en route pour la Mauritanie, lorsqu’Almanzor fut informé, d’une manière ou d’une autre, de ce qui s’était passé. Il en fut fort alarmé. Peut-être l’eût-il été moins s’il eût eu la certitude qu’Aurore avait soustrait l’argent de son chef, mais tout le portait à croire qu’elle y avait été autorisée par le calife, et s’il en était ainsi, la conjoncture était en effet bien difficile. Cependant il fallait prendre un parti. Almanzor prit celui d’assembler les vizirs, les membres de la magistrature, les ulémas et d’autres personnages marquants de la cour et de la ville. Ayant informé cette assemblée que les dames du sérail se permettaient de s’approprier les fonds de la caisse publique sans que le calife, entièrement livré à des exercices de dévotion, les en empêchât, il demanda l’autorisation de transporter le trésor en un lieu plus sûr. Il l’obtint; mais il n’en fut pas plus avancé pour cela, car lorsque ses employés se présentèrent au palais pour transférer la caisse, Aurore s’y opposa en déclarant que le calife avait défendu d’y toucher.
Que faire maintenant? Employer la violence? Mais il faudrait l’employer contre le souverain lui-même, et si Almanzor osait aller jusque-là, la capitale se soulèverait en un clin d’œil; elle était prête, elle n’attendait qu’un signal. La situation était donc bien périlleuse, cependant elle n’était pas désespérée; pour l’être, il eût fallu d’abord que Zîrî fût déjà en Espagne avec son armée, ensuite que le calife fût un homme capable de persister dans une résolution hardie. Or Zîrî était encore en Afrique, et le calife était un esprit sans consistance. Almanzor ne perdit donc pas le courage. Risquant le tout pour le tout, il se ménagea, à l’insu d’Aurore, une entrevue avec le monarque. Il parla, et grâce à cet ascendant que les esprits supérieurs ont sur les âmes faibles, il se retrouva roi après quelques minutes d’entretien. Le calife avoua qu’il n’était pas capable de gouverner par lui-même, et il autorisa le ministre à transporter le trésor. Mais le ministre voulait plus encore. Il dit que, pour ôter tout prétexte aux malintentionnés, il lui fallait une déclaration écrite, une déclaration solennelle. Le calife lui promit de signer tout ce qu’il voudrait, et alors Almanzor fit dresser sur-le-champ un acte en vertu duquel Hichâm lui abandonnait la conduite des affaires comme par le passé. Le calife y mit sa signature en présence de plusieurs notables qui y mirent aussi la leur en qualité de témoins (février ou mars 997), et Almanzor prit soin de donner à cette pièce importante la plus grande publicité.
Dès lors une révolte dans la capitale n’était plus à craindre. Comment pouvait-on prétendre à délivrer un captif qui ne voulait pas de la liberté? Cependant le ministre comprit qu’il fallait faire quelque chose pour contenter le peuple. Comme on avait crié sans cesse qu’on voulait voir le monarque, il résolut de le montrer. Il le fit donc monter à cheval, et alors Hichâm se mit à parcourir les rues, le sceptre à la main et coiffé du haut bonnet que les califes seuls avaient le droit de porter. Almanzor l’accompagnait ainsi que toute la cour. La foule amassée sur son passage était compacte et innombrable, mais l’ordre ne fut pas troublé un seul instant et aucun cri séditieux ne se fit entendre[341].
Aurore s’avoua vaincue. Humiliée, épuisée, brisée, elle alla chercher dans la dévotion l’oubli du passé et un dédommagement pour la perte de ses espérances[342].
Restait Zîrî. Celui-ci était devenu bien moins redoutable depuis qu’il ne pouvait plus compter sur l’appui du calife ni sur les subsides d’Aurore. Aussi Almanzor ne garda-t-il aucun ménagement avec lui. Il le mit hors la loi, et chargea son affranchi Wâdhih d’aller le combattre à la tête d’une excellente armée qu’il mit à sa disposition[343].
On eût pu croire qu’Almanzor ne commencerait aucune autre guerre avant que celle de la Mauritanie fut terminée. Il n’en fut pas ainsi. Le ministre avait déjà concerté avec les comtes léonais, ses vassaux, une grande expédition contre Bermude, qui, comptant un peu trop sur la diversion que la révolte de Zîrî ferait en sa faveur, avait osé refuser le tribut, et quoique les circonstances fussent changées, il ne renonça pas à ce projet. Peut-être voulait-il montrer à Zîrî, à Bermude, à tous ses ennemis déclarés ou couverts, qu’il était assez puissant pour entreprendre deux guerres à la fois; et si telle était son intention, il n’avait pas trop présumé de ses forces, car le destin a voulu que la campagne qu’il allait faire, celle de Saint-Jacques-de-Compostelle, soit devenue la plus célèbre de toutes celles qu’il a faites pendant sa longue carrière de conquérant.
A l’exception de la ville éternelle, il n’y avait pas dans toute l’Europe un lieu aussi renommé par sa sainteté que Santiago en Galice. Et pourtant sa réputation n’était pas ancienne; elle ne datait que du temps de Charlemagne. Vers ce temps là, dit-on, plusieurs pieuses personnes informèrent Théodemir, l’évêque d’Iria (aujourd’hui el Padron), qu’elles avaient aperçu pendant la nuit des lumières étranges dans un bosquet, et qu’elles y avaient aussi entendu une musique délicieuse et qui n’avait rien d’humain. Croyant aussitôt à un miracle, l’évêque se prépara à le constater en jeûnant et en priant pendant trois jours; puis, s’étant rendu au bosquet, il y découvrit un tombeau de marbre. Inspiré par la sagesse divine, il déclara que c’était celui de l’apôtre saint Jacques, fils de Zébédée, qui, d’après la tradition, avait prêché l’Evangile en Espagne, et il ajouta que lorsque cet apôtre eut été décapité à Jérusalem sur l’ordre d’Hérode, ses disciples avaient apporté son corps en Galice, où ils l’ensevelirent. Dans un autre temps, de telles assertions auraient peut-être été contestées; mais à cette époque de foi naïve, personne n’avait la hardiesse d’élever des doutes irrespectueux quand le clergé parlait, et supposé même qu’il y eût eu des incrédules, l’autorité du pape Léon III, qui déclara solennellement que le tombeau en question était celui de saint Jacques, aurait coupé court à toutes les objections. L’opinion de Théodemir fut donc acceptée, et tout le monde en Galice se réjouit de ce que le pays possédait les restes d’un apôtre. Alphonse II voulut que l’évêque d’Iria résidât dorénavant à l’endroit où le tombeau avait été découvert, et au-dessus de ce tombeau il fit construire une église. Plus tard, Alphonse III en fit bâtir une autre, plus grande et plus belle, qui, par les nombreux miracles qui s’y opéraient, acquit bientôt une grande renommée, de sorte que vers la fin du Xe siècle Saint-Jacques-de-Compostelle était un pèlerinage très-fameux et où l’on arrivait de tous côtés, de France, d’Italie et d’Allemagne, comme des pays les plus reculés de l’Orient[344].
En Andalousie aussi, tout le monde connaissait Saint-Jacques et sa superbe église, qui, pour nous servir de l’expression d’un auteur arabe, était pour les chrétiens ce que la Caba de la Mecque était pour les musulmans; mais on ne connaissait ce saint lieu que de réputation; pour l’avoir vu, il fallait avoir été captif chez les Galiciens, car aucun prince arabe n’avait encore eu l’idée de pénétrer avec une armée dans ce pays lointain et de difficile abord. Ce que personne n’avait tenté, Almanzor avait résolu de le faire; il voulait montrer que ce qui était impossible pour d’autres ne l’était pas pour lui, et il avait l’ambition de détruire le sanctuaire le plus révéré des ennemis de l’islamisme, le sanctuaire de l’apôtre qui, selon la croyance des Léonais, avait maintefois combattu dans leurs rangs.
Le samedi 3 juillet de l’année 997, il partit donc de Cordoue à la tête de la cavalerie. Il se porta d’abord sur Coria, puis sur Viseu[345], où il fut rejoint par un grand nombre de comtes soumis à son autorité, puis sur Porto, où l’attendait une flotte qui était sortie du port de Caçr-Abî-Dânis (aujourd’hui Alcacer do Sal, en Portugal). Sur cette flotte se trouvait l’infanterie, à laquelle le ministre avait voulu épargner une longue marche, et elle était chargée d’armes et d’approvisionnements. Les vaisseaux, rangés l’un à côté de l’autre, servirent en outre de pont à l’armée pour passer le Duero.
Comme le pays entre cette rivière et le Minho appartenait aux comtes alliés[346], les musulmans purent le traverser sans avoir à vaincre d’autres obstacles que ceux que le terrain leur opposait. Parmi ceux-ci il y avait une montagne fort élevée et d’un accès très-difficile; mais Almanzor fit frayer un chemin par les mineurs[347].
Après avoir passé le Minho, on se trouva en pays ennemi. Dès lors il fallait se tenir sur ses gardes, d’autant plus que les Léonais qui se trouvaient dans l’armée ne semblaient pas trop bien disposés. Leur conscience, si longtemps assoupie, s’était réveillée tout d’un coup à la pensée qu’ils allaient commettre un horrible sacrilége, et peut-être auraient-ils réussi à faire échouer l’expédition, si Almanzor, qui avait eu vent de leurs projets, ne les eût déjoués alors qu’il en était encore temps. Voici ce qu’on raconte à ce sujet:
La nuit était froide et pluvieuse, lorsqu’Almanzor fit venir un cavalier musulman qui avait sa confiance. «Il faut, lui dit-il, que tu te rendes sur-le-champ au défilé de Taliares[348]. Fais-y faction, et amène-moi le premier individu que tu apercevras.» Le cavalier se mit aussitôt en route; mais arrivé au défilé, il y attendit toute la nuit, en maudissant le mauvais temps, sans qu’il vît apparaître âme vivante, et l’aurore pointait déjà lorsqu’enfin il vit arriver, du côté du camp, un vieillard monté sur un âne. C’était apparemment un bûcheron, car il était muni des outils qui appartiennent à ce métier. Le cavalier lui demanda où il allait. «Je m’en vais abattre du bois dans la forêt,» lui répondit l’autre. Le soldat ne savait que faire. Etait-ce là l’homme qu’il fallait amener au général? C’était peu probable; qu’est-ce que le général pourrait vouloir à ce pauvre vieillard qui semblait avoir bien de la peine à gagner sa vie? Aussi le cavalier le laissa-t-il passer son chemin; mais l’instant d’après il se ravisa. Almanzor avait donné des ordres très-précis, et il était dangereux de lui désobéir. Le soldat fit donc sentir l’éperon à sa monture, et ayant rejoint le vieillard: «Il faut, lui dit-il, que je te conduise vers mon seigneur Almanzor.—Qu’est-ce qu’Almanzor pourrait avoir à dire à un homme tel que moi? lui répliqua l’autre. Laissez-moi gagner mon pain, je vous en supplie.—Non, lui répondit le cavalier, tu m’accompagneras, que tu le veuilles ou non.» L’autre fut forcé de lui obéir, et ils reprirent ensemble la route du camp.
Le ministre, qui ne s’était pas couché, ne témoigna aucune surprise à la vue du vieillard, et, s’adressant à ses serviteurs slaves: «Fouillez cet homme!» leur dit-il. Les Slaves exécutèrent cet ordre, mais sans trouver rien qui pût paraître suspect. «Fouillez alors la couverture de son âne!» continua Almanzor. Et cette fois ses soupçons ne portaient pas à faux, car on découvrit dans cette couverture une lettre que des Léonais de l’armée musulmane avaient écrite à leurs compatriotes et dans laquelle ils leur donnaient avis qu’un certain côté du camp était mal gardé, de sorte qu’il pourrait être attaqué avec succès. Ayant appris par ce message les noms des traîtres, Almanzor leur fit sur-le-champ couper la tête, ainsi qu’au soi-disant bûcheron qui leur avait servi d’intermédiaire[349]. Cette mesure énergique porta ses fruits. Intimidés par la sévérité du général, les autres Léonais ne se hasardèrent pas à entretenir des intelligences avec l’ennemi.
L’armée s’étant remise en marche, elle se répandit comme un torrent dans les plaines. Le cloître des saints Cosme et Damien[350] fut pillé, la forteresse de San Payo fut prise d’assaut. Comme un grand nombre d’habitants du pays s’étaient réfugiés sur la plus grande des deux îles, ou plutôt des deux rochers peu élevés, qui se trouvent dans la baie de Vigo, les musulmans, qui avaient découvert un gué, passèrent dans cette île et dépouillèrent ceux qui s’y trouvaient de tout ce qu’ils avaient emporté. Ils franchirent ensuite l’Ulla, pillèrent et détruisirent Iria (El Padron), qui était un fameux pèlerinage de même que Saint-Jacques-de Compostelle, et le 11 août ils arrivèrent enfin à cette dernière ville. Ils la trouvèrent vide d’habitants, tout le monde ayant pris la fuite à l’approche de l’ennemi. Seul un vieux moine était resté auprès du tombeau de l’apôtre. «Que fais-tu là?» lui demanda Almanzor. «J’adresse des prières à saint Jacques,» répondit le vieillard. «Prie tant que tu voudras,» dit alors le ministre, et il défendit de lui faire du mal.
Almanzor plaça une garde auprès du tombeau, de sorte qu’il fut à l’abri de la fureur des soldats; mais au reste toute la ville fut détruite, les murailles et les maisons aussi bien que l’église, laquelle, dit un auteur arabe, «fut rasée au point qu’on n’aurait pas soupçonné qu’elle avait existé la veille.» Le pays d’alentour fut dévasté par des troupes légères qui poussèrent jusqu’à San Cosme de Mayanca (près de La Coruña).
Ayant passé une semaine à Saint-Jacques, Almanzor ordonna la retraite en se dirigeant vers Lamego[351]. Arrivé dans cette ville, il prit congé des comtes, ses alliés, après leur avoir donné de beaux présents qui consistaient surtout en étoffes précieuses. Ce fut aussi de Lamego qu’il adressa à la cour une relation détaillée de sa campagne; relation dont les auteurs arabes nous ont conservé la substance, peut-être même les propres paroles[352]. Il fit ensuite son entrée dans Cordoue, accompagné d’une foule de prisonniers chrétiens qui portaient sur leurs épaules les portes de la ville de Saint-Jacques et les cloches de son église. Les portes furent placées dans le toit de la mosquée qui n’était pas encore achevée[353]. Quant aux cloches, elles furent suspendues dans le même édifice pour y servir de lampes[354]. Qui eût dit alors que le jour viendrait où un roi chrétien les ferait reporter en Galice sur les épaules des captifs musulmans?
En Mauritanie les armes d’Almanzor avaient été moins heureuses. Wâdhih, il est vrai, avait d’abord remporté quelques avantages: s’étant emparé d’Arzilla et de Nécour, il avait réussi à surprendre de nuit le camp de Zîrî et à lui tuer beaucoup de monde; mais bientôt après, la fortune lui avait tourné le dos, et, battu à son tour, il avait été forcé de chercher un refuge dans Tanger. C’est de là qu’il écrivit au ministre pour lui demander du secours. Il ne tarda pas à en recevoir. Dès qu’il eut reçu la lettre de son lieutenant, Almanzor envoya à un grand nombre de corps l’ordre de se diriger sur Algéziras, et, afin de hâter leur embarquement, il se rendit en personne à ce port. Puis son fils Abdalmélic-Modhaffar, auquel il avait confié le commandement de l’expédition, passa le Détroit avec une excellente armée. Il débarqua à Ceuta, et la nouvelle de son arrivée produisit un excellent effet, car la plupart des princes berbers qui jusque-là avaient soutenu Zîrî, s’empressèrent de venir se ranger sous ses drapeaux. Ayant opéré sa jonction avec Wâdhih, il se mit en marche, et bientôt il découvrit l’armée de Zîrî qui venait à sa rencontre. La bataille eut lieu dans le mois d’octobre de l’année 998. Elle dura depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, et elle fut extrêmement acharnée. Il y eut un moment où les soldats de Modhaffar commençaient à craindre une défaite; mais en ce moment même Zîrî fut blessé trois fois par un de ses nègres dont il avait tué le frère, et qui partit aussitôt à bride abattue pour annoncer cette nouvelle à Modhaffar. Comme l’étendard de Zîrî était encore debout, le prince traita d’abord le transfuge de menteur; mais ayant appris la vérité du fait, il chargea sur l’ennemi et le mit en pleine déroute.
Dès lors la puissance de Zîrî était anéantie. Ses Etats rentrèrent tous au pouvoir des Andalous, et peu de temps après, dans l’année 1001, il mourut par suite des blessures que le nègre lui avait portées et qui s’étaient rouvertes[355].
XII.
La carrière d’Almanzor touchait à sa fin. Dans le printemps de l’année 1002, il fit sa dernière expédition. Lui-même avait toujours désiré de mourir en campagne, et il était si bien convaincu que son vœu serait exaucé, qu’il portait constamment ses linceuls avec lui. Ils avaient été cousus par ses filles, et pour en acheter la toile, il n’avait employé que l’argent qui provenait des terres qui environnaient son vieux manoir de Torrox, car il les voulait purs de toute souillure, et à son propre avis l’argent que lui rapportaient ses nombreux emplois ne l’était pas. A mesure qu’il vieillissait, il était devenu plus dévot, et comme le Coran dit que Dieu préservera du feu celui dont les pieds se sont couverts de poussière dans le chemin de Dieu (dans la guerre sainte), il avait pris l’habitude de faire secouer avec beaucoup de soin, chaque fois qu’il arrivait à l’étape, la poussière qui se trouvait sur ses habits, et de la garder dans une cassette faite exprès; il voulait que, quand il aurait rendu le dernier soupir, on le couvrît dans son tombeau de cette poussière, persuadé comme il l’était que les fatigues qu’il avait supportées dans la guerre sainte seraient devant le tribunal suprême sa meilleure justification[356].
Sa dernière expédition, qui était dirigée contre la Castille, fut heureuse comme toutes les précédentes l’avaient été. Il pénétra jusqu’à Canalès[357] et détruisit le cloître de saint Emilien, le patron de la Castille, de même qu’il avait détruit cinq années auparavant l’église du patron de la Galice.
Au retour il sentait sa maladie empirer. Se méfiant des médecins, qui n’étaient pas d’accord entre eux sur la nature de cette maladie et sur le traitement à suivre, il refusait obstinément les secours de l’art, et d’ailleurs il était convaincu qu’il ne pouvait guérir. N’étant plus en état de se tenir à cheval, il se faisait porter en litière. Il souffrait horriblement. «Vingt mille soldats, disait-il, sont inscrits sur mon rôle, mais il n’y a personne parmi eux qui soit aussi misérable que moi.»
Porté ainsi à dos d’homme pendant quatorze jours, il arriva enfin à Medinaceli. Une seule pensée remplissait son esprit. Son autorité ayant toujours été contestée et chancelante, en dépit de ses nombreuses victoires et de sa grande renommée, il craignait qu’une révolte n’éclatât après sa mort et n’enlevât le pouvoir à sa famille. Tourmenté sans cesse par cette idée, qui empoisonnait ses derniers jours, il fit venir son fils aîné, Abdalmélic, auprès de son lit, et, lui donnant ses dernières instructions, il lui recommanda de confier le commandement de l’armée à son frère Abdérame et de se rendre sans retard à la capitale, où il devrait s’emparer du pouvoir et se tenir prêt à réprimer immédiatement toute tentative d’insurrection. Abdalmélic lui promit de suivre ces conseils; mais l’inquiétude d’Almanzor était telle qu’il rappelait son fils chaque fois que celui-ci, croyant que son père avait fini de parler, voulait se retirer; le moribond craignait toujours d’avoir oublié quelque chose, et toujours il trouvait un nouveau conseil à ajouter à ceux qu’il avait déjà donnés. Le jeune homme pleurait; son père lui reprochait sa douleur comme un signe de faiblesse. Quand Abdalmélic fut parti, Almanzor se sentit un peu mieux et fit venir ses officiers. Ceux-ci le reconnaissaient à peine; il était devenu si maigre et si pâle qu’il ressemblait à un spectre, et il avait presque entièrement perdu la parole. Moitié par gestes, moitié par des mots entrecoupés, il leur dit adieu, et peu de temps après, dans la nuit du lundi 10 août, il rendit le dernier soupir[358]. Il fut enseveli à Medinaceli, et l’on grava sur son tombeau ces deux vers: