Histoire des Musulmans d'Espagne, t. 4/4: jusqu'à la conquête de l'Andalouisie par les Almoravides (711-1100)
Va, mon messager, va rapporter à tous les Cinhédjites, les pleines lunes et les lions de notre temps, ces paroles d’un homme qui les aime, qui les plaint et qui croirait manquer à ses devoirs religieux s’il ne leur donnait des conseils salutaires:
Votre maître a commis une faute dont les malveillants se réjouissent: pouvant choisir son secrétaire parmi les croyants, il l’a pris parmi les infidèles! Grâce à ce secrétaire, les juifs, de méprisés qu’ils étaient, sont devenus des grands seigneurs, et maintenant leur orgueil et leur arrogance ne connaissent plus de limites. Tout à coup et sans qu’ils s’en doutassent, ils ont obtenu tout ce qu’ils pouvaient désirer; ils sont parvenus au comble des honneurs, de sorte que le singe le plus vil parmi ces mécréants compte aujourd’hui parmi ses serviteurs une foule de pieux et dévots musulmans. Et tout cela, ce n’est pas à leurs propres efforts qu’ils le doivent; non, celui qui les a élevés si haut est un homme de notre religion!... Ah! pourquoi cet homme ne suit-il pas à leur égard l’exemple que lui ont donné les princes bons et dévots d’autrefois? Pourquoi ne les remet-il pas à leur place, pourquoi ne les rend-il pas les plus vils des mortels? Alors, marchant par troupes, ils mèneraient au milieu de nous une vie errante, en butte à notre dédain et à notre mépris; alors ils ne traiteraient pas nos nobles avec hauteur, nos saints avec arrogance; alors ils ne s’asseyeraient pas à nos côtés, ces hommes de race impure, et ils ne chevaucheraient pas côte à côte des grands seigneurs de la cour!
O Bâdîs! Vous êtes un homme d’une grande sagacité et vos conjectures équivalent à la certitude: comment se fait-il donc que vous ne voyiez pas le mal que font ces diables dont les cornes se montrent partout dans vos domaines? Comment pouvez-vous avoir de l’affection pour ces bâtards qui vous ont rendu odieux au genre humain? De quel droit espérez-vous d’affermir votre pouvoir, quand ces gens-là détruisent ce que vous bâtissez? Comment pouvez-vous accorder une si aveugle confiance à un scélérat et en faire votre ami intime? Avez-vous donc oublié que le Tout-Puissant dit dans l’Ecriture qu’il ne faut pas se lier avec des scélérats? Ne prenez donc pas ces hommes pour vos ministres, mais abandonnez-les aux malédictions, car toute la terre crie contre eux; bientôt elle tremblera et alors nous périrons tous!... Portez vos regards sur d’autres pays et vous verrez que partout on traite les juifs comme des chiens et qu’on les tient à l’écart. Pourquoi vous seul en agiriez-vous autrement, vous qui êtes un prince chéri de vos peuples, vous qui êtes issu d’une illustre lignée de rois, vous qui primez vos contemporains, de même que vos ancêtres primaient les leurs?
Arrivé à Grenade, j’ai vu que les juifs y régnaient. Ils avaient divisé entre eux la capitale et les provinces; partout commandait un de ces maudits. Ils percevaient les contributions, ils faisaient bonne chère, ils étaient magnifiquement vêtus, au lieu que vos hardes, ô musulmans, étaient vieilles et usées. Tous les secrets d’Etat leur étaient connus; quelle imprudence que de les confier à des traîtres! Les croyants faisaient un mauvais repas à un dirhem par tête; mais eux, ils dînaient somptueusement dans le palais. Ils vous ont supplantés dans la faveur de votre maître, ô musulmans, et vous ne les en empêchez pas, vous les laissez faire? Leurs prières résonnent tout comme les vôtres; ne l’entendez-vous pas, ne le voyez-vous pas? Ils tuent des bœufs et des moutons sur nos marchés, et vous mangez sans scrupule la chair des animaux tués par eux! Le chef de ces singes a enrichi son hôtel d’incrustations de marbre; il y a fait construire des fontaines d’où coule l’eau la plus pure, et pendant qu’il nous fait attendre à sa porte, il se moque de nous et de notre religion. Dieu, quel malheur! Si je disais qu’il est aussi riche que vous, ô mon roi, je dirais la vérité. Ah! hâtez-vous de l’égorger et de l’offrir en holocauste; sacrifiez-le, c’est un bélier gras! N’épargnez pas davantage ses parents et ses alliés; eux aussi ont amassé des trésors immenses. Prenez leur argent; vous y avez plus de droit qu’eux. Ne croyez pas que ce serait une perfidie que de les tuer; non, la vraie perfidie, ce serait de les laisser régner. Ils ont rompu le pacte qu’ils avaient conclu avec nous; qui donc oserait vous blâmer si vous punissez des parjures? Comment pourrions-nous aspirer à nous distinguer, quand nous vivons dans l’obscurité et que les juifs nous éblouissent par l’éclat des grandeurs? Comparés avec eux, nous sommes méprisés, et l’on dirait vraiment que nous sommes des scélérats et que ces hommes-là sont d’honnêtes gens! Ne souffrez plus qu’ils nous traitent comme ils l’ont fait jusqu’à présent, car vous nous répondrez de leur conduite. Rappelez-vous aussi qu’un jour vous devrez rendre compte à l’Eternel de la manière dont vous aurez traité le peuple qu’il a élu et qui jouira de la béatitude éternelle!
Ce poème eut peu d’effet sur Bâdîs, qui accordait à Joseph une confiance illimitée, mais il produisit parmi les Berbers une sensation profonde. Ils jurèrent la perte du juif, et les chefs du complot répandirent le bruit que Joseph s’était vendu à Motacim, le roi d’Almérie, avec lequel on était alors en guerre. Puis, comme les moins crédules et les moins aveuglés par la passion leur demandaient quel intérêt Joseph pouvait avoir à trahir un prince qu’il gouvernait complètement, ils répondaient que, lorsque le juif aurait fait périr Bâdîs et qu’il aurait livré ses Etats à Motacim, il ferait aussi mourir ce dernier et qu’alors il s’assiérait sur le trône. Il est à peine besoin de dire que tout cela n’était qu’une pure calomnie. Le fait est que les Berbers cherchaient un prétexte pour faire tomber Joseph et pour piller les juifs auxquels ils enviaient depuis longtemps leurs richesses. Croyant l’avoir trouvé enfin, ils s’ameutèrent et assaillirent le palais royal où Joseph s’était réfugié. Pour échapper à leur aveugle fureur, le juif se cacha dans un charbonnier, où il se noircit la figure afin de se rendre méconnaissable; mais il fut découvert, reconnu, tué et attaché sur une croix. Puis les Grenadins s’étant mis à massacrer les autres juifs et à piller leurs demeures, environ quatre mille personnes devinrent les victimes de leur haine fanatique (30 décembre 1066)[101].
VIII
Le reste de l’Espagne musulmane n’était guère plus tranquille que le Midi; partout on se disputait avec acharnement les débris du califat, et cependant on voyait grossir dans le Nord un torrent dont le flot menaçait d’engloutir tous les Etats musulmans de la Péninsule.
Pendant un demi-siècle les rois chrétiens avaient eu trop à faire chez eux pour pouvoir se poser en conquérants; mais vers l’année 1055 les choses changèrent de face. A cette époque Ferdinand Ier, roi de Castille et de Léon, se trouva enfin à même de tourner toutes ses forces contre les Sarrasins. Il était à prévoir que ces derniers ne seraient pas en état de lui résister. Tous les avantages, en effet, étaient du côté des chrétiens; ils avaient ce que leurs ennemis n’avaient plus, l’esprit martial et l’enthousiasme religieux. Aussi les conquêtes de Ferdinand furent rapides et brillantes. Il enleva à Modhaffar de Badajoz Viseu et Lamego (1057), conquit sur le roi de Saragosse les forteresses au sud du Duero, fit une terrible razzia dans les Etats de Mamoun de Tolède, et s’avança jusqu’à Alcala de Hénarès. Les habitants de cette ville firent dire à leur souverain que, s’il ne se hâtait de venir à leur secours, ils seraient bientôt obligés de se rendre. Trop faible pour repousser l’ennemi, Mamoun prit le parti le plus sage: étant venu en personne offrir à Ferdinand une immense quantité d’or, d’argent et de pierres précieuses, il se déclara son vassal et son tributaire, comme les rois de Badajoz et de Saragosse l’avaient déjà fait[102].
Ce fut alors le tour de Motadhid. Dans l’année 1063, Ferdinand vint brûler les villages du territoire de Séville, et la faiblesse des Etats musulmans était telle que Motadhid, quoiqu’il fût sans contredit le monarque le plus puissant de l’Andalousie, crut prudent de suivre l’exemple que Mamoun lui avait donné. Il se rendit donc au camp chrétien, offrit de beaux présents à Ferdinand, et le supplia d’épargner son royaume. Ferdinand ne semble avoir connu ni la fourberie ni la cruauté de cet homme, auquel des cheveux blancs et un front sillonné de rides donnaient l’aspect imposant et vénérable d’un vieillard; car, bien qu’il ne comptât encore que quarante-sept ans, les soucis de l’ambition, le travail, les excès et peut-être le remords avaient vieilli ses traits avant l’âge[103]. Il n’est donc pas étonnant que le roi de Castille se laissât toucher par ses prières; mais croyant devoir consulter les grands et les évêques de son royaume, il les convoqua pour leur demander quelles conditions on imposerait à Motadhid. L’assemblée décida que le roi de Séville serait tenu de payer un tribut annuel, et de remettre à des ambassadeurs que Ferdinand lui enverrait, le corps de sainte Juste, vierge et martyre du temps de la persécution romaine. Motadhid ayant accepté ces conditions, Ferdinand ramena son armée, et quand il fut de retour à Léon, il envoya à Séville Alvitus, évêque de la capitale, et Ordoño, évêque d’Astorga.
Les deux prélats avaient une double tâche à remplir: ils devaient rapporter à Léon le corps de la sainte et régler l’affaire du tribut[104]. Malheureusement les recherches que l’on fit pour découvrir les reliques de sainte Juste demeurèrent inutiles. «Vous le voyez, mes frères, dit alors Alvitus à ses compagnons, à moins que la miséricorde divine ne nous vienne en aide, nous retournerons trompés dans nos espérances de ce pénible voyage. Il me semble donc nécessaire de demander à Dieu, par trois jours de jeûnes et de prières, qu’il daigne nous révéler le trésor caché que nous cherchons.» En conséquence, les chrétiens passèrent trois jours dans les jeûnes et les prières, ce dont la santé d’Alvitus, déjà altérée au moment où il arriva à Séville, souffrit beaucoup. Dans la matinée du quatrième jour, cet évêque réunit de nouveau ses compagnons et leur dit: «Nous devons, mes bien-aimés, rendre grâce à Dieu de tout notre cœur, puisque, dans sa miséricorde, il a daigné ne point frustrer notre voyage de sa récompense. Un ordre du ciel nous défend, il est vrai, de tirer d’ici les membres de la bienheureuse Juste; mais vous rapporterez dans votre patrie un don non moins précieux, à savoir le corps du bienheureux Isidore, qui a porté dans cette ville la mitre épiscopale, et qui, par ses œuvres et sa parole, fut l’ornement de l’Espagne entière. J’aurais voulu, mes frères, veiller et prier toute cette nuit, mais m’étant assis un instant accablé de fatigue, j’ai été vaincu par le sommeil. Alors un vieillard revêtu de l’habit épiscopal m’est apparu.—Je sais, m’a-t-il dit, dans quel dessein toi et tes compagnons vous êtes venus ici; mais comme il n’entre pas dans la volonté divine que cette ville soit attristée par le départ de sainte Juste, et que Dieu, dans son inépuisable miséricorde, ne veut pas non plus que tes compagnons partent les mains vides, il leur donne mon corps.—Qui êtes-vous qui me donnez ces ordres? lui ai-je demandé.—Je suis le docteur de toute l’Espagne, m’a-t-il répondu, et autrefois j’ai été le chef des prêtres de cette ville; je suis Isidore.—Ayant parlé ainsi, il disparut, et m’étant éveillé, je priai Dieu pour que, si cette vision venait de lui, il daignât la renouveler une deuxième et une troisième fois. Elle se renouvela en effet deux fois encore; à chaque reprise le vieillard m’adressa les mêmes paroles, et la troisième fois il ajouta, en me montrant l’endroit où son corps est enterré et en le frappant trois fois d’une baguette qu’il tenait à la main:—Ici, ici, ici, tu trouveras mon corps; et afin que tu ne t’imagines pas que c’est un fantôme qui t’abuse, tu reconnaîtras que ce que je dis est vrai à ce signe: aussitôt que mon corps aura été retiré de la terre, une maladie incurable te saisira, et, quittant ce corps mortel, tu viendras à nous avec la couronne des justes.—Cela dit, la vision disparut.»
Alvitus se rendit ensuite avec ses compagnons au palais de Motadhid, lui raconta sa vision, et lui demanda la permission d’emporter le corps d’Isidore, en remplacement de celui de sainte Juste.
Le récit de l’évêque a dû produire sur Motadhid une impression singulière. Sceptique et railleur, il enveloppait toutes les religions dans un même dédain, et ne croyait qu’à deux choses, l’astrologie et le vin[105]. Il écouta néanmoins l’évêque avec un sérieux imperturbable, et quand celui-ci eut conclu sa longue harangue: «Hélas! s’écria-t-il d’un ton de profonde tristesse, si je vous donne Isidore, que me reste-t-il donc ici? Toutefois, que la volonté de Dieu soit faite! Vous êtes un homme trop vénérable pour que je puisse vous refuser quelque chose. Cherchez le corps d’Isidore et emportez-le, malgré que j’en aie.» L’Arabe, en vrai renard qu’il était, comprenait le parti qu’il pouvait tirer de la piété des chrétiens, piété dont il riait sous cape. Ayant un tribut à payer, il calculait que s’il feignait d’attacher un grand prix aux reliques, si, pour ainsi dire, il ne se les laissait arracher qu’à son corps défendant, elles pourraient lui devenir fort utiles. Il comptait faire comme le débiteur qui, pressé de payer sa dette, sait faire entrer dans le compte quelque antiquaille, qu’il fait accepter à son créancier comme un objet d’une antiquité, d’une rareté et d’un prix tout à fait extraordinaires. Aussi joua-t-il son rôle jusqu’au bout, car au moment où l’évêque d’Astorga (son collègue Alvitus venait de mourir) s’apprêtait à quitter Séville avec les restes d’Isidore, il vint à la rencontre du cortége, jeta sur le sarcophage une couverture de brocart chargée d’arabesques d’un travail merveilleux, et, poussant de gros soupirs: «Voilà que tu te retires d’ici, Isidore, homme vénérable! s’écria-t-il; tu sais pourtant quelle étroite amitié nous unit[106]!»
L’année suivante (1064) fut extrêmement désastreuse pour les musulmans. Coïmbre fut obligée de se rendre à Ferdinand après avoir soutenu un siége de six mois. En vertu de la capitulation, plus de cinq mille des défenseurs de la place furent livrés au vainqueur; les autres quittèrent leurs demeures n’emportant avec eux que l’argent nécessaire à leur voyage. Ce n’était pas tout encore: tous les musulmans qui demeuraient entre le Duero et le Mondego reçurent l’ordre de quitter le pays[107]. Ferdinand tourna ensuite ses armes contre le royaume de Valence, où le faible et indolent Abdalmélic-Modhaffar, qui avait succédé à son père Abdalazîz en 1061, régnait alors. La capitale fut assiégée; mais voyant qu’elle était difficile à prendre, les Castillans eurent recours à une ruse pour la priver de ses défenseurs. Ils feignirent de se retirer et alors les Valenciens sortirent pour les poursuivre revêtus de leurs habits de fête, tant ils croyaient la victoire facile. Leur audace leur coûta cher. Près de Paterna, à gauche de la route qui mène de Valence à Murcie, ils furent assaillis à l’improviste par les Castillans. La plupart furent massacrés et leur roi ne dut son salut qu’à la vitesse de son cheval[108]. La prise de la forteresse de Barbastro, l’une des plus importantes dans le Nord-est, fut aussi un affreux malheur. Elle tomba au pouvoir d’une armée de Normands, commandée par Guillaume de Montreuil, qui était alors général en chef des troupes du pape, et qui, dans les romans de chevalerie, porte le nom de Guillaume au Court nez. Le sort des vaincus fut terrible. Les soldats de la garnison s’étaient rendus après avoir stipulé qu’ils auraient la vie sauve, mais étant sortis de la ville, ils furent presque tous massacrés. Les habitants ne furent pas mieux traités. Eux aussi avaient obtenu l’amân, et ils s’apprêtaient à quitter la ville, lorsque Guillaume de Montreuil, à qui leur grand nombre inspirait des inquiétudes, ordonna à ses soldats d’éclaircir leurs rangs. La boucherie ne cessa qu’après que six mille personnes eurent perdu la vie. Puis on enjoignit à tous ceux qui possédaient une maison de rentrer dans la ville avec leurs femmes et leurs enfants. Ils obéirent, et alors les Normands divisèrent tout entre eux. «Chaque chevalier qui recevait une maison pour son partage, dit un auteur arabe de ce temps, recevait en outre tout ce qu’il y avait dedans, les femmes, les enfants, l’argent etc., et il pouvait faire du maître de la maison tout ce qu’il voulait; aussi prenait-il tout ce que le maître lui montrait, et il le forçait par des tortures de tout genre à lui livrer ce qu’il prétendait lui cacher. Parfois le musulman rendait l’âme au milieu de ces tortures, ce qui était réellement un bonheur pour lui, car s’il y survivait, il avait à éprouver des douleurs encore plus grandes, attendu que les mécréants, par un raffinement de cruauté, prenaient plaisir à violer les femmes et les filles de leurs prisonniers devant les yeux de ceux-ci. Chargés de fers, ces infortunés étaient forcés d’assister à ces scènes horribles; ils versaient bien des larmes et leur cœur se brisait.» Heureusement pour les musulmans, Guillaume et ses compagnons ne tardèrent pas à quitter l’Espagne pour aller jouir dans leur patrie des immenses richesses qu’ils avaient acquises. Il ne resta donc à Barbastro qu’une garnison assez faible, et Moctadir de Saragosse, qui avait reçu de Motadhid un renfort de cinq cents cavaliers, profita de cette circonstance pour reprendre la ville dans le printemps de l’année suivante (1065)[109].
Cependant Ferdinand continuait ses efforts pour s’emparer de Valence, et quoique le roi de cette ville eût reçu des renforts de son beau-père, Mamoun de Tolède, il se trouvait dans une position fort dangereuse, lorsque Ferdinand tomba malade, ce qui le contraignit à retourner à Léon. Abdalmélic, toutefois, n’eut guère lieu de s’en féliciter, car en novembre il fut détrôné et enfermé dans la forteresse de Cuenca par son beau-père, qui incorpora le royaume de Valence dans ses Etats[110].
Bientôt après, la mort vint délivrer les musulmans de leur plus terrible adversaire. Par sa bravoure, sa piété et la pureté de ses mœurs, Ferdinand avait été le modèle des rois: une mort belle et sainte couronna dignement une vie belle et sainte aussi. Arrivé à Léon le samedi 24 décembre, il s’empressa d’aller prier dans l’église qu’il avait dédiée à saint Isidore, convaincu que le moment approchait où son corps y reposerait pour toujours. Ensuite il prit quelques heures de repos dans son palais, mais la nuit il retourna à l’église, où les prêtres célébraient par des chants solennels la fête de la nativité du Seigneur, et quand ils entonnèrent, selon la liturgie de Tolède encore en usage alors, le dernier nocturne des matines, l’Advenit nobis, il mêla sa voie affaiblie à la leur. Au lever de l’aube, il les pria de dire la messe, et, ayant reçu l’eucharistie, il se fit reconduire à son lit, marchant péniblement appuyé sur les serviteurs de sa maison. Le lendemain dans la matinée, il se fit revêtir de ses habits royaux et reporter à l’église, où il s’agenouilla devant l’autel, et, déposant le manteau royal et la couronne, il dit d’une voix encore claire: «A toi sont la puissance et le règne, Seigneur! Tu es le roi des rois; à toi sont les royaumes du ciel et de la terre. Je te rends donc celui que tu m’as donné et que j’ai gouverné tant qu’il a plu à ta divine volonté. Je te prie seulement de recevoir dans ta miséricorde mon âme arrachée au gouffre de ce monde.» Puis, prosterné sur les dalles, il implora en pleurant le pardon de ses péchés, reçut l’extrême onction de la main d’un évêque, et, le corps revêtu d’un cilice, la tête couverte de cendre, il attendit la mort, le regard plein de foi et de résignation. Le lendemain, mardi, à l’heure de sexte, il rendit son âme à Dieu, ou plutôt il s’endormit, tant son visage était demeuré calme et souriant[111].
Une autre mort, moins sainte à coup sûr, suivit d’assez près celle-là: Motadhid de Séville expira le samedi 28 février de l’année 1069. Deux ans auparavant il avait incorporé Carmona dans son royaume, et un peu plus tard il s’était souillé d’un nouveau meurtre, en poignardant de sa propre main un patricien de Séville, Abou-Hafç Hauzanî[112]. Au reste son esprit, dans les dernières années de sa vie, était obsédé par de noirs pressentiments. Il ne redoutait pas de voir succomber sous les attaques des Castillans le trône qu’il avait fondé à force de ruses, de trahisons, de perfidies; la prédiction de ses astrologues dont nous avons déjà parlé et qui disait que sa dynastie serait renversée par des hommes nés hors de la Péninsule, donnait à ses craintes une autre direction. Longtemps il avait pensé que ces étrangers étaient les Berbers qui demeuraient dans son voisinage; mais à présent qu’il les avait exterminés et qu’il croyait déjà avoir vaincu l’arrêt des astres, il commençait à soupçonner qu’il s’était trompé. De l’autre côté du Détroit une nuée de barbares, qu’une espèce de prophète avait arrachés à leurs déserts, marchaient à la conquête de l’Afrique avec la rapidité et l’enthousiasme des premiers musulmans. Dans ces sectaires, qui se donnaient le nom d’Almoravides, Motadhid voyait les conquérants futurs de l’Espagne, et aucun raisonnement ne pouvait dissiper les craintes qu’ils lui inspiraient. Un jour qu’il lisait et relisait une lettre qu’il avait reçue de Sacaute, le prince de Ceuta, et qui portait que l’avant-garde des Almoravides venait d’établir son camp dans la plaine de Maroc, un de ses vizirs s’écria: «Comment se peut-il, seigneur, que cette nouvelle vous cause des soucis? Ah, vraiment, c’est une belle résidence que cette pauvre plaine de Maroc, surtout quand on la compare à la belle, à la magnifique Séville! Qu’est-ce que cela vous fait que ces barbares soient arrivés là? Entre eux et nous il y a des déserts, de nombreuses armées et les ondes de l’océan.—Je suis convaincu qu’un jour ils arriveront ici, lui répondit Motadhid d’une voix sombre; tu le verras peut-être toi-même. Ecris sur-le-champ au gouverneur d’Algéziras, ordonne-lui de fortifier Gibraltar encore davantage, dis-lui qu’il se tienne sur ses gardes et qu’il épie avec la plus grande attention tout ce qui se passe au delà du Détroit.» Puis, promenant ses regards sur ses fils: «Puissé-je savoir, dit-il, qui de nous sera frappé par le malheur qui nous menace! Sera-ce vous ou moi?—Que Dieu vous épargne à mes dépens, mon père, s’écria alors Motamid, et qu’il m’envoie tous les malheurs, quels qu’ils soient, qu’il vous destinait!»[113]
Cinq jours avant sa mort, éprouvant déjà un certain malaise, une certaine pesanteur de corps et d’esprit, Motadhid fit venir un de ses chanteurs, un Sicilien, et lui enjoignit de chanter n’importe quoi. Il était résolu à regarder comme un présage les paroles de l’air que le chanteur choisirait. Or, celui-ci se mit à chanter un de ces airs à la fois suaves et tristes dont la littérature arabe est si riche, et qui commençait ainsi:
Jouissons de la vie, car nous savons qu’elle sera finie bientôt! Mêle donc le vin à l’eau des nuages, ô ma bien-aimée, et donne-le-nous!
Il chanta cinq vers de cette chanson, de sorte que par une coïncidence singulière, mais qui paraît bien avérée, le nombre des vers répondait justement à celui des jours que Motadhid vivrait encore.
Deux jours après, le jeudi 26 février, son amour paternel—car nous avons déjà dit que, malgré sa cruauté, il avait réellement une profonde affection pour ses enfants—reçut une atteinte extrêmement douloureuse par la mort d’une fille qu’il adorait. Dans la soirée du vendredi, il assista à ses funérailles, le cœur gonflé de tristesse; mais la cérémonie achevée, il se plaignit d’un violent mal de tête. Son médecin venu, il eut une hémorragie qui faillit le suffoquer. Le médecin voulut le saigner; mais Motadhid, en patient peu soumis qu’il était, lui ordonna d’attendre jusqu’au lendemain. C’est ce qui hâta sa mort, car le lendemain, samedi, l’hémorragie recommença. Elle fut encore plus violente que la première fois, et, ayant perdu l’usage de la parole, Motadhid rendit le dernier soupir[114].
Son fils Motamid, que nous tâcherons de faire connaître, lui succéda.
IX.
Né en 1040, Motamid, âgé de onze ou douze ans seulement, avait été nommé par son père au gouvernement de Huelva, et, peu de temps après, il avait commandé l’armée sévillane qui assiégeait Silves. Ce fut à cette occasion qu’il fit la connaissance d’un aventurier qui ne comptait que neuf ans de plus que lui et qui était appelé à jouer un rôle considérable dans sa destinée.
Il s’appelait Ibn-Ammâr. Né dans un hameau aux environs de Silves, de parents arabes, mais pauvres et obscurs, il avait commencé par étudier les belles lettres à Silves et à Cordoue; puis il s’était mis à parcourir l’Espagne, afin de gagner le pain du jour en composant des panégyriques pour tous ceux qui étaient en état de les payer; car, tandis que les poètes en renom auraient cru déroger, s’ils eussent composé des poèmes pour d’autres que pour des princes ou des vizirs, ce pauvre jeune homme inconnu et mal habillé, qui excitait l’hilarité des uns et la pitié des autres par sa longue pelisse et sa petite calotte, s’estimait heureux si quelque parvenu enrichi daignait lui jeter les miettes de sa table en échange de ses vers, qui pourtant avaient du mérite. Un jour il arriva à Silves dans un moment de gêne excessive, n’ayant que son mulet et ne sachant comment faire pour nourrir ce fidèle compagnon de ses misères. Heureusement il se souvint d’un homme fort à même de le seconder, s’il le voulait, d’un riche négociant de la ville, qui, à défaut de connaissances littéraires, avait du moins assez de vanité pour goûter une ode composée à sa louange. Le pauvre poète en écrivit une, la lui envoya et lui fit connaître sa détresse. Flatté dans son amour-propre, le négociant lui fit parvenir un sac d’orge. En recevant ce présent assez chétif, Ibn-Ammâr se disait bien que le marchand aurait pu lui envoyer tout aussi bien un sac de froment; mais il n’en fut pas moins fort joyeux, et nous verrons que dans la suite il sut se montrer reconnaissant envers son bienfaiteur.
Le talent poétique d’Ibn-Ammâr ne tarda pas à être connu et lui valut l’honneur d’être présenté à Motamid. Il lui plut extrêmement, et comme ils aimaient tous les deux les plaisirs, les aventures de toute sorte et surtout les beaux vers, une amitié intime s’établit bientôt entre eux. Aussi, dès que Silves eut été pris et que Motamid en eut été nommé gouverneur, il s’empressa de créer un vizirat pour son ami et lui abandonna le gouvernement de la province[115].
Les beaux jours passés à Silves, ce séjour enchanteur où tout le monde était poète alors[116] et que l’on appelle encore aujourd’hui le paradis du Portugal, ne s’effacèrent jamais du souvenir de Motamid. Son cœur ne s’était pas encore ouvert à l’amour; quelques vives fantaisies s’étaient bien emparées de son imagination, mais elles s’étaient évanouies sans lui avoir apporté des jouissances durables[117]. Pour lui c’était le temps de l’amitié enthousiaste, et il s’abandonnait à ce sentiment sans arrière-pensée, avec toute la fougue de son âge. Quant à Ibn-Ammâr, n’ayant pas été élevé comme le prince au sein de l’opulence, du luxe et du bonheur; ayant connu au contraire, dès le matin de la vie, les luttes, le découragement, les cruelles déceptions et l’indigence, son imagination était moins fraîche, moins riante, moins jeune; il ne pouvait se défendre d’une certaine ironie, il était déjà sceptique sur bien des points.... Un jour de vendredi les deux amis se rendaient à la mosquée, lorsque Motamid, entendant le moëzzin annoncer l’heure de la prière, improvisa ce vers, en priant Ibn-Ammâr d’y ajouter un second sur le même mètre et la même rime:
—Voici le moëzzin qui annonce l’heure de la prière;
—En le faisant, il espère que Dieu lui pardonnera ses nombreux péchés, répliqua Ibn-Ammâr.
—Qu’il soit heureux, puisqu’il porte témoignage à la vérité, continua le prince;
—Pourvu, toutefois, qu’il croie dans son cœur ce qu’il dit avec sa langue, répliqua en souriant le vizir[118].
Chose étrange, mais qu’on s’explique cependant quand on songe qu’il avait appris de bonne heure à connaître les hommes et à se méfier d’eux: Ibn-Ammâr doutait même de l’amitié, si tendre et si illimitée pourtant, que lui portait le jeune prince; il avait beau faire, il ne pouvait chasser les sombres pressentiments qui maintefois venaient obséder son esprit, surtout pendant les festins, car il avait le vin triste. On raconte à ce sujet une aventure singulière et bizarre à coup sûr, mais qui néanmoins semble vraie, car ce récit repose sur les témoignages les plus respectables en ce cas, ceux de Motamid et d’Ibn-Ammâr eux-mêmes. Un soir, dit-on, Motamid avait invité Ibn-Ammâr à un souper. Il l’avait choyé plus encore que de coutume, et quand les autres convives se retirèrent, il le conjura de rester et de partager son lit. Le vizir céda à ses instances; mais à peine endormi, il entendit une voix qui lui dit: «Malheureux, il te tuera un jour!» Saisi de frayeur, Ibn-Ammâr s’éveilla en sursaut; mais tâchant de chasser de son cerveau ces noires idées qu’il attribuait aux fumées du vin, il parvint enfin à se rendormir. Cependant il entendit ces sinistres paroles pour la seconde, pour la troisième fois. N’y tenant plus alors, et convaincu que c’était un avertissement surnaturel, il se leva sans faire de bruit, et, s’étant enveloppé le corps d’une natte, il alla se blottir dans un coin du portique, résolu à s’évader aussitôt que les portes du palais s’ouvriraient, car il voulait gagner un port de mer et s’embarquer pour l’Afrique.
Cependant Motamid, s’étant éveillé à son tour et ne trouvant pas son ami à ses côtés, poussa un cri d’alarme qui fit accourir tous ses serviteurs. On se mit à fouiller, à fureter le palais en tous sens. Motamid lui-même dirigeait les recherches. Voulant examiner si la porte avait été ouverte, il arriva dans le portique où Ibn-Ammâr se tenait caché. Celui-ci se trahit par un mouvement involontaire, au moment même où les regards du prince s’arrêtaient sur la natte dont il s’était enveloppé. «Qu’est-ce qui remue donc sous cette natte?» s’écria Motamid, et, les serviteurs y courant tous pour la fouiller, Ibn-Ammâr se montra dans le plus piteux état du monde, n’ayant pour tout vêtement qu’un caleçon, tremblant de tous ses membres, et rougissant de honte sans qu’il osât lever les yeux. A sa vue, Motamid fondit en pleurs. «O Abou-Becr, s’écria-t-il, qu’as-tu donc pour agir ainsi?» Puis, voyant que son ami tremblait toujours, il l’entraîna doucement dans sa chambre, où il tâcha de tirer de lui le secret de son étrange conduite. Il demeura longtemps sans y réussir. En proie à un violent paroxysme nerveux, partagé entre le ridicule de sa position et la peur, Ibn-Ammâr pleurait et riait à la fois. S’étant calmé enfin, il avoua tout. Motamid ne fit que rire de sa confession. «Cher ami, dit-il en lui serrant affectueusement la main, les vapeurs du vin t’ont offusqué le cerveau et tu as eu le cauchemar, voilà tout. Crois-tu donc que je serais jamais en état de te tuer, toi, mon âme, toi, ma vie? Mais ce serait commettre un suicide! Et maintenant, tâche d’oublier ces vilains rêves et n’en parlons plus.»
«Ibn-Ammâr, dit un historien arabe, essaya en effet d’oublier cette aventure et y réussit; mais à la fin, nombre de jours et de nuits s’étant écoulés dans l’intervalle, il lui arriva ce que nous raconterons plus tard[119].»
Quand les deux amis n’étaient pas à Silves, ils étaient à Séville, où ils se livraient aux plaisirs de toute sorte qu’offrait cette brillante et délicieuse capitale. Souvent ils allaient, sous un déguisement quelconque, à la Prairie d’argent, sur les bords du Guadalquivir, où le peuple, hommes et femmes, venait chercher ses divertissements. C’est là que Motamid rencontra pour la première fois celle qui était destinée à devenir la compagne de sa vie. Se promenant un soir avec son ami dans la Prairie d’argent, il arriva que la brise effleura l’eau de la rivière, et que Motamid improvisa ce vers, après avoir prié Ibn-Ammâr d’y ajouter un second:
La brise a converti l’eau en cuirasse....
Mais Ibn-Ammâr ne trouvant pas instantanément une réplique, une jeune fille du peuple qui se trouvait dans leur voisinage, la donna ainsi:
Cuirasse magnifique, en effet, un jour de combat, pourvu que l’eau se fût congelée.
Emerveillé d’entendre une jeune fille improviser plus promptement qu’Ibn-Ammâr, fort renommé cependant pour ce talent, Motamid la regarda avec attention. Il fut frappé de sa beauté, et appelant aussitôt un eunuque qui le suivait à quelque distance, il lui ordonna de conduire l’improvisatrice à son palais, vers lequel il se hâta de retourner.
Quand la jeune fille fut arrivée en sa présence, il lui demanda qui elle était et quel était son état.
—Je me nomme Itimâd, répondit-elle; ordinairement on m’appelle Romaiquia, car je suis esclave de Romaic, et quant à ma profession, je suis muletière.
—Dites-moi, êtes-vous mariée?
—Non, mon prince.
—Tant mieux alors, car je vais vous acheter de votre maître et vous épouser[120].
Pendant toute sa vie, Motamid aima Romaiquia d’un amour inaltérable. Elle avait tout pour lui plaire. On la comparait parfois à Wallâda, de Cordoue, la Sapho de ce temps-là. Cette comparaison, juste sous certains rapports, ne l’était pas sous d’autres. N’ayant pas reçu une éducation soignée, Romaiquia ne pouvait rivaliser avec Wallâda en savoir; mais elle ne lui était pas inférieure pour la conversation spirituelle, les bons mots, les heureuses et naïves saillies, les répliques vives et ingénieuses, et la surpassait peut-être par ses grâces naturelles et presque enfantines, son enjouement et son espièglerie[121]. Ses caprices et ses fantaisies faisaient le bonheur et le désespoir de son époux, obligé de les satisfaire à tout prix, car une fois qu’elle s’était mis une idée dans la tête, rien ne pouvait l’y faire renoncer. Un jour, au mois de février, elle regarda, de l’embrasure d’une fenêtre du palais à Cordoue, tomber des flocons de neige, spectacle assez rare dans ce pays où il n’y a presque pas d’hiver. Tout à coup elle se mit à pleurer.
—Qu’as-tu donc, ma chère amie? lui demanda son mari.
—Ce que j’ai? lui répondit-elle en sanglotant; j’ai que tu es un barbare, un tyran, un monstre! Vois donc comme c’est joli la neige, comme c’est beau, comme c’est magnifique, comme ces moelleux flocons s’attachent gentiment aux branches des arbres; et toi, ingrat que tu es, tu ne songes pas seulement à me procurer ce superbe spectacle chaque hiver; jamais tu n’as eu l’idée de m’emmener dans quelque pays où il tombe toujours de la neige!
—Ne te désespère pas ainsi, ma vie, mon bien, lui répondit le prince en essuyant les larmes qui sillonnaient ses joues; tu auras ta neige chaque hiver, et ici même, je t’en réponds.
Et il ordonna de planter des amandiers sur toute la Sierra de Cordoue, afin que les blanches fleurs de ces beaux arbres qui fleurissent dès que les gelées sont passées, remplaçassent pour Romaiquia les flocons de neige qu’elle avait tant admirés[122].
Une autre fois elle vit des femmes du peuple qui pétrissaient de leurs pieds nus le limon dont on voulait faire des briques, et se mit à pleurer. Son mari lui ayant demandé la cause de son chagrin:
—Ah! je suis bien malheureuse, lui dit-elle, depuis le jour où m’arrachant à la vie joyeuse et libre que je menais dans ma masure, tu m’as enfermée dans ce triste palais et chargée des lourdes chaînes de l’étiquette! Regarde donc ces femmes, là-bas, au bord de la rivière! Je voudrais comme elles pétrir le limon de mes pieds nus, mais, hélas! condamnée par toi à être riche et sultane, je ne le puis pas!
—Si fait, tu le pourras, lui répondit le prince en souriant.
Et à l’instant même il descendit dans la cour du palais et y fit apporter une énorme quantité de sucre, de cannelle, de gingembre et de parfumeries de toute espèce; puis, la cour étant entièrement couverte de ces ingrédients précieux, il les fit mouiller d’eau rose et pétrir à force de bras, si bien qu’ils formèrent une espèce de limon. Tout cela fait:
—Veuille descendre dans la cour avec tes suivantes, dit le prince à Romaiquia; le limon t’y attend.
La sultane y alla, et, s’étant déchaussée de même que ses suivantes, toutes se mirent à plonger leurs pieds, avec une gaîté folâtre, dans ce limon aromatique.
C’était là une fantaisie bien dispendieuse; aussi Motamid savait-il la rappeler au besoin à sa capricieuse épouse dont les désirs ne connaissaient pas de bornes. Un jour, ayant demandé une chose que le prince ne pouvait lui accorder:
—Ah! je suis bien à plaindre, s’écria-t-elle. Décidément je suis la plus malheureuse des femmes, car je prends Dieu à témoin que jamais tu n’as fait la moindre chose pour me plaire.
—Pas même le jour du limon? lui demanda Motamid d’une voix douce et tendre.
Romaiquia rougit et n’insista pas davantage[123].
Force nous est d’ajouter que les ministres de la religion ne prononçaient jamais le nom de cette sémillante sultane qu’avec une sainte horreur. Ils la considéraient comme le plus grand obstacle à la conversion de son mari, sans cesse entraîné par elle, disaient-ils, dans un tourbillon de plaisirs et de voluptés, et si les mosquées étaient désertes le vendredi, ils en imputaient la faute à elle. Romaiquia riait de leurs clameurs; insouciante et étourdie, elle ne soupçonnait pas, la pauvrette, que ces hommes deviendraient redoutables un jour![124]
Au reste, malgré son amour, Motamid continuait d’accorder à Ibn-Ammâr une large place dans son cœur. Une fois, étant loin de Romaiquia avec son ami, il lui écrivit une lettre dans laquelle il fit entrer ces six vers acrostiches:
Invisible à mes yeux, tu es toujours présente à mon cœur.
Ton bonheur puisse-t-il être infini comme le sont mes soucis, mes larmes et mes insomnies!
Impatient du frein quand d’autres femmes veulent me l’imposer, je me soumets docilement à tes moindres souhaits.
Mon vœu de chaque instant, c’est d’être à tes côtés. Ah! puisse-t-il être exaucé bientôt!
Amie de mon cœur, pense à moi et ne m’oublie pas, quelque longue que soit l’absence!
Doux nom que le tien! Je viens de l’écrire, je viens de tracer ces lettres chéries: Itimâd[125].
Il termina sa lettre par ces mots: «Bientôt je viendrai te revoir, pourvu, toutefois, qu’Allâh et Ibn-Ammâr le veuillent bien.»
Ayant reçu connaissance de cette phrase, Ibn-Ammâr adressa ces vers à son ami:
Ah! mon prince, je n’ai jamais d’autre désir, moi, que de faire ce que vous voulez; je me laisse conduire par vous comme le voyageur nocturne se laisse guider par les éclairs éblouissants. Voulez-vous retourner auprès de celle qui vous est chère, montez alors sur un fin voilier,—je vous suis;—ou bien, sautez en selle,—je vous suis encore. Ensuite, quand, grâce à la protection divine, nous serons arrivés dans la cour de votre palais, vous me laisserez retourner seul à ma demeure, et vous-même, sans vous donner le temps de déposer votre épée, vous irez vous jeter aux pieds de la belle à la ceinture d’or; puis, rattrapant le temps perdu, vous l’embrasserez, vous la presserez contre votre poitrine, tandis que votre bouche et la sienne murmureront de douces paroles, de même que les oiseaux se répondent par des chants mélodieux au lever de l’aurore[126].
Partageant son cœur entre l’amitié et l’amour, le jeune prince menait une vie charmante; mais elle fut troublée tout à coup: son père frappa Ibn-Ammâr d’une sentence d’exil. Ce fut pour les deux amis un coup de foudre; mais qu’y faire? Motadhid était inébranlable dans ses résolutions une fois prises. Ibn-Ammâr passa dans le Nord, et notamment à Saragosse, les tristes années de son exil, jusqu’à ce que Motamid, qui comptait alors vingt-neuf ans, succédât à son père[127]. Le prince s’empressa de rappeler auprès de lui l’ami de son adolescence, et lui laissa le choix entre les divers emplois du royaume. Ibn-Ammâr se décida pour le gouvernement de la province où il était né. Bien qu’il le vît à regret s’éloigner de sa personne, Motamid lui accorda néanmoins sa demande[128]; mais au moment où son ami lui disait adieu, les charmants souvenirs de son séjour à Silves et toutes ces premières émotions qui ne laissent aucune amertume dans le cœur se ranimaient en lui, et il improvisa ces vers:
Salue à Silves les endroits chéris que tu sais, ô Abou-Becr, et demande-leur s’ils ont gardé mon souvenir. Salue surtout le Charâdjîb, ce superbe palais dont les salles sont remplies de lions et de blanches beautés, de sorte que l’on se croirait tantôt dans un antre, tantôt dans un sérail[129], et dis-lui qu’il y a ici un jeune chevalier qui en tout temps brûle du désir de le revoir. Que de nuits n’ai-je pas passées là, à côté d’une jeune beauté aux larges hanches, à la mince ceinture! Que de fois les jeunes filles blanches ou cuivrées m’y ont percé le cœur de leurs doux regards, comme si leurs yeux eussent été des épées ou des lances! Que de nuits n’ai-je pas passées aussi dans le vallon au bord de la rivière avec la belle chanteuse dont le bracelet ressemblait à la lune dans son croissant! Elle m’enivrait de toutes les manières, tantôt de ses regards, tantôt du vin qu’elle m’offrait, tantôt, enfin, de ses baisers. Puis, quand elle jouait sur sa guitare un air guerrier, je croyais entendre le cliquetis des épées et me sentais saisi d’une ardeur martiale. Délicieux moment surtout que celui où, ayant ôté sa robe, elle m’apparut svelte et flexible comme un rameau de saule! «La fleur, me disais-je alors, est sortie du bouton[130].»
Ibn-Ammâr fit son entrée dans Silves entouré d’un cortége superbe et avec une pompe telle que Motamid lui-même, quand il était gouverneur de la province, n’en avait jamais déployé une pareille; mais il se fit pardonner cette bouffée d’orgueil par un noble acte de reconnaissance, car, ayant appris que le négociant qui l’avait secouru dans sa détresse alors qu’il n’était encore qu’un pauvre poète ambulant, vivait encore, il lui envoya un sac rempli de pièces d’argent. Ce sac était celui-là même que le négociant lui avait fait parvenir rempli d’orge; Ibn-Ammâr l’avait soigneusement conservé. Pourtant il ne dissimula point à son ancien bienfaiteur qu’il avait trouvé son présent un peu mesquin, car il lui fit dire ces paroles: «Si autrefois vous nous eussiez envoyé ce sac rempli de froment, nous vous l’aurions renvoyé rempli d’or[131].»
Il ne resta pas longtemps à Silves. Ne pouvant vivre sans lui, Motamid le rappela à la cour, après l’avoir nommé premier ministre[132].
X.
Comme Motamid et son ministre aimaient avant tout la poésie, la cour de Séville devint le rendez-vous des meilleurs poètes de l’époque. Les rimailleurs n’avaient aucune chance d’y faire fortune, car Motamid était un critique sévère qui examinait avec soin chaque poème qu’on lui présentait et qui en pesait chaque expression, chaque syllabe[133]; mais quand il s’agissait d’un poète de talent, sa générosité ne connaissait pas de bornes. Un jour il entendit réciter ces deux vers:
La fidélité à tenir ses promesses est à présent une chose bien rare. Vous ne trouverez personne qui pratique cette vertu, personne même qui y songe. C’est quelque chose de fabuleux comme le griffon, ou comme ce conte qui dit qu’un poète reçut un jour un présent de mille ducats.
—De qui sont ces vers? demanda-t-il.
—D’Abd-al-djalîl, lui répondit-on.
—Eh quoi! s’écria-t-il alors, un de mes serviteurs, un bon poète, regarde un présent de mille ducats comme quelque chose de fabuleux?
Et à l’instant même il fit remettre mille ducats à Abd-al-djalîl[134].
Une autre fois il s’entretenait avec un des poètes siciliens qui étaient venus à sa cour après que leur patrie eut été conquise par Roger le Normand, lorsqu’on lui apporta des pièces d’or qui sortaient de l’hôtel de la monnaie. Il en donna deux bourses au Sicilien; mais celui-ci, non content de ce cadeau, tout magnifique qu’il était, regardait d’un œil de convoitise une figurine en ambre, incrustée de perles, qui se trouvait dans la salle et qui représentait un chameau. «Seigneur, dit-il enfin, votre présent est superbe, mais il est lourd, et je crois qu’il me faudrait un chameau pour le transporter à ma demeure.—Le chameau est à toi,» lui répondit Motamid en souriant[135].
En général, pourvu qu’on eût de l’esprit, on était sur de plaire à Motamid, fût-on poète ou autre chose, fût-on même voleur de grands chemins, témoin l’histoire du Faucon gris. Le Faucon gris—on ne le désignait que par ce sobriquet—avait été longtemps le plus grand voleur de l’époque, l’effroi et le fléau des habitants des campagnes; mais étant enfin tombé entre les mains de la justice, il fut condamné à être crucifié sur la grande route, afin que les paysans pussent être témoins de son supplice. Toutefois, comme il faisait une chaleur étouffante le jour où cet arrêt fut exécuté, la route était peu fréquentée. Au pied de la croix sur laquelle le voleur avait été cloué, se tenaient sa femme et ses filles. Elles pleuraient à chaudes larmes. «Hélas! disaient-elles, quand tu ne seras plus, nous devrons mourir de faim!» Or le Faucon gris était un homme très-compatissant, un cœur d’or, et la pensée que sa famille tomberait dans la misère lui fendait l’âme. Justement il vit arriver un marchand forain qui chevauchait sur un mulet chargé de pièces d’étoffe et d’autres marchandises qu’il allait vendre dans les villages voisins.
—Hé, seigneur, lui cria-t-il, je me trouve ici dans une position assez désagréable comme vous voyez, mais vous pourriez me rendre un grand service duquel vous profiteriez beaucoup vous-même.
—Comment cela? demanda l’autre.
—Vous voyez ce puits là-bas?
—Oui, je le vois.
—Fort bien! Sachez donc qu’au moment où j’ai eu la bêtise de me laisser prendre par ces maudits gendarmes, j’ai jeté cent ducats dans ce puits qui est à sec. Peut-être voudriez-vous bien avoir la complaisance de vous déranger pour les tirer de là; en ce cas je vous en laisserai la moitié. Voici ma femme et mes filles qui tiendront votre mulet jusqu’à ce que vous ayez fini.
Séduit par l’appât du gain, le marchand prit aussitôt une corde, en attacha un bout au bord du puits, et se laissa glisser ainsi jusqu’au fond.
—Alerte maintenant! dit alors le Faucon gris à sa femme; coupe la corde, prends le mulet et fuis au plus vite avec ces enfants!
Tout cela fut fait en un clin d’œil. Le marchand criait comme un forcené, mais comme la campagne était presque déserte, un temps assez considérable s’écoula avant qu’un passant vînt à son secours, et ce passant n’étant pas assez fort pour le tirer du puits, il fallut attendre jusqu’à ce qu’un second vînt l’aider. Arraché enfin à sa prison souterraine, le marchand dut répondre à ses libérateurs qui lui demandaient ce qu’il était allé faire dans ce puits. Il leur raconta donc sa mésaventure avec force imprécations contre le voleur qui l’avait si indignement trompé. Bientôt elle fut connue de toute la ville; elle parvint même aux oreilles de Motamid, qui ordonna de détacher le Faucon gris de sa croix et de le lui amener. Quand il fut arrivé en sa présence:
—Tu es bien certainement le plus grand fripon qui existe, lui dit-il, puisque même la perspective de la mort ne suffit pas pour te faire renoncer à tes mauvais tours.
—Ah! mon prince, lui répondit le voleur, si vous saviez comme moi quel délice c’est que de voler, vous jetteriez votre manteau royal aux orties et vous ne feriez que cela.
—Maudit coquin! s’écria le prince en riant aux éclats. Mais voyons, parlons sérieusement! Supposons que je te donne la vie, que je le rende la liberté, que je le mette en état de gagner ton pain d’une manière honorable, et que je t’assigne un traitement qui suffise à tes besoins, t’amenderas-tu alors, abandonneras-tu ton détestable métier?
—On fait beaucoup pour sauver sa vie, seigneur, même on s’amende. Tenez, vous serez content de moi!
Le Faucon gris tint sa parole. Nommé brigadier de gendarmerie, il inspira dorénavant autant d’effroi à ses anciens confrères, qu’il en avait inspiré jadis aux paysans[136].
Au reste, Motamid menait joyeuse vie, sans trop s’occuper des affaires de l’Etat. «A mon avis, disait-il dans un de ses poèmes, être sage, c’est ne pas l’être[137].» Les festins absorbaient une partie de son temps, et puisqu’il voulait se montrer galant chevalier, force lui était d’en consacrer le reste aux jeunes beautés de son sérail. Ce n’est pas qu’il eût cessé d’aimer Romaiquia; au contraire, il l’aimait toujours avec passion; mais comme selon le code bizarre qui régit l’amour dans les pays musulmans, on peut se passer quelques fantaisies sans devenir infidèle pour cela, il adressait aussi de temps en temps ses hommages à d’autres dames, sans que Romaiquia, sûre de régner en souveraine sur le cœur de son époux, y trouvât à redire. La belle Aimée était charmante, et quand il buvait à sa santé, le prince trouvait au vin plus de bouquet qu’à l’ordinaire[138]. Luna lui tenait compagnie alors qu’il étudiait les vers des anciens poètes ou qu’il écrivait les siens, et si le soleil s’avisait de jeter un regard indiscret dans le cabinet d’étude, elle était là pour l’intercepter; «car elle sait, disait le prince, que la lune seule peut éclipser le soleil[139].» Plus prude, plus revêche, La Perle avait parfois des caprices; alors elle se mettait en colère, et il fallait que Motamid se donnât des peines infinies pour l’apaiser. Une fois qu’il s’était attiré son courroux, il lui écrivit pour lui présenter ses excuses. Elle lui répondit bien, mais sans placer son propre nom en tête de sa lettre, comme la coutume le voulait.
Hélas! elle ne m’a pas encore pardonné, dit alors le prince; autrement elle aurait mis son nom en tête de son billet. Elle sait que je l’adore, son nom, mais elle est si fâchée contre moi qu’elle ne veut pas l’écrire. «Quand il le verra, s’est-elle dit, il va le baiser. Eh bien, par Dieu! il ne le verra pas[140].»
Quelle gentille garde malade que La Fée! Le prince priait Allah de lui accorder comme une faveur d’être constamment valétudinaire, pourvu qu’il ne manquât pas de la voir constamment à son chevet, cette gracieuse gazelle aux lèvres pourprées[141].
On se tromperait, cependant, si l’on s’imaginait que Motamid négligeât entièrement de continuer l’œuvre de son père et de son aïeul. Quoiqu’il n’eût pas autant d’ambition qu’eux, il fit néanmoins ce qu’ils avaient essayé en vain de faire: dès la seconde année de son règne, il réunit Cordoue à son royaume.
Son père, il est vrai, lui avait frayé la route, et les circonstances le secondèrent admirablement. Six années auparavant, en 1064, le vieux président de la république, Abou-’l-Walîd ibn-Djahwar, s’était démis de ses fonctions en faveur de ses deux fils, Abdérame et Abdalmélic. Il avait confié à l’aîné tout ce qui regardait les finances et l’administration, et il avait donné au cadet, pour lequel il avait un grand faible, le commandement militaire[142]. Le cadet éclipsa bientôt son aîné; cependant tout alla bien tant que dura l’influence de l’habile vizir Ibn-as-Saccâ. Cet homme d’Etat inspirait du respect à tous les ennemis déclarés ou couverts de la république, et même à Motadhid. Aussi ce dernier comprit que, pour arriver à ses fins, il devait commencer par le faire tomber. Il tâcha donc de le rendre suspect à Abdalmélic ibn-Djahwar, et il y réussit. Ibn-as-Saccâ fut mis à mort, et cet événement eut pour la république les suites les plus fâcheuses. Les officiers et les soldats, qui avaient été fort attachés au vizir, donnèrent pour la plupart leur démission, tandis qu’Abdalmélic se rendait odieux à ses concitoyens par sa dureté et sa nonchalance. En outre, il semble avoir aboli peu à peu tout ce qui restait encore debout des institutions républicaines.
Le pouvoir d’Abdalmélic chancelait donc déjà, lorsque Mamoun de Tolède vint assiéger Cordoue dans l’automne de l’année 1070. N’ayant presque plus d’armée (sa cavalerie était réduite à deux cents hommes, et encore étaient-ils fort mal disposés), Abdalmélic demanda du secours à Motamid. Il obtint ce qu’il désirait: Motamid lui envoya des renforts très-considérables, et l’armée tolédane fut forcée de se retirer; mais Abdalmélic n’y gagna rien; au contraire, les chefs de l’armée sévillane, agissant d’après les ordres secrets de leur souverain, s’entendirent avec les Cordouans pour ôter le pouvoir à Abdalmélic et pour le donner au roi de Séville. Ce complot fut tramé dans le plus grand mystère, de sorte qu’Abdalmélic ne se doutait de rien. Dans la matinée du septième jour après le départ de Mamoun, il était sur le point de sortir pour faire la reconduite aux Sévillans, qui avaient annoncé qu’ils s’en retourneraient ce jour-là, lorsque des cris séditieux frappèrent son oreille. Il regarde, il voit son palais entouré par ses soi-disant auxiliaires et par le peuple. Presque au même instant on l’arrête, de même que son père et tout le reste de sa famille.
Motamid fut proclamé seigneur de Cordoue, et les Beni-Djahwar furent menés prisonniers à l’île de Saltès; mais le vieux Abou-’l-Walîd ne survécut que quarante jours à son infortune[143].
Le roi poète parle de cette conquête comme s’il se fût agi de celle d’une beauté un peu hautaine.
J’ai obtenu d’emblée, disait-il, la main de la belle Cordoue, de cette fière amazone qui, le glaive et la lance à la main, repoussait tous ceux qui la recherchaient en mariage. A présent nous célébrons, elle et moi, nos noces dans son palais, tandis que les autres rois, mes rivaux rebutés, pleurent de rage et tremblent de crainte. Tremblez, et pour cause, vils ennemis! car bientôt le lion viendra fondre sur vous[144].
Cependant Mamoun ne se tenait pas pour battu; au contraire, il était résolu à se rendre maître de Cordoue, quoi qu’il dût lui en coûter. Accompagné de son allié, Alphonse VI, il vint ravager les environs de la ville; mais il fut repoussé par le jeune gouverneur Abbâd, un fils de Motamid et de Romaiquia[145]. Alors Ibn-Ocâcha s’engagea à le mettre en possession de la ville qu’il convoitait. C’était un homme farouche et sanguinaire, un ancien bandit de la montagne, mais qui ne manquait pas de talents et qui connaissait bien Cordoue, où il avait déjà joué un rôle. Nommé gouverneur d’une forteresse, il se mit à former des intrigues et des complots à Cordoue, ce qui ne lui était pas difficile, car beaucoup de citoyens étaient mécontents de la marche des affaires. Le prince Abbâd donnait, il est vrai, de belles espérances, mais comme il était encore trop jeune pour gouverner par lui-même, le pouvoir était entre les mains du commandant de la garnison, Mohammed, fils de Martin, un chrétien d’origine à ce qu’il paraît. Or, cet homme, assez bon soldat du reste, était cruel, sanguinaire et débauché. Aussi les Cordouans le détestaient, et plusieurs d’entre eux ne se firent pas scrupule d’entrer en relations avec Ibn-Ocâcha. Cependant ce dernier ne réussit pas à tenir ses menées tout à fait secrètes. Un officier s’aperçut que l’ex-brigand venait souvent la nuit aux portes de la ville et qu’il avait alors des entretiens fort suspects avec des soldats de la garnison. C’est ce qu’il rapporta à Abbâd; mais ce prince ne fit pas grande attention à cet avis, et renvoya celui qui le lui donnait à Mohammed, fils de Martin. Celui-ci le renvoya, à son tour, à des officiers subalternes. En un mot, l’un se déchargeait sur l’autre des mesures à prendre, et personne ne fit son devoir.
Cependant Ibn-Ocâcha se tenait sans cesse aux aguets, et en janvier 1075, il profita, pour s’introduire avec ses hommes dans la ville, d’une nuit orageuse et extrêmement obscure, après quoi il marcha droit au palais d’Abbâd. Il n’y trouva pas de garde, et il était sur le point d’en enfoncer la porte, lorsque le prince, réveillé par le portier, vint lui barrer le passage avec une poignée d’esclaves et de soldats. Malgré son extrême jeunesse, il se défendit comme un lion, et il avait déjà forcé les assaillants à évacuer le vestibule, lorsque le pied lui glissa. Un homme de la bande fondit aussitôt sur lui et le tua. On laissa son cadavre dans la rue; il était presque nu, car, réveillé en sursaut, Abbâd n’avait pas eu le temps de s’habiller.
Ensuite Ibn-Ocâcha conduisit ses hommes à la maison du commandant. Celui-ci s’attendait si peu à être attaqué, qu’au moment même où l’on faisait irruption dans sa demeure, il regardait danser des almées. Moins brave qu’Abbâd, il se cacha lorsqu’il entendit le cliquetis des épées dans la cour; mais sa retraite ayant été découverte, il fut arrêté, et, dans la suite, tué.
Aux premiers rayons de l’aube, pendant qu’Ibn-Ocâcha courait de maison en maison afin de persuader aux nobles de faire cause commune avec lui, un imâm qui se rendait à la mosquée, vint à passer devant le palais d’Abbâd. Ses regards tombèrent sur un corps qui gisait là, nu et sans vie. Reconnaissant, non sans peine, dans ce cadavre souillé de boue celui du jeune prince, il lui rendit un pieux, un dernier honneur, en le couvrant de son manteau. A peine fut-il parti qu’Ibn-Ocâcha arriva au même endroit, entouré de cette tourbe qui, dans les grandes villes, pousse des cris d’allégresse à chaque révolution. Sur son ordre, la tête d’Abbâd fut détachée du cadavre et promenée par les rues sur la pointe d’une pique. A ce spectacle, les soldats de la garnison jetèrent leurs armes, et tâchèrent de sauver leur vie par une fuite précipitée. Ibn-Ocâcha rassembla alors les Cordouans dans la grande mosquée, et leur enjoignit de prêter serment à Mamoun. Bien qu’il y en eût plusieurs qui étaient sincèrement attachés à Motamid, la peur fut si grande et si générale, que tout le monde s’empressa d’obéir. Peu de jours après, Mamoun arriva en personne. En apparence, il fut très-reconnaissant envers Ibn-Ocâcha; il le combla d’honneurs et l’on eût dit qu’il lui accordait une confiance illimitée; mais en réalité, il haïssait et craignait cet ancien bandit endurci au crime et qui était homme à l’assassiner lui-même au besoin, avec autant de sang-froid qu’il avait fait égorger le jeune Abbâd. Aussi cherchait-il avidement un prétexte, une occasion, pour l’éloigner sans bruit, sans éclat, de son royaume. Ce dessein, il ne le cachait pas toujours à ses courtisans, et un jour qu’Ibn-Ocâcha venait de le quitter, il poussa un long soupir, et, le regard enflammé de colère, il murmura quelques paroles de mauvais augure; puis un ami d’Ibn-Ocâcha ayant osé dire quelque chose en sa faveur: «Laisse-là ces vains propos! lui dit Mamoun; celui qui ne respecte pas la vie des princes n’est pas fait pour les servir.»
Un mois plus tard (juin 1075), le sixième de son séjour à Cordoue, Mamoun mourut empoisonné.... Un de ses courtisans fut accusé d’avoir commis ce crime; mais Ibn-Ocâcha y aurait-il été étranger? On a peine à le croire.
Que l’on se transporte maintenant à la cour de Séville et que l’on se figure la douleur de Motamid, alors qu’il reçut la nouvelle doublement fatale de la perte de Cordoue et de la mort de son fils, de son premier-né qu’il chérissait jusqu’à l’idolâtrie! Et pourtant il y eut dans ce noble cœur un sentiment qui parla plus haut que la douleur, plus haut surtout que le désir de la vengeance: ce fut un sentiment de profonde gratitude envers cet imâm qui avait eu la délicatesse de couvrir de son manteau le cadavre d’Abbâd. Il regrettait de ne pouvoir le récompenser, car il ne connaissait pas même son nom, et s’appropriant un vers qu’un ancien poète avait composé dans une occasion semblable: «Hélas! dit-il, j’ignore quel est celui qui a couvert mon fils de son manteau, mais je sais que c’est un homme noble et généreux[146].»
Pendant trois ans, les efforts qu’il fit pour reconquérir Cordoue et venger la mort de son fils sur Ibn-Ocâcha, demeurèrent inutiles, jusqu’à ce qu’enfin il prît Cordoue d’assaut, le mardi 4 septembre 1078. Pendant qu’il entrait dans la ville par une porte, Ibn-Ocâcha en sortait par une autre; mais Motamid lança à sa poursuite des cavaliers qui réussirent à l’atteindre. Sachant qu’il n’avait pas de pardon à attendre de la part d’un père dont il avait fait égorger le fils, l’ancien brigand voulut au moins vendre chèrement sa vie et se rua sur ses ennemis comme un buffle en fureur; mais il succomba sous le nombre. Motamid fit clouer son cadavre sur une croix, avec un chien à côté, et la conquête de Cordoue fut suivie de celle de tout le pays tolédan qui s’étendait entre le Guadalquivir et le Guadiana[147].
C’étaient de beaux succès, mais la médaille avait son revers. En comparaison des autres rois andalous, Motamid était un prince puissant; toutefois il n’était pas plus indépendant qu’eux; lui aussi était tributaire. D’abord il l’avait été de Garcia, troisième fils de Ferdinand et roi de Galice[148], et il l’était d’Alphonse VI, depuis que celui-ci s’était emparé des royaumes de ses deux frères, Sancho et Garcia. Or, Alphonse était un suzerain fort incommode: ne se contentant pas d’un tribut annuel, il menaçait de temps en temps de s’approprier les Etats de ses vassaux arabes. Une fois, entre autres, il vint envahir, à la tête d’une nombreuse armée, le territoire de Séville. Une consternation indicible régnait parmi les musulmans, trop faibles pour se défendre. Seul le premier ministre, Ibn-Ammâr, ne désespérait pas. Il ne comptait point sur l’armée sévillane; essayer de vaincre avec elle les troupes chrétiennes, c’eût été une tentative chimérique; mais il connaissait Alphonse, car souvent il avait été à sa cour[149]; il le savait ambitieux, mais aussi à demi arabisé, c’est-à-dire facile à gagner pourvu que l’on connût ses goûts, ses caprices, ses fantaisies. C’était sur cela qu’il comptait, et, sans perdre de temps à organiser la résistance à main armée, il fit fabriquer un échiquier tellement magnifique qu’aucun roi n’en possédait un pareil. Les pièces en étaient d’ébène et de bois de sandal; elles étaient incrustées d’or. Muni de cet échiquier, il se rendit, sous un prétexte quelconque, au camp d’Alphonse, lequel le reçut fort honorablement, car Ibn-Ammâr était du petit nombre des musulmans qu’il estimait.
Un jour Ibn-Ammâr montra son échiquier à un noble castillan qui jouissait auprès d’Alphonse d’une grande faveur. Ce noble en parla au roi, et celui-ci dit à Ibn-Ammâr:
—De quelle force êtes-vous aux échecs?
—Mes amis sont d’opinion que je joue assez bien, lui répondit Ibn-Ammâr.
—On m’a dit que vous possédez un échiquier superbe.
—C’est vrai, seigneur.
—Pourrais-je le voir?
—Sans doute, mais à une condition: nous jouerons ensemble; si je perds, l’échiquier vous appartiendra; mais si je gagne, je pourrai exiger ce que je veux.
—J’y consens.
On apporta l’échiquier, et Alphonse, stupéfait de la beauté et de la finesse du travail, s’écria en faisant le signe de la croix:
—Bon Dieu! jamais je n’aurais cru que l’on pût parvenir à faire un échiquier avec tant d’art!
Puis, quand il l’eut suffisamment admiré:
—Qu’est-ce que vous disiez donc, seigneur? reprit-il; quelles étaient vos conditions?
Ibn-Ammâr les ayant répétées:
—Non, par Dieu! je ne joue pas quand l’enjeu m’est inconnu; vous pourriez me demander une chose que je ne serais pas à même de vous accorder.
—Comme vous voulez, seigneur, répondit froidement Ibn-Ammâr, et il ordonna à ses serviteurs de reporter l’échiquier dans sa tente.
On se sépara; mais Ibn-Ammâr n’était pas homme à se laisser rebuter si facilement. Sous le sceau du secret, il confia à quelques nobles castillans ce qu’il exigerait d’Alphonse au cas où il gagnerait la partie, et leur promit des sommes fort considérables s’ils voulaient le seconder. Séduits par l’appât de l’or et suffisamment rassurés sur les intentions de l’Arabe, ces nobles s’engagèrent à le servir; et quand Alphonse qui, de son coté, brûlait du désir de posséder le superbe échiquier, les consulta sur ce qu’il ferait, ils lui dirent: «Si vous gagnez, seigneur, vous posséderez un échiquier que chaque roi vous enviera, et dussiez-vous perdre, que pourrait-il vous demander, cet Arabe? S’il fait une demande indiscrète, ne sommes-nous pas là, ne saurons-nous pas le mettre à la raison?» Ils parlèrent si bien qu’Alphonse se laissa vaincre. Il fit donc avertir Ibn-Ammâr qu’il l’attendait avec son échiquier, et quand le vizir fut arrivé:
—J’accepte vos conditions, lui dit-il; jouons donc!
—Avec grand plaisir, lui répondit Ibn-Ammâr; mais faisons les choses dans les règles; permettez qu’un tel et un tel—et il nomma plusieurs nobles castillans—soient nos témoins.
Le roi y consentit, et dès que les nobles qu’Ibn-Ammâr avait nommés furent arrivés, le jeu commença.
Alphonse perdit la partie.
—Puis-je maintenant demander ce que je veux, comme nous en sommes convenus? demanda alors Ibn-Ammâr.
—Sans doute, répliqua le roi; voyons, qu’exigez-vous?
—Que vous retourniez dans vos Etats avec votre armée.
Alphonse pâlit. En proie à une excitation fiévreuse, il mesurait la salle à grands pas, se rasseyait, puis se remettait à marcher.
—Me voilà pris, dit-il enfin à ses nobles, et c’est vous qui en êtes la cause. Je craignais une demande de cette nature de la part de cet homme, mais vous me rassuriez, vous me disiez que je pouvais être tranquille; je cueille à présent le fruit de vos détestables conseils!
Puis, après quelques moments de silence:
—Que me fait sa condition après tout? s’écria-t-il; je ne m’en soucie pas le moins du monde, et je vais continuer ma marche.
—Seigneur, lui dirent alors les Castillans, ce serait forfaire à l’honneur, ce serait manquer à sa parole, et vous, le plus grand roi de la chrétienté, vous êtes incapable de faire une telle chose.
A la fin, quand Alphonse se fut calmé un peu:
—Eh bien! reprit-il, je tiendrai ma parole; mais en compensation de cette expédition manquée, il me faut au moins un double tribut cette année.
—Vous l’aurez, seigneur, dit alors Ibn-Ammâr; et il s’empressa de faire remettre à Alphonse l’argent qu’il demandait, de sorte que cette fois le royaume de Séville, menacé d’une terrible invasion, en fut quitte pour la peur, grâce à l’habileté du premier ministre[150].
XI.
Non content d’avoir sauvé le royaume de Séville, Ibn-Ammâr voulut aussi en étendre les limites. C’était surtout la principauté de Murcie qui tentait son ambition. Elle avait fait partie, d’abord des Etats de Zohair, ensuite du royaume de Valence; mais à l’époque dont nous parlons, elle était indépendante. Le prince qui y régnait, Abou-Abdérame ibn-Tâhir, était un Arabe de la tribu de Cais. Immensément riche, car il possédait la moitié du pays, il était en même temps un esprit très-cultivé[151]; mais il avait peu de troupes, de sorte que sa principauté était facile à conquérir. Ibn-Ammâr s’en aperçut, lorsque, dans l’année 1078[152], il passa par Murcie pour se rendre, on ne sait pour quel motif, auprès du comte de Barcelone, Raymond-Bérenger II, surnommé Cap d’étoupe à cause de sa chevelure abondante, et il profita de l’occasion pour lier amitié avec quelques nobles murciens qui étaient mécontents d’Ibn-Tâhir, ou qui du moins étaient prêts à le trahir moyennant finances. Ensuite, quand il fut arrivé auprès de Raymond, il lui offrit dix mille ducats, s’il voulait l’aider à conquérir Murcie. Le comte accepta cette proposition, et, pour la sûreté de l’exécution du traité, il remit son neveu à Ibn-Ammâr. De son côté, le vizir lui promit que, si l’argent n’était pas là au temps fixé, le fils de Motamid, Rachîd, qui commanderait l’armée sévillane, servirait d’otage; mais Motamid ignorait cette clause du traité, et comme Ibn-Ammâr se tenait convaincu que l’argent arriverait à temps, il croyait qu’il n’y aurait pas lieu de l’appliquer.
Les troupes de Séville se mirent en campagne réunies à celles de Raymond, et l’on attaqua la principauté de Murcie; mais comme Motamid laissa passer, avec sa nonchalance ordinaire, le terme stipulé, le comte se crut trompé par Ibn-Ammâr, et dans sa colère il le fit arrêter de même que Rachîd. Les soldats sévillans essayèrent bien de les délivrer, mais ils furent battus et forcés à la retraite.
Motamid était à cette époque en route pour Murcie, emmenant à sa suite le neveu du comte; mais comme il marchait lentement, il n’était encore que sur les bords du Guadiana-menor, qu’il ne pouvait passer à cause de la crue des eaux, lorsque des fuyards de son armée se montrèrent sur l’autre rive. Parmi eux se trouvaient deux cavaliers auxquels Ibn-Ammâr avait donné ses instructions. Ils poussèrent aussitôt leurs montures dans le fleuve, et, l’ayant traversé, ils apprirent à Motamid les événements déplorables qui avaient eu lieu. Ils ajoutèrent toutefois qu’Ibn-Ammâr espérait recouvrer bientôt la liberté, et ils prièrent le prince, en son nom, de rester où il était. Motamid ne le fit pas. Consterné des nouvelles qu’il venait de recevoir et fort inquiet du sort de son fils, il rétrograda jusqu’à Jaën, après avoir fait jeter dans les fers le neveu du comte.
Dix jours après, Ibn-Ammâr, qui avait été élargi, arriva dans le voisinage de Jaën; mais n’osant se présenter aux regards de Motamid, dont il craignait la colère, il lui envoya ces vers:
Croirai-je à mes propres pressentiments, ou bien prêterai-je l’oreille aux conseils de mes compagnons? Exécuterai-je mon dessein, ou bien resterai-je ici avec mon escorte? Quand j’obéis aux élans de mon cœur, je m’avance, sûr de trouver les bras de l’ami ouverts pour me recevoir; mais quand je raisonne, je retourne sur mes pas. L’amitié m’entraîne en avant; mais le souvenir de la faute que j’ai commise me repousse. Quelle chose étrange que les arrêts de la destinée! Qui m’eût prédit qu’un jour il me serait plus doux d’être loin de vous que près de vous? Je vous crains parce que vous avez le droit de m’ôter la vie;—j’espère en vous parce que je vous aime de tout mon cœur. Ayez pitié de celui dont vous connaissez l’attachement inébranlable, de celui qui n’a d’autre mérite que de vous aimer sincèrement. Je n’ai fait rien qui puisse fournir des armes contre moi aux envieux, rien qui prouve de ma part, soit négligence, soit présomption; mais vous-même, vous m’avez exposé à une terrible calamité, vous avez émoussé mon épée, vous l’avez brisée. Certes, si je ne me rappelais vos nombreux bienfaits, qui ont été pour moi ce que la pluie est pour les branches des arbres, je ne me laisserais pas consumer ainsi par d’affreux tourments, et je ne dirais pas que ce qui est arrivé, est arrivé par ma faute. J’implore à genoux votre clémence, je vous supplie de me pardonner; mais dussé-je éprouver auprès de vous le souffle de l’âpre vent du nord, je m’écrierais cependant: O brise douce à mon cœur!
Motamid, qui devait sentir qu’il était coupable lui-même, ne résista pas à l’appel qu’Ibn-Ammâr faisait à son amitié, et lui répondit par ces vers:
Viens reprendre ta place à mes côtés! Viens sans rien craindre, car des bontés t’attendent, et non des reproches. Sois convaincu que je t’aime trop pour pouvoir t’affliger; rien, tu le sais, ne m’est plus agréable que de te voir content et joyeux. Quand tu viendras ici, tu me trouveras, comme tu m’as trouvé toujours, prêt à pardonner au pécheur, clément envers mes amis. Je te traiterai avec bienveillance comme par le passé, et je te pardonnerai ta faute, si faute il y a; car l’Eternel ne m’a pas donné un cœur dur, et je n’ai pas l’habitude d’oublier une amitié ancienne et sacrée.
Rassuré par cette réponse, Ibn-Ammâr vola aux pieds de son souverain. Ils convinrent entre eux d’offrir au comte la liberté de son neveu et les dix mille ducats auxquels il avait droit, pourvu qu’il élargît Rachîd. Mais Raymond ne se contenta pas de la somme stipulée; au lieu de dix mille ducats, il en exigea trente mille. Comme Motamid ne les avait pas, il en fit frapper avec un alliage très-considérable. Heureusement pour lui, le comte ne s’aperçut de cette fraude qu’après avoir rendu la liberté à Rachîd[153].
Malgré le mauvais succès de sa première tentative, Ibn-Ammâr ne cessa de convoiter Murcie. Il prétendit avoir reçu, de la part de quelques nobles murciens, des lettres qui donnaient de grandes espérances, et il fit si bien que Motamid lui permit enfin d’aller assiéger Murcie avec l’armée sévillane.
Arrivé à Cordoue, il s’y arrêta vingt-quatre heures afin de réunir à ses troupes la cavalerie qui se trouvait dans cette ville. Il passa la nuit en compagnie du gouverneur Fath, un fils de Motamid, et il fut si enchanté de sa conversation spirituelle et piquante, que, lorsqu’un eunuque vint lui annoncer que l’aurore commençait à paraître, il improvisa ce vers:
Va-t-en, imbécile! toute cette nuit a été une aurore pour moi. Comment aurait-il pu en être autrement, puisque Fath me tenait compagnie?
Continuant sa marche, il arriva dans le voisinage d’un château qui portait encore le nom de Baldj, le chef des Arabes syriens au huitième siècle, et dont un Arabe qui appartenait à la tribu de Baldj, à savoir celle de Cochair[154], était gouverneur. Cet Arabe, qui s’appelait Ibn-Rachîc, vint à sa rencontre et le pria de se reposer dans le château. Ibn-Ammâr accepta cette invitation. Le châtelain le traita magnifiquement et ne négligea rien pour s’insinuer dans sa faveur. Il n’y réussit que trop bien. Ibn-Ammâr ne tarda pas à lui accorder sa confiance; mais jamais il ne l’avait placée si mal.
Accompagné de son nouvel ami, il alla mettre le siége devant Murcie. Peu de temps après, Mula se rendit à lui. C’était pour les Murciens une perte fort grave, car les vivres devaient leur arriver de ce côté-là; aussi Ibn-Ammâr ne douta-t-il pas que la ville ne se rendît sous peu, et, ayant confié Mula à la garde d’Ibn-Rachîc, auquel il laissa une partie de sa cavalerie, il retourna à Séville avec le reste de son armée. Quand il y fut arrivé, il reçut des lettres de son lieutenant. Elles portaient que Murcie était ravagée par la famine, et que des citoyens influents, auxquels on avait promis des postes lucratifs, s’étaient engagés à seconder les assiégeants. «Demain ou après-demain, dit alors Ibn-Ammâr, nous apprendrons que Murcie est prise.» Sa prédiction s’accomplit. Des traîtres ouvrirent à Ibn-Rachîc les portes de la ville; Ibn-Tâhir fut jeté en prison, et tous les habitants prêtèrent serment à Motamid[155].
Aussitôt qu’Ibn-Ammâr, transporté de joie, eut reçu ces nouvelles, il demanda à Motamid la permission de se rendre dans la ville conquise. Motamid la lui accorda sans hésiter. Alors le vizir, qui voulait récompenser noblement les Murciens, se fit donner quantité de chevaux et de mulets qui appartenaient aux écuries royales; il en emprunta d’autres à ses amis, et quand il en eut environ deux cents à sa disposition, il les fit charger d’étoffes précieuses, après quoi il se mit en marche, tambour battant et bannières déployées. Dans chaque ville qu’il traversait, il se fit remettre les caisses de l’Etat. Son entrée dans Murcie fut un véritable triomphe. Le lendemain il donna audience, mais en tranchant du souverain, car il était coiffé d’un bonnet très-haut, tel que son maître avait coutume d’en porter dans les occasions solennelles, et quand on lui présentait des pétitions, il écrivait au bas: «Qu’il en soit ainsi, s’il plaît à Dieu,» sans nommer Motamid.
Cette conduite présomptueuse ne ressemblait que trop à une révolte. Motamid, du moins, en jugea ainsi. Cependant il ne se mit pas en colère: un sentiment de tristesse et de découragement s’empara de lui; il voyait s’évanouir tout à coup le rêve qu’il avait caressé pendant vingt-cinq ans! L’instinct de son cœur l’avait donc abusé! L’amitié d’Ibn-Ammâr, ses protestations de désintéressement, de dévoûment inébranlable, tout cela n’avait donc été que mensonge et hypocrisie! Et pourtant il était moins coupable peut-être qu’il ne le paraissait aux yeux de son souverain. Il avait, il est vrai, une vanité excessive et absurde; mais il n’est nullement certain qu’il ait eu la coupable pensée de se révolter contre son bienfaiteur. D’un caractère moins ardent, moins impressionnable, il n’avait peut-être jamais éprouvé pour Motamid cette amitié enthousiaste et passionnée que Motamid avait éprouvée pour lui; mais il avait néanmoins pour son roi une affection véritable, témoin ces vers qu’il lui adressa en réponse aux reproches que Motamid lui avait faits:
Non, vous vous trompez quand vous dites que les vicissitudes de la fortune m’ont changé! L’amour que je porte à Chams, ma vieille mère, est moins fort que celui que je ressens pour vous. Cher ami! comment se fait-il que votre bienveillance ne m’éclaire pas de ses rayons, de même que la foudre éclaire les ténèbres de la nuit? Comment se fait-il qu’aucune tendre parole ne vienne me consoler comme une douce brise? Oh! je soupçonne que des hommes infâmes que je connais ont voulu détruire notre douce amitié! Me retirerez-vous donc ainsi votre main, après une amitié de vingt-cinq années, années de bonheur sans mélange et qui se sont envolées sans que vous ayez eu à vous plaindre de moi, sans que j’aie été coupable d’aucun trait méchant,—me retirerez-vous donc ainsi votre main et me laisserez-vous en proie aux griffes de la destinée? Suis-je autre chose que votre esclave obéissant et soumis? Réfléchissez encore; ne précipitez rien; souvent celui qui se presse trop tombe, tandis que celui qui marche avec circonspection arrive au but. Ah! vous vous souviendrez de moi quand les liens qui nous unissent seront rompus, et qu’il ne vous restera que des amis intéressés et faux. Vous me chercherez quand aucun de ceux qui vous entourent ne pourra vous donner un bon conseil, et que je ne serai plus là, moi qui savais aiguiser l’esprit des autres.
Qui sait si une heure d’entretien et d’épanchement n’eût pas dissipé les préventions de Motamid et réconcilié ces deux âmes si bien faites pour s’entendre? Mais, hélas! le prince et le vizir étaient loin l’un de l’autre, et le dernier avait à Séville une foule d’envieux et d’ennemis qui s’acharnaient à le calomnier, à le noircir aux yeux du monarque, à interpréter malicieusement ses moindres actes, ses moindres paroles. Ils s’étaient si bien emparés de l’esprit du prince, ces «hommes infâmes» dont Ibn-Ammâr parle dans son poème et parmi lesquels on distinguait le vizir Abou-Becr ibn-Zaidoun[156], alors l’homme le plus influent à la cour, que Motamid avait déjà conçu des doutes sur la fidélité d’Ibn-Ammâr au moment où celui-ci prenait congé de lui pour se rendre à Murcie. Joignez-y qu’Ibn-Ammâr trouva un ennemi non moins dangereux dans la personne d’Ibn-Abdalazîz, prince de Valence et ami d’Ibn-Tâhir.
En arrivant à Murcie, Ibn-Ammâr avait l’intention de traiter Ibn-Tâhir d’une manière honorable. Aussi lui fit-il présenter plusieurs vêtements d’honneur afin qu’il en choisît un qui fût à son gré; mais Ibn-Tâhir dont l’humeur naturellement caustique s’était aigrie par la perte de sa principauté, répondit au messager d’Ibn-Ammâr: «Va dire à ton maître que je ne veux de lui rien autre chose qu’une longue pelisse et une petite calotte.» Recevant cette réponse au milieu de ses courtisans, Ibn-Ammâr se mordit les lèvres de dépit. «Je comprends le sens de ses paroles, dit-il enfin; oui, c’était là le costume que je portais, alors que, pauvre et obscur, je suis venu lui réciter mes vers[157].» Mais il ne pardonna pas à Ibn-Tâhir ce rude coup porté à son orgueil. Changeant d’intention à son égard, il le fit enfermer dans la forteresse de Monteagudo[158]. Cédant aux instances d’Ibn-Abdalazîz, Motamid envoya à son vizir l’ordre de rendre la liberté à Ibn-Tâhir. Ibn-Ammâr ne le fit pas[159]. Cependant Ibn-Tâhir réussit à s’évader, grâce au secours que lui prêta Ibn-Abdalazîz, et alla s’établir à Valence. Ibn-Ammâr en fut furieux. Il composa à cette occasion un poème dans lequel il excitait les Valenciens à se révolter contre leur prince. En voici quelques vers:
Habitants de Valence, soulevez-vous tous contre les Beni-Abdalazîz, proclamez vos justes griefs, et choisissez-vous un autre roi, un roi qui sache vous défendre contre vos ennemis. Que ce soit Mohammed ou Ahmed[160], il vaudra toujours mieux que ce vizir qui a livré votre ville à l’opprobre, comme un époux éhonté qui prostitue sa propre femme. Il a offert un asile à celui qui a été abandonné par ses propres sujets. En le faisant, il vous a amené un oiseau de mauvais augure, il vous a donné pour concitoyen un homme vil et infâme. Ah! il me faut me laver le front, sur lequel une fille sans bracelet, une vile esclave, a appliqué un soufflet. Crois-tu donc échapper, ô Ibn-Abdalazîz, à la vengeance d’un homme qui marche toujours à la poursuite de son ennemi, qui continue sa route, lors même qu’aucune étoile ne l’éclaire? Par quelle ruse pourrait-on se soustraire aux mains vengeresses d’un brave guerrier des Beni-Ammâr, qui traîne une forêt de lances à sa suite? Attendez-vous à le voir arriver bientôt, entouré d’une armée innombrable! Valenciens, je vous donne un bon conseil: marchez comme un seul homme contre ce palais qui recèle tant d’infamies dans ses murs; emparez-vous des trésors que renferment ses caveaux; détruisez-le de fond en comble, en sorte que des ruines seules attestent ce qu’il a été un jour!
Quand Motamid reçut connaissance de cette pièce, il était déjà tellement irrité contre Ibn-Ammâr, qu’il la parodia ainsi:
Par quelle ruse pourrait-on se soustraire aux mains vengeresses d’un brave guerrier des Beni-Ammâr; de ces hommes qui se prosternaient naguère, avec une bassesse inouïe, aux pieds de chaque seigneur, de chaque prince, de chaque tête couronnée; qui s’estimaient heureux quand ils recevaient de leurs maîtres une portion un peu plus large que les autres domestiques; qui, bourreaux méprisés, tranchaient la tête aux criminels, et qui se sont élevés de la plus basse condition aux dignités les plus hautes.
Ces vers causèrent une joie indicible à Ibn-Abdalazîz. Quant à Ibn-Ammâr, il étouffait de colère, et dans sa fureur il composa contre Motamid, contre Romaiquia, contre les Abbâdides en général, une satire bien plus sanglante encore. Lui, l’aventurier né sous le chaume, lui que la bonté de Motamid avait tiré du néant, il osa reprocher aux Abbâdides de n’être après tout que des cultivateurs obscurs du hameau de Jaumîn, «cette capitale de l’univers,» comme il disait avec une amère ironie. «Tu l’as choisie parmi les filles de la populace, poursuivait-il, cette esclave que Romaic, son maître, eût échangée bien volontiers contre un chameau d’un an. Elle a mis au monde des fils débauchés, de petits hommes trapus qui sont sa honte. Motamid! je flétrirai ton honneur, je déchirerai les voiles qui couvrent tes turpitudes, je les ferai tomber en lambeaux. Oui, émule des anciens preux, oui, tu as défendu tes villages, mais tu savais que tes femmes te trompaient et tu les laissais faire»....
Par un reste de pudeur, Ibn-Ammâr ne montra ces vers, composés dans un accès de rage atroce, qu’à ses amis intimes; mais parmi eux se trouvait un riche juif d’Orient auquel il avait accordé sa confiance, sans soupçonner que c’était un émissaire d’Ibn-Abdalazîz. Ce juif réussit sans trop de peine à se procurer une copie de la satire, écrite de la propre main d’Ibn-Ammâr, et la remit au prince de Valence. Celui-ci écrivit aussitôt à Motamid, et, se servant d’un pigeon, il lui envoya sa lettre et la satire sous le même pli.
Dès lors une réconciliation n’était plus possible. Ni Motamid, ni Romaiquia, ni leurs fils ne pouvaient pardonner à Ibn-Ammâr ses ignobles injures. Mais le roi de Séville n’eut pas besoin de punir son vizir: d’autres se chargèrent de ce soin. S’abandonnant au plaisir avec une insouciance complète, Ibn-Ammâr ne s’aperçut pas qu’Ibn-Rachîc, secondé par le prince de Valence, le trahissait, et quand enfin il ouvrit les yeux, il était trop tard: excités par Ibn-Rachîc, les soldats demandèrent à grands cris leur solde arriérée, et comme Ibn-Ammâr ne pouvait les satisfaire, ils menacèrent de le livrer à Motamid. Cette menace le fit frémir, et il se sauva par une fuite précipitée.
C’est auprès d’Alphonse qu’il alla chercher un asile. Il se flattait de l’espoir que ce monarque l’aiderait à reconquérir Murcie, mais il se trompait: Alphonse s’était laissé gagner par les magnifiques présents qu’Ibn-Rachîc lui avait faits, et il dit à Ibn-Ammâr: «Tout ceci est une histoire de voleurs: le premier voleur[161] a été volé par un autre[162], et celui-ci a été volé par un troisième[163].» Voyant donc qu’il n’avait rien à espérer à Léon, Ibn-Ammâr alla à Saragosse, où il entra au service de Moctadir. Mais cette cour, bien moins brillante que celle de Séville, lui déplut souverainement. Il alla donc à Lérida, où régnait Modhaffar, un frère de Moctadir. Il y trouva un excellent accueil; mais comme Lérida lui semblait encore plus monotone que Saragosse, il retourna à cette dernière ville, où Moutamin avait succédé à son père Moctadir[164]. L’ennui, ce mal horrible, avait envahi sa destinée et s’étendait comme un nuage noir sur son présent et son avenir; il s’estima donc heureux lorsqu’il trouva l’occasion de sortir de son oisiveté. Un châtelain qu’il connaissait s’était révolté. Il donna parole à Moutamin de le réduire, et se mit en route avec une faible escorte. Arrivé au pied de la montagne sur laquelle le château était assis, il fit demander au rebelle la permission de venir lui rendre visite, accompagné de deux hommes seulement. Le châtelain, qui ne se méfiait pas de lui, n’hésita pas à lui accorder sa demande. «Quand vous me verrez marcher à côté du gouverneur et lui serrer la main, dit alors Ibn-Ammâr à ses deux serviteurs Djâbir et Hâdî, vous plongerez vos épées dans sa poitrine.» Le châtelain fut tué, ses soldats demandèrent et obtinrent leur pardon, et Moutamin fut fort content du service qu’Ibn-Ammâr lui avait rendu. Bientôt après, ce dernier crut avoir trouvé une nouvelle occasion pour satisfaire le besoin d’activité fébrile qui le dévorait. Il voulait procurer à Moutamin la possession de Segura. Perchée sur la dernière crête d’un pic presque inaccessible, cette forteresse avait su conserver son indépendance alors que Moctadir s’était emparé des Etats d’Alî, prince de Dénia, et un fils de ce dernier, nommé Sirâdj-ad-daula, l’avait possédée quelque temps; mais comme il venait de mourir, les Beni-Sohail, qui étaient les tuteurs de ses enfants, voulaient vendre Segura à quelque prince voisin. Ibn-Ammâr promit à Moutamin de la lui livrer de la même manière qu’il lui avait livré l’autre château. Il partit donc avec quelques troupes, et fit prier les Beni-Sohail de lui accorder un entretien. Ils y consentirent; mais au lieu de les attirer dans ses filets, Ibn-Ammâr, qui les avait offensés à l’époque où il régnait à Murcie, tomba lui-même dans un piége. Les abords de la forteresse étaient défendus par une pente si escarpée, que, pour y entrer, il fallait se laisser hisser à force de bras. Arrivé à cet endroit dangereux avec Djâbir et Hâdî, ses compagnons obligés dans chaque entreprise aventureuse, Ibn-Ammâr se fit tirer en haut le premier; mais aussitôt qu’il eut touché le sol de ses pieds, les soldats de la garnison s’emparèrent de lui et crièrent à ses deux acolytes de se sauver au plus vite, s’ils ne voulaient pas être tués à coups de flèches. Ils n’eurent garde de se faire répéter cet avertissement, et descendant le rocher en courant, ils vinrent annoncer aux soldats de Saragosse qu’Ibn-Ammâr avait été fait prisonnier. Persuadés qu’une tentative pour le délivrer n’avait aucune chance de succès, ces soldats retournèrent d’où ils étaient venus.
Après avoir jeté Ibn-Ammâr dans un cachot, les Beni-Sohail résolurent de le vendre au plus offrant et dernier enchérisseur. Ce fut Motamid qui l’acheta, de même que le château de Segura, et il chargea son fils Râdhî de conduire le prisonnier à Cordoue. L’infortuné vizir entra dans cette ville chargé de fers et monté sur un mulet de bagage, entre deux sacs de paille. Motamid l’accabla de reproches et lui montra sa terrible satire en lui demandant s’il reconnaissait son écriture. Le prisonnier, qui avait de la peine à se tenir debout, tant ses chaînes étaient lourdes, l’écouta en silence, les yeux fixés à terre; puis, quand le prince eut terminé sa longue invective, il dit:
—Je ne nie rien, seigneur, de ce que vous venez de dire; et à quoi me servirait-il de le nier, puisque, si je le faisais, même les choses inanimées parleraient pour attester la vérité de vos paroles? J’ai failli, je vous ai offensé grièvement, mais pardonnez-moi!
—Ce que tu as fait ne se pardonne pas, lui répondit Motamid.
Les dames qu’il avait outragées dans sa satire se vengèrent en l’accablant de railleries mordantes. A Séville il eut de nouveau à endurer les insultes de la foule. Cependant sa captivité se prolongeait, et cette circonstance lui rendit quelque espoir. Il savait d’ailleurs que plusieurs personnages haut placés, le prince Rachîd entre autres, parlaient ou écrivaient en sa faveur. Aussi ne cessait-il de stimuler leur zèle par ses vers; mais Motamid était fatigué des prières multipliées qu’on lui adressait, et il avait déjà défendu de donner au prisonnier ce qu’il faut pour écrire, lorsque ce dernier le fit supplier de lui accorder une seule fois encore du papier, de l’encre et un calam. Ayant obtenu sa demande, il adressa à Motamid un long poème, que l’on remit au sultan dans la soirée, pendant un festin. Les convives partis, Motamid le lut, se sentit touché, et fit venir Ibn-Ammâr dans sa chambre, où il lui reprocha de nouveau son ingratitude. D’abord Ibn-Ammâr, suffoqué par les larmes, ne put rien lui répondre; mais se remettant peu à peu, il sut lui rappeler avec tant d’éloquence le bonheur qu’ils avaient autrefois goûté ensemble, que Motamid, ému, attendri, à demi vaincu peut-être, lui adressa quelques paroles rassurantes, mais sans lui accorder un pardon formel. Malheureusement—car le pire de tous les malheurs, c’est celui qui vient à nous environné d’espérance—malheureusement Ibn-Ammâr se trompa étrangement sur les sentiments de Motamid à son égard. Aux alternatives de courroux et d’attendrissement, dont il avait été témoin, il donna un sens qu’elles n’avaient point. Motamid avait bien conservé pour lui un reste d’affection; mais de là au pardon il y avait encore un grand pas à franchir. C’est ce qu’Ibn-Ammâr ne comprit pas. Rentré dans sa prison, il crut à un prochain retour de fortune, et ne pouvant contenir la joie dont son cœur débordait, il écrivit à Rachîd une lettre pour lui annoncer l’heureuse issue de son entretien avec le monarque. Rachîd était en compagnie quand cette lettre lui fut remise, et pendant qu’il la lisait, son vizir Isâ y jeta un regard furtif et rapide, mais qui suffisait pour l’apprendre de quoi il s’agissait. Soit bavarderie, soit qu’il n’aimât pas Ibn-Ammâr, Isâ ébruita la chose, et bientôt elle parvint aux oreilles d’Abou-Becr ibn-Zaidoun, grossie d’exagérations qui nous sont restées inconnues, mais qui doivent avoir été bien infâmes, car un historien arabe dit qu’il les a passées sous silence, parce qu’il ne voulait pas en souiller son livre. Ibn-Zaidoun passa la nuit dans une terrible angoisse: la réhabilitation d’Ibn-Ammâr était sa disgrâce, peut-être son arrêt de mort. Le lendemain, ne sachant pas encore à quoi s’en tenir, il resta chez lui à l’heure où il allait ordinairement au palais. Motamid le fit chercher et le reçut aussi amicalement que de coutume, de sorte qu’Ibn-Zaidoun acquit la certitude que sa situation était moins dangereuse qu’il ne l’avait craint. Aussi, quand le sultan lui demanda pourquoi il s’était fait attendre si longtemps, il lui répondit qu’il croyait être tombé en disgrâce; il lui apprit en même temps que son entretien avec Ibn-Ammâr était connu de toute la cour; que l’on s’attendait à voir l’ex-vizir remonter au pouvoir; que son ami et son compatriote Ibn-Salâm, le préfet de la ville, tenait déjà prêts les plus beaux appartements de sa maison pour l’y installer, en attendant que ses palais lui fussent rendus; et il va sans dire qu’il ne manqua pas non plus de raconter les calomnies que l’on débitait.
Motamid ne se sentait plus de rage. Lors même que ce qui s’était passé entre lui et son prisonnier n’eût pas été dénaturé par la haine, il aurait été indigné de la folle présomption d’Ibn-Ammâr qui, de quelques paroles bienveillantes, avait aussitôt conclu à sa mise en liberté, à sa rentrée au pouvoir. «Va demander à Ibn-Ammâr, dit-il en s’adressant à un eunuque slave, comment il a su trouver le moyen d’ébruiter l’entretien que j’ai eu avec lui hier au soir.»
L’eunuque revint bientôt.
—Ibn-Ammâr, dit-il, nie d’en avoir rien dit à personne.
—Mais il peut avoir écrit, reprit Motamid. Je lui ai fait donner deux feuilles de papier: sur l’une il a écrit un poème qu’il m’a envoyé, mais qu’a-t-il fait de l’autre? Va lui demander cela.
Quand l’eunuque fut de retour:
—Ibn-Ammâr prétend, dit-il, qu’il s’est servi de l’autre feuille pour écrire le brouillon du poème qu’il vous a adressé.
—Dans ce cas, qu’il te donne ce brouillon, répliqua Motamid.
Alors Ibn-Ammâr ne put plus nier la vérité. «J’ai écrit à Rachîd, dit-il tristement, pour lui communiquer ce que le prince m’avait promis.»
A cet aveu, le sang de son terrible père, de ce vautour toujours prêt à tomber sur sa proie pour la déchirer et assouvir sa rage dans ses entrailles, s’éveilla dans les veines de Motamid et les embrasa. Saisissant la première arme que sa main rencontra—c’était une hache superbe qu’il avait reçue d’Alphonse—il franchit en quelques bonds les marches de l’escalier qui conduisait à la chambre où Ibn-Ammâr était enfermé.
Rencontrant les regards foudroyants du monarque, Ibn-Ammâr frissonna. Il pressentit que sa dernière heure allait sonner.... Traînant ses chaînes, il alla se jeter aux pieds de Motamid, qu’il couvrit de baisers et de larmes; mais le sultan, inaccessible à la pitié, leva sa hache et l’en frappa à différentes reprises, jusqu’à ce qu’il fût mort, jusqu’à ce que tout reste de chaleur eût quitté le cadavre....[165]
Telle fut la fin tragique d’Ibn-Ammâr. Elle excita dans l’Espagne arabe une émotion très-vive, mais qui ne fut pas longue, car de graves événements qui eurent lieu à Tolède et les progrès des armes castillanes donnèrent bientôt aux idées une autre direction.
XII.
L’empereur Alphonse VI, roi de Léon, de Castille, de Galice et de Navarre, avait l’intention bien arrêtée de conquérir toute la Péninsule[166], et il était assez puissant pour accomplir son projet. Cependant il ne voulait pas le faire tout de suite. Rien ne le pressait, il avait le temps d’attendre. Avant tout, il amassait de l’argent, le nerf de la guerre, le moyen le plus sûr pour parvenir au but que se proposait son ambition. En conséquence, il mettait les princes musulmans au pressoir, et, comme d’un pressoir coulent le cidre et le vin, de ces roitelets écrasés coulait l’or.
Le plus faible parmi ses tributaires était peut-être Câdir, le roi de Tolède. Elevé dans la mollesse du sérail, ce prince était le jouet de ses eunuques et la risée de ses voisins, qui le dépouillaient l’un à l’envi de l’autre. Alphonse seul semblait le protéger. Aussi s’adressa-t-il à lui alors qu’il ne put plus contenir ses sujets fatigués de sa tyrannie. Alphonse promit de lui envoyer des troupes, mais en récompense de ce service il exigea une somme énorme. Câdir demanda cet argent aux principaux citoyens qu’il avait appelés auprès de lui. Ils refusèrent de le donner. «Je jure, s’écria-t-il alors, que si vous ne me procurez cette somme à l’instant même, je remettrai vos fils entre les mains d’Alphonse.—Nous te chasserons auparavant,» lui répondit-on. En effet, les Tolédans se donnèrent à Motawakkil de Badajoz, et Câdir fut forcé de s’évader pendant la nuit. Alors il implora de nouveau le secours d’Alphonse. «Nous irons assiéger Tolède, lui dit l’empereur, et tu seras rétabli sur ton trône. Mais il me faut pour cela tout l’argent que tu as emporté de Tolède; il m’en faudra encore davantage dans la suite, et tu me donneras quelques forteresses en nantissement.» Câdir consentit à tout, et les hostilités contre Tolède commencèrent (1080)[167].
Elles avaient déjà duré deux ans, lorsque l’empereur envoya, selon sa coutume, une ambassade à Motamid pour lui demander le tribut annuel. Cette ambassade se composait de plusieurs chevaliers; mais celui qui était chargé de recevoir l’argent était un juif, nommé Ben-Châlîb[168], car à cette époque les juifs servaient ordinairement d’intermédiaires entre les musulmans et les chrétiens.
Les ambassadeurs ayant dressé leurs tentes en dehors de la ville, Motamid leur fit porter l’argent qu’il avait à payer par quelques-uns de ses grands, à la tête desquels se trouvait le premier ministre, Abou-Becr ibn-Zaidoun. Une partie de cet argent était au-dessous du titre, Motamid n’ayant pas été en état d’en réunir assez, quoiqu’il eût imposé à ses sujets un impôt extraordinaire. Aussi le juif s’écria en le voyant: «Me croyez-vous assez simple pour accepter cette fausse monnaie? Je ne prends que de l’or pur, et l’année prochaine il me faudra des villes.»
Quand ces paroles eurent été rapportées à Motamid, il entra dans une grande colère. «Qu’on m’amène ce juif et ses compagnons!» cria-t-il à ses soldats. Cet ordre fut exécuté, et quand les ambassadeurs furent arrivés au palais:
—Que l’on jette ces chrétiens en prison, dit Motamid, et que l’on crucifie ce juif maudit.
—Grâce, grâce, cria le juif qui, naguère si orgueilleux, tremblait maintenant de tous ses membres; je vous donnerai le poids de mon corps en or.
—Par Dieu! Lors même que tu pourrais m’offrir la Mauritanie et l’Espagne pour ta rançon, je n’en voudrais pas!
En apprenant ce qui s’était passé, Alphonse jura par la Trinité et par tous les saints du paradis qu’il en tirerait une vengeance éclatante, terrible. «J’irai, dit-il, ravager le royaume de ce mécréant avec des guerriers innombrables comme les cheveux de ma tête, et je ne m’arrêterai qu’au détroit de Gibraltar.» Cependant, ne pouvant abandonner à leur sort les chevaliers castillans qui gémissaient dans les cachots de Séville, il fit demander à Motamid à quelles conditions il consentirait à les élargir. Le sultan exigea la restitution d’Almodovar[170], et cette ville lui ayant été rendue, il remit les chevaliers en liberté[171]; mais à peine furent-ils de retour dans leur patrie, qu’Alphonse exécuta ses menaces. Il pilla et brûla les villages de l’Axarafe, tua ou emmena en esclavage tous les musulmans qui n’avaient pas eu le temps de se mettre en sûreté dans une place forte, assiégea Séville pendant trois jours, ravagea la province de Sidona, et, arrivé sur la grève près de Tarifa, il poussa son cheval dans les vagues en s’écriant: «Ce sol, c’est la dernière limite de l’Espagne et je l’ai touché!» Puis, son serment rempli et sa vanité satisfaite, il ramena son armée dans le royaume de Tolède[172].
Là aussi ses armes furent victorieuses, et Motawakkil ayant été obligé d’évacuer le pays, les habitants de la capitale ouvrirent leurs portes à Câdir, malgré qu’ils en eussent (1084). Câdir leur extorqua des sommes énormes qu’il offrit à Alphonse. «Cela ne suffit pas,» lui dit froidement l’empereur. Alors Câdir lui offrit en outre les trésors de son père et de son aïeul.
—Cela ne suffit pas encore, dit Alphonse.
—Je vous donnerai davantage, mais accordez-moi un délai.
—Je te l’accorde, pourvu que tu me donnes de nouveau des forteresses en nantissement.
Câdir y consentit.... Son héritage s’en allait par lambeaux, toutes ses ressources s’épuisaient, mais qu’y pouvait-il? Il savait que l’épée du terrible Alphonse était suspendue sur sa tête, et qu’au moindre signe de désobéissance, elle tomberait. Il donnait donc de l’or, et encore de l’or; des forteresses, et encore des forteresses; pour contenter l’empereur, il pressurait ses sujets et dépeuplait son royaume, car, n’y tenant plus, les Tolédans émigrèrent en foule pour aller s’établir dans les Etats du roi de Saragosse. Et cependant tout cela ne lui servait de rien; plus il donnait, plus Alphonse devenait exigeant; et quand il jurait qu’il n’avait plus rien à donner, l’empereur venait ravager les environs de Tolède. Quelque temps encore il se cramponna à son trône vermoulu, mais à la fin il dut lâcher prise. Il en vint donc où Alphonse l’attendait: il se déclara prêt à lui céder Tolède. Toutefois il y mit certaines conditions, dont celles-ci étaient les principales:
Alphonse prendrait sous sa sauvegarde la vie et les biens des Tolédans, et chacun d’entre eux pourrait, à son choix, partir ou rester;
Il n’exigerait d’eux qu’une capitation fixée d’avance;
Il leur laisserait la grande mosquée;
Il s’engagerait à remettre Câdir en possession de Valence.
L’empereur accepta ces conditions, et le 25 mai 1085, il fit son entrée dans l’ancienne capitale du royaume visigoth[173].
Dès lors rien n’égala son orgueil, si ce n’est la bassesse des princes musulmans. Ils s’empressèrent presque tous de lui envoyer des ambassadeurs pour le complimenter, ils lui firent offrir des présents, ils lui déclarèrent qu’ils se considéraient comme ses receveurs d’impôts. Alphonse, le souverain des hommes des deux religions, comme il s’intitulait dans ses lettres, ne se donnait pas même la peine de dissimuler le mépris qu’ils lui inspiraient. Hosâm-ad-daula, le seigneur d’Albarrazin, était venu en personne pour lui offrir un superbe cadeau. Justement un singe amusait l’empereur par ses gambades. «Prends cet animal en retour de ton présent,» dit Alphonse avec un accent de suprême dédain. Et le musulman, loin de ressentir l’injure, vit dans ce singe un gage d’amitié, une preuve qu’Alphonse n’avait pas l’intention de lui enlever ses Etats[174].
Après la prise de Tolède, ce fut le tour de Valence. Là les deux fils d’Ibn-Abdalazîz se disputaient le pouvoir; un troisième parti voulait donner Valence au roi de Saragosse, un quatrième à Câdir. Ce dernier parti l’emporta. Câdir, en effet, avait les meilleurs titres à faire valoir: il avait derrière lui une armée castillane, commandée par le grand capitaine Alvar Fañez. Seulement les Valenciens auraient à pourvoir à l’entretien de ces troupes: elles leur coûteraient six cents pièces d’or par jour! Ils avaient beau dire à Câdir qu’il n’avait pas besoin de cette armée, puisqu’ils le serviraient fidèlement, Câdir n’eut pas la naïveté de croire à leurs promesses; sachant qu’on le détestait et que d’ailleurs les anciens partis n’avaient pas abdiqué leurs espérances, il retint les Castillans. Afin d’être en état de les payer, il greva la ville et son territoire d’un impôt extraordinaire, et extorqua aux nobles des sommes énormes. Mais malgré les actes du plus terrible despotisme, Câdir, pressé par Alvar Fañez de lui payer l’arriéré de sa solde, se trouva un jour à bout de ressources. Alors il proposa aux Castillans de se fixer dans son royaume en leur offrant des terres très-étendues. Ils y consentirent; mais tout en faisant cultiver leurs vastes domaines par des serfs, ils continuaient à s’enrichir par des razzias dans le pays d’alentour. Leur troupe s’était grossie de la lie de la population arabe. Une foule d’esclaves, d’hommes tarés et de repris de justice, dont plusieurs abjurèrent l’islamisme, s’étaient enrôlés sous leurs drapeaux, et bientôt ces bandes acquirent, par leurs cruautés inouïes, une triste célébrité. Elles massacraient les hommes, violaient les femmes, et vendaient souvent un prisonnier musulman pour un pain, pour un pot de vin, ou pour une livre de poisson. Quand un prisonnier ne voulait ou ne pouvait payer rançon, elles lui coupaient la langue, lui crevaient les yeux, et le faisaient déchirer par des dogues[175].
Valence était donc en réalité au pouvoir d’Alphonse. Câdir y portait encore le titre de roi, mais une grande partie du sol appartenait aux Castillans, et, pour incorporer cette ville à ses Etats, Alphonse n’avait qu’une parole à prononcer. Saragosse aussi semblait perdue. L’empereur assiégeait cette ville, et il avait juré qu’il la prendrait[176]. A l’autre bout de l’Espagne, un capitaine d’Alphonse, Garcia Ximenez, qui s’était niché avec une troupe de chevaliers dans le château d’Alédo, non loin de Lorca, faisait sans cesse des incursions dans le royaume d’Almérie[177]. Celui de Grenade n’était pas épargné non plus, à preuve que dans le printemps de l’année 1085, les Castillans s’avancèrent jusqu’au village de Nibar, à une lieue E. de Grenade, et qu’ils y livrèrent bataille aux musulmans[178]. Partout, enfin, le péril était extrême, et le découragement l’était aussi. On n’osait plus se mesurer avec les chrétiens, même dans la proportion de cinq contre un. Dernièrement un corps de quatre cents Almériens (et c’était un corps d’élite) avait pris la fuite devant quatre-vingts Castillans[179]. Il était évident que si les Arabes d’Espagne restaient abandonnés à eux-mêmes, ils devraient choisir entre deux partis: la soumission à l’empereur ou l’émigration en masse. Plusieurs d’entre eux, en effet, étaient d’opinion qu’il fallait quitter le pays. «Mettez-vous en route, ô Andalous, chantait un poète, car rester ici serait une folie[180].» L’émigration, toutefois, était un parti extrême, et l’on se résolvait difficilement à le prendre. D’ailleurs, tout n’était pas encore perdu: on pouvait recevoir du secours de l’Afrique. C’était de là, en effet, que les moins découragés attendaient leur salut. La proposition avait été faite de s’adresser aux Bédouins d’Ifrikia; mais on avait objecté que ces gens-là s’étaient signalés par leur férocité autant que par leur bravoure, et qu’il était à craindre qu’arrivés en Espagne, ils ne se missent à piller les musulmans, au lieu de combattre les chrétiens[181]. On pensa donc aux Almoravides. C’étaient les Berbers du Sahara qui jouaient pour la première fois un rôle sur la scène du monde. Convertis récemment à l’islamisme par un missionnaire de Sidjilmésa, ils avaient fait des conquêtes rapides, et à l’époque dont nous parlons, leur vaste empire s’étendait depuis le Sénégal jusqu’à Alger. L’idée de les appeler en Espagne souriait principalement aux ministres de la religion. Les princes, au contraire, hésitèrent longtemps. Quelques-uns d’entre eux, tels que Motamid et Motawakkil, entretenaient bien des relations avec Yousof ibn-Téchoufîn, le roi des Almoravides, et ils l’avaient même prié à différentes reprises de les aider contre les chrétiens; mais en général, les princes andalous, sans en excepter Motamid et Motawakkil, avaient peu de sympathie pour le chef des rudes et fanatiques guerriers du Sahara; ils voyaient en lui un rival dangereux plutôt qu’un auxiliaire. Cependant, comme le péril croissait de jour en jour, il fallait bien saisir le seul moyen de salut qui restât. Motamid, du moins, en jugea ainsi, et quand son fils aîné, Rachîd, lui représenta le péril auquel il s’exposait, s’il amenait les Almoravides en Espagne: «Tout cela est vrai, lui répondit-il; mais je ne veux pas que la postérité puisse m’accuser d’avoir été la cause que l’Andalousie soit devenue la proie des mécréants; je ne veux pas que mon nom soit maudit sur toutes les chaires musulmanes, et s’il me faut choisir, j’aime encore mieux être chamelier en Afrique que porcher en Castille[182].»
Son plan arrêté, il le communiqua à ses voisins, Motawakkil de Badajoz et Abdallâh de Grenade[183], en les priant de s’y associer et d’envoyer leurs cadis à Séville. Ils le firent; Motawakkil envoya à Séville le cadi de Badajoz, Abou-Ishâc ibn-Mocânâ, et Abdallâh, le cadi de Grenade, Abou-Djafar Colaiî. Le cadi de Cordoue, Ibn-Adham, se joignit à eux, ainsi que le vizir Abou-Becr ibn-Zaidoun. Ces quatre personnages s’embarquèrent à Algéziras, et se rendirent auprès de Yousof[184]. Ils étaient chargés de l’inviter, au nom de leurs souverains, à venir en Espagne avec une armée; mais ils devaient y mettre certaines conditions, lesquelles, du reste, nous sont inconnues; nous savons seulement que Yousof devait jurer de ne pas tenter d’enlever leurs Etats aux princes andalous, et qu’il prêta ce serment[185]. Il fallait fixer alors l’endroit où Yousof débarquerait. Ibn-Zaidoun proposa Gibraltar; mais Yousof donna à entendre qu’il préférait Algéziras et que même cette place devait lui être cédée. Le vizir de Motamid lui répondit qu’il n’était pas autorisé à lui accorder cette demande. Dès lors Yousof traita les ambassadeurs assez froidement, et ne leur donna que des réponses évasives, ambiguës; aussi ignoraient-ils en le quittant à quel parti il s’arrêterait; il n’avait pas promis de venir, mais aussi il n’avait pas dit qu’il ne viendrait pas.
Les princes andalous étaient donc aussi dans l’incertitude. Ils en furent tirés d’une manière assez désagréable et qui prouvait que leurs soupçons n’avaient pas été sans fondement. Yousof, qui d’ordinaire n’entreprenait rien sans avoir consulté ses faquis, leur avait demandé ce qu’il fallait faire, et les faquis avaient déclaré, d’abord qu’il était de son devoir d’aller combattre les Castillans, ensuite que, s’il avait besoin d’Algéziras et qu’on ne voulût pas le lui céder, il avait le droit de le prendre. Muni de ce fetfa, Yousof avait donné à plusieurs corps l’ordre de s’embarquer à Ceuta sur une centaine de navires et de faire voile vers Algéziras, de sorte que cette ville se trouva tout à coup entourée d’une grande armée qui exigeait qu’on lui donnât des vivres et la place elle-même. Râdhî, qui y commandait, se trouva dans une grande perplexité, le cas qui se présentait n’ayant pas été prévu. Il ne refusa pas de fournir des vivres aux Almoravides, mais en même temps il se mit en mesure de repousser au besoin la force par la force. En outre, il écrivit à son père pour lui demander des ordres, et ayant attaché sa lettre à l’aile d’un pigeon, il le lâcha vers Séville. La réponse de Motamid ne se fit pas attendre. Il s’était décidé vite, car, quelque révoltante que lui parût la conduite de Yousof, il sentait qu’il était allé trop loin pour reculer et qu’il lui fallait faire bonne mine à mauvais jeu. Il enjoignit donc à son fils d’évacuer Algéziras et de se retirer sur Ronda[186]. De nouvelles troupes s’embarquèrent alors pour Algéziras, et enfin Yousof y arriva lui-même. Son premier soin fut de mettre les fortifications de la ville en bon état, de la pourvoir de munitions de guerre et de bouche, et d’y établir une garnison suffisante. Ensuite il s’achemina vers Séville avec le gros de ses forces. Motamid vint à sa rencontre, entouré des principaux dignitaires de son royaume. Quand il fut arrivé en sa présence, il voulut lui baiser la main; mais Yousof l’en empêcha en l’embrassant de la manière la plus affectueuse. Les présents qui étaient d’usage ne furent pas oubliés: Motamid en offrit une si grande quantité à l’Almoravide, que celui-ci put donner quelque chose à chaque soldat de son armée, et qu’il conçut une haute idée des richesses que possédait l’Espagne. Près de Séville on s’arrêta, et c’est là que les deux petits-fils de Bâdîs, Abdallâh de Grenade et Temîm de Malaga, vinrent se joindre aux Almoravides, le premier avec trois cents cavaliers, le second avec deux cents. Motacim d’Almérie envoya un régiment de cavalerie commandé par un de ses fils, en exprimant ses regrets de ce que le voisinage menaçant des chrétiens d’Alédo ne lui permettait pas de venir en personne. Huit jours après, l’armée prit la route de Badajoz, où elle opéra sa jonction avec Motawakkil et ses troupes. Puis on marcha vers Tolède[187]; mais on ne s’était pas encore avancé bien loin qu’on rencontra l’ennemi.
Au moment où il apprit que les Almoravides avaient débarqué en Espagne, Alphonse assiégeait encore Saragosse. Croyant que le roi de cette ville ignorait l’arrivée des Africains, il lui fit dire que, s’il lui donnait beaucoup d’argent, il lèverait le siége; mais Mostaîn, qui avait reçu la grande nouvelle aussi bien que lui, lui fit répondre qu’il ne lui donnerait pas un seul dirhem. Alphonse retourna alors à Tolède, après avoir envoyé à Alvar Fañez, ainsi qu’à ses autres lieutenants, l’ordre de venir le rejoindre avec leurs troupes. Quand son armée, dans laquelle il y avait beaucoup de chevaliers français, fut rassemblée, il se mit en marche, car il voulait transporter la guerre dans le pays ennemi. Il rencontra les Almoravides et leurs alliés non loin de Badajoz, près d’un endroit que les musulmans appelaient Zallâca et les chrétiens Sacralias, et il n’avait pas encore fini de dresser ses tentes, qu’il reçut une lettre de Yousof, dans laquelle ce monarque l’invitait à embrasser l’islamisme ou à payer un tribut, en le menaçant de la guerre s’il ne voulait faire ni l’un ni l’autre. Alphonse fut fort indigné de ce message. Il chargea un de ses employés arabes d’y répondre que, les musulmans ayant été ses tributaires pendant nombre d’années, il ne s’attendait pas à des propositions aussi blessantes; que du reste il avait une grande armée, et que, grâce à elle, il saurait bien punir l’outrecuidance de ses ennemis. Cette lettre étant parvenue à la chancellerie musulmane, un Andalous y répondit sur-le-champ; mais quand il montra sa composition à Yousof, celui-ci la trouva trop longue, et, se bornant à écrire sur le revers de la lettre de l’empereur ces simples paroles: «Ce qui arrivera, tu le verras,» il la lui renvoya[188].
Il s’agissait alors de fixer le jour de la bataille; à cette époque la coutume le voulait ainsi. C’était le jeudi 22 octobre 1086, et ce jour-là Alphonse envoya ce message aux musulmans: «Demain, vendredi, est votre jour de fête, et dimanche est le nôtre; je propose donc que la bataille ait lieu après-demain, samedi[189].» Yousof agréa celle proposition; mais Motamid y vit une ruse, et comme dans le cas d’une attaque il aurait à soutenir le premier choc de l’ennemi (car les troupes andalouses formaient l’avant-garde, tandis que les Almoravides se tenaient en arrière cachés par les montagnes), il prit des précautions afin de ne pas être attaqué à l’improviste, et fit observer les mouvements de l’ennemi par des troupes légères. Son esprit n’était nullement tranquille et il consultait sans cesse son astrologue. On touchait, en effet, à un moment critique et décisif. Le sort de l’Espagne dépendait de l’issue de la bataille qui allait se livrer, et les Castillans avaient la supériorité du nombre. Leurs forces, les musulmans le croyaient du moins, s’élevaient à cinquante ou soixante mille hommes[190], tandis que leurs adversaires n’en avaient que vingt mille[191].
Au lever de l’aurore, Motamid vit ses craintes se réaliser: il fut averti par ses vedettes que l’armée chrétienne approchait. Sa position étant donc devenue fort dangereuse, car il risquait d’être écrasé avant que les Almoravides fussent rendus sur le champ de bataille, il fit dire à Yousof de venir promptement à son secours avec toutes ses troupes, ou de lui envoyer du moins un renfort considérable. Mais Yousof ne se hâta pas de satisfaire à cette demande. Il avait formé un plan dont il ne voulait pas s’écarter, et il s’inquiétait si peu du sort des Andalous, qu’il s’écria: «Qu’est-ce que cela me fait que ces gens-là soient massacrés? Ce sont tous des ennemis[192].» Ainsi abandonnés à leurs propres forces, les Andalous prirent la fuite; seuls les Sévillans, stimulés par l’exemple de leur roi, qui, quoique blessé au visage et à la main, faisait preuve d’une brillante bravoure, résistèrent vigoureusement au choc de l’ennemi, jusqu’à ce qu’enfin une division almoravide arrivât à leur aide. Dès lors le combat fut moins inégal; cependant les Sévillans furent fort étonnés quand ils virent les ennemis battre tout à coup en retraite, car le renfort qu’ils avaient reçu n’était pas assez considérable pour qu’ils pussent se flatter d’avoir remporté la victoire. Aussi n’en était-il pas ainsi; mais voici ce qui était arrivé. Voyant l’armée castillane engagée contre les Andalous, Yousof avait formé le dessein de la prendre à revers. Il avait donc envoyé à Motamid autant de renfort qu’il en fallait pour l’empêcher d’être écrasé par les ennemis; puis, faisant un détour, il s’était porté avec le gros de ses forces sur le camp d’Alphonse. Là il avait fait un carnage effroyable des soldats chargés de le garder, et, l’ayant incendié, il était allé tomber dans le dos des Castillans, en poussant devant lui une foule de fuyards. Alphonse se trouvait donc entre deux feux, et comme l’armée qui venait le prendre en queue était plus nombreuse que celle qu’il avait en face, il fut obligé de tourner contre elle sa force principale. Le combat fut extrêmement acharné. Le camp fut tour à tour pris et repris, tandis que Yousof parcourait les rangs de ses soldats en criant: «Courage, musulmans! Vous avez devant vous les ennemis de Dieu! Le paradis attend ceux d’entre vous qui succomberont!»
Cependant les Andalous qui avaient pris la fuite étaient parvenus à se rallier, et ils retournèrent sur le champ de bataille pour soutenir Motamid. D’un autre côté, Yousof jeta sur les Castillans sa garde noire qu’il tenait en réserve et qui fit des merveilles. Un nègre réussit même à s’approcher d’Alphonse et à le blesser à la cuisse d’un coup de poignard. A la nuit tombante, la victoire, chaudement disputée, se déclara enfin pour les musulmans; la plupart des chrétiens gisaient morts ou blessés sur le champ de bataille, d’autres avaient pris la fuite, et Alphonse lui-même, entouré seulement de cinq cents chevaliers, eut grand’peine à se sauver (23 octobre 1086).
Toutefois on ne recueillit pas de cette éclatante victoire tous les fruits qu’on pouvait en attendre. Yousof avait bien l’intention de pénétrer dans le pays ennemi, mais il y renonça quand il reçut la nouvelle de la mort de son fils aîné, qu’il avait laissé malade à Ceuta. Se contentant donc de mettre sous les ordres de Motamid une division de trois mille hommes, il retourna en Afrique avec le reste de ses troupes[193].
XIII.
Par suite de l’arrivée des Almoravides en Espagne, les Castillans avaient été forcés d’évacuer le royaume de Valence et de lever le siége de Saragosse. La déroute qu’ils avaient essuyée à Zallâca les avait privés d’une foule de leurs meilleurs guerriers; ils avaient perdu à cette occasion, disaient les musulmans, dix mille ou même vingt-quatre mille hommes[194]. En outre, les princes andalous étaient affranchis de la honteuse obligation de payer à Alphonse un tribut annuel, et l’Ouest, où les forteresses étaient défendues désormais par les soldats que Yousof avait laissés à Motamid, n’avait plus rien à craindre des attaques de l’empereur. C’étaient à coup sûr de beaux résultats et dont les Andalous avaient raison de se réjouir. Aussi tout le pays retentissait-il de cris d’allégresse; le nom de Yousof était dans toutes les bouches; on vantait sa piété, sa bravoure, ses talents militaires, on saluait en lui le sauveur de l’Andalousie et de la religion musulmane, on le proclamait le premier capitaine de son siècle. Le clergé surtout ne tarissait pas sur son éloge. A ses yeux Yousof était plus qu’un grand homme: il était l’homme béni par Dieu, l’élu du Seigneur[195].
Cependant les succès obtenus, si grands et si glorieux qu’ils fussent, n’étaient nullement décisifs. Les Castillans, du moins, en jugeaient ainsi. Malgré les pertes qu’ils avaient éprouvées, ils ne désespéraient pas de rétablir leurs affaires. Ils savaient fort bien qu’ils risqueraient trop s’ils dirigeaient leurs attaques du côté de Badajoz et de Séville, mais ils savaient aussi que l’Est de l’Andalousie leur offrait encore mainte chance de succès et qu’il leur serait facile de le ravager, peut-être même de le conquérir. Les petites principautés de l’Est, Valence, Murcie, Lorca, Almérie, étaient en effet les plus faibles de toutes celles qui existaient dans la Péninsule, et les Castillans occupaient au milieu d’elles une position très-forte et qui mettait le pays à leur merci. C’était la forteresse d’Alédo, dont les ruines subsistent encore aujourd’hui, et qui se trouvait entre Murcie et Lorca. Située sur une montagne très-escarpée et capable de contenir une garnison de douze ou treize mille hommes, elle pouvait passer pour inexpugnable. C’est de là que partaient les Castillans pour faire des razzias dans le pays d’alentour. Ils assiégèrent même Almérie, Lorca, Murcie[196], et tout semblait présager que, si l’on n’y pourvoyait, ces villes finiraient par tomber entre leurs mains.
Motamid sentit la gravité du péril qui menaçait l’Andalousie de ce côté-là, et d’ailleurs ses intérêts personnels étaient en jeu. Les deux villes les plus exposées aux attaques de l’ennemi, Murcie et Lorca, lui appartenaient, la première en droit, la seconde en fait, car le seigneur de Lorca, Ibn-al-Yasa, qui se sentait trop faible pour résister aux Castillans d’Alédo, l’avait reconnu pour son souverain, dans l’espoir d’être aidé par lui[197]. Quant à Murcie, Ibn-Rachîc y régnait encore, et Motamid brûlait du désir de punir ce rebelle. Ayant donc résolu de faire une expédition dans l’Est avec la double intention de mettre un terme aux invasions des chrétiens et de réduire Ibn-Rachîc à l’obéissance, il réunit ses propres troupes à celles que Yousof lui avait confiées, et prit le chemin de Lorca.
Arrivé dans cette ville, il fut informé qu’un escadron de trois cents Castillans se trouvait dans le voisinage. En conséquence il ordonna à son fils Râdhî d’aller l’attaquer avec trois mille cavaliers sévillans. Râdhî, toutefois, qui aimait les lettres bien plus que la guerre, s’excusa en prétextant une indisposition. Fort irrité de ce refus, Motamid confia alors le commandement à un autre de ses fils, qui s’appelait Motadd. Mais la supériorité des Castillans sur les Andalous devait se montrer une fois de plus. Quoiqu’ils fussent dix contre un, les Sévillans essuyèrent la plus honteuse déroute[198].
Les tentatives de Motamid pour réduire Murcie ne furent pas plus heureuses. Ibn-Rachîc sut mettre dans ses intérêts les Almoravides qui se trouvaient dans l’armée sévillane, et Motamid fut forcé de retourner vers sa capitale sans qu’il eût rien gagné[199].
Il était donc devenu évident qu’après comme avant la bataille de Zallâca, les Andalous n’étaient pas en état de se défendre, et qu’à moins que Yousof ne vînt une seconde fois à leur secours, ils finiraient par succomber. Aussi le palais de Yousof était-il assiégé par des faquis et des notables de Valence, de Murcie, de Lorca, de Baza. Les Valenciens se plaignaient de Rodrigue le Campéador (le Cid), qui s’était érigé en protecteur de Câdir après l’avoir forcé à lui payer une redevance mensuelle de dix mille ducats, et qui ravageait le royaume sous le prétexte de faire rentrer les rebelles sous l’autorité du roi[200]; les habitants des autres endroits ne tarissaient pas sur les vexations dont les Castillans d’Alédo les accablaient, et tous étaient unanimes pour déclarer que, si Yousof ne venait pas à leur aide, l’Andalousie tomberait inévitablement au pouvoir des chrétiens[201]. Leurs supplications, toutefois, semblaient produire peu d’effet sur l’esprit du monarque. Yousof promettait bien, il est vrai, de passer le Détroit dès que la saison le lui permettrait; mais il ne faisait pas des préparatifs bien sérieux, et, s’il ne le disait pas, il laissait du moins deviner qu’il s’attendait à une démarche directe de la part des princes. Motamid se décida alors à la faire. Les soupçons qu’il avait eus sur les intentions secrètes de Yousof s’étaient peu à peu dissipés ou du moins affaiblis. Sauf l’occupation d’Algéziras, le monarque africain n’avait fait rien qui pût blesser la susceptibilité des princes andalous ou justifier leurs appréhensions; au contraire, il avait dit maintefois qu’avant d’avoir vu l’Andalousie, il avait eu une grande idée de la beauté et de la richesse de ce pays, mais que son attente avait été trompée[202]. Motamid était donc à peu près rassuré, et comme le péril qui menaçait sa patrie était réellement très-grand, il prit la résolution de se rendre en personne auprès de Yousof.
L’Almoravide lui fit l’accueil le plus honorable et le plus cordial. «Vous n’aviez pas besoin, lui dit-il, de venir en personne; vous auriez pu m’écrire, et je me serais empressé de satisfaire à votre désir.—Je suis venu, lui répondit Motamid, pour vous dire que nous nous voyons dans un péril affreux. Alédo se trouve au cœur de notre pays; il nous est impossible de l’enlever aux chrétiens, et si vous êtes à même de le faire, vous rendrez à la religion un immense service. Une fois déjà vous nous avez sauvés: sauvez-nous cette fois encore.—Je le tenterai du moins,» lui répondit Yousof; et quand Motamid fut retourné à Séville, il poussa ses armements avec une grande vigueur; puis, ses préparatifs achevés, il passa le Détroit avec ses troupes, débarqua à Algéziras dans le printemps de l’année 1090, et, ayant opéré sa jonction avec Motamid, il invita les princes andalous à se réunir à lui pour assiéger Alédo. Temîm de Malaga, Abdallâh de Grenade, Motacim d’Almérie, Ibn-Rachîc de Murcie et quelques autres seigneurs d’une moindre importance répondirent à son appel, et le siége commença. Les machines de guerre furent construites par des charpentiers et des maçons de Murcie, et l’on convint que les émirs attaqueraient la forteresse alternativement chacun leur jour. Cependant on n’avançait pas beaucoup; les défenseurs d’Alédo, qui étaient au nombre de treize mille, dont mille cavaliers, repoussaient vigoureusement les assauts qu’on leur livrait, et la place était si forte, que les musulmans, après avoir tenté en vain de s’en emparer par la force, durent se résoudre à l’affamer[203].
Les assiégeants, du reste, s’occupaient moins du siége que de leurs intérêts personnels. Leur camp était un foyer d’intrigues. De plusieurs côtés on stimulait l’ambition de Yousof. En disant que l’Espagne n’avait pas répondu à son attente, ce monarque n’avait pas été sincère. La vérité est que ce pays lui avait plu on ne peut davantage, et que, soit par amour de conquêtes, soit par des mobiles plus nobles (car les intérêts de la religion lui tenaient fort au cœur), il désirait en devenir le maître. Et ce désir n’était pas difficile à réaliser. Beaucoup de gens en Andalousie étaient d’avis que leur pairie ne pouvait être sauvée que par sa réunion à l’empire des Almoravides. Ce n’était pas, il est vrai, l’idée des hautes classes de la société. Pour les gens bien élevés Yousof, qui savait très-peu d’arabe, était un rustre, un barbare, et il est vrai qu’il avait donné mainte preuve de son ignorance, de son manque d’éducation. Ainsi, lorsque Motamid lui eut demandé s’il comprenait les vers que les poètes de Séville venaient de réciter: «Tout ce que j’en comprends, avait-il répondu, c’est qu’ils demandent du pain.» Et quand, après son retour en Afrique, il eut reçu de Motamid une lettre où se trouvaient ces deux vers empruntés à un célèbre poème qu’Abou-’l-Walîd ibn-Zaidoun[204], le Tibulle de l’Andalousie, avait adressé à son amante Wallâda:—«Depuis que tu es loin de moi, le désir de te voir consume mon cœur et me fait répandre des torrents de larmes. Mes jours sont noirs aujourd’hui, et naguère, grâce à toi, mes nuits étaient blanches,»—il avait dit: «Il paraît qu’il me demande des jeunes filles noires et blanches.» Puis, quand on lui eut expliqué que, dans le langage poétique, noir signifie obscur, de même que blanc signifie serein: «C’est très-beau, avait-il dit; eh bien, qu’on lui réponde que j’ai mal à la tête depuis que je ne le vois plus[205].» Dans un pays aussi lettré que l’était l’Andalousie, de telles choses ne se pardonnaient pas. Joignez-y que les hommes de lettres étaient fort contents de leur position et qu’ils ne désiraient nullement de la voir changer. Les petites cours étaient autant d’académies, et les littérateurs étaient les enfants gâtés des princes qui leur accordaient des traitements magnifiques. Les représentants de la libre pensée n’avaient non plus nulle raison de se plaindre. Grâce à la protection que leur accordaient la plupart des princes, ils pouvaient pour la première fois dire et écrire ce qu’ils pensaient, sans avoir à craindre d’être brûlés ou lapidés[206]. Ils désiraient donc moins que personne la domination des Almoravides, qui ramènerait infailliblement celle du clergé.
Mais si Yousof comptait peu de partisans dans les classes supérieures et éclairées, il en avait beaucoup parmi le peuple. En général le peuple était fort mécontent et il avait raison de l’être. Presque chaque ville tant soit peu considérable avait sa cour à elle, sa cour qu’il fallait entretenir et qui coûtait beaucoup, car la plupart des princes étaient d’une prodigalité folle. Et encore si, à force de payer, on eût pu acheter la sûreté, la tranquillité! Mais il n’en était point ainsi; les princes étaient ordinairement trop faibles pour protéger leurs sujets contre leurs voisins musulmans et à plus forte raison contre les chrétiens. On n’avait donc pas un moment de repos, personne n’était sûr de sa vie ou de son avoir. C’était, il faut en convenir, une situation insupportable, et il était bien naturel que les classes laborieuses désirassent d’en voir le terme. Auparavant il n’y avait pas moyen d’en sortir. Il y avait bien eu des velléités de révolte; on avait écouté avec plaisir ces vers d’un poète de Grenade, Somaisir: